Moran - Jean Scot Érigène

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JEAN SCOT ÉRIGÈNE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LA

TRADITION IDÉALISTE

Dermot Moran et Juliette Lemaire

P.U.F. | Les études philosophiques

2013/1 - Vol. 113


pages 29 à 56

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Moran Dermot et Lemaire Juliette, « Jean Scot Érigène, La connaissance de soi et la tradition idéaliste »,
Les études philosophiques, 2013/1 Vol. 113, p. 29-56. DOI : 10.3917/leph.131.0029
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Jean Scot Érigène,


la connaissance de soi
et la tradition idéaliste

Aucun homme connaissant correctement


la nature des choses ne peut mettre en
doute le fait que tous les existants s’avèrent
contenus dans l’Intelligence divine.
(Divino animo omnia contineri nullus
recte naturas rerum intelligens dubitat).
(Érigène, Periphyseon, V. 925a)

Interpréter un penseur médiéval


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à la lumière de la philosophie actuelle

Un homme nommé Johannes (ca.  790/800-­ca.  877) identifié comme


un Irlandais (scottus), qui usa du nom de plume « Eriugena » (ce qui signifie
« né Irlandais ») pour signer un seul manuscrit, fut le principal penseur de
la renovatio carolingienne, un penseur bien plus original, profond et systé-
matique que Alcuin ou Hilduin1. Né quelque part en Irlande, il apparaît
pour la première fois dans l’histoire officielle comme un disputant théo-
logien, clerc et enseignant (magister), doté d’une réputation extraordinaire
pour son enseignement, dans la cour itinérante de Charles le Chauve2, qui
se déplaçait dans les centres royaux et monastiques variés de la région d’Île-
de-France3. Érigène est d’abord mentionné comme un spécialiste des arts
libéraux, mais fut ensuite engagé comme disputant théologien dans un

1.  Sur la vie d’Érigène, voir Maïeul Cappuyns, Jean Scot Érigène. Sa vie, son œuvre, sa
pensée, Louvain, Abbaye de Mont-César, 1933, passim et Dermot Moran, The Philosophy of
John Scottus Eriugena. A Study of Idealism in the Middle Ages, New York, Cambridge University
Press, 1989, pp. 35-­47. Johannes Scottus signe sa dédicace épistolaire de sa traduction du
travail de Denys l’Aréopagite du nom de plume « Érigène ». Érigène corrigea et augmenta la
première traduction de Dionysius par Hilduin et enjoignait quiconque doutait de sa traduc-
tion de vérifier le grec (voir PL, CXXII.1032c).
2. Voir Mary Brennan, « Materials for the Biography of Johannes Scottus Eriugena »,
Studi Medievali, 3a serie, XXVII, 1, 1986, pp.  413-­460. Le nom d’Érigène est absent des
Annales de St-­Bertin, qui archivaient la vie à la cour de Charles le Chauve. Les références les
plus anciennes à son sujet sont des archives de recettes médicinales qui lui ont été attribuées.
Cependant, il y a une référence à John « l’Irlandais » chez Prudence de Troyes dans son De
Praedestinatione (851) comme un continuateur de Pélage (Pelagii … sectatorem Ioannem vide-
licet Scotum, PL, CXV 1011B), qui seul « se rendit d’Irlande en Gaule » (te solum … Galliae
transmisit Hibernia, PL, CXV 1194a). Il est cité par Pardule (comme le note Rémi) comme
« cet Irlandais, qui dans un palais royal, est appelé John » (Scotum illum qui est in palatio regis,
Joannem nomine, PL, CXXI 1052a).
3. Voir John J. Contreni, The Cathedral School of Laon from 850 to 930: Its Manuscripts
and Masters, Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-­Forschung, 29, Munich,
Arbeo-­Gesellschaft, 1978.
Les Études philosophiques, n° 1/2013, pp. 29-­56
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débat sur la prédestination. À la suite de quelques difficultés avec les auto-


rités ecclésiastiques au sujet de son De divina praedestinatione4, il réapparaît
comme le traducteur des textes chrétiens grecs, en particulier des travaux
de Denys  l’Aréopagite, nommé à cette tâche par le roi Charles lui-­même.
Cependant, son travail philosophique le plus original et le plus créatif est son
dialogue cosmologique extraordinaire, Periphyseon (également connu sous le
titre De divisione naturae, ca. 862-­ca. 867)5.
Le Periphyseon (littéralement « sur ou à propos des natures ») est décrit par
Érigène comme une « étude de la nature » (physiologia, PP, IV, 741c)6, mais
« nature » (Érigène utilise à la fois le grec ϕύσις et le latin natura, PP, I, 441a)
est ici définie d’une façon nouvelle et radicale. Les protagonistes du dialogue
– Nutritor et Alumnus – se proposent de discourir sur la « totalité de toutes
choses » (universitas rerum), c’est-­à-­dire, toute chose rassemblée sous le nom
« nature universelle » (universalis natura, PP, II, 525b) ou simplement univer-
sitas qui inclut « Dieu et créature » (deus et creatura, PP, II, 524d). Au cours
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du dialogue, le « philosophe » (philosophus) ou le « théologien » (theologus) est

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aussi représenté comme un « cosmologiste » (sapiens mundi) ou « physicien »
(fisicus) menant une « enquête sur la nature » (inquisitio naturarum, PP, II,
608c), guidé par la « nature, l’enseignante elle-­même » (natura ipsa magistra,
PP, II, 608d). Un Hexaemeron ou récit des six jours de la création est inclus
comme faisant partie de son enquête sur la nature. « Nature » signifie alors
non seulement la nature créée mais inclut aussi la nature divine.
Au début du dialogue, Érigène offre une nouvelle définition de la nature
comme « un nom général pour toutes les choses qui sont et toutes les choses
qui ne sont pas (Est igitur natura generale nomen, ut diximus, omnium quae
sunt et quae non sunt, PP, I, 441a), la Nature qui inclut « à la fois Dieu et
la créature » doit aussi être comprise en termes de relation dialectique entre
être et néant, une relation qui peut être décomposée en plusieurs noms dis-
tincts. Dieu et nature doivent être pensés ensemble et ne doivent pas être
considérés comme séparés l’un de l’autre (a seipsis distantia, PP, III, 678c).
En effet, la nature en tant que telle signifie à la fois la compréhension divine
comme cachée et la manifestation du divin, qui inclut aussi l’incarnation du
Verbe divin dans les mots humains. Par conséquent, la nature contient la
transcendance, l’inconnaissabilité et l’obscurité du divin aussi bien que son

4. Voir G. Madec (éd.), Iohannis Scotti de divina praedestinatione, CCCM 50, Turnhout,


Brepols, 1978.
5.  H.-­J. Floss (éd.), Johannis Scoti Opera quae supersunt Omnia, Patrologia Latina (cité
désormais PL) vol. 122 (Paris, 1853). Une nouvelle édition a été réalisée par É. Jeauneau :
Iohannis Scotti seu Eriugenae Periphyseon curavit Eduardus A. Jeauneau, 5 vol., CCCM 161-­5,
Turnhout, Brepols, 1996-­2003. Le Periphyseon (abrégé désormais PP) sera cité selon l’édition
de Jeauneau et dans la traduction suivante : Jean Scot Érigène, De la division de la Nature :
Periphyseon, trad. Francis Bertin, Paris, Puf, 1995-­2009.
6.  En effet, il y a au moins un manuscrit, le MS Brit. Mus. Addit. 11035, f. 9r qui donne
le titre Liber phisiologiae Iohannis Scottigenae –  voir I. P.  Sheldon-­Williams (éd.), Iohannis
Scotti Eriugenae Periphyseon, De Divisione Naturae, livre Un, Dublin, Dublin Institute for
Advanced Studies, 1968, p. 10.
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écoulement dans l’ordre créé. Le défi d’Érigène est d’expliquer comment


la nature infinie inclut à la fois l’être et le non-être, Dieu et la création.
Au cours du dialogue, il donne une explication de l’Un divin, son émana-
tion cosmique dans la nature créée et son retour dans sa propre profondeur
cachée. De plus, en vertu du principe selon lequel la nature humaine est faite
dans l’imago et similitudo dei, toutes les choses créées sont contenues dans
la nature humaine, qui subit elle-­même un processus de sortie et retour à sa
source dans l’esprit divin. Une partie de la cosmologie d’Érigène repose sur
son anthropologie radicale7. La nature humaine faite à l’image de Dieu est
médiatrice entre le créateur divin et le monde de la création finie. La nature
humaine (du moins avant la chute) à la fois embrasse toutes choses et reflète
les attributs du divin lui-­même. De plus, le Verbe est incarné comme l’être
humain parfait. Ainsi, la nature humaine a le statut unique de connexion et
médiation entre la nature divine et la nature créée.
Le Periphyseon d’Érigène eut un effet immédiat et local en France dans
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les Écoles de Laon et d’Auxerre. Il avait presque disparu au xie siècle, mais

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il suscita un regain d’intérêt au xiie siècle, en particulier dans les écoles
de Saint-Victor et de Chartres, partiellement au travers d’une sorte de
résumé peu subtil de son travail, Clavis physicae, préparé par Honorius
Augustodunensis8. À la suite de nombreux zigzags herméneutiques tor-
tueux au xiiie siècle, son Periphyseon devint associé à deux versions du pan-
théisme (Dieu comme forma omnium et materia omnium) prétendument
promulguées par les néoaristo­téliciens Amaury de Bène et David de Dinant,
conduisant à sa condamnation par les autorités de l’Église en  1210 et
ensuite en 12259. En dépit de ces condamnations quelque peu imprécises,
le Periphyseon d’Érigène continua d’être cité avec respect par d’éminents
penseurs comme Maître Eckhart et Nicolas de Cues (bien que Nicolas de
Cues classe Érigène aux côtés de David  de Dinant comme auteurs qui
doivent être seulement lus par les sages). En conséquence, Érigène devint
largement une figure oubliée jusqu’à la première édition imprimée de ses
travaux à Oxford en  1681 par Thomes Gale, un professeur de grec de
Cambridge.
Au tout début du xixe siècle, la pensée d’Érigène fut largement res-
suscitée au sein de l’idéalisme allemand qui apporta un nouvel angle sur
les doctrines spéculatives propres à Érigène. Hegel, avec une connaissance
directe des textes restreinte10, se réfère à lui dans ses Leçons sur l’histoire de

7. Voir Willemien Otten, The Anthropology of John Scottus Eriugena, Leiden, Brill, 1991.
8. P. Lucentini (éd.), Honorii Augustodunensis Clavis Physicae, Temi e Testi 21, Rome,
Storia e Letteratura, 1974. Voir S.  Gersh, « Honorius Augustodunensis and Eriugena,
Remarks on the Method and Content of the Clavis physicae of Honorius Augustodunensis »,
in W. Beierwaltes (éd.), Eriugena Redivivus. Zur Wirkungeschichte seines Denkens im Mittelalter
und im Übergang zur Neuzeit, Heidelberg, Carl Winter Verlag, 1987, pp. 162-­73.
9.  Érigène dit que Dieu est forma omnium (PP, I, 499d) et Robert Grosseteste défend la
formule dans son De unica forma omnium (ca. 1225).
10.  Hegel s’instruisit sur Érigène au travers d’une thèse doctorale d’un intellectuel
danois, Peder Hjort, Johan Scotus Erigena oder von dem Ursprung einer christlichen Philosophie
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la philosophie ; Schelling fut aussi intéressé par sa discussion de la nature


et du panthéisme et Schopenhauer s’y réfère comme à un panthéiste. En
France, Saint-­René Taillandier (1817-­1879) écrivit à la Sorbonne en 1843
une dissertation doctorale sur Érigène qui se réfère au jugement positif de
Friedrich Schlegel et Franz Baader envers la pensée d’Érigène considérée
comme une route non empruntée en philosophie médiévale11. Les suc-
cesseurs théologiens de Hegel, en particulier Johannes Huber et Theodor
Christlieb (1833-­1889)12, identifièrent Érigène comme un précurseur pour
sa compréhension du déploiement du divin dans le cosmos13. Ainsi, Huber
le nomme le « père de la philosophie spéculative »14. Érigène était attirant
pour la tradition idéaliste allemande parce qu’il était considéré comme un
penseur de la liberté, du système, de l’unité, de la conscience de soi15 (comme
une source de l’explication de l’Un, de l’identité de la raison et de la foi),
et de la raison comme ayant la primauté sur l’autorité. Dans chacun de ces
cas, il est possible de trouver des affirmations chez Érigène qui corroborent
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ces positions et thèmes, bien que, naturellement, les idéalistes l’interpré-

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tèrent dans les termes de leurs propres préoccupations théologiques et systé-
matiques qui incluaient l’identification de la philosophie et de la religion, et
l’idée d’une procession dynamique du divin vers l’ordre créé.
Au début de la seconde moitié du xixe siècle, les historiens de la philo­-
sophie commencèrent à découvrir l’Érigène historique. Les néothomistes
eurent tendance à lire Érigène –  et d’autres néoplatoniciens  – en dehors
de la tradition principale de la « philosophie de l’être » (promue comme le
centre de la philosophie chrétienne par les philosophes néothomistes tels
Jacques Maritain et Étienne Gilson). Wilhem Windelband comprit Érigène
comme hypostasiant les catégories logiques, en disant qu’Érigène identifie

und ihrem heiligen Beruf (Copenhague, 1823). Hegel se réfère au livre de Hjort dans ses Leçons
sur la philosophie de l’histoire. Hjort présente Érigène comme un penseur chrétien qui pense
l’unité de la philosophie et de la religion d’une manière très haute (voir p. 37).
11. Voir Saint-­René Taillandier, Scot Érigène et la philosophie scolastique, Strasbourg, 1843,
en particulier, pp. 264-2­65.
12. Voir Theodor Christlieb, Leben und Lehre des Johannes Scotus Erigena in ihrem
Zusammenhang mit der vorhergehenden und unter Angabe ihrer Berührungspuncte mit der neue-
ren Philosophie und Theologie, Gotha, 1860. Christlieb étudia au célèbre « Tübinger Stift »
et rédigea sa thèse doctorale sur Érigène, sous le titre Das System des Johannes Scotus Erigena
in seinem Zusammenhang mit dem Neuplatonismus, Pseudodionysius und Maximus Confessor
(1857). Son livre de  1860 est un développement de sa thèse. Après avoir servi un temps
à Londres comme pasteur et ensuite à Friedrichshafen (lac de Constance) en Allemagne,
Christlieb devint professeur de théologie à Bonn.
13. Voir W. Beierwaltes, « Zur Wirkungsgeschichte Eriugenas im deutschen Idealismus
und danach », in Eriugena. Grundzüge seines Denkens, Frankfurt, Klostermann, 1994, pp. 313-
­330 et id., « The Revaluation of John Scottus Eriugena in German Idealism », in John J. O’Meara
et L. Bieler (éds.), The Mind of Eriugena, Dublin, Irish University Press, 1973, pp. 190-­199.
14.  J.  Huber, Johannes Scotus Erigena: ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie und
Theologie im Mittelalter, Munich, Lentner, 1861 ; reprinted Hildesheim, Olms, 1960, voir
p. 285.
15. Voir W. Beierwaltes, « Das Problem des absoluten Selbstbewusstseins bei Johannes
Scotus Eriugena », in W.  Beierwaltes, Platonismus in der Philosophie des Mittelalters, Wege
der Forschung 197, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969, réimpression du
Philosophisches Jahrbuch 73, 1966, pp. 264-­284.
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« les différents degrés de l’abstraction avec les niveaux de la réalité méta-


physique, ce qui avait déjà été proposé par l’ancien platonisme et dans le
néoplatonisme »16. Windelband, Ueberweg, Erdmann et d’autres considèrent
que le problème du réalisme et du nominalisme provient d’Érigène, et plus
récemment des spécialistes, tels Joh Marenbon, ont lié Érigène au dévelop-
pement de la logique et à la discussion des catégories, minimisant la radicalité
néoplatonicienne de sa cosmologie et de sa théologie spéculatives17. Surtout,
le travail d’Érigène a dû être considéré comme une forme cohérente mais
extrême du platonisme tardif, et sur cet aspect, du travail de valeur a été fait
en identifiant ses sources.
Par rapport à la profondeur et l’originalité philosophiques d’Érigène,
cependant, le travail de Werner Beierwaltes (né en 1931) en particulier a
montré que la complexité spéculative et le système dialectique dynamique
d’Érigène ont besoin de quelque chose comme les catégories de l’idéalisme
afin d’être articulés dans leur pleine richesse et subtilité18. Bien sûr, l’articu-
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lation d’un auteur médiéval en des termes philosophiques adéquats pose

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de nombreux défis herméneutiques. Dans la suite de cet article, je veux par
conséquent explorer l’idéalisme d’Érigène en ses propres termes, en ten-
tant de saisir la nature précise de ses développements théologiques, méta-
physiques et épistémologiques. Je pense que les idéalistes allemands ont eu
raison de reconnaître Érigène comme l’un des leurs (en un sens large), et
leur manière d’articuler les idées d’Érigène est largement utile. L’explication
d’Érigène de la nature de toutes les existences comme essentiellement
immatérielles, son classement du monde apparent physique, matériel et
sensible au-­dessous du niveau de l’esprit et en un sens spécifique, dépendant
de l’esprit et sa compréhension de toutes les choses comme non pas seu-
lement contenues dans l’esprit divin (et par extension dans l’esprit humain
comme imago dei), mais comme étant Dieu dans Dieu (leur être véritable
est leur être en tant qu’idées dans l’esprit divin), doivent être considérés
non seulement comme constituant un système philosophique original en
lui-­même, mais aussi correctement situé au sein de la grande famille de
l’idéalisme allemand.
Interpréter un penseur antique ou médiéval à la lumière des constella-
tions conceptuelles philosophiques modernes requiert assurément l’exer-
cice d’une herméneutique prudente et une transposition imaginative. Nous
devons assurément reconnaître qu’Érigène est un penseur du ixe siècle luttant

16. Voir Wilhelm Windelband, A History of Philosophy, 2 vol., trad. James Hayden Tufts,
Londres, Macmillan, 1901, vol. 1, p. 273.
17. Voir John Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-­1150): an Introduction, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1983 et son livre From the Circle of Alcuin to the School of Auxerre:
Logic, Theology and Philosophy in the Early Middle Ages, Cambridge, Cambridge University
Press, 1981.
18. Voir W.  Beierwaltes, Denken des Einen. Studien zum Neoplatonismus und dessen
Wirkungsgeschichte, Francfort, Klostermann, 1985 ; Platonismus und Idealismus, Francfort,
Klostermann, 1972 et son Eriugena. Grundzüge seines Denkens, Francfort, Klostermann,
1994.
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avec un accès insuffisant aux livres spécialisés et une connaissance limitée de


la tradition philosophique (son commentaire de Marcianus Capella montre
à la fois son ingéniosité interprétative et les limites de son érudition)19. D’autre
part, il n’est pas seulement un philosophe profondément chrétien – et pour
cette période, cela signifie aussi être un platonicien – il est aussi hautement
original et cherche à montrer l’unité intérieure derrière la divergence appa-
rente entre les Pères Chrétiens grecs et latins. Érigène, ce qui est quasiment
unique pour un intellectuel dans l’Europe occidentale à cette époque,
avait une familiarité considérable avec la langue grecque, alors même qu’il
n’avait pas accès aux travaux philosophiques grecs classiques20. Le plato-
nisme d’Érigène est si authentique qu’il a conduit plus d’un philosophe du
xixe siècle à conclure qu’il devait avoir une connaissance directe des textes
de Plotin ou Proclus. En 1927, M. Téchert21 pensa avoir identifié l’influence
directe de Plotin sur Érigène à partir d’une comparaison entre des doc-
trines et des expressions techniques, mais Maïeul Cappuyns a montré que
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ces expressions et doctrines peuvent généralement être trouvées également

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dans la tradition néoplatonicienne chrétienne (en particulier chez Basile et
Grégoire de Nysse). L’historien français Barthélemy Hauréau (1812-­1896)
trouva en Érigène « un autre Proclus, à peine chrétien22 », et Stephen Gersh
a exploré « l’influence proclusienne chez Érigène, qui bien sûr n’est pas
directe mais provient indirectement des écrits de Denys  l’Aréopagite23 ».
À strictement parler, Érigène n’a pas pu directement puiser chez Platon,
Plotin, Porphyre ou Proclus, mais ses sources provenaient plutôt d’une tra-
duction latine partielle du Timée de Calcidius aussi bien que de la tradition
chrétienne platonicienne de Marius Victorinus, Augustin, Boèce (parmi les
auteurs latins) ainsi que Grégoire de Nysse, Basile, Denys l’Aréopagite et
Maxime le Confesseur, pour la tradition grecque chrétienne. Sa découverte
capitale de la compréhension de la transcendance divine advint lorsqu’il
traduisit le Corpus Dionysii, dont le manuscrit vénéré avait été présenté au
roi de France Louis le Pieux par l’empereur byzantin Michel le Bègue24. Il

19. Voir Cora Lutz (éd.), Iohannis Scotti Annotationes in Marcianum, Cambridge, MA,
Medieval Academy of America, 1939. Une nouvelle édition est nécessaire.
20.  Érigène avait accès à un fragment du Timée de Platon dans la traduction de Calcidius
et au traité pseudoaugustinien Categoriae decem.
21.  M. Téchert, « Le plotinisme dans le système de J. Scot Érigène », Revue néoscolastique de
philosophie 28, 1927, pp. 28-­68.
22. Voir Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, Part 1 : De Charlemagne à la fin du
xiie siècle (1872), p. 151 qui décrit Érigène comme « cet autre Proclus, à peine chrétien, qui,
par ses discours naïvement profanes, causera tant d’agitation dans l’école, dans l’Église ;
qui sèmera tant de vents et recueillera tant de tempêtes, mais aura le courage de les braver ;
qui ne fondera pas, comme saint Thomas, une école longtemps prospère, longtemps fréquen-
tée, mais qui, du moins, aura la gloire d’avoir, au ixe siècle, devancé Bruno, Yanini, Spinoza,
Schelling et Hegel... ».
23. Voir S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, Leiden, Brill, 1978.
24.  Sur la traduction de Denys par Érigène, voir M. Harrington, A Thirteenth-­Century
Textbook of Mystical Theology at the University of Paris, Dallas Medieval Texts and Translations,
Louvain, Peeters, 2004, 22 sq. Harrington souligne (p. 24) qu’en traduisant Denys, Érigène
effectue quelques modifications –  y compris en exprimant la fusion de l’esprit avec Dieu
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 35

fait fréquemment référence au court traité latin de Grégoire de Nysse De


hominis opificio (qu’il appelle De imagine), aux Ambigua ad Iohannem et
aux Quaestiones ad Thalassium de Maxime, et peut-­être à d’autres travaux.
Sa cosmologie philosophique et théologique est profondément influencée
par Denys, Basile, Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur (tous sont
librement cités dans le dialogue), autant que par des autorités plus famili-­
ères de l’Occident romain (c’est-­à-­dire Cicéron, Augustin, Ambroise, Boèce,
Marcianus Capella). Entrelaçant habilement son texte avec ces autorités,
Érigène parvient toujours à développer sa propre cosmologie hautement
originale dans son Periphyseon comme une analyse de la « nature » et de
« ces choses qui sont et qui ne sont pas » (ea quae sunt et ea quae non sunt).
Étant donné ce contexte riche et théologiquement divers (qu’Érigène syn-
thétise dans un système cohérent, et donnant ainsi naissance à l’affirmation
selon laquelle le Periphyseon est la première summa scolastique), il serait
par conséquent anachronique de chercher directement chez Érigène une
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version de l’idéalisme allemand. À la place, nous devons parvenir à com-

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prendre sa physiologia à la fois selon ses propres termes et selon la manière
dont il s’occupe de nos intérêts actuels.

La vision cosmologique d’Érigène

De façon générale, la pensée d’Érigène représente une tentative visionnaire


de présentation d’une explication néoplatonico-­chrétienne cohérente et sys-
tématique du Dieu infini, inconnu et inconnaissable, « incompréhensible »
(deus per se incomprehensibilis, PP, I, 450b), pensé à la fois en lui-­même et
dans les termes de sa création et réabsorption de l’univers. Érigène ouvre le
dialogue en soulignant l’incompréhensibilité divine (voir, par exemple, per se
ipsum incomprehensibilis, PP, I, 451b). Dieu est inconnu – en son essence –
non pas seulement des créatures, mais encore inconnu (incognita) même à
lui-­même. Érigène écrit que Dieu peut être compris comme se créant lui-
­même et en tant que tel, il est initialement inconnu à lui-­même, mais il se
connaît lui-­même dans sa création :
Car la Nature divine devient créée par elle-­même dans les causes primordiales,
et elle se crée donc elle-­même, c’est-­à-­dire que la Nature divine commence à appa-
raître dans ses théophanies, en voulant émerger des replis les plus cachés de sa
nature, dans lesquels la Nature divine reste inconnaissable même pour elle-­même,
c’est-­à-­dire lorsqu’elle ne se connaît encore en rien parce que la Nature divine
demeure infinie, supranaturelle, suressentielle et transcendante à tout ce qu’on peut
connaître et à tout ce qu’on ne peut pas connaître ; mais, en descendant dans les

comme une theoria ou une speculatio plutôt que comme un torrent ou une interaction avec la
théophanie divine ou le rayon divin (voir PL, CXXII 1116c). Voir aussi René Roques, Libres
sentiers vers l’érigénisme, Lessico intellettuale europeo, IX, Rome, Ateneo, 1975.
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36 Dermot Moran

causes primordiales des existants et en se créant pour ainsi dire elle-­même, la Nature
divine commence alors à se connaître elle-­même dans quelque chose. (PP,  III,
689a-­b ; Bertin, vol. 3, pp. 184-­185.)

Érigène conçoit le Dieu en termes néoplatoniciens comme le plus haut prin-


cipe, « l’un identique à soi immuable » (unum et idipsum immobile, PP, I,
476b), qui engendre toutes choses à travers sa « descente de soi » (exitus) et
les récupère en lui-­même dans un trajet de « retour » (reditus). Cet Un est
« inconnu » et inconnaissable (même à lui-­même) parce que ce qui est infini
est sans limites et ne peut être limité, comme Érigène le répète plusieurs
fois.
Suivant Denys et Maxime, Érigène propose une conception essentiel-
lement dynamique de la divinité transcendante comme se mouvant du
caché à la révélation, s’extériorisant lui-­même dans les divisions de la nature
et retournant en lui-­même en une seule grande articulation de soi intem-
porelle qui est en même temps comme un rayonnement infini de rayons
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de lumière vers l’extérieur dans toutes les directions. Toute la nature – y
compris et particulièrement la nature divine – est conçue comme l’expres-
sion de soi, l’articulation de soi ou l’explication de soi de l’esprit divin qui
même dans sa sortie et son retour jamais ne s’écarte (excepté dans les termes
de la croyance humaine à son propos et du monde, caractérisé religieu-
sement comme « la Chute ») du royaume de l’esprit divin. C’est la façon
la plus profonde de concevoir le « Verbe » (verbum, logos) au cœur de la
divinité. Sortant de cette obscurité infinie d’ignorance de soi et inconnais-
sance, provient le Verbe divin ou la divine lumière qui est l’expression de
soi de l’Un, le caché devenant manifeste. La divine expression de soi est
présentée comme provoquant non pas seulement la manifestation de soi
du divin, mais, en particulier dans le livre trois du Periphyseon, le mou-
vement du non-être à l’être lui-­même. Cette expression de soi est en même
temps l’avènement d’un genre de connaissance de soi de l’Un qui dans sa
plus grande inconnaissabilité reste dans l’ignorance de soi. C’est aussi ce
qui engendre l’univers créé :

Puisque le Fils de Dieu est à la fois Verbe, Raison et Cause, il n’est donc pas
déraisonnable d’affirmer que la Raison (creatrix ratio) et la Cause créatrice de l’uni-
vers créé, à la fois absolument simple et infiniment multiple en soi, c’est le Verbe
de Dieu ; et, si nous inversons la proposition : Le Verbe de Dieu, qui est à la fois
absolument simple et infiniment multiple en soi (simplex et in se infinite multiplex),
est la Raison et la Cause créatrice de l’univers créé (universitatis conditae). Le Verbe
de Dieu est simple, car la totalité des existants forme en Lui une unité indivisible
et indissociable ; ou plutôt, le Verbe de Dieu est Lui-­même l’unité indivisible et
indissociable de tous les existants, car il est Lui-­même tous les existants (quoniam
ipsum omnia est). Mais c’est à juste titre que nous pouvons aussi considérer le Verbe
de Dieu comme multiple, parce que le Verbe de Dieu se diffuse à l’infini (diffusio)
à travers tous les existants, et parce que c’est cette diffusion même qui fait subsister
tous les existants. (PP, III, 642c-­d ; Bertin 3 : 104.)
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 37

C’est une version de l’idée selon laquelle toutes choses sont une en Dieu
et aussi que Dieu, en tant que bon, est diffusé au travers de toutes choses.
Selon une tradition ancienne déjà articulée dans les Lois de Platon et
développée chez Proclus, Érigène conçoit le Dieu infini comme conte-
nant toutes choses comme « le début/principe, le milieu et la fin » (prin-
cipium et medium et finis, PP, I, 451d) de toutes choses25. L’épanchement
divin conduit toutes les choses à l’être, et ces choses sont compénétrées de
divinité. Ainsi, en empruntant une image à Maxime dans son Ambigua
(PG, XCI, 1076a-­1088d), Érigène dit que de même que l’air se manifeste
comme la lumière et ne peut pas être distingué d’elle, de même la nature
humaine illuminée par Dieu brille seulement comme Dieu (PP, I, 450a-­b).
En effet, chaque anneau dans la chaîne de la nature créée, lorsqu’il est illu-
miné par le divin, reçoit le divin à sa manière (toutes les choses sont reçues
selon la manière dont elles sont reçues). Chaque être créé est pleinement
illuminé par le divin afin – tout en conservant mystérieusement sa propre
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nature – de rayonner uniquement comme le divin. Érigène résume cela

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ainsi :

De même donc que tout l’air semble devenu lumière et que tout le fer liquéfié,
comme nous l’avons déjà dit, semble devenu igné, voire semble devenu feu lui-
­même, nonobstant la conservation de leurs substances (substantiis) respectives, de
même une intelligence sensée doit admettre qu’après la fin de ce monde toute nature,
corporelle ou incorporelle, semblera devenue Dieu seul (solus deus esse videbitur),
tout en conservant l’intégrité de sa nature (naturae integritate permanente), de telle
sorte que Dieu, qui en Lui-­même est inconnaissable, deviendra en quelque sorte
(quodam modo) connaissable dans la créature, tandis que la créature elle-­même sera
transformée par un miracle ineffable en Dieu (in deum uertatur)… (PP, I, 451b ;
Bertin 1 : 79-­80.)

Dieu se manifeste Lui-­même en toutes choses en tant que ces choses. Plus
tard, Nicolas de Cues tentera d’exprimer cette résidence dans les choses
créées plus précisément en distinguant entre l’essence absolue et l’essence
« contractée » des choses (voir De docta ignorancia II, iv, 15) – Dieu est ce
que sont les choses créées mais sans pluralité ou différence.
Le plus haut mystère, pour Érigène, est la manifestation de soi du divin
à partir de sa propre obscurité intérieure et de son non-être. La manifes-
tation du divin intervient dans des « théophanies » (theophaniae), qui sont
des apparences appropriées et proportionnées à chaque degré de l’échelle des
natures créées. Dès l’ouverture du livre I du Periphyseon, Érigène définit la
théophanie comme une manifestation de soi du divin (theophania, hoc est
dei apparitio, PP, I, 446d). Une théophanie (en grec : θεοφάνια – parfois
translittéré par Érigène theophania) doit aussi être reçue – et appréciée –
par un esprit contemplatif, par une contemplation (contemplatio intellectus,

25. Voir W. Beierwaltes, Proklos, Francfort, Klostermann, 1965, pp. 82-­86.


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38 Dermot Moran

θεωρία). Érigène soutient que toute réalité est comprise dans l’esprit divin :
« toutes les choses sont contenues dans l’esprit divin » (PP, V, 925a). Pour
Érigène, Denys (en suivant saint Paul) et même saint Ambroise de Milan
confirment que toutes les choses sont « en Dieu ». Leur être est leur être
connu par Dieu :

Car qu’est-­ce que tous les existants sont d’autre, sinon leur connaissance dans
l’Intelligence divine ? (Quid enim aliud omnia sunt, nisi eorum in divino animo scien-
tia, PP, V, 925b, Bertin 5 : 100.)

Les essences de toutes choses sont les « idées » (ideai) de ces choses en Dieu,
où elles sont toutes une sans différence. De plus, la nature humaine, qui est en
essence l’esprit humain, est aussi essentiellement définie comme une « idée »
ou une « notion » (notio) dans l’esprit de Dieu : « l’homme est une notion
intellectuelle créée de toute éternité dans l’Intelligence divine » (homo est
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notio quaedam intellectualis in mente divina aeternaliter facta, PP, IV, 768b,

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Bertin 4 : 93)26. L’esprit humain est fait à l’image de l’esprit divin. Selon les
mots de Maximus dans son Ambigua ad Iohannem, traduit par Érigène, Dieu
et la nature humaine sont les paradigmes l’un de l’autre (Dicunt enim inter se
invicem paradigmata Deum et hominem, PL, CXXII. 1220a ; CCSG 18 : 48).
Ainsi, toutes les choses créées doivent être dites contenues non seulement
dans l’esprit divin, mais aussi dans l’esprit humain d’avant la chute, puisque
l’esprit humain est le officina omnium (PP, II, 530d ; IV, 755b ; V, 893c),
l’atelier de toutes les choses. Le Logos est à la fois la Seconde Personne de la
Trinité et s’incarne également en être humain. L’esprit humain pénètre aussi
en quelque manière toute la création. En un sens, il n’y a pas de monde sans
le déploiement de l’esprit humain ; il n’y a assurément pas d’ordre tempo-
rel ou spatial dans la participation humaine à l’ordre cosmique. La nature
humaine, s’il n’y avait pas eu la Chute, aurait gouverné l’univers (PP, IV,
782c). De façon similaire, la nature humaine parfaite se serait réjouie de
l’omniscience et d’autres attributs dont jouit Dieu. De même que Dieu
est infini et sans limites, la nature humaine est indéfinissable et incompré-
hensible et ouverte à la possibilité infinie et à la perfectibilité (PP, V, 919c). La
transcendance et l’immanence de Dieu sont reflétées dans la transcendance
et l’immanence humaine par rapport à son monde (IV, 759a-­b). La Chute
est interprétée par Érigène comme la descente de l’intellect dans les sens :
l’intellectus est distrait par la volupté de la sensibilité (aesthesis). Érigène suit
l’interprétation de Grégoire de Nysse selon laquelle la différence sexuelle est
une conséquence de la Chute et n’est pas une caractéristique qui définit la
nature humaine. L’être humain parfait n’est ni mâle ni femelle, de même

26. Voir D. Moran, « Officina omnium or notio quaedam intellectualis in mente divina


aeternaliter facta: the Problem of the Definition of Man in the Philosophy of John Scottus
Eriugena », in C.  Wenin (éd.), L’Homme et son univers au Moyen Âge, 2  vol., Louvain-­la-
­Neuve, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1986, vol. 1, pp. 195-­204.
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 39

qu’« en le Christ il n’y a ni mâle ni femelle ». (PP, IV, 795a.) De plus, l’esprit
humain se connaît aussi lui-­même dans une sorte d’engendrement de soi :

Car l’intelligence engendre sa connaissance de soi (notitia sui)... Car l’intelli-


gence aspire déjà à se connaître, avant même d’engendrer comme une sorte de pro-
géniture issue de sa propre substance (veluti prolem suam) sa propre connaissance.
(PP, II, 610b-­c ; Bertin 2 : 409.)

Suivant Grégoire  de Nysse, Érigène soutient que les « essences » (οὐσίαι)


véritables des choses corporelles sont immatérielles et intelligibles, et que la
corporéité est simplement une apparence créée pour l’esprit qui a chuté par
la concaténation des propriétés, en particulier, quantité, qualité, temps et
lieu. Ainsi, la corporéité est une illusion (ou même une hallucination) de l’es-
prit après la Chute, et quelque chose qui disparaîtra dans le retour de toutes
choses, quand le corps reviendra à l’esprit (comme cela se produit dans le
reditus). En suivant cette version de Grégoire de Nysse, Érigène souligne que
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le flot temporel corrupteur et les lieux apparents restreints de ce monde ne
font pas partie du dessein originel de Dieu, mais se sont imposés dans notre
monde humain au travers de différents genres d’ignorance de soi – dans ce
cas, l’ignorance humaine de sa vraie nature. Le but de la philosophie est de
surmonter cette basse ignorance de soi et la remplacer par une haute « igno-
rance divine », celle qui reconnaît l’infinité et l’ineffabilité du divin et son
immanence immédiate en toutes choses comme l’essentia omnium.
En expliquant la dialectique de la relation entre connaissance humaine,
connaissance divine et ignorance, Érigène pense même la réalité comme
constituée par des esprits communicants, en particulier la communication
entre les membres de la Trinité, mais aussi entre le divin et l’humain (c’est
seulement à propos d’humains et non pas des anges que l’on dit qu’ils sont
faits à l’image et à la ressemblance de Dieu). En effet, Érigène envisage la
condition de l’après-­résurrection comme celle dans laquelle les humains
ressuscités conversent avec la divinité au sujet des « principes des choses
visibles » (PP, IV, 843b).

Le concept dynamique de la nature universelle d’Érigène

Érigène ne se contente pas d’établir un parallèle entre d’une part Dieu


et l’être véritable et d’autre part la création elle-­même (sans le support
de Dieu) et le non-être, comme dans la tradition augustinienne (bien
qu’Augustin lui-­même tînt toujours à insister sur le fait que Dieu était
mieux connu au travers de l’ignorance, melius scitur nesceindo, une phrase
souvent citée par Érigène (voir PP, I, 510b). Érigène proposait plutôt une
division quadripartite de la nature : la nature qui crée et qui n’est pas créée,
la nature qui crée et qui est créée, la nature qui est créée et qui ne crée
pas, et la nature qui n’est ni créée ni ne crée. Il vaut mieux penser ces
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40 Dermot Moran

divisions (auxquelles on fait aussi référence avec « formes » et « espèces »)


comme exprimant des aspects variés de la manifestation divine dans une
sorte d’ordre systématique. En fait, les divisions de la nature énumèrent
aussi les étapes de la procession cosmique de sortie et de retour vers Dieu.
Chaque chose prend place au sein de la nature. Dieu est présent dans les
quatre divisions, et cette division quadripartite de la nature est à la fois « de
Dieu et en Dieu » (de deo et in deo, PP, III, 690a). La quatrième division
– celle qui est incréée et qui ne crée pas (nec creat nec creatur, PP, I, 442a)
présente initialement un problème parce qu’elle signifie le néant en plu-
sieurs sens. La création signifie précisément la création ex nihilo, et Érigène
interprète radicalement ex nihilo comme signifiant aussi ex deo, puisqu’il
ne peut rien y avoir en dehors de Dieu. En même temps, selon Denys et
Maxime, Dieu doit être compris comme un non-être au-­dessus de l’être,
un néant suressentiel demeurant dans l’obscurité divine. La division qua-
dripartite introduit une ambiguïté qui déstabilise toute lecture des quatre
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divisions comme une hiérarchie simplement néoplatonicienne depuis Dieu

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vers le néant à travers les créatures.

La lecture érigénienne de Denys

Érigène est toujours sensible aux différentes interprétations de l’Écriture


qu’il trouve dans les autorités à la fois grecques et latines. L’Écriture – comme
la nature – est infinie, et il y a autant d’interprétations qu’il y a de couleurs
dans une « queue de paon » (penna pavonis, PP, IV, 749c) :
Car l’Esprit-­Saint, qui est l’auteur infini (infinitus conditor) de l’Écriture sainte
immanent aux intelligences des Prophètes, a déposé en elle une multiplicité infinie
de significations (infinitos intellectus) herméneutiques ; et c’est pourquoi l’interpréta-
tion qu’en propose tel commentateur n’exclut pas l’interprétation qu’en propose tel
autre commentateur, pourvu que l’interprétation proposée par chacun des commen-
tateurs soit conforme à la Foi orthodoxe et au Credo catholique, qu’il s’agisse d’une
interprétation que l’on découvre par soi-­même après avoir été illuminé par Dieu
(a deo illuminatus). (PP, III, 690b-­c ; Bertin 3 : 187.)

Bien qu’il mette l’accent sur l’accord fondamental entre les Pères chrétiens,
Érigène favorise cependant les versions grecques par rapport aux versions
latines des doctrines théologiques. Il estime en particulier les écrits spiri-
tuels énigmatiques de Denys l’Aréopagite, qu’il appelle summus theologus,
sanctus Dionysius, magnus Dionysius Areopagita (PP, III, 644a), praeclaris-
simus episcopus Athenarum (PP, III, 644b). Érigène est totalement conquis
par la vision de Denys. Il reconnaît que le discours de l’Aréopagite selon sa
« manière compliquée et déformée » (more suo perplexe yperbaticeque dis-
putat, PP, I, 509c) est « obscur » (abstrusus) et « difficile » (difficilis). Pour
Érigène, la caractéristique principale de cette tradition théologique est son
accent sur Dieu comme « être supérieur » dans la mesure où Dieu pourrait
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 41

être appelé un « non-être ». Érigène est particulièrement captivé par une


formulation qu’il trouve dans le quatrième chapitre de Celestial Hierarchy
de Denys (CH iv  1, PG, III, 177d1-­2) : τὸ γὰρ εἶναι πάντων ἐστὶν ἡ
ὑπὲρ τὸ εἶναι θεότης, qu’il traduit par « l’être de toutes les choses est la
divinité au-­dessus de l’être » (Esse enim omnium est super esse divinitas, PP,
I, 443b)27. C’est peut-­être la phrase favorite d’Érigène chez Denys28. Dans
les manuscrits, cela est parfois rendu, probablement par un copiste qui ne
connaît pas le grec original, par esse enim omnium est super esse divinitatis29.
Parfois, au lieu d’invoquer la formule de Denys super esse divinitas, Érigène
parle de « suressentialité divine » (divina superessentialitas, PP, III, 634b),
ou – citant Denys Divine Names I, 1-­2 (PG, III, 588b-­c) – de la « divinité
suressentielle et cachée » (superessentialis et occulta divinitas, PP, I, 510b).
Dans le livre I du Periphyseon, à travers la voix de Nutritor, Érigène com-
mente le sens de superessentialis :
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N’avons-­nous pas déclaré que la Nature ineffable (ineffabilis natura) ne peut

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être signifiée à proprement parler par aucun verbe et par aucun nom, ni par aucun
autre son sensible, ni non plus par aucune propriété signifiée par ceux-­ci ? Et tu l’as
admis. Car ce n’est pas au sens propre, mais c’est au sens figuré (Non enim proprie
sed translatiue) qu’on l’appelle Essence, Vérité, Sagesse, et autres noms de ce type ;
en revanche, c’est au sens propre qu’on l’appelle Suressence (superessentialis), plus-
­que‑vérité, plus-­que-­sagesse, etc. Mais ces noms ne semblent-­ils pas alors corres-
pondre en quelque sorte à des noms propres (propria nomina) ? Car si on ne l’appelle
pas Essence au sens propre, en revanche, on l’appelle bel et bien Suressence au sens
propre (proprie) ; de même, si on ne l’appelle pas Vérité ou Sagesse au sens propre, en
revanche, on l’appelle bel et bien plus-­que-­Vérité et plus-­que-­Sagesse au sens propre.
La Nature divine n’est donc pas dépourvue de noms propres. Car quoique chez les
Latins ces noms ne soient pas habituellement formulés sous une intonation unique
(sub uno accentu) ni sous une teneur de composition unique, à l’exception du mot
suressentiel (superessentialis), ces noms sont pourtant formulés par les Grecs sous une
teneur composée unique. (PP, I, 460c-­461a ; Bertin 1 : 94.)

Donc Dieu n’est pas essence, mais « suressence » (superessentialis) ou même


l’« essence au-­dessus de l’essence » (superessentialis essentia). Érigène consi-
dère apparemment les désignations affirmatives telles que superessentialis

27. Voir aussi PP, I, 516c ; III, 644b, V, 903c, Patrologia Latina CXXII, 1046b-­c ; voir
aussi John Scottus, Expositiones in Ierarchiam Coelestem II, 1083, éd. J. Barbet, CCCM 31,
Turnhout, Brepols, 1975, p. 49.
28.  Maxime le Confesseur commente aussi la phrase de Denys dans Amb. 6 (CCSG 18,
p. 94, l. 1448-­9), un passage bien connu d’Érigène qui traduisit l’Ambigua.
29. Voir Jean Scot, Homélie sur le Prologue de Jean, SC 151, Paris, Éditions du Cerf, 1969,
Appendix ii, 323-­326. L’article grec défini « ἡ » avant « θεότης » ne peut pas être rendu en
latin. Dans Expositiones, Érigène donne une autre version : esse omnium est divinitas quae
plus est quam esse. Ailleurs, il rend ἡ ὑπὲρ τὸ εἶναι θεότης par superessentialis divinitas (Hom.
289b) : esse omnium est superessentialis divinitas. Superessentialis est bien sûr la traduction de
ὑπερουσιότης de Denys. Ces traductions variées ont conduit Dondaine à souligner le soin
avec lequel Érigène a amélioré ses traductions pour prendre la mesure exacte de l’influence de
la théologie de Denys.
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42 Dermot Moran

comme appartenant réellement à la théologie négative. Comme Alumnus en


vient à le reconnaître :
Car lorsqu’on déclare : Dieu est Suressence, on ne me laisse entendre rien d’autre
qu’une négation de l’essence (negatio essentiae). Quiconque déclare : Dieu est
Suressence, nie explicitement (aperte negat) que Dieu soit Essence. Et par conséquent,
quoique la négation ne se traduise pas dans la formulation même des termes, son
sens caché n’échappe toutefois pas aux gens qui savent observer attentivement. (PP,
I, 462a-­b ; Bertin 1 : 96-­7.)

Pour Érigène, des termes comme superessentialis composent les deux genres
de la théologie – la positive et la négative – puisqu’ils semblent positifs en
apparence, mais leur sens a « la force du négatif » (virtus abdicativae, PP, I,
462c). Ces termes contiennent la dialectique de celui qui semble affirmer et
à la fois nier, et par conséquent participe de la dialectique de la connaissance
et de l’ignorance. Le point principal est que Dieu ne doit pas être compris
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comme « être » (esse) ou « essence » (essentia) mais comme « plus que essen-

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tia » ou « au-­dessus de l’essence ». Comme Érigène le souligne, cette pensée
n’est pas étrangère à la tradition latine : Augustin et Boèce insistent tous deux
sur le fait que les catégories d’Aristote ne s’appliquent pas proprie à Dieu. De
plus, Aristote – « le plus sagace des Grecs » – considérait que les catégories
s’appliquaient seulement à l’univers créé :
Aristote, le plus sagace d’entre les Grecs, dit-­on, et inventeur de la méthode
consistant à différencier les réalités naturelles (naturalium rerum), classa les innom-
brables variétés de toutes les réalités postérieures à Dieu et créées par Dieu en dix
genres universels, qu’il appela les dix Catégories, c’est-­à-­dire les dix prédicaments.
Car, selon lui, on ne peut rien découvrir dans la multitude des réalités créées et dans
les divers mouvements des esprits, qu’on ne puisse ranger dans l’un de ces genres.
(PP, I, 463a ; Bertin 1 : 97-­8.)

Pour appuyer l’interprétation selon laquelle la catégorie de substance ne s’ap-


plique pas à Dieu, Érigène cite Augustin, De Trinitate (V, 1, 2), selon lequel
les catégories des choses créées ne sont pas appropriées à l’essence divine.
Sans surprise, Érigène lit Aristote à travers les yeux d’Augustin. Dieu n’est
pas οὐσία, mais plus que οὐσία et la cause de toutes les οὐσίαι (PP, I, 464a).
Ces catégories ne sont pas prédiquées proprie mais metaphorice de Dieu.
Pourtant, dans le De Trinitate V, Augustin a écrit :
Toutefois, il n’y a point de doute que Dieu soit une substance ou, si l’on préfère
ce vocable, une essence (substantia, vel, si melius appellatur, essentia), ce que les Grecs
appellent οὐσίαν. … Et qui donc « est » plus que Celui qui a déclaré à Moïse son
ami « Je suis Celui qui suis » – « dis aux fils d’Israël : Celui qui est m’a envoyé à vous »
(Exod., 3, 14)30 ?

30.  Augustin, De Trinitate V.2.3 ; La Trinité (livres  I-­VII), traduction et notes par
M. Meillet et Th. Camelot, Œuvres de saint Augustin 15, Bibliothèque augustinienne, Paris,
Desclée de Brouwer, 1955, p. 429.
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 43

Boèce dans son De Trinitate IV (un texte dont Érigène était familier) était
plus explicite sur le fait que Dieu n’est pas substance au sens normal des
catégories :

Il y a dans l’ensemble des dix catégories tout ce qui peut être universellement
prédiqué de toutes les choses, à savoir, substance, qualité, quantité… Mais lorsque
l’on applique celles-­ci à la prédication de Dieu, toutes les choses qui peuvent être
prédiquées (quae praedicari) sont changées… Car quand nous disons « Dieu » (deus)
nous semblons en effet signifier une substance ; mais elle est telle en tant que sur-
substantielle (quae sit ultra substantiam)31.

Érigène accepte lui-­même le principe qu’une simple nature n’admet pas la


notion de substance et d’accidents (PP, I, 524a). Donc Dieu n’est pas οὐσία.
La rencontre d’Érigène avec Denys l’a conduit à lire Augustin selon une
nouvelle perspective, en mettant l’accent sur l’engagement d’Augustin dans
la via negativa, à savoir Dieu « est mieux connu en ne connaissant pas, son
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ignorance est la sagesse véritable » (qui melius nesciendo scitur, cuius ignoran-
tia vera est sapientia, PP, I, 510b)32. Et pour Augustin et pour Boèce, Dieu
n’est pas saisi en vérité par la catégorie de substance. Mais la lecture d’Érigène
des catégories est plus profondément marquée par Maxime le Confesseur,
qui les considère comme s’appliquant seulement au monde créé. Érigène est
clair : tout ce qui est substance est fini et sujet aux accidents. Mais Dieu n’a
pas d’accidents, donc Dieu n’est pas une substance :

Car la substance qui occupe le premier rang parmi les Catégories est une subs-
tance finie et sujette aux accidents, alors que l’essence universelle ne tolère pas en elle
le moindre accident (universalis essentia nullum in se accidens recipit). (PP, II, 597a ;
Bertin 2 : 387-­88.)

Ainsi, il y a au centre de la philosophie d’Érigène une conception de Dieu


comme « au-­delà de l’être », « au-­delà de l’essence ». Mais il va plus loin et
pense spécifiquement Dieu comme « néant » (nihilum, PP, III, 685a), un
terme dont il pense qu’il a une autorité biblique, et en tant que négation de
l’essence (negatio essentiae, PP, I, 462b) :

Car lorsqu’on déclare : Dieu est Suressence, on ne me laisse entendre rien d’autre
qu’une négation de l’essence. (Nam cum dicitur : Superessentialis est, nil aliud mihi
datur intelligi quam negatio essentiae, PP, I, 462b ; Bertin 1 : 96).

Dieu n’est « ni ceci ni cela ni quoi que ce soit » (nec hoc nec illud nec ullum
ille est, PP, I, 510c). De plus, ce « non-être » est lui-­même l’être de toutes les

31.  Boethius, Tractates, De Consolatione Philosophiae, trad. H. F. Stewart, E. K. Rand,


S. J. Tester, Harvard, Heinemann, Loeb Classical Library, 1918, pp. 16-­18.
32.  Érigène cite Augustin, De Ordine XVI.44 (Deus qui melius scitur nesciendo).Voir De
Ordine, in Œuvres de saint Augustin. Première série. Opuscules vol. IV. Dialogues philosophiques,
R. Jolivet (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 1948, p. 438.
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44 Dermot Moran

choses créées. Le premier principe divin est mieux compris comme un néant,
qui au travers d’un acte de négation de soi amène lui-­même à l’être.

La création comme l’expression de soi


du néant divin transcendant

La tradition christiano-­néoplatonicienne maintient à la fois la transcen-


dance du divin et Son immanence dans la création, mais l’accent est mis
–  chez Érigène et chez Denys  – sur Dieu comme transcendant toutes les
prédications, au-­delà de tout ce qui peut être dit de Lui. Dieu « surpasse
toutes les essences » (superat omnem essentiam), est infini et ne peut pas être
défini (PP, II, 589a-­b) :

Ou encore comment l’Infini pourrait-­il devenir définissable ou devenir


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connaissable par Lui-­même, alors que le Dieu infini sait qu’il transcende l’ensemble
du fini et de l’Infini, et que le Dieu infini sait qu’il subsiste au-­delà de la finitude
et de l’Infinitude ? (Cum se cognoscat super omne finitum et infinitum et finitatem et
infinitatem, PP, II, 589b ; Bertin 2 : 375.)

En effet, il est même meilleur pour Dieu de connaître qu’Il est « séparé de »
(remotus) toutes les choses plutôt qu’Il est dans toutes choses (PP, II, 598a).
Dieu « surpasse » (superat) chaque essence (PP, II, 599c). La tentative pour
penser ce premier principe inconnu et transcendant conduit à une explica-
tion extraordinaire à la fois de l’immanence de ce principe dans ce monde et
aussi de la manière dont la nature humaine imite le divin à la fois en termes
d’être et de non-être, connaissance et ignorance.
La nature divine doit être considérée comme « néant » (nihil) en rai-
son de l’« excellence de la suressentialité divine » (divinae superessentialitatis
excellentia, PP, III, 634b). Dieu est dit être néant en raison de son « ineffable
excellence » (ineffabilis excellentia) et « incompréhensible infinité » (incom-
prehensibilis infinitas, PP, III, 634b). Dieu est dit ne pas être parce qu’il est
au-­delà de toute connaissance et d’être à cause de son infinité. C’est à cause
de son infinité que Dieu est inconnu même à lui-­même – pour ce qui est de
ce qu’Il est, bien qu’Il sache qu’Il est.
« Néant » s’exprime d’abord comme bonté et ensuite comme être (en
suivant une certaine séquence de théophanies). Érigène, invoquant expli-
citement l’autorité de Denys l’Aréopagite, pense le Bon, qui est antérieur à
l’être, comme responsable du mouvement du non-être à l’être :
Si le Créateur a donc éduit tous les existants du néant à l’être par sa Bonté, le
concept de Bonté en soi précède nécessairement le concept d’Être en soi. Car ce
n’est pas le Bien qui a été produit par l’Être, mais l’Être qui a été produit par le Bien.
(Non enim per essentiam introducta est bonitas sed per bonitatem introducta est essentia,
PP, III, 627d ; Bertin 3 : 80.)
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 45

Érigène cite le slogan néoplatonicien caractéristique pour dire que « toutes


les choses qui sont sont dans la mesure où elles sont bonnes » (PP, III, 628a,
faisant écho au De doctrina christina 1, 32, 35 d’Augustin). Si la bonté s’est
retirée, dit Érigène, les choses ne peuvent arriver à l’essence (PP, III, 628a).
La bonté fait surgir l’essence ; c’est « la prérogative de la Bonté divine
d’appeler de la non-existence à l’existence ce qu’elle souhaite être fait »
(PP, II, 580c) et encore :
Or, le propre (proprium) de la Bonté divine consiste à appeler ce qui n’existait
pas à l’existence. (PP, III, 627c ; Bertin 3 : 80.)

L’idée d’Érigène est que la nature divine en elle-­même n’a pas de relation
en dehors d’elle-­même, et est manquante dans tous les accidents (omni acci-
denti carens, PP, II, 588c et PP, II, 599c). Ce n’est que lorsqu’il se mani-
feste lui-­même comme bonté qu’il devient le Créateur Dieu. La bonté, pour
Érigène, est liée à la fonction créative, la diffusion de soi, qui est elle-­même
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comprise comme un discours du Verbe. Érigène offre une étymologie du
terme « bonté » (bonitas) à partir du grec βοῶ signifiant « Je crie » (hoc est
clamo, PP, II, 580c).
Dieu crée à travers l’acte d’énoncer le Verbe, et le Verbe contient les
éternelles « Causes Premières » (causae primordiales, PP, II, 616c)33, qui
elles-­mêmes produisent les « effets créés » en des lieux et temps spécifiques
(« éternité en elle-­même », aeternitas per se ipsam, est l’une des causes primor-
diales). En effet, selon Érigène, « la véritable substance de chaque créature
est sa raison, pré-­connue et pré-­créée dans les causes primordiales » (PP, II,
582c)34. Même le temps a sa « raison » (ratio) dans l’esprit divin. Cette « sor-
tie » (πρόοδος, exitus) part du genre le plus haut vers les espèces et individus
les plus bas, culminant dans le plus bas niveau de la matière informée (mate-
ria informis), qui est « proche du rien » (prope nihil). Invoquant l’imagerie
typiquement néoplatonicienne, Érigène compare la bonté à une rivière qui
s’écoule d’elle-­même partout (PP, III, 632c), « descendant selon les degrés
naturels » (per naturales descensiones gradusque, PP, III, 630b). La « fécon-
dité ineffable et surnaturelle de la bonté divine » (ineffabilis ac supernaturalis
divinae bonitatis foecunditas, PP, II, 611b), en une « diffusion inépuisable »
(inexhausta diffusio) et « simple multiplication » (simplex multiplicatio,
PP,  III, 632d) s’étend « d’elle-­même en elle-­même vers elle-­même » (a se
ipsa in se ipsa ad se ipsam, PP, III, 632d). Cette divinité suressentielle crée
– au sens où elle se manifeste elle-­même comme – le « Dieu en lui-­même »
(bonitas per se ipsam), qui à son tour amène les êtres à l’existence (ou l’es-
sence), et de là génère « par une opération gnostique » (gnostica operatione,
PP, II, 581b) la hiérarchie entière des êtres créés selon leur ordre et leur
rang (genres, espèces et individus). Selon cette division cosmique (πρόοδος),

33.  Le concept de causes primordiales utilisé par Érigène provient de la discussion de


Denys à propos des noms divins dans De divinis nominibus chap. XI (voir PP, II, 617a).
34.  Cette remarque est ajoutée dans le manuscrit Bamberg de la main d’Érigène.
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46 Dermot Moran

nous commençons avec le genre le plus général et nous allons vers le plus
bas niveau ou infima species. Il est remarquable qu’Érigène pense que la créa-
tion originale se déroule d’une manière intemporelle. Il postule en effet deux
genres de temps : un temps immuable – une raison ou ratio dans un esprit
divin – et un temps corrompu (PP, V, 906a).
Dans cette création ou manifestation de soi, Érigène souligne la manière
dynamique avec laquelle la divinité cachée devient manifeste et qu’elle est
aussi comprise selon les termes de la procession de la Trinité (voir PP, II,
612a sq.)35. De plus, cette création automanifestante s’explique non pas
seulement en termes néoplatoniciens de sortie et descente mais aussi par
la plus haute manière intellectuelle comme auto-­intellection. Érigène
comprend Dieu comme un néant transcendant ou un non-être « au-­dessus
de ce qui est et n’est pas », dont le premier acte est sa propre autoexplica-
tion ou création, son mouvement du non-être suressentiel vers l’être mani-
feste. Ainsi dans le livre III du Periphyseon, comme nous l’avons dit plus
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haut, Érigène répète l’idée selon laquelle la nature divine se crée elle-­même

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(PP, III, 689a-­b).
La création est définie par Nutritor comme « manifestation dans un
autre » (creatio, hoc est in aliquo manifestatio, PP, I, 455b), ce qui dans
ce cas signifie manifestation de soi-­même dans un autre. La création
essentielle en tant que manifestation est elle-­même une theophania ou
une manifestation divine. La création de soi de Dieu est sa manifestation
de soi ou externalisation de soi, son épuisement de sa propre obscurité
transcendante et divine ignorance ou non-connaissance dans le devenir
du principe de l’être et de la lumière. La création de soi de Dieu donne
naissance à la connaissance de soi de Dieu, qui à son tour génère son
être manifeste. Alors que la création de soi divine en elle-­même n’est pas
explicitement une thèse idéaliste, Érigène, en des termes adaptés à partir
de l’explication par saint Augustin de la connaissance de soi, comprend
le mouvement du non-être à l’être comme un mouvement de la nature
divine en l’esprit. L’intellect est premier par rapport à l’être. La lumière
divine de la connaissance est une lumière incompréhensible qui ne devient
manifeste que dans ce qui le reflète. L’esprit divin se crée lui-­même dans
sa tentative pour en venir à la connaissance de soi. Incidemment, selon
sa conception de la création, Érigène est tout à fait heureux de dire que
dans La Trinité, le Père est la « cause » de la naissance du fils (pater causa
nascentis de se filii, PP, II, 613a). Mais ce n’est pas comme si le divin
était dit exister prioritairement par rapport à l’esprit, il est plutôt le non-
être totalement incompréhensible avant d’en venir à la saisie de soi (et
la non-compréhension de soi). La saisie de soi divine chez Érigène n’est
jamais une compréhension de soi complète parce que l’infini ne peut être

35.  Selon les termes de la théologie négative d’Érigène, les noms divins Père, Fils et
Esprit appartiennent à la théologie affirmative. À strictement parler, Dieu est « plus que la
Trinité » (plus quam trinitas, PP, II, 614c).
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 47

compris ou circonscrit. Ainsi, le divin conserve toujours une dimension


d’ignorance et d’obscurité divines même à propos de Lui-­même. « Son
ignorance est la véritable sagesse » :
Dieu ne subsiste dans aucun des existants contenus dans la nature, mais que ces
hommes savent que Dieu transcende tous les existants, et que leur ignorance relative
à Dieu constitue donc la véritable connaissance de Dieu, et que c’est en ignorant que
Dieu subsiste en eux qu’ils connaissent le mieux Dieu comme subsistant au-­delà de
tous les étants et de tous les non-étants. (PP, II, 598a ; Bertin 2 : 389.)

Selon Érigène, ce ne sont pas seulement les humains qui sont ignorants de
l’essence de Dieu, mais Dieu également a une sorte d’ignorance divine, une
ignorance de sa propre nature infinie. L’infinité de Dieu est telle qu’Il sait
qu’Il est, mais non pas Ce qu’il est, Son essence est inépuisable, même pour
lui-­même.
La création de soi de Dieu fait un avec la création de toutes les choses
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autres que Dieu. Toutes les créatures sont des manifestations divines, des

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théophanies :
… toute créature sensible ou intelligible peut être appelée une théophanie,
c’est-­à-dire une apparition divine. (PP, III, 681a, Bertin 3 : 171 ; voir aussi PP, I,
446d.)

La création comme un tout et l’être réel de toutes les choses est un produit des
volontés de l’esprit divin (θεία θελήματα, divinae voluntates, PP, II, 529b ;
II, 616a). Ces volontés sont des apparitions divines ou des théophanies, et
elles sont aussi des « principes » (principia) ou ἰδέαι (PP, II, 529b). L’être
de Dieu est donc l’essence de toutes les choses. La véritable nature de toutes
les choses est leur essence immatérielle dans la nature divine. La réalité est
la manifestation de soi de la pensée divine. Dieu doit être, selon les mots de
saint Paul « tout dans tout » (Deus erit omnia in omnibus, τὰ πάντα ἐν πᾶσιν,
I Cor. 15 : 28 ; voir PP, V, 935c). Cette diffusion et manifestation de soi de
la bonté divine transcendante prend la forme d’un mouvement cyclique par-
tant d’elle-­même vers les natures et les essences puis revenant en elle-­même.
Dans les trois premiers livres du Periphyseon, Érigène se concentre sur le mou-
vement vers l’extérieur, l’exitus (ou πρόοδος) qui est précisément un mou-
vement à partir de l’infini, l’inconnu, le caché, le transcendant, l’atemporel, le
purement spirituel vers le fini, l’immanent, le temporel, le monde matériel :
Car tout ce que l’on peut concevoir par l’intelligence ou percevoir par les sens
n’est rien d’autre que (nihil aliud est) l’apparition de ce qui est non apparent, la
manifestation de ce qui est caché, l’affirmation de ce qui est nié, la compréhension
de l’incompréhensible, la profération de l’ineffable, l’accès de l’inaccessible, l’intel-
ligibilité du non intelligible, la corporalisation de l’incorporel, l’essentialisation du
suressentiel, la formalisation de l’informel, la mensuration de l’incommensurable, la
numération de l’innombrable, la pondérabilité de l’impondérable, la matérialisation
du spirituel (spiritualis incrassatio), la visibilité de l’invisible, la localisation de ce
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48 Dermot Moran

qui n’a pas de lieu, la temporalisation de l’intemporel, la finitisation de l’infini, la


circonscription de l’incirconscrit… (PP, II, 633a-­b ; Bertin 3 : 89.)36

L’accent dans ce mouvement est sur le principe transcendant qui est repensé
en tant qu’immanent dans le monde. Alors qu’Augustin avait caractérisé Dieu
comme « esprit » (spiritus) dans son De Trinitate, avec Sa propre connaissance
de soi et Son intellection de soi, Érigène met également l’accent sur le fait
que l’esprit doit aussi se transformer dans son opposé, c’est-­à-­dire la matière.
L’obscurité divine devient lumière, le suressentiel devient essence, le spirituel
devient matériel (spiritualis incrassatio)37.
Le mouvement cosmique dynamique d’aller-­retour descendant depuis
l’Un est présent en des termes allégoriques dans l’histoire chrétienne de la
Création-­Chute-­Rédemption donnée dans la Genèse. À l’origine, les humains
étaient « un avec l’Un » et dans leur état de chute, leur but est d’être à nouveau
réunis avec Dieu, y compris jusqu’à la déification (deificatio ou θέωσις), une
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notion rare dans les livres latins comme le reconnaît Érigène (PP, V, 1015c),

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bien qu’il croie que cela soit impliqué par saint Ambroise, mais notion qui fut
une partie centrale de la chrétienté grecque38. Dans une prière magnifique du
livre III du Periphyseon, Érigène demande à Dieu qui a donné la nature d’ac-
corder aussi la grâce pour sauver les mortels de l’ignorance et des erreurs « et
briser les nuages de rêves vides (nubes vanarum phantasiarum) qui empêchent
l’œil de l’esprit (acies mentis) » de contempler Dieu et de les conduire chez
eux en Dieu, le bien suressentiel le plus élevé (summum bonum superessentiale,
PP, III, 650b). Ainsi la bonté, alors qu’elle est au-­dessus de l’être, doit être
comprise comme traversant avec intellection, puisque la bonté est comprise
comme la possession de la bonne volonté, et ses volontés sont les choses qui
sont créées. Comprendre la bonté comme donnant naissance à l’être est déjà
voir l’esprit au cœur du procès cosmique.

La dialectique du déploiement divin

La nature divine se déploie elle-­même dans un processus d’accès à l’intel-


lection de soi et de saisie de soi. Ce déploiement de la volonté bienveillante
du divin est compris en termes dialectiques. Érigène veut penser Dieu et la
Création comme liés au travers d’une sorte de dialectique ontologique, par

36.  Nicolas de Cues reconnut la puissance de cette phrase nihil aliud, si bien qu’il l’utilise
comme le nom de Dieu Lui-­même dans son De li non Aliud. Voir Jasper Hopkins, Nicholas
of Cusa on God as Not-­Other: a Translation and Appraisal of De Li Non Aliud, Minneapolis,
Banning Press, 1983. Érigène est par ailleurs satisfait du nom Nihilum dont il considère qu’il
s’agit d’une désignation scripturaire commune pour Dieu.
37.  Le terme incrassatio signifiant « épaississement » ou « alourdissement » est post-
classique et se trouve chez Tertulien et dans les Confessions VII, 1, 1, lorsqu’Augustin parle de
« Ego itaque incrassatus corde ».
38. Voir M. Lot-­Borodine, « La Doctrine de la déification dans l’Église grecque », Revue
d’histoire des religions, 105, 1932, pp. 5-­43.
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 49

laquelle Érigène signifie l’art de la division (divisio) d’un genre en espèce et ulti-
mement en individus, et de recollection des individus en leurs espèces et leurs
genres. La nature est le summum genus, le γενικότατον γένος de Maxime le
Confesseur qu’il traduit par generalissimum genus39. Le genre suprême est une
réalité tout autant que les genres variés intermédiaires et les rangs des espèces
et individus au sein de ces espèces. De plus, il trouve un appui scripturaire à
l’idée selon laquelle la nature entière est élaborée dialectiquement du genre aux
individus à travers les espèces dans la version de la Vulgate de la Genèse I, 24
qu’il cite en PP, IV, 748d (au lieu de l’habituel Septante)40.

Et tu peux constater comment la Parole divine nous indique la consécution


naturelle des événements : « Que la terre produise, déclare-­t-­elle, des âmes vivantes
selon leur genre propre. » Le texte sacré mentionne d’abord le genre, car toutes les
espèces sont précontenues dans leur genre commun et ne font qu’un en lui, puis le
genre se subdivise dans les espèces, et achève de se multiplier à travers les formes
générales et les espèces individuelles, selon un processus également indiqué par les
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paroles suivantes : « Qu’elle produise les bestiaux, les bestioles qui rampent sur le
sol et les bêtes sauvages selon leurs espèces propres (secundum species suas). » (PP, IV,
748d-­749a ; Bertin 4 : 61.)

Érigène est explicite sur le fait que sa dialectique n’est pas seulement une
procédure logique en l’esprit mais appartient à la nature des choses, natura
rerum :

Nous pouvons en conclure que cet art, qui divise les genres en espèces, et qui
résout les espèces dans les genres, que l’on appelle la dialectique (διαλεκτική), n’a
pas été inventé par des machinations humaines (non ab humanis machinationibus),
mais cet art a été créé dans la nature même des choses (sed in natura rerum) par
l’auteur de tous les arts, qui sont des arts véritables, et cet art de la dialectique a été
découvert par les philosophes, qui ont pris l’habitude de l’utiliser pour pratiquer un
examen approfondi de la nature même des choses. (PP, IV, 749a ; Bertin 4 : 61-­2.)

La nature différencie elle-­même dialectiquement en espèces et individus.


Comme Werner Beierwaltes l’a commenté :

La conviction d’Érigène est que la dialectique n’est pas à l’origine un projet


humain, mais qu’elle a plutôt son fondement dans l’être lui-­même. L’être est ainsi
déterminé comme possédant une structure dialectique, qui est adéquatement tra-
duisible en dialectique comme méthode41.

39.  Maximus, Ambigua ad Iohannem VI, 1387-­99, CCSG 18, p. 92 ; PG, 91, 1177b-­c.
40. Voir Iohannis Scotti Eriugenae Periphyseon IV, E.  Jeauneau (éd.), Scriptores Latini
Hiberniae 13, Dublin, Institute for Advanced Studies, 1995, p. 283, n. 21.
41.  W. Beierwaltes, « Sprache und Sache. Reflexionen zu Eriugenas Einschätzung von
Leistung und Funktion der Sprache », in Eriugena. Grundzüge seines Denkens, p. 69 : « Es ist
Eriugenas Überzeugung, daß Dialektik nicht primär ein menschlicher Entwurf ist, sondern
daß sie im Sein selbst gründet. Sein ist also von einer dialektischen Struktur bestimmt, die in
die Dialektik als Methode adäquat ubersetzbar ist. »
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50 Dermot Moran

Il est crucial de reconnaître qu’Érigène a considérablement élargi le sens


de cette dialectique, à savoir celle qui tresse ensemble des éléments issus de
la tradition catégoriale et logique aristotélicienne avec les modalités affir-
matives et négatives du discours à propos du divin chez Pseudo-­Denys et
l’aristotélisme néoplatonicien plutôt étrange de Maxime le Confesseur. La
logique des êtres créés finis ne s’applique pas à Dieu. Un genre différent de
dialectique est requis, à savoir la pratique de l’affirmation et de la négation
qui conduit à une vision plus profonde, une illumination et ultimement
une θέωσις.
Pour Érigène, le procès cosmique est dialectique mais il étend aussi cette
dialectique à la nature divine elle-­même. La Divinité (deitas) s’exprime elle-
­même comme Trinité sans perdre son unité (PP, III, 687d). Elle est aussi
comprise comme la triade ontologique de l’essence, du pouvoir et de l’opé-
ration, oὐσία, δύναμις, et ἐνέργεια, comme chez Maxime. Mais le résultat
final est une explication de l’esprit divin venant à l’être et à la connaissance
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de soi et transcendant ensuite sa nature manifeste dans son obscurité divine

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cachée. Tandis que l’aspect caché, mystique du divin ne peut recevoir de
nom, il n’y a aucun doute sur le fait que la manifestation de soi de la créa-
tion, le déploiement de soi du divin est tel que le cosmos tout entier est une
expression de l’esprit divin et de la volonté divine.

La cosmologie immatérialiste d’Érigène

L’une des préoccupations du livre III du Periphyseon est de montrer qu’il


ne pourrait pas y avoir de matière co-éternelle avec Dieu. Ainsi, la créa-
tion ne peut pas signifier création à partir d’une matière sans forme comme
second principe. Ici, Érigène absorbe l’immatéralisme et l’intellectualisme
d’Augustin –  l’idée selon laquelle les choses intellectuelles (­intellectuales)
sont plus élevées que les choses intelligibles (intelligibiles), une idée qu’il
trouve clairement articulée dans le De Genesi ad litteram42 d’Augustin.
Suivant Augustin, Érigène met aussi en garde contre la « pensée fausse et
les opinions matérialistes » (PP, V, 1081b) et contre l’erreur des philosophes
païens qui soutenaient que la matière était co-éternelle avec Dieu (PP, III,
637a). De façon similaire, en suivant encore la tradition augustinienne, il
soutient que toutes les créatures sont créées « à partir de rien » (ex nihilo) et
doivent être considérées en elles-­mêmes comme « un rien entier » (omnino
nihil, PP, III, 634b). Leur réalité tout entière est un « don » (donum) de la
nature divine. De plus, pour Érigène, ex nihilo signifie ex deo. Être fait à

42.  Le premier texte augustinien mentionné par Érigène dans le Periphyseon fait réfé-
rence à cet ouvrage (cf. De Genesi ad litteram IV, 24, 41-­32, 50) et se réfère à la manière dont
les intellects angéliques furent créés en premier dans l’ordre de l’excellence plutôt que dans
l’ordre du temps. Par conséquent, l’intellect angélique contemple les causes primordiales (PP,
I, 446a).
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 51

partir de rien signifie ne devoir son être entier et sa nature à rien d’autre que
Dieu. En accord avec un platonisme chrétien, les choses sont réductibles à
leur être en Dieu. Dieu est l’unique source de toutes les choses et toutes les
choses sont réellement identiques à leurs idées immatérielles éternelles dans
l’esprit de Dieu. De plus, leur être en Dieu n’est pas autre chose que leur être
Dieu puisque Dieu est simple et ne contient pas de division ou distinction.
Toutes choses en Dieu sont Dieu, point sur lequel Nicolas de Cues insistera
plus tard43.
Conformément à cette explication profonde de l’immanence du divin
dans toutes choses, Érigène maintient que les objets apparemment corpo-
rels sont essentiellement incorporels. L’essence (οὐσία) de toutes choses
est immatérielle et éternelle, et en Dieu, elle n’est rien d’autre que Dieu.
Quelques entités créées prennent l’apparence de la corporalité et de la maté-
rialité en raison du mélange ou concours (concursus, confluxus, coitus) de qua-
lités elles-­mêmes immatérielles qui se rassemblent autour de l’essence certes
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immatérielle, mais qui a l’apparence de la matérialité et de la corporalité

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pour l’esprit non illuminé par la philosophie. Cette idée est spécialement
intéressante pour Érigène et il l’articule en différents lieux. Voyons quel en
est le contexte.
Érigène, en suivant l’Ambigua de Maxime le Confesseur conçoit le
monde physique comme délimité par les catégories aristotéliciennes44.
De même que le corps humain corporel est réellement une concaténa-
tion d’accidents, toutes les autres choses corporelles sont de façon simi-
laire produites par un mélange de quantité, qualité et autres accidents,
rassemblés autour de l’essence première invisible (PP, I, 495d-­496a).
De plus, Érigène conçoit l’οὐσία ou la substance comme un substrat
inconnaissable qui n’est connu que par les « circonstances » (circums-
tantiae, PP, I, 417b34 ; circunstantes, PP, I, 417c7 ou περιοχαί). Ce
ne sont pas à strictement parler des accidents, parce qu’ils sont « exté-
rieurs » (extrinsecus) à l’essence, et qu’ils ne peuvent donc exister sépa-
rément d’elle. Dans la cosmologie de Maxime qu’Érigène reprend, ces
­attributs entourent l’essence, comme s’ils étaient la manifestation dans
laquelle l’essence cachées se manifestait elle-­même. En ce sens, l’ousia
des choses créées reflète la structure opération-­essence-­pouvoir de l’es-
sence divine.
Érigène souligne constamment que l’οὐσία ou l’essentia est inconnaissable
en elle-­même. Empruntant le langage d’Augustin, l’οὐσία doit être pensée

43. Voir D. Moran, « Pantheism in Eriugena and Nicholas of Cusa », American Catholic


Philosophical Quarterly (anciennement New Scholasticism), vol.  LXIV, 1, Winter, 1990,
pp. 131-­152.
44. Pour une explication de la conception d’Érigène du monde physique, voir Dermot
Moran, « Time, Space and Matter in the Periphyseon: an Examination of Eriugena’s Under­
standing of the Physical World », in F. O’Rourke, At the Heart of the Real. Philosophical
Essays in Honour of Archbishop Desmond Connell, Dublin, Irish Academic Press, 1992,
pp. 67-­96.
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52 Dermot Moran

comme « intellectuelle » plutôt que comme « intelligible ». Dans le livre I,


Érigène dit qu’aucune des catégories n’est accessible aux sens (PP, I, 478c).
L’ousia elle-­même transcende les sens et les autres catégories qui sont soit
dans ou autour de l’οὐσία de telle sorte qu’elles sont en elles-­mêmes aussi
non connues par les sens. L’argument est simple : si l’οὐσία est incorporelle,
alors les accidents doivent aussi être incorporels puisqu’ils lui sont inhérents
ou se tiennent autour d’elle :

Je présume que tu n’ignores pas qu’aucune des Catégories précitées qu’Aristote a


fixées au nombre de dix, lorsqu’on la considère à la lumière de la raison telle qu’elle
subsiste en elle-­même, c’est-­à-­dire dans sa nature propre, ne devient accessible aux
sens corporels. Car l’essence est incorporelle et échappe à toute perception corpo-
relle, alors que les neuf autres Catégories subsistent comme adjacentes à l’essence
ou comme inhérentes à l’essence. Mais si cette Catégorie d’essence est incorporelle,
professes-­tu une autre opinion que celle comme quoi toutes les autres Catégories,
qui adhèrent à l’essence ou qui subsistent dans l’essence (omnia quae aut ei adhaerent
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aut in ea subsistunt) et qui ne peuvent pas subsister sans l’essence, sont elles aussi

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incorporelles ? Toutes les Catégories, considérées telles qu’elles subsistent en elles-
­mêmes, sont donc incorporelles. (PP, I, 478c ; Bertin 1 : 121.)

Érigène réinterprète de façon radicale les catégories aristotéliciennes : elles


sont immatérielles et non­-sensibles et, en outre, toutes les choses contenues
en elles sont aussi immatérielles et non-sensibles. Il poursuit en expliquant
que certaines de ces catégories sont « regroupées » (le terme qu’il utilise est
coitus) les unes avec les autres pour produire l’effet de corporéité.

Mais certaines de ces Catégories, selon les allégations de Grégoire de Nysse, se


concrétisent néanmoins dans une matière visible grâce à une combinaison mutuelle
extraordinaire, alors que d’autres Catégories ne deviennent tangibles en rien et
demeurent à jamais incorporelles. Car l’essence et la relation, le lieu et le temps, l’ac-
tion et la passion ne deviennent jamais perceptibles par aucun sens corporel, alors que
la quantité et la qualité, la situation et la disposition qui, en se combinant mutuel-
lement, se concrétisent dans une matière, comme nous l’avons déjà indiqué, sont
habituellement perceptibles par les sens corporels. (PP, I, 479a ; Bertin 1 : 121-­22.)

Ainsi, Érigène considère non seulement les corps humains mais tous les
corps matériels comme faits de « congruence » d’accidents45. La maté-
rialité est comprise en termes d’accidents se rassemblant autour d’un
accident premier, la quantité, mais l’idée clé n’est pas que la matière est
quantité, res extensa, mais qu’elle est sensuellement saisie, qu’elle apparaît

45.  Les termes qu’il donne pour signifier cette congruence sont variés : concur-
sus (PP, I, 498b23, I, 503a4), contemperatus coitus (PP, I, 498b26-­7), armonia (PP,
I, 501b9), confluxus (PP, III, 713c 19), conventus (PP, III, 714a31), synodus (PP, III,
714a33). Les occurrences les plus fréquentes sont généralement concursus et coitus (par
exemple PP, III, 712b7). Érigène s’engage dans l’idée que toute la nature agit harmo-
nieusement, de telle sorte que ce rassemblement des qualités pour former des corps n’est
pas chaotique ou désordonné.
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 53

comme sensible. Ici, Érigène fait appel à Grégoire de Nysse qui, dans la
Création de l’homme chap.  24 (De hominis opificio, connu par Érigène
comme De imagine), argumente en faveur de l’immatérialité des corps46.
Quand nous pensons à un corps, selon Grégoire, nous pouvons formu-
ler différentes idées à son sujet – qu’il est long de deux coudées, lourd,
etc. – ces idées peuvent être séparées du corps lui-­même et les unes des
autres. Quand elles sont toutes ôtées, aucun sujet de prédication, aucun
ὑποκείμενον ne reste47. Chacune des qualités est saisie indépendamment
par une idea intellectuelle qui est incorporelle (nous pouvons par exem-
ple distinguer l’idée de la couleur de l’idée du poids). Pour Grégoire, ces
qualités sont des idées indépendantes les unes des autres et indépendantes
de tout substrat. Ce n’est que lorsqu’elles sont pensées ensemble que nous
saisissons l’idée de matérialité. Quand toutes les idées sont retirées, l’idée
du corps lui-­même se dissout. Il est probable que Grégoire hérite cette
idée de Plotin qui, dans les Ennéades VI 3, 8, montre que les substances
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sensibles ne sont qu’une « conglomération » (συμφόρησις) de matières

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et qualités48. La matière n’est pas comprise comme un principe réel, mais
comme « une ombre sur une ombre, une image et une apparence49 ». La
matière est apparence pour la sensibilité. Plotin, dans ce passage, est un
immatérialiste, mais, ce qui est plus important, les chrétiens qui l’ont lu
furent en mesure d’importer sa théorie dans leur système sans conser-
ver un résidu de matière comme un quelconque genre de second prin-
cipe, comme dans la dyade indéfinie de Platon, plaçant Dieu en position
unique dans la création.

46.  Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG, XLIV.212d. Cf. Grégoire de Nysse, La
Création de l’homme, Introduction et traduction par Jean Laplace, notes par Jean Daniélou,
Sources chrétiennes 6, Paris, Éditions du Cerf, 1944, p. 194. Pour la version d’Érigène, voir
M. Cappuyns, « Le De imagine de Grégoire de Nysse traduit par Jean Scot Érigène », Recherches
de théologie ancienne et médiévale, 32, 1965, pp. 205-2­62, et Philip Levine, « Two Early Latin
Versions of St. Gregory of Nyssa’s peri kataskeues anthropou », Harvard Studies in Classical
Philology, LXIII, 1958, pp. 473-4­92. Peri Kataskeues Anthropou, écrit en 379 pour compléter
l’Hexaemeron de son frère Basile, donne un récit de la création de l’homme au sixième jour. Il
fut traduit en latin quatre fois entre le vie et le xvie siècle, la traduction la plus ancienne étant
celle de Denys le Petit, qui l’intitula De conditione hominis. Une nouvelle édition du texte de
Grégoire de Nysse est en préparation par Carlos Steel de l’université de Leuven. Un passage
idéaliste similaire se trouve dans le De anima et eius resurrectione de Grégoire, qui semble
cependant avoir été inconnu d’Érigène.
47.  R. Sorabji, Matter, Space and Motion. Theories in Antiquity and Their Sequel, Londres,
Duckworth, 1988, p. 53.
48.  Mais pour une évaluation critique de Grégoire qui minimise l’influence de Plotin,
voir J. Rist « On the Platonism of Gregory of Nyssa », Hermathena No. 169, Winter, 2000,
pp. 129-­152.
49. Voir R.  Sorabji, « Bodies as Bundles of Properties », dans son Matter, Space and
Motion, p. 51. Voir Plotin Ennéades VI, 3, 8, 19-­37. Le terme συμφόρησις lui-­même provient
d’Épicure. Pour une discussion récente, voir Paul Kalligs, « The Structure of Appearances:
Plotinus on the Constitution of Sensible Objects », The Philosophical Quaterly, vol.  61,
no 245, Oct. 2011, pp. 762-­782.
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54 Dermot Moran

Idéalisme, immatérialisme, intellectualisme

La conception d’Érigène, comme nous l’avons vu, combine à la fois


immatérialisme et idéalisme, ainsi qu’un sens de la réalité absolue enve-
loppant et développant la réalité dépendante de la création. L’idéalisme
d’Érigène inclut un intellectualisme profond, la reconnaissance selon laquelle
un certain genre d’esprit ou de principe intellectuel (qui est conçu comme
un genre de vie) à la fois transcende et inclut la nature matérielle, en la
comprenant, et est même en un sens responsable d’elle. Cet intellectualisme
est explicite dans la conception augustinienne selon laquelle les choses spiri-
tuelles sont meilleures que les choses matérielles, que l’éternel doit être pré-
féré au temporel, et ainsi de suite. Dans sa forme plus extrême, comme chez
Érigène, c’est la conception selon laquelle la matière est en quelque sorte
expulsée de l’esprit, que la matière est, selon son expression mémorable,
un « épaississement de l’esprit » (spiritualis incrassatio, PP, III, 633b). La
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divinité d’Érigène est non-manifeste et manifeste, non-créée et créée, cachée

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dans l’obscurité la plus profonde, mais créée dans toutes choses comme ces
choses elles-­mêmes.
Érigène conclut :

Nous devons donc comprendre que Dieu et la créature ne constituent pas deux
réalités distinctes l’une de l’autre (a se ipsis distantia), mais constituent une seule
et même réalité (sed unum et id ipsum). Car c’est par un concours mutuel que la
créature subsiste en Dieu, et que Dieu se crée sous un mode extraordinaire et inex-
primable dans la créature, en se manifestant Lui-­même ; le Dieu invisible se rend
alors visible et le Dieu incompréhensible se rend compréhensible, le Dieu caché
devient révélé et le Dieu inconnaissable devient connaissable, le Dieu dépourvu
de forme et de figure adopte une forme et une figure, le Dieu suressentiel devient
essentiel et le Dieu supranaturel devient naturel, le Dieu simple devient composé
et le Dieu dénué d’accidents devient sujet aux accidents et accident même, le Dieu
infini devient fini et le Dieu incirconscrit devient circonscrit, le Dieu qui subsiste
au-­delà du temps devient temporel et le Dieu qui subsiste au-­delà du lieu devient
local, le Dieu créateur de tous les existants devient créé dans tous les existants et
le Dieu producteur de tous les existants devient produit dans tous les existants…
(PP, III, 678c ; Bertin 3 : 167.)

Le monde entier est donc en un sens divin. Il est aussi éternel, infini et
immatériel. C’est seulement en raison de la transgression humaine qu’il
prend l’apparence de la corporéité, de la spatialité et de la temporalité, et de
toutes les autres limitations, y compris la présence de la mort.
Pour conclure, le système néoplatonicien de la nature d’Érigène implique
une interaction dialectique du caché et de la manifestation, du néant et de
l’être, de l’esprit inconnu de lui-­même qui en vient à la connaissance de soi
en tant que connaissant et inconnaissant infini. L’esprit divin produit et
pénètre toute chose, et l’essence de toute chose est en elle-­même immaté-
rielle et incorporelle. Érigène est certainement le plus grand immatérialiste
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Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste 55

de la philosophie occidentale avant Berkeley (même si son immatérialisme


est tiré de Grégoire  de Nysse). De plus, il propose une explication hau-
tement intellectualiste de la nature de toutes les choses comme contenues
dans l’esprit divin, et par extension, du fait de la doctrine de l’imago dei, dans
l’esprit humain. Pour Érigène, l’intellection de toutes les choses est l’être
de toutes les choses (intellectus enim omnium <in deo> essentia omnium est,
PP,  II, 559a-­b), et, qui plus est, toutes les choses sont identiques à leur
connaissance dans l’esprit divin (PP, V, 925b). Ici, il cite les Noms divins de
Denys, chap. VII « En se connaissant lui-­même l’esprit divin connaît toutes
les choses matérielles d’une manière immatérielle » (Semel igitur divina
sapientia cognoscens cognoscit omnia immaterialiter materialia, PP, V, 925c)50.
De plus, par extension, l’esprit humain d’avant la chute connaît les essences
de toutes les choses, les essences qui sont dans l’esprit de Dieu et contenues
explicitement dans l’esprit du Christ, l’homme parfait. La connaissance de
toutes les choses, qui constitue l’être de toutes les choses, est logée dans
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la nature humaine parfaite. De plus, sa nature est esprit. Notre faculté la

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plus haute est notre véritable substance, à savoir l’esprit. Cet esprit a une
« mémoire des choses éternelles » (PP, IV, 755c). C’est seulement par la
liberté de sa volonté que l’homme est un animal (PP, IV, 755d), et, en
retour, il y a une absorption du corps dans l’esprit et de l’esprit dans le
corps.
En définitive, la pensée d’Érigène de la relation entre Dieu et la création
a des coloris idéalistes à plusieurs niveaux. Il témoigne d’une conviction, qui
sera articulée plus tard dans l’idéalisme absolu allemand (Schelling, Fichte,
Hegel, Feuerbach), mais qui dérive de la théologie du Verbe (verbum)
dans le prologue de L’Évangile de Jean selon lequel le procès de la création
divine peut être pensé aussi comme un processus de la connaissance de soi
divine. Dieu en vient à se connaître Lui-­même comme un créateur dans
l’acte de création qui est un acte de volonté. La création est une manifes-
tation de soi du divin. De plus, puisque la nature humaine est le sommet
de la création, qui rassemble à la fois toutes les créations en son sein et est
aussi à l’image et à la ressemblance de Dieu, le procès de la connaissance de
soi humaine est en même temps le réveil de la connaissance de soi du divin.
La conception d’Érigène du divin est celle d’un non-être transcendant dont
le premier acte est d’arriver à la conscience de lui-­même et ainsi faisant, se
manifeste lui-­même comme être. De même que les pensées dans les esprits
humains sont inconnues en elles-­mêmes mais en viennent à être connues
à travers leurs mises en mot, de même l’esprit divin ne se connaît pas lui-
­même jusqu’à ce qu’il se manifeste lui-­même dans le Verbe, et le Verbe est
identique au Père. C’est ça la clamor dei, le discours du verbe, et ce Verbe

50.  Le in Deo (« en Dieu ») est inséré ici dans le manuscrit Bamberg de la main d’Érigène.
La position considérée d’Érigène est que la connaissance divine des choses est leur être. Les
choses n’ont pas d’autre être que leur être connu par Dieu, et bien sûr, en Dieu, il n’y a pas de
distinction, de telle sorte que les choses connues sont Dieu de part en part.
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56 Dermot Moran

ne traverse pas seulement toutes les choses, mais il est l’essence de toutes
les choses. De façon similaire, l’univers sensible en son entier est lui-­même
l’expression de l’esprit divin, qui, participant à l’explication de soi du divin,
en quelque manière s’écarte de la réalisation de sa propre compréhension de
soi ou non-compréhension en tant qu’être corporel, mortel. C’est le triom-
phe de cette connaissance de soi au travers d’une participation dans l’igno-
rance divine qui ramène le monde sensible à sa source éternelle dans l’esprit
divin. Bien qu’idéalisme pourrait être un terme insuffisant pour contenir
la richesse et la complexité de son système, nous pouvons conclure que la
philosophie de la nature infinie d’Érigène est au moins un idéalisme.
Dermot Moran
University College Dublin
(Traduction Juliette Lemaire)
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