ZASK Joelle - Situation Ou Contexte

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SITUATION OU CONTEXTE ?

Une lecture de Dewey.


Joëlle Zask

Assoc. R.I.P. | Revue internationale de philosophie

2008/3 - n° 245
pages 313 à 328

ISSN 0048-8143
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Pour citer cet article :


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Zask Joëlle, « Situation ou contexte ? » Une lecture de Dewey.,
Revue internationale de philosophie, 2008/3 n° 245, p. 313-328.
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Situation ou contexte? Une lecture de Dewey.

Joëlle Zask

La philosophie de John Dewey fait dépendre les significations d’un ensemble


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de processus conjoints, qui mettent en lien une intelligence et son environne-

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ment social, linguistique, culturel. «Savoir» signifie établir une relation entre
un problème, une idée de solution et les ressources que nous découvrons ici et
maintenant pour le résoudre. Du fait que les significations ne sont pas en soi,
mais qu’elles sont relatives à l’expérience que nous faisons du monde, il est
fréquent de les dire «contextuelles». L’objet de cet article est toutefois de creuser
la différence qui sépare l’idée de contexte de celle de situation. Cette distinction
importe dans la mesure où le contextualisme aboutit au relativisme, dont le
pragmatisme semble exempt, bien qu’ils aient été souvent confondus1.

A. Situation et contexte: approches existentielles

Le pragmatisme, Dewey y insiste souvent, procède d’un naturalisme. Par ce


terme, l’auteur n’entend certes pas la réduction de la vie humaine à des phéno-
mènes naturels ou originels, mais le fait que les phénomènes spécifiquement
humains, tels la conduite individuelle ou les activités d’enquête, sont continus
par rapport à ceux qui sont le fait de tous les vivants. Par exemple, dans l’intro-
duction à la Logique de l’enquête, Dewey établit un continuum entre l’enquête
et la vie2. Décrire «la matrice existentielle de l’enquête» donne la clé de cette
continuité: l’enquête est «un processus conjoint à la vie», non une manière d’y
échapper, en la transcendant, ou en s’en dégageant.
Mais en premier lieu, quelques mots sur la reprise par Dewey du darwinisme.
Rorty, pour qui la dette de Dewey à Darwin est fondatrice, insiste surtout sur les
aspects épistémologiques: le monde où évoluent les espèces est un monde sans
fin, sans finalité. Partant, aucune signification n’est la représentation ou le miroir
des choses «telles qu’elles sont». Les textes de Dewey présentent dans des termes
existentiels ce que Rorty a nommé un «anti-fondationnalisme»: en développant

1. Sur cette confusion, voir par exemple Richard Rorty, Consequences of Pragmatism, The University
of Minnesota Press, 1982, p. 160-175.
2. Logic: The Theory of Inquiry (1938), Later Works, vol. 12, p. 30-47.
314 Joëlle Zask

ses pouvoirs, un organisme influe sur le milieu de sa vie et réciproquement,


le milieu conditionne ceux de ses pouvoirs susceptibles d’un développement.
Contrairement à ce que soutient Spencer, mal affranchi à l’égard du finalisme,
les vivants ne s’adaptent que par le moyen de cette interaction entre leurs poten-
tialités et les traits du milieu qui au cours de leur développement constituent
leurs ressources de vie. S’adapter ne signifie pas se couler passivement dans un
moule mais, du moins dans une certaine mesure, reconstruire le milieu en vue
de la continuation de la vie: «même une praire agit sur son environnement».
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Une première distinction entre situation et contexte en découle. La distance
qui les sépare sépare aussi l’environnement du milieu, l’adaptation de la confor-
mation. Appelons «situation» toutes les moments au cours desquels l’interaction
entre un vivant et un milieu s’effectue sous la forme d’une action réciproque. En
revanche, réservons le mot «contexte» aux moments menant à la conformation
passive du premier aux conditions du second.
Au plan organique, la distinction entre milieu et environnement fait écho à
tout ceci: un milieu «entoure» l’individu mais n’est pas défini de sorte à inclure
les modifications que les organismes lui font subir. En revanche, un environ-
nement est constitué par l’ensemble des conditions qui interviennent dans le
développement des capacités de l’individu au titre de moyen ou de ressources.
Un environnement relève donc d’une situation. Il exprime une relation avec les
capacités en développement des vivants, de même qu’un organisme est doté
des traits qui naissent de l’usage qu’il fait de son milieu. Bref, environnement
et organisme sont tous deux compris comme des phases de différenciation, non
comme des essences permanentes ou des êtres en soi. De même que les potenti-
alités des individus varient en fonction des environnements dans lesquels ils se
développent, les environnements varient en fonction des individus et de leurs
efforts spécifiques de vie. L’environnement d’un poisson est distinct de celui
d’une abeille. Plus la forme de vie est élevée et complexe, plus les activités
de reconstruction du milieu sont intenses et variées, plus le degré auquel les
vivants influent sur leur environnement au cours de leur quête de ressources
propres est important.
Un contexte est un milieu dans lequel prend place telle ou telle conduite: un
discours, une action, une croyance, etc. S’il détermine les significations et les
traits de cette conduite, il n’est pas en retour affecté par elle. Les caractéristi-
ques d’un contexte sont pensées comme indépendantes des conduites que l’on
y réfère. Elles sont antérieures et peuvent être connues par elles-mêmes, indé-
pendamment des conduites particulières qui en semblent alors des variations
accidentelles. Au contraire, toute situation implique une action mutuelle, une
Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 315

interaction. Alors qu’une situation est définie par le fait que certains aspects du
milieu se prêtent à l’action, pouvant être utilisés comme des outils de persé-
vérance dans la vie, un contexte exprime plutôt l’ensemble des conditions qui
limitent l’action. La première augmente les possibles, le second en restreint le
nombre. Alors qu’un contexte est un préalable, une condition antécédente, une
situation est un résultat. Le premier est immuable, la seconde change.
Dewey n’a pas développé la distinction proposée ici. De fait, le terme «situa-
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tion» n’apparaît dans ses textes qu’irrégulièrement, et en outre, le mot «contexte»

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peut lui être associé. C’est le cas d’un passage de la Logique. A propos de
l’enquête, il précise que «nous ne faisons jamais l’expérience ni ne formons de
jugements au sujet d’objets et d’événements isolés, mais n’y parvenons qu’en
connexion avec un tout contextuel. Ce dernier est ce que nous appelons une
‘situation’3.»
Toutefois, une distinction est motivée dans la mesure où par «situation» Dewey
entend toujours une transaction dans laquelle une activité entre en jeu4: «Le
monde, au sens commun, inclut évidemment des objets perçus, mais on doit
comprendre ceux-ci dans le seul contexte d’un environnement. Un environne-
ment est constitué par les interactions entre des choses et une créature vivante.
Il forme fondamentalement la scène d’actions effectuées et de conséquences
éprouvées au cours des processus d’interaction5.» Un environnement est donc
formé aussi bien des choses extérieures susceptibles d’entrer en relation avec les
activités d’un vivant que des effets concrets de ces activités: les conséquences
de nos activités nous affectent dans la mesure où elles s’inscrivent dans un
environnement, que celui-ci soit social ou naturel. Plus l’influence de l’individu
est grande, plus son environnement se confond avec les conséquences de ses
activités, comme c’est le cas par exemple des connaissances scientifiques et du
monde technique.
Si ces remarques ont une grande importance pour la conception du vivant
et de son évolution, elles jouent également un rôle décisif en ce qui concerne
cette fois la vie spécifiquement humaine. Celle-ci est également conçue dans
les termes d’un effort d’adaptation. Chez les hommes, cet effort est relative-
ment conscient et prend la forme d’une enquête. Une enquête est un dispositif

3. Logic, LW, vol 12, p. 72


4. Malgré des différences notoires, on trouve aussi chez Sartre, dans L’Etre et le néant une définition
de la situation centrée sur l’action d’un sujet, dont elle est corrélative. Mélange de contraintes et
de liberté, une situation indique l’effort de «dépasser» le donné en visant une fin. Toute situation
implique donc un inachèvement, ou, dans des termes pragmatistes, un pivot de réorganisation du
donné, plutôt d’ailleurs que de «dépassement».
5. Logic, p. 152.
316 Joëlle Zask

consécutif à l’épreuve d’une discontinuité dans le cours des expériences et


destiné à le surmonter. On peut donc penser une enquête comme une tentative
de reconstruction du milieu et comme l’une des figures de l’adaptation.
Les difficultés rencontrées prennent la forme d’un «trouble». Une situation
«troublée» engendre un doute. Dewey, comme Peirce, insistent sur son caractère
existentiel. Le doute, écrit Peirce, est lié non à une décision de douter mais à un
trouble de la croyance qui se manifeste au cours d’une pratique. Une enquête est
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une réponse à une situation «troublée», c’est-à-dire à une situation dont les traits

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cessent d’être suffisamment identifiables pour qu’ils puissent être convertis en
un moyen d’action. Le «trouble» signifie qu’un individu éprouve une difficulté
à corréler aux conditions existantes une conduite qui lui serait bénéficiaire ou
qui lui semble souhaitable. Une «situation problématique» est alors marquée par
une disparité entre les fins et les moyens. Que la fin consiste en la poursuite de
la vie ou en la poursuite d’un intérêt inhérent à telle ou telle activité (connaître,
gouverner, grandir, éduquer, etc.), elle se trouve déconnectée des moyens qui
permettraient d’y aboutir. Une situation problématique devient donc l’équiva-
lent d’un «milieu», dont les éléments ne se connectent pas aux besoins concrets
des individus et aux ressources que ces besoins devraient pouvoir mobiliser.
Enquêter, explique Dewey, c’est avant tout tenter de «réunifier» une situation
afin qu’elle soit propice à la continuité d’expérience, donc de vie, de l’individu
enquêtant, continuité sans laquelle il y a mort, dégradation, régression: «L’en-
quête est la transformation dirigée et contrôlée d’une situation indéterminée en
une situation dont les distinctions et relations constitutives sont déterminées
de telle sorte qu’elle permette de convertir les éléments de la situation initiale
en un tout unifié6.»
Ces remarques aboutissent à deux ordres de conclusions intermédiaires: tout
d’abord, les manières de vivre bénéficiant de «situations» effectives sont rela-
tivement rares et extrêmement précaires. La «vulnérabilité de l’expérience»
que décrit Erwin Goffman en témoigne autant que les déficits d’interaction
dont les auteurs pragmatistes ont fait la recension. De même que des espèces
disparaissent, des conduites individuelles échouent, des enquêtes avortent ou ne
trouvent pas même l’occasion d’être tentées. Les situations sont donc de deux
types: elles sont soit «unifiées», soit troublées ou problématiques. Ces dernières
ne constituent pas pour autant un contexte: celui-ci est a-problématique, celles-là
sont définies par l’épreuve d’une difficulté d’agir ou de se maintenir dans la vie.
Soit une situation est favorable, soit elle vient à la perception par le biais de la

6. Logic, p. 108
Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 317

conscience d’un déficit d’activité et se trouve identifiée selon des traits qui sont
sous-tendus par la visée d’une reprise d’activité. Par conséquent, créer la situa-
tion, la définir (priorité sur laquelle Erwin Goffman a mis continûment l’accent)
ou veiller à son maintien apparaît comme une tache à accomplir, voire un idéal.
Ailleurs on montrerait que l’existence humaine, qui est toujours interhumaine,
suppose que cet idéal soit formulé dans des termes éthiques et politiques. La
régulation de la vie sociale de sorte que la masse des hommes puisse bénéficier
d’une trajectoire allant de situations en situations est le cœur d’une politique et
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d’une culture démocratiques.
La seconde conclusion porte sur les modalités d’une enquête effective, modalités
dont l’examen permet de creuser l’écart entre relativisme et pragmatisme.
Une enquête, explique Dewey, implique une «reconstruction» du milieu: en
effet, enquêter signifie sélectionner certains des traits de la situation probléma-
tique afin de les utiliser comme des moyens de transformation: «knowing is
doing». Tout procès de connaissance implique donc une modification concrète
des conditions existantes. La connaissance se fonde sur une corrélation étroite
entre trois ordres de phénomènes: d’un côté, la fin poursuivie qui a valeur d’hy-
pothèse ou de «fin-en vue», de l’autre, l’identification et la sélection de celles des
ressources de la situation qui pourraient aboutir, une fois qu’elles sont utilisées
comme des moyens, à restaurer le continuum des activités en jeu, et finalement
le donné, c’est-à-dire les éléments réellement existants de la situation problé-
matique que l’enquête va constituer en ses ingrédients. Plus l’identification des
conditions factuelles de l’enquête est approximative ou fantasmatique, moins
les chances d’unification des données et donc d’aboutissement à une enquête
conclusive sont réunies. Et comme une enquête conclusive signifie une enquête
procurant un matériau susceptible d’être à son tour converti en des moyens
pour d’autres fins, donc pour des expériences ultérieures, plus la continuité de
la conduite (ou de la vie) est menacée. Que les moyens, les instruments et les
finalités d’une enquête soient relatifs à une situation indéterminée n’implique
donc pas qu’ils soient relatifs à un contexte, pas plus qu’ils n’impliquent un
relativisme. Le relatif dont il est question ici est non relativiste7.
Les activités consécutives à la conscience d’une situation indéterminées sont
conditionnées par le projet d’infléchir la situation elle-même. Le succès de ce
projet dépend du degré auquel l’identification du problème repose effectivement
sur la prise en considération du point auquel les ressources réelles du milieu

7. L’idée d’un «relatif non-relativiste» se trouve dans Ali Benmakhlouf (dir), Tout est-il relatif?,
Editions Le Fennec, Casablanca, 2001
318 Joëlle Zask

et les fins de l’enquêteur peuvent se combiner, confluer, exercer une influence


réciproque, dans une certaine mesure s’incorporer les unes aux autres, de sorte
qu’il en provienne une redistribution des facteurs en jeu. En cas de succès, la
situation «réunifiée», donc «déterminée», est différente de la situation initiale,
ce qui signifie que le milieu comme l’enquêteur ont changé: «une action réel-
lement expérimentale produit un ajustement des conditions, non un ajustement
aux conditions; elle produit le fait de modifier des conditions existantes, non le
simple fait de modifier le moi et l’esprit afin qu’ils se coulent dans les premières.
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Une adaptation intelligente consiste toujours en un réajustement, en une re-cons-
truction de ce qui existe8.»
Toute enquête se présente ainsi comme un dispositif temporel destiné à
produire des changements suivant des canaux prévisibles ou probables. Si par
«relatif» on entend dépendant d’un contexte préalable et persistant, alors une
enquête, de même que toute conduite, ne l’est pas. Si en revanche par «relatif»
on entend l’effort de relier, de mettre en lien des choses disparates, voire anta-
gonistes, (une situation problématique constituant dans les termes de Dewey
une déliaison des manières d’exister de réalités distinctes) alors une enquête
l’est. La mise en lien, la découverte d’instances ou de moyens d’actions dans le
monde existant qui n’est pas le monde du sujet enquêtant, mais n’en laisse pas
moins d’influer sur lui, constitue le cadre général de l’enquête. Nos enquêtes
et les choses connues qui en forment la conclusion sont situées, elles n’en sont
pas pour autant contextuelles.
Ainsi, tout ce qui relève d’un contextualisme se révèle un obstacle à l’enquête
(ou à la conduite en général). Les traits du milieu qui échappent à la conscience,
soit parce qu’ils ont fait l’objet d’expériences réitérées passées et ont été inté-
riorisés, comme c’est le cas des habitudes, soit parce qu’antérieurement ils
n’ont encore jamais fait l’objet d’une expérience, comme le montrent parfois
les découvertes, soit encore parce qu’ils influent sur nous d’une manière telle
qu’aucune de nos instrumentalités théoriques disponibles ne peut en rendre
raison, comme c’est le cas pour «l’individu perdu» dont toute la philosophie
sociale de Dewey nous parle, ces traits que seul un hypothétique regard extérieur
pourraient identifier, en se détachant du processus de vie lui-même, consti-
tuent de graves handicaps à la continuité de l’enquête: préjugés, ignorance ou
croyances influencées par des déterminations qui nous échappent condamne la
«croissance de l’individualité», c’est-à-dire l’enrichissement continu de l’ex-
périence individuelle. Contexte et situation ne sont donc pas les concepts-clé de

8. How We Think, édition révisée de 1933, LW, vol 8, p. 98.


Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 319

deux théories générales convenant en toute circonstances mais des idées grâce
auxquels discriminer entre des activités innovantes et des réactions incons-
cientes, entre des réajustements et des conditionnements, dans une certaine
mesure entre la vie et la mort.

B. situation et communauté
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La force théorique du contextualisme et du relativisme qui lui est lié réside dans
le fait qu’ils conduisent assez facilement à la conception d’un ordre supra-indivi-
duel. Un contexte est par définition collectif. Pour un relativiste, les croyances, si
individuelles qu’elles soient, s’ancrent dans un territoire dont l’influence sur tel
ou tel segment du social est relativement uniforme. Le milieu, qu’il soit naturel,
linguistique ou idéologique, constitue une sorte de dénominateur commun grâce
auquel on peut parvenir à une coordination dans l’action ou à une entente au
plan des représentations. Pas de croyances collectives sans mécanisme stabilisé
qui uniformise sinon le contenu des croyances, du moins les mécanismes de
leur formation et leurs fonctions existentielles ou sociales. Un contexte forme
un «arrière-plan» par rapport auquel les conduites ou les pensées sont ontolo-
giquement des effets ou des variations.
La «culture» est souvent abordée dans ces termes. Depuis Montaigne, on tient
pour acquis que les opinions varient en fonction des mœurs ou des coutumes,
et que ceux-ci définissent les limites à l’intérieur desquelles s’expriment les
goûts et les croyances. Si conflits et désaccords surgissent entre des sociétés
de mœurs différentes, une entente spontanée serait assurée à l’intérieur du
groupe.
L’admission du caractère relatif des diverses conceptions du monde débouche
sur un relativisme à deux conditions: d’une part, si l’on considère qu’une culture
forme un «tout» fermé sur lui-même et d’autre part, lorsqu’on soutient qu’il
n’existe aucun principe universel transcendant d’après lequel comparer ces
conceptions, les juger bonnes ou mauvaises, les hiérarchiser entre elles ou les
traduire les unes dans les autres. On est alors conduit à imaginer des mondes
culturels coexistants dans lesquels les individus sont «immergés», voire enfermés.
Dans ses formulations contemporaines, le relativisme moral se fonde sur des
conceptions similaires: les idées du bien soutenues par différentes cultures sont
autant incommensurables entre elles qu’elles sont relativement uniformes dans
le groupe, dont la cohésion et le fait même qu’il dispose d’une culture le dote
d’un arrière-plan collectif pouvant se décliner en termes d’institutions, de lois
ou de règles, de normes éthiques ou d’habitudes.
320 Joëlle Zask

Le pragmatisme aboutit à cerner des processus de communautarisation spiri-


tuelle d’une nature très différente de ceux qui proviennent de l’hypothèse d’un
sous bassement linguistique ou culturel. De même qu’un large pan de l’anthropo-
logie culturelle qui en est contemporaine, il permet de désolidariser le «commun»
de l’hypothèse d’un arrière-plan conditionnant et inconscient. Le commun
est une visée, non un donné. Sa formation est fonction d’efforts individuels
convergents, ce qu’on va présenter en premier lieu au plan de la connaissance,
puis au plan de l’acculturation.
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1. Logique pragmatiste du partage des significations
Comme dans le domaine du vivant, la «logique» de la connaissance que
propose Dewey consiste en un processus de réunification de réalités distinctes.
Le fait que toute mise en lien provoque une requalification de ces réalités se
comprend aussi bien au niveau de l’individu qu’au niveau interindividuel.
Connaître consiste dans ces deux cas à produire une situation effective d’inter-
action. Ici comme auparavant, le fait que toute idée vérifiée soit relative à telle
ou telle situation vécue comme problématique n’implique pas les notions asso-
ciées habituellement à la contextualisation des modalités et des contenus de
connaissance.
Non relativiste, l’instrumentalisme de Dewey n’est pas pour autant univer-
saliste ou objectiviste: sa théorie de la connaissance ne repose ni sur la quête
d’une correspondance entre l’idée et une réalité supposée immuable, ni sur
la quête de principes transcendants auxquels rapporter soit la logique géné-
rale de nos démonstrations, soit les contenus particuliers de nos propositions.
Dewey propose une théorie expérimentale de la connaissance, en donnant au mot
«expérience» un sens renouvelé qu’il puise dans une description des activités
scientifiques modernes. L’expérience cesse d’être «empirique» et devient «expé-
rimentale9». En ce second sens, elle suppose autant la réceptivité qu’une activité.
Une expérience consiste en l’établissement d’une connexion entre la manière
dont un sujet se ressent des conditions existantes propres à son environnement et
la manière dont il connecte ce dont il se ressent à son activité présente et future.
Faire une expérience, c’est associer une activité à une impression, re-agir.
La connaissance et l’objet connu repose sur un processus de vérification
entièrement interne à l’enquête. A l’unité et à l’unicité du vrai propre à la tradi-
tion «fondationnaliste» se substitue une pluralité de phases de la connaissance,

9. The Quest of Certainty (1929), LW, vol. 4, p. 66


Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 321

d’éléments (les uns relevant du donné, les autres de l’esprit) et de participants.


Comme précédemment, cette pluralité est celle de liens et aboutit à un relatif
non relativiste.
Comment se décline-t-elle? D’une part, ce qui est tenu pour vrai correspond
à ce moment de convergence dans l’enquête qui a été signalé plus haut. Ce
moment fait intervenir divers facteurs, notamment le donné et les hypothèses
de l’individu enquêtant. Le point de rencontre entre données et hypothèses est
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ce que Dewey appelle un «fait», c’est-à-dire la constante qui peut s’établir à

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partir de la récurrence ou de l’enchaînement de variations ou de changements
qui sont volontairement provoqués soit dans le phénomène étudié, soit dans les
dispositifs de son observation. La démarche scientifique ne repose donc pas sur
une «acceptation» mais sur un «contrôle»: contrôle des changements provoqués,
contrôle des liens entre l’idée préalable d’un changement et les événements qui
succèdent à sa mise en pratique, contrôle des connections entre les changements:
«le progrès de l’enquête est identique aux avancées en matière d’invention et
de fabrication des instruments physiques destinés à produire, à enregistrer et à
mesurer des changements10». Toute enquête est une «activité dirigée» qui n’opère
pas dans le vide mais voit au contraire sa réussite dépendre du degré auquel
les conséquences des activités en jeu sont effectivement conditionnées par les
éléments du problème tel qu’il a été posé. Ces conséquences sont «instituées
de manière opérationnelle11». La connaissance est ainsi de nature relationnelle.
Les analyses dont elle fait l’objet évoquent une dialogue entre des éléments qui
se corrigent et se précisent les uns au contact des autres.
Afin d’insister sur le caractère pluriel des activités mobilisées par une enquête
dont la conclusion dépend du degré de connexion établi entre elles, Dewey a
sélectionné l’expression «waranteed assertion», moins ambiguë que les termes
«belief» ou «knowledge»: tandis que la «croyance» se dit autant d’un état mental
que d’un objet, et que la «connaissance» peut s’appliquer aussi bien au résultat
d’une enquête qu’à une chose dont les liens avec une recherche particulière sont
tus, une «assertion garantie» est un terme qui inclut les conditions auxquelles on
peut parvenir à une connaissance de faits particuliers. Ces conditions concernent,
on l’a vu, des hypothèses directrices, des «opérations existentielles» de test,
des procédures de vérification. Le faillibilisme (Peirce) et le caractère probable
(Dewey) de toute assertion garantie contribuent ainsi à préciser cette mise en
lien entre éléments autrement disparates dont relève en général la production
d’une situation.

10. The Quest of Certainty, p. 68


11. «Propositions, Warranted Assertability, ans Truth» (1941), LW, vol.14, p. 187
322 Joëlle Zask

Par ailleurs, la pluralité peut être étendue aux acteurs de la science ou de la


connaissance. Les processus de connaissance individuels sont transposables
dans les termes d’une communication et d’une recherche inter-individuelles.
Ceux-ci forment un cadre général dont la connaissance individuelle n’est qu’un
aspect: toute connaissance est dotée d’un caractère social et public. Peirce
insistait sur la dimension sociale de la vérification. Autrui est associé à chaque
phase d’une enquête, dont la validité dépend de l’accord actuel et futur de la
communauté: un «fait» établi est quelque chose d’observable par n’importe
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qui: ce qu’un homme est seul à voir n’est pas un fait, c’est une hallucination12.
Dans le dernier chapitre de sa Logique, Dewey entérine et élargit ce point. Si la
«matrice existentielle» d’une enquête est sociale, son effectuation ne l’est pas
moins. Ce n’est pas seulement que toute enquête recourt à des outils pratiques
et théoriques hérités du passé ou créés par une collectivité13 (Kuhn a montré en
quel sens), c’est aussi qu’une expérience comme «situation» offre la possibilité
d’être reproduite, reprise ou poursuivie par quiconque. L’accord sur un fait n’est
pas de nature psychologique ou purement rationnelle On s’accorde sur un fait
non en vertu de propriété intrinsèques à la «réalité» ou à la «vérité» (évidence,
immuabilité, clarté, etc.) mais en fonction de la convergence de nos activités.
L’idée d’un fait est seulement hypothétique ou opérationnelle. Un accord valable
est motivé par la compatibilité, la confluence et la continuité des conséquences
pratiques de l’adoption commune de cette idée, donc des activités menées en
vue de sa vérification. C’est pourquoi Dewey écrit: «L’accord en question est un
accord entre les activités, non l’acceptation intellectuelle d’un même ensemble
de propositions. Une proposition ne gagne aucune validité du fait du nombre de
gens qui l’acceptent. En outre, on doit plus prendre en considération la continuité
de l’enquête comme souci permanent que l’état de croyance exact à un moment
donné14.» Une croyance justifiée s’établit sur la base de la comptabilisation des
expériences d’un nombre indéfini d’individus distincts. Pour une philosophie
expérimentale, la vérité (comme vérification) suppose la pluralité.
En matière d’assertion garantie, le point de vue d’autrui est donc moins décisif
que l’expérience d’autrui. Il y a confirmation dans la mesure où l’expérience des
uns se combine à celle des autres de sorte à produire une situation d’enquête.
Cette situation est de nature publique. L’environnement n’est pas moins constitué

12. Peirce, Search of a Method, 1893, repris dans Peirce, Selected Writings, (Values in a Universe
of Chance), édité, annoté et introduit par Philip p. Wiener, New York, Dover Publications, Inc.,
1966, p. XX.
13. La nature sociale de la connaissance scientifique moderne est l’un des thèmes abordés dans Dewey,
Indivualism, Old and New (1930), LW, vol 5.
14. Logic, note 4, p. 184
Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 323

de «problèmes» réellement existants que d’enquêteurs, les uns spécialisés, les


autres (le «large public») propulsés dans cette fonction à cause de l’impact que
les découvertes – notamment techniques, industrielles et sociologiques – ont
sur eux. Ici comme précédemment, la distance vis à vis du contextualisme et
du relativisme se justifie par le fait qu’on va toujours de situation d’enquête en
situation d’enquête, non de l’esprit au réel ou de l’idée à la chose. La vérification
elle-même n’est qu’un aspect d’une dynamique plus générale, celle qui conduit
à la production de données, de visées et de croyances communes.
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Chez Dewey, le commun apparaît nettement comme le résultat d’un souci
de communication concernant les conditions qui handicapent ou condamnent
les conduites «conjointes», c’est-à-dire les conduites susceptibles d’assurer
la «croissance de l’individualité» de chacun tout en se combinant à celles des
autres. Si Dewey a cherché tout au long de sa carrière à promouvoir l’idée
d’expérimentation à l’école et à transformer la salle de classe en «communauté
d’enquêteurs», ce n’était pas au nom de la science pour la science, en quoi il
ne croyait pas, mais parce que cela lui apparaissait comme le meilleur moyen
d’assurer le développement de l’individualité de tous dans un monde désormais
marqué par les sciences modernes et leurs conséquences, l’industrie et la tech-
nologie. En bref, Dewey ne plaide pas en faveur de «la science» mais en faveur
d’une reconstruction sociale fondée sur la juste répartition des conséquences de
la science, ce dont s’occupera la totalité de sa «philosophie sociale15».
L’établissement de communautés d’enquêtes n’est donc utile que dans la
mesure où celles-ci permettent à des publics dispersés, à des «individus perdus»
ou à des groupes sociaux exclus ou sacrifiés d’identifier leurs intérêts relatifs à un
environnement dont les significations et les dynamiques, complexifiées par les
effets des sciences, en sont venues à leur échapper complètement, et auxquelles
les traditions et habitudes partagées ne se connectent plus. Une «communauté»,
qu’elle soit scientifique, sociale ou politique, est un groupe dont les membres
communiquent entre eux, partagent des significations et agissent en commun
sur leur base. Contrairement à un collectif, à une masse ou à une foule, une
«communauté» repose sur l’accord entre les activités qui a été mentionné plus
haut. D’un point de vue politique ou éthique (la démocratie met en jeu l’un et
l’autre), un accord de ce type est impérativement requis dans la mesure où il est
le seul à promouvoir des groupes humains dans lesquels l’individualité de chacun
ne disparaît pas. L’expérimentalisme (la sauvegarde consciente d’une interaction
continue entre un organisme et son environnement) est la seule méthode par
laquelle assurer à une vie humaine le bénéfice d’être «en situation»: influente

15. Voir Le Public et ses problèmes (1927), Pau. Farrago/Leo Sheer, 2003
324 Joëlle Zask

et influencée, active et réceptive, donc participative. A l’époque actuelle, une


communauté démocratique suppose une communauté d’enquêteurs.

2. La «culture» comme situation


L’enquête scientifique et la méthode expérimentale que Dewey décrit et dont
il préconise l’adoption dans des domaines restés imperméables à elles, notam-
ment celui des relations sociales et de l’éthique, sont significatives; non parce
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qu’elles s’inscrivent dans la perspective d’un progrès des lumières, mais parce
qu’elles s’insèrent ou plutôt devraient s’insérer dans la culture des pays indus-
trialisés. Dewey constate un gouffre entre ce qui marche (les sciences) et ce
qui ne marche pas (les mentalités, les rapports sociaux, l’équité, la paix). Le
clivage entre les conceptions et méthodes scientifiques d’un côté, et les idéaux,
les valeurs et les représentations du social de l’autre, produit un sentiment de
perte et d’impuissance: une non-situation.
D’après la thèse du relativisme culturel, toutes les cultures se valent. L’im-
possibilité de les comparer provient de l’impossibilité de découvrir un critère
non culturel qui les transcenderait. Or la distinction qu’on a tenté d’établir
entre situation et contexte peut ici tenir lieu de critère: parmi les formes de vie
interhumaine, certaines sont «culturantes» tandis que d’autres sont «décultu-
rantes». S’il est exclu de hiérarchiser les cultures entre elles, il est en revanche
possible de les examiner sous l’angle de leur propension à servir les fins que les
individus culturés16 sélectionnent et désirent en fonction de leur participation
à leur propre culture. Dewey diagnostique à l’époque moderne une immense
défaillance culturelle qu’il analyse dans les termes d’une dissociation entre les
moyens (les ressources communes, largement confisquées) et les fins (les buts
que poursuivent les individus). Il en provient une «frustration», un terme qui
reviendra fréquemment chez les chercheurs en sciences sociales de l’époque,
notamment au cours de leurs recherches sur les pathologies sociales: l’exclu, le
marginal, le suicidaire, le pauvre, le schizophrène, le drogué, etc.
Les fondateurs de l’anthropologie culturelle qui sont contemporains de Dewey
(Boas, Sapir, Benedict, Malinowski)17 se sont attachés à décrire les cultures, notam-

16. L’expression «cultured individual» se trouve chez Sapir, qu’il distingue de l’individu «cultivé»,
«civilized individual».
17. Dewey a été très attentif aux développements de cette discipline. Il emploie le mot «culture» en
référence à celle-ci, comme en témoigne par exemple Freedom and Culture (1939), LW, vol. 13.
Ses contacts et échanges avec Boas sont fréquents, ainsi que ses références à Malinowski. Ruth
Benedict fait souvent mention des enseignements de Dewey, etc. Sur leurs rapprochements, J.Zask,
«Nature, donc culture», Genèses, histoire, anthropologie, sociologie, n°50, mars 2003.
Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 325

ment primitives, dans des termes proches de ce qu’on a appelé ici une «situation».
Sur cette base, ils ont rejeté tous les critères d’après lesquels on hiérarchisait alors
les cultures entre elles (degré de civilisation, race, moralité, sexualité, complexité
de l’organisation) ou d’associer une quelconque valeur surplombante aux diverses
pratiques culturelles. Le seul critère qui se rencontre dans leur ouvrage est celui
de la «vitalité»: vitalité des traditions locales, vitalité des reconstructions sociales
consécutives à des emprunts ou à des contacts, vitalité d’adaptation (conçue
comme re-ajustement) face aux situations coloniales, et ainsi de suite. Une culture
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est conformément à son étymologie quelque chose qui «pousse», qui est «vivant»
ou «dynamique». On ne peut parler d’une culture à propos de mentalités et de
façons de faire qui interdisent l’interaction continue entre les individus et leur
environnement. Comme les espèces vivantes, les cultures peuvent disparaître.
Elles ne survivent que lorsqu’elles offrent aux individus les ressources mentales
ou matérielles grâce auxquelles ceux-ci peuvent se développer. Comprendre une
culture dans les termes d’un contexte conduit à y découvrir un milieu enserrant
l’individu. La comprendre comme situation conduit à y voir une organisation
complexe de ressources d’individuation. La «méthode ethnographique» (travail
de terrain, conversations et entretiens, casuistique, contact, etc.) est la réponse
épistémologique à cette préoccupation.
Concevoir une culture comme une réalité «vivante» n’implique aucun orga-
nicisme, mais plutôt l’idée d’une dynamique au cours de laquelle les divers
éléments se modifient continûment, à des rythmes variables, les uns au contact
des autres. Boas, Malinowski ou Sapir ne cessent d’y insister: une culture n’est
pas une collection figée d’institutions, de coutumes, d’équipements matériels
ou de symboles. Ces auteurs s’opposent à ce que Benjamin a appelé «une repré-
sentation chosiste de la civilisation18», consistant depuis le 18e siècle à penser
l’histoire comme une collection de faits atomisés au sein d’un processus présumé
automatique de cumulation. Si une culture forme un «système», c’est en vertu
d’une complémentarité entre du synchronique et du diachronique, comme l’a
montré Saussure à propos du langage: le langage implique les langues et celles-ci
impliquent le discours, donc l’usage qu’un sujet singulier fait de sa langue. Il en
va de même pour les anthropologues de cette époque: contre la théorie évolu-
tionniste (Spencer, Morgan par exemple), laquelle se fonde sur une théorie de
stades culturels prédéterminés et ordonnés suivant un développement unilinéaire

18. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, introduction: «. Elle correspond à un point de
vue qui compose le cours du monde d’une série illimitée de faits figés sous forme de choses. Le
résidu caractéristique de cette conception est ce qu’on a appelé «l’Histoire de la Civilisation»,
qui fait l’inventaire des formes de vie et des créations de l’humanité point par point.»
326 Joëlle Zask

(sauvagerie, barbarie, civilisation), ils montrent que toute culture est traversée
par des tensions et se présente soit comme en danger (on ne peut sous-estimer
le fait que les débuts de l’anthropologie culturelle coïncident avec une époque
à laquelle les cultures des sociétés primitives ont commencé à disparaître),
soit comme un point d’équilibre, de part en part historique, dont la stabilité est
précaire et demande un retravail permanent.
L’objet essentiel de l’anthropologie de l’époque n’est pas «la structure» cultu-
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relle mais le changement culturel: «le social, c’est, non ce qui est permanent

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et universel, mais, au contraire, ce qui varie de société a société, et, dans une
même société, à travers les âges19» Malinowski définit une culture dans les
termes d’une «tradition vivante et active» et toute institution comme «une unité
en formation». Ce qui anime une culture particulière n’est ni un moteur (ou un
mobile) transcendant, ni un développement purement mécanique, mais le fait
que chacun de ses aspects, y compris les individus qui y prennent part, se modifie
en fonction de l’impératif d’un maintien de cohérence et viabilité culturelle.
Malinowski propose ainsi d’organiser toutes ses descriptions en fonction du
«concept de développement culturel en tant que fin20».
A «l’histoire des civilisations» se substitue l’historicité des cultures. Parce
qu’elles reposent sur une interaction entre un environnement et des entreprises
individuelles, les cultures changent, même les plus primitives. En opposition au
préjugé que les sociétés primitives n’ont pas d’histoire, Boas écrit: «La stabilité
apparente des types primitifs de culture est due à notre manque de perspective
historique21». Ruth Benedict s’oppose également à l’idée que les sociétés primi-
tives présentent des formes d’organisation «originelles» témoignant du début
de l’humanité et considère leur culture comme un «laboratoire de formations
sociales»: «Si nous sommes obligés de croire que la race humaine est une
seule et unique espèce, il en résulte que partout l’homme a derrière lui une
histoire d’égale durée22.» Et Malinowski, dont le «fonctionnalisme» est souvent
réputé statique, prédisposant ainsi à une conception substantialiste de la culture,
précise que «le soi-disant fonctionnalisme n’est pas et ne peut être opposé
à l’approche historique, mais il est en fait son complément indispensable».

19. Marcel Mauss (1908), «L’art et le mythe d’après M. Wundt.» in Marcel Mauss, Œuvres. 2. Repré-
sentations collectives et diversité des civilisations (pp. 195 à 227). Paris: Les Éditions de Minuit,
1969, Collection «Le sens commun».
20. Bronislaw Malinowski, Les dynamiques de l’évolution culturelle. Recherche sur les relations
raciales en Afrique. Traduction française: 1970. Paris: Payot, Éditeur, 1970.
21. Franz Boas dans “The aims of Anthropological Research” (1932), repris dans Race, Langage, and
Culture (1940), Chicago and London, Chicago University Press, Midway reprint, 1988, p. 253.
22. Ruth Benedic, Patterns of Culture. Houghton, Mifflin Company. Boston. 1934.
Situation ou contexte? Une lecture de Dewey 327

Les conceptions «communautaristes» ou «identitaires» actuelles de la culture ont


fait perdre de vue l’apport des fondateurs23. Relativisme et incommensurabilité
des cultures dérivent de thèses qui font d’une culture non une instance d’indi-
viduation humaine, mais un milieu dans lequel les individus sont passivement
ou inconsciemment plongés. Comme le rappelle Cometti, une culture ou une
langue ne peut sembler intraductible ou non comparable que si l’on suppose
qu’elle forme un système clos, uniforme et homogène, à l’intérieur duquel
chaque individu prend spontanément place24. Le préjugé qui au départ concer-
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nait seulement le sauvage (un individu immergé dans le groupe) s’est étendu à
tous. Or ce que montrent à la fois le pragmatisme et l’ethnologie, c’est qu’une
culture ne se comprend pas en dehors d’une réciprocité entre l’ajustement des
individus aux coutumes de leur groupe et le caractère toujours personnel des
reprises et de l’appropriation qu’ils font de ces coutumes. On peut ainsi rendre
compte de l’influence des individus sur leur culture à partir des usages qu’ils
font de leur héritage. Par exemple, Ruth Benedict met en évidence la complé-
mentarité entre culture et personnalité: «En réalité, la société et l’individu ne
sont pas antagonistes. Sa civilisation fournit les matériaux bruts avec lesquels
l’individu construit sa vie. S’ils sont peu abondants, l’individu en souffre; s’ils
sont nombreux, l’individu a une chance de tirer un profit de cette occasion. Tout
intérêt particulier de chaque homme et de chaque femme est servi par l’enrichis-
sement des réserves traditionnelles de sa civilisation25. Sapir aboutit à la même
conclusion: «Il n’y a aucune opposition réelle, en dernière analyse, entre le
concept de la culture d’un groupe et le concept d’une culture individuelle. Les
deux sont interdépendants. Une culture saine n’est jamais un héritage du passé
accepté passivement, mais implique la participation créatrice des membres de
la communauté26». Sur cette base, les questions relatives à l’intégration des
individus dans leur culture d’origine tendent à se confondre avec les questions
touchant aux relations interculturelles27.

23. Elles renouent en fait avec des idées que ceux-ci ont virulemment critiquées à leur époque, l’idée
d’un «génie» des peuples qui est associée à la conviction que les peuples développent une culture
spécifique à leurs dispositions naturelles, donc non historiques. A la fin du 19e siècle, race et peuple
deviennent interchangeables.
24. J.P. Cometti, «L’incommensurable incommensurabilité», dans Benmakhlouf, p. 68-70, op.cit.
25. Ruth Benedict, op.cit., chap. 8.
26. Sapir, «Culture, Genuine and Spurious», American Journal of Sociology, 29 (1924), repris dans
Selected Writings, David G. Mandelbaum (ed), Berkeley, University of California Press, 1985,
p. 401-429.
27. Il serait trop long de développer ici ce point. Le texte de Malinowski déjà cité est important.
L’idée de «contact» culturel qu’il y présente a été depuis considérablement développée, l’enquête
ethnographique étant l’une des formes de ce contact. Un contact peu devenir une situation suivant
les mécanismes présentés plus haut.
328 Joëlle Zask

Ces remarques aboutiraient alors à préciser la définition du mot «culture»:


seules les formes assurant la mise en commun des ressources d’individuation
en relèveraient. Seules ces formes se prêteraient à la génération de «situations
unifiées». En revanche, seraient d’un autre ordre les organisations menant à
l’exclusion d’un nombre important d’individus quant à la jouissance de ces
ressources et à leur participation culturelle (à leur latitude d’influer sur la culture
dont ils vivent, et par conséquent à leur possibilité de jouer un rôle historique –
peu importe à quel degré – relativement à la place qu’ils occupent). Une culture
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est «une vie bonne» (Aristote) pour ceux qui y prennent part, quelles que soient
leurs croyances et leurs coutumes. Les formes sont «culturelles» dans la mesure
où elles sont un moyen pour la vie. Vitalité culturelle et participation des indi-
vidus s’impliquent réciproquement.
Sur une base similaire Sapir propose de distinguer entre «vraie» (genuine) et
«fausse» (spurious) culture. Qu’elle soit raffinée ou primitive n’importe pas. Afin
de juger si elle est vraie ou fausse, seul compte le degré auquel elle se prête à des
reprises menant à des individus accomplis: «Une vraie culture refuse de considérer
l’individu comme un simple rouage, comme une entité dont la seule raison d’être
serait qu’il serve un but collectif dont il ne serait pas conscient ou qui n’aurait
qu’une pertinence lointaine pour ses intérêts et ses efforts. Les activités principales
de l’individu doivent satisfaire directement des impulsions créatrices et émotion-
nelles; elles doivent toujours être plus que des moyens en vue d’une fin28.»
Situation et contexte sont des concepts dont la portée théorique est importante.
Seul le premier mène à accorder un rôle prépondérant à la pluralité, c’est-à-
dire à la reconnaissance de l’irréductibilité de formes de vie entre elles qui,
lorsqu’elles entrent en contact, peuvent s’influencer réciproquement, dialoguer,
«interagir». L’idée de pluralité ne conduit pas à l’incommensurabilité, mais à
la communication. En effet, communiquer signifie créer du commun, ce qui
suppose une contribution distinctive de tous les intervenants. De même que,
dans l’enquête, entre les données d’un problème et les moyens utilisés pour le
résoudre s’opère une mise en relation d’éléments disparates, entre des cultures
différentes qui se trouvent en contact peuvent s’inventer et s’inventent de fait
de multiples interactions. Le fait de la pluralité est premier. La gageure en jeu
est que chaque élément d’une culture puisse changer sans que les formes émer-
gentes soient considérées soit comme allant nécessairement vers l’uniformité,
soit comme les variables d’un même noyau immuable (la nature humaine), soit
encore comme la dégradation d’une pureté prétendument originelle.
Université de Provence

28. Sapir, ibid.

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