De La Science Et de La Démocratie

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© ODILE JACOB, MAI 2019

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-4462-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-


5 et 3 a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration,
« toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

Composition numérique réalisée par Facompo


À mon frère François.
Pour Nitsa et Arthur.
Dans notre imaginaire, que la démocratie athénienne était belle !
Et pourtant, elle mourut.

« Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent
nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre.
Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse
et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce
qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par
les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique,
chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à
laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin
nul n’est gêné par la pauvreté ni par l’obscurité de sa condition sociale,
s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le
gouvernement de la république et, dans nos relations quotidiennes, la
suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin,
s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour
n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses
par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans
nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de
transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux
magistrats et aux lois, et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent
la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, infligent à
celui qui les viole un mépris universel 1. »

Discours de PÉRICLÈS rapporté par THUCYDIDE.


Introduction

Scientifique et démocrate
Depuis une dizaine d’années, j’observe, comme beaucoup d’autres, les
symptômes de dégradation de la pratique de la démocratie dans le monde.
La voyant avec effarement s’accélérer, je me suis demandé, comme
scientifique, en quoi la science pourrait servir la démocratie en crise.
Scientifique et démocrate, voilà ce que je suis. Biologiste, j’ai œuvré
pendant un demi-siècle dans la recherche scientifique, et suis profondément
imprégné de science. Citoyen, je suis viscéralement attaché à la démocratie
et aux valeurs humanistes dont elle est porteuse. Le lien entre les deux, qui
m’a fondé et construit ? C’est l’amour de la liberté : liberté de penser, de
rechercher et d’agir, mais toujours avec la volonté d’améliorer le bien
commun. Le monde du laboratoire n’a jamais été mon horizon exclusif. Par
la pensée, et un peu par l’action, je me suis toujours intéressé à la manière
dont la science pouvait servir la société. Progressivement, je me suis de plus
en plus attaché aux problèmes sociaux en tant que tels. Il m’est devenu
insupportable de constater la persistance de la pauvreté dans des pays
démocratiques aussi riches que la France, et l’ampleur de la misère qui fait
rage dans de nombreux pays du monde. Il y a là, à mes yeux, non seulement
une énorme faute contre la morale, mais aussi une formidable déviance du
cœur et de la raison. Ainsi, cet ouvrage ne tombe pas du ciel. Il fait suite à
deux livres sur l’altruisme 1, et à des années de travail sur des questions
sociales touchant notamment à la pauvreté et aux précarités 2.
Cette profession de foi exprime l’intention et l’âme de ce livre. La
science, même si elle implique de l’intuition, est, par méthode, ancrée dans
le rationnel. La démocratie exige, dans la conception et la réalisation de
l’action, forcément collective, une qualité de rapports humains dont la
dimension affective est un moteur puissant. Ma thèse est que l’injection de
raison, à l’aide de la méthode scientifique, peut servir les démocraties en
toutes circonstances, mais particulièrement dans les temps difficiles qu’elles
traversent. Je les décrirai plus loin. Le pire n’est pas certain, mais on ne
peut le contempler benoîtement en restant dans l’expectative. Les prophètes
de malheur n’ont pas toujours tort, et les lanceurs d’alerte ont souvent
raison. Cela dit, la situation est sérieuse, mais pas irréversible. Rien ne
justifierait de baisser les bras ou de sombrer dans le pessimisme. D’ailleurs,
à bien des égards, le monde va mieux. Même si la notion de progrès n’a pas
le vent en poupe, de grandes avancées ont eu lieu, et il est bon qu’on nous
le rappelle avec énergie 3. Néanmoins, la situation impose de revenir aux
principes démocratiques et d’en revoir les modes opératoires.

Penser en scientifique, agir en citoyen


En quoi un scientifique comme moi peut-il contribuer à nourrir une
réflexion si politique ? Je pense être en mesure de le faire d’au moins deux
manières. D’abord, en mettant à son service la méthode scientifique et les
outils conceptuels de la science, dont mon métier m’a doté. Ensuite, en
examinant si et comment la mobilisation des communautés scientifiques
peut aider à améliorer le fonctionnement de la démocratie. Comme
scientifique, je veux observer, analyser, et comprendre de façon aussi
objective que possible ; et, comme citoyen, je ne me soustrairai pas à
l’exercice périlleux de rechercher et de proposer des pistes de solutions.
Que celles-ci soient, ou non, naïves ou irréalisables n’est pas vraiment le
sujet, dès lors que l’objectif est de stimuler la réflexion et la discussion.
Mon penchant marqué pour la théorie m’invite à toujours chercher et à
approfondir les racines de mon argumentation. J’en fais une question de
principe. Je sais d’expérience 4 que la simplicité n’est pas immédiate, mais
souvent le fruit d’un long travail d’explicitation qui a le double mérite de
clarifier les fondements, et de faciliter la discussion et la critique. Je me suis
efforcé d’éviter quelques pièges culturels typiquement français 5, et d’être
aussi objectif que possible, même si, forcément, on trouvera dans cet essai
6
des empreintes idéologiques .
Je suis biologiste et, plus précisément, spécialiste des défenses
immunitaires et de la vaccination. La science, ai-je mentionné plus haut,
peut apporter au débat sur la démocratie de la méthode et des modes de
pensée. Le pluriel est important : la science est vaste, et les modes de
pensée ne sont pas les mêmes dans tous ses domaines : par exemple, les
modes de raisonnement diffèrent entre mécanique classique et mécanique
quantique, et la notion de preuve scientifique n’est pas tout à fait la même
en astronomie, en chimie et en biologie. Les sciences de la vie ont une
certaine spécificité conceptuelle et, de ce fait, ouvrent plusieurs passerelles
en direction des sciences humaines. Elles peuvent ainsi nourrir des
réflexions sur l’organisation démocratique de la société. Je m’en explique.

Vivre ne suffit pas : il faut survivre


C’est une « loi » universelle qui s’applique à tous les êtres vivants. Elle
vaut pour chacune des cellules de notre corps, pour notre organisme en tant
que tel, pour les individus comme pour les écosystèmes. Nous sommes en
survie autant qu’en vie. Cette assertion peut paraître triviale. Elle ne l’est
absolument pas, et perd tout caractère de banalité dès que nous prenons
conscience que la survie est un phénomène actif, et non une propriété
passive dont tous les systèmes vivants seraient dotés. Notre survie repose
sur un ensemble sophistiqué de mécanismes qui surveillent ce qui se passe
dans notre « milieu intérieur » et dans notre environnement. Ils détectent les
erreurs et les problèmes, et, la plupart du temps, les corrigent 7. Sinon, pas
de survie : les « bébés bulle », qui souffrent à la naissance d’un déficit
immunitaire profond, doivent être physiquement isolés du reste du monde :
ils vivent, mais sont incapables de survivre. L’organisme humain consacre
au moins 7 % de ses ressources à cette fonction vitale, et probablement
8
beaucoup plus .
Ces mécanismes assurent notre survie dans les deux sens du terme. Ils
nous empêchent de mourir, et ils ont aussi un caractère « assurantiel » : ils
nous fournissent une assurance-vie qui n’a pas de prix, ils nous protègent
contre les « hasards de la vie », contre toutes sortes d’événements imprévus,
souvent malheureux, qui ont deux origines possibles. Ils peuvent arriver de
l’extérieur, de notre environnement : c’est le cas des attaques par des agents
infectieux. Ils peuvent aussi provenir de l’intérieur de nous-mêmes, de notre
« milieu intérieur ». Là, il s’agit le plus souvent d’erreurs de
fonctionnement, qui sont inévitables dans des systèmes aussi complexes, et
dont les cancers sont une des conséquences désastreuses.
Le biologiste que je suis est rompu à ce mode d’analyse, et a consacré
plusieurs décennies à la recherche et à l’étude de ces dispositifs vitaux,
aussi élaborés que complexes. Ils ont pour caractéristique de n’apparaître au
grand jour que par leurs limites et leurs erreurs : si nous tombons malades,
c’est qu’ils ont été débordés ou qu’ils ont failli. Sinon, il en va pour eux
comme des trains qui arrivent à l’heure. Nul ne s’en étonne. Nul n’a
conscience de la sophistication de l’énorme organisation qui permet d’en
arriver là. Et c’est ainsi que, protégés jour et nuit, nous échappons sans
cesse à nombre d’infections, cancers et autres désagréments sans en avoir le
moins du monde conscience. Ces mécanismes procurent à notre organisme
une certaine « robustesse ». Sans elle, nous existerions à peine. Cela est vrai
de tous les êtres vivants, y compris des microbes : la survie des uns et des
autres dépend d’une coopération ou d’une compétition entre organismes qui
sont tous « robustes ».
Les démocraties sont, à leur manière, des systèmes vivants. Elles
naissent et vivent. Elles peuvent aussi mourir. Je leur applique la même
sentence. Il ne suffit pas qu’elles vivent : il faut qu’elles survivent. Je sais
bien que comparaison n’est pas raison, et que l’analogie entre un organisme
vivant et un système social comme une démocratie a ses limites. Mais elle a
aussi ses zones de validité. Les démocraties doivent se protéger contre les
hasards de la vie, qui peuvent provenir de leur environnement comme de
leur « milieu intérieur ». Loin de tenir leur survie pour acquise et de rester
passifs, nous devons, au contraire, être aussi vigilants qu’actifs. Par
conséquent, il nous faut identifier et analyser, de façon lucide et critique, les
dispositifs qui, dans une démocratie, surveillent et corrigent les inévitables
dysfonctionnements et imprévus, internes et externes, que son existence lui
réserve. Ce sont ces mécanismes qui la rendent robuste, et en assurent la
survie. La robustesse d’une démocratie est son assurance sur la vie.

Le fil rouge de la « robustesse »


Voilà donc l’approche que j’ai choisie pour étudier la crise de la
démocratie, celle-là même que j’utiliserais pour analyser, dans l’organisme
humain, l’infection par un virus ou le développement d’un cancer. La
démarche consiste à décortiquer les capacités de défense et de survie des
régimes démocratiques, vis-à-vis de ce qui peut leur nuire, les affaiblir ou
les détruire, de l’intérieur comme de l’extérieur. Il s’agit donc d’en étudier
la « robustesse ». Tel est le fil rouge de cet essai. La notion de robustesse est
désormais classique dans certaines sciences, dont la biologie. Parce qu’elle
est une propriété des systèmes complexes, l’appliquer à la démocratie
suppose de reconnaître celle-ci comme un système complexe. Cela,
j’imagine, ne choquera personne.
Pour ce faire, il faut utiliser les instruments de la pensée complexe.
C’est pourquoi je commence cet essai par un bref exposé méthodologique
sur la complexité. Je le conclus en montrant que la démocratie est
multidimensionnelle, et propose d’en décomposer la complexité en cinq
dimensions. Après avoir dressé le tableau des difficultés majeures
auxquelles les démocraties font face et des risques qu’elles encourent,
j’aborde l’étude des cinq dimensions. J’identifie dans chacune d’entre elles
des défauts de robustesse qui expliquent, selon moi, la crise actuelle. Cette
analyse montre que plusieurs changements sont nécessaires. Pour finir, je
cherche, y compris dans la sphère scientifique et intellectuelle, des moyens
d’action et des leviers qui pourraient provoquer ou accompagner ces
évolutions. Au terme de ce parcours (dont j’ai allégé l’exposé avec des
notes en fin d’ouvrage que j’invite le lecteur à consulter), je reste optimiste.
J’ai l’espoir que mon regard de chercheur aura contribué, à sa manière, à
éclairer un débat critique pour notre avenir commun.
CHAPITRE 1

La complexité et la pensée
complexe

La complexité dans les sciences


La complexité n’est pas un fourre-tout sémantique et conceptuel : elle a
son vocabulaire, ses définitions et ses règles. Elle fonde des approches
scientifiques dont ce chapitre donne un aperçu. Je pars des « sciences
dures », pour montrer que, sous certaines conditions, ces approches
s’appliquent aux « sciences molles », et que ses approches et ses modes de
pensée (la pensée complexe) sont utilisables, et, à mon sens, indispensables,
pour réfléchir aux phénomènes démocratiques.

La naissance de la complexité dans


les sciences
Le concept de complexité, défriché par des philosophes comme Edgar
Morin 1, est profondément renouvelé par les développements scientifiques
récents. Ils concernent aussi bien la biologie et la climatologie que
l’ingénierie, l’informatique, l’intelligence artificielle et l’algorithmique,
ainsi que, comme on va le voir, les sciences sociales. J’ai suivi son
émergence en biologie avant de constater sa convergence avec les sciences
de l’ingénieur.
En fait, deux mouvements se sont conjugués. L’homme a commencé à
élaborer des objets de plus en plus sophistiqués, comme des avions et des
ordinateurs, désormais constitués de milliers, voire de millions de pièces et
de composants. Une science de la complexité s’est ainsi développée autour
de la construction d’artefacts. En parallèle, l’homme s’est doté
d’instruments d’observation et d’analyse de plus en plus puissants.
L’exploration des organismes vivants, de la nature, et des phénomènes
naturels a radicalement changé. Plus les connaissances et les techniques
progressent, plus nous découvrons, en direction de l’infiniment petit comme
de l’infiniment grand, une immense diversité que nos sens nous
permettaient parfois de soupçonner, sans toutefois nous la révéler.
Cette diversité de constituants se mue en complexité lorsqu’elle est
doublée d’un deuxième type de diversité : celle des interactions qui les
relient entre eux. La diversité est, en quelque sorte, « élevée au carré ». Un
maître mot de la complexité est celui de combinatoire. Plus la diversité des
éléments et des interactions augmente, plus les combinatoires qui les
impliquent atteignent des dimensions gigantesques. Les nombres qu’elles
2
mettent en jeu, par exemple dans le cerveau humain , défient l’imagination.
Les systèmes complexes sont souvent représentés par des réseaux, qui
représentent les éléments et leurs interactions, comme le système
biologique de la figure 1. Un groupe social, en raison de la diversité des
personnes qui le constituent et de leurs interactions répond à la définition
des systèmes complexes. Il peut lui aussi être représenté par un réseau
comme celui de la figure 2, qui ressemble étrangement au premier.
Comment quantifier la complexité d’un système ? D’au moins deux
manières : on peut compter le nombre des constituants différents et celui de
leurs interactions distinctes. Une approche récente consiste à analyser la
contrôlabilité du réseau étudié : sur quelle partie des nœuds du réseau faut-
il avoir la main, pour faire passer ce dernier d’un état A à un état B ? Cette
démarche est intéressante parce qu’elle informe sur l’architecture du
système, qui est d’autant plus intriquée que cette proportion est élevée.
Selon ce critère, la complexité des réseaux biologiques pourrait surpasser
toutes les autres, y compris celle des réseaux d’électricité ou des réseaux
sociaux 3.

Figure 1. Réseau d’interactions de 600 protéines d’une cellule de levure de bière 4.

La robustesse, fille de la complexité


Je peux maintenant définir plus précisément la robustesse, qui est au
cœur de cet essai : « La robustesse est la propriété d’un objet (ou système)
complexe qui lui permet de continuer à fonctionner convenablement face à
des événements imprévus (souvent malheureux) qui proviennent soit de son
environnement, soit de son milieu intérieur. » Le terme « convenablement »
veut dire que l’objet (le système) continue à fonctionner, mais pas
forcément de façon optimale. C’est le cas d’un avion qui poursuit sa route
en dépit d’une panne dans ses circuits électriques, et même avec un seul
moteur au lieu de deux, ou d’un individu malade qui vit correctement sans
être totalement guéri, ou même de n’importe quelle personne âgée. Quant à
l’expression « milieu intérieur » (à ce stade dissociée de toute activité
mentale), elle se comprend d’elle-même. Je l’emprunte à Claude Bernard,
qui, dans les années 1850, en avait fait la pierre angulaire de sa conception
de l’homéostasie dans la physiologie.
Figure 2. Carte partielle de l’Internet (liaisons entre adresses IP, données 2005) 5.

La robustesse est donc une propriété fonctionnelle de l’objet considéré.


Dans la fable bien connue de La Fontaine, le roseau qui plie mais ne rompt
pas, grâce à quoi il survit aux vents violents, est plus « robuste » que le
chêne. Ce qui prime dans la robustesse, c’est la fonction, et, pour les objets
qui en ont plusieurs, celle qui intéresse l’observateur. Prenons une voiture, à
laquelle on attribue les deux fonctions de transporter ses passagers tout en
assurant leur sécurité. Les premières automobiles, avec leurs châssis très
rigides, résistaient à des chocs violents, mais leurs occupants pouvaient être
gravement blessés. Les voitures actuelles se plient en accordéon, ce qui
absorbe une partie du choc. Elles sont alors bonnes pour la casse (donc
moins « solides » que les premières), mais les occupants sont beaucoup
mieux protégés. Du point de vue de la fonction « survie des occupants »,
elles sont beaucoup plus robustes que les premières. D’autres dispositifs,
freins, « airbags », etc. interviennent dans la même fonction, ce qui illustre
le fait que la robustesse est généralement le produit d’une accumulation de
dispositifs, noyés dans de multiples interactions avec le reste du système.
Cela fait sens. Si un objet est exposé à une diversité de risques, pour
certains imprévus ou imprévisibles, provenant de l’extérieur ou de
l’intérieur de l’objet, il est difficilement concevable qu’un mécanisme
unique suffise. C’est bien ce que montre l’étude de l’organisme humain,
exposé aux innombrables microbes qui rôdent et prolifèrent dans son
environnement et confronté à des problèmes de fonctionnement internes
(notamment des mutations aléatoires mais statistiquement inéluctables dans
l’ADN de leurs cellules) qui engendrent notamment des cancers. Sans
mécanismes de détection et de correction de ces erreurs, nous serions vite
morts. Par conséquent, la robustesse repose sur des dispositifs complexes
inscrits dans des objets eux-mêmes complexes, qu’il s’agisse d’artefacts
construits par l’homme (une voiture, un avion, un ordinateur), ou de
systèmes naturels (l’organisme humain, les écosystèmes, etc.).

Le XXIe siècle sera le siècle de la complexité


La science a toujours influencé et inspiré penseurs et philosophes. Elle
n’est pas seule, bien sûr, mais il est indéniable que notre compréhension du
monde a été rythmée par les avancées conceptuelles et pratiques de la
science. Les succès de la mécanique classique dans le calcul et la prévision
du mouvement des astres ont imprimé une vision déterministe du monde,
avant que l’invention des probabilités ne vienne ouvrir le champ du hasard.
Celui-ci a débouché sur l’incertitude, inhérente à la mécanique quantique, et
consacrée par les progrès de la logique formelle, avec les théorèmes
d’incomplétude. Pendant plusieurs siècles, ce sont la physique et les
mathématiques qui ont le plus pesé sur nos représentations du monde. Vers
le milieu du XIXe siècle, les sciences de la vie sont entrées dans la danse 6. La
complexité, telle que je l’entends, y est relativement neuve. La biologie
moléculaire a été réductionniste jusqu’à la fin du XXe siècle, et a fait la
chasse à la complexité plutôt que l’accueillir. Ce n’est que dans les années
1990-2000, avec le séquençage de l’ADN, que la complexité a commencé à
pénétrer sérieusement les sciences de la vie.
Ainsi, il y a peu de temps que le champ de la complexité a acquis une
certaine autonomie, d’abord dans les sciences de l’ingénieur et en
informatique, puis dans les sciences de la nature. Il importe de prendre la
mesure de cette évolution. Jusqu’à une époque récente, les succès les plus
éclatants de la science ont été obtenus grâce à une réduction des
phénomènes naturels à leur plus simple expression. Face à leur complexité,
qui les rendait en apparence incompréhensibles, il s’agissait d’extraire le
plus petit problème pertinent pour être en capacité de le résoudre. Cette
approche, suivie pendant des siècles, a conduit à des découvertes
extraordinaires, comme celle des atomes, des particules élémentaires et des
lois de la physique classique, de la relativité et de la physique quantique, ou
encore celle des gènes, sortes d’« atomes » (au sens d’entités insécables) du
« déterminisme » génétique.
Après la physique quantique et les mathématiques formelles au
e
XX siècle, je suis convaincu que la science de la complexité aura à son tour
e
une influence majeure sur la pensée et la philosophie au XXI siècle. Avec la
complexité, la robustesse s’imposera comme l’un des concepts importants
pour notre compréhension du monde, notamment parce que la robustesse
est un instrument de la gestion du hasard.
Le corpus scientifique qui se construit autour de la complexité est
7
encore hétérogène . L’important ici n’est pas de le connaître, mais d’être
instruit de la manière de la penser. La pensée complexe, on va le voir,
permet d’aborder de nombreuses questions, y compris dans les domaines du
social et du politique qui nous préoccupent.

La pensée complexe

Le « micro », le « macro » et la navigation


intellectuelle
Pour étudier un objet ou un système complexe, il est bon d’adopter une
posture intellectuelle particulière et de suivre les quelques règles de bon
sens qui fondent la pensée complexe.
D’abord, il ne faut pas tomber dans le piège d’une apparente simplicité
qui est souvent le fruit d’une bonne dose de complexité sous-jacente mais
quasi-invisible 8. Le maniement d’une automobile moderne est simple, alors
qu’il repose sur des dispositifs (de conduite, de freinage, etc.) de plus en
plus sophistiqués ; la voiture « autonome » est à l’apex de la simplicité
apparente, tout en étant extrêmement complexe.
En première approche, un objet complexe doit être regardé sous toutes
ses faces. Il faut en quelque sorte en faire le tour, mais cela ne suffit jamais.
Même en accumulant de l’extérieur des masses d’observations, on ne peut
ni appréhender ni analyser la complexité profonde d’un objet. S’agissant
d’une voiture, à moins de disposer de son plan de montage, on ne peut
espérer comprendre ce qu’est son moteur sans lever le capot. Autrement dit,
il faut prendre connaissance des éléments constitutifs et de leurs liens. Cela
peut requérir un lourd travail, rarement achevé, et souvent partagé au sein
d’une communauté, ce qui mène tout droit à la question de l’intelligence
collective. On notera que l’objet complexe peut être matériel ou virtuel :
une idée, un concept peuvent être complexes.
Dans un système complexe comme l’organisme humain, on peut
distinguer toutes sortes de sous-ensembles, que j’appelle : des « modules ».
On peut aussi identifier plusieurs niveaux d’organisation (par exemple, le
système nerveux, des organes comme le foie, des cellules comme les
globules blancs, des agrégats moléculaires comme les chromosomes, etc.).
Pour simplifier, on conviendra ici que tout système complexe doit être
appréhendé à au moins deux niveaux : celui de son tout, que j’appelle le
niveau « macro », et celui de ses parties, le niveau « micro ». Il faut en
quelque sorte « l’attraper par les deux bouts ». Cette assertion est
importante et souvent négligée. Il est impossible de comprendre un objet
complexe sans documenter le niveau « micro ». Cela suppose de recueillir
ou de disposer de suffisamment de données sur les composants et leurs
interactions. Et si on se cantonne au niveau « micro », on n’y réussit pas
mieux.
Il n’est pas toujours facile de joindre les deux bouts. Par exemple, la
micro- et la macroéconomie, comme la micro- et la macrosociologie,
9
peinent à s’articuler . Pourtant, il faut chercher à les conjuguer, plutôt qu’à
les opposer, même si elles paraissent incompatibles. Cela requiert de
l’agilité intellectuelle, donc une posture qui laisse peu de place au
dogmatisme, et ne s’accommode pas d’idéologies intolérantes. L’esprit doit
être capable de se promener librement entre plusieurs points de vue, et de
passer de l’un à l’autre en en gardant la mémoire. Ce processus de
« navigation intellectuelle » est essentiel pour qui veut appréhender, tour à
tour ou simultanément, le tout et ses parties, le « macro » et le « micro »,
même et surtout lorsqu’ils proposent des visions contradictoires et non
cohérentes.
Cette démarche s’applique à des concepts, comme celui de liberté,
qu’on peut analyser au niveau « macro », c’est-à-dire « universel » et au
niveau « micro », c’est-à-dire « contextuel ». Ce faisant, on rencontrera ici
et là des contradictions, ce dont il ne faut pas s’inquiéter : l’un des bénéfices
de cette approche est précisément de les mettre au jour, de les reconnaître
plutôt que de les ignorer, de les traiter plutôt que de les rejeter, et de tenter
de les résoudre. Loin de l’appauvrir ou d’en dégrader la qualité, cet
« étirement » des concepts entre l’universel et le contextuel les enrichit. Il
leur donne vie, en les ancrant dans la réalité. Il permet de considérer leurs
conséquences pratiques et leur usage dans la vie réelle. Il ouvre la
dimension du temps. Il les relie à leur histoire, à la manière dont ils ont été
utilisés par le passé et dont ils pourraient l’être à l’avenir. Faire l’économie
de cette démarche conduit à une perte de substance du concept originel.
Celui-ci gagne à être informé par des retours de réalité, qui le nourrissent,
10
lui donnent du corps, et sont une condition de son « utilité » possible . Au
total, le contextuel ne dégrade pas l’universel, il l’enrichit.

Pluralité, hasard, incertitude, incomplétude


Cette souplesse d’esprit est d’autant plus nécessaire qu’un système
complexe peut exister dans un grand nombre d’états possibles, et osciller
entre plusieurs d’entre d’eux. Par conséquent, les problèmes complexes
peuvent avoir plusieurs solutions plutôt qu’une seule. La solution à laquelle
nous nous arrêtons peut dépendre de l’approche choisie. Ce n’est pas
forcément ce que nous avons appris en mathématiques à l’école. Si nous
sommes confrontés à un problème qui n’a qu’une seule solution, peu
importe le chemin suivi pour y parvenir. Il sera plus ou moins « élégant »,
mais le résultat sera le même. Mais s’il en a plusieurs, la solution à laquelle
on parvient dépend du chemin suivi, donc de la méthode adoptée au départ.
Cette pluralité de solutions, jointe à l’incomplétude quasi-nécessaire de
leur description (on ne parviendra jamais à décrire entièrement le corps
humain) pousse elle aussi à la tolérance. Si deux personnes gravissent une
montagne par des chemins différents sans en atteindre le sommet, elles ne
verront pas les mêmes choses, sans qu’aucune des deux ait tort. Ni
« vérité » unique, donc, ni perfection possible. Notamment, la robustesse
parfaite d’un être vivant, qui lui garantirait l’immortalité, est inaccessible,
parce que l’accumulation des contrôles de qualité et des dispositifs
correcteurs « coûterait trop cher ». À la quête de la perfection, il faut
substituer celle du perfectionnement. Cela veut dire que l’on doit toujours
rester en vigilance, en attente du possiblement pire, ou du possiblement
mieux. Cela renvoie à une conception dynamique de l’excellence, qui
interdit l’immobilisme. Voilà qui invite aussi à la modestie plutôt qu’à
l’arrogance.
Il faut encore faire place au hasard. Le hasard (heureux ou non) est
omniprésent. Il est un moteur de l’évolution des espèces. Pour une part,
parfois minuscule mais jamais nulle, il règle et il dérègle le climat, les
écosystèmes, les sociétés humaines. Malheureux, il est source de
catastrophes naturelles, d’accidents, de maladies et de pannes. La
robustesse est le stabilisateur d’un système complexe face aux hasards de
son existence. Elle limite les aléas et les dégâts. Les attitudes trop
déterministes ne font pas bon ménage avec la pensée complexe.
On trouvera un bel exemple de combinaison de hasard, d’incomplétude
et d’imperfection dans l’approche du « Probablement approximativement
correct ». C’est le titre d’un ouvrage de Leslie Valiant, mathématicien
réputé qui a étudié les conditions dans lesquelles de « petits »
algorithmes d’apprentissage peuvent, par itérations et approximations
successives, converger vers des solutions que des algorithmes plus lourds et
puissants peineraient à atteindre en un coup. En bref, ils doivent avoir un
« objectif » défini, conserver la « mémoire » de leurs expériences et être
capables d’apprécier approximativement à quelle distance ils sont de leur
objectif. Ils opèrent en fonction d’une probabilité, et non d’une certitude de
succès (donc en laissant place au hasard), et se contentent d’approximations
(ils ne sont pas conçus pour atteindre « la perfection », c’est-à-dire le
résultat totalement correct). Moyennant quoi, ces « petits » algorithmes
peuvent être plus performants que de gros algorithmes déterministes qui
visent la solution « parfaite 11 ». Certains modes de pensée complexe tracent
donc des modes d’action plus efficaces que d’autres.

La place éminente de la discussion


Hasard et incomplétude forcent à échanger et à discuter. Cela, on le sait
bien, est critique dans toute démarche scientifique. Où en serait la science
sans publication des résultats, ni validation par les pairs, ni capitalisation
des savoirs ? J’irai plus loin en affirmant que, plus l’incertitude ou
l’indécidabilité sont présentes, plus la discussion est nécessaire. La
démonstration qu’aucun système logique n’est complet, et ne peut l’être, a
été plus tard étendue, notamment dans des théories algorithmiques de
12
l’information , dont l’un des auteurs, Grégory Chaitin, tire une conclusion
que je trouve si éclairante que je la reproduis à nouveau 13. « Je ne pense pas
que les implications du théorème de Gödel ou de mon théorème sur le
hasard doivent nous faire désespérer. Ma conclusion provisoire est que nous
ne pouvons avoir de certitude sur rien. En conséquence, nous devons
toujours tendre vers la raison, mais raisonner ne suppose plus uniquement
de déduire les conséquences à partir d’axiomes généraux. Raisonner
implique de discuter et d’échanger avec les autres, d’utiliser des intuitions,
de faire émerger des consensus. »
Voilà qui pose le principe de la discussion à un niveau primordial. Pas
de réalité sans discussion sur la réalité elle-même. Cette assertion est
particulièrement importante dans le cas des systèmes complexes.

La pensée complexe peut et doit être utilisée


dans le champ social
POSSIBILITÉ : LA COMPLEXITÉ DU SOCIAL
N’EST PAS INACCESSIBLE

Pour utiliser la pensée complexe afin d’étudier la robustesse (et donc les
fragilités) de la démocratie, il faut préciser les conditions dans lesquelles la
complexité est abordable dans le champ social. Pourquoi la pensée
complexe, présentée ici comme inspirée des sciences dures, ne pourrait-elle
pas être utilisée dans le champ social ? La complexité des systèmes et
phénomènes sociaux serait-elle si grande qu’elle serait impossible à
appréhender ? Faudrait-il, alors, déléguer à quelques experts et dirigeants
« éclairés », ou doués d’une intuition supérieure, et bientôt à des
algorithmes, le soin de piloter nos affaires ?
L’évolution de la biologie invite à penser le contraire. Comme dans
d’autres sciences, la complexité n’y est pas tenue pour être ingérable. Avec
ses 100 000 milliards de cellules (chacune étant elle-même un objet d’une
extrême complexité), l’organisme humain est d’une complexité inouïe. Les
biologistes baissent-ils les bras pour autant ? Absolument pas. Les
algorithmes sont à leur service. Ils les développent et les exploitent. Grâce à
eux, ils affrontent la complexité du vivant assez tranquillement avec la
conviction que, tôt ou tard, ils en déchiffreront une bonne part sans jamais
la découvrir tout entière. De fait, de nombreux chercheurs 14 tentent
d’exploiter les théories de la complexité telles qu’elles se fabriquent dans
les sciences dures pour analyser des problèmes sociaux. Leur discipline est
encore assez peu développée, mais cela ne nous empêche pas d’adopter la
posture intellectuelle de la pensée complexe.

SPÉCIFICITÉ : L’HUMAIN AU CŒUR DU SUJET

Par rapport aux sciences dures, les sciences humaines et sociales ont
évidemment leur spécificité. Ainsi, le statut du « fait » y est assurément
différent de celui du « fait » dans les sciences expérimentales dures, où la
reproductibilité et la prévisibilité sont des canons essentiels. Pour citer
Pirandello 15 : « Les faits sont comme des sacs ; quand ils sont vides, ils ne
tiennent pas debout. Pour qu’un fait tienne debout et qu’il ait un sens, il faut
d’abord y faire rentrer les motifs et les sentiments qui l’ont provoqué. »
Dans les « faits » des sciences humaines et sociales, il faut inclure les
motifs et les sentiments, donc l’histoire et les interprétations, les intentions,
les émotions et les passions, bref, l’humain et son côté irrationnel. Cela
suppose néanmoins de canaliser ses instincts, et notamment ceux qui, selon
16
Hans Rosling , nous font voir les choses pires qu’elles ne le sont, ce qui
biaise beaucoup d’analyses prétendues objectives.
Ces remarques n’impliquent pas que la pensée complexe, telle qu’on
l’utilise avec succès dans les sciences expérimentales, est inapplicable aux
questions sociales. On doit plutôt en déduire qu’il faut plus de rigueur
intellectuelle encore, et plus de perspicacité dans la définition, l’acquisition
et le traitement des données factuelles, en y introduisant avec un soin
particulier, des considérations « humaines », intentionnelles, ou
passionnelles, qui relèvent d’analyses qualitatives. Moyennant quoi, la
pensée complexe est parfaitement utilisable.
Les modes d’expérimentation, eux aussi, diffèrent : c’est la prise en
compte de l’expérience qui, dans les sciences humaines, est l’équivalent de
17
l’expérimentation dans les sciences dures . La collecte d’expériences est
donc, comme je l’ai affirmé plus haut (en lien avec la distinction faite entre
le « micro » et le « macro ») une condition indispensable de toute analyse
d’un objet social complexe. Ce point est tout à fait important.
L’ultraspécialisation qui confine les uns dans le champ du « micro » et les
autres dans celui du « macro » est délétère, et comme nous ne sommes plus
au temps où l’« honnête homme » maîtrisait les deux, il faut généralement
« jouer collectif ».
Enfin, comme je l’ai noté plus haut, le traitement de la complexité
implique de la modélisation. Modéliser un système consiste à construire une
représentation utile et utilisable, qui permette de compléter et de dépasser
l’intuition. Modéliser n’est pas sans risques. On peut être tenté d’exploiter
18
des analogies, comme celle entre le corps social et le corps humain , mais
elles ont d’évidentes limites. Modéliser sans disposer de données suffisantes
peut conduire à de grossières erreurs. On peut encore vouloir diminuer la
complexité du groupe social étudié en amoindrissant délibérément la
diversité de ses membres, de leurs comportements et de leurs interactions. Il
en va ainsi de la fiction de l’Homo œconomicus, qui désigne l’agent
économique « élémentaire » (c’est-à-dire chacun de nous). Il est censé être
pleinement informé, purement rationnel et agir exclusivement en fonction
de son intérêt propre 19. Cette définition se fonde sur une réduction drastique
(voire absurde, et malheureusement toujours enseignée) de la diversité des
comportements humains, qui permet ensuite la modélisation et la
mathématisation. En sociologie scientifique, la prudence s’impose donc
dans l’utilisation d’hypothèses réductrices fortes guidées par le vœu
légitime de traiter statistiquement ou mathématiquement les données.

NÉCESSITÉ : CONTRAIREMENT À LA COMPLEXITÉ


NATURELLE,
LA COMPLEXITÉ SOCIALE VA CROISSANT

La complexité du milieu naturel tend à décroître avec la baisse de la


biodiversité. À l’inverse, celle des relations entre les hommes, la complexité
sociale donc, augmente énormément, pour deux raisons convergentes : la
poussée démographique et le développement des moyens de
communication. Les humains ont proliféré (nous sommes trois fois plus
nombreux aujourd’hui qu’à la date de ma naissance) et les liens qu’ils
entretiennent entre eux plus encore. La plupart savent maintenant lire et
écrire 20, et cela accroît leurs capacités de communiquer et d’interagir à
distance. À quoi s’ajoute le développement considérable des moyens de
communication physiques (voitures, trains, avions, bateaux ; 4 milliards de
passagers par an sont transportés en avion dans le monde 21) et virtuels
(Internet, réseaux sociaux) : en 2018, on compte plus de 4 milliards
d’internautes, la moitié de la population mondiale, dont les trois quarts sont
inscrits sur les réseaux sociaux. La société des hommes constitue
aujourd’hui un énorme système social, dont la complexité a augmenté de
plusieurs puissances de dix en quelques siècles.
Cette croissance de la complexité sociale rend partout l’usage de la
pensée complexe (et des sciences de la complexité) de plus en plus
nécessaire, dans les champs de l’économie et de la sociologie comme
ailleurs. Je suis convaincu (et j’y reviendrai) qu’une part du rejet de la
« globalisation » (économique) et de la « mondialisation » (culturelle et
sociale) que beaucoup manifestent (et je ne leur donne pas forcément tort)
dérive de cette complexité croissante qui échappe à leur compréhension et à
leur contrôle.

Rigueur et éthique de la pensée complexe


Les modes de pensée évoqués ci-dessus renvoient souvent à « une
logique floue » qui opère dans tous ses champs d’utilisation, qu’il s’agisse
des sciences « dures » ou du monde social. Cela n’empêche pas la pensée
complexe d’être rigoureuse, et même d’une extrême rigueur. On en tiendra
pour preuve l’usage qui en est fait dans l’intelligence artificielle, qui sert
notamment à mettre en forme des questions rendues complexes par
l’abondance des données recueillies ainsi que par le nombre des interactions
réelles ou potentielles pour faire baisser le taux d’erreurs au-dessous d’un
seuil jugé acceptable, proche de zéro, même s’il ne l’atteint jamais 22.
La pensée complexe ouvre un formidable espace de réflexion, mais
aussi de spéculation. Dans un champ aussi ouvert et aussi vaste, n’importe
qui pourrait s’estimer en droit de dire n’importe quoi à propos de n’importe
quel sujet. Mal utilisée, la pensée complexe comporte au moins deux grands
risques. Le premier est de nature qualitative : à force de brasser des
hypothèses complexes, on peut en fabriquer d’improbables ou d’absurdes.
Cela peut, par exemple, nourrir des théories du complot, faciliter l’invention
de fausses nouvelles, etc. Le second est d’ordre plus quantitatif : si on
complexifie à l’excès un problème, on atteint facilement un stade où il
devient impossible à traiter et à résoudre (par exemple, si on introduit trop
de paramètres, on interdit toute analyse statistique significative). A
contrario, bien maniée, elle est puissante, efficace et source d’éthique :
éthique de la discussion 23, de la tolérance, et de la difficile articulation du
contextuel avec l’universel.
Penser complexe suppose donc que l’on s’astreigne à une méthodologie
stricte, que l’on fasse preuve d’honnêteté intellectuelle, de modestie, de
tolérance, que l’on accepte la discussion, dans le meilleur sens du terme, et
que l’on comprenne que l’on endosse une certaine responsabilité. N’est-ce
pas une attitude propice à l’exercice de la démocratie, en plus d’aider à la
comprendre ?

La complexité du phénomène
démocratique
Bien souvent, nous sous-estimons la complexité inhérente à la
démocratie. Nous sommes si habitués à cette dernière qu’elle nous paraît
toute simple et, en quelque sorte, naturelle. Elle n’est ni l’une ni l’autre.
Sinon, pourquoi des milliers d’ouvrages lui seraient-ils consacrés ? Elle a
été acquise de haute lutte, et a évolué au cours des siècles. On peut aussi la
voir comme un phénomène social qui s’est répandu dans le monde à la
manière d’une épidémie, en donnant naissance à des démocraties de formes
diverses, dotées de singularités locales, historiques et culturelles. Il y a là
une certaine complexité, mais ce n’est pas de celle-là qu’il va être question
ici. Ce que je veux montrer, c’est que l’idée même de démocratie est
intrinsèquement complexe 24, et que les régimes politiques qui en dérivent
sont pénétrés de cette complexité première, et ce d’autant plus qu’ils gèrent
des sociétés de plus en plus complexes.

L’idée de démocratie n’est pas réductible


à sa dimension électorale
La croissance démographique a provoqué partout des changements de
gouvernance notables. L’antique république athénienne comptait quarante
mille citoyens sous Périclès. Lorsque, dans d’autres lieux et d’autres temps,
leur nombre s’est accru, il a fallu inventer des mécanismes de délégation de
pouvoir à des représentants plus généralement élus que tirés au sort 25. La
question de la représentation du peuple a dès lors été posée, et maintes fois
débattue. Elle l’est encore, et, à mon sens, elle l’est trop. Non qu’elle soit
négligeable : elle est capitale. Mais ce n’est pas la seule. À trop se focaliser
sur elle, on laisse de côté d’autres questions essentielles.
Cela participe d’une sorte d’aveuglement dans notre perception de la
démocratie même. Nous sommes si imprégnés du confort qu’elle nous
procure, que nous l’imaginons « acquise » pour toujours, et partout
« exportable ». Nous la croyons d’une simplicité cristalline, pourtant aussi
illusoire que celle d’objets apparemment simples mais terriblement
complexes, comme un téléphone portable ou une automobile. Nous prenons
rarement la peine de la réfléchir en profondeur. Nous nous accommodons,
pour la penser, d’une étymologie apparemment limpide (celle du pouvoir
détenu par le « peuple ») et d’une conception historique, pour partie
dépassée. Nous la réduisons trop à sa dimension représentative. Or les
processus électoraux sont effectivement nécessaires mais aucunement
suffisants.
Beaucoup imaginent que, si la volonté du peuple était correctement
exprimée grâce à un jeu de procédures parfaites, et si elle était transmise à
des dirigeants dûment mandatés qui réaliseraient exactement ce que le
peuple attend d’eux, l’idéal démocratique serait atteint. Vraiment ? Qui,
après quelques minutes de réflexion, pourrait croire une telle fable ? Cela
supposerait que tout soit parfait : que le peuple soit parfaitement informé,
qu’il ne change pas d’avis trop vite, que les dirigeants soient d’une parfaite
obédience, qu’ils restituent parfaitement les résultats de leurs actions, qu’ils
ne cherchent pas à influencer indûment le peuple, etc. Ce serait inventer la
fiction d’un Homo politicus parfait, à la manière d’un Homo œconomicus
théorique et disjoint de la réalité.
Les procédures associées au fonctionnement des institutions
démocratiques (dont les élections sont un pivot majeur), que j’appelle en
bref la dimension procédurale, ne doivent pas occuper tout le terrain de la
réflexion, et faire négliger d’autres composantes 26. La démocratie est
multidimensionnelle et complexe. Je propose ici de la penser en cinq
dimensions 27.

Penser la démocratie en cinq dimensions


Comme un être vivant, une démocratie a son « milieu intérieur » dont
les caractéristiques lui permettent de vivre et de survivre dans l’écosystème
international qui constitue son environnement. Cette dimension de
l’échange entre le « milieu intérieur » et l’environnement extérieur, que je
désigne par le terme de planétarisation, est fondamentale pour une
démocratie, comme elle l’est pour un être humain. Un homme ne peut vivre
de façon totalement isolée : il dépend directement ou indirectement de ses
congénères et des ressources de la nature dans laquelle il vit. Il en va de
même pour une nation, démocratique ou pas. C’est le « milieu intérieur »,
qui gère les relations avec l’extérieur et donc la dimension de la
planétarisation dans tout État et toute démocratie.
La dimension des procédures, on l’a vu, est celle qui est le plus souvent
mise en avant. Elle recouvre l’ensemble des dispositifs, essentiellement
politiques, juridiques et citoyens, qui organisent et règlent le régime et la
vie démocratiques. Ces procédures renvoient à des valeurs, presque
toujours référées aux Droits de l’Homme, et incarnées en France par la
trilogie républicaine : liberté, égalité, fraternité. J’insisterai sur la
dimension, essentielle, des finalités : elles indiquent ce qui est attendu de la
démocratie elle-même, et inspirent les objectifs repris dans des programmes
électoraux, et dont la réalisation dépend de l’action des gouvernements élus.
J’ajoute enfin la dimension de l’efficacité, qui réside dans la capacité
d’obtenir le résultat souhaité, en ligne avec l’objectif fixé, et requiert donc
que les finalités soient explicitées. Je précise qu’il s’agit d’efficacité sociale
et pas strictement économique.
Quant à la complexité, c’est une propriété inhérente à l’ensemble du
système, comme la robustesse qui en dérive, et à propos de laquelle seront
interrogées les cinq dimensions qui précèdent.
Ces cinq dimensions, bien que de natures différentes, se tiennent,
28
s’articulent et se confortent . Remettons-les dans le bon ordre : je place en
tête les finalités. J’accorde la seconde place aux valeurs, qui les renforcent.
Je mets les procédures en troisième rang, puisqu’elles doivent être
accordées aux finalités et aux valeurs, et non l’inverse, même si, dans la
pratique, elles en sont garantes. Viennent ensuite l’efficacité, sans laquelle
l’ensemble ne peut fonctionner au mieux, s’il ne dysfonctionne pas, puis la
planétarisation, dimension des relations entre le « milieu intérieur » et
l’écosystème international et planétaire. La complexité et la robustesse ont
un statut à part, puisqu’elles sont des propriétés globales du système et
traversent les cinq autres.

*
La trame de ce livre est donc simple : dans les pages qui suivent, je
montrerai d’abord que la démocratie en général, et nos démocraties prises
individuellement, sont dans la tourmente. Puis, je discuterai une à une les
cinq dimensions : finalités, valeurs, procédures, efficacité et planétarisation.
J’identifierai chaque fois les défauts de robustesse qui me paraissent les
plus pertinents, en m’efforçant de dégager et de proposer des pistes de
solutions. Pour finir, je reviendrai plus particulièrement sur le rôle que peut,
ou doit, jouer la science au service de la démocratie dans la période difficile
qu’elle traverse.
CHAPITRE 2

Avis de tempête mondial


sur la démocratie

La démocratie en perte de vitesse dans


le monde

Inquiétudes
L’inquiétude monte dans les démocraties occidentales 1, tant se
multiplient les symptômes qui donnent à penser que la démocratie se
dégrade dans le monde entier, et que le phénomène n’est pas conjoncturel 2.
Aux États-Unis, elle a été avivée, fin 2016, par l’arrivée à la présidence
d’un Donald Trump dont l’élection n’a pas été le fruit du hasard : des
prémices de pathologie de la démocratie américaine avaient été
antérieurement relevées 3. En Angleterre, le Brexit a été voté en 2016 après
une campagne référendaire au cours de laquelle des hommes politiques
reconnaissent avoir menti aux citoyens. En France, en 2017, une campagne
électorale chaotique a finalement, mais de peu, écarté de la présidence de la
République des candidats des extrêmes aux idées populistes. En Italie, en
2018, une alliance improbable s’est installée entre populistes et extrême
droite. En Hongrie, depuis 2010, et en Pologne depuis 2015, des dirigeants
démocratiquement élus s’affranchissent des règles canoniques
fondamentales de la démocratie, en portant atteinte à la liberté de la presse
et à l’indépendance de la justice. Au Brésil, un candidat d’extrême droite a,
fin 2018, remporté haut la main l’élection présidentielle.
Voilà qui contraste singulièrement avec l’optimisme qui prévalait à la
fin du siècle dernier. Nul ne manque de citer l’ouvrage de Francis
Fukuyama dans lequel il concluait qu’avec la fin de la guerre froide, l’idéal
de la démocratie libérale était en voie de réalisation. Son opinion me semble
avoir évolué depuis 4. Il n’était pas le seul. Lorsqu’en 1999, on demanda à
Amartya Sen quel était à ses yeux l’événement le plus important du
e
XX siècle, il répondit : « Parmi la grande variété de faits et de

développements qui se sont produits au XXe siècle, je n’ai eu, en définitive,


aucune difficulté à choisir l’un d’entre eux comme absolument majeur, à
savoir : l’ascension de la démocratie. […] Le gouvernement de type
démocratique a maintenant atteint un statut tel qu’il est généralement
considéré comme la norme 5. » Au XXe siècle, sans doute. Mais au XXIe ? On
a envie d’y croire, mais il est permis d’en douter. En vérité, d’autres font
remonter le renversement de l’ascension de la démocratie aux années
6
1975 , date à laquelle, pour la première fois depuis 1945, les économies
développées connurent un début de récession.
Dressons un rapide bilan. On publie de belles cartes du monde où les
couleurs de la démocratie gagnent du terrain, mais à condition de ne pas
être trop exigeant sur ce que démocratie veut dire. Les mécanismes
électoraux et les constitutions ne suffisent pas. En Russie, les dirigeants
sont élus, mais le régime n’en est pas moins une « démocrature »,
néologisme qui désigne le monstre issu de l’hybridation contre nature de la
démocratie avec la dictature. Les perversions de la démocratie abondent.
Curieuse démocratie que l’Inde, qui connaît une croissance économique
impressionnante, mais qui est gangrenée par la corruption, reste assujettie
au système des castes et verse aujourd’hui dans l’« illibéralisme ». Dans de
nombreux pays prétendus démocratiques, la corruption règne, les
constitutions sont transgressées, et, parfois, comme au Venezuela, des
dictatures s’installent.
Bien sûr, tout n’est pas noir. Ici et là, la démocratie progresse. Mais des
études très argumentées concluent, soit que nous sommes entrés depuis
2005 dans une période de récession démocratique, soit qu’après une phase
de croissance, la situation est stable. Selon les politologues Larry Diamond 7
8
et Samuel Huntington , le déclin s’est amorcé en 2006. D’autres voient une
stabilisation plutôt qu’un déclin 9. Cela dépend évidemment de la manière
dont on fait les comptes, et, pour commencer, de la distinction entre
démocraties « électorales » et « libérales », dont les proportions seraient
d’environ 60 et 40 % des pays du monde, ce qui laisse une belle marge d’un
tiers de démocraties non libérales (ou « illibérales »). Et encore, le constat
fait par Larry Diamond d’un déclin de la liberté, d’un affaiblissement des
règles de droit et d’une résurgence de l’autoritarisme associés à un recul des
démocraties occidentales 10, date d’avant l’arrivée de Donald Trump au
pouvoir. Avec lui, les États-Unis, première puissance mondiale, ont pour
l’instant basculé du côté sombre du tableau démocratique 11.
Si, pour l’instant, la démocratie régresse ou ne progresse plus, c’est
aussi en raison d’échecs retentissants. Certains ont été provoqués par
l’Occident, qui a, notamment, organisé la disparition de plusieurs dictatures,
pour des raisons souvent douteuses, et au prix de guerres parfois fondées,
comme en Irak, sur un mensonge d’État. Leur chute devait préluder à
l’implantation de régimes démocratiques : il n’en a rien été, ni en
Afghanistan, ni en Irak, ni en Libye. Quant aux printemps arabes, ils ont
presque partout échoué, sauf, on l’espère, en Tunisie. En Syrie, le
mouvement a été anéanti par une guerre féroce, un horrible bain de sang, et
le déplacement de millions de personnes. Le monde arabe et plusieurs pays
africains sont secoués par ce qui, pour les Occidentaux, ressemble à des
guerres de religion d’un autre âge. La violence sauvage de l’islamisme
radical a porté le jihad au niveau des grandes abominations historiques.
D’un côté, les symptômes pathologiques se multiplient dans les grandes
démocraties occidentales, de l’autre, l’autoritarisme et la dictature (en
Chine, en Russie, en Turquie, etc.) semblent gagner du terrain à l’échelle du
monde.
Dans une démocratie, le pouvoir est, en principe, détenu par le peuple,
qui est libre d’élaborer ses lois, au lieu de se soumettre à celles de Dieu, ou
à celles d’un tyran. Mais le peuple est libre de prendre démocratiquement
des décisions qui peuvent tuer la démocratie. Sa capacité de suicide est
inscrite dans sa nature même. Elle est perpétuellement en tension et à risque
de s’autodétruire. Combien de démocraties ont sombré dans la dictature et
le fascisme, à commencer par l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, avant et au
moment de la Seconde Guerre mondiale ? La plupart du temps, ne sont-ce
pas des poussées nationalistes et populistes, bien décrites par le politologue
Yascha Mounk 12, qui ont précédé le désastre ?
Il y a donc de quoi être inquiet, et certains n’y vont pas de main morte.
Pour quelques politologues, le déclin de la démocratie comme régime
politique est d’ores et déjà irréversible. Des écologistes annoncent avec la
13
plus grande conviction la fin du monde. Des économistes compétents
prédisent pour bientôt une nouvelle crise financière plus grave que celle de
2008, en raison de la surabondance des liquidités ou (peut-être) du
14
surendettement effarant des étudiants aux États-Unis . Elle pourrait être de
même ampleur que celle de 1929 et, selon un parallèle que d’aucuns ne
manquent pas d’établir, être le prélude d’une guerre atroce et d’horreurs
similaires.
Faut-il pour autant crier au loup ? Je m’interroge. Succomberais-je à la
facilité que je reproche à d’autres, de cultiver le sensationnel pour gagner en
audience ? Y a-t-il vraiment péril ? Après réflexion, ma réponse est ferme.
Oui, beaucoup de démocraties se meurent, et on ne sait si l’agonie
précédera leur disparition ou une résurrection espérée mais incertaine. Oui,
la situation est grave, parce que les démocraties qui paraissent à peu près
saines montrent toutes des signes avant-coureurs des mêmes pathologies.
Oui, la démocratie, en perspective, court de véritables dangers parce que les
forces qui lui sont hostiles gagnent du terrain, à l’extérieur comme à
l’intérieur d’elles-mêmes. Avec, de surcroît, une crise environnementale
menaçante.

La croissance démographique et la crise


environnementale en toile de fond

LA CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE

Je n’ai jamais compris pourquoi tant de chercheurs et d’intellectuels


brillants ont si longtemps fait si peu de cas de la croissance démographique,
phénomène pourtant facile à objectiver. Voici quelques repères. Lors de la
Révolution française, la planète comptait environ 800 millions d’habitants.
À ma naissance (1942), sa population était d’environ 2,3 milliards.
Aujourd’hui (2018), elle est proche de 8 milliards (dix fois ce qu’elle était
en 1789) et, en chiffres ronds, on projette 10 milliards pour 2050. En trente
ans, l’accroissement sera égal à la totalité de la population mondiale en
1950. Jusqu’à présent (cela peut ne pas durer), la durée de la vie s’est
accrue, en moyenne, de trois mois tous les ans. Bien qu’inégalement
distribué, le vieillissement de la population est un phénomène mondial,
comme le montre l’évolution des plus de soixante ans : 960 000 millions en
2017 (13 %), 1,4 milliard en 2030 et environ 3 milliards (30 %) à la fin du
siècle (sur les 10 milliards d’humains attendus). Le vieillissement est
particulièrement marqué dans les pays occidentaux, où, de surcroît, la
natalité est faible.
La Chine compte 1,4 milliard d’habitants. Les naissances ont été
contrôlées par un régime dictatorial (un enfant par famille, aujourd’hui deux
sous certaines conditions). Sa croissance démographique est faible et liée à
l’allongement de la durée de vie. La population de l’Inde va bientôt
dépasser celle de la Chine, avec plus de 1,5 milliard d’habitants vers 2030 :
le taux de natalité reste assez élevé (2,6 en 2016), et on meurt moins jeune.
En Asie, une forte croissance est attendue dans une demi-douzaine de pays
(souvent à dominante musulmane, comme le Pakistan et l’Indonésie).
En Afrique, la démographie galope : 630 millions en 1990,
1,215 milliard en 2016. On attend un doublement en 2050 (plus de
2 milliards d’habitants) et, possiblement, un quadruplement (plus de
4 milliards) en 2100. L’Afrique pourrait alors représenter 40 % de la
population mondiale. En 2050, 85 % des personnes les plus pauvres vivront
en Afrique. Le taux de fécondité, de 4,7 enfants par femme en 2016,
diminue, mais de façon inégale : au Niger (20 millions d’habitants en
2016), il reste aux alentours de 7,5, et au Nigeria (190 millions d’habitants
en 2017) de 5,8. Cela ferait qu’en 2050, le Nigeria, avec 400 millions
d’habitants, serait plus peuplé que les États-Unis. Ces taux de natalité
élevés ne peuvent être expliqués par la seule crainte d’une mortalité
infantile élevée : celle-ci a beaucoup baissé. D’autres facteurs, culturels ou
sociétaux (comme l’absence de système de retraite), interviennent.
L’éducation (surtout celle des filles) et l’amélioration du sort des femmes
sont tenues pour être les moyens les plus moraux, les plus productifs et les
moins contraignants pour faire baisser la natalité.

LA CRISE ENVIRONNEMENTALE

Les conséquences locales et planétaires de ces évolutions


démographiques sont considérables. Elles pèsent lourdement sur la crise
environnementale. Il faudra nourrir tout le monde, donc produire des
aliments en conséquence, arrêter de consommer trop de viande et de
surexploiter les océans, quitte à modifier certaines habitudes alimentaires. Il
faudra de l’eau en quantités suffisantes et de qualité convenable, pour les
hommes, les champs et les usines. Il faudra produire une quantité
considérable d’énergie, aussi « propre » que possible, et généralement
convertie en électricité dont les usages ne cessent d’augmenter. Il faudra
continuer à extraire des métaux, sachant que l’amélioration du recyclage ne
suffira pas à couvrir tous les besoins. Il faudra lutter contre les pollutions de
toutes sortes, celles qui affectent de façon de plus en plus grave les nappes
phréatiques, et celles qui interviennent sur le changement climatique. Il
faudra préserver la biodiversité. Il faudra une croissance économique
significative et soutenue, et, dans certains secteurs, dont celui de l’énergie,
des investissements très lourds pour effectuer les transitions nécessaires.
Cette évolution inéluctable du monde mêle donc croissance
démographique et vieillissement des populations avec la gestion des biens
et des maux publics mondiaux : changement climatique, ressources
naturelles limitées, pollutions de tous ordres, etc. Cela appelle plus de
coopération et de partage à l’échelle internationale. En prend-on le
chemin ? Bien trop modestement pour l’instant. Il est plus que probable que
les tensions et conflits ne feront qu’augmenter. Et ce d’autant plus que la
rareté de certaines ressources naturelles crée de nouvelles dépendances, au
point de peser sur les équilibres géopolitiques : la « guerre » pour l’eau des
fleuves ou pour l’accès aux zones de pêche est endémique. Les terres rares
sont des métaux essentiels pour la fabrication de matériels électroniques
(téléphones, ordinateurs, etc.), de toutes sortes d’équipements (avions,
fusées, éoliennes) et de certaines armes. Leur disponibilité est un enjeu
géostratégique, et la Chine a pris dans ce domaine une position
dominante 15.
La démocratie moins séduisante aujourd’hui
qu’hier ?
On préférerait que la démocratie progresse en proportion au moins égale
à la croissance démographique. Les trois milliards d’humains attendus en
trente ans se trouveront très majoritairement dans les pays émergents. Il est
donc critique que ceux-ci s’y rattachent, ou au moins s’en inspirent, plutôt
que d’évoluer vers des régimes autoritaires ou dictatoriaux. Or cela n’a rien
d’évident, pour au moins trois raisons.

LA PERTE RELATIVE DE PUISSANCE

Depuis un quart de siècle, le centre de gravité du monde s’est déplacé


vers l’Asie, où la Chine est en passe de devenir la première puissance
16
mondiale . L’Occident n’est plus le maître incontesté (et parfois détesté) de
la planète. Les États-Unis ne sont plus les seuls gendarmes du monde. La
prospère Europe brille par son manque de cohérence et sa mollesse.
Beaucoup de pays émergents voient leur niveau de vie augmenter, ce qui
induit une perte de puissance relative de l’Occident riche, qui l’est toujours
en valeur absolue, et moins en proportion. Si, par ailleurs, l’Occident (avec
le Japon) conserve une certaine supériorité scientifique et technologique, ce
n’est pas pour longtemps : elle commence à être remise en cause par des
pays comme la Chine et l’Inde.
La perte relative de puissance économique et militaire des démocraties
peut rendre le principe démocratique moins attractif 17. Or, le rééquilibrage
mondial en cours est loin d’être achevé. Après la percée économique et
militaire de la Chine, on verra celle de l’Inde, de pays africains et d’autres.
Cela est bien évidemment souhaitable pour le développement du bien-être
de ceux qui ont vécu dans le dénuement. Pour beaucoup, ils ont été, dans le
passé, colonisés et exploités par les puissances de l’époque, occidentales
pour la plupart. Bien entendu, les nouvelles puissances, comme la Chine, ne
manquent pas et ne manqueront pas d’exploiter, comme d’autres avant
elles, la main-d’œuvre, la force de travail et les ressources naturelles des
plus faibles. La colonisation a changé de forme, mais, au moins dans le
registre économique, elle se poursuit.

LE MANQUE D’EXEMPLARITÉ
DES DÉMOCRATIES OCCIDENTALES

Loin d’être exemplaires et d’apparaître comme l’évident modèle


politique à suivre, les grandes démocraties occidentales ont fait, et
continuent de faire preuve d’imperfections et de faiblesses indiscutables.
Elles n’ont pas complètement réglé le problème du racisme, ni aux États-
Unis, ni dans la plupart des pays touchés par un terrorisme djihadiste qui
suscite des mouvements hostiles aux musulmans et aux réfugiés de toutes
origines. L’antisémitisme est endémique. Cela entache les valeurs
démocratiques occidentales fondées sur un humanisme vigoureusement
affiché mais souvent piétiné. La grave crise financière de 2007-2008, née
aux États-Unis avant d’infecter l’Europe et le reste du monde, apparaît
comme une faillite morale autant que technique : n’a-t-on pas triché,
notamment sur les titrisations, menti sur l’état financier de la Grèce, et
18
utilisé sans vergogne les paradis fiscaux ?

SUCCÈS ET REVERS DE L’AUTORITARISME

Enfin, dans la plupart des pays qui, dans les dernières décennies, ont
connu un développement économique vigoureux, ce sont des
gouvernements autoritaires qui ont démarré le processus de la croissance.
En Corée du Sud, dont le niveau de vie était comparable à celui des pays
africains les plus pauvres, c’est un régime militaire qui l’a enclenchée dans
les années 1960. Son essor économique s’est produit sous un régime
autocratique puis dictatorial jusqu’en 1980. Il a aujourd’hui fait place à une
vraie démocratie. À plus petite échelle, Singapour est un autre exemple du
remarquable succès d’une dictature éclairée, celle de Lee Kwan Yew qui
dirigea le pays de 1965 à 1990, et en planifia le développement pour
quarante ou cinquante ans. Aujourd’hui, ultralibérale, la cité-État, qui se
compare à Venise dans sa grande et longue période de puissance et de
gloire, s’est parée d’habits démocratiques. Mais elle reste une démocratie
très « dirigée ».
La Chine apparaît à beaucoup comme un « modèle » de dictature
éclairée. Elle peut faire état de succès économiques remarquables, mais
aussi de progrès sociaux impressionnants. En quarante ans, le régime
communiste n’a-t-il pas sorti 600 millions de personnes de l’extrême
pauvreté ? N’est-il pas en train de mettre en place un immense système de
sécurité sociale ? Certes, cela s’est fait et continue à se faire au prix d’une
perte considérable de libertés individuelles (aujourd’hui encore plus
contraintes par un système de surveillance électronique inouï et
19
particulièrement inquiétant ), mais ces résultats sont indéniablement
positifs. Auraient-ils pu être atteints en si peu de temps sans un régime
autoritaire ? Je ne le crois pas, même s’il existe une argumentation
20
contraire . L’Inde « démocratique » est-elle un contre-exemple ? En dépit
de progrès technologiques importants, elle se développe moins vite que la
Chine, surtout au niveau des infrastructures, et ses progrès sociaux (avec
pour marqueurs le système des castes et le taux de pauvreté) me paraissent
inférieurs. Handicapée par la corruption, elle peut difficilement passer pour
un « modèle », et son président actuel, Ram Nath Kovind, a pris la route de
l’autoritarisme.
Bien entendu, celui-ci ne garantit pas l’essor économique. Mais il faut
reconnaître que les dictatures, éclairées ou non, peuvent, mieux que les
démocraties, garder un cap de long terme (pour du mieux, comme à
Singapour, ou du pire, comme au Venezuela), puisque les consultations
démocratiques favorisent le temps court et orientent les débats sur le mode
des oppositions plutôt que vers le consensus. En Russie, la réussite
économique est loin d’être au rendez-vous. Le sera-t-elle dans cette autre
démocrature qu’est devenue la Turquie ? Beaucoup de dictatures conduisent
leur pays à des échecs économiques retentissants. Souvent, la corruption
ronge des gouvernements d’oligarques qui ponctionnent les revenus de leur
pays au point de les faire basculer dans la catégorie des États faillis. C’est le
cas du Venezuela, jadis prospère, victime de l’idéologie et de
l’incompétence de dirigeants au départ démocratiquement élus.
Sur le continent africain, la croissance économique actuelle (5 % par an)
promet à ses habitants des jours meilleurs, mais elle est très hétérogène, et
ses bienfaits risquent d’être tempérés par la croissance démographique
(2,5 % par an). Les conditions de la modernisation de l’agriculture seront
critiques. Si elle est trop vite livrée à de grands entrepreneurs (même
africains), et mécanisée à grande échelle, cela créera des centaines de
millions de chômeurs, sans forcément mieux nourrir et faire vivre la
population. L’urbanisation croît de façon vertigineuse. En 2050, alors que
80 % de la population mondiale sera établie dans seulement six cents villes,
1,2 milliard d’Africains vivront probablement dans des mégapoles, en
majorité des bidonvilles. L’Afrique n’est pas la Chine, et il n’existe
évidemment, à l’échelle du continent africain, aucune autorité centrale forte
susceptible d’encadrer et de canaliser ces évolutions. On doit s’attendre à
d’énormes problèmes sociaux, accompagnés de phénomènes migratoires au
sein du continent, mais aussi vers l’extérieur, notamment vers l’Europe. Il
n’est que trop probable que la situation en Afrique sera très problématique
21
dans les prochaines décennies .

Le modèle démocratique face aux autres


modèles
CULTURE, DÉMOCRATIE ET AUTORITARISME

Je trouve fort utile la distinction qui est souvent faite entre nations à
tendance « libérale » et nations à tendance « communautaire ». Elle repose
sur deux versions de l’idée de liberté, qui a évolué depuis l’Antiquité
comme l’explique Benjamin Constant 22 : « [Les Anciens] admettaient
comme compatible avec ces libertés collectives l’assujettissement complet
de l’individu à l’autorité de l’ensemble. […] Le but des Anciens était le
partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’est
là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité des
jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les
institutions à ces jouissances. » La version « libérale » de la liberté n’a
commencé à s’imposer en Occident qu’avec les Lumières. Sa diffusion a
d’ailleurs été freinée par l’économie florissante de l’esclavage, qui ne fut
aboli qu’en 1865 aux États-Unis.
À grands traits, les nations à tendance « libérale » mettent en avant
l’individu, sa liberté (d’où le qualificatif de libéral), et ses droits. Les
secondes privilégient le peuple considéré comme un tout ; l’individu vient
en second et se voit, au nom du peuple, assigner des devoirs plus que des
droits. Cette distinction est partout marquée par une empreinte historique
forte, en France 23, comme en Chine (on évoque souvent la culture
confucéenne), ou dans beaucoup de pays africains. Elle est reflétée dans les
conceptions des droits de l’Homme 24 et dans les régimes politiques adoptés
par des pays qui s’écartent plus ou moins de la démocratie comme certains
pays africains, et radicalement pour la Chine 25. Les démocraties entrent
évidemment dans le cadre des États à tendance « libérale », alors que les
États-nations non démocratiques sont souvent du type « communautaire ».
La dictature s’y installe plus facilement. Leurs constitutions (lorsqu’elles
existent) contiennent moins de contre-pouvoirs. Leurs dirigeants peuvent,
au nom du peuple, s’emparer du pouvoir et l’exercer de façon autoritaire.
Pour s’établir, le modèle démocratique a besoin d’un socle culturel
compatible. C’est en partie pourquoi la démocratie peine à s’installer dans
certains pays, notamment lorsqu’une culture et une architecture tribales ont
imprégné le tissu social, comme en Afghanistan, en Irak, et en Libye. De
même, les régimes autoritaires s’installent plus facilement dans certains
contextes culturels. Nous, les démocrates, nous devons donc nous faire à
l’idée que la démocratie n’est pas forcément ni spontanément un modèle
général, et que son universalité rêvée et prônée n’est pas évidente, et
suppose des changements culturels profonds.

EFFICACITÉ ET AUTORITÉ

Certes, aujourd’hui, le modèle démocratique reste incarné par des pays


qui possèdent beaucoup d’atouts, d’attraits et de force. Mais les pays
autoritaires qui réussissent ont la prétention d’exporter leur modèle de
développement, au motif qu’ils disposent du modèle politique le plus
efficace pour sortir un pays de la misère. Les optimistes imaginent que cela
ne sera qu’une phase dans leur évolution historique. Mais rien ne prouve
qu’avec le temps, la démocratie succédera au régime autoritaire. La Chine
n’en prend pas le chemin, et la Corée du Sud, qui a rejoint le camp de la
démocratie, pourrait faire figure d’exception, plutôt que de constituer la
règle.
Efficacité : ce mot, peu usité dans notre langage démocratique, est
pourtant critique et constitue l’une des cinq dimensions de la démocratie
définies plus haut. À Singapour, fière de son succès, on entend dire que la
démocratie « à l’occidentale » est dépassée, parce qu’un surcroît d’autorité
est indispensable pour gagner en efficacité. Il y a une dizaine d’années,
alors que je discutais avec un universitaire singapourien du développement
économique impressionnant de son petit pays, il me fit remarquer, non sans
quelque fierté et avec un soupçon d’arrogance : « Vos démocraties ne sont
pas efficaces. » C’était la première fois que l’association entre efficacité et
démocratie sonnait à mes oreilles. Sur le moment, je n’appréciai guère.
Rétrospectivement, je lui en suis reconnaissant. Il est en partie à l’origine de
ce livre.
En Chine, l’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann rapporte que
nombreux sont ceux qui pensent qu’ils ont « les meilleurs dirigeants du
monde », et de citer un intellectuel disant en substance : « Nous voudrions
pouvoir les choisir, mais nous choisirions les mêmes 26. » Les dirigeants
chinois entendent maintenant faire de leurs succès un modèle d’alternative
politique à la démocratie, présentée comme trop peu « efficace ». Imposer
son « modèle » était la prétention du régime communiste en URSS, dont la
faillite a été constatée avec la chute du mur de Berlin en 1989. La Chine
d’après Mao a changé la donne. En hybridant un régime communiste
singulier avec l’économie libérale, elle a connu en quelques décennies un
développement économique et social remarquable, qui est loin d’être
achevé. Elle peut prétendre que son système a une double efficacité,
économique et sociale, et entend faire valoir, et même exporter son
« modèle ». Nos démocraties font face à une « guerre des modèles » et elles
devront se battre pour la gagner.

La crise intérieure des démocraties


Si, à l’échelle du monde, la démocratie est en perte de vitesse, qu’en
est-il des démocraties occidentales prises individuellement ? Courent-elles
de véritables dangers ? À l’évidence, oui : elles sont menacées de
l’extérieur comme de l’intérieur. De l’extérieur, par des confrontations avec
des puissances non démocratiques qui n’hésitent pas à faire usage de la
violence et de la force ; ou par des mouvements terroristes ; ou par le
débordement de graves problèmes sociaux qui se développent dans les
zones pauvres de la planète (dont l’immigration n’est qu’une des
conséquences) ; et par la compétition des « modèles » évoquée ci-dessus.
Mais les autres dangers qui les menacent, les pires peut-être, sont intérieurs.

Les dangers intérieurs


Bien des démocraties sont mortes des suites d’une révolution sanglante
ou d’un coup d’État. Mais bien d’autres ont été assassinées par les bulletins
que leurs propres citoyens ont déposés dans l’urne. C’est de l’intérieur que
la destruction s’opère. La démocratie peut servir de marchepied à des
dirigeants autoritaires. On se souvient de la phrase prononcée en 1996 par
Recep Tayyip Erdoğan, alors maire d’Istanbul : « La démocratie c’est
comme un tramway, une fois arrivé au terminus on en descend 27. » De
nombreux dictateurs ont été démocratiquement élus. Dans un scénario bien
rodé, le « leader » élu se prétend légitime pour, au nom du peuple, affaiblir
ou abolir les règles et les garanties fondamentales de la démocratie. La
presse et la justice sont peu à peu et plus ou moins brutalement mises sous
coupe réglée. Après quoi, une bonne propagande, et la mise à l’écart, sinon
l’élimination, des opposants politiques les plus influents, permettent aux
dirigeants portés par un parti unique d’être élus et réélus avec un soutien
populaire écrasant, ce dont la Russie de Vladimir Poutine fournit une
illustration éclatante. Et ce en dépit de sa Constitution qui stipule (Titre I,
chapitre 1, articles 1 et 2) : « La Fédération de Russie-Russie est un État
démocratique, fédéral, un État de droit… L’homme, ses droits et libertés,
constitue la valeur suprême. La reconnaissance, le respect et la protection
des droits et libertés de l’homme et du citoyen sont une obligation de
l’État. »
Cela doit nous inciter à la plus grande vigilance sur des dérives qui
paraissent au départ anodines, mais qui peuvent être annonciatrices de
bouleversements gravissimes. Or de telles déviances sont de plus en plus
fréquentes dans des démocraties pourtant bien établies : dans plusieurs pays
de l’Union européenne, où la Hongrie de Viktor Orbán fait figure de
laboratoire à ciel ouvert, comme, plus loin de nous, en Amérique latine et
en Afrique notamment, mais également aux États-Unis. Nationalisme et
populisme d’extrême droite ou d’extrême gauche figurent parmi les
ingrédients ordinaires susceptibles d’engendrer des situations d’une plus ou
moins grande dangerosité. Trafic d’influence et corruption s’en mêlent le
plus souvent. Ainsi progressent les démocraties « illibérales » et les
« démocratures » qui finissent par se poser en compétitrices de la
démocratie bona fide.
La métaphore biologique est décidément pertinente. Notre
environnement peut nous tuer (la foudre, par exemple), mais la maladie
aussi. Toute maladie opère de l’intérieur : un virus n’est dangereux que
lorsqu’il a pénétré dans l’organisme, et les cancers proviennent pour la
plupart de dérèglements internes. Il en va de même pour nos démocraties,
dont l’environnement devient plus hostile et moins respirable. Plusieurs
sont infectées et malades. La contamination menace. Les « cancers »
antidémocratiques aussi. Car c’est en nous-mêmes que se trouvent les
dangers les plus pernicieux. Nous devons impérativement identifier et
corriger les défauts de robustesse qui, dans notre « milieu intérieur », nous
empêchent de prévenir et de guérir les maladies de la démocratie.

Trois pathologies parmi les plus manifestes

L’INDIVIDUALISME

L’individualiste est celui qui ignore ou refuse délibérément de remplir


ses devoirs envers les autres et/ou envers l’État. Souvent égoïste, il est
fréquemment abstentionniste, et ne se déplace pas pour voter. En général, il
n’est pas hostile à la démocratie, bien au contraire : il en profite
abondamment. L’individualisme est pourtant une posture nocive pour la
démocratie, parce qu’elle interfère négativement avec son fonctionnement
ainsi qu’avec la solidarité nationale. C’est aussi un bon terreau pour le
développement de l’anarchisme et de l’ultralibéralisme.

LE NATIONALISME

Si la notion d’État prévaut dans tous les pays organisés depuis


28
l’Antiquité, celle d’État-nation est assez récente . Ernest Renan, dans un
discours prononcé en 1882 29, a bien montré que la nation est plus qu’un
groupe social quelconque en mettant l’accent sur la transcendance des
30
aspirations communes. Selon Gil Delannoi , toutes les formes politiques
(la Tribu, la Cité, l’Empire et la Nation) ont, à des degrés variables, une
dimension politique, une dimension culturelle et une dimension ethnique.
Cette dernière, lorsqu’elle prend une place excessive dans le discours
national, est généralement la source de graves problèmes identitaires, et de
conflits intra- et internationaux. Ainsi, contrairement à ce que certains
prétendent, le nationalisme n’est pas un allié de la démocratie, et nuit à la
nation qu’il prétend protéger. L’idée de nation est très forte, et facilement
manipulable par des dirigeants prêts à user de la supercherie patriotique
pour mobiliser les foules contre des ennemis plus ou moins imaginaires,
comme aujourd’hui les migrants. « Le patriotisme, disait le général de
Gaulle, c’est aimer son pays, le nationalisme, c’est détester celui des
autres. »

LE POPULISME

Le populisme oppose le « peuple » aux « élites », dont font partie tous


ceux qui ont accaparé le pouvoir au détriment du « peuple ». Avec le
sociologue Pierre Rosanvallon 31 et d’autres, on reconnaîtra que le clivage
entre les élites et le peuple existe, et qu’il est d’autant plus perceptible que
les inégalités de richesses et de statut social s’accroissent. Le populisme
soulève un réel problème auquel il propose de mauvaises solutions. En
particulier, son hostilité à la démocratie représentative (dominée selon lui
par l’élite) tend à se muer en un autoritarisme qui prétend exprimer la
volonté du peuple. Les populistes, si la volonté du peuple les porte au
pouvoir, estiment en être les seuls dépositaires et les interprètes exclusifs.
Ce qui, dans l’histoire, les a souvent conduits à modifier ou biaiser les
32
institutions à leur profit, avec le risque avéré d’aboutir à la dictature .

Un climat social permissif et dégradé


Ces idéologies hostiles à la démocratie, au point de tolérer, ou de
vouloir entraîner sa perte, de même que des idéologies d’extrême droite ou
d’extrême gauche, les courants racistes et antisémites, sont presque toujours
présents à bas bruit dans toutes les démocraties occidentales. Tout autant
que leur existence à bas niveau, ce qui doit être tenu pour pathologique,
c’est leur expansion dans des contextes historiques et sociaux particuliers
qu’il est capital de comprendre. La sociologie est ici à l’œuvre pour
apporter des réponses. Ces idéologies sont généralement portées par un
assez petit nombre de militants. Il est essentiel d’écouter et de comprendre
les citoyens de bonne foi qui les rejoignent, souvent faute de mieux. C’est
ainsi que l’on peut limiter leur impact potentiellement désastreux sur la
démocratie elle-même. Je m’efforce ci-dessous d’éclairer quelques
comportements de groupe. Ils fournissent l’esquisse d’une grille de lecture
de certaines de ces crises intérieures. Pour ce faire, j’emprunte au travail
transdisciplinaire effectué par deux agronomes Pablo Servigne et Gauthier
33
Chapelle les éléments suivants.

ADHÉSION
Comment un groupe se constitue-t-il ? Les comportements d’adhésion
répondent à trois attentes. i) Un sentiment de sécurité. Cela suppose que le
groupe ait des limites claires (règles d’entrée et de sortie, etc.), donc un
périmètre suffisamment défini pour garantir l’existence du groupe et lui
conférer des capacités protectrices. ii) Un sentiment d’égalité. Il s’exprime
par un désir de justice et est souvent accompagné de mécanismes bien
répertoriés de récompense et de punition. Dans la pratique, il vise surtout la
réduction des inégalités. Parmi les facteurs qui rendent les inégalités plus
acceptables figurent : la chance (gagner à la loterie), le travail (abondant et
reconnu), et l’utilité (accomplir quelque chose d’utile à la communauté). iii)
La confiance, fondée sur des expériences antérieures, et/ou des sentiments
positifs (comme l’empathie), et qui, le plus souvent, implique la réciprocité.

COHÉSION

À quelles conditions le groupe se maintient-il ? Les auteurs font appel à


une métaphore : à l’image de n’importe quelle cellule vivante, tout groupe
est entouré d’une « membrane », physique (une frontière) ou virtuelle (une
règle d’appartenance ou d’exclusion). Celle-ci, comme celle d’une cellule
vivante, possède quatre fonctions essentielles. Elle borne son contenu, et
par là, le définit ; elle lui confère une identité, en fonction de ses
caractéristiques et de ses projets ; elle le protège de l’extérieur ; et elle filtre
les relations avec l’environnement externe.
Lorsque les trois conditions de sécurité, d’égalité et de confiance
viennent à manquer, le groupe se referme sur lui-même (il diminue la
porosité de sa membrane) ou réduit de taille, ou se fractionne en entités plus
petites et différentes qui s’efforcent de retrouver ces critères. La confiance
est facilement détruite par un manque de réciprocité, laquelle est souvent
pensée dans le cadre de la théorie anthropologique classique du don et du
contre-don 34, selon laquelle la triple obligation pour chacun de donner, de
recevoir et de rendre crée une dépendance réciproque qui a un caractère
« viral » et peut se propager dans un groupe. Plus un groupe est grand, plus
la réciprocité peut s’étendre. Elle perd son caractère bilatéral lorsque
l’individu peut l’attendre de n’importe qui dans le groupe, et peut devenir
impersonnelle, et même « invisible » : c’est le cas pour les normes et
institutions sociales, au niveau des États notamment. La perte de la
conscience de cette réciprocité est donc un facteur important de
déstabilisation d’un groupe.

L’IDENTITÉ

Un groupe social acquiert une identité plus forte lorsque, à l’intérieur de


sa « membrane », ses membres s’accordent sur plusieurs points,
notamment : avoir des buts communs, disposer d’une distribution des rôles
et des statuts fonctionnels ou hiérarchiques, accepter certaines normes, ainsi
que les sanctions positives ou négatives qui accompagnent leur respect ou
leur infraction. Ces convergences internes produisent une structuration
identitaire que l’on observe dans des groupes de toutes sortes (clubs,
académies, communautés religieuses, entreprises, administrations, nations,
entreprises multinationales, grosses ONG, réseaux Internet, etc.).
Dans une certaine mesure, les groupes dotés d’une identité forte
présentent une gamme de comportements et de rapports avec d’autres qui
sont semblables à ceux des individus : ils incluent la coopération et la
compétition. Divers événements stimulent la cohésion au sein d’un groupe.
Après une catastrophe naturelle, comme un tremblement de terre ou une
inondation, on assiste généralement à un élan de solidarité. Les
compétitions entre groupes (y compris sportives) renforcent généralement
le sentiment d’appartenance au groupe, tout autant que les conflits. La
fabrication d’ennemis imaginaires est souvent instrumentalisée et utilisée à
cette fin.
Une grille de lecture du climat social actuel
Ainsi, si la sécurité, l’égalité, et/ou la confiance font défaut dans un
groupe national de culture libérale, la « membrane » dont il s’entoure perd
de sa porosité. Il se ferme, et son identité nationale devient plus exclusive,
quitte, à l’occasion, à se fabriquer de faux ennemis. Cela peut nous aider à
interpréter un climat social où s’expriment aujourd’hui l’inquiétude, sinon
la peur, et une colère de moins en moins larvée et de plus en plus ouverte à
la violence. La question est d’identifier les sources de ces sentiments
d’inquiétude, de perte de sécurité, d’égalité et de confiance, qui conduisent
des peuples à « refermer leur membrane ».

L’INQUIÉTUDE ET LA PERTE DE SÉCURITÉ

On peut lui attribuer plusieurs causes. Beaucoup de pays occidentaux


ont été victimes du terrorisme, dont on ne voit pas qu’il s’arrête de sitôt.
Les tensions internationales, la crise climatique et les pollutions, relayées
par des images fortes, sinon choquantes, ne sont pas de nature à rassurer.
Toutefois, le facteur principal me paraît être l’évolution des conditions du
travail et de l’emploi. Certains pays sont, comme la France, touchés par un
chômage de masse. D’autres pas ou moins, mais souvent au prix de « petits
boulots » plutôt mal payés et instables. Les perspectives sont anxiogènes : il
y a toutes raisons de penser qu’il faudra à l’avenir (et cela a commencé)
exercer plusieurs métiers successivement, voire simultanément, au cours de
vies professionnelles plus hasardeuses, où la formation continue, forcément
plus difficile avec l’âge, ne sera pas évidente pour tous.
Le vieillissement de la population est lui aussi perçu, et cela est juste,
comme un fardeau collectif que les actifs auront de plus en plus de mal à
porter. Les jeunes sont mécontents de leurs aînés, et ils n’ont pas totalement
tort. L’évolution des technologies participe à cette montée des craintes 35,
moins, à mon sens, dans leurs dimensions futuristes (comme le
« transhumanisme ») que dans leur impact sur l’emploi. Enfin, je pense,
comme je l’ai déjà mentionné, que de façon moins visible, la complexité
croissante du monde rend la mondialisation difficilement compréhensible et
nourrit la peur et les angoisses.

PERTE D’ÉGALITÉ

Un fort sentiment d’une perte d’égalité est alimenté par le fait que la
distribution des revenus et/ou de la richesse nationale entre les plus riches et
les plus pauvres évolue dans le sens d’une inégalité croissante. Cela est
montré par de nombreuses études menées en France 36 et dans plusieurs
pays 37. Les inégalités de patrimoine (pour partie cumulatives en raison des
héritages) sont plus marquées que les inégalités de revenus, et très
impressionnantes. Dans le monde, un dixième de la population possède plus
de 80 % du patrimoine mondial. A contrario, 70 % de la population n’en
détient que 3 %. Aux États-Unis, les 1 % les plus riches possèdent environ
60 % de la richesse nationale. En France, les 10 % les plus riches en
détiennent environ 40 %.
L’évolution de ces pourcentages montre que les plus riches deviennent
de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Cela n’exclut
pas qu’avec une élévation globale de niveau de vie, la condition des plus
défavorisés s’améliore, quoique moins vite que celle des riches. Par
conséquent, cette observation ne détruit pas formellement toute théorie du
« ruissellement » (héritage ultralibéral de Donald Reagan et Margaret
Thatcher). Toutefois, cette démonstration éclatante de la croissance des
inégalités nourrit légitimement les sentiments d’injustice et les
ressentiments qui l’accompagnent. C’est l’une des dimensions de la
mondialisation des inégalités 38, qui combine des différences de niveaux de
vie à l’intérieur des nations avec celles, tout aussi flagrantes, entre nations.
La notion d’égalité a de multiples facettes. Elle est particulièrement
compliquée et difficile 39. Par exemple, la culture du mérite est perçue
comme injustice et rupture d’égalité par certains syndicats qui luttent en
faveur de la promotion à l’ancienneté et contre la promotion au mérite. Ce
que relève Alain Finkielkraut à propos de l’école : « Stendhal disait que la
grande dispute du dix-neuvième siècle, c’était la querelle du rang contre le
mérite. La grande querelle qui enflamme le nôtre, c’est la dispute de la
diversité contre le mérite et ses classements […]. Qui dit mérite dit
classement, dit dissymétrie, dit hiérarchie. L’inégalité du mérite vaut peut-
être mieux que l’inégalité de la naissance, du rang ou de la fortune. Il
40
n’empêche que c’est encore de l’inégalité . »
Aux différences de richesse s’ajoutent les différences de statut social,
avec les inégalités réelles et symboliques qui les accompagnent, et leur
transcription dans de nouveaux clivages politiques et/ou sociaux. Le clivage
gauche/droite serait-il dépassé, remplacé par la distinction entre le « peuple
de quelque part » et les « gens de n’importe où » ? C’est-à-dire ceux qui
sont enracinés à une terre et attachés à la nation (des ruraux en quelque
sorte), et ceux qui appartiennent à une sorte de « Jet-set », qui vivent à
distance et voyagent d’un bout à l’autre de la planète ? Un analyste affine
41
cette dichotomie en distinguant quatre classes , qu’il associe à un
bouleversement des équilibres politiques en Occident. Il est vrai qu’ici et là
le bipartisme traditionnel éclate, avec pour conséquence plusieurs fois
observée de permettre ou de forcer des alliances populistes des extrêmes,
comme en Italie.

PERTE DE CONFIANCE

C’est un problème profond auquel je vois plusieurs origines. D’abord,


trop de promesses électorales ne sont pas tenues. Cela peut provenir d’un
manque de sincérité, de volonté ou de capacité des dirigeants élus. Cela
peut aussi refléter un manque d’efficacité systémique que les dirigeants les
mieux intentionnés du monde sont incapables d’améliorer
significativement. Je range dans cette catégorie l’impuissance des États à
régler des problèmes liés à la globalisation, comme celui des grandes
multinationales qui font leur marché où et comme elles le veulent en
survolant les frontières et faisant fi des règles fiscales nationales. Enfin, les
engagements électoraux peuvent être compris comme mensongers par des
électeurs trop pressés, en attente de retours trop rapides. Accrue par le
développement de l’Internet, la culture du temps court et de la vitesse se
mêle à la culture du soupçon pour discréditer l’action politique.

LA COLÈRE ET LA PEUR

L’inquiétude peut se transformer en peur, et la colère commence à


s’exprimer de façon brutale. La dangerosité de ces « passions tristes »
(selon Spinoza) n’est pas à démontrer. La colère récupère l’information au
bénéfice du motif qui est censé la légitimer, enclenchant une spirale qui
conduit à la violence. La peur, quand elle ne l’inhibe pas, l’exacerbe. Si,
socialement, la violence est proscrite, la peur ne l’est pas. Elle est au
contraire attisée par les institutions les plus honorables aux fins d’attirer
l’attention du public, pour de bonnes et de moins bonnes raisons, depuis les
médias jusqu’aux ONG qui dramatisent leur discours pour se faire entendre.
La colère et la peur poussent les citoyens de bonne foi, soit vers l’isolement,
donc vers l’individualisme, soit vers le nationalisme, soit vers l’anarchie
violente, soit, bien souvent, vers le populisme. D’une manière ou de l’autre,
elles les éloignent de la démocratie, quand elles n’en font pas des ennemis
de celle-ci.
CHAPITRE 3

Finalités

Les finalités de bien-être et de justice


sociale sont la clé de voûte
de la démocratie

La démocratie : pour quoi faire ?


Voilà une question d’apparence anodine et pourtant profonde, qui
pousse à s’interroger sur les aspirations qui ont conduit à son émergence et
guidé ses évolutions.
À ce stade, j’en retiens deux : l’une est « la montée en puissance d’une
aspiration multiforme à l’égalité 1 » repérée, vers 1840, par Alexis de
Tocqueville dans sa célèbre analyse de la naissance de la démocratie
américaine. L’autre est l’aspiration à la paix, évoquée par Benjamin
Constant dès le début des années 1800, dans une réflexion sur l’Antiquité
où il voyait la naissance du commerce comme un mode de transaction
pacifique qui avait permis la fin des guerres et l’émergence de la
démocratie 2. Plus près de nous, Raymond Aron estimait que la
caractéristique majeure de la démocratie comme régime politique est le
partage pacifique du pouvoir, en dépit des évolutions exigées et rejetées par
des groupes sociaux qui poursuivent des objectifs opposés 3. Il est rare que
des évolutions sociales importantes se produisent sans lutte. Mais la
combinaison du désir de paix et des processus démocratiques contient la
violence et maintient un équilibre tel que, la plupart du temps, la guerre
civile est évitée 4.
Il ne fait guère de doute que les aspirations des citoyens d’aujourd’hui
ont évolué depuis la naissance des démocraties occidentales voici plusieurs
siècles. La situation sociale, le contexte historique et l’environnement
culturel, scientifique et technique, ont considérablement changé. Des
progrès sociaux majeurs ont eu lieu, même s’ils ont été acquis au prix de
luttes longues et difficiles. D’où cette question faussement naïve : la
démocratie, pour quoi faire ? Comme je l’ai déjà montré (chapitre 1), on ne
peut l’esquiver au motif que la réponse serait contenue dans le mécanisme
démocratique lui-même 5. Le processus démocratique contient bien ses
propres capacités d’évolution, mais celles-ci s’inscrivent dans des
mécanismes qui définissent des objectifs gouvernementaux de relativement
court terme, alors que les finalités dessinent le temps long pour la nation
entière.

Les finalités indissociables du bien-être


et de la justice sociale
La réponse me paraît d’une simplicité éclatante. Il existe, dans les
aspirations des citoyens, un trait commun, une composante si évidente
qu’on en vient à ne pas la voir, c’est l’aspiration au « bien-être », ce que les
6
Anglo-Saxons appellent souvent l’aspiration à mener une « bonne vie ».
Le terme figure dans le préambule de la Constitution des États-Unis de
1789 : « Nous, le Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus
parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à
la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les
bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et
établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. » On le
trouve dans bien d’autres textes et notamment dans la Déclaration de
Philadelphie, ô combien visionnaire, sur « les buts et objectifs de
7
l’organisation internationale du travail » (1944) . Il figure encore dans la
définition de la santé qui se trouve dans le préambule de la constitution de
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (1946) : « Un état de complet
bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une
absence de maladie ou d’infirmité. » Aujourd’hui déclinée dans plusieurs
dimensions (bien-être au travail, bien-être social, etc.), la notion de bien-
être a donc une portée très générale.
Il faut toutefois la borner : la poursuite du bien-être n’est pas
l’assouvissement sans limites, par l’individu, de la jouissance de biens
matériels, qui aboutit aux excès délirants de la « société de
consommation ». Le bien-être est le « bien-vivre », et ce dans le respect du
bien-être et du bien-vivre des autres. La question du bien-être est
indissociable de celle de sa répartition au sein de la collectivité, et donc du
problème essentiel de la justice sociale. On peut raisonnablement postuler
que, si une consultation était organisée, aucun citoyen ne serait opposé à
une augmentation de son bien-être. Par conséquent, le bien-être est une
aspiration majeure du peuple, et devrait être, avec son corollaire, la justice
sociale, une finalité princeps de toute démocratie. Reste à s’entendre sur ce
que justice sociale veut dire, ce que je discute un peu plus loin. Retenons-en
à ce stade le principe, et interrogeons-nous sur sa lisibilité démocratique.
Il est pour moi évident qu’elle est trop faible, ce dont atteste, me
semble-t-il (mais je ne suis pas constitutionnaliste), la lecture des textes
constitutionnels. Liberté, égalité des droits et dignité sont clairement
affichées dans la plupart des Constitutions, en référence aux Droits de
l’homme. L’affichage des finalités conjointes de bien-être et de justice
sociale est beaucoup moins visible et souvent allusif. Sur ce sujet, comme
sur les questions des devoirs des citoyens (sur lesquels je reviens plus loin),
8
les textes constitutionnels me paraissent assez peu diserts .
À mon sens, ce déficit n’est pas sans conséquences. D’abord, il
conforte, par défaut, l’idée erronée que l’essence de nos démocraties est
tout entière inscrite dans les procédures. Surtout, il porte atteinte à leur
robustesse, forcément affaiblie si les citoyens ne sont pas convaincus que
leur système politique et leurs dirigeants élus travaillent pour améliorer leur
bien-être dans un esprit de justice sociale et dans le respect de l’intérêt
général. Le manque de confiance croissant du peuple vis-à-vis de ses
représentants élus n’exprime-t-il pas ce doute ? Il faut revenir à cette
question primordiale. La traiter soulèvera, bien sûr, d’inépuisables débats et
conflits sur ce que sont le bien-être et la justice sociale au regard de l’intérêt
général, mais cela les met au cœur de la démocratie, là où ils doivent se
trouver. Cette assertion, objectera-t-on, implique que toute démocratie
devrait être un État social (terme plus neutre, à mon sens, que celui d’État
9
providence ). C’est effectivement ce que je pense et affirme.
La France est, « par construction », un État social 10, puisque la
Constitution de 1958 stipule dans son article 1 qu’elle est : « une
11
République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La Constitution
américaine, elle, renvoie au « bien-être général », mais la notion de justice
sociale y est moins explicite. Cela fait-il une différence ? Je suis porté à le
croire, et prendrai pour exemple le cas de la couverture sociale de santé.
Celle-ci est très développée en France (comme dans d’autres États
providence), même si elle pourrait être mieux organisée, ce à quoi les
gouvernements successifs travaillent avec plus ou moins de bonheur.
Depuis 2016, la protection universelle maladie offre une large couverture à
la plupart des personnes présentes sur le sol national 12. Le contraste est
grand avec l’« Obamacare », dont l’ambition assez limitée était d’offrir une
couverture minimale à 20 millions d’Américains, et que Donald Trump a
jugé bon d’anéantir. Voilà qui met les États-Unis très loin de toute forme
d’État social, ou d’État providence, et ce en accord avec une grande partie
de la population américaine. Je me plais à imaginer, mais peut-être ai-je
tort, qu’en France, une réduction drastique de la couverture sociale
équivalente à l’annulation de l’« Obamacare » serait invalidée par le
Conseil constitutionnel au nom des droits fondamentaux, comme le fut, en
2018, le « délit de solidarité » vis-à-vis des migrants, au nom (notamment)
du principe de fraternité 13.
On pourrait rétorquer que, même si ces finalités de bien-être et de
justice sociale ne sont pas gravées dans des textes, elles le sont dans les
têtes des dirigeants élus, qui en sont obsédés, et les inscrivent dans leurs
programmes électoraux. Est-ce bien vrai ? Dans la réalité, ces derniers sont
plus ou moins clairs, plus ou moins sincères, plus ou moins réalistes, et
appliqués avec plus ou moins de persévérance et de réussite. Non, cela ne
garantit pas que les finalités de bien-être et de justice sociale seront prises à
bras-le-corps et effectivement poursuivies. Je le répète : la démocratie n’est
pas qu’une affaire de processus, de mécanismes électoraux si
miraculeusement organisés qu’ils livreraient toujours la bonne finalité et en
garantiraient la poursuite. Autrement dit, les processus doivent répondre
aux finalités et pas l’inverse. Il faut que les finalités conjointes de bien-être
et de justice sociale soient mieux reconnues et mieux proclamées.

Les autres finalités


Ces finalités ne sont pas, et ne peuvent être les seules. Les démocraties
doivent survivre. Leur finalité de survie veut donc qu’elles aient une
certaine puissance, policière, économique et militaire pour assurer leur
robustesse vis-à-vis d’événements hostiles, à l’intérieur ou à l’extérieur de
ses frontières. Cette robustesse a un coût économique et social, qui doit
rester compatible avec la réalisation des autres finalités. C’est pour cette
même raison que la robustesse de notre organisme ne peut croître
indéfiniment jusqu’à nous conférer une hypothétique immortalité : d’autres
fonctions essentielles en pâtiraient et nous serions finalement non viables.
Il peut être tentant d’utiliser ces instruments à des fins de domination, et
de doubler la finalité de survie d’une finalité de puissance. Et ce d’autant
que l’usage de la force à des fins autres que défensives est parfois justifiable
ou justifié. La finalité de puissance est porteuse d’un potentiel
d’exploitation des plus faibles et de domination par la force, économique ou
militaire. Elle est alors irrespectueuse des valeurs fondatrices de la
démocratie. Elle n’est juste que si la puissance est démocratiquement
contrôlée et convenablement gérée dans des démocraties exemplaires et
fermement campées sur leurs valeurs.

Finalités et dynamiques démocratiques

Des Constitutions vivantes,


qui accompagnent la dynamique
démocratique
Adapter les finalités à l’évolution des aspirations du peuple, et corriger
le déficit de robustesse lié à l’opacité des finalités correspondantes
impliquerait donc d’entamer un travail ayant une visée constitutionnelle. Il
y a à cela deux conditions majeures. D’abord, il devrait s’appuyer sur un
débat public aujourd’hui très insuffisant et qu’il faudrait réorganiser,
comme je le discuterai bientôt. Ensuite, il conviendrait que les Constitutions
soient plus « vivantes », et plus à même d’accompagner une véritable
dynamique démocratique. Toute hypothèse de modification
constitutionnelle doit, bien sûr, être considérée avec la plus grande
prudence. Toutefois, puisque dans des démocraties séculaires, nées dans des
contextes historiques très différents, les motivations et les finalités ont pour
partie changé, il est normal et souhaitable que les Constitutions évoluent en
accompagnement des démocraties renouvelées.
C’est aussi la conclusion du constitutionnaliste Dominique Rousseau,
qui, dans un ouvrage éclairant 14, se livre à une critique argumentée de la
démocratie représentative, et montre bien que l’attention excessive portée
aux processus électoraux actuels étouffe la dynamique citoyenne. Il plaide
en faveur d’un modèle de « démocratie continue » qui se traduit en
ajustements constitutionnels guidés par un peuple qui fait société.
« L’électeur n’est plus la seule figure du citoyen. […] La démocratie
“continue” n’est pas la démocratie parfaite enfin réalisée. Elle est meilleure
puisque, non réalisée, elle vit comme lieu de l’expérience continue du
travail des citoyens pour repousser sans cesse l’obstacle représentatif en
créant et réorganisant leur espace d’action. » Si les propositions que je
formulerai plus loin diffèrent des siennes, le diagnostic de départ est
largement partagé : un nouveau souffle citoyen devrait être relayé par une
Constitution vivante, toujours proche des attentes légitimes du peuple.
Penser la démocratie comme dynamique et non immuable est essentiel à
sa survie. On notera que la Constitution française a été révisée seize fois
entre 1960 et 2008 15, et la Constitution américaine, apparemment plus
immuable que la française, seulement cinq fois dans la même tranche de
16
temps . Peut-être cela interroge-t-il sur la dynamique démocratique aux
États-Unis ? Serait-elle curieusement, dans ce pays si innovant, enfermée
dans une vision trop conservatrice de son avenir ?
Les oligarchies dans la vie démocratique :
pouvoirs et contre-pouvoirs

L’OLIGARCHIE DES ÉLUS

Le terme d’oligarchie n’a pas toujours bonne presse. Je l’utilise à


dessein, précisément parce que le ressenti d’une partie des citoyens est que
la démocratie est envahie par des groupes de pouvoir et d’influence, qui
sont le reflet de ces « élites » si convoitées ou détestées. Or ces oligarchies
sont l’expression inévitable de la structuration de tout système social
complexe. Le problème n’est pas leur existence, mais leur bon
fonctionnement et leur contrôle. À commencer par la plus légitime de
toutes : l’oligarchie des élus.
Même si les procédures électorales sont très diverses, toutes les
démocraties sont représentatives. Un certain nombre de responsabilités sont
déléguées à des représentants élus (ou, pour partie, tirés au sort) qui sont
supposés avoir une disponibilité et des compétences (fussent-elles purement
politiques et pas forcément techniques) pour exécuter un mandat de contenu
et de durée définis. Tout système représentatif crée une oligarchie de fait. Il
est conçu pour cela, tout en étant assorti de dispositifs de contrôle qui en
limitent les pouvoirs et en garantissent le renouvellement, afin d’éviter une
prise de pouvoir permanente. C’est ce qui se produit lorsque les garde-fous
sont insuffisants et/ou détruits par le pouvoir en place. Une démocratie
représentative repose donc à la fois, et il faut y insister, sur les dispositifs
électoraux et sur les mécanismes de contrôle qui en assurent la robustesse.
Plusieurs choix influencent considérablement la représentativité des
élus. Ceux-ci reflètent plus ou moins bien la sociologie de la population en
fonction du découpage électoral et des mécanismes de vote (à la
proportionnelle, ou pas ; à un ou deux tours ; avec des grands électeurs ; au
suffrage universel, etc.). La fréquence des consultations et la liberté d’en
organiser certaines (les votations en Suisse) sont d’autres paramètres
critiques. Il en dérive des systèmes qui sont tous qualifiés de démocratiques
tant que le peuple garde le pouvoir sur les dirigeants, au moins à intervalles
réguliers. Il arrive régulièrement que des électeurs mécontents se sentent
mal représentés. Ils en appellent à des changements des modes de
représentation (dont le tirage au sort), parfois problématiques, lorsque,
comme le référendum d’initiative citoyenne, ils touchent aux équilibres de
pouvoirs et risquent de remettre en cause le principe même de la
représentation démocratique.

LES OLIGARCHIES INTERNES ET LEUR RÉGULATION

Qu’est-ce que le peuple, sinon un immense réseau au sein duquel


coexistent toutes sortes de sous-réseaux ? Chacun de ces sous-ensembles,
s’il dispose d’un certain pouvoir, est, au sens littéral du terme, une
oligarchie. Il existe donc beaucoup d’autres oligarchies que celle des élus.
Les corps intermédiaires, comme les syndicats, sont des oligarchies
juridiquement constituées. D’autres, formelles ou informelles, se trouvent
dans les entreprises, les églises, les académies, les « think tanks », les
groupes d’anciens élèves (comme les « mafias » de polytechniciens), etc.
Le problème n’est pas leur existence intrinsèque à tout groupe social un peu
abondant et donc à toute démocratie. Il est de savoir si le pouvoir
démocratique demeure entre les mains des représentants d’un peuple qui
reste maître de sa destinée.
Revenons à la notion de contrôlabilité évoquée dans le premier chapitre
et imaginons que les centres de pouvoir soient les « nœuds directeurs »,
ceux qu’il faut contrôler pour pouvoir faire passer le système d’un état à un
autre. Ces nœuds n’ont pas tous le même statut. Certains figurent des
oligarchies légitimes, au premier chef celle des représentants élus. D’autres,
bien qu’autonomes, sont encadrées par des règles édictées par les premières
(une entreprise obéit aux lois du travail et paie des charges et des impôts).
D’autres enfin sont hors système, soit parce qu’elles sont informelles, mal
connues, voire occultes (comme les réseaux d’influence), soit parce que, en
raison de leur statut international, elles sont un pseudopode d’une
organisation étrangère.
En clair, dans une démocratie, l’oligarchie des élus édicte les limites
dans lesquelles les autres oligarchies et centres de pouvoir sont en capacité
d’opérer, et il est essentiel qu’elle le fasse. Son abolition, que certains
réclament à grands cris, et veulent (faussement) justifier par l’émergence
des réseaux sociaux, équivaut à prôner l’anarchie. C’est bien là l’un des
problèmes auxquels les démocraties doivent faire face. La structuration
générale de la société en réseau, permise et stimulée par la technologie, au
niveau national comme international, ne peut prendre la forme d’un réseau
totalement dépourvu de centre. Si cela paraît être le cas dans le réseau
biologique montré Figure 1, ce n’est qu’une illusion : il possède bel et bien
un noyau organisateur (qui se trouve dans l’ADN de la cellule de levure).
La question du pouvoir en démocratie est simplement déplacée par la
complexité sociale croissante. Elle doit s’y adapter sans perdre ses finalités,
ses valeurs, son efficacité et sa robustesse.

La dictature de la liberté
La liberté totale libère la force et ouvre aux plus forts la liberté
d’écraser les autres. Les rapports de force et de domination entre humains
existent et existeront toujours. Tout régime politique est censé les organiser.
Une démocratie se doit de le faire au bénéfice du peuple. C’est simple, clair,
évident, incontournable. Ces rapports de force s’établissent entre individus,
comme entre groupes sociaux, et pas seulement entre ces groupes de grande
taille, que nous appelons des « classes sociales », et que nous peinons
aujourd’hui à définir (les classes des travailleurs, des bourgeois, etc.). Ils
opèrent aussi dans des groupes plus petits, qui sont autant d’oligarchies.
Autrement dit, nous devons nous habituer à nous représenter les
sociétés, comme des réseaux d’architecture complexe (Figures 1 et 2, p. 19-
20) et à nous familiariser avec leur modularité. Nous devons les voir non
seulement comme des ensembles de points (les individus) ou comme des
réunions de quelques gros agrégats (les classes sociales), mais aussi comme
des mélanges de groupes de tailles variables, connexes et/ou chevauchants,
emboîtés ou non comme des poupées russes. Si nous projetons sur de tels
schémas les inévitables rapports de force, nous aboutissons bien à un
ensemble d’oligarchies, qui entretiennent entre elles des interactions
multiples et coexistent dans des combinaisons et des équilibres variés. Nous
pouvons, bien sûr, choisir le degré de résolution de notre analyse et
modifier l’acuité de notre regard. Et chacun verra midi à sa porte, l’un
estimant que le « lobby des énarques » (pour autant qu’il existe) ne
comprend rien au peuple et exerce sa puissance de façon imbécile, et l’autre
que les syndicats abusent de leur pouvoir de nuisance sans comprendre les
enjeux économiques. Et personne n’aura forcément totalement tort ou
totalement raison.
Une dictature ordinaire est un réseau social dans lequel un seul nœud (le
despote) a pris le contrôle de tous les autres. Dans une dictature
oligarchique, ce nœud est entouré par un petit nuage de points. En Chine, il
l’est par 90 millions de points (les membres du Parti communiste chinois),
soit 6 % de la population. Une démocratie fait coexister aussi pacifiquement
que possible ces oligarchies multiples et mouvantes, sans que telle ou telle
d’entre elles prenne le pouvoir sur les autres, de façon à respecter la
gouvernance par le peuple, qui les inclut toutes, et promouvoir ce qu’il
demande, c’est-à-dire, avant tout, son bien-être et la justice sociale. La
dictature de la liberté résulte de la libération des rapports de force qui
conduisent un sous-ensemble d’oligarchies à prendre le pas sur les autres,
ce que l’oligarchie des élus est censée réguler. Elle aboutit à une perversion
de la démocratie.
Les démocraties perverties
L’oligarchie des élus possède seule la légitimité de produire des règles
et de les faire appliquer. Ce faisant, elle est forcément en tension avec les
autres oligarchies, voire des combinaisons variables d’oligarchies alliées,
avec lesquelles elle est en discussion, en négociation, en connivence ou en
lutte. C’est l’essentiel de l’exercice du pouvoir politique.

LA PERVERSION PAR ABUS DE POUVOIR

Ce jeu peut dévier de plusieurs manières. Le premier cas, le plus


évident, est celui où l’oligarchie des élus déforme à son profit les règles
constitutives de la démocratie qui limitent ses pouvoirs, avec pour corollaire
la limitation des libertés des citoyens. L’oligarchie des élus vire alors à la
démocrature et à la démocratie dite « illibérale », sinon à la pure dictature.
De façon plus subtile, l’oligarchie des élus, par conviction ou complicité,
produit des règles et des régulations qui laissent un espace de pouvoir
excessif à des oligarchies internes, ce qui constitue souvent une forme
légale de corruption. Dans les deux cas, la démocratie est pervertie par abus
de pouvoir.

LA PERVERSION PAR L’ABUS DE LIBERTÉ


ET L’ULTRALIBÉRALISME

Elle peut l’être aussi par abus de liberté, et cela conduit à une
interrogation lucide sur l’ultralibéralisme. Celui-ci prône un libéralisme
absolu où la liberté individuelle, l’économie de marché, et l’entreprise
privée sont exemptées du maximum de règles et de régulations par un État
aussi peu interventionniste que possible et réduit au strict minimum.
Réputée issue des travaux de l’économiste Friedrich Hayek (1899-1961), la
notion d’ultralibéralisme reste l’expression d’une tendance à la
dérégulation plutôt qu’une théorie pleinement constituée et invoquée
comme telle. De fait, elle est mise en avant par une oligarchie diffuse, qui
recouvre une partie de l’industrie de la finance. Très internationale, celle-ci
est rompue aux pratiques d’optimisation fiscale, qui font partie de ses
métiers. La croissance impressionnante de l’industrie financière correspond
à la multiplication des investissements fondés sur des emprunts. Dans cette
course en déséquilibre avant, la quasi-totalité de l’économie « réelle » se
trouve asservie à une industrie financière « virtuelle » qui engrange une
17
partie croissante de ses profits .
L’ultralibéralisme conduit, au nom de la liberté, à privilégier les
oligarchies de puissants et à enfoncer celles des faibles. Est-ce là la finalité
de la démocratie ? Est-ce là ce que ses fondateurs imaginaient ? Est-ce là ce
que les peuples veulent ? Non. Il faut appeler un chat un chat – ou, diraient
les Japonais : « Parler sans habiller ses dents » –, l’ultralibéralisme est
contraire à la démocratie. Il va jusqu’à se battre contre elle et il en est
l’ennemi. Il cherche à démanteler les services sociaux 18. N’est-il pas
symptomatique qu’il fasse si bon ménage avec presque tous les régimes
autoritaires de la planète, avec, en tête, la Chine et la Russie ? Son paravent
est une théorie du ruissellement de la richesse par le haut qui est largement
démentie par les faits. Sa devanture est faite d’un petit nombre de réussites
individuelles, certes extraordinaires, qui suscitent l’admiration et le rêve,
mais dont on ne mesure pas les contreparties ni l’impact sur les laissés pour
compte. Une de ses prétendues légitimités est celle de l’égalité des chances,
pour faire son chemin jusque dans le paradis fermé des ultra-riches. Il faut
reconnaître que ce ressort fonctionne chez une partie des gens. Il est vrai
que l’appétence pour la loterie ne tarit pas, même lorsqu’on sait qu’on a
beaucoup plus de chances de mourir le lendemain que de gagner le gros lot.

LA DÉMOCRATURE RUSSE
ET LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE
On peut avancer que la Russie de Vladimir Poutine illustre la perversion
de la démocratie par abus de pouvoir, et que les États-Unis de Donald
Trump figurent la perversion par l’ultralibéralisme. Cette mise en symétrie,
à laquelle la logique me conduit, me gêne. J’ai beaucoup d’affinité avec les
États-Unis et beaucoup d’estime pour certaines de leurs réalisations, et je
pense que les Français (et d’autres) doivent une immense reconnaissance à
tous ceux, et notamment aux Américains, qui nous ont aidés à nous libérer
du fléau nazi 19. Je tiens donc à affiner mon analyse.
Le cas de la Russie est celui de la déviation typique vers la dictature,
avec à sa tête une oligarchie bien identifiée. Mais y a-t-il la moindre
dictature aux États-Unis ? Quelle oligarchie est à la manœuvre ? En dépit de
ses excès et de son imprévisibilité, Donald Trump n’est pas un despote, ce
qu’aujourd’hui, les contre-pouvoirs constitutionnels ne permettraient pas.
Les États-Unis de Donald Trump ne sont pas le pendant de la Russie de
Vladimir Poutine. Ils ne sont encore que le laboratoire de l’ultralibéralisme.
Le projet ultralibéral n’y est pas entièrement réalisé, et son irréversibilité
n’est pas acquise. Il n’empêche que cela ne laisse pas d’inquiéter.
Ce n’est pas pur hasard si cela se produit dans un pays où l’idée de
liberté est, fondamentalement, réglée autrement qu’ailleurs, et où les coups
de balanciers sociaux sont d’une ampleur inhabituelle 20. Aux États-Unis, le
débat reste ouvert, en ce sens que l’aile gauche du Parti démocrate cherche
à faire évoluer le pays vers un État social. C’est là que se situe l’un des
profonds décalages qui existent entre ce grand pays et d’autres
démocraties occidentales, et c’est pourquoi le Parti démocrate américain
correspond à peu près au centre droit français. À mon sens, et cela se pose
de façon particulièrement aiguë depuis l’arrivée au pouvoir de Donald
Trump, l’avenir de la démocratie américaine, et, dans une certaine mesure,
l’avenir de la démocratie dans le monde se jouent sur son évolution vers un
État social 21.
AFFICHER LA FINALITÉ SOCIALE FAIT REMPART
CONTRE LA PERVERSION DE LA DÉMOCRATIE

Pour conclure ce chapitre, je reviens à mon assertion initiale : il est


capital d’expliciter et d’afficher les finalités de la démocratie, et de
proclamer haut et fort sa finalité sociale. C’est à la fois un acte de vérité et
un rempart contre les deux perversions majeures qui sans cesse la
menacent. Elles ne sont pas de même nature. Le risque populiste est
principalement interne, et le risque ultralibéral possède une forte
composante internationale 22. Le contenir suppose des accords
internationaux dont on ne prend pas le chemin. J’y reviendrai.
CHAPITRE 4

Valeurs

L’altruisme, ou le chaînon manquant


Les valeurs démocratiques fondamentales sont le plus souvent référées
aux Lumières 1 et aux Droits de l’homme. Leur universalité n’est pas
dépourvue d’hypocrisie : 90 % des deux cent dix États du monde ont signé
la Déclaration universelle de 1948, mais bon nombre les enfreignent
allègrement. En tête de ces valeurs, on place généralement la liberté,
l’égalité et la dignité. Dans sa devise républicaine, la France ajoute, depuis
1848, la fraternité. Les idées de liberté, d’égalité, de dignité et de fraternité
sont complexes, et méritent discussion et clarification, ce que j’ai fait
ailleurs 2. Je montre ici que l’altruisme est le chaînon manquant dans
l’ensemble des valeurs démocratiques fondamentales.

L’altruisme
Le terme, tel qu’il apparaît en 1852 dans le Catéchisme positiviste
d’Auguste Comte, désignait une forme d’amour totalement désintéressé
envers autrui, qui mêlait les sentiments et la raison, et pouvait servir de
socle à une morale laïque. Un temps populaire, puis délaissé, l’altruisme a
resurgi, chargé d’une douzaine de sens différents 3. Aujourd’hui, il réinvestit
lentement les champs de la sociologie et de la philosophie politique, où il a
plutôt brillé par son absence 4. Son acception la plus courante aujourd’hui
tient l’altruisme pour « une disposition qui rend une personne encline à se
préoccuper avec bienveillance des autres ». À quoi on peut rajouter en
doses variables des ingrédients tels que : bonté, générosité, amour,
désintéressement absolu, etc. L’altruisme recouvre ainsi l’ensemble des
attitudes « positives » envers les autres, bien documentées, notamment par
Matthieu Ricard 5. Cette flexibilité de définition le rend adaptable à de
nombreuses situations, mais flou.
Je le définis ainsi : « L’altruisme consiste, pour l’individu, à veiller sur,
et à améliorer le bien-être des autres. »
De cette manière, je relie délibérément l’altruisme à la notion de bien-
être, que j’ai placée au cœur des finalités de la démocratie. Le bien-être
suppose un minimum de bien-faire de la part de chacun, qui suppose à son
tour de bonnes dispositions envers les autres, c’est-à-dire de la
bienveillance 6. Au centre du triangle du bien-être, du bien-faire et de la
7
bienveillance, se trouve donc l’altruisme .
L’altruisme est-il inné ou acquis ? Des recherches sur les animaux
donnent à penser que certains comportements « altruistes » ont été
sélectionnés au cours de l’évolution des espèces. À quoi s’ajoute un nombre
croissant d’observations sur les comportements coopératifs entre individus
de la même espèce ou d’espèces différentes : des bactéries forment des
biofilms, des arbres peuvent communiquer pour se défendre et coopérer, et
de nombreux organismes vivent en interdépendance facultative ou obligée
(symbiose). L’image se répand ainsi que le monde vivant est empreint d’un
certain « altruisme biologique », et qu’il est moins habité par la compétition
que par la coopération. C’est « L’autre loi de la jungle 8 ».
Et l’homme ? L’observation de comportements prosociaux chez des
enfants de moins de 18 mois suggère l’existence d’une composante altruiste
« innée » qui nourrirait des comportements coopératifs spontanés 9 . Chez
l’adulte, où les comportements coopératifs sont très étudiés, on fera la
distinction avec l’« altruisme biologique » observé chez les animaux, parce
qu’il faut faire la part des comportements qui engagent la conscience du
sujet. Beaucoup sont rapportés au don et à l’attente du don réciproque. Les
techniques de la psychologie expérimentale font largement appel à la
théorie des jeux, et plus particulièrement à la figure commune du « dilemme
10
du prisonnier » dont il existe de nombreuses variantes. Certaines
permettent d’évaluer les comportements altruistes d’individus dans de petits
groupes sociaux, et les paramètres psychosociaux qui les influencent.
Il est donc probable que les comportements altruistes ont une dimension
innée et une dimension acquise. Cela constitue une bonne et une mauvaise
nouvelle : d’un côté, nous avons probablement un fond d’altruisme (et
d’empathie), et on peut l’éduquer et le développer, au moins jusqu’à un
certain point ; de l’autre, on peut le manipuler jusqu’à l’anéantir, ce que
l’histoire des massacres d’hommes par des hommes a trop souvent montré.
On peut ajouter une composante « pharmacologique » : lorsque des
volontaires adultes inhalent de l’ocytocine (un neurotransmetteur qui
module l’attachement de la mère à l’enfant), ils font preuve de
comportements altruistes plus marqués et de tendances xénophobes
amoindries 11. Au total, l’altruisme n’est pas un « invariant » qui habiterait
également chacun d’entre nous. Il n’est pas totalement inné, mais nous
avons un fond d’altruisme qui peut être jusqu’à un certain point éduqué.

Pourquoi l’altruisme fait défaut dans


l’éventail des valeurs
PAS DE SOLIDARITÉ SANS ALTRUISME

Pourquoi l’altruisme est-il essentiel ? Parce qu’il est le pendant


individuel de la solidarité à l’échelle collective. L’altruisme, c’est en
quelque sorte la « microsolidarité », tandis que la solidarité est le « macro-
altruisme ». L’altruisme est le liant nécessaire qui injecte des éléments de
solidarité entre deux individus, et entre un individu et un groupe. Il est le
ciment d’une solidarité qui se construit de façon ascendante (bottom-up), et
un facteur de maintien de la solidarité lorsqu’elle est construite.
Conservons en mémoire le fait que lorsqu’un groupe social s’agrandit,
le sens de la réciprocité du don tend à se perdre, parce qu’elle devient
quasiment invisible. Trop globale, la solidarité devient impersonnelle.
L’altruisme intervient alors comme une force de rappel et de
réhumanisation. À défaut, l’individualisme et l’égoïsme ont beau jeu de se
développer. On aboutit à une sorte de consumérisme des droits : les citoyens
consomment des droits comme des produits ordinaires, sans conscience de
l’apport de la collectivité. La solidarité ne peut reposer sur la seule
collectivité, ni dans des États providence (d’ailleurs en crise parce que leur
barque est trop fort chargée), ni a fortiori dans les autres. L’altruisme est
partout essentiel pour assurer un minimum de solidarité, une certaine
cohésion et une relative paix sociale.

LA LIBERTÉ IMPLIQUE RATIONNELLEMENT


L’ALTRUISME

Le lien entre l’idée de liberté et celle d’altruisme 12 est si fondamental


d’un point de vue théorique comme au niveau pratique que je dois
l’expliciter. Amartya Sen 13 a brillamment contextualisé l’idée universelle de
liberté, en mettant en avant la nécessité de considérer la substance des
« libertés individuelles » dont une personne jouit effectivement. Il a
montré 14 que la pauvreté, mais aussi le chômage subi, et bien d’autres
conditions conduisent à des privations de libertés individuelles. Dans cette
perspective, « le succès d’une société donnée est mesuré, en premier lieu,
par les libertés substantielles dont jouissent ses membres 15 ».
Les « libertés individuelles », qui contextualisent l’idée de liberté à
l’échelle de la personne, recouvrent donc non seulement les processus qui
permettent à l’individu d’exprimer ses choix, mais aussi les choix qui, dans
la réalité, lui sont offerts, et donc la capacité d’en réaliser certains. Pour
prendre un exemple, si j’ai besoin de pain et de l’argent pour l’acheter, je
peux exercer ma liberté individuelle. Si j’ai besoin de pain et pas l’argent
pour l’acheter, je ne le peux pas. J’ajoute maintenant un troisième volet :
j’ai besoin de pain, j’ai l’argent pour l’acheter, mais il n’y a pas de
boulanger (ou il ne veut pas me le vendre). Dans ce dernier cas, comme
dans le second, je subis une perte de liberté. Cela démontre bien que mes
libertés individuelles ne sont donc pas seulement limitées par celles des
autres. Elles sont aussi construites grâce à celles des autres.
Il en résulte une interdépendance fondamentale entre les individus. Elle
n’est pas que passive et contraignante ; elle est aussi active et constructive.
Les libertés individuelles d’une personne ne sont pas une propriété abstraite
d’un système social. Elles résultent d’une coconstruction sociale, qui
procède de façon ascendante (bottom-up), à partir de la base, c’est-à-dire
des individus, à laquelle, du fait de leur existence même, tous contribuent à
leur manière, des plus favorisés aux plus démunis. Elles sont le produit
d’une entreprise collective. Ma liberté résulte d’un processus actif qui
requiert l’action de mes semblables et, par voie de conséquence, la mienne.
Cette coopération implique une réciprocité qui impose à chacun
d’apprécier ce qu’il reçoit autant que ce qu’il doit fournir à l’autre et aux
autres. Il en résulte une obligation logique d’altruisme : chaque individu
doit contribuer à la construction des libertés individuelles des autres
puisque les siennes dépendent de l’apport des autres. Dans un raisonnement
par l’absurde, si personne ne contribuait à alimenter les libertés
individuelles d’autrui, la liberté de tous s’effondrerait.

L’altruité

ALTRUISME = ALTRUITÉ + SENTIMENTS POSITIFS

L’obligation d’altruisme est rationnelle : je peux détester une personne,


et, par raison, devoir me comporter avec altruisme. Il faut donc dissocier les
sentiments de la raison, et distinguer, dans l’altruisme, la composante des
« sentiments positifs » (bonté, générosité, empathie, compassion, etc.) et
celle de la raison 16. Pour clarifier ce point, j’ai précédemment créé le terme
d’« altruité », pour désigner l’action rationnelle d’un individu qui se
préoccupe des libertés individuelles des autres.
Le « devoir d’altruité » exprime l’obligation de le faire 17. De
l’« obligation logique » exprimée dans l’idée d’altruité, on passe à une
obligation morale si on pose, en principe, comme je le fais, qu’à tout droit
correspond un devoir. Il en résulte qu’au droit à la liberté répond un devoir
d’altruité, qui, comme le droit à la liberté, pourra être décliné de façon
universelle et contextuelle, aux échelles individuelle et collective.
Il est cohérent de penser que, si chacun faisant à sa mesure, ceux qui
peuvent plus devraient faire plus. Cela introduit dans le devoir d’altruité un
principe de proportionnalité auquel on peut évidemment assigner une valeur
morale.
Le champ de l’altruisme déborde celui des seuls humains en vie. Par le
biais de la raison, c’est-à-dire, par le canal de l’altruité, il ouvre sur les
valeurs transgénérationnelles et environnementales. Le devoir d’altruité
18
rejoint par ce biais le « principe responsabilité » de Hans Jonas . Il nous
dicte de ne pas léguer à nos successeurs des dettes insupportables et
injustes, dans quelque domaine que ce soit. Cela implique aussi de prendre
soin de l’environnement et de la planète. La voie tracée par l’altruité est par
essence humaniste. Elle inclut des préoccupations environnementales, et
s’intéresse aux animaux et à la nature en général. Elle ne la « sanctifie »
pas, mais n’empêche pas de l’aimer ni même de la glorifier, tant que cela ne
nuit pas aux hommes qui cohabitent avec elle.

LE CARACTÈRE STRUCTURANT
DU CONCEPT D’ALTRUITÉ

L’idée d’altruité intervient dans plus d’une demi-douzaine de notions


19
associées à des principes démocratiques majeurs . Elle constitue un noyau
conceptuel structurant dans l’ordre du rationnel, et à ce titre, intervient à
tous les niveaux de la vie sociale, et des organisations sociales et politiques.
On peut aussi lui accorder une fonction politique dans la régulation de la
« tyrannie » de la majorité, qui, démocratiquement élue, à moins de
s’autoréguler en exerçant son devoir d’altruité, peut ensuite écraser de son
pouvoir la minorité défaite, même de peu. C’est encore dans un cadre
juridique rationnel que sont élaborées les règles formelles et les lois (ce qui
soulève la question, abordée plus loin, de la place de l’altruité dans ces
dernières).
L’altruité conduit aussi à rationnaliser la tolérance, qu’il serait bon, à
mon sens, d’affirmer elle aussi comme valeur démocratique fondamentale.
La tolérance, à quoi pousse l’usage de la pensée complexe, est partout
nécessaire. Elle l’est en politique et dans le fonctionnement des institutions
démocratiques. Elle concerne évidemment les religions de tous ordres,
comme la laïcité. Au demeurant, les frontières entre croyance, spiritualité et
religion ne sont pas toujours nettes. Il est des religions qui n’ont pas de
dieux. L’« hypothèse Gaïa » de James Lovelock 20, qui suscite des
21
discussions philosophiques variées , ouvre la voie à une sorte de religion
de la Nature 22. Elle fait de la Terre un organisme quasi-vivant, à peu près
mûr pour être idéalisé, et (re)devenir une déesse menacée par l’Homme.
Dans tous les domaines, y compris l’écologie, l’intolérance des militants
radicaux peut confiner au fanatisme des extrémistes religieux.

L’ALTRUITÉ, NÉCESSAIRE MAIS PAS SUFFISANTE

Mais, j’y insiste et y insisterai encore pour éviter tout malentendu, la


raison n’est pas tout. L’altruité, par définition, est froide. Elle manque de la
chaleur humaine dont la fraternité et la générosité sont porteuses. La vie
sociale ne peut reposer ni sur la raison seule, ni sur les seuls sentiments
positifs. Sentiments positifs et rationalité sont tous deux indispensables.
Parce qu’il les rassemble, c’est bien l’altruisme qui récapitule la valeur
essentielle qui fait défaut. On ajoutera que la pratique de l’altruisme a un
autre aspect positif : elle participe à l’estime de soi, qui contribue elle-
même au bien-être des individus.

Promouvoir l’altruisme et affirmer


les devoirs
Par sa composante rationnelle (l’altruité), l’altruisme ouvre sur la
question plus générale des devoirs. Le postulat qu’à tout droit correspond
un devoir est assez largement accepté, mais médiocrement pratiqué. Chacun
peut faire le constat que l’individualisme, souvent exacerbé en égoïsme, a
envahi nos sociétés démocratiques – et ce, semble-t-il tristement, d’autant
plus qu’elles sont plus opulentes. La poussée de l’individualisme s’est
accompagnée d’un reflux du sens de certains devoirs, qui se traduit, par
exemple, par l’augmentation des incivilités en milieu scolaire et ailleurs. Ce
manque d’attention portée aux devoirs n’est pas que conjoncturel. D’autres
23
l’ont relevé bien avant moi . Elle est d’une importance majeure, et je la
joins maintenant à ma discussion sur l’altruisme et à l’altruité. Le déficit
d’altruisme et la carence des devoirs constituent des béances dans l’ordre
des valeurs, et ouvrent une faille dans la robustesse de nos démocraties.
Comment restaurer ou développer l’altruisme ? Comment réhabiliter les
devoirs ? Ces questions ne peuvent recevoir de réponses simples et
immédiatement opérationnelles. Voilà quelques observations.

Développer la pratique de l’introspection


Il y a deux types de devoirs : ceux qui sont imposés de l’extérieur, par
les lois, les règles, les normes sociales, et ceux que nous nous imposons à
nous-mêmes. Intéressons-nous au devoir d’altruisme. Je pense l’avoir
nommé sous une forme compréhensible, justifiable et acceptable. Il faut
maintenant que tout un chacun en prenne conscience, ce qui requiert un
travail d’information et d’introspection. Il faut ensuite le prendre en
considération dans les règles de vie personnelle et dans les règles du vivre
ensemble.

S’INTERROGER SOI-MÊME

Le premier acte à poser est donc de s’interroger soi-même sur son


propre devoir d’altruité. Cela implique de se livrer à une introspection
rationnelle de bonne foi. C’est un acte réflexif, qui s’apparente au
« Connais-toi toi-même » socratique. Cette mise au clair avec soi-même est
utile à quiconque veut apprécier son rapport au monde. C’est même une
forme d’hygiène de vie que de le faire régulièrement.
Cette démarche est critique pour deux autres raisons.
D’abord, elle conditionne, de façon consciente ou pas, notre acceptation
des règles du vivre ensemble décidées par la collectivité dans laquelle nous
vivons. Par exemple, l’acceptation des impôts et des taxes est plus ou moins
sereine selon la conception que l’on se fait de leur nécessité et/ou de leur
utilisation. Ceux qui en acceptent les justifications n’ont pas l’impression de
subir une perte de liberté. En d’autres termes, c’est cette délibération
interne qui résout pour une bonne part le conflit incontournable entre
liberté et devoir. Tout devoir est une perte de liberté en puissance, mais le
caractère de l’obligation disparaît lorsque la contrainte est pleinement
acceptée.
Ensuite, et cela est particulièrement important ici, cette démarche
d’introspection rationnelle permet à chacun d’évaluer de façon autonome la
nature et l’ampleur de ses devoirs, tels qu’il les conçoit et tels qu’il les
trouve acceptables. Le devoir d’altruité contient un principe de
proportionnalité, fondé sur l’idée que chacun le définit de lui-même et à sa
mesure, mais en tenant compte de l’ampleur, autoévaluée, de ses libertés
24
individuelles . Quoi qu’il en soit, la personne aboutit à un jeu d’obligations
que, in fine, elle s’impose librement à elle-même. Ces auto-obligations sont
compatibles avec sa liberté. Tout cela est évidemment assez théorique.
Pourtant, dans la « vraie vie », nous nous imposons effectivement un certain
nombre de devoirs. Ce faisant, nous sommes influencés par notre éducation,
notre culture, notre environnement, des effets de mode, mais pas au point de
perdre notre autonomie et de ne pas créer nos propres obligations.

LE POINT DE VUE INDIVIDUEL ROBUSTE

Dans l’exercice introspectif, chacun est confronté à ses contradictions


internes, aux conflits qui le plus souvent existent entre ses intérêts
personnels et l’intérêt général. Dans cette discussion intérieure, que
d’ailleurs nous menons chaque jour et sans cesse pour régler nos actes
quotidiens (vais-je donner de l’argent à ce pauvre plutôt qu’à un autre ? En
donnerai-je plus à l’un, ou moins à deux ?), se mêlent nos humeurs, nos
pulsions, nos émotions, nos sentiments, et notre raison. Elles s’affrontent
puis se confondent, puisqu’au bout du compte, nous prenons une décision,
l’absence de décision étant aussi une décision.
Ce dialogue intérieur a souvent vocation à s’ouvrir à l’extérieur, pour se
trouver en discussion avec « l’autre ». C’est après cette étape que, dans la
terminologie que je propose, une personne est en mesure d’adopter un point
de vue individuel robuste. Cette étape de validation (ou d’invalidation) par
l’autre est critique, et l’une des conditions premières de toute vie en société.
Bien évidemment, elle n’a, ni la même ampleur, ni les mêmes
caractéristiques selon qu’il s’agit d’une affaire banale (l’achat d’une
baguette de pain) ou d’un problème profond (le vote, par exemple).
L’« autre » a plusieurs visages possibles : ce peut être un livre ou une
source d’information, mais en général, ce sera une personne avec qui
s’engage une discussion. Cela ouvre la voie à des arbitrages, quant au choix
de l’interlocuteur (qui, par exemple, pourrait être préféré s’il est déjà acquis
à la même cause) et quant aux modalités de la discussion. Mais celle-ci est
essentielle. J’ai déjà insisté sur ce point et y reviendrai encore.

CHACUN DOIT « Y METTRE DU SIEN »,


MAIS PAS N’IMPORTE COMMENT

L’altruisme, pour fonder une démarche ascendante vers une solidarité


collective, implique que chaque individu « y mette du sien », mais pas
n’importe comment. Il vaudrait mieux, en effet, que les bonnes volontés
soient convergentes plutôt que divergentes. Un peu comme de petits
aimants : s’ils sont dispersés dans toutes les directions, leurs effets
s’annulent, alors que s’ils sont orientés dans le même sens, ils créent un
champ magnétique. Comment les bonnes volontés de personnes libres,
autonomes et indépendantes, peuvent-elles être grosso modo dirigées dans
la même direction ? De façon importante, cela implique : i) que chacun soit
porteur d’une certaine image de l’intérêt général et ii) que ces images
« internes » de l’intérêt général soient suffisamment convergentes et
cohérentes pour pouvoir se traduire en une organisation collective
productive. C’est une condition d’efficacité sociale à l’échelle nationale, qui
peut ne plus être remplie si les clivages se creusent.

Développer l’altruisme

LA VOIE DE L’ÉDUCATION
25
Beaucoup pensent aujourd’hui que l’empathie (comme l’altruisme
dont elle est une composante) est pour partie innée, et qu’elle a été
sélectionnée au cours de l’évolution des espèces. L’idée que les
comportements humains ont été, au départ, plus coopératifs que compétitifs
peut être tenue pour encourageante, mais chacun sait qu’il faut encore battre
en brèche les postures, les émotions et les sentiments « négatifs », qu’il
s’agisse, entre autres, des poussées de violence, de pulsions sexuelles
incontrôlées, ou de sentiments racistes. L’éducation peut y contribuer de
façon puissante, mais chacun sait que l’école ne peut y suffire. L’éducation
familiale et la culture sont également capitales.
L’éducation a aussi ses limites : dans une population humaine
hétérogène, elle est forcément variable, et le degré auquel elle parvient à
contrôler les pulsions négatives n’est jamais total. Il existe et il existera
toujours des malfaiteurs, et certains comportements criminels (comme ceux
des prêtres pédophiles) illustrent et démontrent l’existence de bornes à ce
que l’éducation, la morale et la raison conjuguées peuvent produire. Cela
invite à se pencher aussi sur le versant normatif de la promotion de
l’altruisme, qui repose sur des règles à définir et à respecter, et donc sur des
devoirs auxquels les individus sont censés souscrire. Le devoir d’altruité
entre dans cette catégorie.

LA VOIE NORMATIVE
Si la conscience des devoirs a globalement diminué, elle n’est pas
perdue. Elle reste aiguë chez beaucoup, mais atrophiée chez un trop grand
nombre. Ce n’est pas la seule cause des dysfonctionnements sociaux dont
nous sommes les témoins plus ou moins impuissants. L’observance des
règles et devoirs du « vivre ensemble » varie depuis ceux qui payent leurs
impôts à l’euro près, à ceux qui sous-déclarent juste un peu, ou font de
l’optimisation fiscale légale, jusqu’à ceux qui trichent et organisent de
26
l’évasion illégale . On trouve dans toutes les démocraties des « passagers
clandestins » qui bénéficient de ses avantages sans payer leur écot à la
cause commune. Combien une démocratie peut-elle en tolérer sans dépérir ?
Quelques-uns sans doute (comme c’est le cas quand une population est
27
protégée d’un agent infectieux par la vaccination ). Moins il y en a, mieux
la démocratie se porte. Le respect des règles établies serait déjà une belle
amélioration, mais il faut sans aucun doute renforcer certains devoirs, et/ou
la conscience de devoirs qui permettraient à la démocratie de mieux vivre.
Ce n’est pas seulement une affaire de police qui réduirait au mieux le
« pas vu pas pris » dans un jeu de gendarmes et de voleurs incessant. On ne
va pas mettre des caméras de surveillance au-dessus de toutes les poubelles
pour s’assurer du tri sélectif des déchets. Nul ne souhaite que nos
démocraties pullulent de contrôles et deviennent des États policiers. Il faut
bien que chacun s’approprie ces règles de civilité. Cela se fera par
l’éducation, mais aussi par la mise en œuvre de quelques règles « semi-
formelles ».

Les règles semi-formelles

L’ENGAGEMENT ET LA PAROLE DONNÉE

Lorsqu’une personne a librement pensé la nature et l’ampleur de ses


devoirs d’altruisme, puis arrêté les modalités de sa mise en pratique, il faut
encore qu’elle s’engage. C’est un engagement vis-à-vis d’elle-même qui ne
contraint en aucune manière sa liberté, puisqu’elle en a décidé d’elle-même.
Cela nous invite à revoir le sens de la parole que l’on se donne à soi-même.
Il serait bon qu’elle soit plus affirmée et mieux construite que les
résolutions du Nouvel An, telles qu’arrêter de fumer, perdre du poids ou
faire de la gymnastique, résolutions qui ont leur valeur et peuvent être
suivies d’effet, mais n’ont pas même dimension morale que celles associées
à l’accomplissement du devoir d’altruisme. À certaines époques et dans
certains contextes culturels, donner sa parole exprimait un engagement fort,
sinon indéfectible, plus qu’il n’est d’usage aujourd’hui. On gagnerait à
réhabiliter la valeur de la parole donnée. La rendre publique rend
l’engagement plus fort et plus difficile à trahir.

LES QUASI-CONTRATS
28
On trouve ce terme , avec une certaine pluralité de sens, dans des
corpus juridiques nationaux peu utilisés. Il est à entendre comme un
engagement semi-formel, mais responsable, de deux parties, privées ou
publiques. Celles-ci peuvent être des individus, des groupes sociaux ou
même des États. La formule me paraît appropriée pour gérer les
engagements liés au devoir d’altruisme, individuel ou collectif.
L’engagement peut être couché par écrit sans constituer un document
pleinement légal, mais il peut être mis sous le regard de la loi si l’une des
parties trahit de façon outrageante et démontrable ses engagements.
Ces quasi-contrats n’ont pas à être systématiquement soumis à la loi et à
l’autorité de l’État, mais peuvent rester sous leurs ombrelles. Ils peuvent
mettre en jeu des aspects de la vie sociale qui n’ont pas à être complètement
formalisés dans des lois. Ils sont adaptés à la mise en pratique de
considérations éthiques et peuvent aider à transcrire dans les faits
l’« esprit » de la loi, en dépit des imperfections qui peuvent se présenter et
que continuent d’exploiter des citoyens peu scrupuleux. Ils sont un
renforcement de la parole donnée, qu’il est utile de contrôler dans des
contextes sociaux particuliers. Cette adaptation est conforme à l’idée
d’altruisme telle que je l’ai définie, puisque, dans ma formulation, celle-ci
élargit la responsabilité autodéterminée des individus et des groupes
sociaux. Les quasi-contrats pourraient donc aider à introduire le devoir
d’altruisme dans divers aspects de la vie sociale, sans accroître
excessivement le poids de la loi.

LA DÉONTOLOGIE

Les quasi-contrats ne sont pas très éloignés de la déontologie 29, qui peut
prendre la forme d’un engagement moral pris devant une communauté de
professionnels à laquelle l’individu appartient, et qui a édicté un certain
nombre de règles. Le serment d’Hippocrate des médecins en fournit un
exemple. Si un praticien le transgresse, la communauté peut l’exclure, et, en
cas de poursuites, il peut être traduit devant les tribunaux. Cela suppose une
organisation appropriée de la profession concernée.

LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES

J’ai montré 30 que, sous certaines conditions (d’identité notamment), la


notion de devoir d’altruisme s’applique à un groupe social. La
responsabilité sociale des entreprises (RSE) fournit un exemple
d’engagement d’une communauté (ici une entreprise) plutôt que d’un
individu, devant d’autres communautés (ici celle de ses clients, et
partenaires, actuels et potentiels). Cela peut se faire par la publication d’une
charte qui exprime l’engagement collectif de respecter un certain nombre de
règles et de normes non inscrites dans les lois, telles que : ne pas faire
travailler des enfants, même dans des pays où ce n’est pas illégal, diminuer
les émissions de CO2, ou préserver la biodiversité. Mutatis mutandis, ces
entreprises se trouvent dans une situation analogue à celle d’individus qui
donnent publiquement leur parole, à eux-mêmes et à des tiers.
L’un des moteurs qui poussent les entreprises au respect de ces
engagements est la publicité positive qui y est associée, tout comme la
publicité négative qui peut résulter de leur non-application. La démarche
RSE, dans des domaines non contraints par la loi, peut être inspirée par des
convictions éthiques, mais aussi stimulée par l’organisation de la publicité
négative à quoi se sont employées des ONG. On a aussi assisté à la
naissance d’agences de notation indépendantes, qui analysent les
performances des entreprises. Certaines souhaitent être contrôlées par des
tiers de confiance. D’autres sont évaluées sans l’avoir demandé, de sorte
que s’est développée une forme de pouvoir non officiel d’incitation et
de contrôle. On a pu constater le poids (et les limites) des agences de
notation financière dans la crise de 2008-2010 et ses suites (comme la
notation désastreuse de la Grèce, associée à des taux d’emprunts très
élevés). Ces dispositifs ne sont pas explicitement orientés vers la prise en
compte du devoir d’altruisme, mais peuvent y être adaptés.
Au total, je ne crois pas que nous devions perdre l’espoir de stimuler
l’altruisme et le sens du devoir, par l’éducation, la pratique et diverses
formes d’engagement. À une condition toutefois : celle de donner, par la
recherche de la justice sociale, un sens au partage de valeurs communes
battu en brèche par la croissance de l’individualisme.

Devoirs et altruisme dans les théories


politiques libérales

La question des devoirs


Cette question, ancienne, est le plus souvent abordée avec beaucoup de
prudence. J’ai relevé ailleurs que les Déclarations des droits de l’homme et
les textes constitutionnels sont prolixes quand il s’agit d’articuler des droits,
31
et beaucoup moins éloquents lorsqu’il s’agit d’énoncer des devoirs . On
peut trouver dans cette carence l’indication que nos démocraties sont si
profondément imprégnées de l’idée de liberté que la question des devoirs
32
apparaît comme seconde . Elle est même fondamentalement niée par
certains, dont les ultralibéraux, au motif que toute contrainte étant
assimilable à une perte de liberté, l’idée de devoir est antidémocratique.
J’imagine aussi qu’une certaine division des responsabilités a longtemps
opéré. La religion se chargeait de promouvoir des sentiments positifs tels
que l’amour d’autrui et la générosité, inscrits dans des obligations
religieuses, dont le respect était assuré par les promesses de sanctions ou de
récompenses divines. La laïcisation des sociétés démocratiques a laissé une
béance, que les républicains français de la fin du XIXe siècle cherchèrent à
combler par l’éducation. Le reflux des religions en France et dans la plupart
des pays occidentaux s’est considérablement amplifié après la Seconde
Guerre mondiale, alors que les morales laïques gagnaient peu de terrain,
laissant la voie libre à un individualisme croissant avec des répercussions de
plus en plus notables sur la vie collective. J’ai enfin exposé la théorie selon
laquelle le libéralisme contemporain souffre d’un « pêché originel », qui
serait d’avoir été fondé sur la liberté sans que des devoirs lui aient été
explicitement associés. Il en est résulté, selon moi, un déséquilibre qui
traverse, à des degrés divers, toutes les démocraties occidentales, quel que
soit le régime politique précis qu’elles ont adopté 33.

Le solidarisme
34
Le solidarisme, élaboré par Léon Bourgeois , homme politique
important dans les années 1880-1920, est une théorie assez méconnue,
fondée sur le constat d’une carence des devoirs. Il l’exprima dans cette
formule vigoureuse : « La Révolution a fait la Déclaration des droits. Il
s’agit d’y ajouter la Déclaration des devoirs. »
Selon lui, la Révolution française a imprimé dans la République une
forme d’individualisme qui repose sur une idée erronée de la liberté. Sa
doctrine est celle de la « dette sociale » que chaque individu contracte à sa
naissance. Dans son livre majeur, Solidarité, publié en 1896, il s’efforce de
combiner l’individualisme libéral avec le collectivisme socialiste. Hostile à
l’idée de lutte des classes, il entend proposer une alternative capable
d’entrer en compétition avec un socialisme révolutionnaire de plus en plus
vigoureux. L’essence du solidarisme réside dans l’idée que l’homme vivant
en société, et ne pouvant vivre sans elle, est endetté vis-à-vis d’elle : « C’est
là que réside la base de ses devoirs, les obligations de sa liberté. […]
Souscrire à son devoir social n’est rien d’autre que l’acceptation d’une
obligation échangée contre un profit. »
Cette « dette sociale » est due par toute personne en compensation de ce
que la société lui fournit pour sa santé, son éducation, etc., qu’elle a
passivement reçue et qu’elle est tenue de lui rembourser. Elle est conçue
comme transgénérationnelle, et inclut une obligation de contribuer au
progrès de l’humanité. C’est seulement après qu’elle a remboursé sa dette
sociale qu’une personne peut se considérer comme complètement libre. Les
individus sont liés à la société par ce « quasi-contrat ». L’éducation (il fut
très attaché à l’enseignement d’une morale laïque à l’école) est censée
développer l’être social qui réside, au moins en germe, dans chacun de
nous.

Le « libéralisme altruiste »
Le « libéralisme altruiste » que je souhaite promouvoir veut corriger le
pêché originel du libéralisme par un développement de la responsabilité
individuelle, dont on trouve la source dans la conception de la liberté
« coconstruite » énoncée plus haut, et dans son corollaire : l’obligation
d’altruisme, qui, dans le champ purement logique, prend la forme d’un
devoir d’altruité. Dans cette conception, le terme de « libéralisme » n’est
porteur d’aucune connotation ultralibérale, ni d’aucune connivence avec le
libéralisme économique. Le libéralisme altruiste s’écarte radicalement de ce
dernier puisque l’altruisme n’est compatible ni avec les théories
économiques fondées sur l’idée d’Homo œconomicus, ni avec les modèles
où l’économie l’emporte sur le social, ni, a fortiori, avec l’économie
néolibérale. La faille du libéralisme ordinaire est de reposer sur un seul
pied, la liberté, alors que le libéralisme altruiste se tient sur deux pieds : la
liberté et l’altruité. J’ai décrit cette théorie (baptisée « altruitarisme ») dans
un autre ouvrage 35, et n’y reviens pas en détail. Je n’appelle pas
explicitement, comme beaucoup d’autres, à une réforme du capitalisme 36,
mais le libéralisme altruiste conduit à le réanalyser, ce qui sort du cadre de
cet essai.
Le libéralisme a été mis en question de nombreuses fois et de beaucoup
de manières. Même si, à ma connaissance, il n’a pas été explicitement
proposé de lui substituer un « libéralisme altruiste », l’idée de l’amender en
se fondant sur une conception différente de la liberté, et/ou sur certains
types d’obligations est loin d’être neuve. Par exemple, le
« contractualisme » du philosophe Thomas Scanlon met en avant la
nécessité de la discussion pour établir des standards moraux socialement
acceptables 37.
Le libéralisme altruiste se démarque du solidarisme par le rôle princeps
que ce dernier attribue à l’État. Le solidarisme est censé opérer de façon
descendante (top-down), confiant à l’État la responsabilité de définir les
cadres sociaux et moraux. À l’inverse, au travers de la notion d’altruité, le
libéralisme altruiste intervient à tous les niveaux de la construction sociale.
Il part des individus autonomes chargés d’une responsabilité explicite dans
l’autodétermination de leurs devoirs. Il les met en mesure d’intervenir sur la
gouvernance, voire de créer de nouvelles formes de gouvernance, et de
réformer des systèmes démocratiques pervertis par un libéralisme faussé
dès ses origines. Le cadre du libéralisme altruiste est donc doté d’une
armature solide mais souple et adaptable. Il intègre l’altruisme et sa
dimension rationnelle, l’altruité, sans laquelle il est impossible d’en
concevoir les règles.
CHAPITRE 5

Procédures

Le politique et le juridique
Les procédures associées à la vie démocratique sont diverses et je les
classe en deux catégories : celles qui concernent la gouvernance,
notamment dans le champ du politique et du juridique, et celles qui
touchent de plus près aux citoyens. Les premières sont pour la plupart
gravées dans le marbre, même s’il demeure des procédures informelles dont
je donnerai quelques exemples. Les secondes relèvent généralement de la
responsabilité individuelle, et beaucoup ne sont pas écrites.

Les dispositifs électoraux


Les procédures électorales des démocraties occidentales sont bien
rodées, et complétées par des ajouts qui structurent et perfectionnent la vie
démocratique 1. Parmi les améliorations récentes, figurent l’encadrement du
financement des partis politiques et des campagnes électorales, et la
régulation de l’accès aux grands médias. Les États-Unis font, dans une
bonne mesure, exception. Le règne de l’argent y est plus développé
qu’ailleurs. L’arrêt de la Cour suprême qui, en 2010, a ouvert aux
entreprises la possibilité de financer les campagnes électorales, peut être
considéré comme un désastre démocratique. Au total, peu ou pas de
fraudes. C’est l’opinion qu’on manipule 2, plutôt que les votes, dont les
résultats sont généralement fiables.
Peut-on, doit-on améliorer certaines des procédures ? Probablement.
Comme je l’ai déjà souligné, la question dont on se préoccupe le plus
souvent est celle de la représentation nationale. Les insatisfaits, et ils sont
toujours nombreux, sont prompts à prétendre qu’ils sont mal représentés. Ils
avancent souvent la voie référendaire serait plus juste et livrerait des
décisions plus équitables. Cette antienne est aujourd’hui parée des mérites
mirobolants associés aux capacités de consultation quasi instantanée
offertes par l’Internet. Il s’agit d’un leurre. Je ne crois pas une seconde, sauf
à petite échelle et pour régler des problèmes spécifiques locaux, que des
référendums à répétition vont améliorer la prise en compte de l’intérêt
général. Les problèmes sont ailleurs, dans la bonne énonciation de ce
dernier (ce qui renvoie aux finalités) et dans une bien meilleure organisation
du débat public (discutée dans le chapitre suivant).

Les règles de gouvernance informelles


Parvenus au pouvoir, les gouvernants sont encore surveillés quant à leur
probité, leurs conflits d’intérêts, les trafics d’influence, etc. Les journalistes
d’investigation jouent ici un rôle important, manifeste dans une série de
scandales récents, qui grâce à eux parviennent à éclater au grand jour. Ils
sont, selon les pays et les époques, culturellement typés. Plusieurs ministres
suédois ont démissionné pour des raisons qui, en France, ont, de prime
3
abord, et à tort, pu faire sourire . Bien qu’on puisse craindre que la culture
4
du soupçon devienne excessive, et fasse des victimes innocentes , la lutte
contre la corruption jusqu’au plus haut niveau de l’État ne peut avoir de
trêve.
Il y a aussi de l’informel dans la démocratie. Tout n’est pas écrit dans
les textes, constitutionnels ou autres. Et tout ne peut l’être. La loi n’impose
pas de se dire poliment bonjour. Les règles de bonne conduite ne sont pas
toutes inscrites dans les lois, ou bien de façon assez imprécise, comme en
France, lorsqu’on se réfère à « l’ordre public », notion assez obscure (mais
clarifiée par l’intelligence des juristes) et largement laissée à l’appréciation
du juge. Ces règles sont d’autant plus importantes que les constitutions sont
moins précises à leur sujet. En politique, elles renvoient à deux valeurs
principales, qui sont : la tolérance mutuelle et une forme de retenue
institutionnelle vis-à-vis de l’opposition. L’érosion de ces normes aboutit à
une polarisation partisane extrême, délétère pour la vie démocratique.
Les politologues Levitsky et Ziblatt 5 estiment que c’est un des
problèmes auxquels les États-Unis sont aujourd’hui confrontés. Selon eux,
depuis les années 1980-1990, le Parti républicain a commencé à les ignorer
et à les enfreindre. Pendant le mandat de Barack Obama, pour la première
fois dans l’histoire des États-Unis, le Sénat, dominé par les républicains, a
refusé la nomination d’un juge à la Cour suprême. Dans leur analyse, la
dérive de la Caroline du Nord pourrait préfigurer une évolution nationale
désastreuse. Cet État, relativement paisible avant l’arrivée des républicains
à sa tête, s’est transformé en un ring de boxe, où l’exacerbation des
problèmes raciaux réactive le problème historique de la domination des
Blancs, et l’idée des risques que leur font courir l’immigration et la
démographie. Si les démocrates ne résistent pas à la tentation de rendre
coup pour coup, et coup bas après coup bas, la spirale de la mauvaise foi et
de la violence ne peut que se développer.
Le non-respect des règles informelles de « bonne conduite » entre
majorité et opposition est une pathologie de la démocratie qui pourrait
gagner la France, où, notamment depuis l’élection d’Emmanuel Macron en
2017, il arrive que des manifestants se livrent à des gestes symboliques
insupportables, et que des opposants politiques s’autorisent des abus de
langage inédits tout aussi inacceptables. Cela donne à penser que, s’ils
arrivaient au pouvoir, tous les coups seraient permis. La Constitution
française est sans doute en mesure de contenir certains excès, mais
l’histoire de France montre que nous ne sommes pas à l’abri de
débordements anticonstitutionnels.

Renforcer la loi ?
Si on prend acte avec moi de l’importance du devoir d’altruisme, on
peut s’interroger sur la possibilité et l’opportunité de l’introduire dans
certains aspects de la loi. Il élargit la notion de responsabilité individuelle et
implique des obligations. Faut-il légiférer contre des manquements au
devoir d’altruisme, en prenant acte des limites de l’autoanalyse, de
l’autodéclaration, de l’autoengagement et de l’autocontrôle, même lorsque
ceux-ci sont renforcés par les processus semi-formels évoqués ci-dessus ?
Pour fixer les idées, je prendrai quelques exemples. i) Ne pas voter est
un déni de démocratie. Faut-il rendre le vote obligatoire ? Il l’est dans
plusieurs pays. ii) Ne pas se vacciner implique dans de nombreux cas que
l’on peut transmettre une maladie infectieuse sans avoir été malade soi-
même (c’est la problématique des porteurs sains qui contaminent les autres,
y compris leurs enfants 6). Les vaccinations en cause devraient-elles être
obligatoires ? iii) Le puissant lobbying mis en place par les industriels
contre l’interdiction du tabac a été la cause indirecte de nombreux morts.
Aux États-Unis, des procès ont mis en cause les producteurs de cigarettes.
Faut-il aussi impliquer les lobbyistes dès lors que les preuves scientifiques
étaient telles qu’ils savaient forcément qu’ils participaient à une opération
dangereuse pour la santé publique ? iv) L’évasion fiscale paralégale,
permise par des montages qui exploitent consciemment des failles
juridiques, est-elle punissable ? Etc. Pour ma part, je répondrais oui à
certaines de ces questions mais pas forcément à toutes. Je ne dirai pas
lesquelles, parce que je n’utilise ces exemples que pour poser une
problématique, à laquelle, en vérité, je ne sais pas répondre.
Deux remarques pourtant. Si on allait dans ce sens, on devrait
s’intéresser au statut, souvent enviable, de l’ignorance. Le producteur de
cigarettes qui prétend ignorer les preuves de leur nocivité est en meilleure
posture que celui qui déclare les connaître. On a vu les bénéfices de la
posture d’ignorance dans les scandales sanitaires (sang contaminé, hormone
de croissance) qui ont secoué la France dans les années 1980 et 1990. Des
ignorants furent de facto déchargés de toute responsabilité, alors que des
personnes bien informées mais de bonne foi furent mises en examen. Peut-il
exister une obligation pour une personne d’acquérir un minimum
d’information ? Curieuse question à laquelle on serait tenté de répondre par
la négative, à ceci près qu’il existe une exception de poids : nul n’est censé
ignorer la loi. Autre remarque : La société est-elle mûre pour qu’on aille en
ce sens ? Comme Alain Supiot nous le rappelle justement, les normes et les
lois s’élaborent dans un cadre social donné : « La pérennité d’un système
juridique dépend de sa capacité à relier les conditions concrètes d’existence
de la société qu’il régit avec l’imaginaire normatif qui spécifie cette société.
C’est-à-dire, sa capacité à relier son être et son devoir être et à canaliser la
dynamique qu’ils entretiennent mutuellement 7. »

Ou assouplir la loi ?
Au lieu de compléter ou de durcir la loi écrite, ne vaudrait-il pas mieux
« l’assouplir » pour laisser plus de place à la jurisprudence ? De fait, des
processus semi-formels, comme les quasi-contrats, supposent une certaine
souplesse de la loi. Plus généralement, on peut se demander si, et comment,
le droit peut s’adapter à une complexité sociale qui, comme je l’ai montré,
croît rapidement. Face à celle-ci, il peut devenir de plus en plus difficile de
prévoir tous les cas possibles et d’ajuster les lois en conséquence dans des
délais de plus en plus courts.
On en trouve de beaux exemples avec les vides juridiques créés ou
révélés par les nouvelles technologies, notamment dans le domaine de
8
l’informatique . La capacité de se faufiler dans ces failles du droit (national
et international) est d’ailleurs tenue pour être une caractéristique, sinon une
condition, de l’« ubérisation » réussie, illustrée par le succès d’entreprises
qui suscitent autant d’admiration que de critiques acerbes. Cela pourrait
vouloir dire que le droit romain est moins capable de s’adapter à la
complexité croissante du monde que le droit anglo-saxon et sa pratique
jurisprudentielle (la soft law). Dans le droit international des affaires, ce
dernier domine, ce qui reflète des rapports de force économiques, mais
peut-être y a-t-il place pour une réflexion sur le rapport entre le droit romain
et la complexité croissante du monde.

Le champ réglementaire et la science

LA PROLIFÉRATION DES RÉGLEMENTATIONS

Les règles ont un coût financier et social. Nous croulons sous les
réglementations, dont la barque est sans cesse alourdie. Les fréquentes
promesses d’allégement ne sont pas toujours suivies d’effet. Cela provoque
des pertes d’efficacité, et dégrade la perception que se font les citoyens de
leur démocratie. Ils les vivent comme des privations indues de liberté, ce
que certaines sont effectivement. Ce sentiment n’est pas étranger au
désamour pour l’Union européenne que beaucoup de ses ressortissants
éprouvent.
La mise en œuvre de nouvelles réglementations ne repose pas toujours
sur des faits établis, et le suivi de leurs effets et de leurs conséquences
directes et indirectes (leurs externalités) est trop souvent insuffisant, mal
fait, ou pas fait du tout. Certaines réglementations créent plus de problèmes
qu’elles n’en résolvent 9. Il y a là un véritable champ scientifique, très
largement en friche. C’est pourquoi je n’ai cessé de militer pour la création
d’une science de la réglementation (« Evidence Based Regulation ») 10, dans
le droit fil de l’introduction de la méthode scientifique dans la gestion des
actions de terrain, que j’expose plus loin.

LE DOUTEUX PRINCIPE DE PRÉCAUTION

Cette préoccupation rejoint le « principe de précaution », sur lequel j’ai


rédigé, avec une éminente juriste 11, un rapport qui fut remis au Premier
ministre en 1999. Il s’agit, en théorie, d’un instrument de gestion des
risques. La loi Barnier (1995) le définit ainsi : « L’absence de certitudes,
compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne
doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à
prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à
un coût économiquement acceptable. » Comme on va le voir, l’intention est
bonne, la réalité l’est moins.
La définition officielle laisse entendre que les mesures, censées être
« effectives et proportionnées », sont réversibles. Cela veut dire que l’on
peut expérimenter et ajuster au cours du temps, à la hausse ou à la baisse, le
niveau de précaution adopté au départ. La faille est que, dans la réalité, les
normes sont très rarement réversibles, ou ne le sont qu’avec des temps de
réaction très longs. Rares sont les lois qui, comme les lois de bioéthique en
France, comportent une clause de réexamen périodique, d’ailleurs souvent
difficile à appliquer. L’application du principe de précaution fonctionne,
dans la plupart des cas, comme une machine à cliquet. Elle conduit à
prendre, avec quelques raisons mais sans preuves, des mesures qui, dans la
réalité, ne pourront pas être corrigées, ou très difficilement, si l’innocuité
est démontrée par la suite. C’est le cas des organismes génétiquement
modifiés (OGM), qui constituent un véritable modèle du genre 12.
Ensuite, le terrain de l’incertitude scientifique est particulièrement
favorable à la manipulation de l’information. Il est mal investi par les
scientifiques, que je n’exonère pas d’un déficit de communication trop
souvent évident. Il est rare qu’un scientifique rigoureux affirme l’absence
totale d’un risque. Il parlera de probabilités faibles, en s’adressant à un
public qui préfère les certitudes simples, a peu d’appétence pour les
probabilités (qui n’ont rien d’intuitif), et peine parfois à ordonner les
13
puissances de dix . En revanche, pour des raisons idéologiques et
politiques, certains manipulent l’information en pleine connaissance de
cause, avec une mauvaise foi et une malhonnêteté intellectuelle
14
magnifiques dont j’ai fait l’expérience . De véritables professionnels
exploitent les ressorts psychologiques liés à l’incertitude, et répandent
sciemment des messages inexacts ou des mensonges (des « infox », plutôt
que « des fake news » : l’Académie a tranché). Les manipulations de
l’information et la fabrication des rumeurs ne datent pas d’hier. Leur
ampleur, leur fréquence et leur diffusion sont considérablement amplifiées
par les réseaux sociaux et l’énorme caisse de résonance que fournit
l’Internet, où le « complotisme » fait fureur. Certaines ONG en jouent aussi,
à merveille. Jeter le doute sur la très probable réalité en invoquant le
principe de précaution est un sport qui reste largement pratiqué.
On a craint que l’application du principe de précaution bloque toute
innovation. Cela n’a pas été vraiment le cas, même s’il ne la favorise pas en
15
installant la méfiance et en légitimant les discours fondés sur la peur . Son
invocation (même étendue à la santé) est aujourd’hui moins fréquente et
mieux argumentée. Il n’a pas trop dérivé ni nui. Mais a-t-il fait quelque
bien ? Je n’en vois guère. Son inscription, symbolique, dans la Constitution
française, me paraît inutile, voire néfaste. La résolution des grandes crises
sanitaires (affaires du sang contaminé et de l’hormone de croissance
notamment) ne lui doit rien, hormis des procès interminables, qui ont
souvent nourri les avocats plus que les victimes. En matière
d’environnement, l’interdiction des OGM en France (leur dangerosité pour
la santé humaine est une des premières grandes infox) est scientifiquement
absurde, même si elle a, pour de mauvaises raisons, stimulé le marché du
« bio » dont j’apprécie les vertus. Les révolutions environnementales et la
problématique du changement climatique résultent de l’accumulation de
données scientifiques par des scientifiques et pas du principe de précaution.
A-t-il fait progresser le débat démocratique ? Peut-être un peu, mais à
quel prix, et avec quelle déperdition de temps ! Nul n’est hostile à toute
précaution. Mais la vertu de prudence n’était-elle pas prônée par Aristote ?
Si le principe de précaution a une vertu véritable, c’est d’insister, après
Hans Jonas 16, sur la responsabilité envers les générations futures. Je lui en
donne crédit. Pour le reste, il s’avère facile à instrumentaliser, difficile à
mettre en œuvre et douteux dans ses retombées. Il n’est pas « robuste ».
J’aurais dû m’en préoccuper dans ce rapport, mais, ce n’est que cinq ans
plus tard que je suis entré dans la problématique des systèmes complexes.

L’ÉVOLUTION « DARWINIENNE » DES PROCÉDURES

Pour améliorer la robustesse de la démocratie, divers pare-feu et


dispositifs de contrôle voient progressivement le jour. Certains sont assez
récents (en France, la création du Conseil constitutionnel chargé de vérifier
la conformité des lois à la Constitution remonte à 1958). Et cela continue,
puisque de nouveaux risques ne cessent d’apparaître. Les forces hostiles
aux démocraties changent aussi. Elles trouvent des failles, innovent et
s’adaptent. Ce point est illustré par l’intervention de pirates informatiques
dans des élections nationales, ou par les pratiques d’évasion fiscale. Leur
sophistication ne cesse de croître, et celle des systèmes de contrôle
également : la robustesse est donc évolutive. Lorsqu’on commence à limiter
le périmètre des paradis fiscaux, l’invention des « bitcoins » peut être
détournée pour créer un nouvel appel d’air vers la face opaque de la
finance. Cela m’évoque la lutte sans fin entre les êtres vivants et les agents
pathogènes qui les infectent, dans une sorte de tango darwinien où les
premiers parviennent à améliorer leurs défenses alors que les seconds
trouvent de nouveaux moyens pour les contourner, le tout dérivant vers
toujours plus de complexité.

Les procédures citoyennes :


l’information

Information, débat public et vote citoyen


En démocratie, le vote est une responsabilité première du citoyen. Or
l’abstention en France est d’environ 20 % pour l’élection présidentielle
depuis une dizaine d’années, ce qui n’est pas trop mal. Mais elle oscille
entre 40 et 50 % pour les législatives (57 % pour le deuxième tour en 2017),
et dépasse régulièrement les 55 % pour les européennes (59 % en 2009) 17.
En 2016, elle a été de 45 % pour l’élection présidentielle qui, aux États-
Unis, a porté Donald Trump au pouvoir 18. Cela a de quoi inquiéter. Dans
une certaine mesure, Benjamin Constant l’avait prévu il y a deux siècles :
« Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de
notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers,
nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir
politique. Les dépositaires de l’autorité ne manquent pas de nous y exhorter.
Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, exceptée celle
d’obéir et de payer… Quelque touchant que soit cet intérêt si tendre, prions
l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste ; nous nous
chargerons d’être heureux. » On ne saurait mieux dire.
Une démocratie existe par et pour ses citoyens. Elle a besoin d’eux et de
leurs apports pour vivre et fonctionner. En sont-ils bien conscients ? De
plus, ils devraient non seulement voter, mais, si possible, émettre un vote
« robuste », qui implique (chapitre 4) une réflexion informée ouverte à un
débat contradictoire, bien différente d’une simple opinion plus ou moins
volatile. Or beaucoup votent sans rien connaître des programmes des
candidats. L’abstention, dans tous les pays où le vote n’est pas obligatoire,
est élevée. C’est grave pour la légitimité des élus, mais c’est encore le
symptôme d’un mal tout aussi grave : le désintérêt pour la vie démocratique
elle-même. À ce sujet, les enquêtes d’opinion récentes sont peu
réjouissantes 19. Il y aurait, surtout chez les jeunes, une désaffection
rampante et croissante pour la démocratie, qui ne peut que profiter à
l’abstention, et plus généralement, à ses ennemis.
L’attitude d’abstention agrège toutes sortes de composantes, qui vont de
l’oubli de ce que la démocratie nous a apporté et continue de nous apporter,
au dégoût de la classe politique, à l’ignorance des contraintes associées à la
gestion de l’intérêt général, et à l’inconscience des responsabilités
afférentes. L’insouciance n’est pas une bonne assurance. Lorsque, dans une
(vraie) démocratie, les choses tournent mal, tous les citoyens sont
coresponsables, et ce sont eux qui collectivement assument les
conséquences. Si les dirigeants grecs, dans les années 2000, ont trafiqué les
comptes de la nation, c’est le peuple grec qui a lourdement payé les pots
cassés de la crise de 2008, provoquée en partie par des dirigeants qu’ils
avaient élus.
Un vote robuste implique une réflexion informée ouverte à un débat
contradictoire, bien différente d’une simple opinion plus ou moins volatile.
L’opinion se forme en fonction de l’information reçue. L’information est
absolument critique. Le débat public ne l’est pas moins. Il est indispensable
pour transformer une opinion ou un préjugé peu fondé en un point de vue
robuste. Il l’est aussi pour connaître et comprendre l’autre et les autres, et
donc pour créer une solidarité de fait.
J’ai été jusqu’à m’interroger sur l’existence, ou la possibilité, d’un
20
« devoir de s’informer » symétrique du « droit à l’information » consacré,
en démocratie, par la liberté d’expression et la liberté de la presse. Encore
faut-il que l’information soit transparente, ce qui requiert sa mise en forme :
si elle est trop complète et compliquée, elle est de facto inaccessible ou
opaque pour des citoyens qui ne vont pas passer des semaines à l’extraire
d’épais grimoires ou de sites Internet surabondants. Toute démocratie a
évidemment besoin d’une information libre, et doit se garder des multiples
forces qui peuvent ou visent délibérément à la pervertir, ce qui est un
marqueur de toutes les dictatures. Mais il lui faut une information
21
de qualité , pour l’efficacité de sa gestion et pour le bon exercice de la
citoyenneté : connaître et comprendre la complexité du monde qui nous
entoure (sans données fiables, pas d’analyse correcte des systèmes
complexes) ; et, pour chacun, apprécier la nature et l’ampleur de ses devoirs
vis-à-vis des autres. Je suis tenté de poursuivre l’argument et d’adosser au
droit au débat (qui existe effectivement) un devoir de débattre, dont chacun
devrait avoir conscience.

L’information citoyenne

LE TEMPS COURT ET LE TEMPS LONG

L’information a son temps court et son temps long. Le premier prend


aujourd’hui le pas sur le second. Alors qu’il faut du temps (souvent
beaucoup) pour bien informer les autres et bien s’informer soi-même, les
délais de production et de diffusion de l’information connaissent des
réductions drastiques. Le système médiatique ordinaire (presse écrite, radio
et télévision) s’est doté de chaînes d’information en continu, censées
diffuser des « brèves » et être réactives « en temps réel ». L’Internet, de son
côté, raccourcit le temps et augmente l’accessibilité. Twitter et YouTube
diffusent des messages de quelques mots ou de quelques minutes. S’ils
remportent un tel succès, c’est qu’ils répondent aux attentes de leurs
utilisateurs : une appétence pour la vitesse et la multiplication des activités
– qui, en somme, permet de vivre plusieurs vies en parallèle. Leur audience
dépasse maintenant celle des médias conventionnels.
Ce temps court n’est plus uniquement celui de la partie plus jeune de la
22
population, il gagne littéralement le monde entier . Il habite aussi cette
autre manière de faire société qui s’est développée avec la constitution des
groupes sociaux virtuels. Ils répondent au désir de constituer et de participer
à des groupes susceptibles d’échapper aux conventions, aux normes, et aux
contraintes géographiques. Ils fournissent d’autres manières de rencontrer
l’autre, sans timidité ni obstacles, de façon plus fugace que pérenne.

LE PLAISIR ET L’OBJECTIVITÉ

À côté de l’information « objective », censée être factuelle, on trouve et


on consomme de l’information « plaisante », qui est faite pour faire plaisir.
Pour beaucoup, la seconde a plus d’attraits que la première. C’est pourtant
l’information « objective » qui devrait animer une réflexion rationnelle, qui
a toutes chances de s’égarer si elle n’est nourrie que par la seconde.
L’« information plaisante », celle qui est facile, qui flatte nos attentes, nos
émotions, nos préjugés, et ne bouscule pas notre confort, possède sur
l’information « objective » un sérieux avantage compétitif dans tous les
secteurs, y compris, par le canal de la publicité, dans le registre
économique. De plus, elle présente, beaucoup plus souvent que l’autre, un
caractère viral qu’amplifient les nouvelles technologies et qui contribue à sa
domination. Elle pèse sur l’information « objective » au point que les plus
motivés (dont je crois faire partie) peinent parfois à trouver leur nourriture
intellectuelle, même dans les médias réputés objectifs.
J’en prends pour preuve les journaux d’information quotidiennement
diffusés, en France, par des radios et télévisions « sérieuses ». Le plus
souvent, (trop) peu de chiffres (ou bien : le « chiffre du jour »). En
revanche, beaucoup d’interviews de particuliers, censées représenter une
opinion partagée par d’autres, mais on ne sait pas combien. Je comprends
que cette manière d’échantillonner l’opinion rafraîchisse et aère des sujets
qui pourraient être rébarbatifs, mais on conviendra que la méthodologie est
bien approximative. De plus, on ne cesse d’injecter de l’« émotion », du
« scandale » et du drame dans l’information « objective ». Les
commentaires excessifs ne manquent pas : une pétition recueille-t-elle les
signatures d’une centaine de professionnels inquiets d’un projet de réforme,
qu’elle est traduite en : « le fossé se creuse entre la profession et le
gouvernement ». Je m’amuse de constater que, jour après jour, la
« quantité » de drame et de scandale est à peu près constante. Puisque, dans
la vie réelle, elle fluctue, cela implique un mécanisme de compensation.
Celui-ci répond certainement aux attentes du public (ou d’un certain public)
et à des contraintes économiques. On va donc mettre l’accent sur un fait
divers si un tsunami n’a pas ravagé une partie de la planète.
Politiquement, le négatif écrase le positif. Lorsqu’un gouvernement fait
bien, on en entend à peine parler, sauf en mal : de façon presque
réjouissante mais assez pathétique, quelques journalistes s’acharnent à
monter en épingle n’importe quelle critique, même mal fondée, souvent
présentée comme l’amorce d’une grave crise politique possible. C’est
comme si le jeu politique se jouait dans un théâtre où on n’applaudit jamais,
et où on n’entend que grognements et sifflets de la plus grande partie de la
salle. D’où cela vient-il ? Les journalistes sont-ils formés en ce sens ? Je ne
sais.

LES AGENDAS MÉDIATIQUES


Les médias sont indispensables et la liberté de la presse répond à un
principe démocratique intangible. Ce point étant acquis, le citoyen est en
droit de s’interroger sur la nature et la qualité des agendas médiatiques, sur
le fonctionnement du système médiatique, et son indépendance vis-à-vis
d’intérêts financiers divers 23. Tous les journalistes que je connais se posent
ces questions en privé, même si leur invocation publique provoque presque
automatiquement une réaction défensive qui en appelle trop vite aux
entraves à la liberté de la presse. Pour que celle-ci soit pleinement
respectée, il faut quelques règles, formelles et informelles, notamment de
déontologie, et de l’autorégulation du monde médiatique. La tendance
aujourd’hui est à la prise de position ouverte de nombreux journalistes,
sinon à la prédication. Beaucoup se comportent, selon le mot d’un
chroniqueur réputé 24, en « directeurs de conscience ».
Le triangle formé par le monde politique, le monde médiatique et les
citoyens est essentiel à la vie démocratique, mais si les agendas des deux
premiers sont trop décalés, le citoyen se perd, manque de repères, et la
démocratie en souffre. La grande perturbation a été l’irruption, dans le
dispositif, de réseaux sociaux qui associent plaisir et immédiateté, tout en
véhiculant de l’information de type politique. La compétition de fait avec
les médias « sérieux » a, me semble-t-il, et malgré leur volonté de préserver
la qualité de leur information, induit plus d’immédiateté et de plaisir. Tous
craindraient de ne pas avoir publié « à temps », au cas où elle soit juste, une
information sensationnelle mais difficile à vérifier, alors qu’elle se propage
de façon virale sur les réseaux sociaux. Cette propagation finit par avoir
valeur de fait pour les médias « sérieux », et affecte sérieusement la
rectitude de l’information.

La « post-vérité »
L’Internet baisse les coûts de l’information à tous les niveaux, ce qui
met l’émission digitale de l’information à portée de tous. Les médias
conventionnels ont des charges, souvent élevées et peu compressibles,
comme celui de l’édition et de la distribution d’un journal édité sur papier.
Les journalistes de presse écrite, de radio et de télévision, et autres
personnels des entreprises médiatiques, publiques ou privées, sont
évidemment rémunérés. D’où une certaine régulation de la presse par les
contraintes financières, mais aussi par le monde de l’argent. Cela a donné
lieu, et peut encore donner lieu à des pressions ou à des interférences
coupables avec la liberté de la presse, puissamment limitées dans beaucoup
de cas par les journalistes et leur déontologie qui s’est développée dans un
milieu professionnel bien organisé. Rien de tel dans la plupart des réseaux
sociaux, presque totalement dépourvus aujourd’hui de règles contraignantes
qui limiteraient l’émission de nouvelles fausses et même dangereuses, le
tout sur fonds de « post-vérité ». L’émergence et la propagation du
phénomène de la « post-vérité » ont été très commentées. Je ne peux
qu’insister sur sa dimension profondément antiscientifique : la distinction
entre le « je sais » et le « je crois » est fondatrice de la connaissance
scientifique, et la confusion entre les deux est une source inépuisable
d’absurdités régressives.
Avec des informations non vérifiées et des nouvelles falsifiées (les
infox) qui circulent sur les réseaux sociaux, avec des campagnes de
communication intenses et professionnellement orchestrées menées par des
25
groupes de pression privés et parfois certains États, les sources de
désinformation sont surabondantes 26. Je rends hommage aux journalistes
qui font rempart contre cette avalanche d’inanités et de fausses nouvelles,
cette débauche de communication souvent ludique, parfois vulgaire. Les
systèmes d’information, leur économie, les marchés et les attentes du public
constituent un système complexe (qui lui aussi a sa robustesse et ses
fragilités), aujourd’hui stabilisé de façon peu satisfaisante, sur le mode
principal du plaisir et du temps court. Si des progrès doivent être faits, c’est
au niveau systémique qu’il faut les penser. Hommage doit aussi être rendu à
ceux qui, hors l’actualité, s’attachent à déterrer des faits cachés, souvent
mafieux, et à produire une documentation fiable, ce qui est essentiel à l’ère
proclamée de la « postvérité ».
Hommage aussi à Wikipédia, créée en 2001 27, qui est devenue la
première encyclopédie mondiale, avec 300 millions d’articles publiés dans
250 langues. Le site reçoit plus de 5 milliards de visites par an.
L’encyclopédie a ses imperfections, mais les articles, dans beaucoup de
domaines, sont parfaitement honnêtes et parfois d’une remarquable qualité.
C’est, à ma connaissance, le seul géant d’Internet à ne pas avoir monnayé
son information par la publicité ou la commercialisation des données de ses
utilisateurs. Ce n’est pas le cas de Google, Facebook, Twitter, entreprises
valorisées en Bourse à des centaines de milliards de dollars, alors que
Wikipédia continue sa route et son étonnante expansion, avec quelques
centaines d’employés, et moins d’une centaine de millions de dollars de
dons par an 28.

Les insuffisances du débat public

Le constat
Comme d’autres, je suis convaincu de la valeur intrinsèque, éthique,
théorique et pratique, de la discussion en démocratie, qui est par ailleurs
(chapitre 1) indispensable dans la pratique de la pensée complexe. Elle est
d’autant plus importante que, comme cela a déjà été souligné, une des
vertus inhérentes à la démocratie réside dans sa capacité d’éducation des
citoyens, inscrite dans les processus démocratiques eux-mêmes : pour que
ce cercle vertueux fonctionne, il faut qu’il y ait des échanges et une
discussion. De plus, le débat public n’est pas convenablement organisé pour
que l’on discute utilement des modalités d’amélioration de notre
démocratie. Or, à ce jour, je n’ai pas connaissance de propositions de mise
en œuvre qui me satisfassent.
L’élection de la représentation nationale, à des intervalles de plusieurs
années, est un mécanisme primitif et imprécis, en ce qu’il délègue la
fabrication des programmes de gouvernement aux futurs élus, censés avoir
perçu les attentes du peuple. Le référendum est praticable, mais
généralement exceptionnel et politisé, sauf à petite échelle comme la
« votation » en Suisse. Trop fréquent, il devient l’équivalent d’une
consultation par sondage et il est entaché du péché originel d’être trop
sensible au court terme, aux émotions et à l’air du temps. Les assises
nationales sur de grands thèmes comme l’éducation et la recherche ont leurs
mérites, mais ce sont des grands-messes où s’expriment individus et
groupes de pression qui défendent souvent leurs intérêts plutôt que l’intérêt
général, d’où résulte souvent un nivellement par la moyenne.
Au fond, nous dialoguons plus avec nos téléphones et nos ordinateurs
qu’avec nos semblables. La place considérable désormais occupée par les
réseaux sociaux façonne les opinions, mais sans discussions contradictoires
en face à face. Nos contacts directs avec nos congénères, surtout lorsqu’ils
se trouvent dans d’autres sphères (ou classes sociales), sont rares et
médiocres. Cela encourage les fractures sociales, et agrandit le fossé entre
les élites et le peuple, justement dénoncé par les populistes. Il est normal
que le débat politique soit polarisé. Il n’est pas normal qu’il soit envahi par
la mauvaise foi et la violence verbale. L’invective remplace trop souvent
l’argumentation, et celle-ci souffre d’une dispersion des arguments lorsque
le bipartisme se dilue dans le multipartisme, ce qui est plus fréquemment le
cas aujourd’hui. Le système médiatique confronté à la révolution
numérique peine à ajuster son modèle économique et son fonctionnement
sans tomber dans le piège de l’information immédiate.
Bref, on discute trop peu et on discute mal. Le débat démocratique est
défaillant. Il faut trouver de nouveaux moyens pour le revivifier, et réanimer
la discussion publique, qui est aujourd’hui insuffisante, et, par certains
aspects, malsaine.

Pourquoi discuter ?
Mais pourquoi discuter ? Si c’est pour établir, en politique, une position
de force en vue d’une élection, ce n’est pas tout à fait la même chose que si
on se met autour d’une table pour trouver la meilleure solution à un
problème donné. Dans le premier cas, on doit vaincre. Dans la
confrontation, on pourra s’inspirer des 38 stratagèmes d’Arthur
Schopenhauer dans L’Art d’avoir toujours raison 29. Puisqu’il s’agit
d’affirmer sa supériorité, la mauvaise foi et la malhonnêteté intellectuelle
peuvent avoir libre cours. Dans le second, les individus qui discutent
s’effacent devant le problème à régler et cherchent l’intérêt général plutôt
que le leur, avec l’idée qu’un consensus est possible. Le débat politique est
un mélange des deux. Par construction, il ne peut que l’être. Rassembler des
majorités politiquement disparates sur des objectifs déterminés est assez
rare, et ne fonde pas un mode de gouvernement ordinaire.
La polarisation politique est absolument nécessaire à la vie
démocratique. Il est normal et souhaitable que des femmes et des hommes
entrent en compétition pour exercer le pouvoir, et que, briguant des
mandats, ils s’exposent au débat public. Pourtant, elle ne sert pas toujours
l’intérêt général, dans le domaine de l’éducation par exemple. J’en conclus
qu’il faut organiser un deuxième niveau de discussion citoyenne, et la
fonder sur des groupes ayant pour objectif le consensus plutôt que la
polarisation politique. Ils aideraient à dégager des « majorités de projet ». Si
cela existait, le jeu politique se poursuivrait de la même manière, à ceci près
que les responsables politiques, instruits par les conclusions obtenues par
ces groupes (beaucoup mieux que par des sondages d’opinion ou l’écoute
des réseaux sociaux) prendraient leurs responsabilités dans des conditions
différentes. Je détaille maintenant cette proposition.

La discussion dans les groupes de consensus

LES PRINCIPES

Dans un groupe de consensus, l’objectif n’est pas seulement de faire


s’exprimer les différents points de vue, démarche souvent utilisée par le
pouvoir politique pour glaner des avis généralement contradictoires et les
pondérer à son gré, tout en échappant à la critique de tout décider seul. Non.
L’objectif de la discussion en groupe est de dégager la meilleure solution au
problème posé. La recherche du consensus suppose que les participants
soient capables de surmonter des divergences, de ne pas être figés dans des
postures irréductibles, et de discuter dans l’esprit de l’intérêt général. De
tels groupes fonctionnent avec des règles déterminées, se réunissent le
temps voulu et discutent en face à face. La discussion devient difficile et
improductive lorsqu’ils sont trop grands (notamment, les plus timides ne
s’expriment pas, et la parole est monopolisée par quelques-uns). Dans mon
expérience, il vaut mieux qu’ils ne dépassent pas une quarantaine de
personnes.
Leur composition est critique : il ne s’agit pas de faire discuter entre eux
des experts ou se prétendant tels, ni des compères déjà d’accord. Il convient
de réunir des citoyens de tous bords, représentatifs de différentes sphères de
la société, auxquels, au cas par cas, quelques experts seront adjoints.
Chaque membre est censé laisser au vestiaire, non sans les avoir déclarés,
ses opinions dogmatiques, ses préférences politiques ou ses intérêts propres.
Cette dépolitisation nécessaire à ce niveau de discussion n’est que
transitoire : la repolitisation interviendra lorsque la question sera reprise
dans les instances représentatives nationales. Des scientifiques et des
intellectuels pourraient y être régulièrement incorporés, moins comme
apporteurs de savoirs que comme pourvoyeurs de méthode et de rigueur.
Plusieurs groupes peuvent travailler simultanément sur le même sujet, dans
différents territoires. Il faut ensuite en agréger les conclusions, ce qui peut
requérir d’autres discussions contradictoires, toujours dans le même esprit
de converger plutôt que de s’opposer.
Les conclusions sont, en cas d’accord comme de désaccord, rendues
publiques avec les argumentations afférentes. Les médias peuvent s’en
saisir. Elles sont communiquées aux représentants élus du peuple, qui les
traitent dans le contexte politique qui est le leur. Ainsi, le système politique
en tant que tel n’est pas modifié en profondeur : il est informé et instruit par
une discussion citoyenne, qui produit un véritable travail et dépasse
l’expression d’opinions mal motivées ou motivées par des idéologies
exclusives non négociables. Ce modèle théorique de discussion citoyenne
s’inspire de groupes de consensus qui existent et fonctionnent bien 30. C’est
le cas en médecine 31, pour identifier et harmoniser les meilleurs traitements,
en fonction de l’intérêt général et non des intérêts particuliers.

LES MÉRITES DU MODÈLE

Ce modèle de « discussion citoyenne consensuelle » est évidemment


théorique. Il présente quelques convergences avec la proposition de
démocratie « continue » de Dominique Rousseau, pour qui « l’espace
public est l’espace où se forme (par la délibération) la volonté générale ». Il
s’en sépare sur plusieurs points, dont un majeur : il ne nécessite pas de
réforme institutionnelle immédiate 32. Je lui vois plusieurs autres mérites.
D’abord, il renouvelle la problématique de la démocratie délibérative, aux
deux niveaux que sont l’organisation et l’objectif de la discussion. La
plupart des théories de démocratie délibérative traitent d’un processus
visant à la décision. C’est, à mon sens, une erreur d’objectif. Ce qui est
proposé ici relève de la conception et de la préparation à la décision, cette
dernière étant réservée aux instances politiques classiques. Cela répond à
l’objection que tout système démocratique a besoin d’une majorité et d’une
opposition, et que l’affaiblissement de la conflictualité nuit à la vie
démocratique 33 : Le consensus dans la discussion est séparé du processus de
décision, qui fait intervenir des arbitrages politiques, même entre
propositions consensuelles.
Ensuite, ce processus est propice à la mixité sociale et, en particulier, au
mélange du peuple et des « élites ». On ne fera pas, dans la pratique,
progresser la justice sociale sans promouvoir la mixité sociale. La proximité
induite par la discussion ne résoudra pas tout. Mais elle serait beaucoup
plus facile et rapide à mettre en œuvre que, par exemple, des approches
fondées sur la modification des plans d’urbanisme, qu’il faut considérer
sans aucun doute, mais qui sont aussi longues que coûteuses. Il permet
encore d’examiner expérimentalement la validité d’hypothèses comme
celles qui sont exposées dans les diverses théories de la justice sociale, dont
aucune ne me paraît vérifiable sans un dispositif de ce genre 34. Enfin, il a
encore le mérite de pouvoir être expérimenté et rodé à petite échelle. Des
groupes de travail pourraient élaborer des chartes et des règles, tester leur
observance et leur efficacité, puis, en cas de succès, proposer un
développement sous des formes appropriées 35. L’amorce d’un dispositif de
ce genre a récemment été expérimenté en France.

Être ouvert à l’expérimentation sociale


Il y a énormément d’innovations sociales dans le vaste monde, et
j’exprime ma conviction que nous devons rester instruits de ce qui se passe
et fonctionne (ou pas) ailleurs, sans craindre de prendre nous-mêmes ou de
proposer des initiatives, même étranges de prime abord. Ainsi, le taux de
réussite au baccalauréat a été en 2018, en France, de 88 %. J’observe qu’en
Suisse, il n’y a qu’un tiers de bacheliers. Cela donne à réfléchir sur
l’importance de la formation professionnelle dans ce pays prospère, où le
chômage est faible.
Autre exemple, qui me ravit : dans plusieurs villes d’Italie, il existe un
« philosophe municipal 36 ». Installé(e) à la mairie, et rémunéré(e) par elle, il
(elle) reçoit pendant une heure, gratuitement, sur rendez-vous, tout citoyen
sur tout sujet qui le préoccupe, à la condition expresse qu’il ne s’agisse pas
de ses propres affaires. On va bien consulter médecins et psychologues pour
leur parler des problèmes de notre corps et de notre mental. Pourquoi
n’irait-on pas consulter des philosophes, des scientifiques, ou d’autres pour
parler du savoir et des problèmes du monde ? Voilà une nouvelle offre de
services. Tout ce qui contribue au partage des savoirs et des savoir-faire,
tout ce qui engage la discussion et la réflexion, tout ce qui peut créer du lien
social et de la chaleur humaine a sa valeur, tout cela contribue au bien-être
dans une démocratie vivante.
CHAPITRE 6

Efficacité

Les indicateurs

La notion trop peu répandue d’efficacité


L’efficacité, telle que je l’entends, est sociale avant d’être économique.
C’est une notion peu répandue 1, voire sulfureuse si elle est comprise dans
un sens économique étroit. Mais, à mon sens, elle est d’une grande
importance. Distincte de l’efficience 2, elle ne peut être pensée qu’en
référence à des finalités de long terme, déclinées en objectifs de plus court
terme, eux-mêmes conformes à des valeurs 3. La mesure de l’efficacité est
l’appréciation de la distance qui sépare cet ensemble de finalités et
d’objectifs de la réalité et des réalisations projetées. Il ne s’agit pas de
l’évaluer par rapport à une démocratie « idéale » et inatteignable, mais
d’émettre des appréciations pragmatiques, objectives et honnêtes. Tout
déficit d’efficacité est susceptible de porter atteinte à la robustesse de la
démocratie, et générateur de risques 4. Je ne doute pas que cet exercice fait
de bonne foi révèle dans n’importe quelle démocratie de nombreux déficits
d’efficacité, qui sont autant d’atteintes à sa robustesse. Il n’est pas question
d’en dresser une liste exhaustive, mais d’en identifier quelques-uns qui
soient exemplaires.
Je précise, afin d’éviter tout procès en sorcellerie, que la plupart
relèvent d’objectifs sociaux qui découlent de la finalité du « bien-être », et
donc d’efficacité sociale, plutôt qu’économique. Bien qu’il soit difficile
d’améliorer la première sans une certaine santé économique, c’est bien
l’efficacité sociale qui doit primer, inclure, déborder et transcender
l’efficacité économique. Améliorer l’efficacité de la démocratie ne conduit
pas à se centrer sur l’optimisation des performances économiques des
individus. Une société n’est pas faite que d’athlètes sociaux de haut
niveau soumis à des obligations de résultat. Moyennant quelques règles,
elle doit faire place à tous. Je ne demande pas qu’on améliore l’efficacité en
faisant la chasse aux moins efficaces, aux moins méritants, voire aux
chômeurs et aux immigrés, et pourquoi pas aux « feignants », aux
« parasites » et aux pauvres, que l’on devrait traquer dans les
administrations, les entreprises et les rues. Aux antipodes de ce discours, il
s’agit de repenser le lien social, la solidarité entre les individus et
l’efficacité systémique qui en résulte.
J’insiste aussi sur le fait que le contexte humain est omniprésent, et ne
peut ni ne doit jamais être tenu à l’écart. Dans notre vie quotidienne, nous
observons et subissons toutes sortes de déficits d’efficacité manifestes.
Dans beaucoup de cas, ils dépendent autant des comportements individuels
que de l’organisation des systèmes. Si, dans un bureau de poste,
l’obstination d’un usager négligent qui a oublié un justificatif me fait perdre
une demi-heure, ma perte de liberté individuelle n’a pas grand-chose à voir
avec l’organisation du système postal. Si, pour renouveler mon passeport, je
dois faire trois heures de queue et perdre une demi-journée de travail, cela
est imputable à une organisation déficiente, incapable de gérer les flux de
ses « clients ». En outre, beaucoup de problèmes apparemment simples ne
le sont pas. Par exemple, il y a des arrêts de travail qui paraissent abusifs (et
certains le sont), mais il y a des médecins qui les prononcent ; de plus, ils
peuvent résulter de conditions de travail inadéquates qui mettent en
question l’employeur et l’organisation de l’administration ou de
l’entreprise. En bref, la dimension humaine des organisations ne peut être
ignorée. Elle fait partie des problèmes comme des solutions.

Trois bonnes raisons de se préoccuper


de l’efficacité en démocratie
J’ai déjà évoqué le fait que les processus démocratiques possèdent une
certaine efficacité sociale intrinsèque, de natures politique, pratique et
5
éducative , pour autant qu’ils fassent une large place à la discussion, à la
délibération collective et au débat public. Je montre ici que nous avons trois
bonnes raisons supplémentaires de nous intéresser à ce que j’appelle en
raccourci l’« efficacité de la démocratie ».
La première est que les citoyens attendent de la démocratie des
résultats. Ils souhaitent une certaine efficacité dans la mise en œuvre et la
gestion de processus sociaux. Cet aspect me paraît singulièrement sous-
estimé alors qu’il s’agit d’un pilier fonctionnel de la démocratie, mais trop
rarement reconnu pour tel. Je pense urgent de remettre cette notion au
centre de nombreux débats, tout simplement parce qu’elle est essentielle
pour la progression du bien-être des citoyens. Cet objectif majeur devrait
être explicite pour tous les dirigeants élus, et (pourquoi pas ?) primer sur
leur préoccupation d’être réélus 6.
La seconde est que, de l’intérieur comme de l’extérieur, des détracteurs
de la démocratie la critiquent pour son « manque d’efficacité ». Il faut bien
voir que les réussites économiques enregistrées dans quelques régimes non
démocratiques, dont la Chine, font aujourd’hui rentrer l’autoritarisme par la
fenêtre de l’efficacité, tout en laissant ouverte la porte de l’économie de
marché. Cela oblige, en quelque sorte, les démocraties à montrer que la
liberté est un atout pour la réussite. Si leurs performances s’avéraient
régulièrement inférieures à celles des régimes autoritaires, cela nous
forcerait, en quelque sorte, à fixer un prix à la liberté. C’est une raison de
plus de rationnaliser la notion d’efficacité.
Voici la troisième : la question de savoir si les régimes démocratiques
gèrent correctement les affaires économiques aussi bien ou mieux que
d’autres comporte un piège tendu par les tenants de l’ultralibéralisme. En
filigrane, elle sous-entend que la régulation exercée par l’État (donc le
peuple) serait contraire aux intérêts d’une économie qui devrait s’affranchir
des règles édictées par un peuple ignare et imperméable à l’idée que les plus
riches tirent l’économie vers le haut, au bénéfice de tous, et donc des
pauvres, dans une forme primitive de la théorie du ruissellement. Dans cette
optique, l’efficacité économique est dominante, et sa légitimité peut
s’imposer face à celle de l’État, même démocratique : elle est érigée en
valeur supradémocratique, qui est susceptible de soumettre la démocratie à
la « dictature » du marché. Je souligne que, pour moi, ce discours n’est pas
« anticapitaliste ». Ce sont les prétendues « lois » ultralibérales du marché
qui sont en question et qui font de l’ultralibéralisme un poison pour la
démocratie.

Questions d’indicateurs
Si on veut suivre l’efficacité de mesures touchant au bien-être et de la
justice sociale, il faut des indicateurs appropriés. Il en existe une batterie.
Leur définition, leur choix, leur interprétation, et leur mode d’agrégation
aboutissent forcément à des tableaux largement qualitatifs, souvent
difficiles à comparer. Nous voilà au cœur de la pensée complexe, loin des
classements simplistes (du type : index de démocratie, « classement de
Shanghai » des universités, dont je comprends mal le pouvoir de séduction).
Aller dans ce sens donnera lieu à d’abondantes discussions (ce qui est bien)
mais aussi à d’incessantes controverses (ce qui l’est moins). Cela renforce
l’impérative nécessité de corriger les déficiences du débat public.
Il faut échapper à l’usage trop exclusif du produit intérieur brut ou PIB,
qui mesure, de façon strictement économique, la richesse d’un pays 7, et du
revenu moyen par habitant qui en est déduit. Ces deux indicateurs ont leur
utilité. Mais pour décrire correctement le niveau de vie d’un pays et celui de
ses habitants, il faut prendre en compte bien d’autres facteurs. En faire
abstraction donne, de facto, une priorité à l’économique sur le social. Une
perversité de la course mondiale à la croissance des PIB nationaux est
d’ignorer la question de la gestion des biens communs planétaires.
Dès son accession au trône, en 1972, le jeune roi du Bhoutan, âgé de 16
ans, entreprit de créer un indice de Bonheur national brut (BNB), qui fut
inscrit dans la constitution en 2008 8. L’initiative fut accueillie avec un peu
d’ironie, mais le BNB a acquis une certaine respectabilité, parce qu’il
rejoignait la critique du PIB. Les indicateurs d’« efficacité » se sont
multipliés et perfectionnés 9. L’indicateur du développement humain
(IDH) 10 combine le PIB, l’espérance de vie à la naissance et l’accès à
l’éducation. Il est utilisé par le PNUD (Projet de Développement des
Nations unies) pour suivre l’évolution des pays en émergence. L’indicateur
de participation des femmes (IPF) et l’indicateur sexué du développement
humain (ISPH) servent à évaluer la situation des femmes et son évolution.
Un indicateur de santé sociale 11 utilise une quinzaine de variables rattachées
à cinq groupes d’âge. Ces indicateurs n’incorporent pas les préoccupations
environnementales qui se sont imposées depuis les années 1990, et pour
lesquelles de nombreux autres indicateurs ont été créés depuis. Ils ne
tiennent pas compte non plus du régime des libertés des citoyens 12.
Il y a plusieurs définitions de la pauvreté 13. Certaines tiennent compte
des facteurs de précarité 14, ou intègrent la pauvreté « subjective » (le fait de
se considérer comme pauvre), que des analystes relient à l’insécurité 15. La
définition des indicateurs de pauvreté 16 chiffrés n’est pas homogène :
l’usage de l’indicateur français aux États-Unis ferait passer le pourcentage
des pauvres de 14 à 25 %. En France, l’indicateur de l’extrême pauvreté est
17
référé à un revenu inférieur à 40 % du revenu national moyen . Il masque
des réalités très différentes. La situation d’une personne aux faibles revenus
n’est pas la même selon qu’elle possède, ou non, un logement, ou selon
qu’elle vit en milieu rural ou urbain. Cette inexorable queue de la courbe de
distribution des revenus 18 doit être analysée avec le reste de la courbe,
qu’on découpe souvent en dix tranches (les « déciles »), dont la déformation
documente les variations de pauvreté et de richesse. L’accroissement de la
pauvreté dans le dernier décile a un fort impact dans l’opinion et dans la vie
politique, surtout lorsqu’elle coïncide avec une augmentation de la richesse
dans le premier. Pour bien apprécier ces évolutions, il faut les analyser plus
avant, et, par exemple, distinguer et prendre en compte les revenus et le
patrimoine, et apprécier les conditions de vie. Il faut donc d’autres
indicateurs pour compléter le tableau complexe de la pauvreté, qu’un seul
paramètre est évidemment impuissant à décrire. Des statistiques trop
primaires sur la pauvreté égarent le public autant qu’elles l’informent.

Les « mesures » du bien-être et de justice


sociale sont insuffisantes
Le rapport Stiglitz, Sen et Fitoussi, rendu en 2009 au président de la
République 19, propose des modifications du système des statistiques
nationales afin d’améliorer le pilotage des comptes de la nation. Il préconise
de prendre en compte le bien-être de la population et pas seulement la
production économique en se fondant sur huit facteurs :
les conditions de vie matérielles (revenu, consommation et richesse) ;
la santé ;
l’éducation ;
les activités personnelles, dont le travail ;
la participation à la vie politique et la gouvernance ;
les liens et rapports sociaux ;
l’environnement (état présent et à venir) ;
l’insécurité, tant économique que physique 20.
Le rapport note que « ces dimensions modèlent le bien-être de chacun ;
pourtant, bon nombre d’entre elles sont ignorées par les outils traditionnels
de mesure des revenus ». Il souligne que le bien-être est multidimensionnel,
et comporte des aspects subjectifs. L’approche, semi-qualitative, permet de
mieux décrire la complexité de la situation nationale, mais l’interprétation
dépend du poids attribué à chacun des facteurs. Si la même approche était
appliquée dans d’autres pays, elle ne fournirait pas, comme le PIB, un
classement numéroté, mais des « tableaux » à comparer. On notera que les
progrès de l’analyse qualitative scientifique et des méthodes statistiques
afférentes ouvrent des perspectives d’interprétation inédites 21. Si ses
préconisations étaient suivies, le rapport Stiglitz faciliterait l’introduction
d’externalités de tous ordres dans la comptabilité nationale. Il relève de la
macroanalyse, et, dans l’optique de la complexité qui est ici la nôtre, il faut
y ajouter une approche « micro », au plus près du terrain, ce que je ferai
plus loin.
Quant à la justice sociale, dont la finalité est complémentaire de celle du
bien-être, elle est encore moins « mesurable ». Là, ce ne sont pas seulement
les indicateurs qui manquent, ce sont aussi les théories. Il y en a plusieurs.
L’une des plus anciennes est l’utilitarisme, doctrine morale teintée de
e
science, développée depuis la fin du XVIII siècle par divers penseurs,
anglais notamment. Elle prescrit d’agir de façon à maximiser le bien-être
collectif, conçu comme la somme des bien-être des individus faisant
société. L’« utilité » (dont le sens est ici différent du sens ordinaire) fournit
donc la norme de ce qui est juste. Elle s’apprécie à l’aune des conséquences
des actes censés améliorer le bonheur social, évalués dans leur contexte
propre. Presque toutes les théories politiques qui en appellent au bonheur du
peuple touchent de près ou de loin à l’utilitarisme, dont il existe de
nombreuses variantes, qui appellent autant de critiques et de contre-
22
théories . Les « calculs d’utilité », essentiels dans la théorie, ont fait l’objet
de multiples raffinements, adaptés à l’analyse de situations particulières
(l’une des plus emblématiques étant la condition féminine). L’utilitarisme
ne peut me satisfaire, parce que, notamment, il ne permet pas d’intégrer
l’altruisme.

Deux exemples de défauts d’efficacité


J’ai sélectionné, dans les huit catégories ci-dessus, deux exemples,
choisis, en France, pour leur importance et leur exemplarité. Je dresse le
constat avant de les analyser plus loin.

LA PAUVRETÉ, PATHOLOGIE DU CORPS SOCIAL

Deux siècles après le célèbre sermon de Bossuet sur « l’éminente


23
dignité des pauvres », Victor Hugo prononçait à la tribune de l’assemblée
législative, juste après son élection en 1849, un magnifique discours : « Je
suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.
[Réclamations. Violentes dénégations à droite.] Remarquez-le bien,
messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis
détruire. [Nouveaux murmures à droite.] La misère est une maladie du
corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère
peut disparaître comme la lèpre a disparu. [Oui, oui ! à gauche.] Détruire la
misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent
y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas
fait, le devoir n’est pas rempli. [Sensation universelle.] La misère,
messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en
est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va,
je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis
à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ? … Je voudrais
qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la proposition
formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes
laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits
éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde
pas les plaies ? [Très bien, très bien !] 24. »
Près de deux siècles plus tard, combien voit-on, en France, de pauvres
et de misérables, dans les villes et les campagnes ? Comment se fait-il que,
dans un pays dont la richesse ne cesse de croître, qui affiche les idéaux
généreux que l’on sait, cette situation dure et perdure ? On ne meurt plus de
faim en France. On a réduit la misère, mais elle n’est pas éradiquée, comme
la lèpre citée par Victor Hugo. Pourquoi compte-t-on encore tant de sans-
25
abri, et 4 millions de mal-logés ? Pourquoi n’avons-nous pu éliminer
26
cette maladie du corps social qu’est l’extrême pauvreté ? C’est que,
comme bien des maladies, la misère est un phénomène systémique
complexe, auquel on n’a pas trouvé de solution robuste. En tirant sur un fil,
on ne va pas dérouler une pelote linéaire, mais découvrir un embrouillamini
de causes et d’effets intriqués 27. Si la pauvreté perdure, c’est bien la
robustesse de notre système social qui est en jeu.

LES PROBLÈMES AVÉRÉS DE L’ENSEIGNEMENT


PUBLIC

Qui, en France, nierait l’importance capitale de l’éducation, pour les


individus comme pour la collectivité ? Voilà un domaine dont la
contribution à l’efficacité sociale de la démocratie fait, j’imagine,
l’unanimité. Pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, les rapports
s’enchaînent 28 pour montrer que le système éducatif public, à l’exception
d’îlots d’excellence, est fortement inégalitaire et produit en moyenne des
résultats médiocres et parfois déplorables. Les comparaisons internationales
montrent qu’ici, notre dispositif est trop coûteux pour une performance
insuffisante, et là, trop peu financé, avec des résultats insatisfaisants.
L’indicateur de l’illettrisme est sans complaisance : 7 % de la
population adulte âgée de 18 à 65 ans ayant été scolarisée en France est en
29
situation d’illettrisme, soit environ 2 500 000 personnes en métropole .
L’école publique produit une proportion anormalement élevée d’élèves
ayant des difficultés de lecture, et/ou de calcul élémentaire. Les chiffres ne
rendent pas compte du vécu et de la désespérance des enseignants. Les
problèmes sont repérés depuis des années. Ils sont difficiles, sinon il y a
belle lurette qu’ils auraient été résolus. Ils ne sont pas que techniques.
Psychologie et sociologie jouent un rôle majeur. Par exemple, la
suppression du système des notes à l’école, bien que recommandée par des
experts qui s’appuient sur des comparaisons internationales approfondies,
30
s’est heurtée à l’incompréhension des parents .

Accroître l’efficacité grâce à la méthode


scientifique

La science au service de l’efficacité sociale


Je soutiens ici qu’une démocratie soucieuse de ses citoyens et de leur
bien-être doit, autant qu’il lui est possible, améliorer son efficacité i) en
injectant de la méthode scientifique dans l’approche des problèmes
sociaux ; ii) en chaussant les lunettes de la pensée complexe, dès que le
problème le mérite ; et iii) en utilisant les résultats de la science, s’ils
peuvent être utiles. Ces assertions appellent plusieurs commentaires.
D’abord, si la méthode scientifique est un fondement de la science, elle
n’est pas la science. Elle repose sur quelques règles, qui consistent à tenir
compte des faits, ce qui implique de les connaître, et/ou d’aller les chercher,
et/ou, si on en découvre, de les vérifier. La mettre en œuvre est à la portée
de tous, y compris des politiques, des journalistes et de l’homme de la rue,
et pas seulement des scientifiques, qui n’en sont pas propriétaires.
Ensuite, le choix de la pensée complexe n’est pas anodin. Chacun
comprendra que le résultat d’une opération intellectuelle dépend de la
manière de réfléchir et des instruments que l’on utilise. La méthodologie
que l’on choisit pour traiter un problème influence à la fois sa conception et
sa résolution. En raccourci, la méthode fait partie de la solution. Les
systèmes complexes peuvent se trouver dans une multitude d’états
possibles, et soulever des problèmes susceptibles de recevoir plusieurs
solutions : des cheminements différents peuvent aboutir à des solutions
différentes.
Enfin, la pensée complexe peut, lorsque cela est approprié, être servie
par les différents domaines de la science, et particulièrement par la science,
en pleine ébullition, de la complexité. Cela ne veut pas dire, comme on le
ressasse à l’envi, que nous allons nous rendre esclaves d’algorithmes :
ceux-ci ne font que mettre en œuvre nos conceptions d’un système. Ils ne
font pas les choix fondamentaux. Ce qui peut nous asservir, ce sont
l’ignorance, la négligence, l’incompétence, et la perte de maîtrise de l’outil.
Cela n’est pas neuf, mais prend une dimension singulière avec la croissance
inouïe du monde digital. Quoi qu’il en soit, la participation de la science et
des scientifiques à la vie sociale et économique pourrait être améliorée.
C’est une des conclusions de ce livre.

La bonne gestion du temps


Le temps traverse tout. Il est la flèche irréversible de la vie. Il est aussi
mystérieux qu’elle. Il est réputé s’écouler linéairement, comme l’eau de la
clepsydre, mais des physiciens s’interrogent sur un temps quantique qui
serait fait de particules d’information. Quant au temps « vécu », il n’a rien
de linéaire : ici, il court, et passe trop vite. Là, on trouve le temps long. Le
temps est universel mais aussi contextuel. Il dépend des circonstances et des
comportements, et influe sur ces derniers, comme l’illustre cette anecdote.
Alors que j’étais à la tête d’une importante institution scientifique, les
représentants syndicaux vinrent me voir pour me demander de faire un
appel public aux bénévoles pour les œuvres sociales. Depuis peu, disaient-
ils, leur nombre avait diminué. J’acquiesçai bien volontiers et demandai
quelle était la cause de ce manque. « C’est la mise en place de la semaine de
trente-cinq heures, me fut-il répondu : depuis, les gens se sont mis à
compter leur temps. »
En démocratie, la question du temps est partout retrouvée : dans les
affaires judiciaires, dans les négociations, dans les affrontements politiques,
etc. Améliorer l’efficacité de la démocratie appelle donc une réflexion sur le
temps, et sur les innombrables compromis que sa gestion requiert. En
matière de justice, par exemple, on peut s’interroger sur la pratique de
l’arrêt négocié de certaines poursuites judiciaires moyennant des
compensations financières. Cette pratique ne respecte pas la lettre de la
justice formelle, mais elle permet de faire l’économie de procédures
souvent désespérantes, longues et onéreuses. Elle est utilisée en France dans
31
le domaine fiscal , et assez fréquemment aux États-Unis.
Les mêmes représentants syndicaux qui sollicitaient mon aide pour
recruter des bénévoles, ne manquaient pas de faire traîner en longueur les
négociations sur toute réforme qui les dérangeait. Ils étaient prompts à
exiger des compléments d’information toujours insuffisants et à invoquer le
« délit d’entrave ». Jeu ordinaire, bien sûr, mais qui appelle l’attention sur le
rapport au temps dans l’indispensable dialogue social. Toute négociation se
joue sur plusieurs registres, tous chronophages. Il faut du temps pour
réfléchir, pour (s’)informer, pour consulter et pour mesurer et/ou établir les
rapports de force. Mais une bonne partie de cela (pas tout) s’apprend,
s’organise et s’optimise. Les grandes organisations syndicales le savent
bien, dont les représentants, très bien formés, sont capables de dialoguer
avec les meilleurs technocrates et de leur tenir tête. Il faut du temps pour le
dialogue social et les négociations sociales, mais l’efficacité de la
démocratie voudrait que l’on n’en perde pas trop. Cela suppose qu’elles
soient bien préparées, grâce à une information de bonne qualité, et
encadrées par quelques règles acceptées par toutes les parties prenantes.

L’efficacité des systèmes

LA RESPONSABILITÉ SINGULIÈRE,
MAIS PAS EXCLUSIVE, DU SECTEUR PUBLIC

Le secteur public est plus ou moins développé selon les pays, mais il
existe partout un noyau dur qui entoure le pouvoir exécutif et assure, au
plus haut niveau, la gestion de l’État. Ce noyau dur joue un rôle
considérable dans l’efficacité nationale. Ce concentré d’État fait face à des
problèmes extrêmement complexes. Sa qualité est essentielle. Il est censé
être exemplaire, efficace, non corrompu, et animé de l’idée de servir les
citoyens.
Il pilote des ministères aux administrations nombreuses, parfois
pléthoriques, dont l’architecture fonctionnelle est forcément complexe, et
dont le degré de centralisation ou de décentralisation affecte la qualité de
fonctionnement. Les administrations doivent pouvoir être évaluées et
accepter de l’être. Leur tendance naturelle à grossir jusqu’à l’obésité doit
être contenue. Mesurer et optimiser l’efficacité des administrations est un
enjeu d’importance nationale. On ironise beaucoup, et de façon souvent
injuste, à leur sujet, mais il est vrai qu’elles portent une responsabilité
particulière. Il en va de même pour les services publics, dont l’impact sur le
bien-être des citoyens est encore plus direct et évident. C’est le cas,
notamment, du système hospitalier public. Les entreprises publiques ou
parapubliques posent d’autres questions encore, s’agissant, par exemple, de
leur exposition à la juste concurrence. Le statut des personnels de la
fonction publique mérite, lui aussi, d’être examiné à l’aune de l’efficacité
sociale.
Partout, ou presque, de grands efforts sont faits pour moderniser les
systèmes publics et augmenter leur efficacité. Cela n’est pas toujours
reconnu, d’autant que, comme à l’habitude, les utilisateurs repèrent ce qui
ne marche pas, et sont aveugles à ce qui fonctionne bien ou mieux. L’État
doit se montrer plus particulièrement stratège, organisé et critique lorsqu’il
délègue l’exécution de service public au secteur privé. Il doit juger de
l’usage correct des fonds publics alloués (autant, on l’espère, que pour la
gestion de ses propres activités). L’évaluation de l’efficacité sociale (et
économique) des politiques publiques est un domaine critique, qui demande
de puissantes injections de science et de méthode scientifique. On en verra
un exemple ci-dessous.
Je ne m’engagerai pas dans une discussion sur les mérites respectifs du
public et du privé, ni sur le bon équilibre à trouver pour leur coexistence au
service du pays, mais je tiens à souligner une évolution récente du statut des
entreprises. En France, l’article 1832 du Code Napoléon stipule que : « la
société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un
contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en
vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en
résulter ». Autrement dit, une entreprise commerciale a pour seul objectif de
faire du profit au bénéfice exclusif de ses dirigeants et de ses actionnaires.
En 2019, un pas en avant a été fait avec la possibilité ouverte par la loi
PACTE d’organiser une entreprise commerciale à partir d’un projet
d’entreprise et pas du seul profit, et d’inscrire ce projet dans ses statuts. Il
devient possible d’institutionnaliser des objectifs de nature sociale, et de
tenir compte des externalités sociales, environnementales et éthiques des
activités de l’entreprise 32. De telles options existent aux États-Unis depuis
plusieurs années 33.

LA SCIENCE DES ORGANISATIONS COMPLEXES

Publiques ou privées, toutes ces organisations sont complexes. Il existe


une science des organisations complexes qui a plusieurs facettes. D’un côté,
la gestion des ressources humaines, maintenant nourrie des apports de la
psychologie comportementale, est de plus en plus élaborée. De l’autre, dans
certains secteurs, l’organisation du travail en termes de hiérarchisation et de
distribution des tâches fait appel, comme dans les sciences dures, aux
théories des systèmes complexes. D’excellents mathématiciens travaillent
sur l’organisation des chaînes de production d’avions ou d’automobiles.
Beaucoup d’organisations utilisent ou exploitent des plateformes digitales
sophistiquées, qui sont autant de systèmes complexes, dont la mise au point
et le fonctionnement impliquent des algorithmes de haute volée, de
l’intelligence artificielle et des moyens numériques importants. La
dimension humaine de ces organisations doit être sans cesse réaffirmée et
vérifiée.

Sur l’enseignement public en France

L’ARCHITECTURE DU SYSTÈME

Pour accroître l’efficacité d’une démocratie, l’amélioration du système


éducatif est une obligation pressante. Sans apporter d’idées fulgurantes, je
voudrais partir de la complexité du système public scolaire (je laisse de côté
les universités) pour ouvrir quelques pistes de réflexion. Si nous
représentons ce système par un réseau fait de points (établissements
scolaires, avec leurs enseignants, leurs élèves et les membres de leurs
administrations) et d’interactions (transferts d’informations, d’instructions,
etc.), il aura une architecture bien différente des réseaux montrés dans les
figures 1 et 2. On verra un arbre de Noël, dont l’étoile au sommet serait le
ministère de la rue de Grenelle à Paris.
Il est très volumineux, puisqu’il compte plus d’un million de salariés. Si
on le comparait à des entreprises privées (plutôt qu’à des administrations),
on le classerait au quatrième rang des plus grandes multinationales 34. En
dépit de sa taille, sa complexité ne doit pas être très élevée si l’on en juge
par sa « contrôlabilité », en ce sens que la proportion des nœuds
« directeurs » qui, sur le papier, doivent être maîtrisés pour le faire évoluer
est probablement faible en raison de sa très grande centralisation
(chapitre 1). Le système est-il robuste ? Oui dans le sens de la robustesse
du chêne (dont il a la structure arborescente), mais pas de celle du roseau.
La distribution des pouvoirs et des contre-pouvoirs entre les différents
acteurs (autorités ministérielles, organisations syndicales, associations de
parents, enseignants, parents, élèves) le rend, à mon sens, plus apte à la
fracture, qu’adaptable au changement.
Si on adopte la posture de la pensée complexe, la question de son
efficacité doit être abordée dans un certain état d’esprit (chapitre 1) : avec
pragmatisme et rigueur ; en faisant preuve d’agilité intellectuelle ; sans être
uniquement guidé par une idéologie ; en prenant le problème par les deux
bouts (le bas et le haut), sans se confiner au camp du « micro » (disons les
enseignants, les élèves et leurs parents) ou du « macro » (la gouvernance, le
ministère, etc.) ; en restant ouvert aux évolutions vers l’avenir, sans écarter
des options de réversibilité ; en examinant la question de la robustesse du
système, entendue comme capacité de bien fonctionner en dépit d’aléas,
prévisibles ou non ; en n’étant pas convaincu, de façon intolérante, qu’il
n’existe qu’une solution unique ; sans vouloir élaborer et atteindre d’emblée
une solution parfaite, au point de renier la possibilité de délais et
d’imperfections ; en reconnaissant la discussion rationnelle comme une
nécessité et un barrage contre le dogmatisme ; en restant ouvert à
l’autoapprentissage (dans la logique du « probablement approximativement
correct »), aux itérations et aux améliorations par approximations
successives.
Dans la plupart des débats sur l’enseignement auxquels il m’a été donné
de participer, je ne peux pas dire que la majorité des participants était dans
cette disposition d’esprit. Sans faire de révolution, on conviendra peut-être
qu’une architecture plus souple, plus à l’écoute du terrain, qui autoriserait
plus d’expérimentations, d’adaptation aux besoins locaux, plus de partage
35
de bonnes pratiques, etc. pourrait être bienvenue . Tout cela dans le respect
des principes fondateurs de la République française, et, s’agissant de l’école
publique, sa laïcité. Comme pour les universités, cela suppose, me semble-
t-il, plus d’autonomie déléguée aux établissements et institutions locaux
et/ou plus proches du terrain. Et, comme pour les universités, certains vont
hurler à la rupture d’égalité entre les élèves.

L’INÉGALITÉ AU NOM DE L’ÉGALITÉ

Il faut donc repenser la question de l’égalité dans un système


déconcentré. Cela urge : le système éducatif français est aujourd’hui très
inégalitaire. Pourquoi ? Pour une bonne part au nom de l’égalité : c’est au
nom de celle-ci qu’on a voulu que le même traitement soit appliqué à tous.
Or, si on met la barre trop haut pour tous au nom de l’égalité, on est assuré
de fabriquer des élites brillantes et de laisser au bord de la route ceux qui,
pour quelque raison que ce soit, n’ont pas les moyens de suivre. Et si on ne
la met pas assez haut, le risque est grand de tout niveler par le bas. Il faut
évidemment diversifier, et disposer d’un système adaptable, de complexité
forcément élevée. À défaut de quoi, c’est l’école privée qui apparaît comme
seul recours.
Ce refus de l’hétérogénéité, typique des approches excessivement
descendantes, a eu des conséquences délétères. Il est d’un autre âge. Il faut
faire plus de place au « micro » et aux approches ascendantes. Pour en
suivre le développement et l’efficacité, il faut observer et mesurer ce qui se
passe sur le terrain, avec des critères objectivables. Cela requiert d’ouvrir
des champs d’investigation dont certains sont aujourd’hui peu praticables
par crainte de discrimination, ethnique par exemple 36. Ces risques existent
dans de nombreux domaines (médical notamment) et sont généralement
gérables par voie législative ou réglementaire. Il faut ensuite réagir et
adapter les dispositifs comme il convient, de façon pragmatique, pour le
bénéfice de chacun et de la collectivité.
Toute approche ascendante (bottom-up) qui se réclame de la science
repose sur le recueil de données. Celui-ci est indispensable pour étudier
n’importe quel système complexe. Largement liée aux progrès de
l’informatique, la capacité de recueillir, de stocker et de traiter des données
en grand nombre, est assez récente. C’est l’une des caractéristiques de la
science moderne. Or l’accumulation des données de terrain aboutit presque
obligatoirement à une diversification des catégories préexistantes. C’est ce
qui se produit dans le cas de la médecine « personnalisée » qui commence à
poindre. Par exemple, les traitements des « mêmes » cancers sont de plus en
plus adaptés à certaines catégories de patients, et cette individualisation des
traitements ne fera que croître. Personne, j’imagine, n’ira s’en plaindre au
nom d’une rupture de l’égalité, à condition que chacun ait accès au meilleur
traitement possible. C’est bien là que se situe l’égalité des chances, et pas
dans l’homogénéité d’un traitement qui convient à certains et pas à d’autres.
À mon sens, il en va de même pour l’éducation.

L’efficacité des actions sociales de terrain


37

UNE « SCIENCE » DE L’ACTION DE TERRAIN


Depuis plusieurs années je soutiens qu’il faut injecter de la méthode
scientifique dans l’action sociale de terrain, humanitaire notamment 38, et
même développer une « science de l’action de terrain » 39. L’approche est,
dans l’esprit, semblable à celle qui a été suivie depuis plusieurs décennies
dans le champ médical, lorsque s’est développée une « médecine fondée sur
des preuves » (ou des faits éprouvés) (evidence-based medicine). Ici, il
s’agit de développer une « action sociale fondée sur des preuves »
(evidence-based social action). Cette préoccupation rejoint celle, évoquée
chapitre 5, de promouvoir une « science de la réglementation ». Je précise
que mon approche est différente de celle prônée par les tenants d’un
« altruisme efficace » 40.
Faire émerger une science de l’action de terrain implique une démarche
du bas vers le haut qui révèle forcément une immense diversité à la base et
impose inévitablement une confrontation avec la complexité qui en découle.
En microéconomie et en microsociologie, on s’efforce en général
d’observer, de comprendre et de modéliser les comportements des
individus, ou « agents ». Dans l’approche que nous avons préconisée et
expérimentée 41, on cherche à repérer, observer, comprendre et modéliser
des actions, des projets menés par de petits groupes d’individus (plutôt que
le comportement de personnes en tant que telles), puis d’en tirer des leçons
pour d’autres actions. C’est une sorte de « méso-sociologie ».

RECUEILLIR LES DONNÉES DU TERRAIN

En matière d’action de terrain, comment faire ? Nous sommes partis du


constat suivant : les acteurs de terrain ne rapportent ni ne diffusent
suffisamment les résultats de leurs actions. C’est contraire à la règle d’or
des scientifiques, qui se soumettent à l’obligation de mettre en ordre leurs
données, de les publier et de les partager à l’oral et à l’écrit. C’est ce qui
permet à la science d’avancer : chacun peut se servir d’un savoir collectif
considéré comme un bien commun. Où en serait la science sans cela ? Les
acteurs de terrain n’ont pas cette pratique. Il en résulte une insuffisance de
données sur leurs actions. Les conséquences négatives sont multiples.
Voyons-les.
Le déficit de capitalisation des savoirs et des bonnes pratiques fait que
des erreurs commises ici soient reproduites ailleurs, alors que des
expériences positives, voire des innovations importantes, ne le sont pas, ou
trop tardivement. Les acteurs ne bénéficient pas de la reconnaissance qu’ils
méritent, puisque leurs actions sont trop peu connues. Enfin, l’évaluation et
les mesures d’impact des actions menées sont forcément difficiles ou
impossibles, faute de données solides. La France regorge d’observatoires
qui produisent d’excellentes statistiques, indispensables au niveau
« macro », mais qui ne font qu’effleurer les réalités du terrain au niveau
« micro ». Par conséquent, il faut, pour commencer, recueillir des données
42
et les objectiver . Il faut ensuite les partager, les publier, de façon à
permettre la capitalisation des connaissances et des savoir-faire. Cette
première étape est indispensable pour pouvoir ensuite comprendre,
modéliser, prévoir et agir.

AMÉLIORER L’ACTION DE TERRAIN


43
Cette approche a été appliquée à ce jour par RESOLIS dans deux
secteurs. Dans le domaine de l’alimentation responsable et durable, elle a
permis de repérer des innovations, de percevoir les évolutions naissantes, de
documenter, en France et dans plusieurs autres pays, les transitions
alimentaires en cours, et de proposer aux parties prenantes publiques et
privées des mesures d’accompagnement 44. Dans le domaine des précarités,
elle a donné lieu à d’utiles travaux sur les questions de pauvreté, notamment
sur la question du non-recours aux droits sociaux 45.
Le tissu français de l’action sociale est particulier. On y répertorie
1 500 000 associations loi 1901 (dont 80 % sont actives). Il s’en crée
environ 70 000 par an. Il y en a quelques très grosses (dont le budget peut
excéder le milliard d’euros), et beaucoup de toutes petites. Bien que le
périmètre de leurs activités soit difficile à cerner, on estime qu’environ un
tiers œuvre dans le champ social, lequel mobilise environ les deux tiers
d’un budget annuel global d’environ 100 milliards d’euros 46. À côté des
associations loi 1901, il y a bien d’autres acteurs sur le terrain. Des millions
de bénévoles sont impliqués. L’État et la puissance publique interviennent à
tous les niveaux. Les municipalités et les diverses instances territoriales
sont les relais actifs d’un État providence qui s’efforce d’aider les plus
démunis et les plus précaires dans des situations multiples et avec des
moyens très divers.
Ce tissu est empreint d’une énorme générosité, qui en dit long sur une
certaine forme de solidarité nationale, mais qui gagnerait à se rationnaliser
plus avant en intégrant notamment les concepts d’altruité, et d’efficacité 47.
48
Dans cet ensemble , les associations à caractère social et bénévole
jouissent d’une sorte de délégation de service public, plus implicite que
précise, et insuffisamment financée, même avec l’aide de la générosité du
public. Cela pose en filigrane la question du rôle et des limites de la
puissance publique, et celle de la capacité d’acteurs non publics, souvent
fiers et jaloux de leur autonomie, à s’auto-organiser, et à endosser des
49
responsabilités d’intérêt public .
Dans le phénomène multifactoriel et complexe 50 de la pauvreté, on
s’interroge rarement sur la robustesse des systèmes sociaux qui engendrent
ou entretiennent la pauvreté, ni sur celle des mesures qui la combattent.
Pourtant, certaines sont en place depuis longtemps, ce qui devrait permettre
d’en évaluer l’impact. Les remèdes ont de bonnes chances d’être aussi
systémiques que les causes, alors que beaucoup sont conçus et mis en place
de façon ponctuelle. On devrait s’astreindre, de façon plus déterminée
qu’on le fait souvent, à intégrer, dans leur conception et dans l’évaluation
de leur impact, l’étude de leurs externalités. Cela suppose de prendre en
compte les réseaux d’interactions complexes représentatifs du système que
l’on cherche à améliorer.

LE SALAIRE UNIVERSEL

La question du salaire universel 51, ou du revenu d’existence 52 peut, et


doit être analysée sous l’angle de l’efficacité sociale pour aider à résoudre le
problème de la pauvreté. Il représente une manière de garantir, au sein
d’une nation, l’accès aux biens essentiels. Il paraît étrange de le servir aux
riches comme aux pauvres, mais il y a à cela différentes justifications.
Certaines d’ordre philosophique, et d’autres tout à fait pragmatiques. Par
exemple, c’est une manière, la seule peut-être, d’échapper au problème de
la « quérabilité ». Elle permet d’éviter que les ayants droit en difficulté aient
à se faire connaître et à tendre la main, ce que beaucoup ne font pas 53, si
bien que le phénomène du non-recours est massif 54. Si le maquis des aides
sociales peut être simplifié, identifier les ayants droit au point d’aller vers
eux sans qu’ils aient à se manifester, est techniquement et éthiquement
difficile. Cette démarche peut enfreindre leur liberté et, appliquée à grande
échelle, requérir un système de « Big brother » social inacceptable.
La question du salaire universel renvoie au problème beaucoup plus
large et profond de la gestion du temps libre. Nous orientons-nous vers une
« civilisation du temps libéré », comme le pensait André Gorz ? Je le cite :
« Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde
puisse travailler beaucoup moins, les dirigeants, dans leur immense
majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme
davantage de travail – comment faire pour que les immenses quantités de
travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des
petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens 55. » Si tel
est le cas, comme l’augmentation du temps libre, voulu et non voulu, le
laisse supposer, il nous faut penser à d’autres manières d’allouer les
ressources. La question du salaire universel devient une affaire de
philosophie morale et politique de première importance.

*
La démocratie implique la capacité de réfléchir et d’agir collectivement.
Elle doit se garder de fabriquer sa propre inefficacité. Bien sûr, les
représentants du peuple doivent rendre des comptes. Mais l’exécutif doit
rester capable de décider et d’agir. Il lui faut du pouvoir, non sur le peuple
qui le désigne, mais sur l’évolution des dispositifs sociaux dans l’intérêt
général. Cela ne va jamais sans difficultés, puisque le peuple, contrairement
aux prétentions des populistes, est une entité composite, complexe et
dynamique. Mais trop de contre-pouvoirs au bénéfice des individus, ou des
excès de complexification, de réglementation, d’administration, de
judiciarisation et autres, peuvent diminuer l’efficacité au point que le
« même » peuple fasse de cette impuissance « organisée » (c’est-à-dire fruit
d’une mauvaise organisation), un motif de se retourner contre la démocratie
elle-même. Le dosage est subtil et le peuple est juge, jusqu’à ce que des
ennemis de la démocratie s’emparent du pouvoir sur le peuple. L’efficacité
est bien une composante majeure de la robustesse d’une démocratie.
CHAPITRE 7

Planétarisation

Dans un organisme vivant, le « milieu intérieur » est en interaction avec


un environnement complexe et pour partie imprévisible. Sa robustesse
dépend de ses capacités à continuer à fonctionner convenablement en toutes
circonstances, ce qui suppose toutes sortes de capteurs et de mécanismes de
réaction et d’adaptation. De même, n’importe quel État est immergé dans
un environnement international et planétaire, avec lequel il entretient des
relations plus ou moins nourries et explicites, mais qui sont essentielles à sa
vie et sa survie. Les pays les plus fermés du monde, comme la Corée du
Nord, n’échappent pas à cette règle, non seulement parce qu’ils
commercent avec quelques autres, mais aussi parce qu’ils respirent le même
air que tous. Je rassemble sous le terme de « planétarisation » l’ensemble
très complexe des relations qu’une démocratie (par son « milieu intérieur »
et sa « membrane ») entretient avec le reste du monde. Elles sont très
diverses, et j’explore ici celles qui me paraissent les plus sensibles, toujours
avec l’idée de repérer des points de fragilité ou des défauts de robustesse.

La dimension politico-économique
Les théories politiques fournissent des cadres de réflexion
indispensables pour penser la chose publique. Je me concentre ici sur les
théories fondatrices des démocraties libérales 1, en me référant à
l’étymologie du terme « libéralisme », qui dérive du latin « liber »,
l’homme libre. Depuis, et même pendant la période des Lumières, le
libéralisme s’est ramifié et mêlé au libéralisme économique, dont il existe
plusieurs versions. Cela provoque de nombreuses confusions, d’autant que
le terme de libéralisme, culturellement connoté, n’a pas le même sens en
Angleterre, aux États-Unis et en France. Du coup, il est souvent glorifié ou
diabolisé hors de propos.
D’après ce qui précède, le libéralisme doit évoluer pour inscrire i) le
bien-être et la justice sociale en tête de ses finalités et ii) l’altruisme aux
côtés des valeurs fondamentales de liberté et d’égalité. Cela ancre plus
encore le libéralisme tel que je l’entends dans le cadre du « libéralisme
social », catégorie à laquelle appartient l’État providence. Or celui-ci,
aujourd’hui à bout de souffle, doit se renouveler pour trouver de nouvelles
modalités d’action légitimes au sein de démocraties modernisées. Je discute
d’abord l’hybridation malsaine du libéralisme et de l’économie, qui
finalement le domine et l’étouffe.

Libéralisme et économie :
la confusion des genres

LA CONFUSION ENTRE BIEN-ÊTRE


ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Si les démocraties ont une finalité de bien-être, ce qu’elles doivent viser


est la croissance du bien-être, dont l’économie n’est qu’une composante.
Pas plus que le PIB, la croissance économique ne peut à elle seule refléter
l’amélioration du bien-être. Qu’elle la facilite est une chose ; qu’elle la
figure dans son entier n’est pas exact. De plus, elle ne dit rien sur la justice
sociale.
André Gorz jugeait que l’importance accordée à la croissance est
perverse parce qu’elle dissimule une posture condamnable : « Aussi n’est-
ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle
contient, à la dynamique des besoins croissants toujours frustrés sur laquelle
elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à
vouloir, chacun, se hisser “au-dessus” des autres 2. » De nombreux
sociologues et économistes dénoncent l’illusion d’une croissance
3
économique mondiale infinie . D’ailleurs, il se pourrait qu’elle ralentisse
déjà si on en juge par la stagnation de quelques indicateurs 4. Cela pourrait
avoir partie liée avec une perte d’efficacité globale de la recherche et
développement (R&D). Ses rendements seraient décroissants
(conformément aux « lois » de Turgot et Pareto), alors qu’elle requiert des
investissements de plus en plus lourds, une gestion coûteuse du « maquis de
brevets » (la fabrication d’un nouveau téléphone portable en implique des
milliers), et des prises de risque élevées. Les industriels ne les prennent plus
seuls : ils sont de plus en plus accompagnés par les financiers.
Si l’Internet constitue à l’évidence une innovation majeure, on continue
de s’interroger sur son impact économique. Conformément à la théorie de la
« destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, on observe bien la perte
d’emplois conventionnels. Mais il n’est pas clair qu’il s’en crée beaucoup
de nouveaux, et surtout à un niveau de qualification supérieur ou égal à
celui des anciens. À mon sens, il pourrait même induire une baisse des
5
salaires . Ici encore, André Gorz, dès 1990, estimait que l’évolution du
travail dans le monde conduisait, là où le chômage était bas, à créer « des
emplois de serviteur 6 ». Il est classique de lier la révolution industrielle à
l’invention de la machine à vapeur. Il se pourrait qu’Internet n’apporte pas
les bénéfices économiques globaux que l’on attend de la révolution
numérique.
Il va de soi que la croissance est utile, sinon socialement indispensable,
pour accompagner ou permettre des évolutions sociales inéluctables dans un
environnement mondial changeant. Certaines sont rendues nécessaires par
des dérives inégalitaires qu’il est indispensable de corriger, autant pour des
raisons morales et de justice sociale que pour préserver une paix sociale
prompte à se dégrader. Dans un jeu à somme nulle (et pire encore en
situation de décroissance), il y a forcément des gagnants et des perdants, ce
qui accroît la probabilité de troubles sociaux graves. Il faut donc tout faire
pour maintenir une croissance, même modeste, mais il faut utiliser celle-ci
pour corriger des inégalités, qui, en termes de revenus comme de
patrimoine, vont croissant dans la plupart des pays.
Ce phénomène a été établi et analysé par nombre d’économistes et
d’institutions (en France, l’INSEE, l’Observatoire des inégalités, etc.). Il
coïncide avec l’expansion de l’industrie financière, largement liée au
recours massif à l’emprunt des particuliers, des entreprises et des États. Il
est amplifié par les pratiques ultralibérales. Il recouvre des évolutions, sinon
des déviations du capitalisme, notamment un déséquilibre entre les revenus
du capital par rapport aux revenus du travail (l’actionnaire est mieux traité
que le salarié, et la recherche de la profitabilité de court terme est
débridée 7). Certains en déduisent que le capitalisme est proche d’une fin
depuis longtemps espérée, d’autres qu’il est toujours plus florissant et qu’il
faut se hâter de l’assassiner, d’autres enfin qu’il faut le réguler, ou, plus
vigoureusement, le réglementer 8. Je suis de ceux-là, prenant pour boussole
et guide minimal de réflexion et d’action, l’impérieuse nécessité de réduire
les inégalités. Il est moralement et socialement inacceptable que la
croissance profite plus aux plus riches qu’aux plus pauvres.

LA CONFUSION ENTRE LIBÉRALISME POLITIQUE


ET ULTRALIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
Le libéralisme politique, voulant garantir la liberté des individus, s’est
attaché, dès ses origines, à protéger leurs biens. Les ultralibéraux ont traduit
cette préoccupation en une hostilité radicale à l’impôt et une opposition
farouche à toute redistribution des richesses. L’État est suspect de voler
l’argent des citoyens, et s’il faut bien financer collectivement quelques
dispositifs qui garantissent les libertés fondamentales, ils doivent être
réduits au strict minimum. L’État doit être dépouillé du maximum de
pouvoirs puisque ceux-ci interfèrent avec la liberté des citoyens dont, pour
les exercer, l’État ponctionne les biens. La pensée ultralibérale est
incompatible avec l’État social.
Le libéralisme économique prône la liberté des échanges commerciaux,
et l’ultralibéralisme leur dérégulation totale. Il estime qu’ils s’équilibrent
d’eux-mêmes, sans qu’il faille d’autres règles que celles qui préservent la
liberté du marché et de la concurrence. La même logique vaut pour cette
marchandise particulière qu’est l’argent lui-même, et pour l’industrie
financière, qui devrait être libre de se développer sans contraintes. Parce
que les échanges commerciaux et financiers débordent et ignorent
largement les frontières nationales, le terrain de jeu du libéralisme
économique est international. Certaines multinationales ont acquis une
puissance financière comparable à celle de petits États, tout en se situant
juridiquement dans un espace d’optimisation fiscale qui s’affranchit souvent
des règles des nations dans lesquelles elles opèrent.
Il est évident qu’une économie prospère est favorable à l’accroissement
du bien-être des habitants d’un pays. Encore faut-il que les richesses soient
utilisées en ce sens, et que l’économie soit un moyen, et non une fin. Or, la
théorie économique s’est progressivement autonomisée et arrogé le statut de
philosophie politique. L’ultralibéralisme a envahi une partie du champ
politique, où il prône la dérégulation à tous les niveaux. Il entend supplanter
le libéralisme politique qui reste compatible avec la dimension nationale, le
modèle de l’État social, et son implication dans les problèmes sociaux et
pas seulement économiques. Plusieurs phénomènes ont accompagné la
bascule qu’Alain Supiot 9 a qualifiée de « grand retournement » : la
croissance de multinationales privées de plus en plus puissantes ; une
formidable prise de pouvoir par l’industrie de la finance, fondée sur le
recours de plus en plus massif à l’emprunt, par les États, les entreprises et
les particuliers ; les deux concourant à affaiblir le rôle des États dans le
monde globalisé 10. La décorrélation entre démocratie et ultralibéralisme est
patente puisque de nombreux pays non démocratiques sont convertis à
l’ultralibéralisme.

L’ultralibéralisme enfreint les principes


de la démocratie

LES ÉTATS-UNIS EN 2018,


LABORATOIRE DE L’ULTRALIBÉRALISME

Chaque nation démocratique a son histoire, sa culture, et pratique une


forme de démocratie particulière 11. On ne peut manquer de s’interroger sur
la plus puissante d’entre elles, les États-Unis.
Même si dans le verbe comme dans les actes, les excès de Donald
Trump ternissent l’image des États-Unis, et tendent à les affaiblir, le pays
reste démocratique tant que les contre-pouvoirs constitutionnels continuent
de jouer leur rôle. Mais jusqu’à quel point la démagogie et le populisme
gangrènent-ils le système ? Steven Levitsky et Daniel Ziblatt 12 se réfèrent à
quatre critères qu’ils estiment annonciateurs de mort pour toute
démocratie : le rejet des règles démocratiques, le déni de la légitimité
politique des opposants, le fait de tolérer ou d’encourager la violence, et la
volonté de réduire ou limiter les libertés civiles des opposants, dont les
médias. D’après eux, Donald Trump est, dans toute l’histoire des États-
Unis, le premier président à cocher les quatre cases : même Joseph
McCarthy et George Wallace n’en remplissaient qu’une ou deux.
Donald Trump est un ultralibéral, non seulement en raison des libertés
qu’il s’autorise avec les règles élémentaires de la démocratie et des
infractions qu’il commet à son endroit, mais surtout à cause de ses options
politiques et économiques. Ce n’est pas qu’une affaire de style, quelque
particulier que celui-ci puisse être. C’est une affaire de fond. La forme
détourne l’attention et fait illusion. Le fond n’est ni aussi imprévisible ni
aussi inconstant que le personnage veut le faire paraître. Il n’est pas que
piloté par la volonté de satisfaire un électorat diffus : il convient à un
électorat ultralibéral, et contribue à le modeler et à le développer en
éliminant tout obstacle dissuasif. Semaine après semaine, s’enchaînent des
décisions (qui peuvent inquiéter certains ultralibéraux lorsqu’elles risquent
de nuire au segment économique qui les concerne), qui forment un tout
cohérent, depuis l’annulation, hautement significative, de l’Obamacare,
jusqu’au retrait de l’accord de Paris sur le climat : rien ne doit entraver la
liberté des États-Unis, ni celle prêtée à tout électeur américain qui se
revendique comme ultralibéral. On ne perdra pas de vue le fait que
l’ultralibéralisme est polymorphe, n’est pas une théorie formalisée, et en
appelle au refus des contraintes individuelles plutôt qu’à des motivations
sociétales constructives.

LES LIMITES DU RÔLE SOCIAL


DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

Dans un État ultralibéral, les citoyens sont libres de s’intéresser, ou non,


aux problèmes sociaux que l’État et la collectivité ne prennent pas en
charge. En ce sens, la question de l’efficacité sociale revient à la seule
société civile, ou plutôt à ceux de ses membres qui choisissent librement de
se saisir, ou non, de la cause sociale qui les intéresse et leur plaît : la
pauvreté, les sports, les arts, etc.
Cela peut paraître logique, à quelques questions près. La société civile
peut-elle se passer de l’État pour faire progresser à elle seule le bien-être
social du pays ? Les citoyens sont-ils prêts à consacrer suffisamment de
ressources et à verser suffisamment d’argent de leur propre poche pour
abonder les fonds nécessaires ? Cet abondement est-il suffisamment stable ?
Enfin, au niveau organisationnel, les initiatives individuelles peuvent-elles
se coordonner sans l’État pour assurer cette finalité sociale d’une façon
suffisamment juste et équilibrée ?
La réponse est non.
Au niveau financier, le mécénat aux États-Unis, avec 300 à
400 milliards de dollars par an, est proportionnellement huit à dix fois plus
13
développé qu’en France . Ces chiffres n’intègrent pas le nombre des
bénévoles, très élevé dans les deux pays. On trouve aux États-Unis de
nombreuses fondations privées richement dotées, qui font, avec beaucoup
d’efficacité, un bien considérable. Elles calquent souvent leurs méthodes
d’action sur celles qui ont fait la réussite professionnelle des milliardaires
qui les ont créées 14. Par ailleurs, la tradition du bénévolat et du « petit »
mécénat est ancienne et forte aux États-Unis, où des ONG (Organisations
non gouvernementales) puissantes ont vu le jour. Mais ces fonds ne sont pas
forcément stables, ni à la hauteur des problèmes sociaux les plus graves. En
outre, et j’y insiste, cela ne permet pas forcément de mener une
politique articulée et suffisamment couvrante. Au demeurant, qui serait en
mesure d’en vérifier légitimement la complétude et la cohérence ?
Pour moi, la réponse est claire. Avant la mise en place de
l’« Obamacare », la question de la couverture médicale n’était pas réglée.
Pendant, elle commençait à l’être. Après sa disparition, elle ne le sera
pas non plus. En réalité, elle ne pourra l’être, ni au niveau des moyens
financiers, ni au niveau de l’organisation, si elle est trop largement déléguée
à la société civile. Je ne pense pas que celle-ci puisse s’auto-organiser au
point de régler des problèmes systémiques complexes. La complexité
sociale allant croissant, l’appréhender et la gérer exige plus que la somme
d’initiatives individuelles, pour brillantes qu’elles soient. Comment
d’ailleurs éviter les « tragédies des communs » sans coordination et sans le
moindre type de régulation 15 ? Les acteurs privés seraient-ils, s’ils en
commettent, en mesure de prendre en charge seuls les conséquences de
leurs erreurs ? Si la société civile devait s’en charger de façon efficace, il
faudrait qu’elle s’organise en une sorte d’État parallèle, hypothèse absurde.
Pour assurer l’efficacité de la démocratie, il faut plus d’État et plus de
stratégie sociale qu’il n’est prôné par l’ultralibéralisme. Même si beaucoup
peut être fait en dehors de l’intervention directe de l’État, je ne crois pas à
la faisabilité d’un progrès solide de l’efficacité sociale dans un régime
ultralibéral.

Les externalités sociales,


environnementales et éthiques

L’ABSURDE INCOMPATIBILITÉ
ENTRE L’ÉCONOMIQUE ET LE SOCIAL

On ne peut confronter l’économique au social, comme si le premier était


l’ennemi du second. Cette caricature distinguerait (abusivement) une
gauche qui ferait du social sa priorité, et une droite qui, privilégiant
l’économie, ferait le bonheur des riches au détriment des pauvres. Il est
exact que l’ultralibéralisme prête le flanc à cette critique radicale, mais
opposer systématiquement le social et l’économique est absurde : ils
dépendent l’un de l’autre.
Leurs liens sont compliqués à établir et à analyser, surtout dans un
contexte où l’économie est aussi globalisée qu’aujourd’hui. La globalisation
introduit dans les questions sociales nationales de nombreux facteurs
extérieurs, souvent aussi difficiles à mesurer qu’à maîtriser. Par exemple,
les variations des cours du pétrole, du coton, du café et des céréales sur les
marchés internationaux ont des impacts considérables sur les économies des
pays en développement, et, par conséquent, sur la gestion de leurs affaires
sociales. Cela fait que les rapports entre économie et démocratie, sans être
tabous, sont plutôt confus, et, en vérité, trop parcourus par des idéologies
variées, souvent dissimulées dans des théories économiques aux
présupposés trop peu explicites pour être facilement analysables.
Comme je l’ai déjà mentionné, le « modèle » historique d’Homo
œconomicus (supposé entièrement rationnel, et guidé dans ses choix par son
seul intérêt) exclut tout altruisme et tout devoir d’altruisme. L’adoption trop
répandue de ce concept prétendument fondateur, bien qu’approximatif et, à
mon sens, incorrect, interdit formellement à l’économie d’être une science
16
morale, ce qu’elle devrait être. Je me suis (comme d’autres ) déjà exprimé
sur ce sujet, et je n’y reviens pas. J’espère néanmoins qu’un jour prochain,
un économiste inspiré, sinon atterré, inventera un Homo œconomicus
altruitus, qui pourrait fonder une économie plus humaine que l’actuelle.

LA RÉCONCILIATION PAR LES EXTERNALITÉS

Si l’on veut réconcilier l’économique et le social, il faut introduire, dans


une partie de l’économie, des externalités sociales, environnementales et
éthiques. En économie, le terme d’externalité désigne les effets indirects,
positifs ou négatifs, qui résultent de l’action d’agents économiques, mais
qui n’ont pas été considérés dans la transaction commerciale. En d’autres
termes, ils n’ont « pas de prix » (ou pas encore). Si des externalités sociales,
environnementales et éthiques ne sont pas incorporées dans les transactions
économiques, celles-ci sont effectivement confinées au domaine de l’argent
dans un monde où l’industrie financière a pris une place excessive. Encore
faut-il que ces externalités ne soient pas toutes converties en termes
purement économiques, sinon, elles se trouvent, in fine, ramenées dans le
17
champ de la finance . On notera au passage que l’analyse des externalités
relève clairement de la pensée complexe.
C’est dans le domaine de l’environnement que la notion d’externalité a
le plus progressé, avec la prise en compte des pollutions de tous ordres
résultant d’actions individuelles ou collectives. En projection, les
conséquences désastreuses du réchauffement climatique provoqué par les
émissions de gaz à effet de serre ont été chiffrées, notamment dans le
rapport Stern 18 en 2006. Une des manières judicieuses de traiter le problème
est d’assigner un prix à la pollution (principe du pollueur payeur), en
l’espèce à la tonne de CO2 émise, et de créer un marché qui permette la
régulation souple (même si elle doit être accompagnée de réglementations,
et donc d’une sorte de « police » chargée de les faire respecter). Il était
admis en 2017 qu’un coût de 60 à 100 euros par tonne de CO2 aurait un
impact important sur le ralentissement du réchauffement climatique. Le
problème réside dans l’acceptation de ce coût par les agents économiques 19.
Ils y sont poussés par le poids croissant des preuves scientifiques et des
opinions publiques de mieux en mieux sensibilisées.
Ce n’est pas joué. Mais la voie serait-elle ouverte à la prise en compte
d’autres externalités, sociales et éthiques ? Un premier pas en ce sens a été
fait par des entreprises (plusieurs milliers) qui, aux États-Unis notamment,
font cohabiter, dans leur objet juridiquement défini dans leurs statuts, un but
lucratif et l’intérêt général. Il y a d’intéressants exemples d’entreprises
françaises qui ont suivi ce chemin 20, et la loi PACTE (évoquée
précédemment) institutionnalise une évolution symboliquement et, je
l’espère, pratiquement importante.
Les mécanismes de redistribution mis en œuvre par les États sociaux,
comme par l’État providence à la française, incorporent des externalités
sociales et éthiques par le canal de l’impôt et des assurances sociales (santé,
chômage). La logique est très différente aux États-Unis, où la droite
républicaine et une bonne partie de la population estiment qu’en situation
de plein-emploi, il suffit de vouloir travailler pour gagner de quoi se
protéger. D’où découle, chez les plus radicaux, qu’en gros les pauvres sont
des fainéants, que l’essentiel est d’assurer le plein-emploi et qu’une
assurance santé publique plombe les finances de la nation et nuit au plein-
emploi. La droite française ne tient pas ce discours. Elle critique la charge
excessive de l’impôt, mais aussi la mauvaise utilisation qui (selon elle) en
est faite par un État trop interventionniste et trop souvent incompétent, pas
assez stratège, et trop impliqué dans des secteurs opérationnels qui
devraient revenir au secteur privé où peut jouer une saine concurrence à
laquelle échappent les acteurs publics.
Dans les années 1960, l’économiste François Perroux interrogeait sa
discipline en ces termes : « Les sociétés marchandes de l’Occident européen
n’ont jamais prospéré par les seules recettes de l’économie. Toujours,
l’échange qu’elles ont connu a été perméable à la contrainte et au don. »
Plus loin, il articule (sans prononcer le terme) sa conception des externalités
sociales : « Chaque marchandise devrait être considérée comme le noyau de
services non imputables qui la qualifient socialement, et qui – bénéfiques
ou nuisibles – sont gratuits, en ce sens élémentaire qu’ils ne sont pas payés.
Si la société marchande les exclut, c’est pour simplifier et justifier ses
comptes 21. »
Dans la même veine, j’ajouterai que la prise en compte de
l’accomplissement d’un devoir d’altruisme dans une transaction
économique serait une manière d’y introduire des externalités éthiques. En
théorie, on peut imaginer un échange entre deux personnes qui font leur
introspection, déterminent leur devoir d’altruisme, discutent et se mettent
d’accord sur un prix. Ce « marchandage » éthique aboutirait à des prix
variables pour le même objet, et fonction des personnes qui participent à la
transaction. Dans un pays démocratique utopique, supposé totalement libre
de ses choix parce qu’abstrait des contraintes économiques, financières et
politiques internationales, les règles du marché intérieur seraient pénétrées
par l’exercice de l’altruisme. La conséquence, surprenante, serait que les
prix seraient totalement « libres ».
Est-ce absurde ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas économiste et ne fais
que suivre le fil de mon raisonnement. Je note simplement qu’une pratique
22
de prix différenciés est déjà pratiquée pour certains biens essentiels et
pour des raisons souvent purement éthiques. C’est le cas pour la vente des
vaccins et de certains médicaments dans les pays en développement 23. Je
note aussi qu’au niveau microéconomique, le marchandage perdure dans les
souks et les marchés d’Afrique du Nord et d’ailleurs. La question se pose
dans tous les types de transactions économiques qui concernent les biens et
les services, le travail, et l’argent en tant que tel. L’idée que le coût de la
transaction dépende des partenaires à l’échange peut paraître étrange. Elle a
de quoi compliquer la vie des économistes, mais ils sont là pour cela,
puisque, après tout, c’est l’économie réelle qui compte, plus que les
économistes. À l’heure des monnaies locales et des « bitcoins », peut-être
cette « libération » des prix au nom de l’éthique et de l’efficacité sociale
est-elle moins absurde qu’il y paraît, au moins pour le commerce des biens
essentiels.

L’altruisme dans l’écosystème


international

L’altruisme à grande échelle


Il existe sur la planète un peu moins de deux cents nations, très
hétérogènes en taille, population, culture, richesse et puissance. L’extrême
pauvreté sévit encore dans de nombreuses parties du monde, et les
inégalités sont considérables 24. Cet ensemble n’est pas figé, comme le
montre l’annexion récente de la Crimée par la Russie, ou, en sens inverse,
le désir d’autonomisation de certaines régions, comme la Catalogne.
D’autres nations cherchent, comme l’Union européenne, à se regrouper,
souvent autour d’accords économiques de libre-échange, pour constituer
des ensembles cohérents et compétitifs vis-à-vis des grandes ou très grandes
puissances.
Ce grand corps planétaire est en quelque sorte homothétique des nations
qu’il englobe, chacune pouvant être pensée comme un « module » (un sous-
ensemble) d’un réseau mondial encore plus complexe. Que deviennent, à ce
niveau, les notions d’altruisme et de devoir d’altruisme, initialement
définies à l’échelle des individus ? J’ai montré précédemment 25 que, en
théorie, elles pouvaient être étendues à tout groupe social qui satisfait aux
deux conditions d’être doté d’une individualité suffisante, et de posséder ou
revendiquer la liberté d’agir dans son champ d’activité. Ainsi, les
entreprises et les ONG sont libres de choisir leur objet social, leur mode
d’organisation interne et leurs normes, ce qui leur confère un « devoir
d’altruité collectif 26 ». En principe, ces groupes sociaux devraient donc
(certains le font à leur manière) se livrer à un exercice d’introspection
collective pour déterminer la nature et l’ampleur de leur devoir d’altruisme.
Toujours en théorie, cela vaut pour les États-nations. Une nation a un
territoire et un peuple. Elle a une histoire et revendique la maîtrise de son
destin. Elle a son identité et s’estime libre de ses choix et de ses actions.
Dès lors, la notion de devoir d’altruisme national prend sens, comme celle
d’« introspection collective ». Ce serait un processus national de réflexion
et de discussion, aussi rationnel que possible, qui consoliderait dans un
mouvement ascendant les mêmes interrogations que celles posées au niveau
individuel. Le raisonnement est valide pour toutes les nations, et l’on
aimerait qu’il s’applique particulièrement aux démocraties. Lorsqu’on
examine la situation, on peut dire que, sans être hors sujet, il reste plutôt
abstrait. Dans les faits, nos démocraties sont, pour la plupart, peu
exemplaires. Non seulement la solidarité des pays riches avec les pays
pauvres est problématique, mais elle l’est aussi entre pays riches au sein de
l’Union européenne.

Le cas singulier de l’Union européenne

UNE ENTREPRISE DÉMOCRATIQUE MAJEURE


MAIS PEU ROBUSTE

L’Union européenne agrège aujourd’hui un ensemble de vingt-huit pays


(vingt-sept en cas de Brexit) tous prétendument démocratiques, et plutôt
riches. Sa construction devrait donc s’effectuer dans des conditions
27
favorables . Elle est observée de près parce qu’elle pourrait préfigurer
d’autres agrégations continentales et fournir des pistes innovantes pour la
gestion des affaires internationales. Il est désolant qu’elle soit si peu
harmonieuse. Non seulement plusieurs pays de l’Union sortent allègrement
des clous de la démocratie (je n’y reviens pas), mais l’exercice de la
solidarité intra-européenne a plusieurs fois et gravement failli. L’Union
échoue presque sans cesse à corriger des défauts pourtant évidents.
De nombreux intellectuels dénoncent, parfois avec violence, les
imperfections d’un système qui s’est constitué autour d’objectifs presque
purement économiques, et teintés de l’ultralibéralisme que véhicule la
globalisation du commerce. D’aucuns remarquent que les évolutions du
droit européen, au travers du prisme éclairant du droit du travail, montrent
des signes de perversion en raison de la priorité accordée par les juges aux
préoccupations économiques 28. Tout indique que l’Europe politique et
sociale stagne ou régresse. Le hiatus délétère entre l’économique, le social
et le politique pourrait entraîner sa dislocation. Pour le corriger, les
économistes Michel Aglietta et Nicolas Leron en appellent à une « double
démocratie », qui dériverait naturellement d’un accroissement massif du
budget européen et de sa gestion démocratique par le Parlement, plutôt que
technocratique par la Commission 29.
L’entreprise européenne est une expérience démocratique majeure
plutôt mal engagée. Pour qui pense la démocratie en cinq dimensions, elle
montre de graves faiblesses, tant au niveau de ses finalités (qui ne sont pas
claires, sur l’aspect social notamment), que sur celui des valeurs (affichées
mais insuffisamment respectées), des procédures (trop bureaucratiques et
pas assez démocratiques) et de l’efficacité (battue en brèche par la règle de
l’unanimité, mais aussi mal optimisée sur de nombreux points), que sur son
poids international, qui est médiocre. Au total, l’Union européenne manque
de robustesse sur de nombreux points. Il ne faut pourtant pas en condamner
le principe, ni ignorer les nombreux bienfaits qu’elle a apportés à ses
ressortissants. Bien au contraire, il faut absolument aller de l’avant, et la
réformer pour en faire une entreprise démocratique complète et robuste 30.

LA GESTION DE LA CRISE MIGRATOIRE

Si je place cette discussion sur l’Union européenne sous le chapeau de


l’altruisme « à grande échelle », c’est parce que son impuissance à se
réformer provient pour bonne part des déficits d’altruisme nationaux.
L’égoïsme des nations domine. Il supplante le devoir d’altruisme et ruine la
solidarité, comme on l’a observé, dans une certaine mesure avec la Grèce
après la crise financière de 2008, et, plus récemment, de façon proprement
scandaleuse, avec la crise migratoire.
L’incapacité persistante de l’Union à trouver un accord pour la gérer
collectivement a été ressentie de façon particulièrement aiguë en Grèce et
en Italie, qui l’ont subie de plein fouet. Ces deux pays ont été trop peu aidés
par les autres pays membres, et cela n’a pas été sans influer sur leur
évolution politique, particulièrement problématique en Italie. Toutefois,
dans tous les autres pays, l’instrumentalisation du débat, l’ignorance des
chiffres, les infox et la confusion soigneusement entretenue entre réfugiés
politiques (protégés par des conventions internationales) et économiques,
ont, à des degrés divers, alimenté la montée en puissance du poison
nationaliste. Celui-ci, souvent imbibé d’individualisme, de populisme, et
parfois de racisme, a nourri les extrêmes et notamment l’extrême droite. Le
prix politique pour les démocraties européennes et l’Union est colossal.
On ne peut en rester là. Il faut souligner que dans le même temps,
l’altruisme national intérieur continue à fonctionner, que des bénévoles se
mobilisent par millions pour des causes nationales, et que, même si on peut
la juger insuffisante, la solidarité intranationale joue. Ce sont les migrants
qui sont visés. Pourquoi ? Hors, bien sûr, de toute considération
humanitaire, leur rejet paraît illogique dans des pays riches, proches du
plein-emploi, mais frappés par le vieillissement de leur population, qui ont
besoin de main-d’œuvre pour le compenser. Même en France où un
chômage élevé sévit de façon endémique, et où la natalité reste assez
élevée, l’inadéquation entre les formations et les métiers, associée à la
désaffection pour des travaux jugés trop « sales » ou difficiles, rend une
certaine dose d’immigration souhaitable. Autrement dit, les nouveaux
entrants ne « volent » pas forcément leur travail aux chômeurs.
Je propose de revenir à la grille d’interprétation (chapitre 2), selon
laquelle, lorsque les sentiments de sécurité, d’égalité, de confiance viennent
à manquer dans un groupe social, il referme les pores de sa « membrane »
et devient plus exclusif, tout en se fabriquant souvent des ennemis
imaginaires. En ce sens, on peut faire le lien entre les défauts de robustesse
de nos démocraties repérés au long de cet essai et le rejet des migrants, avec
l’hypothèse, sinon l’espoir, que dans des démocraties robustes, où ces
sentiments ne seraient pas installés, le problème migratoire se poserait
différemment. Quoi qu’il en soit, nous ferions mieux de nous préparer : les
données démographiques montrent que son acuité ne peut que croître.

LA FRANCE
Et la France, jusqu’à quel point remplit-elle ses « devoirs » vis-à-vis des
autres ? Quelques chiffres (arrondis, annuels et portant sur 2016 ou 2017)
aident à cadrer le sujet. En France, le produit intérieur brut est de
2 000 milliards d’euros. La dette publique est du même ordre et les intérêts
se montent annuellement à environ 40 milliards (un peu moins que le
budget du ministère de l’Éducation nationale : 50 milliards, hors pensions).
La contribution de la France à l’Union européenne est de 20 milliards
d’euros. L’aide publique au développement en direction des pays pauvres
est de 8,5 milliards d’euros 31. Le flux des migrants est d’environ 200 000
32
par an , et certains experts le tiennent pour « rentable » à terme pour
l’économie du pays 33. La contribution à la lutte contre le réchauffement
climatique hors de nos frontières (selon l’accord de Paris) devrait atteindre
quelques milliards (5, 10 milliards ?) d’euros, pris pour partie sur l’aide
publique au développement 34. À la lecture de ces ordres de grandeur, je suis
tenté de conclure que la France, qui fait partie des pays plutôt généreux, ne
se ruine pas en remplissant (partiellement) les devoirs dont elle a, par elle-
même, décidé. Sauf erreur, le total lui coûte moins que le remboursement
des intérêts de la dette financière qu’elle a contractée, par laxisme politique
35
et budgétaire, qu’elle peine à diminuer et qui plombe ses marges de
manœuvre pour se rénover, y compris dans le champ social.

Les grandes ONG


De puissants mouvements dans la société civile pallient, pour partie, les
carences des États. De grandes ONG, comme la Fondation Gates, Médecins
sans frontières (MSF) et d’autres accomplissent un travail remarquable.
Une multitude d’ONG plus petites, et parfois minuscules, témoignent
d’engagements individuels nombreux et généreux. Toutefois, cela pose, au
niveau international, un problème analogue à celui soulevé plus haut au
niveau national. Ce n’est pas aux seuls mécènes qu’incombe de suppléer les
insuffisances dont font preuve les nations les plus favorisées dans la gestion
des problèmes planétaires mondiaux. Même si les organisations à vocation
humanitaire des Nations unies s’emploient à développer une politique
cohérente, on ne saurait oublier qu’elles sont largement sous-financées et
très dépendantes de la générosité des États, des mécènes et des particuliers.

Les rapports de force internationaux


La robustesse d’une nation dans l’espace international dépend du champ
de force dans lequel elle est immergée. J’ai déjà évoqué les forces
économiques et financières qui sont au cœur de plusieurs des problèmes
posés par la globalisation. Je passe en revue plusieurs autres champs de
force à emprise nationale ou internationale.

Les forces militaires


Les armes pullulent dans le monde. Leur commerce est prospère :
260 millions d’armes à feu sont en circulation aux États-Unis, où elles sont
en vente libre, soit 40 % des 640 millions d’armes légères dans le monde,
où 14 milliards de cartouches sont produites chaque année. On fabrique et
on vend à foison avions, bombes, missiles, et chars, y compris à des États
voyous et à des terroristes. Le commerce des armes est loin d’être
« moralisé », et je doute qu’il le soit un jour. La manipulation malveillante
des systèmes informatiques fait désormais partie des armes dangereuses,
occultes, peu chères, notamment aux mains des États et de leurs services
secrets. Leur pouvoir de déstabilisation et de nuisance est élevé.
Les armes nucléaires ne sont pas en vente libre, mais des informations
techniques et des composants utiles à la construction des bombes et des
vecteurs circulent sur des marchés mafieux (qui se sont probablement
étoffés après la dislocation de l’Union soviétique). La manière dont l’Inde,
Israël, le Pakistan et la Corée du Nord 36, par exemple, ont développé leurs
armes nucléaires n’a rien de transparent. Je suis très en faveur du nucléaire
37
civil , et hostile à la lutte idéologique acharnée que mènent à son endroit,
en France, certains écologistes. Pourtant, la visite des musées de Hiroshima
et de Nagasaki, villes dévastées par les deux premières bombes
38
atomiques , m’a bouleversé et convaincu que, si l’arrêt du nucléaire civil
permettait d’arrêter la prolifération des armes nucléaires, j’y serais
favorable. On n’en prend pas le chemin. Les stocks de bombes sont estimés
39
à 14 000 ogives , pour la plupart beaucoup plus puissantes que les bombes
lancées sur le Japon en août 1945. La radioactivité a ses aspects positifs, en
médecine notamment. Mais le temps est loin où l’eau minérale de Plancoët,
en Bretagne, faisait sa publicité en inscrivant fièrement sur l’étiquette de ses
bouteilles : « La plus radioactive des eaux de table ».
Les États-Unis n’ont pas seulement été les gendarmes du monde, ils ont
aussi été les protecteurs des grandes démocraties occidentales. Or les plus
riches (en Europe et au Japon) sont relativement peu défendues (dotées de
l’arme atomique, la France et la Grande-Bretagne faisant pour partie
exception ; la France est au quatrième rang mondial de la vente des armes).
La protection militaire offerte par les États-Unis via l’OTAN aux pays
européens devient moins évidente. J’aimerais pouvoir tenir un discours
pacifiste. Mais de nombreux pays non démocratiques, dont la Russie et la
Corée du Nord, misent sur la force militaire, même au prix d’une
dégradation de leur économie, et au mépris des répercussions sociales. Les
dictatures n’ont pas les mêmes difficultés que les démocraties à adopter ou
faire voter des budgets militaires élevés. La Chine se renforce
militairement, sans pour l’instant compromettre sa croissance économique.
Nous n’avons d’autre choix réaliste que d’augmenter notre niveau de
défense, de réinvestir dans la recherche militaire et de mieux financer nos
armées, et ce dans un contexte où le terrorisme (une arme de pauvres) et les
cyberattaques ont toutes chances de croître. Elles menacent les démocraties
dans leurs fondements dans la mesure où certaines manières de les
combattre impliquent des pertes de liberté.

Les forces religieuses


Les religions sont nettement plus répandues que l’athéisme 40 puisque le
monde compterait moins d’un milliard d’agnostiques. Elles peuvent
influencer des élections démocratiques, comme l’a fait le mouvement des
évangélistes dans l’élection de Donald Trump en 2016. Les religions
traversent les frontières. Elles constituent des forces nationales et
transnationales qui peuvent intervenir dans les équilibres de pouvoir. Par
exemple, la médiation diplomatique du Vatican est souvent recherchée. Si
toutes les religions, ou presque, ont été la source de valeurs altruistes, elles
ont aussi provoqué et véhiculé des conflits, des guerres et des atrocités. Et
cela continuera, partout où une religion veut exclure toutes les autres et
bannir la laïcité. Elle est alors source d’intolérance et de fanatisme.
La compétition entre pouvoir civil et pouvoir religieux est fréquente.
Les haches de guerre ont été enterrées dans la plupart des grandes
démocraties occidentales, où beaucoup de chefs d’État font encore, par
serment, allégeance à la religion. La France fait plutôt figure d’exception.
La séparation des pouvoirs civils et religieux y est claire, la place des
Églises chrétiennes y est stabilisée, mais celle de l’islam ne l’est pas. La
laïcité fait de la résistance et reste le fil directeur de l’intégration
républicaine de la deuxième religion de France.
La poussée des religions va croissant dans de nombreux endroits du
monde. Les évangélistes croissent en nombre et en influence, en Afrique,
notamment, mais aussi aux États-Unis, comme les bouddhistes en
Birmanie, etc. Presque partout, elle suscite des problèmes de pouvoir,
notamment vis-à-vis de la démocratie. Elle recoupe souvent la question de
l’efficacité sociale : plus l’État est faible, et incapable d’assurer certains
services sociaux, plus l’influence des religieux grandit, lorsqu’au nom de
leurs valeurs, ils prennent en charge des dispositifs de solidarité qui font
défaut. L’influence des Frères musulmans, en Égypte et ailleurs, s’est pour
partie construite sur les aides sociales qu’ils ont apportées aux nombreux
démunis.
Raison de plus de militer en faveur de l’efficacité sociale en
démocratie : celle-ci est critique pour maintenir un équilibre entre le civil et
le religieux, dans un monde où celui-ci tend à monter en puissance. La
récupération, dans l’espace démocratique laïc, des valeurs humanistes du
religieux est doublement capitale : en soi, pour le bien-être des personnes,
et politiquement, pour le maintien des équilibres de pouvoir. L’importance
que j’accorde à l’altruisme est à la fois morale et politique.

Les forces obscures


Des forces obscures sont à l’œuvre sous notre nez et à notre barbe sans
jamais être réduites à quia : celles de la finance, qui font usage des paradis
fiscaux (qui s’étendent au marché international de l’art 41) où se loge et
transite l’argent « sale », à celles des mafias de tous ordres, qui fabriquent et
vendent les armes, des drogues, et de faux médicaments. Il y a encore les
« hackers » et les fabricants de virus informatiques, désormais courtisés
pour leur pouvoir de nuisance comme pour leurs capacités à les combattre.
Ce monde pèse lourd. Le blanchiment qui réinjecte l’argent mafieux dans
l’économie légale représenterait presque 3 % du PIB mondial (environ
1 500 milliards d’euros). Le chiffre d’affaires annuel de la drogue est
d’environ 250 milliards d’euros. Le tribut humain n’est pas mince : on
estime à 250 millions le nombre de toxicomanes dans le monde et à
42
200 000 le nombre des décès provoqués par la consommation de drogues .
Celle-ci est aussi une affaire de société. Aux États-Unis sévit une grave
crise sanitaire liée à la consommation excessive d’opiacés (généralement
des antidouleur) prescrits par des médecins : 11 millions de personnes
souffrent d’accoutumance et environ 60 000 par an décèdent « sur
ordonnance » d’une overdose (plus que les accidentés de la route). L’odieux
trafic des faux médicaments est particulièrement actif en Afrique, où il
exploite la pauvreté et les habitudes culturelles. Il dépasse les 100 milliards
d’euros par an. Ces mondes parallèles, largement fondés sur la corruption,
exploitent toutes les failles possibles des systèmes nationaux et
internationaux, qui peinent à les juguler. Plusieurs agences des Nations
unies, notamment l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime
(ONUDC) ont été créées à cette fin. Si elles manquent de pouvoir, elles ont
le grand mérite d’en suivre leur évolution mondiale et de contribuer à la
contrôler grâce à des traités internationaux.

La gouvernance internationale
et supranationale
Les quelque deux cents nations, démocratiques ou pas, qui composent
l’ONU ont adhéré à une organisation dont le statut est profondément
démocratique, puisque chaque pays, petit ou grand, pauvre ou riche, faible
ou puissant, dispose d’une voix. Toutefois, pour toute décision majeure,
l’unanimité du Conseil de sécurité est requise. Chacun de ses membres
possède donc un droit de veto, et peut bloquer un système qui connaît
beaucoup de difficultés. Non seulement, dans le cas de la guerre de Syrie
par exemple, un seul pays (la Russie) a pu bloquer jusqu’à l’aide
humanitaire (qui ne pouvait parvenir à destination sans une trêve militaire),
mais encore (comme dans le cas du conflit israélo-palestinien) certaines
résolutions unanimes ne sont pas respectées 43.
L’ONU est une merveilleuse utopie, très difficilement réformable, tant il
est improbable que les pays du Conseil de sécurité renoncent à leur droit de
veto. Cela posé, l’ONU est un espace de dialogue international
indispensable, et sa création est une avancée essentielle dans la gestion des
affaires du monde. Où en serions-nous sans l’ONU ? Même si des
améliorations de ce système sont hautement souhaitables et activement
recherchées, son existence, une fois encore remise en question par le refus
du multilatéralisme de Donald Trump, est vitale. Je crains pourtant que
l’ONU projette sur la démocratie une image d’inefficacité qui comporte un
risque symbolique. Il en va de même pour l’Union européenne, pourtant
moins handicapée par la règle de l’unanimité, dans la mesure où, dès sa
création, plusieurs compétences nationales ont été transférées au niveau
supranational. Souvent, lorsqu’un système social est irréformable, on en
construit un autre, concurrent du premier, et on voit si, à l’expérience, les
deux coexistent et se complètent, ou si l’un d’eux est absorbé par l’autre ou
disparaît. À l’échelle de l’Europe, il se pourrait que la construction d’un
noyau dur de quelques nations prêtes à accepter la modification de certaines
règles soit le moyen de faire évoluer l’ensemble. Mais à l’échelle du
monde ? Cela étant, et bien que le système des Nations unies prête le flanc à
la critique, notamment du fait de sa faible efficacité opérationnelle (et d’un
rapport coût/bénéfices que certains jugent insuffisant), il est absolument
indispensable de le conserver et de le défendre. Ce que ne pourront faire les
nations démocratiques qu’en étant à la fois puissantes et exemplaires.
Telle est la conclusion inéluctable de ce chapitre : les démocraties n’ont
d’autre option que d’être doublement puissantes, économiquement et (ce
que l’on peut regretter) militairement. C’est une nécessité dans un monde
largement réglé par les intérêts économiques et les rapports de force, plutôt
que par la raison et les valeurs morales. Il faut encore qu’elles soient
exemplaires, parce qu’elles doivent (ou devraient) mettre en exergue ces
dernières et faire en sorte que l’aspiration à la démocratie prenne forme et
force là où elle n’existe pas. Or beaucoup de nations démocratiques ne le
sont pas aujourd’hui, et plusieurs n’en prennent pas le chemin. Il faudrait au
moins que, à côté des finalités et des valeurs, l’efficacité des démocraties
contribue à leur attractivité. Quant à l’Europe, elle devrait mieux prendre
conscience du fait que la plus grande concentration de pays démocratiques
au monde porte une responsabilité historique vis-à-vis de la démocratie en
tant que telle dans la conjoncture actuelle.
CHAPITRE 8

Mobiliser la science
et les intellectuels au service
de la démocratie

Ce livre, comme son auteur, est imprégné de l’esprit de science. La


science produit, grâce à la recherche, un corpus toujours croissant de
connaissances. Celles-ci constituent un bien public mondial, pour autant
qu’elles soient accessibles à tous. Cela suppose que les connaissances,
anciennes et nouvelles, ne soient pas gardées secrètes (ou le soient peu de
temps). C’est le cas pour l’ensemble de la recherche académique. La
science est aussi source d’applications et d’innovations, dont certaines
bouleversent les modes de vie (la machine à vapeur, l’électricité, l’avion,
etc.), avec leurs avantages et leurs inconvénients. En démocratie, il est
normal et indispensable que les citoyens en aient la connaissance et le
contrôle (un exemple est celui de la procréation médicalement assistée).
Mais cet essai est surtout habité par l’esprit de méthode, de méthode
scientifique, bien entendu. C’est elle, autant que les résultats de la science,
qui peut aider à améliorer le fonctionnement de la démocratie. J’en ai fourni
plusieurs exemples, en montrant, par exemple, comment l’injection de
méthode scientifique peut améliorer l’efficacité de l’action sociale. La
science ne fait pas qu’aider à analyser, concevoir, réaliser, évaluer les
actions sociales et leurs externalités. Elle a les siennes propres, dont il faut
tenir compte (dans l’enseignement par exemple), comme il faut tenir
compte du rôle que les scientifiques eux-mêmes et les intellectuels au sens
large peuvent jouer au service de la démocratie.

La force discrète de la science

Les forces discrètes de la science


et de la culture
À côté des forces obscures évoquées plus haut, il existe d’autres forces
mondiales transparentes, qui reposent sur des communautés d’intérêt et de
valeurs, qui imprègnent notre quotidien, qui partagent des idéaux
humanistes, qui sont souvent porteuses de générosité, et qui sont
insuffisamment mobilisées. Il s’agit des mondes de la science et de la
culture.
Ce sont des mondes discrets en ce sens que leurs membres fuient la
politique plutôt qu’ils ne la recherchent, qu’ils la font plutôt mal lorsqu’ils
s’y frottent, et qu’ils sont plus critiques des gouvernements qu’ils ne leur
sont soumis. Ils comptent parmi eux beaucoup d’individus très éduqués. On
sous-estime le rôle qu’ils pourraient jouer à l’échelle mondiale s’ils étaient
convenablement « utilisés ». Tout en reconnaissant l’importance du monde
de la culture 1, que je connais moins bien, je discuterai du monde de la
science, moins populaire, moins visible mais très structuré. Mon message,
toutefois, concerne tous les intellectuels.
À l’échelle mondiale, le monde de la science est plus développé qu’on
l’imagine souvent. Les démocraties les plus avancées, États-Unis, Europe,
Japon, Corée du Sud, Australie, Israël et Singapour, consacrent à la R&D
plus de 2 % de leur PIB. Ils sont maintenant talonnés par la Chine, tandis
que l’Inde et le Brésil, entre autres, font des efforts de rattrapage. Les PIB
diffèrent beaucoup, de sorte qu’en valeur absolue les écarts entre ces pays
sont considérables. Toutefois, ces pourcentages renseignent sur le degré
d’acculturation scientifique d’un pays et sur son effort d’innovation, source
présumée des bienfaits économiques tant recherchés. Les pays émergents
commencent par copier et fabriquer des adaptations locales de produits non
couverts par des brevets. Ils se soucient peu de la recherche fondamentale.
Comme celle-ci est abondamment publiée, ils peuvent tenter de l’exploiter
en aval. Un pays comme la Corée du Sud a commencé par copier avant
d’investir dans la recherche en amont et d’innover. La Chine de même.
Le monde de la science ne peut être productif que si les scientifiques
échangent, discutent, et critiquent le fruit de leurs travaux, ce qui nécessite
une structuration mondiale. Financée en partie sur fonds publics (environ un
tiers dans beaucoup de pays), surtout en amont, la science est pourtant
largement autogérée. Son organisation implique un ensemble de dispositifs
qui incluent les colloques scientifiques, les publications, les échanges de
chercheurs (notamment des stages postdoctoraux, considérés comme la fin
de leur formation, souvent au niveau bac + 8 ou 10), les académies et les
sociétés savantes, nationales et internationales.

La croissance de la science et l’évolution


de son organisation mondiale

UNE FORTE CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE

La science a été longtemps l’apanage de l’Europe, des États-Unis et du


Japon, c’est-à-dire des démocraties occidentales, et de la Russie soviétique,
cette dernière, moins « généraliste », ayant consacré une bonne part de sa
recherche pour bâtir et conserver sa puissance militaire 2. Au lendemain de
l’effondrement de l’URSS, la science de haut niveau était, dans presque
tous les secteurs, un monopole des démocraties avancées. Ce n’est plus le
cas. Une science de bon, puis de très haut niveau s’est développée dans les
pays émergents, au premier rang desquels se situe, une fois encore, la
Chine. On peut mesurer cette évolution avec plusieurs types d’indicateurs,
tels que le nombre et l’impact des publications et des brevets, mais aussi la
démographie des chercheurs.
En France, elle est grosso modo stabilisée : avec 2,3 % du PIB, les
métiers de la recherche dans les secteurs public et privé, toutes disciplines
confondues, emploient 425 000 personnes, dont plus de
250 000 chercheurs, soit environ 1 % de la population active (2 % pour
l’ensemble des travailleurs de la recherche). Mais beaucoup d’autres pays
font maintenant de gros efforts de recherche. Si tous les pays du monde
atteignaient, pour les chercheurs, ce seuil de 1 % des actifs (ce qui ne se
produira pas de sitôt), il y aurait de l’ordre de 50 millions de chercheurs sur
les 10 milliards d’humains qui peupleront la planète après 2050.
Aujourd’hui, ils sont, selon mes estimations, environ 5 millions (dont 1 à
2 millions en Chine). Hier, dans les années 1960, ils étaient quelques
centaines de milliers à peine.

UNE ORGANISATION QUI VA DEVOIR ÉVOLUER

Ces chiffres, pour approximatifs qu’ils soient, montrent que


l’innovation ne devrait pas rester longtemps une prérogative des pays
occidentaux avancés. Ils indiquent aussi que la croissance démographique
de la science va forcer les structures et les pratiques de communication et
d’échanges à évoluer. Par exemple, l’inflation de l’information scientifique 3
affecte les modes de publication, de consultation et les dispositifs
d’évaluation. L’hyperspécialisation rend plus difficile la revue par les pairs
(mécanisme princeps d’objectivation des données), ce qui se traduit, dans
4
certains secteurs , par une perte de qualité du système de publications. Je ne
doute pas que les communautés de chercheurs trouveront des solutions à ces
problèmes, dont certains touchent l’éthique scientifique, mais il faut y
veiller. Peut-être les problèmes croissants de communication et de propriété
intellectuelle risquent-ils d’instaurer, de fait ou de droit, un cloisonnement
national ou régional auquel, dans le domaine de la recherche dite
« fondamentale », les chercheurs comme moi sont farouchement opposés.
Cette recherche fondamentale (celle qui est principalement guidée par la
quête de la connaissance) nécessite, dans les sciences expérimentales
(astronomie, physique, biologie, etc.), des équipements de plus en plus
sophistiqués et de plus en plus onéreux. Elle ne peut croître indéfiniment,
mais un noyau important doit être impérativement « sanctuarisé ». Pour une
très large part, c’est le gisement des progrès de long terme, et de l’écrasante
majorité des innovations qui ont révolutionné le monde. Il faut lutter contre
la tendance jamais assouvie des gouvernements et des administrations à
rendre la recherche fondamentale trop dépendante d’objectifs de court et
moyen terme, et de vouloir trop rapidement tirer le tiroir-caisse pour en
engranger les bénéfices.

UNE SCIENCE PLUS PROCHE


DU TERRAIN ET PLUS « SOCIALE »

Même s’il croît dans les mêmes proportions que le reste, le champ de la
recherche fondamentale, comme celui de la recherche aval, va devoir se
réformer. Je me hasarde à avancer que, dans son ensemble, la science se
rapprochera du terrain et sera de ce fait plus « sociale ». Je m’explique.
La croissance de la population scientifique va induire une
diversification des sujets de recherche, stimulée par la volonté d’échapper à
une redondance déjà élevée (beaucoup de chercheurs travaillent aujourd’hui
sur des sujets proches, dont le choix n’est pas exempt d’effets de mode). La
recherche est une activité de type ascendant. Elle part des faits, du
contextuel, du « micro », avec l’idée de remonter vers le « macro ». C’est
d’ailleurs le rêve du chercheur de faire, au niveau « micro », une découverte
qui va illuminer le niveau « macro ». Cela arrive de temps à autre, et
produit une « grande » découverte. Incidemment, mal maîtrisée, cette
avidité d’atteindre l’universel a produit pas mal de fausses « lois », plus
nocives qu’utiles 5.
Plus diversifiée, la science deviendra plus « locale », et, par suite, plus
« sociale ». Les sciences humaines occuperont la place qui leur revient, et
qui doit croître. Mais les sciences « dures » elles-mêmes évolueront vers
des problématiques plus pointues, moins générales et plus proches des gens.
Je précise que, pour moi, ce n’est pas un mal : j’ai toujours pensé et
professé que la science est magnifique, mais qu’elle l’est autant et plus
lorsqu’elle « sert », dans le double sens d’être utile à quelque chose, et
d’être au service des autres.
Ce mouvement vers le social est déjà engagé. En biomédecine, les
capacités croissantes de séquençage des génomes de l’homme ont dévoilé
une énorme diversité génétique et des milliers de maladies génétiques rares,
qui n’affectent chacune qu’un petit nombre de personnes dans le monde.
Évidemment, il faut trouver les moyens de les soigner, ce qui occupe pas
mal de monde. De même, les singularités génétiques des individus, des
microbes qui les infectent ou des cancers dont ils sont atteints conduisent à
diversifier et adapter les traitements. Peu à peu, la médecine devient plus
« personnalisée ». Il faudra éviter qu’elle se déshumanise, et la
personnaliser plus avant, et ce d’autant plus qu’on sera mieux instruits des
liens, organiques et psychologiques, que le cerveau entretient avec le reste
du corps.
Plus de recherches locales, et plus de recherches à impact social, avec
cette autre conséquence importante de pousser à mieux définir et apprécier
les externalités de la science. Par exemple, je ne connais pas de pays où
l’enseignement est de qualité sans qu’il y ait la moindre recherche
scientifique. Même constat pour la médecine. Ainsi, dans la plupart des
pays en développement, les activités de recherche ne sont pas
hypercompétitives au niveau international, mais elles sont localement utiles
parce qu’elles tirent la culture vers le haut. La sociologie de la science
évolue et mérite plus que jamais d’être étudiée 6.

L’innovation, future victime


de l’ultralibéralisme ?
On se plaît à croire, dans les démocraties occidentales, qu’il existe un
lien direct entre la liberté dont jouissent les individus et la créativité
scientifique, et donc l’innovation, partout considérée comme un facteur
essentiel de croissance économique. Les démocraties auraient donc un
avantage compétitif sur les régimes autoritaires. Cela n’a rien d’évident. En
1961, les Soviétiques furent les premiers à envoyer un homme dans
l’espace, et les Chinois, en 2017, après avoir lancé le premier satellite
quantique au monde, ont réalisé la première transmission quantique vers des
stations terrestres. En outre, je soupçonne que les conditions de l’innovation
se dégradent dans les démocraties occidentales.
Une innovation n’est pas une bonne idée qui a des chances de marcher,
c’est une bonne idée qui réussit. Un niveau élevé de recherche en amont ne
garantit pas une réussite qui dépend beaucoup des conditions de
développement en aval. L’arrivée jusqu’au marché d’un produit innovant
exige des investissements importants. Faute de marché financier local
suffisant, beaucoup d’entreprises françaises ou européennes innovantes, en
voie de réussir, sont rachetées lorsqu’elles atteignent une taille moyenne,
par des capitaux internationaux, américains le plus souvent. Et pourquoi pas
chinois, coréens ou indiens comme cela se fait de plus en plus ? Les géants
du Net (les GAFA) auraient sans doute pu naître, mais pas se développer en
Europe, faute de relais capitalistiques, domaine dans lequel les États-Unis
ont beaucoup innové, notamment avec le capital-risque 7 (et, de façon moins
heureuse, avec la titrisation et les subprimes).
Cette financiarisation de l’innovation touche, plus en amont, le
financement de la R&D. Les coûts de R&D des vaccins et des médicaments
8
dépassent plusieurs milliards d’euros par produit nouveau . Dans le cas
9
d’un médicament révolutionnaire contre l’hépatite C , les frais financiers
ont, selon mes estimations, représenté 70 à 80 % d’un coût total estimé à
plus de 10 milliards d’euros, évidemment répercutés sur les utilisateurs et
les systèmes de protection sociale lorsqu’ils existent. Ce sont les financiers,
plutôt que les industriels, qui, de plus en plus, endossent les risques associés
au développement des innovations, et se rémunèrent à hauteur de ces
risques. Cela tend à augmenter des coûts de développement déjà plombés
par des contraintes réglementaires de plus en plus lourdes, qui elles-mêmes
reflètent notre adversité croissante au risque.
L’innovation finit par s’en trouver sérieusement limitée, tout en se
voyant imposer des objectifs de rentabilité élevés et de court terme qui
défavorisent le développement de produits à usage social. Il me paraît fort
possible qu’une dictature éclairée puisse réussir à mieux innover, en
contrôlant en interne les excès de la financiarisation et/ou de la
10
réglementation . Que les démocraties n’aient pas, ou n’aient plus, le
monopole de l’innovation, soit. Mais attention à l’excès de financiarisation :
il pourrait bien, en Occident, tuer la poule aux œufs d’or.

La chance tragique de la gestion des biens


planétaires
La salutaire prise de conscience
des problèmes planétaires
L’environnement se dégrade. Les problèmes planétaires pénètrent de
plus en plus les esprits et la conscience collective. Ils déclenchent de vives
polémiques sur le partage des responsabilités et sur les coûts de la gestion
d’évolutions qui apparaissent de plus en plus nécessaires. Ces polémiques
sont légitimes, et même salutaires. Elles obligent les pays développés à
mieux apprécier les sources historiques de leur prospérité. Elles poussent
les pays en développement à mieux penser leur avenir. Elles forcent les uns
et les autres à imaginer des coopérations qui étaient tenues pour
impensables au tournant du XXIe siècle.
L’énorme choc de la Seconde Guerre mondiale avait créé un élan de
solidarité mondiale fondé sur la volonté d’éviter que ses atrocités se
reproduisent. Il a engendré des textes et des organisations remarquables
dans leurs principes. La Déclaration des Nations unies (en 1942), celle de
Philadelphie (1944), et la Déclaration universelle des Droits de l’homme
(1948), sont des monuments d’humanisme. Après la création de l’ONU en
1945, un dispositif étendu d’organisations internationales a vu le jour 11.
Avec le temps, les difficultés pratiques, et la défense des intérêts
nationaux, cet élan a faibli. D’importants progrès ont été et sont encore
accomplis, mais ils sont lents et difficiles. La Cour pénale internationale
(indépendante de l’ONU), instituée en 2002 pour juger les responsables de
génocides et de crimes de guerre, peine à trouver ses marques, mais elle
existe. Le droit international se développe avec lenteur, mais il avance.
Dans un autre registre, les Objectifs du millénaire pour le développement
(OMD), lancés en 2000 pour quinze ans par les Nations unies, ont été en
partie atteints. On peut juger les progrès insuffisants (surtout si on les
évalue en soustrayant les performances de la Chine, qui doivent peu à
l’ONU), mais ils existent. Les Objectifs du développement durable (ODD)
ont pris la suite et fournissent une feuille de route, complétée, pour le
climat, par les accords de Paris de 2016.
La question climatique est la plus « popularisée ». Elle n’est pas le seul
enjeu critique qui impose une gestion collective de la planète. La limitation
des ressources naturelles, qui va de la surpêche à la raréfaction de certaines
ressources fossiles, appelle des solutions mondiales. Les pollutions de tous
12
ordres (comme celles par les plastiques ) sont d’autres sujets brûlants, et
on ne saurait oublier de prendre en compte les problèmes humains qui leur
sont associés : les immenses inégalités de revenus et de richesses entre les
pays, le chômage de masse, les phénomènes migratoires associés à la
misère et au manque de travail, etc.

Utiliser le levier environnemental au bénéfice


de la démocratie
Dans ce contexte, le minimum que pourraient faire les démocraties,
serait d’être à la hauteur de leurs responsabilités. Elles devraient faire
preuve du minimum de générosité que leur dicte leur devoir d’altruisme, et
utiliser le potentiel fédérateur des problèmes d’environnement pour
développer, dans leur « milieu intérieur » comme à l’extérieur, l’esprit de la
démocratie. Au niveau international, cela implique de redonner souffle et
vigueur aux institutions internationales multilatérales, qui pour une bonne
part dépendent du système des Nations unies. Il faudrait retrouver la
dynamique des années 1944 et 1950, dans un contexte où la guerre à mener
contre la barbarie, dont on ne voit pas qu’elle ait de fin, serait doublée
d’une deuxième guerre, contre l’égoïsme, pour la planète et pour une forme
d’altruisme mondial.
Voilà une vision bien romantique des choses, d’autant que la situation
s’est curieusement inversée : après la deuxième guerre, les États-Unis
étaient moteurs, alors qu’aujourd’hui, ils sont un frein 13 (en dépit de
positions vertueuses prises par plusieurs États américains comme la
Californie), par suite d’un revirement politique dont on espère qu’il ne
durera pas. C’est la Chine qui maintenant donnerait l’exemple. C’est
pourtant une opportunité pour réajuster et répandre l’esprit de la démocratie
dans le monde, d’autant que nous prenons beaucoup plus de risques à ne
pas nous engager résolument dans cette voie qu’à le faire.
C’est aussi une occasion de mobiliser les communautés scientifiques.
La clarification qui suit ne plaira pas à tous, mais elle est nécessaire. Un
écologue est un spécialiste de l’écologie ; un écologiste est un partisan de la
défense de la nature. L’écologiste est un militant, l’écologue ne l’est pas.
L’écologie, telle qu’entendue aujourd’hui, abrite les deux. Elle recouvre un
mélange de science et de militantisme, l’une pouvant contredire l’autre,
comme c’est le cas pour les OGM. Sa partie militante est beaucoup plus
bruyante que l’autre. C’est pourquoi, en dépit de la redondance des mots, il
faut distinguer l’« écologie scientifique » de l’« écologie militante ». La
première a pour objectif de mieux connaître la nature, de mieux la
comprendre et de trouver les meilleurs moyens de la préserver ; elle est en
quête de rationalité et d’objectivité. La seconde défend une certaine
conception de la nature ; elle est idéologique et politique dans l’âme. Cette
distinction n’implique pas que les écologistes militants n’ont pas le goût de
la connaissance, mais, puisqu’ils militent pour une cause, ils n’ont pas le
même degré d’objectivité que les écologues, dont les connaissances sont
plus spécialisées, plus rigoureuses et plus profondes.
Les ONG sont pour la plupart des organisations militantes, qui peuvent
14
converger, ou diverger d’avec la science . Elles ne sont pas des institutions
scientifiques. Au contraire, certaines véhiculent l’idée que la science crée
des problèmes sans apporter de solutions, alors que, dans une grande
majorité des cas, la science est la solution et pas le problème. Les ONG sont
perçues comme représentant une partie de la société civile, ce qui est vrai.
Certaines prétendent la représenter tout entière, ce qui est faux. Plusieurs
15
font un travail superbe, produisent des rapports importants et s’attachent à
opérer avec le plus de rigueur possible, mais elles dépendent presque
toujours d’opérations de communication pour lever les fonds qui leur
permettent d’exister. Les grandes ONG internationales jouent un rôle
important, et, parfois grâce à une médiatisation très orchestrée, jouissent
d’un pouvoir d’influence significatif. Elles aussi ont besoin de contre-
pouvoir. C’est pourquoi un rééquilibrage est nécessaire. Les ONG et les
écologistes militants ont souvent servi de lanceurs d’alerte, et œuvré très
positivement pour porter les problèmes d’environnement à la connaissance
de tous et au niveau politique. Grâce doit leur en être rendue. Toutefois, ils
ne sont pas les seuls : tout le monde a en tête le rôle déterminant des
scientifiques du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
16
l’évolution du climat) . La science n’exclut pas le militantisme, ni
l’inverse, mais ce sont des activités distinctes. Les deux peuvent utilement
servir la démocratie dans le monde.

La science et le citoyen du futur

Quo vadimus ?
Allons-nous dans un mur ? Et à vive allure ? C’est tout à fait possible.
Si, comme je le pense, nos démocraties se dégradent, et si nous n’en
modifions pas les trajectoires, elles pourraient bien se détériorer plus
encore. L’avenir pourrait être pire que le tableau en demi-teinte que j’ai
dépeint jusqu’ici. Le risque existe. Pourquoi ? Parce que, à ce stade, j’ai
surtout cherché à identifier des défauts de robustesse existants qui
fragilisent nos démocraties aujourd’hui. Il me reste à me projeter dans le
futur, exercice incertain, voire périlleux, auquel j’ai décidé de me livrer
dans les quatre expériences de pensée qui suivent. Certaines recoupent des
17
réflexions évoquées par d’autres . Peu importe qu’elles paraissent farfelues
du moment qu’elles font réfléchir. Après tout, la science-fiction n’a-t-elle
pas souvent visé juste ? On va voir que cette démarche met en lumière un
autre risque de taille : le citoyen d’aujourd’hui a toutes chances de perdre
ses repères dans le monde de demain, et, par conséquent, de se trouver dans
l’incapacité d’exercer correctement sa citoyenneté.

Quatre expériences de pensée

SUR L’AVENIR DU TEMPS LIBRE ET DU TEMPS LIBÉRÉ

Le temps libre célèbre l’affranchissement de l’homme vis-à-vis des


contraintes élémentaires de la survie. Il s’est énormément accru, grâce à la
réduction du temps de travail, du temps requis pour garantir sa survie :
recueillir de la nourriture, se chauffer l’hiver, etc. Jusqu’où s’accroîtra le
temps libre ? Le temps libéré augmente et ne cessera pas d’augmenter. Cela
m’évoque un livre de science-fiction des années 1970 (que hélas, je n’ai pu
retrouver) qui décrivait une société de plus en plus robotisée. La nécessité
que tous travaillent s’amenuisait, alors que la richesse collective
augmentait. Tous recevaient abondamment de quoi vivre. Le bouquet était
l’inversion finale : il fallait payer pour travailler. Cette parabole mérite
réflexion. Elle nous invite à penser, avec le philosophe André Gorz, qu’il
faut bâtir une « société du temps libéré 18 ».
Cela risque de ne pas être si simple qu’on l’imagine. Je ne crois pas,
19
comme d’autres , que le temps libre est une denrée inoffensive. Le temps
libre est consommateur de ressources, et celui des riches n’est pas celui des
pauvres. Il est plus ou moins bien vécu. Si une partie des retraités coulent
des jours tranquilles, beaucoup s’ennuient à en mourir. Il existe une
économie du temps libre dont l’importance va croissant. On voit d’ailleurs
émerger, sous couvert de temps libre, des espaces de travail informels qui
fonctionnent sur le mode du troc : des plateformes digitales proposent et
organisent des échanges de services non rémunérés, ouvrant une nouvelle
forme d’économie parallèle non taxable, ce qui pourrait créer de nouveaux
problèmes sociaux.
Je me demande donc si cet énorme progrès de l’humanité pourrait aussi
être la source d’un de ses plus grands problèmes. Que va-t-on faire de ce
temps libre ? Il va croissant en valeur absolue (nous travaillons moins et
vivons plus longtemps) comme en valeur relative (grâce aux nouveaux
instruments de connaissance et de communication). Le temps libre s’en
trouve, en quelque sorte, dilaté. Tout va plus vite et chacun peut mener de
multiples activités en parallèle.
Sera-ce le temps de l’égoïsme, uniquement tourné vers le plaisir et les
intérêts de chacun pour ceux qui en ont les moyens, et le temps de la misère
et du désespoir pour les autres ? On pourrait redouter, par exemple, que le
temps libre non voulu, c’est-à-dire le chômage, se répande, jusqu’à toucher
des milliards de personnes. On pourrait imaginer que l’usage des drogues se
généralise, ou que la baisse de la culture aboutisse à des formes addictives
d’abêtissement dans une partie au moins d’une l’humanité désœuvrée.
À l’inverse, ce temps libre sera-t-il dirigé vers le rapport altruiste avec les
autres ? On pourrait alors espérer une société plus aidante et plus
conviviale. Deux options extrêmes, ou un mélange des deux ? Au
demeurant, promouvoir l’altruisme apparaît sous ce nouvel angle comme
une impérieuse nécessité.

SUR L’AVENIR DU TRAVAIL

On ne sait pas encore si la révolution numérique en cours va détruire


plus d’emplois qu’elle n’en créera, voire engendrer un énorme chômage de
masse. Les économistes sont indécis, mais il est d’ores et déjà clair que la
nature et le niveau des emplois vont connaître des modifications profondes.
Beaucoup pensent que les emplois créés seront d’une qualité inférieure à
ceux qui auront disparu, ceux-ci ayant été supplantés par des robots, des
plateformes digitales bourrées d’intelligence artificielle et d’algorithmes
plus performants et plus fiables que les humains auxquels ils se substituent.
Cette dégradation a été très commentée 20 et je n’y reviens pas.
La rapidité de l’évolution de l’intelligence artificielle fait penser que
chacun changera de métier plusieurs fois dans sa vie, à mesure que les
algorithmes se succèdent, et avec eux les compétences nécessaires à
l’accomplissement du travail. La souplesse de l’enseignement et la
formation permanente seront donc essentielles pour produire des
travailleurs aux compétences adaptées à des évolutions rapides. Mais ce
modèle est-il soutenable ? L’adaptabilité des personnes et leurs capacités
d’apprentissage diminuent avec l’âge. Est-il réaliste de croire qu’une
personne d’âge mûr pourra, sans traumatisme, se remettre en question et
réapprendre un nouveau métier, « high-tech » de surcroît ? Sommes-nous à
l’aube de nouvelles discriminations, positives pour les primo-entrants bien
formés sur le marché du travail, et négatives pour la classe d’âge
précédente ? Réduction du temps de travail aidant, irons-nous vers des
carrières analogues à celles des sportifs professionnels ? Une dizaine
d’années de travail pour les jeunes en tout et pour tout ?

SUR LA MAÎTRISE DE L’INFORMATION

Toujours en raison de la croissance des performances de l’Internet, la


quantité d’information accessible à tous croît de façon vertigineuse. Elle est
de qualité très hétérogène. On y trouve de tout, du vrai comme du faux.
Comment faire le tri ? Comment éviter de tomber dans les pièges des
fausses nouvelles distillées par légèreté, erreur ou malveillance ? Si cela se
généralise de trop, où ira la vie démocratique ? Comment le vote des
citoyens sera-t-il éclairé ? Faudra-t-il payer, et de plus en plus cher (comme
cela commence à se faire) pour avoir accès à de l’information juste ? Ici
encore, on peut anticiper une rupture d’égalité entre les citoyens et une
nouvelle forme de discrimination entre des élites bien informées et un
peuple égaré dans un espace informationnel pourri par les fausses nouvelles
et infecté par les virus idéologiques. Nul doute que, dans ce scénario,
l’information sera plus encore un instrument de pouvoir au service des
mieux informés, des plus puissants et des plus riches. Voilà encore, dans les
décennies à venir, une faille grave dans la robustesse des démocraties.

SUR LA « MANIPULATION » DU VIVANT

On comprend de mieux en mieux le fonctionnement de l’organisme


humain, et cela a au moins deux conséquences majeures. S’agissant du
corps dans son ensemble, on apprend à mieux installer des « prothèses »,
biologiques (cellules souches, tissus, organes), ou artificielles, et de surcroît
« intelligentes », qui bientôt informeront en continu un médecin souvent
virtuel, lui-même bourré d’intelligence artificielle. Cela prend un relief
particulier avec les progrès des connaissances sur le cerveau qui permettent
d’envisager des interfaces cerveau-intelligence artificielle. Cette perspective
est plus lointaine mais désormais crédible. Hors de toute « chirurgie », ces
connaissances éclairent les mécanismes de l’apprentissage et de la
mémoire, et font d’ores et déjà l’objet d’applications dans l’éducation 21.
Ces perspectives sont plutôt réjouissantes lorsqu’il s’agit de prévenir et
de traiter des maladies comme les cancers, mais plus problématiques
lorsqu’il s’agit du cerveau, et des circuits de cognition et de décision des
personnes. Comme tous les développements scientifiques d’importance,
ceux-ci ont, en puissance, leurs bons et leurs mauvais côtés. D’une part, on
peut en attendre de grands progrès en médecine. De l’autre, on entrevoit des
possibilités significatives d’instrumentalisation de l’être humain. On peut,
bien sûr, réglementer les applications de la science, mais ce qui est interdit
ici pourrait être autorisé ailleurs. L’interdiction des manipulations
génétiques de l’Homme ne semble pas être un tabou incontournable en
Chine, pays dans lequel la recherche sur les animaux transgéniques est
extrêmement active, et où, pour la première fois, en 2017, des embryons
humains ont été génétiquement modifiés in vitro 22. Ces développements
n’ont pas, pour l’heure, suscité de questionnement particulièrement vif.
Cela ne manque pas d’ironie pour qui, comme moi, a vécu et suivi les
violentes polémiques sur les « manipulations génétiques » et les OGM dès
23
la naissance du génie génétique dans les années 1975 .

Les citoyens perdront-ils leur capacité


d’exercer leur citoyenneté ?
Qu’adviendrait-il des citoyens, si les perspectives ainsi ouvertes se
réalisaient, même en partie ? La réponse est claire : pour la plupart, les
citoyens d’aujourd’hui perdraient leurs repères et seraient dans l’incapacité
d’exercer pleinement leur citoyenneté. Cela a, je pense, déjà commencé, et
peut fournir un élément d’explication (c’est loin d’être le seul) à la montée
des populismes et aux replis des pays sur eux-mêmes 24. Ces problèmes qui
affectent et vont affecter plus encore la vie des gens ne sont, dans une large
mesure, ni à leur portée, ni entre leurs mains. Pour certains, la solution est
simple : fermons les frontières, vivons entre nous, et réglons nos problèmes
nous-mêmes. Sauf que cela ne peut pas marcher. Il faut prendre la question
autrement. Il faut anticiper les évolutions en fonction desquelles il est
impératif que les citoyens s’éduquent pour pouvoir rester de vrais citoyens.
En fait, leur liberté est en jeu et l’avenir de la démocratie en dépend. Pour
que leur démocratie survive, ils devront littéralement, et sans arrêt,
réapprendre à vivre.
Mieux « profiter » de la science
et des intellectuels

La démocratie a besoin de ses savants


et de ses intellectuels
La science est mondiale. Elle est structurée dans une forme d’institution
internationale qui, par son histoire et sa culture, est largement habitée par
l’esprit de la démocratie, dont la recherche scientifique est imprégnée, tant
elle revendique la liberté. Cette force aujourd’hui sous-utilisée pourrait
contribuer beaucoup plus à propager l’esprit de la démocratie. Pourquoi ne
le fait-elle pas ? Parce que les scientifiques n’en ont pas reçu la mission, et
estiment (justement) qu’ils n’ont pas à mélanger la politique avec leurs
activités scientifiques. Ils le font à bas bruit, par des prises de position
individuelles, plus rarement collectives, généralement par des textes, des
rapports et des manifestes élaborés, par exemple au sein des Académies.
Leur impact est assez faible. Il s’est même affaibli à mesure qu’a grandi la
méfiance vis-à-vis des « experts », trop rapidement accusés de n’être pas
objectifs en raison de conflits d’intérêts plus ou moins occultes. Si on veut
mobiliser la science au bénéfice de la démocratie, et redonner aux
scientifiques un pouvoir d’influence légitime, il faut le leur demander (ils
ne le feront pas d’eux-mêmes), et l’organiser pour eux (c’est une décision
politique qui ne leur appartient pas). Les mêmes considérations valent pour
l’ensemble des intellectuels.
Les communautés scientifiques (et les intellectuels) devraient participer
beaucoup plus activement au débat démocratique public. Cela inclut, mais
dépasse le problème d’explication de la science au public, qui est un
problème réel, et un véritable enjeu de démocratie : il faut que le public ait
une bonne perception des avancées de la science, dont une partie de son
avenir dépend, de façon à pouvoir en gérer les retombées possibles,
positives comme négatives. Cela requiert un travail de vulgarisation et de
communication dont les scientifiques sont assez peu friands, et dans
l’exercice duquel ils ne brillent pas toujours.
Outre cet indispensable travail explicatif, le fait que, selon moi, et de
son propre mouvement, la science va devenir plus citoyenne et plus
« sociale » est déjà une bonne nouvelle pour le bien-être des citoyens. Mais
au-delà encore, elle devrait se fondre plus intimement dans la démocratie,
en se mêlant délibérément au débat public. Les scientifiques, auxquels
j’associe d’autres intellectuels et penseurs, devraient y participer comme
tous les autres citoyens. Sans chercher à imposer leur « cléricature »,
comme le dit joliment Michel Serres 25, ils pourraient, dans le cadre de la
discussion citoyenne consensuelle que j’imagine, être des apporteurs de
méthode. Ne sont-ils pas des professionnels de la méthode scientifique et du
raisonnement rigoureux ? Il faudrait les inviter dans ces instances de
discussion et les missionner pour y participer. À défaut de quoi, ils resteront
dans leurs bureaux et leurs laboratoires.

Éduquer et s’éduquer

APPRENDRE ET APPRENDRE À APPRENDRE

Éduquer : voilà le maître-mot ! L’éducation est le moteur de toute


évolution sociale positive. Elle est au cœur du projet démocratique 26, elle
est l’un de ses fondements, une des valeurs princeps puisqu’elle apprend
aux citoyens à vivre ensemble, librement, et en paix. Cela suppose un
savoir-faire, un apprentissage de la tolérance et du contrôle de la violence
qui habite certains citoyens et groupes sociaux. Cette assertion résonne de
plus en plus fort à mesure qu’incivilités et violences deviennent routinières
dans certaines sphères de la société. L’idée que l’éducation peut et doit aider
à nourrir et à améliorer la démocratie fait globalement consensus. Une
version minimale est, en France, l’éducation civique, dans un cadre laïc,
dispensée à l’école et au collège. Il faut évidemment éduquer les plus jeunes
et leur inculquer les valeurs et les notions dont ils pourront faire usage toute
leur vie (à commencer par les valeurs d’altruisme et de devoir
d’altruisme 27), ainsi que des rudiments de pensée complexe 28. Mais cela ne
suffit pas : tout aussi important et peut-être plus, il faut éduquer et
s’éduquer à tout âge.
Que faut-il apprendre aux adultes comme aux plus jeunes ? Des valeurs,
bien sûr, et, notamment, l’altruisme et le sens du devoir, qui sont les
chaînons manquants des valeurs démocratiques. Mais il faut aussi
apprendre la méthode scientifique et la rigueur dont elle est porteuse. Il faut
la livrer sous plusieurs de ses formes, dont celle qui permet d’utiliser la
pensée complexe, pour leur faciliter l’approche de la complexité croissante
du monde. C’est la condition sine qua non pour que chacun soit en mesure
de se diriger dans une masse croissante d’informations et de données ; de
distinguer le vrai du faux ; de dialoguer raisonnablement avec les autres,
condition indispensable d’une restauration du dialogue démocratique ; de se
faire expliquer les développements de la science qui peuvent influer sur sa
29
vie. Enfin, il faut que chacun apprenne à apprendre , puisque le
mouvement de la connaissance est si rapide et si profond que les manières
d’apprendre varieront au cours de l’existence.

FORMER LES CITOYENS À LA CITOYENNETÉ

Hormis l’assassinat de la démocratie par ses propres citoyens, je ne vois


rien de plus désastreux que sa mort lente due à la perte, par ces derniers, de
leur capacité d’exercer correctement leur citoyenneté dans le monde de
demain. Pour l’éviter, deux utopies convergent : l’utopie du rétablissement
d’une culture de la discussion entre les citoyens, et l’utopie « éducative »
qui voudrait qu’ils apprennent, et apprennent à apprendre, afin de pouvoir
s’adapter convenablement et lucidement à des évolutions qui sinon les
dépasseront et possiblement les broieront. Or cette dernière fait déjà l’objet
d’expérimentations qui associent la science ouverte et l’intelligence
collective 30.
Les deux problématiques ont de nombreux points communs. L’une est
plus immédiatement préoccupée du politique, et l’autre plus orientée vers
l’assimilation de la science (particulièrement l’intelligence artificielle).
L’une fait plutôt usage des scientifiques comme « professionnels de la
raison » (dont ils ne sont évidemment pas les seuls détenteurs), et l’autre
plus comme apporteurs de savoirs. Mais toutes deux ont pour objectif de
mieux équiper les citoyens de demain, et reposent sur des démarches
ascendantes, qui partent du terrain, dans lesquelles les scientifiques et des
membres des « élites » reçoivent ou endossent une mission citoyenne.

Faire de l’environnement un enjeu


de démocratie
D’un côté, nous devons améliorer le bien-être et la justice sociale. De
l’autre, il faut réussir à gérer l’indispensable transition environnementale à
l’échelle planétaire, dans laquelle nous sommes déjà, mais trop
modestement, engagés. Ne nous y trompons pas : les deux enjeux
mobilisent les mêmes valeurs, et sont vitaux pour tous. Aucun pays ne
pourra se protéger en se renfermant sur lui-même. Aucun pays,
démocratique ou pas, ne se mettra à l’abri des changements climatiques, des
pollutions de l’air et de l’eau, des épidémies et autres phénomènes
planétaires qui ignorent les frontières et affectent le monde entier. Aucun
pays ne sera protégé des répercussions sociales désastreuses de ces
évolutions dans d’autres pays, qui inéluctablement sombreront dans la
violence. Les catastrophes sociales couvent. Il suffit d’observer, à titre
d’exemple, ce qu’une pénurie d’eau potable a produit en 2014 dans la
mégapole brésilienne de São Paulo 31 : en quelques jours, l’énergie a
commencé à manquer, les productions industrielles à s’arrêter, la ville s’est
trouvée au bord de l’émeute.
Nos démocraties ne peuvent s’exonérer d’intervenir massivement dans
la résolution du problème mondial. Ce n’est pas seulement une question de
responsabilité historique, et d’éthique. C’est dans notre intérêt de nous y
atteler, ce que des entreprises de toutes dimensions et de toutes activités
commencent à comprendre, suppléant, aux États-Unis par exemple, les
défaillances coupables du pouvoir politique central. Ici, la responsabilité de
l’Union européenne est engagée. Non parce qu’elle pourrait se targuer, à
tort ou à raison, d’être la mère de toutes les démocraties, mais parce qu’elle
est le plus grand groupement de démocraties organisées au monde, et que si
elle ne parvient pas à s’entendre pour jouer le rôle qui lui revient, ce sera un
pays non démocratique comme la Chine qui, sur ce sujet vital, prendra la
barre du système mondial.
Conclusion

Dans la tempête,
ouvrir grands les yeux

Ce sont moins les extrêmes qui progressent


que le cœur de la démocratie qui s’effrite
Aucun doute n’est possible. Nos démocraties sont bel et bien dans la
tempête. Elle ne se calmera pas d’elle-même, et ce que nous observons
aujourd’hui n’en est probablement que le début. Il faut nous mettre au
travail pour la juguler. Nous n’y parviendrons pas sans revoir et réviser les
fondements de nos démocraties et sans en améliorer le fonctionnement.
Arrêtons donc de nous bercer de l’illusion que nos démocraties sont en
l’état, et sans contestation possible, le meilleur des régimes politiques. Nous
ne pouvons plus nous contenter de ressasser ce slogan. Nous devons nous
départir de l’idée mal argumentée que, puisque la démocratie est le meilleur
des régimes politiques, et que ses succès sont supérieurs à ceux de tous les
autres, elle ne peut que s’installer partout. Cette vision est simpliste,
inexacte et hasardeuse. Elle repose sur la croyance naïve que le désir de
liberté ne peut que s’imposer par rapport à la force, espoir parfois réalisé,
mais auquel l’histoire a apporté nombre de démentis flagrants. Cette
autosatisfaction nous conduit à nous aveugler, à nous accommoder de
défauts pourtant évidents, et à baisser la garde quant aux améliorations qui
doivent être apportées à un régime forcément imparfait qui, par nature, doit
s’adapter sans relâche.
Les menaces extérieures ne sont pas forcément les plus dangereuses
pour les nations démocratiques prises individuellement, mais elles peuvent
être corrosives pour la démocratie dans le monde. Ce n’est pas en Europe
que le « modèle » autoritaire chinois a vocation à s’exporter. C’est dans les
pays en développement. Pour ceux-ci, les démocraties occidentales gardent
leur attrait, mais elles ne leur montrent pas forcément la meilleure voie pour
sortir des énormes problèmes économiques et sociaux auxquels ils font
face. Il existe suffisamment d’exemples de réussite de dictatures éclairées
pour que la question de l’autoritarisme politique soit légitimement posée.
Or, quand il s’installe, rien ne garantit qu’il ne sera qu’une simple étape
vers un régime démocratique ultérieur. Il faudrait au moins que les
démocraties existantes fassent la démonstration d’une efficacité sociale
désirable, qui s’exprime dans un bien-être clairement supérieur à celui
obtenu autrement.
La perspective d’un monde où les régimes autoritaires proliféreraient
n’a rien de plaisant. Mais celle d’un monde croulant sous les inégalités,
avec d’énormes poches de pauvreté, des pollutions croissantes, un
réchauffement climatique délétère, une biodiversité en chute libre et
d’immenses zones d’instabilité politique, n’est pas très séduisante non plus.
J’ai insisté sur la croissance démographique. Ne nous y trompons pas :
pendant quelques décennies, elle sera un facteur d’aggravation plutôt que de
résolution des problèmes qui nous attendent. En perspective, les difficultés
de nos démocraties, et pas seulement comme terres d’accueil, ne peuvent
que croître. Nous devons nous y préparer, avec des dispositifs robustes,
capables de résister à l’instabilité croissante du monde, et à notre instabilité
interne, qui elle aussi se développe. Pour ce faire, nous devons revoir nos
principes fondateurs.
Il faut être à l’écoute, et être réceptif à l’impatience des citoyens, à la
colère qui couve, et à la peur qu’ils commencent à exprimer. Elles reflètent,
je crois, un mélange de sentiments d’injustice et d’impuissance, associés à
une perte de confiance dans des États démocratiques jugés incapables de
résoudre les problèmes qui les concernent directement. Elles s’incarnent
dans des discours provenant des extrêmes, qui sont endossés par défaut.
Mais, soyons-en convaincus : ce sont moins les extrêmes qui progressent
que le cœur de la démocratie qui s’effrite.
Il faut revenir à ce cœur et retisser les fils de ce que démocratie veut
dire. Ce n’est ni une affaire de droite, ni une affaire de gauche : c’est un
effort de déconstruction et de reconstruction qui nous concerne tous, et qui
touche un ensemble de processus et de concepts. Nous devons être pénétrés
de l’idée que c’est bien d’un ensemble qu’il s’agit. N’imaginons pas que de
simples aménagements de la représentation et des procédures électorales
vont régler les problèmes des démocraties contemporaines. Non : ceux-ci
doivent être pris dans leur globalité et leur complexité, disséqués et
analysés dans toutes leurs parties afin de les corriger patiemment.

Penser la démocratie dans sa complexité


et en cinq dimensions

APPRÉHENDER LA DÉMOCRATIE DANS


SA COMPLEXITÉ
Il est donc impératif que nos démocraties évoluent, s’adaptent,
s’améliorent, soient plus coopératives et plus aidantes. Pour penser ces
changements nécessaires, il est indispensable de se confronter à la
complexité des systèmes sociaux. Cela demande un peu de méthode, et
notamment d’utiliser la pensée complexe. Rien de bien difficile. Il s’agit de
se familiariser avec quelques concepts, comme celui de « robustesse », de
se placer dans une posture intellectuelle particulière, où l’on examine les
systèmes au niveau global (le « macro », le « tout », l’universel) et à
l’échelle de leurs parties (le « micro », les « parties », le contextuel). Cela
requiert une forme de « navigation intellectuelle », qui exige autant de
rigueur que de souplesse.
En tant que telles, la pensée complexe et la posture intellectuelle qu’elle
induit ne résolvent rien, mais elles peuvent nous aider à appréhender la
démocratie dans sa complexité. Encore faut-il organiser cette dernière de
façon qu’elle puisse être analysée utilement. C’est pourquoi j’ai choisi de la
structurer en cinq dimensions, afin d’être en mesure d’en analyser la
robustesse, de repérer des faiblesses de la démocratie dans chacune d’entre
elles et de chercher des corrections appropriées. Je les résume ci-dessous.

FINALITÉS

Avant tout, il nous faut clarifier et proclamer les finalités de la


démocratie. Celle-ci ne peut être que l’expression de la volonté du peuple,
mais ne peut pas être un pur produit des procédures démocratiques
ordinaires. Pour moi, la finalité primordiale est sociale, et consiste à
améliorer le bien-être du peuple dans une perspective humaniste. On peut et
on doit débattre des chemins à suivre, et des objectifs de court et moyen
terme proposés par les gouvernements successifs. Mais il ne saurait y avoir
d’ambiguïté sur cette finalité. Cette affirmation est lourde de conséquences.
D’une part, elle implique un véritable souci de justice sociale. De l’autre,
elle rend illégitime l’ultralibéralisme qui ne pose pas ce bien-être au
sommet des priorités, mais en fait la conséquence seconde d’un
hypothétique ruissellement par le haut. Il peut arriver que la prospérité des
riches finisse par donner un peu plus de bien-être aux plus démunis. Mais
cette théorie, largement inexacte, est assurément injuste, surtout si, comme
il est avéré, l’écart se creuse entre les plus riches et les plus pauvres. Adossé
à un système financier international globalisé, devenu une puissante
industrie, l’ultralibéralisme tend à échapper aux lois des démocraties, sinon
à les asservir, et prend une figure dictatoriale.
Soyons clairs : le libéralisme est conforme aux principes de la
démocratie. L’ultralibéralisme ne l’est pas. Ce n’est plus une branche du
libéralisme au sein de l’espace démocratique. C’est, par sa volonté
hégémonique, un ennemi de la démocratie. Ce qui est en question ici n’est
pas l’argent en tant que tel, c’est le refus par les ultralibéraux de toute
régulation. Il faut combattre l’ultralibéralisme, et sa figure de proue,
l’ultralibéralisme économique, et promouvoir un libéralisme altruiste.

VALEURS

La deuxième dimension est celle des valeurs. La déficience majeure est


le déficit d’altruisme. L’altruisme est, à l’échelle individuelle, le pendant de
la solidarité à l’échelle collective. L’une ne peut aller sans l’autre. Il faut
donc développer l’altruisme, et le faire dans ses deux composantes : celle
des sentiments « positifs », et celle de la raison, que j’appelle l’altruité. Ce
versant est tout aussi essentiel que le premier parce que lui seul peut fonder
des règles et des lois. L’altruité est un devoir rationnel, et l’altruisme
comporte un devoir moral. Cultiver l’altruisme, retrouver le sens de nos
devoirs envers les autres sont indispensables au bon développement de nos
démocraties, et même à leur survie.

PROCÉDURES
Règles et lois, de même que nombre de procédures informelles relèvent
de la troisième dimension, celle des procédures. Elles sont déjà très
organisées, mais certaines peuvent être améliorées. Le déficit majeur n’est
pas à chercher dans la représentation. Il est celui de la discussion. La
discussion démocratique ne peut être réduite à des dialogues superficiels, et
frappés du sceau absurde de l’immédiateté. Il ne peut suffire de parler à son
téléphone, d’utiliser son ordinateur, d’échanger sur les réseaux sociaux et de
glaner sur tel ou tel serveur des informations de toutes sortes. Cela est fort
utile et sans doute plaisant. Mais il faut encore parler à « l’autre », le
rencontrer physiquement, discuter, argumenter en face à face, à tous les
niveaux, dans la vie personnelle, professionnelle et démocratique. Cet accès
1
« à l’autre » est l’un des modes de réalisation de l’altruisme.
De surcroît, la discussion démocratique ne peut se nourrir que
d’oppositions qui renvoient souvent à d’obscures et mesquines luttes de
pouvoir. Sur certains sujets, il faut apprendre à chercher, à trouver et à
accepter le consensus. D’où la proposition d’installer sur le territoire
national un vaste réseau de discussion citoyenne, orientée vers la recherche
de consensus, fonctionnant en continu, plutôt que rythmé par les échéances
électorales, et se saisissant de tout problème d’importance citoyenne. On
peut l’imaginer de diverses manières : les débats pourraient se tenir dans les
mairies et/ou dans d’autres espaces publics ; une agence de l’État, et des
agences régionales pourraient dispenser les ressources nécessaires, aider à
organiser les questionnements, faciliter les échanges et les remontées
d’information, etc. Lâchons la bride à notre imagination, mais bâtissons un
dispositif de participation véritable à la vie citoyenne, qui accompagne un
changement de culture.

EFFICACITÉ

La quatrième dimension, peu classique, est celle de l’efficacité. Cette


notion suppose que les finalités soient claires, insensibles aux fluctuations
politiques et qu’elles soient déclinées en objectifs de long terme,
suffisamment consensuels, avant d’être articulés en objectifs
gouvernementaux plus spécifiques. Estimer l’efficacité sera souvent plus
qualitatif que quantitatif, et requiert des indicateurs et des processus
particuliers. L’injection de méthode scientifique dans certains processus
sociaux est de nature à en améliorer l’efficacité.
Le concept d’efficacité de la démocratie est important, parce qu’il
capture une bonne part des imperfections et des dérives de nos démocraties
tout en fournissant un guide pour les corriger. Il se fonde sur l’amélioration
du bien-être des individus, mais ne s’en satisfait pas. Il implique la justice
sociale et l’intérêt général. Sociale dans son essence, la notion d’efficacité
ne manque pas de toucher à l’économie, dont elle est partenaire : elle ne lui
est en rien hostile, du moment que celle-ci ne revendique pas la primauté
sur le social. Parce que c’est le cas de l’ultralibéralisme économique et de la
finance mondiale totalement dérégulée, elle en est, par construction,
l’adversaire.

PLANÉTARISATION

La cinquième dimension est planétaire. La scène internationale est


diverse. Les démocraties y côtoient de nombreuses nations non
démocratiques, avec lesquelles elles doivent régler leurs relations. Une
question théorique importante est celle de l’altruisme national, complément
de la solidarité internationale. Les démocraties occidentales ne sont ni
toujours, ni suffisamment exemplaires. Aux grands enjeux climatiques et
environnementaux s’ajoutent des enjeux non moins essentiels, qui
concernent la pauvreté, les précarités, le traitement réservé aux populations
migrantes ou déplacées, aux femmes et aux enfants, notamment en situation
de conflit. Ces enjeux sont critiques en tant que tels. Ils le sont aussi pour
les démocraties dont la survie dépend pour partie de la bonne résolution des
immenses problèmes qui se posent ailleurs dans le monde, et du rôle
qu’elles y joueront. Les États-Unis d’aujourd’hui, loin d’être un modèle, ont
basculé du côté sombre de la démocratie, où l’« illibéralisme » pointe la
tête. Le prétendu « pays de la liberté » est asphyxié par la conception
ultralibérale de la liberté, conception extrême qui renie ses propres limites.
Face à cette défaillance, que l’on espère de courte durée, les démocraties
européennes portent une responsabilité particulière dans la défense et la
promotion de la démocratie dans le monde.

Dégager un nouveau récit et se mettre


au travail

Un autre récit ?
Notre récit actuel sur la démocratie est usé. Il en faut un nouveau, que
nous peinons à trouver. Ici et là, nos « intellectuels », de droite et de gauche,
s’interrogent. Beaucoup de considérations généreuses et intelligentes, peu
de propositions convaincantes 2. Certains font un mea culpa quand d’autres
livrent un aveu d’impuissance. Je m’aventure donc à résumer mon récit en
quelques lignes :
La démocratie que nous avons à rajeunir et à reconstruire doit être
fondée sur les valeurs de liberté, d’égalité, d’équité, d’altruisme et de
solidarité. Elle vise le bien-être de tous dans le cadre de l’intérêt général, et
recherche la justice sociale. Son régime politique est celui du libéralisme
altruiste. Elle s’efforce à l’efficacité sociale dans tous ses domaines
d’activité et vérifie à tout moment sa robustesse. Elle se construit et se
régénère à partir de sa base, c’est-à-dire à partir de citoyens responsables,
dans un mouvement ascendant respectueux de ses valeurs et de ses lois. Les
citoyens s’inscrivent dans une dynamique de la discussion, dont les fruits
sont continûment transmis à leurs représentants et dirigeants régulièrement
élus.
Encore une utopie ? Sans aucun doute, mais raisonnée et assumée.
N’était-il pas entendu dès le départ que nous avons besoin d’un nouveau
récit sur la démocratie, un récit capable de nous convaincre et de convaincre
les jeunes générations ? Ce récit n’est d’ailleurs pas si différent de celui de
Périclès que j’ai cité en exergue. On notera qu’aucun régime autoritaire ne
peut s’en emparer. Seul un régime démocratique est capable de faire face
sans violence aux évolutions que j’anticipe. Celles-ci sont donc à la fois un
défi et une chance pour la démocratie.

Se mettre au travail
Je ne doute pas que nous soyons nombreux à vouloir relever nos
manches et nous mettre à l’œuvre pour sauver nos démocraties du déclin ou
d’une mort annoncée. Mais par où commencer ? La tâche est rude. Il s’agit
de penser et de mettre en place, non pas un seul dispositif miraculeux, mais
un ensemble de changements qui ne se produiront pas tout seuls. Nul n’a la
naïveté de croire que, du jour au lendemain, tout un chacun va devenir
altruiste, se mettre à réfléchir, à se livrer à une introspection rationnelle de
bonne foi, discuter avec son voisin et faire émerger une nouvelle forme
d’auto-organisation sociale. Comme le rappelle justement Jürgen
Habermas : « Le problème de la faiblesse de la volonté n’est pas résolu par
la cognition morale 3. »
Ma conviction est qu’il est possible de commencer par expérimenter la
forme particulière de démocratie délibérative que j’ai évoquée plus haut,
dispositif dans lequel il faut impliquer les forces intellectuelles des nations 4.
N’est-ce pas un bel enjeu pour les élites, scientifiques et autres, que mettre
leurs savoirs et leurs compétences au service des citoyens ? Notamment
dans les groupes de discussion dont je suggère la mise en œuvre ? Ou par
n’importe quel autre moyen ? Et un bel objectif pour nous, intellectuels de
tous bords, chercheurs, universitaires, philosophes, sociologues, journalistes
qui commentons avec tant d’intelligence les affaires de ce monde ? N’est-ce
pas de notre ressort, et de notre responsabilité ? L’un des grands enjeux des
démocraties est aujourd’hui de mobiliser ces forces vives, trop isolées dans
le tissu social. Au fond, les démocraties se sont construites afin que les
révolutions ne soient plus nécessaires, et pour éviter de futures guerres
civiles et les bains de sang. Il est temps, dans la situation de plus en plus
complexe et difficile qui les attend, que se remobilisent les forces
d’évolution et non de révolution.
Nous sommes nombreux à aimer la démocratie, et à éprouver pour elle
un attachement indéfectible. Défendons ce formidable capital, pour
entraîner ceux dont la conviction vacille. Mais soyons bien conscients qu’il
y a une différence entre l’amour et les preuves de l’amour. Quelles preuves
donnons-nous, nous, les intellectuels, de notre attachement à la
démocratie ? Aidons à concevoir ces groupes de discussion, contribuons à
les animer, mélangeons-nous aux autres, et mettons-nous à leur service.
Continuons à produire du savoir et de la réflexion et à écrire des ouvrages
que nous espérons géniaux. C’est notre fonction première. Mais passons
aussi aux travaux pratiques et sortons de nos bureaux. Arrêtons de travailler
pour nous-même et notre modeste gloire. Allons à la rencontre des autres.
La nation démocratique attend plus de nous que des analyses et des rapports
sur ce qu’il faudrait faire, assortis d’injonctions aussi pertinentes
qu’inefficaces. Notre gloire demain ne viendra pas que de nos écrits et de
nos discours. Elle viendra aussi de notre participation à un travail
d’intelligence collective qui dégagera les récits de la future démocratie,
ceux qui nous enthousiasmeront et enthousiasmeront nos cadets.
La démocratie est le meilleur,
et non le moins pire des systèmes
Dans la réalité, nos démocraties sont très imparfaites, et, si, comme
aujourd’hui, elles sont à la peine, nous en sommes responsables. Les
dangers viennent d’abord de l’intérieur de nos démocraties, c’est-à-dire de
nous-mêmes. Beaucoup de signaux nous l’indiquent aujourd’hui : il faut
renouveler la démocratie, sans rien perdre de ses valeurs originelles, mais
en les complétant, en corrigeant ses défauts contemporains, et en l’adaptant
à un monde qui a changé, et qui va changer plus encore. Il y a urgence. Nos
démocraties ont dérivé jusqu’à un point qui réclame une intervention
rapide. En raison de l’évolution de leur environnement planétaire, les
difficultés auxquelles elles devront faire face vont croître. On s’en rend
compte aujourd’hui avec la question des migrants, mais ce n’est qu’un
problème parmi beaucoup d’autres. Il faut nous y préparer et préparer les
changements nécessaires.
Ces réflexions m’habitent depuis longtemps, et je suis heureux de les
livrer maintenant, tant je ressens l’urgence de la situation. La démocratie
est-elle plus à risque aujourd’hui qu’hier ? Sans doute. Y a-t-il d’autres
questions à traiter que celles que j’ai abordées ? Certainement. Mais il faut
d’urgence désamorcer, à l’intérieur même du système, les bombes de
l’individualisme, du populisme et du nationalisme, dont les tenants se
nourrissent à la fois des manquements et des fragilités internes aux
démocraties, et des succès, réels ou prétendus, des détracteurs non
démocratiques de la démocratie.
« La démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les
autres. » Il faut mettre au rebut cette formule de Churchill, mille fois
rabâchée. Elle fait mouche. Elle est assez drôle, mais elle véhicule l’idée
pernicieuse que, quoi que l’on fasse, tous les systèmes politiques sont
mauvais, et que la démocratie vaut à peine mieux, sans même laisser à
entendre qu’elle est améliorable. Je l’affirme avec la plus grande
détermination : la démocratie est le meilleur des systèmes à condition de la
faire évoluer, de se saisir de sa complexité, d’en réaffirmer les finalités et
les valeurs, et d’en améliorer les procédures et l’efficacité dans un contexte
planétaire.
Notes

1. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II.

Introduction
1. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, Odile Jacob, 2009, et Le Manifeste de
l’altruisme, Odile Jacob, 2011.
2. www.resolis.org
3. Hans Rosling, Factfulness. Ten Reasons We’re Wrong About the World – and Why Things
Are Better Than You Think, Flatiron Books, 2018. Steven Pinker, Enlightenment Now, The
Case for Reason, Science, Humanism and Progress, Penguin, 2018.
4. C’est une méthode que j’ai toujours pratiquée dans mes activités de recherche et dans
mon enseignement au Collège de France.
5. Je me suis surtout efforcé d’éviter deux pièges culturels bien français, ceux
de l’autoflagellation, et de l’autosatisfaction. En France, la critique de tout et de rien est un
sport national. De façon surprenante, les sondages nous placent quasiment en tête des
peuples les plus pessimistes sur leur avenir, bien avant des nations pauvres ou très
défavorisées (Enquête BVA WIN Gallup 2015 et 2017). Toutefois, dans le même
mouvement, nous continuons de promouvoir l’universalisme à la française ; nous sommes,
au fond, très fiers de notre système et effarés à l’idée qu’il puisse être contesté. Nous ne
cessons de nous plaindre, en restant convaincus d’être dans le droit chemin et de pouvoir
l’indiquer à d’autres. C’est souvent l’appréciation de la distance qui sépare chacun de nous
du statut dont il estime devoir bénéficier qui nourrit notre hypochondrie récurrente, plus
que notre situation même. Cette ambition est louable, mais doit pouvoir s’inscrire dans la
recherche du bien public, sans conduire au pessimisme le plus noir.
6. Je réfute à l’avance l’étiquette de « scientiste » dont certains voudront peut-être
m’affubler. Je l’ai posé d’emblée et le réaffirmerai tout au long de mon texte : la science
n’est pas tout, la raison non plus, mais leurs vertus doivent être reconnues et utilisées à bon
escient. D’une certaine manière, je défends le savoir et la connaissance scientifiques,
certaines de leurs applications et les scientifiques eux-mêmes. D’aucuns pourront en tirer
argument pour douter de mon objectivité, me taxer de corporatisme, ou invoquer, au vu de
mes expériences passées dans le secteur privé (publiques sur la toile), des « conflits
d’intérêt ». Chacun en jugera. Mais je soulignerai qu’un amoureux de la démocratie peut
l’analyser sainement, et qu’un amoureux de la science, la pratiquer objectivement. C’est
une beauté de l’exercice de la raison, dont les scientifiques sont, en quelque sorte, des
professionnels, que de poser et de respecter les limites assignées à l’exercice réflexif.
7. Philippe Kourilsky, Le Jeu du hasard et de la complexité, Odile Jacob, 2014. J’y décris
et discute l’existence de ce vaste système des défenses naturelles. Il inclut l’apoptose, un
dispositif de mort programmée qui existe dans toutes les cellules du corps. Chacune est en
survie, et peut mourir ou se suicider en fonction des signaux qu’elle reçoit de son
environnement.
8. C’est l’estimation habituellement donnée pour le seul système immunitaire.

Chapitre 1
La complexité et la pensée complexe
1. Edgar Morin, Penser global, Flammarion, « Champs », 2016. Voir aussi Edgar Morin (et
deux citations de Pascal et Descartes) in R. Benkirane, La Complexité, vertiges et
promesses. Dix-huit histoires de sciences, Le Pommier, 2006.
2. Environ 10 milliards de neurones, et jusqu’à 1 million de milliards de synapses.
3. Liu Y. Y., Slotine J. J., Barabási A. L., « Controllability of complex networks », Nature,
2011, 473, p. 167-173.
4. Barabási A. L. et al., « Network Biology : Understanding the cell’s functional
organization », Nat. Rev. Genet., 2004, 5, 101-113.
5. In « Network science » Wikipédia, The Opte project Wikimedia.
6. Pour le meilleur et pour le pire. Les lois de Mendel n’ont été « redécouvertes » qu’en
1900. L’interprétation erronée qui fut faite du concept de gène a contribué, dans les années
1930, à la prospérité des théories eugénistes, qui ont faussement légitimé des
considérations racistes, et ne sont pas étrangères à la diffusion de l’idéologie nazie. Ce
n’est que dans les années 1960 qu’on a fermé, en Europe, tous les lieux où on stérilisait des
alcooliques et des malades mentaux.
7. Postface de Philippe Kourilsky sous forme d’un entretien avec Jacques Printz, dans
Jacques Printz et Daniel Krob, Introduction à la systémique, en préparation. Cette
discussion illustre la distance qui sépare la vision des systèmes complexes vus par un
biologiste et par un ingénieur.
8. C’est la propriété de « simplexité » (comme Alain Berthoz l’a joliment baptisée) que
l’on trouve dans toutes sortes d’objets et de situations. Alain Berthoz, La Simplexité, Odile
Jacob, 2009.
9. Comme d’ailleurs la physique classique et la physique quantique, la relativité partielle et
la relativité générale, etc.
10. En invoquant l’utilité, je suis bien conscient d’ajouter une autre dimension à l’activité
conceptuelle. J’y suis personnellement très attaché. Comme beaucoup, de façon générale, je
juge positivement les actions intellectuelles qui visent à permettre l’action. Cela revient, en
quelque sorte, à doter certaines idées de « modes d’emploi » (comme la Règle d’or évoquée
ci-dessus), qui font partie des attributs souhaitables des concepts complexes.
11. Cette logique, cohérente avec ce qui précède (rôle du hasard, absence de perfection), est
utile pour penser des systèmes complexes de toutes natures, y compris sociaux.
12. Il s’agit des théorèmes de Kolmogorov, qui enrichissent les deux théorèmes de Gödel.
13. Déjà cité in Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit., p. 31 et issu de R.
Benkirane, La Complexité, vertiges et promesses, op. cit.
14. On trouve un nombre croissant d’articles scientifiques comme celui-ci : Ngonghala
C. N. et al., « Poverty, disease, and the ecology of complex systems », PLoS Biol., 2014, 12
(4), e1001827.
15. Luidi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, 1921.
16. Hans Rosling, Factfulness, op. cit. Cet ouvrage identifie dix instincts qui y contribuent,
par exemple, la tendance à dichotomiser puis à opposer. Il est intéressant qu’une partie des
remèdes proposés renvoie, dans une certaine mesure, à la pensée complexe.
17. J’emprunte cette phrase à Alain Supiot.
18. Par exemple, on peut s’amuser à établir un parallèle entre corps social et corps humain,
entre individus (les « agents » de la microéconomie et de la microsociologie) et cellules
constitutives de l’organisme ; entre grandes organisations publiques ou privées (corps de
l’État, entreprises) et organes (foie, reins) ; entre autoroutes et circulation sanguine ; entre
réseaux d’électricité et système nerveux ; entre police et système immunitaire, etc.
Certaines de ces analogies sont amusantes, mais imprécises et pas toujours bien fondées.
On doit en faire usage avec modération. Elles ne suffisent pas à faire un « modèle ».
19. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit., chapitre 10.
20. Le nombre des analphabètes a fortement diminué : 84 % des adultes en 2008, soit plus
de 4 milliards d’adultes, savaient lire et écrire.
21. Chiffres 2017, accroissement d’environ 5 % par an.
22. Par exemple, une voiture « autonome » est « bourrée » d’intelligence artificielle : elle
est supposée, de façon robuste, faire face aux hasards de son environnement. Cela exige
une gestion extrêmement poussée des informations recueillies par un grand nombre de
capteurs sur son environnement et les trajectoires qu’elle emprunte. La rigueur est
impérative.
23. À mon sens pleinement compatible avec celle de Jürgen Habermas, qui est une théorie
du jugement, donc cognitiviste, plutôt qu’une théorie de l’obligation. Jürgen Habermas, De
l’éthique de la discussion, Cerf, 1992, préface de Mark Hundayi, qui note : « L’implicite de
cette architecture (théorique de l’éthique de la discussion) est qu’on ne peut sauver
l’universalisme de la morale que si les questions pratiques sont susceptibles de vérité, c’est-
à-dire, si l’on peut, par de bonnes raisons, s’accorder rationnellement sur des prétentions à
la validité normatives. Pour Habermas, seul le cognitivisme garantit l’universalisme. »
24. La complexité d’une démocratie est-elle plus élevée que celle d’une dictature ? On peut
se poser la question en faisant appel à la théorie des contrôles. C’est surtout en termes
d’efficacité que ce sujet mérite d’être abordé.
25. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Mille et
Une Nuits, 2010.
26. Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Seuil, 2015. Pierre-Henri Tavoillot,
Comment gouverner un peuple-roi ?, Odile Jacob, 2019.
27. Dans cet espace à cinq dimensions, les démocraties réelles peuvent être
« cartographiées » dans toute leur diversité, selon leurs caractéristiques propres.
28. Pour Marcel Gauchet, la dynamique démocratique est la résultante de trois vecteurs, qui
relèvent : du politique (la notion d’un État qui n’est assujetti ni à un Dieu ni à un souverain
absolu) ; du juridique (la déclaration des droits de l’homme) ; et de l’historique (l’idée
d’inventer l’avenir par l’intelligence et le travail). Pour lui, ces vecteurs s’équilibrent tant
bien que mal, d’une façon qui varie dans l’histoire. Dans le langage de la complexité, on
traduirait en boucles d’action et de rétroaction, qui interviennent dans la robustesse du
système. Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, Gallimard, « NRF », 2017.

Chapitre 2
Avis de tempête mondial sur la démocratie

1. Gideaon Rose, « Is democracy dying ? », Foreign Affairs, 2018, 97 (3).


2. Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, Gallimard, 2016.
3. Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How Democracies Die, Crown, 2018.
4. Francis Fukuyama, intellectuel américain influent, publia en 1992 The End of History
and the Last Man (tr. fr. La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Seuil, 2009). Ce livre
eut, à l’époque, un retentissement important. Sa pensée a évolué. Voir son essai « Why is
democracy performing so poorly ? », in Larry Diamond, Marc Plattner (dir.), Democracy In
Decline ?, John Hopkins University Press, 2015, p. 11. Il prend acte d’une récession
démocratique depuis 2006, l’analyse et l’attribue pour partie au moins à la difficulté de
passer d’un État « néopatrimonial » à un État « moderne ». Celui-ci est censé fournir un
ensemble déroutant de services complexes, qui vont des statistiques nationales à la
prévention des désastres naturels et aux trajectoires des avions. Il souligne que les
dirigeants élus doivent disposer d’assez de compétences et d’autorité, tout en restant
accordés à la mobilisation sociale et aux attentes de leurs mandants. Au fond, il plaide,
dans le sens de cet essai, pour une certaine forme d’efficacité dans l’organisation et la
gestion du système complexe qu’est une démocratie, surtout naissante.
5. Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, est particulièrement réputé pour ses
travaux sur l’économie du développement, et ses approches profondément humanistes. Il
m’a beaucoup influencé. Je le citerai souvent. Ici, il s’agit de : Amartya Sen, La
Démocratie des autres, Payot-Rivages, 2005.
6. Alain Badiou, Marcel Gauchet, Que faire ?, Philosophie éditions, 2014, p. 88.
7. Larry Diamond, « Facing up with democratic recession », in Larry Diamond, Marc
Plattner (dir.), Democracy In Decline ?, op. cit. Larry Diamond et Marc Plattner sont les
fondateurs du Journal of Democracy.
8. Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the late Twentieth Century,
University of Oklahoma Press, 1991.
9. Steven Levitsky, Lucan Way, « The myth of democratic recession », in Steven Levitsky,
Daniel Ziblatt, How Democracies Die, op. cit.
10. Larry Diamond, Marc Plattner (dir.), Democracy In Decline ? op. cit. L’ouvrage
contient plusieurs essais, dont un de Larry Diamond, qui discute la question de façon
approfondie.
11. Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How Democracies Die, op. cit.
12. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire, 2018.
13. Plusieurs institutions financières prédisent une nouvelle crise, dont le FMI dans son
rapport 2018 sur la stabilité financière dans le monde.
14. Elle atteint 1 500 milliards de dollars, en raison, non pas de l’augmentation du nombre
des étudiants, mais du coût des études (source : www.economiematin.fr). On peut espérer
qu’en ce domaine, les États-Unis ne nous montrent pas la voie : en France, les « grandes
écoles » et les écoles de commerce privées sont de plus en plus onéreuses.
15. La Chine a aujourd’hui acquis dans le domaine des terres rares une position dominante,
avec 95 % de l’extraction des plus utilisées. Voir Guillaume Pitron, préface de Hubert
Védrine, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et
numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018.
16. Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Odile
Jacob, 2017.
17. Yasha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, op. cit.
18. Joseph Stiglitz, Le Triomphe de la cupidité, Les Liens qui Libèrent, 2010.
19. C’est le « social credit system » (ou SCS). Voir par exemple, Frédéric Schaeffer, « En
Chine, 1,4 milliard de suspects sous surveillance », Les Échos, 6 juin 2018
(https://www.lesechos.fr/06/06/2018/lesechos.fr/0301697836612_en-chine—1-4-milliard-
de-suspects-sous-surveillance.htm).
20. Amartya Sen, La Démocratie des autres, op. cit.
21. Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos
banlieues ?, Fayard, 2015.
22. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, op. cit.
Les Anciens étant notamment le peuple de Lacédémone, celui d’Athènes étant tenu pour
intermédiaire entre les Anciens et les Modernes.
23. Philippe Raynaud, « La liberté française entre la logique et l’honneur, et la passion de
l’égalité », in Monique Vincent, Nicolas Guerpillon (dir.), Valeurs ? Regards croisés sur la
Liberté, l’Égalité, la Fraternité et l’Identité, Descartes & Cie, 2014.
24. Emmanuel Decaux, Noémie Bienvenu, Les Grands Textes internationaux des Droits de
l’Homme, La documentation française, « Doc’en poche », 2016.
25. Yves Madiot, Considérations sur les droits et les devoirs de l’homme, Bruylant, 1998.
26. Sylvie Bermann, La Chine en eaux profondes, Stock, 2017.
27. Phrase prononcée publiquement en 1996 par celui qui était alors maire d’Istanbul.
28. Le terme de nation a été consacré par la création en 1919 de la Société des Nations (qui
sera remplacée en 1945 par l’Organisation des Nations unies).
29. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Mille et Une Nuits, 1997. « Une nation est
une âme, un principe spirituel. […] Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer ce
principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l’affinité religieuse, la géographie, les
nécessités militaires. […] Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le
sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle
suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le
consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune […]. Nous avons
chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il après
cela ? Il reste l’homme, ses désirs, ses besoins. »
30. Gil Delannoi, La Nation contre le nationalisme, PUF, 2018.
31. Pierre Rosanvallon, « Penser le populisme », La Vie des idées, 2011.
32. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, op. cit.
33. Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Les Liens qui
Libèrent, 2017. Cet ouvrage comprend une synthèse récente fondée sur de nombreux
résultats de psychologie expérimentale dont je me suis inspiré ici.
34. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques (1924), PUF, 2012.
35. Yval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, 2018.
36. Nicolas Duvoux, Les Inégalités sociales, PUF, « Que sais-je ? », 2018.
37. Thomas Piketti, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013. On peut aussi consulter
l’Observatoire des inégalités (www.inégalités.fr), de nombreux blogs (www.blog-
illusio.com/2017/02/quelle-est-la-repartition-du-patrimoine-en-france.html), et des bases de
données, comme The Economist Intelligence Unit (www.eiu.com).
38. François Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Seuil, « La République des
idées », 2012.
39. L’égalité est une idée aussi répandue que difficile à préciser (Jean-Fabien Spitz,
Pourquoi lutter contre les inégalités ?, Bayard, 2009 ; Will Kymlika, Les Théories de la
justice, une introduction, La Découverte, 2003). D’abord entendue comme égalité devant la
justice, l’égalité devant le droit s’est élargie en égalité des droits, comme les droits au
respect et à la dignité, et, aujourd’hui, le droit à l’égalité des chances. Sous l’angle
universaliste, l’idée d’égalité est radicale. Elle n’a de sens pratique que dans certains
contextes. Certaines inégalités (par exemple de naissance) sont irréductibles. On ne peut
que s’efforcer de les compenser par la suite. Pour Gösta Esping-Andersen (Trois leçons sur
l’État providence, Seuil, « La République des idées », 2008), les trois grands défis auxquels
l’État providence est confronté sont : la révolution du rôle des femmes ; l’égalité des
chances des enfants ; et l’équité intergénérationnelle, traduite d’abord au niveau des
retraites. D’autres devraient être corrigées, et cela devrait aller de soi. C’est loin d’être
toujours le cas : l’égalité entre personnes de couleur de peau ou d’ethnies différentes se
heurte à des difficultés considérables. Quant à la parité entre les hommes et les femmes,
elle est exemplaire tant elle progresse lentement (pour rappel, le vote des femmes en France
date de 1944 et en Suisse des années 1960) et péniblement, en dépit d’un flot ininterrompu
de bonnes paroles et d’excellentes intentions. Face à quoi, les voies réglementaires
commencent à être privilégiées. Il reste des poches d’inégalités particulièrement
choquantes : en France, la proportion des familles monoparentales est passée de 10 à 23 %
entre 1980 et 2015 ; 35 % vivent avec moins de 60 % du revenu médian et 20 % (3 fois
plus que les couples) au-dessous du seuil de 50 % qui définit une pauvreté sévère ; 80 %
sont des femmes avec enfants, qui représentent environ 1 million de personnes (source :
Insee 2015).
40. Alain Finkielkraut, « Les meilleures intentions », in Monique Vincent, Nicolas
Guerpillon (dir.), Valeurs ?, op. cit.
41. Thibault Muzergues, La Quadrature des classes. Comment de nouvelles classes
sociales bouleversent les systèmes de partis en Occident, Le bord de l’eau, 2018. Il
distingue : la classe créative, celle des bourgeois-bohèmes (ou « bobos »), surtout urbaine
et libérale, en quête d’innovation, et ouverte à la diversité sociale ; une classe moyenne
provinciale ou banlieusarde faite de bourgeois plus nationalistes et conservateurs ; la
nouvelle minorité blanche, surtout ouvrière, très sensibilisée aux questions de la justice
sociale, en quête de reconnaissance de son identité ; et la classe des plus jeunes (les
« millenials » ou « génération Y »), plus diplômés, les nouveaux rebelles, qui voient leur
avenir entravé par des conditions économiques défavorables et par leurs aînés.
Chapitre 3
Finalités
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, édité par Philippe Raynaud,
Flammarion, 2010. Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Arthème
Fayard, 1993. Pour Tocqueville, l’égalité « imaginaire » des conditions compte plus que
l’égalité réelle. Dans le célèbre exemple du maître et du serviteur, l’inégalité ne disparaît
pas mais change de nature. Elle devient « révisable ». « À chaque instant le serviteur peut
devenir maître, et aspire à le devenir ; le serviteur n’est donc pas un autre homme que le
maître. Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander, et qu’est-ce qui force le
second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement ils ne
sont point inférieurs l’un à l’autre, ils ne le deviennent momentanément que par l’effet du
contrat. Dans les limites de ce contrat, l’un est le serviteur et l’autre le maître ; en dehors ce
sont deux citoyens, deux hommes. » « La démocratie n’est pas essentiellement un régime
politique, c’est une nouvelle forme de société qui tend à substituer aux liens préexistants
entre les hommes l’image de l’individu indépendant et égal à tous les autres. »
2. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, op. cit.
3. Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique. Démocratie et révolution, De
Fallois, 1997. Il cite en exemple la noblesse anglaise qui, au XVIIe siècle, consentit à perdre
une partie de son influence, ce qui permit l’émergence d’un parlement démocratique dès
1689 (il est vrai que, en 1649, le roi Charles Ier Stuart avait été décapité). La noblesse
française ne l’accepta pas, et la mutation démocratique se fit dans la violence, un siècle
plus tard.
4. Gil Delannoi, La Nation contre le nationalisme, op. cit. Il note que deux nations
démocratiques ne se sont jamais vraiment fait la guerre. Toutefois, les nations
démocratiques ont souvent fait la guerre à d’autres, et souvent pour de mauvaises raisons,
ce qui module la valeur de son argument et de celui de Raymond Aron : même si la guerre
civile est évitée, des citoyens sont envoyés en guerre à l’extérieur des frontières.
5. Même si celui-ci est essentiel, et largement documenté. Voir, par exemple, Alain
Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Arthème Fayard, 1994.
6. Bien qu’ancien, le terme de « bien-être » est assez peu utilisé dans le langage politique
français, mais il semble aujourd’hui y faire son chemin Le think tank « La fabrique
Spinoza » a été créé en se fondant sur la devise du philosophe : « L’essence même de
l’homme est le désir d’être heureux, de bien-vivre, de bien agir »
(www.fabriquespinoza.fr).
7. Rédigée avant la fin de la guerre et proclamée le 10 mai 1944 juste après le
débarquement de Normandie, elle est finement analysée par Alain Supiot, L’Esprit de
Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010.
8. Mireille Delmas-Marty (dir.), Libertés et droits fondamentaux, Seuil, « Points essais »,
2002.
9. Gösta Esping-Andersen, Trois leçons sur l’État providence, op. cit. ; Dominique
Schnapper, La Démocratie providentielle, Gallimard, « NRF », 2002.
10. Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, Leçon inaugurale au Collège de
France, Collège de France-Fayard, 2013. Il y rappelle l’importance des modifications du
droit du travail qui se sont succédé à compter de la fin du XIXe siècle. Souvent acquises
après des luttes sociales très dures, elles étaient devenues nécessaires pour accompagner les
transformations techniques et l’obligation de formaliser juridiquement, puis d’humaniser le
louage du travail. Voir aussi François Ewald, Histoire de l’État providence, Grasset et
Fasquelle, 1986.
11. La Constitution détaille un certain nombre de droits sociaux, susceptibles de contribuer
au bien-être des individus, sans que la notion de bien-être soit, à ma connaissance,
explicitement rattachée aux principes républicains.
12. Toute personne (y compris les personnes majeures sans activité professionnelle) qui
travaille ou réside en France de manière stable et régulière est couverte par l’assurance-
maladie, a droit à la prise en charge de ses frais de santé à titre personnel (voir ameli.fr).
13. Décision no 2018-717/718 du 6 juillet 2018 relative à une question préliminaire de
constitutionnalité.
14. Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, op. cit.
15. Site du Sénat de la République française : liste des réformes constitutionnelles abouties
(www.senat.fr).
16. Wikipédia, Liste des amendements de la constitution des États-Unis.
17. André Lévy-Lang, Il faut maîtriser la finance, Eyrolles-Les Échos, 2012 ; voir aussi
André Orléan, L’Empire de la valeur, Seuil, 2011.
18. Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie, op. cit.
19. Sans ignorer l’importance du sacrifice de millions de soldats soviétiques.
20. De nombreux Américains ont perdu environ 25 % de leur retraite après la crise
financière de 2007-2008.
21. La différence culturelle entre les États-Unis et d’autres démocraties est si profonde que
cette transition n’a rien d’évident, et me paraît même assez peu probable. Cela transparaît
en creux dans le dernier chapitre (« Saving democracy ») de Steven Levitsky, Daniel
Ziblatt, How Democracies Die, op. cit.
22. Je précise que ma critique radicale de l’ultralibéralisme n’implique pas une critique
inconditionnelle du capitalisme, dont il est une déviation.

Chapitre 4
Valeurs
1. 1689, promulgation de la Déclaration des Droits qui instaure en Angleterre la monarchie
parlementaire ; 1787, signature de la Constitution des États-Unis ; et 1789, Révolution
française. La démocratie japonaise n’est formellement née qu’en 1945, non sans avoir, dans
les années 1920, fait l’expérience du pluralisme politique sous l’empereur Taishô.
2. Philippe Kourilsky, Le Manifeste de l’altruisme, op. cit.
3. Répertoriés par Serge-Christophe Kolm, in Serge-Christophe Kolm, Jean Mercier Ythier
(dir.), Handbook of the Economics of Giving, Altruism and Reciprocity, Elsevier, 2006,
p. 56.
4. Voir Serge Paugam, Le Lien social, PUF, « Que sais-je ? », 2008.
5. Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance, NiL, 2014.
6. On retrouve ici la théorie du « care » ou éthique de la sollicitude, élaborée dans
l’ouvrage de Carol Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982, et qui,
avant l’altruisme, a fait son chemin dans le débat public.
7. Altruisme auquel j’ai consacré deux ouvrages : Philippe Kourilsky, Le Temps de
l’altruisme, op. cit., et Le Manifeste de l’altruisme, op. cit.
8. Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L’Entraide, l’autre loi de la jungle , op. cit.
9. De telles observations sont suggestives mais faites dans des conditions expérimentales
particulières. On ne doit pas les surinterpréter. La tentation d’extrapoler et de prétendre que
certains comportements humains sont soumis à un déterminisme dicté par les gènes est
vivace. C’est exactement le type de généralisation indue qui a été utilisé pour faussement
légitimer les discriminations raciales et la pratique de l’eugénisme. L’idée d’un
« déterminisme partiel » fondé sur des phénomènes épigénétiques est séduisante, mais
difficile à établir chez l’homme.
10. « Théorie des jeux », Wikipédia. Voir Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde
d’égoïstes, Odile Jacob, 2006.
11. Nina Marsh et al., « Oxytocin-enforced norm compliance reduces xenophobic outgroup
rejection », PNAS, 2017, 114 (35), p. 9314-9319.
12. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit., Le Manifeste de l’altruisme, op.
cit.
13. Amartya Sen, Development as Freedom, Alfred Knopf, 1999, tr. fr. Un nouveau modèle
économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2000. Voir aussi du même
auteur, L’Idée de justice, Flammarion, 2009.
14. Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, op. cit.
15. Ibid., p. 33.
16. L’existence possible ou probable d’une composante innée dans l’altruisme et/ou
l’éventail des sentiments qui contribuent à le constituer fournit une raison de plus pour en
identifier la dimension rationnelle, c’est-à-dire l’altruité.
17. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit. Voir aussi du même auteur :
« Altruity : Key to the fight against poverty », Field Actions Science Reports, 2012, numéro
spécial 4 : Fighting Poverty, between market and gift.
18. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Flammarion-Éditions du Cerf, 1995.
19. 1) L’altruisme est une somme d’altruité et de sentiments positifs. 2) Au droit à la liberté
correspond un devoir d’altruité. 3) L’exercice de l’altruité conduit à lutter pour l’égalité et
contre les inégalités. 4) La fraternité, à l’échelle collective, suppose l’exercice de
l’altruisme à l’échelle individuelle, donc de l’altruité. 5) L’idée de solidarité implique
l’altruisme, à l’échelle collective. On peut la penser comme un mélange d’altruité, de
sentiments positifs et de fraternité. 6) Le bien-être est la résultante pratique de ce qui
précède et implique donc l’altruité. 7) L’efficacité est légitimée à l’échelle de l’individu par
l’impératif d’altruité envers les autres, et à l’échelle collective, par l’inscription de l’altruité
dans la définition rationnelle des objectifs sociaux.
20. James Lovelock, Gaia, A New Look At Life On Earth, Oxford University Press, 1979.
21. Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La
Découverte, 2015.
22. Thierry Gaudin, Prospective des religions, Éditions Ovadia, 2006.
23. Dont Léon Bourgeois, qui fonde sur cette observation sa théorie du solidarisme (voir
chapitre 8).
24. Philippe Kourilsky, Le Manifeste de l’altruisme, op. cit. Cet aspect du devoir d’altruité
renvoie à la « réciprocité proportionnelle » d’Aristote, qui écrit dans l’Éthique à
Nicomaque : « Mais dans les relations d’échanges, le juste sous sa forme de réciprocité est
ce qui assure la cohésion des hommes entre eux, réciprocité toutefois basée sur une
proportion et non sur une stricte égalité. »
25. Alain Berthoz, Gérard Jorland (dir.), L’Empathie, Odile Jacob, 2004.
26. Résultat en France en 2016 : le manque à gagner annuel pour l’État est estimé à 60 à
80 milliards d’euros (jusqu’à 200 selon certains).
27. Dans le cas de la vaccination, les « passagers clandestins » sont ceux qui la refusent :
tant que leur proportion n’excède pas 5 à 20 % (selon les agents infectieux), la couverture
vaccinale est suffisante pour enrayer la propagation épidémique, et les non-vaccinés sont
indirectement à l’abri. Au-delà, la protection s’effondre.
28. Léon Bourgeois (plus loin) invoque un « quasi-contrat » entre l’individu et la société
dans sa théorie du solidarisme. C’est dans un sens un peu différent qu’il est utilisé ici.
29. Dont l’étymologie grecque est « connaissance, science du devoir ».
30. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit., Le Manifeste de l’altruisme, op.
cit.
31. Mireille Delmas-Marty (dir.), Libertés et droits fondamentaux, op. cit. Emmanuel
Decaux, Noémie Bienvenu, Les Grands Textes internationaux des droits de l’homme,
op. cit. Yves Madiot, Considérations sur les droits et les devoirs de l’homme, op. cit.
32. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit.
33. Philippe Kourilsky, Le Manifeste de l’altruisme, op. cit., chapitre 2, p. 39.
34. Voir Serge Paugam, Le Lien social, op. cit., chapitre 2. Jean-Fabien Spitz, Le Moment
républicain en France, Gallimard, 2005, chapitre IV. Jacques Mièvre, « Le solidarisme de
Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée, 2001, numéro 63 : Villes et solidarités,
p. 141-155.
35. J’ai proposé ce néologisme d’« altruitarisme », dérivé de l’« altruité », afin d’échapper
à la polysémie du libéralisme, source de nombreux malentendus qui alimentent des débats
souvent confus. Philippe Kourilsky, Le Manifeste de l’altruisme, op. cit., chapitre 11.
36. Gaël Giraud, Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme,
Flammarion, 2009.
37. Thomas Scanlon, What We Owe To Each Other, Harvard University Press, 2000.

Chapitre 5
Procédures
1. Pour rappel : la séparation des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif ; l’indépendance
de la justice ; la référence à une Constitution, vérifiée par un Conseil constitutionnel ou une
Cour suprême ; différents dispositifs électifs ; des modes de décision adaptés (à la majorité
simple, sauf pour la modification de textes fondamentaux) ; la liberté de la presse ; la
liberté d’expression, liberté d’association (conquête majeure du monde du travail). La
séparation des pouvoirs civils et religieux est la résultante de longues histoires nationales,
et n’est pas partout achevée (la reine d’Angleterre est Gouverneur suprême de l’Église
d’Angleterre ; Israël est une démocratie « confessionnelle », etc.). Contrairement à une
opinion assez répandue, les États-Unis sont, depuis 1791, un État laïc (en dépit de leur
devise : « In God we trust »). Lors de son investiture, le Président jure sur un livre, pas
forcément sur la Bible, bien que la plupart des présidents aient fait ce choix.
2. En se fondant sur des savoirs et des techniques de mieux en mieux éprouvés. Voir
Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895 et Edwards Bernays, Propaganda. Comment
manipuler l’opinion en démocratie, Zones, 2007.
3. En 1995, Mona Sahlin fut obligée de démissionner de son poste de ministre du Travail
pour avoir réglé avec sa carte bancaire professionnelle quelques achats personnels, dont
deux barres de chocolat. D’où le nom d’« affaire Toblerone » donné à ce scandale. Une
enquête fut ouverte et révéla quelques autres irrégularités. L’opinion suédoise lui fut très
majoritairement hostile. Elle revint aux affaires plusieurs années plus tard. En France, un
scandale politico-financier entraîna la démission, en 2013, du ministre délégué au Budget,
Jérôme Cahuzac, pour une affaire d’évasion fiscale en Suisse et à Singapour après qu’il a
publiquement nié toute inconduite devant l’Assemblée nationale.
4. Comme le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, en 1993. Béligh Nabli, La République du
soupçon. La vie politique au risque de la transparence, Le Cerf, 2018.
5. Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How Democracies Die, op. cit.
6. Un exemple frappant est celui de personnes asymptomatiques infectées sans le savoir par
le virus de la dengue, et qui, piquées par des moustiques, le leur transmettent. Ces
moustiques vont pouvoir piquer d’autres personnes et les infecter à leur tour. Veasna Duong
et al., « Asymptomatic humans transmit dengue virus to mosquitoes », PNAS, 2015, 112
(47), p. 14688-14693.
7. Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, op. cit.
8. Mais pas seulement. Je me souviens avoir rencontré le dirigeant d’une grande entreprise
multinationale, qui, signe des temps, était partout accompagné de son directeur fiscal, et
non, comme par le passé de son directeur de la R&D. L’innovation avait changé de camp.
9. Ce qui renvoie à la question de la réversibilité du principe de précaution évoqué ci-
dessous.
10. Philippe Kourilsky, Isabelle Giri, « Safety standards : An urgent need for Evidence-
Based Regulation », SAPIENS, 2008, 1, p. 105-115 (www.sapiens-journal.org).
11. Philippe Kourilsky, Geneviève Viney, Le Principe de précaution, Rapport au Premier
ministre, Odile Jacob-La Documentation française, 2000. Philippe Kourilsky, Du bon
usage du principe de précaution, Odile Jacob, 2002.
12. Voir, par exemple, dans Philippe Kourilsky, La Science en partage, Odile Jacob, 1998.
Voir aussi Gérald Bronner, Étienne Géhin, L’Inquiétant Principe de précaution, PUF,
« Quadrige », 2010.
13. Par exemple en matière de doses de radioactivité. La dose maximale annuelle autorisée
pour un travailleur dans une centrale nucléaire est de 20 mSievert, le double de ce qu’on
reçoit pendant un seul scanner du bassin. Les liquidateurs de Fukushima ont, pour la
plupart, reçu entre 20 et 100 mSievert. Les suicides de personnes, souvent âgées, évacuées
de leurs maisons dans un (trop ?) vaste périmètre après l’accident nucléaire dépassent de
très loin le nombre des 6 morts liés à des accidents de chantier non liés à la radioactivité.
Sources : IPSN, UNSCEAR, OMS.
14. La malhonnêteté intellectuelle est tristement banale. Je n’aurais pas dû en être surpris
puisque j’en avais fait l’expérience pendant l’élaboration du rapport. Nous avions
auditionné un militant écologiste avec qui nous avions dialogué de façon parfaitement
raisonnable et même agréable. Comme je m’en réjouissais en le raccompagnant à la porte,
il éclata de rire en me disant : « Vous savez bien qu’une fois franchie cette porte, je dirai
exactement le contraire. » Je me sentis bien naïf, et aurais dû en tirer les conséquences.
15. Jean de Kervasdoué, La Peur est au-dessus de nos moyens. Pour en finir avec le
principe de précaution, Plon, 2011. Gérald Bronner, La Planète des hommes. Réenchanter
le risque, PUF, 2014.
16. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, op. cit.
17. Voir la rubrique : Abstention électorale en France, Wikipédia. En France, depuis 2014,
les votes blancs sont comptabilisés mais ne sont pas considérés comme des suffrages. On
estime souvent que, s’ils l’étaient, cela réduirait l’abstention.
18. Avec un dispositif de grands électeurs qui l’a amené à la présidence avec 48,2 % des
voix, contre 51,8 % à Hillary Clinton.
19. Magalie Hass, « Les citoyens moins attachés à la démocratie selon les sondages :
commentaire », Médiapart, 9 février 2019.
20. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit., Le Manifeste de l’altruisme, op.
cit.
21. D’autant que j’ai déjà publié un ouvrage sur l’information scientifique : Philippe
Kourilsky, La Science en partage, op. cit. Il n’a pas vieilli, et s’agissant de l’information à
usage politique et citoyen, les conclusions sont plus sévères encore.
22. Facebook : environ 2 milliards d’utilisateurs actifs par mois (données 2016-2017).
23. Il existe aussi un marché privé d’informations confidentielles. Voir par exemple, en
France, La Lettre de l’Expansion.
24. Brice Couturier sur France Culture.
25. Certains de ces groupes de pression sont mieux dotés qu’on l’imagine. Par exemple,
l’association loi 1901 L214, qui milite contre la maltraitance des animaux (et sans doute
pour l’arrêt de la consommation de viande), déclarait en 2018 avoir entre vingt et cinquante
salariés, et il semble qu’elle ait reçu des fonds américains. Greenpeace-France, avec un
budget d’environ 20 millions d’euros, emploie une centaine de salariés, et mobilise de
nombreux bénévoles.
26. Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, PUF, 2013.
27. Par Jimmy Wales et Larry Sanger, sous l’égide de la fondation Wikimedia.
28. www.shareparis.com/encyclopedie-libre-histoire-de-wikipedia/
29. Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Mille et Une Nuits, 1998.
30. J’ai participé en 2005 à un groupe de travail sur la dette publique de la France, présidé
par Michel Pébereau sous l’égide du ministre de l’Économie, qui a œuvré, avec succès, sur
ce mode (Commission Pébereau, La France face à sa dette, Robert Laffont, 2006). Les
conférences de consensus citoyennes, expérimentées depuis les années 1980, sont moins
nombreuses, et fonctionnent assez différemment.
31. Ils sont régulièrement utilisés en médecine depuis 1977 aux États-Unis, et maintenant
ailleurs. Leurs résultats sont rassemblés dans des bases de données régulièrement remises à
jour, comme la bibliothèque Cochrane (www.cochranelibrary.com).
32. Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, op. cit. Il propose de créer des
conventions d’une quinzaine de citoyens possiblement tirés au sort, « pour délibérer
et produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général », et une Assemblée
sociale délibérative, qui disposerait du pouvoir d’exprimer l’intérêt général.
33. Michel Wieviorka estime que nous faisons face à un épuisement des clivages, qui, en
pratique, met fin au principe de conflictualité qui a nourri la vie démocratique jusqu’à
présent. Selon lui, l’offre politique est devenue insuffisante. Le discours politique,
traditionnellement dirigé vers les grandes masses, peine à toucher les individus dans un
cadre où l’individualisme passe avant le communautaire. Les identités collectives se
construisent à partir des individus plutôt que l’inverse. Conclusion logique : pour rétablir
du lien social, il faut inventer de nouvelles formes de conflits. Michel Wieviorka
(contributeur), Régis Meyran (interviewer), Face au Mal. Le conflit sans la violence,
Textuel, 2018. À ceci près que la recomposition des paysages politiques selon l’analyse de
Thibault Muzergues (La Quadrature des classes, op. cit.) semble suffire à les ressusciter.
34. Will Kymlika, Les Théories de la justice, une introduction, op. cit.
35. Comme une Agence nationale du débat citoyen, dotée des ressources suffisantes.
36. Quelques sites dans les villes de Brescia, San Mauro Torinese, Sasso Marconi et
Varese : http://www.comune.brescia.it/news/2017/settembre/Pagine/Piazza-
Filosofica.aspx ; http://www.comune.sanmaurotorinese.to.it/it/news/sportello-di-ascolto-
filosofico ; https://www.varesenews.it/2017/03/il-filosofo-che-riceve-in-comune/605373/ ;
http://www.comune.sassomarconi.bologna.it/servizi/notizie/notizie_fase02.aspx?ID=6645.

Chapitre 6
Efficacité
1. La notion d’efficacité est sans doute culturellement plus adaptée à un pays comme les
États-Unis, où est né « l’altruisme efficace », évoqué plus loin.
2. L’efficacité est distincte de l’efficience. Celle-ci évalue les résultats obtenus en fonction
des ressources utilisées. Si deux avions effectuent le même trajet dans le même temps, ils
sont également efficaces, mais si l’un consomme moins de carburant que l’autre, il est plus
efficient.
3. Il va de soi que les performances d’un pays sont pour partie fonction de la qualité de son
organisation pour atteindre un objectif de long terme. Mais on n’appréciera pas de la même
manière l’efficacité de l’État russe pour la modernisation de son armée (une finalité de
puissance) ou pour l’amélioration de la condition sanitaire de ses ressortissants (une finalité
de bien-être). Avec les mêmes budgets, un pays peut faire plus ou moins bien, et, en ce
sens, être considéré comme plus ou moins « efficace », mais cela dépend des finalités
choisies.
4. L’analyse des risques est souvent négligée. L’histoire renseigne plus sur les dangers (les
risques réalisés) que sur les risques hypothétiques. Anticiper les dangers en puissance et
apprécier leur probabilité de se réaliser est un exercice typique de pensée complexe, dans
lequel on doit laisser courir l’imagination avant d’en reprendre les rennes par la raison. On
entre ici dans la problématique du principe de précaution. Il faut même prendre en compte
l’hypothèse d’avoir à faire face à des situations imprévisibles, donc de préparer des plans
d’urgence spécifiques qui, semble-t-il, ont fait défaut dans la gestion de la catastrophe de
Fukushima en 2011.
5. Voir Amartya Sen, La Démocratie des autres, op. cit. « La participation politique a une
valeur intrinsèque pour la vie humaine et le bien-être des personnes » ; « La démocratie a
une valeur instrumentale ou pratique importante en amplifiant l’écoute accordée aux gens
lorsqu’ils expriment et défendent leurs revendications à l’attention des politiques (y
compris pour des nécessités économiques) » ; « La politique de la démocratie donne aux
citoyens une chance d’apprendre les uns par les autres et aide la société à donner forme à
ses valeurs et à ses priorités. » Il en tient pour preuve de l’efficacité instrumentale le fait
qu’aucune démocratie n’a connu de famine dans les dernières décennies. Amartya Sen,
Poverty and Famines, an Essay on Entitlement and Deprivation, Clarendon Press, 1991,
avec une analyse par Matthieu Clément, « Amartya Sen’s socio-economic analysis of
famines : Scope, limitations and extensions », Cahiers du GREThA, no 2009-25.
6. De ce point de vue, il sera intéressant de suivre, en France, le devenir des députés de la
majorité issus de la société civile et élus en 2017. Nouveaux en politique, beaucoup, disent-
ils, s’y sont investis avec la motivation d’être « efficaces ».
7. En incluant les richesses non nationales implantées sur le sol national, ce que ne fait pas
le PNB, ou Produit National Brut. PIB et PNB font partie des comptes de la nation.
8. Le BNB repose sur quatre piliers : un développement économique et social durable et
équitable ; la préservation et la promotion des traditions culturelles du pays ; la sauvegarde
de l’environnement ; une bonne gouvernance.
9. Comme l’indicateur de bien-être économique de Osberg et Sharpe. Voir Lars Osberg,
Andrew Sharpe, « The index of economic well-being », Challenge, 2010, 53 (4), p. 25-42.
Voir Index of Economic Well-Being, www.csls.ca, accessible sur le site de l’Insee.
10. Développé en 1990 par Amartya Sen et Mahbub ul Haq. Voir commentaire d’Amartya
Sen, « L’indice de développement humain », Revue du MAUSS, 2003, 21 (1), p. 259-260.
11. Il s’agit de l’indicateur de santé sociale créé en 1980 par Marc et Marque-Luisa
Miringoff.
12. Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, op. cit.
13. Georg Simmel, Les Pauvres (1907), PUF, 2018.
14. Le Père Joseph Wresinski en a donné une définition précise qui figure dans le rapport
Grande pauvreté et précarité économique et sociale, adopté par le Conseil économique et
social (Journal officiel, Avis et rapport du CES, p. 25).
15. Nicolas Duvoux, Adrien Papuchon, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté
subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, 2018, 59 (4), p. 607-645.
Je cite un extrait : « La pauvreté subjective apparaît donc, d’un point de vue sociologique,
comme un indicateur d’insécurité, tandis que la pauvreté monétaire, qui mesure la part de
la population disposant d’un niveau de vie nettement inférieur à la médiane, constitue un
indicateur d’inégalité », p. 607.
16. Nicolas Duvoux, Les Inégalités sociales, op. cit. On trouve notamment dans cet
ouvrage un exposé très accessible et très précis sur les indicateurs, leurs vertus et leurs
limites.
17. Au seuil de pauvreté le plus bas – niveau fixé par l’Insee à 40 % du niveau de vie
médian des Français, soit 667 euros. En 2014, ce niveau de vie concerne 2,1 millions de
personnes.
18. Observatoire des inégalités, www.inegalites.fr.
19. Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Rapport de la Commission sur la
mesure des performances économiques et du progrès social, La Documentation française,
2009. Voir aussi Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Vers de nouveaux
systèmes de mesure. Performances économiques et progrès social, Odile Jacob, 2009.
20. Ce sont plutôt des têtes de chapitre. Par exemple, insécurité physique et économique
pourraient être traitées séparément. Au total, je dénombre, pour ma part, une quinzaine de
champs pertinents.
21. Bruno Falissard, Mesurer la subjectivité en santé. Perspective méthodologique et
statistique, Masson, 2008.
22. Will Kymlika, Les Théories de la justice, une introduction, op. cit.
23. Jacques-Bénigne Bossuet, De l’éminente dignité des pauvres, présenté par Alain
Supiot, Mille et une Nuits, 2015.
24. www.24601.fr/sl/1970010137-discours-sur-la-misere/
25. 23e Rapport sur l’état du mal logement en France, Fondation Abbé Pierre, 2018.
26. ATD-Quart Monde, En finir avec les idées fausses sur la pauvreté, Éditions Quart
monde, 2017.
27. Un exemple : la fermeture de lits d’hôpitaux psychiatriques depuis les années 1960
(voir Inspection générale des affaires sociales, Rapport de l’IGAS Organisation et
fonctionnement du dispositif de soins psychiatriques, soixante ans après la circulaire du
15 mars 1960, 2017) sans que des solutions de rechange aient été mises en place, a mis à la
rue un certain nombre de malades mentaux. Aujourd’hui, de nombreux SDF (sans domicile
fixe) souffrent de problèmes psychiatriques, sans que l’on sache bien si c’est leur condition
qui en est la cause (voir le cas de l’Italie avec la loi 180).
28. Notamment les rapports « PISA » de l’OCDE. Voir aussi l’enquête TIMSS sur les
mathématiques et les sciences en CM1.
29. Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (2016), www.anici.gouv.fr.
30. Plusieurs rapports remis au ministre de l’Éducation nationale sont disponibles. Jean-
Marc Monteil, Pascal Huguet, Réussir ou échouer à l’école : une question de contexte ?,
PUG, 2013.
31. La pratique est courante aux États-Unis. C’est, en matière fiscale en France, l’enjeu du
« verrou de Bercy ».
32. Daniel Hurstel, in Gaël Giraud, Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour
réformer le capitalisme, op. cit., p. 45.
33. Il s’agit de statuts tels que les constituency statutes et des B-corporations (benefit
corporations).
34. Après l’américaine Walmart (2,3 millions de salariés), deux entreprises chinoise et
taiwanaise, et bien avant le plus grand groupe français (Sodexo : 420 000, chiffres 2015).
35. Les réformes engagées en France sous la présidence d’Emmanuel Macron vont dans ce
sens.
36. Les statistiques ethniques ou « raciales » sont interdites en France par la loi de 1978, ce
que le Conseil constitutionnel a confirmé en 2007. Des exceptions sont néanmoins
possibles, sous l’égide de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
37. Je reprends ici des éléments d’un article publié dans le Journal RESOLIS : Pour une
approche systémique de la pauvreté, numéro spécial sur la pauvreté, décembre 2016.
38. Voir préconisation 11 dans Philippe Kourilsky, Optimiser l’action de la France pour
l’amélioration de la santé mondiale. Le cas de la surveillance et de la recherche sur les
maladies infectieuses (Mme Dominique Kerouedan rapporteur, rapport aux ministres des
Affaires étrangères, de la Recherche, et de la Santé et des Solidarités), La Documentation
française, 2006.
39. Science de l’action de terrain que je me suis efforcé de mettre en pratique, d’abord avec
la proposition de créer la revue Field Actions Science Reports au sein de l’Institut Veolia,
www.institutveolia.org, puis au sein de l’association loi 1901 RESOLIS, www.resolis.org
qui sera ré-évoquée plus loin.
40. Peter Singer, L’Altruisme efficace, Les Arènes, 2018. L’ouvrage renvoie à la rubrique
« Altruisme efficace » de Wikipédia pour la définition suivante : « Une philosophie et un
mouvement social qui consistent à utiliser une démarche scientifique pour trouver les
moyens les plus efficaces de rendre le monde meilleur. » Le mouvement, né aux États-
Unis, est maintenant implanté en France. Cette version militante de l’altruisme, nourrie
d’éthique pratique, et imprégnée d’altruité, a un pouvoir de mobilisation par l’exemple qui
peut susciter un certain optimisme. Elle exprime la même préoccupation que celle qui
m’occupe, mais principalement au niveau de la philanthropie individuelle, alors que mon
approche accorde une grande importance à la dimension sociale systémique.
41. C’est une approche d’observation que suit ainsi l’association RESOLIS, qui est
différente, mais complémentaire de l’approche d’expérimentation menée brillamment par
Esther Duflo avec son « poverty action lab », www.povertyactionlab.org. Abhijit
V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Seuil, 2012.
42. Dans une démarche apparentée à la revue par les pairs selon les pratiques scientifiques.
43. www.resolis.org.
44. Henri Rouillé d’Orfeuil, Transition agricole et alimentaire. La revanche des territoires,
Éditions Charles Léopold Meyer, 2018.
45. Journal RESOLIS, numéro 16 : La Pauvreté en France, 2016, et Journal RESOLIS,
numéro 20 : L’Accès aux droits sociaux, 2018.
46. Viviane Tchernonog, Lionel Prouteau, « Évolutions et transformations des
financements publics des associations », Revue française d’administration publique, 2017,
163 (3), p. 531-542.
47. Philippe Kourilsky, « Altruity : Key to the fight against poverty », art. cit. Philippe
Kourilsky, « Une science de l’action de terrain pour lutter contre la pauvreté », in Pierre
Rosanvallon (dir.), Science et démocratie, Odile Jacob, « Collège de France », 2014.
48. C’est un segment du secteur de l’économie sociale et solidaire, dont le périmètre
demanderait à être mieux défini, qui est censée représenter au moins 7 % de l’économie et
11 % de l’emploi en France. L’efficacité de l’ensemble de ce dispositif social représente un
enjeu considérable à l’échelle nationale.
49. On peut dresser un parallèle avec l’économie et la question de l’auto-organisation des
marchés grâce à la « main invisible » invoquée par Adam Smith, notion qui a été quelque
peu surexploitée et dévoyée. Une analyse critique figure dans l’article « Main invisible » de
Wikipédia.
50. Nicolas Duvoux, Les Inégalités sociales, op. cit.
51. Défendu dès la fin des années 1980 par Philippe Van Parijs, « Why surfers should be
Fed : The liberal case for an unconditionnal basic income », Philosophy and Public Affairs,
1991, 20 (2), p. 101-131.
52. Théorisée notamment par André Gorz, Bâtir la civilisation du temps libéré, Les Liens
qui Libèrent, 2013. Adeline Barbin, André Gorz, Travail, économie et liberté, CNDP, 2013.
53. Journal RESOLIS numéro 20 : Accès aux droits sociaux, op. cit.
54. En 2017, il y avait environ 1,8 million de bénéficiaires du Revenu de solidarité active,
et le non-recours est estimé à environ 30 %. Les taux varient selon les types de prestations
sociales. Voir Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore),
https://odenore.msh-alpes.fr.
55. André Gorz, Bâtir la civilisation du temps libéré, op. cit., p. 50.

Chapitre 7
Planétarisation
1. Francisco Vergara, Les Fondements philosophiques du libéralisme, La Découverte, 2002.
2. André Gorz, Bâtir la civilisation du temps libéré, op. cit., p. 19.
3. Dominique Meda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion,
2013.
4. Il s’agit de la productivité globale des facteurs, ou PGF, qui « représente la capacité d’un
pays à créer des richesses autrement qu’en accumulant les facteurs de production (capital et
travail) mais en les combinant de la façon la plus efficace possible […] tout ce qui fait
qu’avec le même nombre d’euros de capital et le même nombre de salariés une entreprise
va quand même produire davantage d’une année sur l’autre », Patrick Artus, Marie-Paule
Virard, Croissance zéro, Fayard, 2015, p. 33-34.
5. À vrai dire, je me demande parfois si l’Internet, tout en créant de nouvelles attentes et de
nouveaux besoins, pourrait provoquer une baisse des salaires, correspondant à la mise à
disposition quasi-gratuite d’une quantité énorme d’information et de services jusqu’alors
payants (comme le GPS à partir d’un « smartphone »).
6. André Gorz, Bâtir la civilisation du temps libéré, op. cit.
7. Thomas Picketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
8. Alain Badiou, Marcel Gauchet, Que faire ?, op. cit.
9. Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie, op. cit.
10. Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983. Voir aussi la synthèse
historique, instruite par l’œuvre de Fernand Braudel, faite par Henri Rouillé d’Orfeuil dans
Transition agricole et alimentaire, La revanche des territoires, op. cit.
11. Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Fayard, « Pluriel », 2012.
12. Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How Democracies Die, op. cit.
13. Mécénat en France : 7,5 milliards d’euros pour une population de 67 millions
d’habitants (contre 327 millions aux États-Unis). Le montant des prestations sociales en
France dépasse 700 milliards.
14. Par exemple, je salue l’extraordinaire travail fait par la Fondation Gates à l’intérieur et
à l’extérieur des frontières américaines dans le domaine de la santé.
15. S’agissant de gouvernance vis-à-vis de la « tragédie des communs », on se référera aux
travaux qui ont valu le prix Nobel à Elinor Orstrom et à ses huit principes généraux que
l’on trouve à l’origine d’une diversité de normes et de conventions. Voir par exemple :
Camilo Cardenas, Rajiv Sethi, « Elinor Ostrom : par-delà la tragédie des communs », La
Vie des idées, 11 octobre 2016 (http://www.laviedesidees.fr/Elinor-Ostrom-par-dela-la-
tragedie-des-communs.html). Et ce contrairement à l’influente théorie de Hardin, largement
critiquée depuis sa publication en 1968.
16. Amartya Sen, L’Économie est une science morale, La Découverte, 2004.
17. Ce qui ne manque pas de vertus et d’efficacité (voir la taxe carbone) mais n’épuise pas
le sujet.
18. Nicholas Stern, The Economics of Climate Change : The Stern Review, Cambridge
University Press, 2007. Nicholas Stern, Gérer les changements climatiques, croissance,
développement, équité. Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard, 2010.
19. Mais nous acceptons depuis des années de payer une écotaxe sur les appareils ménagers
que nous achetons, pour pourvoir à leur recyclage.
20. Comme Danone, et les laboratoires Pierre Fabre. Dans ce dernier cas, le fondateur a
placé son entreprise sous l’égide d’une Fondation d’utilité publique qui en est l’actionnaire
majoritaire.
21. François Perroux, Économie et société : contrainte, échange, don, PUF, 1960, p. 1 et 9.
22. Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, op. cit.
23. La prévalence de l’hépatite C en Égypte est la plus élevée au monde, très probablement
en raison d’une campagne de vaccination mal gérée dans les années 1950-1980. Dans
certaines tranches d’âge, elle atteint 30 %. Le Sovaldi, médicament remarquablement
efficace mis en circulation en 2015, a fait l’objet de la part de l’entreprise pharmaceutique
Gilead d’une politique de prix différenciés : moins de 1 000 dollars en Égypte versus plus
de 60 000 dollars aux États-Unis. Beaucoup de vaccins pédiatriques sont vendus à moindre
prix dans les pays à faible revenu.
24. Observatoire des inégalités (www.inegalites.fr). François Bourguignon,
La Mondialisation de l’inégalité, op. cit.
25. Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme, op. cit. ; Le Manifeste de l’altruisme,
op. cit.
26. Cela fait sens : ces libertés sont pour beaucoup accordées par la société, et encadrées
par le droit du travail, les règles de la concurrence, etc. Ce sont, pour une bonne part, des
constructions sociales. Elles sont éloignées du droit « naturel » à la liberté dont jouissent
les individus. Néanmoins, il n’y a pas d’objection de principe à leur attribuer un équivalent
des « libertés individuelles », et donc à concevoir des « libertés collectives », avec leur
pendant nécessaire, des devoirs d’altruisme (d’altruité) collectifs.
27. Sylvain Kahn, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, PUF, 2011.
28. Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi, Flammarion, 2016.
29. Michel Aglietta, Nicolas Leron, La Double Démocratie. Une Europe politique pour la
croissance, Seuil, 2017.
30. Jean-François Billeter, Demain l’Europe, Allia, 2019.
31. De l’ordre de 0,4 % au lieu des 0,7 % ciblés.
32. François Heran, Parlons immigration en trente questions, La Documentation française,
2012 et Migrations et sociétés, Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard, 2018.
33. On pourra lire à ce sujet plusieurs rapports publiés par l’OCDE, ainsi que des articles
de presse, comme « L’immigration. Quels coûts et quels bénéfices pour les pays
d’accueil ? », Ladepeche.fr, 07 juillet 2018. On se souvient que l’Allemagne a accueilli
environ 1 million de migrants, dont l’intégration, plutôt bien préparée, semble progresser
favorablement, avec un solde financier jugé positif, mais des conséquences électorales
négatives pour la chancelière.
34. À quoi il faut ajouter notamment le coût d’opérations militaires en principe
conjoncturelles (plus de 1 milliard d’euros en 2017).
35. Jean-Marc Daniel, Le Gâchis français, Tallandier, 2017.
36. L’Inde, Israël et le Pakistan n’ont pas signé le traité de non-prolifération des armes
nucléaires, mais, à un certain niveau de développement, ont décrété un moratoire unilatéral.
La Corée du Nord l’a signé, s’en est retirée, l’a réaccepté tout en développant son
programme jusqu’en 2018. Israël entretient un certain flou, mais posséderait 150 ogives
nucléaires.
37. Je précise que j’ai été proche d’EDF et président de Conseil scientifique de cette
entreprise.
38. Il est vrai que le bombardement « punitif » de Dresde par les Alliés en 1945 a fait
presque autant de morts que dans l’une des deux villes japonaises.
39. Selon la Federation of American Scientists, le stock d’armes nucléaires est début 2018
de l’ordre de 14 000 têtes de tous types, dont environ 9 300 sont sous contrôle des forces
militaires et susceptibles d’être montées sur des vecteurs. Environ 3 600 têtes sont en
permanence déployées sur les vecteurs stratégiques des États-Unis, de la Russie, de la
France et du Royaume-Uni. Environ 150 bombes tactiques sont déployées par les États-
Unis sur six bases en Europe, la Turquie, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie et la Belgique.
Après avoir atteint un pic de plus de 70 000 têtes nucléaires vers la fin de la guerre froide,
le nombre d’armes nucléaires a régulièrement diminué depuis en raison des réductions
importantes opérées par les États-Unis et la Russie, qui possèdent encore à eux deux 93 %
des stocks mondiaux.
40. Atlas des religions 2018, Rue des écoles-Le Monde.
41. Par exemple, il existe des paradis fiscaux d’œuvres d’art, stockées dans des entrepôts
souterrains dans les aéroports de Genève et de Singapour.
42. Chiffres 2014, source : Rapport de l’UNDC 2016.
43. Ironie sinistre : en 2018, le système de rotation des pays membres a amené la Syrie à la
présidence du comité chargé de la surveillance des armes chimiques.

Chapitre 8
Mobiliser la science et les intellectuels au service
de la démocratie
1. Et sans doute à peu près aussi nombreux (650 000 emplois dans l’industrie de la culture
en France). D’après un rapport de 2014, celle-ci, loin d’être économiquement
improductive, contribuerait sept fois plus au PIB national que ne le fait l’industrie
automobile.
2. Sa recherche agronomique ayant été dévastée de façon durable par la priorité donnée par
Staline, pour des raisons idéologiques, à Trofim Lyssenko sur un généticien compétent,
Nikolaï Vavilov, qui constitua une des premières banques de semences au monde.
3. Dans le domaine de la biologie, des colloques rassemblent jusqu’à 10 000 à
20 000 chercheurs. Medline, une base de données très complète, comprend 25 millions
d’articles (2017) et s’enrichit d’environ 1 million d’articles par an. Chaque article expose
de façon dense le travail de plusieurs chercheurs pendant un à trois ans. La lecture, souvent
aride, peut demander des heures, sinon des jours. Mon domaine, l’immunologie, couvre
5 % de la base (soit 50 000 articles nouveaux par an). Il faut encore s’informer dans des
domaines connexes (biologie du développement, évolution, etc.).
4. Dont la biomédecine, envahie par nombre de nouvelles revues de qualité douteuse.
5. En biologie, l’eugénisme ; en économie, Homo œconomicus, etc.
6. Pierre Bourdieu, Les Usages sociaux de la science, pour une sociologie clinique du
champ scientifique, INRA Éditions, 1997.
7. Le capital-risque a été inventé, à la fin des années 1940, par Georges Doriot (1899-
1987), un Français émigré aux États-Unis, aux relations controversées avec les services
secrets pendant la Seconde Guerre mondiale, professeur à Harvard spécialisé dans le
management, plus tard créateur de l’INSEAD.
8. Jack W. Scannell, Alex Blanckley, Helen Boldon, Brian Warrington, « Diagnosing the
decline pharmaceutical R&D efficiency », Nature Reviews. Drug Discovery. 2012, 11 (3),
p. 191-200.
9. Il s’agit du Sovaldi (sofosbuvir), véritable cas d’école, tant du point de vue de sa
découverte (il guérit complètement dans 90 % des cas) que de son coût de mise sur le
marché par le laboratoire Gilead après le rachat, pour 11 milliards de dollars, d’une
« biotech » d’une centaine d’employés, Pharmasset, ce pour quoi Gilead dut lourdement
s’endetter.
10. Philippe Kourilsky, « Ombres chinoises sur les médicaments et les vaccins »,
Le Monde, 2004.
11. Notamment : Cour internationale de justice (créée en 1945 pour traiter des différends
entre États souverains), Unesco (fin 1945), Unicef (1946), OMS (1948), puis Haut
Commissariat pour les réfugiés (fin 1950). Au total, un peu moins d’une quarantaine de
structures fonctionnelles dépendent du système des Nations unies.
12. Par exemple, la pollution croissante des océans par des déchets de plastique, que des
effets de vortex concentrent dans des zones qui peuvent être aussi grandes que la France.
Voir Institut Veolia, « Le défi des plastiques dans les océans », 2018
(https://www.institut.veolia.org/sites/g/files/dvc2551/files/document/2018/12/Synthese_Co
mite_de_prospective_2018_-_Institut_Veolia_-_Le_defi_des_plastiques.pdf). Des débris de
satellites et de fusées commencent à ceinturer la planète Terre.
13. Au niveau fédéral, et en raison de l’élection de Donald Trump, mais des États comme la
Californie et plusieurs autres sont alignés sur la défense de l’environnement.
14. Un cas de convergence est celui des associations de lutte contre le sida, comme Act Up,
qui ont joué un rôle très important dans la lutte contre le fléau, en accord avec les
chercheurs, au point qu’en France l’association participe à des essais cliniques. Un cas de
divergence concerne les OGM, défendus par la très grande majorité des scientifiques, y
compris par les Académies des sciences de France et des États-Unis, et qui sont diabolisés
par des ONG comme Greenpeace.
15. Par exemple, en France, le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur le logement ;
les rapports d’Amnesty international, d’Oxfam et d’autres.
16. Le GIEC a été créé en 1988 sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale, et
du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement, lui-même créé en 1972).
17. Yval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, op. cit.
18. André Gorz, Bâtir la civilisation du temps libéré, op. cit.
19. Michael Walzer, Spheres of Justice, Basic Books, 1983, chapitre 7, p. 184
(tr. fr., Sphères de justice, Seuil, 2013). Je cite sans traduire : « Unlike money, office,
education and political power, free time is not a dangerous good. It does not easily convert
into other goods ; it can not be used to dominate other distributions… Used for the display,
not the acquisition of wealth and power. »
20. Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Croissance zéro, op. cit., p. 33-34.
21. Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile
Jacob, 2018.
22. Une équipe américaine fit de même peu après. Bien sûr, les embryons n’ont pas été
réimplantés, mais le débat éthique est relancé sur l’élimination de défauts génétiques graves
et aujourd’hui impossibles à traiter. La technique « CRISPR » d’édition des génomes est
opérationnelle depuis 2005 environ. Elle est remarquablement puissante, et ouvre des
perspectives qui s’ajoutent à celles des cellules souches pour compenser ou corriger des
déficits pathologiques. Mais, en 2018, la Cour de justice de l’UE a considéré que les
organismes modifiés par cette approche doivent obéir à la réglementation sur les OGM, ce
qui limitera considérablement de nombreuses innovations en Europe.
23. Philippe Kourilsky, Les Artisans de l’hérédité, Odile Jacob, 1987.
24. Bertrand Badie, Dominique Vidal, Le Retour des populismes. L’état du monde 2019, La
Découverte, 2018.
25. Michel Serres, in R. Benkirane, La Complexité, vertiges et promesses, op. cit.
26. Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, op. cit.
27. Puisque la France se distingue par un enseignement de philosophie dans le secondaire,
pourquoi ne pas l’orienter vers la question des droits et des devoirs ?
28. À cet égard, on peut s’interroger sur les effets de l’apprentissage des langues à
caractères complexes (comme le japonais et le chinois), sur la pratique de la discussion
contradictoire (comme dans les écoles talmudiques), ou encore sur l’enseignement des
questions plutôt que des réponses (qui différencie, par exemple, certains enseignements
religieux).
29. François Taddei, Apprendre au XXIe siècle, Calmann-Lévy, 2018.
30. Au sein du CRI ou Centre de recherches interdisciplinaires (www.cri-paris.org). Voir
François Taddei, Apprendre au XXIe siècle, op. cit.
31. À São Paulo, la même crise a failli se reproduire en 2018 ; cette situation provient
notamment d’un phénomène de sécheresse induit par la déforestation de l’Amazonie. La
ville du Cap, en Afrique du Sud, est elle aussi menacée de pénurie, de même que Las Vegas
et les villes du sud de la Californie. Il faut savoir que les centrales thermiques qui
produisent de l’électricité ont besoin d’eau (évidemment non potable) pour être refroidies.
En cas de pénurie, la priorité est évidemment donnée à la survie de la population, ce qui
entraîne le ralentissement ou l’arrêt de l’activité économique (industrielle et agricole).

Conclusion
1. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
2. Denis Lafay (dir.), Pour une véritable communauté humaine, Éditions de L’aube, 2017.
Cet ouvrage rassemble et organise des entretiens avec plus de soixante-dix personnalités de
tous bords.
3. Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Éditions du Cerf, 1992, p. 169.
4. Agathe Cagé, Faire tomber les murs entre intellectuels et politiques, Fayard, 2018.
Remerciements

Je remercie mon épouse Caroline pour sa patience et ses relectures des


versions successives de ce livre. Je suis reconnaissant à Mme Laurence
Picot de m’avoir donné d’utiles conseils de rédaction. Mme Castagnoli et
M. Fabien Moustard m’ont fourni d’intéressantes précisions. Je remercie
enfin les éditions Odile Jacob, et particulièrement Mme Gaëlle Jullien-
Picard pour le travail d’édition, et Odile Jacob elle-même pour son soutien
et son inépuisable enthousiasme.
Au-delà, je dois beaucoup à des discussions informelles avec des
membres de ma famille, des collègues du Collège de France et diverses
personnalités, notamment au sein du Comité de prospective de l’Institut
Veolia. J’ai une dette vis-à-vis des auteurs des nombreux livres qui m’ont
inspiré. Ces lectures ont été abondantes, et pourtant trop rares au regard de
l’immensité du sujet. Je demande aux nombreux auteurs que je n’ai pas
cités de m’en excuser. De même, je dois beaucoup à plusieurs chroniqueurs
de la presse écrite et surtout de la radio, que je n’ai pas cités non plus.
Je précise que j’ai entrepris d’écrire ce livre en 2015, bien avant
qu’Emmanuel Macron soit élu président de la République, et qu’il était
quasiment achevé lorsqu’est advenue la crise « des gilets jaunes », que, de
ce fait, je n’ai pas commentée. En particulier, je précise que les lignes sur la
discussion citoyenne ont été écrites avant que le gouvernement annonce le
lancement d’une grande consultation nationale.
DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB

Le Jeu du hasard et de la complexité. La nouvelle science de l’immunologie, 2014.


Le Manifeste de l’altruisme, 2011.
Le Temps de l’altruisme, 2009.
Du bon usage du principe de précaution, 2002.
Le Principe de précaution, avec Geneviève Viney, 2000.
La Science en partage, 1998.
Les Artisans de l’hérédité, 1987.
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TABLE

Introduction
Chapitre 1 - La complexité et la pensée complexe

La complexité dans les sciences

La pensée complexe
La complexité du phénomène démocratique

Chapitre 2 - Avis de tempête mondial sur la démocratie

La démocratie en perte de vitesse dans le monde

La crise intérieure des démocraties

Chapitre 3 - Finalités

Les finalités de bien-être et de justice sociale sont la clé de voûte de la démocratie

Finalités et dynamiques démocratiques

Chapitre 4 - Valeurs

L’altruisme, ou le chaînon manquant

Promouvoir l’altruisme et affirmer les devoirs

Devoirs et altruisme dans les théories politiques libérales

Chapitre 5 - Procédures

Le politique et le juridique

Les procédures citoyennes : l’information

Les insuffisances du débat public


Chapitre 6 - Efficacité

Les indicateurs

Accroître l’efficacité grâce à la méthode scientifique

Chapitre 7 - Planétarisation

La dimension politico-économique
L’altruisme dans l’écosystème international

Les rapports de force internationaux

Chapitre 8 - Mobiliser la science et les intellectuels au service de la démocratie

La force discrète de la science

La chance tragique de la gestion des biens planétaires

La science et le citoyen du futur

Mieux « profiter » de la science et des intellectuels

Conclusion

Dans la tempête, ouvrir grands les yeux

Dégager un nouveau récit et se mettre au travail

Notes

Remerciements

Du même auteur chez Odile Jacob

Pour en savoir plus


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