Germanica 2446
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8 | 1990
Culture et violence dans la philosophie allemande du
XXe siècle
Pierre Belaval
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/germanica/2446
DOI : 10.4000/germanica.2446
ISSN : 2107-0784
Éditeur
Université de Lille
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 1990
Pagination : 195-202
ISBN : 9782913857025
ISSN : 0984-2632
Référence électronique
Pierre Belaval, « Une présentation : La dialectique de la raison de Max Horkheimer & Theodor Adorno »,
Germanica [En ligne], 8 | 1990, mis en ligne le 28 novembre 2014, consulté le 06 octobre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/germanica/2446 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.2446
Pierre Belaval
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devient, par Ulysse, stratagème. La ruse d’Ulysse est avènement d’une raison
« bourgeoise » exigeant la lucidité, le sens des réalités, évaluant avec précision les
rapports de force, défi rationalisé aux puissances du destin. Mais tout en restant distant
de la nature, Ulysse écoute encore sa voix : Ulysse est donc la figure de l’homme
renonçant à l’unité archaïque avec la nature et apprenant à la dominer au prix d’une
répression de sa propre nature. C’est à la lumière de ce fil directeur qu’Adorno et
Horkheimer interprètent différents passages de l’Odyssée : l’épisode des mangeurs de
lotus, la lutte avec Polyphème, l’épisode de Circé, le séjour dans l’Hadès.
5 La digression II s’intitule Juliette ou raison et morale. Adorno et Horkheimer partent du
célèbre texte de Kant de 1784 : Was ist Aufklärung ? où l’Aufklärung – cette fois au sens
étroit – est définie comme la sortie de l’homme d’un état de minorité dont il est lui-
même responsable, c’est-à-dire d’une incapacité de se servir de son propre
entendement sans la direction d’autrui. Selon l’étonnante interprétation des textes
kantiens proposée par Adorno et Horkheimer, l’entendement doit être dominé par la
raison qui veut penser un ordre scientifique unitaire venant à bout des faits. La raison
est comprise comme instance d’un penser calculateur qui organise le monde en vue
d’une conservation de soi. La « véritable » nature du schématisme des concepts purs de
l’entendement est d’exprimer l’intérêt de la société industrielle appréhendée sous
l’aspect de la manipulation et de l’administration, et la définition kantienne du devoir
comme nécessité d’agir par respect pour la loi morale est interprétée comme
« tentative bourgeoise de donner au respect, sans lequel la civilisation ne saurait
exister, des fondements autres que l’intérêt matériel et la violence ».
6 Que va devenir dans l’interprétation d’Horkheimer et Adorno le projet d’un
entendement non dirigé par un autre ? Il se manifeste sous les traits du bourgeois
libéré de toute tutelle que nous montre l’œuvre de Sade. La raison devient organe de
planification et de calcul, neutre à l’égard des buts, création de mythologies nouvelles
taxant de superstition les dévotions précédentes. Justine, la sœur vertueuse de Juliette,
devient martyre de la loi morale tandis que Juliette démonise le christianisme, détruit
de manière systématique et cohérente la civilisation avec ses propres armes. La mission
de Juliette anticipe alors déjà certains thèmes nietzschéeens : la transvaluation de
toutes les faibles et les ratés, le désir de vivre dangereusement. Injustice et haine
deviennent des activités systématiques et la domination devient jouissance devant le
désespoir total de la victime. Ainsi « les vices privés chez Sade comme chez Mandeville
sont l’historiographie anticipée des vertus publiques des sociétés totalitaires » (D.R.,
p. 127).
7 La seconde étude va se centrer sur un examen critique des secteurs de la culture, que la
civilisation actuelle uniformise et standardise tant au niveau des publics que des
œuvres : ceci conduit à un art sans rêve, paralysant l’imagination et la réflexion, à une
rigidité du style, un mépris des connaisseurs et des experts, une culture de masse
excluant toute nouveauté comme risque inutile, une industrie culturelle ne nourrissant
les hommes que de stéréotypes. L’industrie culturelle instaure le règne de la fausse
individualité, où, par une répétition mécanique, les produits culturels sont traités
comme des slogans politiques. Par le caractère publicitaire et la langue, s’opère
également un retour à la mythologie : le mot se rive à la chose, il devient une « formule
pétrifiée » et les hommes eux-mêmes sont réifiés. Ces éléments seront développés dans
d’autres études d’Adorno4 et, bien sûr, dans l’« homme unidimensionnel » de Marcuse.
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8 La dernière étude se situe dans la ligne des travaux de l’École de Francfort utilisant les
catégories psychanalytiques comme instruments d’une critique des idéologies. Elle
s’intitule : Éléments de l’antisémitisme. Deux doctrines s’affrontent ici : celle des libéraux
considérant les juifs comme une minorité, un groupe fondé sur ses opinions et
traditions religieuses, celle des fascistes les considérant comme le mal absolu et
projetant sur eux leur propre nature, l’avidité d’une possession exclusive et d’un
pouvoir illimité. La thèse libérale construit l’image d’une société où la haine cesse de se
produire et où les juifs, en étant assimilés, surmontent les souvenirs douloureux de la
persécution. Mais l’harmonie de cette société va se retourner contre les minorités sous
la forme d’une Volksgemeinschaft les persécutant.
9 Horkheimer et Adorno veulent montrer l’échec des explications politiques et
économiques de l’antisémitisme. Celui-ci joue selon leur interprétation, le rôle d’un
meurtre rituel, la fonction d’une soupape de sécurité où la haine se décharge sur des
victimes sans défenses, des sortes de boucs émissaires de l’injustice économique.
L’antisémitisme raciste ignore les considérations d’ordre religieux, et se préoccupe de
la pureté de la « race » et de la « nation ». Il reproduirait des attitudes renvoyant aux
origines : attitude défensive ou de raidissement due à la faveur et la simple existence de
l’autre devient une véritable provocation. Ainsi le Juif ne doit connaître aucun repos,
même dans la mort (cf. les profanations par les nazis des cimetières juifs). Le fascisme
en revient à des comportements mimétiques favorisés par la discipline, les rituels des
discours et des fêtes, et réhabilite l’horreur de la préhistoire, écrasée par la civilisation,
dans la persécution des juifs. L’antisémitisme est ainsi pensé comme fausse projection
d’impulsions que le sujet n’admet pas comme siennes sur une victoire potentielle,
incapacité de réfléchir sur l’objet et sur soi-même, véritable pathologie du penser dans
un excès de cohérence et une immobilité, « trait propre à toute mentalité acceptant les
étiquettes » (D.R., p. 215).
10 Tel est l’aboutissement extrême de cette dialectique de la raison, qui, par différence
avec la dialectique hégélienne, ne fait point place à une « Aufhebung » réconciliant
l’esprit avec lui-même, le penser et l’être, mais reste une dialectique négative logique
de la dislocation devant rendre compte d’une perversion essentielle de la raison que
cette dialectique négative déchiffrera dans trois faits contemporains : Auschwitz,
impensable comme simple accident ou déviation de l’histoire face à une dynamique de
l’Aufklärung5, les aventures de la dialectique marxiste dans le stalinisme, l’avènement
enfin dans les sociétés occidentales d’un « homme unidimensionnel ».
11 Il est alors intéressant d’examiner avec Habermas les motivations qui ont conduit
Horkeimer et Adorno à une critique aussi radicale. L’Aufklärung apparaît en effet
comme une « tentative désespérée pour échapper à l’origine que sont les puissances du
destin » (D.R.M., p. 137) et « le vide désolant sur lequel débouche l’émancipation est la
forme sous laquelle la malédiction des puissances mythiques finit par frapper les
fugitifs » (idem.). Dire que le processus de l’Aufklärung a désocialisé la nature et
dénaturalisé le monde humain n’est pas seulement reprendre le thème wébérien d’un
désenchantement du monde, mais montrer un décentrement de sa conception. Il ne
s’agit pas simplement ici d’une répétition de la critique marxiste des idéologies ou du
fruit de déceptions historiques liées à la victoire du fascisme et du stalinisme, mais
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NOTES
1. – Titre original Die Dialektik der Aufklärung-philosophische Fragmente, C Social studies Assoc. Inc.,
New-York, 1944, C.S. Fischer Verlag Gmbh, Frankfurt/Main, 1969, pour la nouvelle édition, éditée
également dans la collection de poche Fischer Taschenbücher Nr 6144 ; traduction française par
Éliane Kaufholz, bibliothèque des Idées, Gallimard, 1974 et repris par le même éditeur dans la
collection « Tel ». Les citations faites renvoient à cette traduction sous le titre abrégé D.R.
2. – Cf. l’article de Horkheimer écrit à la mort d’Adorno intitulé : « Théorie critique hier et
aujourd’hui » et paru dans Théorie critique, traduction française de Payot, 1978, p. 354-369.
3. – Titre original : Der philosophische Diskurs der Moderne-12 Vorlesungen, Suhrkamp Verlag,
Frankfurt/Main, 1985, traduit en français sous le titre : « Le discours philosophique de la
modernité – douze conférences » par Christian Bouchindomme et Xavier Rochlitz dans la
collection « bibliothèque de philosophie », 1988, 5e partie, p. 128-156. Les citations faites
renvoient à cette traduction sous le titre abrégé D.R.M.
4. – Par exemple dans Adorno, Minima moralia, trad. française Payot, 1980, ainsi que Modèles
critiques, trad. française Payot, 1984, ou Prismes, trad. française Payot, 1986.
5. – Cf. l’article d’Adorno « Éduquer après Auschwitz » paru dans Modèles critiques, Payot, 1984,
p. 205-220.
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6. – Pour avoir une vue d’ensemble sur l’École de Francfort, on peut lire d’une part l’ouvrage de
Martin Jay, L’imagination dialectique. L’École de Francfort, Payot et le petit ouvrage très clair de Paul-
Laurent Assoun, L’École de Francfort, P.U.F., 1986, collection « Que sais-je ? », n°2354.
RÉSUMÉS
Dans cet ouvrage composé à la fin de la seconde guerre mondiale, Horkheimer et Adorno
proposent une interprétation originale de l’effondrement de la civilisation occidentale. Les
idéaux de la raison et du progrès n’ont pas laissé le mythe et la barbarie loin derrière eux, mais
ont produit leur propre contraire : une éclipse, voire une autodestruction de la raison, réduite à
une raison instrumentale planificatrice, qui ne s’interroge plus sur les fins qu’elle met en jeu.
Nous analyserons, à travers les trois études qui constituent ce livre, le développement de ses
deux thèses centrales : le mythe est déjà raison, et la raison retourne au mythe, et nous les
confrontons à l’examen critique qu’en fait Jürgen Habermas dans son œuvre Le Discours
philosophique de la modernité.
In diesem im Jahre 1944 geschriebenen Buch wollen Adorno und Horkheimer den
Zusammenbruch der abendländischen Kultur vom philosophischen Standpunkt aus ergründen.
Man glaubt gewöhnlich, dass die Aufklärung die Barbarei und den Mythos zerstört hat. Hier
behaupten Adorno und Horkheimer, dass der Kampf der Aufklärung für Freiheit, Gerechtigkeit
und Humanität gerade zu ihrem Gegenteil geführt hat, und dass die Vernunft ein blosses
technisches Instrument geworden ist. So hat sich die Aufklärung selbst zerstört. Wir werden hier
die zwei Grundideen dieses Buches: «schon der Mythos ist Aufklärung und Aufklärung schlägt in
Mythologie zurück » analysieren und sie mit der Kritik von Jürgen Habermas in seinem Werk:
«Der philosophische Diskurs der Morderne, 12 Vorlesungen» konfrontieren.
AUTEUR
PIERRE BELAVAL
Lycée Pasteur, Lille
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