LRAN Onfray
LRAN Onfray
LRAN Onfray
La résistance au nihilisme
« Le nihilisme, comme symptôme
de ce que les déshérités n’ont plus
aucune consolation. »
NIETZSCHE,
Le Nihilisme européen, 12.
INTRODUCTION
Construction
du nihilisme
Mai 68 a eu lieu…. Mai 68 fut une chose, l’« après-Mai » en fut une
autre… Mai fut un moment de négativité nécessaire, parce qu’il était
impossible qu’il en fût autrement en regard de l’aspect factuel de l’histoire.
« 1789 » tout autant que « 1793 » ou « 1871 » obéissent comme « 1968 » à
ce qui régit l’histoire que ne font pas les hommes, qui sont bien plutôt faits
par elle. Un vieux monde craquait alors et il obéissait aux lois méconnues
mais visibles de la morphologie des civilisations. La pluralité des foyers de
contestation sur la planète, de Berlin à Berkeley, de Tokyo à Paris, de Rome
à Amsterdam, de La Haye à Delhi, témoigne en faveur de l’hypothèse d’une
métamorphose de l’Occident activée par sa jeunesse qui veut prendre sa
place dans le monde et, du moins le croyait-elle, le changer selon ses désirs.
On le sait, cette génération n’a pas changé le monde alors que le monde l’a
changée…
Dans une configuration christiano-marxiste qui suppose le Messianisme,
l’Eschatologie, la Parousie, le Royaume, la philosophie de l’histoire oblige
à une conception linéaire du temps et à son inscription dans un schéma avec
abscisse du temps et ordonnée du progrès. Quiconque déroge à cette lecture
héritée du judéo-christianisme et reprise par l’hégéliano-marxisme d’une
philosophie de l’histoire linéaire et ascendante se voit renvoyé dans la
catégorie des réactionnaires. Soit Condorcet et son Esquisse d’un tableau
historique des progrès de l’esprit humain (1795), positivement connoté,
même si le réel infirme ses thèses, soit Le Déclin de l’Occident (1918) de
Spengler, négativement invoqué pour cause de confusion de ses thèses avec
celles de l’idéologie nationale-socialiste.
Les promesses de Mai, bien que diverses et multiples, contradictoires et
multiformes, n’ont pas été tenues. La révolution politique n’a pas eu lieu,
quelles qu’aient pu être ses formes : situationniste ou trotskiste, marxiste-
léniniste ou maoïste, guevariste ou castriste, anarchiste ou anarcho-maoïste
(sic)… En revanche la révolution métaphysique a eu lieu, elle a été
libertaire. Autrement dit, elle a travaillé à l’augmentation de la liberté, à son
élargissement, à son développement. Pour le meilleur – et pour le pire…
Le meilleur fut la fin d’un monde tout entier construit sur la hiérarchie
qui, étymologiquement, suppose le pouvoir du sacré. Que les hommes, les
Blancs, les pères, les époux, les patrons, les professeurs, les instituteurs, les
riches aient été obligés de considérer autrement les femmes, les Noirs, les
mères, les épouses, les ouvriers, les étudiants, les scolaires, les pauvres
n’est pas une mauvaise chose. Le patriarcat associé au monothéisme
chrétien avait fait son temps. Ce fut une bonne chose que cette page de
l’histoire ait été tournée.
Pour autant, la positivité de cette négativité ne fut pas suivie par la
positivité d’une positivité qui aurait dépassé le travail de négation au profit
de nouvelles valeurs. La fin des valeurs judéo-chrétiennes n’a pas été suivie
par l’avènement de nouvelles valeurs postchrétiennes. Dès lors, l’abolition
de la domination du supérieur par l’inférieur a accompagné une
transvaluation des valeurs telle que l’inférieur s’est mis à dominer le
supérieur. Jadis, le patron faisait la loi sur ses ouvriers, les enseignants sur
leurs élèves, les parents sur leurs enfants ; après Mai, les ouvriers
imposèrent leur loi aux patrons, les élèves à leurs enseignants et les enfants
à leurs parents. Révolte des esclaves, aurait dit Nietzsche, qui aurait vu là
une variation sur le thème de la révolution comme exercice du ressentiment.
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Aux origines du gauchisme culturel. À l’évidence, le gauchisme
culturel se réclame de Mai 68. Jean-Pierre Le Goff fut lui-même soixante-
huitard, d’abord « anarcho-situationniste », autrement dit rebelle libertaire,
puis engagé dans un groupe maoïste. Il explique dans La Gauche à
l’épreuve, 1968-2011 quel fut son trajet et avoue s’être engagé « sans demi-
mesure dans l’activisme groupusculaire de l’extrême gauche après Mai 68 »
avant, via Claude Lefort dont il suivit les cours à l’université de Caen, de
comprendre qu’il s’était fourvoyé…
Le sociologue converti à l’antitotalitarisme a publié Mai 68, l’héritage
impossible (1998) pour expliquer ce que fut Mai 68, certes, mais aussi cet
« après-Mai » qui a produit une génération dite de soixante-huitards ayant
pris part aux affaires françaises après la fin du gauchisme, à la fin des
années 70, en gouvernant ce qui était gouvernable : les médias, les
journaux, la télévision, l’audiovisuel, le cinéma, l’édition, mais aussi
l’économie libérale, la banque qui l’accompagne, les finances qui en
découlent, ou bien encore en investissant dans la politique politicienne avec
François Mitterrand qui recycla un grand nombre de ces soixante-huitards.
Pas question de liquider Mai 68 qui a bel et bien eu lieu. Il n’y aurait
aucun sens à vouloir que ce qui fut n’ait pas été ! Il s’agit bien plutôt
d’envisager ce que Jean-Pierre Le Goff nomme un héritage impossible,
autrement dit une série de propositions éthiques et politiques totalement
déraisonnables et dangereuses issues de l’effervescence de Mai. En matière
de sexualité, d’éducation des enfants, de psychiatrie, de culture, d’écologie,
de féminisme, il y eut en effet d’incroyables dérives : éloge et défense de la
pédophilie, célébration du fou comme parangon de normalité dans une
société anormale à détruire, apologie du n’importe quoi en matière d’art,
invitation à une décroissance régressive, haine féminine des hommes.
Le désir est devenu l’arme fatale avec laquelle le vieux monde devait être
détruit. Avec lui, les interdits allaient tomber, les tabous s’effondrer et les
barrières disparaître. Le refoulement, grand responsable de toutes les
misères, était décrété nul et non avenu. Il fallait ne pas céder sur son désir,
selon la formule en cours dans les milieux lacaniens, ce qui était une autre
façon de décréter la mort de l’adulte et l’avènement de l’enfant comme
modèle existentiel. Jean-Pierre Le Goff commente : « Sur le front du désir,
la classe ouvrière a pu paraître muette à beaucoup »…
Il faut abolir le judéo-christianisme, le capitalisme, l’idéologie répressive,
le mariage et la famille. Le sociologue rappelle que lors d’une manifestation
du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) le 1er mai 1977, l’un
des slogans est : « À bas la dictature des normaux ! » Le FHAR, qui est
l’ancêtre des mouvances contemporaines LGBT, défend à l’époque la
pédophilie, stigmatise les « hétéro-flics », la « virilité fasciste » et veut en
finir avec le patriarcat. Le philosophe René Schérer et son compagnon Guy
Hocquenghem font partie du mouvement. Ils publient ensemble L’Âme
atomique en 1986.
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Mai 68, une vague porteuse. Michel Foucault souhaite occuper le centre
de la vie intellectuelle française : s’il faut pour ce faire être gaulliste,
aronien, mandarin, il fera le nécessaire. Mai 68 lui fournit, comme à
beaucoup de philosophes, l’occasion de se placer sur le devant de la scène
en devenant gauchiste. Foucault n’a donc pas fait « Mai 68 », ni
physiquement ni avec ses œuvres, mais il a été fait par Mai 68. Il surfe
habilement sur la vague gauchiste qui submerge la France post-Mai 68.
Deux ans après Mai, il entre au Collège de France, haut lieu institutionnel
de ceux qui critiquent l’institution – Barthes, Bourdieu, Bouveresse. D’une
part, la contestation ; d’autre part, la position mandarinale au sein de
l’institution qui salarie la rébellion.
Le gauchisme est un moment dans le trajet opportuniste de Michel
Foucault : communiste dans l’après-guerre où le Parti fait la loi en matière
culturelle, fait et défait les réputations intellectuelles ; gaulliste au moment
où il guigne les postes distribués par le pouvoir – université, radio,
télévision ; gauchiste après Mai 68 et le départ du général de Gaulle suivi
par la vague du gauchisme culturel ; post-gauchiste et socialiste libéral avec
BHL et les Nouveaux Philosophes quand Soljenitsyne devient à la mode ;
rocardien avec Kouchner et compagnon de route de la CFDT et d’Edmond
Maire au moment de Solidarité en Pologne ; politiquement islamophile
après la Révolution iranienne, autrement dit défenseur de la théocratie ;
libéral et antisocialiste dans ses dernières années, Foucault a épousé les
vagues porteuses de son siècle…
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Robespierre corrigé par le marquis de Sade. Bruno Tessarech, un
ancien élève de René Schérer, a publié Vincennes en 2011 sous forme d’une
lettre envoyée à une jeune femme… Ce bref texte est dédié à René Schérer,
devenu le responsable du département de philosophie de Vincennes après la
mort de l’excellent François Châtelet, homme de dialogue et de bon sens,
diplomate et négociateur, mélomane et gastronome, passeur des grands
anciens et amoureux de Périclès, auteur simple et clair trop tôt disparu.
René Schérer fut le professeur de Bruno Tessarech en hypokhâgne à Henri-
IV. À l’époque, costume de velours noir, chemise blanche, cravate noire, il
enseigne de manière austère la pensée de Husserl auquel il va consacrer un
livre. Sa réputation de dragueur de jeunes garçons est alors connue dans sa
classe où il demandait des photos d’identité de ses élèves, un truc pour
repérer les « jolis mecs ». Bruno Tessarech écarte cette lecture sous prétexte
qu’il était « un janséniste du sexe et des sentiments, un rêveur qui vivait
dans des abstractions confuses (…) ; tout sauf un dragueur de minets ».
Certes, mais Guy Hocquenghem, qui devint son amant, fut d’abord l’un de
ses élèves.
Schérer rend les copies corrigées, mais ne note jamais au-dessous de la
moyenne. Un élève manifesta son mécontentement face aux notes qu’on lui
mettait ; Schérer lui a laissé le choix de sa note. Il s’agissait d’un certain
Alain Finkielkraut. De quel droit, disait-il, aurait-il pu juger du travail d’un
élève ? « En vertu de quels principes transcendantaux extérieurs à cette
production même ? »
Selon son ancien élève, il fut précurseur d’un Mai qui l’a changé et lui a
permis de montrer son véritable visage : « Celui d’un Robespierre corrigé
par le marquis de Sade, et dont la pensée libertaire produisait des anathèmes
dont la violence nous fit frémir » (19). On le trouve en effet dépeint, dans ce
récit plein d’affection de son disciple, comme un homme violent, agressif,
brutal, fascinant « son maigre public » (36), le blouson de cuir et le col
roulé (comme Foucault…) ayant remplacé le costume, et allant attaquer ses
collègues dans leurs cours.
Ainsi Jean-François Lyotard, coupable d’être moins dans le délire et plus
dans la réalité, moins dans la démagogie et plus dans la philosophie, moins
dans la logique du gourou et plus dans celle d’une réelle communauté
philosophique. Disons que Lyotard, qui vient de Socialisme ou Barbarie et
qui publie d’importants textes qui deviendront Dérive à partir de Marx et
Freud (1973), Des Dispositifs pulsionnels (1973) ou une Économie
libidinale (1974), peut susciter le ressentiment chez un René Schérer qui
n’a rien encore publié de vraiment original. L’idéologie et le combat
politique dissimulent souvent de plus petites raisons psychologiques :
l’envie, la jalousie, la convoitise. Le concept de postmoderne cher au cœur
de Lyotard et qui lui valait alors sa célébrité semblait gêner Schérer… Le
disciple écrit de Lyotard qu’il « s’était si longtemps bercé du désir de
devenir grandiose qu’il semblait ne pas en revenir d’y être enfin parvenu.
D’où une propension au numéro de cirque, un regard parfois inquiet vers la
salle, un goût trop appuyé pour les mots qui portent » (33). La formule est
belle, trop belle peut-être pour être vraie tant elle cache mal la jalousie de
celui qui aimerait tellement disposer de cette aura qu’il n’avait pas et
recherchait moins par l’œuvre que par le coup de poing.
Un soir, Schérer arrive avec ses étudiants au cours de Lyotard où, selon
son disciple, « le penseur de la postmodernité hypnotisait son auditoire. Il
s’agissait pour René d’interrompre un cours qui relevait selon lui d’un passé
révolu, mensonger et hautement néfaste ». Dès leur arrivée, les étudiants de
Lyotard veulent les chasser ; leur professeur s’y oppose. Arguant du fait que
ses étudiants l’écoutent et lui obéissent, Schérer voit là une preuve qu’il se
comporte en mandarin. Dès lors, si Lyotard refoule les étudiants, c’est un
fasciste ; s’il n’en fait rien, c’est un mandarin.
Quarante ans plus tard, Tessarech rapporte l’échange. Lyotard dit : « Ton
argument est honteux, Schérer. Mais tu n’en as pas assez, de tes pitreries ?
Venir perturber le cours de tes confrères, c’est tout ce que tu as à offrir à tes
étudiants ? Tu gâches ton talent, Schérer. Tout le monde sait que tu vaux
mieux que ça. Tu ferais pitié si tu ne prêtais pas autant à sourire. Qu’est-ce
que tu proposes concrètement ? Quelle ligne politique, quelle réflexion ?
Vas-y, on t’écoute » (41). Commentaire de Tessarech : « Phrases terribles.
René choisit de ne pas répondre aux coups (sic), signant ainsi des aveux
pathétiques. »
Puis ceci qui achève le portrait du philosophe en histrion petit-bras : « “Je
préfère débrancher mon appareil que d’entendre ce que tu me dis, Lyotard.”
Il porta la main à son oreille, tâtonnant pour chercher le bouton dont je ne
garantis pas qu’il le trouvât jamais, avant de lancer à un auditoire que
secouaient des rires nerveux : “Je ne t’entends plus, Lyotard. Je ne t’entends
plus, à la fois parce que je ne t’écoute plus mais surtout parce que je ne
veux plus t’entendre. Non seulement ce que tu dis ne compte pas, mais ce
que tu dis (voix très martelée) N’EK-SIS-TE PAS.” Nous abandonnâmes la
salle sous les lazzis, avec cette fausse dignité qu’affectent les conquérants
défaits » (40-41). Un étudiant de Schérer, tout au déni de la situation,
confesse qu’il a bien mis une raclée à Lyotard ; Schérer consent et précise
que le combat ne fait que continuer. Tessarech, quatre décennies plus tard,
confesse : « Au passage, nous avions eu l’illustration des dégâts
qu’occasionnait l’idéologie dominante, surtout quand elle se pare d’un
vernis révolutionnaire » (42) – mais son récit reprend de plus belle, tout à la
gloire de Schérer, en égratignant Lyotard dont La Condition postmoderne
fut un livre qui compta en philosophie plus qu’aucun de ceux de Schérer
jusqu’à ce jour…
Car en quoi consistait l’enseignement de René Schérer, patron du
département de philosophie de Vincennes, quand il n’invitait pas clairement
à la pédophilie ? Bruno Tessarech nous l’apprend : « Il commentait un jour
un article du Monde sur la guerre du Vietnam, un autre le tract rédigé par
les travailleurs qui occupaient leur usine, le lendemain la profession de foi
d’un gréviste de la faim roulé dans une couverture au fond d’une église et
que nous allions aussi sec soutenir, atterrés, respectueux et muets. Ce qui le
branchait plus que tout, c’étaient les textes émanant d’un collectif et qui
dénonçaient l’innommable, les abus de pouvoir des chefs, des flics, des
profs. Pendant de longues minutes il nous donnait lecture d’un papier
froissé recueilli au hasard d’un tractage ou, comme il le disait avec
délectation, qu’un ami ou un copain (René parlait rarement de camarade)
lui avait fait passer » (37)… Suivaient alors des considérations sur les
homosexuels en lutte, les femmes soumises à leurs maris, les travailleurs
immigrés sans papiers qu’il souhaitait régulariser au nom du principe
d’hospitalité, la sexualité des enfants avec les adultes…
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Vincennes tuée par les siens. Bruno Tessarech renseigne sur la fin de
Vincennes : la drogue a largement droit de cité, la saleté et la crasse passent
pour « le comble du chic » (65), le ménage n’est pas fait, les plafonds ont
été troués par les étudiants qui cherchaient les micros qu’aurait placés le
pouvoir, les cloisons sont défoncées, les fenêtres ne ferment plus, le béton
se fissure, les tables et les chaises sont déglinguées, le lino est littéralement
détruit par les mégots de cigarette écrasés par terre, les néons ont disparu,
les gobelets de café que chacun emportait en cours traînent partout, ainsi
que les reliefs de sandwichs, car on mange et on fume en cours, les
bibliothèques sont pillées et dévastées, le bassin a été vidé de son eau et
rempli d’immondices…
Vincennes rapporte une autre anecdote : « En psychanalyste accomplie,
Judith Miller exhibait sa propre pulsion de mort en affirmant qu’elle
emploierait toute son énergie à faire fonctionner l’université de plus en plus
mal » (71). Qui donc aura détruit ce jouet de luxe offert aux gauchistes pour
qu’ils fassent leurs preuves ? Le pouvoir gaulliste, comme il est de bon ton
de le dire pour s’affranchir d’un questionnement sur l’impasse du
gauchisme pratique, ou ceux-là mêmes qui ont montré, à leur corps
défendant, que l’« après-Mai 68 » ne fut jamais suivi d’une positivité digne
de ce nom. Au contraire, Vincennes fut un grand accélérateur du nihilisme
qui, certes, fut positif pour un certain nombre de combats, féministes et
homosexuels entre autres, mais fut aussi l’occasion de creuser plus encore
le fossé entre les élites, le savoir, la culture, la philosophie, la production
intellectuelle et le peuple de plus en plus marginalisé, oublié, voire méprisé.
Le PCF qui, lui, avait le sens du peuple et de la culture, de l’éducation
populaire et de l’organisation, du prolétariat et des ouvriers, du concret et
du possible, est passé à côté de « Mai 68 » et à côté de l’« après-Mai 68 ».
On se souvient des diatribes de Georges Marchais contre Daniel Cohn-
Bendit, quasi suspecté d’être juif et franchement coupable d’être allemand.
Le gauchisme de Vincennes n’était pas fait pour lui plaire, mais il ne sut pas
proposer d’alternative à l’extrême gauche qui prospéra et au néo-gaullisme
qui périclita.
Vincennes est rasée en juillet 1980. Moins d’un an plus tard, le 10 mai
1981, François Mitterrand est élu président de la République. Le gauchiste
Michel Foucault enseigne dans les ors du prestigieux et très bourgeois
Collège de France ; après avoir soutenu la candidature de Coluche à
l’Élysée, le gauchiste Gilles Deleuze assiste à la cérémonie d’investiture de
Mitterrand au Panthéon le 21 mai 1981 ; le gauchiste Félix Guattari, lui
aussi soutien jadis de Coluche, publie des éloges de Jack Lang dans la
presse et rédige le discours de Mitterrand à la Sorbonne sur la culture – le
même Jack Lang l’élève au titre de commandeur des Arts et des Lettres en
janvier 1983 et, comme tous ceux qui reçoivent des décorations, il profite
de la cérémonie de réception pour dire qu’il n’est pas sensible aux marques
de mérite ; le même Guattari se fait inviter à la table du président
Mitterrand ; le gauchiste Foucault déjeune régulièrement avec Robert
Badinter, le garde des Sceaux.
Seul à être lucide, Baudrillard publie La Gauche divine en 1985. La
gauche socialiste est morte ; la gauche communiste est morte ; l’extrême
gauche est morte. Reste le libéralisme auquel se rallie François Mitterrand,
donc les socialistes, donc la France, en 1983. Commence alors une longue
descente des masses vers le désespoir, des masses que n’a jamais prises en
compte le gauchisme culturel, tout à ses marges – l’homosexuel, le
transsexuel, les femmes, l’immigré, l’hermaphrodite, le prisonnier, le
criminel. Oublié par les gauches, le peuple se retrouva dans les bras du
Front national qui commença son ascension.
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Libéraux libertaires. Comme BHL, Renaut & Ferry critiquent Mai 68,
le socialisme et le marxisme, au nom d’une philosophie libérale qui, si ce
n’est l’emballage politicien UMP ou PS, les installe côte à côte sur le même
front politique : la démocratie libérale, l’Europe libérale, l’euro, monnaie
libérale, le soutien des candidats libéraux aux présidentielles, la politique
étrangère des libéraux, autrement dit un atlantisme libéral, etc. Puisque les
philosophes de La Pensée 68 effectuaient la critique de l’humanisme, de la
métaphysique, de l’autonomie, du sujet, de l’anthropologie, de la vérité,
Renaut & Ferry feront l’éloge de l’humanisme, de la métaphysique, de
l’autonomie, du sujet, de l’anthropologie, de la vérité… Ce qui induira
concrètement le compagnonnage de Luc Ferry avec les politiques
conservatrices jusqu’à devenir ministre dans un gouvernement de droite.
La philosophie d’après Mai 68 dispose donc de deux lignes de force :
celle de la French Theory avec Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard,
Bourdieu, mais aussi Baudrillard, oublié par les NP et ses suivants ; et les
NP, avec leur première génération, celle des BHL, Glucskmann, Clavel,
Lardreau, Jambet, Benoist, Nemo, et celle de la seconde génération, Ferry
et Renaut – qui citent avec enthousiasme Marcel Gauchet et Gilles
Lipovetsky et utilisent leurs travaux pour déconstruire Mai 68.
Il y eut un échec relatif des projets du premier lignage désireux de contrer
le second lignage : le désir deleuzien d’une communauté de chercheurs qui
se feraient producteurs tout en effaçant la fonction-auteur, la contre-
institution derridienne d’un Collège de philosophie devenue institution,
l’intellectuel collectif bourdieusien empêché par la détermination néo-
gaulliste de Chirac lors des grèves de 1995. Deleuze écrivit sur le cinéma,
L’Image-temps et L’Image-mouvement, puis se défenestra le 4 novembre
1995 pour échapper à de longues années d’insuffisance respiratoire ;
Derrida publia L’Animal que donc je suis en défense des animaux ;
Bourdieu écrivit une autobiographie, bien qu’il s’en défende, sous le titre
Esquisse pour une auto-analyse (2004) et, comme Derrida, disparut trop tôt.
En même temps, il y eut un réel succès politique du second lignage avec
le triomphe sans partage d’un antitotalitarisme libéral qui fit du goulag
l’occasion de discréditer toute gauche, marxiste ou socialiste – ne parlons
pas de la gauche libertaire qui n’eut jamais droit de cité dans le vingtième
siècle philosophique en dehors d’Albert Camus. La disparition des grandes
figures de la pensée critique a laissé le champ libre à la pensée libérale qui
s’imposa comme horizon idéologique indépassable.
Quant à la gauche post-soixante-huitarde, une grande partie souscrivit au
libéralisme. Elle se réconforta en se croyant toujours de gauche et adhéra
pour la peine à un nouveau catéchisme devenu ce que le sociologue Jean-
Pierre Le Goff nomme le gauchisme culturel sous le régime intellectuel
duquel nous vivons désormais. La majorité de la presse fonctionne comme
son instrument de domination idéologique total. Restent quelques
archéomarxistes, Alain Badiou, Jacques Rancière, Étienne Balibar, Slavoj
Zizek, cramponnés au logiciel des années 70. Si la gauche n’est plus que du
côté de ce communisme transcendantal, comme y invite L’Hypothèse
communiste de Badiou et des siens, les NP ont gagné leur pari. Hélas. Et le
peuple a perdu tout espoir que les philosophes se soucient de lui.
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VLADIMIR JANKÉLÉVITCH
Une vie dans les lettres. De la même manière que son œuvre décourage
quiconque voudrait en proposer l’exposé, sa vie n’a jamais été l’objet d’une
biographie qui fasse autorité. Cet homme qui fut un homme de gauche
n’ayant jamais souscrit aux totalitarismes de cette famille, un juif persécuté
par le national-socialisme et le régime de Vichy, un résistant authentique, un
professeur sans démagogie aux côtés de ses étudiants, un penseur libre
imperméable aux modes du siècle – freudisme, marxisme, structuralisme,
lacanisme, gauchistme, maoïsme, antitotalitarisme des Nouveaux
Philosophes –, fut aux antipodes d’un Sartre qui, lui, a tout fait pour attirer
l’attention sur lui.
De lui, François George écrit dans À la rencontre des disparus : « Il était
indifférent aux modes et la mode le lui a bien rendu. Du marxisme, il pense
que de toute manière il ne vaut pas sans une morale. De la psychanalyse, il
refuse de faire une vérité révélée et un usage sauvage. Le structuralisme, il
le renvoie à la grammaire. Il aurait dû être adopté par l’existentialisme, ce
ne fut pas le cas, il n’a pas insisté. Il ne dévie pas de sa ligne malgré
l’ampleur de l’insuccès, il ne passe aucun compromis avec les tendances
dominantes » (243). Plus tard, Sartre aidant, constatant la montée en
puissance de l’auteur de Être et Temps dans le paysage philosophique
germanopratin, donc français, il dénonce « le galimatias de M. Heidegger »
(L’Imprescriptible, 42). Aucune des coteries parisiennes et mondaines ne
pouvait donc en faire l’un des siens. Il a payé cher cette liberté d’esprit.
Dans l’attente d’une biographie digne de ce nom, un ouvrage permet
d’effectuer un trajet biographique impressionniste de Vladimir Jankélévitch
à l’aide d’une correspondance avec son ami Louis Beauduc : il s’agit d’Une
vie en toutes lettres, un livre paru en 1995 et qui couvre la période allant de
1923 (ils sont alors cothurnes à l’ENS) à 1980, date de la mort de Louis.
L’un et l’autre se sont échangé cent trente-sept lettres pendant cinquante-
sept années. Dans la première lettre, ironique, Jankélévitch écrit : « Ne
l’oublie pas, nous écrivons pour la postérité, et nos futurs éditeurs
réserveront sans doute pour le dernier volume de nos œuvres
philosophiques (comme on l’a fait pour Descartes, Kant, etc.) la
Correspondance de MM. V. Jankélévitch et L. Beauduc » (48-49)… Ce
volume existe ; Jankélévitch avait raison.
À quoi ressemble la vie du philosophe avant la première lettre de cette
correspondance ? Vladimir Jankélévitch est né à Bourges le 31 août 1903 –
c’est l’année où Alain commence à publier ses Propos mais aussi celle de
l’Introduction à la métaphysique de Bergson, un philosophe auquel
Jankélévitch consacrera son premier livre en 1931. Son père Samuel
Jankélévitch (1869-1951), médecin laryngologiste, a quitté Odessa, sa ville
natale, pour fuir les pogroms. Il a effectué ses études à Montpellier avant de
s’installer à Bourges en 1895. Jankélévitch a une sœur, Ida, qui épousera le
poète Jean Cassou, et un frère, Léon, qui sera diplomate en Extrême-Orient.
Samuel Jankélévitch entretient une correspondance avec Freud. Ces
lettres seront volées pendant la guerre, retrouvées aux États-Unis, puis une
nouvelle fois perdues. Samuel a traduit neuf livres majeurs de Freud, dont
Introduction à la psychanalyse, Totem et Tabou, Psychopathologie de la vie
quotidienne – un philosophe dont le fils ne parlera pas, ni en bien, ni en
mal. Il a également traduit les huit volumes de l’Esthétique de Hegel en
1944 et les quatre volumes de La Science de la logique du même auteur en
1945. La même année, il publie les deux volumes traduits en français de
l’introduction à la philosophie de la mythologie de Schelling – l’auteur
auquel le fils consacrera sa thèse en 1933. Il traduit aussi Böhme ou la
Philosophie de la pratique de Benedetto Croce. Pour fuir les persécutions
du régime de Vichy, il s’enfuit à Toulouse avec sa famille.
De cette époque jusqu’à sa mort en 1951, Samuel Jankélévitch écrit un
certain nombre d’ouvrages de philosophie, dont Révolution et tradition en
1947, un livre dans lequel, bien avant les Nouveaux Philosophes, il
reproche à Darwin, Marx et Nietzsche d’avoir rendu possibles les dictatures
du XXe siècle. Il prend de nombreuses notes pour un livre sur la mort qu’il
n’écrira pas, une tâche que son fils mène à bien en 1966 – un gros livre de
près de 500 pages qu’il conclut en affirmant qu’on ne peut pas en dire
grand-chose… Mais il avancera, dans Quelque part dans l’inachevé, que
« pour expliquer qu’il n’y a rien à dire il faut beaucoup de mots » (167). Le
père meurt en 1951, un an après sa femme.
Journal hédoniste :
Contre-Histoire de la philosophie :
Contre-Histoire de la philosophie en CD
(chez Frémeaux et associés) :
I. L’ARCHIPEL PRÉ-CHRÉTIEN (1), De Leucippe à Épicure, 2004, 12 CD.
II. L’ARCHIPEL PRÉ-CHRÉTIEN (2), D’Épicure à Diogène d’Œnanda, 2005, 11 CD.
III. LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME (1), De l’invention de Jésus au christianisme
épicurien, 2005, 12 CD.
IV. LA RÉSISTANCE AU CHRISTIANISME (2), D’Érasme à Montaigne, 2005, 12 CD.
V. LES LIBERTINS BAROQUES (1), De Pierre Charron à Cyrano de Bergerac,
2006, 12 CD.
VI. LES LIBERTINS BAROQUES (2), De Gassendi à Spinoza, 2006, 13 CD.
VII. LES ULTRAS DES LUMIÈRES (1), De Meslier à Maupertuis, 2007, 13 CD.
VIII. LES ULTRAS DES LUMIÈRES (2), De Helvétius à Sade, 2007, 12 CD.
IX. L’EUDÉMONISME SOCIAL (1), De Godwin à Stuart Mill, 2008, 12 CD.
X. L’EUDÉMONISME SOCIAL (2), De Stuart Mill à Bakounine, 2008, 13 CD.
XI. LE SIÈCLE DU MOI (1), De Feuerbach à Schopenhauer, 2009, 13 CD.
XII. LE SIÈCLE DU MOI (2), De Schopenhauer à Stirner, 2009, 12 CD.
XIII. LA CONSTRUCTION DU SURHOMME, D’Emerson à Guyau, 2010, 12 CD.
XIV. NIETZSCHE, 2010, 13 CD.
Couverture : Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-
marins : la sieste, 2006. Photographie couleur, 105 × 120 cm. Photo :
Marc Domage. © Philippe Ramette Courtesy galerie Xippas.
© ADAGP, 2020.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2020.
ISBN : 978-2-246-85568-2
SOMMAIRE
Couverture
Page de titre
LA RÉSISTANCE AU NIHILISME
VLADIMIR JANKÉLÉVITCH
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