Comprendre Habermas - Alexandre Dupeyrix

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Sens d’un engagement

Éléments biographiques

Plan de l’ouvrage

PREMIÈRE PARTIE - L’Homme


Chapitre 1 - Un être de langage

Chapitre 2 - Morale et savoir

Chapitre 3 - Questions d’identité

DEUXIÈME PARTIE - L’Histoire


Chapitre 4 - La reconstruction du matérialisme historique

Chapitre 5 - Une théorie de la modernité

Chapitre 6 - Retour de la téléologie

TROISIÈME PARTIE - La Société


Chapitre 7 - Raison et légitimité
Chapitre 8 - Construction de la réalité sociale

Chapitre 9 - Justice politique et justice sociale

QUATRIÈME PARTIE - La Citoyenneté


Chapitre 10 - Entre légalité et légitimité

Chapitre 11 - Entre privé et public

Chapitre 12 - Procédures vs. responsabilité


Procéduralisme

Habermas ou Rawls ?

Modèle délibératif

CINQUIÈME PARTIE - Le Pluralisme


Chapitre 13 - Identités nationales et identité postnationale

Chapitre 14 - Choc des civilisations ou dialogue des cultures ?

Chapitre 15 - Langages laïques et langages religieux

Conclusion générale

Glossaire

Bibliographie
© Armand Colin, 2009.
978-2-200-24709-6
Collection Lire et comprendre

Denis COLLIN, Comprendre Machiavel


Denis COLLIN, Comprendre Marx
Gérard GUILLERAULT, Comprendre Dolto
Jean-Pierre LEHMANN, Comprendre Winnicott
Jean LEFRANC, Comprendre Nietzsche 2e édition
Sabine PARMENTIER, Comprendre Melanie Klein
Hadi RIZK, Comprendre Spinoza, 2e édition
Jacques SÉDAT, Comprendre Freud

série Écrivains au présent

Bruno BLANCKEMAN, Lire Patrick Modiano


Martine BOYER-WEINMANN, Lire Milan Kundera
Michel LANTELME, Lire Jean Rouaud
Gianfranco RUBINO, Lire Didier Daeninckx
Conception de couverture : © Atelier Didier Thimonier.
Illustration de couverture : Jürgen Habermas, © Vincenzo Cotinelli /
Opale.
Maquette intérieure : © Dominique Guillaumin.
Internet : http://www.armand-colin.com
Abréviations utilisées dans les références bibliographiques
NB : les livres de Habermas cités dans cet ouvrage sont souvent
accompagnés de deux dates entre parenthèses : la première indique
l’année de parution en Allemagne, la seconde l’année de la traduction en
français.
1 À partir de maintenant : TAC .
Sens d’un engagement
Le parcours du philosophe Jürgen Habermas est indissolublement lié
au destin de l’Allemagne. Trop jeune au moment de la guerre pour y
jouer un rôle actif, Habermas est né suffisamment tôt (1929) pour faire
l’expérience du régime nazi et assister à l’effondrement brutal du Reich.
Adolescent, il suit à la radio les rapports qui sont faits des procès de
Nuremberg et découvre avec effroi l’envers du décor, la nature criminelle
de l’État national-socialiste. En 1949, lorsqu’est créée la République
Fédérale d’Allemagne, Habermas a juste vingt ans. Il se trouve dans la
position d’un grand frère qui espère que les promesses de cette nouvelle
naissance seront tenues. Au même moment, il entame des études de
philosophie, qui le mèneront quelques décennies plus tard à une
renommée internationale. Y a-t-il des liens entre la philosophie de
Habermas et sa biographie ? On a généralement des scrupules à établir ce
type de rapprochement – on craint d’altérer l’autonomie d’une pensée ou
d’un système censés reposer sur leurs seules ressources, de réduire leur
portée universelle à des circonstances de vie. Dans le cas de Habermas, le
lien se fait naturellement. Bien sûr, on peut lire l’Espace public, Théorie
de l’agir communicationnel1 ou encore Vérité et justification sans rien
connaître de la biographie de l’auteur, sans même savoir qu’il est
allemand. Pourtant, on ne saisit pas entièrement le sens profond de sa
démarche si on l’extrait de son contexte culturel au sens large, c’est-à-
dire si on l’abstrait d’une constellation sociale, politique, intellectuelle,
spirituelle et symbolique tributaire de deux siècles d’histoire et qui
englobe les meilleures traditions de l’Allemagne (les Lumières, le
républicanisme, le cosmopolitisme) comme les pires (la barbarie
totalitaire). Sans cette toile de fond pour accompagner la lecture de
l’œuvre de Habermas, on passe à côté de nombre de ses obsessions, de
ses impatiences, de ses inquiétudes.
La notoriété d’un philosophe est bien sûr toute relative – et la
philosophie n’a certes que faire des palmarès et des cotes de popularité.
Mais le fait est que Habermas est l’un des rares philosophes contem
porains à jouir d’une reconnaissance à la fois nationale et internationale,
universitaire et extra-universitaire, ce dont témoignent les nombreux prix
et récompenses qu’il s’est vu décerner à travers le monde. C’est une
figure majeure de la philosophie contemporaine, un des penseurs les plus
lus et les plus influents. Pourquoi ce succès d’une œuvre complexe,
souvent ardue, parfois pesante, qui ne recherche jamais les effets
rhétoriques ?
Probablement d’abord parce que Habermas a su descendre de sa tour
d’ivoire, sortir de la sphère strictement universitaire. Il est intervenu
régulièrement dans les débats publics, ce qui a contribué à le faire
connaître au-delà de son cercle de spécialistes et à populariser des
concepts forts de sa philosophie : l’espace public, le patriotisme
constitutionnel, la raison communicationnelle, l’éthique de la discussion,
le consensus, la démocratie délibérative, le procéduralisme, plus
récemment la société postséculière, autant de thèmes qui ont eu une
certaine résonance auprès d’un public élargi.
Ensuite parce qu’il manifeste dans sa manière de philosopher une
ouverture à différentes traditions de pensée et a su réaliser une synthèse
féconde entre philosophie continentale (principalement allemande autour
de la triade Kant-Hegel-Marx et à laquelle on peut adjoindre la sociologie
de Max Weber) et philosophie nord-américaine (autour du pragmatisme
de Peirce, de Mead, de Putnam, de la théorie du langage d’Austin, ainsi
que de la philosophie politique de Rawls et Dworkin), ce qui singularise
son entreprise philosophique et lui donne une dimension dynamique et
novatrice. Il n’a pas hésité à réaménager certains aspects de son œuvre, à
évoluer, à revenir sur d’anciennes positions (c’est vrai à propos de
Connaissance et intérêt), à intégrer les objections pertinentes de ses
commentateurs (notamment concernant la Théorie de l’agir
communicationnel). Certes, les intuitions fondamentales restent bien en
place (par exemple l’idée d’une raison communicationnelle), mais il les a
régulièrement précisées, complétées, actualisées. Bref, c’est une œuvre
toujours en cours, qui prend la mesure des paradigmes concurrents et
nouveaux et sait établir un dialogue avec eux. En outre, son aptitude à
s’ouvrir à d’autres traditions et, fait remarquable, à d’autres disciplines a
transporté Habermas sur de nombreux terrains : sociologie, droit,
histoire, science politique, intéressant de nombreux spécialistes et non les
seuls philosophes.
Autre raison possible à l’audience dont il bénéficie : une forme
d’opportunisme intellectuel, que nous définirions dans un sens positif
comme une réactivité aux événements contemporains et le goût pour les
passer au crible d’une analyse conceptuelle exigeante. Cette aptitude est
manifeste dans ses articles de publiciste (par exemple ses écrits sur la
réunification allemande, sur le 11 septembre ou sur le droit international
et la guerre en Irak) ; elle est plus implicite mais reste un ressort essentiel
dans des œuvres de plus grande ampleur théorique : ainsi Droit et
démocratie (1992/1997) se présente comme une théorie normative de
l’État de droit moderne ; il s’inscrit en réalité dans un débat sur la justice
politique venu principalement des États-Unis, le débat entre « libéraux »
et « communautariens » et auquel Habermas entend prendre part ; c’est
aussi une manière de proposer un modèle de démocratie au moment où la
nation allemande est en train de se réunifier. Autre exemple, les textes
consacrés à la question religieuse dans Entre naturalisme et religion
(2005/2008) : on retrouve la même volonté d’analyser des processus au
long cours (en l’occurrence le processus de sécularisation) et de donner
en même temps des clefs pour comprendre l’explosion du
fondamentalisme et la remise en cause du modèle occidental qui a lieu
depuis une dizaine d’années. Même un monstre théorique comme la TAC
conçu à la fin des années 1970 et qui semble déconnecté de tout contexte
politique a, selon l’aveu de Habermas lui-même, des causes immédiates :
la montée du conservatisme dans la société allemande de l’époque, qui
vient remettre en cause les acquis de ce qu’il appelle la « modernité
culturelle ». Bref, cet « opportunisme » peut se lire comme une
sensibilité aux problèmes – essentiellement politiques – qui touchent les
gens ici et maintenant. Plus généralement, et il le revendique clairement
dans Vérité et justification, Habermas souhaite que la philosophie
n’abandonne pas entièrement ses vertus consolatrices et productrices de
sens aux seules éthiques, religions et psychothérapies en tout genre. Elle
a, elle aussi, un rôle social à jouer.
Enfin, dernière piste d’explication, évidemment la plus importante :
Habermas a su, au fil d’une quarantaine d’ouvrages et d’un demi-siècle
d’intense activité, produire une œuvre originale, réussissant à tenir
l’équilibre entre scepticisme et refus du défaitisme, où se reflète le fond
normatif de notre modernité. Au cœur de cette œuvre, il y a l’idée de
raison communicationnelle. C’est bien le leitmotiv qui est généralement
associé au philosophe : Habermas est le philosophe de la communication.
Ce qui a d’ailleurs peut-être contribué, par une sorte de malentendu – si
l’on peut dire ! – à son succès. Car l’idée paraît simple et est au goût du
jour. Nous verrons qu’elle est pourtant à l’opposé de ce que la publicité
ou la vie politique ont baptisé du nom de « com’ », dont le but est de
produire des messages et d’obtenir des résultats indépendants de tout
souci de vérité morale ou de bien collectif. Quoi qu’il en soit, le
paradigme communicationnel proposé par Habermas a renouvelé en
partie les discussions philosophiques contemporaines et a suscité de très
nombreux débats. Habermas est celui qui, pour le dire en une phrase, a
poussé le plus loin les conséquences du tournant linguistique dans la
sphère de la philosophie politique.
Justement, nous avons évoqué jusqu’ici une œuvre à la fois touffue et
dense, ouverte à diverses traditions, ne craignant pas les remises en cause
de positions antérieures. Quelle est l’unité de cette œuvre ? Y a-t-il un ou
plusieurs Habermas ? Comment considérations linguistiques et politiques
parviennent-elles à se compléter ?
Nous l’avons suggéré plus haut : le motif central ou le fil conducteur
de toute cette œuvre est incontestablement le problème de la démocratie.
Il est présent dès les premières enquêtes sociologiques que mènent
Habermas dans les années 1950, alors qu’il est encore étudiant, sur la
participation politique de ses condisciples de l’université de Francfort ; il
est au cœur de L’Espace public, son travail d’habilitation de 1962, qui
décrit justement l’émergence d’une démocratie moderne autour de cet
espace de discussion qu’est l’Öffentlichkeit libérale ; il est toujours
présent dans des textes en apparence plus éloignés du motif politique, où
l’idéal démocratique est formulé en termes d’émancipation, par exemple
Connaissance et intérêt en 1968 ; au début des années 1980, la Théorie
de l’agir communicationnel, axée quant à elle sur la sociologie et la
philosophie du langage, poursuit une tâche similaire : réfléchir aux
conditions d’une socialisation réalisée de manière réfléchie, rationnelle et
donc potentiellement démocratique ; les ouvrages de philosophie morale
et de théorie de la connaissance des années 1980 à 2000 peuvent bien sûr
être considérés dans leur autonomie propre, mais ils contribuent en même
temps à l’élaboration d’une anthropologie qui donne à Habermas des
garanties pour mieux instaurer et défendre les idéaux démocratiques
(autrement dit, ils définissent les ressources morales et cognitives sur
lesquelles peut compter un citoyen moderne). Le motif démocratique
devient très explicite à partir des années 1990 où Habermas écrit des
ouvrages de philosophie politique : Droit et démocratie est une théorie de
la démocratie et de la citoyenneté modernes. Elle est complétée et
prolongée dans les années qui suivent par des publications sur la
citoyenneté européenne, le droit international, le multiculturalisme ou
encore la religion.
L’idéal de démocratie défendu par Habermas a son originalité propre.
Il peut s’énoncer en termes de « modèle délibératif ». L’idée s’est peu à
peu affinée au cours des années et a pris sa forme quasi définitive dans
Droit et démocratie. Jusque-là, avant de se fondre dans une théorie
politique, la thématique langagière a circulé sous différentes formes dans
l’œuvre de Habermas. Par exemple, lorsqu’il écrit Connaissance et
intérêt, Habermas voit la psychanalyse comme un modèle de science
émancipatoire dont pourrait s’inspirer la philosophie : le dialogue
analytique entre un médecin et son patient lui apparaît comme
archétypique d’une recherche coopérative de la vérité, d’une astreinte
commune en vue de libérer un individu de ses illusions, de ses blocages
et de ses autocensures. Le langage, dans sa version dialogique, est saisi
ici dans sa force de dévoilement, dans sa capacité à rétablir une
communication perturbée. Dans un autre registre, la reprise par
Habermas de l’héritage hégélo-marxiste dans des textes des années 1960
et 1970 (comme La technique et la science comme idéologie, Théorie et
pratique ou Après Marx) consiste à mettre l’accent sur la dimension
interactionnelle qui est au cœur de la reproduction de l’existence
humaine et sans laquelle il n’est d’émancipation possible – dimension
que Hegel et Marx auraient dégagée dans leurs premiers textes puis
abandonnée par la suite. Nous reviendrons dans la première partie sur ces
différentes pistes empruntées par Habermas et verrons comment elles
sont l’occasion de donner forme à un certain nombre d’hypothèses
anthropologiques quant au rôle que joue le langage dans le double
processus d’individuation et de socialisation qui nous constitue en tant
que personne humaine.
La piste principale est toutefois celle qu’il explore à partir d’une autre
tradition, le pragmatisme nord-américain. Il réalise, à l’instar de la
discipline philosophique elle-même, ce qu’on a appelé un « tournant
linguistique ». Concrètement, Habermas analyse comment fonctionne le
langage le plus quotidien, notamment en s’inspirant de la théorie des
actes de langage d’Austin et de Searle. Il part de l’idée très simple que,
au-delà des expériences de malentendu et de manipulation, au-delà de
l’usage instrumental qui peut en être fait, le langage est par essence
destiné à être compris ; il procède ainsi à une reconstruction des
conditions d’intercompréhension, identifie les différents types d’accord
qui sont recherchés et le cas échéant obtenus dès lors qu’un locuteur
prononce un énoncé, engage une discussion ; il montre que l’activité
langagière repose sur le respect de certaines normes et un échange de
bonnes raisons. Il trouve donc au cœur de cette activité humaine aussi
banale qu’essentielle la raison pratique en acte et le principe de la raison
– et les raisons d’espérer que la pratique sociale se calque sur cette
rationalité communicationnelle. Car, justement, Habermas transpose
ensuite cette grammaire des échanges linguistiques à la vie sociale en
général. La TAC est bien une théorie de l’action sociale reposant sur une
pragmatique universelle (c’est-à-dire sur l’analyse des règles universelles
de fonctionnement du langage et de la communication). Nous
développerons tout cela dans les premiers chapitres ; retenons pour le
moment que Habermas a ensuite tenté de fixer le flux communicationnel
qu’il venait de mettre en évidence dans les activités sociales dans un
médium stable qui permette à la société d’agir sur elle-même de façon
efficace et maîtrisée : ce médium, c’est le droit moderne. C’est ainsi qu’il
en est venu à propo ser sa théorie du droit et de la démocratie au début
des années 1990 et à introduire la rationalité communicationnelle et
pratique dans les institutions.
Ce que Habermas veut démontrer, au fond, c’est que l’ordre social et
politique n’est pas condamné à errer au gré des caprices de l’Histoire ou
de quelques « grands hommes » dans un vaste relativisme culturel, qu’il
peut se poser, trouver un ancrage qui satisfasse aux exigences de la raison
morale, qu’il y a, au fond, effectivement, des systèmes sociaux et
politiques meilleurs que d’autres. En défendant un modèle de démocratie
délibérative, Habermas attelle la notion de consentement, fondatrice de la
modernité politique, à la rationalité du langage. Un ordre social et
politique est juste s’il accepte de se soumettre à sa propre critique, s’il
garantit un espace de délibération où l’opinion et la volonté politiques
des citoyens peuvent se former sans contrainte, s’il ne se dérobe pas à
toute recherche de vérité.
Cette problématique prend bien sûr un relief très particulier lorsqu’elle
est associée à l’histoire allemande du XXe siècle. Confronté à l’expérience
du totalitarisme, Habermas s’est au fond consacré à une double tâche :
philosophiquement, sauver l’idée de raison du naufrage, et
singulièrement l’idée de raison pratique ; après un tel déferlement de
folie tragique, il a semblé à toute une génération de penseurs qu’il n’y
avait plus qu’à désespérer de la prétendue raison humaine. Le nazisme a
justement représenté l’irrationnel porté à son comble, mélange de mythe,
de superstition, de manipulation, de propagande, de pseudo-vérités, de
délire collectif. Mais renoncer à ce que la Raison advienne dans
l’Histoire n’implique pas que l’on accepte que la déraison gouverne le
monde. Il y a une mesure entre l’universalisme béat et le relativisme
radical. Contre les sables mouvants du relativisme et du scepticisme,
Habermas veut conserver la possibilité d’une conduite raisonnable, juste,
soucieuse de solidarité parmi les hommes ; et ce n’est pas un hasard si le
médium est le langage, que les totalitarismes font taire ou auquel ils font
dire n’importe quoi ; d’où la deuxième tâche, politique : travailler à
démontrer qu’un ordre social et politique légitime est possible, porté par
l’espoir que cet ordre existe et soit stabilisé pour de bonnes raisons.
Il est bien sûr réducteur de ramener le parcours philosophique de
Habermas à un unique projet ; mais il n’est pas faux de dire que la notion
de démocratie délibérative en forme le cœur et l’idée directrice, celle
vers laquelle se sont organisées ses recherches et autour de laquelle ont
pris forme ses engagements d’intellectuel public.
Les différents fils que nous venons de dévider se croisent dans la
biographie de Habermas. Nous proposons d’en restituer dans ce qui suit
les moments les plus importants.
Éléments biographiques
Voici donc quelques éléments de biographie, qui hormis les années de
jeunesse, ont essentiellement trait au parcours académique de Habermas.
Jürgen Habermas est né le 18 juin 1929 à Düsseldorf. Il grandit à
quelques kilomètres de là, à Gummersbach, une petite ville de ce que
l’on appelle alors la Prusse rhénane (aujourd’hui, la Rhénanie-Palatinat),
région de tradition protestante. Il est le cadet de trois enfants, entre un
frère plus âgé et une sœur plus jeune. Son père, Ernst Habermas (1891-
1972) est fils de pasteur ; après avoir enseigné quelque temps dans un
lycée technique de la ville, il en dirige la chambre de commerce et
d’industrie. Pour asseoir sa position, il passe un doctorat de sciences
économiques à l’université de Cologne consacré à l’industrie minière.
Politiquement, il est proche de la droite nationale-conservatrice,
notamment du parti de Gustav Stresemann, la Droite populaire allemande
(Deutsche Volkspartei), un parti émanant de la grande bourgeoisie
industrielle. Il se porte volontaire pour participer à la première guerre
mondiale, s’engagera à nouveau, malgré ses quarante-huit ans, lors de la
seconde guerre. Il semble qu’il ait adhéré dans les années 1930 au parti
nazi ; c’est du moins ce que son fils apprend par lettre d’un proche
plusieurs années après la mort de son père. Cette adhésion est
manifestement restée discrète, sans avantages particuliers pour la famille.
Elle serait plus la marque d’une intégration dans la bourgeoisie
allemande que d’une véritable prise de position idéologique.
Alors que le père incarne le fonctionnaire de la petite ville de province,
la mère représente la tradition urbaine d’une famille d’artisans et
commerçants (Wiggershaus, 2004, 7). Grete Habermas (née Köttgen,
1894-1983) est en effet originaire de Düsseldorf où son père tenait une
brasserie. Elle reçoit une formation élémentaire et pendant la première
guerre elle est infirmière dans un hôpital militaire. Elle n’est pas engagée
politiquement ; elle semble garder, après 1918, une nostalgie pour le «
bon vieux temps » de l’empereur Guillaume, l’époque de sa jeunesse. Le
milieu familial ne paraît pas avoir influencé de manière décisive les vues
politiques du jeune Habermas ; selon son propre témoignage, il n’y avait
pas dans sa famille de véritable engagement, juste une forme
d’adaptation, d’assimilation à l’environnement politique (KPS, 511).
Peu de détails donc, sur la prime jeunesse de Jürgen Habermas, à lire
les quelques interviews dont on dispose. Dans un texte surprenant, le
texte d’une conférence prononcée en 2004 au Japon à l’occasion de la
remise du prix de la ville de Kyoto, Habermas évoque pourtant un fait
biographique dont il estime qu’il a indéniablement influencé son rapport
au monde (ce pour quoi nous nous autorisons à l’évoquer). Toute
obsession philosophique a des racines biographiques, écrit-il en
substance. Il se trouve que Habermas a été opéré à deux reprises, à sa
naissance puis à l’âge de cinq ans, d’un bec-de-lièvre. Il conserve de
cette malformation un handicap d’élocution. Habermas considère que
cette expérience traumatique l’a rapidement sensibilisé à la nature
profondément sociale de la vie humaine, lui a fait prendre conscience de
l’interdépendance des relations humaines et bien sûr de la nature
communicationnelle, langagière de ces relations ; du fait que l’identité
humaine, aussi originale soit-elle, reflète notre appartenance à un milieu
commun ; que l’intériorité porte en creux les traces de l’extériorité. Cette
source biographique qui trouvera matière à exploration philosophique
aussi bien dans la tradition herméneutique de Humboldt que dans le
pragmatisme américain de Peirce et Mead, dans la théorie des formes
symboliques de Cassirer ou encore dans la philosophie du langage de
Wittgenstein. Il n’est pas indifférent que Habermas évoque ainsi une
expérience concrète, aussi douloureuse fût-elle pour lui : la rationalité
pratique, l’agir orienté vers l’intercompréhension, c’est ce que montrera
sa théorie du langage, s’éprouvent en premier lieu dans les interactions
les plus quotidiennes.
Le second fait biographique, plus essentiel encore, que nous avons
déjà évoqué, est bien sûr l’expérience de la guerre et celle, plus
marquante encore, de la chute du régime nazi. Comme la majorité des
jeunes allemands, Habermas fait partie dès ses dix ans des Jeunes du
peuple (Jungvolk), puis à quatorze ans des Jeunesses hitlériennes ; il se
voit toutefois attribuer un rôle un peu à part, il devient en effet membre
des Feldschers (secouristes), auprès desquels il est formateur. À
l’automne 1944, alors âgé de quinze ans, il doit, comme de très
nombreux jeunes des organisations hitlériennes, aller participer à l’effort
de guerre sur la ligne Siegfried (le Westwall).
Cette période de la vie de Jürgen Habermas a donné lieu il y a
quelques années à une petite controverse, « l’affaire Joachim Fest » : en
2006, soit plus de soixante ans après les prétendus faits, cet historien de
renom (adversaire de Habermas lors de la fameuse « Que relle des
historiens » en 1986) a rapporté dans ses mémoires, publiées à titre
posthume, une anecdote censée révéler le zèle de Habermas durant ses
jeunes années. Il relata une histoire à vrai dire loufoque selon laquelle
Habermas aurait été confronté, des années après la guerre, à un bout de
papier portant sa propre écriture et exprimant son dévouement à la cause
nazie ; il l’aurait alors avalé sur-le-champ ! Plusieurs journaux relayèrent
l’affaire. C’est dans ce contexte que le magazine Cicero titra à sa une en
novembre 2006 : « Oubliez Habermas ! ». L’injonction se voulait certes
une invitation à découvrir les nouvelles figures de la scène intellectuelle
allemande : philosophes, sociologues, politologues, auteurs d’une œuvre
souvent originale, mais insuffisamment reconnue. La faute semblait en
incomber pour partie à Habermas, jugé trop envahissant. Mais oublier
Habermas, c’était en réalité rejeter le magistère moral que, selon ses
détracteurs, le philosophe n’avait cessé d’imposer à la République
fédérale depuis des décennies – une emprise qui, tel était le sens à peine
voilé de l’injonction lancée par Cicero, n’était que l’envers d’une
mauvaise conscience qui tenaillait Habermas depuis ses jeunes années.
Un procès comparable, de plus grande magnitude, également orchestré
par la droite conservatrice, fut intenté la même année à Günter Grass.
1945 marque pour Habermas comme pour tant d’autres une rupture
violente. C’est certes un sentiment de libération, un profond soulagement
de voir la guerre s’achever. Mais ces sentiments cohabitent avec l’effroi
de découvrir que ce qui apparaissait aux yeux de l’adolescent comme la «
normalité » d’un pays en temps guerre avait dissimulé jusque-là la nature
profondément pathologique et criminelle de l’État allemand. Il suit à la
radio les reportages sur les procès de Nuremberg, découvre sur les écrans
de cinéma les premiers documentaires réalisés sur les camps de
concentration. On peut imaginer sans peine, et du reste Habermas le
reconnaît lui-même, que ces découvertes marquent durablement la
conscience morale et politique d’une personnalité alors en formation.
L’engagement futur est en quelque sorte scellé lors de ce passage à l’âge
adulte. La transformation express d’un régime criminel et dictatorial en
un grand État démocratique moderne va développer chez lui une
conscience aiguë de la fragilité des ordres sociaux et politiques, une
sensibilité toute particulière aux problèmes de fondation (d’où l’attention
qu’il porte à la Constitution comme garantie de l’ordre démocratique et
d’où son engagement chaque fois qu’elle a pu être remise en cause,
comme dans l’Affaire du Spiegel ou lors de la vague de terrorisme de l’«
automne allemand »), un recul sceptique face à certaines continuités.
Entre 1949 et 1953, comme il est d’usage en Allemagne, Habermas
suit plusieurs cursus et, à côté de la philosophie, se consacre également à
l’histoire, à la psychologie, à la germanistique et à l’écono mie ; et
comme il est également d’usage, notamment à cette époque, il se forme
dans différentes universités : à Göttingen, Zurich et Bonn. Avec le recul,
Habermas évoque l’esprit « provincial » de ses séminaires de
philosophie. Il y a peu d’ouverture sur ce qui se fait en matière de
philosophie en France ou aux États-Unis. On évoque aussi trop rarement
Marx, Freud, la sociologie, la théorie de la société, la philosophie
analytique. On retrouve en fait les mêmes professeurs et les mêmes
enseignements que dans des années 1920-1930 : l’anthropologie
philosophique, la phénoménologie, la philosophie de Heidegger, la
philosophie de la vie (Lebensphilosophie), la pensée de Dilthey, l’école
historique allemande, le néo-kantisme du Sud-Est de l’Allemagne.
Lorsqu’il arrive à Bonn, au cours du semestre d’hiver 1950-51,
Habermas fait une rencontre déterminante pour son futur parcours
philosophique : il s’agit de Karl-Otto Apel. Apel, né en 1922, est de sept
ans son aîné ; il est alors doctorant d’Erich Rothacker et anime le
séminaire hebdomadaire de celui-ci. Habermas raconte combien Apel
l’impressionne alors, par son « style de pensée engagé ». Apel avait été
soldat pendant la guerre, il jouissait vis-à-vis des plus jeunes d’une sorte
de prestige lié à son expérience de vie et il témoignait en même temps
d’une puissante soif d’apprendre et de rattraper le temps perdu (SESA,
86). C’est lui qui fait découvrir à Habermas le pragmatisme américain
(Peirce notamment). C’est lui qui lui tend un exemplaire de «
Introduction à la métaphysique » de Heidegger et provoque la toute
première intervention de Habermas dans la sphère publique. C’est avec
lui, bien sûr, que Habermas va développer sa célèbre « éthique de la
discussion » dans les années 1960 à 1980. Interlocuteurs et partenaires en
matière de philosophie, les deux hommes nouent dès cette époque des
liens d’amitié profonds et durables.
Revenons à ce texte de Heidegger. En 1953 paraît une nouvelle édition
du texte d’une conférence prononcée par le philosophe à Freibourg en
1935. Le passage sur lequel Apel attire l’attention de Habermas est celui
où Heidegger évoque « la vérité profonde et la grandeur du mouvement »
national-socialiste (innere Wahrheit und größe der Bewegung). Ce qui
choque les deux jeunes gens, c’est que ce texte puisse faire l’objet d’une
réédition au début des années 1950 sans que Heidegger ne se justifie
d’une manière ou d’une autre, sans qu’il n’appose au moins une note
pour commenter ce membre de phrase. Habermas publie alors un article
remarqué dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, intitulé « Penser avec
Heidegger contre Heidegger ». Le titre – du moins sa première partie –
dit assez bien l’influence qu’a encore à cette époque sur le jeune
Habermas celui qui est alors considéré comme le plus grand philosophe
allemand. Il n’en reste pas moins que l’article marque, si l’on veut cher
cher des césures un peu commodes, le premier véritable engagement
politique de Habermas en tant qu’intellectuel public. Mieux, il inaugure
cette tendance, que Habermas n’abandonnera pas, consistant à lier
philosophie et politique, pensée et action, à défendre une forme de pensée
qui soit socialement responsable, qui ne se prenne pas elle-même pour sa
propre fin, indépendamment de son contexte d’émergence et de
réception ; la compromission de certains penseurs et de certaines pensées
avec le nazisme a définitivement mis un terme à la présomption
d’innocence de la philosophie. Celle-ci n’est ni neutre, ni innocente.
D’où l’indignation du jeune Habermas : « Peut-on interpréter l’assassinat
méthodique de millions de gens […] comme s’il s’agissait d’une erreur
d’un point de vue de l’histoire de l’Être comprise comme destin ? N’est-
il pas le crime effectif de ceux qui, en toute responsabilité, l’ont
perpétré… et la mauvaise conscience de tout un peuple ? » (PrPhPo,
99).
Habermas restera fidèle à cette ligne de conduite, à cette fermeté
morale, prompt à dénoncer les inconséquences de certaines prises de
position – quitte, pour le dire familièrement, à jouer parfois les rabat-joie
(comme lors de l’Affaire Sloterdijk en 1999). Pour citer le philosophe
américain Richard Rorty1, Habermas est le type même de penseur à «
usage public » : il ne semble pas pouvoir concevoir la philosophie
comme une forme d’édification personnelle, il la projette immédiatement
dans un espace partagé, soumise à un impératif d’universabilisation de
ses propres principes.
Ces mêmes années 1953-1954 coïncident avec sa découverte de la
philosophie hégélo-marxiste : il lit La dialectique de la raison d’Adorno
et Horkheimer, Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, ainsi
que De Hegel à Nietzsche de Karl Löwith (NU, 168). Par le biais de ces
deux derniers auteurs, il découvre Marx et les jeunes hégéliens. En 1954
il présente sa thèse de doctorat de philosophie sur le thème « L’absolu et
l’histoire. Réflexions sur le dualisme dans la pensée de Schelling ». Un
sujet classique, portant donc sur l’idéalisme allemand ; façon de clore un
cursus académique traditionnel. Signe de son évolution ultérieure,
Habermas, arrivé en fin de rédaction, choisit d’adjoindre un chapitre
liminaire où se fait sentir l’influence de Löwith et où il fait le lien entre
Schelling et les jeunes hégéliens (cf. chap. IV). Son directeur de thèse est
le même que celui d’Apel : Erich Rothacker. Là encore, une continuité
est observée. Rothacker était un grand nom de la philosophie académique
– à Bonn il partageait la vedette avec Oskar Becker. Il semble que
Habermas ait ignoré à cette époque que son directeur de thèse avait eu
des sympathies pour le nazisme, écrit quelques textes antisémites et été
interdit d’enseignement en 1945-1946 pendant la première vague de
dénazification. C’était là une continuité manifestement courante dans le
monde universitaire allemand de l’après-guerre.
Les deux années qui suivent constituent une pause dans la carrière de
philosophe de Habermas. Il dit lui-même en avoir assez de la philosophie
et préférer se tourner vers la sociologie. Dans un premier temps, en
l’absence de perspectives académiques concrètes, il exerce l’activité de
journaliste indépendant. Il publie notamment dans la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, dans Merkur, dans les Frankfurter Hefte et dans le
Düsseldorfer Handelsblatt.
1956 est une année importante dans le parcours de Habermas. Elle
marque ses débuts francfortois, en tant qu’assistant d’Adorno à l’Institut
de recherches en sciences sociales (Institut für Sozialforschung), ce qui
lui vaudra par la suite d’être systématiquement associé à cette
constellation de chercheurs désignée sous le nom d’École de Francfort
(voir encadré infra.). Quelque temps avant d’obtenir ce poste, Habermas
avait publié dans la revue de philosophie Merkur un long article intitulé :
« Dialectique de la rationalisation » (été 1954). Cet essai avait attiré
l’attention d’Adorno. Les deux hommes font connaissance en décembre
1955. Habermas avait lu de son côté La dialectique de la raison (paru en
1947), dès 1953. C’est donc à l’Institut que Habermas se forme en
sociologie. Il est coresponsable d’une étude sur le degré de politisation
des étudiants francfortois, publiée sous le titre Student und Politik. Il
rédige notamment l’avant-propos où il interroge la notion de
participation. Un thème qui sera toujours au cœur de sa théorie politique.
C’est à cette même époque qu’il approfondit sa connaissance de Marx et
se familiarise avec la théorie freudienne, par l’intermédiaire de Herbert
Marcuse, autre personnalité liée à l’Institut (qui venait de publier en 1955
son célèbre essai Éros et civilisation). Il rencontre aussi Alexander
Mitscherlich, psychanalyste de renom également proche du milieu
francfortois. Il est ainsi immergé dans le courant du freudo-marxisme, qui
tente d’appliquer les catégories de la psychanalyse à la société dans son
ensemble et à ses institutions. On retrouvera cette influence quelques
années plus tard notamment dans La technique et la science comme
idéologie et dans Connaissance et intérêt.

Habermas et l’École de Francfort


Examiner les rapports de Habermas et de l’École de Francfort implique une
précaution préalable : établir une distinction entre « École de Francfort », « Théorie
critique » et « Institut de recherches en sciences sociales », même si ce sont des
réalités qui se recoupent.
– L’Institut de recherches en sciences sociales (Institut für Sozialforschung) désigne
très concrètement un établissement de recherches fondé à Francfort en 1923 par Félix
Weil, un mécène francfortois, juif et marxiste. Cet institut, à fonds privés, avait pour
vocation de développer un marxisme scientifique, en gardant une relative
indépendance vis-à-vis de l’Université. Max Horkheimer en prend la direction en
1931. Il s’entoure de nombreux collaborateurs, comme Theodor W. Adorno, Friedrich
Pollock, Erich Fromm, Walter Benjamin, Franz Neumann, Leo Löwenthal, Otto
Kirchheimer ou encore Herbert Marcuse.
Contraints à l’exil dès 1933 (beaucoup d’entre eux sont d’ascendance juive et tous
revendiquent une filiation marxiste…), ils parviennent à redonner vie à l’Institut au
sein de la Columbia University à New York puis s’installent à partir de 1942 à Los
Angeles. À la fin des années 1940, une partie d’entre eux revient d’exil et se réinstalle
à Francfort. Le nouvel Institut est cette fois directement rattaché à l’Université. C’est
là que Habermas, de 1956 à 1959, sera l’assistant d’Adorno.
Cet institut n’a depuis jamais cessé ses activités. Il est aujourd’hui dirigé par Axel
Honneth, parallèlement professeur de philosophie à l’université de Francfort (pour les
programmes de recherches actuels, voir le site de l’Institut : www.ifs.uni-
frankfurt.de)
– Dans son écrit programmatique Théorie traditionnelle et théorie critique (1937),
Horkheimer en appelle à la constitution d’une nouvelle forme de science
philosophique, capable de penser le temps présent de manière critique et autoréflexive
et lui donne le nom de « théorie critique » (kritische Theorie). Le projet scientifique
repose sur l’interdisciplinarité (philosophie, sociologie, économie, psychanalyse,
histoire, droit…), sur la volonté de lier recherches empiriques et réflexions théoriques
et doit servir une visée critique de la société (dans la veine du marxisme). On parle
aussi souvent de « philosophie sociale » pour désigner ce type de démarche
philosophique.
– L’École de Francfort (Frankfurter Schule) est finalement un terme générique qui
désigne la constellation de chercheurs qui, depuis maintenant plus de quatre-vingts
ans, ont été associés aux activités menées dans et autour de l’Institut. Mais cette
désignation doit être comprise de manière souple ; elle n’implique pas d’affiliation
institutionnelle rigide. En outre, l’appellation « Frankfurter Schule » n’est pas un
label que se seraient donné à eux-mêmes les membres de l’Institut. Il vient de milieux
extérieurs à eux, a été donné à la fin des années 1950 et semble s’être véritablement
imposé dans les années 1960, au moment de la contestation étudiante, lorsque certains
représentants ou proches de l’Institut (Marcuse surtout, Habermas dans une moindre
mesure) devinrent des figures de référence pour les étudiants. De là date probablement
une sorte de mythe de l’École de Francfort.
Et Habermas dans tout ça ?
Son parcours de philosophe est clairement lié à ces trois réalités.
Il est communément identifié à la « seconde génération » de l’École de Francfort.
Cela est légitime à plus d’un titre – même si, encore une fois, cette appartenance est
fluctuante :
– il a été formé en sociologie à l’Institut et a été très proche d’Adorno ;
– il est resté, avec des pauses et des ruptures, dans la mouvance francfortoise de
nombreuses années : professeur de philosophie et de sociologie de 1964 à 1971 et de
1983 à 1994 ;
– il a été un passeur entre première et troisième génération, puisque Honneth, par
exemple, a été son assistant ;
– enfin et surtout, il a toujours revendiqué l’héritage de la Théorie critique. Il s’est
abondamment nourri de la tradition hégélo-marxiste, du freudo-marxisme également,
en vogue à l’Institut dans les années 1960 (cf. Introduction et chap. IV). Sa TAC se
veut clairement une sociologie critique. Aujourd’hui encore, même si on lui reproche
parfois de s’être trop écarté du projet et des références d’origine pour pouvoir encore
incarner une véritable théorie critique, il considère qu’il en perpétue l’esprit en
développant une philosophie à la fois critique et postmétaphysique.

Si Adorno semble apprécier le travail réalisé par Habermas, le jugement de


Horkheimer, l’autre grande figure de l’Institut, est plus mitigé. Celui-ci s’en ouvre à
Adorno dans une lettre de 1957 : Habermas a des positions philosophiques trop
extrêmes et manie une rhétorique trop imprégnée de marxisme orthodoxe – et dans un
sens démodée. En réalité, ses positions rappellent celles défendues par l’Institut avant-
guerre. Il semble que Horkheimer ait été plutôt discret sur les activités menées à cette
époque. Les numéros de la Revue pour la recherche en sciences sociales (Zeitschrift
für Sozialforschung), publiés par l’Institut dans les années 1930 étaient manifestement
difficilement accessibles. Il est possible que Horkheimer, codirecteur de l’Institut et
donc responsable de sa bonne gestion et de son financement, n’ait pas souhaité, dans
un contexte de guerre froide, attirer l’attention en mauvaise part sur les activités de
son centre de recherches. Toujours est-il que ces réserves conduisent finalement
Habermas à partir de l’Institut et à commencer le travail d’habilitation, qu’il projetait
de faire sous la direction d’Adorno, auprès du professeur Wolfgang Abendroth, à
Marbourg. Abendroth était à l’époque l’un des rares professeurs en Allemagne de
l’Ouest à assumer des positions socialistes et marxistes. Sous le troisième Reich, il
avait passé quatre ans dans un centre de détention à cause de son opposition au
régime, avant d’être affecté en Grèce dans un bataillon de la Reichswehr. Il était alors
passé dans la résistance grecque. C’est donc auprès de ce « professeur-partisan au
pays des suiveurs » (Wiggershaus, 2004, 51) que Habermas écrit son habilitation, tout
en donnant des cours en tant que « privatdozent » à l’université de Marbourg.
Abendroth, se souvient Habermas, considérait qu’il restait à élaborer de manière
adéquate une théorie marxiste de la démocratie (Ibid.). L’Espace public ne prétend
certes pas combler cette lacune, mais il n’est pas non plus complètement étranger à ce
projet : en prenant comme fil conducteur le principe d’Öffentlichkeit (espace public,
publicité) conçu comme un des présupposés d’une société capable d’agir
collectivement sur elle-même et de passer les pratiques et les normes, les pouvoirs et
les institutions, au filtre d’une discussion critique, en décrivant l’émergence de cette
sphère libérale de publicité au XVIIIe siècle, son développement et sa perversion dans la
société de masse et de consommation, Habermas tente bien d’articuler théorie
normative et description historico-empirique et de rendre compte, au regard de la
corruption de l’idéal de départ, de l’écart entre démocratie idéale et démocratie réelle
et du degré de répression des aspirations à l’émancipation. Nous reviendrons dans
notre quatrième partie sur ce thème central de la théorie habermassienne de la
démocratie. Le livre paru en 1962 a par la suite largement contribué à la renommée du
philosophe. Il reste aujourd’hui un ouvrage de référence, chez les historiens, les
sociologues, les philosophes, les politistes, dès qu’il s’agit de penser la notion
d’espace public – même si, comme le confesse Habermas lui-même, il serait opportun
de réécrire aujourd’hui un tel ouvrage, tant ledit espace public a subi de mutations
durant les quarante dernières années. En tout cas, en réalisant cette étude au début des
années 1960, Habermas semblait pressentir le besoin de démocratisation de la sphère
sociale et politique (particulièrement en Allemagne) et anticiper les révoltes de 1968.
Il était temps en effet d’« oser plus de démocratie », pour paraphraser le fameux
slogan de Willy Brandt.
Avant même que son travail d’habilitation ne soit fini et soutenu, Habermas obtient,
avec le soutien de Hans-Georg Gadamer, une chaire de professeur de philosophie à
l’université de Heidelberg. Gadamer était en effet, avec Karl Löwith, l’éminence
philosophique de Heidelberg. Lui et Habermas se connaissaient déjà à l’époque, le
second ayant écrit un article pour le premier peu de temps auparavant. Coïncidence,
Gadamer vient juste de faire paraître son opus magnum : Vérité et méthode (1960).
Habermas s’initie alors à l’herméneutique, plus généralement approfondit sa
connaissance de la philosophie du langage, lit Wittgenstein (le « second »
Wittgenstein, comme on a coutume de dire, dont les Investigations philosophiques
viennent d’être publiées) tout en poursuivant la lecture des pragmatistes américains
que lui recommande son ami Apel : Peirce et Dewey, qui vont nourrir sa théorie de la
connaissance, Mead, qui va nourrir son éthique. Dès cette époque se dessinent les
linéaments d’une théorie de la société couplée à une théorie de la communication. La
« querelle du positivisme » au milieu des années 1960 à laquelle prend part Habermas
aux côtés d’Adorno, contre Albert et Popper, lui permet de mieux définir le statut
épistémologique et la portée critique des sciences sociales. Ces réflexions constituent
la matière de Logique des sciences sociales (1967/1987) et de Connaissance et intérêt
(1968/1976).
Après cette parenthèse heidelbergeoise, Habermas retourne à Francfort en 1965 où
il se voit proposer de succéder à Horkheimer et d’occuper la chaire de philosophie et
de sociologie. Il y reste jusqu’en 1971. Parmi les événements qui marquent cette
période, le mouvement de révolte des étudiants occupe une place majeure. « 1968 »
commence en Allemagne pour ainsi dire dès l’été 1967 et se prolonge jusqu’au début
1969. Habermas est l’un des acteurs de ces événements. Il participe à de nombreux
podiums de discussions, congrès et assemblées générales d’étudiants. Il contribue aux
débats par toute une série d’articles sur la nécessité de démocratiser l’Université (dont
les premiers sont d’ailleurs bien antérieurs aux événements de mai et paraissent dès la
fin des années 1950)2 et jouit, ainsi que certains de ses collègues de l’École de
Francfort (Marcuse, notamment) d’une certaine popularité. La période étant
particulièrement riche en trouvailles humoristiques, Habermas se retrouve même
caricaturé sur des affiches, en compagnie d’Adorno, Horkheimer et von Friedeburg,
sous le slogan : « Les Marx Brothers sauvent la science ! ». S’il est partisan d’un «
réformisme radical » du monde universitaire, Habermas prend toutefois ses distances
avec les étudiants les plus activistes. En juin 1967, à Hanovre, à la fin d’un congrès
d’étudiants, Habermas critique devant un petit groupe « l’idéologie volontariste »
défendue par le leader étudiant Rudi Dutschke et la taxe de « fascisme de gauche ».
L’expression fut reprise et amplifiée, ce qui contribua à créer par la suite une
atmosphère de défiance entre Habermas et certains membres du SDS (syndicat des
étudiants socialistes) ; l’anecdote est en tout cas restée célèbre3. Elle révèle le
décalage entre une jeune génération qui remet en cause le système dans lequel elle a
grandi sans disposer de véritable critère de comparaison et une génération qui a fait
l’expérience du totalitarisme et qui donc, tout en critiquant les blocages d’une société
crispée et conservatrice, sait aussi les relativiser et considère que la République
fédérale compte, malgré tout, parmi les pays les plus progressistes du monde.
La décennie qui s’ouvre en 1971 marque pour Habermas une nouvelle phase dans
sa vie de chercheur et son parcours intellectuel. Il quitte tout d’abord Francfort et
l’université et prend la direction, avec Carl Friedrich von Weizsäcker, de l’Institut de
recherches Max Planck à Starnberg, non loin de Munich. Les projets de recherches
développés au sein de cet institut relèvent essentiellement des sciences sociales ;
l’objectif est de décrypter les mutations de la société contemporaine où sciences et
techniques jouent désormais un rôle primordial (que ce soit dans l’organisation de
l’économie, de la politique, de l’administration ou de la vie sociale). Les travaux de
Habermas portent principalement sur deux domaines – qui en fait se recoupent : d’une
part, il propose des analyses sociologiques sur la société capitaliste avancée
(spätkapitalistisch) ; ce qui lui donne l’occasion d’engager toute une série de débats
avec le sociologue Niklas Luhmann, un de ses grands adversaires théoriques. À celui-
ci qui explique la société en termes de systèmes fermés sur eux-mêmes, auto-
poïétiques, sourds aux exigences de normativité, Habermas oppose une
compréhension de la réalité sociale où légitimité et raison pratique conservent une
force structurante (cf. troisième partie) ; c’est dans cette perspective qu’il publie
Raison et légitimité en 1973 ; d’autre part, la grande affaire de ces années 1970 est la
genèse de la Théorie de l’agir communicationnel – directement liée, du reste, aux
débats avec Luhmann, puisqu’il s’agit de reconstruire, grâce au potentiel de rationalité
pratique propre au langage, les conditions d’une socialisation fonctionnant sur un
mode réflexif – et non selon la seule logique systémique. Le « tournant linguistique »
de Habermas est amorcé clairement dans une série de conférences prononcées en
1971 à Princeton (les Christian Gauss Lectures) et rassemblées en français sous le
titre Sociologie et Théorie du langage. Suivent de nombreux articles et, en 1981, la
parution de la désormais célèbre Théorie de l’agir communicationnel (cf. première
partie). L’élaboration de cette théorie se fait sur fond de montée des tensions sociales
et politiques au sein de l’Allemagne fédérale : ce qu’on a appelé l’« automne
allemand » (Deutscher Herbst) marqué par le terrorisme d’extrême gauche de la Rote
Armee Fraktion (la RAF). Tout en désavouant sans aucune ambiguïté ce terrorisme,
Habermas s’inquiète du tournant « néoconservateur » que prend alors l’État allemand,
soutenu par une bonne partie de l’opinion et de la presse ; les lois d’exception prises
dans ce contexte semblent marquer le retour des vieux démons autoritaires et anti-
démocratiques de l’Allemagne. En outre, cet autoritarisme s’accompagne d’un
discours visant à disqualifier tout le projet de la « modernité culturelle », c’est-à-dire
tous les courants progressistes (et notamment l’École de Francfort, implicitement
accusée d’avoir nourri le terrorisme d’extrême gauche). Habermas subit lui-même les
conséquences de ce climat de suspicion, se voyant refuser à deux reprises, en 1973 et
1980, un poste de professeur à l’université de Munich.
La « Querelle des historiens » (Historikerstreit) qui a lieu quelques années plus
tard, en 1986-1987, est au fond une réactivation de ces antagonismes. Car il ne s’agit
pas seulement d’une querelle d’interprétation sur le sens et la place qu’il convient
d’accorder au nazisme dans l’histoire allemande ; derrière la question de savoir si le
nazisme et le génocide des Juifs d’Europe sont des faits absolument uniques, qui
mettent en cause de manière radicale le peuple allemand ou si la diabolisation
systématique de l’Allemagne empêche au contraire de voir le partage des
responsabilités et de prendre en compte certains précédents historiques, la situation
géopolitique dans l’Europe des années 1930 et surtout le danger soviétique, se cachent
en fait des stratégies politiques : Habermas soupçonne ainsi les historiens «
néoconservateurs » de vouloir relativiser le nazisme, au détriment d’une authentique
vérité historique, dans l’unique but de racheter à l’Allemagne une bonne conscience
nationaliste. La querelle est en tout cas l’occasion pour Habermas de développer une
réflexion sur ce qu’est une nation et ce qui constitue son identité ; c’est aussi
l’occasion de populariser l’idée de patriotisme constitutionnel, qui n’est autre que la
forme de citoyenneté, de lien civique, que Habermas préconise pour l’Allemagne
contemporaine (cf. chap. XIII).
La réunification des deux Allemagnes à partir de 1989 permet de prolonger les
débats sur l’idée de nation. Une fois encore, Habermas prend activement part aux
discussions, notamment par voie de presse. S’il soutient en théorie le processus de
réunification, il en critique les déficits normatifs : le choix des citoyens de la RDA de
devenir citoyens de la RFA doit découler d’une volonté civique et politique, d’une
adhésion consentie aux principes constitutionnels de la République fédérale, et non
d’un réflexe nationaliste porté par des intérêts économiques ; Habermas stigmatise
alors le « nationalisme du deutsche Mark ».
En 1992, Habermas publie sa grande théorie de la démocratie : Droit et démocratie.
On a coutume de dire que cet ouvrage marque une nouvelle période dans sa
production : on parle alors du « dernier » Habermas. Dans la quatrième partie, nous
verrons par quels cheminements il arrive à cette nouvelle théorie, où il est beaucoup
question de droit, de procéduralisme et de politique délibérative. Il y a là en tout cas
sans conteste une continuité avec les réflexions engagées en 1986 et en 1989 autour
des idées de nation et de citoyenneté.
Depuis 1983, Habermas était revenu à l’université de Francfort ; en 1994, il obtient
son éméritat. Loin d’arrêter ses activités, Habermas continue de publier et de
s’engager. Il incarne désormais la figure de l’intellectuel cosmopolite : non seulement
il voyage et donne de multiples conférences à travers le monde (États-Unis, Corée du
Sud, Égypte, Chine, Iran…), mais il produit encore de nombreux travaux sur le droit
international et le droit cosmopolitique (il condamne sévèrement la politique
hégémonique de l’administration Bush et la guerre en Irak) ou sur la construction de
l’Union européenne (il est partisan du projet de Traité constitutionnel en 2005). Il
intervient dans maints débats, prenant position autant sur le problème des
manipulations génétiques (ce qui donne lieu à une controverse avec Peter Sloterdijk
en 1999, cf. chap. III) que sur les rapports de la raison et de la foi (ce qui l’amène à
discuter en 2004 avec le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, cf. chap. XV).
En 2009, Habermas a fêté ses quatre-vingts ans ; il est toujours actif, encore
écouté ; il continue de défendre cette figure, qui pouvait paraître un peu désuète, de
l’intellectuel engagé. Il lui donne un vrai crédit car il n’y a chez lui ni pose médiatique
ni parole prophétique ; juste un sens de la responsabilité civique et une conscience de
la faillibilité de toute parole humaine. Nous écrivions au tout début de cet ouvrage que
le parcours de Habermas était étroitement lié au destin de l’Allemagne. Au cours du
dernier demi-siècle, à sa manière et avec les moyens bien sûr limités de la
philosophie, Habermas n’a rien fait d’autre que de tenter de remettre l’Allemagne en
phase avec l’horizon républicain et cosmopolite défini naguère par les Lumières et de
la sortir de l’obsession identitaire dans laquelle elle s’était perdue.

1 R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité , trad. de P.-E. Dauzat, Paris, A. Colin, 1993.
2 Ces articles sont rassemblés dans le recueil Protestbewegung und Hochschulreform ,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1969.
3 Pour approfondir cette question des rapports entre l’École de Francfort et le mouvement
étudiant, on se reportera à l’étude en trois volumes publiée en 1998 sous la direction de Wolfgang
Kraushaar : Frankfurter Schule und Studentenbewegung, 1946 bis 1995 , Hambourg, Rogner &
Bernhard bei Zweitausendeins, 1998 ; une véritable mine de renseignements, comprenant une
chronologie très minutieuse des événements et une riche documentation.
Plan de l’ouvrage
Un mot enfin sur la manière dont cet ouvrage a été conçu. Il se
présente comme une introduction générale à l’œuvre de Jürgen
Habermas ; il essaie donc de balayer l’ensemble de ses écrits.
L’entreprise est évidemment délicate, étant donné la richesse et la variété
de cette œuvre. Il nous a toutefois semblé possible de se faire une idée de
sa philosophie en l’abordant sous cinq aspects différents ; cinq axes
d’interprétation autour desquels s’assemblent des pans de son œuvre, par
ailleurs plus ou moins épars ; cinq problématiques qui accompagnent son
parcours philosophique depuis un demi-siècle et circulent dans ses
ouvrages en apparaissant sous des formes souvent différentes,
régulièrement modifiées ; cinq pôles d’attraction vers lesquels sa
sensibilité philosophique revient inévitablement ; ces pôles sont :
l’homme, l’histoire, la société, la citoyenneté, le pluralisme – on pourrait,
bien sûr, en trouver d’autres. Les axes « société » et « citoyenneté » ont
donné lieu à des ouvrages autonomes : la TAC et Droit et démocratie ;
mais ils ne s’y résorbent pas entièrement et trouvent ailleurs dans son
œuvre d’autres formulations, peut-être moins explicites. Nous précisons
que ces cinq axes ne doivent pas être compris comme une tentative
d’absolutiser des sujets collectifs : ce serait faire un contresens sur la
démarche philosophique de Habermas. Il n’y a pas chez lui de grands
principes explicatifs surplombant, de moteurs univoques de l’Histoire, ni
d’agents universels ; ces cinq axes indiquent simplement une direction,
ils constituent tout au plus, si l’on veut, cinq manières de contribuer à une
réflexion sur la démocratie délibérative.
Ce livre est donc divisé en cinq parties, comprenant chacune trois
chapitres. Ces parties peuvent se lire indépendamment les unes des
autres, de même que les chapitres, dans une certaine mesure. C’était l’un
des partis pris pratiques et pédagogiques de cet ouvrage : permettre
l’accès direct à différentes problématiques sans se laisser décourager par
l’immensité de l’œuvre. Il reste que l’ensemble forme une unité et il est
bien sûr difficile de dissocier ses différents éléments : ils perdent alors
probablement en intelligibilité, en clarté, en cohérence.
Détaillons pour finir ces cinq axes thématiques :
– Premier axe : L’Homme. Il y a dans la philosophie de Habermas une
pensée de l’homme, de l’être humain. Une anthropologie, en somme. Elle
repose avant tout sur sa théorie de la communication : l’homme est un
être de langage, et ce fait, à la fois de nature et de culture, confère à
l’homme un certain nombre de compétences et de privilèges, d’aptitudes
et de potentialités. Nous verrons comment prend forme chez Habermas
une philosophie du langage, qui doit beaucoup à la tradition continentale,
allemande et germanophone (Humboldt, Cassirer, Frege, Wittgenstein) et
probablement plus encore à la tradition pragmatiste nord-américaine
(Peirce, Mead, Austin, Putnam) ; comment cette philosophie du langage
dit beaucoup sur ce qu’est une identité ; comme Habermas l’enrichit
d’une théorie morale, d’une théorie de la connaissance et, au moins de
manière implicite, d’une philosophie de l’existence ; comment ces
différentes approches contribuent finalement à donner une définition de
l’être humain ; de l’être humain avant le citoyen, ou sous le citoyen –
pour coller à la perspective habermassienne.
– Deuxième axe : L’Histoire. L’Homme habermassien est un homme
situé dans l’Histoire. Les compétences que lui donne le langage ont
certes une prétention universelle, mais elles ne s’actualisent que dans un
ici et maintenant et prennent place dans un cadre historique donné. Il y a
ainsi chez Habermas une sorte de balancement perpétuel entre ancrage
contextualiste et prétention à l’universel ; mais ce n’est pas une
contradiction, plutôt deux tendances qui se complètent ; une visée,
l’universel, qui se pose à partir d’un contexte de vie, un horizon qui se
contemple depuis un sol particulier. L’Homme qu’évoque Habermas dans
ses livres n’est pas n’importe quel homme ; c’est l’homme occidental,
tributaire d’une « modernité culturelle » – leitmotiv de toute son œuvre.
De quelle modernité s’agit-il ? D’un moment charnière de l’Histoire,
selon Habermas, le passage des sociétés dites traditionnelles, fondées sur
une hiérarchie de nature divine, surnaturelle, aux sociétés dites modernes,
où le lien social ne découle pas d’un ordre préétabli et se dérobant à toute
remise en cause, mais où ce lien est un lien consenti, accepté en raison,
fondé rationnellement ; où la discussion argumentée devient la garantie
des ordres sociaux. Nous verrons ainsi comment Habermas reconstruit la
philosophie marxiste de l’histoire et propose, à partir d’une relecture de
Max Weber, une théorie de la modernité conçue comme une théorie de la
rationalisation ; l’occasion d’analyser comment Habermas prend congé
de la philosophie de l’histoire tout en en conservant quelques figures de
pensée. Nous verrons aussi par ailleurs comment Habermas, dans ses
derniers textes, reprend les intuitions de Kant sur un possible ordre
cosmopolitique, comme s’il s’agissait de reve nir aux bonnes traditions
de la philosophie de l’histoire ; bref, nous tenterons de décrire cette
sensibilité au mouvement de l’Histoire qui sous-tend l’œuvre de
Habermas.
– Troisième axe : la Société. Que ce thème l’ait toujours occupé n’est
guère surprenant : Habermas est en effet aussi bien sociologue que
philosophe. En Allemagne, et notamment jusque dans les années 1960-
1970, il n’y avait d’ailleurs pas de démarcation stricte entre ces
disciplines. Ainsi Habermas a-t-il par exemple occupé la « chaire de
sociologie et philosophie » à l’université de Francfort entre 1964 et 1971.
Ses interlocuteurs sont aussi bien de « purs » philosophes comme Hegel,
Kant ou Derrida que de « vrais » sociologues comme Durkheim, Weber,
Parsons ou Luhmann. Il est du reste souvent aussi connu des sociologues
que des philosophes. Il a notamment acquis une bonne partie de sa
notoriété auprès des premiers dans les années 1970-1980, en développant
une théorie des crises du capitalisme et surtout une Théorie de l’agir
communicationnel (1981/1987), qui reste son œuvre majeure. Celle-ci se
présente bien comme une théorie de la société, puisqu’elle prétend définir
les conditions de socialisation de l’individu. Nous en examinerons les
grandes lignes, évoquerons le débat avec Luhmann, commenterons la
partition qu’effectue Habermas entre système et monde vécu. Nous nous
pencherons également sur des problématiques plus récentes, comme la
construction de la réalité sociale, issue de ses derniers travaux en théorie
de la connaissance, ou les problèmes de justice sociale, reformulés
notamment par Axel Honneth et sa théorie de la reconnaissance.
– Quatrième axe : la Citoyenneté. C’est certainement, du moins selon
la lecture que nous avons de l’œuvre de Habermas, l’axe principal, celui
qui fédère l’essentiel de ses préoccupations philosophiques. C’est
manifeste à partir des années 1990 et de sa théorie de la démocratie Droit
et démocratie (1992/1997) ; c’était du reste déjà explicite dès ses
premières enquêtes sociologiques dans les années 1950 sur la
participation politique des étudiants de Francfort ou dans les années 1960
avec son célèbre Espace public (1962/1977). Cette réflexion sur la
citoyenneté s’appuie sur les acquis pragmatiques et anthropologiques que
Habermas a obtenus au fil de ses recherches (cf. axe I). Ce qui émerge
dans les années 1990 c’est un modèle de démocratie délibérative dont
Habermas avait déjà esquissé certains traits. Il s’agira de décrire ce
modèle, qui se présente comme une troisième voie entre paradigme
républicain et paradigme libéral et qui attend beaucoup à la fois du droit
comme juste procédure, d’une société civile active et réactive et de
citoyens participant à la vie des institutions.
– Cinquième axe : dernier axe que nous avons dégagé, celui d’une
pensée du pluralisme. Sous ce terme, nous comprenons les différentes
manifestations d’une diversité identitaire, ethnique, nationale, religieuse
particulièrement palpables ces vingt dernières années et qui semblent
réactiver l’antique problème philosophique de l’un et du multiple. Nous
verrons dans quelle mesure la philosophie communicationnelle de
Habermas permet d’appréhender ces phénomènes de manière dynamique
et constructive et d’ouvrir des pistes originales pour interpréter des
questions aussi variées que le multiculturalisme, la construction d’une
Europe multinationale ou la place de la religion dans la sphère publique.
PREMIÈRE PARTIE

L’Homme
Il y a au cœur de l’œuvre de Habermas ce qu’on pourrait appeler une
anthropologie philosophique. Il est pourtant probable que cette
dénomination embarrasserait le philosophe : trop substantialiste,
tendanciellement métaphysique, historiquement trop marquée par les
tentatives des années 1920-1930 lorsqu’il s’agissait de saisir une nature
humaine dans les termes d’une philosophie de la vie. Donner une
définition close de l’être humain, c’est appliquer des critères de
distinction, qui peuvent se trouver rapidement discriminants. Dire ce
qu’est un homme implique souvent d’exclure une partie de l’humanité de
ce cercle de définition. Habermas n’a de son côté cessé de revendiquer
une philosophie postmétaphysique, qui renonce aux entreprises de
fondation essentialistes et évite les écueils définitionnels. Il défend une
approche déflationniste du rôle de la philosophie : elle doit se contenter
de donner un cadre, de reconstruire des conditions de possibilité, d’être
une « simple instance critique » (PP, 60), attentive au respect de la forme
et des procédures.
Et pourtant, il est possible d’assembler, au fil de son œuvre, des bribes
de définitions et de recomposer ce qui pourrait être le portrait de
l’homme habermassien. « Portrait » n’étant pas le mot le plus adéquat,
puisqu’il s’agit en vérité plus d’un ensemble de compétences et
d’aptitudes, de potentialités (linguistiques, morales, cognitives, sociales)
que d’un tableau figé. Ce qui s’accorde davantage avec son approche
dynamique de l’identité qui, nous le verrons, fait droit au caractère de
part en part historique et social de l’existence humaine. Il y a du reste des
notations qui sont sans ambiguïté anthropologiques : ainsi lorsqu’il
évoque dans un texte récent « l’avenir de la nature humaine ». Sans relire
l’ensemble de son œuvre au miroir de ce nouveau concept, sans y voir un
démenti infligé à ses propres prétentions postmétaphysiques, on se sent
du moins conforté à mettre en évidence cette sensibilité aux
problématiques anthropologiques, liées à l’espèce humaine, que l’on
sentait affleurer dans de nombreux ouvrages et qui s’exprime pleinement
dans ce texte singulier de 2001.
Toutefois, exception faite de ce dernier ouvrage, l’anthropologie
philosophique de Habermas apparaît surtout en filigrane dans son œuvre,
elle est plus un produit dérivé qu’une entreprise de première main ; mais
les résultats obtenus de façon indirecte sont essentiels, ils lui servent en
retour pour fonder sa théorie de la citoyenneté, étayer sa conception de la
religion ou même prendre position sur les manipulations génétiques. À
cet égard, la manière dont il conçoit son opus magnum est à la fois
exemplaire et fondatrice.
Quand Habermas rédige la TAC à la fin des années 1970 et au début
des années 1980, son but n’est certainement pas de définir une nature
humaine, pas non plus de dresser un inventaire des compétences sociales
et langagières de l’être humain, mais plutôt de relayer, dans les termes
d’une sociologie critique, les problématiques héritées de la Théorie
critique et concernant les conditions d’une émancipation possible.
Comment répondre au mieux à l’exigence d’émancipation posée par la
Théorie critique ? En développant un nouveau paradigme, ou du moins,
car au fond l’idée d’intersubjectivité n’a rien de très nouveau, en
approfondissant ce paradigme, en le chargeant de la grande tâche de
reconstruire les normes de notre vie en société. Ce paradigme, c’est donc
celui du dialogisme, de l’intersubjectivité, censé remplacer, congédier le
paradigme du sujet. Habermas développe ainsi dans la TAC une théorie
de la société, adossée à une théorie du langage. Le résultat est un tableau
des types d’activités et des types de rationalité à l’œuvre dans chacune de
ces activités. L’intention est donc clairement critique, et autant
sociologique que philosophique. Mais cette théorie de l’action, de
l’activité sociale et communicationnelle, repose en fait entièrement sur
les compétences langagières de l’individu, sur les idéalisations
pragmatiques à l’œuvre dans les discussions, sur l’espoir d’une société
capable d’agir sur elle-même, de se donner des lois, des normes
rationnellement acceptables, par la seule force non contraignante du
langage. La philosophie de Habermas, son projet critique et
émancipatoire, se situe au plus près de la parole humaine, une parole qui
se fait en quelque sorte démiurge, qui construit des espaces sociaux, les
renverse ou au contraire les stabilise, parce que pour Habermas, qui
reprend l’intuition pragmatiste, le langage est action (dire, c’est faire).
Ainsi, la caractérisation essentielle de l’anthropologie philosophique
qui sous-tend toute l’œuvre de Habermas peut s’énoncer en quelques
mots : l’être humain est un être de langage ; et c’est ce fait de nature
(mais aussi immédiatement de culture puisque le langage est le médium
et le produit spontané de notre vie sociale) qui porte tout l’édifice de la
philosophie et de la théorie politique de Habermas.
Rien de bien inédit, au fond ; sauf que, c’est là l’originalité de son
approche, le langage devient chez Habermas le principe de la raison et la
raison en acte ; il n’est pas vu comme un simple médium, une forme
dégradée de pensée éventuellement source d’erreurs et de manipulations,
mais comme ce sans quoi il n’y aurait pas de société possible, ni de
société juste possible ; il porte les espoirs d’une rationalité possible,
rationalité (pratique et morale) des acteurs de la vie sociale, rationalité de
nos normes et de nos institutions. Habermas est héritier de l’humanisme
des Lumières, mais il met son héritage rationaliste aux prises avec les
ordres sociaux et politiques, ne l’imagine pas hors contexte. Pour rester
dans la tradition continentale, on pourrait dire qu’il est le digne
continuateur d’une part de Humboldt, dans la mesure où celui-ci a repris
la philosophie kantienne en introduisant la dimension langagière (la
pensée est langage – et Habermas poursuit en effet cette entreprise en
montrant que la raison est langage et le langage est raison) et d’autre part
de Hegel et de Marx, dans la mesure où ceux-ci ont tenté d’inscrire la
visée critique et émancipatoire dans l’histoire et la vie sociale.
Nous verrons dans le chapitre I comment naît chez Habermas l’intérêt
philosophique pour le langage, à partir de quand et en quels termes il
développe une philosophie du langage (jusqu’à en faire le cœur
conceptuel de toute son œuvre), à quelle stratégie philosophique elle
correspond, à quelles traditions (continentales et nord-américaines) il
puise. Nous reviendrons donc sur les motifs et les acquis principaux de la
Théorie de l’agir communicationnel, mais verrons également les chemins
qui y mènent (thème de l’intersubjectivité…) ainsi que ceux qui en
repartent.
Justement, le chapitre II sera l’occasion d’étendre l’investigation au-
delà de la théorie du langage et de la communication, et de voir comment
celle-ci débouche sur une théorie morale et une théorie de la
connaissance. Ou plus exactement, comment Habermas, dans un
dialogue permanent avec le pragmatisme kantien, réélabore une théorie
de la connaissance à la fin des années 1990 (Vérité et justification), trente
ans après Connaissance et Intérêt. Cette théorie prend un tour de plus en
plus pragmatiste, se « naturalise », puisque Habermas y intègre les
résultats de la psychologie du développement et de l’apprentissage
évolutionnaire (selon l’idée pragmatiste que l’on ne peut pas ne pas
apprendre) ; le but est pour lui d’apporter une caution scientifique à sa
théorie morale : prouver que notre capacité à nous orienter d’après des
principes universels, notre capacité à embrasser des horizons qui
dépassent le seuil de notre communauté et donc à ne pas se laisser
enferrer dans des positions contextualistes, dépendent de et sont garanties
par nos compétences mentales, cognitives – et par la nature même de ce
qu’est la connaissance, et la possibilité même d’apprendre ; Habermas
entend ainsi réconcilier Kant (performances morales) et Darwin
(développement de nos compétences cognitives) et faire se rejoindre
destination morale et évolution de l’espèce.
Le chapitre III évoquera pour finir le problème de l’identité. C’est un
aspect moins connu de sa philosophie, mais, de ses textes sur la
psychanalyse dans les années 1960 à ceux sur la génétique dans les
années 2000, on retrouve chez Habermas cette interrogation sur : qu’est-
ce qu’une identité ? Comment se réapproprier sa propre biographie ?
Comment construire une identité en conscience et en responsabilité tout
en étant inévitablement le produit d’une foule de déterminismes ? La
référence, à la fois discrète et récurrente, à Kierkegaard, un des premiers
« existentialistes » modernes (moderne au sens où le questionnement du
philosophe danois est indissociable, dans la deuxième moitié du
XIX siècle, d’un contexte de modernisation sociale et culturelle, marqué
e
par un processus de sécularisation) est un indice de l’intérêt de Habermas
pour une philosophie de l’existence. Le lien avec ce qui précède et avec
le thème anthropologique réside en ce que l’identité se joue dans ce va-
et-vient entre soi et autrui, dans cet entre-deux médiatisé par le langage,
dans le sentiment de responsabilité que notre position de locuteur ou
d’interlocuteur nous incite irrésistiblement à ressentir et à assumer, dans
le rôle social que la vie nous oblige à endosser. Il est dans la nature de
l’homme de construire une identité, au croisement de ses rôles sociaux et
trempée dans le sentiment intuitif qu’il est bien, quand il agit,
communique, s’engage auprès des autres, performativement l’auteur de
ses actes.
Chapitre 1

Un être de langage
La Théorie de l’agir communicationnel (1981/1987) est sans aucun
doute l’œuvre majeure de Jürgen Habermas. C’est une entreprise de
grande ampleur, annoncée par de nombreux travaux préliminaires dans
les années 1970 (Sociologie et théorie du langage ; Logique des sciences
sociales), et complétée par une série d’ouvrages parus dans les années
1980 (Morale et communication, De l’Éthique de la discussion, Le
discours philosophique de la modernité, La pensée postmétaphysique),
ainsi que dans les années 2000, lorsque Habermas précise et approfondit
ses liens avec le pragmatisme (Vérité et justification, Idéalisations et
communication). C’est une entreprise originale, qui singularise
définitivement son auteur sur la scène philosophique et le marque du
sceau « communicationnel ». C’est en effet à partir de la TAC que sont
popularisées des notions telles que « activité communicationnelle », «
raison communicationnelle », « système », « monde vécu », «
colonisation du monde vécu », qui font désormais partie de l’univers
conceptuel de la philosophie contemporaine. La TAC est probablement
l’ouvrage de Habermas qui a suscité le plus de réactions et de
commentaires et qui a le plus contribué à la renommée de son auteur. Au
point qu’il est fréquent d’établir des équivalences du type Habermas
= langage, ou, moins vague, Habermas = communication. Ce qui n’est
pas faux, mais trop général et propice à des confusions.
On a souvent parlé d’un « tournant linguistique » ou « tournant
pragmatique » que Habermas aurait effectué avec la TAC ; en réalité, il
s’agit moins d’un tournant que d’un approfondissement, d’un effort de
systématisation. La thématique communicationnelle irrigue toute son
œuvre, dès ses débuts. Elle reçoit certes différents traitements, en
fonction des approches épistémologiques et méthodologiques de
Habermas. Mais elle constitue le socle de son entreprise philosophique –
et sociologique – dès les années 1960.
Pourquoi ce choix en faveur du langage ? Il s’explique probablement
par une combinaison d’intention et de hasards. L’intention est, dès le
début, de développer une théorie critique de la société. Les hasards
tiennent à l’environnement philosophique dans lequel Habermas se
trouve évoluer (et où la philosophie du langage prend de fait une place de
plus en plus importante, avec Wittgenstein, Frege, Peirce ou Gadamer),
ainsi qu’aux rencontres imprévues, aux influences amicales. Habermas
rappelle par exemple que c’est Karl-Otto Apel qui, dès les années 1950,
lui fait découvrir le pragmatisme américain. Ainsi, étape par étape, des
années 1960 aux années 1980, Habermas investit différents champs de la
philosophie et de la sociologie, porté par l’intuition que le langage est le
médium privilégié pour mener à bien une théorie de la société qui soit
autoréflexive et orientée vers l’émancipation1.
Connaissance et Intérêt (1968/1973) constitue une première tentative
ambitieuse de fondation d’une science critique, c’est-à-dire d’une science
qui vise à donner aux hommes les moyens d’établir une distance
réflexive et critique par rapport à leur savoir, à leurs actions, à leurs
pratiques, aux contextes dans lesquels ceux-ci prennent place – seule
cette distance permettant de juger de la rationalité, du caractère
raisonnablement acceptable de ce savoir et de ces pratiques. Or,
l’évidence qui s’impose rapidement à Habermas, c’est que la réflexion ne
peut être véritablement critique lorsqu’elle est laissée à elle-même : elle
vire au solipsisme, au ressassement. Le monologue intérieur ne permet
pas de sortir d’une position autocentrée. Dans l’expérience du dialogue,
en revanche, l’échange dynamique de perspectives, la nécessité de mettre
à l’épreuve nos opinions, nos croyances, nos certitudes, l’enrichissement
mutuel de nos points de vue, rendent possible une forme de décentrement
et de recul critique. Dans des textes contemporains de Connaissance et
intérêt, Habermas explore ce « paradigme intersubjectif » à l’œuvre dans
le dialogue, dans la communication, dans l’interaction. Il reprend les
analyses du jeune Hegel sur la constitution de la conscience, qui advient
dans une « lutte pour la reconnaissance » (cf. La technique et la science
comme idéologie), les traduit, dans d’autres textes plus tardifs, dans les
termes d’un naturalisme hérité de la psychologie sociale de G. H. Mead
(cf. par exemple La pensée postmétaphysique, où il décrit comment
l’identité humaine se construit par le biais d’interactions médiatisées par
des symboles et principalement par des symboles langagiers) et montre
que le processus de constitution de l’identité (l’individuation) est
indissociable d’un processus de socialisation.
Mais le but de Habermas n’est pas tant de faire de cette évidence
intersubjective l’alpha et l’oméga de toute expérience humaine que de
dégager le potentiel critique que recèle cette approche pour toute analyse
de la réalité sociale – car, encore une fois, son intention est moins de
développer une anthropologie que de mettre en place une théorie critique.
En effet, le paradigme du sujet ne permet pas de comprendre selon
quelles normes fonctionnent les pratiques sociales (qu’il s’agisse
d’actions ou de discussions les plus quotidiennes ou de normes sociales,
morales ou juridiques plus élaborées). Par « paradigme du sujet »,
Habermas entend au fond le modèle de connaissance de la science qui
repose sur une relation de type sujet-objet. Or, ce modèle n’est pas
capable de saisir la rationalité très spécifique qui est à l’œuvre dans les
rapports humains et qui relève d’une relation de type sujet-sujet.
Cette reconstruction des règles de fonctionnement interne propres aux
interactions humaines (c’est-à-dire en réalité aux interactions
langagières) est l’objet même de ce qu’on appelle la « pragmatique
universelle ». Habermas va très largement s’en inspirer à partir des
années 1970 dans les travaux préparatoires à la TAC. Mais au moment de
composer Connaissance et intérêt, il n’a pas encore franchi ce pas vers
une théorie du langage et sa théorie critique reste tributaire d’une théorie
de la conscience et de la connaissance. Il cherche alors, comme nous
l’avons dit, ce que pourrait être une science critique fondée sur
l’autoréflexion et croit en voir le modèle dans la psychanalyse. Le but de
la psychanalyse est bien de parvenir à une émancipation du patient, une
libération de ses propres illusions, de ses blocages, de ses autocensures
par le biais d’une recherche coopérative de la vérité. L’autoréflexion
n’est donc pas comprise comme la réflexion solitaire du sujet sur lui-
même, mais, dans une conception intersubjective, comme une astreinte
commune dans laquelle peut s’éprouver la validité de ce que le patient
tenait jusque-là pour des vérités. C’est aussi dans cette astreinte que des
expériences sont verbalisées, des mots enfin articulés. L’aliénation, la
dépossession de soi-même semblent ainsi intimement liées à une
communication refoulée ou déformée : tout le travail analytique consiste
justement à rétablir cette communication. Habermas peut donc
légitimement voir la psychanalyse comme une « science émancipatoire »
et espérer que la philosophie, à sa suite, puisse accéder à ce statut. Le rôle
d’une philosophie sociale critique serait dès lors de déceler les situations
où la communication est entravée, perturbée, où des ordres, des intérêts
particuliers, des formations institutionnelles étoufferaient des aspirations
légitimes et se poseraient eux-mêmes comme universels et vrais. La
théorie critique que propose Habermas prend donc la forme d’une
critique des idéologies. Habermas n’est d’ailleurs pas le seul, à l’époque,
à faire le lien entre modèle psychanalytique et critique sociale. Alexandre
Mitscherlich ou Herbert Marcuse, qui lui sont proches, élaborent
également une partie de leur théorie sous les auspices de ce que l’on a
appelé le « freudo-marxisme ».
Par la suite, Habermas prend toutefois ses distances avec ce modèle
d’analyse ; d’une part, parce que le type de coopération, finalement
expérimental et clairement asymétrique, entre médecin et patient lui
apparaît difficilement transposable dans la réalité sociale ; d’autre part,
parce qu’il considère comme erroné d’appliquer le modèle freudien des
névroses individuelles au domaine des institutions sociales. Mais malgré
ces révisions d’ordre épistémologique, l’esprit général va demeurer : le
concept d’espace public, par exemple, qui traverse toute l’œuvre
politique de Habermas, de 1962 à aujourd’hui, et dont le philosophe n’a
cessé d’affirmer qu’il constituait l’une des garanties essentielles de la
démocratie, n’a pas d’autre fonction que d’assurer une transparence
communicationnelle aux débats sociaux et politiques, de thématiser les
questions d’intérêt public, de faire en sorte qu’elles ne soient pas
réprimées, évacuées, ni remplacées par des questions d’intérêt
strictement privé ou des discours manipulateurs. L’espace public a
vocation à entretenir un lien vivant entre critique, recherche coopérative
de la vérité, autonomie et émancipation, et ce par le biais d’une
communication libre et non entravée.
Puisque le modèle psychanalytique ne paraît plus adéquat pour
développer une théorie de l’émancipation, Habermas transporte son
projet critique sur un autre terrain. À partir des années 1970 (voir
notamment Sociologie et théorie du langage et La logique des sciences
sociales), il jette les fondements d’une théorie de la communication, qu’il
conçoit comme l’alliance d’une théorie de la société et d’une théorie du
langage. La relation médecin-patient ne correspondait pas à une situation
réellement observable dans la vie courante : Habermas recherche
désormais dans les interactions les plus quotidiennes la manifestation
d’une communication orientée vers l’entente et l’émancipation. Il veut
montrer que notre vie sociale est structurée par des règles propres à une
communication s’opérant de manière symétrique, non violente, selon une
logique argumentative, coopérative et que la catégorie d’« activité
communicationnelle » est une catégorie centrale de notre vie en commun.
Il entreprend alors de reconstruire ces règles et pour cela il s’inspire des
travaux effectués dans le domaine de la linguistique dite « pragmatique »,
c’est-à-dire relative aux conditions de possibilité d’un dialogue et de
compréhension des énoncés. Il s’appuie notamment sur les travaux des
américains John L. Austin et John Searle autour des « actes de langage ».
Quels sont, en quelques mots, les enjeux, les résultats de ce tournant
pragmatique opéré par Habermas ?
Le langage est orienté vers l’entente : comprendre un énoncé, c’est
comprendre les raisons qui le rendent acceptable. C’est donc pouvoir être
d’accord avec elles. « Comprendre » signifie en fait « s’entendre sur »
(verstehen = sich verständigen). Comprendre implique toujours en même
temps une « métacompréhension », une compréhension implicite,
simultanée de la situation d’interlocution dans laquelle le dialogue est
engagé. Ce dédoublement correspond à la double nature de tout énoncé
ou acte de langage qui contient une dimension locutoire et une dimension
illocutoire. La dimension locutoire renvoie au contenu même de l’énoncé
(ce qui est dit, qui fait forcément référence à des éléments du monde ; on
parle aussi de contenu propositionnel) ; la dimension illocutoire renvoie à
la force performative du langage : au fait qu’un énoncé engage locuteur
et interlocuteur dans une relation interpersonnelle, au fait qu’une
personne s’entend avec une autre personne au sujet de quelque chose
dans le monde.
Pour saisir cette dimension illocutoire, il faut comprendre que nos
énoncés reposent en fait sur des prétentions à la validité (Geltungsans-
prüche), essentiellement de trois types différents2, qui créent une
dynamique d’interlocution : 1) des prétentions à la vérité ; 2) des
prétentions à la justesse normative ; 3) des prétentions à l’expressivité
subjective. Ces prétentions à la validité correspondent respectivement à
trois actes de langage : 1) constatifs, 2) évaluatifs/normatifs, 3)
subjectifs/expressifs.
Voici des exemples correspondant à chacun de ces cas :

1) acte de langage constatif : « L’Olympique Lyonnais a gagné sept


fois de suite le championnat de France ».
Le locuteur se réfère ici à des événements, des faits objectifs (fait un
constat) dans le monde – qu’il peut éventuellement préciser, prouver
objectivement.
2) acte de langage évaluatif/normatif : « L’OL n’a pas le niveau pour
gagner la Ligue des champions cette année. »
Le locuteur porte un jugement, évalue les performances et les capacités
du club OL.
3) acte de langage subjectif/expressif : « J’aurais bien aimé être
footballeur ».
Cet énoncé fait intervenir la sincérité du locuteur.

Ce sont trois exemples simples. Dans le langage quotidien, les actes de


langage peuvent s’entremêler dans un même énoncé. Par ailleurs,
beaucoup de nos actes de langage sont simplement constatifs, en rapport
avec des faits ou des états du monde (« Il pleut », « Il y a un western à la
télé », « C’est de la viande de porc », « Mon voisin tond sa pelouse »).
En fait, explique Habermas, la communication (Kommunikation) est
possible parce que, implicitement, on comprend les raisons qui rendent
acceptables ces énoncés. Quand on ne les comprend plus, on passe à
proprement parler à la discussion (Diskurs) et à l’échange d’arguments.
Si mon interlocuteur ne m’interrompt pas lors de l’acte de langage n° 1,
c’est qu’il est d’accord avec les prétentions à la vérité contenues dans
mon énoncé : il sait que l’OL est un club de foot, il sait ce qu’est le
championnat de France, qu’il a lieu tous les ans, etc. En revanche, si un
élément lui échappe, il va me demander des comptes pour ce que je dis :
c’est quoi, l’Olympique Lyonnais ? Tu es sûr qu’ils ont gagné sept fois de
suite ? De quel sport s’agit-il ? Etc. Exemple n° 2 : on est ici au niveau
des prétentions à la validité normative : je porte un jugement et j’ai de
bonnes – ou mauvaises – raisons de le porter : je peux ainsi argumenter,
si mon interlocuteur n’est pas d’accord, que l’effectif de l’OL n’est pas
de qualité suffisante, que le recrutement n’a pas été à la hauteur des
ambitions, qu’il y a eu trop de blessés au cours de la saison, etc. Quant à
l’exemple n° 3, si l’interlocuteur met en doute ma sincérité, je peux de la
même façon apporter confirmation : si, je t’assure, quand j’avais douze
ans, j’ai joué dans un club, j’avais des posters partout sur les murs de ma
chambre et c’était mon rêve d’être footballeur, etc.
Ce qui importe, à partir de ces exemples très simples, c’est de
comprendre que, constamment, des effets d’entente, de coordination sont
produits par la seule force du langage. Un lien social est établi par voie
communicationnelle, réflexive. Bien sûr, cette stabilisation de la
communication peut être produite par des raisons extérieures (contrainte,
passivité, ignorance de l’interlocuteur…), mais il y a bien aussi,
automatiquement, des raisons intrinsèques. L’approche pragmatique des
énoncés permet ainsi de mettre en évidence le lien qui existe entre
signification et validité. Ce qui a un sens, c’est ce qui est valide, ce dont
on peut comprendre les prétentions à la validité. Dès que la
communication s’interrompt et passe au niveau de la discussion des
raisons qu’on a de dire telle ou telle chose, la rationalité jusqu’ici
implicite devient explicite et se déploie dans sa dimension processuelle.
On passe en effet par des procédures d’argumentation3.
La communication n’est donc pas pour Habermas une utopie, un lieu
d’où seraient absents les conflits. Au contraire, c’est un espace de remise
en cause permanente. Mais sa force, c’est justement de pouvoir
progresser par la seule force du meilleur argument, non pas seulement
par la menace ou la contrainte (même si elles peuvent intervenir), ni par
la seule force de la tradition ou d’une obligation qui viendrait d’en haut et
qui ne pourrait être discutée.
Plusieurs objections viennent immédiatement à l’esprit.
Tout d’abord, le langage est le lieu de malentendus constants, il est
utilisé à des fins de manipulation, d’instrumentalisation, de propagande.
On reproche ainsi à Habermas de développer une « métaphysique du
consensus ». Or, celui-ci ne nie pas que le langage soit un lieu de conflits
et d’incompréhension. Au contraire, il explique que la discussion est
justement une tentative pour surmonter les incompréhensions apparues
dans la communication. Mais non seulement il y a indiscutablement un
usage constant du langage à des fins d’intercompréhension, mais en
outre, l’important est d’aller vers du « mieux comprendre ». Ce n’est pas
le point de départ de l’argumentation qui compte, mais le point d’arrivée
(idéalement, si l’on pouvait continuer la discussion, la reprendre plus
tard, l’enrichir de nouveaux points de vue, etc.). En outre, l’expérience
du conflit et de l’erreur, la restauration de la communication grâce à
l’échange d’arguments s’apparentent à de véritables processus
d’apprentissage et contribuent à l’élargissement de notre horizon cognitif.
Le langage a une fonction formatrice et cognitive chez Habermas, il n’est
donc pas question pour lui d’en faire un lieu par principe pacifié.
Autre objection : on peut aussi ne pas vouloir ou ne pas pouvoir
respecter l’« éthique de la discussion » (cf. chap. II) ; on peut choisir de
ne pas respecter les idéalisations pragmatiques du dialogue, par exemple
la symétrie et la réciprocité avec son interlocuteur ; on peut tout
simplement être de mauvaise foi et ne pas reconnaître le bien-fondé de tel
argument. Certes. Mais Habermas propose une théorie normative, un
modèle d’action rationnelle, pas une description empirique ! Ce qui
compte pour lui, c’est de montrer que le langage recèle en lui-même des
ressources rationnelles pratiques, des ressources critiques. Une
communication fonctionnant convenablement donne les critères qui
permettent de dire ce qui ne va pas quand une communication est
interrompue, parasitée : asymétrie, non-respect de l’autre, impossibilité
de recourir au meilleur argument.
Par ailleurs, une dimension essentielle propre à l’éthique de la
discussion est la dimension d’inclusion : être disposé à intégrer
potentiellement tous les participants qui désireraient prendre part à la
discussion, à inclure tous les points de vue, à étudier tous les arguments.
En effet, faire valoir une raison communicationnelle, ce n’est pas juste
discuter, argumenter ; du moins, c’est argumenter au sens habermassien
du terme, en respectant les présupposés pragmatiques et notamment cette
dimension d’inclusion. Prenons un exemple : des néo-fascistes peuvent
se retrouver pour discuter, échanger des idées, des arguments, et au terme
de leur réunion, conclure qu’il y a bien une hiérarchie des races, et qu’ils
en forment le sommet. Mais c’est là faire un usage exclusif de la
discussion : ils devraient au contraire inclure tous les points de vue,
notamment scientifiques, écouter des témoignages extérieurs à leur
groupe. Certes, ils peuvent choisir de se fermer à ces autres arguments,
ne pas les comprendre. Mais cela n’invalide pas le fait qu’il y a une force
inhérente au langage, un horizon inclusif d’intercompréhension qui fait
que ce groupe, qui refuse l’inclusion, est lui-même condamné à s’exclure
à terme de la société.
Pour Habermas, le langage est dans sa structure même porté vers
l’entente, l’intercompréhension. Cela n’est pas incompatible avec le fait
que l’usage qui en est fait est souvent manipulateur et vise des fins
particulières au moins aussi souvent qu’une entente rationnelle et
désintéressée. Dans cet écart entre potentiel critique et émancipateur
d’une part, et usage réel d’autre part, réside toute l’ambiguïté du langage.
Un message de propagande raciste fait certes un usage manipulateur du
langage, il travestit la vérité, pourtant il doit respecter un certain nombre
de règles pour pouvoir être entendu, compris. Il doit bien lui-même
rechercher l’entente auprès des destinataires, sinon il manquera son effet.
Un doute surgit : si le gain de rationalité, que paraissait procurer la
pragmatique, est déconnecté de toute dimension morale et s’accommode
d’un usage instrumental, est-ce encore un gain ? À quoi sert, pour une
théorie critique, de démontrer que le langage a un fonctionnement propre,
reposant sur un échange de raisons et a pour vocation de créer une
entente, si cette entente peut se faire sur des vérités fausses ou
dangereuses ?
En fait, en reconstruisant les conditions formelles et logiques de toute
intercompréhension possible, la pragmatique montre que le langage
recèle en lui-même les ressources d’une critique de l’usage qui en est fait.
Le message de propagande peut en effet être déconstruit ; et l’on peut
démontrer que l’entente se fait sur de mauvaises raisons, sur des
prétentions à la validité infondées : démontrer que, par exemple, la
prétention à la vérité sur laquelle le message repose est invalide (le
constat qu’il y a plusieurs races humaines est scientifiquement faux).
Bien sûr, la démarche argumentative restera impuissante face au déni ou
à l’endoctrinement. Il est toujours possible de refuser une vérité
scientifique, de s’obstiner dans des pseudo-vérités. Il n’en reste pas
moins que, pour ceux qui jouent le jeu, prendre conscience de ces règles
de fonctionnement permet de ne pas se résigner à des pseudo-
objectivités, permet d’ouvrir un espace de critique, de se doter d’un
aiguillon normatif pour la recherche de vérité et de consensus.
À vrai dire, la théorie habermassienne de la communication suscite
généralement chez ses lecteurs un sentiment mitigé, à l’image des
relations qu’ils entretiennent eux-mêmes avec le langage.
Ainsi, nous sommes fréquemment saisis du sentiment que la rationalité
du langage est quelque chose de fragile, de contestable, que les
expériences d’échec, de malentendus, de manipulations sont au moins
aussi nombreuses que les moments d’entente et de coordination. Nous
éprouvons aussi le sentiment que le langage n’est pas uniquement un
support de logique et de rapports intelligibles. La communication semble
parfois impossible car les mots ne sont pas du seul ressort de l’intellect :
ils sont chargés d’une histoire personnelle, d’un vécu charnel, de
multiples connotations qui ne sont pas forcément universelles et qui ne
sont pas forcément celles de notre interlocuteur. L’argumentation elle-
même ne semble pas toujours du seul ressort des jeux de langage ; entrent
en jeu bien d’autres paramètres : l’intérêt propre, même inconscient, une
expérience ou une vision du monde différente. Au fond, l’argumentation
semble fonctionner et l’accord se faire quand l’enjeu n’est pas très
important, quand il est dépassionné. Le lecteur a dès lors l’impression
que la compréhension habermassienne du langage, tout comme l’éthique
qui en découle, sont surtout le fait d’un intellectuel porté par nature à
adopter des perspectives de décentrement et à considérer que la vie
sociale s’exerce prioritairement sur un mode de coopération rationnelle.
Pourtant, dans le même temps, nous faisons aussi l’expérience inverse
d’une entente possible, d’une recherche en commun, d’une coopération
efficace et réussie, d’un enrichissement des points de vue, d’une
progression, d’un élargissement de notre champ de vision ; nous
apprenons à voir différemment, à apprendre de nos erreurs, nous
réalisons que la vérité n’est pas une, mais partagée, et le résultat d’un
effort commun, d’une visée. Nous prenons également conscience qu’une
certaine attitude, celle de décentrement, est plus propice à la
compréhension des autres et des motifs divergents. Et que c’est un mode
de rapport au monde qui existe bel et bien, qui est possible. Si nous
admettons, sans idéologie ni stratégie philosophique, que ces deux types
d’expériences coexistent bel et bien, nous devons aussi reconnaître qu’il
est sans objet de vouloir défendre coûte que coûte une métaphysique du
consensus ou du dissensus. En revanche, nous pouvons considérer que la
théorie de Habermas nous place, un peu comme le pari de Pascal – mais
ici avec vérification immédiate ! – devant un questionnement du type :
qu’avons-nous à perdre à jouer le jeu de l’entente ? Cela, et c’est
probablement un point essentiel dans la philosophie de Habermas,
implique assurément une éthique de la bonne volonté, une morale
universaliste.
1 Voir Y. Cusset, Habermas, L’espoir de la discussion , Paris, Michalon, 2001, qui retrace avec
une grande rigueur et une grande limpidité les différentes étapes de ce cheminement, depuis une
théorie de la connaissance jusqu’à une théorie du droit.
2 Habermas distingue un quatrième type : les prétentions à l’intelligibilité. Le locuteur doit en
effet faire en sorte que son énoncé soit compréhensible. C’est un présupposé à la fois nécessaire et
évident.
3 Voir TAC I, où Habermas développe sa théorie de l’argumentation à partir des travaux de St.
Toulmin et W. Klein.
Chapitre 2

Morale et savoir
Schématiquement, on peut dire que Habermas distingue deux formes
de rationalité :
– la rationalité instrumentale qui met en œuvre un rapport sujet-objet
(selon le paradigme de la connaissance scientifique) ; c’est ce type de
rationalité qui est critiqué notamment par les théoriciens de la première
génération de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, au prétexte
qu’il est coupable de produire un savoir réifiant (de chercher à connaître
dans le seul but d’utiliser, de tirer profit).
– la rationalité morale-pratique ou rationalité discursive ; une
rationalité qui a lieu dans la communication et même la communication
la plus quotidienne et dont le but est d’établir une coopération, un
partage, une entente.
Ne pas prendre en compte cette seconde forme de rationalité,
abandonner aux sciences naturelles le monopole de la raison ou encore
appréhender la vie sociale dans ses diverses manifestations uniquement à
travers le modèle d’explication fourni par les sciences dites exactes ne
permet pas de saisir la logique propre aux activités qui constituent
pourtant une bonne partie de l’existence humaine.
Prenons un exemple simple, pour mettre en évidence qu’un
phénomène social peut être saisi par ces deux types de rationalité, sans
que l’une doive prétendre prévaloir sur l’autre : l’amour. Les rapports qui
s’établissent entre deux personnes amoureuses relèvent de
l’intersubjectivité et de « normes » symboliques, langagières. Le point de
vue de l’observateur qu’auraient par exemple un sociologue, un
psychanalyste ou un chimiste pour expliquer la naissance, le
développement, les manifestations du sentiment amoureux relève d’un
type de rationalité « verticale », de type sujet-objet, qui a sa légitimité,
mais n’épuise pas ce qu’on peut dire des relations amoureuses. Le point
de vue de l’acteur, du participant relève d’un autre plan, horizontal, où la
validité des faits et des normes s’éprouvent dans la pratique. Et où la
manière de vivre cette interaction amoureuse ne s’énonce pas, pour celui
qui est pris dans cette relation, en termes sociologiques, psychanalytiques
ou chimiques. Cette distinction, essentielle, entre point de vue du
participant et point de vue de l’observateur, héritée de la linguistique
pragmatique, revient comme un leitmotiv dans l’œuvre de Habermas.
C’est d’ailleurs contre la confusion souvent commise entre ces deux
plans que le philosophe nous met en garde dans ses derniers textes
relatifs au naturalisme et aux dérives scientistes : ainsi, les découvertes
récentes en neurobiologie ont beau démystifier un peu plus ce que nous
appelons liberté ou responsabilité, elles ne contredisent pourtant pas
l’intuition que chacun a, au moment d’agir et pris dans des rapports
intersubjectifs, d’être l’auteur de ses actes et de pouvoir si besoin est en
rendre compte (Voir Entre naturalisme et religion, 2005/2008).
Pour le dire en une phrase, en mettant le paradigme intersubjectif au
cœur de ses réflexions, Habermas entend montrer que les questions
morales, pratiques, sociales, toutes celles portées en fait par un langage
structuré par des symboles et où se construit du sens, sont susceptibles
d’une approche rationnelle. Qu’en ces domaines, la notion de vérité
(qu’il reste certes à définir) n’est pas obsolète ou inadéquate, ni non plus
nécessairement métaphysique. Que le relativisme, le contextualisme ou le
décisionnisme ne sont pas l’unique issue.
Nous avons vu au chapitre précédent que Habermas s’appliquait à
reconstruire les normes des énoncés (ou actes de langage) et que cette
tâche constituait l’objet de la pragmatique universelle. Nous avons
suggéré que ces normes, pour normatives qu’elles soient, ne
garantissaient pas pour autant une conduite morale du locuteur ni un
usage moral du langage. Et nous avons senti la nécessité de compléter la
théorie de la communication par une éthique de la discussion. C’est en
effet à cette tâche que s’attelle Habermas dans la décennie qui suit la
parution de la TAC, en approfondissant ses réflexions sur l’éthique et la
morale dans le cadre de la théorie de la discussion : Morale et
communication (1983/1986) et De l’éthique de la discussion (1991/1992)
sont à cet égard deux ouvrages essentiels.
En s’inspirant en grande partie des travaux menés par son ami Karl-
Otto Apel, Habermas part du fait qu’une communication ne peut
fonctionner que grâce à un certain nombre de « présuppositions
pragmatiques », encore appelées « idéalisations ». Énoncer une assertion
oblige en effet à satisfaire à un certain nombre d’idéalisations
incontournables : être intelligible, être susceptible de démontrer la
validité de ce que l’on dit, rechercher l’accord de l’interlocuteur, postuler
que l’interlocuteur est rationnel et peut reconnaître et honorer ou
contester sur une base argumentative les prétentions à la validité émises,
bref communiquer oblige à imputer au locuteur et à l’interlocuteur un
statut de personnes responsables (Habermas utilise le mot
zurechnungsfähig, « capable de rendre des comptes » i.e. capable
d’expliquer les raisons que l’on a de dire quelque chose) ; cela implique
au fond une symétrie entre locuteur et interlocuteur, un respect
réciproque ; cela implique aussi un décentrement par rapport à sa propre
vision du monde ou à ses propres intérêts. Selon Habermas, un locuteur
qui veut communiquer ne peut pas ne pas procéder implicitement et
automatiquement à ces idéalisations. Bien sûr, ces idéalisations peuvent
ne pas correspondre à la réalité (l’interlocuteur peut choisir d’être
incohérent, être irresponsable, agir sous une contrainte particulière, etc.).
Mais le locuteur qui veut se faire comprendre n’a d’autre choix que
d’espérer cette réciprocité et peut légitimement protester de ce que
l’interlocuteur ne la lui accorde pas. Ainsi, toute communication
implique dans son mouvement même, dans sa mise en marche, la
projection instantanée d’une « situation idéale de parole », c’est-à-dire
d’une situation où toutes ces idéalisations sont réalisées1.
À partir de ces présuppositions pragmatiques, Habermas déduit deux
principes qui fondent son éthique de la discussion : le principe D (comme
Discussion) et le principe U (comme Universalisation). Énonçons ces
principes :
D : « Une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les
personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient
l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de
cette norme. » (MC, 86)
U : « Toute norme valable doit satisfaire à la condition selon laquelle
les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible)
proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans
l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être
acceptés par toutes les personnes concernées. » (MC, 86-87)
Ces deux principes appellent plusieurs remarques.
Habermas extrapole donc, à partir des idéalisations incontournables de
toute communication, une éthique de la discussion. Il la définit comme «
déontologique, cognitiviste, formaliste et universaliste » (ED, 16). «
Déontologique » signifie que cette éthique repose sur des normes. «
Cognitiviste » signifie que la justesse normative peut faire l’objet d’une
connaissance ; autrement dit, il y a une forme de vérité, d’objectivité
dans le domaine des normes, dont on peut s’approcher par les voies de
l’argumentation et le respect d’une éthique procédurale. « Formaliste »
suggère que cette éthique s’intéresse aux procédures grâce auxquelles des
normes sont produites, et non au contenu même de ces normes (on parle
ainsi d’éthique procédurale) : avant de proclamer qu’une norme est
bonne ou juste, il faut en effet s’assurer que les voies par lesquelles elle a
été produite répondent à des critères d’impartialité, de justice. La
procédure en question n’est rien d’autre qu’une discussion se déroulant
dans certaines conditions (symétrie, réciprocité, absence de contrainte,
liberté de parole) et régies par certains principes (D et U). « Universaliste
» renvoie enfin à l’horizon moral de cette éthique : les normes sont
morales si elles peuvent obtenir l’accord de toutes les personnes
participant à leur élaboration (cf. Principe D).
Au fond, la question qui anime Habermas est de savoir par quelles
procédures une rationalité morale peut être établie : peut-on garantir un
principe d’universalité, d’impartialité ? Peut-on reconstruire un point de
vue moral à partir duquel on pourra décider de la justesse d’une norme ?
Tous les points de vue se valent-ils ou peut-on disposer de critères
permettant de faire le départ entre points de vue ayant acquis une hauteur
morale et points de vue partiaux et subjectifs, entre (pour reprendre une
terminologie fréquente chez Habermas) principes et valeurs ? Pour
atteindre cette hauteur, il n’y a pas d’autre voie, selon Habermas, que de
passer nos points de vue, nos préférences, nos valeurs, par le filtre d’une
discussion argumentée.
C’est ici qu’interviennent les principes D et U, qui doivent définir les
critères permettant de distinguer une norme valide d’une norme non
valide. Le principe d’universalisation (U) est en fait un principe
d’argumentation et signifie que dans une discussion pratique (i.e. sur des
normes) tout argument, pour être valable, doit obtenir l’approbation de
toutes les personnes participant à la discussion. Le principe de discussion
(D) fixe quant à lui le cadre formel de l’éthique : il établit le lien entre
rationalité morale et discussion pratique.
On retrouve dans cette philosophie, très clairement, une filiation
kantienne. L’énoncé même des deux principes D et U rappelle les
maximes que Kant formule dans Les fondements de la métaphysique des
mœurs. On sait que Kant renvoyait l’élucidation des questions morales au
monologue intérieur d’une conscience morale censée avoir l’intuition de
ce qui est juste ou non, universalisable ou non. Pour Habermas, seule une
discussion réelle permet de parvenir à un résultat impartial. Il faut donc
comprendre sa démarche comme un élargissement aux dimensions de
l’intersubjectivité de l’éthique kantienne2.
Une remarque importante, afin d’éviter les confusions : dans l’emploi
que Habermas fait de ces termes, la distinction entre éthique et morale
n’est pas toujours évidente. Paradoxalement, l’expression « éthique de la
discussion » garantit une « morale » et non une « éthique ». Le choix des
mots n’est pour le coup pas très opportun. Pour Habermas, le point de
vue auquel l’éthique de la discussion permet de parvenir est un point de
vue moral. La morale est chez lui procédurale et universelle ; c’est elle
qui est visée et, le cas échéant, atteinte à travers les procédures
discursives. L’éthique ressortit quant à elle à des valeurs particulières
(donc à un contenu), par exemple celles partagées par un groupe
déterminé.
Pour récapituler : que recherche Habermas en développant une éthique
de la discussion ? Il veut montrer qu’une rationalité est possible dans le
domaine social et définir un cadre formel où les normes sociales peuvent
être soumises à un test de moralité (c’est-à-dire d’universalité, de
rationalité). Ce test consiste à passer les normes sociales, juridiques,
politiques, par les canaux de la délibération discursive. Habermas ne
réclame pas l’application de son éthique à n’importe quel type de
discussion, mais seulement aux discussions portant sur les normes. Bien
sûr, il n’est jamais possible, dans les conditions de la vie réelle, de
garantir une « situation idéale de parole ». Mais l’essentiel est de tenter
d’approcher cette situation, de faire en sorte que les règles dégagées par
l’éthique de la discussion soient respectées au moins approximativement.
Cette éthique indique aussi une direction à suivre pour une théorie de la
démocratie ; le modèle de démocratie procédurale que développe
Habermas quelques années plus tard s’inscrit bien dans cette continuité :
il invite à réfléchir aux conditions d’institutionnalisation des procédures
de délibération politique et juridique.
La capacité à s’ouvrir aux arguments des autres, à accepter un échange
universel des rôles, à se projeter au cœur d’une communauté de
communication idéalement élargie et virtuellement illimitée, la capacité,
pour le dire simplement, à se mettre à la place des autres et à saisir ce qui
peut être bon pour tous, en tentant d’être impartial, en dépit de ses
intérêts propres, cette capacité est-elle une ressource fiable, aisément
sollicitable et donnée équitablement en partage ? On rejoint, à travers ce
type d’interrogation, un aspect original de la démarche de Habermas : sa
volonté d’intégrer à la théorie de la communication certains acquis de la
psychologie sociale et de constituer sur cette base une véritable
philosophie morale. Morale et communication fait ainsi une bonne part à
la psychologie cognitive du chercheur américain Lawrence Kohlberg
(1927-1987), disciple du Suisse Jean Piaget (1896-1980), lui-même
spécialiste de psychologie cognitive et théoricien du développement
moral.
Habermas reprend notamment l’exposé des différents stades de
développement de la conscience morale que Kohlberg a reconstruits à
partir de différents types de tests psychologiques soumis à des
échantillons de population. Ces stades sont censés retracer l’évolution
d’une conscience morale depuis une vision égocentrée du monde, où les
critères qui orientent les actions et les décisions relèvent d’un codage
binaire punition/récompense, jusqu’à un élargissement de l’horizon moral
où la conscience devient capable de se libérer des intérêts propres et de
choisir d’agir en référence à des principes universels.
Voici un tableau récapitulatif de ces différents stades (MC, 138-140) :

Niveau Stade 1 : le stade de la punition et de l’obéissance


Préconventionnel
Stade 2 : le stade du projet instrumental individuel et de l’échange

Niveau Stade 3 : le stade des attentes interpersonnelles et mutuelles, des


Conventionnel relations et de la conformité

Stade 4 : le stade du maintien de la conscience et du système social

Niveau Stade 5 : le stade des droits premiers, du contrat social ou de


Postconventionnel l’utilité sociale

Stade 6 : le stade des principes éthiques universels

Une conscience morale n’est donc pas donnée une fois pour toutes :
elle est susceptible d’évoluer et cette évolution correspond en premier
lieu au processus naturel de développement d’une personne de l’enfance
à l’âge adulte. Que le dernier stade soit accessible à tout le monde, c’est
ce que la théorie tend à montrer – mais que la pratique dément
régulièrement. Quoi qu’il en soit, ce que suggère également cet exposé,
c’est que notre conscience morale n’est pas arrimée de façon définitive à
un stade particulier, mais qu’elle oscille constamment entre ces différents
niveaux, en fonction des circonstances et des motivations qui la guident.
Nous pouvons agir, dans une circonstance particulière, par pur respect de
l’universel, puis l’instant d’après, dans un contexte différent, nous laisser
conduire par nos seuls intérêts égoïstes.
On devine en tout cas que le niveau postconventionnel intéresse tout
particulièrement Habermas ; il apporte en effet la confirmation
scientifique de ce que le philosophe essayait de démontrer par les voies
d’une théorie du langage : l’existence d’une rationalité pratique –
garantie par notre équipement cérébral ! Comme il va souvent le répéter
par la suite, Habermas tente en quelque sorte, en mêlant philosophie
morale et psychologie cognitive évolutionnaire, de « réconcilier Kant et
Darwin », c’est-à-dire de greffer la morale sur nos possibilités
biologiques. Précisons qu’il ne s’agit pas là d’un essai isolé dans son
œuvre, mais au contraire d’un des fondements anthropologiques de sa
philosophie3.
Le concept de « postconventionnel » a de nombreuses implications
dans la philosophie de Habermas, à la fois sociales, politiques et
existentielles. Habermas ne se limite pas, en effet, dans sa reprise de la
théorie kohlbergienne, à la stricte sphère de la conscience morale ; il
propose à partir de ces stades moraux une reconstruction de l’ensemble
des activités sociales et établit une véritable base normative destinée à
une théorie critique de la société. Cette reconstruction permet de préciser
les liens existant entre attentes de comportement, rapport à l’autorité,
représentation de la justice et conscience morale. Elle permet
d’envisager, au stade postconventionnel, un décentrement par rapport aux
visions égocentrées et la projection d’un monde social structuré par des
normes universelles. Elle rend possible l’idée même d’attachements post-
ou extracommunautaires (il est d’ailleurs tentant de faire le
rapprochement entre des créations sémantiques comme «
postconventionnel » et « postnational »). La forte dimension cognitive,
attachée à l’expérience de l’apprentissage, de l’erreur et de la
rectification, permet enfin de donner un contenu aux concepts
d’autonomie morale et de responsabilité, sans lesquels une théorie de la
citoyenneté ne serait même pas pensable (cf. chap. III et XIII).
Une remarque encore sur un point capital : ce qui est au cœur de cette
théorie du développement, c’est justement cette notion d’apprentissage.
Cela apparaît encore plus clairement dans Vérité et justification, lorsque
Habermas reprend les analyses pragmatistes, guidé par la conviction que
« l’on ne peut pas ne pas apprendre ». L’idée que l’individu évolue au
cours de processus d’apprentissage (Lernprozesse), impliquant
l’expérience de l’erreur et de la rectification, est récurrente chez
Habermas. Il est difficile de ne pas voir, une fois encore, derrière cette
thématique (« apprendre de ses erreurs ») une façon de conjurer la
répétition de l’Histoire. Le but politique sous-jacent est bien de montrer
que l’espoir que l’Histoire ne se répète pas est rationnel. On peut
d’ailleurs faire le lien entre les travaux que mène Habermas sur ce thème
et ceux menés en psychologie sociale et en psychanalyse, dans les années
1960-1970, par des proches de Habermas : Margarete et Alexandre
Mitscherlich. Une des questions qui les hantent est celle des continuités
(et des refoulements) du passé nazi : le changement de régime et de
système a été extrêmement brus que, l’Allemagne est passée de l’une des
pires dictatures de l’histoire de l’humanité à l’une des plus grandes
démocraties occidentales, le basculement est proprement vertigineux.
Comment peut-on s’assurer que les nouvelles valeurs politiques de la
démocratie soient véritablement intériorisées, non pas seulement admises
factuellement, mais ancrées moralement ? Au moment où les
Mitscherlich écrivent, d’autres expériences totalitaires ont lieu : la
révolution culturelle en Chine, par exemple. Ils cherchent alors l’instance
de notre psychisme qui serait capable de maintenir une vigilance,
d’opposer une résistance à la propagande, aux idéologies délirantes et
criminelles. Si l’être humain est partout et toujours le même, et sous
n’importe quel régime, quel espoir opposer au sentiment prémonitoire
que la barbarie inéluctablement se répète ? L’espoir est peut-être mince, il
réside en tout cas selon les Mitscherlich dans le développement d’un moi
critique, formé au cours de processus d’apprentissage et tributaire d’un
certain type d’éducation (censée promouvoir l’esprit critique –
l’éducation étant au demeurant un sujet d’actualité dans les années
1960).
Apprendre, pour Habermas, c’est donc aussi apprendre des erreurs du
passé et tenter de se sauver d’une funeste répétition. La psychologie du
développement n’apporte pas de garantie à l’échelle d’une population,
mais elle fonde scientifiquement un espoir. C’est beaucoup. Pour
Habermas, c’est aussi, au fond, une manière de retravailler et de redéfinir
l’idée d’autonomie morale, de Mündigkeit, issue des Lumières et la
philosophie kantienne.
1 Un point de désaccord entre Apel et Habermas porte notamment sur le statut de ces
idéalisations : sont-elles a priori et transcendantales (comme le pense Apel) ou sont-elles juste
une « supposition inévitable » faite au moment même de l’énonciation (Habermas) ?
2 On peut certes, comme le fait Albrecht Wellmer dans Ethik und Dialog (Francfort/Main,
Suhrkamp 1986), relativiser cette opposition entre monologisme kantien et dialogisme
habermassien et considérer que l’éthique de la discussion est plus une explicitation qu’un
élargissement de l’éthique kantienne ; car au fond le test d’universalisation kantien se fait bien à
l’horizon d’une communauté illimitée de personnes (certes imaginée). Il ne s’agit pas d’un pur
monologisme.
3 Voir par exemple Après Marx (1976/1985) où Habermas essaie de substituer à l’analyse du
développement socio-économique des théories marxistes une approche évolutionnaire conçue en
termes de processus d’apprentissage (cf. chap. IV) ; ou encore Vérité et justification (1999/2001)
où il revient sur ses analyses des années 1980 et propose, selon une grille très clairement
pragmatiste, une théorie de « l’apprentissage évolutionnaire » qui tente de faire une nouvelle fois
le lien entre processus naturels (le développement de la conscience) et processus sociaux
(l’intériorisation de normes).
Chapitre 3

Questions d’identité
On trouve chez Habermas au moins quatre textes faisant référence au
philosophe danois Kierkegaard. Comme ces références apparaissent de
manière éparse dans son œuvre (la première occurrence remonte à 1986,
la dernière à 2005), elles passent souvent inaperçues. Pourtant, leur
répétition sur une période aussi étendue n’est pas le fruit du hasard ou
d’une amusante coïncidence ; elle indique au contraire une réelle
constance dans l’attachement au motif existentiel.
Habermas, philosophe de l’existence ? Au premier abord, cette
association peut surprendre. Lorsqu’on évoque des philosophes
existentiels, on pense généralement à Sartre, Heidegger ou Jaspers, mais
rarement à Habermas. Il faut donc clairement dire que ce n’est pas une
orientation centrale de sa philosophie, encore moins un programme
assumé et revendiqué ; c’est juste une piste de lecture que nous
proposons de suivre et qui permet d’éclairer d’une lumière nouvelle toute
une série de problématiques contenues dans son œuvre et de réunir dans
un même projet des sphères a priori distinctes (notamment la théorie du
langage et la théorie de la démocratie). Ce projet existentiel peut se
résumer en deux mots : sens et responsabilité. Il constitue une trame de
fond qui accompagne la philosophie du langage de Habermas, ainsi que
sa théorie de la citoyenneté. Et en certains points de l’œuvre, il apparaît
au premier plan, explicitement : ainsi lorsque Habermas évoque, dans
quelques textes (par exemple dans les Écrits politiques (1985-1990/1990)
ou dans La Pensée postmétaphysique (1988/1993)), la construction de
l’identité moderne ou quand il développe, dans L’Avenir de la nature
humaine (2001/2002), l’idée singulière d’une « éthique de la nature
humaine. »
Pourquoi donc ces références à Kierkegaard, philosophe danois de la
deuxième moitié du XIXe siècle, dont le Traité du désespoir ou le Journal
du séducteur paraissent bien éloignés des problématiques de L’Espace
public ou de Droit et démocratie ? Rappelons tout d’abord que Habermas
n’est pas le premier Francfortois à s’intéresser à lui : Adorno, au début
des années 1930, avait en effet réalisé une étude sur le philosophe danois.
Pour expliquer cet intérêt commun, on peut avancer l’hypothèse que,
pour Habermas, comme pour Adorno, Kierkegaard mérite une attention
particulière parce qu’il incarne la figure de l’homme moderne, sommé de
résoudre les contradictions que lui impose une société européenne en
voie de modernisation – et de déchristianisation ; il est pris dans
l’angoisse existentielle d’avoir à choisir sa vie et donc à se choisir soi-
même alors que les ordres traditionnels perdent de leur force de
prescription. C’est là l’ambiguïté de la modernité et du processus de
rationalisation des modes de vie et des représentations du monde qui
l’accompagnent : si les traditions desserrent leur étau, cet espace de
liberté subitement conquis implique en même temps un déferlement des
possibles, le risque du relativisme, le danger de l’indécision absolue, la
conscience de l’arbitraire. Bien sûr, les hiérarchies et les traditions
subsistent, tout comme les rôles prédéfinis, les destinées que l’on ne
choisit pas, les déterminismes que l’on subit ; mais le soupçon s’est
désormais insinué – et le vertige n’est jamais loin ; ce que les
révolutionnaires ont dû accomplir et ce à quoi ils ont ouvert la voie de
manière définitive : renverser l’ordre politique et juridique, vider le ciel
de toute prétention normative, créer soi-même la loi, créer son ordre, le
faire tenir par les seules ressources de la raison humaine, l’homme
moderne doit l’accomplir pour lui-même dans sa sphère identitaire. C’est
cette entreprise de construction existentielle que Kierkegaard décrit dans
ses textes. Mais la personne n’est pas à inventer ex nihilo ; c’est
justement là le paradoxe et la difficulté : elle doit se choisir, sciemment,
en conscience et en responsabilité, comme la somme de ses
déterminismes ! En d’autres termes : c’est par un retour réflexif sur sa
propre existence que l’on devient une personne à part entière ; on ne peut
certes pas choisir ses déterminismes, mais on peut les soumettre à une
élucidation critique. C’est par ce mouvement de responsabilisation par
rapport à soi-même et par rapport aux autres qu’une individualité se
forme et se détache petit à petit du fond d’influences où elle avait son
origine et que se construit quelque chose comme le sens d’une existence.
Une existence a un sens si l’on peut en rendre un minimum compte.
On comprend ainsi comment naissent chez Habermas, à partir d’une
approche interactionnelle, les problématiques identitaires et
existentielles ; comment se croisent construction de sens, assomption de
responsabilité et formation de l’individualité. Ce qui singularise de
surcroît la démarche de Habermas, c’est qu’il voit dans ces différents
motifs un enjeu authentiquement politique.
Deux exemples viennent étayer cette idée. Premier exemple : la «
Querelle des historiens » en 1986-1987. C’est précisément à cette
occasion que Habermas fait, nous semble-t-il, pour la première fois
mention de Kierkegaard dans cette optique identitaire. Engagé dans un
débat sur l’attitude que l’Allemagne fédérale doit avoir vis-à-vis de son
passé nazi, Habermas établit alors un parallèle à première vue étonnant,
mais en fin de compte stimulant et convaincant entre identité individuelle
et identité collective : reprenant les analyses que lui inspire la philosophie
existentielle de Kierkegaard, il explique que l’Allemagne doit assumer en
responsabilité son passé. Certes, les générations nées après la guerre
n’ont pas à se charger d’une culpabilité pour une faute qu’ils n’ont pas
commise ; mais ce passé est le leur, elles le portent comme un
déterminisme, qui les frappent de façon aussi injuste qu’inéluctable ;
elles n’ont dès lors d’autre choix que de faire le travail de réflexion
critique qui leur permettra de comprendre, sans la déformer à des fins de
bonne conscience, l’histoire de leur communauté. Seul ce rapport critique
à l’histoire leur donnera la dignité de partenaires justes et raisonnables
dans le dialogue entre nations. Finalement, la capacité à reconnaître ses
responsabilités devient un critère de maturité démocratique, non
seulement d’un individu, mais aussi d’un pays tout entier ; car vivre de
manière authentiquement démocratique, c’est justement avoir une
distance réflexive avec soi-même, s’appliquer à soi-même ses propres
principes, et non s’en abstraire avantageusement. Ce geste de
responsabilité – que les adversaires conservateurs de Habermas tentent de
disqualifier en le confondant avec une indigeste repentance – est au fond
le préalable à tout ordre international soucieux de justice
cosmopolitique.
Deuxième exemple où Habermas établit un lien très étroit entre
identité, responsabilité et démocratie : les discussions autour des
manipulations génétiques auxquelles il prend part à la fin des années
1990 et au début des années 2000. Dans une série d’articles parus dans la
presse en 1998, ainsi que dans son livre L’Avenir de la nature humaine
(2001/2002), Habermas pose la question : faut-il interdire le clonage ? Il
fait en effet l’hypothèse que l’on puisse un jour cloner quelqu’un ou du
moins décider d’un certain nombre de ses caractères et de ses talents ; il
évoque à ce propos une forme de clonage libéral (en revanche, il ne
s’oppose pas au clonage thérapeutique). Son argumentation est la
suivante : dans le cas du clonage libéral, les manipulations génétiques
portent atteinte à l’un des fondements normatifs de la démocratie libérale
moderne : la reconnaissance réciproque d’une égalité de naissance due,
garantie, par le fait que nous soyons tous le produit de combinaisons
génétiques contingentes et que nous ne soyons pas à disposition d’un
tiers, d’un cloneur, ce qui, le cas échéant, créerait une asymétrie entre
êtres humains et serait contraire au principe d’égale dignité. Habermas
reformule ce principe en termes d’« indisponibilité » (Unverfügbarkeit) :
on ne doit pas être un objet entre les mains d’une volonté étrangère.
Se mêlent à cet argument des considérations communicationnelles et
existentielles, déjà abordées plus haut : être une personne auto nome,
c’est aussi être en mesure de se réapproprier de façon critique sa propre
biographie, se réapproprier ses propres déterminismes. On est certes le
produit de déterminismes (sociaux, affectifs, culturels…), mais on a
toujours la possibilité de faire un retour sur soi ; car ces déterminismes
relèvent du symbolique, du langagier : il est, au moins en théorie,
possible de les déconstruire et de les reconstruire (par exemple par un
travail sur soi, psychanalytique ou autre). Ainsi, il est possible de se
réapproprier les déterminismes qui nous constituent, de se choisir comme
résultante d’une somme de déterminations, de faire de sa vie une forme
d’existence dont on peut rendre compte. On change de registre si on
permet une intervention étrangère qui n’est pas de l’ordre du symbolique,
mais qui est une intervention directement physique, génétique. On se
trouve impuissant à se réapproprier ce type de déterminismes, à renverser
l’asymétrie.
L’éthique de la nature humaine dont il est question dans le livre de
2002 n’est autre que cette compréhension à la fois existentielle et
politique de ce qu’est un être humain : la possibilité de pouvoir se
rapporter à soi-même et de se réapproprier sa propre histoire par des
voies communicationnelles est pour Habermas l’un des principes de la
démocratie – et le cœur du principe de l’égale dignité des êtres humains.
Conclusion

Le langage est chargé chez Habermas de toutes les promesses de la


rationalité pratique ; il est la raison pratique, en réalité, et les promesses
en question sont pour le dire simplement celles que seul permet un usage
du langage à des fins de communication et de connaissance : il doit être
possible de considérer l’autre comme une fin en soi, et non comme un
moyen en vue d’obtenir une satisfaction personnelle ; il doit être possible
de s’entendre avec autrui, de partager, d’apprendre en commun, d’ouvrir
son horizon dans un esprit de partage et de coopération ; il doit être
possible de trouver dans une astreinte commune des normes valant pour
tous et de les justifier au moyen de raisons susceptibles de recevoir
l’assentiment de chacun. C’est ce type de rapport au monde, porté vers
l’entente et la coopération, que Habermas décrit grâce à son concept d’«
activité communicationnelle » ; et il est bien vrai qu’une bonne partie de
notre vie sociale se joue sur ce mode coopératif ; cette coopération, cette
coordination de nos façons de parler et d’agir sont souvent implicites,
spontanées, mais cette spontanéité repose en réalité sur des normes qui
permettent l’échange intersubjectif : on en prend conscience quand la
coordination devient moins fluide, plus astreignante, exige un
investissement, quand surgissent un malentendu, un désaccord, une
incompréhension : pour rétablir la coordination, il est alors nécessaire
d’apporter des précisions, de rectifier des éléments, d’argumenter. Cette
capacité à nouer des liens de coordination, à se mettre d’accord, à
enrichir ses points de vue et le cas échéant à rétablir une coopération
interrompue est la manifestation d’une raison à la l’œuvre dans la
communication, d’une « raison communicationnelle ».
Dès lors, quel portrait se dessine en filigrane de l’homme
habermassien ? C’est un être de langage, capable d’apprendre de ses
erreurs, poussé à ouvrir son champ cognitif, qui est pris dans des
interactions, qui met les normes qui constituent son environnement à
l’épreuve de façon active, qui est obligé de projeter un certain nombre
d’idéalisations au moment de l’action, qui pour lui, en tant qu’acteur, en
tant que participant, ont une valeur de vérités, de certitudes ; c’est
quelqu’un qui est bien ancré dans un contexte mais dont les actions et les
interactions sont obligées de présupposer un monde commun inclusif,
c’est-à-dire ouvert aux arguments des autres et susceptible de s’étendre ;
c’est quelqu’un qui évolue dans un contexte de socialité réflexive ; son
identité se construit dans des rapports d’intersubjectivité, elle se stabilise
dans l’assomption de sa propre responsabilité et se nourrit du sens
produit conjointement dans ses interactions avec autrui. L’homme
habermassien est un être profondément social.
DEUXIÈME PARTIE

L’Histoire
En quel sens l’Histoire est-elle un motif central dans l’œuvre de
Habermas ? Rappelons la première évidence, sur laquelle nous avons
déjà fortement insisté dans notre introduction : la pensée philosophique
de Habermas et son engagement en tant qu’intellectuel public trouvent
leurs racines, leur raison d’être, dans l’histoire allemande. On peut en
effet supposer que Habermas a développé, à partir de cette expérience,
une sensibilité particulière pour le caractère historique (éphémère,
transitoire, contingent, changeant) de l’existence humaine, des sociétés
humaines, des institutions, des systèmes de valeurs. Ensuite, pour donner
une formulation, un contenu philosophique à cette expérience, Habermas
a pu abondamment puiser dans sa propre tradition philosophique : de
Kant à Adorno, en passant par Hegel, Marx, Weber, Benjamin ou
Heidegger, les plus grands penseurs allemands ont tenté de faire entrer
l’Histoire dans une théorie, de mettre en ordre ses flux désordonnés, d’y
trouver un sens – quitte à n’en voir aucun –, et des raisons d’espérer – ou
de désespérer. Ce dont hérite Habermas quand il se saisit de ces
problématiques dans les années 1950-1960, c’est d’une philosophie de
l’histoire qui a choisi de se saborder elle-même : dans La dialectique de
la raison (1947), Adorno et Horkheimer décrivent l’odyssée d’une raison
qui dès le départ est mythe et déraison. Il n’y a pour le coup aucune
raison de trouver une rationalité immanente à l’Histoire, si ce n’est une
forme dégénérée de rationalité, une rationalité instrumentale, calculante,
qui compulsivement ne vise qu’à contrôler, soumettre, réduire l’ensemble
de la nature et du vivant à des mesures connaissables et utilisables. Le
meurtre organisé à échelle industrielle pendant la Seconde guerre
mondiale, la toute-puissance de l’arme atomique qui clôt cette guerre
dans un scénario macabre et inaugure une nouvelle ère dans l’histoire du
monde nourrissent auprès des témoins de l’époque l’effrayante certitude
que l’humanité met en œuvre, obstinément et à grand renfort
d’intelligence, son propre suicide. Les lumières de la science devaient,
c’était l’espoir du XVIIIe siècle, apporter le progrès matériel et avec lui le
bonheur : cette utopie émancipatrice, c’est désormais la conviction, s’est
retournée contre elle-même, le progrès a déserté le théâtre de l’Histoire.
Dès lors, s’accrocher à l’idée de progrès, c’est imposer des torsions au
cours contingent des événements, vouloir rendre l’avenir prévisible et
finalement plaquer une intention inévitablement totalitaire sur la foule
des libertés individuelles et collectives. Tourner le regard vers l’Est ne
fait que confirmer ce sentiment : le marxisme à la sauce soviétique finit
de disqualifier toute utopie libératrice et toute prétention à faire tenir les
possibles historiques dans les limites d’une philosophie de l’histoire.
Ce pessimisme est parfaitement légitime. Mais il fait naître toute une
série de questions, qui le sont tout autant : faut-il définitivement renoncer
à toute idée de progrès, à toute promesse d’émancipation ?
L’émancipation doit-elle ou peut-elle être transplantée dans un autre
cadre que celui, aux profondeurs métaphysiques, de l’Histoire ? Faut-il
s’interdire de penser la contingence historique, les différentes formations
sociales et politiques, leur développement et leur amélioration possible ?
Autant d’interrogations qui se rejoignent dans ce questionnement : que
faire de la philosophie de l’histoire après 1945 ?
La réponse globale qu’apporte Habermas consiste à élargir cette
lecture univoque et à mettre en évidence les ambivalences dont l’Histoire
et le développement de l’Humanité sont porteurs. Nous avons vu dans la
première partie que le concept de raison communicationnelle que
développe Habermas était justement une réponse au pessimisme
philosophique ambiant, une manière de pondérer le diagnostic et de
proposer une contrepartie au concept de raison instrumentale. La façon
dont Habermas aborde la philosophie de l’histoire est finalement très
représentative de la démarche qui le guide dans toute son œuvre : il reçoit
d’abord un héritage, celui du matérialisme historique, puis il le critique et
le reformule tout en en conservant certaines exigences (l’autoréflexivité
critique, la visée émancipatrice), il engage une réflexion sur ses
fondements épistémologiques et méthodologiques (en s’orientant vers les
sciences sociales, plutôt que d’en rester au primat de l’économie), puis
semble sortir de son cadre (en abandonnant peu à peu le diagnostic
critique du capitalisme avancé) et propose de redéfinir les ambitions et
les modalités d’une émancipation possible à partir d’une tout autre
tradition (le pragmatisme). Cette tradition est censée rendre compte des
conditions de possibilité d’une socialisation s’opérant par le bas sur un
mode réflexif (par le biais du langage) dans le cadre de notre modernité
culturelle – c’est-à-dire principalement dans un Occident où s’effrite, à
partir des Temps modernes, la force des traditions (religion, pouvoir
sacré), ce qui implique que les hommes se saisissent désormais eux-
mêmes des normes censées régir leur vie en commun.
Ainsi, au motif d’une philosophie de l’histoire se superpose petit à
petit celui d’une théorie de la modernité. Cette théorie permet de
conserver des figures propres à une philosophie de l’histoire
(émancipation, processus, rationalisation), de maintenir l’exigence
hégélienne de penser son époque (en essayant de trouver la bonne
méthode, le bon discours pour le faire), d’intégrer les tendances à la
réification aussi bien que celles à l’émancipation (et donc de proposer un
diagnostic nuancé), de nourrir enfin face au développement historique
quelque espoir sans pour autant verser dans l’art divinatoire. Dans cette
optique, deux références sont essentielles : d’abord, le discours que
Habermas tient en 1980 à l’occasion de la remise du prix Adorno,
intitulé : « La modernité, un projet inachevé ». Il s’agit d’un texte
polémique où Habermas s’en prend aux intellectuels « pré-, post- et
antimodernes » (!) et en appelle à une réactivation des idéaux
émancipateurs des Lumières. Ce programme fonctionne comme un
véritable leitmotiv dans l’œuvre de Habermas, il est opératoire jusque
dans ses dernières publications (notamment Entre naturalisme et religion,
où l’analyse des rapports de la politique et de la religion relève
précisément de cette nécessité de réactualiser en permanence le projet de
la modernité, de tenter de remédier à ses tendances désenchanteresses).
Ce mouvement de retour aux « bonnes » racines de la modernité, cette
volonté de « réconcilier la modernité avec elle-même » vont de pair avec
un retour à Kant – c’est la deuxième référence. Tandis que la place de
Marx – et de Hegel – devient de plus en plus réduite dans l’œuvre de
Habermas, celle de Kant tend au contraire à s’imposer toujours
davantage. C’est particulièrement vrai pour ce qui est de la réflexion sur
l’Histoire : ainsi, alors que la philosophie de l’histoire semblait être
tombée sinon en disgrâce du moins en désuétude, on assiste chez
Habermas lui-même à un regain d’intérêt depuis les années 1990-2000
pour la philosophie kantienne de l’histoire. Une façon de revenir à un
usage non dogmatique de l’étude de l’histoire. En changeant de tradition,
en passant du matérialisme historique au pragmatisme, Habermas semble
opérer des détours qui ne servent en fin de compte qu’à revenir à sa
propre tradition, la philosophie kantienne, une philosophie politiquement
et historiquement non suspecte.
Dans le chapitre IV, nous verrons comment Habermas hérite dans un
premier temps de la philosophie marxiste de l’histoire et, face à ses
apories, entreprend une reconstruction du matérialisme historique. Cette
reconstruction s’opère de l’intérieur et consiste pour l’essentiel à mettre
en évidence la composante pratique et commu nicationnelle constitutive
des rapports de production que la théorie marxiste a insuffisamment
reconnue. Ce faisant, Habermas reformule l’anthropologie marxiste et
l’enrichit d’une théorie du développement cognitif et moral. Cette
anthropologie lui permet d’articuler processus naturels et processus
socioculturels au sein d’une théorie de l’évolution qui ne prétend plus
décrire ou prévoir un sens univoque de l’Histoire.
Dans le chapitre V, nous verrons comment Habermas s’engage à la
suite de Max Weber dans une critique de la modernité comprise dans les
termes d’un ample processus de rationalisation et comment il en vient, en
se tournant vers le pragmatisme, à donner une nouvelle lecture de cette
rationalisation. Nous nous attarderons sur la théorie de la modernité qui
en découle. Ce sera au passage l’occasion de mieux comprendre
comment se construit la TAC : grâce à l’articulation d’un moment
historique (la modernité comprise comme le cadre socio-historique d’un
processus de modernisation, i.e. de rationalisation, d’actualisation d’un
potentiel normatif) et d’une constante anthropologique (i.e. les
compétences cognitives et langagières de l’homme – cf. chap. I).
Le chapitre VI prolongera la référence à Kant et montrera comment les
derniers écrits politiques de Habermas (des années 1990-2000), ceux
consacrés à la « constellation postnationale » (prenant pour objet l’Union
européenne, le droit international, le droit cosmopolitique, l’ONU, etc.),
reposent sur une reprise de la philosophie kantienne de l’histoire et de
son modèle téléologique ; comment Habermas s’inspire des analyses et
des intuitions de Kant et les réactualise ; comment, au fond, la boucle
paraît peu à peu bouclée : après les errements de la philosophie hégélo-
marxiste, qui a un fait un usage dogmatique et métaphysique de
l’Histoire, Habermas donne l’impression de vouloir revenir à la leçon
donnée par Kant et défendre à sa suite un usage méthodologique de
l’Histoire : placer un horizon régulateur ; orienter dans sa direction les
initiatives et les réformes ; trouver dans cette téléologie méthodique des
raisons de ne pas désespérer.
Chapitre 4

La reconstruction du matérialisme historique


Le premier travail universitaire de Habermas est sa Dissertation (thèse
de doctorat), présentée à l’université de Bonn en 1954. Il se trouve que le
sujet traité est justement en rapport avec l’Histoire : « L’Absolu et
l’Histoire. Du dualisme dans la pensée de Schelling ». Il s’agit, nous en
avions déjà fait la remarque dans notre introduction, d’un thème somme
toute classique d’histoire de la philosophie. Et cette thèse est une thèse
traditionnelle, le commentaire critique d’un aspect de l’œuvre d’un
philosophe consacré par l’histoire de sa discipline. Rien que de très
normal pour un jeune étudiant en philosophie (Habermas a alors vingt-
cinq ans). Ce travail témoigne toutefois discrètement de deux influences
spécifiques qui contribuent alors à former la sensibilité philosophique de
Habermas : d’une part la philosophie de Heidegger, d’autre part la
philosophie hégélo-marxiste. Heidegger est à cette époque une référence
incontournable dans le monde de la philosophie. Son œuvre majeure Être
et temps (Sein und Zeit, 1927) est toujours abondamment discutée.
Habermas n’échappe pas à cette influence et s’applique à établir une
filiation entre les catégories d’« historicité » et d’« être » telles que
Schelling et Heidegger les utilisent. Parallèlement, il s’intéresse de plus
en plus aux jeunes hégéliens qu’il découvre véritablement grâce au livre
de Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche. Le premier chapitre de sa thèse,
consacré à la « critique contemporaine [i.e. du temps de Schelling] de
Hegel », écrit après coup, justement après la lecture de Löwith, s’en
inspire directement.
C’est à la même époque qu’il lit La dialectique de la raison d’Adorno
et Horkheimer, ainsi que Histoire et conscience de classe de Georg
Lukács. Le passage à Francfort auprès de « rémigrants », puis
l’habilitation sous la direction d’Abendroth, ce contact avec des
intellectuels de gauche fortement marqués par l’expérience du nazisme
contribuent à lui faire prendre, à lui aussi, un virage nettement à gauche.
Dans un premier temps, relativement bref, dans les années 1955-57,
Habermas défend même une forme de marxisme orthodoxe et semble de
ne pas exclure qu’une révolution soit encore possible sur le sol allemand
– on se souvient que ces prises de position irritèrent fortement
Horkheimer. Puis il prend ses distances par rapport à cette lecture et
évolue vers un marxisme non-orthodoxe et révisionniste.
Quand on examine les différents textes de Habermas, non seulement
de cette époque, mais aussi des années 1960 à 1980, on s’aperçoit que la
notion de rationalisation constitue une sorte de fil conducteur. Elle est
même ce qui fait le lien entre la reprise du marxisme à la suite de Lukács
et la théorie de la modernité esquissée dans la TAC dans le sillage de
Weber. Au fond, par-delà les changements de paradigme, de cadre
épistémologique, par-delà les différents angles méthodologiques et la
diversité des approches disciplinaires, ce que cherche Habermas, c’est à
conquérir des espaces de liberté au sein de contextes sociopolitiques
contraignants, liberté s’entendant comme la possibilité pour les hommes
d’organiser leur existence en référence à des normes dont ils peuvent
librement et rationnellement débattre. En d’autres termes, il s’est toujours
agi pour lui de préserver la possibilité d’une rationalité pratique en
s’appuyant sur la spécificité anthropologique de la rationalité
communicationnelle.
Un des tout premiers articles de Habermas, publié dans la revue
Merkur en 1954, est ainsi consacré à la « dialectique de la rationalisation
». Habermas reprend la théorie de la réification (Verdinglichung) que
Lukács avait jadis développée en commentant les Manuscrits parisiens
de Marx. La réification, c’est le processus qui transforme une personne,
une culture, une société en objet, en marchandise, en chose. Ce thème de
la réification est centrale dans la tradition marxiste et dans la Théorie
critique jusqu’à aujourd’hui1. Axel Honneth, actuel directeur de l’Institut
für Sozialforschung à Francfort et ancien assistant de Habermas, a par
exemple écrit récemment un petit ouvrage dédié à cette thématique2.
Dans la TAC, Habermas lui-même consacre un chapitre entier à cette
histoire philosophique de la réification : « De Lukács à Adorno : la
rationalisation comme réification » (TAC I, 347-402). Il est du reste
frappant de constater que l’article de 1954 annonce vingt-cinq ans à
l’avance l’orientation de la TAC : critique de la réduction fonctionnaliste,
critique des rationalisations techniques et économiques (lesquelles
étendent leur empire sur l’ensemble des activités humaines et des modes
d’existence et empiètent sur le potentiel émancipateur de la rationalité
sociale – cf. l’idée d’une « colonisation du monde vécu » développée
dans la TAC). La critique de la technique est alors redevable des analyses
de Lukács, mais aussi de celles de Heidegger. Les années suivantes,
Habermas approfondit ce thème, mais dans une perspective plus
proprement politique : il s’éloigne de l’influence de Heidegger et se place
plus clairement sous l’égide du marxisme. Il formule alors une critique
de la technocratie, c’est-à-dire de l’usage politique qui est fait de la
technique et de la science. Cette critique est au cœur de La technique et
la science comme idéologie, recueil d’articles publiés dans les années
1960, dans une ambiance de forte contestation sociale et politique.
Habermas y décrit à la fois les tendances à la dépolitisation de la société,
le manque d’engagement civique, le repli sur des attitudes consuméristes
et l’idéologie technocratique qui, sous couvert de rationalisation
scientifique, légitime des rapports de pouvoir et des intérêts privés. Ces
textes sont de très intéressants témoignages d’une époque où émerge
véritablement la culture de l’expertise et de l’évaluation au sein d’une
politique de plus en plus scientificisée. Si Habermas confesserait
aujourd’hui volontiers la lecture trop univoque qu’il avait alors du rôle de
la science et s’il aurait probablement tendance à relativiser la toute-
puissance de l’idéologie technocratique, ses analyses gardent une
véritable actualité. Elles pointent le front de tensions entre des
revendications relevant d’arguments moraux (quelles sont nos valeurs ?
dans quel type de société voulons-nous vivre ?) et des critères comptables
déconnectés de toute considération morale (faire du chiffre, classer,
ordonner, rentabiliser, évaluer), qui servent en réalité des objectifs
particuliers ou du moins une certaine vision du monde ; elles invitent, en
se gardant de toute paranoïa anti-technocratique, à faire preuve d’esprit
critique vis-à-vis de pratiques qui ont tendance à s’insinuer dans tous les
domaines de la vie sociale et à acquérir la force d’une évidence
inquestionnable : car les chiffres constituent l’argument suprême,
indubitable, ils incarnent la seule rationalité digne de foi. Ce qui est en
cause n’est pas tant leur cohérence intrinsèque (encore que, pour
Habermas, qui reprend les arguments de Herbert Marcuse, la technique et
la science possèdent déjà, intrinsèquement, un projet de domination) que
l’intention qui les accompagne. Et c’est seulement lorsque la logique
faussement universaliste qui sous-tend leur manipulation se déchire que
l’on prend conscience de l’usage idéologique qui en était fait.
La critique de la technocratie conduit Habermas à opérer une
distinction capitale entre deux types d’activité, qui renvoient à deux types
de rapport au monde : le travail et l’interaction. Le travail désigne le type
d’activité rationnelle par rapport à une fin ; l’interaction désigne quant à
elle le type d’activité communicationnelle médiatisée par des symboles.
Cette distinction structure la philosophie et la sociologie de Habermas de
manière essentielle. Nous l’avons déjà rencontrée dans les chapitres
précédents consacrés à la philosophie du langage ; nous la retrouverons
dans les chapitres dédiés à la sociologie habermassienne. Retenons ici
que Habermas emprunte cette distinction à Hegel et à Marx. Tous deux
auraient bien perçu, dans leurs textes de jeunesse, la dimension
interactionnelle et coopérative inhérente à l’activité humaine, et
singulièrement à tout développement social, mais ils auraient par la suite
négligé cette dimension au profit de l’aspect « travail » – qui en effet
devient central dans la tradition hégélo-marxiste. Hegel, selon Habermas,
n’aurait pas pu, à l’époque, disposer du cadre théorique (en l’occurrence
d’une philosophie du langage) susceptible de lui permettre de développer
son intuition – et d’approfondir la dimension intersubjective de la
constitution de l’identité, qui est certes bien présente dans les textes de la
période de Iéna ; quant à Marx, ce serait surtout ses continuateurs qui
seraient coupables d’avoir mis l’accent, exagérément, sur la part
calculable du développement social, en réduisant aux limites d’un objet
observable selon des lois empirico-analytiques le champ pourtant
inépuisable des expériences humaines (TP, 19 ; 252).
C’est en tout cas à partir de cette distinction et mû par la volonté de
redonner sa place à la dimension communicationnelle inhérente aux
processus socio-historiques que Habermas entreprend une «
reconstruction du matérialisme historique »3. Que signifie ici l’idée de «
reconstruction » ? « Cela signifie […] que l’on démonte une théorie et
qu’on la reconstitue sous une forme nouvelle, pour mieux atteindre le but
qu’elle s’était fixé » (AM, 25-26). Quel est le but du matérialisme
historique ? Décrire le développement des sociétés au cours de l’Histoire
en considérant que le moteur de ce développement réside dans
l’évolution des forces productives (c’est-à-dire des moyens de
production), dépendant elle-même directement de l’innovation
technique ; chaque nouveau type de forces productives induit un certain
type de rapports de production (c’est-à-dire de rapports de propriété, de
répartition des moyens de production) et donc d’organisation économique
et sociale ; et chaque type de rapport de production implique à son tour
un certain type de superstructure juridique et politique, et avec elle des
formes de conscience spécifiques qui s’expriment dans la religion, l’art,
la philosophie, la vie intellectuelle et culturelle en général.
Traditionnellement, le matérialisme historique distingue six phases
historiques, qui correspondent chacune à un certain état de
développement des forces productives et des rapports de production :
depuis la préhistoire et les sociétés néolithiques jusqu’à la société
bourgeoise capitaliste du XIXe siècle, dont le communisme doit
précisément permettre le dépassement. On sait que, selon Marx, un
décalage se fait jour entre l’état de développement des forces productives
et l’état de développement des rapports de production, le premier se
faisant sur un mode plus rapide que le second. C’est de ce décalage, et
des contradictions qu’il génère, que doivent naître la révolution
prolétarienne et le renversement de la société capitaliste.
Ce qu’on peut dire pour simplifier, c’est que Habermas, en
entreprenant une reconstruction du matérialisme historique, en change la
lettre, mais en conserve l’esprit ; il garde le cadre matérialiste et la
dynamique évolutionnaire, ainsi que la visée émancipatoire, mais il
procède à d’importants réaménagements internes ; concrètement, il
substitue au productivisme et à l’économisme dominants de cette théorie
une assise plus ouverte et diversifiée, en faisant une place essentielle à ce
qu’il appelle les « sciences reconstructives ». En outre, il abandonne le
motif révolutionnaire.
Pour le dire d’une phrase, ce que propose Habermas est une théorie de
l’évolution sociale, ayant comme principe moteur le phénomène
d’apprentissage. Le développement de nos sociétés dépend en effet
simultanément de deux types d’apprentissage sociocognitif : d’une part,
d’un processus d’apprentissage d’ordre instrumental, technique,
scientifique et qui se traduit par l’évolution des forces productives, dont
on peut considérer que le progrès est à peu près linéaire ; d’autre part,
d’un processus d’apprentissage de type communicationnel : ce que la
tradition marxiste ne voit pas suffisamment, c’est que l’évolution des
forces productives dépend des innovations réalisées à ce niveau
interactionnel. Le développement des structures normatives et les
performances sociocognitives qui l’accompagnent jouent un rôle aussi
important que les forces productives dans l’élaboration de nouveaux
modes de production. Pour Habermas, il s’agit donc de rééquilibrer le
paradigme de la communication par rapport au paradigme de la
production. C’est le sens de la conceptualisation qu’il propose dans La
Technique et la science comme idéologie autour du couple
travail/interaction, destiné à remplacer le couple forces
productives/rapports de production.
Il faut clairement souligner que le paradigme communicationnel ne
renvoie pas uniquement à la dimension interactionnelle, langagière,
consensuelle de la vie sociale : il implique aussi une dimension «
anthropo-cognitive », c’est-à-dire ayant trait aux compétences mentales
et morales de l’être humain, qui sont une des conditions de toute
innovation sociale, économique ou culturelle. Nous avons vu au chapitre
II que la psychologie sociale et cognitive joue un rôle essentiel dans la
théorie morale de Habermas : dans Morale et Communication (1986)
puis dans Vérité et Justification (1999), Habermas reprend, commente,
approfondit les analyses de Piaget, de Kohlberg et du pragmatisme
kantien et cherche, comme nous l’avons vu, à montrer que les
performances morales ne sont pas un vœu pieu mais sont rendues
possible par notre appareillage cognitif : il développe une théorie de «
l’apprentissage évolutionnaire », s’appuyant sur différents stades
observables de développement de la conscience morale
(préconventionnel, conventionnel, postconventionnel) ; il espère ainsi «
réconcilier Kant et Darwin ».
Il est intéressant de constater que, dès les années 1970, Habermas
s’inspire de ces théories, dans une discussion philosophique a priori bien
différente – en l’occurrence il ne s’agit pas de théorie morale, mais de
critique du marxisme. Probablement porté par la vague du freudo-
marxisme qui cherche à faire correspondre processus psychiques
individuels et formations collectives, Habermas applique ces théories
cognitivo-évolutionnaires au développement de nos sociétés. C’est ici
qu’interviennent les « sciences reconstructives », comme la psychologie
cognitive de Piaget, que Habermas utilise largement pour réaménager de
l’intérieur le matérialisme historique. Tout en marquant un certain
nombre de réserves interdisant de confondre ontogénèse (développement
de l’individu) et phylogénèse (développement d’un corps collectif, par
exemple une culture, une société ou l’espèce humaine en général),
Habermas perçoit des homologies entre le développement des structures
normatives individuelles et le développement des structures normatives
d’une société (incarnées dans la morale et le droit) et croit retrouver les
mêmes structures de conscience (préconventionnelle, conventionnelle et
postconventionnelle) au niveau des institutions de la société et au niveau
des individus socialisés, avec, dans le meilleur des cas, une tendance à
l’universalisation, au décentrement, à l’autoréflexion : « En somme, les
sociétés modernes doivent développer une identité collective qui […] soit
plus compatible avec des structures du moi universalistes » (AM, 57).
Habermas essaie ainsi de réconcilier l’Histoire et la Nature. Et on
pourrait ajouter la Morale. Marx, Darwin et Kant !
Dès lors, Habermas critique la périodisation très schématique du
matérialisme historique qui distingue six phases correspondant à six
modes de production. Ce concept de mode de production reste
probablement adéquat pour saisir une logique évolutionnaire, mais il
n’est selon lui pas assez affiné, pas assez abstrait et, surtout, il ne doit pas
occulter la logique cognitivo-interactionnelle qui sous-tend l’évolution
sociale. Ainsi, Habermas montre que l’on peut réinterpréter ces différents
stades en fonction des structures de conscience qui y sont à chaque fois
opérationnelles – celles-ci ne s’appliquant pas, du reste, à l’activité
sociale de chaque époque en général, mais étant ramifiées en « structures
générales de l’action », « structures des visions du monde » et «
structures du droit institutionnalisé et des représentations morales à
caractère obligatoire ». Chaque époque présente, pour chaque type de
structure (action, visions du monde, droit et morale) des traits
préconventionnels, conventionnels ou postconventionnels (qui ne sont
pas forcément les trois mêmes pour chaque époque). L’évolution sociale
telle que reconstruite par Habermas suit en fait un schéma d’explication
structuraliste : des structures moins puissantes sont remplacées par des
structures plus puissantes, plus englobantes (AM, 101).
Il découle de cette reconstruction une nouvelle approche de l’idée de «
progrès » ou de « sens de l’histoire ». Habermas ne parle justement plus
de « sens de l’histoire », mais d’une « direction de l’évolution »
(Richtung der Evolution). Et s’il semble admettre l’idée d’une sorte de
capitalisation structurale des apprentissages sociocognitifs, il ne
considère pas qu’il soit possible de donner des garanties de progrès et il
accorde une place importante à la contingence des événements. Contre
l’histoire-prophétie, qui fait du prolétariat un Sujet de l’Histoire et lui
assigne une mission libératrice, Habermas considère que le vecteur de
l’évolution sociale est formé par les sociétés dans leur ensemble et les
individus-acteurs qui en sont membres et qui sont engagés dans des
pratiques intersubjectivement partagées. C’est pour cette raison
qu’aucune théorie surplombante ne peut interpréter et prévoir un sens
univoque de l’Histoire. En reconstruisant le matérialisme historique à
partir des présupposés interactionnels de toute société humaine,
Habermas renverse l’ordre de priorité traditionnellement établi entre
théorie et pratique : c’est désormais de la pratique qu’émerge la
normativité. Cela conduit à la fin des grandes théories au profit d’une
théorie de l’action dont la validité s’éprouve dans les interactions les plus
quotidiennes. Il y a là une forme de déflation pragmatique des ambitions
marxistes.
Changer la lettre, garder l’esprit : c’est avec cette formule certes
schématique que l’on peut tenter de résumer les liens de Habermas au
marxisme, qui se confond chez lui en grande partie avec le matérialisme
historique. Globalement, Habermas a repris les différentes révisions
opérées par ses prédécesseurs de l’École de Francfort en direction d’une
sécularisation du marxisme ; il a ajouté sa propre contribution, en «
naturalisant » la théorie marxiste de l’évolution sociale. Fort de ce
fondement anthropologique, il pouvait, comme il l’écrit quelques années
plus tard, « dégager le matérialisme historique de la philosophie de
l’histoire qui le lestait » (TAC II, 421).
L’esprit qui est conservé, c’est le potentiel critique du marxisme ; la
volonté de dévoiler les illusions, individuelles et institutionnelles,
d’identifier les situations de communication déformée, les rap ports de
pouvoir, les tendances à la réification et à la colonisation du monde
vécu ; l’exigence d’élaborer une théorie critique de la société.
L’idée d’émancipation reste essentielle ; mais elle n’advient plus dans
un mouvement historique général. Elle renvoie plutôt aux structures de
conscience qui sont opératoires dans une société donnée et, en dernier
ressort, au choix que l’être humain est capable de faire en faveur de la
raison – moment de choix en réalité immanent à la raison elle-même. Il
se peut que certaines époques réunissent des conditions qui favorisent
plus que d’autres le recours à une raison communicationnelle et à des
structures de conscience postconventionnelles. C’est l’hypothèse que
propose Habermas quelques années plus tard, en développant avec la
TAC une théorie de la modernité. La modernité sera alors comprise à la
fois comme un processus historique et comme une disposition à se servir
de sa raison communicationnelle (cf. chapitre suivant).
1 Voir S. Haber, L’aliénation , Paris, PUF, 2007. La réification est une des formes de
l’aliénation.
2 Axel Honneth, Die Verdinglichung , Francfort/Main, Suhrkamp, 2005 ; trad. fr. S. Haber, La
réification , Paris, Gallimard, 2007.
3 Cette formule renvoie à la version originale d’ Après Marx (1985), intitulée en allemand Zur
Rekonstruktion des historischen Materialismus (1976).
Chapitre 5

Une théorie de la modernité


La reconstruction du matérialisme historique va de pair chez Habermas
avec le développement d’une théorie de la modernité. De fait, les deux
thèmes sont traités de manière synchrone dans les années 1970. Les
essais contenus dans l’ouvrage Après Marx sont contemporains de textes
préparatoires à la TAC où Habermas va véritablement creuser le sillon
légué par Max Weber et reprendre ses analyses sur les processus de
modernisation de la société. Du reste, ces deux thèmes ne sont pas traités
par hasard de façon parallèle : nous avons vu dans le chapitre précédent
que la théorie de l’évolution sociale que propose Habermas à la suite de
Marx semble à la fois inclure et déboucher sur une théorie de la
modernité. Cette théorie repose, rappelons-le, sur l’articulation d’un
processus naturel et d’un processus socioculturel, c’est-à-dire d’une
anthropologie et d’une théorie du développement des sociétés. Nous
allons donc nous arrêter dans ce chapitre sur le moment « moderne » de
cette évolution.
Le thème de la « modernité » (Moderne, en allemand) est un thème
cher à Habermas. Il a donné lieu, directement, à une conférence
demeurée célèbre et à un recueil de textes publié au milieu des années
1980, qui a également beaucoup fait pour la notoriété de son auteur. Cet
ensemble de textes semble marquer pour Habermas un nouveau départ,
ou du moins une nouvelle direction, précisément sous le signe d’une
défense et illustration de la « modernité », après qu’il a digéré l’héritage
marxiste et pris définitivement le virage pragmatiste. Cette réflexion sur
le potentiel normatif de la modernité est en effet indissociable de la
Théorie de l’agir communicationnel, publiée au même moment (1981).
Fort de cette solide assise théorique, Habermas peut alors se lancer, non
sans une certaine combativité, dans la « querelle des modernes et des
postmodernes ».
Revenons sur ces textes pour bien comprendre ce que Habermas
entend par « moderne » et « modernité ». Le premier texte est une
conférence présentée en 1980, à Francfort, à l’occasion de la remise du
Prix Adorno. Elle est intitulée : « La modernité, un projet inachevé »1
(Die Moderne, ein unvollendetes Projekt). C’est un texte assez polémique
dans lequel Habermas critique d’abord ouvertement la droite «
néoconservatrice » allemande de la fin des années 1970. Ce qu’il lui
reproche, c’est le discours qu’elle développe alors et dans lequel elle
impute la responsabilité des faillites ou défaillances de l’économie
capitaliste à, pour le dire vite, une soi-disant « modernité culturelle »
défendue par une pensée de gauche et qui conduirait à une forme
d’hédonisme narcissique, à une forme de nihilisme, à un effritement des
traditions, à une explosion de la sphère familiale. Or, pour Habermas, ce
sont les impératifs systémiques de l’économie et de la bureaucratie
capitalistes qui provoquent une désagrégation sociale. Il développe alors
son argumentation autour du motif de la « modernité » et critique les
soubassements idéologiques de ce qu’il appelle le « néo-conservatisme ».
Il dresse une typologie plutôt étonnante de ses adversaires théoriques,
qu’il classe en trois catégories : les « jeunes conservateurs » qui incarnent
une forme d’« anti-modernisme » ; les « vieux conservateurs » qui eux
sont « pré-modernes » ; et les « néoconservateurs » qui sont « post-
modernes ». Cette attaque en règle va contribuer à accroître la notoriété
de Habermas en France car il met en cause certains intellectuels qui chez
nous ne passent pas vraiment pour des conservateurs : Bataille, Foucault,
Derrida (qu’il range parmi les « jeunes conservateurs » antimodernistes),
et qui seraient surtout coupables de se situer dans la lignée de Nietzsche.
Il ne met pas en cause nommément Jean-François Lyotard, mais il est très
probable qu’il pense à lui lorsqu’il critique les « néoconservateurs
postmodernes », puisque Lyotard vient tout juste de publier, en 1979, un
livre qui en fera, à tort ou à raison, le père de la postmodernité : La
condition postmoderne2. Aux jeunes conservateurs, Habermas reproche
une forme d’esthétisme dionysiaque, de subjectivité découplée de toute
visée normative, de faire sans l’avouer de la métaphysique en mettant au
centre de leurs réflexions un principe auquel tout devrait se rapporter : la
volonté de pouvoir, l’Être… Aux postmodernes, il reproche de pousser
trop loin la segmentation de la raison, de liquider toute idée
d’universalisme.
Habermas tient ensuite, au début des années 1980, une série de
conférences sur ce même thème, où il examine les positions théoriques
d’une dizaine de penseurs de l’anti-, pré- ou post-modernité et il publie le
tout dans un ouvrage intitulé Le discours philosophique de la modernité
(1985/1988)3 où il passe en revue la pensée de Nietzsche, Heidegger,
Bataille, Foucault, Derrida… (mais aussi d’Adorno et Horkheimer). Ces
textes vont alimenter le fameux débat qui naît à ce moment-là, au milieu
des années 1980, entre modernes et postmodernes, modernité et
postmodernité. Le cœur de la critique de Habermas porte sur une certaine
mentalité (politique et philosophique) qui tourne le dos aux acquis ou aux
promesses de la modernité de façon contradictoire (car ceux-là mêmes
qui la critiquent en sont les héritiers). La modernité, pour le dire d’un
mot, ce sont les promesses de rationalité issues des Lumières. Dans sa
conférence de 1980, Habermas pose clairement une alternative : est-ce
qu’on reste fidèle aux intentions des Lumières ou est-ce qu’on considère
que le projet est dépassé, n’a plus lieu d’être ou, surtout, a été
définitivement disqualifié par les tragédies du XXe siècle, que l’optimisme
quant à une émancipation de l’Humanité grâce à la science est déplacé et
dérisoire ?
Tout dépend de ce que l’on fait de cet héritage et comment on choisit
de l’interpréter. Habermas considère justement que la modernité, c’est un
potentiel, qu’il faut constamment réactiver, ré-exploiter ; il est par
essence « inachevé ». Revenir à ce potentiel, c’est aussi, pour le
philosophe de Francfort, retrouver les bonnes traditions allemandes :
Kant, l’humanisme, le républicanisme, l’universalisme, le
cosmopolitisme. La raison d’avant la déraison. Toute son œuvre est
portée par cette dynamique, reprendre le projet émancipatoire des
Lumières, garder foi en la raison, qui certes, dès Kant, commence à se
différencier en diverses sphères d’activité (sciences, morale, art).
Justement, tout l’enjeu consiste à trouver le médium capable d’englober
ces sphères, de résister à leur autonomisation croissante et de faire passer
dans la pratique quotidienne (Alltagspraxis) leur potentiel de rationalité ;
ce médium, c’est le langage (cf. chap. I).
Dans le premier texte du DPM, Habermas évoque la notion de
modernité en termes de « modernité culturelle » (kulturelle Moderne). Il
met ainsi l’accent sur la dimension intellectuelle, spirituelle, normative
de cette période historique situable entre 1500 et 1800, marquée de façon
décisive par la Réforme, les Lumières et la Révolution française et dont
le centre de gravité est sans aucun doute le XVIIIe siècle. En reprenant les
analyses de Hegel, il définit la modernité comme le moment où émergent
les principes de subjectivité, de liberté individuelle, d’autonomie, de
réflexivité, de critique, opérant sous la législation de la raison (Vernunft).
La modernité est donc cette période historique où émerge un certain
contenu normatif ; elle est aussi, c’est un second aspect capital, traversée
par un processus de modernisation, de rationalisation, initié justement
par une raison à la fois pratique et technicienne. La référence que
Habermas convoque ici, c’est Max Weber. Weber décrit deux types de
rationalisation : la rationalisation de la société (avec la mise en place
d’une économie capitaliste et d’une administration bureaucratique) et la
rationalisation des « modes d’existence » (Lebensformen4), notamment
par les voies de la sécularisation et de la désacralisation des
représentations du monde. De nombreuses analyses de la modernité, dont
celle de Weber, tendent à privilégier le premier type de rationalisation et
dépeignent la société et l’État modernes comme une « cage d’acier ».
Tout le propos de Habermas (notamment dans le DPM et dans la TAC)
est au contraire de mettre l’accent sur le deuxième type de rationalisation
et de montrer que la modernité n’est pas seulement synonyme de
désenchantement et de réification, mais aussi de libération des ressources
communicationnelles, de la capacité de critiquer, de remettre en cause les
ordres traditionnels, les hiérarchies. C’est dans cette optique qu’il
développe dans la Théorie de l’agir communicationnel une théorie de
l’évolution sociale, c’est-à-dire une théorie qui rend compte du contexte
historique de la modernité, caractérisé par la rationalisation de
l’organisation sociale et des représentations du monde. Le concept de
raison communicationnelle vise certes à montrer que la structure
rationnelle interne des processus d’intercompréhension a une valeur
universelle, mais ces processus ne s’accomplissent jamais mieux que
dans un contexte social, politique et culturel où le monde vécu n’est plus
le monopole des interprétations archaïques soustraites à la réflexion et
des institutions autoritaires, mais s’ouvre à la résolution discursive des
problèmes sociaux et politiques. Plus précisément la raison
communicationnelle et la raison instrumentale, à laquelle Max Weber a
tendance à réduire la rationalité moderne, sont dans un rapport de tension
et de complémentarité et se disputent au sein du monde vécu la
conservation de l’ordre et du lien social (TAC I, 349). Weber a négligé la
rationalisation du monde vécu pour s’intéresser avant tout au processus
de rationalisation des systèmes d’action comme l’État et l’économie.
Contrebalançant les analyses pessimistes de Weber, Habermas insiste sur
les progrès d’une socialisation réflexive au sein même du monde vécu
s’appuyant sur les ressources de la discussion, c’est-à-dire s’effectuant
dans la perspective de l’agir orienté vers l’intercompréhension. Le lien
communicationnel devient, dans la modernité, le lien social principal, «
un lien qui porte les forces de l’émancipation et devant lequel toutes les
autres figures de la vie sociale sont pour ainsi dire amenées à rendre des
comptes »5. Le diagnostic de « perte de sens » et de « perte de liberté »
que fait Weber – et que reprend Horkheimer dans Éclipse de la raison –
est trop tranché. Il évacue toute la nouvelle dimension de sens et de
liberté qui incombe aux hommes et aux femmes du fait du potentiel de
rationalité qui est désormais dis ponible à la base de tout discours – ce
qui implique, certes, d’autres difficultés, dont la première est d’assumer
cette liberté communicationnelle et cette construction de sens sans plus
pouvoir s’appuyer sur une tradition immuable et intangible. La
socialisation s’opère dorénavant par le bas.
Notons que la théorie de la rationalisation de Weber est une référence
incontournable pour le marxisme occidental : Lukács puis Horkheimer et
Adorno se sont largement inspirés de ses thèses (TAC I, 352-402). Mais,
selon Habermas, ils ont tous fait la confusion entre rationalité du système
et rationalité de l’action, ce qui les a menés à négliger le potentiel de
rationalité pratique découlant de la rationalisation du monde vécu. Le but
de Habermas en écrivant la TAC était donc de corriger le diagnostic et de
proposer un nouveau paradigme – et un nouveau cadre méthodologique,
la sociologie critique – qui permette de sortir des impasses de la
philosophie de l’histoire de tradition marxiste : « La théorie de l’agir
communicationnel devrait prendre la relève d’une philosophie de
l’histoire qu’il n’est plus possible de tenir, mais à laquelle se rattachait
encore la première Théorie critique. » (TAC II, 437)
Récapitulons. Le modèle habermassien d’agir communicationnel est
directement issu d’une analyse sociale et historique de la rationalisation
de la modernité. C’est l’aspect proprement dynamique et orienté
historiquement de sa théorie. N’oublions pas que Habermas adjoint à ce
moment historique une constante anthropologique : les possibilités
cognitives et morales constitutives de l’esprit humain, mises en évidence
par les théories du développement (cf. chap. I et IV) et qui se répartissent
selon celles-ci en niveau pré-conventionnel, conventionnel et post-
conventionnel. La modernité est donc à la fois un moment historique,
chargé d’un potentiel normatif et caractérisé par une relative libération
des ressources communicationnelles et une disposition cognitive et
morale à se servir de sa raison communicationnelle.
Puisque la modernité est un processus inachevé, il faut s’attendre à ce
que, régulièrement, des événements, des faits de culture et de civilisation
exigent une sorte d’ajustement aux exigences normatives de la
modernité. Ainsi en va-t-il de la religion, dont certaines manifestations
semblent entrer en dissonance avec le projet moderne. Nous reviendrons
sur le thème de la religion plus précisément dans notre dernier chapitre
(XV). Nous souhaiterions pour clore celui-ci évoquer spécifiquement le
problème du fondamentalisme religieux. La manière dont Habermas
l’interprète nous semble originale et directement tributaire de son analyse
de la modernité.
Dans différents textes parus après le 11 Septembre (par ex. Le «
concept » du 11 Septembre, 2003/2004), Habermas établit un lien entre
fondamentalisme et modernité, fondamentalisme et processus de
modernisation. Qu’est-ce que la modernité pour Habermas ? Nous
venons de le voir, deux choses : à la fois une attitude de décentrement
(modernité) et un processus socio-historique (modernisation). L’attitude
de décentrement, c’est la capacité d’agir et de penser en accord avec la
rationalité communicationnelle, d’accepter que sa vérité soit contestable
et de la défendre par les moyens de l’argumentation rationnelle. Cette
attitude de décentrement est possible à toutes les époques, dans l’absolu,
mais elle est caractéristique, si l’on suit Habermas, d’une société
moderne, posttraditionnelle et postmétaphysique, où ce ne sont plus des
traditions, des croyances, des conventions intangibles et jamais remises
en cause qui priment et qui structurent l’ordre social, mais des normes
issues de discussions, de délibérations, de débats argumentés. Dans ce
type de sociétés modernes, qui ont un certain état de développement
social, culturel, scientifique, économique, les ressources
communicationnelles sont libérées, à disposition, pour remettre en cause,
discuter, argumenter. Il y a un espace possible. Une ouverture, une
liberté.
Le fondamentalisme, c’est l’impossibilité d’adopter une attitude de
décentrement, de reconnaître la validité d’autres vérités, précisément
parce que le processus de modernisation ne s’est pas encore déroulé, ou
parce qu’il se déroule trop vite, et mal, qu’il est souvent imposé, et qu’il
ne permet pas encore que les ressources communicationnelles qui lui sont
pourtant inhérentes, soient mises à disposition pour favoriser l’attitude de
décentrement, l’ouverture à la pluralité des visions du monde. Il traduit la
grande difficulté, et probablement le désarroi, d’être confronté à d’autres
visions du monde sans s’être ouvert aux ressources communicationnelles
qui permettent de se préparer à ce type de confrontation et de relativiser
sa propre vérité. Le fondamentalisme est donc dans cette optique un
phénomène directement lié à la modernité, au double sens où l’on vient
de la définir. Il est donc à distinguer du dogmatisme. Car il est lié à une
attitude, non à un contenu. Les religions ont toujours eu et conservent
aujourd’hui encore un noyau dogmatique. Cette dogmatique devient
fondamentaliste si elle ignore le contexte épistémique de l’époque, si elle
ne tient aucun compte des connaissances scientifiques qui constituent le
socle de son siècle, si elle est en décalage complet avec le pluralisme de
la société et que, de surcroît, elle veut imposer, si besoin est par la
contrainte et la force, ses vérités de foi, notamment sur un plan politique
(on pense autant aux fondamentalistes islamistes qu’aux créationnistes
américains). En Europe, les divisions confessionnelles, les guerres de
religion et le processus de sécularisation ont amené les religions à
prendre conscience de la place relative qu’elles occupaient chacune dans
le champ spirituel. Face aux découvertes scientifiques et au
développement d’un savoir profane, elles ont dû relativiser leur propre
statut et mener une réflexion sur leur « position non exclusive au sein
d’un univers de discussion » (C11S, 62-63). Cette relativisation n’a pas
eu pour conséquence nécessaire un renoncement à la foi et aux vérités
révélées, mais elle a permis aux religions d’abandonner leur prétention
exclusive à la vérité, d’apprendre à voir selon des perspectives croisées et
de renoncer à imposer leurs croyances par la force. C’est en somme un
processus de rationalisation interne que la conscience religieuse
occidentale a opéré. La foi moderne est ainsi devenue autoréflexive.
Cette forme d’autocritique a de fait entraîné d’importantes conséquences
politiques. La séparation de l’Église et de l’État n’en est pas une des
moindres : « Il a fallu que ce glissement cognitif ait lieu pour que soient
rendues possibles la tolérance religieuse et la séparation de la religion et
de la force publique, laquelle doit demeurer neutre et n’être au service
d’aucune vision du monde » (ibid.). Le durcissement théologico-politique
de certains régimes, le repli sur des attitudes religieuses intolérantes et
des rapports à la foi pré-modernes traduisent le rejet d’une sécularisation
qui s’effectue de façon trop rapide et trop violente. Le fanatisme exprime
au fond le « refoulement de ce qui lui est cognitivement dissonant »
(ibid.). D’où le choc avec les sociétés et les contextes de vie où
l’acceptation en profondeur du pluralisme épistémique a conduit à un
pluralisme des visions du monde et à un attachement à un universalisme
soucieux des différences.
1 J. Habermas, « La modernité , un projet inachevé », in Critique , n° 413, oct. 1981.
2 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne , Paris, Minuit, 1979.
3 À partir de maintenant : DPM .
4 Mot courant en allemand signifiant à la fois le type de vie que l’on mène et les valeurs,
normes, motivations qui structurent ce mode d’existence.
5 S. Haber, Jürgen Habermas, une introduction , Paris, La Découverte, 2001, p. 127-128.
Chapitre 6

Retour de la téléologie
Il paraissait acquis que Habermas avait tourné définitivement la page
de la philosophie de l’histoire. Sa reconstruction du matérialisme
historique, à partir des années 1970, qui avait débouché sur une théorie
de la modernité, témoignait certes de sa sensibilité au mouvement de
l’histoire et à la nature évolutive des sociétés humaines et de leurs
structures, mais elle semblait inviter en même temps à renoncer à toute
tentation prévisionnaire, à tout discours d’ensemble, à toute lecture
linéaire d’un prétendu sens de l’histoire. Curieusement, depuis les années
1990, Habermas semble s’intéresser à nouveau à la philosophie de
l’histoire. Le contexte géopolitique inédit (fin d’un monde bipolaire,
élargissement à l’Est de l’Union européenne, 11 Septembre et ses
conséquences qui obligent à s’interroger sur les nouveaux équilibres en
place, sur le rôle de l’ONU et du droit international) a été sans aucun
doute un catalyseur et une importante source d’inspiration. La littérature
consacrée tant à ces événements en particulier qu’à la mondialisation en
général a été florissante ces dernières années. Habermas a apporté lui-
même sa contribution. Nous laisserons de côté dans ce chapitre de
nombreux thèmes relatifs à cette nouvelle problématique (par exemple
les réflexions sur la citoyenneté européenne ou le multiculturalisme), que
nous aborderons dans la cinquième partie. Nous nous concentrerons ici
sur la dimension « philosophie de l’histoire » caractéristique de ces
derniers écrits.
Depuis le milieu des années 1990, Habermas a donc publié de
nombreux articles et ouvrages consacrés à ce qu’il appelle la «
constellation postnationale », cette nouvelle configuration internationale
qui semble consacrer l’effacement progressif de l’État-nation et
l’émergence d’interdépendances au niveau inter- supra- ou postnational.
Parmi ces travaux, citons notamment : La paix perpétuelle (1996), Après
l’État-nation (2000), Le concept du 11 septembre (2004), un certain
nombre d’articles contenus dans Der gespaltene Westen (2004), Une
époque de transitions (2005), ou encore Entre naturalisme et religion
(2008, notamment l’article « Une constitution politique pour notre
société mondiale pluraliste ? »). Pourrait-on dire qu’il se dégage de tous
ces écrits une nouvelle philosophie de l’histoire ? S’il faut manier ces for
mules avec prudence, il est vrai que l’on y trouve au minimum l’esquisse
d’un nouvel ordre mondial, un ordre qui tendrait à s’organiser sur un
modèle cosmopolitique, une forme de réactualisation du projet kantien.
On retrouve de fait dans les écrits de Habermas une lecture téléologique
du processus historique : l’ordre mondial semble évoluer vers un horizon
cosmopolitique. Mais ce « semble », qui a le sens d’un « comme si » est
ici essentiel : cette téléologie reste un principe méthodologique, pour le
chercheur, l’historien, le philosophe ou toute personne désireuse de
répondre aux exigences de synthèse et de compréhension élevées par sa
raison devant le chaos de l’Histoire ; elle est aussi un encouragement
pour la morale pratique des citoyens. Mais elle ne doit en aucun cas être
prise pour argent comptant, pour une vérité historique unique et
infaillible.
Tentons de restituer dans les grandes lignes l’analyse que fait
Habermas de cette constellation postnationale.
Pour Habermas, l’ordre mondial se trouve actuellement dans une
situation de transition : il continue à être régi par un droit international
vieux de plusieurs siècles dont le principe est le respect de la
souveraineté des États, tout en évoluant vers un état cosmopolitique où
cette même souveraineté est l’objet de transferts et de partages au sein
d’institutions internationales et d’organisations supra-étatiques. Dès la fin
du XVIIIe siècle, Kant avait anticipé cette évolution : au droit étatique et au
droit des gens, il avait ajouté un troisième niveau, le droit des citoyens du
monde. Son but était de dépasser l’encadrement minimum garanti par le
droit des gens et de parvenir à terme à un pacifisme juridique qui abolisse
la guerre et instaure une paix perpétuelle.
À son époque, Kant discernait déjà des éléments favorables à un état
cosmopolitique : entre autres, la vocation pacifique des républiques, la
force socialisatrice du commerce international, le développement des
espaces publics politiques (LPP, 27-50). Le recul historique permet bien
sûr de tempérer tout optimisme. Pourtant, ce sont justement les grandes
tragédies du XXe siècle qui ont paradoxalement le plus contribué au
développement d’un droit cosmopolitique – on retrouve dans ce type de
raisonnement la téléologie kantienne : la création de la Société des
Nations en 1919, le pacte Briand-Kellogg en 1928 qui déclare la guerre «
hors-la-loi », la création de l’ONU en 1945, la Déclaration universelle
des droits de l’homme en 1948, les procès des criminels de guerre nazis
sont des étapes essentielles dans ce processus.
Petit à petit, les États sujets du droit international ont perdu la «
présomption d’innocence » dont ils bénéficiaient dans leur état de nature.
La condamnation des « guerres criminelles » et des « crimes contre
l’humanité » constitue bien des moments fondateurs de la conscience et
du droit cosmopolitiques. Désormais, non seulement chaque État est
comptable de ses actes devant la communauté internationale, mais les
sujets de droit de chaque État sont également redevables de leurs actes
devant la communauté des citoyens cosmopolites et ne peuvent plus
profiter de l’impunité que leur conférait la souveraineté de leur État.
L’instauration des Tribunaux pénaux internationaux, à l’occasion des
événements tragiques du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, la Conférence
de Rome de 1998 qui a abouti à la création d’une Cour Pénale
Internationale constituent des avancées indiscutables en direction de cet
horizon cosmopolitique.
Malgré ses nombreux échecs, la perspective historique et
philosophique autorise à percevoir l’ONU comme une institution sans
précédent. Il faut justement tout faire pour aller dans son sens. Tout faire,
cela signifie avant tout faire des réformes. Des réformes pour que les
frontières entre droit et morale soient nettes et que la politique des droits
de l’homme ne soit pas un universalisme moral mou, mais un cadre
constitutionnel susceptible de mettre en œuvre une police interne. Si les
droits de l’homme restent seulement une instance morale, ils seront
toujours suspects de servir une idéologie occidentale et donc des intérêts
occidentaux. L’essentiel des réformes doit consister d’une part à
développer les capacités d’action de l’ONU et d’autre part à accroître sa
légitimité démocratique. Ces deux exigences impliquent entre autres de
modifier le fonctionnement du Conseil de sécurité, afin de lever les
blocages liés au droit de veto, de donner de plus larges dotations
financières à l’ONU, de créer éventuellement une deuxième chambre de
citoyens, à côté de l’Assemblée générale, d’associer plus directement et
plus largement les ONG aux travaux de l’Assemblée générale… Bref,
toute réforme qui va dans le sens d’une capacité accrue à intervenir et à
répondre à son rôle : maintien de la paix et mise en œuvre des droits de
l’homme (NR, 270-312).
Quelle doit être la forme institutionnelle de cet état cosmopolitique ?
Habermas ne cède pas à l’utopie d’un État mondial ou d’un
gouvernement mondial. Ce qu’il propose, c’est une « politique intérieure
mondiale sans gouvernement mondial », (Weltinnenpolitik ohne Welt-
regierung) ou bien une « société mondiale politiquement constituée »
(politisch verfasste Weltgesellschaft). En clair, il conçoit une société
mondialisée comprenant plusieurs étages, plusieurs niveaux (ce qui
correspond du reste à une réalité déjà observable, mais il s’efforce de
conceptualiser ce système, qu’il appelle Mehrebenensystem) :
– au niveau supranational, l’ONU, qui est essentiellement chargée du
maintien de la paix et de la mise en œuvre des droits de l’homme ; la
Charte et les différentes déclarations constituent le cadre normatif, la
Constitution de cette société mondialisée ; elle s’impose, dans la
hiérarchie des normes devant les différents traités internationaux ;
– au niveau transnational, les différentes organisations interna tionales
sous l’égide de l’ONU, acteurs dotés de capacités d’action notamment
dans les domaines socio-économiques ou écologiques. À ce niveau se
situent également les grands ensembles continentaux. Pour Habermas, ce
sont eux, notamment l’Union européenne, qui constituent le socle d’un
état cosmopolitique, le maillon qui permet que soient garanties une
capacité d’action et une certaine légitimité démocratique ;
– enfin, le niveau national a un rôle essentiel à jouer, également pour
démocratiser cette société mondiale : il faudrait par exemple que les
thèmes importants au niveau trans- ou supranational soient débattus dans
les arènes nationales. L’opinion et la volonté politiques pourraient ainsi
remonter du niveau national vers les niveaux supérieurs : les citoyens
seraient ainsi associés à l’élaboration de l’ordre mondial.
Dans cette approche, on s’éloigne d’une conception républicaine de la
démocratie et de la Constitution. En effet, la Constitution est ici
découplée de l’Etat, enstaatlicht, dit Habermas, « désétatisée ». Or, la
Constitution est justement, dans la tradition républicaine,
indissolublement liée à la souveraineté populaire, au souverain qui se
donne ses propres principes, dans le cadre d’une communauté bien
définie, en l’occurrence l’État-nation. Comment résoudre ce problème de
la légitimité démocratique de cette Constitution ? Réponse : en faisant
appel à la tradition libérale. La tradition libérale, en effet, conçoit la
Constitution non comme ce qui fonde la souveraineté
(herrschaftskonstituierend), mais comme ce qui lui apporte une limite
(machtbegrenzend). En découplant l’État et la Constitution, cette
tradition permet d’envisager une « constitutionnalisation non-étatique du
droit des gens » qui prendrait la forme d’une « société mondiale
politiquement constituée sans gouvernement mondial ». En outre, les
principes de la Charte et des différents organes de l’ONU ont une
légitimité en quelque sorte indirecte car ils émanent d’États de droit
constitutionnels.
Bref, ce système présente forcément des faiblesses, mais il constitue
une alternative à l’idée d’un État mondial. L’état cosmopolitique ne
s’épuise pas dans un État mondial. Il doit s’imprégner de la substance
normative des traités, conventions, accords internationaux. De façon
générale, Habermas nourrit une certaine confiance dans la force
normative du droit – et c’est vrai aussi au niveau intra-étatique (cf. Droit
et démocratie) ; il le conçoit comme une substance qui se répand
progressivement, change les habitudes et les mentalités, et « civilise en
douceur » – pour reprendre le titre du livre du Finlandais Koskenniemi,
spécialiste de droit international : The Gentle Civilizer of Nations1.
1 Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations : The Rise and Fall of International Law
1870-1960 , Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
Conclusion

Habermas, penseur de l’Histoire ? Oui, incontestablement. Le parcours


que nous venons de suivre témoigne des différents dialogues critiques
que Habermas a engagés avec des théoriciens du développement
historique, notamment Marx et Weber, et des efforts qu’il a produits pour
essayer d’actualiser leurs théories. Une partie significative de son œuvre
s’est ainsi construite autour de la tentative de dégager et de préserver la
dimension pratique et communicationnelle que ces théories avaient
justement tendance à minimiser. Dans cette perspective, il a élaboré sa
propre théorie de l’évolution sociale, en renouvelant l’anthropologie de
Marx et en élargissant la théorie de la rationalisation de Weber. Le
résultat est une théorie de la modernité, où la modernité est comprise
davantage comme un horizon normatif toujours à reconquérir que comme
une réalité historique qui se serait imposée de part en part. Ainsi notre
société démocratique est-elle l’incarnation incomplète des promesses de
la modernité : la critique et l’autoréflexion sont sans aucun doute
devenues des réflexes socioculturels et de solides composantes de nos
institutions ; mais ils sont dans un rapport de tension permanente avec les
logiques plus opaques des systèmes sociaux et avec nos propres
tendances à la régression cognitive. La modernité reste bien en ce sens un
projet perpétuellement inachevé, par définition même inachevable.
La philosophie de l’histoire, dans ses usages dogmatiques, est ainsi
évacuée du champ de la philosophie habermassienne : on n’y trouve nul
savoir totalisant, nulle utopie, rédemption ou réconciliation, aucun
messianisme, pas de prétention divinatoire, pas non plus de sujet
collectif. Les espoirs d’émancipation demeurent, mais ils sont enchâssés
dans la pratique des acteurs sociaux et politiques qui reprennent
l’initiative sur les lois anonymes et supérieures de l’Histoire – et
dissolvent du même coup tout sens de l’Histoire dans la multitude
imprévisible de leurs actions. C’est là une des conséquences du
retournement du primat de la théorie sur la pratique opéré grâce au
pragmatisme.
Comment interpréter enfin le retour à Kant et à son modèle téléo
logique ? Il faut d’abord remarquer que ce retour se fait chez Habermas,
à partir des années 1990, sur plusieurs fronts : théorie morale, théorie de
la connaissance, théorie du droit ; l’intérêt pour Kant ne se limite donc
pas à sa seule philosophie de l’histoire. Ensuite, cette philosophie n’est
précisément pas dogmatique ou métaphysique : elle n’impose aucun
point de vue surplombant, se contente de nourrir des espoirs en
identifiant des tendances favorables dans le développement historique.
Elle respecte le point de vue des acteurs et se marie de fait parfaitement
avec l’approche pragmatiste qu’a désormais Habermas. Elle permet enfin
à celui-ci de revenir à sa propre tradition, après avoir effectué un détour
critique par une philosophie de l’histoire sujette à caution et être allé
chercher de l’autre côté de l’Atlantique des garanties démocratiques pour
étayer sa théorie de la modernité. Comme nous le disions en introduction
de ce chapitre : la boucle paraît désormais bouclée.

Penseur néomarxiste ou… penseur libéral ?

Poser cette question peut paraître surprenant, tant les termes de l’alternative
semblent antithétiques. La philosophie de Habermas pourrait-elle donner lieu à des
interprétations aussi opposées ? Considérée sur toute son étendue, oui, cela semble
possible. Décrivons brièvement ces deux directions apparemment inconciliables.

Un penseur néomarxiste :
Dans une interview donnée en 1979, Habermas évoque ses liens au marxisme dans
les termes suivants : « Le climat social et politique qui régnait à l’époque [fin des
années 1950] était si profondément conservateur que j’ai pris peur quand mon ami
Apel m’a pour la première fois présenté en public comme un néomarxiste. Puis j’ai
réfléchi et je me suis dit qu’il avait raison. Aujourd’hui, je tiens à ce que l’on me
considère comme un marxiste. » (KPS, 516).
À mi-parcours universitaire, Habermas revendique ainsi clairement sa filiation et
assume l’étiquette de « néomarxiste ». Il ne s’agit pas pour lui d’incarner un marxisme
orthodoxe, mais un marxisme révisé, reconstruit (cf. chap. IV). La lettre est modifiée :
l’économisme relativisé, la théorie de l’évolution sociale reconstruite de l’intérieur –
en redonnant une place à la dimension pratique, normative, inhérente à la
reproduction de l’existence humaine, ce qui interdit toute prévisibilité des
événements, toute linéarité de l’Histoire. Mais l’esprit est conservé : analyser les
rapports de la démocratie et du capitalisme, recourir à une méthode scientifique
critique et autoréflexive (vis-à-vis de son contexte d’émergence et de son contexte
d’application), inscrire les possibilités d’émancipation dans la matérialité du social.
Politiquement, Habermas a toujours été proche de la SPD, le parti social-démocrate
allemand. Il semble s’être toujours défié de tout extrémisme, ainsi lorsqu’il reproche à
certains étudiants lors des événements de 1968 leur « fascisme de gauche », épisode
demeuré célèbre.

Un penseur libéral :
Petit à petit, les références à Marx, encore nombreuses jusque dans les années 1970,
sont devenues plus rares. La source d’inspiration se situe désormais de l’autre côté de
l’Atlantique, chez les auteurs appelés « pragmatistes » (Peirce, Mead, Dewey, Putnam,
Brandom). Notons que Habermas s’intéresse à cette tradition dès les années 1960 ;
mais les emprunts deviennent vraiment structurants pour son œuvre à partir des
années 1970-1980. Dans une autre interview datée cette fois de 2002, Habermas
donne cette précision très éclairante : « […] En me confrontant au pragmatisme
kantien de Peirce ou à l’hégélianisme naturalisé de Mead ou de Dewey, j’ai perçu ma
propre tradition sous un autre jour, et sous un jour fortement contemporain. Cette
discussion m’a permis de voir comment il était possible de réunir Kant et Darwin, ou
de développer la philosophie du langage de Humboldt pour en tirer une théorie de
l’agir communicationnel ». Revisiter sa propre tradition depuis des nouvelles
perspectives est certainement en partie motivé par un souci politique. Habermas
ajoute en effet cette remarque riche d’implications : « J’ai appréhendé le pragmatisme
américain comme un troisième courant de pensée jeune hégélien, à côté de Marx et
Kierkegaard. Mais aussi comme le seul de ces courants qui ait véritablement pris au
sérieux la démocratie libérale1. »
« Libéral » est donc à prendre au sens philosophique, ainsi que politique. La théorie
de la démocratie que Habermas développe à partir des années 1990 (notamment avec
Droit et démocratie) repose en grande partie sur un dialogue avec la tradition libérale
nord-américaine. John Rawls est alors un « sparring-partner » privilégié. Mais la
tradition libérale n’est pas seulement anglo-saxonne. Kant est l’un des grands
représentants d’une pensée continentale libérale (théoricien de l’autonomie et des
droits subjectifs). Il est ainsi de plus en plus présent dans les écrits de Habermas. Le
pragmatisme nord-américain se réclame du reste explicitement de l’héritage de Kant.
L’orientation que Habermas donne à son œuvre semble aller de pair avec un
abandon de la philosophie sociale, ce qui lui est parfois reproché : construction d’une
philosophie normative déconnectée des interactions concrètes ; élaboration d’une
théorie du droit reposant sur le seul formalisme des procédures ; institutionnalisation
de la critique plutôt que critique des institutions. Doit-on voir là un renoncement aux
ambitions de la Théorie critique ou simplement une confiance accrue dans le potentiel
émancipatoire des institutions d’une démocratie libérale ? Le débat reste ouvert.
1 Interview publiée sur le site internet www.operavenir.com/cours/docs/phi.doc Habermas
évoque cette même idée d’un correctif pragmatiste censé pallier les insuffisances du marxisme en
matière de théorie de la démocratie dans NU, 215.
TROISIÈME PARTIE

La Société
L’Histoire n’est pas le seul champ investi par Habermas. La société en
est un autre, qu’il occupe encore plus sûrement. On pourrait d’ailleurs
dire que c’est la manière dont il récupère l’héritage de la philosophie de
l’histoire hégélo-marxiste qui le conduit à investir le champ social. Nous
avons vu que la critique du matérialisme historique débouchait sur une
théorie de la modernité, comprise comme une reconstruction des
conditions de possibilité d’une socialisation réflexive et que le progrès
dans l’histoire avait laissé place à une évolution sociale moins
emphatique ; en somme, que la rationalité ne descendait plus du ciel,
mais s’inscrivait dans la matérialité des relations sociales.
Indéniablement, une des grandes affaires de la philosophie de Habermas
est de travailler à fonder une théorie de la rationalité (et de la
rationalisation) de la société. Les grands penseurs dont il discute les
thèses dans la TAC sont de fait essentiellement des sociologues (à côté
des linguistes) : Weber, Parsons, Durkheim, Luhmann. Dans quelle
catégorie faut-il alors ranger Habermas ? Est-il plutôt sociologue ou
plutôt philosophe ? En réalité, il est clairement les deux à la fois et n’a
justement cessé d’établir des voies de passages et des correspondances
entre les deux disciplines.
Son parcours, que nous avons évoqué en introduction, reflète cette
double affiliation. Entre 1956 et 1959, Habermas est l’assistant d’Adorno
à l’Institut de recherches en sciences sociales ; il s’initie à la sociologie et
aux sciences empiriques et réalise avec des condisciples une enquête de
terrain sur le degré d’engagement des étudiants de l’université de
Francfort (publiée en 1961 sous le titre Student und Politik). De 1964 à
1971, il occupe, toujours à Francfort, la chaire de philosophie et
sociologie, puisque, jusqu’à cette époque, il n’est pas rare de combiner
les deux disciplines au sein d’une unique chaire. Puis, la décennie
suivante, il dirige avec le physicien Carl Friedrich von Weizsäcker
l’Institut Max Planck, à Starnberg, à côté de Munich. Le programme de
recherches que se fixe l’institut concerne les « transformations des
conditions de vie modernes sous l’effet du développement des techniques
et des sciences ». L’esprit n’est pas très éloigné de celui du programme
de la Théorie Critique de l’École de Francfort ; il anime en tout cas un
certain nombre de travaux de Habermas de cette époque et leur donne
une forme d’unité : critique de la technocratie, du fonctionnalisme, du
positivisme, et volonté de préserver des espaces de liberté et
d’autonomie. Durant ces mêmes années 1970, Habermas engage de
grands débats avec l’un de ses plus célèbres contradicteurs : le sociologue
Niklas Luhmann. Chacun défend un modèle particulier de
compréhension de la société et considère celui de l’autre comme son
exact contre-modèle. Fin des années 1970-début des années 1980, la
Théorie de l’agir communicationnel est conçue puis publiée. C’est un des
livres les plus importants de Habermas. Il se présente explicitement
comme une théorie de la société, couplant une analyse microsociologique
des types d’activité sociale et approche macrosociologique des processus
de rationalisation de la société occidentale moderne.
Depuis la TAC, les travaux sociologiques semblent, il est vrai, un peu
mis de côté et la thématique « société » est moins directement abordée.
De fait, comme nous le verrons dans la quatrième partie, Habermas se
concentre à partir de la fin des années 1980 sur une théorie politique et
juridique, une théorie normative de la démocratie, à laquelle il continue
d’ailleurs aujourd’hui encore de travailler. Certains commentateurs
regrettent cette évolution et lui reprochent d’avoir abandonné les travaux
empiriques, de ne pas assez parler de la société réelle. Habermas, de son
côté, semble pourtant toujours revendiquer son rôle de sociologue et
prétend nourrir sa théorie politique de diverses approches sociologiques.
Il est vrai que dans Droit et démocratie il consacre tout un chapitre à la
sociologie du droit ; et dans le débat qui l’oppose à John Rawls sur les
fondements de la justice politique, il fait au philosophe américain le
même reproche que d’autres lui adressent en propre : celui de rester sur
un plan normatif, de ne pas tenir compte des résultats de la sociologie.
Si l’on cherche à interpréter l’évolution de Habermas, il n’est toutefois
pas difficile de trouver une logique et une continuité ; son œuvre plus
directement politique n’est au fond que le prolongement d’une volonté
plus ancienne : travailler à démocratiser, non seulement les institutions
politiques, mais aussi la société tout entière. Aujourd’hui, l’ambition de
Habermas reste intacte ; elle cherche juste des formulations adéquates
aux nouvelles configurations sociales, politiques et culturelles. Ainsi,
dans ses derniers textes, le contexte de mondialisation le conduit à
transposer ces problèmes de démocratisation dans le cadre d’une «
société mondiale » (Weltgesellschaft).
Il existe bien sûr de nombreuses voies pour aborder le thème « Société
» chez Habermas, de nombreux points de vue. Nous en avons retenu
trois. Dans notre chapitre VII, nous essaierons de donner une vue
d’ensemble de la Gesellschaftstheorie de Habermas, de présenter sa
conception de la réalité sociale. Nous tâcherons donc de répondre avec
lui aux questions suivantes : qu’est-ce qu’une société ? Comment se
stabilise-t-elle et se reproduit-elle ? Quels sont ses principes
intégrateurs ? Nous verrons que le type de société qui se dessine est, sans
surprise, de nature communicationnelle et que la communication en
question est vectrice de rationalité. Nous évoquerons le modèle de société
fonctionnaliste que propose Niklas Luhmann et auquel s’oppose
Habermas ; nous constaterons néanmoins que celui-ci intègre
progressivement à sa théorie certains éléments du fonctionnalisme
universel, tout en gardant une attitude de défense vis-à-vis des intrusions
intempestives des systèmes sociaux (le marché, l’administration…) au
sein du « monde vécu ».
C’est une tout autre perspective, et une autre problématique, que nous
adopterons dans le chapitre suivant. Si l’on abandonne le point de vue de
surplomb du sociologue et que l’on se place dans la perspective du
simple individu qui est pris dans sa vie quotidienne, la société apparaît
sous la forme d’un environnement, d’une réalité sociale immédiate, une
réalité essentiellement communicationnelle et symbolique faite
d’évidences et de certitudes, dans laquelle l’individu a appris à se repérer
et évolue sans difficultés apparentes. Notre chapitre VIII sera ainsi
consacré à la composante « monde vécu » de la société, une composante
largement investie par Habermas puisque c’est précisément en elle que se
joue à proprement parler la vie des acteurs sociaux : c’est en elle que se
construit la réalité sociale, en permanence, dans un mouvement incessant
de reproduction des certitudes, de répétition d’un savoir implicite, qui
garantit que, en effet, cette réalité sociale est stable, ne se dérobe pas sous
nos pas, ne fond pas sous nos regards ; en elle aussi que, de temps en
temps, ces certitudes sont néanmoins questionnées, certaines devenant
sujettes à caution, tombant en disgrâce, ne s’intégrant plus dans le puzzle
général. C’est cette théorie du réalisme que propose Habermas à la fin
des années 1990 en revenant sur certaines de ses positions antérieures,
notamment concernant la notion de vérité, que nous souhaiterions
présenter dans ce huitième chapitre.
Enfin, notre chapitre IX s’inscrira lui aussi dans la dimension
horizontale du monde vécu et des interactions sociales. Dans une optique
toutefois différente, il abordera le problème de la justice sociale. Nous
confronterons l’approche de Habermas à celle de son ancien assistant,
Axel Honneth, qui depuis plusieurs années travaille à l’élaboration d’une
théorie de la reconnaissance. Cette confrontation per mettra de mieux
saisir le reproche de déficit sociologique aujourd’hui souvent adressé à la
théorie habermassienne et de revenir au cœur même du projet initial de la
Théorie critique : proposer un diagnostic de la société contemporaine en
mêlant approche normative et description empirique.
Chapitre 7

Raison et légitimité
Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, le sociologue allemand Hauke
Brunkhorst résume l’entreprise de Habermas dans les termes suivants : «
Ce n’est […] ni un pur philosophe ni un pur sociologue, mais l’auteur
d’une théorie de la société véritablement interdisciplinaire. Le concept de
société constitue bien le cœur de son œuvre » (Brunkhorst, 14). Cette
interprétation semble finalement bien correspondre à l’esprit de la
Théorie critique définie par Adorno, Horkheimer, Marcuse et les autres
membres de l’École de Francfort : intégrer la philosophie et les sciences
sociales dans une théorie critique de la société contemporaine. Habermas
se singularise toutefois en liant une théorie empirique de la société et une
philosophie normative construite autour du concept de raison.
Contrairement à la première génération des Francfortois, il n’évacue pas
l’idée de raison de la sphère des sciences humaines, il la réintroduit de
manière déflationniste, sous la forme d’une théorie générale de la
rationalité soutenue par la nature communicationnelle de toute société.
Pourquoi Habermas en est-il venu à développer ce type de théorie ? On
se souvient (cf. chap. I) que ses premières tentatives pour développer une
philosophie critique (voir notamment Connaissance et intérêt,
1968/1976) avaient pris la direction d’une théorie de la connaissance.
Habermas avait alors distingué entre différents types de sciences, en
fonction de l’« intérêt de connaissance » qui les animait : les sciences
empirico-analytiques portées par un intérêt de connaissance technique,
les sciences historico-herméneutiques portées par un intérêt de
connaissance pratique et les sciences critiques (philosophie,
psychanalyse) portées par un intérêt de connaissance émancipatoire. Il
pensait alors que le modèle de l’autoréflexion, à l’œuvre dans la
psychanalyse, suffisait à fonder et à garantir une véritable attitude
critique par laquelle l’individu pouvait s’abstraire de ses propres
déterminations et déconstruire jusqu’au cadre social d’où il émettait sa
critique. Or ce paradigme conduisait à un certain nombre d’apories. Il
fallait donc trouver un nouveau point de vue à partir duquel une critique
authentique deviendrait possible. Habermas transpose alors le
mouvement critique dans l’espace intersubjectif : ce n’est plus dans
l’effort soli taire de réflexion sur soi mais dans la communication
langagière que se déploie désormais la visée émancipatoire. Le but que se
fixe dès lors Habermas est donc de reconstruire les normes sous-jacentes
aux pratiques sociales, de fait opératoires dans les interactions sociales ;
et de mettre en évidence la rationalité de l’agir. Ainsi, la théorie critique
de Habermas, d’abord fondée sur une théorie de la connaissance, prend la
forme d’une théorie de la société, couplée à une théorie du langage. Nous
avons vu que cette reconstruction partait de micro-éléments de la vie
sociale : les actes de langage. Mais elle s’applique à des éléments plus
importants, comme les types d’activité : ainsi, dans la lignée d’une
distinction entre travail et interaction qu’il avait reprise de Hegel et Marx
dans les années 1960 (cf. La technique et la science comme idéologie), il
définit des types d’activité stratégique, orientée vers une fin et des types
d’activité communicationnelle, orientée vers l’entente et
l’intercompréhension.
Pour Habermas, les rapports sociaux sont des rapports essentiellement
communicationnels. Tandis que d’autres sociologues retiennent comme
principe constitutif de la société l’action (Weber) ou la conscience
collective (Durkheim), Habermas mise tout ou presque sur la
communication. Cette communication, redisons-le, est susceptible
d’élucidation rationnelle. La thèse que défend Habermas, c’est que les
individus se socialisent grâce à l’intériorisation de normes dépendant de
prétentions à la validité : vérité, justesse, connaissance sont pour lui des
médiums incontournables de l’intégration sociale et de la reproduction de
la société. Cette force intégrative d’une coopération obtenue sans
contrainte, par les seules ressources normatives du langage, Habermas lui
donne un nom : solidarité.
La société, conçue comme une réalité communicationnelle, est une
entité autonome ; elle a sa propre évolution, sa propre destination, sa
propre organisation ; elle se génère elle-même. Cette autoproduction est
fonction des échanges langagiers permanents, des flux de communication
incessants et des réponses, négatives ou positives, qui sont faites aux
offres de parole. La société représente en ce sens une nouvelle étape dans
le développement de l’espèce humaine : une nouvelle forme d’évolution,
sociale, qui se distingue et se sépare de l’évolution biologique
(Brunkhorst, 27-28). Elle s’en sépare car elle a ses règles propres,
irréductibles à l’analyse que pourraient en faire les sciences de la nature.
Bien sûr, une société ne peut tenir sur la seule force d’intégration du
langage : des systèmes d’organisation, de plus en plus élaborés au fur et à
mesure que la société dans son ensemble se complexifie, doivent
décharger les individus de tâches dont ils ne pourraient s’acquitter
autrement : tout ne peut être constamment discuté, un cadre
institutionnel, imposant des règles, des modèles de fonctionnement et de
comportement est nécessaire. Ainsi, à côté de la solidarité qui repose sur
la communication, Habermas distingue deux autres grands pôles
d’intégration sociale : l’argent et le pouvoir, c’est-à-dire le marché
(l’organisation des échanges et des besoins, de l’économie), et l’État
(l’administration, la bureaucratie). L’enjeu des débats qui opposent
Habermas à d’autres théoriciens de la société tient précisément à
l’appréciation quantitative et qualitative des rôles respectifs de ces
différents pôles intégrateurs. Pour Habermas, le développement du
marché et de l’administration ne doit pas se faire aux dépens de la
solidarité ; et si l’on suit son raisonnement, ce développement ne peut pas
se faire aux dépens de la solidarité car la composante
communicationnelle et coopérative est constitutive de la réalité sociale.
La nier, l’étouffer, l’oppresser, c’est s’exposer tôt ou tard à un retour du
refoulé, aux représailles de sa puissance vengeresse (rächende Gewalt) :
car cette force irrépressible naît du besoin profond de légitimité que
ressentent les hommes, mélange de liberté et de rationalité : les hommes
ont besoin de savoir pour quelles bonnes raisons ils sont censés consentir
à un ordre, ils ne peuvent durablement se soumettre à cet ordre que s’il
leur paraît légitime, c’est-à-dire rationnellement acceptable, ils doivent se
sentir libres d’y adhérer. Bien sûr, cette thèse est sujette à discussions :
certains sociologues considèrent que les ordres sociaux existent, se
stabilisent et se reproduisent pour ainsi dire par-dessus la tête des
individus et que la légitimité est une fiction. Les ordres sociaux, et les
systèmes qui les constituent, n’obéissent qu’à leurs seules lois de
fonctionnement interne. L’enjeu est de taille : il y va du caractère
démocratique de notre société.
L’idée d’Öffentlichkeit, d’espace public, que Habermas développe dès
la fin des années 1950, s’inscrit dans cette discussion : la démocratie ne
concerne pas seulement le système politique, mais la société en son entier
(en l’occurrence celle de l’ère Adenauer, parcourue de tendances
conservatrices). L’espace public pour Habermas ne se limite pas aux
sphères de débats institutionnalisés (parlements, tribunaux, universités),
mais recouvre une publicité largement informelle qui diffuse dans les
interstices de la vie sociale la puissance dissolvante de la communication.
Dans les années 1990, Habermas reprend ces analyses et évoque le «
pouvoir communicationnel » qui prend forme et circule dans la société,
susceptible d’influencer les pouvoirs politiques et administratifs (cf.
chap. XI). La communication n’est pas en elle-même démocratique, mais
elle ouvre un espace de discussion et de liberté où les habitudes sociales
et les représentations conventionnelles peuvent être questionnées et leur
acceptabilité mises à l’épreuve.
En plaçant au cœur de sa théorie de la société des concepts comme
ceux de légitimité ou de démocratie, Habermas assume une position
originale au sein de sa discipline : la sociologie allemande ne semble en
effet pas particulièrement occupée de modèles normatifs ; des
sociologues comme Schelsky ou Luhmann en arrivent à défendre des
modèles dissociés de tout cadre démocratique. Niklas Luhmann (1927-
1998), sociologue très célèbre en Allemagne, auteur d’une œuvre
immense, qui n’est malheureusement pas encore traduite en français, est
précisément le grand contradicteur de Habermas1. Les deux hommes se
sont livré des batailles théoriques des années 1970 aux années 1990,
chacun considérant l’autre comme son adversaire privilégié. On pourrait
résumer leurs divergences en ces termes : l’argument sociologique de la
complexité opposé à l’exigence de démocratie.
Pour Luhmann en effet, la société est constituée de différents sous-
systèmes (économique, politico-administratif, socio-culturel – en réalité,
la liste est infinie, car chaque sous-système se ramifie en d’autres sous-
systèmes), dotés de mécanismes d’autorégulation, indépendants les uns
des autres et relativement clos. Luhmann parle de systèmes «
autopoïétiques ». Cette autonomie et cette clôture permettent une
rationalisation optimale des diverses tâches que ces systèmes ont à
effectuer. Et cette rationalisation optimale est requise pour faire face à la
grande complexité des sociétés modernes. Pour prendre l’exemple du
système politico-administratif, on ne peut admettre, au nom même de la
survie du système social, que son potentiel de rationalité soit sous-utilisé.
Auparavant, la marge de latitude politico-administrative était
conditionnée entre autres par des systèmes de valeurs autonomes qui ne
correspondaient pas forcément aux impératifs de régulation. Les choix
politiques possibles étaient définis à l’intérieur de marges fonctionnelles
dépendant des croyances et des valeurs en vigueur. Aujourd’hui, la
rationalisation technico-scientifique, qui accroît la puissance de
traitement de l’information dans de très grandes proportions, augmente
de ce fait considérablement la capacité de régulation du système social à
partir d’un centre, l’administration, qui acquiert dès lors un primat
fonctionnel. Il serait dangereux pour la stabilité même de la société que le
système politico-administratif ne soit pas libre de toute contrainte de
légitimation dépendant des représentations du monde vécu social.
Cette théorie, qui s’inspire des travaux du sociologue américain
T. Parsons (1902-1979) porte le nom de « fonctionnalisme universel ».
Elle vise à expliquer comment une société complexe se stabilise et se
reproduit – en l’occurrence en s’appliquant à réduire cette complexité.
Ainsi, non seulement l’homme se décharge de tâches qu’il ne peut
assumer par la seule force intégrative de la communication, mais la
société elle-même, par le biais des systèmes, se décharge de la
complexité de l’homme, de ses valeurs, de ses croyances, bref de tout ce
qui constitue son Lebenswelt, son monde vécu et qui semble parasiter le
bon fonctionnement des systèmes. Habermas est certes sensible à
l’argument de la complexité. Et d’ailleurs il intègre progressivement à sa
propre théorie certains aspects de la théorie des systèmes. C’est vrai dès
les années 1970, c’est encore plus vrai à partir des années 1980-1990 : la
chute du communisme finit de le convaincre de la nécessité d’une
séparation entre les différents sous-systèmes (notamment entre économie
et appareil d’État). Néanmoins, il ne cesse d’affirmer l’importance des
ressources communicationnelles : la tâche consiste en fait à trouver un
équilibre entre les différentes sources d’intégration sociale. L’autopoïèse
n’est pas le seul principe organisateur de la société, l’entente et la
coopération demeurent des vecteurs d’intégration indispensables.
Dans la TAC, Habermas consacre de longs développements à
l’opposition entre système et monde vécu. Ce dernier, hérité notamment
de la phénoménologie de Husserl, désigne chez Habermas le cadre très
vaste et très vague dans lequel les individus vivent leur vie, inscrivent
leurs actions, développent des représentations. C’est un savoir implicite,
une culture ambiante que chaque membre de la société intériorise, ce sont
des habitudes, des attentes partagées, des certitudes, à la fois cognitives,
normatives, éthiques et esthétiques. C’est sur ce fond que se déploie la
communication et que des remises en cause deviennent possibles : les
certitudes du monde vécu sont en effet provisoires. C’est justement ce
caractère provisoire qui permet le changement, l’évolution, la résistance.
En utilisant cette double conceptualisation (système/monde vécu),
Habermas répond aux sociologues (notamment Weber) qui interprètent la
rationalisation du monde moderne comme une expansion irréversible des
systèmes sociaux : il est impossible, selon lui, de coloniser entièrement le
monde vécu et de remplacer la communication s’opérant selon une
rationalité discursive par les autres médias (argent, pouvoir). La
rationalité communicationnelle demeure de toute façon nécessaire pour
atténuer les crises que génèreraient sinon les différents systèmes.
Dans la partie précédente, nous avions vu que Habermas reconstruisait
le matérialisme historique en réactivant la composante interactionnelle
inhérente au processus de développement social négligée par la tradition
marxiste. Au fond, il procède ici de manière comparable : il tente de
trouver un équilibre entre une approche sociologique aveugle aux besoins
de légitimation et une théorie de l’action aveugle à la complexité ;
l’intégration sociale ne se joue ni uniquement sur le mode systémique, ni
uniquement sur le mode communicationnel. Précisions pour clore ce
chapitre que dans sa théorie du droit Droit et démocratie (1992/1997)
Habermas apporte une nouvelle contribution au débat : le droit, réévalué
à la lumière de l’éthique de la discussion, devient l’intermédiaire
privilégié et le vecteur de rationalité pratique entre système et monde
vécu.
1 Voir E. Ferrarese, Niklas Luhmann : une introduction , Paris, Pocket, 2007.
Chapitre 8

Construction de la réalité sociale


En se réappropriant les acquis du tournant pragmatique, Habermas vise
à montrer que toute personne socialisée dans quelque contexte culturel
que ce soit ne peut s’engager dans des pratiques communicationnelles,
autrement dit ne peut agir et donc vivre, qu’en entrant dans des jeux
d’idéalisations et de présuppositions pragmatiques. Ces idéalisations
prennent place sur fond d’un monde vécu partagé qui donne tout son sens
à ce que l’on appelle « intersubjectivité ». Celle-ci, en effet, ne doit pas
être comprise comme le « résultat d’une convergence observée des
pensées ou des représentations de différentes personnes », mais comme
un « partage préalable, présupposé du point de vue des participants eux-
mêmes, d’une précompréhension linguistique ou d’un horizon du monde
vécu, à l’intérieur desquels les membres d’une communauté de
communication se trouvent avant même de s’entendre sur quelque chose
dans ce monde » (VJ, 180). Par ailleurs, Habermas précise clairement le
but qui a été le sien en opérant une telle réappropriation de la tradition
pragmatique : « La pragmatique linguistique m’a bien plutôt servi à
mettre en œuvre une théorie de la communication et de la rationalité ; elle
a constitué la base d’une théorie critique de la société et ouvert la voie à
une conception de la morale, du droit et de la démocratie, fondée sur la
théorie de la discussion » (VJ, 263).
Dans cette mesure, l’importance accordée aux prétentions à la validité
normative est centrale puisque c’est grâce au fait que des prétentions à la
validité normative sont reconnues et honorées que des ordres sociaux
existent et se stabilisent. La modification que Habermas fait subir au
concept de « vérité » dans Vérité et justification (1999/2001), en le
distinguant clairement du concept de « justesse normative », distinction
qu’il n’avait pas faite jusqu’ici, permet de bien prendre la mesure de ce
qu’est un ordre social et sur quelles certitudes d’arrière-plan il repose. En
effet, Habermas reconnaît désormais que son concept de vérité
procédurale, tel qu’il l’avait défini au début des années 1970 dans
Logique des sciences sociales, procédait d’une « généralisation excessive
du cas particulier de la justesse normative ». Or, un énoncé
propositionnel n’implique pas le même concept de vérité qu’un jugement
moral. Énonçons, avant de l’expliciter, cette nouvelle distinction : un
énoncé propositionnel repose sur un concept non épistémique de vérité,
c’est-à-dire qu’il dépend d’une part de l’acceptabilité rationnelle acquise
au terme de la procédure argumentative, explicite dans la discussion,
mais aussi d’autre part d’une référence à un monde objectif perçu comme
vrai, unique et stable, par les participants de l’action, et non plus de la
discussion ; le jugement normatif ou moral se réduit quant à lui à
l’acceptabilité rationnelle (ou « justifiabilité idéale »).
Dans son article de 1972 « Théories relatives à la vérité » (LSS, 275-
328), Habermas définissait donc la vérité de manière procédurale, comme
une mise à l’épreuve réalisée dans les conditions normativement
exigeantes de la pratique argumentative (présuppositions idéalisantes
impliquant un déroulement public et inclusif des discussions, une égale
répartition des droits de participation et de communication, la seule force
non coercitive du meilleur argument, la sincérité des participants). Il
n’existe alors pas de « preuves péremptoires » de la vérité d’un énoncé,
mais seulement des « raisons justificatives, jamais définitivement
contraignantes ». Habermas a maintenu cette définition de la vérité sans
lui apporter de modifications particulières jusqu’à la fin des années
1990 : est vrai ce qui pourrait être justifié dans une situation idéale de
parole.
Mais certaines critiques ont fini par le convaincre de ne pas coupler
conceptuellement vérité et justification. La stratification du monde vécu
en action et en discussion permet de modifier cette définition procédurale
en la complétant d’une référence à un monde objectif perçu comme vrai
par les participants à l’action. En effet, la vérité ne se réduit pas au
résultat rationnellement acceptable d’une discussion sans contrainte, elle
est aussi l’horizon qui permet aux hommes qui agissent dans le monde de
le faire de façon efficace, stable, assurée. Le simple fait de pouvoir vivre
– c’est-à-dire d’agir, de réaliser des actions, même et surtout les plus
banales et les plus quotidiennes, des projets, des échanges, etc. –
implique de s’appuyer sur des certitudes (qui transparaissent dans le
succès d’une action stratégique, ou dans le fait que des prétentions à la
vérité sont honorées). Ces certitudes du monde vécu supposent donc
l’existence d’« un monde objectif d’objets à la fois manipulés et évalués
». Ce qui est ainsi en jeu, c’est une pratique qui ne doit pas s’effondrer,
un monde quotidien qui doit être stabilisé. Seule l’hypothèse non
contestée d’un monde objectif indépendant de nos descriptions répond à
cette exigence fonctionnelle. Bref, « si, dans la pratique, les « vérités »
servent d’appui aux certitudes pratiques, dans la discussion elles sont le
point de repère auquel se réfèrent les prétentions à la vérité » (VJ, 189-
189). Il y a donc un jeu de va-et-vient entre action et discussion, entre
certitudes pratiques et assertabilité garantie : « […] Le monde vécu, avec
ses convictions fortes de vérité et de savoir qui sont fonction de l’action,
se manifeste à l’intérieur de la discussion et y apporte le point de repère
qui, tout à la fois, transcende la justification et rappelle aux interlocuteurs
que nos interprétations sont faillibles » (ibid., 195). C’est seulement
grâce à l’interaction entre actions et discussions que l’on peut répondre à
la question du lien interne entre vérité et justification et échapper aux
critiques réductionnistes et contextualistes que peut par exemple formuler
le philosophe américain Richard Rorty :
« Tant que nous en restons au niveau de l’argumentation et
négligeons à la fois la transformation, assurée par l’identité des
personnes, du savoir des acteurs en savoir des participants à
l’argumentation, et le transfert du savoir dans la direction opposée, il est
impossible d’écarter le doute contextualiste. Seule l’intrication des deux
rôles pragmatiques différents que le concept de vérité, avec sa double
face, joue à la fois dans les contextes d’action et dans ceux des
discussions, peut expliquer pourquoi une justification réussie dans notre
contexte donne à penser que l’opinion justifiée est vraie
indépendamment du contexte donné. De même que, d’une part, le
concept de vérité permet de traduire les certitudes pratiques ébranlées
en termes d’énoncés problématisés, de même le fait de continuer à
s’orienter vers la vérité permet, d’autre part, de retraduire les assertions
justifiées dans la discussion afin de rétablir les certitudes pratiques »
(ibid.).
On peut à cet endroit émettre la réserve suivante : pourquoi Habermas
s’obstine-t-il à utiliser les termes de « vérité » ou de « vrai » pour
caractériser l’horizon de stabilité défini par les certitudes pratiques ?
Pourquoi faudrait-il dire que nos routines quotidiennes dépendent de «
choses vraies » ? Pourquoi ne pas dire que ces choses sont, selon le cas,
utiles, bonnes, pratiques, stables, bien faites, etc. ? Habermas prend en
effet le risque d’entretenir la confusion sur le statut de cette « vérité » et
de s’exposer à des accusations de métaphysique. Et pourtant, il est
possible de répondre à cette objection de la même façon que l’on peut
répondre aux objections concernant les idéalisations impliquées dans
toute interaction : en convoquant le point de vue de l’acteur. En effet, dire
« c’est efficace », ou « c’est utile » relève d’une perspective de troisième
personne, celle d’un sociologue, d’un observateur. En revanche, l’acteur
s’oriente d’après des certitudes intuitives qui n’autorisent pas le recul que
demanderait le jugement d’efficacité ou d’utilité. « Vrai » signifie en fait
négativement « non remis en cause », « non thématisé ». Et cette
conception permet de comprendre pourquoi les acteurs peuvent
facilement agir. « Vrai » est ainsi bien plus contraignant et plus efficace
qu’« efficace » ! Bref, la référence à la vérité reste une nécessité
pragmatique et pratique.
Le concept revisité de vérité que Habermas propose dans Vérité et
justification oblige à redéfinir la justesse normative propre aux énoncés
évaluatifs et moraux. En effet, la vérité dont il a été question jusqu’ici est
celle inhérente aux énoncés propositionnels, c’est-à-dire liés à des faits
du monde objectif. Or, le monde social et moral n’offre pas les points de
repère pour ainsi dire tangibles propres au monde objectif et ne permet
pas, a priori, d’orienter les discussions en fonction d’une référence à un
monde moral stable et « vrai ». Les discussions pratiques dont la fonction
est de thématiser les prétentions à la validité normative problématique
semblent ne pas pouvoir disposer de point de repère transcendant la
justification. La justesse normative reste donc entièrement définie par
l’acceptabilité rationnelle. Elle reste un concept épistémique. Est-ce à
dire que sa validité ne dépasse pas son contexte de naissance ? Doit-on la
comprendre dans une perspective strictement contextualiste ? L’enjeu est
de taille car il s’agit tout de même de savoir s’il est possible de concevoir
une normativité inclusive, ouverte en principe à toute communauté tout
en offrant une stabilité minimale ou si au contraire chaque communauté
possède ses propres concepts de justesse, incommensurables avec ceux
des autres communautés et si donc le concept de justesse est
nécessairement flou, instable, changeant, faute de référence à un monde
social au moins faiblement connoté ontologiquement. Habermas trouve
alors un substitut au monde objectif opératoire dans les énoncés
descriptifs : celui d’une communauté inclusive de personnes morales
idéalement projeté et dont la « résistance » et l’« indisponibilité » est
tangible dans l’effort que demande la construction d’un monde commun
pour tenter de résoudre les conflits de manière consensuelle :
« La validité déontologique des énoncés moraux n’a pas les
connotations ontologiques de la valeur de vérité ; à la référence au
monde objectif, transcendant par rapport à la justification, se substitue
dès lors l’idée régulatrice de l’intégration réciproque de personnes
étrangères les unes aux autres à un monde inclusif – en ce sens
universel – de relations interpersonnelles bien ordonnées. Ce projet
d’un unique monde moral est ancré dans les présuppositions
communicationnelles des discussions rationnelles ; car, dans les
conditions du pluralisme moderne des visions du monde, l’idée de
justice s’est sublimée en s’identifiant au concept d’impartialité propre à
tout accord obtenu par la discussion » (VJ, 214).
Cette orientation vers un monde moral inclusif ressemble au règne des
fins de Kant. Habermas reconnaît en effet que c’est « moins une donnée
qu’une tâche » (VJ, 227). Pourtant, ce monde social idéalement projeté
est indéniablement une nécessité pratique : c’est lui qui permet de mener
des argumentations et empêche que l’entreprise des participants à
l’argumentation ne perde tout sens cognitif. Ainsi, le projet d’un monde
moral et la présupposition d’un monde objectif constituent des
équivalents fonctionnels. On est loin de toute substantialisation des
concepts de « vérité », de « monde social » et de « monde objectif ».
S’il ne fallait retenir qu’une idée forte du tournant pragmatique pris par
Habermas, nous retiendrions la distinction essentielle qu’il opère entre
point de vue du participant et point de vue de l’observateur. Ce n’est
évidemment pas un hasard s’il s’intéresse avant tout au point de vue du
participant : car c’est bien une théorie de l’agir que veut fonder
Habermas. Dans cette perspective, les critiques qui pouvaient paraître
justifiées du point de vue d’un observateur tombent à plat. Les
idéalisations sont, pour celui qui agit, une nécessité pratique
incontournable. Il n’y a en outre, derrière ces idéalisations, pas tant une
prétention cognitive qu’une demande pragmatique de reconnaissance. Se
méprendre sur le statut de ces idéalisations, c’est ne pas comprendre le
sens de la démarche reconstructrice de Habermas et lui faire un procès en
métaphysique infondé :
« Rien ne m’énerve plus que l’accusation selon laquelle la théorie de
l’agir communicationnel, parce qu’elle se concentre sur la facticité
sociale de prétentions à la validité honorées, propose ou du moins
suggère une société rationaliste utopique. Je ne considère pas qu’une
société entièrement transparente – permettez-moi d’ajouter en rapport
avec notre discussion : homogénéisée et uniformisée – soit un idéal, et
je ne souhaite pas non plus suggérer quelque autre idéal que ce soit –
Marx n’est pas le seul à avoir été effrayé par les vestiges du socialisme
utopique1 ».
1 J. Habermas, « Interview mit der New Left Review » ( NU , 241).
Chapitre 9

Justice politique et justice sociale


Nous souhaiterions dans ce dernier chapitre consacré à la
problématique « société » faire état de discussions très actuelles sur la
question de la justice sociale, initiées par la théorie de la reconnaissance
d’Axel Honneth. Il semble en effet que Honneth, qui fut l’assistant de
Habermas à l’université de Francfort et qui du reste se réclame sans
ambiguïté de son l’héritage, ait, avec sa théorie, débordé sur la gauche
son ancien maître. Ceci est d’autant plus intéressant à observer dans le
cadre de l’évolution globale de la Théorie critique et de l’École de
Francfort que l’un et l’autre en représentent, comme on a coutume de
dire, la deuxième et la troisième génération. Honneth dirige actuellement
l’Institut für Sozialforschung et depuis près d’une vingtaine d’années
approfondit une réflexion sur les nouvelles formes de pathologies
sociales et sur les nouvelles façons de formuler des exigences de justice.
Son livre de référence est La lutte pour la reconnaissance1 (1992/2000),
issu d’un travail d’habilitation. Ses travaux, qui bénéficient de
traductions de plus en plus nombreuses en français, sont de ce fait de plus
en plus discutés2.
Le relatif succès de Honneth tient d’abord à la pertinence et à la clarté
de ses thèses ; ensuite probablement à l’attractivité d’une thématique qui
ne laisse a priori personne indifférent (qui ne souhaite être « reconnu
» ?) ; enfin certainement au fait qu’il replonge dans la conflictualité du
social et veut parler de la société telle qu’elle est, ce que les différents
penseurs politiques, Habermas y compris, avaient certainement eu moins
tendance à faire ces dernières années : les débats autour des questions de
justice avaient pris la direction de discussions sur la justice politique, et
non sur la justice sociale. Du coup, Honneth paraît renouer avec le projet
véritable de la Théorie critique : nouer visée normative et approche
descriptive. Le pro gramme actuel de recherches de l’Institut
officiellement consacré aux « paradoxes de la modernisation capitaliste »
indique bien la volonté de construire une réflexion ancrée dans le social.
Honneth semble ainsi redonner à la Théorie critique une forme de
combativité qui, ces dernières années, s’était peut-être dissipée dans des
constructions théoriques trop éloignées des réalités sociales. Nous
voudrions présenter dans ce chapitre les deux approches différentes de la
justice qui se dessinent dans les travaux de Habermas et de Honneth.
Une des critiques principales adressées au modèle de démocratie
procédurale que Habermas développe à partir des années 1990 (cf.
quatrième partie) consiste à lui reprocher son formalisme et à lui opposer
une authentique prise en compte des interactions sociales concrètes. On
doit cette « redécouverte du social » entre autres à Axel Honneth qui,
s’inspirant à la fois de la théorie de la discussion de Habermas et d’une
critique de la société dans la lignée de Foucault, a développé une éthique
de la reconnaissance, susceptible de rendre compte de la conflictualité du
social et des expériences concrètes de l’injustice. Son attitude théorique
s’inspire de celle de Hegel : il oppose aux tenants des théories de la
justice d’inspiration kantienne le même type d’arguments que Hegel
opposait à Kant. Contre une morale formelle jugée trop abstraite, il
convient de faire valoir la force et l’actualité des éthiques particulières
qui rendent compte de la factualité du réel. Autrement dit, Honneth
réhabilite l’éthicité, la Sittlichkeit. Ce faisant, il soumet le concept
d’autonomie cher à Kant à une analyse critique : il serait trop simple en
effet de postuler l’autonomie morale de l’individu comme base de son
autonomie juridique et donc comme fondement de son statut de citoyen.
Car l’autonomie n’est pas donnée, elle n’est pas un acquis, elle est
problématique. C’est ainsi que Honneth se penche, notamment dans La
lutte pour la reconnaissance, sur le phénomène de l’identité, sa
construction et ses fragilités. Une identité stable dépend d’une synthèse
réussie de confiance en soi (garantie par une reconnaissance affective),
de respect de soi (fourni par une reconnaissance morale et juridique) et
d’estime de soi (dépendant d’une reconnaissance sociale). L’atteinte
portée à ces composantes conduit à un déni de reconnaissance qui peut
déboucher à son tour sur une attitude de révolte. Le moment
intersubjectif est donc essentiel, comme chez Habermas du reste, mais
alors que celui-ci part d’une situation de symétrie non problématique,
Honneth se situe pour ainsi dire en amont, en s’intéressant aux conditions
mêmes de possibilité d’une relation de symétrie entre personnes morales
et/ou juridiques. Habermas situe la reconnaissance au niveau des
présupposés de la communication langagière, mais c’est la situer trop
haut, au-delà de l’expérience réelle des acteurs sociaux. La blessure
morale du « mépris social » endommage trop le sentiment d’intégrité de
celui qui en est victime pour qu’il puisse encore se sentir légitimé dans la
position de symétrie et d’égalité propre au participant à une discussion.
En intégrant cette dimension anthropologique de la constitution de
l’identité personnelle à son champ de réflexion, l’éthique de la
reconnaissance propose une définition élargie de la justice qui mêle
aspects descriptifs et aspects normatifs. Elle se démarque donc
clairement des théories de la justice (notamment celle de Rawls) qui
adoptent une perspective extérieure à l’activité sociale et réduisent les
questions de justice à une enquête quantitative portant sur une répartition
équitable des biens, répartition qui au demeurant est plus souvent
effectuée par les théoriciens que par les acteurs sociaux eux-mêmes.
Habermas ne semble pas remettre en cause ce point de vue extérieur et
surplombant adopté par les théoriciens de la justice. Dans un texte
consacré à la question du multiculturalisme (ET, 211-227), il fait la
distinction entre luttes pour la reconnaissance culturelle et luttes pour la
reconnaissance sociale. Pour lui, les premières se distinguent des
secondes par le fait qu’elles ne disposent pas encore des critères
permettant de juger des atteintes portées à l’identité culturelle des
personnes. Les luttes sociales en revanche peuvent se référer à un panier
de « biens premiers » et en faire l’horizon de leurs revendications.
Surtout, Habermas semble faire dépendre un peu rapidement les
problèmes identitaires des seuls problèmes culturels : « […] Dans les
luttes pour la reconnaissance [culturelle], on ne dispose pas d’un tel cadre
de biens premiers. Les cultures forment les identités et pénètrent les
structures de la personnalité dans leur ensemble. C’est pourquoi la
rencontre frontale de cultures différentes se déclinent généralement en
confrontations existentielles ».
En négligeant le potentiel de conflits et de questionnements identitaires
contenu dans l’identité sociale, Habermas conforte ses adversaires dans
l’idée que sa théorie est devenue de moins en moins critique et qu’il était
temps de redonner un coup de jeunesse à la Théorie critique en revenant
à sa source : l’effectivité du social et la conscience de l’injustice. Dans la
Postface à Kritik der Macht (1986), Honneth invite à un élargissement de
la théorie de la communication, par une intégration du moment négatif de
la lutte. Il faut selon lui dépasser le « dualisme » habermassien du
système et du monde vécu. Il ne s’agit donc plus de mettre en évidence
les distorsions que le système fait subir au monde vécu, mais de pointer
les obstacles qui, dans le flux des activités relationnelles, empêchent les
individus de faire l’expérience d’une reconnaissance pleine et entière. Le
but de cette critique sociale est, comme nous l’avons dit plus haut, à la
fois descriptif et normatif : il faut d’une part déterminer les pathologies
sociales et d’autre part définir positivement les critères des formes
réussies de la vie sociale. Cette unité du descriptif et du normatif est
indispensable à une véritable théorie critique. Pour pouvoir développer
une critique normative, il est nécessaire de disposer de critères qui
permettent précisément de dire ce qu’est une vie réussie.
Ces critères d’une vie réussie sont sans doute ce qui fait défaut à la
philosophie de Habermas et ce qui laisse à penser qu’il a revu à la baisse
ses ambitions critiques et émancipatoires. Certes, nous le savons, il se
place résolument sous les auspices d’une philosophie postmétaphysique,
c’est-à-dire d’une philosophie qui refuse de se prononcer sur ce qu’est
une vie bonne et se concentre uniquement sur les conditions d’une
institutionnalisation du juste. Mais nous avons également vu que
Habermas semblait regretter, par exemple dans L’avenir de la nature
humaine, ce retrait de la philosophie hors du champ éthique. Il en vient
ainsi à développer une éthique de la nature humaine qui repose sur l’idée
que l’homme se caractérise avant tout par sa démarche d’auto-
compréhension. L’homme est cet être qui a l’intuition d’avoir vocation à
être l’auteur de sa propre vie. Une des conditions essentielles de cette
auto-compréhension est, selon Habermas, l’égalité de naissance que se
reconnaissent réciproquement des personnes issues d’une naturalité
contingente, c’est-à-dire de combinaisons génétiques aléatoires. Cette
éthique de la nature humaine est compatible avec la morale procédurale
de Habermas : il s’agit justement de préserver les conditions d’une auto-
compréhension possible. On voit que les considérations politiques sont
étroitement liées aux considérations existentielles : l’autodétermination
de la vie personnelle, la responsabilité que l’on porte de ses propres actes
sont à la fois la forme de toute vie digne d’être vécue, et la condition de
possibilité d’une société démocratique. Or, nous remarquions que cette
compréhension existentielle de l’homme démocratique, capable de
pouvoir être soi-même et de répondre de ses actes, est tributaire d’une
compréhension bien particulière – pour ne pas dire kantienne – de ce que
sont un homme et une vie digne d’être vécue. Voilà bien tout ce qui
rapproche et qui sépare à la fois Habermas et Honneth : ils partent tous
les deux de la nécessité de garantir les conditions d’une
autodétermination possible de l’individu, mais le premier conçoit cette
autodétermination comme un postulat de la vie démocratique, tandis que
le second entend justement montrer qu’une société vraiment
démocratique doit être attentive aux nouvelles normativités émergeant
des expériences d’injustice vécues par des personnes engagées dans des
processus de socialisation fragilisant. Honneth, au fond, réalise ce que
Habermas n’ose pas accomplir : la réhabilitation de l’éthique et la
suppression du primat du juste sur le bon. Juste et bon ne doivent pas
entrer dans un rapport de hiérarchie ou de concurrence : ils constituent
nécessairement deux moments complémentaires d’une même théorie
critique. Cette mise en parallèle des arguments de Habermas et de
Honneth permet de mettre en évidence le fait que, chez Habermas, le
politique l’emporte sur le social.
La théorie de la reconnaissance développée par Axel Honneth a le
grand mérite de redonner une place de choix à la philosophie sociale dans
l’entreprise critique. Elle revient pour ainsi dire à la source du projet
critique d’émancipation : s’il est vrai que la démocratie doit permettre le
respect et l’expression de l’autonomie morale et juridique de chaque
personne, encore faut-il s’interroger sur les conditions de possibilité de
cette autonomie. On ne peut manier le concept kantien d’autonomie sans
le questionner, comme s’il désignait une réalité achevée, close,
intangible. Revenir à ce niveau d’analyse permet de pointer une difficulté
soulevée par les théories de la justice en général et par le modèle
procédural en particulier : comment faire accéder au débat démocratique
des expériences d’injustice inhibantes pour ceux qui en sont victimes ?
Comment faire en sorte que les procédures institutionnalisées ne fassent
pas que conserver des hiérarchies sociales figées ? Comment rendre
compte des attitudes de dépolitisation, voire de révolte ? À ces questions,
l’éthique de la reconnaissance semble esquisser deux types de réponse :
d’une part, prise au piège de ce qu’elle dénonce, elle ne peut sans se
contredire prétendre théoriser dans son langage propre ce qu’est la
conscience de l’injustice, elle semble donc devoir s’effacer pour laisser la
place à une éthique du témoignage ; d’autre part, elle peut essayer de
réfléchir aux moyens possibles d’inclure dans les débats publics une
parole qui jusque-là en était exclue, tenter de la rendre plus audible et
davantage partageable.
Au fond, cette théorie ne nous paraît ni contredire ni même seulement
remettre en cause la théorie procédurale de Habermas, fondée sur une
théorie de la discussion. Elle nous semble plutôt constituer un
complément nécessaire, en redéfinissant des problématiques que
Habermas n’ignore probablement pas, mais qu’il n’a pas choisi d’intégrer
à ses considérations essentiellement normatives.
1 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance , trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000.
2 On doit notamment à Emmanuel Renault d’avoir initié cette réception de l’œuvre de Honneth
en France. Voir entre autres : Renault E., Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance
, Bègles, Editions du Passant, 2000 ; Expériences de l’injustice , Paris, La Découverte, 2004 ;
Souffrances sociales , Paris, La Découverte, 2008 ; Renault E. et Sintomer Y. (dir.), Où en est la
théorie critique ? , Paris, La Découverte, 2003.
Conclusion

Penser l’effectivité, mais de façon détranscendantalisée ; examiner les


équilibres sociaux, mais en gardant une visée normative : Habermas
s’efforce ainsi de tenir l’équilibre entre sociologie et philosophie, entre
être et devoir-être et de proposer sa propre théorie de la société, laquelle,
à bien y regarder, s’apparente à une entreprise de traduction de concepts
phares de la tradition philosophique dans le langage des sciences
sociales : en transformant la philosophie de l’histoire en théorie de la
société, Habermas impulse un mouvement de sécularisation qui touche
des pans entiers de la philosophie : le « sens de l’histoire » cède la place
à l’« évolution sociale » ; la « raison » à la « rationalité » et à la «
rationalisation » ; la « vérité » à la « validité » ; la « justice » à la «
solidarité ».
La théorie de la société qu’il propose prend la forme d’une théorie
générale de la rationalité et débouche sur une théorie de l’intégration
sociale. Cette intégration ne peut en aucun cas se réduire aux opérations
de réduction de complexité réalisées par les différents systèmes sociaux :
la solidarité reste une source essentielle d’intégration, accomplie sur un
mode communicationnel. La légitimité – et avec elle l’exigence
démocratique – est un principe de stabilisation vital pour une société
moderne. Dans les années 1970 (cf. Raison et légitimité, 1973/1978),
Habermas décrivait les crises de légitimité qui pouvaient survenir dans
une société capitaliste avancée si les exigences de légitimité étaient
étouffées par le système (notamment économique et administratif).
Presque quarante ans plus tard, en 2009, la crise économique sans
précédent qui frappe le monde semble lui donner raison.
QUATRIÈME PARTIE

La Citoyenneté
S’il fallait résumer l’œuvre de Habermas en une seule formule, nous
retiendrions celle de démocratie délibérative. Dans cette expression se
concentrent et se fondent en effet deux motifs typiquement
habermassiens : l’idéal d’émancipation et l’espoir fondé dans la
rationalité du langage. Le thème que nous abordons dans cette quatrième
partie est au plus près de ce projet. La citoyenneté traduit l’idéal
d’émancipation en termes clairement politiques et le met en scène dans
un cadre social et politique où les ressources communicationnelles de
citoyens actifs deviennent le vecteur principal de cette émancipation.
Si cette thématique apparaissait jusque-là dans son œuvre par
intermittence ou en filigrane, elle devient explicite à partir des années
1990 : avec Droit et démocratie (1992/1997), Habermas présente un
véritable modèle de démocratie procédurale et de politique délibérative.
D’autres livres suivent, qui approfondissent la réflexion sur les
fondements et les promesses de l’État de droit démocratique et abordent
divers problèmes de justice politique, de droits politiques et culturels, de
nation et d’État de droit, de citoyenneté nationale et européenne ; citons
par exemple Débat sur la justice politique (1995/1996, publié avec John
Rawls), L’intégration républicaine (1996/1998), Après l’État-nation
(1998/2000). Son dernier livre traduit en français Entre naturalisme et
religion (2005/2008) déplace quant à lui la discussion politique sur le
terrain des rapports entre démocratie et religion. Ainsi, après une longue
période essentiellement dédiée à la sociologie et à la philosophie du
langage, où il s’est en quelque sorte consacré à effectuer son « tournant
pragmatique », Habermas semble entrer dans une nouvelle phase de
production. On parle d’ailleurs souvent du « dernier » Habermas pour
désigner les travaux publiés ces quinze dernières années sous le signe de
la philosophie politique.
Comment expliquer cette nouvelle orientation ? Par une série de
causes immédiates – qui certes viennent entrer en résonance avec une
tendance au long cours, la sensibilité profondément politique de la pensée
de Habermas ; ces causes sont à la fois historiques, politiques et
institutionnelles, et philosophiques.
Deux événements historiques majeurs, intimement liés, surviennent en
effet à la fin des années 1980 : la chute du Mur de Berlin et
l’effondrement du communisme. Ils sont synonymes de bouleversements
sociaux, politiques et culturels sans précédent qui obligent à appréhender
avec une acuité nouvelle les questions de démocratie et de marché1. Le
modèle de démocratie libérale constitutionnelle, adopté par tous les pays
de l’Est, semble définitivement triompher. C’est peut-être l’occasion de
le redéfinir, de le repenser en profondeur. Côté allemand, la réunification
de deux États séparés depuis cinquante ans incite à s’interroger sur le
sens même de ce qu’est une nation, sur la nature profonde du lien
civique. Ce à quoi s’attache Habermas dans Droit et démocratie en
définissant la citoyenneté en termes juridiques, participatifs et volitifs, à
l’opposé d’une approche culturelle et ethnique qui a longtemps prévalu
en Allemagne. Il prolonge en fait une réflexion entamée quelques années
auparavant lors de la « Querelle des historiens » (1986) dont l’enjeu
principal fut de se demander quelle compréhension la RFA devait avoir
du nazisme, et donc de son histoire et de son identité. C’est à cette
occasion qu’il popularisa le concept de « patriotisme constitutionnel »
(cf. chap. XIII).
Seconde source d’inspiration : le contexte institutionnel et politique au
sein des démocraties occidentales. Le motif qui circule alors de manière
récurrente – et aujourd’hui encore – est celui d’une crise de la
représentation et de la souveraineté. L’intégration européenne et la
démultiplication des niveaux de souveraineté, le développement
d’institutions non élues, la ramification des organes de décision, la
complexité croissante de la société donnent le sentiment qu’il est
désormais difficile d’identifier la volonté générale, qu’elle est diluée dans
une multitude de volontés particulières ; les tendances à la judiciarisation
dans les différents secteurs de la vie sociale et politique seraient un des
symptômes de cette évolution. En proposant un modèle de démocratie
procédurale qui déplace la charge de rationalité et de légitimité de
l’expression homogène et synchrone de la volonté générale vers le
respect des procédures de délibération qui précèdent les décisions,
Habermas tente d’adapter son système aux réalités d’une société
complexe sans verser dans l’utopie d’un peuple uni et d’une nation
indivise.
Troisième type de cause qui a amené Habermas à développer une
théorie de la démocratie : le contexte philosophique des années 1980
marqué par un renouveau de la philosophie politique. Ce renouveau est
d’abord venu des États-Unis et notamment de l’impulsion donnée par la
Théorie de la justice2 de John Rawls, publiée en 1971 – traduite en
allemand en 1975, en français en 1987. Le débat entre « libéraux » et «
communautariens » qui a suivi a nourri de très nombreuses discussions
sur les problèmes de démocratie libérale, de justice, de redistribution, de
droits privés et de droits politiques, discussions qui ont encore été
alimentées par les problématiques nouvelles du multiculturalisme et la
question des droits culturels3. La réception de ce débat américain a été
plus précoce en Allemagne qu’en France4. Dès le début des années 1990,
les philosophes allemands ont apporté leur contribution au débat. Citons
par exemple Axel Honneth qui édite un recueil d’articles en 1993
présentant la controverse5 ; M. Brumlik et H. Brunkhorst, qui la même
année publient eux aussi un recueil collectif rassemblant entre autres les
contributions d’Apel, de Wellmer, de Honneth, de Manfred Frank ou
encore de Lutz Wingert6 ; ou encore Rainer Forst, qui en 1996 propose
une très bonne synthèse du débat7. Pourtant, la réception du débat
américain par les principaux représentants de l’École de Francfort n’allait
pas forcément de soi. Après tout, ce débat ne fait pas référence à la
Théorie critique et semble surtout concerner des faits de civilisation
spécifiquement américains (problème des minorités noires, indiennes,
problèmes linguistiques au Canada…) En outre, la problématique qui
constitue le cœur du débat, les rapports du bien et du juste, paraît
étrangère aux préoccupations des représentants de l’éthique de la
discussion.
En fait, à y regarder de plus près, si Habermas ne formule pas encore, à
la fin des années 1970 et au début des années 1980, ses problématiques
en termes de juste et de bien et s’il faudra attendre quelques années pour
que ce vocabulaire devienne courant dans ses textes, toute sa réflexion
sur la morale procédurale, développée par exemple dans Morale et
communication (1983/1986) n’est rien d’autre qu’une théorie sur les
conditions de possibilité du juste. L’op position entre morale procédurale
et éthiques individuelles n’est qu’une formulation parmi d’autres de
l’opposition entre le juste et le bien. Comme il sait si bien le faire,
Habermas s’est ensuite adapté à ses nouveaux interlocuteurs et a
réinterprété les termes d’un débat venant de l’étranger dans l’optique de
son éthique de la discussion. Du reste, si l’on retrouve des points
communs, un langage commun même, entre Habermas et les penseurs
américains, c’est qu’au fond tous ces protagonistes puisent dans le même
réservoir de sens et de références, celui nourrissant un débat vieux
comme le monde sur les rapports entre le particulier et l’universel et
reformulé il y a deux siècles par Kant et Hegel. Les libéraux se réclamant
de Kant et les communautariens s’inscrivant dans la tradition aristotélo-
hégélienne, il n’est finalement guère surprenant que Habermas puisse très
bien décoder les termes de leur controverse et y apporter sa propre
lecture.
Bref, l’intérêt retrouvé de Habermas pour les questions de philosophie
politique trouve une source essentielle dans le renouveau de la pensée
politique américaine, et notamment dans les travaux de Rawls, de
Dworkin, ou encore de Michelman dont la conception d’une politique
délibérative l’a fortement influencé. Cette conception délibérative permet
en effet à la politique de retrouver une réalité effective, sur la base
rationnelle de l’argumentation et de réactiver l’idée d’espace public et
celle, qui paraissait presque désuète, de participation. En se réappropriant
le modèle délibératif sur la base des acquis de la TAC, Habermas réussit
en outre à faire la synthèse des paradigmes libéral et républicain.
La théorie de la démocratie qu’élabore Habermas à partir des années
1990 se présente en fait comme une théorie du droit moderne. Cela peut
certes surprendre dans la mesure où, quelques années plus tôt, et
notamment dans la TAC (chapitre VIII), Habermas regardait avec
méfiance l’extension du droit dans les différentes sphères de la vie
sociale et l’interprétait en termes de « colonisation intérieure » du monde
vécu, c’est-à-dire comme l’intrusion d’une logique systémique dans des
structures sociales jusque-là stabilisées par les ressources symboliques et
communicationnelles. Le scepticisme de Habermas était certainement
tributaire de la tradition marxiste qui tendait à voir le droit comme un
faux universel. Mais, petit à petit, désireux de donner une efficience
politique à sa théorie de la communication, Habermas s’aperçoit du
potentiel de rationalité pratique que représente le droit. Parce qu’il vit
d’une tension entre facticité et validité, entre légalité et légitimité, le droit
moderne, interprété à la lumière de la théorie de la discussion, apparaît
désormais comme le médium privilégié pour fixer la rationalité
communicationnelle dans les procédures et les institutions et faire ainsi
pleinement coïncider État de droit et démocratie. Le chapitre X sera
entièrement consacré à cette théorie du droit moderne.
Le droit n’est pas une catégorie statique ou immuable. Il se nourrit
d’une culture politique que seule une population habituée à la liberté peut
rendre vivante. Le lieu où bat cette vie, où sont thématisés les besoins, où
sont débattus les principes qui fondent l’ordre politique, où sont critiqués
les pouvoirs, le lieu où se façonne en quelque sorte une certaine idée de
ce qu’une population reconnaît comme légitime, c’est l’espace public,
dimension essentielle de la théorie habermassienne de la démocratie. Ce
sera l’objet du chapitre XI.
Pour clore cette quatrième partie, nous essaierons de décrire, au
chapitre XII, la citoyenneté en acte que Habermas appelle de ses vœux,
la rencontre des citoyens et des institutions, la dynamique téléologique
qui fait de la Constitution un projet que chaque génération est appelée à
réinterpréter. Nous verrons que le modèle procédural que propose
Habermas implique une forme d’éthique de la responsabilité que le
philosophe ne semble pourtant pas désireux de thématiser. C’est
certainement là une des limites de sa théorie de la démocratie.
Chapitre 10

Entre légalité et légitimité


Dans sa version originale, Droit et démocratie est en fait intitulé
Faktizität und Geltung – ce qui signifie littéralement « facticité et validité
». Les traducteurs ont ainsi choisi d’expliciter dès le titre ce qui constitue
la charpente de la théorie habermassienne de la démocratie : le droit. Un
premier coup d’œil à la table des matières confirme cette approche
juridique et renseigne plus précisément sur le contenu du livre : sept
chapitres sur neuf sont consacrés à l’élucidation de la catégorie
juridique ; un chapitre décrit le modèle de « politique délibérative », un
autre analyse le rôle de la société civile et les mutations de l’espace
public politique. Cette répartition est significative : Habermas met tous
ses efforts dans la définition du cadre institutionnel tandis que la
description des pratiques démocratiques, des acteurs et des interactions
sociales n’occupe qu’une part réduite.
De fait, Habermas procède à une reconstruction du droit moderne,
c’est-à-dire qu’il réinterprète le système des droits et leur processus de
production et d’édiction en s’appuyant sur une lecture d’inspiration
communicationnelle. À cette fin, il développe une sorte de fiction
constituante1 et se demande quels droits s’accorderaient les uns aux autres
les membres d’une communauté dans un contexte de liberté
communicationnelle (absence de contrainte, loi du meilleur argument). Il
apparaît que d’emblée, explique Habermas, les participants comprennent
qu’ils n’ont d’autre choix, dans la mesure où ils veulent réglementer leur
vie commune grâce au médium juridique, que de créer un « ordre
statutaire » qui prévoit pour chaque futur sociétaire un statut de « porteur
de droits subjectifs ». On ne peut obtenir un tel ordre statutaire qu’en
introduisant trois catégories de droits fondamentaux :
– « les droits fondamentaux qui résultent du développement,
politiquement autonome, du droit à l’étendue la plus grande possible de
libertés subjectives d’action égales pour tous » ; ce qui implique :
– « des droits fondamentaux résultant du développement, politi
quement autonome, du statut de membre dans une association volontaire
de sociétaires juridiques » ;
– « des droits fondamentaux résultant de manière immédiate de
l’exigibilité des droits et du développement, politiquement autonome, de
la protection juridique individuelle » (DD, 139-141).
Ces trois types de droits fondamentaux garantissent aux participants
une autonomie privée et répondent aux conditions de juridicité d’une
socialisation horizontale. En envisageant ces catégories de droits, les
participants se projettent comme destinataires du droit. S’ils veulent
fonder une association capable de se donner ses propres lois et donc
d’assumer une pratique d’autolégislation, ils doivent se reconnaître un
quatrième type de droits : les droits politiques de participation et de
communication. Ils pourront alors se considérer aussi comme auteurs du
droit et non seulement comme destinataires. Ces droits politiques sont
définis comme suit :
– « des droits fondamentaux à participer à chances égales aux
processus de formation de l’opinion et de la volonté et qui constituent le
cadre dans lequel les citoyens exercent leur autonomie politique et à
travers lequel ils instaurent un droit légitime » (ibid.).
Sans les trois premiers types de droits fondamentaux, c’est le droit lui-
même qui ne pourrait exister. Sans le quatrième type, le droit n’aurait pas
de contenu concret. Enfin, Habermas dégage un cinquième type de droits,
résultant de la double autonomie, privée et publique, spécifiée
auparavant. Il les qualifie lui-même de seulement « relativement fondés »
alors que les quatre autres sont « absolument fondés ». Il s’agit de «
droits de partage », c’est-à-dire :
– « des droits fondamentaux à l’octroi de conditions de vie qui soient
assurées aux niveau social, technique et écologique, dans la mesure où
cela peut s’avérer nécessaire, dans des conditions données, à la
jouissance à égalité de chance des droits civiques [ci-dessus énumérés] »
(ibid.).
Habermas insiste bien sur le fait que la définition de ces droits est le
résultat d’une expérience de pensée, d’une expérience fictive. Celle-ci
permet d’expliciter ce dont on peut avoir une conscience intuitive, à
savoir qu’il faut créer d’un seul mouvement plusieurs types de droits
fondamentaux. Bien sûr, ces droits ne peuvent pas recevoir de contenu
concret si les sociétaires ne perçoivent pas l’environnement qui est le leur
et qui transparaît « derrière le voile de non-savoir empirique qu’ils ont
eux-mêmes tendu »2 : c’est à la lumière de circonstances historiques
particulières qu’ils peuvent définir leurs intérêts et s’entendre sur les
droits nécessaires pour encadrer leur vie personnelle et politique.
Bref, la thèse à laquelle Habermas parvient, à partir des prémisses
fournies par son anthropologie et son éthique, est que les droits subjectifs
et les droits politiques de participation sont co-originaires ; il n’y a pas de
préséance des uns sur les autres (voir encadré infra). En d’autres termes,
l’autonomie privée ne précède pas l’autonomie publique, ni dans l’ordre
chronologique d’édiction des droits ni dans l’ordre d’importance. Et
inversement : les droits de participation, les droits à proprement parler
politiques ne sont pas prioritaires sur les droits visant à défendre les
libertés individuelles. Ce qu’ambitionne ici Habermas, c’est en fait de
renvoyer dos à dos la tradition libérale et la tradition républicaine, qui
chacune ont justement tendance à privilégier un type de droits plutôt que
l’autre. Le modèle libéral considère qu’il faut avant tout garantir
l’inaliénabilité des libertés individuelles, notamment contre les atteintes
qui pourraient venir de l’État ou d’un groupe politique ou social
dominant. L’individu libéral doit être protégé dans sa capacité à choisir
librement son identité, à s’arracher aux déterminismes, à réaliser sa
propre conception de ce qu’est une vie bonne ; il ne doit se voir imposer
aucun plan de vie, aucune vision du monde particulière ; l’individu
républicain ou, dans une version plus marquée, le communautarien,
considère au contraire qu’il ne peut jamais s’extraire entièrement de sa
communauté d’appartenance, qu’il porte en lui des traditions qui doivent
être défendues parce qu’elles sont structurantes et productrices de sens ;
l’unité et la stabilité de la communauté doivent être protégées contre les
tentations individualistes.
Cette présentation est bien sûr schématique : il existe des degrés bien
différents d’aspiration libérale ou d’intégration communautariste ; en fait,
ces modèles ne correspondent pas tant à deux types de communauté
politique bien distincts qu’à deux tendances qui souvent traversent une
même communauté. Le débat entre libéraux et communautariens qui a
relancé les discussions de philosophie politique a d’ailleurs au départ
pour cadre un seul et même pays : les États-Unis. Ces tendances
renvoient du reste à des intuitions que chacun peut ressentir en son for
intérieur et qui sont le reflet de l’ambivalence de notre construction
identitaire : envie de désengagement vis-à-vis de son milieu ou de ses
traditions, besoin de libre définition de soi, et en même temps nécessité
de sentir ses racines, de partager des horizons communs.
Transposée dans un cadre politico-juridique, cette tension est souvent
présentée sous la forme d’une opposition entre droits fondamentaux et
souveraineté populaire : faut-il préserver avant toute autre chose les
droits de l’homme et donc considérer que la Constitution est le
fondement essentiel de l’État et la source prioritaire de légitimité ou bien
faut-il respecter en premier lieu la volonté exprimée par un peuple
déclaré souverain – et qui donc ne peut, sans risquer de voir cette
souveraineté contredite, admettre que sa volonté soit limitée par un texte
constitutionnel ou par une cour de justice constitutionnelle ? Toutes les
démocraties modernes reposent en fait sur ces deux types de légitimité,
mais les histoires nationales et les pratiques politiques n’ont pas toujours
réussi l’équilibre parfait. La République française, héritière de Rousseau
et de sa théorie de la volonté générale, a par exemple longtemps semblé
très attachée aux idées d’autodétermination et de souveraineté populaire
(cf. chap. XII).
Avec sa théorie du droit, Habermas ne propose rien moins qu’une
troisième voie, un troisième modèle entre modèle libéral et modèle
républicain : le modèle procédural. À vrai dire, son modèle est
relativement proche des deux autres et particulièrement du modèle
républicain : le fort engagement politique que son système semble
encourager rappelle le civisme républicain ; pourtant, c’est là une
différence notable, et certainement une lacune de sa théorie, Habermas ne
prend pas en considération l’espèce de sublimation éthique par laquelle
les citoyens renoncent à leurs intérêts privés et choisissent de s’engager
pour le bien public. La genèse délibérative du droit moderne lui paraît
une garantie suffisante.
En développant une théorie de la démocratie sur une base fortement
juridique, Habermas poursuit en fait un double objectif : d’un côté, il
tente d’apporter sa solution au problème très contemporain du libéralisme
et du communautarisme et revisite les fondements normatifs de notre
démocratie ; de l’autre, il faut insister sur ce point, il se saisit d’une série
de problèmes bien allemands : la définition de l’État de droit, la querelle
entre positivisme juridique et jusnaturalisme, la distinction entre légalité
et légitimité, la discussion de paradigmes concurrents du droit, l’héritage
de la sociologie juridique de Max Weber.
Notre réflexe est aujourd’hui de considérer qu’État de droit et
démocratie sont plus ou moins équivalents, plus ou moins synonymes.
Or, l’expérience historique enseigne que ce n’est pas forcément le cas.
Un État peut reposer sur un système de droits stable et s’imposant à tout
le monde sans pour autant prendre la forme d’une démocratie, autrement
dit sans que ces droits soient l’objet d’un authentique consentement de la
part des membres de la communauté étatique. Il existe ainsi une tradition
allemande du Rechtsstaat (État de droit) qui fait reposer le système
étatique, institutionnel sur le seul principe de légalité, sur la force
contraignante de l’ordre juridique. Or, la simple légalité ne satisfait pas
l’idéal de consentement qui fonde la démocratie moderne et selon lequel
les citoyens se considèrent non seulement comme les destinataires, mais
aussi comme les auteurs des lois auxquelles ils se soumettent. Les lois
doivent non seulement refléter un ordre légal, mais aussi un ordre
légitime, c’est-à-dire accepté pour de bonnes raisons – c’est-à-dire
encore, pour Habermas, des raisons relevant de la raison pratique, issues
de processus de délibération argumentée. La distinction, essentielle, entre
légalité et légitimité se retrouve dans l’analyse même que Habermas fait
de la catégorie juridique. Le titre allemand de Droit et démocratie,
Faktizität und Geltung, renvoie directement à la double nature du droit
moderne : sa facticité et sa validité, c’est-à-dire d’une part une contrainte
factuelle imposée par la mise en œuvre étatique du droit et par la menace
de sanctions, contrainte qui implique la légalité des comportements ;
d’autre part une obéissance aux normes motivée par leur validité
légitime, c’est-à-dire sur la base de prétentions à la validité normative
intersubjectivement reconnues. La factualité et la validité ne forment pas
un « amalgame indissoluble » comme dans le cas des certitudes du
monde vécu ou des institutions archaïques ou traditionnelles soustraites à
toute discussion et pour lesquelles le factuel possède la force du sacré et
de l’inquestionnable. La factualité propre à la matérialité même de
l’appareil judiciaire et des mécanismes de sanctions et propre au
monopole de la force détenu par l’État, est liée à la légitimité de
procédures de législation qui prétendent à la rationalité dans la mesure où
elles garantissent la liberté et l’autonomie des citoyens. La démocratie
moderne repose ainsi sur ce double aspect de la validité juridique :
l’acceptation de l’ordre juridique et l’acceptabilité rationnelle de cet
ordre. C’est chez Kant que Habermas trouve cette double formulation de
la validité juridique. Le concept de légalité chez Kant repose en effet sur
un lien interne entre contrainte et liberté. Dans la lecture qu’en fait Kant,
le pouvoir coercitif du droit ne se justifie qu’en tant qu’« obstacle à
l’obstacle de la liberté »3. La contrainte juridique définit les « conditions
auxquelles l’arbitre de l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre
d’après une loi universelle de la liberté »4.
Ainsi, d’un côté, il semble que l’on n’exige des destinataires des lois
rien d’autre qu’une conformité extérieure à ces lois, qu’un comportement
légal. Mais de l’autre, il semble impossible d’accorder l’arbitre de chacun
avec celui de tous et donc de garantir une intégration sociale autrement
qu’en recourant à des règles normativement valides qui, d’un point de
vue moral, parce qu’elles assurent la liberté de chacun et de tous,
méritent un assentiment rationnellement motivé de la part des
destinataires. Bref, il doit être possible d’obéir à la loi, non pas seulement
contraint par la menace de sanction, mais par respect pour elle et pour sa
validité normative. Pour Habermas, le positivisme juridique ne prend en
compte que le premier aspect, la facticité ; il justifie donc des ordres
juridiques qui ne satisfont pas à l’exigence de liberté et confond justice
de fait et justice de droit.
Finalement, l’aboutissement de la philosophie de Habermas dans une
philosophie du droit est parfaitement dans l’esprit kantien : en effet, chez
Kant, le droit joue un rôle essentiel, servant de médiation entre nature et
liberté. La philosophie du droit lui permet de réconcilier philosophie
théorique et philosophie pratique. C’est une idée présente notamment
dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique5.
Pour Kant, le problème de savoir comment la liberté humaine peut avoir
des effets (philosophie pratique) sur une nature entièrement soumise aux
déterminismes (philosophie théorique) trouve une solution dans l’Idée
d’une réalisation progressive du droit au cours de l’histoire. Il est permis
de postuler que les actions humaines conformes au devoir – au moins
extérieurement – sont de plus en plus nombreuses au cours de l’histoire.
En se soumettant aux lois, en rendant leurs actions « légales », les
hommes agissent de manière extérieurement conforme à la loi morale :
leurs actions paraissent donc libres, c’est-à-dire accomplies par devoir.
La médiation que Kant réalise entre nature et liberté, entre philosophie
théorique et philosophie pratique, est entièrement formelle : rien n’oblige
l’homme à obéir par moralité à la loi. La contrainte juridique et la
menace de sanction lui imposent seulement de se conformer à cette loi.
Pourtant, il se trouve que globalement l’ensemble de l’humanité semble
accomplir un progrès dans la réalisation d’un État de droit – du moins
selon une lecture téléologique de cette évolution. Puisque les hommes ne
procèdent pas selon un dessein personnel raisonnable, il est donc
nécessaire d’émettre l’hypothèse d’une histoire déterminée selon un plan
de la nature, d’émettre l’hypothèse méthodique d’une finalité inscrite
dans le désordre apparent de l’histoire.
En fait, il nous semble que cette lecture téléologique s’applique
mutatis mutandis à la philosophie politique de Habermas. C’est une
lecture généralement ignorée qui pourtant se justifie pleinement à
l’examen des derniers textes du philosophe. Le procéduralisme n’est pas
un formalisme statique. Il est mû par un principe de faillibilité qui oblige
à considérer chaque résultat comme un résultat provisoire, susceptible de
révision ou d’affinement. La discussion n’est en principe jamais close,
elle s’enrichit de nouveaux arguments, de nouvelles expériences, des
leçons tirées des échecs passés. Les conflits des penchants naturels sont
remplacés par l’opposition des arguments, l’agonistique se pacifie, mais
reste un principe de rationalisation. Faillibilité et apprentissage sont
constitutifs de l’éthique de la discussion comme ils le sont par extension
de la rationalité procédurale. Ils opèrent au niveau des interactions
quotidiennes, mais également à une échelle supérieure, au niveau des
structures de l’État de droit constitutionnel. Habermas voit dans
l’Histoire une possibilité d’apprendre et de corriger les erreurs commises
dans le passé par notre communauté6. Et il considère la Constitution d’un
État de droit démocratique comme le lieu où peut jouer pleinement cette
téléologie : la Constitution est un projet soumis à une perpétuelle
autocorrection (cf. chap. XII).

Autonomie privée et autonomie publique

Un des enjeux de Droit et démocratie (1992/1997) est de montrer que les


conceptions libérales et républicaines de la démocratie ne sont pas incompatibles,
mais entretiennent au contraire un rapport de complémentarité. En d’autres termes, il
s’agit pour Habermas de mettre en évidence la « co-originarité »
(Gleichursprünglichkeit) des droits civiques de protection de l’individu et des droits
politiques de communication et de participation. L’autonomie juridique de la personne
est double : privée (libertés du sujet de droit privé) et publique (autonomie politique
du citoyen). Pour Habermas, il faut concilier ces deux aspects car les personnes
juridiques ne peuvent être autonomes que dans la mesure où elles peuvent se
comprendre elles-mêmes, dans l’exercice de leurs droits civiques, comme les auteurs
précisément de ces normes auxquelles elles sont censées obéir comme destinataires.
En tant qu’auteurs du droit, les personnes juridiques doivent nécessairement disposer
à l’avance des droits civiques de participation et de communication : sans cette
autonomie publique, elles ne pourraient pas discuter des normes juridiques à adopter,
ni se mettre d’accord sur leur légitimité. Ces droits politiques sont donc nécessaires à
l’institutionnalisation juridique du processus démocratique d’autolégislation.
Toutefois, le fait de pouvoir user de ces droits politiques implique la disponibilité du
code du droit avant même l’institutionnalisation juridique d’un processus
démocratique. Et pour mettre en place ce code, il faut définir le statut de personnes
juridiques qui appartiennent, en tant que porteuses de droits subjectifs, à une
association volontaire d’associés juridiques. Bref, sans les droits individuels de base
qui garantissent l’autonomie privée des citoyens, il n’y aurait également aucun
médium pour l’institutionnalisation juridique des conditions dans lesquelles ces
citoyens pourraient faire usage de leur autonomie publique. Et inversement, la
répartition égalitaire de ces droits subjectifs ne peut être menée à bien qu’au moyen
d’une procédure démocratique. Par ces jeux de réciprocité, Habermas entend prouver
que les droits de l’homme – i.e. les droits individuels de libertés d’action subjectives –
et la souveraineté populaire – i.e. les droits du citoyen de participation et de
communication politiques – se présupposent mutuellement, sans que les premiers
aient préséance sur les seconds, et inversement.
L’hypothèse sous-jacente à toute cette démonstration, c’est que l’État de droit
moderne ne peut tenir, au sein de nos sociétés complexes, que grâce à une «
démocratie radicale ». Habermas le dit clairement dans la préface de Droit et
démocratie où il fait part de son « soupçon que, sous le signe d’une politique
intégralement sécularisée, il n’est guère plus possible d’obtenir ou de maintenir l’État
de droit sans démocratie radicale » (DD, 13). Il prétend même faire de ce soupçon une
« connaissance bien établie ». Démontrer ce lien entre État de droit et démocratie,
c’est expliciter l’idée qu’« en dernière instance, les sujets juridiques privés ne peuvent
pas jouir de libertés subjectives égales, à moins de se rendre compte eux-mêmes, en
exerçant en commun leur autonomie politique, des intérêts et des critères qui sont
légitimes » (ibid.).

1 Habermas explicite cette fiction dans l’article « Trois versions de la démocratie libérale », in
Le Débat n° 125, 2003.
2 « Trois versions de la démocratie libérale », art. cit .
3 E. Kant, Métaphysique des mœurs, Œuvres philosophiques , t. III, Paris, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 480 ; cité par Habermas, Droit et démocratie, op. cit ., p. 43.
4 E. Kant, op. cit ., p. 479 ; cité par Habermas, ibid .
5 E. Kant, « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique », in Opuscules
sur l’histoire , Paris, GF-Flammarion, 1990.
6 Voir par exemple J. Habermas, Après l’État-nation, trad. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000,
chap. I : « Tirer la leçon des catastrophes ».
Chapitre 11

Entre privé et public


L’anthropologie habermassienne repose sur une idée simple et forte :
l’individuation passe par un processus de socialisation. L’être humain ne
peut construire son identité que pris dans un réseau de relations avec
autrui qui sollicitent l’éveil de sa conscience, l’obligent à répondre de ses
actes, à reconnaître le champ de sa responsabilité, à percevoir en l’autre
dans un jeu de miroir perpétuel les effets qu’il produit sur lui. Habermas
se forge cette conception à partir de la théorie de la reconnaissance de
Hegel, de l’anthropologie sociale de G. H. Mead et de la philosophie du
langage (cf. chap. I). Le langage est bien le signe de notre nature
foncièrement sociale – et duale : c’est grâce à lui que nous développons
notre personnalité, nos compétences cognitives et morales, grâce à lui
que nous élaborons nos pensées, grâce à lui encore que nous pouvons
nous définir, nous nommer, nous singulariser ; or ce médium ne nous
appartient pas, il est un héritage commun chargé de connotations
culturelles et d’expériences millénaires. L’enfant qui apprend à parler
opère ce double processus : il devient un être à part entière
(individuation), qui répond à un nom, qui est capable d’exprimer ses
désirs, sa volonté, ses sentiments, de mettre des limites entre lui et le
monde ; mais il y parvient à condition d’apprendre un code langagier qui
vient de l’extérieur, qui lui est inculqué par d’autres et qui le fait entrer
dans une communauté qui existait avant lui (socialisation). Ce double
processus met du reste à jour l’ambivalence du langage : propriété de
personne, il dépasse les individualités, leur préexiste et leur survit ;
propriété de chacun, il se fond dans les intériorités et se laisse pétrir par
les émotions, les sensations, les expériences particulières. Cette
ambivalence est probablement l’une des difficultés auxquelles se heurte
la théorie habermassienne d’un langage orienté vers
l’intercompréhension : se demander si les mots ont le même sens pour
tout le monde implique peut-être d’élargir la compréhension que l’on a
du couple signification/validité et de concevoir les « bonnes raisons » qui
fondent nos prétentions à la validité comme chargées d’une histoire
singulière presque charnelle – et en cela parfois difficilement
communicable.
Quoi qu’il en soit, la représentation d’une identité qui se déploie rait à
partir de ses seules ressources intérieures, comme une sorte de production
spontanée, est erronée. Celle d’une identité une fois pour toutes
déterminée et stabilisée l’est tout autant. Une identité apparemment
construite reste en réalité toujours inachevée, est toujours en processus,
en demande de reconnaissance. Elle se nourrit de relations avec autrui.
On sait à l’inverse que toute expérience d’exclusion sociale
s’accompagne d’un profond désarroi existentiel, d’un bouleversement
identitaire.
Cette construction intersubjective de l’identité est ainsi riche à la fois
de promesses et de contraintes. Elle suggère que l’identité n’est pas une
substance finie, mais un réseau de relations dynamiques, tout juste
stabilisé le temps d’une action, d’une sollicitation particulière. Cela
implique une ouverture possible, un mouvement, des évolutions, une
liberté. Mais cela signifie aussi et dans le même temps une dépendance
par rapport à autrui, un manque, une souffrance parfois si le rapport de
reconnaissance réciproque est déficient ; cela montre enfin que la limite
est floue entre intériorité et extériorité, entre existence individuelle et
existence sociale.
Il est important de bien avoir à l’esprit cette anthropologie pour
comprendre les nouvelles normativités qui émergent dans les débats
publics depuis une quinzaine d’années. Les théories de la reconnaissance
qui tentent de cerner les mouvements de revendication identitaire (citons
par exemple les théories de Charles Taylor ou d’Axel Honneth) sont une
traduction dans le langage de la philosophie sociale et politique de cette
tension constitutive de l’identité humaine ; une manière de la reformuler
en termes de sphère privée et de sphère publique, dont les frontières sont,
effectivement, poreuses et constamment sujettes à redéfinition.
Le thème de la co-originarité de l’autonomie privée et de l’autonomie
publique que Habermas conçoit comme une relecture et un dépassement
des antagonismes libéraux et républicains relève de la même
problématique : être autonome, en tant que citoyen, c’est faire usage de
son autonomie privée et publique. Il n’y a pas de priorité de l’une sur
l’autre, ni de rapport d’antériorité. Le citoyen ne peut définir et défendre
ses droits subjectifs que s’il prend part aux discussions publiques qui
permettent de faire valoir ses besoins et de définir ses droits. Et il prend
part à ces discussions en tant que porteur d’une identité unique et de
droits individuels inaliénables. La construction de l’identité juridique et
politique du citoyen (être autonome) se calque ainsi sur le processus de
construction de l’identité sociale de l’être humain (devenir un individu
unique par un processus de socialisation). Ce va-et-vient permanent entre
privé et public suggère du reste qu’il est difficile de dissocier l’homme et
le citoyen. Avoir une existence sociale (et donc pouvoir se construire
comme individu) implique de bénéficier d’une autonomie politique et
juridique. Ainsi la limite est floue non seulement entre sphère privée et
sphère publique, mais aussi entre existence sociale et existence politico-
juridique1.
Dans Droit et démocratie, ainsi que dans L’Intégration républicaine,
Habermas évoque les « luttes pour la reconnaissance » que doivent livrer
certaines personnes ou certains groupes de personnes au sein de l’État de
droit démocratique pour accéder au plein exercice de leur autonomie
sociale et politique. Il prend notamment l’exemple de la lutte des femmes
pour une égalité des droits. À la suite de Charles Taylor2, il démontre que
l’intégrité d’une personne dépend du degré de reconnaissance sociale,
politique et juridique dont elle bénéficie ; à l’inverse, les discriminations
subies favorisent l’intériorisation de sentiments d’infériorité et
détériorent l’estime de soi. Cette lutte pour la reconnaissance concerne du
reste différents types de groupe : minorités ethniques, sexuelles,
religieuses ; elle est souvent formulée en termes de droits culturels ou
plus généralement de droits collectifs. Habermas ne considère pas qu’il
soit nécessaire d’élaborer un système de droits collectifs ; il faut
seulement poursuivre de façon dynamique et conséquente la réalisation
du système des droits subjectifs – c’est-à-dire continuer à interpréter la
substance normative de la Constitution. Une politique de reconnaissance
doit passer par un combat communicationnel pour que les besoins et les
critères pertinents soient définis de façon réellement dialogique et de la
manière la plus égalitaire possible. Habermas ajoute que l’approche
écologique de la conservation des espèces n’est pas transposable aux
traditions culturelles : celles-ci doivent être en mesure de convaincre
ceux qui s’y inscrivent de se les approprier, de les défendre, de les
transmettre aux générations suivantes. Elles doivent engager ceux qui y
adhèrent.
Ces discussions autour des politiques de reconnaissance présupposent
l’existence d’une réalité sociale à la fois bien concrète et pourtant
difficile à définir : l’espace public. La notion d’espace public est
incontestablement l’un des thèmes de prédilection de Habermas,
également l’un des plus repris et commentés. Il lui vient de Kant qui,
dans le texte Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), avait engagé les
hommes à faire un « usage public de leur raison » (öffentlicher Gebrauch
der Vernunft). Kant considérait en effet qu’il était difficile pour les
hommes de s’élever par leurs seules ressources vers les lumières de la
raison ; qu’un « public » s’éclaire lui-même lui semblait plus probable.
Ce que Kant avait alors en tête, c’était notamment le public des lecteurs :
la libre circulation du savoir scientifique et des théories politiques et
philosophiques devait permettre le progrès moral de l’humanité. Kant
liait donc directement Aufklärung et Öffentlichkeit. On retrouve chez
Habermas cette idée kantienne d’une destination morale de l’être humain,
nourrie par la conviction que le partage des connaissances et l’échange
des arguments, libres de toute contrainte, permettent un enrichissement
des points de vue et un élargissement des perspectives. L’espace public
possède ainsi une double dimension : c’est un lieu de définition
identitaire et de développement cognitif.
Reprenons les grandes lignes de l’analyse que Habermas propose de
cette notion.
L’espace public est un lieu de discussions formelles et informelles (au
sein du Parlement, des différentes assemblées, des tribunaux, mais aussi
dans la presse, les médias, les associations…) situé selon une topographie
mouvante entre la société civile et l’État. Il constitue selon Habermas
l’une des conditions de possibilité de la démocratie car c’est un espace de
débat politique qui concourt à la formation de l’opinion et de la volonté
des citoyens, qui permet l’élaboration d’une critique des pouvoirs et des
institutions en place ainsi que l’expression de nouveaux besoins, transmis
depuis la périphérie du système politique jusqu’à son centre. Il
fonctionne comme une caisse de résonance susceptible de répercuter les
problèmes qui doivent être traités par le système politique.
Dans Droit et démocratie, Habermas décrit ainsi le chemin que suit un
thème depuis la périphérie de la société où il est identifié jusqu’à son
centre où il reçoit un traitement « légal » : d’abord, il est introduit dans
des revues, des cercles, clubs ou associations, est débattu sur différents
types de plates-formes civiques, peut donner lieu à des mouvements
sociaux ou à de nouvelles « subcultures ». Si ces mouvements réussissent
à « dramatiser » suffisamment le thème en question, les médias de masse
le mettent à l’ordre du jour. C’est seulement quand il prend place dans «
l’agenda » des médias qu’il peut enfin atteindre le grand public. Ensuite,
il lui reste à être formellement traité par le système politique, ce qui exige
parfois des manifestions ou des actions plus ou moins spectaculaires. Il
peut enfin trouver à s’exprimer de façon « autorisée » dans les
programmes des partis politiques. Bien sûr, ce n’est là qu’un parcours
possible parmi d’autres.
Habermas aborde cette notion dans son travail d’habilitation de 1962
(L’Espace public, 1962/1978). Il en propose une analyse à la fois
historique, sociologique et philosophique. Sa thèse est la suivante : au
XVIII siècle s’est développé un espace de critique du pouvoir politique,
e

une sphère publique libérale bourgeoise, portée par un public éclairé et


lui étant destinée : par voie de presse (on assiste alors à un
développement sans précédent de la presse d’opinion), mais aussi au sein
des salons littéraires et des clubs politiques. Habermas montre ensuite
comment, au sein des démocraties de masse, aux XIXe et XXe siècles, cet
espace de publicité tend à être occupé par des intérêts privés et non plus
seulement par des discussions touchant le bien commun, le bien public.
Au sein de cet espace public se croisent dès lors deux processus
contraires : la génération communicationnelle d’un pouvoir légitime
d’une part, et la manipulation de la population par des pouvoirs
illégitimes d’autre part. Cette tension est permanente et il est difficile
d’en apprécier, d’en juger les effets. Habermas brosse un tableau plutôt
pessimiste dans sa thèse écrite dans les années 1960 : il met l’accent sur
ce qu’il appelle la « colonisation du monde vécu par des intérêts privés »,
lieu de manipulation, de pseudo-publicité, où l’incitation à la
consommation remplace la discussion d’intérêt public. Il procède à une
sévère critique des médias. Il faut certainement voir là l’influence
d’Adorno et de son analyse pessimiste de l’« industrie culturelle ». La
sphère publique assume désormais un rôle publicitaire. Cette subversion
du principe de publicité est perceptible autant dans la sphère médiatique
que dans la sphère institutionnelle : la publicité des débats parlementaires
aurait été pervertie, selon Habermas, en publicité acclamative et
plébiscitaire. Cette critique touche également le comportement électoral :
l’opinion politique ne se forme plus au cours de discussions argumentées,
elle est fabriquée artificiellement par une publicité mise en scène de
façon « manipulatoire et démonstrative ». Dans les années 1990 (cf. le
chapitre VIII de Droit et démocratie), Habermas revient sur ces analyses
et relativise son propre pessimisme, mais il maintient cette tension entre
une publicité de démonstration et de manipulation et une publicité
critique, héritière de l’espace public bourgeois. Il reconnaît aussi, suite
aux critiques qui lui ont été adressées (notamment par Nancy Fraser et
Geoff Eley), qu’il avait quelque peu idéalisé l’espace public bourgeois et
avait sous-estimé la pluralité des sphères publiques concurrentes.
Quoi qu’il en soit, cette référence à l’espace public est récurrente dans
les écrits de Habermas. Car c’est au sein de l’espace public que les
questions d’intérêt public, qui touchent aux besoins de la société ou de tel
groupe de la société, ont une chance d’être problématisées. C’est un
principe tout à la fois de transparence, d’information, de formation. C’est
un principe démocratique. Il n’est pas cantonné aux frontières de l’État-
nation : il est aussi vaste que la communauté d’in térêts que les hommes
décident de former et dont ils choisissent de débattre publiquement les
principes. Qu’il soit national, européen ou même mondial, le but de
l’espace public est au fond de créer une communauté morale, un
sentiment d’appartenance commune. Il n’y a pas de communauté légale
pérenne (et notamment de système de solidarité, de redistribution, etc.)
sans communauté morale qui la sous-tende. Et cette communauté morale
se construit : il y a chez Habermas une approche constructiviste,
volontariste de l’identité. Inutile de déplorer l’absence d’identité
européenne – ni de déduire qu’il n’y a pas de peuple européen : il revient
aux citoyens de lui donner forme – s’ils le souhaitent ! À titre d’exemple,
Habermas avait lancé le 31 mars 2003 une initiative à l’échelle
européenne, pour donner vie à l’idée d’espace public européen : il avait
demandé à plusieurs intellectuels européens de répondre le même jour à
la même question : qu’est-ce que l’Europe ? Derrida et lui avaient
cosigné un texte dans Libération, Umberto Eco avait planché pour La
Repubblica, Fernando Savater pour El País, etc. Dans cette ouverture des
espaces publics nationaux, les médias jouent bien évidemment un rôle
essentiel.
Dans ses derniers textes, Habermas semble accorder une certaine
confiance aux mouvements surgissant de la société civile. Dans une
société « habituée à la liberté » (c’est certes une condition nécessaire) se
constitue presque spontanément un pouvoir informel de contributions
émanant du monde vécu privé, ayant pour ainsi dire une fonction
signalétique et se transformant en pouvoir communicationnel susceptible
d’influencer le pouvoir politique puis administratif. Au niveau
supranational, Habermas accorde aussi cette confiance aux ONG qu’il
perçoit comme les composantes actives d’une société civile mondiale.
Qu’est-ce qui autorise cette confiance ? En fait, particulièrement dans
les situations de crise, explique Habermas (notamment dans Droit et
démocratie), les acteurs de la société civile sont capables d’assumer
subitement un rôle étonnamment actif. Tous les thèmes débattus dans les
années 1980 et 1990 (le nucléaire, la recherche génétique, les questions
d’écologie, l’appauvrissement du tiers-monde, le féminisme, les
problèmes ethniques et culturels, les revendications sexuelles, etc.) ont
été lancés par des acteurs de la société civile, intellectuels, experts ou
avocats autoproclamés, et non par le système politique lui-même.
Ce que Habermas veut avant tout suggérer, c’est qu’une société civile
habituée à la liberté peut toujours sortir de l’état de somnolence dans
laquelle elle semblait végéter afin de faire valoir ses doléances. En
situation de crise, la société civile réactualise dans le médium de la
communication publique le contenu normatif de l’État de droit
constitutionnel et oppose son interprétation des principes de la
Constitution à celle donnée par la politique institutionnelle. Cette
compréhension dynamique de la Constitution, ce « processus constituant
rendu permanent », démontrent, selon Habermas, le caractère «
autoréférentiel » de la société civile.

Engagements dans la sphère publique


L’espace public est le lieu où l’on problématise des questions d’intérêt commun ;
c’est aussi le lieu où l’on apporte des contributions à la discussion publique. C’est
ainsi qu’il faut comprendre les très nombreuses interventions de Jürgen Habermas
dans l’espace public allemand – et européen. Il est mû par le souci de contribuer à la
vitalité de l’espace public, de faire un « usage public de sa raison » ; cela correspond à
l’idée qu’il se fait du rôle de l’intellectuel public.

Principales interventions de Habermas dans la sphère publique :


1 C’est aussi ce que tend à démontrer la théorie de la reconnaissance développée par Axel
Honneth (voir notamment La lutte pour la reconnaissance , op. cit .) : l’intégrité de la personne
dépend de la confiance en soi, du respect de soi et de l’estime de soi que procurent respectivement
l’amour, le droit et la solidarité dans les sphères de reconnaissance que sont la vie affective, le
domaine juridique et la vie sociale. Ces modes de reconnaissance sont co-dépendants et
complémentaires.
2 Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie , trad. D.-A. Canal, Paris,
Flammarion, 1994.
Chapitre 12

Procédures vs. responsabilité


Si la spontanéité de la société civile est l’un des aspects essentiels
d’une démocratie fonctionnant de façon saine, le cadre institutionnel est
évidemment un autre aspect fondamental. C’est l’occasion de bien
souligner l’importance que revêt la Constitution dans la construction
politique de Habermas. Pour le dire en une phrase : Habermas la
considère comme un projet en perpétuelle réactualisation, comme la
substance normative de notre modernité politique que chaque génération
doit soumettre à interprétation.
En arrière-fond, une fois de plus, se déploie l’héritage de l’histoire
allemande. Depuis l’expérience du nazisme, une des exigences
institutionnelles fortes est de limiter, de contrôler la volonté populaire et
de garantir la protection des droits fondamentaux ; d’éviter absolument
qu’un pouvoir, même élu démocratiquement, ne dispose comme il
l’entend du système des droits. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe
(Bundesverfassungsgericht), dont le rôle est précisément de contrôler la
constitutionnalité des lois et donc le travail des représentants du peuple,
est une institution centrale de la RFA, bien moins controversée que notre
Conseil constitutionnel qui apparaît parfois comme un gouvernement des
juges non démocratique – car non élu. La question de la légitimité du
Tribunal constitutionnel ne se pose pas en Allemagne. Cette différence de
mentalité se comprend à partir de l’Histoire, mais aussi à partir du
système politique allemand, qui est fédéral ; le partage de souveraineté, la
délégation de souveraineté ne sont pas problématiques en Allemagne
comme ils peuvent l’être en France. Ce sont là-bas des réalités
quotidiennes.
Pour revenir à Habermas, celui-ci considère que la Constitution définit
une culture politique commune, partagée par tous les citoyens d’un même
État – il y a là probablement un héritage hégélien (cf. Les principes de la
philosophie du droit, 1820). Cette idée est d’ailleurs au cœur de son
concept de patriotisme constitutionnel, popularisé dans les années 1980
au moment de la « Querelle des historiens ». Le patriotisme
constitutionnel s’apparente à une forme de religion civile et voudrait être
le ciment des sociétés démocratiques modernes. Il est ce minimum de
loyauté et d’allégeance témoigné à l’égard des principes universalistes
qui fondent l’État de droit. Loin d’être un lien d’appartenance purement
formel, il implique au contraire que les principes universalistes soient
interprétés à partir des contextes de vie et des traditions historiques
particulières (cf. chap. XIII). La Constitution détermine la culture
politique d’un État national – ou d’un ensemble supranational, comme le
voudrait Habermas dans le cadre de l’Union européenne. Et elle le fait
sur un mode dynamique : en effet, la relation établie entre Constitution et
culture politique est une relation vivante et évolutive. Dans cette optique,
la Constitution apparaît comme un projet qui doit être perpétuellement
réinterprété, réélaboré, poussé vers un terme infini. Une Constitution est
certes datée, elle a un commencement clairement situé dans l’histoire,
mais elle est avant tout ouverte sur l’avenir. Elle est ce que les
générations futures feront d’elle : « Toutes les générations ultérieures ont
la tâche d’actualiser la substance normative, encore largement
inexploitée, du système des droits établi dans le document constitutionnel
d’origine »1. Dans cette compréhension dynamique de la Constitution, le
législateur doit constamment réinterpréter les principes fondateurs en
fonction des circonstances historiques, sociales, culturelles, politiques. «
Actualiser la substance normative » signifie au fond réduire l’écart entre
les normes constitutionnelles et les lois ordinaires, creuser le sens
universaliste des principes fondateurs, sortir d’une application sélective
du droit, reconnaître des droits légitimes à des minorités jusque-là
opprimées. Cette pratique interprétative est créatrice de démocratie. Elle
doit être comprise comme un long processus d’apprentissage. Cette
téléologie implique une culture politique axée sur une pratique de la
citoyenneté active et critique : il incombe à chaque citoyen d’examiner si
les lois qui le gouvernent sont en adéquation avec les normes
constitutionnelles :
« […] Chaque citoyen d’une communauté démocratique peut, à tout
moment, critiquer les textes et les décisions de la génération des
fondateurs et de leurs successeurs ; il peut tout aussi bien adopter le
point de vue des fondateurs et jeter un regard critique sur le présent,
pour savoir si les institutions, les pratiques et les procédures existantes
de la formation démocratique de l’opinion et de la volonté remplissent
les conditions nécessaires d’un processus fondateur de légitimité »2.
Cette approche très active de la citoyenneté, cette idée d’une
réinterprétation constante des principes fondateurs sont caractéristiques
de la théorie habermassienne de la citoyenneté. Une fois de plus, on
retrouve le moment clef de Droit et Démocratie : la démonstration d’une
co-originarité de l’autonomie privée et de l’autonomie publique, des
droits subjectifs fondamentaux et des droits de participation politique.
C’est dans un même mouvement que se définissent et s’éprouvent ces
droits civils et civiques, cette double autonomie. Il n’y a donc pas de
préséance de l’autonomie privée sur l’autonomie publique ou
inversement ; et pas davantage de préséance des droits fondamentaux sur
la souveraineté populaire, ou inversement. Habermas veut en fait rendre
caduc le vieux débat entre libéraux et républicains : il n’y a pas de
véritables droits subjectifs qui puissent être définis et accordés en dehors
d’une discussion sur ces droits, d’une pratique commune, d’une
reconnaissance commune, pas plus qu’il n’y a d’autonomie politique
possible sans disposer au préalable de droits individuels qui nous
accordent un statut de citoyens. Il propose donc une troisième voie, un
troisième modèle, qu’il appelle « modèle procédural ».
On est ici au cœur de Droit et Démocratie. Le fil conducteur reste
l’approche communicationnelle. Habermas compte sur une participation
active pour garantir le caractère démocratique de notre société. Mais,
bien sûr, tout ne peut pas reposer sur les vertus civiques des citoyens. Il
faut institutionnaliser des procédures qui répondent à une double
exigence : la complexité sociale et la démultiplication de la souveraineté.
Habermas avance en effet souvent l’argument de la complexité sociale.
Il est certainement influencé sur ce point par son grand interlocuteur, le
sociologue Niklas Luhmann, représentant du « fonctionnalisme universel
» : pour Luhmann, les sociétés modernes sont constituées de systèmes
autonomes, autarciques, il n’y a pas de circulation entre ces systèmes, pas
d’influence réciproque. Par exemple, l’économie reste sourde aux
exigences normatives issues du système politico-culturel (cf. troisième
partie). En outre, Habermas décrit la souveraineté moderne comme une
souveraineté « diluée ». La volonté populaire s’exprime sous des formes
démultipliées, notamment à cause d’impératifs fonctionnels. Il est
difficile d’identifier un corps souverain, la volonté générale semble
relever de la fiction. C’est dans ce contexte qu’il développe l’idée de «
souveraineté comme procédure » : ce qui compte, c’est la mise en place
de procédures qui permettent la délibération puis la prise de décisions.
Des procédures qui respectent les exigences d’une politique délibérative.
Que la volonté générale semble céder le pas à une multitude de volontés
particulières n’est pas problématique en soi tant que ces volontés sont
issues des canaux de la délibération publique. Au contraire, pour
Habermas, ce qui importe, dans le contexte d’une société complexe, c’est
de conserver un lien concret avec une pratique démocratique.
La légitimité démocratique dépend désormais des conditions de
formation de cette souveraineté. Le paradigme procédural défendu par
Habermas propose donc de déplacer la charge de légitimation
démocratique des cœurs des citoyens vers les procédures de délibération
et de décision. La morale que Rousseau exigeait des hommes-citoyens et
qui était censée reposer sur leurs vertus doit être ancrée dans les
processus mêmes de la communication publique. Il y a là un changement
de perspective par rapport aux théories libérales et républicaines : la
source de la légitimité ne réside pas dans la volonté déjà déterminée des
individus, mais dans son processus de formation : la délibération. Une
décision est légitime, non parce qu’elle exprime la volonté de tous, mais
parce qu’elle résulte de la délibération de tous. Ce principe est à la fois
individualiste et démocratique. Individualiste car l’individu est
entièrement libre de raisonner par lui-même, de peser les arguments et
d’exprimer sa volonté personnelle. Démocratique car c’est grâce à la
délibération collective qu’il peut apprendre, s’instruire, affiner ses
préférences et se déterminer en connaissance de cause. Ainsi, « il faut
affirmer, quitte à contredire une longue tradition : la loi est le résultat de
la délibération générale, non pas l’expression de la volonté générale »3.
Le modèle proposé par Habermas soulève différentes questions. L’une
d’elles concerne les ressources éthiques, motivationnelles, sur lesquelles
son système repose – ou non. On a l’impression que le système
procédural est censé s’auto-entretenir. Habermas attend beaucoup des
citoyens : de leur participation à la mise en place des procédures, de leur
engagement en faveur du bon fonctionnement de ces procédures dépend
la qualité démocratique de notre société. Il semble donc attendre un élan
venant des citoyens. Il écrit pourtant que la « charge morale-pratique »
quitte « le cœur des citoyens » et vient se « loger dans les procédures » :
les citoyens se trouvent ainsi dispensés paradoxalement de cette
obligation morale de vertu civique. Habermas attend des institutions et
des procédures qu’elles génèrent une forme de solidarité, de sens civique.
Son intuition, libérale, n’est pas dénuée de force. Des institutions qui
fonctionnent bien créent certainement des habitudes de liberté, une
atmosphère démocratique qui font que, en cas de crise, la société est
capable de réagir. Et il est certes difficile, dans une démocratie libérale,
de prescrire la vertu civique ! Mais cette théorie n’échappe pas à une
forme de circularité : est-ce l’engagement civique qui garantit que les
institutions sont justes, ou est-ce le fait que les institutions soient justes
qui motive l’engagement civique ? Il est clair que Habermas, dans la
lignée du Kant des Opuscules sur l’histoire, défend ici, implicite ment,
une approche téléologique de la citoyenneté : ce n’est que petit à petit
que le citoyen se responsabilise et que la communauté politique se
moralise.
Il n’en reste pas moins que Habermas ne problématise pas cette
ressource éthique qui porte bien des noms (fraternité, solidarité, religion
civique, vertu républicaine…) et paraît indispensable à toute théorie de la
citoyenneté. Il ne thématise pas la dimension volitive qu’implique tout
engagement en faveur d’une société juste. Il semble avoir oublié le «
sapere aude » de Kant ! C’est en fait seulement dans ses tout derniers
textes qu’il revient, partiellement, sur ce problème. Dans Entre
Naturalisme et religion (2005/2008), Habermas reconnaît que le cercle
vertueux impulsé par les institutions libérales peut évidemment s’enrayer
sous le coup d’interventions « systémiques », venant du marché, de la
globalisation, des inégalités sociales. Il évoque justement les ressources
éthiques, « pré-politiques », qui génèrent la solidarité civique ; il fait
alors retour sur le potentiel normatif contenu dans les grandes religions.
Mais il se contente d’évoquer ce problème des ressources éthiques sans
lui apporter de solution – en invitant seulement notre société à ne pas
renoncer trop rapidement aux apports normatifs venus de la religion,
qu’il s’agit de traduire en un langage laïque, compatible avec les
exigences de neutralité de l’État moderne (cf. chap. XV).

Qu’est-ce que le procéduralisme ?

Procédures, paradigme procédural, modèle délibératif… On rencontre souvent ces


expressions s’agissant de la théorie politique de Habermas. Tentons de faire le point.

Procéduralisme
Habermas définit une sorte de troisième voie entre le modèle républicain et le
modèle libéral : le modèle procédural.
Ce nouveau paradigme procédural du droit est la réponse que Habermas apporte
aux problèmes de justice politique, posés dès les années 1970, notamment aux États-
Unis. Réfléchir, dans un contexte postmétaphysique, aux questions du juste et du bien,
implique avant toute autre chose de s’assurer des conditions mêmes dans lesquelles se
déroulent ces débats. Le droit devient dès lors un vecteur de justice démocratique
puisqu’il a précisément pour tâche d’institutionnaliser les conditions d’une
participation équitable de tous aux discussions démocratiques. Le strict respect des
procédures notamment juridiques devient par conséquent la meilleure garantie pour
évaluer les questions pratiques d’un point de vue moral, c’est-à-dire dans l’intérêt du
plus grand nombre. Car, à travers les processus démocratiques, le droit reflète la
volonté politique des citoyens. Ainsi, comme l’affirme Habermas : « Il n’y a donc que
les théories de la morale et de la justice tournées vers un procéduralisme qui puissent
s’engager à proposer une procédure impartiale dans une démarche de fondation et de
péréquation des principes » (DM, 43-44). Dans Droit et morale, Habermas reconnaît
trois modèles principaux de théorie procédurale :
« Je vois, pour l’instant, trois candidats sérieux susceptibles de produire une telle
théorie procédurale de la justice. Ils sont tous issus de la tradition kantienne, mais se
distinguent par les modèles auxquels ils recourent pour élucider le processus de
formation impartiale de la volonté. John Rawls continue de partir du modèle de
l’accord contractuel […]. Lawrence Kohlberg recourt, quant à lui, au modèle, proposé
par G. H. Mead, de la réciprocité universelle dans l’adoption des perspectives liées
entre elles. […] Les deux modèles ont, à mon avis, l’inconvénient de ne pas tout à fait
rendre justice à l’exigence cognitive des jugements moraux. C’est pour cette raison
que Karl-Otto Apel et moi-même avons proposé de concevoir l’argumentation morale
elle-même comme étant la procédure appropriée de la formation rationnelle de la
volonté » (DM, 45-46).

Habermas ou Rawls ?
Il est vrai que Rawls compte lui aussi parmi les représentants du libéralisme
procédural si bien que Habermas a parlé au sujet de leur controverse de « querelle de
famille ». Pour faire bref, leur confrontation peut se résumer à l’opposition de deux
modèles différents de rationalité procédurale : l’un dialogique (Habermas), l’autre
monologique (Rawls). Il est usuel de les présenter sous les termes respectifs de «
situation idéale de parole » et de « position originelle ».

Modèle délibératif
L’idée de « démocratie participative » est devenue un leitmotiv de la vie politique
contemporaine. Elle est certes voisine de la notion de démocratie délibérative,
défendue par Habermas : il s’agit bien, dans les deux cas, de faire participer le plus
grand nombre de citoyens possible aux débats politiques ; les deux modèles partagent
bien là la même exigence démocratique. Toutefois, privée semble-t-il de véritable
fondement normatif et de cadre institutionnel bien défini, la démocratie participative
s’apparente le plus souvent à une démocratie d’opinions, où chacun est invité à
exprimer son avis sur tel ou tel sujet au gré des circonstances. Il importe pourtant de
savoir qui pose les questions et dans quel but ; si les opinions sont prises en compte ou
n’ont qu’une valeur informative pour un homme politique qui les utilisent à des fins
de stratégie personnelle ; si les opinions ont été soumises à un débat argumenté ; si
elles sont le résultat de délibérations ou juste une expression spontanée. Bref, une
différence essentielle entre les deux modèles réside dans l’institutionnalisation et la
procéduralisation des discussions publiques. C’est en passant le filtre du processus
délibératif qu’une opinion acquiert un surcroit de rationalité et une validité
démocratique.
« Je considère toujours que la dissolution discursive de la domination politique, qui
est contrainte de se légitimer publiquement, est une conquête et un objectif constant
des sociétés organisées démocratiquement ; mais les discussions publiques ont elles-
mêmes besoin d’être institutionnalisées4. »
1 J. Habermas, « Le paradoxe de l’Etat de droit démocratique », in Les Temps Modernes ,
n° 610, sept.-nov. 2000.
2 Ibid . Cette compréhension dynamique de la Constitution a amené Habermas, lors de la crise
des missiles en 1983, à défendre l’idée de désobéissance civile .
3 B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? », in Le Débat , n° 33, janvier 1985.
4 J. Habermas, « Trente ans plus tard : Remarques sur Connaissance et Intérêt », in Où en est la
Théorie critique , E. Renault, Y. Cusset (dir.), Paris, La Découverte, 2003, p. 94
1 Voir par ex. en 1990 la Préface à la 17 e édition de L’espace public
2 John Rawls, Théorie de la justice , trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987.
3 Voir l’excellente anthologie d’A. Berten, P. Da Silveira et H. Pourtois, Libéraux et
communautariens , Paris, PUF, 1997.
4 Voir l’article très éclairant d’E. Renault, « Entre libéralisme et communautarisme : une
troisième voie ? », in E. Renault et Y. Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ? , Paris, La
Découverte, 2003.
5 A. Honneth (dir.), Kommunitarismus. Eine Debatte über die moralischen Grundlagen
moderner Gesellschaften , Francfort/Main, Campus Verlag, 1993.
6 M. Brumlik et H. Brunkhorst (dir.), Gemeinschaft und Gerechtigkeit , Francfort/Main, Fischer
Verlag, 1993.
7 R. Forst, Kontexte der Gerechtigkeit. Politische Philosophie jenseits von Liberalismus und
Kommunitarismus , Francfort/Main, Suhrkamp, 1996.

Conclusion

En élaborant une théorie de la citoyenneté à partir des années 1990,


Habermas explicite et systématise le projet d’émancipation politique qui
apparaissait jusque-là en filigrane dans son œuvre. Il reprend les acquis
de la théorie de l’action et de la société issus des travaux réalisés autour
de la TAC et montre que cette émancipation politique s’effectue « par le
bas », au niveau d’une société civile active, qui discute elle-même ses
propres normes ; elle s’effectue de surcroît dans un cadre social
complexe, qui impose de diluer l’idée démocratique dans des circuits de
délibération.
Son modèle procédural paraît particulièrement adapté à une société
démocratique moderne. Il prend acte de la décentralisation des pouvoirs
et des prises de décision et de la démultiplication des niveaux de
souveraineté. Il invite à ne pas associer trop hâtivement l’idée de
souveraineté à celle d’une volonté immédiatement visible et à ne pas
considérer une souveraineté procéduralisée comme une perte de
démocratie. L’approche de Habermas est certainement tributaire de
l’histoire allemande : celle-ci a montré les dangers d’une identification
excessive du peuple et de la volonté. Cette expérience a instruit sur la
nécessité de limiter la souveraineté populaire par les principes de l’État
de droit. La place que Habermas assigne à la Constitution dans sa théorie
de la démocratie contraste avec la méfiance avec laquelle d’autres
traditions, notamment la nôtre, ont accueilli les pratiques de la justice
constitutionnelle. À vrai dire, loin de concevoir le texte fondateur comme
une lettre immuable, Habermas le comprend comme un projet sans cesse
soumis à interprétation, qui incite la société à se thématiser elle-même
dans une perspective normative. En participant à ce processus constituant
permanent, les citoyens rendent vivante et concrète l’idée d’une co-
originarité de l’autonomie privée et de l’autonomie publique. Les luttes
pour la reconnaissance montrent que la construction d’une identité et la
défense de droits subjectifs passent par un combat public pour
l’interprétation des besoins et des critères pertinents. Habermas compte
sur ces pratiques communicationnelles d’autodétermination pour
régénérer la solida rité sociale et entretenir la dynamique démocratique.
Ce lien interne entre autonomie privée et l’autonomie publique permet de
définir une citoyenneté en acte, critique, créative, revendicative.
Un thème reste pourtant en suspens : Habermas ne semble pas prendre
en compte les motivations qui sont à la source de cette citoyenneté active
et participative. Il postule l’autonomie civique sans la problématiser, sans
en examiner les conditions de possibilité. En évacuant entièrement le
paradigme du sujet au profit des figures de l’intersubjectivité, il renonce
à prendre au sérieux le moment monologique où le citoyen prend la
décision quasi existentielle d’agir de façon responsable et d’entrer dans
sa communauté en faisant le pari de la raison. Sans ce retour à un
principe de subjectivité, sans la prise en compte d’une éthique de la
responsabilité, la théorie procédurale de Habermas paraît devoir tourner à
vide. Les derniers écrits sur la religion (cf. Entre naturalisme et religion,
2005/2008) semblent vouloir combler cette lacune : revenir sur les
ressources éthiques et motivationnelles qui nourrissent la vie réelle d’une
communauté politique.
CINQUIÈME PARTIE

Le Pluralisme
Le dernier grand thème que nous avons retenu, parce qu’il nous
semble recouper un certain nombre de problématiques typiquement
habermassiennes, est celui du pluralisme. Sous ce terme, nous
comprenons les phénomènes de diversité identitaire, culturelle, ethnique
ou religieuse qui depuis deux ou trois décennies occupent le devant de la
scène politique et médiatique et alimentent les discussions
philosophiques. Nous avons vu, dans notre quatrième partie, que le débat
entre libéraux et communautariens, parti des États-Unis dans les années
1980 et se poursuivant en Europe occidentale dans les années 1990-2000,
se faisait justement l’écho de nouvelles revendications identitaires et de
nouvelles demandes de reconnaissance. Certes, ces phénomènes de
diversité n’ont probablement rien de bien inédit : la question des rapports
de l’un et du multiple, du particulier et de l’universel, paraît aussi vieille
que l’humanité ; pourtant, il y a indéniablement une spécificité propre à
notre époque qui donne à ces problématiques une acuité particulière et en
fait autre chose que des thèmes à la mode : le brassage sans précédent des
populations, la densification des réseaux de communication et de
transport, l’accroissement des interdépendances de toutes sortes, la mise
en place d’ensembles supranationaux, d’un mot, le processus de
mondialisation, posent des conditions nouvelles pour la pensée du
pluralisme. En outre, c’est là encore une signature de notre époque, cette
question du pluralisme se doit désormais d’être abordée depuis les
exigences normatives propres à notre horizon démocratique – dans un
rapport de tension où les remises en cause, les rééquilibrages semblent
permanents. Pour simplifier, nous pourrions formuler les enjeux du
pluralisme de la manière suivante : comment construire, stabiliser, vivre
son identité et la faire cohabiter avec d’autres, à un âge démocratique et
dans un espace mondialisé ?
À vrai dire, l’idée de pluralisme éveille un soupçon : la prise en
compte d’une pluralité de valeurs, de croyances, de cultures ne coïn cide-
t-elle pas, paradoxalement, avec leur convergence ? Ce que les penseurs
politiques nomment pluralisme ne renvoie-t-il pas, en fait, à une tendance
générale à l’uniformisation, où, pour le dire vite, les sensibilités
divergentes sont sommées de s’adapter aux valeurs de la démocratie
libérale ? N’est-ce pas cela, au fond, l’intention non avouée d’une pensée
du pluralisme aujourd’hui : tout faire entrer, de gré ou de force, dans le
cadre normatif de notre modèle démocratique ?
Habermas, qui revendique l’héritage universaliste des Lumières, est au
premier rang concerné par ce type d’interrogations. On trouve, dans ses
textes, de nombreux éléments de réponse. Comme on le devine,
Habermas ne considère pas que l’universalisme qu’il défend soit une
forme de pensée spécifiquement européenne. Il ne s’agit donc pas pour
lui d’opposer une vision du monde à une autre ; mais de dégager les
critères formels du projet universaliste : la capacité à l’autocritique, au
décentrement, à l’apprentissage, des aptitudes qui sont le propre de
l’espèce humaine et non l’apanage d’un hypothétique « homme européen
».
Depuis une vingtaine d’années, Habermas a publié, souvent sous la
pression de l’actualité, de nombreux articles et ouvrages qui, d’une
manière ou d’une autre, relèvent de cette problématique du pluralisme.
Nous avons choisi de présenter trois thèmes qui reflètent l’intérêt de
Habermas pour cette question – même si, bien sûr, c’est aussi par
commodité que nous les avons réunis sous le même leitmotiv du
pluralisme : ils pourraient très bien figurer séparément sous d’autres titres
de partie. Ces trois sujets de réflexion sont : l’Europe, le dialogue
interculturel, la religion ; ils formeront la matière des trois chapitres à
suivre.
Le chapitre XIII sera donc consacré à la question européenne.
L’ouverture à l’Est et l’élargissement de l’Union, tout comme les récents
projets de constitution européenne ont amené Habermas à approfondir
cette question. Le type de pluralisme qui est ici en jeu est un pluralisme
des nations et des cultures ; un enjeu politique (comment créer une même
communauté politique à partir d’une diversité d’États-nations ?) recoupe
un enjeu culturel et identitaire (comment des identités nationales
peuvent-elles se fondre dans une même identité européenne ?) Nous
verrons que, plutôt que de tenter de résoudre les problèmes pratiques que
pose inévitablement la construction de l’Union, Habermas s’attache,
comme un préalable nécessaire, à dénouer les difficultés qu’engendrent
sur un plan conceptuel les idées de citoyenneté européenne et d’identité
postnationale.
Nous resterons ensuite dans un espace postnational et nous
demanderons, au chapitre XIV, à quelles conditions un dialogue entre les
diverses cultures du monde est possible. C’est encore une fois le contexte
géopolitique contemporain qui constitue pour Habermas une source
immédiate d’inspiration : les difficultés du dialogue Nord-Sud,
dramatiquement aggravées par les attentats du 11 septembre et la
politique hégémonique de l’administration Bush, ont accrédité l’idée
d’un « choc des civilisations » entre un Occident chrétien et un Tiers-
Monde musulman ; comment dès lors fonder les espoirs d’une
communication possible entre visions du monde apparemment
irréconciliables ? Comment maintenir le dialogue et sortir du double
écueil du contextualisme et du pseudo-universalisme ?
La question religieuse, qui est au cœur de ces réflexions, a réinvesti
dans le même temps les espaces nationaux. La vigueur nouvelle avec
laquelle elle est posée, même et surtout au sein des démocraties
occidentales, pousse Habermas à reconnaître que le processus de
sécularisation, qui semblait caractériser inexorablement la modernité
démocratique, n’est pas achevé ; il est même en réalité inachevable. Nous
verrons ainsi dans notre quinzième et dernier chapitre comment
Habermas en appelle à une relecture de la laïcité, à un rééquilibrage des
attentes et des contraintes entre citoyens croyants et non croyants et à la
nécessité de donner aux citoyens croyants la place qui leur revient au sein
de l’État libéral moderne. Nous constaterons qu’il ne s’agit pas pour
Habermas d’opérer un tournant religieux, mais au contraire de poursuivre
le projet rationaliste de la modernité.
Chapitre 13

Identités nationales et identité postnationale


Dans une interview accordée en 1979 (KPS, 524), Habermas
reconnaissait que la question européenne n’éveillait chez lui qu’un intérêt
relatif. Il avait probablement suffisamment à faire avec la question
allemande. Justement, c’est par le biais des débats touchant la nation
allemande, à partir des années 1980, que Habermas va commencer à
véritablement s’intéresser au problème européen. Comme souvent, c’est
à partir de l’expérience allemande qu’il élabore une réflexion qui au bout
du compte dépasse les particularismes : la réflexion qu’il engage alors sur
l’idée de nation va l’amener à préciser ce qu’est une identité nationale et
lui donner les moyens conceptuels de penser les notions d’identité
postnationale et de citoyenneté européenne. L’outil conceptuel principal,
utilisé d’abord dans le cadre de l’Allemagne fédérale, puis transposé au
cadre européen, est le fameux « patriotisme constitutionnel », qui depuis
a fait beaucoup pour la notoriété de son auteur. Dans quel contexte naît
ce concept ?
Nous avons déjà eu l’occasion d’y faire allusion (chap. III et XII),
Habermas popularise ce concept (dont la paternité semble revenir au
philosophe Dolf Sternberger qui l’utilise pour la première fois en 1979
dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung) lors du débat
public qui a eu lieu dans les années 1986-87 entre historiens et
philosophes, au sujet de l’interprétation à donner du passé national-
socialiste de l’Allemagne (débat baptisé « Querelle des historiens »,
Historikerstreit). Quelles sont les grandes lignes de ce débat ? Cette
controverse porte tout d’abord sur la méthode compréhensive employée
par certains historiens pour revigorer la conscience nationale et consistant
à relativiser les crimes des nazis et à gommer tout ce qui en fait l’unicité.
Ces historiens « néoconservateurs » ou « révisionnistes », comme
Habermas les appelle, sont entre autres Ernst Nolte, Michel Stürmer,
Andreas Hillgruber et Klaus Hildebrand. Par articles de presse interposés,
les uns et les autres vont s’interpeller, se répondre et développer un
rapport spécifique à l’histoire nationale1.
Habermas reproche à E. Nolte de vouloir relativiser la monstruosité
des crimes nazis en les intégrant dans un schéma d’interprétation plus
large, celui du totalitarisme. En outre, l’extermination des Juifs n’aurait
été qu’une réaction de Hitler face à une menace soviétique risquant
d’anéantir l’Allemagne. Incluant la Shoah dans un vaste tableau
historique de la terreur, allant de la dékoulakisation au régime de Pol-Pot,
en passant par le Goulag, remontant même aux débuts du XIXe siècle et
aux diverses formes de soulèvements contre la modernisation culturelle
et sociale, E. Nolte parvient à faire apparaître l’extermination des Juifs
comme « résultant d’une réaction, regrettable certes, mais après tout
compréhensible, à ce que Hitler devait ressentir comme la menace de son
propre anéantissement » (EPOL, 175). D’où la négation par E. Nolte du
caractère absolument unique de la Shoah : « Ce qu’on appelle
l’extermination des Juifs perpétrée sous le IIIe Reich a été une réaction,
une copie déformée, et non une première ou un original » (Ibid.). En
d’autres termes, « l’archipel du Goulag » serait « plus originel »
qu’Auschwitz. Ainsi E. Nolte fait d’une pierre deux coups : il enlève aux
crimes nazis ce qui fait leur singularité en suggérant qu’ils sont la
réponse à la menace d’anéantissement venue de l’Est (menace toujours
actuelle, précise Habermas, qui écrit son article en 1986) ; il réduit
Auschwitz à une simple « innovation technique » qui s’explique par cette
menace « asiatique ». Ce que Habermas refuse absolument, ce n’est pas
la tentative de remettre dans une perspective historique les crimes nazis :
il y a effectivement des parentés entre les totalitarismes fascistes et
communistes et le nazisme ne s’explique pas en dehors du contexte
européen de l’époque. Mais c’est de le faire au prix d’une relativisation
de la monstruosité et de vouloir créer un faux consensus sur une histoire
nationale édulcorée et abusivement normalisée, dans le seul but de
garantir la stabilité de l’identité et l’intégration sociale. C’est faire là un
usage fonctionnaliste de l’histoire, en mobilisant un passé susceptible de
consensus, à l’exclusion de tout autre passé, afin de promouvoir une «
politique de puissance ». Or, un véritable consensus ne peut être obtenu
que par un usage public de la raison, par une discussion publique sur les
traditions nationales ambivalentes.
Les néoconservateurs sont également coupables de vouloir évacuer le
problème d’une coresponsabilité collective telle que l’avait posé Karl
Jaspers en 1946 dans son célèbre texte Die Schuldfrage. Haber mas
concède que les conditions ont changé depuis 1946 et que les générations
actuelles ne sont pas directement responsables des crimes commis ou
acceptés par les générations précédentes. Pourtant, c’est de façon «
intrinsèque » que la vie des Allemands est liée à un « contexte de vie
dans lequel Auschwitz a été possible » (EPOL, 190). La forme de vie des
générations présentes est indissolublement liée à celles des parents et des
grands-parents par un entrelacs « inextricable » de traditions familiales,
culturelles, politiques : ces traditions forment un contexte historique qui a
fait des Allemands ce qu’ils sont aujourd’hui. Ainsi, l’exigence de
responsabilité reste la même. Elle est motivée par le devoir de maintenir
vivante la mémoire des victimes du nazisme et de garantir la « force
d’une solidarité » que ces victimes pourraient légitimement revendiquer.
Assumer cette responsabilité historique implique d’adopter une
attitude réflexive et critique vis-à-vis des traditions constitutives de
l’identité allemande, d’apporter des éclaircissements. Cela implique aussi
de comprendre le sens de « l’orientation à l’Ouest » de la République
fédérale : faut-il y voir la manifestation d’une politique de puissance, qui
exige l’abandon d’un prétendu esprit de pénitence pour garantir une
continuité intérieure et une stabilité extérieure, quitte à faire un usage
instrumental des traditions nationales ambivalentes afin d’obtenir une
normalisation de surface et un ancrage plus facile dans la politique des
blocs ? Ou doit-on comprendre cette orientation à l’Ouest comme le
témoignage d’un attachement à l’Europe des Lumières et à l’État de droit
constitutionnel ? Habermas opte évidemment pour cette seconde solution,
la seule qui puisse à ses yeux réhabiliter l’Allemagne dans l’Europe
démocratique : « Le seul patriotisme qui ne fasse pas de nous des
étrangers en Occident est un patriotisme constitutionnel » (ibid., 181).
Habermas croit pouvoir constater que « l’orgueil national » et «
l’autosatisfaction collective » sont désormais filtrés par une
compréhension universaliste, signe que les consciences s’orientent de
plus en plus en fonction d’une « identité postconventionnelle ». La
Seconde Guerre mondiale a rendu inévitable cette évolution et l’abandon
progressif des déterminations trop substantielles de l’identité
conventionnelle. Elle ne laisse d’autre choix aux Allemands que de
nourrir une loyauté nouvelle à l’égard de principes constitutionnels qui,
du reste, sont issus de leur tradition, celle de Kant et des Lumières. Cette
loyauté a bien des racines dans l’histoire nationale, mais à la différence
d’un type d’allégeance traditionnelle, elle a perdu toute innocence et est
soumise au contrôle des discussions publiques argumentées. Il n’y a là
nul esprit de pénitence, selon Habermas, seulement un choix assumé à la
lumière de principes universalistes.
Le patriotisme constitutionnel se démarque donc d’une histoire
narrative et apologétique au profit d’une histoire argumentative et
autocritique. Il sollicite une approche faillibiliste de la discipline
historique : la conscience historique nationale dépend de conflits
d’interprétation soumis à problématisation, elle n’est plus statique et
immuable. Ce type de patriotisme n’est donc en aucun cas anhistorique,
ni a-culturel : il est le produit d’une activité d’autocompréhension vis-à-
vis des traditions propres et invite à se concentrer sur les contenus
universalistes de ces traditions. Par ce rapport singulier qu’il entretient
avec l’histoire et la culture d’une part et avec des principes juridiques
abstraits d’autre part, le patriotisme constitutionnel se distingue à la fois
du patriotisme historique et du patriotisme juridique.
Ce qui est remarquable, c’est la manière dont Habermas lie les
problématiques civiques (le patriotisme constitutionnel comme définition
du lien civique dans un État-nation moderne) et identitaires (ce type
d’allégeance suppose de la part des citoyens une forme d’identité
posttraditionnelle et postconventionnelle). Nous avons, au chapitre III,
mis l’accent sur la dimension existentielle qui sous-tend la philosophie de
Habermas. Nous avons indiqué que c’était justement dans ces textes
consacrés à la question allemande que Habermas se référait à
Kierkegaard ; nous commençons désormais à mieux comprendre
comment s’opère le lien. Dans l’article « Conscience historique et
identité posttraditionnelle » (EPOL, 225-243), Habermas fait ainsi le
parallèle entre biographie personnelle et histoire nationale, entre identité
individuelle et identité nationale, entre identité postmétaphysique et
identité postnationale. Ces analogies lui permettent d’argumenter en
faveur d’une relecture critique de la tradition et de l’histoire allemandes,
seule convenable dans un contexte postmétaphysique, c’est-à-dire
notamment débarrassée des préjugés particularistes, des jugements de
valeurs et des rapports de hiérarchie arbitraires, imaginaires, naturalistes.
La « Querelle des historiens » s’inscrit bien dans cette problématique :
comment se réapproprier le passé ? Comment prendre en charge une
histoire dont on hérite comme d’un déterminisme ? Comment, au fond,
dans une perspective kierkegaardienne – et habermassienne -, choisir
d’assumer la responsabilité de ce passé et développer ainsi une identité
saine, capable de rendre compte de ce qui la constitue ? Faire de
l’Allemagne ce qu’elle est, tel est le programme existentiel que
Habermas assigne à son pays. En reprenant l’héritage d’une éthique
postmétaphysique légué par le philosophe danois, Habermas peut
dénoncer l’oppression que représente une identité nationale lestée de
fortes traditions ethnico-culturelles : cette forme d’identification
n’autorise pas la liberté d’un choix d’identité clairement assumé. En
revanche, le type plus abstrait d’identification requis par le patriotisme
constitutionnel permet la construction d’une identité plus autonome,
mieux assumée et consciente de l’histoire dont elle est le produit. Le
patriotisme ne se réfère plus au tout concret de la nation, mais à des
processus et des principes abstraits. Ces principes, répétons-le, ne sont
pas totalement décontextualisés puisqu’ils se nourrissent des traditions
culturelles de la nation. Mais désormais, au cœur de l’identité nationale
se loge « l’idée abstraite d’universalisation de la démocratie et des droits
de l’homme », qui constitue « le matériau solide sur lequel vient se
réfracter le rayonnement des traditions nationales » (EPOL, 238). Bien
sûr, comme le signale Habermas lui-même, il ne faut pas exagérer
l’analogie entre le modèle kierkegaardien de l’acceptation responsable de
sa propre biographie et le type d’appropriation de l’histoire nationale
exigé par le patriotisme constitutionnel. L’individu kierkegaardien ne
peut devenir soi-même grâce à ses seules ressources ; il lui faut, pour
échapper au désespoir où le plongerait un décisionnisme proprement
vertigineux, reconnaître sa dépendance à l’égard d’un Autre – Dieu.
Habermas substitue à cet Autre une autre figure, qui permet elle aussi de
sortir du solipsisme et de l’arbitraire, qui comme Dieu est en même
temps la propriété de tous et de personne, il s’agit de la figure
détranscendantalisée du langage et de la communication intersubjective.
Kierkegaard soumet le récit de sa propre vie à l’approbation d’une
instance divine ; Habermas fait dépendre le récit de l’histoire nationale de
discussions publiques orientées en fonction d’une raison
communicationnelle.
Ainsi, la référence à Kierkegaard permet de mettre en relief la
dimension identitaire et existentielle qui est au cœur de la citoyenneté
moderne. Appartenir à une communauté politique implique de
comprendre le type de lien qui nous y rattache. L’identité
posttraditionnelle et postconventionnelle que Habermas appelle de ses
vœux renvoie à une identité formée dans un mouvement critique et
autoréflexif, capable de remise en cause et de redéfinition et s’orientant
vers un horizon universaliste. Cette identité permet donc de penser une
forme d’attachement postnationale ; et le concept de patriotisme
constitutionnel, né en Allemagne pour résoudre des problèmes
allemands, apparaît comme principiellement destiné à s’ouvrir à une
forme de loyauté politique postnationale et à devenir le fondement d’une
citoyenneté européenne.
Si l’on cherche absolument une sorte d’équivalent à la citoyenneté
nationale au niveau européen, le concept de patriotisme constitutionnel
est certainement la forme de lien civique la plus appropriée : quel autre
dénominateur commun, suffisamment petit pour permettre la coexistence
d’une pluralité de cultures et d’histoires particulières et suffisamment
grand pour créer un sentiment d’appartenance parta gée pourrait faire
mieux l’affaire ? La tension, créatrice de démocratie, entre les deux
termes du concept « patriotisme » + « principes constitutionnels »
s’éprouverait alors de la façon suivante : il s’agirait de réinterpréter les
traditions nationales à l’aune des principes universalistes qui les
traversent toutes immanquablement.
Mais il ne suffit pas de proclamer des intentions ; il faut d’abord
s’assurer que le versant « patriotisme » et le versant « constitutionnel »
renvoient bien à peu près à la même chose au sein de tous les pays
européens. Cela exige au moins deux présupposés : une culture commune
et une Constitution commune. Abordant ces thèmes, on se heurte
rapidement à un problème de circularité : est-ce une culture commune qui
permet que soit élaborée une Constitution ? Ou est-ce l’existence d’une
Constitution qui permet que se développe une culture commune ? Ces
questionnements circulaires en appellent d’autres, qui sont souvent au
cœur des débats portant sur l’Union européenne : peut-il y avoir un
peuple européen, tant qu’il n’y a pas d’État européen, ni de Constitution
européenne ? Ou faut-il poser la question à l’envers : peut-il y avoir un
État européen ou une Constitution, alors qu’il n’y a pas de peuple
européen ?
La seule façon de sortir de cette circularité, répond Habermas, c’est de
ne pas concevoir ces différentes réalités comme des réalités statiques,
immobiles, définies une fois pour toutes. L’Europe est un objet – ou un
sujet – à inventer en permanence ; elle demande un effort d’imagination
et d’anticipation ; elle requiert une bonne dose de volontarisme. Ce qui
n’en fait en rien une construction creuse et artificielle : c’est au contraire
par la pratique que se crée l’identité. On retrouve là les intuitions
anthropologiques et pragmatiques de Habermas : une identité est
nécessairement en mouvement, en construction. L’essentiel n’est donc
pas tant de se demander : qui sommes-nous, nous Européens ? que : que
voulons-nous faire ensemble, maintenant et dans l’avenir ? Il est bien sûr
indispensable d’essayer de répondre à la première question : et encore
une fois, le patriotisme constitutionnel se nourrit d’une histoire commune
(Habermas s’applique du reste à dégager des spécificités communes, en
insistant sur l’expérience partagée des catastrophes du XXe siècle, le
développement parallèle vers des systèmes démocratiques et une même
sensibilité social-démocrate pour aborder les problèmes sociaux et
économiques2) ; mais en rester à ces essais définitoires ferait courir le
risque de s’empêtrer dans des débats sans fin – et impossibles à trancher
– du type : où commence et où s’arrête l’Europe – et notamment la
Turquie en fait-elle partie ? L’Europe est-elle avant tout chrétienne,
quelle place accorder à l’Islam dans son développement ? L’histoire de
l’Europe n’est-elle pas plus marquée par les guerres et les divisions que
par la paix et l’union, et dans ce cas l’idée d’Europe n’est-elle pas une
chimère ? etc.
Une approche dynamique et ouverte de l’identité – qui se méfie des
hypostases du type « l’Homme européen » – préfère formuler les enjeux
en ces termes : puisque nous savons en gros qui nous sommes et ce que
nous avons vécu, que choisissons-nous de bâtir maintenant ensemble et
pour aller dans quelle direction ? C’est dans ce projet concerté, dans cette
pratique commune que peut véritablement s’éprouver et s’élaborer une
culture européenne partagée.
Pour favoriser, entretenir cette culture, une constitution est un élément
essentiel : c’est elle qui définit les principes et les valeurs officiels d’une
communauté politique. Et il est difficile d’espérer l’émergence d’un
peuple européen si ce peuple n’a pas la possibilité de se référer à des
principes constitutionnels communs. À maintes reprises, Habermas a
ainsi défendu l’idée d’une constitution européenne. Il a même participé
aux débats sur le projet de Traité européen en 2005 et pris position dans
la presse française pour le « oui » au référendum. Selon lui, dotés d’un
véritable texte constitutionnel, qu’ils auraient approuvé par voie
référendaire, les Européens se sentiraient plus sûrement former un seul et
même peuple, se donneraient en tout cas la chance d’avancer vers plus
d’unité et de certitude ; ils feraient l’expérience de leur souveraineté et
cette expérience renforcerait la légitimité de l’Union. Une culture et une
constitution communes : pour rendre vivante cette interaction, il resterait
à développer et à occuper un espace public européen : débattre dans la
sphère publique, en ouvrant au niveau transnational des canaux de
délibération politique et médiatique les thèmes qui relèvent de l’intérêt
commun européen.
Quant à la forme institutionnelle que devrait prendre l’Union,
Habermas semble favorable à la création d’un État fédéral européen.
Devant les difficultés de tous ordres que cela représente, il reconnaît qu’il
faut faire preuve d’innovations et ne pas se faire des représentations trop
« conventionnelles » de la forme que devrait prendre un État européen. Il
reste lui-même, malheureusement, vague quant à la réalité de cet État
fédéral, mais sa volonté est bien d’orienter le processus d’intégration en
direction d’une forme étatique.
En attendant, que l’Union reçoive une constitution alors qu’elle ne
forme pas encore un État n’est pas en soi une contradiction. D’une part,
c’est précisément grâce à l’adoption d’une constitution qu’elle pourra se
rapprocher d’une forme étatique. D’autre part, cette question conduit à
redéfinir les concepts traditionnels de l’État et de la citoyenneté : il faut
là encore faire preuve d’imagination conceptuelle et considérer qu’un
décrochage entre l’État et la constitution est possible, du moins
provisoirement. Ce décrochage est de fait déjà observable. Habermas
remarque en effet que, dans le processus qui mène d’une conscience
nationale à une conscience postnationale, un glissement s’est opéré dans
la façon dont l’État et la constitution sont investis affectivement. Alors
que la conscience nationale se cristallise sur l’État et sur la figure d’un
peuple qui l’incarne et se perçoit comme pourvu d’une capacité d’action
collective qu’il peut éventuellement faire valoir en dehors des frontières,
la solidarité entre citoyens est générée de son côté par l’appartenance à
une communauté politique démocratique et constitutionnelle, formée de
sociétaires libres et égaux, dont le but est avant tout de garantir un ordre
de libertés à l’intérieur des frontières. La structure de cette solidarité
stabilisée « unter Fremden », c’est-à-dire entre personnes n’ayant entre
elles que ce lien juridique, permet l’élargissement de la solidarité
nationale à un niveau trans- ou postnational. Ainsi, à mesure que le
patriotisme constitutionnel supplante l’identification traditionnelle à
l’État, on assiste bien au découplage progressif de la constitution et de
l’État (SE, 15-46). Le développement d’organisations supranationales,
pourvues de traités remplissant la fonction de constitutions, rend ce
découplage concrètement perceptible : par exemple l’Union européenne
ne dispose pas du monopole de la violence légitime qui est pourtant une
des prérogatives de l’État moderne. Et bien que l’Union ne dispose pas
de forces encasernées centralisées, le droit européen prévaut sans
contestation sur les droits nationaux.
Abordant ces questions, Habermas se place résolument dans une
perspective historique. Il insiste sur le fait que la citoyenneté moderne est
certes née dans les limites de l’État-nation, essentiellement au XIXe siècle,
mais qu’elle n’est pas destinée à y être infiniment cantonnée. En
montrant que les liens entre nation et démocratie sont historiques et
contingents, que l’équation nationalité = citoyenneté n’a rien de
nécessaire conceptuellement, Habermas peut envisager une citoyenneté
post- ou supranationale, et donc une forme de solidarité civique dans un
cadre élargi. Son concept de patriotisme constitutionnel a le grand mérite
de concilier aspirations universalistes et traditions historiques. Il est
proche, au fond, de l’idée de républicanisme à la française, à quelques
nuances près : il n’est pas assimilationniste mais requiert au contraire un
partage des expériences et une attitude de décentrement ; il se nourrit de
l’expérience commune des guerres mondiales et prend acte des brassages
sans précédent des cultures et des populations. Le patriotisme
constitutionnel est en fin de compte un républicanisme ajusté à l’ère du
multiculturalisme. Cet ancrage du critère constitutionnaliste dans une
expérience historique donnée et un espace géographique à peu près défini
démontre qu’une identité politique est toujours en même temps une
identité culturelle, et inversement. Cette identité, à l’ère postnationale et
postmétaphysique, se doit d’être ouverte, dans un perpétuel mouvement
d’autodéfinition. Mettre l’accent sur la dimension pratique de l’identité
européenne, c’est relever que celle-ci s’inscrit dans la durée, dans le
procès. En fait, toute la problématique européenne, celle de l’identité, de
la citoyenneté, des institutions, de l’avènement d’un espace public
européen est dépendante de ce facteur temps. Il faut du temps, le passage
de plusieurs générations, pour qu’advienne une véritable culture politique
partagée à l’échelle de notre continent. Du temps et un peu de
volontarisme.
1 L’essentiel des contributions a été rassemblé en un seul volume : Devant l’histoire Les
documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi ,
Paris, Le Cerf, 1988. Nous citons ici les textes de Habermas parus dans les Écrits politiques
(1990).
2 Sur un héritage culturel et politique commun aux pays européens, voir J.-M. Ferry, La
question de l’État européen , Paris, Gallimard, 2000. Ferry identifie notamment trois « principes
civilisationnels » respectivement apparus aux XVI e , XVII e et XVIII e siècles et qui sont essentiels à
la culture européenne moderne : la civilité , la légalité et la publicité .
Chapitre 14

Choc des civilisations ou dialogue des


cultures ?
L’exemple européen montre qu’identité politique et identité culturelle
se présupposent réciproquement. Il suggère également que nous ne
disposons pas d’une identité close, qui serait faite d’une seule et même
substance, mais que cette identité est évolutive et en réalité plurielle.
Nous n’avons pas une seule identité, nous en possédons plusieurs, parfois
même apparemment contradictoires entre elles. Le problème du
pluralisme, par exemple dans sa composante « dialogue interculturel »,
ne doit donc pas être réduit ou caricaturé dans les termes d’une
opposition frontale entre des identités ou des visions du monde
absolument étanches entre elles, parlant des langages parfaitement
incommensurables. Mais, à l’inverse, il serait chimérique de croire que
toutes les expériences sont immédiatement communicables et que le sens
de la solidarité cosmopolitique est ce qu’il y a de mieux partagé au
monde. Il existe bien des expériences d’incompréhension, de
malentendus culturels ; des formes de rétraction, de pétrification
identitaire, qui émergent notamment dans des situations de crise et face
auxquelles les tentatives de dialogue sont illusoires. Les antagonismes ne
paraissent jamais plus insurmontables que lorsqu’ils sont portés par des
convictions religieuses : celles-ci recèlent une part d’opaque et
d’incommunicable qui se dérobe irrésistiblement à toute approche
discursive ; les vérités de foi semblent constituer un rempart à l’abri
duquel les différences culturelles grandissent et se fortifient. Depuis les
attentats du 11 septembre, on a beaucoup parlé d’un « choc des
civilisations » qui opposerait un Occident chrétien et démocratique à un
Orient musulman et théocratique. Comme cette thèse avait été
développée au début des années 1990, on a pu interpréter les attentats
comme sa dramatique confirmation. Nous n’entrerons pas ici dans la
discussion des différents aspects de cette thèse : nous nous concentrerons
sur la problématique d’un possible dialogue entre cultures a priori
différentes. Nous souhaitons montrer que la théorie de la communication
défendue par Habermas peut être ici d’un réel secours et permettre de
décrypter certaines pathologies qui grèvent les relations internationales et
empêchent le dialogue interculturel.
Partons du phénomène qui semble contredire le plus violemment toute
possibilité de dialogue : le terrorisme. Nous avons, au chapitre V, tenté de
comprendre le fondamentalisme dans le cadre d’une théorie de la
modernité, en suggérant qu’il naissait du désarroi que pouvaient ressentir
des personnes soumises à la pression d’une modernisation imposée de
l’extérieur (et soutenue par les ressources épistémiques des sciences
modernes) et conservant quant à elles des réflexes d’argumentation
conventionnels (Dieu, la tradition). Parmi certes bien d’autres facteurs, le
déficit de rationalité communicationnelle est apparu comme une des
causes du phénomène fondamentaliste. Cette approche
communicationnelle permet également de réfléchir à l’essence de la
violence qui est consubstantielle au terrorisme. Bien sûr, il paraît toujours
vain ou déplacé de vouloir raisonner sur des phénomènes qui s’accordent
davantage avec le silence et la stupeur. Habermas lui-même quelques
semaines après les attentats du World Trade Center reconnaissait la
vanité de ses constructions théoriques face à une violence aussi radicale :
« Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard
d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité
orientée vers l’entente, celle que je développe depuis la Théorie de l’agir
communicationnel, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule » (C11S,
67). Pourtant, on peut précisément faire valoir cette théorie en montrant
que la spirale de la violence naît d’une communication perturbée. On
pourrait même dire que c’est justement parce que cette théorie n’a pas eu
l’occasion de faire valoir ses performances que la violence a surgi
comme seule réponse. En comparant l’idéal d’une communication réussie
(locuteurs responsables et identifiables, symétrie de leur position,
communication tournée vers l’entente) et la réalité d’une communication
perturbée, on peut mettre en évidence diverses pathologies qui affectent
aujourd’hui notre monde.
Tout d’abord, une partie de ce monde semble aphasique - ou parle une
langue incompréhensible : celle du marché, de l’économie capitaliste, de
la mondialisation qui impose, irrésistiblement, des lois muettes et
anonymes à l’ensemble du globe. Or, violence est faite à de nombreux
pays qui paient directement le prix de cette globalisation : en termes de
perte d’identité, d’atteintes à leurs traditions, à leur rythme interne de
développement social, économique et culturel, et plus concrètement, en
termes d’exploitation directe des ressources naturelles et de la main-
d’œuvre. Or, devant des situations d’injustice, à qui demander des
comptes ? L’économie capitaliste n’a pas de locuteur identifiable.
L’expression qui remonte à Smith de « main invisible du marché » traduit
bien cette absence fantomatique. On pourrait plutôt parler ici de «
locuteur invisible du marché »… Par contrecoup, l’Amérique devient la
construction fantasmatique de ce locuteur inexistant et devient en même
temps la cible, jugée responsable de tous les maux.
La seconde pathologie que la TAC permet de pointer est l’asymétrie
des positions des locuteurs, le déséquilibre entre les différentes parties
dans les échanges à travers le monde. Dans bien des domaines
(économiques, culturels, politiques, militaires), les pays du Tiers-Monde
se voient imposer des choix qui ne sont pas les leurs. Les parties en
présence sont lourdement lestées de tous les déterminismes historiques et
culturels et de tous les rapports de force susceptibles de parasiter la
communication. L’asymétrie n’est pas seulement sensible dans les cas
évidents d’exploitation franche et brutale : elle est en effet plus retorse
quand les pays riches imposent des contraintes, des réglementations ou
même des normes légitimes en apparence mais qui exigent trop des pays
en voie de développement. Comme l’explique l’un des interlocuteurs de
Habermas, les disparités de niveaux de vie sont telles entre les pays de
l’OCDE et le reste du monde que « la symétrie, la réciprocité, la
réversibilité sont de faux critères pour évaluer moralement et surtout pour
combattre une disparité aussi criante. […] Une théorie morale qui s’en
tient à l’égalité abstraite du point de vue moral est un luxe, fruit de l’état
d’exception dont tirent profit les nations nanties des sociétés développées
» (ET, 349). Enfin, une forme d’asymétrie est également perceptible dans
le décalage des développements socio-économiques et culturels. C’est un
point sur lequel Habermas insiste particulièrement : l’Occident a imposé
aux autres pays une modernisation trop rapide qui a profondément porté
atteinte à leurs racines. Or, les pays du Tiers-Monde ne reçoivent pour le
moment « aucune compensation tangible » pour les pertes que représente
le déclin des formes de vie traditionnelles. Pire, le processus de
sécularisation est bloqué par des « sentiments d’humiliation » (ANH,
149).
Le décalage temporel, culturel ou économique ne devrait pas
constituer, en théorie, un obstacle insurmontable à la communication,
pourvu que s’engagent de vrais processus d’argumentation. Si
l’asymétrie persiste, c’est qu’elle est entretenue, troisième forme de
pathologie, par un usage instrumental et manipulateur du langage, visant
la réalisation d’intérêts égoïstes, au mépris de l’assomption réciproque de
responsabilité. L’autre n’est pas perçu dans son humanité et dans sa
rationalité morale-pratique : il est perçu comme un instrument dont on
peut tirer profit. Cette perception biaisée n’est pas le fait des seuls
Occidentaux, elle contamine l’ensemble des échanges.
Identifier ces pathologies semble un préalable indispensable si l’on
souhaite établir un authentique dialogue entre les cultures. Mais ce
préalable ne fait que fixer le cadre formel du dialogue. Reste à savoir si,
au sein de ce cadre, le dialogue peut effectivement toujours avoir lieu –
ou s’il existe des expériences de non-communication radicale et
définitive. Il ne s’agit évidemment pas pour Habermas de nier ou de
minimiser les innombrables situations où l’altérité et l’étrangeté semblent
s’imposer comme des figures indépassables et porteuses de violence.
Mais ce que le philosophe veut sauver, c’est l’espoir d’une
communication possible. L’espoir que le dialogue que l’on est impuissant
à conduire aujourd’hui puisse être conduit demain. Et ce qui compte,
dans son raisonnement, est le point d’arrivée - même provisoire - d’un
processus argumentatif, non le point de départ. Le point de départ peut
fort bien être une situation de non-compréhension ; l’important est de
pouvoir avancer vers du « mieux comprendre ». En fait, pour conclure à
l’incommunicabilité radicale des hommes, il faudrait avoir mené
l’expérience de discussion et d’argumentation jusqu’au bout de l’espace
et du temps !
Bien sûr, la réussite d’un dialogue demande des efforts - et une
disposition morale : il faut vouloir dialoguer, il faut vouloir s’engager
dans une réflexion herméneutique, pour interpréter et traduire les
contenus culturels et spirituels de nos traditions respectives. Il faut, en
fait, accepter le décentrement qu’exige une conscience
postconventionnelle. On retrouve ici les présupposés psycho-cognitifs du
patriotisme constitutionnel qui invitent à procéder à la réappropriation
critique d’expériences qui sont vécues dans des contextes différents mais
qui recèlent en commun une part d’universel. Cette approche ne cherche
pas à supprimer les tensions et les différences, au contraire, elle s’en
nourrit pour produire une vision originale et universellement respectable.
C’est du moins l’espoir de Habermas, qui entend se démarquer d’autres
théories comme celles de Richard Rorty, d’Alasdair MacIntyre ou encore
de John Rawls.
Concernant Rorty, on se souvient (cf. chapitre VIII) que Habermas
utilise le pragmatisme kantien et son explication des processus
d’apprentissage pour invalider le contextualisme strict défendu par Rorty,
lequel est incompatible avec « la force de révision inhérente aux
processus d’apprentissage par lesquels le contexte qui les rend possibles
est transformé de l’intérieur » (VJ, 300). On se souvient également que
cette transformation s’opère nécessairement en référence à un monde
objectif ou à un monde social idéalement projeté : sans cette référence, il
n’existerait pas de motivation rationnelle incitant à élargir le cercle
d’appartenance et à opérer un décentrement des perspectives cognitives
et morales. En réduisant toute vérité à la simple « assertabilité garantie »,
Rorty élimine toute référence transcendant les contextes locaux et
considère au fond comme impossible toute extension de la communauté
d’appartenance. L’entente entre deux sujets de deux cultures différentes
ne peut être obtenue que sur le mode de « l’assimilation de leurs critères
aux nôtres » (IR, 295). Rorty contredit ainsi le principe qui est au cœur de
l’anthropologie habermassienne : les sujets capables de parler et d’agir
sont incapables de ne pas apprendre. Or, cette contradiction paraît contre-
intuitive. Certes, Habermas fait peut-être trop confiance aux libres jeux
des processus d’apprentissage. Le « transcendantalisme faible » qu’il
défend semble justement trop faible pour permettre, par ses seules
ressources, un élargissement de la communauté d’appartenance : un
effort moral est pour cela requis, un sens de la responsabilité. On sent
peut-être encore mieux cette nécessité quand on aborde ces problèmes de
communication interculturelle : il faut en effet vouloir comprendre
l’Autre, faire l’effort de décentrement pour comprendre ses valeurs, ses
croyances, ses traditions. On ne sort pas de l’ethnocentrisme par la
simple assurance que nous donnent les présuppositions pragmatiques de
la communication : le contraire se saurait, et ni le racisme ni l’intolérance
n’auraient alors la moindre consistance. Cette importante réserve mise à
part, le « contextualisme atténué » de Habermas nous paraît également
plus convaincant que le modèle de la « conversion » que défend
MacIntyre, selon lequel, à l’inverse de ce qui se passe dans le modèle
rortyen de l’« assimilation », nous abandonnons nos critères au profit des
leurs (ibid.).
John Rawls défend quant à lui un modèle de « consensus par
recoupement ». Ce modèle est approprié à une situation de pluralisme des
visions du monde où ces différentes visions sont également raisonnables
et recèlent un potentiel universaliste. Le résultat est une « convergence
rationnellement motivée » de points de vue qui souscrivent à des
principes identiques, mais pour des raisons chaque fois différentes. Cette
approche relève davantage d’une logique de dénominateur commun que
d’une dynamique d’élargissement des horizons cognitifs et moraux. Cet
élargissement appelle un dialogue herméneutique entre les cultures, qui
sont amenées à réfléchir sur les présupposés de leurs propres visions du
monde en sorte qu’émergent les présupposés communs de la discussion,
ainsi que les interprétations et les orientations axiologiques communes.
Ce modèle herméneutique d’interprétation, issu de l’expérience de la
communication, peut aussi se comprendre comme une forme de
traduction. Toute interprétation est en effet une traduction, et
inversement. Si nous étions prisonniers d’un contextualisme à la Rorty, la
traduction serait au fond un exercice absurde. Toute réflexion sur la
traductibilité des normes, sur les contextes d’application des normes
serait tout aussi vaine. L’effort herméneutique permet de sortir de cette
impasse et rend le dialogue interculturel possible :
« Dans la dynamique de cette adoption mutuelle des perspectives, il
se fonde une production par coopération d’un horizon commun
d’interprétation, dans lequel les deux parties peuvent parvenir à une
interprétation, laquelle n’est acquise ni par ethnocentrisme ni au prix
d’une conversion, mais est intersubjectivement partagée » (C11S, 71).
Enfin, le traitement communicationnel des différences culturelles
permet de démêler les controverses sur l’interprétation des droits de
l’homme. Opposer par exemple une compréhension individualiste - i.e.
occidentale - et une approche collectiviste - i.e. orientale - des droits de
l’homme est sans objet dès lors que l’on comprend qu’individuation et
socialisation sont les revers d’une même médaille.
Il reste toutefois à préciser la place que Habermas attribue aux droits
de l’homme dans sa construction théorique et comment il répond aux
reproches de faux universalisme et d’européocentrisme adressés
régulièrement aux défenseurs des droits de l’homme. Ses réflexions sur le
sujet sont tributaires de celles qu’il a menées dans les années 1980 sur la
nature et le statut respectifs du droit et de la morale (voir notamment
Droit et morale, 1986/1997). Il s’était alors appliqué à bien différencier
les deux. C’est cette distinction qui est en jeu s’agissant des droits de
l’homme : en faire des principes moraux (même si leur origine morale est
indéniable) conduit à toutes sortes de confusion et d’instrumentalisation,
au gré de stratégies politiques plus ou moins avouables ; c’est pourquoi il
est nécessaire de les concevoir comme des principes juridiques. Les
droits de l’homme ne doivent donc pas être portés par une politique, mais
incarnés dans un système de droits et de procédures. Au fond, Habermas
transpose au niveau des relations internationales et interculturelles
l’articulation qu’il a peu à peu élaborée dans son œuvre, en passant d’une
éthique de la communication à une théorie du droit, d’un principe
discursif à un principe démocratique, de la TAC à Droit et démocratie :
ainsi, ce qu’il semble revendiquer, en vue de garantir un dialogue
interculturel, c’est l’inscription d’une forme d’éthique de la discussion au
cœur des relations internationales, à la fois entre citoyens du monde,
membres à part égale d’une même communauté de communication
(l’humanité !) et entre les sujets de droit international que sont les États-
nations. Mais pour avoir une efficience sociale et politique, cette éthique
doit trouver une formulation juridique, être incarnée dans des institutions,
en l’occurrence dans des instances internationales dont les droits de
l’homme forment le cadre normatif.
Cette approche juridique est essentielle ; elle permet de sauver le
contenu normatif des droits de l’homme et de ne pas en faire des outils
facilement manipulables et interprétables selon les intérêts du moment.
Les très vives critiques que Habermas a adressées à la politique
hégémonique de l’administration Bush s’inscrivent dans cette ligne de
réflexions. Les États-Unis ont précisément tenté de moraliser leur
politique extérieure, c’est-à-dire d’en donner une justification morale, en
en appelant à des valeurs : le Bien, la Justice sans limite, la Liberté, les
Droits de l’Homme. L’instrumentalisation était d’autant plus perverse
qu’elle se drapait dans une rhétorique universaliste. Non seulement la
force, mais aussi la morale ont voulu primer sur le droit. La politique de
Bush tendait à imposer son propre ordre mondial libéral, à remplacer
l’ONU, à « éthiciser » les relations internationales, dit Habermas. À
moraliser au lieu de juridiciser l’ordre mondial. Or, les critères de
maintien de la paix et de justification de la guerre doivent être traduits
dans le médium du droit. Car seul le droit, issu de procédures rationnelles
et délibératives, possède une rationalité pratique à la hauteur des attentes
normatives de sociétés démocratiques posttraditionnelles et
postmétaphysiques, permet une stabilité des critères de jugement, une
neutralité axiologique et une égalité de traitement, il implique également
un pouvoir de sanction connu de tous, bref seul le droit tend vers un
universel concret.
À l’inverse, l’éthicisation des relations internationales a réactivé
l’opposition primaire schmittienne entre amis et ennemis (cf. l’« axe du
Mal »), tombant inévitablement dans le relativisme et l’arbitraire,
défendant un faux universalisme, qui n’était qu’un ethnocentrisme, et
reflétant la politique d’une super-puissance centrée sur elle-même, usant
de propagande et de manipulation, - car il est plus facile de manipuler la
morale que le droit. Ainsi Habermas cite dans un de ses articles un
sondage réalisé en 2004 aux États-Unis et selon lequel 60 % des
Américains interrogés estimaient que la chute de Saddam n’était que le
juste châtiment pour les attentats du 11 Septembre.
Revenir à une approche strictement juridique des droits de l’homme,
dans le cadre d’un ordre mondial tendanciellement cosmopolitique, est
pour Habermas la seule manière de sortir des pièges symétriques du
contextualisme et du faux universalisme. Et en dernier recours, on pourra
toujours mettre au défi les sceptiques et les contempteurs des droits de
l’homme de trouver une base normative plus fédératrice et plus
opératoire pour les relations humaines interculturelles.
Chapitre 15

Langages laïques et langages religieux


Depuis 2001, Habermas a produit un certain nombre d’articles
consacrés à la question religieuse et aux rapports de la foi et de la raison
dans un État constitutionnel moderne. Ces articles ont suscité un intérêt
renouvelé pour le philosophe, notamment parce qu’ils ont semblé
marquer une sorte de conversion pour le moins inattendue de sa pensée :
Habermas, le philosophe de la rationalité, serait devenu subitement
religieux ? En fait, une lecture à peine approfondie de ses écrits suffit à
comprendre que, bien au contraire, Habermas est resté fidèle à l’idéal de
raison naturelle des Modernes et au partage entre foi et raison sur lequel
est fondé notre ordre social et politique. Il s’interroge dans ces articles
sur les causes du fondamentalisme et du terrorisme qui, depuis le
11 septembre au moins, se sont manifestés avec une puissance tragique à
la face du monde occidental. Il cherche donc avant tout à actualiser sa
lecture de la modernité et des processus de rationalisation qui la
travaillent depuis au moins deux siècles, à l’ajuster aux événements
mondiaux et aux évolutions culturelles. Cela passe par une autocritique
formulée à travers une série de questionnements : peut-être avait-on
conclu trop rapidement à l’éviction du religieux hors de la sphère sociale
et politique ; peut-être avait-on tenu pour acquis et inexorable une
sécularisation complète du champ démocratique ; peut-être avait-on sous-
estimé le pouvoir de rémanence de la foi religieuse, méconnu son origine
et sa fonction et refusé de voir qu’une compréhension séculière trop
bornée pouvait susciter un regain de croyance et raviver les sensibilités.
Ainsi, ce qui s’exprime avant tout, dans l’approche de Habermas, c’est
une forme d’inquiétude ou de réalisme sociologique. Et la conscience que
l’Occident a une responsabilité partagée dans ce qui lui arrive ; qu’il est
sommé, sous peine de faire le lit de tous les fondamentalismes, de
proposer une alternative spirituelle au fanatisme que, à l’évidence, ni le
scientisme, ni le consumérisme ne peuvent véritablement incarner. Il ne
s’agit donc pas de faire des concessions aux fondamentalistes et
d’accepter de remettre en cause nos principes démocratiques, mais
simplement d’être attentifs à ce que ces phénomènes ont à nous dire sur
notre propre processus de sécularisation.
Ajoutons que ces discussions sont aussi pour Habermas l’occasion de
compléter sa théorie de la démocratie en prenant en considération tout ce
qui est de l’ordre des valeurs, des croyances, des motivations : en fait,
tout le fond pré-politique qui imprègne notre vie sociale et culturelle et
qui nourrit la solidarité. Nous avons eu l’occasion de dire, dans la
quatrième partie, que la théorie habermassienne de la citoyenneté ne
pensait pas suffisamment les conditions d’exercice réel de la démocratie
et surtout laissait de côté la question de l’engagement des citoyens, des
motivations sous-jacentes qui les poussent à soutenir leurs institutions et
à prendre part à leur bon fonctionnement - engagement pourtant
nécessaire à l’approche fortement participative et délibérative de la
démocratie que Habermas préconise ; son modèle procédural visait à
dépasser l’apparent antagonisme entre liberté et égalité, droits de
l’homme et souveraineté populaire, exprimé par les modèles libéraux et
républicains ; ce faisant, il délaissait le troisième principe, la solidarité,
pourtant fondateur, au même titre que les deux autres, de notre modernité
politique. Il semble que les écrits sur la religion aient aussi cette
fonction : se réapproprier la question des ressources éthiques en
reconnaissant qu’une société ne peut tenir ensemble que grâce à une
forme de solidarité partagée ; ce que Habermas n’a du reste jamais
contesté, bien au contraire ; mais jusque-là il n’avait pas approfondi cette
thématique et s’était surtout contenté de postuler que des institutions
démocratiques fonctionnant correctement généraient d’elles-mêmes une
culture politique propice au développement des réflexes de solidarité. Ce
qui est peut-être vrai, mais insuffisant : restait à définir la source, ou une
des sources, de ces sentiments de solidarité. Les textes sur la religion
publiés ces dernières années n’apportent pas de réponse complète à cette
question ; mais ils représentent une première et intéressante contribution.
Dans « Foi et savoir », un texte annexé à L’Avenir de la nature
humaine (2001/2002) et rédigé quelques semaines après les attentats du
World Trade Center, Habermas utilise un nouveau concept, celui de «
société postséculière » (postsäkulare Gesellschaft). Il le reprend ensuite
dans tous les textes importants consacrés à la question religieuse,
notamment ceux parus dans Entre naturalisme et religion (2005/2008).
Qu’entend-il par « société postséculière » ? La formule prête à vrai dire à
confusion : elle semble suggérer que le temps de la société séculière est
désormais révolu et que nous sommes à présent confrontés aux défis
d’une société postséculière. Mais il est facile d’objecter que notre société
n’a jamais été intégralement sécularisée ; que la place de la religion,
même réduite par rapport aux siècles passés, reste déterminante. En fait,
quand il évoque une « société sécu lière », Habermas a certainement en
tête les institutions politiques et juridiques de cette société : les principes
de justification, au sein de nos tribunaux, de nos administrations, de nos
écoles, de nos parlements sont effectivement des principes séculiers. Ce
n’est donc pas la société dans son ensemble qui est séculière, mais
l’appareil d’État. On peut le formuler différemment et dire que notre
société est laïque et reconnaît comme un principe cardinal la séparation
des Églises et de l’État.
Mais si la sécularisation des institutions et des administrations semble
aujourd’hui un fait acquis, la question religieuse n’en continue pas moins
de susciter de vifs débats. On s’aperçoit en effet qu’il est difficile de
circonscrire la religion dans un espace clos, difficile aussi de tracer une
frontière définitive entre sphère privée et sphère publique. Et si le
principe de laïcité est globalement compris et appliqué, de nombreux
problèmes particuliers (foulard islamique, fêtes religieuses et jours fériés,
recensement de l’appartenance confessionnelle…) obligent à une
redéfinition permanente. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’expression «
société postséculière » : elle désigne une société qui est probablement
allée aussi loin que possible dans le processus de sécularisation de ses
institutions, mais qui est en même temps mise en demeure de répondre à
des besoins nouveaux, à des revendications souvent légitimes et parfois
même à des provocations. La société est évolutive, le principe de laïcité
ne peut plus l’ignorer.
Du reste, une simple comparaison entre les applications respectives de
ce principe de laïcité en France et en Allemagne montre qu’il est possible
de l’interpréter diversement : cours de religion (certes facultatifs) dans
les collèges et lycées, crucifix dans les salles de classe (notamment en
Bavière), partis politiques se réclamant explicitement de l’héritage
chrétien (CDU, Union des chrétiens démocrates et CSU, Union des
chrétiens sociaux), déclaration à la mairie de son appartenance
confessionnelle… l’Allemagne a à l’évidence une interprétation de la
laïcité plus souple que la nôtre et admet des frontières plus poreuses entre
vie publique et pratiques religieuses. Bien sûr, ces différences
d’interprétation découlent directement d’expériences historiques
spécifiques et renvoient à la manière dont pouvoir religieux et pouvoir
politique ont été articulés au cours des siècles et particulièrement au
moment de l’émergence des structures de l’État moderne.
C’est en tout cas cette relativité des interprétations possibles du
principe de laïcité qui conduit Habermas à s’interroger sur l’universalité
du modèle européen de société séculière – si tant est, donc, qu’il y en ait
un unique. Et, chose intéressante, ce ne sont pas seulement les coups de
boutoir du fondamentalisme islamiste portés à notre modèle de laïcité, ni
même l’influence croissante de la commu nauté musulmane au sein de
l’Allemagne qui motivent cette remise en question, c’est aussi, d’un point
de vue interne à notre tradition démocratique et majoritairement
chrétienne, l’exemple américain. Les États-Unis présentent en effet
l’originalité de réaliser un étonnant mélange de démocratie moderne
(fondée sur la raison naturelle) et de religion publique. Et cette
singularité nous a été rappelée massivement sous le double mandat de
G. W. Bush. Là encore, l’histoire du pays fournit d’utiles éléments
d’explication : une très grande partie des immigrants, qui, au cours des
siècles et par vagues successives, sont venus peupler les États-Unis, ont
en réalité fui une Europe où ils n’étaient pas libres de professer leur
religion et où ils étaient même persécutés à cause de leur croyance.
Depuis les Pilgrim Fathers au début du XVIIe siècle jusqu’aux Juifs
d’Europe de l’Est au XXe siècle, l’exigence de liberté revendiquée par les
migrants est donc fondamentalement liée à la liberté de croire et
d’exercer librement son culte. L’exemple américain semble en tout cas
contredire les analyses de Max Weber que Habermas avait reprises et
discutées dans la TAC (I, 200-228) et qui suggéraient que les processus
de rationalisation propres à la modernité découlaient d’une progressive et
irrésistible rationalisation des « images du monde » (Weltbilder)
religieuses et métaphysiques. Cette rationalisation contaminait toutes les
sphères sociales et culturelles (le droit, la morale, les sciences, l’art) et
laissait apparaître conjointement des structures de conscience rendant
possible une compréhension moderne du monde, c’est-à-dire renonçant
aux schémas d’explication religieux ou métaphysiques. Pour Weber, ce
désenchantement s’accomplissait selon la même logique et dans la même
direction au sein de toutes les religions, mais c’est en Occident que, pour
des raisons « externes », il était mené « radicalement à son terme ». Il se
dégageait de ces analyses le sentiment d’une inéluctable sécularisation de
la société et un lien semblait clairement établi, à la fois structurel,
fonctionnel et logique, entre la rationalisation du pouvoir politique
(tendant vers un État de droit) et la rationalisation des structures de
conscience (tendant vers la disparition des discours de justification
religieux). Au niveau sociologique qui est le sien dans la TAC, Habermas
essayait quant à lui de montrer que le rôle d’intégration sociale de la
religion était progressivement assumé par le langage et l’argumentation
rationnelle.
Ainsi, à la lumière d’une telle analyse, qu’une démocratie aussi
puissante et solide dans ses bases normatives que les États-Unis ménage
à la religion une place aussi importante dans la sphère publique politique
paraît constituer une sorte d’anomalie. Ou bien faut-il renverser la
perspective, sortir de l’ornière ethnocentriste et reconnaître que notre
tradition laïque est davantage une exception qu’un modèle dont les autres
pays du monde seraient susceptibles de s’inspirer. Une remarque
s’impose toutefois au passage : la religion n’est pas indéfiniment soluble
dans la démocratie, pas même aux États-Unis, sans risque
d’affaiblissement normatif de cette dernière. L’exemple de l’Amérique de
G. W. Bush montre en effet que les libertés individuelles (et donc la
démocratie) ont été le plus dangereusement malmenées précisément
lorsque les discours publics se sont fondés sur des justifications
religieuses (« Justice sans limite », « Axe du Mal », etc.).
Partant donc de l’exemple américain, Habermas se demande quelle
doit être aujourd’hui la place de la religion dans la sphère publique (cf. «
Religion et sphère publique », in NR). Il invite tout simplement à
repenser la laïcité. Que chacun soit libre de croire en ce qu’il veut, cela
est entendu, et reconnu comme un droit fondamental garanti par l’État
constitutionnel moderne. La laïcité à la française tend à considérer le
problème réglé à ce niveau de raisonnement – et donc à faire de la
religion quelque chose de strictement privé. Si Habermas ne met pas
nommément en cause notre modèle, il est évident que nous pouvons nous
sentir concernés quand il recommande de ne pas faire preuve d’une «
compréhension bornée » de la laïcité. Pourquoi faudrait-il dépasser ce
cloisonnement ? Et comment ? Les réflexions de Habermas, nous l’avons
vu, découlent d’un constat (la prégnance du fait religieux, la montée des
fondamentalismes sur fond de crise sociale) et d’une crainte (difficulté
pour notre société sécularisée à compenser ses propres tendances
désenchanteresses, risque d’assèchement des sources de la solidarité).
Pour remédier à ce désenchantement, il est nécessaire de faire retour sur
notre propre héritage culturel et spirituel, de réinterpréter le processus de
sécularisation et de bien voir qu’il s’est déroulé selon un double
processus d’apprentissage. Un processus complémentaire qui impose aux
traditions rationalistes issues des Lumières et aux traditions religieuses de
réfléchir à leurs limites respectives et à leurs origines communes.
Habermas rappelle les liens historiques de la religion et de la philosophie,
lors de la fameuse « période axiale » qui a vu le développement des
grandes religions monothéistes comme des grands courants
philosophiques occidentaux et orientaux ; il rappelle aussi le fonds
spirituel issu de la religion qui a imprégné la philosophie (universalisme,
justice, égalité, solidarité). Il ne remet pas en cause le partage des tâches
entre religion et philosophie, entre foi et raison, mais invite à ne pas
perdre trop vite de vue leur proximité. Si elle méconnaît ses propres
racines éthiques et morales, qui sont aussi des racines religieuses, la
raison naturelle court le risque de s’assécher, de se pétrifier en raison
instrumentale.
Pour Habermas, le double processus d’apprentissage s’est déroulé de
manière fortement asymétrique. Depuis en gros deux siècles, l’effort est
essentiellement demandé aux citoyens croyants : c’est à eux d’adapter
unilatéralement leurs pratiques et leurs croyances, à eux de réinvestir les
contenus de foi en fonction de l’environnement épistémique, de les
ajuster aux découvertes scientifiques, aux nouvelles institutions
politiques. L’effort doit certes être maintenu, mais il doit aussi et surtout
être partagé, accompagné, poursuivi conjointement avec les citoyens
non-croyants. Dans une société démocratique, dont les principes de
justification sont sécularisés et qui se doit d’être neutre vis-à-vis des
croyances religieuses, les contenus religieux ne peuvent s’imposer
comme tels dans la sphère publique ; en revanche, ils peuvent être «
traduits » en un langage laïque conforme à notre cadre normatif. Cet
apport permet de vivifier le fonds de valeurs de notre société, de
régénérer ses bases normatives. Habermas convoque une fois de plus son
approche délibérative. Sans idéalisme ni utopie, il ne voit pas d’autre
issue que de faire cet effort conjoint de compréhension et de traduction ;
manière de dépasser le simple réflexe de tolérance, qui n’est pas à la
hauteur des exigences épistémiques et discursives d’une démocratie
moderne. Les citoyens croyants et non-croyants doivent se donner des
raisons, ils doivent se mettre d’accord sur ce qui peut ou non être toléré.
Bien sûr, la discussion a ses limites, sans doute celles qu’impose une foi
qui conserve toujours un noyau d’opacité, irréductible à l’argumentation
rationnelle. Confronté ainsi à l’Autre de la raison communicationnelle,
Habermas reconnaît que la raison séculière ne peut ni ne doit se
prononcer sur les vérités de foi. Mais cela ne remet pas principiellement
en cause sa théorie de la communication : l’essentiel est que les citoyens,
croyants et non-croyants, fassent l’effort de participer ensemble aux
discussions en respectant une éthique communicationnelle minimale : ne
pas imposer par la force leurs convictions, reconnaître leur propre
faillibilisme.
L’État libéral a quant à lui tout intérêt à encourager les citoyens
croyants à participer aux débats publics car ils sont susceptibles
d’apporter des ressources importantes pour la fondation de sens
nécessaire à une vie en société (Habermas pense par exemple aux débats
sur la bioéthique). En cela la religion n’est pas qu’une affaire privée. En
même temps, l’État ne peut contraindre ces mêmes citoyens à tout
traduire dans un langage laïque : les valeurs religieuses ne sont pas toutes
transposables dans un langage séculier, disponible à des fins publiques.
Habermas fixe alors une sorte de frontière entre langage laïque et langage
religieux, sous forme de clause restrictive à destination des personnels
politiques : si l’exigence de traduction séculière ne peut toujours être
assumée par les citoyens croyants, en revanche elle doit s’appliquer
systématiquement aux responsables politiques, aux représentants de
l’État ; car il est absolument nécessaire que soit respecté le principe de
neutralité vis-à-vis des diverses confessions, fondateur de notre
démocratie moderne.
On pourrait conclure ce chapitre en se demandant si des influences
chrétiennes ou luthériennes se font ressentir dans la philosophie de
Habermas. Sous certains aspects, celle-ci se veut un prolongement de la
philosophie kantienne ou du moins un élargissement de celle-ci aux
dimensions de l’intersubjectivité ; or, on sait que Kant laïcise la théologie
luthérienne – notamment dans le domaine de la philosophie morale. Dans
cette optique, par transitivité, on peut sans grande audace considérer que
Habermas s’inscrit lui aussi dans cette tradition. Redéfinition de
l’autonomie, sens de la responsabilité, importance de la vie sociale,
royaume des fins exprimé par l’idée de communauté de communication
idéale, principes d’égalité, de dignité, renoncement à la force et
pacification des relations humaines par le langage, recherche d’un
principe transcendantal, qui n’est plus Dieu, mais le langage… autant de
principes et de motifs qui paraissent découler d’une tradition chrétienne,
et probablement plus protestante que catholique. Du reste, Habermas est
le premier à l’admettre : « Je ne m’offusquerais pas si quelqu’un me
disait que ma conception du langage et de l’activité communicationnelle
orientée vers l’entente se nourrit de l’héritage chrétien. Il se peut en effet
que le telos de l’entente […] se nourrisse de l’héritage d’un logos qui,
compris en un sens chrétien, s’incarne […] dans la pratique de
communication d’une communauté » (ET, 339). Ainsi est-ce
probablement aussi et surtout à la philosophie de prendre part à
l’entreprise de traduction des potentiels de signification religieux, et à les
transposer dans sa langue, la « langue des raisons publiques », afin d’en
dégager toute la portée universelle.
Le dialogue Habermas – Ratzinger

Le 19 janvier 2004, Jürgen Habermas était invité par l’Académie catholique de


Bavière à prononcer à Munich une conférence sur les « fondements pré-politiques de
l’État de droit démocratique ». Un autre conférencier devait s’exprimer sur le même
thème : le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine
de la foi, qui, un an plus tard, allait devenir plus célèbre sous le nom de Benoît XVI.
La notoriété des deux personnages a contribué à médiatiser la rencontre et à relancer
le débat sur les rapports de la raison et de la foi dans un État libéral moderne. Les
deux conférences sont parues en allemand en 2005 sous le titre Dialektik der
Säkularisierung (Freibourg-en-Brisgau, Herder Verlag, 2005). Le texte de Habermas
est paru parallèlement dans Zwischen Naturalismus und Religion (2005) et est
accessible depuis 2008 dans sa traduction française.
Dans leur conférence, Habermas et Ratzinger s’interrogent sur les sources de
solidarité qui irriguent notre société. Le philosophe retrace brièvement l’histoire du
droit rationnel moderne, l’avènement d’institutions fondées sur le droit naturel et le
développement d’une solidarité civique qui semble culminer dans l’idée de
patriotisme constitutionnel. Pour lui, la Constitution est un réservoir de sens et de
valeurs, forgées au cours du temps et issues de processus d’apprentissage, capable de
mettre en branle une dynamique politique propre et d’entretenir une solidarité entre
citoyens. Il admet toutefois que la sécularisation des institutions ne doit pas faire
perdre de vue la persistance de la foi religieuse au sein de la société. Mettre en
évidence l’héritage que pensée laïque et pensée religieuse ont en commun, voir ce
qu’elles ont de complémentaire, reconnaître que les racines pré-politiques de notre
démocratie sont aussi religieuses serait une façon de prendre en compte cette
persistance, d’atténuer le désenchantement que porte en elle la modernité et de
renforcer le lien social et l’intégration des citoyens croyants et non-croyants au sein
du même État constitutionnel – tout en respectant le principe de neutralité vis-à-vis
des religions et visions du monde.
Ratzinger se place quant à lui essentiellement sur le plan de la morale et invite foi
et raison à se nourrir et se limiter l’une l’autre afin de circonscrire les inévitables
pathologies que, laissées chacune à elle-même, elles sont susceptibles de générer :
scientisme coupé de toute morale ou fanatisme dénué de toute raison. Ce faisant,
ancrant sa réflexion dans une comparaison interculturelle, Ratzinger semble émettre
des réserves sur l’analyse de Habermas qui refuse de considérer le processus de
sécularisation européen comme une voie particulière de développement, un
Sonderweg. Est-ce par crainte d’européocentrisme ou au contraire par préjugé
européocentriste ?
Conclusion

La question du pluralisme semble reposer sur un antagonisme entre


des tendances contextualistes et des tendances universalistes. Habermas
tente de faire de cet antagonisme une tension créatrice. Qu’il s’agisse de
concevoir une identité européenne qui englobe les identités nationales, de
trouver un langage commun que puissent parler les différentes cultures
du monde ou encore d’imaginer des efforts de traduction réciproque entre
croyants et non-croyants, Habermas considère qu’il est toujours possible
d’élargir nos cercles d’appartenance, d’enrichir nos horizons cognitifs, de
ne pas céder au piège contextualiste. Ses analyses s’inscrivent dans le
temps long de la vie humaine et du processus historique ; elles permettent
de déconstruire les fantasmes substantialistes, de comprendre qu’une
identité est en mouvement, qu’elle est le fruit d’expériences et
d’apprentissages.
Ce qui se dessine dans ses textes, c’est la figure d’un citoyen du
monde, d’un cosmopolite, doté d’une identité postconventionnelle, c’est-
à-dire capable de décentrement par rapport à ses propres perspectives,
capable d’empathie. Est-ce là un nouveau produit occidental ? Habermas
entend prouver que non, en montrant que ces structures de conscience
sont universelles – et il s’appuie pour cela sur les travaux de la
psychologie cognitive. Est-ce le produit d’un intellectuel élitiste ? Pas
nécessairement. Bien sûr, les expériences concrètes de communication
perturbée, d’incompréhension, de rupture, de cloisonnement, de violence
sont le lot quotidien de l’humanité. Il est évident que l’existence humaine
ne se joue pas seulement à travers des processus rationnels
d’argumentation. La part d’instinct, de motivations inconscientes, de
stratégies personnelles contredit en permanence l’effort de décentrement ;
l’intellectuel, pris dans la vie, n’échappe pas plus que les autres à ces
déterminations. Mais ce qui importe avant tout à Habermas, c’est de
monter que, quels que soient le point du globe et le rôle social,
l’ouverture, l’échange, le décloisonnement sont possibles. Rappeler cette
possibilité est bien le but de sa philosophie.
Conclusion générale
Nous voici parvenus au terme de cette étude. Que retenir de ce
parcours ? D’abord, que l’œuvre de Habermas est une œuvre
essentiellement politique, qui plonge ses racines dans l’histoire
allemande et se déploie en direction d’un horizon universaliste et
cosmopolitique. De l’Espace public (1962/1978) à Entre naturalisme et
religion (2005/2008) en passant par la Théorie de l’agir
communicationnel (1981/1987), le fil conducteur de toute son œuvre est
une réflexion sur les conditions de possibilité d’une vie en société fondée
sur des normes raisonnables, c’est-à-dire intégrant les exigences de
liberté, d’égalité et de solidarité propres à la modernité politique
inaugurée par les Lumières.
La solidarité est pour Habermas affaire de communication. Une société
humaine est une réalité symbolique, elle ne peut tenir, ne peut exister, ne
peut fonctionner sans les ressources du langage, sans les moments
d’entente et de coopération que permet le dialogue. Et c’est dans et par la
communication que liberté et égalité peuvent s’éprouver, s’ajuster, se
conquérir.
L’exigence politique de rationalité dans la sphère publique alliée à la
conception d’une réalité sociale soutenue par le langage a conduit
Habermas à élaborer progressivement une théorie de la démocratie
délibérative ; celle-ci peut être interprétée comme un des points
d’aboutissement de son œuvre ; elle trouve son exposition la plus
systématique dans Droit et démocratie (1992/1997).
La philosophie de Habermas est stimulante car elle fait naviguer son
lecteur entre grandes traditions de pensée et diagnostics du temps présent.
Elle sait percevoir les normativités émergentes et les analyser avec la
profondeur d’un regard historique. Face aux discontinuités, aux
surgissements, à l’inattendu du monde contemporain – réels ou perçus
comme tels –, elle établit des continuités, donne du sens, remet en
perspective. Elle donne, pour le dire simplement, des clefs de
compréhension. Prenons quelques exemples :
– l’idée de démocratie participative, dont il est souvent question
aujourd’hui : l’analyse que propose Habermas permet de saisir la
puissance normative de ce type de modèle, sa force d’attraction, mais
aussi de tracer les limites entre démagogie et expression d’une
citoyenneté authentiquement démocratique ;
– la question du républicanisme, objet de débats passionnés, car elle
engage le sens même que nous voulons donner à notre vie en commun :
elle est au cœur de la pensée politique de Habermas ;
– l’espace public, réalité mouvante et protéiforme, garantie de
démocratie : Habermas nous invite implicitement à œuvrer pour que les
stratégies personnelles et le mercantilisme ne l’occupent pas entièrement
et que quelque chose comme la vérité n’en soit pas définitivement banni
– que les médias, la presse soient encore gages de transparence ;
– la question de la laïcité, brûlante en France et ailleurs : elle est
l’occasion de bien définir les frontières entre foi et raison, entre sphère
publique et sphère privée ; ce que fait Habermas en inscrivant cette
question dans une réflexion d’ensemble sur le processus de sécularisation
en cours depuis plusieurs siècles ;
– l’Europe, la possibilité d’une citoyenneté qui ne soit pas confondue
avec les frontières nationales : un projet certes fragile, mais tenable, selon
Habermas, soutenu par l’espoir que peu à peu un espace démocratique
s’établisse à l’échelle du monde ;
– les débats autour des manipulations génétiques : le philosophe
propose une réflexion sur la marchandisation du vivant et livre un
argumentaire politique – et existentiel -, en revenant, comme toujours, au
fond normatif de notre démocratie.
L’intérêt de la philosophie de Habermas, sa richesse, ne résident pas
seulement, pas entièrement, dans cette précieuse aide conceptuelle. Ils
résident aussi, et c’est là probablement une lecture plus libre et plus
personnelle de son œuvre que nous nous permettons de livrer, dans un
certain nombre de motifs ou d’intuitions qui parcourent l’œuvre et qui,
d’une manière ou d’une autre, touchent à la question du sens, à la
question de l’existence. Des motifs ou des intuitions qui circulent
discrètement, qui ne sont pas thématisés en tant que tels, qui souvent
passent inaperçus derrière les impressionnantes discussions des grands
paradigmes philosophiques et qui semblent naître de la rencontre d’un
héritage allemand (d’une Histoire, et de la nécessité de penser la
responsabilité, l’altérité, l’identité) et d’une tradition philosophique nord-
américaine, le pragmatisme, encline à mettre en valeur l’émergence
interactionnelle du sens.
Ces motifs nourrissent la conscience civique et, plus largement,
induisent une façon souple, excentrée, plastique de concevoir la vie
sociale. C’est une des injonctions tacites de Habermas : fluidifier les
fixités, mettre en mouvement les identités, précisément parce que, dans
son approche formaliste, le philosophe n’assigne aucun contenu, aucune
vérité définitive, mais défend plutôt une attitude, une manière d’aborder
les questions sociales et politiques. Concevoir toute identité comme une
construction sociale et langagière, donc susceptible d’évoluer, comme un
mouvement, un processus en cours, c’est se prémunir contre la tentation
du jugement et le risque de l’enfermement. Comprendre aussi que
l’identité n’est pas entièrement nôtre, mais qu’elle est le fruit d’un
partage, d’une réciprocité, adoucit les oppositions et contribue à une
pacification des relations humaines, à une forme de non-violence.
L’intuition d’un décentrement possible et nécessaire, d’un partage et
d’une plasticité des vérités, est liée la conviction que l’être humain est né
pour apprendre, qu’il peut et doit apprendre de ses expériences, de ses
erreurs, de ses échecs : le progrès – et l’émancipation – prennent la forme
chez Habermas d’une dynamique de la connaissance, d’un processus
d’apprentissage.
Transposée sur un plan politique, l’idée que la réalité sociale, qui nous
environne et qui nous constitue, n’est pas figée, a de salutaires
implications : il existe bien un espace de négociations – et il existe des
moyens (langagiers) de conduire ces négociations –, la résignation n’est
pas de mise devant les ordres sociaux, rien n’est définitif, seules
prévalent les certitudes provisoires de notre monde vécu. Cette prise de
conscience permet d’être sensible aux rapports de pouvoir, aux besoins
de reconnaissance, aux injustices ; elle permet de garder une vigilance,
un sens critique – et un peu de lucidité sur sa propre faillibilité. L’attitude
critique présuppose un sens de l’engagement, un sens de la
responsabilité, un sapere aude, qui se déduit des présuppositions mêmes
de toute véritable discussion et qui prend chez Habermas un tour
existentiel : se réaliser, en tant qu’être humain, c’est assumer une identité
propre tout en comprenant qu’elle ne nous appartient pas entièrement,
c’est se construire, en responsabilité, dans un espace d’intersubjectivité.
Dernier point avant de clore cette étude : la philosophie de Habermas
est une philosophie combative. Ce qui est parfois interprété comme un
optimisme excessif ou un idéalisme est simplement un refus du
défaitisme. Derrière son obstination, qui frise parfois l’intransigeance, à
défendre la raison, la solidarité, la démocratie, les principes universels, il
y a la conviction, frappée au coin du bon sens et attestée par l’Histoire,
que ni l’homme, ni la philosophie, ne peuvent vivre à se nier soi-même.
Repères biographiques
Principaux axes de lecture pour aborder l’œuvre de Habermas

Jürgen Habermas est un auteur très productif. Il a publié à ce jour près de 45


ouvrages (dont la majorité a été traduite en français). Afin de s’y retrouver dans cette
immensité, on peut tenter de définir quelques grands axes de lecture :

Les enquêtes sociologiques


Années 1950-1960 : encore étudiant à Francfort, Habermas réalise différentes
enquêtes empiriques, notamment sur la participation politique de ses condisciples :
Student und Politik (non traduit en français).
La réappropriation critique du marxisme
Dès les années 1950, Habermas se familiarise avec la tradition marxiste (il lit
Löwith, Lukács, Adorno et Horkheimer) ; à partir des années 1960, il propose dans
cette lignée un certain nombre d’analyses critiques de la société. Les thèmes abordés
doivent en partie à l’ambiance de l’époque et à la vague du freudo-marxisme (il
s’intéresse à la psychanalyse, se lit d’amitié avec Marcuse, Alexander et Margarete
Mitscherlich), mais ils correspondent aussi à des problématiques chères à Habermas :
critique des pouvoirs illégitimes, de la technocratie, des idéologies ; critique du
capitalisme et de la société marchande et publicitaire ; réflexions sur les voies
possibles d’une émancipation ; développement d’une philosophie pratique ; réflexions
sur la notion d’« espace public ».
L’espace public
Connaissance et intérêt
La technique et la science comme idéologie
Théorie et pratique
Raison et légitimité
Après Marx

L’élaboration du paradigme communicationnel


Années 1970-1980 : on parle parfois de « tournant linguistique » ou « tournant
pragmatique » de Habermas. En réalité, il s’agit plus d’un approfondissement, d’une
systématisation de réflexions sur le langage amorcées dès les années 1960. Habermas
poursuit sa visée émancipatoire en élaborant une sociologie critique. Rencontre de la
sociologie et de la philosophie du langage. Plusieurs étapes dans cette entreprise :
– Des travaux préparatoires :
Logique des sciences sociales
Sociologie et Théorie du langage
– Puis l’opus magnum :
Théorie de l’agir communicationnel (2 tomes)
– Puis commentaires et prolongements de la TAC (notamment dans les domaines de
la morale et de la théorie de la connaissance) :
Le discours philosophique de la modernité
Morale et communication
L’éthique de la discussion
La pensée potmétaphysique
NB : pour un accès direct et facilité à l’ensemble des problématiques
communicationnelles, nous recommandons la lecture de Sociologie et théorie du
langage, La pensée postmétaphysique, ainsi que du dernier chapitre du Discours
philosophique de la modernité.

Une parenthèse : retour à la théorie de la connaissance


Fin 1990-début 2000. Trente ans après Connaissance et intérêt, Habermas renoue
avec la théorie de la connaissance, en des termes renouvelés (grande influence du
pragmatisme kantien, notamment de Hilary Putnam).
Vérité et justification
Idéalisations et communication

Les écrits de philosophie politique


Années 1990-2000 : Habermas revient explicitement à des thématiques politiques.
Il élabore, notamment dans un dialogue avec les philosophes nord-américains (Rawls,
Dworkin, Taylor, Michelman), une théorie de la citoyenneté moderne qui intègre
différents aspects :
– Une réflexion sur le droit moderne, les institutions de l’État de droit, ses
fondements normatifs :
Droit et démocratie (œuvre essentielle de cette période)
Débat sur la justice politique (avec Rawls)
– Une réflexion sur le multiculturalisme, la citoyenneté européenne et la «
constellation postnationale » :
Après l’État-nation
L’intégration républicaine
La paix perpétuelle
– Une réflexion sur les rapports de la religion et de la démocratie moderne :
Le « concept » du 11 septembre
Entre naturalisme et religion
– De façon générale, une réflexion sur les défis portés aux fondements normatifs de
notre démocratie, notamment par la science :
L’avenir de la nature humaine (sur les manipulations génétiques)
Entre naturalisme et religion

Les écrits de publiciste


Intellectuel public, Habermas s’est exprimé à maintes reprises dans la presse
allemande et internationale. La plupart de ses interventions, des années 1950 à nos
jours, ont été régulièrement rassemblées et éditées sous le titre :
Kleine politische Schriften (Petits écrits politiques). Le 11e volume est paru en
2008. À noter qu’ils n’ont pas tous été traduits en français et que les volumes français
ne correspondent pas exactement aux volumes allemands

Traduction des principaux concepts utilisés par J. Habermas


Glossaire

Activité/raison communicationnelle

Deux constantes animent la recherche philosophique de Jürgen


Habermas : restaurer l’idée de raison ; œuvrer pour une théorie critique
de la société. Le langage lui apparaît comme le matériau susceptible de
mener à bien et conjointement ces deux entreprises. En s’appuyant sur les
travaux de la linguistique, Habermas reconstruit les conditions qui
rendent possible toute communication : un certain nombre d’idéalisations
(locuteur et interlocuteur se présupposent comme réciproquement
responsables, se considèrent dans une situation de symétrie, prétendent
être intelligibles et recherchent l’accord l’un de l’autre) et un échange de
bonnes raisons (un locuteur prétend dire quelque chose de vrai et/ou de
juste, et le dire avec sincérité). Habermas montre ainsi qu’une raison est à
l’œuvre dans le langage, une raison communicationnelle, qui permet non
seulement d’établir un échange, d’engager une coopération, mais aussi de
rétablir une communication perturbée et d’élargir l’horizon cognitif des
participants.
Pour Habermas, une société est une réalité avant tout symbolique,
stabilisée et reproduite grâce aux ressources du langage. C’est aussi un
espace où se déploient les actions des hommes, dont une bonne partie
s’effectue justement par la médiation du langage. Réunissant ces deux
aspects, la théorie de la société que propose Habermas prend la forme
d’une théorie de l’agir communicationnel. La TAC est en effet une
théorie de l’action dont le but est d’analyser et de reconstruire les
différents types d’activité humaine. Parmi celles-ci, Habermas s’intéresse
particulièrement (mais pas uniquement) à l’activité communicationnelle,
action médiatisée par le langage et orientée vers l’intercompréhension
(c’est-à-dire visant à établir un accord avec quelqu’un sur quelque chose
dans le monde). Cette activité communicationnelle s’inscrit dans un
rapport d’intersubjectivité, met en œuvre une rationalité de type sujet-
sujet et ne peut se décrire que du point de vue de la première personne,
c’est-à-dire de celui ou celle qui prend part à l’action. Habermas
distingue d’autres types d’activité, par exemple l’activité stratégique et
l’activité téléologique, qui engagent quant à elles un rapport au monde de
type sujet-objet et qui ne visent pas tant à créer une entente qu’à produire
un effet dans et sur le monde.

Communication/discussion

La communication désigne un échange langagier ordinaire se


déroulant normalement et orienté vers l’intercompréhension. Cette
communication repose sur des prétentions à la validité, sur des raisons
implicites, qui sont à tout moment susceptibles d’être remises en cause.
Ainsi, lorsqu’un ou plusieurs éléments ne sont pas compris ou sont
contestés, il est nécessaire de faire une pause dans le déroulement de la
communication et de passer au niveau de la discussion. C’est à ce niveau
que les éléments problématiques sont examinés, que des précisions sont
apportées, des affirmations justifiées. C’est alors que l’argumentation
entre en jeu et que se dévoilent les rouages rationnels de la
communication.
La communication est une activité aussi élémentaire qu’essentielle
pour la stabilité de la vie sociale.

Consensus/entente

De l’analyse que fait Habermas de la communication découle que


celle-ci repose en permanence sur des effets d’entente. Communiquer
implique de se faire comprendre, et pour cela d’avoir de bonnes raisons
de dire ce que l’on dit, et d’être en mesure de faire accepter ces raisons
par son interlocuteur. Communiquer, c’est donc s’entendre sur quelque
chose. Habermas parle du telos de l’entente qui serait inhérent au
langage. Cela ne contredit pas le fait que le désaccord surgit
fréquemment, ni que l’entente peut être instrumentalisée ou biaisée ; une
pseudo-entente n’est du reste jamais définitive, elle a d’autant plus de
chances d’être renégociée qu’elle est précaire ou a été extorquée.
Le consensus est à comprendre dans un sens moins factuel que
l’entente – même si les deux notions se recoupent en grande partie. On
pourrait le définir comme un accord sans réserve (à la différence du
compromis qui est un accord limité et provisoire), par définition si
difficile à obtenir (et peut-être même impossible à obtenir) qu’il semble
surtout avoir, chez Habermas, le statut d’horizon régulateur : toujours
visé, jamais atteint. Il est une des idéalisations produites spontanément au
moment d’une énonciation : le locuteur espère nécessairement, d’une
manière ou d’une autre, obtenir un consensus sur son énoncé.
La notion de consensus est directement liée à la théorie de la
connaissance développée par Habermas. Le consensus constitue bien en
effet l’horizon en direction duquel la validité de vérités scientifiques ou
celle de normes morales et juridiques peuvent être fondées ou mises à
l’épreuve dans l’espace d’une discussion théorique ou pratique
argumentée.

Démocratie délibérative / Procéduralisme

Voir encadré p. 137-138.

Espace public

Le concept d’espace public (Öffentlichkeit) traverse toute l’œuvre de


Habermas, depuis son travail d’habilitation paru en 1962 jusqu’à ses tout
derniers textes sur l’intégration européenne. Il est pour Habermas une
composante indispensable de toute société démocratique. Il désigne
concrètement la sphère de discussions à la fois formelles (au sein des
parlements, des tribunaux, des universités) et informelles (au sein des
médias, des clubs, des associations), située selon une topographie
mouvante entre la société civile et l’État. Conçu comme un espace de
débat social et politique, il concourt à la formation de l’opinion et de la
volonté des citoyens et permet l’élaboration d’une critique des pouvoirs
et des institutions en place ainsi que l’expression de nouveaux besoins
émergeant de la société civile. Il est donc à la fois un principe de
transparence, de rationalité et de formation. En cela, il est directement lié
aux structures de l’activité communicationnelle et dépend donc du degré
de rationalisation du monde vécu et de libération des ressources
communicationnelles.
Au sein de cet espace public se croisent deux processus contraires : la
génération communicationnelle d’un pouvoir légitime d’une part, la
manipulation de la population par les médias et les « pouvoirs illégitimes
» d’autre part. Cette tension est permanente, elle frappe d’ambivalence la
réalité empirique que recouvre le concept d’espace public : alors qu’il est
une des conditions essentielles de l’intégration démocratique, il peut
aussi se retourner contre elle et faire le jeu d’intérêts privés et de
pouvoirs manipulateurs.

Ethique/morale

De manière générale, Habermas utilise ces deux notions pour désigner


respectivement les éthiques particulières et la morale universelle. Les
premières renvoient à des choix de vie spécifiques et engagent des
valeurs, des préférences particulières. Elles tentent de donner une réponse
concrète à la question : qu’est-ce qu’une vie bonne ? Une philosophie
postmétaphysique, ouverte au pluralisme des visions du monde, ne peut
plus s’autoriser, selon Habermas, à établir une hié rarchie des éthiques
particulières et à dire quelle vie, plutôt qu’une autre, mérite d’être vécue.
Elle doit donc quitter le domaine du bon et s’acquitter de la question du
juste, c’est-à-dire chercher à définir les conditions formelles permettant
la cohabitation des éthiques particulières. En d’autres termes, la
philosophie postmétaphysique a pour tâche de déterminer les critères
d’impartialité qui permettent de tester l’universalité d’un énoncé ou
d’une norme. Habermas trouve cette procédure d’universalisation dans le
modèle d’une véritable discussion argumentée, c’est-à-dire une
discussion menée dans une situation idéale de parole (participation de
tous les intéressés, symétrie entre locuteurs, discussion sans contrainte,
force du meilleur argument).
Signalons que Habermas utilise parfois la notion d’éthique dans un
sens différent, ce qui brouille quelque peu les définitions. Deux emplois
particuliers prêtent notamment à confusion : 1) la fameuse éthique de la
discussion, qui est au cœur de son œuvre, ne renvoie pas à une éthique
particulière, mais bien à la morale procédurale que défend Habermas ! 2)
dans un texte récent, Habermas évoque par ailleurs une éthique de la
nature humaine ; celle-ci, comprise comme la capacité qu’aurait l’être
humain de se comprendre comme l’auteur de sa propre vie, oscille à vrai
dire entre éthique et morale, telles que nous les avons définies
précédemment : c’est une morale car Habermas ne fait que définir un
cadre général applicable à l’ensemble de l’humanité (pouvoir être
l’auteur de sa propre vie – chacun étant ensuite libre de se raconter sur le
mode qui lui convient) ; c’est aussi une éthique dans la mesure où cette
approche de la vie humaine en termes d’autorat et de responsabilité
individuelle est tributaire d’une vision du monde particulière, héritée du
XVIIIe siècle et plaçant en son centre l’autonomie de la personne.

Identité postconventionnelle

Habermas emprunte la notion de « postconventionnel » à la théorie du


développement moral élaborée par le psychologue américain Lawrence
Kohlberg (1927-1987). Kohlberg distingue trois niveaux de conscience
morale : préconventionnel, conventionnel, postconventionnel. Au niveau
postconventionnel, un individu est capable de mettre ses intérêts
particuliers à distance, de questionner la légitimité des conventions qui
régissent sa communauté d’appartenance et d’orienter ses actions en
fonction de principes moraux universels.
Habermas se sert de cette typologie comme d’une caution scientifique
pour étayer sa propre théorie morale : l’universalisme est en quelque
sorte inscrit dans notre appareil cognitif ! Il l’utilise également dans le
cadre d’une réflexion sur le sens de l’existence et sur la responsabilité
individuelle : un individu doté d’une identité postcon ventionnelle est
capable de s’approprier de façon critique et réflexive sa propre
biographie, de déconstruire et de reconstruire ses propres déterminismes.
Il l’utilise enfin dans la perspective d’une théorie de la citoyenneté : la
possibilité même d’élargir ses cercles d’appartenance et de souscrire à
des attachements extra-communautaires est fonction du degré de
conscience morale d’un individu ; l’identité postconventionnelle devient
ainsi le présupposé psycho-cognitif d’une citoyenneté postnationale.

Patriotisme constitutionnel

Habermas propose de définir le lien civique, c’est-à-dire le cœur


substantiel de la citoyenneté, en termes de patriotisme constitutionnel.
Son but est de se démarquer d’une tradition allemande qui a longtemps
conçu la citoyenneté comme une forme d’appartenance essentiellement
ethnique et culturelle. Le patriotisme constitutionnel comporte deux
dimensions, fortement complémentaires : le versant « constitutionnel »
renvoie à la dimension éthique et politique de la citoyenneté : être
citoyen, c’est faire allégeance à un certain nombre de principes
démocratiques énoncés par la Constitution ; le versant « patriotisme »
suggère que cette allégeance se nourrit d’un sentiment trempé dans une
culture et une histoire spécifiques : la Constitution n’est pas un cadre
abstrait, elle est le produit d’un processus d’apprentissage particulier
(Habermas a bien sûr en tête l’histoire allemande). Cette compréhension
de la citoyenneté est très proche d’une compréhension républicaine. Elle
s’en distingue néanmoins par le primat qu’elle accorde à la Constitution
et par la dissociation qu’elle opère entre citoyenneté et nation. En effet, ni
le patriotisme ni les principes constitutionnels n’ont vocation à être
cantonnés aux frontières de l’État-nation. La « patrie Europe » peut tout à
fait, selon Habermas, s’ouvrir à une forme de citoyenneté conçue sur le
modèle du patriotisme constitutionnel.

Pensée postmétaphysique

Cette formule désigne un type de philosophie en rupture avec une


pensée métaphysique pré-moderne. Héritière du criticisme kantien, la
pensée postmétaphysique est mue par l’exigence d’exercer sa propre
critique, de définir les territoires qui relèvent de sa législation et
d’examiner jusqu’aux conditions mêmes de possibilité de la critique
qu’elle mène contre elle-même, en procédant à une déconstruction du
langage et des processus d’intercompréhension. Cette philosophie ne se
préoccupe plus de fonder des vérités substantielles ou d’accéder à un
savoir transcendantal (déductible en dehors de toute expérience) ; elle se
sait faillible, située dans le temps et est ouverte aux interprétations
plurielles du monde. Pour répondre à la fois à son propre faillibilisme et
au fait du pluralisme, elle défend un concept de raison
détranscendantalisée procédurale : pour être reconnues comme valides,
les normes sociales, morales, juridiques doivent passer par le filtre d’une
raison discursive.

Société postséculière

Par « société postséculière », Habermas désigne notre société


occidentale, caractérisée par un rapport ambivalent à la religion. D’un
côté, nos institutions ont été soumises au cours des deux derniers siècles
à un profond et lent processus de rationalisation-sécularisation : la sphère
publique a été laïcisée, Dieu, la religion ne sont plus des références
susceptibles de justifier les décisions politiques et juridiques, ni de fonder
les discours scientifiques ; d’un autre côté, la foi religieuse n’en continue
pas moins d’imprégner fortement la vie sociale. Habermas en arrive donc
à ce constat : le processus de sécularisation est non seulement inachevé, il
est aussi en fait inachevable. Prendre la mesure de cette ambivalence
conduit à reconsidérer la place de la religion dans la sphère sociale et à
réfléchir aux moyens de contrer les tendances désenchanteresses de notre
société laïque et matérialiste, qui porte en elle les germes du
fondamentalisme.

Système/monde vécu

Ce couple conceptuel est récurrent dans l’œuvre de Habermas,


notamment dans ses écrits sociologiques. Le monde vécu (Lebenswelt)
renvoie au savoir implicite sur fond duquel nous menons notre vie, un
savoir d’arrière-plan, à la fois cognitif, normatif, éthique, esthétique, qui
accompagne toutes nos actions. Il recoupe les habitudes, les certitudes,
les traditions, les croyances partagées, tout ce qui semble aller de soi et
sans quoi nos actions les plus quotidiennes ne pourraient avoir lieu.
Habermas décomposent le monde vécu en trois dimensions pour
lesquelles un savoir est spontanément à l’œuvre : la personnalité, la
culture, la société. Le fait que ce savoir soit présupposé et non questionné
au moment de l’action donne une stabilité à la vie sociale : remettre en
cause perpétuellement nos habitudes serait tout bonnement invivable. Le
monde vécu possède ainsi, en quelque sorte, une vertu conservatrice.
Pour autant, et c’est là qu’apparaît la problématique communicationnelle,
puisque ce savoir implicite est fondamentalement symbolique, il est
susceptible de critique, de redéfinition, de reformulation. Il est non
seulement un cadre pour l’activité communicationnelle, mais aussi sa
matière, son contenu. Des habitudes, des certitudes jadis indiscutées
peuvent ainsi perdre de leur force d’évidence.
Une société ne peut toutefois tenir sur les seules ressources
communicationnelles. S’inspirant de la théorie des systèmes développée
par les sociologues Parsons et Luhmann, Habermas incorpore à sa théorie
de la société, à côté du concept de monde vécu, le concept de système.
Deux systèmes jouent en effet un rôle primordial dans la stabilisation et
la reproduction de la société : le marché et l’administration, à travers les
médiums respectifs de l’argent et du pouvoir. Ce type d’intégration
sociale est toutefois essentiellement fonctionnaliste et découplée de toute
rationalité pratique. Un des enjeux est d’empêcher que ce
fonctionnalisme ne vienne coloniser des secteurs du monde vécu jusque-
là régulés par le médium communicationnel de la solidarité. -
Bibliographie

Ouvrages de Habermas traduits en français

La technique et la science comme idéologie, trad. de J.-R. Ladmiral,


Paris, Gallimard, 1973.
Profils philosophiques et politiques, trad. de F. Dastur, J.-R. Ladmiral
et M.B. de Launay, Paris, Gallimard, 1974.
Théorie et pratique, tomes I et II, trad. de G. Raulet, Paris, Payot,
1975.
Connaissance et Intérêt, trad. de G. Clémençon, Paris, Gallimard,
1976.
Raison et légitimité, trad. de J. Lacoste, Paris, Payot, 1978.
L’Espace public, trad. de M. B. de Launay, Paris, Payot, 1978.
Après Marx, trad. de J.-R. Ladmiral et M. B. de Launay, Paris, Fayard,
1985.
Morale et communication, trad. de C. Bouchindhomme, Paris, Cerf,
1986.
Théorie de l’agir communicationnel, tomes I et II, trad. de J.-M. Ferry
et J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, 1987.
Logique des sciences sociales et autres essais, trad. de R. Rochlitz,
Paris, PUF, 1987.
Le discours philosophique de la modernité, trad. de
C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988.
Écrits politiques (V-VII), culture, droit, histoire, trad. de
C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1990.
De l’éthique de la discussion, trad. de M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992.
La pensée postmétaphysique : essais philosophiques, trad. de
R. Rochlitz, Paris, A. Colin, 1993.
Textes et contextes, trad. de M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1994.
Sociologie et théorie du langage, trad. de R. Rochlitz, Paris, A. Colin,
1995.
La paix perpétuelle : Le bicentenaire d’une idée kantienne, trad. de
R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1996.
Débat sur la justice politique (avec John Rawls), Paris, Cerf, 1997.
Droit et Morale, trad. de R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris,
Seuil, coll. « Traces écrites », 1997.
Droit et démocratie, trad. de R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris,
Gallimard, 1997.
L’intégration républicaine, trad. de C. Bouchindhomme, Paris, Fayard,
1998.
Après l’État-nation, trad. de R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000.
Vérité et justification, trad. de R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001.
L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. de
C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.
L’éthique de la discussion et la question de la vérité, Paris, Grasset,
coll. Nouveau Collège de Philosophie, 2003.
Le concept du 11 septembre (avec Jacques Derrida), Paris, Galilée,
2004. Voir précisément « Fondamentalisme et terreur. Un dialogue avec
Habermas ».
Une Époque de transitions, trad. de C. Bouchindhomme, Paris, Fayard,
2005.
De l’usage public des idées, écrits politiques 1990-2000, trad. de
C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005.
Sur l’Europe, trad. de C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris,
Bayard, 2006.
Entre naturalisme et religion, les défis de la démocratie, trad. de
C. Bouchindhomme et A. Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008.
L’essentiel des ouvrages de Habermas a été traduit en français.
Quelques textes restent cependant accessibles seulement en allemand,
notamment :
Das Absolute und die Geschichte. Von der Zwiespältigkeit in
Schellings Denken. Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der
Philosophischen Fakultät der Universität Bonn, 1954. Sous la direction
d’E. Rothacker. Un exemplaire de cette thèse est consultable à la
Bibliothèque Nationale de France
Student und Politik, Neuwied, 1961.
Protestbewegung und Hochschulreform, Francfort/Main, Suhrkamp,
1969.
Kultur und Kritik, Francfort/Main, Suhrkamp, 1973.

Signalons que les éditions Suhrkamp ont publié en 2009, pour les
quatre-vingts ans de l’auteur, une édition de ses œuvres en 5 volumes
(comprenant des textes inédits et une introduction à chaque volume écrite
par Habermas) :
Jürgen Habermas, Philosophische Texte, 5 vol., Francfort/Main,
Suhrkamp, 2009.

10 textes courts, articles ou conférences, où Habermas aborde de


manière synthétique un aspect essentiel de sa philosophie

« La modernité : un projet inachevé », trad. de G. Raulet, in Critique,


n° 413, oct. 1981.
« La souveraineté populaire comme procédure », trad. de M. Hunyadi
in Lignes n° 7, 1989.
« Sur le droit et la démocratie », trad. d’E. Vigne, in Le Débat n° 97,
nov.-déc. 1997.
« Le paradoxe de l’Etat de droit démocratique », trad. de R. Rochlitz,
in Les Temps Modernes, n° 610, sept.-nov. 2000.
« Un référendum pour une Constitution européenne », trad. de
C. Bouchindhomme, in Le Monde de l’éducation, numéro spécial juillet-
août 2001.
« Pas d’Europe sans constitution commune ! », trad. de
C. Bouchindhomme, in Le Point, n° 1491, 13 avril 2001.
« Entretien avec J. Habermas », trad. de C. Bouchindhomme in Le
Nouvel Observateur, n° 1969, août 2002.
« Comment répondre à la question éthique ? », trad. de
C. Bouchindhomme, in Judéités, Paris, Galilée, 2003.
« Trois versions de la démocratie libérale », trad. de
C. Bouchindhomme, in Le Débat n° 125, Paris, 2003.
« Entretien avec E. Mendieta sur Dieu et le monde », in Une Époque
de transitions, trad. de C. Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005.

Ouvrages sur Habermas

Pour une introduction critique très solide :

Bouchindhomme C., Le vocabulaire de Habermas, Paris, Ellipses,


2002 (aide très précieuse).
Cusset Y., Habermas. L’espoir de la discussion, Paris, Michalon, 2001
(limpide).
Ferry J.-M., Habermas. L’éthique de la communication, Paris, PUF,
1987 (excellent).
Haber S., Jürgen Habermas, une introduction, Paris, La Découverte,
Coll. Pocket, 2001 (excellent).
Rochlitz R. (dir.), Habermas. L’usage public de la raison, Paris, PUF,
2002.
Sintomer Y., La démocratie impossible ? Politique et modernité chez
Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999.

Voir également Les Cahiers de philosophie (Bouchindhomme C.,


Ferry J.-M., Rochlitz R., éd.), n° 3, hiver 1986-1987. Série d’articles
d’une grande limpidité autour de la Théorie de l’agir communicationnel.

Monographies en anglais et allemand :

Brunkhorst H., Habermas, Leipzig, Reclam, 2006.


Brunkhorst H., Kreide R., Lafont C. (dir.), Habermas-Handsbusch,
Stuttgart, Weimart, J.B. Metzler, 2009 (ouvrage collectif sous forme de
manuel, nombreuses entrées thématiques, excellent).
Horster D., Jürgen Habermas zur Einführung, Hambourg, Junius,
1999.
Müller-Doohm S., Jürgen Habermas, Francfort/Main, Suhrkamp,
2008.
Outhwaite W., Habermas, A Critical Introduction, Cambridge, Polity
Press, 1994.
Pinzani A., Jürgen Habermas, Munich, Beck, 2007 (présentation très
complète).
Wiggershaus R., Jürgen Habermas, Hambourg, Rowohlt, 2004
(approche biographique, très agréable à lire).

Nous signalons par ailleurs un site internet tenu par des universitaires
scandinaves, richement informé et constamment mis à jour :
http://www.habermasforum.dk
Pour approfondir :

Actuel Marx, n° 24 : « Habermas, une politique délibérative », Paris,


PUF, 1998.
Apel K.-O., Ethique de la discussion, trad. de M. Hunyadi, Paris, Cerf,
« Humanités », 1994.
Apel K.-O., Discussion et responsabilité (2 vol.), trad.
C. Bouchindhomme, M. Charrière, R. Rochlitz, Paris, Le Cerf,
1996/1998.
Assoun P.-L, Raulet G., Marxisme et théorie critique, Paris, Payot,
1978.
Berten A., Da Silveira P., Pourtois H. (dir.), Libéraux et
communautariens, Paris, PUF, 1997.
Bouchindhomme C., Rochlitz R. (dir.), Habermas, la raison, la
critique, Paris, Cerf, 1996.
Cometti J.-P., « Habermas, Taylor, Rorty. Rationalité et contingence »,
article publié sur le site internet www.lyber-
eclat.net/lyber/cometti/philosophe.html
Dews P. (dir.), Habermas : A Critical Reader, Oxford, 1998.
Ferrarese, E., Niklas Luhmann : une introduction, Paris, Pocket, 2007.
Ferry J.-M., Philosophie de la communication (2 vol.), Paris, Le Cerf,
1994, tomes 1 et 2.
Ferry J.-M., La question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000.
Forst R., Kontexte der Gerechtigkeit. Politische Philosophie jenseits
von Liberalismus und Kommunitarismus, Francfort/Main, Suhrkamp,
1996.
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Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2008.
Gaillard F., Poulain J., Schusterman R. (dir.), La modernité en
questions, Paris, Le Cerf, 1998.
Haber S., Habermas et la sociologie, Paris, PUF, 1998.
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1982.
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Francfort/Main, Suhrkamp, 2007.
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Zwischenbetrachtungen. Im Prozess der Aufklärung, Francfort/Main,
Suhrkamp, 1989.
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Gerechtigkeit und Nächstenliebe im säkularen Staat, Bielefeld, Transcript
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Cambridge University Press, 1995.
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Wingert L., Günther K. (dir.), Die Öffentlichkeit der Vernunft und die
Vernunft der Öffentlichkeit, Francfort/Main, Suhrkamp, 2001.
Index des noms propres

Adorno 15, 16, 17, 18, 19, 20, 44, 52, 61, 63, 65, 66, 73, 74, 77, 89,
93, 130, 174, 175, 176
Apel 14, 15, 19, 36, 45, 46, 85, 115, 138, 188
Austin 6, 9, 26, 38

Brandom 86
Brunkhorst 93, 95, 115

Derrida 3, 27, 74, 131, 175, 187


Dewey 19, 86
Durkheim 27, 89, 94
Dworkin 6, 116, 175, 177

Eley 130

Ferry 3, 151, 186, 188


Fraser 130

Gadamer 19, 36, 174

Hegel 6, 9, 15, 27, 33, 36, 61, 63, 65, 68, 75, 94, 105, 116, 126, 174
Horkheimer 15, 17, 18, 19, 20, 44, 61, 65, 66, 74, 76, 77, 93, 174, 176

Kant 6, 26, 27, 34, 47, 49, 61, 63, 64, 70, 75, 81, 84, 85, 86, 103, 105,
116, 122, 123, 128, 129, 136, 137, 148, 168
Kierkegaard 34, 52, 53, 54, 86, 149, 150
Kohlberg 48, 49, 70, 138, 182
Koskenniemi 83

Luhmann 21, 27, 89, 90, 91, 96, 135, 174, 185, 188, 189
Lukács 15, 65, 66, 67, 77

Marcuse 16, 17, 20, 37, 67, 93, 132, 176


Marx 2, 3, 6, 9, 14, 15, 16, 20, 33, 50, 61, 63, 66, 68, 69, 70, 73, 84,
86, 94, 103, 174, 176, 186, 188
Mead 6, 12, 19, 26, 36, 86, 126, 138
Mitscherlich 16, 37, 50, 51, 176

Nolte 132, 146, 147

Parsons 27, 89, 96, 185


Peirce 6, 12, 14, 19, 26, 36, 86
Piaget 48, 70
Putnam 6, 26, 86, 177

Ratzinger 22, 132, 168, 169, 175


Rawls 6, 86, 90, 106, 113, 115, 116, 138, 158, 159, 175, 177, 186, 189
Renault 104, 115, 138, 189, 190
Rorty 15, 101, 158, 159, 188, 190
Rothacker 14, 15, 174, 187

Schelsky 96
Searle 9, 38

Taylor 127, 128, 177, 188, 190


Weber 6, 26, 27, 61, 64, 66, 73, 75, 76, 77, 84, 89, 94, 97, 121, 165,
188
Wellmer 47, 115, 189, 190

Index des notions

actes de langage 9, 38, 39, 45, 94


activité communicationnelle 35, 38, 56, 67, 94, 168, 178
aliénation 37, 66
anthropologie 8, 14, 26, 31, 32, 37, 64, 73, 84, 120, 126, 127, 159
argumentation 40, 41, 43, 46, 47, 54, 74, 78, 101, 103, 116, 138, 156,
157, 158, 165, 167, 170
asymétrie 41, 54, 55, 157
autoréflexion 37, 70, 84, 93

citoyenneté 8, 22, 25, 27, 32, 50, 52, 80, 111, 113, 114, 117, 134, 137,
139, 140, 144, 146, 150, 152, 153, 163, 172, 177, 178, 189
citoyenneté européenne 8, 80, 144, 146, 150, 177
clonage 54, 175
colonisation 35, 67, 72, 116, 130, 178
communication 3, 7, 9, 19, 26, 33, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43,
44, 45, 46, 48, 56, 69, 71, 91, 94, 95, 96, 97, 99, 100, 105, 106, 115, 116,
119, 124, 131, 136, 143, 145, 150, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 167,
168, 170, 171, 175, 177, 178, 186, 188
conscience morale 13, 47, 49, 50, 70
consensus 6, 41, 42, 43, 147, 159, 178
consentement 10, 121
cosmopolitisme 5, 75
décentrement 36, 43, 46, 50, 70, 78, 144, 153, 158, 170, 173
délibération 1048114122135136139152189, , , , , , , ,
démocratie délibérative 6, 10, 25, 27, 113, 138, 171
discussion 3, 6, 8, 9, 14, 18, 26, 35, 36, 40, 41, 45, 46, 47, 48, 70, 76,
79, 86, 95, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 108, 113, 115, 116, 121, 122,
123, 130, 132, 135, 147, 155, 158, 159, 160, 167, 173, 175, 177, 178,
186, 187, 188
droit cosmopolitique 22, 64, 81
droit international 7, 8, 22, 64, 80, 81, 83, 132, 160, 175
droits fondamentaux 118, 119, 120, 133, 135

émancipation 8, 9, 19, 32, 36, 37, 38, 62, 63, 72, 75, 76, 84, 85, 108,
113, 139, 173, 176
entente 38, 40, 42, 43, 44, 56, 94, 97, 156, 159, 168, 171, 178
espace public 6, 18, 38, 95, 114, 116, 117, 118, 128, 129, 130, 132,
152, 154, 172, 174, 176, 178
éthique 3, 6, 14, 19, 41, 43, 45, 46, 47, 48, 52, 55, 98, 105, 107, 108,
115, 116, 117, 120, 121, 124, 137, 140, 149, 160, 167, 175, 177, 178,
186, 187, 188, 190
éthique de la discussion 3, 6, 14, 41, 45, 46, 47, 48, 98, 115, 116, 124,
160, 175, 177, 178, 186, 187
Europe 3, 21, 28, 78, 131, 132, 143, 144, 148, 151, 165, 172, 175, 187,
189
évolution sociale 69, 70, 71, 73, 76, 84, 85, 89, 109

fonctionnalisme 90, 91, 96, 135


fondamentalisme 7, 77, 78, 156, 162, 164
freudo-marxisme 16, 18, 37, 70, 176
histoire 3, 5, 6, 10, 13, 15, 17, 21, 25, 26, 33, 43, 51, 54, 55, 61, 62, 63,
64, 65, 66, 71, 77, 80, 84, 85, 89, 109, 114, 123, 126, 133, 134, 136, 139,
147, 148, 149, 151, 165, 169, 171, 174, 186

idéalisations 32, 41, 45, 46, 56, 99, 100, 101, 103
identité 12, 22, 26, 31, 34, 36, 52, 54, 57, 68, 70, 101, 105, 106, 114,
120, 126, 127, 131, 139, 143, 144, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152,
154, 155, 156, 170, 172, 173
identité postconventionnelle 148, 170
idéologies 37, 51, 176
individuation 9, 36, 126, 160
interaction 36, 44, 67, 69, 94, 101, 152, 178

justice 7, 27, 47, 50, 54, 90, 91, 102, 104, 105, 106, 108, 109, 113,
115, 121, 123, 137, 138, 139, 166, 177, 186, 189

laïcité 145, 164, 166, 172


légitimité 3, 21, 44, 82, 83, 93, 95, 109, 114, 116, 118, 120, 121, 122,
124, 133, 134, 136, 152, 174, 176, 186

matérialisme 62, 63, 65, 68, 69, 70, 71, 73, 80, 89, 97
modèle procédural 108, 117, 121, 135, 137, 139, 163, 187
modernité 3, 7, 10, 21, 26, 35, 53, 62, 63, 64, 66, 72, 73, 74, 75, 76,
77, 78, 80, 84, 85, 89, 133, 145, 156, 162, 163, 165, 169, 171, 175, 177,
178, 186, 187, 188, 189
monde vécu 27, 35, 67, 72, 76, 77, 91, 96, 97, 98, 99, 100, 106, 116,
122, 130, 131, 173, 178
morale 3, 7, 8, 10, 13, 15, 26, 33, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 49, 50, 51, 67,
69, 70, 71, 75, 77, 81, 82, 85, 99, 105, 107, 108, 115, 123, 129, 131, 136,
137, 138, 157, 158, 160, 161, 165, 168, 169, 175, 177
ONU 64, 80, 81, 82, 83, 161

pathologies 104, 106, 156, 158, 169


patriotisme constitutionnel 6, 22, 114, 133, 146, 148, 149, 150, 151,
153, 158, 169, 178
perspective de l’observateur 178
philosophie de l’histoire 26, 61, 62, 63, 71, 77, 80, 84, 85, 89, 109
pluralisme 25, 27, 78, 102, 141, 143, 144, 155, 159, 170
point de vue de l’observateur 44, 103
point de vue du participant 44, 103
pouvoir communicationnel 95, 131
prétentions à la validité 39, 40, 42, 45, 94, 99, 102, 103, 122, 126, 178
principe d’universalisation 47, 178
principe de discussion 47, 178
procédures 31, 40, 46, 47, 48, 86, 108, 114, 116, 122, 134, 135, 136,
137, 160, 161
processus d’apprentissage 41, 50, 69, 134, 158, 166, 169, 173, 178
psychanalyse 8, 16, 17, 34, 37, 50, 93, 176

raison communicationnelle 6, 7, 35, 41, 56, 62, 72, 76, 77, 150, 167,
178
reconnaissance 6, 27, 36, 54, 91, 103, 104, 105, 106, 108, 126, 127,
128, 135, 139, 143, 173, 189
reconstruction 9, 37, 50, 63, 65, 68, 69, 71, 73, 80, 89, 94, 118
religion 3, 7, 8, 28, 32, 45, 63, 68, 77, 78, 80, 113, 133, 137, 140, 144,
163, 164, 165, 166, 167, 171, 175, 177, 187
responsabilité 15, 23, 34, 45, 50, 52, 53, 54, 57, 74, 107, 117, 126, 133,
140, 148, 149, 157, 159, 162, 168, 172, 173, 188
socialisation 8, 9, 21, 27, 36, 62, 76, 89, 107, 119, 126, 127, 160
société mondiale 80, 82, 83, 90
société postséculière 6, 163, 164, 178
solidarité 10, 15, 94, 95, 109, 128, 131, 136, 137, 140, 148, 153, 155,
163, 166, 168, 171, 173, 190
souveraineté populaire 83, 120, 125, 135, 139, 163, 187
système 5, 20, 27, 35, 49, 50, 77, 82, 83, 95, 96, 97, 98, 106, 109, 114,
118, 121, 128, 129, 131, 133, 134, 135, 136, 160

téléologie 64, 80, 81, 124, 134


théorie critique 17, 18, 35, 37, 42, 50, 72, 93, 99, 104, 106, 108, 115,
188, 190
tournant pragmatique 35, 38, 99, 103, 113, 176
traduction 3, 109, 127, 159, 167, 168, 170
travail 8, 18, 19, 37, 54, 55, 65, 67, 69, 94, 104, 129, 133
vérité 7, 9, 10, 14, 22, 31, 37, 38, 39, 40, 42, 43, 45, 46, 78, 81, 91, 94,
99, 100, 101, 102, 103, 109, 158, 172, 173, 178, 187

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