Temps Dieu Biblique

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LES TEMPS DU DIEU BIBLIQUE

Paul Ricœur

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Editions Esprit | « Esprit »

2013/1 Janvier | pages 110 à 125


ISSN 0014-0759
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ISBN 9791090270138
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-esprit-2013-1-page-110.htm
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Pour citer cet article :


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Paul Ricœur, « Les temps du Dieu biblique », Esprit 2013/1 (Janvier), p. 110-125.
DOI 10.3917/espri.1301.0110
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Paul Ricœur*

IL EST peu de problèmes qui aient suscité autant de polémiques


vaines et finalement engendré autant de déceptions que la compa-
raison entre la conception biblique et la conception hellénique (ou
gréco-latine) du temps. Et pourtant, il y a quelques décennies
seulement, il semblait s’être dégagé sinon un consensus, du moins
un préjugé positif en faveur de la thèse radicalement dichotomique
du théologien norvégien Thorleif Boman dans Das hebräische
Denken im Vergleich mit dem Griechischen1 ; des exégètes aussi
éminents que von Rad pour l’Ancien Testament et Rudolf Bultmann
pour le Nouveau Testament, suivis par la plupart des contributeurs
au Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament2 de Kittel,
semblaient apporter un renfort à cette thèse, en opposant massive-
ment la conception historique des Hébreux et des premiers chrétiens
à la conception cosmologique des Grecs, et plus généralement le
primat donné à l’ouïe et à l’écoute par les premiers au primat grec
donné à l’œil et à la vision. Oscar Cullmann, dans Christ et le
temps3, redoublait cette opposition massive, en opposant le temps
cyclique des cérémonies et des fêtes chez les Grecs au temps
linéaire selon la Bible – temps jalonné par des événements décisifs
culminant dans l’Incarnation, laquelle, désormais, partagerait le

* Article paru dans Archivio di Filosofia (Ebraismo, Ellenismo, Cristianesimo), Atti del
Colloquio internazionale, Rome, 1985, 53/1, p. 23-35. © Comité éditorial du Fonds Ricœur.
1. Thorleif Boman, Das hebräische Denken im Vergleich mit dem Griechischen, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1954.
2. Gerhard Kittel, Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, Stuttgart, Kohlhammer,
1979.
3. Oscar Cullmann, Christ et le temps, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, 1947.

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temps en deux, une flèche du temps pointant vers le pôle de la


Création, et une autre vers le pôle de l’Apocalypse. Ainsi se distin-
guerait radicalement le kairos biblique du chronos grec.
Pourquoi parler ici de mécompréhension et de déception ?
Parce qu’il est peu à peu apparu que la question elle-même était

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mal posée. Y a-t-il, s’est-on demandé, quelque chose comme une
conception grecque et une conception biblique ? Prenons rapide-
ment et sommairement la question du côté grec. Une triple distinc-
tion s’impose ici.
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Il faut d’abord faire une différence entre d’une part la religion


populaire et les cultes à mystères, et d’autre part la nébuleuse
qu’on désigne du nom de pensée grecque : des implications tempo-
relles peuvent se laisser discerner du côté des fêtes et des initiations
qui rappellent le temps cyclique d’autres grandes cultures, mais
qu’on ne retrouve pas du côté des penseurs grecs.
Seconde distinction : parmi les penseurs grecs, il faut respecter
l’incroyable diversité entre poètes, historiens et philosophes. À cet
égard, le grand érudit italien Arnaldo Momigliano, dans son article
« Temps dans l’historiographie ancienne4 », souligne l’absence de
conceptions d’ensemble du temps chez les historiens de l’Antiquité ;
tous travaillent sur une tranche limitée de temps et sur la base de
documents qui leur paraissent dignes de foi ; tout au plus la pratique
historienne leur paraît-elle relever d’une lutte contre l’oubli, donc
obliquement contre le temps conçu comme le grand destructeur ;
mais les historiens ne s’interrogent pas thématiquement sur le
rapport entre la succession des événements et une chronologie
universelle, ou encore sur le principe de la synchronie entre les
histoires respectives des cités ou des peuples qu’ils rapportent ; la
question du rapport entre l’histoire dans son ensemble et le cosmos
leur est totalement étrangère ; à plus forte raison chercherait-on en
vain chez eux une conception cyclique du temps.
Troisième distinction : il importe de ne pas confondre les concep-
tions implicites du temps, que l’historien des idées peut reconstruire
par comparaison avec les philosophes chez les poètes épiques ou
tragiques ou chez les historiens, et les tentatives de définition expli-
cite du temps qu’on peut lire dans le Timée de Platon, la Physique
d’Aristote, ou tel texte stoïcien ou épicurien. Une chose est, en effet,
pour un texte poétique, par exemple, d’impliquer une conception du

4. Arnaldo Momigliano, “Time in Ancient Historiography”, dans Essays in Ancient and


Modern Historiography, Oxford, Basil Blackwell, 1977.

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temps qui n’est jamais thématisée comme telle ; c’en est une autre
de poser la question : qu’est-ce que le temps ?, et d’y répondre par
le concept, qu’il s’agisse de définir le temps physique, d’articuler
une vision cohérente du progrès ou de la décadence, ou de proposer
la réponse d’une sagesse personnelle à l’expérience vive du passé,

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du présent et du futur.
Dès lors, quand on parle de conception grecque du temps, la
triple faute à éviter est de réduire la dimension culturelle au facteur
littéraire, le facteur littéraire à l’expression philosophique, et l’ex-
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pression philosophique à telle thèse explicite, fût-elle de Platon ou


d’Aristote.
S’il en est ainsi du côté de l’hellénisme, c’est à un démantèle-
ment parallèle qu’il faut procéder du côté hébraïque et chrétien
ancien, en commençant par distinguer les époques, les milieux, les
auteurs. C’est là une condition expresse, si l’on veut pouvoir
comparer ce qui est comparable. Si je reprends les trois niveaux
considérés du côté grec : religion, pensée non philosophique, philo-
sophie proprement dite, des ressemblances et des différences
peuvent apparaître à un niveau qu’on ne retrouve pas à l’autre.
Ainsi, au niveau cultuel, on trouverait certainement, dans le
retour périodique, par exemple, des cérémonies du Nouvel An
hébraïque, la suggestion d’une conception cyclique tout à fait
comparable à celle qu’on rencontre dans toutes les cultures où une
signification de régénération est attachée à la commémoration des
actes fondateurs arrivés in illo tempore, pour employer les catégo-
ries et le vocabulaire de Mircea Eliade. Mais il y a un abîme entre
ce que je viens d’appeler la suggestion d’une conception cyclique
et la profession explicite d’une telle doctrine. En outre, au plan
thématique, il y a sans doute autant de différences que de ressem-
blances entre la réminiscence au sens hellénique, telle que Jean-
Pierre Vernant l’évoque dans Mythe et pensée chez les Grecs5, et le
véhément « Souviens-toi ! » du Deutéronome. Nous reviendrons
plus loin à celui-ci. Du moins la comparaison est-elle homogène
entre phénomènes cultuels du même ordre.
C’est sans doute au second niveau, celui de la pensée non
philosophique, que les ressemblances et les différences les plus
significatives se révéleraient. Ainsi Momigliano, dans l’article
évoqué plus haut, entreprend une comparaison terme à terme entre

5. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Éditions François Maspero,
1965.

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historiens grecs et historiens bibliques, et dégage une série de


traits différentiels qui n’ont que peu à voir avec la prétendue oppo-
sition entre temps cyclique et temps linéaire ; j’y reviendrai égale-
ment plus loin dans ma propre analyse de la composante narrative
des Écritures.

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Si donc une comparaison homogène peut être instituée, d’abord
au niveau cultuel, ensuite au niveau de la pensée non philosophique
(pour s’en tenir à une caractéristique négative qui convient à la
poésie et à l’histoire), il n’en va plus du tout de même au troisième
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niveau, celui de la formulation philosophique. Il faut avouer qu’à ce


niveau la dissymétrie est totale ; ce qu’on appelle la pensée
hébraïque, la littérature sapientiale incluse, n’offre rien de parallèle
à la distinction entre non-philosophie et philosophie, si caractéris-
tique du domaine grec. Or c’est à ce niveau que les problèmes ont
été le plus mal posés. Comme l’a montré James Barr, le grand
hébraïsant d’Oxford, dans Biblical Words for Time6, il est déplacé de
chercher dans la sémantique, et encore plus dans l’étymologie, un
équivalent hébraïque de la spéculation grecque issue de la question :
ti ho chronos ? À cet égard, la méthode du dictionnaire de Kittel est
hautement critiquable, comme l’est celle de Cullmann, lorsqu’il croit
trouver une opposition stable entre le kairos biblique et plus parti-
culièrement néotestamentaire, et le chronos grec. Il faut résolument
tourner le dos à toute tentative pour mettre en balance des défini-
tions thématiques appliquées au temps, comme on en trouve chez
les philosophes grecs, et les constructions exégétiques gagées sur
le seul vocabulaire et sur les seules valeurs contextuelles des mots.
C’est en tenant compte de ces remarques critiques que je
propose ici une approche limitée au seul domaine biblique et repo-
sant sur les règles suivantes de méthode. 1) Renonçant à tirer de la
Bible un concept de temps susceptible d’entrer en compétition avec
celui des philosophes, nous nous emploierons à dégager la tempo-
ralité impliquée, et en quelque sorte opérée ou produite, par la Bible
en tant qu’Écriture. 2) Pour cette investigation, nous prendrons pour
guide les genres littéraires, et derrière les genres littéraires les actes
de discours caractéristiques de la Bible : narrations, législations,
prophéties, littérature sapientiale, hymnes (ou psaumes), et nous
tenterons d’établir une corrélation entre la structure des actes de
discours et celle de la temporalité impliquée ou opérée par le genre
littéraire correspondant aux actes de discours respectifs. 3) Au-delà

6. James Barr, Biblical Words for Time, Napierville, A. R. Allenson, 1962.

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de la corrélation entre la structure de tels actes de discours et celle


de telle qualité temporelle, nous serons attentifs à l’entrecroise-
ment entre les actes de discours et entre les qualités temporelles
correspondantes. Plus précisément, nous mettrons l’accent sur l’en-
trecroisement entre textes narratifs et textes non narratifs, comme

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le laisse entendre l’énumération proposée à l’instar des genres litté-
raires et des actes de discours correspondants. On ne soulignera
jamais assez que les récits bibliques, qu’il s’agisse de l’histoire de
l’Exode ou de l’histoire de Jésus, sont toujours dans un rapport
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dialectique avec d’autres composantes littéraires, qui, même lors-


qu’elles sont entièrement non narratives, comme les écrits de
Sagesse et les Psaumes, comportent une dimension temporelle
spécifique. L’esquisse qui suit est entièrement consacrée à l’entre-
croisement des temporalités correspondant à cet entrecroisement des
genres littéraires et des actes de discours constitutifs de ces genres.
4) L’investigation de cet entrecroisement met en jeu une lecture des
écrits bibliques mis à plat comme un vaste intertexte. Cette lecture
doit certes passer par la méthode historico-critique, mais elle ne
peut s’y réduire. Alors que la méthode historico-critique s’attache
à la différence entre les diverses couches littéraires confondues dans
la rédaction finale, en vue de rétablir le Sitz-im-Leben de tel ou tel
récit ou de telle ou telle institution, la lecture que nous pratiquerons
part du fait que le sens des événements racontés ou des institutions
proclamées a été détaché par l’écriture de son Sitz-im-Leben origi-
naire, et que l’écriture lui a substitué ce qu’on pourrait appeler un
Sitz-im-Wort. Notre lecture commence là, avec le Sitz-im-Wort d’évé-
nements, d’actions, d’institutions qui ont perdu leur premier enra-
cinement, et n’ont plus, en conséquence, qu’une existence textuelle.
Or, ce statut textuel des récits, des législations, des prophéties, des
paroles de sagesse, des hymnes, a pour effet de rendre ces textes
contemporains les uns des autres dans l’acte de lecture. Une lecture
synchronique est ainsi appelée à compléter l’approche diachronique
de la méthode historico-critique. Cette lecture synchronique est en
même temps une lecture intertextuelle, en ce sens que, une fois
appréhendés ensemble, des textes d’origine et d’intention différentes
travaillent l’un sur l’autre, déplacent leur visée et leur pointe
respective, s’empruntent mutuellement leur dynamisme propre. La
Bible, ainsi lue, devient un grand intertexte vivant, qui est le lieu,
l’espace d’un travail du texte sur lui-même. Notre acte de lecture
veut être la saisie, par l’imagination reconstructrice, de ce travail du
texte sur lui-même.

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Telle est la décision méthodologique la plus importante qui


préside à notre investigation de l’entrecroisement entre temporalités
de qualité différente, sous-jacent à l’entrecroisement entre genres
littéraires, ou mieux entre actes de discours, entrecroisement consti-
tutif de l’intertexte biblique. Ainsi nous proposons-nous de dire

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comment s’affectent mutuellement un temps des récits, un temps des
lois, un temps des prophéties, un temps des paroles de sagesse, un
temps des hymnes, de façon à composer le « modèle » intertextuel
dénommé temps biblique.
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Les Récits et les Lois


Que le genre narratif et l’acte de discours consistant à raconter
constituent le genre et l’acte de base pour une enquête sur le temps
biblique, nul ne s’en étonnera. Le document jahviste – communé-
ment appelé source J depuis Wellhausen – l’atteste à l’évidence.
Bien plus, l’ordonnance des récits du Pentateuque semble donner
raison aux exégètes qui soulignent le caractère linéaire du temps
narratif. J répartit en effet sur une ligne unique la délivrance
d’Égypte, la marche dans le désert, l’épisode du Sinaï, de nouveau
le désert, l’entrée en terre promise. Il inclut en outre dans l’espace
de gravitation constitué par les récits majeurs de la délivrance, de
la donation de la loi et de l’occupation de la terre les traditions des
Patriarches. À cette protohistoire, il donne encore une préface
narrative, sous la forme d’un récit de création, déployé sur sept jours,
et d’une histoire de la décadence du genre humain, que vient inter-
rompre et racheter le premier acte salvateur de caractère historique,
l’élection d’Abraham. La narrativisation envahit tout, brassant et
alignant sur une unique chronologie des modalités narratives qui,
selon la remarque de James Barr, ont des rapports extrêmement
variables de distance par rapport à ce que les Grecs ont conçu
comme historiographie. D’autres écrivains mettront bout à bout
d’autres récits relatifs à la monarchie davidique et à la prééminence
du temple de Jérusalem sur tous les autres lieux et actes cultuels.
Cette trame narrative ne saurait pourtant justifier les tentatives
contemporaines pour établir une théologie purement narrative. Le
premier phénomène d’intertextualité sur lequel je voudrais insister
avec force nous oblige à tempérer dès maintenant cette ambition. Il
concerne l’intersection entre les récits et les lois dans le document
jahviste. Cette intersection entre le narratif et le prescriptif est si

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primitive que nous ne connaissons pas d’état littéraire du texte où


les récits constitueraient un genre séparé. Même dans l’hypothèse
embrassée par von Rad – hypothèse fort contestée au demeurant –
selon laquelle les traditions relatives au Sinaï et à ses lois auraient
une origine distincte et auraient été interpolées ultérieurement

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dans les récits de la délivrance, du désert et de la conquête, le fait
décisif est que l’école jahviste ait appréhendé, comme un tout indi-
visible, comme un noeud indénouable, l’ensemble constitué par les
récits et les lois. De cette union résultent à la fois une narrativisa-
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tion de l’éthique et une éthicisation de la narration. Une narrativi-


sation de l’éthique, en ce sens que la donation de la loi devient
elle-même un événement mémorable qui appelle le récit, et qui
demande à être raconté et reraconté, comme se plaira à dire le
Deutéronome. Du coup, la loi n’est pas elle-même intemporelle, elle
est marquée par les circonstances de sa donation et par les lieux
mêmes de son injonction, le désert, la montagne, les bords du
Jourdain. Mais la réciproque n’est pas moins importante.
L’instruction issue des législations successives, unifiées sous l’em-
blème du Sinaï et de Moïse, colore les récits eux-mêmes ; ceux-ci,
sous la pression du prescriptif, deviennent des récits de la marche
d’un peuple avec Dieu sous le signe de l’obéissance et de la déso-
béissance. Cette inclusion du narratif dans le prescriptif, réci-
proque de l’inclusion inverse, est poussée si loin que, dans la
tradition du judaïsme, dès avant la clôture du canon, le narratif ne
constitue pas un genre à part. Il y a simplement la Thora – l’ins-
truction – à quoi s’ajoutent les prophètes et les autres livres, prin-
cipalement les écrits des sages et les Psaumes. Il en résultera
qu’une grande partie de l’historiographie issue de l’école deutéro-
nomiste, puis du Document sacerdotal, puis du Chroniqueur, sera
une histoire de la désobéissance, une histoire éthicisée de part en
part.
Que résulte-t-il de cette intersection des genres littéraires et des
actes de discours pour l’intelligence du temps biblique ?
Essentiellement ceci : la loi qualifie non seulement l’événement de
sa donation, mais tous les récits dans lesquels cette donation est
enchâssée, de telle sorte que les événements fondateurs deviennent
des événements qui ne passent pas, mais demeurent. La loi, en effet,
apporte avec elle la dimension d’une antériorité irrévocable, d’un
passé antérieur à tout passé, ce que l’Ancien Testament exprime
concrètement dans la théologie de l’Alliance, en parlant de la fidé-
lité de Dieu. Du même coup, cette antériorité éthique rejaillit sur

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l’antériorité narrative, de telle manière que le récit est soustrait à


la pure linéarité. James Barr, dans Old and New in Interpretation7,
souligne ce caractère des récits bibliques, qu’il appelle l’aspect
cumulatif des histoires racontées. Selon ce schéma, les événements
ne s’ajoutent pas purement et simplement les uns aux autres, mais

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augmentent chaque fois le sens de ceux qui les précèdent. C’est là
une des clés du travail de composition du jahviste. Jahvé est
toujours celui qui est déjà connu, et que de nouvelles rencontres, de
nouvelles paroles, de nouvelles actions, font connaître autrement et
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connaître mieux. Le Dieu du Buisson ardent était déjà celui des


Patriarches (même si, pour une approche historico-critique, le
terme « Dieu des Pères » a pu désigner d’abord des divinités tribales
différentes). En liant les uns aux autres les Patriarches par un lien
généalogique, et en établissant un lien de correspondance entre les
promesses faites aux Patriarches et celles faites à Israël tout entier,
puis en enchaînant les alliances successives selon le même principe
de correspondance, le jahviste compose une histoire cumulative
accompagnée par une intelligence elle-même cumulative du « Qui
est Jahvé ? ». J’insiste sur ce trait : il appartient à un récit à forte
coloration éthique de présenter la structure d’une histoire cumula-
tive. Ce trait est comme la marque de l’antériorité irrévocable de la
loi sur l’antériorité narrative qui, sans la première, se dissiperait dans
le « une seule fois » et « jamais plus ». De cette conjonction entre
l’antériorité éthique et l’antériorité narrative procèdent les traditions
qui donnent à la communauté qui raconte et se raconte les récits de
délivrance et de donation de la loi et de la terre, cette identité très
particulière qu’on peut dire indivisément narrative et éthique.

Les récits traditionnels


et le message des Prophètes
La deuxième étape de notre traversée des textes nous conduit
aux prophètes écrivains, de Amos et Osée jusqu’à Zacharie. Nulle
lecture de la Bible – historique ou structurale – ne peut manquer
de s’interroger sur le sens qui résulte du choc entre la masse des
écrits prophétiques et l’ensemble constitué par les récits et les
lois. Nous nous intéressons ici à cet affrontement du seul point de
vue de ses implications temporelles.

7. J. Barr, Old and New in Interpretation, Londres, SCM Press, 1966.

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Je viens de parler de choc et d’affrontement. C’est bien en effet


une cassure dans la structure temporelle de la tradition que produit
l’irruption du message prophétique. Or on passe à côté du phéno-
mène en question, si l’on s’attache d’abord à l’aspect de prédiction
de la prophétie. On se laisse alors guider par l’idée triviale que la

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tradition regarde vers le passé et la prophétie vers le futur. Or la
tradition aussi regarde vers l’avenir. En fondant l’identité du peuple,
elle se projette vers l’avenir sous la forme d’une confiance indéra-
cinable dans une sécurité sans faille. C’est précisément cette assu-
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rance, transformée en possession, que le prophète Amos dénonce,


lorsqu’il proclame avec véhémence que le jour de Jahvé ne sera pas
un jour de joie, mais de terreur et de deuil. C’est donc par rapport
à cette projection illusoire de la tradition sur l’avenir que le prophète
se détermine. Et il le fait en opposant à cette assurance fallacieuse
la lecture véridique de la situation présente. C’est en ce sens que
l’on peut dire que la première structure temporelle de la prophétie
n’est pas la prévision, mais l’irruption de l’histoire réelle, ou, pour
le dire autrement, la confrontation d’un usage idéologique de la
tradition avec un discernement véridique de l’actualité historique8.
Cette dimension de réalité et d’actualité se discerne à plusieurs
traits. D’abord le prophète est présent à sa parole, au moment
même où il dit : « Ainsi parle un autre. » C’est en ce moment, en
effet, qu’Osée parle d’Osée et Isaïe d’Isaïe, alors qu’est muette la
voix qui parle de Moïse dans le grand récit traditionnel (seule l’his-
toire critique peut reconstruire un écrivain J, puis E, puis D, etc.
Mais ils sont tous absents du texte dont ils sont les auteurs présumés,
et l’histoire ne les atteint que comme les implied authors d’un récit
qui se déroule de lui-même). À ce premier trait se rattache le fait
que, non contents de se dire eux-mêmes, les prophètes, depuis
Amos, écrivent leurs prophéties. Le présent de la prophétie est ainsi
signé et consigné comme devant notaire. C’est à ce présent de
prophétie que se rattache le déchiffrage de l’actualité historique par
les prophètes.
Le choc entre cette actualité déchiffrée et la tradition consiste en
ceci que les prophètes d’avant l’exil ont aperçu, dans un avenir qui
pour eux était déjà en marche vers le présent, la fin de l’Alliance et
donc du peuple de l’Alliance. Ce qu’on a appelé à juste titre la
prophétie de malheur, pour l’opposer à la prophétie de rédemption
des prophètes de l’exil et du retour, consiste en ceci que les prophètes

8. Paul Beauchamp, l’Un et l’Autre Testament. Essai de lecture, Paris, Le Seuil, 1977.

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ne se sont pas bornés à annoncer telle ou telle catastrophe, mais bien


la fin, la clôture d’une histoire, de cette histoire même à laquelle
récits et lois donnaient la promesse d’une durée irréfragable.
Arrêtons-nous un instant à la signification de cette prophétie de
malheur au point de vue de la structure temporelle. En annonçant

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l’imminence de la fin de l’Alliance et du peuple de l’Alliance, la
prophétie rejaillit sur le récit traditionnel et en transforme radica-
lement la visée. L’histoire passée est perçue soudain par anticipa-
tion comme déjà close. Du même coup, elle est dépouillée de sa
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fonction de fondation ; ce que nous avons appelé plus haut l’iden-


tité narrative et éthique est soudain déraciné par l’annonce de la
clôture de toute l’histoire engendrée par le récit historique. À ma
connaissance, il n’existe pas d’autre culture qui ait ainsi intégré à
la constitution de son identité narrative et éthique un tel tragique
de l’interruption.
Mais un nouveau renversement, un renversement du renverse-
ment, se produit avec les prophètes de salut, qui l’emportent
graduellement sur la prophétie de malheur, déjà avec Jérémie et
Ézéchiel, au temps de l’Exil, puis de façon décisive à l’époque du
second Temple, avec le Deutéro-Isaïe. Pour nous qui sommes inté-
ressés à une lecture synchronique de l’intertexte biblique, l’impor-
tant est moins le remplacement progressif d’une forme de prophétie
par l’autre que la dialectique de renversement et son rôle dans la
constitution du temps biblique. La signification évidemment tempo-
relle de cette dialectique consiste en trois choses : d’abord, la
promesse de vie s’annonce comme l’au-delà d’une « tranche de
néant », selon une expression frappante d’André Neher dans son
magnifique livre sur Amos9 ; autrement dit, le tragique de l’inter-
ruption est intégré comme un moment négatif nécessaire à la dialec-
tique du temps. Ensuite, le futur est essentiellement anticipé comme
nouveau : la nouvelle Alliance, annoncent Jérémie et Ézéchiel, ne
sera pas inscrite sur la pierre, mais dans les cœurs ; une logique
temporelle est ainsi engendrée qui, au temps de l’Église primitive,
s’épanouira dans le schème temporel qui oppose et compose
l’Ancien et le Nouveau. Mais le troisième moment dialectique est
le plus surprenant : le nouveau n’est pas anticipé comme radicale-
ment autre, mais comme une sorte de répétition créatrice de l’an-
cien. Très concrètement, les prophètes de l’exil et d’après l’exil ont
anticipé le retour comme une restauration, et ils ont décrit par

9. André Neher, Amos, contribution à l’étude du prophétisme, Paris, Vrin, 1950.

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avance cette restauration comme un nouvel Exode, un nouveau


désert, un nouveau Sinaï, une nouvelle Sion, une nouvelle descen-
dance davidique, etc. C’est pourquoi j’ai risqué, pour décrire cette
anticipation, l’expression de répétition créatrice. Ce mode de pensée
domine l’œuvre entière du Deutéro-Isaïe.

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Quelques siècles plus tard, l’Église primitive érigera ce procédé
en herméneutique et y puisera les linéaments de sa lecture typolo-
gique de l’Ancien Testament. Ce développement autorise à parler,
avec une certaine prudence, en raison de l’usage rétrospectif du
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terme, d’une interprétation du nouveau en termes de l’ancien déjà


à l’œuvre dans l’Ancien Testament.
Cette dialectique temporelle inhérente à la prophétie ne peut
manquer de rejaillir sur l’ensemble des écrits que la tradition ulté-
rieure a placés sous le titre de Thora et qui unit les récits et les lois
en cette unité indissociable que nous avons décrite dans notre
première étape. Replacée dans l’espace gravitation de la prophétie,
la Thora elle-même s’accroît d’un sens temporel nouveau. Par une
lecture à rebours, le discours prophétique arrache au discours
traditionnel un potentiel inattendu d’espérance. Inattendu, dans la
mesure où la promesse contenue dans la tradition elle-même paraît
maintenant non saturée par les accomplissements antérieurs, qu’il
s’agisse de l’installation en Canaan ou de l’établissement de la
monarchie davidique. Sous la pression de la prophétie, la promesse
apparaît essentiellement non remplie. Le récit touché par l’escha-
tologie prophétique libère un potentiel d’espérance, par-delà la
clôture de la tradition établie. La reprise typologique des figures
empruntées au récit traditionnel ne repose pas sur un autre prin-
cipe : le passé n’est pas simplement épuisé, comme le signifiaient les
prophètes de malheur, il laisse après lui un trésor, un trésor de
potentialités inépuisables. Mais il fallait la prophétie et son escha-
tologie pour déceler cet initial surplus de sens qui dormait en
quelque sorte dans le récit traditionnel.

Le temps de la Sagesse :
le quotidien et l’immémorial
Notre troisième étape nous fait traverser un ensemble d’écrits de
caractère franchement non narratif : les écrits de Sagesse. Les
commentateurs n’ont pas manqué en effet de souligner l’indépen-
dance de la Sagesse par rapport à tout récit. On pourrait en conclure

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que ces écrits tombent à l’extérieur de notre champ d’investigation.


Il n’en est rien. Car, pour être non narratifs, ces écrits n’en apportent
pas moins leur temporalité propre. Pour une lecture structurale, la
question importante est alors de comprendre comment cette tempo-
ralité spécifique affecte celle des récits, des lois et des prophéties,

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dans la mesure où ces trois sortes de textes se trouvent rassemblées
dans le même Livre. À la faveur de ce nouveau contraste entre des
écrits qui sont tous, d’une manière ou d’une autre, marqués par une
histoire passée ou à venir, les écrits de Sagesse se désintéressent de
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l’histoire, mais non point du temps. Même si, pour l’histoire de la


rédaction, nous avons affaire à des textes hétérogènes, pour une
lecture structurale, l’important est l’entrecroisement des textes dans
la lecture, et donc l’intersection des temporalités respectives de ces
textes.
Nous suivrons un parcours qui commence avec les Proverbes,
s’élève au livre de Job et se termine au Qohelet (L’Ecclésiaste). Ce
parcours nous fait traverser des temporalités de qualité différente.
Nous sommes d’abord frappés par la manière dont les Proverbes,
en dépit de leur modestie, conjoignent d’une manière singulière le
quotidien et l’immémorial. Le quotidien est celui des travaux et des
jours. Il est scandé par les maximes qui disent comment conjuguer
la droiture du cœur et le bonheur du bien-vivre. Ce temps du quoti-
dien ignore les grands événements qui font l’histoire. C’est le temps
du « tous les jours ». Ce temps sans événements ne se raconte pas.
Il se dit précisément en proverbe : « La plus petite espèce de la
sagesse » ne requiert que « la plus petite monnaie de la poésie »,
selon une expression heureuse de Paul Beauchamp. Et pourtant,
c’est à travers le quotidien que la sagesse fait paraître l’immémorial,
à savoir ce qui, étant sans âge, subsiste « depuis toujours ».
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la Sagesse, tournant appa-
remment le dos au récit, s’érige dans la position du commencement.
On connaît les nombreux textes – en particulier Proverbes 8,2-32 –
qui ont permis aux commentateurs de parler d’« hypostase » de la
Sagesse. L’immémorial, à ce stade, n’est pas seulement ce que dit
la Sagesse, mais la Sagesse elle-même dans son dire. En concevant
ainsi la Sagesse comme une et éternelle, les sages exploraient
l’ample domaine spéculatif qui leur était mitoyen avec tous les
peuples, et leur faisait partager la Sagesse avec celle des nations.
C’est sous le signe de ce partage avec la sagesse de l’Orient
ancien que la Sagesse passe du proverbe au questionnement radical.

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Aussi bien, le conseil qui prétend régir le bien-vivre se mue-t-il


inéluctablement en question, dès lors que le spectacle du monde
atteste que la pratique du bien non seulement n’engendre pas
infailliblement le bonheur, mais l’obtient rarement. Le proverbe
cède alors la place à l’énigme, dès lors que la question l’emporte sur

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le conseil. Pourquoi, demandent les sages, les méchants prospèrent-
ils et les justes souffrent-ils ? Pourquoi ? Jusques à quand ? gémis-
sent les chantres des Psaumes. Le livre de Job, bien évidemment,
est dans notre Bible le document capital de cette querelle, de ce
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procès qui affronte l’homme avec Dieu.


Mon problème n’est pas ici d’examiner si et jusqu’à quel point
le livre de Job apporte une « réponse » à la question qui le met en
mouvement. Mon problème est celui du destin de l’immémorial,
lorsque la sagesse est ainsi entraînée par le poids de la question vers
les abîmes. L’immémorial, ici, c’est la condition humaine lors-
qu’elle se heurte à ce que Karl Jaspers appelait les situations
limites : le combat, la faute, l’échec, la souffrance. Aussi changeant
que puisse être l’homme, les situations limites ont quelque chose
d’immuable, ou, pour mieux dire, de perdurable et de sempiternel.
C’est pourquoi le discours qui débat de ces énigmes est lui-même
sans âge. D’une certaine façon, tout, ici, a dès toujours été dit. C’est
ce trait qui rend ce discours étranger à tout récit. Le récit fondait
l’identité narrative d’un peuple. La sagesse s’adresse à la condition
humaine dans son caractère universel. Elle dépeint en Job un héros
de la souffrance, délié de tout lien historique avec tout peuple. Ainsi
s’adresse-t-elle à tout homme à travers et par-delà le juif.
Mais la sagesse peut prendre un autre cours que celui du livre
de Job. Avec le Qohelet, elle peut refluer vers le quotidien. Mais ce
n’est pas le même quotidien que celui des Proverbes, qui était le
quotidien d’avant la méditation sur la mort. Le quotidien du Qohelet
est le quotidien retrouvé par celui qui a regardé la mort en face et
qui a renoncé à savoir. C’est le quotidien sous le signe du non-savoir.
Rendue modeste, dépouillée de sa pompe, la sagesse est alors
tentée par l’excès d’humilité : l’homme de la sagesse du non-savoir
se sent déchargé de la responsabilité de porter sur ses épaules le
poids de l’histoire. Il est alors tenté de réduire l’espace de sa vie à
un quotidien radicalement dépourvu d’historicité : « Rien de
nouveau sous le soleil. » Nous sommes aux antipodes du narratif et
en même temps nous atteignons les marges du Livre.
Et pourtant, sortis du narratif, nous ne sommes pas sortis du
temps. D’abord, l’immémorial de la Sagesse rejoint l’antériorité

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éthique non seulement de la loi, de l’instruction, mais de la


promesse que les événements racontés mettent à l’épreuve.
L’immémorial renforce ainsi la tendance des récits traditionnels à
s’ériger en archétypes, qu’il s’agisse de l’Exode, érigé par la paré-
nèse du Deutéronome en paradigme de toutes les délivrances, ou

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qu’il s’agisse de la donation des législations successives, conden-
sées dans la figure elle aussi paradigmatique de Moïse.
L’immémorial rejoint enfin la temporalité profonde des récits de
création, plus près du mythe que de la saga, au point que certains
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exégètes ont considéré ces récits de la création et de la chute


comme des fragments de sagesse narrativisés ou, ce qui revient au
même, des récits de teneur sapientiale. Il n’est pas jusqu’au carac-
tère cumulatif des récits apparentés à la saga qui ne puisse être tenu
pour un équivalent narratif de la Sagesse en apparence sans événe-
ments. De la même manière, on peut être tenté d’attribuer la
tendance typologique, qui s’esquisse chez le second Isaïe et culmi-
nera chez les écrivains du Nouveau Testament, au travail de l’esprit
de sagesse au cœur même des récits. De toutes ces manières, l’im-
mémorial renforce tous les traits non linéaires du grand récit
jahviste. Ce qui n’est pas sans affecter la notion même d’histoire du
salut qui triomphera avec l’évangéliste Luc, et que Cullmann a cru
pouvoir projeter sur la trajectoire unilinéaire du temps.
Tel est le niveau de profondeur auquel le narratif et le non-
narratif s’entrecroisent et échangent leurs puissances respectives de
temporalisation.

L’hymne
Je ne voudrais pas conclure, sans avoir dit au moins quelques
mots du temps de l’hymne, le temps de ces Psaumes que l’Église
chrétienne a incorporés à sa liturgie, et qui ont accompagné tant de
lectures solitaires. Oui, il y a un temps des Psaumes, qui en quelque
sorte enveloppe toutes les temporalités que nous avons jusqu’ici
parcourues. Ce temps est celui du aujourd’hui et du en tous temps.
La méthode historico-critique, telle que nous la trouvons à l’œuvre
dans l’admirable ouvrage de Mowinkel The Psalms in Israel’s
Worship10, nous a appris à reconnaître la fonction cultuelle de la
récitation et du chant des Psaumes. C’est le privilège du culte de
réactualiser le salut, de réitérer la création, de remémorer l’Exode

10. Sigmund Mowinkel, The Psalms in Israel’s Worship, Oxford, Basil Blackwell, 1962.

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Paul Ricœur

et l’installation, de renouveler la proclamation de la loi, de répéter


les promesses. Cette fonction de réactualisation est marquée gram-
maticalement par le « je » et le « nous », lesquels, après avoir éven-
tuellement désigné le roi, sont devenus des places vides susceptibles
d’être occupées par quiconque, individu ou communauté, assume

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la position de l’orant. On comprend alors que la louange puisse
inclure la récitation de l’histoire épique, et que le temps de la réci-
tation puisse envelopper le temps du récit. En témoigne la clause
rhétorique, tant étudiée par les spécialistes : « Loué sois-Tu, Toi qui
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nous as tirés d’Égypte, loué sois-Tu… parce que… Tu nous as déli-


vrés. » « Je te remercie, ô Jahvé, car Tu m’as élevé… » Le Psaume
est ainsi la récapitulation, dans le temps présent du culte et de
l’oraison, de toutes les temporalités spécifiques du récit, de la loi et
des prophètes. Tout ce qui est énoncé là est réassumé dans l’énon-
ciation hymnique portée par un « je » ou par un « nous ». En parti-
culier, à l’égard du récit, c’est en faisant mémoire que l’hymne le
prend en charge et en répète la narration. Cette inclusion du récit
dans l’hymne marque l’ultime transfiguration du récit que notre
enquête puisse considérer. La répétition de la loi dans la mémoire
n’est pas d’une autre nature. C’est ce modèle d’une répétition
hymnique de la loi qu’on trouve réalisé par la parénèse du
Deutéronome : ce n’est pas un hasard si nous retrouvons là, martelé
maintes et maintes fois, le mot « aujourd’hui ». Aujourd’hui, c’est
le jour où il importe de se souvenir des commandements, principa-
lement du premier qui les contient tous. La parénèse opère ici un
redoublement, non pas de la loi dans son contenu, auquel elle
n’ajoute rien, mais de la profération et de la proclamation de la loi.
D’où le nom même de Deutéronome : loi réitérée.
Tel est le « modèle » de temporalité que peut recomposer une
lecture synchronique et intertextuelle de la Bible hébraïque. Le récit
et le temps du récit – avec leur linéarité apparente – en constituent
seulement la trame la plus visible. Mais l’enseignement de ces
récits, leur vérité pour nous aujourd’hui requièrent la médiation de
tous les autres genres littéraires et de tous les actes de discours,
entrecroisés par les textes canoniques. C’est pourquoi le projet
d’une théologie simplement narrative est une chimère. Ce qui y
serait fondamentalement méconnu, c’est d’abord l’imbrication primi-
tive du récit et de la loi dans la Thora ; c’est ensuite la dialectique
entre l’ensemble de la tradition tant prescriptive que narrative et la
prophétie, avec sa flèche eschatologique ; c’est encore l’approfon-
dissement du caractère transitoire des accomplissements historiques

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Les temps du Dieu biblique

par le temps immémorial de la sagesse ; ce qui serait enfin méconnu


– et très gravement – dans le projet d’une théologie simplement et
directement narrative, c’est la puissance de récapitulation de toutes
les figures du temps dans l’aujourd’hui de l’hymne. Pour le dire
autrement, le modèle du temps biblique repose sur la polarité entre le

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récit et l’hymne, et sur la médiation opérée entre « raconter » et
« louer » par la loi et son antériorité temporelle, par la prophétie et
son temps eschatologique, par la Sagesse et son temps immémorial.
Ce serait une nouvelle tâche de montrer comment le Kérygme
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chrétien transforme ce « modèle » du temps biblique sans l’altérer


profondément. C’en serait une autre, aussi considérable, de
reprendre au point où notre introduction critique l’a laissé le
problème irritant des ressemblances et des différences entre temps
hellénique et temps biblique. Du moins avons-nous préparé le
terrain pour une confrontation plus féconde, en montrant l’extrême
complexité, mais aussi la subtile cohérence, de ce que l’on appelle
par abréviation temps biblique.
Paul Ricœur

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