Kleist - Sur Le Théâtre de Marionnettes
Kleist - Sur Le Théâtre de Marionnettes
Kleist - Sur Le Théâtre de Marionnettes
(1777-1811)
Sur le théâtre de
marionnette
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Alors que je passais l’hiver 1801 à M…, j’y
rencontrai un soir, dans un jardin public,
Monsieur C… qui était engagé depuis peu
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comme premier danseur à l’Opéra de la ville, où
il remportait un succès exceptionnel auprès du
public.
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Il me demanda si je n’avais pas trouvé très
gracieux certains mouvements que faisaient les
poupées, et notamment les plus petites.
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Chaque mouvement avait son centre de gravité ;
il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure
; les membres, qui n’étaient que des pendules,
suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention,
de manière mécanique.
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danseur, ou au moins avoir une notion de la
beauté de la danse.
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d’autre que le chemin qui mène à l’âme du
danseur ; et il doutait que le machiniste puisse la
trouver autrement qu’en se plaçant au centre de
gravité de la marionnette, ou en d’autres mots, en
dansant.
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par l’entremise d’une manivelle, comme je me
l’étais imaginé.
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Je lui dis que non : je n’avais jamais rien vu de
semblable.
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les exigences que vous adresseriez au savoir-faire
de cet artiste ?
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simples pendules, et se soumettent à la seule loi
de la pesanteur ; une propriété merveilleuse,
qu’on chercherait en vain chez la plupart de nos
danseurs.
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monde pour voir s’il n’est peut-être par rouvert
par derrière. »
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Il semblait, répliqua-t-il, tout en prenant une
pincée de tabac, que je n’avais pas lu avec
attention le troisième chapitre du Premier Livre
de Moïse ; et qu’à celui qui ne connaissait pas
cette première période de la culture humaine, on
ne pouvait guère parler des suivantes, et encore
moins de la dernière.
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« Je me baignais, lui racontai-je, il y a environ
trois ans, avec un jeune homme, dont l’anatomie
était empreinte d’une grâce prodigieuse. Il devait
être dans sa seizième année et on pouvait à peine
déceler chez lui les premiers signes de vanité
provoqués par les faveurs des femmes. Le hasard
voulait que nous ayons vu à Paris, peu de temps
auparavant, cet éphèbe qui s’enlève une épine du
pied ; le moulage de cette statue est connu et se
trouve dans la plupart des collections allemandes.
Le regard qu’il jeta dans un grand miroir à
l’instant où, pour l’essuyer, il posait le pied sur
un tabouret, le lui rappela ; il sourit et me dit
quelle découverte il venait de faire. Je venais à
vrai dire de la faire moi aussi, dans le même
instant ; mais était-ce pour mettre à l’épreuve la
grâce qui l’habitait, ou aller à l’encontre de sa
vanité et l’en guérir un peu : je ris et rétorquai
qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une
deuxième fois le pied pour me le prouver ; mais,
comme on aurait facilement pu le prévoir, sa
tentative échoua. Déconcerté, il leva le pied une
troisième et une quatrième fois, et il le leva bien
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dix fois encore : en pure perte ! Il était hors d’état
de reproduire ce mouvement — que dis-je ? Les
mouvements qu’il faisait étaient si comiques, que
j’eus de la peine à retenir mon rire.
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« Lorsque, stupéfait, je me trouvai face à lui,
l’ours se tenait sur ses pattes arrière, le dos
appuyé au poteau où il était attaché, la griffe
droite levée, prête à frapper, et il me regardait
dans les yeux : il s’était mis en garde. Quand je
me vis confronté à un tel adversaire, je ne sus si
je rêvais ; pourtant, Monsieur de G… me dit : «
Attaquez, attaquez ! Et essayez donc de lui
donner un coup ! » Une fois remis de ma première
surprise, je poussai une botte ; l’ours fit un
mouvement de patte très bref et para l’attaque.
J’essayai de le suborner avec des feintes ; l’ours
ne bougea pas. Je poussai encore une botte
soudaine, avec une telle adresse que j’en aurais
infailliblement touché la poitrine d’un homme :
l’ours fit un mouvement de patte très bref et para
l’attaque. A présent, j’étais presque dans la
situation du jeune Monsieur de G… Le sérieux de
l’ours achevait de me faire perdre contenance, les
attaques et les feintes alternaient, la sueur me
ruisselait sur le corps : en pure perte ! Non
seulement l’ours parait toutes mes attaques,
comme le premier escrimeur du monde, mais (ce
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en quoi aucun escrimeur au monde ne l’eût imité)
il ne répondait même pas à mes feintes : son œil
dans le mien, comme s’il avait pu lire dans mon
âme, il restait griffe levée, prêt à frapper, et quand
mes attaques n’étaient qu’esquissées, il ne
bougeait pas.
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se retrouve soudain de l’autre côté, après avoir
traversé l’infini, ou comme l’image d’un miroir
concave revient soudain devant nous, après s’être
éloignée à l’infini : ainsi revient la grâce, quand
la conscience est elle aussi passée par un infini ;
de sorte qu’elle apparaît sous sa forme la plus
pure dans cette anatomie humaine qui n’a aucune
conscience, ou qui a une conscience infinie, donc
dans un mannequin, ou dans un dieu.
(1810)
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