Comprendre Habermas - Alexandre Dupeyrix
Comprendre Habermas - Alexandre Dupeyrix
Comprendre Habermas - Alexandre Dupeyrix
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Éléments biographiques
Plan de l’ouvrage
Habermas ou Rawls ?
Modèle délibératif
Conclusion générale
Glossaire
Bibliographie
© Armand Colin, 2009.
978-2-200-24709-6
Collection Lire et comprendre
1 R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité , trad. de P.-E. Dauzat, Paris, A. Colin, 1993.
2 Ces articles sont rassemblés dans le recueil Protestbewegung und Hochschulreform ,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1969.
3 Pour approfondir cette question des rapports entre l’École de Francfort et le mouvement
étudiant, on se reportera à l’étude en trois volumes publiée en 1998 sous la direction de Wolfgang
Kraushaar : Frankfurter Schule und Studentenbewegung, 1946 bis 1995 , Hambourg, Rogner &
Bernhard bei Zweitausendeins, 1998 ; une véritable mine de renseignements, comprenant une
chronologie très minutieuse des événements et une riche documentation.
Plan de l’ouvrage
Un mot enfin sur la manière dont cet ouvrage a été conçu. Il se
présente comme une introduction générale à l’œuvre de Jürgen
Habermas ; il essaie donc de balayer l’ensemble de ses écrits.
L’entreprise est évidemment délicate, étant donné la richesse et la variété
de cette œuvre. Il nous a toutefois semblé possible de se faire une idée de
sa philosophie en l’abordant sous cinq aspects différents ; cinq axes
d’interprétation autour desquels s’assemblent des pans de son œuvre, par
ailleurs plus ou moins épars ; cinq problématiques qui accompagnent son
parcours philosophique depuis un demi-siècle et circulent dans ses
ouvrages en apparaissant sous des formes souvent différentes,
régulièrement modifiées ; cinq pôles d’attraction vers lesquels sa
sensibilité philosophique revient inévitablement ; ces pôles sont :
l’homme, l’histoire, la société, la citoyenneté, le pluralisme – on pourrait,
bien sûr, en trouver d’autres. Les axes « société » et « citoyenneté » ont
donné lieu à des ouvrages autonomes : la TAC et Droit et démocratie ;
mais ils ne s’y résorbent pas entièrement et trouvent ailleurs dans son
œuvre d’autres formulations, peut-être moins explicites. Nous précisons
que ces cinq axes ne doivent pas être compris comme une tentative
d’absolutiser des sujets collectifs : ce serait faire un contresens sur la
démarche philosophique de Habermas. Il n’y a pas chez lui de grands
principes explicatifs surplombant, de moteurs univoques de l’Histoire, ni
d’agents universels ; ces cinq axes indiquent simplement une direction,
ils constituent tout au plus, si l’on veut, cinq manières de contribuer à une
réflexion sur la démocratie délibérative.
Ce livre est donc divisé en cinq parties, comprenant chacune trois
chapitres. Ces parties peuvent se lire indépendamment les unes des
autres, de même que les chapitres, dans une certaine mesure. C’était l’un
des partis pris pratiques et pédagogiques de cet ouvrage : permettre
l’accès direct à différentes problématiques sans se laisser décourager par
l’immensité de l’œuvre. Il reste que l’ensemble forme une unité et il est
bien sûr difficile de dissocier ses différents éléments : ils perdent alors
probablement en intelligibilité, en clarté, en cohérence.
Détaillons pour finir ces cinq axes thématiques :
– Premier axe : L’Homme. Il y a dans la philosophie de Habermas une
pensée de l’homme, de l’être humain. Une anthropologie, en somme. Elle
repose avant tout sur sa théorie de la communication : l’homme est un
être de langage, et ce fait, à la fois de nature et de culture, confère à
l’homme un certain nombre de compétences et de privilèges, d’aptitudes
et de potentialités. Nous verrons comment prend forme chez Habermas
une philosophie du langage, qui doit beaucoup à la tradition continentale,
allemande et germanophone (Humboldt, Cassirer, Frege, Wittgenstein) et
probablement plus encore à la tradition pragmatiste nord-américaine
(Peirce, Mead, Austin, Putnam) ; comment cette philosophie du langage
dit beaucoup sur ce qu’est une identité ; comme Habermas l’enrichit
d’une théorie morale, d’une théorie de la connaissance et, au moins de
manière implicite, d’une philosophie de l’existence ; comment ces
différentes approches contribuent finalement à donner une définition de
l’être humain ; de l’être humain avant le citoyen, ou sous le citoyen –
pour coller à la perspective habermassienne.
– Deuxième axe : L’Histoire. L’Homme habermassien est un homme
situé dans l’Histoire. Les compétences que lui donne le langage ont
certes une prétention universelle, mais elles ne s’actualisent que dans un
ici et maintenant et prennent place dans un cadre historique donné. Il y a
ainsi chez Habermas une sorte de balancement perpétuel entre ancrage
contextualiste et prétention à l’universel ; mais ce n’est pas une
contradiction, plutôt deux tendances qui se complètent ; une visée,
l’universel, qui se pose à partir d’un contexte de vie, un horizon qui se
contemple depuis un sol particulier. L’Homme qu’évoque Habermas dans
ses livres n’est pas n’importe quel homme ; c’est l’homme occidental,
tributaire d’une « modernité culturelle » – leitmotiv de toute son œuvre.
De quelle modernité s’agit-il ? D’un moment charnière de l’Histoire,
selon Habermas, le passage des sociétés dites traditionnelles, fondées sur
une hiérarchie de nature divine, surnaturelle, aux sociétés dites modernes,
où le lien social ne découle pas d’un ordre préétabli et se dérobant à toute
remise en cause, mais où ce lien est un lien consenti, accepté en raison,
fondé rationnellement ; où la discussion argumentée devient la garantie
des ordres sociaux. Nous verrons ainsi comment Habermas reconstruit la
philosophie marxiste de l’histoire et propose, à partir d’une relecture de
Max Weber, une théorie de la modernité conçue comme une théorie de la
rationalisation ; l’occasion d’analyser comment Habermas prend congé
de la philosophie de l’histoire tout en en conservant quelques figures de
pensée. Nous verrons aussi par ailleurs comment Habermas, dans ses
derniers textes, reprend les intuitions de Kant sur un possible ordre
cosmopolitique, comme s’il s’agissait de reve nir aux bonnes traditions
de la philosophie de l’histoire ; bref, nous tenterons de décrire cette
sensibilité au mouvement de l’Histoire qui sous-tend l’œuvre de
Habermas.
– Troisième axe : la Société. Que ce thème l’ait toujours occupé n’est
guère surprenant : Habermas est en effet aussi bien sociologue que
philosophe. En Allemagne, et notamment jusque dans les années 1960-
1970, il n’y avait d’ailleurs pas de démarcation stricte entre ces
disciplines. Ainsi Habermas a-t-il par exemple occupé la « chaire de
sociologie et philosophie » à l’université de Francfort entre 1964 et 1971.
Ses interlocuteurs sont aussi bien de « purs » philosophes comme Hegel,
Kant ou Derrida que de « vrais » sociologues comme Durkheim, Weber,
Parsons ou Luhmann. Il est du reste souvent aussi connu des sociologues
que des philosophes. Il a notamment acquis une bonne partie de sa
notoriété auprès des premiers dans les années 1970-1980, en développant
une théorie des crises du capitalisme et surtout une Théorie de l’agir
communicationnel (1981/1987), qui reste son œuvre majeure. Celle-ci se
présente bien comme une théorie de la société, puisqu’elle prétend définir
les conditions de socialisation de l’individu. Nous en examinerons les
grandes lignes, évoquerons le débat avec Luhmann, commenterons la
partition qu’effectue Habermas entre système et monde vécu. Nous nous
pencherons également sur des problématiques plus récentes, comme la
construction de la réalité sociale, issue de ses derniers travaux en théorie
de la connaissance, ou les problèmes de justice sociale, reformulés
notamment par Axel Honneth et sa théorie de la reconnaissance.
– Quatrième axe : la Citoyenneté. C’est certainement, du moins selon
la lecture que nous avons de l’œuvre de Habermas, l’axe principal, celui
qui fédère l’essentiel de ses préoccupations philosophiques. C’est
manifeste à partir des années 1990 et de sa théorie de la démocratie Droit
et démocratie (1992/1997) ; c’était du reste déjà explicite dès ses
premières enquêtes sociologiques dans les années 1950 sur la
participation politique des étudiants de Francfort ou dans les années 1960
avec son célèbre Espace public (1962/1977). Cette réflexion sur la
citoyenneté s’appuie sur les acquis pragmatiques et anthropologiques que
Habermas a obtenus au fil de ses recherches (cf. axe I). Ce qui émerge
dans les années 1990 c’est un modèle de démocratie délibérative dont
Habermas avait déjà esquissé certains traits. Il s’agira de décrire ce
modèle, qui se présente comme une troisième voie entre paradigme
républicain et paradigme libéral et qui attend beaucoup à la fois du droit
comme juste procédure, d’une société civile active et réactive et de
citoyens participant à la vie des institutions.
– Cinquième axe : dernier axe que nous avons dégagé, celui d’une
pensée du pluralisme. Sous ce terme, nous comprenons les différentes
manifestations d’une diversité identitaire, ethnique, nationale, religieuse
particulièrement palpables ces vingt dernières années et qui semblent
réactiver l’antique problème philosophique de l’un et du multiple. Nous
verrons dans quelle mesure la philosophie communicationnelle de
Habermas permet d’appréhender ces phénomènes de manière dynamique
et constructive et d’ouvrir des pistes originales pour interpréter des
questions aussi variées que le multiculturalisme, la construction d’une
Europe multinationale ou la place de la religion dans la sphère publique.
PREMIÈRE PARTIE
L’Homme
Il y a au cœur de l’œuvre de Habermas ce qu’on pourrait appeler une
anthropologie philosophique. Il est pourtant probable que cette
dénomination embarrasserait le philosophe : trop substantialiste,
tendanciellement métaphysique, historiquement trop marquée par les
tentatives des années 1920-1930 lorsqu’il s’agissait de saisir une nature
humaine dans les termes d’une philosophie de la vie. Donner une
définition close de l’être humain, c’est appliquer des critères de
distinction, qui peuvent se trouver rapidement discriminants. Dire ce
qu’est un homme implique souvent d’exclure une partie de l’humanité de
ce cercle de définition. Habermas n’a de son côté cessé de revendiquer
une philosophie postmétaphysique, qui renonce aux entreprises de
fondation essentialistes et évite les écueils définitionnels. Il défend une
approche déflationniste du rôle de la philosophie : elle doit se contenter
de donner un cadre, de reconstruire des conditions de possibilité, d’être
une « simple instance critique » (PP, 60), attentive au respect de la forme
et des procédures.
Et pourtant, il est possible d’assembler, au fil de son œuvre, des bribes
de définitions et de recomposer ce qui pourrait être le portrait de
l’homme habermassien. « Portrait » n’étant pas le mot le plus adéquat,
puisqu’il s’agit en vérité plus d’un ensemble de compétences et
d’aptitudes, de potentialités (linguistiques, morales, cognitives, sociales)
que d’un tableau figé. Ce qui s’accorde davantage avec son approche
dynamique de l’identité qui, nous le verrons, fait droit au caractère de
part en part historique et social de l’existence humaine. Il y a du reste des
notations qui sont sans ambiguïté anthropologiques : ainsi lorsqu’il
évoque dans un texte récent « l’avenir de la nature humaine ». Sans relire
l’ensemble de son œuvre au miroir de ce nouveau concept, sans y voir un
démenti infligé à ses propres prétentions postmétaphysiques, on se sent
du moins conforté à mettre en évidence cette sensibilité aux
problématiques anthropologiques, liées à l’espèce humaine, que l’on
sentait affleurer dans de nombreux ouvrages et qui s’exprime pleinement
dans ce texte singulier de 2001.
Toutefois, exception faite de ce dernier ouvrage, l’anthropologie
philosophique de Habermas apparaît surtout en filigrane dans son œuvre,
elle est plus un produit dérivé qu’une entreprise de première main ; mais
les résultats obtenus de façon indirecte sont essentiels, ils lui servent en
retour pour fonder sa théorie de la citoyenneté, étayer sa conception de la
religion ou même prendre position sur les manipulations génétiques. À
cet égard, la manière dont il conçoit son opus magnum est à la fois
exemplaire et fondatrice.
Quand Habermas rédige la TAC à la fin des années 1970 et au début
des années 1980, son but n’est certainement pas de définir une nature
humaine, pas non plus de dresser un inventaire des compétences sociales
et langagières de l’être humain, mais plutôt de relayer, dans les termes
d’une sociologie critique, les problématiques héritées de la Théorie
critique et concernant les conditions d’une émancipation possible.
Comment répondre au mieux à l’exigence d’émancipation posée par la
Théorie critique ? En développant un nouveau paradigme, ou du moins,
car au fond l’idée d’intersubjectivité n’a rien de très nouveau, en
approfondissant ce paradigme, en le chargeant de la grande tâche de
reconstruire les normes de notre vie en société. Ce paradigme, c’est donc
celui du dialogisme, de l’intersubjectivité, censé remplacer, congédier le
paradigme du sujet. Habermas développe ainsi dans la TAC une théorie
de la société, adossée à une théorie du langage. Le résultat est un tableau
des types d’activités et des types de rationalité à l’œuvre dans chacune de
ces activités. L’intention est donc clairement critique, et autant
sociologique que philosophique. Mais cette théorie de l’action, de
l’activité sociale et communicationnelle, repose en fait entièrement sur
les compétences langagières de l’individu, sur les idéalisations
pragmatiques à l’œuvre dans les discussions, sur l’espoir d’une société
capable d’agir sur elle-même, de se donner des lois, des normes
rationnellement acceptables, par la seule force non contraignante du
langage. La philosophie de Habermas, son projet critique et
émancipatoire, se situe au plus près de la parole humaine, une parole qui
se fait en quelque sorte démiurge, qui construit des espaces sociaux, les
renverse ou au contraire les stabilise, parce que pour Habermas, qui
reprend l’intuition pragmatiste, le langage est action (dire, c’est faire).
Ainsi, la caractérisation essentielle de l’anthropologie philosophique
qui sous-tend toute l’œuvre de Habermas peut s’énoncer en quelques
mots : l’être humain est un être de langage ; et c’est ce fait de nature
(mais aussi immédiatement de culture puisque le langage est le médium
et le produit spontané de notre vie sociale) qui porte tout l’édifice de la
philosophie et de la théorie politique de Habermas.
Rien de bien inédit, au fond ; sauf que, c’est là l’originalité de son
approche, le langage devient chez Habermas le principe de la raison et la
raison en acte ; il n’est pas vu comme un simple médium, une forme
dégradée de pensée éventuellement source d’erreurs et de manipulations,
mais comme ce sans quoi il n’y aurait pas de société possible, ni de
société juste possible ; il porte les espoirs d’une rationalité possible,
rationalité (pratique et morale) des acteurs de la vie sociale, rationalité de
nos normes et de nos institutions. Habermas est héritier de l’humanisme
des Lumières, mais il met son héritage rationaliste aux prises avec les
ordres sociaux et politiques, ne l’imagine pas hors contexte. Pour rester
dans la tradition continentale, on pourrait dire qu’il est le digne
continuateur d’une part de Humboldt, dans la mesure où celui-ci a repris
la philosophie kantienne en introduisant la dimension langagière (la
pensée est langage – et Habermas poursuit en effet cette entreprise en
montrant que la raison est langage et le langage est raison) et d’autre part
de Hegel et de Marx, dans la mesure où ceux-ci ont tenté d’inscrire la
visée critique et émancipatoire dans l’histoire et la vie sociale.
Nous verrons dans le chapitre I comment naît chez Habermas l’intérêt
philosophique pour le langage, à partir de quand et en quels termes il
développe une philosophie du langage (jusqu’à en faire le cœur
conceptuel de toute son œuvre), à quelle stratégie philosophique elle
correspond, à quelles traditions (continentales et nord-américaines) il
puise. Nous reviendrons donc sur les motifs et les acquis principaux de la
Théorie de l’agir communicationnel, mais verrons également les chemins
qui y mènent (thème de l’intersubjectivité…) ainsi que ceux qui en
repartent.
Justement, le chapitre II sera l’occasion d’étendre l’investigation au-
delà de la théorie du langage et de la communication, et de voir comment
celle-ci débouche sur une théorie morale et une théorie de la
connaissance. Ou plus exactement, comment Habermas, dans un
dialogue permanent avec le pragmatisme kantien, réélabore une théorie
de la connaissance à la fin des années 1990 (Vérité et justification), trente
ans après Connaissance et Intérêt. Cette théorie prend un tour de plus en
plus pragmatiste, se « naturalise », puisque Habermas y intègre les
résultats de la psychologie du développement et de l’apprentissage
évolutionnaire (selon l’idée pragmatiste que l’on ne peut pas ne pas
apprendre) ; le but est pour lui d’apporter une caution scientifique à sa
théorie morale : prouver que notre capacité à nous orienter d’après des
principes universels, notre capacité à embrasser des horizons qui
dépassent le seuil de notre communauté et donc à ne pas se laisser
enferrer dans des positions contextualistes, dépendent de et sont garanties
par nos compétences mentales, cognitives – et par la nature même de ce
qu’est la connaissance, et la possibilité même d’apprendre ; Habermas
entend ainsi réconcilier Kant (performances morales) et Darwin
(développement de nos compétences cognitives) et faire se rejoindre
destination morale et évolution de l’espèce.
Le chapitre III évoquera pour finir le problème de l’identité. C’est un
aspect moins connu de sa philosophie, mais, de ses textes sur la
psychanalyse dans les années 1960 à ceux sur la génétique dans les
années 2000, on retrouve chez Habermas cette interrogation sur : qu’est-
ce qu’une identité ? Comment se réapproprier sa propre biographie ?
Comment construire une identité en conscience et en responsabilité tout
en étant inévitablement le produit d’une foule de déterminismes ? La
référence, à la fois discrète et récurrente, à Kierkegaard, un des premiers
« existentialistes » modernes (moderne au sens où le questionnement du
philosophe danois est indissociable, dans la deuxième moitié du
XIX siècle, d’un contexte de modernisation sociale et culturelle, marqué
e
par un processus de sécularisation) est un indice de l’intérêt de Habermas
pour une philosophie de l’existence. Le lien avec ce qui précède et avec
le thème anthropologique réside en ce que l’identité se joue dans ce va-
et-vient entre soi et autrui, dans cet entre-deux médiatisé par le langage,
dans le sentiment de responsabilité que notre position de locuteur ou
d’interlocuteur nous incite irrésistiblement à ressentir et à assumer, dans
le rôle social que la vie nous oblige à endosser. Il est dans la nature de
l’homme de construire une identité, au croisement de ses rôles sociaux et
trempée dans le sentiment intuitif qu’il est bien, quand il agit,
communique, s’engage auprès des autres, performativement l’auteur de
ses actes.
Chapitre 1
Un être de langage
La Théorie de l’agir communicationnel (1981/1987) est sans aucun
doute l’œuvre majeure de Jürgen Habermas. C’est une entreprise de
grande ampleur, annoncée par de nombreux travaux préliminaires dans
les années 1970 (Sociologie et théorie du langage ; Logique des sciences
sociales), et complétée par une série d’ouvrages parus dans les années
1980 (Morale et communication, De l’Éthique de la discussion, Le
discours philosophique de la modernité, La pensée postmétaphysique),
ainsi que dans les années 2000, lorsque Habermas précise et approfondit
ses liens avec le pragmatisme (Vérité et justification, Idéalisations et
communication). C’est une entreprise originale, qui singularise
définitivement son auteur sur la scène philosophique et le marque du
sceau « communicationnel ». C’est en effet à partir de la TAC que sont
popularisées des notions telles que « activité communicationnelle », «
raison communicationnelle », « système », « monde vécu », «
colonisation du monde vécu », qui font désormais partie de l’univers
conceptuel de la philosophie contemporaine. La TAC est probablement
l’ouvrage de Habermas qui a suscité le plus de réactions et de
commentaires et qui a le plus contribué à la renommée de son auteur. Au
point qu’il est fréquent d’établir des équivalences du type Habermas
= langage, ou, moins vague, Habermas = communication. Ce qui n’est
pas faux, mais trop général et propice à des confusions.
On a souvent parlé d’un « tournant linguistique » ou « tournant
pragmatique » que Habermas aurait effectué avec la TAC ; en réalité, il
s’agit moins d’un tournant que d’un approfondissement, d’un effort de
systématisation. La thématique communicationnelle irrigue toute son
œuvre, dès ses débuts. Elle reçoit certes différents traitements, en
fonction des approches épistémologiques et méthodologiques de
Habermas. Mais elle constitue le socle de son entreprise philosophique –
et sociologique – dès les années 1960.
Pourquoi ce choix en faveur du langage ? Il s’explique probablement
par une combinaison d’intention et de hasards. L’intention est, dès le
début, de développer une théorie critique de la société. Les hasards
tiennent à l’environnement philosophique dans lequel Habermas se
trouve évoluer (et où la philosophie du langage prend de fait une place de
plus en plus importante, avec Wittgenstein, Frege, Peirce ou Gadamer),
ainsi qu’aux rencontres imprévues, aux influences amicales. Habermas
rappelle par exemple que c’est Karl-Otto Apel qui, dès les années 1950,
lui fait découvrir le pragmatisme américain. Ainsi, étape par étape, des
années 1960 aux années 1980, Habermas investit différents champs de la
philosophie et de la sociologie, porté par l’intuition que le langage est le
médium privilégié pour mener à bien une théorie de la société qui soit
autoréflexive et orientée vers l’émancipation1.
Connaissance et Intérêt (1968/1973) constitue une première tentative
ambitieuse de fondation d’une science critique, c’est-à-dire d’une science
qui vise à donner aux hommes les moyens d’établir une distance
réflexive et critique par rapport à leur savoir, à leurs actions, à leurs
pratiques, aux contextes dans lesquels ceux-ci prennent place – seule
cette distance permettant de juger de la rationalité, du caractère
raisonnablement acceptable de ce savoir et de ces pratiques. Or,
l’évidence qui s’impose rapidement à Habermas, c’est que la réflexion ne
peut être véritablement critique lorsqu’elle est laissée à elle-même : elle
vire au solipsisme, au ressassement. Le monologue intérieur ne permet
pas de sortir d’une position autocentrée. Dans l’expérience du dialogue,
en revanche, l’échange dynamique de perspectives, la nécessité de mettre
à l’épreuve nos opinions, nos croyances, nos certitudes, l’enrichissement
mutuel de nos points de vue, rendent possible une forme de décentrement
et de recul critique. Dans des textes contemporains de Connaissance et
intérêt, Habermas explore ce « paradigme intersubjectif » à l’œuvre dans
le dialogue, dans la communication, dans l’interaction. Il reprend les
analyses du jeune Hegel sur la constitution de la conscience, qui advient
dans une « lutte pour la reconnaissance » (cf. La technique et la science
comme idéologie), les traduit, dans d’autres textes plus tardifs, dans les
termes d’un naturalisme hérité de la psychologie sociale de G. H. Mead
(cf. par exemple La pensée postmétaphysique, où il décrit comment
l’identité humaine se construit par le biais d’interactions médiatisées par
des symboles et principalement par des symboles langagiers) et montre
que le processus de constitution de l’identité (l’individuation) est
indissociable d’un processus de socialisation.
Mais le but de Habermas n’est pas tant de faire de cette évidence
intersubjective l’alpha et l’oméga de toute expérience humaine que de
dégager le potentiel critique que recèle cette approche pour toute analyse
de la réalité sociale – car, encore une fois, son intention est moins de
développer une anthropologie que de mettre en place une théorie critique.
En effet, le paradigme du sujet ne permet pas de comprendre selon
quelles normes fonctionnent les pratiques sociales (qu’il s’agisse
d’actions ou de discussions les plus quotidiennes ou de normes sociales,
morales ou juridiques plus élaborées). Par « paradigme du sujet »,
Habermas entend au fond le modèle de connaissance de la science qui
repose sur une relation de type sujet-objet. Or, ce modèle n’est pas
capable de saisir la rationalité très spécifique qui est à l’œuvre dans les
rapports humains et qui relève d’une relation de type sujet-sujet.
Cette reconstruction des règles de fonctionnement interne propres aux
interactions humaines (c’est-à-dire en réalité aux interactions
langagières) est l’objet même de ce qu’on appelle la « pragmatique
universelle ». Habermas va très largement s’en inspirer à partir des
années 1970 dans les travaux préparatoires à la TAC. Mais au moment de
composer Connaissance et intérêt, il n’a pas encore franchi ce pas vers
une théorie du langage et sa théorie critique reste tributaire d’une théorie
de la conscience et de la connaissance. Il cherche alors, comme nous
l’avons dit, ce que pourrait être une science critique fondée sur
l’autoréflexion et croit en voir le modèle dans la psychanalyse. Le but de
la psychanalyse est bien de parvenir à une émancipation du patient, une
libération de ses propres illusions, de ses blocages, de ses autocensures
par le biais d’une recherche coopérative de la vérité. L’autoréflexion
n’est donc pas comprise comme la réflexion solitaire du sujet sur lui-
même, mais, dans une conception intersubjective, comme une astreinte
commune dans laquelle peut s’éprouver la validité de ce que le patient
tenait jusque-là pour des vérités. C’est aussi dans cette astreinte que des
expériences sont verbalisées, des mots enfin articulés. L’aliénation, la
dépossession de soi-même semblent ainsi intimement liées à une
communication refoulée ou déformée : tout le travail analytique consiste
justement à rétablir cette communication. Habermas peut donc
légitimement voir la psychanalyse comme une « science émancipatoire »
et espérer que la philosophie, à sa suite, puisse accéder à ce statut. Le rôle
d’une philosophie sociale critique serait dès lors de déceler les situations
où la communication est entravée, perturbée, où des ordres, des intérêts
particuliers, des formations institutionnelles étoufferaient des aspirations
légitimes et se poseraient eux-mêmes comme universels et vrais. La
théorie critique que propose Habermas prend donc la forme d’une
critique des idéologies. Habermas n’est d’ailleurs pas le seul, à l’époque,
à faire le lien entre modèle psychanalytique et critique sociale. Alexandre
Mitscherlich ou Herbert Marcuse, qui lui sont proches, élaborent
également une partie de leur théorie sous les auspices de ce que l’on a
appelé le « freudo-marxisme ».
Par la suite, Habermas prend toutefois ses distances avec ce modèle
d’analyse ; d’une part, parce que le type de coopération, finalement
expérimental et clairement asymétrique, entre médecin et patient lui
apparaît difficilement transposable dans la réalité sociale ; d’autre part,
parce qu’il considère comme erroné d’appliquer le modèle freudien des
névroses individuelles au domaine des institutions sociales. Mais malgré
ces révisions d’ordre épistémologique, l’esprit général va demeurer : le
concept d’espace public, par exemple, qui traverse toute l’œuvre
politique de Habermas, de 1962 à aujourd’hui, et dont le philosophe n’a
cessé d’affirmer qu’il constituait l’une des garanties essentielles de la
démocratie, n’a pas d’autre fonction que d’assurer une transparence
communicationnelle aux débats sociaux et politiques, de thématiser les
questions d’intérêt public, de faire en sorte qu’elles ne soient pas
réprimées, évacuées, ni remplacées par des questions d’intérêt
strictement privé ou des discours manipulateurs. L’espace public a
vocation à entretenir un lien vivant entre critique, recherche coopérative
de la vérité, autonomie et émancipation, et ce par le biais d’une
communication libre et non entravée.
Puisque le modèle psychanalytique ne paraît plus adéquat pour
développer une théorie de l’émancipation, Habermas transporte son
projet critique sur un autre terrain. À partir des années 1970 (voir
notamment Sociologie et théorie du langage et La logique des sciences
sociales), il jette les fondements d’une théorie de la communication, qu’il
conçoit comme l’alliance d’une théorie de la société et d’une théorie du
langage. La relation médecin-patient ne correspondait pas à une situation
réellement observable dans la vie courante : Habermas recherche
désormais dans les interactions les plus quotidiennes la manifestation
d’une communication orientée vers l’entente et l’émancipation. Il veut
montrer que notre vie sociale est structurée par des règles propres à une
communication s’opérant de manière symétrique, non violente, selon une
logique argumentative, coopérative et que la catégorie d’« activité
communicationnelle » est une catégorie centrale de notre vie en commun.
Il entreprend alors de reconstruire ces règles et pour cela il s’inspire des
travaux effectués dans le domaine de la linguistique dite « pragmatique »,
c’est-à-dire relative aux conditions de possibilité d’un dialogue et de
compréhension des énoncés. Il s’appuie notamment sur les travaux des
américains John L. Austin et John Searle autour des « actes de langage ».
Quels sont, en quelques mots, les enjeux, les résultats de ce tournant
pragmatique opéré par Habermas ?
Le langage est orienté vers l’entente : comprendre un énoncé, c’est
comprendre les raisons qui le rendent acceptable. C’est donc pouvoir être
d’accord avec elles. « Comprendre » signifie en fait « s’entendre sur »
(verstehen = sich verständigen). Comprendre implique toujours en même
temps une « métacompréhension », une compréhension implicite,
simultanée de la situation d’interlocution dans laquelle le dialogue est
engagé. Ce dédoublement correspond à la double nature de tout énoncé
ou acte de langage qui contient une dimension locutoire et une dimension
illocutoire. La dimension locutoire renvoie au contenu même de l’énoncé
(ce qui est dit, qui fait forcément référence à des éléments du monde ; on
parle aussi de contenu propositionnel) ; la dimension illocutoire renvoie à
la force performative du langage : au fait qu’un énoncé engage locuteur
et interlocuteur dans une relation interpersonnelle, au fait qu’une
personne s’entend avec une autre personne au sujet de quelque chose
dans le monde.
Pour saisir cette dimension illocutoire, il faut comprendre que nos
énoncés reposent en fait sur des prétentions à la validité (Geltungsans-
prüche), essentiellement de trois types différents2, qui créent une
dynamique d’interlocution : 1) des prétentions à la vérité ; 2) des
prétentions à la justesse normative ; 3) des prétentions à l’expressivité
subjective. Ces prétentions à la validité correspondent respectivement à
trois actes de langage : 1) constatifs, 2) évaluatifs/normatifs, 3)
subjectifs/expressifs.
Voici des exemples correspondant à chacun de ces cas :
Morale et savoir
Schématiquement, on peut dire que Habermas distingue deux formes
de rationalité :
– la rationalité instrumentale qui met en œuvre un rapport sujet-objet
(selon le paradigme de la connaissance scientifique) ; c’est ce type de
rationalité qui est critiqué notamment par les théoriciens de la première
génération de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, au prétexte
qu’il est coupable de produire un savoir réifiant (de chercher à connaître
dans le seul but d’utiliser, de tirer profit).
– la rationalité morale-pratique ou rationalité discursive ; une
rationalité qui a lieu dans la communication et même la communication
la plus quotidienne et dont le but est d’établir une coopération, un
partage, une entente.
Ne pas prendre en compte cette seconde forme de rationalité,
abandonner aux sciences naturelles le monopole de la raison ou encore
appréhender la vie sociale dans ses diverses manifestations uniquement à
travers le modèle d’explication fourni par les sciences dites exactes ne
permet pas de saisir la logique propre aux activités qui constituent
pourtant une bonne partie de l’existence humaine.
Prenons un exemple simple, pour mettre en évidence qu’un
phénomène social peut être saisi par ces deux types de rationalité, sans
que l’une doive prétendre prévaloir sur l’autre : l’amour. Les rapports qui
s’établissent entre deux personnes amoureuses relèvent de
l’intersubjectivité et de « normes » symboliques, langagières. Le point de
vue de l’observateur qu’auraient par exemple un sociologue, un
psychanalyste ou un chimiste pour expliquer la naissance, le
développement, les manifestations du sentiment amoureux relève d’un
type de rationalité « verticale », de type sujet-objet, qui a sa légitimité,
mais n’épuise pas ce qu’on peut dire des relations amoureuses. Le point
de vue de l’acteur, du participant relève d’un autre plan, horizontal, où la
validité des faits et des normes s’éprouvent dans la pratique. Et où la
manière de vivre cette interaction amoureuse ne s’énonce pas, pour celui
qui est pris dans cette relation, en termes sociologiques, psychanalytiques
ou chimiques. Cette distinction, essentielle, entre point de vue du
participant et point de vue de l’observateur, héritée de la linguistique
pragmatique, revient comme un leitmotiv dans l’œuvre de Habermas.
C’est d’ailleurs contre la confusion souvent commise entre ces deux
plans que le philosophe nous met en garde dans ses derniers textes
relatifs au naturalisme et aux dérives scientistes : ainsi, les découvertes
récentes en neurobiologie ont beau démystifier un peu plus ce que nous
appelons liberté ou responsabilité, elles ne contredisent pourtant pas
l’intuition que chacun a, au moment d’agir et pris dans des rapports
intersubjectifs, d’être l’auteur de ses actes et de pouvoir si besoin est en
rendre compte (Voir Entre naturalisme et religion, 2005/2008).
Pour le dire en une phrase, en mettant le paradigme intersubjectif au
cœur de ses réflexions, Habermas entend montrer que les questions
morales, pratiques, sociales, toutes celles portées en fait par un langage
structuré par des symboles et où se construit du sens, sont susceptibles
d’une approche rationnelle. Qu’en ces domaines, la notion de vérité
(qu’il reste certes à définir) n’est pas obsolète ou inadéquate, ni non plus
nécessairement métaphysique. Que le relativisme, le contextualisme ou le
décisionnisme ne sont pas l’unique issue.
Nous avons vu au chapitre précédent que Habermas s’appliquait à
reconstruire les normes des énoncés (ou actes de langage) et que cette
tâche constituait l’objet de la pragmatique universelle. Nous avons
suggéré que ces normes, pour normatives qu’elles soient, ne
garantissaient pas pour autant une conduite morale du locuteur ni un
usage moral du langage. Et nous avons senti la nécessité de compléter la
théorie de la communication par une éthique de la discussion. C’est en
effet à cette tâche que s’attelle Habermas dans la décennie qui suit la
parution de la TAC, en approfondissant ses réflexions sur l’éthique et la
morale dans le cadre de la théorie de la discussion : Morale et
communication (1983/1986) et De l’éthique de la discussion (1991/1992)
sont à cet égard deux ouvrages essentiels.
En s’inspirant en grande partie des travaux menés par son ami Karl-
Otto Apel, Habermas part du fait qu’une communication ne peut
fonctionner que grâce à un certain nombre de « présuppositions
pragmatiques », encore appelées « idéalisations ». Énoncer une assertion
oblige en effet à satisfaire à un certain nombre d’idéalisations
incontournables : être intelligible, être susceptible de démontrer la
validité de ce que l’on dit, rechercher l’accord de l’interlocuteur, postuler
que l’interlocuteur est rationnel et peut reconnaître et honorer ou
contester sur une base argumentative les prétentions à la validité émises,
bref communiquer oblige à imputer au locuteur et à l’interlocuteur un
statut de personnes responsables (Habermas utilise le mot
zurechnungsfähig, « capable de rendre des comptes » i.e. capable
d’expliquer les raisons que l’on a de dire quelque chose) ; cela implique
au fond une symétrie entre locuteur et interlocuteur, un respect
réciproque ; cela implique aussi un décentrement par rapport à sa propre
vision du monde ou à ses propres intérêts. Selon Habermas, un locuteur
qui veut communiquer ne peut pas ne pas procéder implicitement et
automatiquement à ces idéalisations. Bien sûr, ces idéalisations peuvent
ne pas correspondre à la réalité (l’interlocuteur peut choisir d’être
incohérent, être irresponsable, agir sous une contrainte particulière, etc.).
Mais le locuteur qui veut se faire comprendre n’a d’autre choix que
d’espérer cette réciprocité et peut légitimement protester de ce que
l’interlocuteur ne la lui accorde pas. Ainsi, toute communication
implique dans son mouvement même, dans sa mise en marche, la
projection instantanée d’une « situation idéale de parole », c’est-à-dire
d’une situation où toutes ces idéalisations sont réalisées1.
À partir de ces présuppositions pragmatiques, Habermas déduit deux
principes qui fondent son éthique de la discussion : le principe D (comme
Discussion) et le principe U (comme Universalisation). Énonçons ces
principes :
D : « Une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les
personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient
l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de
cette norme. » (MC, 86)
U : « Toute norme valable doit satisfaire à la condition selon laquelle
les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible)
proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans
l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être
acceptés par toutes les personnes concernées. » (MC, 86-87)
Ces deux principes appellent plusieurs remarques.
Habermas extrapole donc, à partir des idéalisations incontournables de
toute communication, une éthique de la discussion. Il la définit comme «
déontologique, cognitiviste, formaliste et universaliste » (ED, 16). «
Déontologique » signifie que cette éthique repose sur des normes. «
Cognitiviste » signifie que la justesse normative peut faire l’objet d’une
connaissance ; autrement dit, il y a une forme de vérité, d’objectivité
dans le domaine des normes, dont on peut s’approcher par les voies de
l’argumentation et le respect d’une éthique procédurale. « Formaliste »
suggère que cette éthique s’intéresse aux procédures grâce auxquelles des
normes sont produites, et non au contenu même de ces normes (on parle
ainsi d’éthique procédurale) : avant de proclamer qu’une norme est
bonne ou juste, il faut en effet s’assurer que les voies par lesquelles elle a
été produite répondent à des critères d’impartialité, de justice. La
procédure en question n’est rien d’autre qu’une discussion se déroulant
dans certaines conditions (symétrie, réciprocité, absence de contrainte,
liberté de parole) et régies par certains principes (D et U). « Universaliste
» renvoie enfin à l’horizon moral de cette éthique : les normes sont
morales si elles peuvent obtenir l’accord de toutes les personnes
participant à leur élaboration (cf. Principe D).
Au fond, la question qui anime Habermas est de savoir par quelles
procédures une rationalité morale peut être établie : peut-on garantir un
principe d’universalité, d’impartialité ? Peut-on reconstruire un point de
vue moral à partir duquel on pourra décider de la justesse d’une norme ?
Tous les points de vue se valent-ils ou peut-on disposer de critères
permettant de faire le départ entre points de vue ayant acquis une hauteur
morale et points de vue partiaux et subjectifs, entre (pour reprendre une
terminologie fréquente chez Habermas) principes et valeurs ? Pour
atteindre cette hauteur, il n’y a pas d’autre voie, selon Habermas, que de
passer nos points de vue, nos préférences, nos valeurs, par le filtre d’une
discussion argumentée.
C’est ici qu’interviennent les principes D et U, qui doivent définir les
critères permettant de distinguer une norme valide d’une norme non
valide. Le principe d’universalisation (U) est en fait un principe
d’argumentation et signifie que dans une discussion pratique (i.e. sur des
normes) tout argument, pour être valable, doit obtenir l’approbation de
toutes les personnes participant à la discussion. Le principe de discussion
(D) fixe quant à lui le cadre formel de l’éthique : il établit le lien entre
rationalité morale et discussion pratique.
On retrouve dans cette philosophie, très clairement, une filiation
kantienne. L’énoncé même des deux principes D et U rappelle les
maximes que Kant formule dans Les fondements de la métaphysique des
mœurs. On sait que Kant renvoyait l’élucidation des questions morales au
monologue intérieur d’une conscience morale censée avoir l’intuition de
ce qui est juste ou non, universalisable ou non. Pour Habermas, seule une
discussion réelle permet de parvenir à un résultat impartial. Il faut donc
comprendre sa démarche comme un élargissement aux dimensions de
l’intersubjectivité de l’éthique kantienne2.
Une remarque importante, afin d’éviter les confusions : dans l’emploi
que Habermas fait de ces termes, la distinction entre éthique et morale
n’est pas toujours évidente. Paradoxalement, l’expression « éthique de la
discussion » garantit une « morale » et non une « éthique ». Le choix des
mots n’est pour le coup pas très opportun. Pour Habermas, le point de
vue auquel l’éthique de la discussion permet de parvenir est un point de
vue moral. La morale est chez lui procédurale et universelle ; c’est elle
qui est visée et, le cas échéant, atteinte à travers les procédures
discursives. L’éthique ressortit quant à elle à des valeurs particulières
(donc à un contenu), par exemple celles partagées par un groupe
déterminé.
Pour récapituler : que recherche Habermas en développant une éthique
de la discussion ? Il veut montrer qu’une rationalité est possible dans le
domaine social et définir un cadre formel où les normes sociales peuvent
être soumises à un test de moralité (c’est-à-dire d’universalité, de
rationalité). Ce test consiste à passer les normes sociales, juridiques,
politiques, par les canaux de la délibération discursive. Habermas ne
réclame pas l’application de son éthique à n’importe quel type de
discussion, mais seulement aux discussions portant sur les normes. Bien
sûr, il n’est jamais possible, dans les conditions de la vie réelle, de
garantir une « situation idéale de parole ». Mais l’essentiel est de tenter
d’approcher cette situation, de faire en sorte que les règles dégagées par
l’éthique de la discussion soient respectées au moins approximativement.
Cette éthique indique aussi une direction à suivre pour une théorie de la
démocratie ; le modèle de démocratie procédurale que développe
Habermas quelques années plus tard s’inscrit bien dans cette continuité :
il invite à réfléchir aux conditions d’institutionnalisation des procédures
de délibération politique et juridique.
La capacité à s’ouvrir aux arguments des autres, à accepter un échange
universel des rôles, à se projeter au cœur d’une communauté de
communication idéalement élargie et virtuellement illimitée, la capacité,
pour le dire simplement, à se mettre à la place des autres et à saisir ce qui
peut être bon pour tous, en tentant d’être impartial, en dépit de ses
intérêts propres, cette capacité est-elle une ressource fiable, aisément
sollicitable et donnée équitablement en partage ? On rejoint, à travers ce
type d’interrogation, un aspect original de la démarche de Habermas : sa
volonté d’intégrer à la théorie de la communication certains acquis de la
psychologie sociale et de constituer sur cette base une véritable
philosophie morale. Morale et communication fait ainsi une bonne part à
la psychologie cognitive du chercheur américain Lawrence Kohlberg
(1927-1987), disciple du Suisse Jean Piaget (1896-1980), lui-même
spécialiste de psychologie cognitive et théoricien du développement
moral.
Habermas reprend notamment l’exposé des différents stades de
développement de la conscience morale que Kohlberg a reconstruits à
partir de différents types de tests psychologiques soumis à des
échantillons de population. Ces stades sont censés retracer l’évolution
d’une conscience morale depuis une vision égocentrée du monde, où les
critères qui orientent les actions et les décisions relèvent d’un codage
binaire punition/récompense, jusqu’à un élargissement de l’horizon moral
où la conscience devient capable de se libérer des intérêts propres et de
choisir d’agir en référence à des principes universels.
Voici un tableau récapitulatif de ces différents stades (MC, 138-140) :
Une conscience morale n’est donc pas donnée une fois pour toutes :
elle est susceptible d’évoluer et cette évolution correspond en premier
lieu au processus naturel de développement d’une personne de l’enfance
à l’âge adulte. Que le dernier stade soit accessible à tout le monde, c’est
ce que la théorie tend à montrer – mais que la pratique dément
régulièrement. Quoi qu’il en soit, ce que suggère également cet exposé,
c’est que notre conscience morale n’est pas arrimée de façon définitive à
un stade particulier, mais qu’elle oscille constamment entre ces différents
niveaux, en fonction des circonstances et des motivations qui la guident.
Nous pouvons agir, dans une circonstance particulière, par pur respect de
l’universel, puis l’instant d’après, dans un contexte différent, nous laisser
conduire par nos seuls intérêts égoïstes.
On devine en tout cas que le niveau postconventionnel intéresse tout
particulièrement Habermas ; il apporte en effet la confirmation
scientifique de ce que le philosophe essayait de démontrer par les voies
d’une théorie du langage : l’existence d’une rationalité pratique –
garantie par notre équipement cérébral ! Comme il va souvent le répéter
par la suite, Habermas tente en quelque sorte, en mêlant philosophie
morale et psychologie cognitive évolutionnaire, de « réconcilier Kant et
Darwin », c’est-à-dire de greffer la morale sur nos possibilités
biologiques. Précisons qu’il ne s’agit pas là d’un essai isolé dans son
œuvre, mais au contraire d’un des fondements anthropologiques de sa
philosophie3.
Le concept de « postconventionnel » a de nombreuses implications
dans la philosophie de Habermas, à la fois sociales, politiques et
existentielles. Habermas ne se limite pas, en effet, dans sa reprise de la
théorie kohlbergienne, à la stricte sphère de la conscience morale ; il
propose à partir de ces stades moraux une reconstruction de l’ensemble
des activités sociales et établit une véritable base normative destinée à
une théorie critique de la société. Cette reconstruction permet de préciser
les liens existant entre attentes de comportement, rapport à l’autorité,
représentation de la justice et conscience morale. Elle permet
d’envisager, au stade postconventionnel, un décentrement par rapport aux
visions égocentrées et la projection d’un monde social structuré par des
normes universelles. Elle rend possible l’idée même d’attachements post-
ou extracommunautaires (il est d’ailleurs tentant de faire le
rapprochement entre des créations sémantiques comme «
postconventionnel » et « postnational »). La forte dimension cognitive,
attachée à l’expérience de l’apprentissage, de l’erreur et de la
rectification, permet enfin de donner un contenu aux concepts
d’autonomie morale et de responsabilité, sans lesquels une théorie de la
citoyenneté ne serait même pas pensable (cf. chap. III et XIII).
Une remarque encore sur un point capital : ce qui est au cœur de cette
théorie du développement, c’est justement cette notion d’apprentissage.
Cela apparaît encore plus clairement dans Vérité et justification, lorsque
Habermas reprend les analyses pragmatistes, guidé par la conviction que
« l’on ne peut pas ne pas apprendre ». L’idée que l’individu évolue au
cours de processus d’apprentissage (Lernprozesse), impliquant
l’expérience de l’erreur et de la rectification, est récurrente chez
Habermas. Il est difficile de ne pas voir, une fois encore, derrière cette
thématique (« apprendre de ses erreurs ») une façon de conjurer la
répétition de l’Histoire. Le but politique sous-jacent est bien de montrer
que l’espoir que l’Histoire ne se répète pas est rationnel. On peut
d’ailleurs faire le lien entre les travaux que mène Habermas sur ce thème
et ceux menés en psychologie sociale et en psychanalyse, dans les années
1960-1970, par des proches de Habermas : Margarete et Alexandre
Mitscherlich. Une des questions qui les hantent est celle des continuités
(et des refoulements) du passé nazi : le changement de régime et de
système a été extrêmement brus que, l’Allemagne est passée de l’une des
pires dictatures de l’histoire de l’humanité à l’une des plus grandes
démocraties occidentales, le basculement est proprement vertigineux.
Comment peut-on s’assurer que les nouvelles valeurs politiques de la
démocratie soient véritablement intériorisées, non pas seulement admises
factuellement, mais ancrées moralement ? Au moment où les
Mitscherlich écrivent, d’autres expériences totalitaires ont lieu : la
révolution culturelle en Chine, par exemple. Ils cherchent alors l’instance
de notre psychisme qui serait capable de maintenir une vigilance,
d’opposer une résistance à la propagande, aux idéologies délirantes et
criminelles. Si l’être humain est partout et toujours le même, et sous
n’importe quel régime, quel espoir opposer au sentiment prémonitoire
que la barbarie inéluctablement se répète ? L’espoir est peut-être mince, il
réside en tout cas selon les Mitscherlich dans le développement d’un moi
critique, formé au cours de processus d’apprentissage et tributaire d’un
certain type d’éducation (censée promouvoir l’esprit critique –
l’éducation étant au demeurant un sujet d’actualité dans les années
1960).
Apprendre, pour Habermas, c’est donc aussi apprendre des erreurs du
passé et tenter de se sauver d’une funeste répétition. La psychologie du
développement n’apporte pas de garantie à l’échelle d’une population,
mais elle fonde scientifiquement un espoir. C’est beaucoup. Pour
Habermas, c’est aussi, au fond, une manière de retravailler et de redéfinir
l’idée d’autonomie morale, de Mündigkeit, issue des Lumières et la
philosophie kantienne.
1 Un point de désaccord entre Apel et Habermas porte notamment sur le statut de ces
idéalisations : sont-elles a priori et transcendantales (comme le pense Apel) ou sont-elles juste
une « supposition inévitable » faite au moment même de l’énonciation (Habermas) ?
2 On peut certes, comme le fait Albrecht Wellmer dans Ethik und Dialog (Francfort/Main,
Suhrkamp 1986), relativiser cette opposition entre monologisme kantien et dialogisme
habermassien et considérer que l’éthique de la discussion est plus une explicitation qu’un
élargissement de l’éthique kantienne ; car au fond le test d’universalisation kantien se fait bien à
l’horizon d’une communauté illimitée de personnes (certes imaginée). Il ne s’agit pas d’un pur
monologisme.
3 Voir par exemple Après Marx (1976/1985) où Habermas essaie de substituer à l’analyse du
développement socio-économique des théories marxistes une approche évolutionnaire conçue en
termes de processus d’apprentissage (cf. chap. IV) ; ou encore Vérité et justification (1999/2001)
où il revient sur ses analyses des années 1980 et propose, selon une grille très clairement
pragmatiste, une théorie de « l’apprentissage évolutionnaire » qui tente de faire une nouvelle fois
le lien entre processus naturels (le développement de la conscience) et processus sociaux
(l’intériorisation de normes).
Chapitre 3
Questions d’identité
On trouve chez Habermas au moins quatre textes faisant référence au
philosophe danois Kierkegaard. Comme ces références apparaissent de
manière éparse dans son œuvre (la première occurrence remonte à 1986,
la dernière à 2005), elles passent souvent inaperçues. Pourtant, leur
répétition sur une période aussi étendue n’est pas le fruit du hasard ou
d’une amusante coïncidence ; elle indique au contraire une réelle
constance dans l’attachement au motif existentiel.
Habermas, philosophe de l’existence ? Au premier abord, cette
association peut surprendre. Lorsqu’on évoque des philosophes
existentiels, on pense généralement à Sartre, Heidegger ou Jaspers, mais
rarement à Habermas. Il faut donc clairement dire que ce n’est pas une
orientation centrale de sa philosophie, encore moins un programme
assumé et revendiqué ; c’est juste une piste de lecture que nous
proposons de suivre et qui permet d’éclairer d’une lumière nouvelle toute
une série de problématiques contenues dans son œuvre et de réunir dans
un même projet des sphères a priori distinctes (notamment la théorie du
langage et la théorie de la démocratie). Ce projet existentiel peut se
résumer en deux mots : sens et responsabilité. Il constitue une trame de
fond qui accompagne la philosophie du langage de Habermas, ainsi que
sa théorie de la citoyenneté. Et en certains points de l’œuvre, il apparaît
au premier plan, explicitement : ainsi lorsque Habermas évoque, dans
quelques textes (par exemple dans les Écrits politiques (1985-1990/1990)
ou dans La Pensée postmétaphysique (1988/1993)), la construction de
l’identité moderne ou quand il développe, dans L’Avenir de la nature
humaine (2001/2002), l’idée singulière d’une « éthique de la nature
humaine. »
Pourquoi donc ces références à Kierkegaard, philosophe danois de la
deuxième moitié du XIXe siècle, dont le Traité du désespoir ou le Journal
du séducteur paraissent bien éloignés des problématiques de L’Espace
public ou de Droit et démocratie ? Rappelons tout d’abord que Habermas
n’est pas le premier Francfortois à s’intéresser à lui : Adorno, au début
des années 1930, avait en effet réalisé une étude sur le philosophe danois.
Pour expliquer cet intérêt commun, on peut avancer l’hypothèse que,
pour Habermas, comme pour Adorno, Kierkegaard mérite une attention
particulière parce qu’il incarne la figure de l’homme moderne, sommé de
résoudre les contradictions que lui impose une société européenne en
voie de modernisation – et de déchristianisation ; il est pris dans
l’angoisse existentielle d’avoir à choisir sa vie et donc à se choisir soi-
même alors que les ordres traditionnels perdent de leur force de
prescription. C’est là l’ambiguïté de la modernité et du processus de
rationalisation des modes de vie et des représentations du monde qui
l’accompagnent : si les traditions desserrent leur étau, cet espace de
liberté subitement conquis implique en même temps un déferlement des
possibles, le risque du relativisme, le danger de l’indécision absolue, la
conscience de l’arbitraire. Bien sûr, les hiérarchies et les traditions
subsistent, tout comme les rôles prédéfinis, les destinées que l’on ne
choisit pas, les déterminismes que l’on subit ; mais le soupçon s’est
désormais insinué – et le vertige n’est jamais loin ; ce que les
révolutionnaires ont dû accomplir et ce à quoi ils ont ouvert la voie de
manière définitive : renverser l’ordre politique et juridique, vider le ciel
de toute prétention normative, créer soi-même la loi, créer son ordre, le
faire tenir par les seules ressources de la raison humaine, l’homme
moderne doit l’accomplir pour lui-même dans sa sphère identitaire. C’est
cette entreprise de construction existentielle que Kierkegaard décrit dans
ses textes. Mais la personne n’est pas à inventer ex nihilo ; c’est
justement là le paradoxe et la difficulté : elle doit se choisir, sciemment,
en conscience et en responsabilité, comme la somme de ses
déterminismes ! En d’autres termes : c’est par un retour réflexif sur sa
propre existence que l’on devient une personne à part entière ; on ne peut
certes pas choisir ses déterminismes, mais on peut les soumettre à une
élucidation critique. C’est par ce mouvement de responsabilisation par
rapport à soi-même et par rapport aux autres qu’une individualité se
forme et se détache petit à petit du fond d’influences où elle avait son
origine et que se construit quelque chose comme le sens d’une existence.
Une existence a un sens si l’on peut en rendre un minimum compte.
On comprend ainsi comment naissent chez Habermas, à partir d’une
approche interactionnelle, les problématiques identitaires et
existentielles ; comment se croisent construction de sens, assomption de
responsabilité et formation de l’individualité. Ce qui singularise de
surcroît la démarche de Habermas, c’est qu’il voit dans ces différents
motifs un enjeu authentiquement politique.
Deux exemples viennent étayer cette idée. Premier exemple : la «
Querelle des historiens » en 1986-1987. C’est précisément à cette
occasion que Habermas fait, nous semble-t-il, pour la première fois
mention de Kierkegaard dans cette optique identitaire. Engagé dans un
débat sur l’attitude que l’Allemagne fédérale doit avoir vis-à-vis de son
passé nazi, Habermas établit alors un parallèle à première vue étonnant,
mais en fin de compte stimulant et convaincant entre identité individuelle
et identité collective : reprenant les analyses que lui inspire la philosophie
existentielle de Kierkegaard, il explique que l’Allemagne doit assumer en
responsabilité son passé. Certes, les générations nées après la guerre
n’ont pas à se charger d’une culpabilité pour une faute qu’ils n’ont pas
commise ; mais ce passé est le leur, elles le portent comme un
déterminisme, qui les frappent de façon aussi injuste qu’inéluctable ;
elles n’ont dès lors d’autre choix que de faire le travail de réflexion
critique qui leur permettra de comprendre, sans la déformer à des fins de
bonne conscience, l’histoire de leur communauté. Seul ce rapport critique
à l’histoire leur donnera la dignité de partenaires justes et raisonnables
dans le dialogue entre nations. Finalement, la capacité à reconnaître ses
responsabilités devient un critère de maturité démocratique, non
seulement d’un individu, mais aussi d’un pays tout entier ; car vivre de
manière authentiquement démocratique, c’est justement avoir une
distance réflexive avec soi-même, s’appliquer à soi-même ses propres
principes, et non s’en abstraire avantageusement. Ce geste de
responsabilité – que les adversaires conservateurs de Habermas tentent de
disqualifier en le confondant avec une indigeste repentance – est au fond
le préalable à tout ordre international soucieux de justice
cosmopolitique.
Deuxième exemple où Habermas établit un lien très étroit entre
identité, responsabilité et démocratie : les discussions autour des
manipulations génétiques auxquelles il prend part à la fin des années
1990 et au début des années 2000. Dans une série d’articles parus dans la
presse en 1998, ainsi que dans son livre L’Avenir de la nature humaine
(2001/2002), Habermas pose la question : faut-il interdire le clonage ? Il
fait en effet l’hypothèse que l’on puisse un jour cloner quelqu’un ou du
moins décider d’un certain nombre de ses caractères et de ses talents ; il
évoque à ce propos une forme de clonage libéral (en revanche, il ne
s’oppose pas au clonage thérapeutique). Son argumentation est la
suivante : dans le cas du clonage libéral, les manipulations génétiques
portent atteinte à l’un des fondements normatifs de la démocratie libérale
moderne : la reconnaissance réciproque d’une égalité de naissance due,
garantie, par le fait que nous soyons tous le produit de combinaisons
génétiques contingentes et que nous ne soyons pas à disposition d’un
tiers, d’un cloneur, ce qui, le cas échéant, créerait une asymétrie entre
êtres humains et serait contraire au principe d’égale dignité. Habermas
reformule ce principe en termes d’« indisponibilité » (Unverfügbarkeit) :
on ne doit pas être un objet entre les mains d’une volonté étrangère.
Se mêlent à cet argument des considérations communicationnelles et
existentielles, déjà abordées plus haut : être une personne auto nome,
c’est aussi être en mesure de se réapproprier de façon critique sa propre
biographie, se réapproprier ses propres déterminismes. On est certes le
produit de déterminismes (sociaux, affectifs, culturels…), mais on a
toujours la possibilité de faire un retour sur soi ; car ces déterminismes
relèvent du symbolique, du langagier : il est, au moins en théorie,
possible de les déconstruire et de les reconstruire (par exemple par un
travail sur soi, psychanalytique ou autre). Ainsi, il est possible de se
réapproprier les déterminismes qui nous constituent, de se choisir comme
résultante d’une somme de déterminations, de faire de sa vie une forme
d’existence dont on peut rendre compte. On change de registre si on
permet une intervention étrangère qui n’est pas de l’ordre du symbolique,
mais qui est une intervention directement physique, génétique. On se
trouve impuissant à se réapproprier ce type de déterminismes, à renverser
l’asymétrie.
L’éthique de la nature humaine dont il est question dans le livre de
2002 n’est autre que cette compréhension à la fois existentielle et
politique de ce qu’est un être humain : la possibilité de pouvoir se
rapporter à soi-même et de se réapproprier sa propre histoire par des
voies communicationnelles est pour Habermas l’un des principes de la
démocratie – et le cœur du principe de l’égale dignité des êtres humains.
Conclusion
L’Histoire
En quel sens l’Histoire est-elle un motif central dans l’œuvre de
Habermas ? Rappelons la première évidence, sur laquelle nous avons
déjà fortement insisté dans notre introduction : la pensée philosophique
de Habermas et son engagement en tant qu’intellectuel public trouvent
leurs racines, leur raison d’être, dans l’histoire allemande. On peut en
effet supposer que Habermas a développé, à partir de cette expérience,
une sensibilité particulière pour le caractère historique (éphémère,
transitoire, contingent, changeant) de l’existence humaine, des sociétés
humaines, des institutions, des systèmes de valeurs. Ensuite, pour donner
une formulation, un contenu philosophique à cette expérience, Habermas
a pu abondamment puiser dans sa propre tradition philosophique : de
Kant à Adorno, en passant par Hegel, Marx, Weber, Benjamin ou
Heidegger, les plus grands penseurs allemands ont tenté de faire entrer
l’Histoire dans une théorie, de mettre en ordre ses flux désordonnés, d’y
trouver un sens – quitte à n’en voir aucun –, et des raisons d’espérer – ou
de désespérer. Ce dont hérite Habermas quand il se saisit de ces
problématiques dans les années 1950-1960, c’est d’une philosophie de
l’histoire qui a choisi de se saborder elle-même : dans La dialectique de
la raison (1947), Adorno et Horkheimer décrivent l’odyssée d’une raison
qui dès le départ est mythe et déraison. Il n’y a pour le coup aucune
raison de trouver une rationalité immanente à l’Histoire, si ce n’est une
forme dégénérée de rationalité, une rationalité instrumentale, calculante,
qui compulsivement ne vise qu’à contrôler, soumettre, réduire l’ensemble
de la nature et du vivant à des mesures connaissables et utilisables. Le
meurtre organisé à échelle industrielle pendant la Seconde guerre
mondiale, la toute-puissance de l’arme atomique qui clôt cette guerre
dans un scénario macabre et inaugure une nouvelle ère dans l’histoire du
monde nourrissent auprès des témoins de l’époque l’effrayante certitude
que l’humanité met en œuvre, obstinément et à grand renfort
d’intelligence, son propre suicide. Les lumières de la science devaient,
c’était l’espoir du XVIIIe siècle, apporter le progrès matériel et avec lui le
bonheur : cette utopie émancipatrice, c’est désormais la conviction, s’est
retournée contre elle-même, le progrès a déserté le théâtre de l’Histoire.
Dès lors, s’accrocher à l’idée de progrès, c’est imposer des torsions au
cours contingent des événements, vouloir rendre l’avenir prévisible et
finalement plaquer une intention inévitablement totalitaire sur la foule
des libertés individuelles et collectives. Tourner le regard vers l’Est ne
fait que confirmer ce sentiment : le marxisme à la sauce soviétique finit
de disqualifier toute utopie libératrice et toute prétention à faire tenir les
possibles historiques dans les limites d’une philosophie de l’histoire.
Ce pessimisme est parfaitement légitime. Mais il fait naître toute une
série de questions, qui le sont tout autant : faut-il définitivement renoncer
à toute idée de progrès, à toute promesse d’émancipation ?
L’émancipation doit-elle ou peut-elle être transplantée dans un autre
cadre que celui, aux profondeurs métaphysiques, de l’Histoire ? Faut-il
s’interdire de penser la contingence historique, les différentes formations
sociales et politiques, leur développement et leur amélioration possible ?
Autant d’interrogations qui se rejoignent dans ce questionnement : que
faire de la philosophie de l’histoire après 1945 ?
La réponse globale qu’apporte Habermas consiste à élargir cette
lecture univoque et à mettre en évidence les ambivalences dont l’Histoire
et le développement de l’Humanité sont porteurs. Nous avons vu dans la
première partie que le concept de raison communicationnelle que
développe Habermas était justement une réponse au pessimisme
philosophique ambiant, une manière de pondérer le diagnostic et de
proposer une contrepartie au concept de raison instrumentale. La façon
dont Habermas aborde la philosophie de l’histoire est finalement très
représentative de la démarche qui le guide dans toute son œuvre : il reçoit
d’abord un héritage, celui du matérialisme historique, puis il le critique et
le reformule tout en en conservant certaines exigences (l’autoréflexivité
critique, la visée émancipatrice), il engage une réflexion sur ses
fondements épistémologiques et méthodologiques (en s’orientant vers les
sciences sociales, plutôt que d’en rester au primat de l’économie), puis
semble sortir de son cadre (en abandonnant peu à peu le diagnostic
critique du capitalisme avancé) et propose de redéfinir les ambitions et
les modalités d’une émancipation possible à partir d’une tout autre
tradition (le pragmatisme). Cette tradition est censée rendre compte des
conditions de possibilité d’une socialisation s’opérant par le bas sur un
mode réflexif (par le biais du langage) dans le cadre de notre modernité
culturelle – c’est-à-dire principalement dans un Occident où s’effrite, à
partir des Temps modernes, la force des traditions (religion, pouvoir
sacré), ce qui implique que les hommes se saisissent désormais eux-
mêmes des normes censées régir leur vie en commun.
Ainsi, au motif d’une philosophie de l’histoire se superpose petit à
petit celui d’une théorie de la modernité. Cette théorie permet de
conserver des figures propres à une philosophie de l’histoire
(émancipation, processus, rationalisation), de maintenir l’exigence
hégélienne de penser son époque (en essayant de trouver la bonne
méthode, le bon discours pour le faire), d’intégrer les tendances à la
réification aussi bien que celles à l’émancipation (et donc de proposer un
diagnostic nuancé), de nourrir enfin face au développement historique
quelque espoir sans pour autant verser dans l’art divinatoire. Dans cette
optique, deux références sont essentielles : d’abord, le discours que
Habermas tient en 1980 à l’occasion de la remise du prix Adorno,
intitulé : « La modernité, un projet inachevé ». Il s’agit d’un texte
polémique où Habermas s’en prend aux intellectuels « pré-, post- et
antimodernes » (!) et en appelle à une réactivation des idéaux
émancipateurs des Lumières. Ce programme fonctionne comme un
véritable leitmotiv dans l’œuvre de Habermas, il est opératoire jusque
dans ses dernières publications (notamment Entre naturalisme et religion,
où l’analyse des rapports de la politique et de la religion relève
précisément de cette nécessité de réactualiser en permanence le projet de
la modernité, de tenter de remédier à ses tendances désenchanteresses).
Ce mouvement de retour aux « bonnes » racines de la modernité, cette
volonté de « réconcilier la modernité avec elle-même » vont de pair avec
un retour à Kant – c’est la deuxième référence. Tandis que la place de
Marx – et de Hegel – devient de plus en plus réduite dans l’œuvre de
Habermas, celle de Kant tend au contraire à s’imposer toujours
davantage. C’est particulièrement vrai pour ce qui est de la réflexion sur
l’Histoire : ainsi, alors que la philosophie de l’histoire semblait être
tombée sinon en disgrâce du moins en désuétude, on assiste chez
Habermas lui-même à un regain d’intérêt depuis les années 1990-2000
pour la philosophie kantienne de l’histoire. Une façon de revenir à un
usage non dogmatique de l’étude de l’histoire. En changeant de tradition,
en passant du matérialisme historique au pragmatisme, Habermas semble
opérer des détours qui ne servent en fin de compte qu’à revenir à sa
propre tradition, la philosophie kantienne, une philosophie politiquement
et historiquement non suspecte.
Dans le chapitre IV, nous verrons comment Habermas hérite dans un
premier temps de la philosophie marxiste de l’histoire et, face à ses
apories, entreprend une reconstruction du matérialisme historique. Cette
reconstruction s’opère de l’intérieur et consiste pour l’essentiel à mettre
en évidence la composante pratique et commu nicationnelle constitutive
des rapports de production que la théorie marxiste a insuffisamment
reconnue. Ce faisant, Habermas reformule l’anthropologie marxiste et
l’enrichit d’une théorie du développement cognitif et moral. Cette
anthropologie lui permet d’articuler processus naturels et processus
socioculturels au sein d’une théorie de l’évolution qui ne prétend plus
décrire ou prévoir un sens univoque de l’Histoire.
Dans le chapitre V, nous verrons comment Habermas s’engage à la
suite de Max Weber dans une critique de la modernité comprise dans les
termes d’un ample processus de rationalisation et comment il en vient, en
se tournant vers le pragmatisme, à donner une nouvelle lecture de cette
rationalisation. Nous nous attarderons sur la théorie de la modernité qui
en découle. Ce sera au passage l’occasion de mieux comprendre
comment se construit la TAC : grâce à l’articulation d’un moment
historique (la modernité comprise comme le cadre socio-historique d’un
processus de modernisation, i.e. de rationalisation, d’actualisation d’un
potentiel normatif) et d’une constante anthropologique (i.e. les
compétences cognitives et langagières de l’homme – cf. chap. I).
Le chapitre VI prolongera la référence à Kant et montrera comment les
derniers écrits politiques de Habermas (des années 1990-2000), ceux
consacrés à la « constellation postnationale » (prenant pour objet l’Union
européenne, le droit international, le droit cosmopolitique, l’ONU, etc.),
reposent sur une reprise de la philosophie kantienne de l’histoire et de
son modèle téléologique ; comment Habermas s’inspire des analyses et
des intuitions de Kant et les réactualise ; comment, au fond, la boucle
paraît peu à peu bouclée : après les errements de la philosophie hégélo-
marxiste, qui a un fait un usage dogmatique et métaphysique de
l’Histoire, Habermas donne l’impression de vouloir revenir à la leçon
donnée par Kant et défendre à sa suite un usage méthodologique de
l’Histoire : placer un horizon régulateur ; orienter dans sa direction les
initiatives et les réformes ; trouver dans cette téléologie méthodique des
raisons de ne pas désespérer.
Chapitre 4
Retour de la téléologie
Il paraissait acquis que Habermas avait tourné définitivement la page
de la philosophie de l’histoire. Sa reconstruction du matérialisme
historique, à partir des années 1970, qui avait débouché sur une théorie
de la modernité, témoignait certes de sa sensibilité au mouvement de
l’histoire et à la nature évolutive des sociétés humaines et de leurs
structures, mais elle semblait inviter en même temps à renoncer à toute
tentation prévisionnaire, à tout discours d’ensemble, à toute lecture
linéaire d’un prétendu sens de l’histoire. Curieusement, depuis les années
1990, Habermas semble s’intéresser à nouveau à la philosophie de
l’histoire. Le contexte géopolitique inédit (fin d’un monde bipolaire,
élargissement à l’Est de l’Union européenne, 11 Septembre et ses
conséquences qui obligent à s’interroger sur les nouveaux équilibres en
place, sur le rôle de l’ONU et du droit international) a été sans aucun
doute un catalyseur et une importante source d’inspiration. La littérature
consacrée tant à ces événements en particulier qu’à la mondialisation en
général a été florissante ces dernières années. Habermas a apporté lui-
même sa contribution. Nous laisserons de côté dans ce chapitre de
nombreux thèmes relatifs à cette nouvelle problématique (par exemple
les réflexions sur la citoyenneté européenne ou le multiculturalisme), que
nous aborderons dans la cinquième partie. Nous nous concentrerons ici
sur la dimension « philosophie de l’histoire » caractéristique de ces
derniers écrits.
Depuis le milieu des années 1990, Habermas a donc publié de
nombreux articles et ouvrages consacrés à ce qu’il appelle la «
constellation postnationale », cette nouvelle configuration internationale
qui semble consacrer l’effacement progressif de l’État-nation et
l’émergence d’interdépendances au niveau inter- supra- ou postnational.
Parmi ces travaux, citons notamment : La paix perpétuelle (1996), Après
l’État-nation (2000), Le concept du 11 septembre (2004), un certain
nombre d’articles contenus dans Der gespaltene Westen (2004), Une
époque de transitions (2005), ou encore Entre naturalisme et religion
(2008, notamment l’article « Une constitution politique pour notre
société mondiale pluraliste ? »). Pourrait-on dire qu’il se dégage de tous
ces écrits une nouvelle philosophie de l’histoire ? S’il faut manier ces for
mules avec prudence, il est vrai que l’on y trouve au minimum l’esquisse
d’un nouvel ordre mondial, un ordre qui tendrait à s’organiser sur un
modèle cosmopolitique, une forme de réactualisation du projet kantien.
On retrouve de fait dans les écrits de Habermas une lecture téléologique
du processus historique : l’ordre mondial semble évoluer vers un horizon
cosmopolitique. Mais ce « semble », qui a le sens d’un « comme si » est
ici essentiel : cette téléologie reste un principe méthodologique, pour le
chercheur, l’historien, le philosophe ou toute personne désireuse de
répondre aux exigences de synthèse et de compréhension élevées par sa
raison devant le chaos de l’Histoire ; elle est aussi un encouragement
pour la morale pratique des citoyens. Mais elle ne doit en aucun cas être
prise pour argent comptant, pour une vérité historique unique et
infaillible.
Tentons de restituer dans les grandes lignes l’analyse que fait
Habermas de cette constellation postnationale.
Pour Habermas, l’ordre mondial se trouve actuellement dans une
situation de transition : il continue à être régi par un droit international
vieux de plusieurs siècles dont le principe est le respect de la
souveraineté des États, tout en évoluant vers un état cosmopolitique où
cette même souveraineté est l’objet de transferts et de partages au sein
d’institutions internationales et d’organisations supra-étatiques. Dès la fin
du XVIIIe siècle, Kant avait anticipé cette évolution : au droit étatique et au
droit des gens, il avait ajouté un troisième niveau, le droit des citoyens du
monde. Son but était de dépasser l’encadrement minimum garanti par le
droit des gens et de parvenir à terme à un pacifisme juridique qui abolisse
la guerre et instaure une paix perpétuelle.
À son époque, Kant discernait déjà des éléments favorables à un état
cosmopolitique : entre autres, la vocation pacifique des républiques, la
force socialisatrice du commerce international, le développement des
espaces publics politiques (LPP, 27-50). Le recul historique permet bien
sûr de tempérer tout optimisme. Pourtant, ce sont justement les grandes
tragédies du XXe siècle qui ont paradoxalement le plus contribué au
développement d’un droit cosmopolitique – on retrouve dans ce type de
raisonnement la téléologie kantienne : la création de la Société des
Nations en 1919, le pacte Briand-Kellogg en 1928 qui déclare la guerre «
hors-la-loi », la création de l’ONU en 1945, la Déclaration universelle
des droits de l’homme en 1948, les procès des criminels de guerre nazis
sont des étapes essentielles dans ce processus.
Petit à petit, les États sujets du droit international ont perdu la «
présomption d’innocence » dont ils bénéficiaient dans leur état de nature.
La condamnation des « guerres criminelles » et des « crimes contre
l’humanité » constitue bien des moments fondateurs de la conscience et
du droit cosmopolitiques. Désormais, non seulement chaque État est
comptable de ses actes devant la communauté internationale, mais les
sujets de droit de chaque État sont également redevables de leurs actes
devant la communauté des citoyens cosmopolites et ne peuvent plus
profiter de l’impunité que leur conférait la souveraineté de leur État.
L’instauration des Tribunaux pénaux internationaux, à l’occasion des
événements tragiques du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, la Conférence
de Rome de 1998 qui a abouti à la création d’une Cour Pénale
Internationale constituent des avancées indiscutables en direction de cet
horizon cosmopolitique.
Malgré ses nombreux échecs, la perspective historique et
philosophique autorise à percevoir l’ONU comme une institution sans
précédent. Il faut justement tout faire pour aller dans son sens. Tout faire,
cela signifie avant tout faire des réformes. Des réformes pour que les
frontières entre droit et morale soient nettes et que la politique des droits
de l’homme ne soit pas un universalisme moral mou, mais un cadre
constitutionnel susceptible de mettre en œuvre une police interne. Si les
droits de l’homme restent seulement une instance morale, ils seront
toujours suspects de servir une idéologie occidentale et donc des intérêts
occidentaux. L’essentiel des réformes doit consister d’une part à
développer les capacités d’action de l’ONU et d’autre part à accroître sa
légitimité démocratique. Ces deux exigences impliquent entre autres de
modifier le fonctionnement du Conseil de sécurité, afin de lever les
blocages liés au droit de veto, de donner de plus larges dotations
financières à l’ONU, de créer éventuellement une deuxième chambre de
citoyens, à côté de l’Assemblée générale, d’associer plus directement et
plus largement les ONG aux travaux de l’Assemblée générale… Bref,
toute réforme qui va dans le sens d’une capacité accrue à intervenir et à
répondre à son rôle : maintien de la paix et mise en œuvre des droits de
l’homme (NR, 270-312).
Quelle doit être la forme institutionnelle de cet état cosmopolitique ?
Habermas ne cède pas à l’utopie d’un État mondial ou d’un
gouvernement mondial. Ce qu’il propose, c’est une « politique intérieure
mondiale sans gouvernement mondial », (Weltinnenpolitik ohne Welt-
regierung) ou bien une « société mondiale politiquement constituée »
(politisch verfasste Weltgesellschaft). En clair, il conçoit une société
mondialisée comprenant plusieurs étages, plusieurs niveaux (ce qui
correspond du reste à une réalité déjà observable, mais il s’efforce de
conceptualiser ce système, qu’il appelle Mehrebenensystem) :
– au niveau supranational, l’ONU, qui est essentiellement chargée du
maintien de la paix et de la mise en œuvre des droits de l’homme ; la
Charte et les différentes déclarations constituent le cadre normatif, la
Constitution de cette société mondialisée ; elle s’impose, dans la
hiérarchie des normes devant les différents traités internationaux ;
– au niveau transnational, les différentes organisations interna tionales
sous l’égide de l’ONU, acteurs dotés de capacités d’action notamment
dans les domaines socio-économiques ou écologiques. À ce niveau se
situent également les grands ensembles continentaux. Pour Habermas, ce
sont eux, notamment l’Union européenne, qui constituent le socle d’un
état cosmopolitique, le maillon qui permet que soient garanties une
capacité d’action et une certaine légitimité démocratique ;
– enfin, le niveau national a un rôle essentiel à jouer, également pour
démocratiser cette société mondiale : il faudrait par exemple que les
thèmes importants au niveau trans- ou supranational soient débattus dans
les arènes nationales. L’opinion et la volonté politiques pourraient ainsi
remonter du niveau national vers les niveaux supérieurs : les citoyens
seraient ainsi associés à l’élaboration de l’ordre mondial.
Dans cette approche, on s’éloigne d’une conception républicaine de la
démocratie et de la Constitution. En effet, la Constitution est ici
découplée de l’Etat, enstaatlicht, dit Habermas, « désétatisée ». Or, la
Constitution est justement, dans la tradition républicaine,
indissolublement liée à la souveraineté populaire, au souverain qui se
donne ses propres principes, dans le cadre d’une communauté bien
définie, en l’occurrence l’État-nation. Comment résoudre ce problème de
la légitimité démocratique de cette Constitution ? Réponse : en faisant
appel à la tradition libérale. La tradition libérale, en effet, conçoit la
Constitution non comme ce qui fonde la souveraineté
(herrschaftskonstituierend), mais comme ce qui lui apporte une limite
(machtbegrenzend). En découplant l’État et la Constitution, cette
tradition permet d’envisager une « constitutionnalisation non-étatique du
droit des gens » qui prendrait la forme d’une « société mondiale
politiquement constituée sans gouvernement mondial ». En outre, les
principes de la Charte et des différents organes de l’ONU ont une
légitimité en quelque sorte indirecte car ils émanent d’États de droit
constitutionnels.
Bref, ce système présente forcément des faiblesses, mais il constitue
une alternative à l’idée d’un État mondial. L’état cosmopolitique ne
s’épuise pas dans un État mondial. Il doit s’imprégner de la substance
normative des traités, conventions, accords internationaux. De façon
générale, Habermas nourrit une certaine confiance dans la force
normative du droit – et c’est vrai aussi au niveau intra-étatique (cf. Droit
et démocratie) ; il le conçoit comme une substance qui se répand
progressivement, change les habitudes et les mentalités, et « civilise en
douceur » – pour reprendre le titre du livre du Finlandais Koskenniemi,
spécialiste de droit international : The Gentle Civilizer of Nations1.
1 Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations : The Rise and Fall of International Law
1870-1960 , Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
Conclusion
Poser cette question peut paraître surprenant, tant les termes de l’alternative
semblent antithétiques. La philosophie de Habermas pourrait-elle donner lieu à des
interprétations aussi opposées ? Considérée sur toute son étendue, oui, cela semble
possible. Décrivons brièvement ces deux directions apparemment inconciliables.
Un penseur néomarxiste :
Dans une interview donnée en 1979, Habermas évoque ses liens au marxisme dans
les termes suivants : « Le climat social et politique qui régnait à l’époque [fin des
années 1950] était si profondément conservateur que j’ai pris peur quand mon ami
Apel m’a pour la première fois présenté en public comme un néomarxiste. Puis j’ai
réfléchi et je me suis dit qu’il avait raison. Aujourd’hui, je tiens à ce que l’on me
considère comme un marxiste. » (KPS, 516).
À mi-parcours universitaire, Habermas revendique ainsi clairement sa filiation et
assume l’étiquette de « néomarxiste ». Il ne s’agit pas pour lui d’incarner un marxisme
orthodoxe, mais un marxisme révisé, reconstruit (cf. chap. IV). La lettre est modifiée :
l’économisme relativisé, la théorie de l’évolution sociale reconstruite de l’intérieur –
en redonnant une place à la dimension pratique, normative, inhérente à la
reproduction de l’existence humaine, ce qui interdit toute prévisibilité des
événements, toute linéarité de l’Histoire. Mais l’esprit est conservé : analyser les
rapports de la démocratie et du capitalisme, recourir à une méthode scientifique
critique et autoréflexive (vis-à-vis de son contexte d’émergence et de son contexte
d’application), inscrire les possibilités d’émancipation dans la matérialité du social.
Politiquement, Habermas a toujours été proche de la SPD, le parti social-démocrate
allemand. Il semble s’être toujours défié de tout extrémisme, ainsi lorsqu’il reproche à
certains étudiants lors des événements de 1968 leur « fascisme de gauche », épisode
demeuré célèbre.
Un penseur libéral :
Petit à petit, les références à Marx, encore nombreuses jusque dans les années 1970,
sont devenues plus rares. La source d’inspiration se situe désormais de l’autre côté de
l’Atlantique, chez les auteurs appelés « pragmatistes » (Peirce, Mead, Dewey, Putnam,
Brandom). Notons que Habermas s’intéresse à cette tradition dès les années 1960 ;
mais les emprunts deviennent vraiment structurants pour son œuvre à partir des
années 1970-1980. Dans une autre interview datée cette fois de 2002, Habermas
donne cette précision très éclairante : « […] En me confrontant au pragmatisme
kantien de Peirce ou à l’hégélianisme naturalisé de Mead ou de Dewey, j’ai perçu ma
propre tradition sous un autre jour, et sous un jour fortement contemporain. Cette
discussion m’a permis de voir comment il était possible de réunir Kant et Darwin, ou
de développer la philosophie du langage de Humboldt pour en tirer une théorie de
l’agir communicationnel ». Revisiter sa propre tradition depuis des nouvelles
perspectives est certainement en partie motivé par un souci politique. Habermas
ajoute en effet cette remarque riche d’implications : « J’ai appréhendé le pragmatisme
américain comme un troisième courant de pensée jeune hégélien, à côté de Marx et
Kierkegaard. Mais aussi comme le seul de ces courants qui ait véritablement pris au
sérieux la démocratie libérale1. »
« Libéral » est donc à prendre au sens philosophique, ainsi que politique. La théorie
de la démocratie que Habermas développe à partir des années 1990 (notamment avec
Droit et démocratie) repose en grande partie sur un dialogue avec la tradition libérale
nord-américaine. John Rawls est alors un « sparring-partner » privilégié. Mais la
tradition libérale n’est pas seulement anglo-saxonne. Kant est l’un des grands
représentants d’une pensée continentale libérale (théoricien de l’autonomie et des
droits subjectifs). Il est ainsi de plus en plus présent dans les écrits de Habermas. Le
pragmatisme nord-américain se réclame du reste explicitement de l’héritage de Kant.
L’orientation que Habermas donne à son œuvre semble aller de pair avec un
abandon de la philosophie sociale, ce qui lui est parfois reproché : construction d’une
philosophie normative déconnectée des interactions concrètes ; élaboration d’une
théorie du droit reposant sur le seul formalisme des procédures ; institutionnalisation
de la critique plutôt que critique des institutions. Doit-on voir là un renoncement aux
ambitions de la Théorie critique ou simplement une confiance accrue dans le potentiel
émancipatoire des institutions d’une démocratie libérale ? Le débat reste ouvert.
1 Interview publiée sur le site internet www.operavenir.com/cours/docs/phi.doc Habermas
évoque cette même idée d’un correctif pragmatiste censé pallier les insuffisances du marxisme en
matière de théorie de la démocratie dans NU, 215.
TROISIÈME PARTIE
La Société
L’Histoire n’est pas le seul champ investi par Habermas. La société en
est un autre, qu’il occupe encore plus sûrement. On pourrait d’ailleurs
dire que c’est la manière dont il récupère l’héritage de la philosophie de
l’histoire hégélo-marxiste qui le conduit à investir le champ social. Nous
avons vu que la critique du matérialisme historique débouchait sur une
théorie de la modernité, comprise comme une reconstruction des
conditions de possibilité d’une socialisation réflexive et que le progrès
dans l’histoire avait laissé place à une évolution sociale moins
emphatique ; en somme, que la rationalité ne descendait plus du ciel,
mais s’inscrivait dans la matérialité des relations sociales.
Indéniablement, une des grandes affaires de la philosophie de Habermas
est de travailler à fonder une théorie de la rationalité (et de la
rationalisation) de la société. Les grands penseurs dont il discute les
thèses dans la TAC sont de fait essentiellement des sociologues (à côté
des linguistes) : Weber, Parsons, Durkheim, Luhmann. Dans quelle
catégorie faut-il alors ranger Habermas ? Est-il plutôt sociologue ou
plutôt philosophe ? En réalité, il est clairement les deux à la fois et n’a
justement cessé d’établir des voies de passages et des correspondances
entre les deux disciplines.
Son parcours, que nous avons évoqué en introduction, reflète cette
double affiliation. Entre 1956 et 1959, Habermas est l’assistant d’Adorno
à l’Institut de recherches en sciences sociales ; il s’initie à la sociologie et
aux sciences empiriques et réalise avec des condisciples une enquête de
terrain sur le degré d’engagement des étudiants de l’université de
Francfort (publiée en 1961 sous le titre Student und Politik). De 1964 à
1971, il occupe, toujours à Francfort, la chaire de philosophie et
sociologie, puisque, jusqu’à cette époque, il n’est pas rare de combiner
les deux disciplines au sein d’une unique chaire. Puis, la décennie
suivante, il dirige avec le physicien Carl Friedrich von Weizsäcker
l’Institut Max Planck, à Starnberg, à côté de Munich. Le programme de
recherches que se fixe l’institut concerne les « transformations des
conditions de vie modernes sous l’effet du développement des techniques
et des sciences ». L’esprit n’est pas très éloigné de celui du programme
de la Théorie Critique de l’École de Francfort ; il anime en tout cas un
certain nombre de travaux de Habermas de cette époque et leur donne
une forme d’unité : critique de la technocratie, du fonctionnalisme, du
positivisme, et volonté de préserver des espaces de liberté et
d’autonomie. Durant ces mêmes années 1970, Habermas engage de
grands débats avec l’un de ses plus célèbres contradicteurs : le sociologue
Niklas Luhmann. Chacun défend un modèle particulier de
compréhension de la société et considère celui de l’autre comme son
exact contre-modèle. Fin des années 1970-début des années 1980, la
Théorie de l’agir communicationnel est conçue puis publiée. C’est un des
livres les plus importants de Habermas. Il se présente explicitement
comme une théorie de la société, couplant une analyse microsociologique
des types d’activité sociale et approche macrosociologique des processus
de rationalisation de la société occidentale moderne.
Depuis la TAC, les travaux sociologiques semblent, il est vrai, un peu
mis de côté et la thématique « société » est moins directement abordée.
De fait, comme nous le verrons dans la quatrième partie, Habermas se
concentre à partir de la fin des années 1980 sur une théorie politique et
juridique, une théorie normative de la démocratie, à laquelle il continue
d’ailleurs aujourd’hui encore de travailler. Certains commentateurs
regrettent cette évolution et lui reprochent d’avoir abandonné les travaux
empiriques, de ne pas assez parler de la société réelle. Habermas, de son
côté, semble pourtant toujours revendiquer son rôle de sociologue et
prétend nourrir sa théorie politique de diverses approches sociologiques.
Il est vrai que dans Droit et démocratie il consacre tout un chapitre à la
sociologie du droit ; et dans le débat qui l’oppose à John Rawls sur les
fondements de la justice politique, il fait au philosophe américain le
même reproche que d’autres lui adressent en propre : celui de rester sur
un plan normatif, de ne pas tenir compte des résultats de la sociologie.
Si l’on cherche à interpréter l’évolution de Habermas, il n’est toutefois
pas difficile de trouver une logique et une continuité ; son œuvre plus
directement politique n’est au fond que le prolongement d’une volonté
plus ancienne : travailler à démocratiser, non seulement les institutions
politiques, mais aussi la société tout entière. Aujourd’hui, l’ambition de
Habermas reste intacte ; elle cherche juste des formulations adéquates
aux nouvelles configurations sociales, politiques et culturelles. Ainsi,
dans ses derniers textes, le contexte de mondialisation le conduit à
transposer ces problèmes de démocratisation dans le cadre d’une «
société mondiale » (Weltgesellschaft).
Il existe bien sûr de nombreuses voies pour aborder le thème « Société
» chez Habermas, de nombreux points de vue. Nous en avons retenu
trois. Dans notre chapitre VII, nous essaierons de donner une vue
d’ensemble de la Gesellschaftstheorie de Habermas, de présenter sa
conception de la réalité sociale. Nous tâcherons donc de répondre avec
lui aux questions suivantes : qu’est-ce qu’une société ? Comment se
stabilise-t-elle et se reproduit-elle ? Quels sont ses principes
intégrateurs ? Nous verrons que le type de société qui se dessine est, sans
surprise, de nature communicationnelle et que la communication en
question est vectrice de rationalité. Nous évoquerons le modèle de société
fonctionnaliste que propose Niklas Luhmann et auquel s’oppose
Habermas ; nous constaterons néanmoins que celui-ci intègre
progressivement à sa théorie certains éléments du fonctionnalisme
universel, tout en gardant une attitude de défense vis-à-vis des intrusions
intempestives des systèmes sociaux (le marché, l’administration…) au
sein du « monde vécu ».
C’est une tout autre perspective, et une autre problématique, que nous
adopterons dans le chapitre suivant. Si l’on abandonne le point de vue de
surplomb du sociologue et que l’on se place dans la perspective du
simple individu qui est pris dans sa vie quotidienne, la société apparaît
sous la forme d’un environnement, d’une réalité sociale immédiate, une
réalité essentiellement communicationnelle et symbolique faite
d’évidences et de certitudes, dans laquelle l’individu a appris à se repérer
et évolue sans difficultés apparentes. Notre chapitre VIII sera ainsi
consacré à la composante « monde vécu » de la société, une composante
largement investie par Habermas puisque c’est précisément en elle que se
joue à proprement parler la vie des acteurs sociaux : c’est en elle que se
construit la réalité sociale, en permanence, dans un mouvement incessant
de reproduction des certitudes, de répétition d’un savoir implicite, qui
garantit que, en effet, cette réalité sociale est stable, ne se dérobe pas sous
nos pas, ne fond pas sous nos regards ; en elle aussi que, de temps en
temps, ces certitudes sont néanmoins questionnées, certaines devenant
sujettes à caution, tombant en disgrâce, ne s’intégrant plus dans le puzzle
général. C’est cette théorie du réalisme que propose Habermas à la fin
des années 1990 en revenant sur certaines de ses positions antérieures,
notamment concernant la notion de vérité, que nous souhaiterions
présenter dans ce huitième chapitre.
Enfin, notre chapitre IX s’inscrira lui aussi dans la dimension
horizontale du monde vécu et des interactions sociales. Dans une optique
toutefois différente, il abordera le problème de la justice sociale. Nous
confronterons l’approche de Habermas à celle de son ancien assistant,
Axel Honneth, qui depuis plusieurs années travaille à l’élaboration d’une
théorie de la reconnaissance. Cette confrontation per mettra de mieux
saisir le reproche de déficit sociologique aujourd’hui souvent adressé à la
théorie habermassienne et de revenir au cœur même du projet initial de la
Théorie critique : proposer un diagnostic de la société contemporaine en
mêlant approche normative et description empirique.
Chapitre 7
Raison et légitimité
Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, le sociologue allemand Hauke
Brunkhorst résume l’entreprise de Habermas dans les termes suivants : «
Ce n’est […] ni un pur philosophe ni un pur sociologue, mais l’auteur
d’une théorie de la société véritablement interdisciplinaire. Le concept de
société constitue bien le cœur de son œuvre » (Brunkhorst, 14). Cette
interprétation semble finalement bien correspondre à l’esprit de la
Théorie critique définie par Adorno, Horkheimer, Marcuse et les autres
membres de l’École de Francfort : intégrer la philosophie et les sciences
sociales dans une théorie critique de la société contemporaine. Habermas
se singularise toutefois en liant une théorie empirique de la société et une
philosophie normative construite autour du concept de raison.
Contrairement à la première génération des Francfortois, il n’évacue pas
l’idée de raison de la sphère des sciences humaines, il la réintroduit de
manière déflationniste, sous la forme d’une théorie générale de la
rationalité soutenue par la nature communicationnelle de toute société.
Pourquoi Habermas en est-il venu à développer ce type de théorie ? On
se souvient (cf. chap. I) que ses premières tentatives pour développer une
philosophie critique (voir notamment Connaissance et intérêt,
1968/1976) avaient pris la direction d’une théorie de la connaissance.
Habermas avait alors distingué entre différents types de sciences, en
fonction de l’« intérêt de connaissance » qui les animait : les sciences
empirico-analytiques portées par un intérêt de connaissance technique,
les sciences historico-herméneutiques portées par un intérêt de
connaissance pratique et les sciences critiques (philosophie,
psychanalyse) portées par un intérêt de connaissance émancipatoire. Il
pensait alors que le modèle de l’autoréflexion, à l’œuvre dans la
psychanalyse, suffisait à fonder et à garantir une véritable attitude
critique par laquelle l’individu pouvait s’abstraire de ses propres
déterminations et déconstruire jusqu’au cadre social d’où il émettait sa
critique. Or ce paradigme conduisait à un certain nombre d’apories. Il
fallait donc trouver un nouveau point de vue à partir duquel une critique
authentique deviendrait possible. Habermas transpose alors le
mouvement critique dans l’espace intersubjectif : ce n’est plus dans
l’effort soli taire de réflexion sur soi mais dans la communication
langagière que se déploie désormais la visée émancipatoire. Le but que se
fixe dès lors Habermas est donc de reconstruire les normes sous-jacentes
aux pratiques sociales, de fait opératoires dans les interactions sociales ;
et de mettre en évidence la rationalité de l’agir. Ainsi, la théorie critique
de Habermas, d’abord fondée sur une théorie de la connaissance, prend la
forme d’une théorie de la société, couplée à une théorie du langage. Nous
avons vu que cette reconstruction partait de micro-éléments de la vie
sociale : les actes de langage. Mais elle s’applique à des éléments plus
importants, comme les types d’activité : ainsi, dans la lignée d’une
distinction entre travail et interaction qu’il avait reprise de Hegel et Marx
dans les années 1960 (cf. La technique et la science comme idéologie), il
définit des types d’activité stratégique, orientée vers une fin et des types
d’activité communicationnelle, orientée vers l’entente et
l’intercompréhension.
Pour Habermas, les rapports sociaux sont des rapports essentiellement
communicationnels. Tandis que d’autres sociologues retiennent comme
principe constitutif de la société l’action (Weber) ou la conscience
collective (Durkheim), Habermas mise tout ou presque sur la
communication. Cette communication, redisons-le, est susceptible
d’élucidation rationnelle. La thèse que défend Habermas, c’est que les
individus se socialisent grâce à l’intériorisation de normes dépendant de
prétentions à la validité : vérité, justesse, connaissance sont pour lui des
médiums incontournables de l’intégration sociale et de la reproduction de
la société. Cette force intégrative d’une coopération obtenue sans
contrainte, par les seules ressources normatives du langage, Habermas lui
donne un nom : solidarité.
La société, conçue comme une réalité communicationnelle, est une
entité autonome ; elle a sa propre évolution, sa propre destination, sa
propre organisation ; elle se génère elle-même. Cette autoproduction est
fonction des échanges langagiers permanents, des flux de communication
incessants et des réponses, négatives ou positives, qui sont faites aux
offres de parole. La société représente en ce sens une nouvelle étape dans
le développement de l’espèce humaine : une nouvelle forme d’évolution,
sociale, qui se distingue et se sépare de l’évolution biologique
(Brunkhorst, 27-28). Elle s’en sépare car elle a ses règles propres,
irréductibles à l’analyse que pourraient en faire les sciences de la nature.
Bien sûr, une société ne peut tenir sur la seule force d’intégration du
langage : des systèmes d’organisation, de plus en plus élaborés au fur et à
mesure que la société dans son ensemble se complexifie, doivent
décharger les individus de tâches dont ils ne pourraient s’acquitter
autrement : tout ne peut être constamment discuté, un cadre
institutionnel, imposant des règles, des modèles de fonctionnement et de
comportement est nécessaire. Ainsi, à côté de la solidarité qui repose sur
la communication, Habermas distingue deux autres grands pôles
d’intégration sociale : l’argent et le pouvoir, c’est-à-dire le marché
(l’organisation des échanges et des besoins, de l’économie), et l’État
(l’administration, la bureaucratie). L’enjeu des débats qui opposent
Habermas à d’autres théoriciens de la société tient précisément à
l’appréciation quantitative et qualitative des rôles respectifs de ces
différents pôles intégrateurs. Pour Habermas, le développement du
marché et de l’administration ne doit pas se faire aux dépens de la
solidarité ; et si l’on suit son raisonnement, ce développement ne peut pas
se faire aux dépens de la solidarité car la composante
communicationnelle et coopérative est constitutive de la réalité sociale.
La nier, l’étouffer, l’oppresser, c’est s’exposer tôt ou tard à un retour du
refoulé, aux représailles de sa puissance vengeresse (rächende Gewalt) :
car cette force irrépressible naît du besoin profond de légitimité que
ressentent les hommes, mélange de liberté et de rationalité : les hommes
ont besoin de savoir pour quelles bonnes raisons ils sont censés consentir
à un ordre, ils ne peuvent durablement se soumettre à cet ordre que s’il
leur paraît légitime, c’est-à-dire rationnellement acceptable, ils doivent se
sentir libres d’y adhérer. Bien sûr, cette thèse est sujette à discussions :
certains sociologues considèrent que les ordres sociaux existent, se
stabilisent et se reproduisent pour ainsi dire par-dessus la tête des
individus et que la légitimité est une fiction. Les ordres sociaux, et les
systèmes qui les constituent, n’obéissent qu’à leurs seules lois de
fonctionnement interne. L’enjeu est de taille : il y va du caractère
démocratique de notre société.
L’idée d’Öffentlichkeit, d’espace public, que Habermas développe dès
la fin des années 1950, s’inscrit dans cette discussion : la démocratie ne
concerne pas seulement le système politique, mais la société en son entier
(en l’occurrence celle de l’ère Adenauer, parcourue de tendances
conservatrices). L’espace public pour Habermas ne se limite pas aux
sphères de débats institutionnalisés (parlements, tribunaux, universités),
mais recouvre une publicité largement informelle qui diffuse dans les
interstices de la vie sociale la puissance dissolvante de la communication.
Dans les années 1990, Habermas reprend ces analyses et évoque le «
pouvoir communicationnel » qui prend forme et circule dans la société,
susceptible d’influencer les pouvoirs politiques et administratifs (cf.
chap. XI). La communication n’est pas en elle-même démocratique, mais
elle ouvre un espace de discussion et de liberté où les habitudes sociales
et les représentations conventionnelles peuvent être questionnées et leur
acceptabilité mises à l’épreuve.
En plaçant au cœur de sa théorie de la société des concepts comme
ceux de légitimité ou de démocratie, Habermas assume une position
originale au sein de sa discipline : la sociologie allemande ne semble en
effet pas particulièrement occupée de modèles normatifs ; des
sociologues comme Schelsky ou Luhmann en arrivent à défendre des
modèles dissociés de tout cadre démocratique. Niklas Luhmann (1927-
1998), sociologue très célèbre en Allemagne, auteur d’une œuvre
immense, qui n’est malheureusement pas encore traduite en français, est
précisément le grand contradicteur de Habermas1. Les deux hommes se
sont livré des batailles théoriques des années 1970 aux années 1990,
chacun considérant l’autre comme son adversaire privilégié. On pourrait
résumer leurs divergences en ces termes : l’argument sociologique de la
complexité opposé à l’exigence de démocratie.
Pour Luhmann en effet, la société est constituée de différents sous-
systèmes (économique, politico-administratif, socio-culturel – en réalité,
la liste est infinie, car chaque sous-système se ramifie en d’autres sous-
systèmes), dotés de mécanismes d’autorégulation, indépendants les uns
des autres et relativement clos. Luhmann parle de systèmes «
autopoïétiques ». Cette autonomie et cette clôture permettent une
rationalisation optimale des diverses tâches que ces systèmes ont à
effectuer. Et cette rationalisation optimale est requise pour faire face à la
grande complexité des sociétés modernes. Pour prendre l’exemple du
système politico-administratif, on ne peut admettre, au nom même de la
survie du système social, que son potentiel de rationalité soit sous-utilisé.
Auparavant, la marge de latitude politico-administrative était
conditionnée entre autres par des systèmes de valeurs autonomes qui ne
correspondaient pas forcément aux impératifs de régulation. Les choix
politiques possibles étaient définis à l’intérieur de marges fonctionnelles
dépendant des croyances et des valeurs en vigueur. Aujourd’hui, la
rationalisation technico-scientifique, qui accroît la puissance de
traitement de l’information dans de très grandes proportions, augmente
de ce fait considérablement la capacité de régulation du système social à
partir d’un centre, l’administration, qui acquiert dès lors un primat
fonctionnel. Il serait dangereux pour la stabilité même de la société que le
système politico-administratif ne soit pas libre de toute contrainte de
légitimation dépendant des représentations du monde vécu social.
Cette théorie, qui s’inspire des travaux du sociologue américain
T. Parsons (1902-1979) porte le nom de « fonctionnalisme universel ».
Elle vise à expliquer comment une société complexe se stabilise et se
reproduit – en l’occurrence en s’appliquant à réduire cette complexité.
Ainsi, non seulement l’homme se décharge de tâches qu’il ne peut
assumer par la seule force intégrative de la communication, mais la
société elle-même, par le biais des systèmes, se décharge de la
complexité de l’homme, de ses valeurs, de ses croyances, bref de tout ce
qui constitue son Lebenswelt, son monde vécu et qui semble parasiter le
bon fonctionnement des systèmes. Habermas est certes sensible à
l’argument de la complexité. Et d’ailleurs il intègre progressivement à sa
propre théorie certains aspects de la théorie des systèmes. C’est vrai dès
les années 1970, c’est encore plus vrai à partir des années 1980-1990 : la
chute du communisme finit de le convaincre de la nécessité d’une
séparation entre les différents sous-systèmes (notamment entre économie
et appareil d’État). Néanmoins, il ne cesse d’affirmer l’importance des
ressources communicationnelles : la tâche consiste en fait à trouver un
équilibre entre les différentes sources d’intégration sociale. L’autopoïèse
n’est pas le seul principe organisateur de la société, l’entente et la
coopération demeurent des vecteurs d’intégration indispensables.
Dans la TAC, Habermas consacre de longs développements à
l’opposition entre système et monde vécu. Ce dernier, hérité notamment
de la phénoménologie de Husserl, désigne chez Habermas le cadre très
vaste et très vague dans lequel les individus vivent leur vie, inscrivent
leurs actions, développent des représentations. C’est un savoir implicite,
une culture ambiante que chaque membre de la société intériorise, ce sont
des habitudes, des attentes partagées, des certitudes, à la fois cognitives,
normatives, éthiques et esthétiques. C’est sur ce fond que se déploie la
communication et que des remises en cause deviennent possibles : les
certitudes du monde vécu sont en effet provisoires. C’est justement ce
caractère provisoire qui permet le changement, l’évolution, la résistance.
En utilisant cette double conceptualisation (système/monde vécu),
Habermas répond aux sociologues (notamment Weber) qui interprètent la
rationalisation du monde moderne comme une expansion irréversible des
systèmes sociaux : il est impossible, selon lui, de coloniser entièrement le
monde vécu et de remplacer la communication s’opérant selon une
rationalité discursive par les autres médias (argent, pouvoir). La
rationalité communicationnelle demeure de toute façon nécessaire pour
atténuer les crises que génèreraient sinon les différents systèmes.
Dans la partie précédente, nous avions vu que Habermas reconstruisait
le matérialisme historique en réactivant la composante interactionnelle
inhérente au processus de développement social négligée par la tradition
marxiste. Au fond, il procède ici de manière comparable : il tente de
trouver un équilibre entre une approche sociologique aveugle aux besoins
de légitimation et une théorie de l’action aveugle à la complexité ;
l’intégration sociale ne se joue ni uniquement sur le mode systémique, ni
uniquement sur le mode communicationnel. Précisions pour clore ce
chapitre que dans sa théorie du droit Droit et démocratie (1992/1997)
Habermas apporte une nouvelle contribution au débat : le droit, réévalué
à la lumière de l’éthique de la discussion, devient l’intermédiaire
privilégié et le vecteur de rationalité pratique entre système et monde
vécu.
1 Voir E. Ferrarese, Niklas Luhmann : une introduction , Paris, Pocket, 2007.
Chapitre 8
La Citoyenneté
S’il fallait résumer l’œuvre de Habermas en une seule formule, nous
retiendrions celle de démocratie délibérative. Dans cette expression se
concentrent et se fondent en effet deux motifs typiquement
habermassiens : l’idéal d’émancipation et l’espoir fondé dans la
rationalité du langage. Le thème que nous abordons dans cette quatrième
partie est au plus près de ce projet. La citoyenneté traduit l’idéal
d’émancipation en termes clairement politiques et le met en scène dans
un cadre social et politique où les ressources communicationnelles de
citoyens actifs deviennent le vecteur principal de cette émancipation.
Si cette thématique apparaissait jusque-là dans son œuvre par
intermittence ou en filigrane, elle devient explicite à partir des années
1990 : avec Droit et démocratie (1992/1997), Habermas présente un
véritable modèle de démocratie procédurale et de politique délibérative.
D’autres livres suivent, qui approfondissent la réflexion sur les
fondements et les promesses de l’État de droit démocratique et abordent
divers problèmes de justice politique, de droits politiques et culturels, de
nation et d’État de droit, de citoyenneté nationale et européenne ; citons
par exemple Débat sur la justice politique (1995/1996, publié avec John
Rawls), L’intégration républicaine (1996/1998), Après l’État-nation
(1998/2000). Son dernier livre traduit en français Entre naturalisme et
religion (2005/2008) déplace quant à lui la discussion politique sur le
terrain des rapports entre démocratie et religion. Ainsi, après une longue
période essentiellement dédiée à la sociologie et à la philosophie du
langage, où il s’est en quelque sorte consacré à effectuer son « tournant
pragmatique », Habermas semble entrer dans une nouvelle phase de
production. On parle d’ailleurs souvent du « dernier » Habermas pour
désigner les travaux publiés ces quinze dernières années sous le signe de
la philosophie politique.
Comment expliquer cette nouvelle orientation ? Par une série de
causes immédiates – qui certes viennent entrer en résonance avec une
tendance au long cours, la sensibilité profondément politique de la pensée
de Habermas ; ces causes sont à la fois historiques, politiques et
institutionnelles, et philosophiques.
Deux événements historiques majeurs, intimement liés, surviennent en
effet à la fin des années 1980 : la chute du Mur de Berlin et
l’effondrement du communisme. Ils sont synonymes de bouleversements
sociaux, politiques et culturels sans précédent qui obligent à appréhender
avec une acuité nouvelle les questions de démocratie et de marché1. Le
modèle de démocratie libérale constitutionnelle, adopté par tous les pays
de l’Est, semble définitivement triompher. C’est peut-être l’occasion de
le redéfinir, de le repenser en profondeur. Côté allemand, la réunification
de deux États séparés depuis cinquante ans incite à s’interroger sur le
sens même de ce qu’est une nation, sur la nature profonde du lien
civique. Ce à quoi s’attache Habermas dans Droit et démocratie en
définissant la citoyenneté en termes juridiques, participatifs et volitifs, à
l’opposé d’une approche culturelle et ethnique qui a longtemps prévalu
en Allemagne. Il prolonge en fait une réflexion entamée quelques années
auparavant lors de la « Querelle des historiens » (1986) dont l’enjeu
principal fut de se demander quelle compréhension la RFA devait avoir
du nazisme, et donc de son histoire et de son identité. C’est à cette
occasion qu’il popularisa le concept de « patriotisme constitutionnel »
(cf. chap. XIII).
Seconde source d’inspiration : le contexte institutionnel et politique au
sein des démocraties occidentales. Le motif qui circule alors de manière
récurrente – et aujourd’hui encore – est celui d’une crise de la
représentation et de la souveraineté. L’intégration européenne et la
démultiplication des niveaux de souveraineté, le développement
d’institutions non élues, la ramification des organes de décision, la
complexité croissante de la société donnent le sentiment qu’il est
désormais difficile d’identifier la volonté générale, qu’elle est diluée dans
une multitude de volontés particulières ; les tendances à la judiciarisation
dans les différents secteurs de la vie sociale et politique seraient un des
symptômes de cette évolution. En proposant un modèle de démocratie
procédurale qui déplace la charge de rationalité et de légitimité de
l’expression homogène et synchrone de la volonté générale vers le
respect des procédures de délibération qui précèdent les décisions,
Habermas tente d’adapter son système aux réalités d’une société
complexe sans verser dans l’utopie d’un peuple uni et d’une nation
indivise.
Troisième type de cause qui a amené Habermas à développer une
théorie de la démocratie : le contexte philosophique des années 1980
marqué par un renouveau de la philosophie politique. Ce renouveau est
d’abord venu des États-Unis et notamment de l’impulsion donnée par la
Théorie de la justice2 de John Rawls, publiée en 1971 – traduite en
allemand en 1975, en français en 1987. Le débat entre « libéraux » et «
communautariens » qui a suivi a nourri de très nombreuses discussions
sur les problèmes de démocratie libérale, de justice, de redistribution, de
droits privés et de droits politiques, discussions qui ont encore été
alimentées par les problématiques nouvelles du multiculturalisme et la
question des droits culturels3. La réception de ce débat américain a été
plus précoce en Allemagne qu’en France4. Dès le début des années 1990,
les philosophes allemands ont apporté leur contribution au débat. Citons
par exemple Axel Honneth qui édite un recueil d’articles en 1993
présentant la controverse5 ; M. Brumlik et H. Brunkhorst, qui la même
année publient eux aussi un recueil collectif rassemblant entre autres les
contributions d’Apel, de Wellmer, de Honneth, de Manfred Frank ou
encore de Lutz Wingert6 ; ou encore Rainer Forst, qui en 1996 propose
une très bonne synthèse du débat7. Pourtant, la réception du débat
américain par les principaux représentants de l’École de Francfort n’allait
pas forcément de soi. Après tout, ce débat ne fait pas référence à la
Théorie critique et semble surtout concerner des faits de civilisation
spécifiquement américains (problème des minorités noires, indiennes,
problèmes linguistiques au Canada…) En outre, la problématique qui
constitue le cœur du débat, les rapports du bien et du juste, paraît
étrangère aux préoccupations des représentants de l’éthique de la
discussion.
En fait, à y regarder de plus près, si Habermas ne formule pas encore, à
la fin des années 1970 et au début des années 1980, ses problématiques
en termes de juste et de bien et s’il faudra attendre quelques années pour
que ce vocabulaire devienne courant dans ses textes, toute sa réflexion
sur la morale procédurale, développée par exemple dans Morale et
communication (1983/1986) n’est rien d’autre qu’une théorie sur les
conditions de possibilité du juste. L’op position entre morale procédurale
et éthiques individuelles n’est qu’une formulation parmi d’autres de
l’opposition entre le juste et le bien. Comme il sait si bien le faire,
Habermas s’est ensuite adapté à ses nouveaux interlocuteurs et a
réinterprété les termes d’un débat venant de l’étranger dans l’optique de
son éthique de la discussion. Du reste, si l’on retrouve des points
communs, un langage commun même, entre Habermas et les penseurs
américains, c’est qu’au fond tous ces protagonistes puisent dans le même
réservoir de sens et de références, celui nourrissant un débat vieux
comme le monde sur les rapports entre le particulier et l’universel et
reformulé il y a deux siècles par Kant et Hegel. Les libéraux se réclamant
de Kant et les communautariens s’inscrivant dans la tradition aristotélo-
hégélienne, il n’est finalement guère surprenant que Habermas puisse très
bien décoder les termes de leur controverse et y apporter sa propre
lecture.
Bref, l’intérêt retrouvé de Habermas pour les questions de philosophie
politique trouve une source essentielle dans le renouveau de la pensée
politique américaine, et notamment dans les travaux de Rawls, de
Dworkin, ou encore de Michelman dont la conception d’une politique
délibérative l’a fortement influencé. Cette conception délibérative permet
en effet à la politique de retrouver une réalité effective, sur la base
rationnelle de l’argumentation et de réactiver l’idée d’espace public et
celle, qui paraissait presque désuète, de participation. En se réappropriant
le modèle délibératif sur la base des acquis de la TAC, Habermas réussit
en outre à faire la synthèse des paradigmes libéral et républicain.
La théorie de la démocratie qu’élabore Habermas à partir des années
1990 se présente en fait comme une théorie du droit moderne. Cela peut
certes surprendre dans la mesure où, quelques années plus tôt, et
notamment dans la TAC (chapitre VIII), Habermas regardait avec
méfiance l’extension du droit dans les différentes sphères de la vie
sociale et l’interprétait en termes de « colonisation intérieure » du monde
vécu, c’est-à-dire comme l’intrusion d’une logique systémique dans des
structures sociales jusque-là stabilisées par les ressources symboliques et
communicationnelles. Le scepticisme de Habermas était certainement
tributaire de la tradition marxiste qui tendait à voir le droit comme un
faux universel. Mais, petit à petit, désireux de donner une efficience
politique à sa théorie de la communication, Habermas s’aperçoit du
potentiel de rationalité pratique que représente le droit. Parce qu’il vit
d’une tension entre facticité et validité, entre légalité et légitimité, le droit
moderne, interprété à la lumière de la théorie de la discussion, apparaît
désormais comme le médium privilégié pour fixer la rationalité
communicationnelle dans les procédures et les institutions et faire ainsi
pleinement coïncider État de droit et démocratie. Le chapitre X sera
entièrement consacré à cette théorie du droit moderne.
Le droit n’est pas une catégorie statique ou immuable. Il se nourrit
d’une culture politique que seule une population habituée à la liberté peut
rendre vivante. Le lieu où bat cette vie, où sont thématisés les besoins, où
sont débattus les principes qui fondent l’ordre politique, où sont critiqués
les pouvoirs, le lieu où se façonne en quelque sorte une certaine idée de
ce qu’une population reconnaît comme légitime, c’est l’espace public,
dimension essentielle de la théorie habermassienne de la démocratie. Ce
sera l’objet du chapitre XI.
Pour clore cette quatrième partie, nous essaierons de décrire, au
chapitre XII, la citoyenneté en acte que Habermas appelle de ses vœux,
la rencontre des citoyens et des institutions, la dynamique téléologique
qui fait de la Constitution un projet que chaque génération est appelée à
réinterpréter. Nous verrons que le modèle procédural que propose
Habermas implique une forme d’éthique de la responsabilité que le
philosophe ne semble pourtant pas désireux de thématiser. C’est
certainement là une des limites de sa théorie de la démocratie.
Chapitre 10
1 Habermas explicite cette fiction dans l’article « Trois versions de la démocratie libérale », in
Le Débat n° 125, 2003.
2 « Trois versions de la démocratie libérale », art. cit .
3 E. Kant, Métaphysique des mœurs, Œuvres philosophiques , t. III, Paris, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 480 ; cité par Habermas, Droit et démocratie, op. cit ., p. 43.
4 E. Kant, op. cit ., p. 479 ; cité par Habermas, ibid .
5 E. Kant, « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique », in Opuscules
sur l’histoire , Paris, GF-Flammarion, 1990.
6 Voir par exemple J. Habermas, Après l’État-nation, trad. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000,
chap. I : « Tirer la leçon des catastrophes ».
Chapitre 11
Procéduralisme
Habermas définit une sorte de troisième voie entre le modèle républicain et le
modèle libéral : le modèle procédural.
Ce nouveau paradigme procédural du droit est la réponse que Habermas apporte
aux problèmes de justice politique, posés dès les années 1970, notamment aux États-
Unis. Réfléchir, dans un contexte postmétaphysique, aux questions du juste et du bien,
implique avant toute autre chose de s’assurer des conditions mêmes dans lesquelles se
déroulent ces débats. Le droit devient dès lors un vecteur de justice démocratique
puisqu’il a précisément pour tâche d’institutionnaliser les conditions d’une
participation équitable de tous aux discussions démocratiques. Le strict respect des
procédures notamment juridiques devient par conséquent la meilleure garantie pour
évaluer les questions pratiques d’un point de vue moral, c’est-à-dire dans l’intérêt du
plus grand nombre. Car, à travers les processus démocratiques, le droit reflète la
volonté politique des citoyens. Ainsi, comme l’affirme Habermas : « Il n’y a donc que
les théories de la morale et de la justice tournées vers un procéduralisme qui puissent
s’engager à proposer une procédure impartiale dans une démarche de fondation et de
péréquation des principes » (DM, 43-44). Dans Droit et morale, Habermas reconnaît
trois modèles principaux de théorie procédurale :
« Je vois, pour l’instant, trois candidats sérieux susceptibles de produire une telle
théorie procédurale de la justice. Ils sont tous issus de la tradition kantienne, mais se
distinguent par les modèles auxquels ils recourent pour élucider le processus de
formation impartiale de la volonté. John Rawls continue de partir du modèle de
l’accord contractuel […]. Lawrence Kohlberg recourt, quant à lui, au modèle, proposé
par G. H. Mead, de la réciprocité universelle dans l’adoption des perspectives liées
entre elles. […] Les deux modèles ont, à mon avis, l’inconvénient de ne pas tout à fait
rendre justice à l’exigence cognitive des jugements moraux. C’est pour cette raison
que Karl-Otto Apel et moi-même avons proposé de concevoir l’argumentation morale
elle-même comme étant la procédure appropriée de la formation rationnelle de la
volonté » (DM, 45-46).
Habermas ou Rawls ?
Il est vrai que Rawls compte lui aussi parmi les représentants du libéralisme
procédural si bien que Habermas a parlé au sujet de leur controverse de « querelle de
famille ». Pour faire bref, leur confrontation peut se résumer à l’opposition de deux
modèles différents de rationalité procédurale : l’un dialogique (Habermas), l’autre
monologique (Rawls). Il est usuel de les présenter sous les termes respectifs de «
situation idéale de parole » et de « position originelle ».
Modèle délibératif
L’idée de « démocratie participative » est devenue un leitmotiv de la vie politique
contemporaine. Elle est certes voisine de la notion de démocratie délibérative,
défendue par Habermas : il s’agit bien, dans les deux cas, de faire participer le plus
grand nombre de citoyens possible aux débats politiques ; les deux modèles partagent
bien là la même exigence démocratique. Toutefois, privée semble-t-il de véritable
fondement normatif et de cadre institutionnel bien défini, la démocratie participative
s’apparente le plus souvent à une démocratie d’opinions, où chacun est invité à
exprimer son avis sur tel ou tel sujet au gré des circonstances. Il importe pourtant de
savoir qui pose les questions et dans quel but ; si les opinions sont prises en compte ou
n’ont qu’une valeur informative pour un homme politique qui les utilisent à des fins
de stratégie personnelle ; si les opinions ont été soumises à un débat argumenté ; si
elles sont le résultat de délibérations ou juste une expression spontanée. Bref, une
différence essentielle entre les deux modèles réside dans l’institutionnalisation et la
procéduralisation des discussions publiques. C’est en passant le filtre du processus
délibératif qu’une opinion acquiert un surcroit de rationalité et une validité
démocratique.
« Je considère toujours que la dissolution discursive de la domination politique, qui
est contrainte de se légitimer publiquement, est une conquête et un objectif constant
des sociétés organisées démocratiquement ; mais les discussions publiques ont elles-
mêmes besoin d’être institutionnalisées4. »
1 J. Habermas, « Le paradoxe de l’Etat de droit démocratique », in Les Temps Modernes ,
n° 610, sept.-nov. 2000.
2 Ibid . Cette compréhension dynamique de la Constitution a amené Habermas, lors de la crise
des missiles en 1983, à défendre l’idée de désobéissance civile .
3 B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? », in Le Débat , n° 33, janvier 1985.
4 J. Habermas, « Trente ans plus tard : Remarques sur Connaissance et Intérêt », in Où en est la
Théorie critique , E. Renault, Y. Cusset (dir.), Paris, La Découverte, 2003, p. 94
1 Voir par ex. en 1990 la Préface à la 17 e édition de L’espace public
2 John Rawls, Théorie de la justice , trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987.
3 Voir l’excellente anthologie d’A. Berten, P. Da Silveira et H. Pourtois, Libéraux et
communautariens , Paris, PUF, 1997.
4 Voir l’article très éclairant d’E. Renault, « Entre libéralisme et communautarisme : une
troisième voie ? », in E. Renault et Y. Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ? , Paris, La
Découverte, 2003.
5 A. Honneth (dir.), Kommunitarismus. Eine Debatte über die moralischen Grundlagen
moderner Gesellschaften , Francfort/Main, Campus Verlag, 1993.
6 M. Brumlik et H. Brunkhorst (dir.), Gemeinschaft und Gerechtigkeit , Francfort/Main, Fischer
Verlag, 1993.
7 R. Forst, Kontexte der Gerechtigkeit. Politische Philosophie jenseits von Liberalismus und
Kommunitarismus , Francfort/Main, Suhrkamp, 1996.
Conclusion
Le Pluralisme
Le dernier grand thème que nous avons retenu, parce qu’il nous
semble recouper un certain nombre de problématiques typiquement
habermassiennes, est celui du pluralisme. Sous ce terme, nous
comprenons les phénomènes de diversité identitaire, culturelle, ethnique
ou religieuse qui depuis deux ou trois décennies occupent le devant de la
scène politique et médiatique et alimentent les discussions
philosophiques. Nous avons vu, dans notre quatrième partie, que le débat
entre libéraux et communautariens, parti des États-Unis dans les années
1980 et se poursuivant en Europe occidentale dans les années 1990-2000,
se faisait justement l’écho de nouvelles revendications identitaires et de
nouvelles demandes de reconnaissance. Certes, ces phénomènes de
diversité n’ont probablement rien de bien inédit : la question des rapports
de l’un et du multiple, du particulier et de l’universel, paraît aussi vieille
que l’humanité ; pourtant, il y a indéniablement une spécificité propre à
notre époque qui donne à ces problématiques une acuité particulière et en
fait autre chose que des thèmes à la mode : le brassage sans précédent des
populations, la densification des réseaux de communication et de
transport, l’accroissement des interdépendances de toutes sortes, la mise
en place d’ensembles supranationaux, d’un mot, le processus de
mondialisation, posent des conditions nouvelles pour la pensée du
pluralisme. En outre, c’est là encore une signature de notre époque, cette
question du pluralisme se doit désormais d’être abordée depuis les
exigences normatives propres à notre horizon démocratique – dans un
rapport de tension où les remises en cause, les rééquilibrages semblent
permanents. Pour simplifier, nous pourrions formuler les enjeux du
pluralisme de la manière suivante : comment construire, stabiliser, vivre
son identité et la faire cohabiter avec d’autres, à un âge démocratique et
dans un espace mondialisé ?
À vrai dire, l’idée de pluralisme éveille un soupçon : la prise en
compte d’une pluralité de valeurs, de croyances, de cultures ne coïn cide-
t-elle pas, paradoxalement, avec leur convergence ? Ce que les penseurs
politiques nomment pluralisme ne renvoie-t-il pas, en fait, à une tendance
générale à l’uniformisation, où, pour le dire vite, les sensibilités
divergentes sont sommées de s’adapter aux valeurs de la démocratie
libérale ? N’est-ce pas cela, au fond, l’intention non avouée d’une pensée
du pluralisme aujourd’hui : tout faire entrer, de gré ou de force, dans le
cadre normatif de notre modèle démocratique ?
Habermas, qui revendique l’héritage universaliste des Lumières, est au
premier rang concerné par ce type d’interrogations. On trouve, dans ses
textes, de nombreux éléments de réponse. Comme on le devine,
Habermas ne considère pas que l’universalisme qu’il défend soit une
forme de pensée spécifiquement européenne. Il ne s’agit donc pas pour
lui d’opposer une vision du monde à une autre ; mais de dégager les
critères formels du projet universaliste : la capacité à l’autocritique, au
décentrement, à l’apprentissage, des aptitudes qui sont le propre de
l’espèce humaine et non l’apanage d’un hypothétique « homme européen
».
Depuis une vingtaine d’années, Habermas a publié, souvent sous la
pression de l’actualité, de nombreux articles et ouvrages qui, d’une
manière ou d’une autre, relèvent de cette problématique du pluralisme.
Nous avons choisi de présenter trois thèmes qui reflètent l’intérêt de
Habermas pour cette question – même si, bien sûr, c’est aussi par
commodité que nous les avons réunis sous le même leitmotiv du
pluralisme : ils pourraient très bien figurer séparément sous d’autres titres
de partie. Ces trois sujets de réflexion sont : l’Europe, le dialogue
interculturel, la religion ; ils formeront la matière des trois chapitres à
suivre.
Le chapitre XIII sera donc consacré à la question européenne.
L’ouverture à l’Est et l’élargissement de l’Union, tout comme les récents
projets de constitution européenne ont amené Habermas à approfondir
cette question. Le type de pluralisme qui est ici en jeu est un pluralisme
des nations et des cultures ; un enjeu politique (comment créer une même
communauté politique à partir d’une diversité d’États-nations ?) recoupe
un enjeu culturel et identitaire (comment des identités nationales
peuvent-elles se fondre dans une même identité européenne ?) Nous
verrons que, plutôt que de tenter de résoudre les problèmes pratiques que
pose inévitablement la construction de l’Union, Habermas s’attache,
comme un préalable nécessaire, à dénouer les difficultés qu’engendrent
sur un plan conceptuel les idées de citoyenneté européenne et d’identité
postnationale.
Nous resterons ensuite dans un espace postnational et nous
demanderons, au chapitre XIV, à quelles conditions un dialogue entre les
diverses cultures du monde est possible. C’est encore une fois le contexte
géopolitique contemporain qui constitue pour Habermas une source
immédiate d’inspiration : les difficultés du dialogue Nord-Sud,
dramatiquement aggravées par les attentats du 11 septembre et la
politique hégémonique de l’administration Bush, ont accrédité l’idée
d’un « choc des civilisations » entre un Occident chrétien et un Tiers-
Monde musulman ; comment dès lors fonder les espoirs d’une
communication possible entre visions du monde apparemment
irréconciliables ? Comment maintenir le dialogue et sortir du double
écueil du contextualisme et du pseudo-universalisme ?
La question religieuse, qui est au cœur de ces réflexions, a réinvesti
dans le même temps les espaces nationaux. La vigueur nouvelle avec
laquelle elle est posée, même et surtout au sein des démocraties
occidentales, pousse Habermas à reconnaître que le processus de
sécularisation, qui semblait caractériser inexorablement la modernité
démocratique, n’est pas achevé ; il est même en réalité inachevable. Nous
verrons ainsi dans notre quinzième et dernier chapitre comment
Habermas en appelle à une relecture de la laïcité, à un rééquilibrage des
attentes et des contraintes entre citoyens croyants et non croyants et à la
nécessité de donner aux citoyens croyants la place qui leur revient au sein
de l’État libéral moderne. Nous constaterons qu’il ne s’agit pas pour
Habermas d’opérer un tournant religieux, mais au contraire de poursuivre
le projet rationaliste de la modernité.
Chapitre 13
Activité/raison communicationnelle
Communication/discussion
Consensus/entente
Espace public
Ethique/morale
Identité postconventionnelle
Patriotisme constitutionnel
Pensée postmétaphysique
Société postséculière
Système/monde vécu
Signalons que les éditions Suhrkamp ont publié en 2009, pour les
quatre-vingts ans de l’auteur, une édition de ses œuvres en 5 volumes
(comprenant des textes inédits et une introduction à chaque volume écrite
par Habermas) :
Jürgen Habermas, Philosophische Texte, 5 vol., Francfort/Main,
Suhrkamp, 2009.
Nous signalons par ailleurs un site internet tenu par des universitaires
scandinaves, richement informé et constamment mis à jour :
http://www.habermasforum.dk
Pour approfondir :
Adorno 15, 16, 17, 18, 19, 20, 44, 52, 61, 63, 65, 66, 73, 74, 77, 89,
93, 130, 174, 175, 176
Apel 14, 15, 19, 36, 45, 46, 85, 115, 138, 188
Austin 6, 9, 26, 38
Brandom 86
Brunkhorst 93, 95, 115
Eley 130
Hegel 6, 9, 15, 27, 33, 36, 61, 63, 65, 68, 75, 94, 105, 116, 126, 174
Horkheimer 15, 17, 18, 19, 20, 44, 61, 65, 66, 74, 76, 77, 93, 174, 176
Kant 6, 26, 27, 34, 47, 49, 61, 63, 64, 70, 75, 81, 84, 85, 86, 103, 105,
116, 122, 123, 128, 129, 136, 137, 148, 168
Kierkegaard 34, 52, 53, 54, 86, 149, 150
Kohlberg 48, 49, 70, 138, 182
Koskenniemi 83
Luhmann 21, 27, 89, 90, 91, 96, 135, 174, 185, 188, 189
Lukács 15, 65, 66, 67, 77
Schelsky 96
Searle 9, 38
citoyenneté 8, 22, 25, 27, 32, 50, 52, 80, 111, 113, 114, 117, 134, 137,
139, 140, 144, 146, 150, 152, 153, 163, 172, 177, 178, 189
citoyenneté européenne 8, 80, 144, 146, 150, 177
clonage 54, 175
colonisation 35, 67, 72, 116, 130, 178
communication 3, 7, 9, 19, 26, 33, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43,
44, 45, 46, 48, 56, 69, 71, 91, 94, 95, 96, 97, 99, 100, 105, 106, 115, 116,
119, 124, 131, 136, 143, 145, 150, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 167,
168, 170, 171, 175, 177, 178, 186, 188
conscience morale 13, 47, 49, 50, 70
consensus 6, 41, 42, 43, 147, 159, 178
consentement 10, 121
cosmopolitisme 5, 75
décentrement 36, 43, 46, 50, 70, 78, 144, 153, 158, 170, 173
délibération 1048114122135136139152189, , , , , , , ,
démocratie délibérative 6, 10, 25, 27, 113, 138, 171
discussion 3, 6, 8, 9, 14, 18, 26, 35, 36, 40, 41, 45, 46, 47, 48, 70, 76,
79, 86, 95, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 108, 113, 115, 116, 121, 122,
123, 130, 132, 135, 147, 155, 158, 159, 160, 167, 173, 175, 177, 178,
186, 187, 188
droit cosmopolitique 22, 64, 81
droit international 7, 8, 22, 64, 80, 81, 83, 132, 160, 175
droits fondamentaux 118, 119, 120, 133, 135
émancipation 8, 9, 19, 32, 36, 37, 38, 62, 63, 72, 75, 76, 84, 85, 108,
113, 139, 173, 176
entente 38, 40, 42, 43, 44, 56, 94, 97, 156, 159, 168, 171, 178
espace public 6, 18, 38, 95, 114, 116, 117, 118, 128, 129, 130, 132,
152, 154, 172, 174, 176, 178
éthique 3, 6, 14, 19, 41, 43, 45, 46, 47, 48, 52, 55, 98, 105, 107, 108,
115, 116, 117, 120, 121, 124, 137, 140, 149, 160, 167, 175, 177, 178,
186, 187, 188, 190
éthique de la discussion 3, 6, 14, 41, 45, 46, 47, 48, 98, 115, 116, 124,
160, 175, 177, 178, 186, 187
Europe 3, 21, 28, 78, 131, 132, 143, 144, 148, 151, 165, 172, 175, 187,
189
évolution sociale 69, 70, 71, 73, 76, 84, 85, 89, 109
idéalisations 32, 41, 45, 46, 56, 99, 100, 101, 103
identité 12, 22, 26, 31, 34, 36, 52, 54, 57, 68, 70, 101, 105, 106, 114,
120, 126, 127, 131, 139, 143, 144, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152,
154, 155, 156, 170, 172, 173
identité postconventionnelle 148, 170
idéologies 37, 51, 176
individuation 9, 36, 126, 160
interaction 36, 44, 67, 69, 94, 101, 152, 178
justice 7, 27, 47, 50, 54, 90, 91, 102, 104, 105, 106, 108, 109, 113,
115, 121, 123, 137, 138, 139, 166, 177, 186, 189
matérialisme 62, 63, 65, 68, 69, 70, 71, 73, 80, 89, 97
modèle procédural 108, 117, 121, 135, 137, 139, 163, 187
modernité 3, 7, 10, 21, 26, 35, 53, 62, 63, 64, 66, 72, 73, 74, 75, 76,
77, 78, 80, 84, 85, 89, 133, 145, 156, 162, 163, 165, 169, 171, 175, 177,
178, 186, 187, 188, 189
monde vécu 27, 35, 67, 72, 76, 77, 91, 96, 97, 98, 99, 100, 106, 116,
122, 130, 131, 173, 178
morale 3, 7, 8, 10, 13, 15, 26, 33, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 49, 50, 51, 67,
69, 70, 71, 75, 77, 81, 82, 85, 99, 105, 107, 108, 115, 123, 129, 131, 136,
137, 138, 157, 158, 160, 161, 165, 168, 169, 175, 177
ONU 64, 80, 81, 82, 83, 161
raison communicationnelle 6, 7, 35, 41, 56, 62, 72, 76, 77, 150, 167,
178
reconnaissance 6, 27, 36, 54, 91, 103, 104, 105, 106, 108, 126, 127,
128, 135, 139, 143, 173, 189
reconstruction 9, 37, 50, 63, 65, 68, 69, 71, 73, 80, 89, 94, 118
religion 3, 7, 8, 28, 32, 45, 63, 68, 77, 78, 80, 113, 133, 137, 140, 144,
163, 164, 165, 166, 167, 171, 175, 177, 187
responsabilité 15, 23, 34, 45, 50, 52, 53, 54, 57, 74, 107, 117, 126, 133,
140, 148, 149, 157, 159, 162, 168, 172, 173, 188
socialisation 8, 9, 21, 27, 36, 62, 76, 89, 107, 119, 126, 127, 160
société mondiale 80, 82, 83, 90
société postséculière 6, 163, 164, 178
solidarité 10, 15, 94, 95, 109, 128, 131, 136, 137, 140, 148, 153, 155,
163, 166, 168, 171, 173, 190
souveraineté populaire 83, 120, 125, 135, 139, 163, 187
système 5, 20, 27, 35, 49, 50, 77, 82, 83, 95, 96, 97, 98, 106, 109, 114,
118, 121, 128, 129, 131, 133, 134, 135, 136, 160