Moran - Jean Scot Érigène
Moran - Jean Scot Érigène
Moran - Jean Scot Érigène
TRADITION IDÉALISTE
ISSN 0014-2166
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à la lumière de la philosophie actuelle
1. Sur la vie d’Érigène, voir Maïeul Cappuyns, Jean Scot Érigène. Sa vie, son œuvre, sa
pensée, Louvain, Abbaye de Mont-César, 1933, passim et Dermot Moran, The Philosophy of
John Scottus Eriugena. A Study of Idealism in the Middle Ages, New York, Cambridge University
Press, 1989, pp. 35-47. Johannes Scottus signe sa dédicace épistolaire de sa traduction du
travail de Denys l’Aréopagite du nom de plume « Érigène ». Érigène corrigea et augmenta la
première traduction de Dionysius par Hilduin et enjoignait quiconque doutait de sa traduc-
tion de vérifier le grec (voir PL, CXXII.1032c).
2. Voir Mary Brennan, « Materials for the Biography of Johannes Scottus Eriugena »,
Studi Medievali, 3a serie, XXVII, 1, 1986, pp. 413-460. Le nom d’Érigène est absent des
Annales de St-Bertin, qui archivaient la vie à la cour de Charles le Chauve. Les références les
plus anciennes à son sujet sont des archives de recettes médicinales qui lui ont été attribuées.
Cependant, il y a une référence à John « l’Irlandais » chez Prudence de Troyes dans son De
Praedestinatione (851) comme un continuateur de Pélage (Pelagii … sectatorem Ioannem vide-
licet Scotum, PL, CXV 1011B), qui seul « se rendit d’Irlande en Gaule » (te solum … Galliae
transmisit Hibernia, PL, CXV 1194a). Il est cité par Pardule (comme le note Rémi) comme
« cet Irlandais, qui dans un palais royal, est appelé John » (Scotum illum qui est in palatio regis,
Joannem nomine, PL, CXXI 1052a).
3. Voir John J. Contreni, The Cathedral School of Laon from 850 to 930: Its Manuscripts
and Masters, Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-Forschung, 29, Munich,
Arbeo-Gesellschaft, 1978.
Les Études philosophiques, n° 1/2013, pp. 29-56
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aussi représenté comme un « cosmologiste » (sapiens mundi) ou « physicien »
(fisicus) menant une « enquête sur la nature » (inquisitio naturarum, PP, II,
608c), guidé par la « nature, l’enseignante elle-même » (natura ipsa magistra,
PP, II, 608d). Un Hexaemeron ou récit des six jours de la création est inclus
comme faisant partie de son enquête sur la nature. « Nature » signifie alors
non seulement la nature créée mais inclut aussi la nature divine.
Au début du dialogue, Érigène offre une nouvelle définition de la nature
comme « un nom général pour toutes les choses qui sont et toutes les choses
qui ne sont pas (Est igitur natura generale nomen, ut diximus, omnium quae
sunt et quae non sunt, PP, I, 441a), la Nature qui inclut « à la fois Dieu et
la créature » doit aussi être comprise en termes de relation dialectique entre
être et néant, une relation qui peut être décomposée en plusieurs noms dis-
tincts. Dieu et nature doivent être pensés ensemble et ne doivent pas être
considérés comme séparés l’un de l’autre (a seipsis distantia, PP, III, 678c).
En effet, la nature en tant que telle signifie à la fois la compréhension divine
comme cachée et la manifestation du divin, qui inclut aussi l’incarnation du
Verbe divin dans les mots humains. Par conséquent, la nature contient la
transcendance, l’inconnaissabilité et l’obscurité du divin aussi bien que son
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il suscita un regain d’intérêt au xiie siècle, en particulier dans les écoles
de Saint-Victor et de Chartres, partiellement au travers d’une sorte de
résumé peu subtil de son travail, Clavis physicae, préparé par Honorius
Augustodunensis8. À la suite de nombreux zigzags herméneutiques tor-
tueux au xiiie siècle, son Periphyseon devint associé à deux versions du pan-
théisme (Dieu comme forma omnium et materia omnium) prétendument
promulguées par les néoaristotéliciens Amaury de Bène et David de Dinant,
conduisant à sa condamnation par les autorités de l’Église en 1210 et
ensuite en 12259. En dépit de ces condamnations quelque peu imprécises,
le Periphyseon d’Érigène continua d’être cité avec respect par d’éminents
penseurs comme Maître Eckhart et Nicolas de Cues (bien que Nicolas de
Cues classe Érigène aux côtés de David de Dinant comme auteurs qui
doivent être seulement lus par les sages). En conséquence, Érigène devint
largement une figure oubliée jusqu’à la première édition imprimée de ses
travaux à Oxford en 1681 par Thomes Gale, un professeur de grec de
Cambridge.
Au tout début du xixe siècle, la pensée d’Érigène fut largement res-
suscitée au sein de l’idéalisme allemand qui apporta un nouvel angle sur
les doctrines spéculatives propres à Érigène. Hegel, avec une connaissance
directe des textes restreinte10, se réfère à lui dans ses Leçons sur l’histoire de
7. Voir Willemien Otten, The Anthropology of John Scottus Eriugena, Leiden, Brill, 1991.
8. P. Lucentini (éd.), Honorii Augustodunensis Clavis Physicae, Temi e Testi 21, Rome,
Storia e Letteratura, 1974. Voir S. Gersh, « Honorius Augustodunensis and Eriugena,
Remarks on the Method and Content of the Clavis physicae of Honorius Augustodunensis »,
in W. Beierwaltes (éd.), Eriugena Redivivus. Zur Wirkungeschichte seines Denkens im Mittelalter
und im Übergang zur Neuzeit, Heidelberg, Carl Winter Verlag, 1987, pp. 162-73.
9. Érigène dit que Dieu est forma omnium (PP, I, 499d) et Robert Grosseteste défend la
formule dans son De unica forma omnium (ca. 1225).
10. Hegel s’instruisit sur Érigène au travers d’une thèse doctorale d’un intellectuel
danois, Peder Hjort, Johan Scotus Erigena oder von dem Ursprung einer christlichen Philosophie
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tèrent dans les termes de leurs propres préoccupations théologiques et systé-
matiques qui incluaient l’identification de la philosophie et de la religion, et
l’idée d’une procession dynamique du divin vers l’ordre créé.
Au début de la seconde moitié du xixe siècle, les historiens de la philo-
sophie commencèrent à découvrir l’Érigène historique. Les néothomistes
eurent tendance à lire Érigène – et d’autres néoplatoniciens – en dehors
de la tradition principale de la « philosophie de l’être » (promue comme le
centre de la philosophie chrétienne par les philosophes néothomistes tels
Jacques Maritain et Étienne Gilson). Wilhem Windelband comprit Érigène
comme hypostasiant les catégories logiques, en disant qu’Érigène identifie
und ihrem heiligen Beruf (Copenhague, 1823). Hegel se réfère au livre de Hjort dans ses Leçons
sur la philosophie de l’histoire. Hjort présente Érigène comme un penseur chrétien qui pense
l’unité de la philosophie et de la religion d’une manière très haute (voir p. 37).
11. Voir Saint-René Taillandier, Scot Érigène et la philosophie scolastique, Strasbourg, 1843,
en particulier, pp. 264-265.
12. Voir Theodor Christlieb, Leben und Lehre des Johannes Scotus Erigena in ihrem
Zusammenhang mit der vorhergehenden und unter Angabe ihrer Berührungspuncte mit der neue-
ren Philosophie und Theologie, Gotha, 1860. Christlieb étudia au célèbre « Tübinger Stift »
et rédigea sa thèse doctorale sur Érigène, sous le titre Das System des Johannes Scotus Erigena
in seinem Zusammenhang mit dem Neuplatonismus, Pseudodionysius und Maximus Confessor
(1857). Son livre de 1860 est un développement de sa thèse. Après avoir servi un temps
à Londres comme pasteur et ensuite à Friedrichshafen (lac de Constance) en Allemagne,
Christlieb devint professeur de théologie à Bonn.
13. Voir W. Beierwaltes, « Zur Wirkungsgeschichte Eriugenas im deutschen Idealismus
und danach », in Eriugena. Grundzüge seines Denkens, Frankfurt, Klostermann, 1994, pp. 313-
330 et id., « The Revaluation of John Scottus Eriugena in German Idealism », in John J. O’Meara
et L. Bieler (éds.), The Mind of Eriugena, Dublin, Irish University Press, 1973, pp. 190-199.
14. J. Huber, Johannes Scotus Erigena: ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie und
Theologie im Mittelalter, Munich, Lentner, 1861 ; reprinted Hildesheim, Olms, 1960, voir
p. 285.
15. Voir W. Beierwaltes, « Das Problem des absoluten Selbstbewusstseins bei Johannes
Scotus Eriugena », in W. Beierwaltes, Platonismus in der Philosophie des Mittelalters, Wege
der Forschung 197, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969, réimpression du
Philosophisches Jahrbuch 73, 1966, pp. 264-284.
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de nombreux défis herméneutiques. Dans la suite de cet article, je veux par
conséquent explorer l’idéalisme d’Érigène en ses propres termes, en ten-
tant de saisir la nature précise de ses développements théologiques, méta-
physiques et épistémologiques. Je pense que les idéalistes allemands ont eu
raison de reconnaître Érigène comme l’un des leurs (en un sens large), et
leur manière d’articuler les idées d’Érigène est largement utile. L’explication
d’Érigène de la nature de toutes les existences comme essentiellement
immatérielles, son classement du monde apparent physique, matériel et
sensible au-dessous du niveau de l’esprit et en un sens spécifique, dépendant
de l’esprit et sa compréhension de toutes les choses comme non pas seu-
lement contenues dans l’esprit divin (et par extension dans l’esprit humain
comme imago dei), mais comme étant Dieu dans Dieu (leur être véritable
est leur être en tant qu’idées dans l’esprit divin), doivent être considérés
non seulement comme constituant un système philosophique original en
lui-même, mais aussi correctement situé au sein de la grande famille de
l’idéalisme allemand.
Interpréter un penseur antique ou médiéval à la lumière des constella-
tions conceptuelles philosophiques modernes requiert assurément l’exer-
cice d’une herméneutique prudente et une transposition imaginative. Nous
devons assurément reconnaître qu’Érigène est un penseur du ixe siècle luttant
16. Voir Wilhelm Windelband, A History of Philosophy, 2 vol., trad. James Hayden Tufts,
Londres, Macmillan, 1901, vol. 1, p. 273.
17. Voir John Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-1150): an Introduction, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1983 et son livre From the Circle of Alcuin to the School of Auxerre:
Logic, Theology and Philosophy in the Early Middle Ages, Cambridge, Cambridge University
Press, 1981.
18. Voir W. Beierwaltes, Denken des Einen. Studien zum Neoplatonismus und dessen
Wirkungsgeschichte, Francfort, Klostermann, 1985 ; Platonismus und Idealismus, Francfort,
Klostermann, 1972 et son Eriugena. Grundzüge seines Denkens, Francfort, Klostermann,
1994.
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dans la tradition néoplatonicienne chrétienne (en particulier chez Basile et
Grégoire de Nysse). L’historien français Barthélemy Hauréau (1812-1896)
trouva en Érigène « un autre Proclus, à peine chrétien22 », et Stephen Gersh
a exploré « l’influence proclusienne chez Érigène, qui bien sûr n’est pas
directe mais provient indirectement des écrits de Denys l’Aréopagite23 ».
À strictement parler, Érigène n’a pas pu directement puiser chez Platon,
Plotin, Porphyre ou Proclus, mais ses sources provenaient plutôt d’une tra-
duction latine partielle du Timée de Calcidius aussi bien que de la tradition
chrétienne platonicienne de Marius Victorinus, Augustin, Boèce (parmi les
auteurs latins) ainsi que Grégoire de Nysse, Basile, Denys l’Aréopagite et
Maxime le Confesseur, pour la tradition grecque chrétienne. Sa découverte
capitale de la compréhension de la transcendance divine advint lorsqu’il
traduisit le Corpus Dionysii, dont le manuscrit vénéré avait été présenté au
roi de France Louis le Pieux par l’empereur byzantin Michel le Bègue24. Il
19. Voir Cora Lutz (éd.), Iohannis Scotti Annotationes in Marcianum, Cambridge, MA,
Medieval Academy of America, 1939. Une nouvelle édition est nécessaire.
20. Érigène avait accès à un fragment du Timée de Platon dans la traduction de Calcidius
et au traité pseudoaugustinien Categoriae decem.
21. M. Téchert, « Le plotinisme dans le système de J. Scot Érigène », Revue néoscolastique de
philosophie 28, 1927, pp. 28-68.
22. Voir Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, Part 1 : De Charlemagne à la fin du
xiie siècle (1872), p. 151 qui décrit Érigène comme « cet autre Proclus, à peine chrétien, qui,
par ses discours naïvement profanes, causera tant d’agitation dans l’école, dans l’Église ;
qui sèmera tant de vents et recueillera tant de tempêtes, mais aura le courage de les braver ;
qui ne fondera pas, comme saint Thomas, une école longtemps prospère, longtemps fréquen-
tée, mais qui, du moins, aura la gloire d’avoir, au ixe siècle, devancé Bruno, Yanini, Spinoza,
Schelling et Hegel... ».
23. Voir S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, Leiden, Brill, 1978.
24. Sur la traduction de Denys par Érigène, voir M. Harrington, A Thirteenth-Century
Textbook of Mystical Theology at the University of Paris, Dallas Medieval Texts and Translations,
Louvain, Peeters, 2004, 22 sq. Harrington souligne (p. 24) qu’en traduisant Denys, Érigène
effectue quelques modifications – y compris en exprimant la fusion de l’esprit avec Dieu
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prendre sa physiologia à la fois selon ses propres termes et selon la manière
dont il s’occupe de nos intérêts actuels.
comme une theoria ou une speculatio plutôt que comme un torrent ou une interaction avec la
théophanie divine ou le rayon divin (voir PL, CXXII 1116c). Voir aussi René Roques, Libres
sentiers vers l’érigénisme, Lessico intellettuale europeo, IX, Rome, Ateneo, 1975.
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causes primordiales des existants et en se créant pour ainsi dire elle-même, la Nature
divine commence alors à se connaître elle-même dans quelque chose. (PP, III,
689a-b ; Bertin, vol. 3, pp. 184-185.)
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de lumière vers l’extérieur dans toutes les directions. Toute la nature – y
compris et particulièrement la nature divine – est conçue comme l’expres-
sion de soi, l’articulation de soi ou l’explication de soi de l’esprit divin qui
même dans sa sortie et son retour jamais ne s’écarte (excepté dans les termes
de la croyance humaine à son propos et du monde, caractérisé religieu-
sement comme « la Chute ») du royaume de l’esprit divin. C’est la façon
la plus profonde de concevoir le « Verbe » (verbum, logos) au cœur de la
divinité. Sortant de cette obscurité infinie d’ignorance de soi et inconnais-
sance, provient le Verbe divin ou la divine lumière qui est l’expression de
soi de l’Un, le caché devenant manifeste. La divine expression de soi est
présentée comme provoquant non pas seulement la manifestation de soi
du divin, mais, en particulier dans le livre trois du Periphyseon, le mou-
vement du non-être à l’être lui-même. Cette expression de soi est en même
temps l’avènement d’un genre de connaissance de soi de l’Un qui dans sa
plus grande inconnaissabilité reste dans l’ignorance de soi. C’est aussi ce
qui engendre l’univers créé :
Puisque le Fils de Dieu est à la fois Verbe, Raison et Cause, il n’est donc pas
déraisonnable d’affirmer que la Raison (creatrix ratio) et la Cause créatrice de l’uni-
vers créé, à la fois absolument simple et infiniment multiple en soi, c’est le Verbe
de Dieu ; et, si nous inversons la proposition : Le Verbe de Dieu, qui est à la fois
absolument simple et infiniment multiple en soi (simplex et in se infinite multiplex),
est la Raison et la Cause créatrice de l’univers créé (universitatis conditae). Le Verbe
de Dieu est simple, car la totalité des existants forme en Lui une unité indivisible
et indissociable ; ou plutôt, le Verbe de Dieu est Lui-même l’unité indivisible et
indissociable de tous les existants, car il est Lui-même tous les existants (quoniam
ipsum omnia est). Mais c’est à juste titre que nous pouvons aussi considérer le Verbe
de Dieu comme multiple, parce que le Verbe de Dieu se diffuse à l’infini (diffusio)
à travers tous les existants, et parce que c’est cette diffusion même qui fait subsister
tous les existants. (PP, III, 642c-d ; Bertin 3 : 104.)
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C’est une version de l’idée selon laquelle toutes choses sont une en Dieu
et aussi que Dieu, en tant que bon, est diffusé au travers de toutes choses.
Selon une tradition ancienne déjà articulée dans les Lois de Platon et
développée chez Proclus, Érigène conçoit le Dieu infini comme conte-
nant toutes choses comme « le début/principe, le milieu et la fin » (prin-
cipium et medium et finis, PP, I, 451d) de toutes choses25. L’épanchement
divin conduit toutes les choses à l’être, et ces choses sont compénétrées de
divinité. Ainsi, en empruntant une image à Maxime dans son Ambigua
(PG, XCI, 1076a-1088d), Érigène dit que de même que l’air se manifeste
comme la lumière et ne peut pas être distingué d’elle, de même la nature
humaine illuminée par Dieu brille seulement comme Dieu (PP, I, 450a-b).
En effet, chaque anneau dans la chaîne de la nature créée, lorsqu’il est illu-
miné par le divin, reçoit le divin à sa manière (toutes les choses sont reçues
selon la manière dont elles sont reçues). Chaque être créé est pleinement
illuminé par le divin afin – tout en conservant mystérieusement sa propre
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ainsi :
De même donc que tout l’air semble devenu lumière et que tout le fer liquéfié,
comme nous l’avons déjà dit, semble devenu igné, voire semble devenu feu lui-
même, nonobstant la conservation de leurs substances (substantiis) respectives, de
même une intelligence sensée doit admettre qu’après la fin de ce monde toute nature,
corporelle ou incorporelle, semblera devenue Dieu seul (solus deus esse videbitur),
tout en conservant l’intégrité de sa nature (naturae integritate permanente), de telle
sorte que Dieu, qui en Lui-même est inconnaissable, deviendra en quelque sorte
(quodam modo) connaissable dans la créature, tandis que la créature elle-même sera
transformée par un miracle ineffable en Dieu (in deum uertatur)… (PP, I, 451b ;
Bertin 1 : 79-80.)
Dieu se manifeste Lui-même en toutes choses en tant que ces choses. Plus
tard, Nicolas de Cues tentera d’exprimer cette résidence dans les choses
créées plus précisément en distinguant entre l’essence absolue et l’essence
« contractée » des choses (voir De docta ignorancia II, iv, 15) – Dieu est ce
que sont les choses créées mais sans pluralité ou différence.
Le plus haut mystère, pour Érigène, est la manifestation de soi du divin
à partir de sa propre obscurité intérieure et de son non-être. La manifes-
tation du divin intervient dans des « théophanies » (theophaniae), qui sont
des apparences appropriées et proportionnées à chaque degré de l’échelle des
natures créées. Dès l’ouverture du livre I du Periphyseon, Érigène définit la
théophanie comme une manifestation de soi du divin (theophania, hoc est
dei apparitio, PP, I, 446d). Une théophanie (en grec : θεοφάνια – parfois
translittéré par Érigène theophania) doit aussi être reçue – et appréciée –
par un esprit contemplatif, par une contemplation (contemplatio intellectus,
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θεωρία). Érigène soutient que toute réalité est comprise dans l’esprit divin :
« toutes les choses sont contenues dans l’esprit divin » (PP, V, 925a). Pour
Érigène, Denys (en suivant saint Paul) et même saint Ambroise de Milan
confirment que toutes les choses sont « en Dieu ». Leur être est leur être
connu par Dieu :
Car qu’est-ce que tous les existants sont d’autre, sinon leur connaissance dans
l’Intelligence divine ? (Quid enim aliud omnia sunt, nisi eorum in divino animo scien-
tia, PP, V, 925b, Bertin 5 : 100.)
Les essences de toutes choses sont les « idées » (ideai) de ces choses en Dieu,
où elles sont toutes une sans différence. De plus, la nature humaine, qui est en
essence l’esprit humain, est aussi essentiellement définie comme une « idée »
ou une « notion » (notio) dans l’esprit de Dieu : « l’homme est une notion
intellectuelle créée de toute éternité dans l’Intelligence divine » (homo est
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notio quaedam intellectualis in mente divina aeternaliter facta, PP, IV, 768b,
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Bertin 4 : 93)26. L’esprit humain est fait à l’image de l’esprit divin. Selon les
mots de Maximus dans son Ambigua ad Iohannem, traduit par Érigène, Dieu
et la nature humaine sont les paradigmes l’un de l’autre (Dicunt enim inter se
invicem paradigmata Deum et hominem, PL, CXXII. 1220a ; CCSG 18 : 48).
Ainsi, toutes les choses créées doivent être dites contenues non seulement
dans l’esprit divin, mais aussi dans l’esprit humain d’avant la chute, puisque
l’esprit humain est le officina omnium (PP, II, 530d ; IV, 755b ; V, 893c),
l’atelier de toutes les choses. Le Logos est à la fois la Seconde Personne de la
Trinité et s’incarne également en être humain. L’esprit humain pénètre aussi
en quelque manière toute la création. En un sens, il n’y a pas de monde sans
le déploiement de l’esprit humain ; il n’y a assurément pas d’ordre tempo-
rel ou spatial dans la participation humaine à l’ordre cosmique. La nature
humaine, s’il n’y avait pas eu la Chute, aurait gouverné l’univers (PP, IV,
782c). De façon similaire, la nature humaine parfaite se serait réjouie de
l’omniscience et d’autres attributs dont jouit Dieu. De même que Dieu
est infini et sans limites, la nature humaine est indéfinissable et incompré-
hensible et ouverte à la possibilité infinie et à la perfectibilité (PP, V, 919c). La
transcendance et l’immanence de Dieu sont reflétées dans la transcendance
et l’immanence humaine par rapport à son monde (IV, 759a-b). La Chute
est interprétée par Érigène comme la descente de l’intellect dans les sens :
l’intellectus est distrait par la volupté de la sensibilité (aesthesis). Érigène suit
l’interprétation de Grégoire de Nysse selon laquelle la différence sexuelle est
une conséquence de la Chute et n’est pas une caractéristique qui définit la
nature humaine. L’être humain parfait n’est ni mâle ni femelle, de même
qu’« en le Christ il n’y a ni mâle ni femelle ». (PP, IV, 795a.) De plus, l’esprit
humain se connaît aussi lui-même dans une sorte d’engendrement de soi :
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le flot temporel corrupteur et les lieux apparents restreints de ce monde ne
font pas partie du dessein originel de Dieu, mais se sont imposés dans notre
monde humain au travers de différents genres d’ignorance de soi – dans ce
cas, l’ignorance humaine de sa vraie nature. Le but de la philosophie est de
surmonter cette basse ignorance de soi et la remplacer par une haute « igno-
rance divine », celle qui reconnaît l’infinité et l’ineffabilité du divin et son
immanence immédiate en toutes choses comme l’essentia omnium.
En expliquant la dialectique de la relation entre connaissance humaine,
connaissance divine et ignorance, Érigène pense même la réalité comme
constituée par des esprits communicants, en particulier la communication
entre les membres de la Trinité, mais aussi entre le divin et l’humain (c’est
seulement à propos d’humains et non pas des anges que l’on dit qu’ils sont
faits à l’image et à la ressemblance de Dieu). En effet, Érigène envisage la
condition de l’après-résurrection comme celle dans laquelle les humains
ressuscités conversent avec la divinité au sujet des « principes des choses
visibles » (PP, IV, 843b).
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vers le néant à travers les créatures.
Bien qu’il mette l’accent sur l’accord fondamental entre les Pères chrétiens,
Érigène favorise cependant les versions grecques par rapport aux versions
latines des doctrines théologiques. Il estime en particulier les écrits spiri-
tuels énigmatiques de Denys l’Aréopagite, qu’il appelle summus theologus,
sanctus Dionysius, magnus Dionysius Areopagita (PP, III, 644a), praeclaris-
simus episcopus Athenarum (PP, III, 644b). Érigène est totalement conquis
par la vision de Denys. Il reconnaît que le discours de l’Aréopagite selon sa
« manière compliquée et déformée » (more suo perplexe yperbaticeque dis-
putat, PP, I, 509c) est « obscur » (abstrusus) et « difficile » (difficilis). Pour
Érigène, la caractéristique principale de cette tradition théologique est son
accent sur Dieu comme « être supérieur » dans la mesure où Dieu pourrait
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être signifiée à proprement parler par aucun verbe et par aucun nom, ni par aucun
autre son sensible, ni non plus par aucune propriété signifiée par ceux-ci ? Et tu l’as
admis. Car ce n’est pas au sens propre, mais c’est au sens figuré (Non enim proprie
sed translatiue) qu’on l’appelle Essence, Vérité, Sagesse, et autres noms de ce type ;
en revanche, c’est au sens propre qu’on l’appelle Suressence (superessentialis), plus-
que‑vérité, plus-que-sagesse, etc. Mais ces noms ne semblent-ils pas alors corres-
pondre en quelque sorte à des noms propres (propria nomina) ? Car si on ne l’appelle
pas Essence au sens propre, en revanche, on l’appelle bel et bien Suressence au sens
propre (proprie) ; de même, si on ne l’appelle pas Vérité ou Sagesse au sens propre, en
revanche, on l’appelle bel et bien plus-que-Vérité et plus-que-Sagesse au sens propre.
La Nature divine n’est donc pas dépourvue de noms propres. Car quoique chez les
Latins ces noms ne soient pas habituellement formulés sous une intonation unique
(sub uno accentu) ni sous une teneur de composition unique, à l’exception du mot
suressentiel (superessentialis), ces noms sont pourtant formulés par les Grecs sous une
teneur composée unique. (PP, I, 460c-461a ; Bertin 1 : 94.)
27. Voir aussi PP, I, 516c ; III, 644b, V, 903c, Patrologia Latina CXXII, 1046b-c ; voir
aussi John Scottus, Expositiones in Ierarchiam Coelestem II, 1083, éd. J. Barbet, CCCM 31,
Turnhout, Brepols, 1975, p. 49.
28. Maxime le Confesseur commente aussi la phrase de Denys dans Amb. 6 (CCSG 18,
p. 94, l. 1448-9), un passage bien connu d’Érigène qui traduisit l’Ambigua.
29. Voir Jean Scot, Homélie sur le Prologue de Jean, SC 151, Paris, Éditions du Cerf, 1969,
Appendix ii, 323-326. L’article grec défini « ἡ » avant « θεότης » ne peut pas être rendu en
latin. Dans Expositiones, Érigène donne une autre version : esse omnium est divinitas quae
plus est quam esse. Ailleurs, il rend ἡ ὑπὲρ τὸ εἶναι θεότης par superessentialis divinitas (Hom.
289b) : esse omnium est superessentialis divinitas. Superessentialis est bien sûr la traduction de
ὑπερουσιότης de Denys. Ces traductions variées ont conduit Dondaine à souligner le soin
avec lequel Érigène a amélioré ses traductions pour prendre la mesure exacte de l’influence de
la théologie de Denys.
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42 Dermot Moran
Pour Érigène, des termes comme superessentialis composent les deux genres
de la théologie – la positive et la négative – puisqu’ils semblent positifs en
apparence, mais leur sens a « la force du négatif » (virtus abdicativae, PP, I,
462c). Ces termes contiennent la dialectique de celui qui semble affirmer et
à la fois nier, et par conséquent participe de la dialectique de la connaissance
et de l’ignorance. Le point principal est que Dieu ne doit pas être compris
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comme « être » (esse) ou « essence » (essentia) mais comme « plus que essen-
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tia » ou « au-dessus de l’essence ». Comme Érigène le souligne, cette pensée
n’est pas étrangère à la tradition latine : Augustin et Boèce insistent tous deux
sur le fait que les catégories d’Aristote ne s’appliquent pas proprie à Dieu. De
plus, Aristote – « le plus sagace des Grecs » – considérait que les catégories
s’appliquaient seulement à l’univers créé :
Aristote, le plus sagace d’entre les Grecs, dit-on, et inventeur de la méthode
consistant à différencier les réalités naturelles (naturalium rerum), classa les innom-
brables variétés de toutes les réalités postérieures à Dieu et créées par Dieu en dix
genres universels, qu’il appela les dix Catégories, c’est-à-dire les dix prédicaments.
Car, selon lui, on ne peut rien découvrir dans la multitude des réalités créées et dans
les divers mouvements des esprits, qu’on ne puisse ranger dans l’un de ces genres.
(PP, I, 463a ; Bertin 1 : 97-8.)
30. Augustin, De Trinitate V.2.3 ; La Trinité (livres I-VII), traduction et notes par
M. Meillet et Th. Camelot, Œuvres de saint Augustin 15, Bibliothèque augustinienne, Paris,
Desclée de Brouwer, 1955, p. 429.
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Boèce dans son De Trinitate IV (un texte dont Érigène était familier) était
plus explicite sur le fait que Dieu n’est pas substance au sens normal des
catégories :
Il y a dans l’ensemble des dix catégories tout ce qui peut être universellement
prédiqué de toutes les choses, à savoir, substance, qualité, quantité… Mais lorsque
l’on applique celles-ci à la prédication de Dieu, toutes les choses qui peuvent être
prédiquées (quae praedicari) sont changées… Car quand nous disons « Dieu » (deus)
nous semblons en effet signifier une substance ; mais elle est telle en tant que sur-
substantielle (quae sit ultra substantiam)31.
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ignorance est la sagesse véritable » (qui melius nesciendo scitur, cuius ignoran-
tia vera est sapientia, PP, I, 510b)32. Et pour Augustin et pour Boèce, Dieu
n’est pas saisi en vérité par la catégorie de substance. Mais la lecture d’Érigène
des catégories est plus profondément marquée par Maxime le Confesseur,
qui les considère comme s’appliquant seulement au monde créé. Érigène est
clair : tout ce qui est substance est fini et sujet aux accidents. Mais Dieu n’a
pas d’accidents, donc Dieu n’est pas une substance :
Car la substance qui occupe le premier rang parmi les Catégories est une subs-
tance finie et sujette aux accidents, alors que l’essence universelle ne tolère pas en elle
le moindre accident (universalis essentia nullum in se accidens recipit). (PP, II, 597a ;
Bertin 2 : 387-88.)
Car lorsqu’on déclare : Dieu est Suressence, on ne me laisse entendre rien d’autre
qu’une négation de l’essence. (Nam cum dicitur : Superessentialis est, nil aliud mihi
datur intelligi quam negatio essentiae, PP, I, 462b ; Bertin 1 : 96).
Dieu n’est « ni ceci ni cela ni quoi que ce soit » (nec hoc nec illud nec ullum
ille est, PP, I, 510c). De plus, ce « non-être » est lui-même l’être de toutes les
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choses créées. Le premier principe divin est mieux compris comme un néant,
qui au travers d’un acte de négation de soi amène lui-même à l’être.
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connaissable par Lui-même, alors que le Dieu infini sait qu’il transcende l’ensemble
du fini et de l’Infini, et que le Dieu infini sait qu’il subsiste au-delà de la finitude
et de l’Infinitude ? (Cum se cognoscat super omne finitum et infinitum et finitatem et
infinitatem, PP, II, 589b ; Bertin 2 : 375.)
En effet, il est même meilleur pour Dieu de connaître qu’Il est « séparé de »
(remotus) toutes les choses plutôt qu’Il est dans toutes choses (PP, II, 598a).
Dieu « surpasse » (superat) chaque essence (PP, II, 599c). La tentative pour
penser ce premier principe inconnu et transcendant conduit à une explica-
tion extraordinaire à la fois de l’immanence de ce principe dans ce monde et
aussi de la manière dont la nature humaine imite le divin à la fois en termes
d’être et de non-être, connaissance et ignorance.
La nature divine doit être considérée comme « néant » (nihil) en rai-
son de l’« excellence de la suressentialité divine » (divinae superessentialitatis
excellentia, PP, III, 634b). Dieu est dit être néant en raison de son « ineffable
excellence » (ineffabilis excellentia) et « incompréhensible infinité » (incom-
prehensibilis infinitas, PP, III, 634b). Dieu est dit ne pas être parce qu’il est
au-delà de toute connaissance et d’être à cause de son infinité. C’est à cause
de son infinité que Dieu est inconnu même à lui-même – pour ce qui est de
ce qu’Il est, bien qu’Il sache qu’Il est.
« Néant » s’exprime d’abord comme bonté et ensuite comme être (en
suivant une certaine séquence de théophanies). Érigène, invoquant expli-
citement l’autorité de Denys l’Aréopagite, pense le Bon, qui est antérieur à
l’être, comme responsable du mouvement du non-être à l’être :
Si le Créateur a donc éduit tous les existants du néant à l’être par sa Bonté, le
concept de Bonté en soi précède nécessairement le concept d’Être en soi. Car ce
n’est pas le Bien qui a été produit par l’Être, mais l’Être qui a été produit par le Bien.
(Non enim per essentiam introducta est bonitas sed per bonitatem introducta est essentia,
PP, III, 627d ; Bertin 3 : 80.)
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L’idée d’Érigène est que la nature divine en elle-même n’a pas de relation
en dehors d’elle-même, et est manquante dans tous les accidents (omni acci-
denti carens, PP, II, 588c et PP, II, 599c). Ce n’est que lorsqu’il se mani-
feste lui-même comme bonté qu’il devient le Créateur Dieu. La bonté, pour
Érigène, est liée à la fonction créative, la diffusion de soi, qui est elle-même
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comprise comme un discours du Verbe. Érigène offre une étymologie du
terme « bonté » (bonitas) à partir du grec βοῶ signifiant « Je crie » (hoc est
clamo, PP, II, 580c).
Dieu crée à travers l’acte d’énoncer le Verbe, et le Verbe contient les
éternelles « Causes Premières » (causae primordiales, PP, II, 616c)33, qui
elles-mêmes produisent les « effets créés » en des lieux et temps spécifiques
(« éternité en elle-même », aeternitas per se ipsam, est l’une des causes primor-
diales). En effet, selon Érigène, « la véritable substance de chaque créature
est sa raison, pré-connue et pré-créée dans les causes primordiales » (PP, II,
582c)34. Même le temps a sa « raison » (ratio) dans l’esprit divin. Cette « sor-
tie » (πρόοδος, exitus) part du genre le plus haut vers les espèces et individus
les plus bas, culminant dans le plus bas niveau de la matière informée (mate-
ria informis), qui est « proche du rien » (prope nihil). Invoquant l’imagerie
typiquement néoplatonicienne, Érigène compare la bonté à une rivière qui
s’écoule d’elle-même partout (PP, III, 632c), « descendant selon les degrés
naturels » (per naturales descensiones gradusque, PP, III, 630b). La « fécon-
dité ineffable et surnaturelle de la bonté divine » (ineffabilis ac supernaturalis
divinae bonitatis foecunditas, PP, II, 611b), en une « diffusion inépuisable »
(inexhausta diffusio) et « simple multiplication » (simplex multiplicatio,
PP, III, 632d) s’étend « d’elle-même en elle-même vers elle-même » (a se
ipsa in se ipsa ad se ipsam, PP, III, 632d). Cette divinité suressentielle crée
– au sens où elle se manifeste elle-même comme – le « Dieu en lui-même »
(bonitas per se ipsam), qui à son tour amène les êtres à l’existence (ou l’es-
sence), et de là génère « par une opération gnostique » (gnostica operatione,
PP, II, 581b) la hiérarchie entière des êtres créés selon leur ordre et leur
rang (genres, espèces et individus). Selon cette division cosmique (πρόοδος),
46 Dermot Moran
nous commençons avec le genre le plus général et nous allons vers le plus
bas niveau ou infima species. Il est remarquable qu’Érigène pense que la créa-
tion originale se déroule d’une manière intemporelle. Il postule en effet deux
genres de temps : un temps immuable – une raison ou ratio dans un esprit
divin – et un temps corrompu (PP, V, 906a).
Dans cette création ou manifestation de soi, Érigène souligne la manière
dynamique avec laquelle la divinité cachée devient manifeste et qu’elle est
aussi comprise selon les termes de la procession de la Trinité (voir PP, II,
612a sq.)35. De plus, cette création automanifestante s’explique non pas
seulement en termes néoplatoniciens de sortie et descente mais aussi par
la plus haute manière intellectuelle comme auto-intellection. Érigène
comprend Dieu comme un néant transcendant ou un non-être « au-dessus
de ce qui est et n’est pas », dont le premier acte est sa propre autoexplica-
tion ou création, son mouvement du non-être suressentiel vers l’être mani-
feste. Ainsi dans le livre III du Periphyseon, comme nous l’avons dit plus
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haut, Érigène répète l’idée selon laquelle la nature divine se crée elle-même
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(PP, III, 689a-b).
La création est définie par Nutritor comme « manifestation dans un
autre » (creatio, hoc est in aliquo manifestatio, PP, I, 455b), ce qui dans
ce cas signifie manifestation de soi-même dans un autre. La création
essentielle en tant que manifestation est elle-même une theophania ou
une manifestation divine. La création de soi de Dieu est sa manifestation
de soi ou externalisation de soi, son épuisement de sa propre obscurité
transcendante et divine ignorance ou non-connaissance dans le devenir
du principe de l’être et de la lumière. La création de soi de Dieu donne
naissance à la connaissance de soi de Dieu, qui à son tour génère son
être manifeste. Alors que la création de soi divine en elle-même n’est pas
explicitement une thèse idéaliste, Érigène, en des termes adaptés à partir
de l’explication par saint Augustin de la connaissance de soi, comprend
le mouvement du non-être à l’être comme un mouvement de la nature
divine en l’esprit. L’intellect est premier par rapport à l’être. La lumière
divine de la connaissance est une lumière incompréhensible qui ne devient
manifeste que dans ce qui le reflète. L’esprit divin se crée lui-même dans
sa tentative pour en venir à la connaissance de soi. Incidemment, selon
sa conception de la création, Érigène est tout à fait heureux de dire que
dans La Trinité, le Père est la « cause » de la naissance du fils (pater causa
nascentis de se filii, PP, II, 613a). Mais ce n’est pas comme si le divin
était dit exister prioritairement par rapport à l’esprit, il est plutôt le non-
être totalement incompréhensible avant d’en venir à la saisie de soi (et
la non-compréhension de soi). La saisie de soi divine chez Érigène n’est
jamais une compréhension de soi complète parce que l’infini ne peut être
35. Selon les termes de la théologie négative d’Érigène, les noms divins Père, Fils et
Esprit appartiennent à la théologie affirmative. À strictement parler, Dieu est « plus que la
Trinité » (plus quam trinitas, PP, II, 614c).
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Selon Érigène, ce ne sont pas seulement les humains qui sont ignorants de
l’essence de Dieu, mais Dieu également a une sorte d’ignorance divine, une
ignorance de sa propre nature infinie. L’infinité de Dieu est telle qu’Il sait
qu’Il est, mais non pas Ce qu’il est, Son essence est inépuisable, même pour
lui-même.
La création de soi de Dieu fait un avec la création de toutes les choses
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autres que Dieu. Toutes les créatures sont des manifestations divines, des
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théophanies :
… toute créature sensible ou intelligible peut être appelée une théophanie,
c’est-à-dire une apparition divine. (PP, III, 681a, Bertin 3 : 171 ; voir aussi PP, I,
446d.)
La création comme un tout et l’être réel de toutes les choses est un produit des
volontés de l’esprit divin (θεία θελήματα, divinae voluntates, PP, II, 529b ;
II, 616a). Ces volontés sont des apparitions divines ou des théophanies, et
elles sont aussi des « principes » (principia) ou ἰδέαι (PP, II, 529b). L’être
de Dieu est donc l’essence de toutes les choses. La véritable nature de toutes
les choses est leur essence immatérielle dans la nature divine. La réalité est
la manifestation de soi de la pensée divine. Dieu doit être, selon les mots de
saint Paul « tout dans tout » (Deus erit omnia in omnibus, τὰ πάντα ἐν πᾶσιν,
I Cor. 15 : 28 ; voir PP, V, 935c). Cette diffusion et manifestation de soi de
la bonté divine transcendante prend la forme d’un mouvement cyclique par-
tant d’elle-même vers les natures et les essences puis revenant en elle-même.
Dans les trois premiers livres du Periphyseon, Érigène se concentre sur le mou-
vement vers l’extérieur, l’exitus (ou πρόοδος) qui est précisément un mou-
vement à partir de l’infini, l’inconnu, le caché, le transcendant, l’atemporel, le
purement spirituel vers le fini, l’immanent, le temporel, le monde matériel :
Car tout ce que l’on peut concevoir par l’intelligence ou percevoir par les sens
n’est rien d’autre que (nihil aliud est) l’apparition de ce qui est non apparent, la
manifestation de ce qui est caché, l’affirmation de ce qui est nié, la compréhension
de l’incompréhensible, la profération de l’ineffable, l’accès de l’inaccessible, l’intel-
ligibilité du non intelligible, la corporalisation de l’incorporel, l’essentialisation du
suressentiel, la formalisation de l’informel, la mensuration de l’incommensurable, la
numération de l’innombrable, la pondérabilité de l’impondérable, la matérialisation
du spirituel (spiritualis incrassatio), la visibilité de l’invisible, la localisation de ce
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L’accent dans ce mouvement est sur le principe transcendant qui est repensé
en tant qu’immanent dans le monde. Alors qu’Augustin avait caractérisé Dieu
comme « esprit » (spiritus) dans son De Trinitate, avec Sa propre connaissance
de soi et Son intellection de soi, Érigène met également l’accent sur le fait
que l’esprit doit aussi se transformer dans son opposé, c’est-à-dire la matière.
L’obscurité divine devient lumière, le suressentiel devient essence, le spirituel
devient matériel (spiritualis incrassatio)37.
Le mouvement cosmique dynamique d’aller-retour descendant depuis
l’Un est présent en des termes allégoriques dans l’histoire chrétienne de la
Création-Chute-Rédemption donnée dans la Genèse. À l’origine, les humains
étaient « un avec l’Un » et dans leur état de chute, leur but est d’être à nouveau
réunis avec Dieu, y compris jusqu’à la déification (deificatio ou θέωσις), une
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notion rare dans les livres latins comme le reconnaît Érigène (PP, V, 1015c),
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bien qu’il croie que cela soit impliqué par saint Ambroise, mais notion qui fut
une partie centrale de la chrétienté grecque38. Dans une prière magnifique du
livre III du Periphyseon, Érigène demande à Dieu qui a donné la nature d’ac-
corder aussi la grâce pour sauver les mortels de l’ignorance et des erreurs « et
briser les nuages de rêves vides (nubes vanarum phantasiarum) qui empêchent
l’œil de l’esprit (acies mentis) » de contempler Dieu et de les conduire chez
eux en Dieu, le bien suressentiel le plus élevé (summum bonum superessentiale,
PP, III, 650b). Ainsi la bonté, alors qu’elle est au-dessus de l’être, doit être
comprise comme traversant avec intellection, puisque la bonté est comprise
comme la possession de la bonne volonté, et ses volontés sont les choses qui
sont créées. Comprendre la bonté comme donnant naissance à l’être est déjà
voir l’esprit au cœur du procès cosmique.
36. Nicolas de Cues reconnut la puissance de cette phrase nihil aliud, si bien qu’il l’utilise
comme le nom de Dieu Lui-même dans son De li non Aliud. Voir Jasper Hopkins, Nicholas
of Cusa on God as Not-Other: a Translation and Appraisal of De Li Non Aliud, Minneapolis,
Banning Press, 1983. Érigène est par ailleurs satisfait du nom Nihilum dont il considère qu’il
s’agit d’une désignation scripturaire commune pour Dieu.
37. Le terme incrassatio signifiant « épaississement » ou « alourdissement » est post-
classique et se trouve chez Tertulien et dans les Confessions VII, 1, 1, lorsqu’Augustin parle de
« Ego itaque incrassatus corde ».
38. Voir M. Lot-Borodine, « La Doctrine de la déification dans l’Église grecque », Revue
d’histoire des religions, 105, 1932, pp. 5-43.
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laquelle Érigène signifie l’art de la division (divisio) d’un genre en espèce et ulti-
mement en individus, et de recollection des individus en leurs espèces et leurs
genres. La nature est le summum genus, le γενικότατον γένος de Maxime le
Confesseur qu’il traduit par generalissimum genus39. Le genre suprême est une
réalité tout autant que les genres variés intermédiaires et les rangs des espèces
et individus au sein de ces espèces. De plus, il trouve un appui scripturaire à
l’idée selon laquelle la nature entière est élaborée dialectiquement du genre aux
individus à travers les espèces dans la version de la Vulgate de la Genèse I, 24
qu’il cite en PP, IV, 748d (au lieu de l’habituel Septante)40.
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paroles suivantes : « Qu’elle produise les bestiaux, les bestioles qui rampent sur le
sol et les bêtes sauvages selon leurs espèces propres (secundum species suas). » (PP, IV,
748d-749a ; Bertin 4 : 61.)
Érigène est explicite sur le fait que sa dialectique n’est pas seulement une
procédure logique en l’esprit mais appartient à la nature des choses, natura
rerum :
Nous pouvons en conclure que cet art, qui divise les genres en espèces, et qui
résout les espèces dans les genres, que l’on appelle la dialectique (διαλεκτική), n’a
pas été inventé par des machinations humaines (non ab humanis machinationibus),
mais cet art a été créé dans la nature même des choses (sed in natura rerum) par
l’auteur de tous les arts, qui sont des arts véritables, et cet art de la dialectique a été
découvert par les philosophes, qui ont pris l’habitude de l’utiliser pour pratiquer un
examen approfondi de la nature même des choses. (PP, IV, 749a ; Bertin 4 : 61-2.)
39. Maximus, Ambigua ad Iohannem VI, 1387-99, CCSG 18, p. 92 ; PG, 91, 1177b-c.
40. Voir Iohannis Scotti Eriugenae Periphyseon IV, E. Jeauneau (éd.), Scriptores Latini
Hiberniae 13, Dublin, Institute for Advanced Studies, 1995, p. 283, n. 21.
41. W. Beierwaltes, « Sprache und Sache. Reflexionen zu Eriugenas Einschätzung von
Leistung und Funktion der Sprache », in Eriugena. Grundzüge seines Denkens, p. 69 : « Es ist
Eriugenas Überzeugung, daß Dialektik nicht primär ein menschlicher Entwurf ist, sondern
daß sie im Sein selbst gründet. Sein ist also von einer dialektischen Struktur bestimmt, die in
die Dialektik als Methode adäquat ubersetzbar ist. »
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cachée. Tandis que l’aspect caché, mystique du divin ne peut recevoir de
nom, il n’y a aucun doute sur le fait que la manifestation de soi de la créa-
tion, le déploiement de soi du divin est tel que le cosmos tout entier est une
expression de l’esprit divin et de la volonté divine.
42. Le premier texte augustinien mentionné par Érigène dans le Periphyseon fait réfé-
rence à cet ouvrage (cf. De Genesi ad litteram IV, 24, 41-32, 50) et se réfère à la manière dont
les intellects angéliques furent créés en premier dans l’ordre de l’excellence plutôt que dans
l’ordre du temps. Par conséquent, l’intellect angélique contemple les causes primordiales (PP,
I, 446a).
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partir de rien signifie ne devoir son être entier et sa nature à rien d’autre que
Dieu. En accord avec un platonisme chrétien, les choses sont réductibles à
leur être en Dieu. Dieu est l’unique source de toutes les choses et toutes les
choses sont réellement identiques à leurs idées immatérielles éternelles dans
l’esprit de Dieu. De plus, leur être en Dieu n’est pas autre chose que leur être
Dieu puisque Dieu est simple et ne contient pas de division ou distinction.
Toutes choses en Dieu sont Dieu, point sur lequel Nicolas de Cues insistera
plus tard43.
Conformément à cette explication profonde de l’immanence du divin
dans toutes choses, Érigène maintient que les objets apparemment corpo-
rels sont essentiellement incorporels. L’essence (οὐσία) de toutes choses
est immatérielle et éternelle, et en Dieu, elle n’est rien d’autre que Dieu.
Quelques entités créées prennent l’apparence de la corporalité et de la maté-
rialité en raison du mélange ou concours (concursus, confluxus, coitus) de qua-
lités elles-mêmes immatérielles qui se rassemblent autour de l’essence certes
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pour l’esprit non illuminé par la philosophie. Cette idée est spécialement
intéressante pour Érigène et il l’articule en différents lieux. Voyons quel en
est le contexte.
Érigène, en suivant l’Ambigua de Maxime le Confesseur conçoit le
monde physique comme délimité par les catégories aristotéliciennes44.
De même que le corps humain corporel est réellement une concaténa-
tion d’accidents, toutes les autres choses corporelles sont de façon simi-
laire produites par un mélange de quantité, qualité et autres accidents,
rassemblés autour de l’essence première invisible (PP, I, 495d-496a).
De plus, Érigène conçoit l’οὐσία ou la substance comme un substrat
inconnaissable qui n’est connu que par les « circonstances » (circums-
tantiae, PP, I, 417b34 ; circunstantes, PP, I, 417c7 ou περιοχαί). Ce
ne sont pas à strictement parler des accidents, parce qu’ils sont « exté-
rieurs » (extrinsecus) à l’essence, et qu’ils ne peuvent donc exister sépa-
rément d’elle. Dans la cosmologie de Maxime qu’Érigène reprend, ces
attributs entourent l’essence, comme s’ils étaient la manifestation dans
laquelle l’essence cachées se manifestait elle-même. En ce sens, l’ousia
des choses créées reflète la structure opération-essence-pouvoir de l’es-
sence divine.
Érigène souligne constamment que l’οὐσία ou l’essentia est inconnaissable
en elle-même. Empruntant le langage d’Augustin, l’οὐσία doit être pensée
52 Dermot Moran
aut in ea subsistunt) et qui ne peuvent pas subsister sans l’essence, sont elles aussi
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incorporelles ? Toutes les Catégories, considérées telles qu’elles subsistent en elles-
mêmes, sont donc incorporelles. (PP, I, 478c ; Bertin 1 : 121.)
Ainsi, Érigène considère non seulement les corps humains mais tous les
corps matériels comme faits de « congruence » d’accidents45. La maté-
rialité est comprise en termes d’accidents se rassemblant autour d’un
accident premier, la quantité, mais l’idée clé n’est pas que la matière est
quantité, res extensa, mais qu’elle est sensuellement saisie, qu’elle apparaît
45. Les termes qu’il donne pour signifier cette congruence sont variés : concur-
sus (PP, I, 498b23, I, 503a4), contemperatus coitus (PP, I, 498b26-7), armonia (PP,
I, 501b9), confluxus (PP, III, 713c 19), conventus (PP, III, 714a31), synodus (PP, III,
714a33). Les occurrences les plus fréquentes sont généralement concursus et coitus (par
exemple PP, III, 712b7). Érigène s’engage dans l’idée que toute la nature agit harmo-
nieusement, de telle sorte que ce rassemblement des qualités pour former des corps n’est
pas chaotique ou désordonné.
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comme sensible. Ici, Érigène fait appel à Grégoire de Nysse qui, dans la
Création de l’homme chap. 24 (De hominis opificio, connu par Érigène
comme De imagine), argumente en faveur de l’immatérialité des corps46.
Quand nous pensons à un corps, selon Grégoire, nous pouvons formu-
ler différentes idées à son sujet – qu’il est long de deux coudées, lourd,
etc. – ces idées peuvent être séparées du corps lui-même et les unes des
autres. Quand elles sont toutes ôtées, aucun sujet de prédication, aucun
ὑποκείμενον ne reste47. Chacune des qualités est saisie indépendamment
par une idea intellectuelle qui est incorporelle (nous pouvons par exem-
ple distinguer l’idée de la couleur de l’idée du poids). Pour Grégoire, ces
qualités sont des idées indépendantes les unes des autres et indépendantes
de tout substrat. Ce n’est que lorsqu’elles sont pensées ensemble que nous
saisissons l’idée de matérialité. Quand toutes les idées sont retirées, l’idée
du corps lui-même se dissout. Il est probable que Grégoire hérite cette
idée de Plotin qui, dans les Ennéades VI 3, 8, montre que les substances
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et qualités48. La matière n’est pas comprise comme un principe réel, mais
comme « une ombre sur une ombre, une image et une apparence49 ». La
matière est apparence pour la sensibilité. Plotin, dans ce passage, est un
immatérialiste, mais, ce qui est plus important, les chrétiens qui l’ont lu
furent en mesure d’importer sa théorie dans leur système sans conser-
ver un résidu de matière comme un quelconque genre de second prin-
cipe, comme dans la dyade indéfinie de Platon, plaçant Dieu en position
unique dans la création.
46. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG, XLIV.212d. Cf. Grégoire de Nysse, La
Création de l’homme, Introduction et traduction par Jean Laplace, notes par Jean Daniélou,
Sources chrétiennes 6, Paris, Éditions du Cerf, 1944, p. 194. Pour la version d’Érigène, voir
M. Cappuyns, « Le De imagine de Grégoire de Nysse traduit par Jean Scot Érigène », Recherches
de théologie ancienne et médiévale, 32, 1965, pp. 205-262, et Philip Levine, « Two Early Latin
Versions of St. Gregory of Nyssa’s peri kataskeues anthropou », Harvard Studies in Classical
Philology, LXIII, 1958, pp. 473-492. Peri Kataskeues Anthropou, écrit en 379 pour compléter
l’Hexaemeron de son frère Basile, donne un récit de la création de l’homme au sixième jour. Il
fut traduit en latin quatre fois entre le vie et le xvie siècle, la traduction la plus ancienne étant
celle de Denys le Petit, qui l’intitula De conditione hominis. Une nouvelle édition du texte de
Grégoire de Nysse est en préparation par Carlos Steel de l’université de Leuven. Un passage
idéaliste similaire se trouve dans le De anima et eius resurrectione de Grégoire, qui semble
cependant avoir été inconnu d’Érigène.
47. R. Sorabji, Matter, Space and Motion. Theories in Antiquity and Their Sequel, Londres,
Duckworth, 1988, p. 53.
48. Mais pour une évaluation critique de Grégoire qui minimise l’influence de Plotin,
voir J. Rist « On the Platonism of Gregory of Nyssa », Hermathena No. 169, Winter, 2000,
pp. 129-152.
49. Voir R. Sorabji, « Bodies as Bundles of Properties », dans son Matter, Space and
Motion, p. 51. Voir Plotin Ennéades VI, 3, 8, 19-37. Le terme συμφόρησις lui-même provient
d’Épicure. Pour une discussion récente, voir Paul Kalligs, « The Structure of Appearances:
Plotinus on the Constitution of Sensible Objects », The Philosophical Quaterly, vol. 61,
no 245, Oct. 2011, pp. 762-782.
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dans l’obscurité la plus profonde, mais créée dans toutes choses comme ces
choses elles-mêmes.
Érigène conclut :
Nous devons donc comprendre que Dieu et la créature ne constituent pas deux
réalités distinctes l’une de l’autre (a se ipsis distantia), mais constituent une seule
et même réalité (sed unum et id ipsum). Car c’est par un concours mutuel que la
créature subsiste en Dieu, et que Dieu se crée sous un mode extraordinaire et inex-
primable dans la créature, en se manifestant Lui-même ; le Dieu invisible se rend
alors visible et le Dieu incompréhensible se rend compréhensible, le Dieu caché
devient révélé et le Dieu inconnaissable devient connaissable, le Dieu dépourvu
de forme et de figure adopte une forme et une figure, le Dieu suressentiel devient
essentiel et le Dieu supranaturel devient naturel, le Dieu simple devient composé
et le Dieu dénué d’accidents devient sujet aux accidents et accident même, le Dieu
infini devient fini et le Dieu incirconscrit devient circonscrit, le Dieu qui subsiste
au-delà du temps devient temporel et le Dieu qui subsiste au-delà du lieu devient
local, le Dieu créateur de tous les existants devient créé dans tous les existants et
le Dieu producteur de tous les existants devient produit dans tous les existants…
(PP, III, 678c ; Bertin 3 : 167.)
Le monde entier est donc en un sens divin. Il est aussi éternel, infini et
immatériel. C’est seulement en raison de la transgression humaine qu’il
prend l’apparence de la corporéité, de la spatialité et de la temporalité, et de
toutes les autres limitations, y compris la présence de la mort.
Pour conclure, le système néoplatonicien de la nature d’Érigène implique
une interaction dialectique du caché et de la manifestation, du néant et de
l’être, de l’esprit inconnu de lui-même qui en vient à la connaissance de soi
en tant que connaissant et inconnaissant infini. L’esprit divin produit et
pénètre toute chose, et l’essence de toute chose est en elle-même immaté-
rielle et incorporelle. Érigène est certainement le plus grand immatérialiste
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plus haute est notre véritable substance, à savoir l’esprit. Cet esprit a une
« mémoire des choses éternelles » (PP, IV, 755c). C’est seulement par la
liberté de sa volonté que l’homme est un animal (PP, IV, 755d), et, en
retour, il y a une absorption du corps dans l’esprit et de l’esprit dans le
corps.
En définitive, la pensée d’Érigène de la relation entre Dieu et la création
a des coloris idéalistes à plusieurs niveaux. Il témoigne d’une conviction, qui
sera articulée plus tard dans l’idéalisme absolu allemand (Schelling, Fichte,
Hegel, Feuerbach), mais qui dérive de la théologie du Verbe (verbum)
dans le prologue de L’Évangile de Jean selon lequel le procès de la création
divine peut être pensé aussi comme un processus de la connaissance de soi
divine. Dieu en vient à se connaître Lui-même comme un créateur dans
l’acte de création qui est un acte de volonté. La création est une manifes-
tation de soi du divin. De plus, puisque la nature humaine est le sommet
de la création, qui rassemble à la fois toutes les créations en son sein et est
aussi à l’image et à la ressemblance de Dieu, le procès de la connaissance de
soi humaine est en même temps le réveil de la connaissance de soi du divin.
La conception d’Érigène du divin est celle d’un non-être transcendant dont
le premier acte est d’arriver à la conscience de lui-même et ainsi faisant, se
manifeste lui-même comme être. De même que les pensées dans les esprits
humains sont inconnues en elles-mêmes mais en viennent à être connues
à travers leurs mises en mot, de même l’esprit divin ne se connaît pas lui-
même jusqu’à ce qu’il se manifeste lui-même dans le Verbe, et le Verbe est
identique au Père. C’est ça la clamor dei, le discours du verbe, et ce Verbe
50. Le in Deo (« en Dieu ») est inséré ici dans le manuscrit Bamberg de la main d’Érigène.
La position considérée d’Érigène est que la connaissance divine des choses est leur être. Les
choses n’ont pas d’autre être que leur être connu par Dieu, et bien sûr, en Dieu, il n’y a pas de
distinction, de telle sorte que les choses connues sont Dieu de part en part.
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ne traverse pas seulement toutes les choses, mais il est l’essence de toutes
les choses. De façon similaire, l’univers sensible en son entier est lui-même
l’expression de l’esprit divin, qui, participant à l’explication de soi du divin,
en quelque manière s’écarte de la réalisation de sa propre compréhension de
soi ou non-compréhension en tant qu’être corporel, mortel. C’est le triom-
phe de cette connaissance de soi au travers d’une participation dans l’igno-
rance divine qui ramène le monde sensible à sa source éternelle dans l’esprit
divin. Bien qu’idéalisme pourrait être un terme insuffisant pour contenir
la richesse et la complexité de son système, nous pouvons conclure que la
philosophie de la nature infinie d’Érigène est au moins un idéalisme.
Dermot Moran
University College Dublin
(Traduction Juliette Lemaire)
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