These Amayra Mahmoud
These Amayra Mahmoud
These Amayra Mahmoud
Sommaire............................................................................................................................. 1
Introduction générale......................................................................................................... 7
Partie 1.................................................................................................................................. 19
Partie 2.................................................................................................................................. 70
recherche................................................................................................................. .............. 72
Bibliographie……………………………………………………………………………... 295
Annexes…………………………………………………………………………………… 313
1
« J’ai la nostalgie du pain de ma mère
Du café de ma mère
Des caresses de ma mère
Et l’enfance grandit en moi, jour après jour »1
1
DARWICH, M. (2000). La terre nous est étroite et autres poèmes traduits de l’arabe par Elias Sanbar. Paris :
Gallimard, p. 16.
2
Résumé
Cette étude porte sur l’analyse du discours identitaire du recueil Pourquoi as-tu laissé le
cheval à sa solitude ? de Mahmoud Darwich à savoir la nature de la relation que le Moi (celui de
Mahmoud Darwich) entretient avec le Moi de l’Autre. Autrement dit, le recueil en question
ressemble à un dialogue où le même et l’autre se plongent dans un discours à titre argumentatif.
La réponse à la question de la relation entre les deux parties du dialogue est abordée, premièrement,
d’un point de vue thématique/théorique : la présentation de la figure emblématique du Moi
darwichien perçu en tant qu’un, ayant une identité personnelle, culturelle, sociale et nationale,
différente de celle dont dispose l’autre un (celui de l’Autre). Deuxièmement, d’un point de vue
pratique, le type de relation entre les deux côtés a été montré à travers l’analyse du corpus du
recueil se composant de six groupes.
Mots-clés : Identité, altérité, Même, Autre, discours, intertextualité, langue, étranger, conquérant,
occupant, exil, expulsion, Palestine, Al-Birwa, poésie.
3
Abstract
This study focuses on the analysis of identity discourse of Darwich’s collection : Why did
you leave the horse alone? in order to know the nature of relationship that the me of Darwich
maintains with the me of the Other. In other words, our collection looks like a “dialogue” where
the me of Darwich and the me of the Other plunge into an argumentative discourse. To answer our
question about the relationship between the two parts of dialogue, we have firstly chosen a
theoretical approach: the presentation of the emblematic figure of Darwich perceived as one,
having a personal, cultural, social and national identity, different from the identity of the other one.
Secondly, through a practical point of view, the type of relationship between the two sides has
been shown through the analysis of the corpus consisting of six groups.
Key- words:
Identity, alterity, Self, Other, discourse, intertextuality, language, stranger/foreign, conqueror,
occupant, exile, expulsion, Palestine, Al-Birwa, poetry.
4
A mes parents,
A ma grande famille,
Merci pour le soutien que vous m’avez offert !
5
Remerciements
6
Introduction générale
7
« J’étais, lorsque j’ai commencé à écrire, habité par l’obsession de dire ma perte, mes sens, les
limites imposées à mon existence, bref, mon moi dans son milieu et sa géographie particulière. Je
ne faisais pas vraiment attention au fait que mon être recoupait un être collectif. Je voulais
m’exprimer, ne rêvant de changer que moi »2
Étant né en 1941, date proche de celle de la Nakba3, le poète Mahmoud Darwich dispose
des souvenirs tragiques de l’année 1948. Il se souvient du moment terrifiant où il s’est fait exiler
au Liban, moment suivi de son retour dans son village natal Al-Birwa, et éventuellement de sa vie
clandestine au sein de ce qu’il nomme « territoires palestiniens occupés », connus aujourd’hui sous
le nom d’Israël. En mettant en scène tous ces souvenirs tragiques ou déplorables, avec une langue
stylistiquement riche et porteuse de sa conscience, ce poète fait preuve d’un héros ayant une large
capacité de survoler l’univers afin d’affirmer l’existence absolue d’une identité concrète, ce qui
lui permet de faire partie des grands poètes du monde.
La disparition totale ou partielle d’une terre pourrait signifier la disparition de son identité.
C’est pour cette raison que Darwich joue parfois le rôle du demandeur pacifiste des droits
internationaux. Il tient le rôle du poète engagé dans un travail visant à faire entendre une voix
muette.
Tel est l’axe principal de son recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? Il est
un recueil toponymique dans le rappel des noms de pays, de lieu, d’histoire et de culture. Il s’agit
aussi d’un recueil qui commence dans une atmosphère cananéenne pour aller ensuite vers l’idée
du métissage avec l’Autre. Le poète y tente d’éclaircir un souci identitaire du Moi darwichien mis
en rapport avec le Moi de l’Autre (le Moi d’autrui, de l’ennemi, du conquérant, d’un étranger,
etc.). Il réclame l’existence de son Moi en employant un mécanisme d’identification à des lieux
et à des habitudes. Il a peur de perdre sa terre ou de la laisser s’échapper. Il y voit se succéder les
armées romaines, assyriennes, perses et israéliennes. Comme Darwich ne peut jamais barrer le
chemin de ces armées pour les interroger, il remet en question leur présence en utilisant un moyen
efficace : la langue.
2
Ibid., p. 10.
3
Ce mot indique l’exode de la population arabe palestinienne pendant la guerre israélo-arabe de 1948. L’évènement
est commémoré dans la mémoire collective palestinienne en tant que Nakba (arabe : النكبة, âl-Nâkbâ, lit. « désastre »
ou « catastrophe »).
8
Nous disons pour l’ensemble de son œuvre que sa démarche est profondément marquée
par la politique. Il s’agit d’une problématique d’engagement pour éclairer le sens de l’existence,
l’angoisse d’être, l’identité et l’altérité. Dans cette perspective, nous nous posons la question
suivante : la politique pourrait-elle être retirée de son présent recueil ? La réponse à cette question
est claire : la politique ne peut jamais s’absenter dans le recueil, car le poète y est né en quelque
sorte. A cette affirmation se rajoute aussi l’absence du concept d’« avant » ou d’ « après » la
politique. Le poète y reste même après sa mort métaphorique qu’il raconte dans Murale et qui
s’occupera de montrer cette vérité en mettant en scène un voyage aux ténèbres : « exil », « mort »,
« égarement », « oppression », « hôpital », « prison », etc.
Pour résumer, durant toute sa vie, en se servant de sa langue, Darwich souhaite établir son
nom que l’Autre essaie d’exclure. Tel est le principal problème entre les deux côtés du conflit.
L’Autre veut imposer son nom et Darwich veut conserver son ancien nom après l’arrivée de celui-
ci. Il fait de la défense de ce nom un des buts fondamentaux de sa poésie tout en réfutant les paroles
de l’Autre niant sa présence linguistique, nationale, culturelle et identitaire. Dans toute son œuvre,
y compris le recueil qui nous occupe, il souhaite répondre à une question : « Qui suis-je ? ». Cette
question est répétée dans beaucoup de poèmes de ce recueil.
Le deuxième axe de ce recueil, après celui de l’inquiétude sur l’identité, est l’histoire. Le
registre historique sur lequel travaille le poète est celui de la défense du droit (le droit de retour).
Il se plonge dans une lecture approfondie de l’histoire, notamment celle des Palestiniens après la
conquête de leur terre en 1948. Les deux volets : identité et histoire se trouvent associés dans ce
recueil. Le poète s’y appuie sur des évènements historiques. Il se base aussi sur un sentiment de
nostalgie et de rappel de beaux souvenirs du passé pour faire preuve d’une durabilité identitaire.
9
précisément, il dénie l’autonomie du texte pour révéler les rapports entre l’auteur et le
récepteur »4.
Le phénomène d’intertextualité chez Darwich ne se limite pas seulement aux textes arabes
mais qu’il appartient aussi à des civilisations étrangères évoquant leurs personnages et leurs héros
nationaux. Darwich, par exemple, dans un de ses entretiens sur le présent recueil, mentionne son
inspiration de René Char, car ce poète s’appuie sur une mémoire tragique dans sa composition
poétique. Il s’explique comme suit :
Dans Formes de l’action poétique paraissent également les points communs entre Char et
Darwich :
« Mahmoud Darwich partage avec Char le fait d’avoir exercé des responsabilités
collectives au-delà de l’activité de poète. Tous les deux, comme, d’une certaine manière Lorca
même si à l’époque des Complaintes son engagement politique n’est encore que le prolongement
des idées familiales, adhèrent à des idées de progrès social »6
Tels sont les axes du recueil auxquels nous rajoutons aussi le concept d’« écriture du moi »
au XXe siècle. Cette écriture est souvent liée aux traumatismes et souffrances engendrés par les
crises. Les hommes, qui ont perdu toutes formes de stabilité et de continuité, sont envahis par un
sentiment d’inquiétude et d’angoisse face aux menaces d’exil et de séparation. Chez Darwich, les
interrogations prennent une autre dimension où nous nous focalisons sur la filiation interrompue,
le déracinement ou l’errance, et l’histoire personnelle est pensée, inventée et réinterprétée selon
une lecture de la grande histoire.
4
GIGNOUX, A.-C. (2005). Initiation à l’intertextualité. Paris : Ellipses, p.9.
5
DARWICH, M. (1997). La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de
l’hébreu par Simon Bitton. Paris : Actes Sud, p. 70.
6
BOIDIN, C et al. (2016). Formes de l’action poétique. René Char, Fureur et mystère, Mahmoud Darwich, La Terre
nous est étroite et autres poèmes, Fererico Garcia Lorca, Complaintes gitanes. Neuilly : Editions Atlande, p. 358.
10
Le présent recueil fait partie de cette écriture intime du moi qui, vu la complexité du
contexte darwichien et son devenir incertain, se tourne vers cette question de la place de chacun
au sein d’une même communauté. A partir de l’année 1948, ce sont les auteurs autochtones, entre
la culture moderne apportée par l’Autre et les habitudes traditionnelles auxquelles ils ne peuvent
guère renoncer, qui se donnent pour mission d’exprimer avec beaucoup d’éloquence ce désarroi
identitaire. Mais après la mort de quelques écrivains autochtones dont Darwich, ce sont les jeunes
chercheurs de différentes origines qui se penchent sur la question de leur identité et de leur sort.
Il s’agit donc d’un poète que nous avons choisi d’étudier dans cette thèse. Il s’agit
également de l’analyse du discours et de la quête d’identité d’un long recueil pour pouvoir
répondre à une question problématique :
La réponse à cette question vient de l’analyse des poèmes de ce recueil dans lesquels paraît
claire la relation entre le même (identité) et l’autre (altérité) :
« Le recueil, Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, qui date de 1995, est
fondamentalement autobiographique. Les poèmes font d’emblée ressortir des moments clés de
l’enfance du poète, marquée par un premier exil au Liban, puis par la douloureuse découverte,
après un retour clandestin, de la disparition pure et simple du village natal. La question lancinante
de l’identité est posée aussi bien à travers la relation aux parents les plus proches, ou aux lieux
les plus familiers, que par l’évocation de quelques figures symboliques de l’altérité,
« l’Etrangère » ou « l’Ennemi », et plus encore par toute une identification à la langue arabe :
« Je suis ma langue »7
« Je préfère parler pour ce recueil d’un mode de construction nouveau. Il se fonde sur un
lyrisme intermittent qui, creusant son sillon dans une géographie et une histoire lointaine, tente la
fusion de trois récits : une autobiographie, une biographie du lieu et de son histoire, et l’histoire
7
DARWICH, M. (2009). Anthologie (1992-2005), édition bilingue, poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias
Sanbar choisis et présentés par Farouk Mardam-bey. Paris : Actes Sud, p. 9.
11
d’une culture poétique. Ce qui explique peut-être la variété des formes d’expression dans ce
recueil »8.
Ce recueil est traduit de l’arabe en français. Nous nous posons la question suivante :
pourrions-nous traduire de la poésie ? Darwich répond positivement à cette question dans un de
ses entretiens en citant l’exemple de la langue hébraïque. Il signale tout ce qu’il doit à la traduction,
notamment parce qu’elle l’a aidé à découvrir la littérature étrangère traduite en hébreu, langue
qu’il maîtrisait parfaitement parce qu’il avait été scolarisé dans une école israélienne :
« Le mouvement de traduction vers l’hébreu était alors très actif. Ma première lecture de
Lorca se fit en hébreu. De même pour Neruda. Et vous seriez étonné si je vous disais que c’est en
hébreu que j’ai lu les tragédies grecques pour la première fois. Je ne peux que reconnaître ma
dette envers l’hébreu pour ce qui est de ma découverte des littératures étrangères. » 9
Dire qu’il est possible de traduire de la poésie ne revient pas à dire que toutes les traductions
sont bonnes et acceptables. Darwich a discuté de cette problématique lorsqu’il a composé La terre
nous est étroite, dans lequel il définit le bon traducteur en fonction de quelques conditions de
traduction :
« Toute langue possède son système de signes, son style, sa structure propre. Le traducteur
n’est pas un passeur du sens des mots mais l’auteur de leur trame de relations nouvelles. Et il
n’est pas le peintre de la partie éclairée du sens, mais le guetteur de l’ombre et de ce qu’elle
suggère. Aussi, le traducteur de poésie se retrouve-t-il dans la position du poète parallèle, libéré
de la langue d’origine et faisant subir à la langue d’accueil un sort identique à celui que l’auteur
du poème a déjà fait subir à sa propre langue. C’est dans cet espace de libération de l’œuvre
originale que le traducteur commet cette belle et inévitable trahison, qui protège la langue du
poète de la pesanteur de sa nationalité mais aussi de sa dissolution dans la langue de la
traduction»10.
12
d’études palestiniennes, il s’engage dans l’OLP, fait partie depuis 1988 du Conseil national
palestinien, parlement palestinien en exil, et siège comme ambassadeur de Palestine auprès de
l’UNESCO. L’engagement de Sanbar dans la cause palestinienne, l’expérience de l’exil et son
amitié avec Darwich ont amené celui-ci à lui accorder le rôle de traducteur privilégié. Avant
Sanbar, deux autres traducteurs se sont chargés de traduire l’œuvre de Darwich et l’ont présenté
au public francophone. Olivier Carré a fait paraître des traductions de Darwich aux éditions du
Cerf. La première des traductions est celle intitulée Poèmes palestiniens, les fleurs du sang11 qui
vise à faire connaître des textes littéraires engagés, le plus souvent ceux qui traitent des zones de
conflit ou d’oppression. Une autre version de traduction paraît dans la collection « L’histoire à
vif » en 1989 sous le titre Chronique de tristesse ordinaire, suivie de poèmes palestiniens12. Cette
version de traduction se compose des poèmes de Darwich et valorise l’engagement nationaliste de
l’auteur, présenté dans les péritextes comme « poète porte-parole de la cause palestinienne ».
L’autre traducteur majeur de Darwich est le poète marocain Abdellatif Laâbi qui a
contribué à faire paraître en 1970 une anthologie de La Poésie palestinienne de combat13. Ce
traducteur s’est chargé de traduire les recueils de la période allant de 1960 à 1980. Installé à Paris,
il a publié aux éditions de Minuit Rien qu’une autre année, anthologie poétique : 1966-1982, dans
une collection financée par l’UNESCO, puis en 1989, dans le même cadre, le recueil Plus rares
sont les roses, traduction des poèmes de Wârdûn âqâll « Plus rares sont les roses », 1986, et Hîsâr
lî-mâdâ’îh âl-bâhr « Un siège pour les louanges de la mer », 1984. Ce n’est qu’à partir de 1994
que Sanbar commence à traduire des recueils de Darwich, sous la forme d’anthologies comme Fî
âl-mâsâ’ âl-akhîr ‘âl-hâdîhî âl-ârd « Au dernier soir sur cette terre », 1994.
11
DARWICH, M. (1970). Poèmes palestiniens : les fleurs du sang / Trad. de l’arabe par Olivier Carré. Paris : Éd.
Du Cerf.
12
DARWICH, M. (1989). Chronique de la tristesse ordinaire ; suivie de Poèmes palestiniens. Trad. De l’arabe par
Olivier Carré. Paris : Éd. Du Cerf.
13
LAABI, A. (1970). La poésie palestinienne de combat. Paris: Ed. P. J. Oswald.
13
au passage à la ligne, ou de proposer d’autres interprétations de passages ponctuels, comme dans
le cas de « Aqûlû kâlâmân kâthîrân », littéralement « Je dis beaucoup de paroles », traduit par
Laâbi « Je n’en finis pas de parler » et par Sanbar « Je dis tant de choses ». Il arrive aussi que sa
traduction crée un effet poétique particulier, parfois absent de l’original, comme dans le titre du
recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? dont la traduction littérale est Pourquoi as-
tu laissé le cheval seul ? »14
Plusieurs éléments justifient le choix de ce recueil. Tout d’abord, il s’agit d’un recueil
racontant l’espace géographique et historique du présent chercheur, qui est l’espace palestinien.
Ensuite, tous les poèmes de ce recueil évoquent l’enfance, la famille, le père et la mère ainsi que
la terre et l’attachement inexplicable qui lui est voué. Chaque poème exprime une revendication
identitaire, ce qui amène à une relation entre le même et l’autre dont la nature représente la
problématique de la présente étude.
Ce choix n’est pas objectif. Jusqu’à la dernière minute, nous avons hésité à garder tel
poème plutôt que tel autre, et nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas, pour essayer justement
d’être plus objectif, doubler le nombre de poèmes à analyser. A un moment donné, il nous est venu
à l’esprit qu’il est seulement à souhaiter que les lecteurs qui ne connaissent pas encore Darwich,
et auxquels cette thèse est d’abord destinée, y trouvent des raisons de lire son œuvre dans son
intégralité.
Tel est alors le principal recueil de cette étude auquel nous rajoutons des extraits d’autres
recueils comme Lâ tâ’tâthîr ‘âmâ fâ’âlt « Ne t’excuse pas » et Kâzâhrât â-lâwz âw âb’ââd
« Comme des fleurs d’amandier ou plus loin », publiés respectivement en 2004 et 2005.
De plus, le recueil Sârîrû âl-ghârîbâ « Le lit de l’étrangère », publié en 1999, est utilisé
dans cette étude pour témoigner de l’universalité de Darwich. Il présente un défi qui prouve que
le poète ne cherche pas seulement à montrer la relation entre le même et l’autre, mais aussi à
dialoguer sous forme de sonnets avec la poésie occidentale dont l’amour représente un sujet
récurrent. Un autre recueil est Ahâdâ ‘âshrâ kâwkâbân « Onze astres ». Il marque une période
douloureuse dans l’histoire du peuple du poète : l’expulsion des Arabes d’Espagne par les
catholiques et la conquête de l’Amérique par Christophe Colombe. Cette thématique s’inscrit dans
14
BOIDIN, C et al., op. cit., p. 102.
14
l’idée de séparation et d’exil. Ainsi, ce recueil vise à rappeler la musique andalouse que
« l’étranger » essaie d’anéantir. Il est perçu comme le poème le plus authentique et le plus tragique,
car il représente le fruit d’une longue méditation sur le rapport entre modernité européenne et
exclusion des peuples. D’ailleurs, comme le poète est d’origine palestinienne, le destin des
Palestiniens ne semble pas être absent du recueil, mais il n’en constitue certainement pas la seule
finalité.
Le recours à d’autres recueils a pour objectif de renforcer nos propos quant à la recherche
de la relation entre le même et l’autre. En s’éloignant un peu de notre recueil, cette relation est
exprimée dans « Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? » où autrui est perçu comme une
« étrangère ». Il y est question d’une quête de repères identitaires où l’identité est en crise. Darwich
se rend compte de son égarement et essaie de trouver sa place dans le monde à travers la poésie,
ce qui représente une vraie responsabilité :
Il s’agit d’une responsabilité, car Darwich ne dit pas seulement son Moi, mais également
celui de son peuple. D’un point de vue psychologique (freudienne), nous allons comprendre et
analyser l’identité personnelle du même qui pourrait aussi aider à constituer l’identité du groupe.
S. Freud souligne le rôle que joue le Moi dans la mise en œuvre ou dans la compréhension de la
psychologie du groupe. Il vise à faire comprendre que le « je » n’est pas forcément « un », mais
«plusieurs ». Autrement dit, le Moi de l’individu représente un idéal partagé par les différents
groupes d’une communauté que ce soit la famille, la classe, le groupe ou la nation. Citons
l’exemple de la présente étude, le Moi du poète n’est pas seulement celui qui anime sa vie, mais
aussi un Moi traduisant la vie de l’ensemble de la communauté. De même, Freud affirme la
nécessité d’appartenir à un groupe au sein duquel l’individu évolue dans la construction de son
identité.
Nous verrons aussi que Darwich use d’un long chant épique et mythique afin de dire le
Moi, censé dire le groupe. En tant que poète, il est perplexe, car il vit à un moment de l’histoire
15
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 92.
15
où il apparaît comme privé de passé. Or, l’un des aiguillons fondamentaux de l’écriture de ce
recueil consiste à rattraper un quotidien identitaire vécu ou un passé qui risque de se couper
définitivement de ses prolongements. Il fait donc face à une idée selon laquelle il n’aurait pas de
passé comme si son passé venait de débuter. Mais il affirme que son histoire a débuté il y a très
longtemps et il est requis par lui de concevoir son existence sur cette base.
L’hypothèse que nous adoptons dans le cadre de ce recueil est que Darwich souhaite
entretenir une bonne relation avec l’Autre quel qu’en soit le nom : « étranger », « étrangère »,
« conquérant », « ennemi ». En revanche, cet Autre ne reconnaît pas son existence. Les poèmes du
recueil seront analysés afin de confirmer ou infirmer cette hypothèse.
Dans la première partie de notre étude, nous avons choisi d’aborder les différentes
extensions des théories comme l’identité. Cette notion sera étudiée d’un point de vue
interdisciplinaire, c’est-à-dire que nous allons recourir à différents champs des sciences humaines
et sociales telles la sociologie, l’anthropologie, les sciences du langage, la psychologie, la
philosophie, etc. Cela signifie que, dans les poèmes qui constituent le corpus de cette étude, nous
allons prendre en compte l’auteur dans son individualité et son intériorité pour comprendre ce qu’il
veut transmettre. Mais comme cet individu s’inscrit dans un contexte d’interaction avec autrui,
nous envisageons dans un second temps de mettre le narrateur en relation avec les autres
personnages. C’est ainsi que nous disons que l’identité est liée à d’autres concepts comme :
«altérité », « appartenance », « cohabitation », « pluralité », « différence », « discontinuité »,
«déni», « autrui », etc.
En bref, nous allons nous limiter à l’analyse de la notion d’identité d’un point de vue de la
philosophie, de la psychologie, de l’anthropologie et de la sociologie, puisque le travail lui-même
n’exige pas que nous fassions intervenir plus de domaines. Dans le cas contraire, nous nous
engagerions dans un travail sans fin, puisque le concept d’identité est en rapport avec toutes les
branches des sciences humaines. Nous allons étudier la façon dont le processus de la quête
d’identité et d’altérité se traduit à travers l’écriture poétique. Nous allons aussi examiner la
stratégie utilisée par le poète à travers l’usage d’un processus narratif pour exprimer le sentiment
identitaire (le processus de nostalgie).
Dans le premier chapitre, avant de commencer à définir les concepts d’identité, notamment
dans les poèmes du recueil choisi, nous allons nous concentrer sur la présentation de la vie de
16
Darwich, les recueils qu’il a écrits, les périodes de sa poésie, les stéréotypes ainsi que les
représentations que les critiques font sur son œuvre, la rédaction du recueil en question, les prix
qu’il a reçus, etc.
Nous y allons également analyser les six groupes de poèmes de notre recueil. Le premier
groupe est Icônes de cristal. Ce groupe se compose de six poèmes qui sont : « Un nuage dans ma
main », « Villageois sans malice », « La nuit du hibou », « L’éternité du figuier de Barbarie »,
« Combien de fois en sera-t-il fini de nous ? » et « Jusqu’à ma fin et la sienne ».
Le deuxième groupe est Le ciel d’Abel. Ce groupe se compose de cinq poèmes qui sont :
« Le bâton d’Ismaël », « La promenade des étrangers », « L’encre du corbeau », « L’hirondelle
des Tatars » et « Le train est passé ».
Le troisième groupe est La cohue du jugement dernier. Ce groupe contient six poèmes qui
sont : « Le puits », « Telle la lettre noun dans la sourate du Rahman », « Les leçons de Houriyya »,
« Peignes en ivoire », « Les humeurs d’Anath » et « La mort du griffon ».
Le quatrième groupe est Une chambre pour m’entretenir avec moi-même. Il contient six
poèmes qui sont : « Dispositions poétiques », « Extraits des byzantines d’Abou Firas al-
Hamadani », « D’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs », « Le voyageur a dit au voyageur :
17
nous ne reviendrons pas comme », « Une rime pour les mû’allaqat » et « Le moineau tel qu’en lui-
même ».
Le cinquième groupe est Pluie sur le clocher de l’église. Ce groupe constitue cinq poèmes
qui sont : « Hélène, quelle pluie », « Nuit qui déborde du corps », « La gitane détient un ciel
exercé », « Premiers exercices sur une guitare espagnole » et « Les sept jours de l’amour ».
Le sixième groupe est Le rideau est tombé et contient seulement quatre poèmes qui sont :
« Déposition de Bertolt Brecht devant un tribunal militaire (1967) », « Différend non linguistique
avec Imrûl-Qays », « Suite pour un autre temps » et « Lorsqu’il s’éloigne ».
Tels sont les six groupes du recueil qui seront analysés selon trois thématiques fondamentales :
Premièrement, nous avons le sujet de l’exil qui inclut les poèmes suivants : « Je vois mon
ombre qui s’avance de loin », « Un nuage dans ma main », « Villageois sans malice », « La nuit
du hibou », « L’éternité du figuier de Barbarie », « Combien de fois en sera-t-il fini de nous ? »,
« Jusqu’à ma fin et la sienne », « Le train est passé », « Le voyageur a dit au voyageur : nous ne
reviendrons pas comme… » et « Lorsqu’il s’éloigne ».
Deuxièmement, nous avons le sujet de la nostalgie qui inclut les poèmes suivants : « La
promenade des étrangers », « Le puits », « Les leçons de Houriyya », « Peignes en ivoire »,
« Dispositions poétiques », « D’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs », « Nuit qui déborde
du corps » et « Suite pour un autre temps ».
18
Première partie :
19
Première partie
Cadre théorique
20
Chapitre 1 :
21
Introduction
« Je n’ai pas choisi d’être une victime ni sur le niveau existentiel, ni sur le niveau politique. Les
circonstances historiques ont rendu les Palestiniens, dont je fais partie, des victimes. Ainsi, je fais
tout mon possible afin d’en exprimer le statut »16 (traduit par nos soins).
Mahmoud Darwich est né le 13 mars 1941 dans un village palestinien appelé Al-Birwa17.
Il est le deuxième enfant d’une famille nombreuse, de parents propriétaires terriens. Après
l’attaque de son village par l’armée israélienne en 1948, Darwich part avec sa famille au Liban. Il
dit :
« Je m’en souviens parfaitement. Une nuit d’été, alors que nous dormions, selon les
coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me
suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de certains habitants du village. Les balles
sifflaient au-dessus de nos têtes et je ne comprenais pas ce qui se passait. Après xune nuit de
marche et de fuite nous sommes arrivés, ainsi que l’ensemble de ma famille, dans un village
étranger aux enfants inconnus. J’ai alors innocemment demandé : Où suis-je ? Et j’ai entendu
pour la première fois le mot Liban. Je sais aujourd’hui que cette nuit mit un terme violent à mon
enfance. Les années d’insouciance étaient terminées et j’ai senti soudain que je faisais partie des
« grands ». Depuis ces jours au Liban, je n’ai pas oublié, et je n’oublierai jamais, les
circonstances dans lesquelles j’ai fait connaissance avec le mot patrie. Pour la première fois, et
16
DARWICH, M. (2000). « Lâ yôjâd âl-yâwm îlâ îlâh wâhîd wâ hôwâ âmrîkî » [« Il n’y a aujourd’hui qu’un seul Dieu
d’origine américaine »]. Établissement de Mahmoud Darwich : Maroc.
وانا أبدل كل جهدي. ان الظروف الفلسطينية جعلت من الفلسطينيين ضحايا. ﻻ على المستوى الوجودي وﻻ على المستوى السياسي،] لم اختر ﻻكن ضحية
. [من اجل التعبير عن وضعهم
17
Village palestinien de Galilée entièrement rasé avec plus de 400 villages palestiniens après la création de l’Etat juif
en 1948. Ces villages ont été remplacés par des colonies pour les immigrants juifs venus des quatre coins du monde.
22
sans y avoir été préparé, je me suis retrouvé dans une longue file, attendant la distribution des
rations alimentaires par une organisation de secours aux réfugiés. Je me souviens que le plat
principal était constitué d’une portion de fromage jaune. C’est là que j’ai entendu les mots qui
allaient ouvrir devant moi des fenêtres sur un univers nouveau : patrie, guerre, les nouvelles, les
réfugiés, l’armée, les frontières…Avec ses mots, je découvrais une réalité nouvelle, celle qui me
privait à jamais de mon enfance »18
« Ils chantaient des choses étranges que je ne comprenais pas, mais que je trouvais très
belles et qui me touchaient… J’ai commencé par m’identifier à ces poètes itinérants. Bientôt je
découvris les grandes épopées classiques arabes qui contaient les hauts faits d’Antara ou d’autres
preux et je me mis à imiter ces œuvres, à m’inventer des pur-sang et de belles héroïnes et à rêver
de devenir poète… un épisode précoce m’apprit que mes jeux étaient bien plus dangereux que je
ne croyais. J’avais douze ans lorsqu’on me demanda de lire un poème à l’école pour célébrer
l’anniversaire de la création de l’Etat d’Israël !... J’écrivis un poème dans lequel je parlais de la
souffrance de l’enfant en moi qui fut expulsé et qui, lorsqu’il revint, trouva quelqu’un d’autre
habitant sa maison et labourent le champ de son père. Je le fis en toute innocence. Le lendemain,
le gouverneur militaire me convoqua et me menaça, non d’emprisonner mais d’interdire de
travailler, qui m’achèterait les crayons et le papier ? J’ai compris ce jour-là que la poésie est une
18
DARWICH, M. La terre nous est étroite et autres poèmes, op. cit., pp. 379-380.
23
affaire plus sérieuse que je ne croyais et qu’il me fallait décider de poursuivre ou d’interrompre
ce jeu dangereux »19
Darwich part ensuite à Paris où il commence à travailler comme éditeur dans la revue Al-
kârmel. Il reçoit le soutien de Yasser Arafat (ancien président palestinien mort en 2004) qui lui
demande de continuer son travail dans cette revue. Cependant, son séjour à Paris, malgré le temps
magnifique et la beauté de la ville, ne lui plait pas. Il craint que son public dise qu’il préfère rester
à Paris plutôt que rester en Palestine. Mais comme les territoires palestiniens lui sont interdits, il
décide de s’installer à Amman où il peut continuer son parcours d’écrivain. En 1984, il entre à
l’hôpital pour subir une opération chirurgicale sur le cœur. A partir de ce moment-là, son état de
santé commence à s’aggraver jusqu’à sa mort en 200821.
L’œuvre de Darwich peut être répartie en trois périodes différentes : galiléenne jusqu’à
1971, beyrouthine jusqu’à l’invasion israélienne du Liban en 1982, parisienne qui se termine en
19
Ibid., 381.
20
Le parti communiste palestinien (PKP), fondé en 1919, a été le premier parti communiste du Proche-Orient. Après
1948, ce qu’il reste du PKP contribue à la naissance du parti communiste israélien qui prend le nom du Maki et
représente une réunification des organisations arabes et israéliennes. Le Maki proclame des principes marxistes-
léninistes, et il milite pour un état judéo-arabe.
21
Il est enterré à Ramallah près du palais de la culture. Le maire de Ramallah honore le poète en lui donnant une place
privée.
24
1995, notamment à la suite du retour de Darwich à sa terre où sa poésie acquiert profondeur et
universalité. Son parcours poétique se divise en huit étapes22 :
- Phase de début de sa jeunesse en 1960, l’année durant laquelle il publie son premier
recueil Asâfîr bîlâ âjnîhâ « Oiseaux sans ailes ».
- La phase patriotique dans les recueils Ashîq mîn fîlîstîn en 1966 « Un amant de
Palestine », Akhîr âl-lâyl « La fin de la nuit » en 1967, Al-âsâfîr tâmûtû fîl jâlîl « Les oiseaux
meurent en Galilée » en 1969 et Hâbîbâtî tânhâdû mîn nâwmîhâ « Mon aimée sort de son
sommeil » en 1970. Dans ce recueil, nous accueillons de nouveaux poètes tels Tawfiq Zayad et
Samih al-Qasim. Mahmoud Darwich se distingue par le recours à des dialogues avec des cultures
et civilisations contemporaines (grecque, persane, andalouse, etc.). Il fait aussi dans les recueils de
cette phase un usage remarquable des mythes et des symboles, notamment l’exemple de la femme
représentant la terre natale du poète.
- La phase suivante se relie à une esthétique. Darwich montre ses capacités à traiter un
nombre multiple d’enjeux contemporains. Il est alors soucieux de dire à son public qu’il est un
poète porteur d’un projet, et par conséquent, nous ne disons pas qu’il est le poète d’une cause
quelconque. Donc, il décide de publier des recueils universels parce qu’il rentre, à un moment
donné, dans un conflit ouvert avec son public qui lui attribue une dénomination que le poète lui-
même rejette : le chantre du combat. Un des recueils qui mettent en avant l’esthétique du poète et
qui traite des thématiques en dehors de la cause palestinienne, a paru en 1972 sous le nom Uhîbbûkî
âw lâ ûhîbbûkî « Je t’aime ou ne t’aime pas ». A ce recueil se rajoute un autre, paru en 1973,
Mûhâwâlâ râqm sâb’â « Tentative numéro 7 » et qui se considère comme un recueil « témoin »
d’un changement clair dans le style poétique. Ce changement marque un pas décisif dans
l’éloignement des thèmes patriotiques pour aller vers des thèmes d’amour et de noces (A’ôrss).
22
Les phases de la poésie de Darwich sont mentionnées dans DARWICH, M. (2000). La terre nous est étroite, op.cit.
dans une note bio-bibliographique rédigée par Subhi Hadidi.
25
- La phase épique se distingue de la phase précédente du fait qu’elle se relie à l’invasion
israélienne du Liban en 1982, laquelle a été aussi un motif de l’expulsion des Palestiniens de leur
terre. Darwich faisait partie de ceux qui ont été expulsés après la guerre de 1982. C’est pour cette
raison qu’il publie en 1983 le poème Mâdîh âl-zîl âl-‘âlî « Eloge de l’ombre haute ». Un des
commentaires que suggère ce poème est qu’il ressemble à un film documentaire rapportant des
vérités sur un terrain. L’un des faits que cette phase raconte est celui des massacres de réfugiés
dans les camps de Sabraet Chatila.
- La phase lyrique, comme son nom l’indique, s’éloigne du contexte du conflit, car le poète
s’est installé à Paris après un bref passage à Tunis et au Caire. Dans cette phase, le poète veut
profiter de l’ambiance parisienne afin de publier des recueils avec plus d’esthétique et de lyrisme.
Cela se voit dans la publication de Hîyâ ûghnîyâ, hîyâ ûghnîyâ « C’est une chanson, c’est une
chanson » en 1984, et Wârdûn âqâll « Plus rares sont les roses » en 1986 où il cherche les formes
de la composition musicale et leur transposition dans la structure du poème.
- La phase lyrique-épique est celle qui raconte les grandes expériences tragiques de
l’humanité (les invasions mongoles, la guerre de Troie, la perte de l’Andalousie, le génocide des
nations indiennes, le conflit israélo-palestinien, etc.). Les recueils qui racontent ces tragédies sont
nombreux. Nous en citons quelques-uns : Arâ mâ ûrîd « Je vois ce que je veux » en 1990 et Ahâdâ
‘âshârâ kâwkâbân « Onze astres sur l’épilogue andalou » en 1992. Ces recueils ont un point
commun, celui de l’homme aspirant à une vie banale et simple, semblable à celle de tous les êtres.
- La phase des thèmes généraux (nostalgie, exil, retour, enfance, père, mère, terre, eau,
puits, espoir, etc.) comme le recueil Lîmâzâ târâktâ âl-hîsânâ wâhîdân? « Pourquoi as-tu laissé le
cheval à sa solitude ? ». Ce recueil est l’un de ceux qui incarnent des thèmes largement
indépendants. Un de ces thèmes généraux et indépendants porte sur l’identité. Celle-ci constitue
une question lancinante posée à travers la mise en scène de la relation aux parents et aux lieux
familiers du poète ainsi que l’évocation de quelques figures symboliques de l’altérité. Un autre
recueil, témoignant des sujets divers, que le poète évoque, est Sârîr âl-ghârîbâ « Le lit de
l’étrangère », publié en 1999 et justement consacré à l’amour.
Outre les dix-huit recueils déjà édités, il faut signaler les écrits de Darwich en prose.
Comme signalé supra, il a déjà contribué à la publication d’articles et d’éditoriaux dans Al-îtîhâd
et Al-jâdîd, dans la revue Shû’ûn fîlîstînîyâ « Affaires palestiniennes ». Ensuite, a lieu sa
26
collaboration à la rédaction de la revue Al-yâwm âl-sâbî’ « Le septième jour » durant son séjour à
Paris. Cela étant dit, il ne faut pas oublier sa contribution à la revue Al-kârmîl « Le Karmil » qu’il
a dirigée à Beyrouth et à Ramallah.
Une sélection de ses textes est parue dans les ouvrages suivants : Shây’ûn ‘ân âl-wâtân
« Quelques nouvelles de la patrie », Wîdâ’ân âyâtûhâ âl-hârb, wîdâ’ân âyûhâ âl-sâlâm « Adieu
la guerre, Adieu la paix », Yâwmîyât âl-hûzn âl-‘âdî « Chroniques de la tristesse ordinaire », Fî
wâsfi hâlâtînâ « De la description de notre situation présente »,‘Abîrîn fî kâlâmîn ‘âbîr « Passants
dans des mots de passage » et Al-râsâ’îl « Correspondance », un recueil de lettres échangées entre
Darwich et le poète Samih al-Qasim. C’est néanmoins Zâkîrâ lî’l nîsyân « Une mémoire pour
l’oubli », récit simple et poignant de la vie quotidienne de Darwich durant le siège de Beyrouth en
1982 qui demeure à ce jour son texte en prose le plus célèbre.
D’un point de vue artistique, Darwich a été chanté. Nous prenons, à titre d’exemple, des
chanteurs libanais comme Marcel Khalife et Fairouz qui transmettent dans leurs chansons la
nostalgie et le deuil. Fairouz, par exemple, chante le droit au retour dans sa chanson Sânârjioû
yâwmân « Nous reviendrons un jour ». Une autre chanson de Fairouz célébrant la ville de
«Jérusalem » est Zâhrât âl mâdâ’în « La fleur des villes ». Marcel Khalife chante aussi des villes
comme Jaffa et Bissan. Il met en musique des poèmes de Darwich. Une des chansons de Marcel
Khalife est Rîtâ wâ âl-bûndûqîyâh « Rita et le fusil ». Un autre chanteur libanais met aussi en
musique le poème bîtâqât hâwîyâh « Carte d’identité » et qui est devenu la référence de l’identité.
27
soldats dans les camps des réfugiés, les combats, la ville de Gaza, les saccages, la dépendance
financière, l’éclatement de la population, etc.
Historiquement, le terme « stéréotype » est introduit dans les sciences humaines en 1922
par un journaliste américain appelé W. Lippmann. Ce terme se définit comme « Une image dans
notre tête. (…) notre esprit est meublé de représentations collectives à travers lesquelles nous
appréhendons la réalité quotidienne et faisons signifier le monde »23.
« L'idée que l'on se fait de…", "l'image qui surgit spontanément lorsqu'il s'agit de…" C'est
la représentation d'un objet (chose, gens, idées) plus ou moins détachée de sa réalité objective,
partagée par les membres d'un groupe avec une certaine stabilité. Il correspond à une mesure
d'économie dans la perception de la réalité puisqu'une composition sémantique toute prête,
généralement très concrète et imagée, organisée autour de quelques éléments symboliques
simples, vient immédiatement remplacer ou orienter l'information objective ou la perception
réelle »24
Bardin signale que la notion de stéréotype ou de représentation est une notion acquise dans
la société. Elle n’est jamais innée. L’auteur de ce stéréotype est un « je » ou un « nous ». Son
destinataire est le public, un public vaste composé d’individus qui se succèdent et un principal
objectif qui est la perpétuation de ce savoir dans le temps.
Le stéréotype est alors caractérisé par une grande stabilité dans le temps et dans l’espace.
Sa stabilité s’attribue au fait qu’il est acquis dans la vie quotidienne et qu’il se transmet de
génération en génération. Ces stéréotypes se transmettent facilement dans le monde d’aujourd’hui
23
AMOSSY, R. (1991). Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype. Paris : Editions Nathan Université, p.9.
24
BARDIN, L. (1980). L'analyse de contenu. Paris : P.U.F, p. 51.
28
grâce au développement technologique (médias, Internet, télévision, etc.), plus particulièrement le
phénomène de l’hypermédiatisation :
D’ailleurs, le stéréotype, après avoir été lié à une image acquise en passant d’une génération
à une autre, dispose d’un ensemble de fonctions. Il est généralement investi d’une fonction
«négative » et « dévalorisante ». Cette appréhension négative de l’Autre est le résultat d’un type
de valorisation d’un Moi, d’une idée ou d’une valeur. Il s’agit parfois d’une moquerie à l’égard de
l’Autre ou à l’égard de la communauté à laquelle cet Autre appartient. Par exemple, en France,
« les Polonais sont réputés buveurs », « les Allemands réservés » et « les Corses d’une grande
paresse », stéréotypes qui, bien sûr, sont loin d’être fondés.
En ce qui concerne Darwich, l’un des stéréotypes sur ce Galiléen est le fait qu’il se
considère comme « poète d’une grande réputation », étant donné son rôle pour porter la voix du
peuple à travers le monde. Les stéréotypes, largement répandus sur ce poète, démontrent qu’il est
exclusivement un poète national et pas universel, mais ce qualificatif est refusé par le poète lui-
même car, en l’adoptant, il deviendra un historien plutôt qu’un poète :
« Je n’y peux rien, sinon dire et répéter que je refuse d’être enfermé dans cette appellation.
Certains, qui me qualifient de la sorte, le font innocemment : ils sont solidaires du peuple
palestinien et croient honorer ma poésie en l’identifiant avec la cause de ce peuple. En revanche,
il existe des critiques littéraires pervers qui cherchent à dépouiller le poète palestinien de ses
attributs poétiques et à la réduire à un simple témoin. C’est un fait : je suis palestinien, un poète
palestinien, je refuse qu’on ne parle de ma poésie que dans ce contexte, comme si j’étais
l’historien, en vers, de la Palestine »26 .
25
GANDOSSI, C.-V. (2001). « La genèse des stéréotypes dans les jeux de l’identité Nord-Sud », in Hermès, la revue
(n0 30). Paris : Editions C.N.R.S., pp.25-40. Article disponible sur : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-
2001-2-page-25.htm
26
WAZEN, A, BEYDOUN, A et al. (2006). Entretiens sur la poésie de Mahmoud Darwich, traduits de l’arabe
(Palestine) par Farouk Mardam. Paris : Actes Sud, p. 15.
29
Par conséquent, le privilège d’être un poète universel d’une grande réputation lui est
associé. Pour en établir une preuve, nous montrons la diversité des sujets qu’il traite dans sa
poésie : « Il chante les nuages, les arbres et le vent. Il chante l’amour, les vacillements du cœur et
du corps. Il chante la terre et toute la blessure d’un peuple déraciné »27.
D’ailleurs, la diversité des sujets qu’il traite lui donne une valeur :
« On réalise alors que ce poète combattant est devenu, dans le cours même de ses
engagements et à travers toutes ces péripéties, l’un des plus grands et des plus féconds des poètes
du XXe siècle »28
Outre la description des nuages, des arbres, du vent et du peuple déraciné, ce poète chante
l’identité. Il vient au royaume de la poésie par son célèbre poème Bîtâqât hôwîyâ « Carte
d’identité » pour montrer son prénom que l’Autre exclut sur terre. Pour illustrer le problème
identitaire auquel se trouve confronté le Moi de Darwich, le poète s’intéresse à l’étude de l’histoire
du passé douloureux des autres nations pour envisager le futur ambigu de son peuple comme
l’histoire de l’identité arabe perdue en Espagne, parue dans son recueil Onze astres sur l’épilogue
andalou, l’histoire des Indiens en Amérique, parue dans Le discours de l’Indien rouge- l’avant
dernier-devant l’Homme blanc, les évènements du conflit en Irak dans Une jument pour l’étranger
et l’occupation des Cananéens en Palestine dans Une pierre cananéenne dans la mer morte.
Ces histoires, même douloureuses, sont la source de son inspiration, car l’écrivain dont le
pays est ou était colonisé part d’un conflit, d’une guerre et d’une bataille dans son parcours
littéraire. Il ne peut pas assister à une guerre sans en parler. C’est ce dont témoigne Tahar Ben
Jelloun : « En tant qu’écrivain, je ne pouvais pas assister à un évènement historique sans réagir
par le seul moyen dont je dispose : l’écriture. Je ne suis pas historien, ni politicien. Je travaille
avec les matériaux de l’imaginaire : les mots »29.
27
BEDARIDA, C. (2003). « Mahmoud Darwich : le voyageur des mots », in Le monde. L’article est consulté en ligne
sur : http://www.bintjbeil.com/articles/2003/fr/0404_bedarida.html
28
GERARD, P. (2010). « Mahmoud Darwich. Poète palestinien, dissident et citoyen », in Sens-Dessous, (N° 7), pp.
120-128. DOI : 10.3917/sdes.007.0120. URL [en ligne] : https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2010-2-page-
120.htm
29
GUILLEMETTE, M. (2011). « Tahar Ben Jelloun- la révolte est un poème », in Le devoir. Cet article se trouve en
ligne sur : https://www.ledevoir.com/lire/328398/tahar-ben-jelloun-la-revolte-est-un-poeme
30
De même, Tahar Ben Jelloun soutient l’idée du rôle que jouent les conflits dans le
développement de la littérature. Il en donne un exemple pertinent. Cet exemple est celui du
printemps arabe qui ouvre la voie à une nouvelle littérature qui contrecarre l’essor de la littérature
mondiale :
En restant encore dans le cadre des « stéréotypes », Darwich est vu, aux yeux de ses
adversaires, comme un « poète source de problèmes », car il ne cesse de critiquer l’existence de
l’Autre :
« Vous qui passez parmi les paroles passagères, il est temps que vous partiez, et que vous
vous fixiez où bon vous semble, mais ne vous fixiez pas parmi nous, il est temps que vous partiez,
que vous mouriez où bon vous semble, mais ne mourez pas parmi nous »31
Ce poète est aussi critiqué, car il ne traite que des enjeux politiques comme la prison, la
souffrance et l’exil. Cet aspect de son œuvre est mal vu par ses adversaires qui ont tendance à
rendre maléfique sa poésie tout en disant aussi qu’il s’agit d’une poésie prostituée :
« La poésie prostituée est celle qui ne sait rien faire d’autre que d’esthétiser le politique-
ce que fait Mahmoud Darwich, alors que la poésie qui prétend librement affronter l’histoire est
celle dont la moindre des tâches est de politiser l’esthétique. La première est le fait des systèmes
totalitaires, la seconde naît de la dialectique dont se saisit la sphère poétique quand l’artiste est
confronté à l’innommable »32
En ce qui concerne les hommes politiques, le premier ministre israélien Ytzhak Shamir
délivre un discours sur Darwich tout en l’accusant d’être un assassin qui se cache derrière des
propos falsifiés de paix :
30
Ibid.
31
DARWICH, M. (1988). Palestine mon pays. L’affaire du poème avec la participation de Simone Bitton, Matitiahu
Peled et Ouri Avnéri. Paris : Editions de minuit, p. 47.
32
MARTY, E. (2005). « Mahmoud Darwich et le déshonneur des poètes », in Les Temps Modernes, n° 629. Paris :
Gallimard, pp.298-300. Cet article est consulté en ligne sur : https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes
31
« Il est clair que ce n’est pas la paix que recherchent les émeutiers, ceux qui les mènent et
ceux qui les soutiennent. Il n’est pas nécessaire d’être devin pour déceler leurs intentions.
D’ailleurs, l’expression exacte des objectifs recherchés par les bandes d’assassins organisés sous
le paravent nommé OLP vient d’être donnée par l’un de leurs poètes, Mahmoud Darwich, soi-
disant ministre de la Culture de l’OLP, et dont on se demande à quel titre il s’est fait une réputation
de modéré »33
Amos Kenan accuse Darwich « Non seulement d’avoir oublié l’histoire de son peuple,
mais aussi de faire preuve d’ingratitude à son égard, alors que lui, Kenan, pousse la générosité
jusqu’à souhaiter le retour des réfugiés palestiniens dans leur patrie, comme si cette exigence ne
constituait pas le minimum moral auquel devrait adhérer tout être humain »34.
En revanche, la critique qui va à l’encontre de celle d’Amos Kenan est celle de Yoram
Kaniouk. Il s’agit d’une critique positive célébrant la force d’écriture nostalgique de Darwich :
« Les poètes arabes comme Mahmoud Darwich et Rashid Hussein qui ont quitté le pays et
se sont ralliés à l’OLP lorsque les frontières se sont fermées devant eux savent chanter la nostalgie
de leur terre comme aucun juif ne sait le faire »35.
Parlons de la composition de la poésie, outre les chanteurs infiltrés cités plus haut, la venue
de Darwich à la poésie se dévoile par le poète lui-même tout en disant que sa mère, avec son
comportement, sa vie quotidienne et même son silence contribue à sa composition poétique :
« J’ai essayé une fois de voir ce qui, dans mon éducation familiale, pouvait me rapprocher de
la poésie. J’ai pensé à ma mère. Elle détestait les mariages et n’y assistait jamais. Mais elle ne
manquait aucun enterrement. Je l’ai entendue une fois se lamenter lors de funérailles. Je l’ai
entendue prononcer des paroles qui étaient pure poésie. Si l’on pense que la poésie a des origines
héréditaires, je dirai que les paroles et même les silences de ma mère sont le terreau de ma poésie.
C’est néanmoins mon frère aîné qui m’a aidé, qui m’a pris par la main, et veillé sur ma poésie
33
DARWICH, M. Palestine mon pays. L’affaire du poème avec la participation de Simone Bitton…, op. cit., p. 19.
34
Ibid., p. 29.
35
Ibid., p. 41.
32
naissante. C’est lui qui m’encourageait à prendre au sérieux mes premiers balbutiements
poétiques » 36
Quant à la rédaction de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? plus précisément, après
son infiltration au Liban, Darwich se souvient d’une maison à l’orée du village où un chantre vient
toutes les nuits pour raconter l’histoire des infiltrés pourchassés hors de leur terre. Sa voix est
mélodieuse et sa poésie est belle. Ce chantre est pourchassé par la police israélienne. C’est
normalement à ce chantre que pense Darwich lorsqu’il se met à écrire. Il s’agit généralement des
extraits des Mû’allaqat37de Mutanabbi, de Jarir, de Farazdaq, etc. Ce chantre joue aussi du rababa
et chante son histoire : comment il avait quitté sa propre maison et comment il avait traversé la
frontière. Darwich avait constaté que sa parole portait la réalité. Il voulait imiter cet homme tout
en se souvenant de sa vie personnelle, le plus souvent lorsqu’il était dans son village d’origine, Al-
Birwa et duquel il était aussi sauvagement pourchassé.
Nous rappelons ici que le principal objectif du poète est de raconter l’histoire des infiltrés qui
n’a pas été écrite. Il pense qu’un poète devrait l’écrire. Au même moment et plus particulièrement
après cette décision, la presse israélienne commence curieusement à s’intéresser de près aux
poèmes de Darwich, et notamment les poèmes inspirés par la révolution des pierres et dont
l’objectif est de viser la fin de l’occupation israélienne et l’instauration de l’indépendance
palestinienne. Beaucoup de textes, de traductions et d’interventions ont ciblé ces poèmes pour dire
à toute personne, en Israël ou ailleurs, que Darwich est un « poète terroriste », « poète raciste
antijuif », « porte-parole des assassins » ou « poète incitateur » à la haine raciale.
Après avoir lu quelques poèmes du recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? dans
la presse arabe, une journaliste du plus grand quotidien israélien, Yedîôt Ahârônôt, décide de
traduire ces poèmes en hébreu tout en montrant une note critique à l’égard de la direction
palestinienne. Quelques jours plus tard, le deuxième grand quotidien israélien, le très droitier
Mâârîv, publie, en première page, une nouvelle traduction du recueil, accompagnée d’une photo
de son auteur et d’un article dans lequel le journalisme montre que Darwich, responsable culturel
de l’OLP, appelle les Palestiniens à expulser les juifs de la mer au Jourdain. Le jour même de cette
traduction ou cette publication, le journaliste Tom Seguez, du très respectable quotidien Hââretz,
36
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 19.
37
Le poème « Rime pour les mu’allaqat » en témoigne.
33
réussit à joindre le poète au téléphone. Il publie le lendemain son interview dans lequel il dit que
Darwich appelle les Israéliens à se retirer des territoires occupés pour que les Palestiniens puissent
y fonder un Etat national et indépendant.
En bref, Mahmoud Darwich constitue généralement une cible de ce choix. C’est un écrivain
célèbre et il est membre du comité exécutif de l’OLP. Quant au peuple, il est unanime à se
reconnaître dans les poèmes de Darwich, qui sait toujours exprimer avec une très grande liberté,
chacune des étapes d’une tragédie dont il a vécu personnellement la plupart des moments : son
village natal a été complètement rasé par des bulldozers israéliens, son identité nationale et
culturelle bafouée en tant qu’ « Arabe israélien » dans les années 50 et 60, puis vient l’exil dans
des pays étrangers, enfin le siège à Beyrouth, la ville au sein de laquelle le poète trouve un nouveau
gîte provisoire.
Conclusion
Nous avons généralement parcouru dans le présent chapitre l’itinéraire de Mahmoud Darwich
ainsi que les recueils qu’il a écrits. Nous avons vu qu’il a écrit plus de dix-huit recueils qui sont
différents aussi bien par la période à laquelle ils renvoient (galiléenne, beyrouthine, parisienne)
que par la catégorie poétique à laquelle ils appartiennent (lyrique, épique, esthétique, patriotique,
épique-lyrique, etc.). Nous avons montré aussi que le recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa
solitude ? fait partie des recueils s’occupant de traiter des thèmes généraux comme l’exil,
l’identité, l’enfance, le père, la mère, l’altérité, la nostalgie, etc.
Ensuite, nous nous sommes dirigé vers les stéréotypes et les représentations que font les
critiques (poètes, hommes politiques, philosophes, etc.) sur l’écriture de Darwich. Nous concluons
que ces représentations ne sont pas toujours identiques. Bref, il se trouve des représentations qui
voient dans Darwich un homme à la recherche des droits internationaux perdus, tandis que d’autres
représentations le traitent de « poète incitateur à la haine raciale », étant donné qu’il cherche, dans
quelques vers poétiques, à expulser l’Autre.
Enfin, nous avons discuté de la rédaction du recueil qui nous occupe. Nous avons montré les
raisons pour lesquelles Darwich a écrit ce recueil. Aussi, nous avons mis en œuvre les
représentations sur ce recueil tout en disant que l’Autre le considère comme une résistance
artistique visant à mettre fin à son existence.
34
Chapitre 2 :
35
Introduction
La question d’identité est l’axe essentiel des débats actuels. Elle est en lien avec l’idée
d’intégration des nouvelles communautés, le plus souvent les communautés immigrées au sein du
pays d’accueil. Aujourd’hui, nous parlons des droits de l’homme, des droits d’avoir une vie digne
et parfaite, de la liberté d’expression, de la liberté d’avoir une identité même si cette identité ne
correspond pas à celle de l’Autre, mais nous voyons en même temps que la xénophobie, l’exil, la
diaspora et la discrimination ne cessent d’augmenter.
L’intégration dans de nouvelles sociétés pousse les individus à revendiquer leur propre
identité, car l’homme cherche toujours à se renouveler et à se mettre debout devant tout danger
identitaire qui menace son existence. Il semble être parfois la victime des différentes crises
économiques, sociales et politiques qui traversent les sociétés d’aujourd’hui et qui l’obligent à
adopter une politique de revendication identitaire.
C’est concrètement dans les années 1960, aux Etats-Unis, que ce terme s’est diffusé dans
les recherches humaines et sociales. Le contexte politique aux Etats-Unis renforce davantage la
terminologie identitaire. Un des exemples qui illustrent ce fait est la revendication ou l’affirmation
de la minorité afro-américaine ainsi que d’autres minorités revendiquant la reconnaissance de leur
spécificité, notamment avec la création des Black Panthers en 1966. Aussi, nous évoquons les
nombreuses études postcoloniales, avec des écrivains, critiques ou poètes comme Edward Said et
Gayatri Spivak. Ces écrivains s’interrogent essentiellement sur les identités hybrides, perdues ou
en train de se perdre, qu’a pu créer l’histoire coloniale antique ou moderne. C’est dans le cas des
minorités que le besoin de défendre une identité augmente : « Les stratégies peuvent bien entendu
poursuivre des finalités de plusieurs types ; dans le cas des minorités, le besoin de revalorisation
est presque toujours présent et s'ajoute à d'autres finalités, telles que la temporalité, l'assimilation,
etc. »38
LEONETTI, I.- T. (1998). « Chapitre II. Stratégies identitaires et minorités : le point de vue du sociologue »,
38
CAMILLERI, C et al (dir.), in Stratégies identitaires. coll. Psychologie d’aujourd’hui. Paris : Presses Universitaires
de France, pp. 43-83.
36
Le terme « identité » a été introduit dans les sciences sociales aux Etats-Unis dans les
années 60 en grande partie grâce à la diffusion et à l’appropriation des travaux d’E. Erikson qui a
introduit l’expression « crise d’identité ». Une autre voie d’expansion notable s’est constituée à
partir de la notion d’« identification », empruntée spécifiquement au contexte politique, culturel et
psychanalytique. Les réflexions sur l’identité, la crise d’identité et l’identification ont été
impulsées en Europe et notamment en France par les problèmes nés de « l’immigration ».
« En réalité il n’y a donc pas d’identité (s), mais seulement des identifications. Soit à
l’institution elle-même, soit à d’autres objets par l’intermédiaire de l’institution. Ou si l’on veut
les identités ne sont que l’idéal visé par des processus d’identification, le point d’honneur, de
certitude ou d’incertitude de leur conscience, donc leur référent imaginaire »40
Balibar veut dire par « institution » le référent imaginaire/ réel qui est le contexte
identitaire. Dans la présente étude, ce référent est le contexte villageois auquel Darwich s’identifie
intrinsèquement (auto-identification). Concernant notre recueil, le contexte du référent réel se
trouve loin, voire inaccessible. Cela se démontre dans « Le train est passé », notamment quand le
poète raconte une scène à la gare. Le poète ne sait pas où aller contrairement à d’autres passagers
dont la destination est connue. Dans ce poème, d’un point de vue de la langue, l’état d’exil et
39
LAROUSSI, F. (dir.). (1997). Plurilinguisme et identités au Maghreb. Publications de l’Université de Rouen.
40
BALIBAR, E. (1992). « Culture et identité » : Notes de recherche, NAQD, 2. (1), pp. 9-21. Cet article se trouve
en ligne sur : https://www.cairn.info/revue-naqd-1992-1-page-9.htm
37
d’éloignement du milieu réel auquel le poète souhaite s’identifier est exprimé à l’aide du verbe
« attendre », conjugué, tantôt à l’imparfait : « J’attendais sur le quai », tantôt au présent :
« J’attends encore ». Qu’il s’agisse de l’imparfait ou du présent, Darwich étant à l’exil montre
qu’il n’arrive pas à réaliser ce qu’il cherche : le retour (il l’attend toujours). La variété du temps
grammatical (imparfait et présent) incarne l’idée de ressemblance entre le « passé » et le
« présent » du poète. Nous avons aussi le mot « quai », porteur d’une signification négative en
arabe, râsîf. Etre sur le râsîf c’est être sans domicile, ce qui représente le cas du poète qui veut
s’identifier à « ses jours » comme l’ont fait les voyageurs : « Et les voyageurs ont vaqué à leurs
jours, et moi j’attends encore ».
Nous disons que tous les écrits de Darwich représentent une institution d’exilés. Il est né
exilé. Nous avons certes son exil familial (il a été élevé loin de ses parents), son exil politique (il
a été chassé de son village), son exil social (il a été obligé d’adopter des habitudes sociales
différentes de celles de sa société), son exil dans l’amour (il est tombé amoureux d’une femme
dont la culture ne ressemble pas à la sienne), son exil intérieur. Toute sa poésie est l’expression
d’un exil, d’une perte ou d’une altérité. Nous trouvons l’exil dans chacun des mots qu’il utilise
dans son lexique. Mais il ne s’en plaint pas car l’exil a été très généreux pour son écriture. Il lui a
permis de voyager entre les cultures et les peuples. Darwich raconte l’importance d’être exilé en
disant :
« Maintenant, je ne me fais pas d’illusions : élire demeure ne met pas fin à l’exil. Après
tout, l’exil n’est-il pas l’une des sources de la création littéraire à travers l’Histoire ? L’homme
qui est en harmonie parfaite avec sa société, sa culture, avec lui-même, ne peut être un créateur.
Il lui faut une forte tension intérieure pour transgresser les règles, condition nécessaire de toute
création »41
Donc, l’institution à laquelle s’identifie Darwich se caractérise par l’exil. Pourtant, nous
allons découvrir aussi que cette institution dispose de valeurs qui lui sont spécifiques comme la
langue, la nourriture, la culture, la tradition, etc.
41
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 99.
38
de la fin de ce siècle qu’elle a commencé à être un point crucial et essentiel sur le plan individuel
et collectif. A titre d’exemple, dans la première décennie du XXIe siècle, le débat concerne
beaucoup d’éléments identitaires comme l’identité personnelle, culturelle, plurielle, nationale,
supranationale, etc., sur lesquelles nous allons revenir.
« Identité » vient du latin idem qui signifie « le même ». Le concept d’identité se définit en
philosophie comme :
42
ERIKSON, E. (1982). Enfance et société. Paris : Editions Delachaux et Niestlé.
43
ANDRE, J (dir.). (1990). Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques. Paris : PUF, p.120.
39
En parlant de ce qui reste identique « même », Parménide expose les premières
représentations de l’identité humaine et non humaine, plus particulièrement lorsqu’il signale que
l’identité est un « être » qui ne change pas. Il indique l’existence d’une essence unique, voire
distincte. Il y montre l’existence éternelle d’un être en tant qu’un éloigné de tout changement
possible : « L’être est, le non-être n’est pas »44.
D’après Parménide, l’identité signifie ce qui reste identique malgré les changements qui
s’imposent à lui. Il s’agit d’un être résistant à toutes les tentatives de changement politique ou
social. Sur le plan paradigmatique, l’identité, comme elle représente généralement un être ou un
même, est nommée une « mêmeté » qui se considère comme « essentialiste », dans la mesure où,
bien évidemment, elle incarne une essence dont il est difficile de renier l’existence. Elle représente
également un être intelligent et pensant :
« Cela posé, pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot
de personne. C’est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de
réflexion, et qui peut se consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense
en différents temps et en différents lieux, ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses
propres actions »45.
Dans le présent recueil, le Moi pensant et intelligent est le Moi darwichien qui tend à rester
le même malgré les différentes tentatives d’autrui de le changer. Darwich, par exemple, dans « Un
nuage dans ma main », poème issu du premier groupe Icônes de cristal, déclare qu’il veut continuer
de s’ouvrir sur les fenêtres de sa maison, les amis du soir, le pain, le vin, le café de sa mère, les
romans, etc. L’expression de cette envie se traduit à l’aide du verbe « s’ouvrir » s’inscrivant dans
un processus de nostalgie comme le montre la traduction arabe du verbe ôtîlô :
ِ ً وبعض الروايا، ًونبيذا، خبزا: ' ' ُأطِ لﱡ على َأصدقائي وهم يحملون بريد َ المساء
''ت واﻷسطوانات
« J’ouvre sur mes amis qui apportent le courrier du soir : Du pain, du vin, quelques romans
Et des microsillons »
44
PARMENIDE. (1964). « De la nature », in Les Penseurs grecs avant Socrate de Thales de Milet à Prodicos,
VOILQUIN, J (dir.), Paris : Garnier-Flammarion, pp. 94-96.
45
LOCK, J. (1972). Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690), livre II, chap.27, tr, Fr. Cost. Paris
: Vrin, pp. 264-265.
40
Dans « Une rime pour les mu’allaqat », poème issu du quatrième groupe Une chambre
pour m’entretenir avec moi-même, Darwich veut avoir toujours la même langue malgré les
différentes langues que l’exil lui offre. La langue dont il parle est l’arabe qu’il a acquise quand il
était un petit enfant dans son village et qu’il la considère comme son corps. Il crée une connection
entre le déictique personnel « je », ânâ en arabe et le mot « langue », lûghâ, de manière à montrer
l’impossibilité de les séparer. La répétition de la formule : « Je suis ma langue » montre une
composante fondamentale du même darwichien :
" كن جسدي: انا لغتي وانا ما قالت الكلمات. هذه لغتي. عشر، معلقتان، انا معلقة،" انا لغتي
« Moi, je suis ma langue et je suis un, deux, dix poèmes suspendus. Voici ma langue. Je suis ma
langue et je suis ce que les mots ont dit : sois notre corps »
En effet, le soi/ le même de Darwich choisit d’être un Troyen, car il souhaite toujours être
une victime. Il choisit d’être le poète de Troie parce que Troie n’a pas pu relater son histoire et le
poète n’a pas non plus relater la sienne. En revanche, Darwich ne semble pas être contre
« l’ennemi ». Il reconnaît son existence dans ses paroles :
« Depuis le début, l’ennemi et moi vivons une cohabitation imposée. Aussi ses traits ont-
ils de tout temps été humains. Non au sens moral, mais en tant qu’il est un être humain, et non une
figure ou une idée abstraite. Jamais l’ennemi n’a été une simple idée, mais un corps, des traits,
une famille, et une histoire, qu’elle soit vraie ou fausse. Il respire l’air que nous respirons, et notre
antagonisme avec lui ne relève pas d’un conflit radical ou ethnique. Il est politique et
idéologique »46
D’ailleurs, cette tendance à entretenir une bonne relation avec autrui afin de garantir la
continuité de son même se manifeste dans l’interview à Yedîôt Ahârônôt. La publication d’une telle
interview, le 29 mai 1987, date proche de la première Intifada, dans la presse populaire israélienne,
semble être une grande évolution, puisque le poète oublie l’antagonisme pour aller vers une
démarche de paix :
« Dans cette interview, Darwich proposait aux poètes et aux écrivains israéliens,
« conscients du fait que les deux parties sont acculées, traversent une crise et ont besoin de paix »,
46
Ibid., pp. 31- 32.
41
de tenir une rencontre avec leurs homologues palestiniens, en vue d’un dialogue franc et ouvert »
qui leur permettrait de « briser la barrière qui fait d’eux des étrangers dans la région, de prendre
connaissance de la culture de celle-ci, de sortir des murs du ghetto dans lequel ils se trouvent, de
surmonter leur solitude et de faire progresser la cause de la paix »47
Nous nous interrogeons aussi sur les raisons et les motivations qui justifient généralement
l’organisation de soi. Nous définissons trois grandes motivations qui guident normalement le
traitement des informations liées à soi : premièrement, la « motivation à la valorisation de soi ».
Cela correspond, bien évidemment, au désir qu’ont les individus d’établir ou de maintenir une
image positive d’eux-mêmes. Par exemple, de nombreuses recherches montrent que les individus
reconstruisent de manière sélective leurs souvenirs autobiographiques (le cas de notre recueil) pour
maintenir une bonne image d’eux-mêmes. Deuxièmement, vient la « motivation à la vérification
de soi ». Cela signifie que les individus cherchent à vérifier quelques représentations sur eux-
47
DARWICH, M. Palestine mon pays. L’affaire du poème avec la participation de Simone Bitton, op. cit., p. 27.
42
mêmes. Pour ce faire, ils cherchent préférentiellement les informations qui sont en accord avec ce
qu’ils pensent déjà d’eux-mêmes. Dans leurs interactions avec autrui, les individus ont toujours
tendance à sous-estimer la crédibilité d’une personne qui leur renvoie une image contraire à ce
qu’ils pensent. Enfin, nous avons « l’amélioration de soi ». Les individus sont motivés pour
améliorer ce qu’ils sont, leurs capacités, leurs performances, leurs valeurs et leurs identités.
Darwich s’appuie sur ces trois techniques afin de confirmer son appartenance à sa terre ou à son
institution :
« Je veux affermir mes liens avec la Terre du Récit. Je n’éprouve aucune honte à me ranger
du côté des perdants. Car j’ai la conviction que la défaite comporte une plus grande charge
poétique »48.
Dans le présent recueil, qu’il s’agisse d’un langage dialectal ou littéraire, nous allons
analyser les mots (verbes, noms, adjectifs, déictiques, etc.) qui expriment la relation entre le même
et l’autre. Nous allons découvrir que Darwich utilise beaucoup de figures de style comme la
comparaison, notamment lorsqu’il dit dans le premier vers du recueil : « Ainsi qu’une fenêtre » et
l’anaphore, notamment lorsqu’il répète la formule : « j’ouvre sur ». C’est donc dans cette optique
que nous verrons dans la deuxième partie la manière dont le Moi/le même darwichien interagit
avec autrui.
48
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 30.
49
Ibid., p. 127.
43
2.2 - L’identité en psychologie (l’identité personnelle)
L’identité personnelle peut être une notion simple et évidente. Elle comporte des traits
largement objectifs : le fait que chaque individu soit unique, se distinguant des autres par son
patrimoine génétique. Cependant, ce type d’identité dispose d’une composante subjective qui
renvoie au sentiment de son individualité « je suis moi », de sa singularité « je suis différent des
autres et j’ai telles ou telles caractéristiques » et d’une continuité dans l’espace et dans le temps
«je suis toujours la même personne ».
Une autre façon de définir l’identité personnelle est de dire qu’elle est l’ensemble des
représentations et des sentiments dont dispose l’individu. Elle est aussi ce qui lui permet de rester
le même malgré les différents changements qui l’affectent. En nous penchant sur les définitions de
l’identité personnelle mentionnées ci-dessus, nous avons repéré quelques caractéristiques. Tout
d’abord, ce terme renvoie à ce qui reste le même au fil du temps. Nous déduisons que la continuité
dans le temps et dans l’espace est le premier élément définitionnel de l’identité personnelle.
Un quatrième aspect de l’identité personnelle est son lien avec la diversité qui correspond
au fait que nous sommes plusieurs personnes en une seule personne. Un dernier aspect de l’identité
personnelle est son lien avec ce que nous faisons. L’identité personnelle se dévoile dans nos
activités.
Dans le présent recueil, Darwich montre, comme cité supra, son envie d’avoir toujours la
même langue, notamment lorsqu’il dit : « Je suis ma langue ». D’un point de vue dialogué, il
montre qu’il est totalement « différent » de l’Autre parce qu’il dispose de ce qui lui permet d’être
distingué au niveau culturel et linguistique, notamment lorsqu’il parle des activités linguistiques
et culturelles (activités agricoles) qui lui sont propres. Telles sont les différentes caractéristiques
de son identité personnelle dont la défense semble être l’axe essentiel.
44
Une autre approche problématique de celle-ci concerne « l’ethnocentrisme ». Il s’agit
d’une difficulté ou d’une incapacité d’un individu ou d’un groupe à effectuer une décentration par
rapport à un groupe culturel auquel il appartient et qui véhicule des valeurs culturelles auxquelles
il se réfère en permanence. C’est en anthropologie que la notion commence à apparaître :
« Dès notre naissance, l'entourage fait pénétrer en nous, par mille démarches conscientes
et inconscientes, un jugement de valeur, motivation, centre d'intérêt, y compris la vue réflexive que
l'éducation nous impose du devenir historique de notre civilisation, sans laquelle celle-ci
deviendrait impensable ou apparaîtrait en contradiction avec les conduites réelles. Nous nous
déplaçons littéralement avec ce système de références, et les réalités culturelles du dehors ne sont
observables qu'à travers les déformations qu'il leur impose, quand il ne va pas jusqu'à nous mettre
dans l'impossibilité d'en apercevoir quoi que ce soit »50
En effet, les sociologues (G. Zarate, C.- L. Strauss, P. Bourdieu, entre autres) ont tous
tendance à dire que l’ethnocentrisme est sans doute une des tendances les plus partagées au monde.
Toutes les sociétés humaines, même les sociétés les plus isolées, s’emploient à instituer leur groupe
comme référence absolue dans leurs productions artistiques.
En ce qui concerne Darwich, il est vrai qu’il se définit comme poète universel. Nous
prenons l’un de ses poèmes les plus accessibles afin de montrer son universalité : « Je me languis
du pain de ma mère ». Ce poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit. Il n’y parle pourtant
que d’une mère bien précise et non d’une patrie. Mais nous n’ignorons jamais le fait qu’une grande
partie de sa poésie est consacrée à l’étude de la cause palestinienne. Il pense que cette cause n’a
pas été traitée en littérature comme elle le mérite. C’est vrai qu’elle n’est pas sa finalité, mais elle
en constitue une majeure partie. C’est pourquoi il semble être ethnocentrique. Il dit :
50
STRAUSS, C.-L. (1961). Race et histoire. Paris: Editions Denoël Gonthier, p.43-44.
51
ZARATE, G. (1986). Enseigner une culture étrangère. Paris : Hachette, p. 12
45
« La Palestine, en tant que présence humaine et culturelle, est plus grande que nous tous.
Je crois d’ailleurs qu’elle n’a pas été traitée en littérature comme elle le mérite. C’est vrai que je
n’ai pas pris appui sur la cause palestinienne. Mais s’il en est ainsi, c’est que je suis son enfant ;
sa créature. Je ne l’ai pas choisie pour thème, elle est mon destin, mon milieu humain et esthétique.
A ce propos, je suis déconcentré par l’absence du lieu, de ses véritables attributs, dans une poésie
qui prétend le célébrer »52
D’un point de vue linguistique, toujours dans la mise en œuvre d’une identité personnelle
qui est aussi l’identité d’un groupe, les individus optent pour des expressions différentes lorsqu’ils
veulent parler d’eux-mêmes. Ils sentent le besoin de créer des termes correspondant à leur
investissement personnel. Parmi les expressions, nous avons : « nous avons l’impression que »,
«ce que j’appelle », « je veux dire que », etc. Dans la majorité des cas, les individus favorisent
l’usage du déictique « je », dans la mesure où ils mettent en évidence une subjectivité (une
autobiographie) qui se définit en tant que « sujet énonciateur » assumant la prise en charge de son
discours.
Darwich montre qu’il se sert de deux déictiques qui sont « nous » et « je » en fonction de
ce qu’il écrit. Il utilise le déictique « nous » lorsqu’il écrit une épique racontant une histoire
collective, tandis que le déictique « je » est souvent exploité dans les textes lyriques, plus
particulièrement lorsqu’il raconte une expérience personnelle. La question d’usage des déictiques
a été posée au poète et à laquelle il a apporté la réponse suivante :
« Je veux être précis : ai-je tellement écrit « Nous » ? Je ne suis pas d’accord avec cette
impression. J’ai toujours été conscient du fait que la voix personnelle est celle qui instaure le
rythme, le texte. Le « Nous » devient présent et obtient le droit à la parole lorsque le poème s’élève
du lyrique vers l’épique. Car dans l’épique il n’y a pas de « Je ». Ce dualisme existe lorsque le
niveau lyrique pour le périple collectif, c’est seulement alors qu’il emporte le « Nous » avec lui »53
Dans notre recueil, afin de montrer l’identité personnelle, nous rencontrons les deux
déictiques. Dans le moment présent, nous nous contentons de citer un seul exemple, celui de « La
promenade des étrangers ». Le poète raconte un souvenir personnel de sa propre patrie où il
reconnaît des spécialités traditionnelles comme le cours des nuages, le puits où les villageoises
52
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., pp.102-103.
53
Ibid., p. 132.
46
attendent l’été, la colombe qui dépose un œuf sur la bouche du canon et le cortège des vaches
(caractéristiques de son identité personnelle). Il n’utilise qu’un « je », puisqu’il s’agit de raconter
une histoire personnelle qui s’est déroulée avec son Moi :
ِ َظِر ال ُق َر ِويﱠا
ت في الصيف ٍ ِ َأعرف خ ﱠط السحاب وفي أي
ُ بئر سَيَنت
Je connais le cours des nuages et le puits où ils attendent les villageoises l’été
En ce qui concerne le déictique « nous », il est employé dans tout le recueil. Il est utilisé
une fois le poète tend à rapporter un problème collectif comme celui de l’exil dans « Villageois
sans malice ». Le poète y raconte un moment d’exil collectif à la suite de la guerre de 1948. Les
villageois sont montés dans les camions pour fuir la guerre, accompagnés d’une chanson d’espoir
« nous reviendrons sous peu dans notre maison » :
" سوف نرجع ع ﱠما قليل إلى بيتنا: واكتفينا بأغنيﱠة. ﻷن طفولتنا لم تجئ معنا.لم نكن خائفين
Nous n’avions pas peur. Car notre enfance ne nous accompagnait pas. Et nous nous
sommes contentés d’une chanson : nous reviendrons sous peu dans notre maison »
En effet, nous essaierons, dans la partie consacrée à l’analyse détaillée de notre recueil, de
montrer comment ces deux déictiques contribuent à dire l’identité personnelle et comment ils
s’assemblent afin de montrer, avec des exemples, la vraie relation entre le même et l’autre.
L’identité sociale n’est plus considérée comme une simple attribution de quelques éléments
identitaires (nom, âge, patrie, culture, etc.), mais une construction acquise tout en adhérant à une
situation proprement authentique. Ce n’est que par l’intervention du social dans la composition du
47
même que se forment une relation et une identité. La construction de l’identité de l’être pourrait se
résumer de la manière suivante : le soi se construit dans le regard de l’Autre.
D’après G. H. Mead (1863-1931), le soi n’est pas considéré comme une essence, mais
comme la production identitaire résultant d’une intervention des autres : « Le soi […] n’existe pas
à la naissance, mais apparaît dans l’expérience et l’activité sociales »54. D’après Mead, le « je »
ne renvoie aucunement à une essence mais au processus d’intégration et de socialisation. De ce
postulat, nous disons que l’identité ne se met guère en liaison avec une stabilité, mais elle résulte
d’une mobilité individuelle :
« L’identité n’est jamais « installée », jamais « achevée » comme le serait une manière
d’armature de la personnalité ou quoi que ce soit de statique et d’inaltérable »55
Les sciences sociales d’aujourd’hui ne sont pas celles qui favorisent le recours à un
subjectivisme individuel au détriment d’un objectivisme social. Cela s’éclaire à travers la mise en
œuvre de la méthode hégélienne- une appellation renvoyant à Hegel- dans laquelle il montre une
conscience de soi issue des rapports intersubjectifs. Pour Hegel, la conscience de soi ne peut jamais
se manifester que si elle se met en relation avec d’autres consciences ou d’autres reconnaissances:
« La conscience de soi n’est réelle pour elle-même […] que dans la mesure où elle connaît son
reflet dans d’autres consciences de soi »56.
54
MEAD, G. H. (1963). L’esprit, le soi et la société. Paris : PUF, p. 115.
55
ERIKSON, E. (1972). Adolescence et crise. La quête de l’identité. Paris : Flammarion, p. 20.
56
HEGEL, G. W. F. (1963). Propédeutique philosophique. Paris : Editions de Minuit, p. 100.
48
Dans certains cas, reconnaître signifie admettre que quelque chose a lieu, dans d’autres c’est
admettre la légitimité d’une revendication identitaire.
Le terme de reconnaissance y figure depuis longtemps comme un objet d’étude portant sur
les différentes significations du terme de «reconnaissance » qui viennent d’être plus haut
mentionnées. Prenons, premièrement, le domaine de la philosophie, nous disons que Hegel,
notamment dans Phénoménologie de l’esprit 57, parle de la lutte qu’engagent deux personnes pour
faire reconnaître l’une à l’autre leur liberté/ leur existence. En sociologie, le concept de
«reconnaissance » est manipulé de différentes manières. P. Bourdieu discute du concept de
reconnaissance tout en considérant les luttes entre les groupes socio-identitaires comme des luttes
de reconnaissance, étant donné que chaque groupe tente de remettre en cause l’existence de l’autre
groupe social ou identitaire.
De même, Hegel semble s’opposer aux différentes conceptions qui voient dans l’être un
individu séparé du monde extérieur, indépendant des autres. Il se justifie en donnant l’exemple du
déictique « je » qui suppose une présence à nous-mêmes et qui ne s’acquiert que dans le regard de
l’Autre. Autrement dit, c’est dans la relation avec autrui que le Moi s’actualise, voire développe
son identité : « Toute identité requiert l’existence d’un autre : de quelqu’un d’autre, dans une
relation grâce à laquelle s’actualise l’identité du soi »58.
L’identité de Darwich est influencée par l’entourage qui l’oblige à ne plus être le même.
Darwich est convaincu qu’il est étranger dans le monde d’exil où il est interrogé sur son identité.
Il se demande à chaque fois qu’il compose un poème ce qu’il est. Cette perplexité identitaire,
engendrée par le social « l’Autre », se manifeste ou s’éclaire dans « Qui suis-je après la nuit de
l’étrangère ? »59. Le poète montre l’influence d’autrui, appelé « étrangère ». Cet autrui l’oblige à
avoir un soi effrayé par un passage dans un monde qui n’est plus le sien, un soi effrayé par sa
langue qui n’est plus la même et un soi effrayé par un air apeuré qui peigne un saule pleureur.
D’un point de vue linguistique, l’interrogation du poète : « Qui suis-je après la nuit de
l’étrangère ? » montre l’état de peur dans lequel se plonge celui-ci :
57
Voir HEGEL, G. W. F. (2012). Phénoménologie de l’esprit. Paris : Flammarion.
58
LAING, R. D. (1971). Soi et les autres. Paris : Gallimard, p. 99.
59
DARWICH, M. Anthologie (1992-2005) …, op. cit., p. 41.
49
" من أنا بعد ليل الغريبةِ؟
ِ ار عَ َلى َمر َم ِر الد
ار ِ خائفاً من ُغموض ال ﱠن َه
خائفاً من ُلغَتِي
" ط صفصاف ًة
ُ خائِفاً من هواء يم ﱠش
Les effets d’autrui (le social) sur le soi darwichien ne sont pas absents de notre recueil. Ils
sont clairs dans « La nuit du hibou ». Si autrui est appelé « étrangère » dans « Qui suis-je après la
nuit de l’étrangère ? », poème pris du recueil Onze astres, il est appelé bûm « hibou » dans le
recueil de notre étude. Ce « hibou », porteur toujours d’une connotation négative, change le
parcours du développement identitaire du poète tout en lui attribuant un présent qui ne correspond
pas à son passé. Au lieu d’être logé dans une grande maison comme les moments qui précèdent
son départ, il réside dans une tente éternelle transportée par les camions d’exil.
L’état de changement s’explique, d’un point de vue linguistique, à travers l’usage des
termes opposés : « présent » / « passé » : « Un présent que le passé ne rejoint pas ». Outre l’usage
des termes opposés, nous avons la forme négative s’occupant également de montrer un état de
changement « Nous avons réalisé que nous n’étions plus capables d’attention ». A cause de
l’influence d’autrui (dans le présent), le poète « n’est plus capable » d’attention. Cette formule
montre qu’il en « était capable » dans le passé :
اﻷمس
ُ ُحاضر ﻻ يﻼمسُه
ٌ "ه ُهنا
آخر ال َش َجرات انتبهنا إلى َأننا لم نَعُد قادرينَ على اﻻنتبا ِه
ِ صلنا إلى
َ حين َو
الغياب
َ وحين التفَتنَا إلى الشاحنات رأينا
ُ ِس َأشياء ال ُمنت َ َقاة َ وينص
ب ُ يُكَد
"خي َمتَهُ اﻷبديﱠ َة من حولنا
50
Arrivés à la limite des arbres, nous avons réalisé que nous n’étions plus capables d’attention
Afin de décrire les effets d’autrui ou du social sur l’identité, Darwich s’appuie sur un
phénomène de comparaison. Il se compare aux voisins, aux passagers de train, aux copains, à ceux
qui sont stables ou même à ceux qui boivent le café du matin. Il se compare aussi aux légendes et
aux personnages historiques.
A. Tesser60 avait proposé une théorie dans laquelle il indique que les individus utilisent un
mécanisme de comparaison sociale pour parler d’eux-mêmes. Les comparaisons sociales peuvent
se dérouler à plusieurs niveaux. Au niveau intergroupe, l’individu ou le soi se compare en tant que
membre de son groupe social et identitaire à une ou plusieurs personnes faisant partie d’un groupe
différent (lorsque Darwich se compare à un Indien dans Le discours de l’Indien rouge- l’avant
dernier-devant l’Homme blanc). Au niveau intergroupe se rajoute son contraire, qui est le niveau
intragroupe : l’individu se compare en tant que membre de son groupe à une ou plusieurs personnes
faisant partie du même groupe (lorsque Darwich se compare à Al-Mutanabi).
60
Voir TESSER, A. (1988). “Toward a Self-Evaluation Maintenance Model of Social Behavior”, in Advances in
Experimental Social Psychology, L. BERKOWITZ (dir.), vol. XXI. New York Academic Press.
51
chemin », âlâ-â-târik en arabe. Cette expression porte un sens négatif. Être âla-â-târik signfie être
égaré ou perdu :
Je n’aurais pas regardé derrière moi, j’aurais dit ce que le voyageur dit à la voyageuse
étrangère :
Une autre comparaison dans Ne t’excuse pas est celle de Sayyab dans « Je me souviens de
Sayyab ». Le poète se compare à Sayyab qui n’a pas pu rencontrer la vie telle qu’il l’imaginait
entre le Tigre et l’Euphrate :
Comme cité préalablement, l’identité personnelle rencontre autrui « l’étranger », tisse avec
lui des rapports et des liens à l’aide des groupes sociaux et des situations authentiques. Étant donné
que l’individu se met en relation avec d’autres groupes socio-identitaires, il se confronte largement
à des modifications au niveau de son identité ou de son être social que les sociologues appellent
«théorie de socialisation ». Autrement dit, l’identité personnelle représente un « sujet » qui est
perpétuellement en interaction avec autrui comme nous le montrons :
61
DARWICH, M. (2006). Ne t’excuse pas, poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar. Paris : Actes
Sud, p. 91.
62
Ibid., p. 101.
52
2.3.1- Darwich comme un sujet social et communautaire
Étymologiquement parlant, le terme « sujet » renvoie à son origine latine subjectus qui
signifie être soumis, assujetti ou encore subgicere qui signifie placer dessous, soumettre. Donc, le
terme se résume initialement dans l’idée de soumission, dans la mesure où elle s’applique à une
personne soumise à l’autorité de l’Autre. Il convient de dire que la notion d’assujettissement est
un fait de pouvoir qui vient de l’extérieur et qui s’exerce sur le sujet de manière à chercher à le
contraindre.
« Les nombreuses études ethnologiques […] ainsi que les travaux historiques sur la notion de
personne chez des peuples actuellement disparus, Grecs anciens, Aztèques, Méditerranéens […]
illustrent la pluralité des conceptions de la personne tant du point de vue des éléments qui la
constituent et de la disposition de ceux-ci, que du point de vue de son fonctionnement. Elles font
apparaître leurs différences profondes avec le modèle occidental, lui-même abondamment
étudié»63.
Les recherches menées en psychologie et en sociologie sur la notion de « sujet » ont permis
de vérifier l’hypothèse de l’existence de deux modèles différents : le « modèle individuel », c'est-
à-dire un sujet focalisé sur lui-même, notamment dans les pays occidentaux et le « modèle
communautaire » fréquent dans les sociétés non-occidentales :
63
ENERIQUE, M.- C. (1990). « Pluralité des notions de personne. L’opposition entre le modèle individualisé et le
modèle communautaire », in Migrants-Formation, nº80, p.44-45.
53
« L’individualisme est une tendance des membres de certaines cultures à se définir en tant
qu’individu, « moi », plutôt que par rapport au groupe, à la famille, « nous » dans les sociétés
communautaires »64
64
CAMILLERI, C. et EMERIQUE, M.-C. (1989). Chocs de cultures. Concepts et enjeux pratiques de l’interculturel.
Paris : L’Harmattan, p. 317.
54
ainsi que ses frères à la maison avec leur grand-père qui les gâte jusqu’à l’arrivée de leur père.
Darwich dit :
« Je viens d’un milieu paysan. Ma famille possédait un peu de terre. Elle la travaillait et
vivait de ses produits. Mon enfance regorge d’images champêtres. Mon père était absorbé par la
tourbe et la succession des saisons, pris à un point tel par son labeur, qu’il nous semblait ne faire
qu’un avec sa terre. Il sortait le matin pour ne revenir qu’à la nuit tombée, nous laissant, mes
frères et moi, à la garde de mon grand-père, qui nous gâtait, nous promenait, nous faisait visiter
les villes voisines. Aussi mon grand-père fut-il mon vrai père »65
Nous n’oublions pas le rôle de la mère dans l’élaboration du modèle communautaire chez
Darwich. Au début, sa mère (Houriyya) le battait sans raison. Darwich avait le sentiment qu’elle
se défoulait de ses problèmes et de ses disputes avec son père. Mais il avait tort. Elle était une mère
avec une tendresse profonde d’après les propos de Darwich :
« J’avais seize ans. Ma mère vint me rendre visite, me portant du café et des fruits. Elle
m’enlaça et me couvrit de baisers. Je compris alors qu’elle ne me détestait pas. J’ai composé alors
mon poème « Je me languis du pain de ma mère », un poème de réconciliation avec elle. Et quand,
plus tard, j’ai quitté ma famille pour vivre à Haïfa, j’ai découvert que j’étais le fils chéri. Non que
je fusse le meilleur, mais parce que j’étais l’absent »66.
Dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? notamment dans « L’éternité du figuier
de Barbarie », pour donner un autre exemple du modèle communautaire, le père joue le rôle
d’accompagnateur dans l’exil. Il est le professeur qui n’arrête pas de donner de leçons de morale
pour calmer l’esprit de son fils. Il s’appuie sur l’histoire ancienne palestinienne et notamment celle
d’Acre (1799) où l’armée française, dirigée par Napoléon Bonaparte (1769-1821), a essayé de
conquérir la ville d’Acre, mais elle a échoué grâce à la résistance ottomane dirigée par Ahmad
Bacha Aljazar (1734- 1804)67. Le père profite de tous ces évènements historiques afin de rassurer
son fils. Il lui confirme que les étrangers vont absolument quitter la terre comme les autres :
65
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 10.
66
Ibid., p. 11.
67
En février 1799, Bonaparte se déplace en Syrie pour affronter l’armée ottomane que le sultan a envoyée pour attaquer
l’armée française en Egypte. Le 10 février 1799, Bonaparte quitte l’Egypte et bat les turcs à Gaza. Il veut mettre le
siège devant Saint Jean d’Acre. Il réussit à écraser l’armée turque envoyée pour la libération du siège de Saint-Jean
d’Acre à la Bataille de Mont-Thabor. Mais son armée est décimée par la peste, ce qui l’oblige à abandonner le siège.
55
" َوهُما يَخ ُرجا ِن مِنَ السَهل
« A la sortie de la plaine
Nous disons que lorsque le narrateur ne réussit pas dans un ultime effort à se reconstituer
une identité personnelle, il essaie, après son échec, de se diriger vers une identité collective ou une
identité du « nous ». Cette tentative de se créer une identité personnelle ou collective a pour
objectif d’avoir un repère identitaire auquel nous pourrons nous référer.
De même, Darwich utilise une langue de nostalgie ou un travail de mémoire afin d’indiquer
son attachement à son groupe, au modèle communautaire. Ce travail de mémoire parle de l’Autre
(l’étranger) qui plonge Darwich dans une situation d’exil. Le poète raconte son enfance, sa vie et
ses habitudes gastronomiques ou estivales, non seulement pour représenter son Moi, mais aussi
afin de représenter son groupe d’appartenance. Dans « Un nuage dans ma main », le poète revient
à un moment où il rêve de ressentir l’odeur de la cardamome et de manger une orange. Cela n’est
pas seulement un rêve personnel mais collectif, notamment chez les groupes sociaux exilés :
اﻷرض
ِ " ﻻ ُأريد ُ من اﻷرض أك َث َر مِن هذه
56
Il s’agit d’une stratégie à visée défensive au moyen de laquelle le poète tend à être reconnu
comme appartenant à une identité différente de celle de « l’étranger » (identité du groupe).
Malgré toutes les tentatives de l’Autre pour imposer un Moi différent du Moi original de
Darwich, le poète insiste sur le fait qu’il fait partie de la culture arabe caractérisée par un modèle
communautaire et social. L’Autre, celui d’hier ou le nouveau, n’a pas la puissance suffisante pour
le faire sortir de son Moi, puisqu’il a une carte d’identité immense qui va de l’océan Atlantique
jusqu’au Yémen. Il a où s’échapper, où mourir et naître à nouveau. En ce moment, nous parlons
de la composante étrangère contre laquelle Darwich résiste dans « Carte d’identité ». Du point de
vue du contenu, ce poème met en évidence un dialogue entre deux locuteurs différents. Le premier
représente le Moi « arabe », tandis que le second représente l’Autre (l’étranger). Ce dernier, aux
yeux du poète comme à ceux des autres, est le responsable de la perte de son identité à cause de sa
politique qui vise à remplacer l’identité arabe par une autre, étrangère. Dès la première strophe, le
poète se présente en nous délivrant sa nationalité ainsi que le nombre de ses enfants. Sa
présentation est vue comme une réponse à toute menace identitaire comme s’il nous disait qu’il
reste Arabe malgré la venue de tous les étrangers. D’un point de vue de la forme, Darwich utilise
un verbe à l’imparfait « inscrit », sâjîl en arabe. L’objectif de l’usage de ce verbe est la
confirmation d’un fait :
سجل
ِ "
أنا عربي
ورقم ُ بطاقتي خمسونَ ألف
"!وأطفالي ثماني ٌة وتاسعهُم سيأتي بعد َ صيف
« Inscris
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit et le neuvième arrivera après l'été ! »
« Le poème n’est pas alors la proclamation identitaire symbolique qu’il est devenu par la suite. Il
n’est rien d’autre, dans la rage d’un mouvement de colère, qu’une réponse à l’obligation faite aux
57
Palestiniens de se soumettre sans cesse aux formulaires et aux interrogatoires à répétition de la
bureaucratie et de la police israélienne »68
Le poète y opte pour un langage simple, car son poème n’a pas pour objectif de montrer la
beauté de la langue arabe, mais de transmettre un message national et culturel explicite. Quant à
sa langue, Prémel signale que :
« Darwich est un ciseleur d’images, son vocabulaire, lui, est d’une extrême simplicité, toujours au
plus près des êtres et des choses simples. Si on devait dresser une liste de ses mots clés, on
trouverait : le champ, la lampe, l’horizon, la maison, le matin, les oiseaux, la porte, le café, le feu,
les bateaux, la mer, la mère… »69
En allant vers des témoignages en prose, Darwich déclare son arabité dans un de ses
entretiens. Cette arabité se caractérise par un pluralisme. Autrement dit, il n’y a pas de ghetto dans
cette arabité. Au contraire, elle peut comprendre et avoir des contacts avec les autres civilisations
partant du fait que l’ensemble de contacts est source de richesse :
« Je suis arabe car je parle arabe. Quant à mon appartenance à la nation arabe, quant à
savoir si elle est fondée d’aspirer à l’unité, c’est une tout autre question. Je suis arabe, et ma
langue a connu son plus grand épanouissement lorsqu’elle était ouverte sur les autres, sur
l’humanité toute entière. Parmi les éléments de son développement, il y a le pluralisme. C’est ainsi
que je lis les siècles d’or de la culture arabe. A aucune période de l’Histoire nous n’avons été
totalement repliés sur nous-mêmes, comme certains voudraient nous voir aujourd’hui. Il n’y a pas
de ghetto dans mon identité. Mon problème réside dans ce que l’Autre a décidé de voir dans mon
identité. Je lui dis pourtant : voici mon identité, partage-la avec moi, elle est suffisamment large
pour t’accueillir ; et nous, les Arabes, nous n’avons eu de vraie civilisation que lorsque nous nous
sommes sortis de nos tentes pour nous ouvrir au multiple et au différent »70.
68
PREMEL, G. (2010). « Mahmoud Darwich. Poète palestinien, dissident et citoyen », in Sens-Dessous, vol. 7, no. 2.
Editions de l’Association Paroles, pp. 120-128. Cet article est consulté en ligne sur : URL:
https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2010-2-page-120.htm
69
Ibid.
70
Ibid., p. 36.
58
2.4- Identité narrative et écriture autobiographique
Selon Michel, l’identité se transmet à l’aide d’une identité narrative qui se construit à
travers le recours à des systèmes d’écriture dans lesquels l’identité de l’un parait en s’appuyant sur
l’usage des textes littéraires qui ont pour objectif de décrire une personne, une nation et une vie.
Mais la construction du texte littéraire n’est pas aussi simple que le croient les écrivains. Ceux-ci
sont invités à respecter certaines règles dont quelques-unes ont été mises en évidence par Aristote.
Ce dernier se concentre sur le principe d’ordre appelé « concordance 72 » qui rend intelligible
l’histoire racontée. En respectant ce principe, tous les évènements se mettent en ordre rationnel où
aucune surprise ne peut avoir lieu. En contrepartie, il montre le danger de «discordance » dans
lequel il y a une surprise au niveau de la succession des évènements. Ce sont les renversements et
les évènements qui mettent en péril l’identité de l’intrigue. Face à l’écriture narrative, Michel
introduit, en s’appuyant sur les concepts d’Aristote, certains éléments indispensables à la
construction de l’identité narrative :
71
MICHEL, J. (2003). « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences
sociales », in Revue européenne des sciences sociales. Le Havre, pp.125-142. Consulté [En ligne] sur :
http://ress.revues.org/562 ; DOI : 10.4000/ ress.562
72
Voir ARISTOTE. (1969). Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy. Paris : Les Belles Lettres.
59
signification à toutes les péripéties et à tous les événements qui surviennent dans son histoire et
affectent son identité »73.
Ces éléments paraissent dans une nouvelle forme d’écriture acceptée aujourd’hui par toutes
les institutions. Cette écriture s’appelle « l’écriture autobiographique » qui est le cas de notre
recueil. Il s’agit d’un système d’écriture intégré au sein des institutions en tant que genre littéraire
visant à parler de soi. C’est pourquoi nous nous orientons vers « l’égocentrisme » où chacun
d’entre nous parle de lui. P. Lejeune précise que :
« Le pacte autobiographique est l’engagement que prend l’auteur de raconter directement
sa vie (une partie ou un aspect) dans un esprit de vérité. L’autobiographe, lui, vous promet que ce
qu’il va vous dire est vrai ou du moins ce qu’il croit vrai. Il se comporte comme un historien ou
un journaliste, avec la différence que le sujet sur lequel il promet de donner une information vraie,
c’est lui-même »74
Quant à Lejeune, il opte plus haut pour deux nécessités : la nécessité d’une technique
subjective, celle qui favorise l’usage du pronom « je », car il raconte des évènements proprement
personnels. C’est exactement ce qui caractérise la littérature autobiographique. De même, il
compare les récits personnels qui sont racontés avec l’usage du pronom « je » à des récits
impersonnels dans lesquels les pronoms qualifiant l’Autre ne cessent d’être présents. En deuxième
lieu, la deuxième technique à laquelle fait appel Lejeune est la nécessité de prendre en compte le
degré de ressemblance entre ce qui est raconté et la vie réelle du conteur. Donc, l’écriture
autobiographique est « référentielle ». Elle se fonde sur le réel du locuteur à partir duquel est
déclenchée son écriture, ce qui nous amène à dire qu’elle n’est pas liée à la fiction. Bref, pour qu’il
y ait une production autobiographique, il faut qu’il y ait une référence, une personne et un réel.
« L’autobiographie est censée refléter la réalité, étant tout comme le récit historique, un
genre factuel, qui relève de la « diction », comprise comme l’acte de dire ce qui a été. Ainsi
73
MICHEL, J. op.cit., p.128.
74
LEJEUNE, P. (2005). Signes de vie. Le pacte autobiographique 2. Paris : Le Seuil, p. 31.
60
s’oppose-t-elle à la fiction qui traduit par excellence l’acte d’inventer. Si l’autobiographie
implique que l’auteur- narrateur- personnage raconte ce que lui est arrivé, le texte de fiction
s’appuie sur la distinction nette entre la personne réelle de l’auteur et la figure du narrateur qui
n’est que le premier chaînon de la fiction en tant qu’entité inventée »75
Par conséquent, l’autobiographie se résume en disant « c’est moi qui écris, cela parle de
ma vie », tandis que l’autofictionnel est différent, il y a un mensonge dans le Moi parce que l’auteur
fait appel à des fictions diverses.
La question de l’identité culturelle ne cesse d’occuper une place primordiale dans les
branches des sciences humaines et sociales. Cela est dû fondamentalement à la multiplicité des
relations interculturelles qui sont devenues plus efficaces et plus faciles.
La réponse à cette question ne peut voir le jour qu’à condition que nous soyons vigilant à
la multiplicité des différents niveaux auxquels nous nous référons lorsque nous parlons de
l’identité culturelle. Nous avons choisi, autant que cela nous semble nécessaire, de mettre en
question l’identité culturelle à partir de plusieurs niveaux.
L’un des niveaux de l’identité culturelle est l’identité ethnique. L’ethnie est un terme qui
renvoie à la race (notion biologisante) et à la nation. En tant que concept, l’ethnie désigne des
groupes avec des origines qui ne sont pas nécessairement partagées avec d’autres groupes. De
même, il est important de signaler que l’appartenance à une ethnie différente de celle d’autres
groupes nécessite l’existence d’éléments culturels distincts : la langue, la religion, le partage d’un
territoire national, le partage des traits culturels particuliers, etc.
Les premiers ethnologues, voire anthropologues qui se sont interrogés sur la notion de
culture et d’identité ont fourni un ensemble de définitions de celles-ci.
75
MTEI- CHILEA, C. (2010). « Problématique de l’identité littéraire : comment devenir écrivain français, Andrei
Makine, Vassillis Alexakis, Milan Kundera et Amin Maalouf », thèse de doctorat sous la direction de Jean-Bernard
Vray. Roumanie : Université Jean Monnet- Saint-Etienne, p.124.
61
En 1876, l’anthropologue E. B. Tylor 76 donne sa définition du mot « culture » tout en
insistant sur le caractère collectif de celui-ci. R. Linton77 traite généralement les notions
d’acquisition d’une culture et d’une identité. Les deux anthropologues indiquent que cette
culture/ethnie s’acquiert dès l’enfance dans ce que nous appelons une « institution primaire »
comme la famille nucléaire et le système éducatif et une « institution secondaire » comme les
différents systèmes de valeurs et de croyances. Autrement dit, d’une part l’acquisition de la culture
et de l’identité de base « personnalité de base » se fait dès la naissance et se poursuit jusqu’à la
mort, et d’autre part l’acquisition se réalise lors de la participation de la personnalité de base à des
instances administratives, professionnelles, religieuses et politiques. E. Durkheim 78s’intéresse
aussi au rôle des faits sociaux dans la construction de l’identité et de la conscience collective. Il
signale que chaque société se compose des représentations collectives, des idéaux, des valeurs et
des sentiments qui pourraient être transmis à plusieurs générations.
Les différents préjugés qui concernent la vision classique de l’identité culturelle ont montré
le premier paradigme de celle-ci : l’ethnicité. Qualifiée essentiellement de primordialiste, ce
76
Voir TYLOR, E.-B. (1876). La civilisation primitive. Paris: C. Reinwald.
77
LINTON, R. (1959). Le fondement culturel de la personnalité, trad. A. Lyotard. Paris : Dunod, p. 134 : « La culture
doit être considérée comme le facteur prédominant dans la constitution de la personnalité de base pour chaque société,
et aussi dans la constitution des séries de personnalités statutaires caractéristiques de chacune. Rappelons que les
personnalités de base et les personnalités statuaires, tout comme les modèles culturels construits, représentent des
moyennes à l’intérieur d’un éventail de variations possibles. Il est dans ces conditions douteux que la personnalité
réelle d’un individu ne soit jamais accordée en tous points avec l’une ou l’autre de ces deux abstractions ».
78
DURKHEIM, E. (1858-1917) évoque cette théorie dans son ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse :
le système totémique en Australie (2012). Paris : Presses universitaires de France.
62
premier paradigme insiste sur les liens de sang, les proximités phénotypiques, la langue, la culture,
la religion et d’autres traits spécifiques à une ethnie ou à une nation. Quant à la langue plus
précisément, elle se perçoit en tant que moyen auquel nous avons recours pour représenter un
environnement social et culturel. Au phénomène de la langue se rajoute celui de la religion qui
contribue, en effet, à donner une vision globale sur le sentiment collectif des membres appartenant
à une même communauté. H. Marchal signale :
« Dès lors que nous parlons une même langue, en effet, nous nommons et nous nous
représentons l’environnement social, culturel, matériel et symbolique à partir de manières de
penser similaires, à défaut d’être parfaitement identiques. C’est dans ce sens que la langue
transcende les autres dimensions de l’ethnicité. Quant à la religion, elle aussi revêt un statut
particulier étant donné qu’elle recouvre l’ensemble de ce qui compose l’existence d’une vision
globale du monde. Elle confère ainsi un sens collectif à des membres appartenant à une même
communauté » 79.
Arrivé à ce stade de réflexion, nous avons également tendance à visiter la notion de culture
et celle d’identité culturelle telle qu’elle est étudiée par G. Devereux. Ethnologue et psychanalyste,
Devereux précise ainsi sa conception de la culture:
« [Elle est] à la fois […] expérience intérieure et […] manière de vivre le vécu. En effet,
l'individu qui participe à une culture ne la vit pas seulement comme quelque chose d'externe, qui
le ballotterait comme des courants contraires plus ou moins organisés. […] Il vit sa culture
comme quelque chose de profondément intériorisé, quelque chose qui est partie intégrante de sa
structure et de son économie psychique »80
Pour Devereux, il convient de parler du « modèle culturel universel ». Il s’agit d’un modèle
dont le contenu peut être repéré à l’intérieur d’un groupe ou d’une ethnie. Ce modèle se distingue
des autres modèles par le fait qu’il se compose d’une version culturelle et spécifique à une
communauté. Il se compose d’un ensemble de valeurs, de mythes et de règles, influence
directement l’individu qui prend ses racines dans le modèle culturel des groupes ou de l’ethnie
auxquels il se rattache. Cette théorie contribue à l’élaboration globale du sentiment d’identité tout
79
MARCHAL, H. (2012). L’identité en question. Paris : Ellipses Edition Marketing, pp. 101-102.
80
DEVEREUX, G. (1970). Essai d’ethnopsychiatrie générale. Paris : Gallimard, p. 365.
63
en se concentrant sur le fait que la culture est un mode provenant de la réalité de l’homme en tant
qu’individu du groupe considéré.
Dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? les différents niveaux du modèle
culturel du Moi darwichien sont indiqués. En commençant par l’ethnie, nous disons que le Moi du
poète est originairement arabe mais il a toutes les cultures en lui comme la culture cananéenne,
hébraïque, grecque, romaine, persane, égyptienne, arabe, ottomane, anglaise et française. Il signale
qu’il représente un produit de toutes ces cultures qui sont passées dans son pays. C’est pourquoi
dans « Je vois mon ombre qui s’avance de loin », Darwich étant en exil souhaite s’ouvrir sur ces
cultures :
والسومريين،والروم
ِ " أطل على ال ُفرس
"والﻼجئينَ ال ُجد ُد
Le deuxième élément du modèle culturel darwichien, comme nous l’avons signalé plus
haut, est la langue. Le poète dans notre recueil se définit en tant que « sa langue », c’est-à-dire
qu’il dit de manière indirecte que sa langue est arabe comme il est lui-même arabe :
Si nous avons placé la langue au premier rang du modèle culturel du Moi darwichien, c’est
parce qu’elle nous paraît importante dans notre contexte. La langue s’établit entre l’homme et le
monde en tant que moyen de définition culturelle. Nous soulignons ce constat tout en disant que
la langue présente une vision particulière d’un monde que ce soit. Donc, la langue est un moyen
qui constitue un substrat représentatif d’une expérience commune ou d’un vécu commun. Elle
représente aussi :
64
« Un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse
différemment dans chaque communauté, en unités douées d’un contenu sémantique et d’une
expression phonique, les monèmes ; cette expression phonique s’articule à son tour en unités
distinctives et successives, les phonèmes, dont la nature et les rapports diffèrent, eux aussi, d’une
langue à une autre »81
La langue est importante dans notre contexte parce qu’elle représente le moyen par lequel
Darwich peut communiquer une idée, une pensée ou une identité. Les unités linguistiques
représentent aussi un discours ou une réalité socio-politique :
« Les mots sont issus des discours : ils ne sont pas engrangés à l’intérieur de l’esprit dans
un état d’isolement et d’unicité sémantique »82.
Concernant la langue arabe à laquelle Darwich s’identifie, cette langue dispose d’un statut
particulier :
81
MARIINET, A. (2005). Eléments de linguistique générale. Paris : A. Colin, p.20.
82
GIRAUD, R et RETAT, P. (1996). Les mots de la nation. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, p.7.
83
KRISTEVA, J. (1981). Le langage, cet inconnu. Une initiation à la linguistique. Paris : Editions du Seuil, p.129
65
vie. Vous mourez dans chaque poème et vous ressuscitez. Le Messie est pour moi un symbole
naturel : il est palestinien dans le temps et dans le lieu, et universel dans sa spiritualité »84
En ce qui concerne l’islam, le poète utilise des symboles musulmans. Il semble être prudent
lorsqu’il s’agit de la religion musulmane, puisque l’islam officiel est très dogmatique. C’est
pourquoi le poète est plus libre dans son rapport au christianisme puisqu’il tolère la conception
culturelle de la religion. Parmi les symboles musulmans dont se sert le poète se trouve le Coran.
Dans « L’encre du corbeau », par exemple, Darwich cite des versets de la sourate Al-mâ’âdâ « la
table servie », notamment l’histoire du corbeau dont le principal objectif dans le Coran est
d’apprendre à l’être humain comment enterrer son frère. Darwich utilise cette image, celle du
corbeau, pour représenter autrui qui est venu enterrer ses frères :
« Alors Dieu manda un corbeau gratter le sol pour faire voir à Caïn comment ensevelir
son frère « malheur à moi, dit-il, je n’étais pas capable comme ce corbeau d’ensevelir la dépouille
de mon frère »
De même, toutes ces connaissances coraniques font référence au rôle que jouait le grand-
père de Darwich. Il lui a enseigné le Coran dans les jardins où sa première leçon portait sur
l’histoire d’Adam et d’Eve. Le rôle du grand-père en tant que professeur d’histoire et de religion
se manifeste dans « Telle la lettre noun dans la sourate du Rahmân », dont le titre renvoie aussi à
une intertextualité de la religion islamique (sourate du Rahmân) :
« Il [en parlant de son grand-père] m’a enseigné le Coran dans le jardin de myrte à l’est du puits»
Pour conclure, nous disons que l’identité culturelle se compose d’un modèle culturel qui
est propre à un groupe identitaire. Ce modèle se compose des valeurs, des pensées et des habitudes
qui peuvent être influencées par d’autres modèles, étant donné que le Moi est toujours en contact
avec autrui.
84
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 141.
66
2.6- Identité nationale
L’identité nationale est une notion qui est née en Europe à la suite de la Révolution
française pour ensuite être officiellement un mouvement politique. C’est en Europe, plus
particulièrement au XIXe siècle que l’identité nationale trouve sa source. C’est le siècle dans lequel
nous entendons parler de « personnalité », de « territoire », d’« idée » ou de « caractère » national.
En Europe, à titre d’exemple, c’est en 1848, l’année durant laquelle le « printemps des peuples »,
caractérisé par une poussée de sentiments nationaux que la notion d’identité nationale commence
à apparaître. A.-M. Thiesse85 signale que la guerre de 1870 constitue le point fondamental de
l’histoire des identités nationales, car c’est la guerre qui conduit à aborder l’étude d’un Etat-nation.
E. Renan discute de l’idée d’une nation unique dans sa conférence « Qu’est-ce qu’une
nation ? ». Il définit la nation ainsi que ses différentes composantes qu’il faut respecter dans le cas
où nous sommes confrontés à une autre nation (souvenirs, principes spirituels, héritage, etc.) :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font
qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent.
L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel,
le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis »86
85
Voir THIESSE, A.- M. (2001). La création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle. Paris : Editions
du Seuil.
86
RENAN, E. (1882). « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence donnée à la Sorbonne le 11 mars 1882. Paris : Editions
Mille et une nuit.
67
Dans son acception ordinaire, la nation se définit également en tant qu’« Une grande
communauté humaine, le plus souvent installée sur un même territoire, et qui possède une unité
historique, linguistique, culturelle, économique plus ou moins forte »87
Pour résumer, l’idée de la nation a pour objectif de légitimer la souveraineté d’un peuple
tout en éliminant toute division sociale ou nationale. La nation est souvent traitée en tant
qu’élément complètement indépendant de toute histoire politique, militaire même économique.
Cette nation peut être opprimée ou divisée, mais elle a toujours le droit de lutter par tous les moyens
possibles pour sa liberté.
Bien que les groupes résidant sur n’importe quel territoire soient invités à respecter un
ensemble de normes et de valeurs nationales, cette identification nationale ne se fait pas d’une
façon subjective, mais plutôt d’une manière proprement objective. En ce qui concerne la nature du
processus d’identification, qu’elle soit individuelle ou collective, celle-ci varie en fonction du
danger culturel issu d’une conquête, d’une invasion ou d’une intervention extérieure. Cette
identification accompagne une corrélation : plus un Etat-nation voit ses particularismes nationaux
ou régionaux s’effacer, plus rapidement s’amplifie le lien des citoyens à la nation (par exemple, le
Moi darwichien est l’exemple d’une situation où les particularismes régionaux, culturels,
nationaux et territoriaux ont été réduits à leur strict maximum à la suite de la création de l’Etat juif
en 1948).
En outre, lorsque nous sommes confronté à une situation de diversité ethnique, nationale
et culturelle, dans la mesure où elle inclut des nations ethniques différentes, nous deviendrons, en
effet, convaincus du fait qu’un fort sentiment d’identité nationale se construit. En conséquence,
87
Le Petit Larousse illustré. (2004). Paris : Veuf, p. 687.
88
TODOROV, T. (1989). Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine. Paris : Editions du Seuil,
p. 237.
68
une telle situation rend d’autant plus probable l’émergence des revendications identitaires
susceptibles de déboucher sur des conflits sanglants. Chez Darwich, plusieurs sont les éléments
d’Etat-nation qui ont été réduits à leur strict maximum comme la terre, le village, la maison, le
café, le pain, le vin, etc. C’est pourquoi Darwich s’y rattache dans tout le recueil.
Conclusion
Nous avons présenté l’identité de Darwich aussi bien sur le plan théorique que sur le plan
pratique. Nous avons vu que l’identité s’étend sur beaucoup de champs. Cela a permis que cette
notion soit expliquée de manière assez large. Ainsi, les différents angles de l’identité exposés dans
ce chapitre (l’identité en philosophie, l’identité en psychologie, l’identité en sociologie, l’identité
en anthropologie et l’identité nationale « Etat-nation »), en lien avec notre recueil, vont nous
permettre de comprendre pourquoi Darwich se comporte de telle ou telle manière. Nous montrons,
à titre d’exemple, le lien entre la perte de l’identité du Moi darwichien à la suite de la guerre de
1948 (il exploite ce qu’il a en mémoire afin de rédiger ce recueil) et l’élaboration de son Moi.
D’un point de vue de l’identité sociale (l’identité en sociologie), nous avons pu voir que
celle-ci change en fonction de la nature des relations sociales.
69
Deuxième partie :
70
- Chapitre 1 : Discours, analyse de discours et intertextualité: méthodologie de
recherche
71
Chapitre 1 :
72
Introduction
Dans le présent chapitre, notre objectif est de définir la méthodologie de notre recherche
(analyse du discours) et de déterminer le type de discours dans notre recueil ainsi que ses
différentes caractéristiques. L’accent sera mis aussi sur le phénomène d’intertextualité, puisque le
recueil représente un discours intertextuel.
D’un point de vue linguistique, les vers de ce recueil ne sont pas des entités linguistiques
figées mais des paroles racontant des scènes réelles. D’ailleurs, nous n’allons pas étudier l’histoire
détaillée du contexte politique, car nous ne sommes pas historien, mais nous y ferons appel dans
la mesure où, la compréhension de certains vers ne se réalise qu’en fonction d’évènements
politiques.
Nous avons un discours s’occupant de raconter un réel vécu par le poète. Les noms et les
évènements historiques que le recueil raconte, aussi bien littéralement que métaphoriquement,
obligent le lecteur à revenir sur les détails de sa vie (histoire politique, religieuse, poétique et
idéologique).
Nous verrons également comment les grands évènements historiques sont montrés de
manière indirecte dans ce recueil. D’emblée, Darwich rédige son recueil à la manière d’un
documentaliste qui met en scène quelques phénomènes : celui de départ, d’exil et de nostalgie.
Avant de nous focaliser sur cela, il nous semble indispensable de nous interroger sur
l’explication des notions théoriques comme le discours dans la mesure où, des recherches qui se
veulent scientifiques, ne peuvent pas s’effectuer sans un cadre théorique bien défini.
La diversité des études théoriques ou interdisciplinaires nous permet de souligner que les
concepts se rapportant à notre objectif sont de natures distinctes mais néanmoins complémentaires:
« discours », « analyse du discours », « discours sociopolitique », « énonciation », « scène
d’énonciation », « intertextualité », etc. Ces concepts théoriques, engendrant plus tard un ensemble
de questionnements, auront de nombreux éclaircissements en fonction de la prise en charge d’une
étude, d’une part empirique (études rétrospectives des recherches préalablement achevées sur le
discours ou la langue) et d’autre part pratique (analyse du discours).
73
Nous allons, dans un premier temps, nous limiter aux théories, ayant au préalable comme
objet d’études le concept du « discours ». Le choix de l’étude de ce concept résulte du fait que la
relation entre le même et l’autre est exprimée sous forme discursive. Nous allons tenter de nous
appuyer sur des ouvrages linguistiques, philosophiques, littéraires et sociologiques. Nous allons
aussi nous intéresser aux différentes définitions de discours, notamment le discours sociopolitique.
Nous appliquerons ultérieurement ces concepts dans un cadre spécifique qui est celui de
notre corpus, à savoir replacer un discours spécifique aussi bien par les sujets qu’il traite que par
les différentes périodes dans lesquelles il s’inscrit. De plus, nous essaierons de présenter toutes les
caractéristiques du discours de ce recueil.
1. Le concept de discours
Malgré les enquêtes consacrées au discours, la diversité des champs auxquels il appartient
et les notions multiples qui y sont fortement associées, nous donnons au discours la définition
suivante : « Tout énoncé, mot ou plus, d’une langue naturelle, choisi en fonction de ses conditions
de production et d’échange ». C’est un concept à la fois ancien et moderne : « Discourse is both
an old and a new discipline. Its origins can be traced back to the study of language, public speech,
and literature more than 2000 years ago. One major historical source is undoubtedly classical
rhetoric, the art of good speaking »89.
VAN DIJK, T. (1985). « Discourse analysis as a new cross-discipline », in: VAN DIJK, T, (ed.). Handbook of
89
74
Cependant, la question de « discours », terme relativement lié au « contexte » en même
temps qu’au « texte », n’est pas l’une des composantes langagières préconisées par la linguistique
dite « structurale ». Dans le Cours de linguistique générale, l’objet de la linguistique se limite
strictement à l’étude de la langue en tant que « systèmes de signes » sans la prise en compte des
différents rapports entre « texte » et « contexte », entre « langue» et « environnement extérieur »,
entre « compétence » et « performance ».
Dans cette théorie structurale ainsi que dans d’autres renvoyant principalement aux
approches dites « structuralistes internalistes », nous apercevons que les activités relevant de ce
domaine s’inscrivent dans un cadre proprement « grammatical ». Mais la linguistique moderne,
désormais appelée « externaliste » ou « linguistique de discours » a permis un grand nombre de
progrès dans l’étude du langage parmi lesquels nous trouvons, plus particulièrement, l’approche
subjective pour qui le langage ayant ses théories, ses outils et ses signes se considère comme un
système déterminé et jugé par ses conditions de production.
Comme cité plus haut, la question du discours n’a pas été manifestement un objet d’études
dans le Cours de linguistique générale, étant donné que F. de Saussure, notamment dans ses
explications des entités langagières abstraites en tant que « systèmes de signes », ne semble donner
aucune valeur au terme « discours ». Il a déjà opté pour un structuralisme linguistique se composant
de quelques éléments :
75
- Le signe linguistique
- L’opposition : langue/discours
L’opposition entre ces deux concepts représente le point crucial de la linguistique qui a permis
à Saussure de reconstruire le véritable objet de la linguistique. Saussure a été beaucoup critiqué,
nous lui reprochons son atomisme. C. Fuchs et P. Le goffic signalent que F. de Saussure devrait
se livrer : « A une réflexion théorique sur la nature de l’objet qui constitue le langage et la méthode
76
par laquelle il est possible de l’étudier. Au lieu de se contenter, comme ses prédécesseurs, de
collecter des faits, il élabore un point de vue sur l’objet, un cadre général ou théoriser ces faits» 90.
D’un point de vue chomskyen, le mot « discours » a été lié au concept de « performance »
qui est l’utilisation individuelle ou parfois la mise en œuvre d’une compétence quelconque,
laquelle amène à la notion de « parole » dans laquelle se manifeste tout usage performatif
langagier.
Face aux insuffisances des théories de la linguistique structurale, le terme de discours est
devenu l’objet d’étude de beaucoup de chercheurs comme E. Benveniste91, dont l’avis se met en
parallèle avec celui de D. Maingueneau92, pour qui le discours se rapporte à la mise en
fonctionnement d’une langue. Que nous le déclarions ou non, tout acte d’isoler la langue du
discours est néfaste. Telle est l’idée préconisée par O. Ducrot et T. Todorov :
« Toute tentative d’isoler l’étude de la langue et celle du discours se révèle, tôt ou tard,
néfaste pour l’une ou l’autre. En les rapprochant, nous ne faisons d’ailleurs que renouer avec une
longue tradition, celle de la philologie, qui ne concevait pas la description d’une langue sans une
description des œuvres. On trouvera donc représentées ici, outre la linguistique au sens étroit, la
90
FUCHS, C. & LE GOFFIC, P. (1985). Initiation aux problèmes des linguistiques contemporaines. Paris : Hachette,
p. 10.
91
BENVENISTE, E. (1966). Problèmes de linguistique générale1. Paris : Gallimard.
92
MAINGUENEAU, D. (1987). Nouvelle tendance en analyse du discours. Paris : Hachette.
77
poétique, la rhétorique, la stylistique, la psycho-, la socio- et la géolinguistique, voire certaines
recherches de sémiotique et de philosophie du langage »93
B. Johnstone signale que le discours est « L’usage de la langue »94 qui correspond dans la
langue anglaise à ce que nous appelons language in use qui associe les deux oppositions suivantes:
textuelle (discours vs phrase) et cotextuelle (discours vs langue).
Ces oppositions, considérées comme les bases de la notion de discours, sont explicitées par
D. Schiffrin : « Le discours est souvent défini de deux façons : un type particulier d’unité
linguistique (au-delà de la phrase), et une focalisation sur l’usage de la langue »95.
Nous refaisons aussi allusion aux travaux effectués par E. Benveniste dans « l’appareil
formel de l’énonciation »96 , lequel constitue un indicateur de l’intérêt grandissant pour la
redéfinition de l’objet de la linguistique. Qu’il s’agisse de Benveniste ou d’un autre, l’idée
préconisée est la même : la langue ne doit pas seulement être vue à travers un aspect arbitraire,
mais aussi à travers un aspect pragmatique et ce dernier s’étudie, voire s’analyse à l’aide des
marques de subjectivité ou des marques de traits énonciatifs. Telle est l’idée préconisée par C.-K.
Orecchioni qui insiste sur la nécessité d’abandonner « l’ascétisme héroïque » au profit d’« Une
ouverture aux disciplines apparentées»97.
J-J. Courtine soutient le lien entre la langue et le discours en présentant un geste libérateur
de toute exclusion arbitraire :
« Vouloir analyser le discours, précise-t-il, c’était alors vouloir faire bien plus que simple
œuvre de linguiste ; c’était aussi d’une certaine manière, penser occuper une position héroïque
93
DUCROT, O. & TODOROV, T. (1972). Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Le Seuil,
p.8.
94
JOHNSTONE, B. (2008). Discourse analysis, 2ed. Wiley- Blackwell, p. 3.
95
SCHIFFRIN, D. (1994). Approaches to discourse. Oxford-Cambridge: Blackwell, p. 20.
96
BENVENISTE, E. (1974). « L’appareil formel de l’énonciation ». In Problèmes de linguistique générale 2. Paris
: Gallimard, pp. 79-88
97
ORECCHIONI, C.- K. (2002). L’énonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris : Armand Colin/ VEUF (1
édit. 1980), p. 11.
98
HJELMSLEV, L. (1971). Essais linguistiques. Paris : Editions Minuit, p. 31.
78
dans une lutte théorico-politique : réintégrer en un geste libérateur ce qu’une décision arbitraire
avait exclu » 99
2. Analyse de discours
Les sciences du langage ont franchi un pas décisif au cours du vingtième siècle, notamment
dans les recherches visant largement à trouver un équilibre entre « linguistique formelle » ou
«empirisme » et « pragmatique » ou « application ». La parution d’une linguistique de corpus, y
compris le développement des outils de traitement automatique des langues (TAL) a contribué à
ramener les sciences du langage vers de nouvelles approches dont l’analyse du discours.
L’analyse du discours est seulement une des disciplines des études de discours : rhétorique,
sociolinguistique, psychologie discursive, analyse des conversations, etc. Chacune de ces
disciplines est gouvernée par un intérêt spécifique. L’intérêt de l’analyse du discours est
99
COURTINE, J.-J. (1991). « Le discours introuvable : marxisme et linguistique (1965-1985) », in Histoire
épistémologie langage. Saint Denis : Puv, pp. 153-171.
100
ELUERD, R. (1985). La pragmatique linguistique. Paris: Nathan, p. 10.
101
MAINGUENEAU, D. (2005). « L’analyse de discours et ses frontières », in Marges linguistiques, n0 9, revue
électronique. Saint-chamas : M.L.M.S. Éditeur, pp. 1-12.
79
d’appréhender le discours comme articulation de textes et de lieux sociaux. Son objet n’est ni
l’organisation textuelle ni la situation de communication, mais ce qui les noue à travers un certain
dispositif d’énonciation. La notion de « lieu social » ne doit pas être prise dans un sens trop
immédiat : ce lieu peut être une position dans un champ symbolique (politique, religieux…). En
conséquence, l’analyse du discours accorde un rôle clé aux genres de discours, qui ne sont pas
considérés comme des types de textes, dans une perspective taxinomique, mais comme des
dispositifs de communication, de nature à la fois sociale et linguistique.
L’analyse du discours, faut-il le rappeler, selon F. Mazière, « Est née au sein des sciences
du langage en France à partir d’une reformulation de l’objet de la lexicologie et de la sémantique,
fondée sur un élargissement de la notion de texte et la prise en considération des positionnements
idéologiques et politiques des énonciateurs »102. D’un point de vue lexical, les chercheurs utilisent
le terme « analyse du discours » plutôt qu’un autre. B. Johnstone se demande : « Why “discourse
analysis” rather than “discourseology”…or “discourseography”? ». Sa réponse est que l’analyse
du discours « typically focuses on the analytical process ». Il parle de l’analyse du discours en
disant :
“An analysis (…) might involve systematically asking a number of questions, systematically
taking several theoretical perspectives, or systematically performing a variety of tests. Such
an analysis could include a breaking-down into parts. It could also include a breaking-down
into functions (What is persuasive discourse like? What is narrative like?), or according to
participants (How do men talk in allmale groups? How do psychotherapists talk? What is
newspaper writing like?), or settings (What goes on in classrooms? In workplaces? In
sororities?), or processes (How do children learn to get the conversational floor? How do
people create social categories like “girl” or “foreigner” or “old person” as they talk to and
about each other?” 103
102
MAZIERE, F. (2005). L’analyse du discours. Paris : PUF, p. 127.
103
JOHNSTONE, B. (2008). Discourse analysis. Oxford: Blackwell, pp 4-5.
80
pour retirer les mots qui indiquent un discours, manipulation de données et le dispositif
interprétatif.
Une autre typologie est celle de l’analyse linguistique, c'est-à-dire que nous nous
interrogeons sur les raisons pour lesquelles l’auteur (Darwich dans notre cas) utilise un mot plutôt
qu’un autre.
Comme nous venons de le voir supra, l’analyse du discours n’a pas de limites définies,
étant donné qu’elle s’étend vers d’autres champs interdisciplinaires desquels elle se nourrit et à
partir desquels elle se définit. C’est exactement ce qui a été souligné par M. Charolles et B.
Combettes :
« A l’échelle du discours, on n’a en effet pas affaire (…) à des déterminismes exclusivement
linguistiques, mais à des mécanismes de régulation communicationnelle hétérogènes dans
lesquels les phénomènes linguistiques doivent être envisagés en relation avec des facteurs
psycholinguistiques, cognitifs et sociolinguistiques »104.
Cette extension de la linguistique est aussi étudiée par D. Schiffrin pour qui l’analyse du
discours est vue comme une sorte de « superlinguistique » dans laquelle se rencontrent « forme »
104
CHAROLLES, M. et COMBETTES, B. (1999). « Contribution pour une histoire récente de l’analyse du discours
». In Langue française, Phrase, texte, discours, KARABETIAN, É.-S.(dir.), n°121, pp. 76-116.
81
et « fonction », « système » et « usage » et qui « Studies not just utterances, but the way utterances
(including the language used in them) are activities embedded in social interaction ».105
Dans cette optique, entre « langue » et « discours », entre « langue » et « situation », nous
distinguons deux termes : analyse du discours et linguistique du discours. La première n’est qu’une
composante de la seconde. Le point commun entre les deux branches, selon D. Maingueneau, est
« L’intrication d’un texte et d’un lieu social, c'est à-dire que son objet n’est ni l’organisation
textuelle ni la situation de communication, mais ce qui les noue à travers un dispositif
d’énonciation spécifique »106.
Z. Harris essaie de mettre les textes en relation avec des phénomènes d’ordre social :
« L’analyse du champ discursif est orientée tout autrement ; il s’agit de saisir l’énoncé dans
l’étroitesse et la singularité de son événement ; de déterminer les conditions de son existence, d’en
fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être
liés, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut. On ne cherche point, au-dessous de
ce qui est manifeste, le bavardage à demi silencieux d’un autre discours ; on doit montrer pourquoi
il ne pouvait être autre qu’il n’était […] »108.
105
SCHIFFRIN, D. Approaches to discourse, op. cit., p. 415.
106
MAINGUENEAU, D. « L’analyse du discours et des frontières », op. cit., p 3.
107
HARRIS, Z. (1969). « L’Analyse du discours », in Langages, DUBOIS, J et SUMPF, J (dir.), n°13, 8-45, p. 11
108
FOUCAULT, M. (1969). L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard, p. 40.
82
3. Les caractéristiques du discours dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa
solitude ?
En ce qui concerne le discours de notre recueil, il est pris en charge par un sujet parlant.
Comme ce recueil est autobiographique, il est normal que le discours soit prononcé par un locuteur
« je » qui indique le message qu’il veut transmettre à son destinataire. Ce « je », déictique spatio-
temporel, commente, interagit et assume une responsabilité vis-à-vis du sujet énoncé. Par exemple,
dans une phrase comme « je suis ma langue », le sujet parlant est le responsable de cet énoncé, le
garant de sa vérité. Il peut y rajouter un commentaire ou lui attribuer une image: « Je suis ma
langue, je suis ce que les mots ont dit ». Quel que soit le cas de l’énonciation, le discours
est « discours », car il est prononcé dans des circonstances dont le sujet parlant se veut responsable
(discours circonstancié). Dans ce contexte, nous définissons trois positions fondamentales :
énonciateur, co-énonciateur et non-personne.
Le sujet parlant « l’énonciateur », dans le présent recueil, est Darwich qui met en œuvre
non seulement sa propre vie, mais également la vie de son peuple. Cette mise en œuvre lorsque
Darwich varie le type de déictiques ou de pronoms qu’il utilise (ils, je, nous, eux). Le poème qui
représente le plus la variété des déictiques ou des pronoms utilisés est « Un nuage dans ma main ».
Tout d’abord, Darwich raconte sa vie à travers le déictique « je », notamment lorsqu’il étant exilé
se souvient de l’orange de son village :
83
َ " ﻻ ُأريد ُ من الشمس َأ
"كثر من َحبﱠة البرتقال
« Je n’exige pas du soleil plus qu’une orange »
Ensuite, le déictique « ils » est utilisé pour parler de la vie des autres, le plus souvent les
personnes qui sont en train de seller leurs chevaux pour partir :
Le discours du présent recueil est interactif. Il est la rencontre réelle ou imaginaire entre
plusieurs locuteurs. Cela renvoie plus largement à la théorie de dialogisme de M. Bakhtine dans
laquelle il expose que le discours est la conversation interpersonnelle entre « locuteur » et
«interlocuteur » où chaque locuteur énonce son discours en fonction de ce qu’il pense de l’autre.
Notre recueil est un recueil à caractère interactif ; il montre des conversations interpersonnelles
entre le même et l’autre. Bien que toute son œuvre témoigne de cette vérité, nous nous contentons
de citer un exemple, celui de « L’hiver de Rita ». Le sujet parlant, qui est le poète lui-même,
interagit avec son amante (Rita). Le poème montre une conversation interpersonnelle dans laquelle
le poète demande à l’Autre (Rita) de lui permettre de se souvenir de son passé qui est un élément
identitaire fondamental :
« Es-tu à moi ?
Cet exemple de conversation interpersonnelle nous amène à dire que toute énonciation
suppose la présence d’une autre instance d’énonciation par rapport à laquelle elle construit son
discours. Ainsi, cet exemple se donne pour mission la description d’un fait ou d’une personne.
109
DARWICH, M. (2000). La terre nous est étroite et autres poèmes... op.cit., p. 303.
84
Donc, c’est à partir de ce moment-là que nous disons qu’il existe une relation réciproque entre le
recueil et ce qu’il reflète. De plus, nous avons beaucoup de dialogues, d’interactions et de
conversations interpersonnelles. A titre d’exemple, dans « Jusqu’à ma fin et la sienne », nous
avons un dialogue entre un « père » et son « fils » sur l’idée du « retour ». Le fils étant fatigué de
marcher vers sa maison, son père lui propose de le porter sur ses épaules afin qu’ils puissent
franchir les derniers pas vers le village :
- Oui, père »
D’ailleurs, l’interaction dans notre recueil ne se fait pas seulement à l’aide des dialogues,
mais également à l’aide des monologues qui se considèrent aussi comme des interactions. Dans
« Disposition poétiques », nous avons un monologue entre Darwich et son soi. Il se demande qui
il est :
Un autre monologue paraît dans « Le voyageur a dit au voyageur : nous ne reviendrons pas
comme… ». Ce poème montre une interrogation avec le soi de Darwich. Le poète essaie de savoir
qui il est et d’où il vient. Il ne cesse de s’interroger sur sa propre identité car, à cause des
déplacements d’un lieu à l’autre, il ne connaît plus ses origines :
85
« Suis-je là-bas, suis-je là ?
Il existe d’autres dialogues interactionnels que ce soit avec le soi du poète ou avec autrui.
Nous y reviendrons plus tard.
Le discours est une forme d’action. Comme nous l’avons signalé supra, énoncer n’est pas
seulement dire des mots dans un système de production langagière, mais également une forme
d’action sur autrui afin d’opérer des changements tangibles tant sur le niveau réel que sur le niveau
psychologique. C’est exactement ce que montre la philosophie du langage développée dans les
années 1960 par J. L. Austin et puis J. R. Searle, lesquels montrent que toute production
énonciative vise un acte (promettre, suggérer, affirmer, interroger…) qui se donne pour mission
de modifier une situation.
86
l’autre sur la collectivité pourrait s’effectuer de la manière suivante : « éduquer » dans le sens où
l’auteur, voire le poète ne veille qu’à ce que le niveau de conscience collective du public concerné
soit bien élevé.
En ce qui concerne la fonction critique, le texte littéraire, après avoir été lié à un ensemble
de valeurs (progressiste et éducatrice), se reformule en termes de critique. De manière synthétique,
n’est « littéraire » que le texte qui critique ou décrit une réalité 110.
La terre cananéenne du commencement, la terre de tes seins et de tes cuisses en libre pâture »
Quant aux suggestions du poète, Darwich suggère la paix en tant que solution à son
problème. Il est fatigué des déplacements et souhaite que la paix soit réalisée.
Le discours est aussi contextualisé, en ce sens qu’il ne peut pas se comprendre sans
référence au contexte, au locuteur ou au sens. Bref, hors contexte, nous ne pouvons pas assigner
un sens à un énoncé. Pour éclairer cette idée d’un point de vue linguistique, nous mettons en
exergue la théorie de l’« indexicalité », issue de la philosophie du langage de J. Searle. Cette théorie
se compose de marques indexicales (tu, je, hier, aujourd’hui…) dont le sens ne se révèle qu’en
ayant recours à une situation d’échange bien déterminée. C’est exactement l’élément sur lequel
compte Darwich lors de la rédaction de ce recueil. Dans d’autres recueils comme Onze astres,
Darwich se base sur le contexte des Arabes d’Espagne lorsqu’ils ont été expulsés de leur terre.
Sans cet évènement, le recueil n’aurait pas pu voir le jour.
110
Tel est le principe du mouvement littéraire « réalisme » du 19ème siècle.
87
Un autre recueil, éclairant le rôle du contexte dans l’énonciation de n’importe quel
discours, est Etat de siège. Ce dernier est composé, publié et diffusé grâce à un évènement politique
de première importance dans l’histoire des Palestiniens : l’attaque ou l’offensive de l’armée
israélienne sur les territoires palestiniens occupés en 2000, notamment sur la ville de Ramallah.
Parce que nous avons travaillé la notion de « discours » dans la présente étude, nous avons
décidé de lire et d’interpréter ce recueil tout en faisant appel à un cadre historique distinct (poésie
engagée). Darwich rappelle à maintes reprises dans ses entretiens et ses articles qu’il souhaite
prendre des distances vis-à-vis de la notion de « poésie engagée/contextuelle ». L’exemple
montrant son envie d’être toujours un poète universel se montre dans ses propos :
« Prenez l’un de mes poèmes les plus accessibles : « Je me languis du pain de ma mère ». Ce
poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l’a pas empêché de bouleverser,
et de continuer à bouleverser, des millions d’êtres humains. Je n’y parle pourtant que d’une mère
bien précise et non d’une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l’image poétique, à se
transformer en une multitude d’autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà
un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère,
et son chant parvient à toucher les cœurs »111
Une autre caractéristique du discours est que celui-ci est pris dans un interdiscours. Comme
son nom l’indique, le discours se met en relation étroite avec d’autres aspects discursifs
(interdiscourse). Autrement dit, pour comprendre le sens d’un simple énoncé, il faudrait le mettre
en relation, consciemment ou non, avec d’autres discours sur lesquels il s’appuie de multiples
manières. Pour illustrer notre propos, nous donnons l’exemple du discours politique qui ne dispose
d’aucun sens, sauf s’il se rapporte à la situation d’énonciation que celui-ci décrit.
111
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 103.
88
il utilise le mot hébreu Orshalîm au lieu du mot arabe al-Quds pour dire que, d’une
part l’étranger ne s’intéresse pas seulement à occuper la place, mais également à en changer le
nom (Orshalîm au lieu d’al-Quds), d’autre part pour dire que cette ville lui appartient et il l’appelle
comme il veut :
« Dans mon isolement, des chemins pour les pèlerins vers la Jérusalem des mots »
Or, Darwich confirme que cette ville lui appartient et son nom sera toujours al-Quds,
notamment lorsqu’il déclare dans Ne t’excuse pas, particulièrement dans « A Jérusalem »
l’importance de cette ville en tant que lieu sacré duquel des prophètes sont montés aux cieux :
" في القدس
القديم
ِ َأعني داخ َل السﱡور
ُ َأ
"سير من زَ َم ٍن إلى زَ َم ٍن بﻼ ذكرى تُص ِوب ُني
« A Jérusalem
Je marche d’un temps vers un autre sans un souvenir qui m’oriente »112
Jérusalem est le point sensible du conflit, car elle dispose d’un statut religieux. Par
exemple, pour le judaïsme, Jérusalem devint le centre religieux après l’édification du Temple de
Salomon. Pour le christianisme, cette ville représente le lieu où se déroulent les épisodes de la vie
de Jésus tout particulièrement sa crucifixion, sa résurrection et son ascension. Pour l’islam,
Jérusalem est associée au voyage nocturne Isrâ’ wâlmerâj du prophète Mahomet. Ce statut
religieux de Jérusalem a incité les trois peuples (juif, chrétien, musulman) à déclarer plusieurs
guerres afin de préserver le lieu sacré auquel ils sont religieusement attachés 113.
112
DARWICH, M. (2006). Ne t’excuse, op. cit., p.43.
113
Le peuple juif s’efforce d’annexer totalement la ville de Jérusalem, mais lors de la division de la Palestine en
1948135, cette ville reste en dehors du système de répartition. Elle est une entité séparée avec un régime juridique
international spécial sous l’administration de l’ONU. Malgré la force invincible de l’ONU ainsi que son rôle dans le
monde, Israël n’adhère pas à ses décisions. A titre d’exemple, en 1980, la Knesset (Parlement Israélien) vote une loi
considérant Jérusalem comme capitale éternelle et indivisible d’Israël.
89
Le discours que Darwich adresse à autrui est un discours pacifique sans aucun type
d’hostilité. L’exemple montrant cette proximité entre le Moi et autrui s’illustre dans « Au dernier
soir sur cette terre » dans Onze astres. Darwich y évoque l’exil, mais il n’écrit pas sur le ton du
malheur. Au contraire, il profite de cette douleur pour montrer les avantages issus de la
cohabitation pacifique entre les différentes composantes de la société andalouse, notamment quand
musulmans, chrétiens et juifs vivaient ensemble sur le même sol. De plus, il souhaite appliquer
cette stratégie harmonieuse à sa terre natale : la Palestine. Le poète se sert de la tradition
d’hospitalité pour enlever toute barrière sociale. Il offre à son vainqueur toutes les conditions du
bonheur et du repos. Il lui offre ses maisons, son thé vert, son vin, ses pistaches, ses lits verts en
bois, ses draps, ses parfums, ses miroirs et tout ce qui est nécessaire à son séjour :
ناز َلنا واش َربوا خَم َرنا ِ َم، َ أيﱠها الفاتِحون،" فادخلوا
َو ُفستُقنُا طازَ ٌج َف ُكلوه،ُشاي ُنا َأخَضر ساخِ ٌن فاش َربوه
ريش َأحﻼ ِمنَا
ِ َفاست َس ِل ُموا لل ﱡنعَاس ونَا ُموا على،واﻷسرة ُ خضراءُ من َخشَب اﻷر ِز
ﱠ
"ٌ والمرايا كَثيرة،ٌطور على الباب جاهزة
ُ ُ والع،ٌالمﻼ َءت جاهزة
Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches sont fraîches, mangez-les
Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au sommeil et dormez sur le duvet de nos rêves
Les draps son mis, les parfums déposés aux portes, et miroirs nombreux »
En revanche, sa tentative d’avoir une bonne proximité sociale avec autrui est vouée à
l’échec. Le poète subit l’exil et la guerre ne cesse de s’aggraver. Il assiste aussi aux changements
qui surviennent à l’extérieur où manifestations, tueries, persécutions et sang versé lui font
comprendre que le calme et la stabilité ne reviendront jamais comme avant. En revanche, il
continue de rêver d’une cohabitation pacifique comme il l’a montré dans « L’hirondelle des
Tatars » :
َأن ﱠ
ًيمر الهواء صديقا
90
« Nous faisons un seul rêve
Le discours de Darwich est un discours figuré. Cela signifie qu’il n’existe pas de production
verbale sans figure. La sémantique cognitive et les approches de l’analyse du discours montrent
que la production et l’organisation textuelle reposent sur des processus essentiellement
métaphoriques : « La métaphore n’est pas seulement affaire de langage ou question de mots. Ce
sont au contraire les processus de la pensée humaine qui sont en grande partie métaphoriques
[...] Le système conceptuel humain est structuré et défini métaphoriquement »114.
Nous comprenons à travers ces analyses pourquoi la métaphore est souvent considérée
comme la clef de voûte des figures. En ce qui concerne l’usage des figures de style, Fontanier dit :
114
LAKOFF, G. et JOHNSON, M. (1985). Les Métaphores dans la vie quotidienne. Paris : Minuit, p. 16.
91
« Les figures [...] ne peuvent conserver leur titre de figures qu’autant qu’elles sont en usage libre,
et qu’elles ne sont pas en quelque sorte imposées par la langue »115.
Dans la définition de G. Molinié 116 est abordée la délicate question du sens figuré. Le sens
figuré est souvent limité au sens métaphorique, lui-même réduit à une traduction en paraphrase par
substitution de termes (« cet homme est un lion » = « cet homme est courageux »). Mais en réalité
la métaphore, comme toutes les figures, met en œuvre des mécanismes énonciatifs et sémantiques.
« Par la situation d’abord : un discours est politique, parce qu’il est l’objet d’une lecture
politique. Ce qui le définit comme politique, ce n’est pas un lexique déterminé, un certain type
d’arguments ou de thèmes (…) c’est le fait que le sujet parlant, le locuteur qui le constitue désire
que les auditeurs en fassent une lecture politique (…) ou bien c’est le fait que les lecteurs
/auditeurs font d’un texte une lecture politique. (…). Par la structure interne ensuite : le discours
politique est un discours spécifique parce qu’il est fait de l’interpénétration de deux formes
rhétoriques fondamentales : c’est d’abord un discours didactique qui vise à persuader, c'est-à-
dire à ce que le lecteur-auditeur fasse siens les arguments présentés comme des assertions à valeur
de vérités universelles (…) Le discours politique emprunte ensuite au discours polémique sa
double articulation : d’un côté l’auteur réfute et combat les affirmations des adversaires (…) de
l’autre il présente des assertions qui sont opposées aux premières »117
115
FONTANIER, P. (1821-1827). Les Figures du discours. Paris : Flammarion, 1977, p. 23.
116
MOLINIÉ, G. (1992). Dictionnaire de rhétorique. Paris : Le Livre de poche. Il propose la distinction entre figures
microstructurales et macrostructurales et comporte de très nombreuses entrées se référant aux concepts aristotéliciens.
117
FIALA, P. (2007). « L’analyse du discours politique : analyse de contenu, statistique lexicale, approche sémantico-
énonciative », in Analyse du discours humaines et sociales, Simone Bonnafous et Malika Temmar (eds.), coll. « Les
chemins du discours ». Paris : Ophrys, pp. 73-89.
92
lui-même et pratique le déjà-dit, se durcissant ainsi en martèlements verbaux qui constituent
comme l’expression primaire du message à délivrer »118
Donc nous ne disons pas que l’analyse du discours politique ou sociopolitique se limite
seulement à l’analyse du contenu, étant donné qu’elle repose non seulement sur diverses
méthodologies linguistiques (pragmatique, application, énonciativisme, argumentologie), mais
également sur des principes plus fondamentaux (fonctions du langage, énonciation discursive,
théories d’éthos et de pathos, des lieux, des symboles, des images, etc.).
D’ailleurs, toujours dans le cadre de l’analyse du discours politique, l’une des approches
ou démarches dont se servent les chercheurs lors de l’analyse d’une œuvre ou d’un discours
politique est « l’approche quantitative lexicométrique », laquelle consiste à étudier statistiquement
l’emploi des mots ainsi que leurs contextes d’usage. Notre recueil représente un exemple pertinent
de cette méthode. Cette démarche, appelée « notionnelle-actionnelle », dans la mesure où, elle
118
TOURNIER, M. (1992). Des mots en politiques. Propos d’étymologie sociale. Lyon : ENS- édition, p. 133.
119
CHARAUDEAU, P. (2005). Le discours politique. Les masques du pouvoir. Paris : Vuibert, p. 256.
120
FIALA, P. « L’analyse du discours politique : analyse de contenu, statistique lexicale, approche sémantico-
énonciative », op. cit., p.77.
93
exploite une notion pour éclairer une action, a évolué vers la fin des années soixante tout en étant
une composante fondamentale de l’analyse du discours. Elle a pour objectif de définir une stratégie
d’interprétation des textes consistant à émettre par l’étude quantitative et qualitative du vocabulaire
des hypothèses historiques, sociologiques, politiques, sociopolitiques, externes à la linguistique.
Le concept d’intertextualité permet de dire que tout discours est attaché à d’autres discours.
Il n’existe aucun discours ou texte singulier ou indépendant. Il insiste sur le fait que le texte n’est
jamais autosuffisant puisque le lecteur fait appel à des références et des citations qu’il a lues lui-
même. Dans la tradition intertextuelle, l’écrivain rédige son texte après la lecture d’un autre.
Ce concept relève d’une théorie complexe qui soulève des divergences d’opinion chez les
théoriciens. En effet, il s’avère difficile de définir le concept, puisque d’une part il peut être
considéré comme un phénomène de lecture et comme un phénomène d’écriture, mais aussi comme
un processus ou un objet. A la lumière de toutes les théories, il semble que l’intertextualité n’a pas
le même sens pour tous les théoriciens. Néanmoins, les auteurs s’accordent sur un point : celui de
l’inscription du lecteur dans l’œuvre.
D’un point de vue historique, les formalistes russes sont les premiers à préconiser
l’éloignement du texte d’un autre texte. Or, les premiers travaux liés à la notion d’intertextualité
sont associés aux travaux d’un formaliste russe appelé M. Bakhtine. Il s’agit essentiellement du
concept de la « polyphonie » :
Cette polyphonie annule toute autonomie textuelle en faveur d’un dialogue textuel, voire
intertextuel selon lequel la compréhension du texte ne s’effectue qu’à travers sa relation avec les
autres textes. Outre cette polyphonie, Bakhtine invente le terme du « dialogisme » constituant
121
THUMEREL. F. (1998). La Critique littéraire. Paris : Armand Colin, p. 177.
94
l’idée selon laquelle tout énoncé, par sa dimension linguistique, renvoie à d’autres textes. En
définissant le terme de dialogisme, « il n'aura cessé de relier le texte à son contexte, à son auteur,
et aux auteurs qui l'ont précédé »122.
De là ressort que toute production linguistique, quelle qu’elle soit, est perçue comme un
dialogue visant la présentation d’une parole nécessitant l’existence des locuteurs et des scènes
d’énonciation :
« Toute énonciation, même sous sa forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et
est construite comme telle. […] Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une
polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci »125
J. Kristeva établit par la suite le lien entre les deux concepts (dialogisme et intertextualité)
puis s’éloigne un peu de la définition de Bakhtine en attribuant au phénomène d’intertextualité une
nouvelle définition : « Interaction textuelle qui se produit à l'intérieur d'un seul texte. Pour le sujet
connaissant, l'intertextualité est une notion qui sera l'indice de la façon dont un texte lit l'histoire
et s'insère en elle »126.
122
GIGNOUX, A.C. Initiation à l'intertextualité, op. cit., p. 10.
123
BAKHIINE, M. (1984). Esthétique de la création verbale. Paris: Gallimard, p. 324.
124
Ibid. p. 302.
125
BAKHTINE, M. & VOLOCHINOV, V. N. (1977). Le Marxisme et la Philosophie du langage. Paris: de Minuit,
p.106.
126
KRISTEVA, J. (1968). Théorie d'ensemble. Paris : Le Seuil. p. 311.
95
Kristeva, notamment en 1969, pose les fondements de l’intertextualité : « Le mot (le texte)
est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte) »127. Elle dit aussi
que: « Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et
transformation d'un autre texte. A la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle
d'intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins comme double »128. Elle offre d’ailleurs
une autre interprétation du mot « intertextualité » voyant dans le texte un processus dynamique au
lieu d’être une production close : « Le texte est en effet un appareil translinguistique qui redistribue
l’ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative visant l’information directe
avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques »129.
Riffaterre définit également l'intertextualité et l'intertexte, pour sa part, d'une manière très
claire :
« L'intertextualité est la perception par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d'autres, qui
l'ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres constituent l'intertexte de la première » La trace de
l'intertexte »131
P. Sollers la définit comme suit : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont
il est à la fois la relecture, l'accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur » 132
127
KRISTEVA. J. (1969). Semeiotikè, recherches pour une sémanalyse. Paris : Le Seuil, p. 145.
128
Ibid., pp.84-85
129
Ibid., pp. 144-145.
130
RIFFATERRE. M. (1983). Sémanalyse de l'intertexte. Toronto : Trintexte, p. 172.
131
Ibid.
132
SOLLERS. P. (1971). Théorie d'ensemble, textes réunis. Paris : Le Seuil, p75.
96
« L'intertextualité est essentiellement un phénomène d'écriture, qui revêt la valeur de
déchiffrement du sens en instituant une interaction entre deux textes par l'insertion de l'un dans
l'autre. Elle établit des corrélations entre un texte et d'autres textes antérieurs ou contemporains,
auxquels il se réfère. Elle accomplit un double travail d'intégration et de transformation de
l'énoncé en le transplantant de son contexte originel dans un autre contexte où il s'enrichit d'un
sens nouveau »133
« Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait
venir le texte antérieur du texte ultérieur» 135
Genette suit ses prédécesseurs par rapport à l’intertextualité à condition que celle-ci soit
remplacée par le mot « transtextualité ». Genette se met à expliquer les types de relations
transtextuelles : « Intertextualité », « paratextualité », « métatextualité », « architextualité » et
« hypertextualité ».
En commençant par l’intertextualité, Genette la définit en disant qu’elle est « Une relation
de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la
présence effective d’un texte dans un autre. »136
133
EIGELDINGER. M. (1987). Mythologie et Intertextualité. Genève : Slatkine, p. 10.
134
Ibid., p. 15.
135
BARTHES, R. (1973). Le plaisir du texte. Paris : Le Seuil, p.59.
136
GENETTE. G. (1982). Palimpsestes – La Littérature au second degré. Paris : Le Seuil, p. 8.
97
Le deuxième type « la paratextualité » se définit comme :
« La relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par une
œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son
paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. ;
notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustration ; prière d’insérer, bande,
jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent
au texte un entourage(variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le
plus puriste et le moins porté à l’érudition externe ne peut pas toujours disposer aussi facilement
qu’il le voudrait et le prétend. »137
Le troisième type est « la métatextualité » que Genette définit en tant que : « La relation,
on dit plus couramment de « commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans
138
nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer… ».
« La relation tout à fait muette, que n’articule, au plus, qu’une mention paratextuelle
(titulaire, comme dans Poésie, Essais, Le Roman de la Rose, etc., ou, le plus souvent infratitulaire
: l’indication Roman, Récit, Poèmes, etc., qui accompagne le titre sur la couverture), de pure
appartenance taxinomique »139
Le cinquième type est « l’hypertextualité » qui renvoie à chaque texte dérivé d’un autre
texte :
« C’est donc lui que je rebaptise désormais hypertextualité. J’entends par là toute relation
unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr,
hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. Comme on le
voit à la métaphore se greffe et à la détermination négative, cette définition est toute provisoire.
Pour le prendre autrement, posons une notion générale de texte au second degré (je renonce à
137
Ibid., p.10.
138
Ibid., p.11.
139
Ibid., p. 12.
98
chercher, pour un usage aussi transitoire, un préfixe qui subsumerait à la fois l’hyper- et le méta)
ou texte dérivé d’un autre texte préexistant »140
99
Imrû al-Qays, sont présentés comme des figures emblématiques de la civilisation
arabo-musulmane. Il recourt également aux noms légendaires ou coraniques comme
celui de Zacharie ou Ismaël. D’autres exemples de noms évoqués ou empruntés à la
culture cible font foi d’intertextualité historique et mythologique : Bonaparte, Eschyle,
les Tatars, Hélène, Anath, le griffon, le moineau, le corbeau, le hibou, etc. Ces noms
portent une dimension historique et une entité unique. Ils s’inscrivent dans une
civilisation bien définie et une culture précise. Par conséquent, ils peuvent comporter
des signes linguistiques fortement identitaires chargés d’un lourd potentiel référentiel,
et contenir en même temps des signes extralinguistiques universels, susceptibles de
transcender les frontières temporelles et spatiales, ainsi que la diversité des langues.
Chez Darwich, nombreuses sont les traces, déclarées ou camouflées, qui renvoient à
des évènements historiques, tels que les Croisades, l’Andalousie, les conquêtes, les
conflits (notamment le conflit arabo-palestinien). Dans l’emprunt des textes historique
et mythologique, nous constatons chez les critiques deux tendances générales plutôt
opposées. Certains d’entre eux favorisent le recours à un vers, un mot, dont la
dissonance avec le reste du texte nécessite le recours à un intertexte. D’autres
préconisent d’étudier les microstructures ou les fragments du texte. En parlant des
textes historique et mythique, nous signalons que ce sont les textes qui dialoguent, non
les sujets. Donc l’intertextualité remplace l’intersubjectivité où le rôle du texte est plus
important que celui du sujet. Or, nous disons que dans et grâce à l’intertextualité, le
sujet ne meurt pas mais s’affirme. Il se transmet d’un texte à l’autre, ce qui contribue à
sa divulgation.
- Intertextualité macropropositionnelle : cette intertextualité désigne les sujets « topics ».
Le cadre, ainsi que la macrostructure sont les premiers éléments qui attirent l’attention
dans l’œuvre de Darwich. La macroproposition, comme nous l’appliquons sur l’œuvre
de Darwich, est celle de la macrostructure qui caractérise le genre du récit, ses
techniques et son style.
Le recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? est truffé de poèmes classiques
incorporés et adaptés aux évènements ou aux situations que Darwich souhaite décrire. Il a recours
à l’intertextualité poétique comme timbre littéraire et par souci de l’effet pittoresque.
L’intertextualité chez Darwich se manifeste donc en mettant en relation des attestations antérieures
100
et des attestations postérieures, des modèles et des imitations, des emplois premiers et des emplois
seconds comme nous allons le constater dans la présente partie.
Conclusion
Nous avons également pu comprendre que le texte, grâce aux différentes approches
modernistes (analyse du discours, approche stylistique, approche heuristique, approche
intertextuelle, etc.), ne peut jamais se comprendre sans le recours à son contexte et que le texte
(fait littéraire) n’est pas écrit au hasard, mais qu’il est un représentant authentique d’une réalité
sociale, identitaire, politique, etc.
Nous avons pu déduire de ce chapitre que nous ne pouvons pas étudier le recueil dans une
approche proprement structuraliste, étant donné que le structuralisme ne favorise pas le recours
aux contextes ou aux scènes d’énonciation tout en sachant que le recueil, dont il est question, se
base sur un contexte discursif et sans lequel elle ne pourrait pas exister. Donc, il faudra rapporter
ce recueil à son contexte de production selon les concepts préconisés par les partisans de l’Analyse
du discours (E. Benveniste, P. Charaudeau, D. Maingueneau, D. Schiffrin, etc.).
Pour résumer, nous nous situons dans la sociolinguistique mais dans une approche centrée
a priori sur le processus d’analyse des discours du type sociopolitique par le biais d’un langage
discursif entre « énonciateur » et son « soi », entre « énonciateur » et « énonciataire », entre
«poète» et « public ». Ainsi, l’appartenance de ces concepts à la fois identitaires et linguistiques à
de nombreux champs d’études nous facilite le travail, dans la mesure où nous nous trouvons dans
un champ interdisciplinaire qui nous permet d’avoir de multiples réponses à toutes ses questions.
101
Chapitre 2 : Le discours de l’exil
4. « La nuit du hibou »
102
Introduction
Le discours général de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
Vers la fin du XIXe siècle, des mouvements nationaux comme le mouvement national arabe
et le mouvement national juif font leur entrée sur la scène historique 142. Les juifs ne sont plus
satisfaits de leur statut en Europe, car cette dernière commence à suivre une nouvelle idéologie qui
exclut totalement la communauté juive de tout acte politique ou social. Par exemple, certains pays
européens (France, Allemagne, Autriche) adoptent une politique antisémite, c'est-à-dire une
hostilité religieuse et radicale contre les juifs. Cela oblige la communauté juive à réfléchir sur la
question de son existence et de sa stabilité. Leur problème fondamental est remis en question par
de nombreux écrivains parmi lesquels il y a M. Hess (1812-1875) et L. Pinsker (1821-1891). Hess
évoque la question du peuple juif à travers la publication de Rome et Jérusalem- la dernière
question nationale. Il montre que les juifs sont dispersés en Europe et que leur statut devrait être
remis en question. A contrario, Pinsker renie l’idée de Hess. Il ne reconnait pas l’idée de la
nécessité de l’existence d’un Etat juif : « Les juifs ne sont pas une nation vivante. Ils sont partout
étrangers. En conséquence, on les méprise. L’égalité civile et politique ne suffit pas à concilier
aux juifs l’estime des peuples » 143.
De même, Darwich donne son avis sur l’exil des juifs en partageant le point de vue de Pinsker:
« Je veux vous rappeler un point sensible. Je ne suis pas sûr que les dernières générations de juifs
en Europe ou en Amérique ont le sentiment d’être en exil. Le concept de « patrie » a-t-il vécu avec
vous pendant toutes les générations ? Tous les juifs étaient-ils nostalgiques de cette patrie ? Mais
tout Palestinien se rappelle qu’il avait une patrie et qu’il en a été exilé. Tous les juifs ne se
souviennent pas de cela, car deux mille ans ont passé. Chez le Palestinien, la patrie n’est pas un
souvenir ou un concept intellectuel. Chaque Palestinien est un témoin de la déchirure »144
T. Herzl (1860-1904), père fondateur de l’Etat juif, tient compte des avis de ses précurseurs
(Hess et Pinsker), mais ses idées se différencient des leurs dans la mesure où il croit à la nécessité
142
Voir PAPPE, I. (2000). La guerre de 1948 en Palestine aux origines du conflit israélo-arabe. Paris : La Fabrique.
143
THEODOR, H. (2003). L’État des Juifs, suivi d’Essai sur le sionisme : de l’État des juifs à l’État d’Israël, trad. K.
Claude. Paris : la découverte, p.116. Voir également PINSKER, L. (2006). Autoémancipation ! Avertissement d’un
juif russe à ses frères. Paris : Editions mille et une nuits.
144
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p.121.
103
de développer un rassemblement du peuple juif dans un endroit précis comme c’est le cas de tous
les peuples du monde. Il justifie ses idées en se fondant sur la situation difficile des juifs en Europe.
Par exemple, la France, pour lui, n’est plus l’asile de la tolérance à cause de la crise économique
d’où émane un antisémitisme ancestral soutenu par l’imposition des enseignements religieux
autres que ceux des juifs. Par conséquent, les juifs y sont attaqués pour les deux motifs suivants :
tantôt pour être les dépositaires d’une religion différente de celle de la majorité de la population
européenne (majorité chrétienne et majorité musulmane), tantôt pour être dépositaires d’une
religion et d’une culture qui menacent l’existence des autres.
De même, la condamnation d’Alfred Dreyfus 145 dessille les yeux de Herzl. Face à cet acte
antisémite, il commence, en effet, à prendre conscience de l’urgence d’une action rapide et efficace
pour défendre le peuple juif qui est de plus en plus méprisé non seulement en Europe, mais
également dans toute partie du monde comme l’Asie et l’Amérique du sud. Pour ce faire, les juifs
s’orientent vers une force coloniale « l’Angleterre » pour qu’elle les protège de tout type
d’antisémitisme. L’Angleterre, à son tour, au lieu de construire une nation arabe unie après le
mandat britannique (1920-1948), décide de leur donner la terre de la Palestine. Cela se réalise à la
suite de la déclaration Balfour en 1917. Il s’agit d’une déclaration officielle de novembre 1917,
sous forme de lettre, adressée par Lord Arthur Balfour (1848-1930), ministre britannique des
affaires étrangères, à Mord Lionel Walter Rothschild (1868-1937), vice-président des députés
juifs, dans laquelle il confirme l’établissement en Palestine d’un foyer national pour les juifs et le
contrôle administratif des juifs non seulement en Palestine, mais également dans les pays arabes
voisins :
« Cher Lord Rothschild, j'ai le grand plaisir de vous adresser, de la part du gouvernement de
Sa Majesté, la déclaration suivante, en sympathie avec les aspirations juives sionistes ; cette
déclaration a été soumise au Cabinet et approuvée par lui. Le gouvernement de Sa Majesté
envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un Foyer national pour le peuple juif,
et il emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement
entendu que rien ne sera fait qui porte atteinte aux droits civils et religieux des communautés
145
Il s’agit d’un conflit social et politique majeur de la troisième république survenue à la fin du XIXème siècle autour
de l’accusation de trahison faite au capitaine juif Alfred Dreyfus. Il fut condamné à une peine pour avoir prétendument
livré des documents secrets français à l’empire allemand.
104
non juives de Palestine ainsi qu'aux droits et aux statuts politiques dont les Juifs jouissent
dans les autres pays »146
L’un des contextes que nous employons dans le cadre de ce recueil est le contexte politique
darwichien, plus particulièrement les accords d’Oslo signés le 13 septembre 1993. Il s’agit des
accords signés à Washington entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin. Les accords sont composés de
lettres de reconnaissance réciproque. L’OLP (Organisation Libérale de la Palestine) reconnaît la
légitimité d’Israël ainsi que son droit à exister en paix et en sécurité tout en renonçant à tout acte
de violence ou de terrorisme contre ce pays. En revanche, Israël, pour sa part, reconnaît l’OLP
comme le représentant unique et légitime du peuple palestinien. L’établissement de deux régions
palestiniennes, une en Cisjordanie, l’autre à Gaza est également prévu dans les accords d’Oslo.
Ces déclarations restent seulement sur le papier jusqu’au 4 mai 1994 lorsque Yasser Arafat
et Itzhak Rabin se rencontrent afin de signer la mise en application de la déclaration du 13
septembre 1993, le plus souvent le retrait des forces israéliennes des territoires occupés à la suite
de la guerre de Six jours en 1967, et le transfert du pouvoir à l’Autorité palestinienne qui, à son
tour, devait garantir la paix d’Israël en Cisjordanie et à Gaza.
A la suite de ces accords147, les Palestiniens ont ignoré le droit au retour des réfugiés
expulsés en 1948 en faveur d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza. Ces accords représentent
la source d’un grand désespoir chez Darwich qui avait déjà déclaré son refus tout en démissionnant
de l’OLP.
Le présent recueil représente une deuxième réaction de Darwich, celui qui avait quitté
obligatoirement son pays en rêvant toujours d’y retourner. Il résiste avec des mots tout en
reprochant à l’Autorité palestinienne son silence vis-à-vis de la confiscation de sa terre natale et
146
La déclaration Balfour se trouve en ligne sur le site suivant :
https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_Balfour_de_1917
147
Voir Annexe B.
105
de l’oubli de son identité. D’un point de vue métaphorique et en commencant par le titre du recueil,
le « cheval » représente le réfugié car le cheval se caractérise par un enracinement dans la terre
comme il est aussi le cas du réfugié dont l’avenir est inconnu. D’ailleurs, Darwich reproche à une
autre personne tout en ayant recours au pronom « tu » qui représente le père, non pas le père
biologique, mais tout homme responsable de son exil. Cet homme est Yasser Arafat que Darwich
nomme « le père de la cause palestinienne ».
Dans ce long recueil, comme cité précédemment, Darwich s’appuie sur l’histoire en tant
que base profonde de sa réflexion. C’est pourquoi nous y voyons des thèmes variés évoquant la
perte de l’identité, l’exil, la nostalgie et la mémoire. Dans les pages qui suivent, nous allons
procéder à une analyse détaillée des vers indiquant cette perte d’identité, cet exil, cette nostalgie
et cette mémoire.
L’exil, très présent dans ce recueil, dit le lieu, sa nature et cherche à échapper à la splendeur
du mythe afin d’aborder la vie quotidienne. Il exprime une réalité douloureuse à partir d’éléments
simples de lieu et de vie humaine.
La réalité de Darwich est transportée. Elle n’est jamais installée en un seul lieu mais portée sur
les épaules, dans la langue, dans les perceptions et dans la conscience. Il vit simultanément au
centre de la scène et en dehors d’elle.
D’ailleurs, l’exil n’est pas forcément dans l’éloignement de la patrie. Avant le premier départ
du poète, Darwich était étranger dans sa propre patrie. Il y était exilé et prisonnier, mais ceci n’a
pas influencé un seul instant les liens qu’il gardait avec son pays (liens nationaux, identitaires et
106
culturels). L’exil est profondément ancré en lui à tel point qu’il ne peut pas écrire sans lui. Il le
porte où il ira et le ramène à sa première maison.
L’exil ne finit jamais que ce soit au sein de la patrie ou ailleurs. Nous pouvons être exilé dans
la langue, dans l’amour et dans l’attitude vis-à-vis de la justice. L’exil véritable est celui que nous
ressentons dans sa patrie, l’exil intérieur. Après tout, l’exil n’est-il pas l’une des sources de la
création littéraire à travers l’histoire ? Il est à dire – et ceci est important à signaler- que l’homme
qui est en harmonie parfaite avec son identité, sa société et sa culture ne peut pas être un créateur.
Il lui faut normalement une forte tension intérieure afin de transgresser les règles, condition
nécessaire de toute production littéraire.
Tout poème, dans ce recueil, est une expression d’un exil et d’une altérité. Pourtant, Darwich
ne s’en plaint pas car l’exil, d’après lui, est une source d’inspiration dans son écriture. Il lui a
permis de voyager entre les cultures, entre les peuples, entre les civilisations. Ces voyages lui
permettent aussi d’observer l’Autre, l’occupation, le paysage et la prison. Disparaître ailleurs dans
le monde représente une libération à l’aide de laquelle le poète lit et écoute de la poésie européenne
qui l’aide à pardonner à son adversaire, puisqu’il est aussi exilé.
En ce qui concerne « Je vois mon ombre qui s’avance de loin », il s’agit du premier poème
introductoire du recueil. Darwich évoque l’exil, mais ne le dit pas de manière directe « je suis
exilé », il s’appuie plutôt sur un processus de description d’un éloignement des moments précieux.
Il se souvient de beaucoup de symboles comme les fenêtres, les mouettes, les camions de soldats,
le pain, le vin, etc. Etant exilé, Darwich n’a pas l’intention de chasser l’Autre ; au contraire, il
profite de cette crise identitaire afin de faire la paix avec lui, ce qui lui permet en fin de compte de
retourner à sa terre.
Depuis le premier vers, nous voyons un moment d’exil où Darwich se met devant la fenêtre
de sa maison afin de se rappeler les évènements de son village. Il se compare à une fenêtre en
utilisant une analogie « ainsi qu’une fenêtre », puisque tous les deux sont témoins des évènements
douloureux que subit son village :
107
Etant exilé, il ne reste plus à Darwich que de se souvenir d’un temps où les amis viennent
apporter du pain, du vin et des romans. Il s’agit généralement d’un sentiment de soumission et
d’une incapacité à supporter le réel ou à affronter la dureté de l’exil. C’est pourquoi le poète se
recourt au passé afin d’apaiser son âme. Il maintient la tradition d’hospitalité et sa relation intime
avec ses amis en tant que composante de son identité. Il utilise le vin, car celui-ci l’aide à
reconstituer sa mémoire du passé tout en s’abstrayant du moment présent (moment d’exil) :
''واﻷسطوانات
Et des microsillons »
Dans le même sens, le travail de mémoire est toujours présent dans ce poème. Le poète
repose sur un ensemble d’images contradictoires qui imprègnent le style de son écriture. Un
exemple de ces images est celui des « mouettes » et des « camions de soldats ». Il se souvient du
moment où se sont rencontrés les mouettes (qui représentent son Moi) et les camions de soldats
(qui représentent les étrangers). Le moment duquel parle Darwich est celui de 1948 qui marque la
création de l’Etat d’Israël (la venue de l’Autre) et en même temps celle de la Nakba. Cet évènement
tragique de la mémoire darwichienne a entrainé le déplacement de plus de 800 000 Palestiniens,
dont Darwich, qui voulaient fuir la guerre pour devenir des réfugiés dans les différents pays.
D’un point de vue linguistique, le poète a opté pour l’usage du verbe « changer » pour dire
que sa vie a été changée d’une « vie heureuse » en « vie triste ». D’un point de vue des figures de
style (l’approche stylistique), Darwich utilise des anaphores (répétition de(s) même(s) terme(s) en
début de plusieurs phrases, de plusieurs vers, de plusieurs propositions. On martèle ainsi une idée,
on insiste, on souligne.) qui est la répétition de la formule « j’ouvre », Otîlô en arabe, s’occupant
de parler des lieux :
108
« J’ouvre sur des mouettes et des camions de soldats
Dans une autre scène, Darwich nous renvoie à l’image de son voisin émigré au Canada.
Son voisin avait laissé son « chien » avant qu’il parte comme le père de Darwich avait laissé son
« cheval » pour garder la maison. Il donne l’exemple de son voisin pour dire qu’il ne s’agit guère
d’un problème individuel, mais plutôt d’un problème collectif. Autrement dit, Darwich emprunte
le genre de la biographie pour exhumer sa mémoire individuelle qui est, en même temps, une
mémoire collective. En utilisant l’anaphore « j’ouvre », Darwich dit :
Il y a un an et demi, du Canada »
Ensuite, celui qui suit Darwich dans les scènes qu’il a dessinées dans ce poème pour parler
de son exil constate qu’il a changé de type d’images qu’il utilise « l’image de la fenêtre, celle des
mouettes, celle des soldats, celle des arbres, etc. » pour aller vers l’emprunt d’images beaucoup
plus complexes. Il s’agit d’une image historique, celle d’Abou a-Tayyib al-Mutanabbi exilé de
Tibériade vers l’Egypte sur un cheval comme c’est le cas pour Darwich. Le poète essaie de se
rappeler les personnages qu’il a connus avant l’occupation de sa terre. Parmi ces personnages,
nous avons Abou a-Tayyib al-Mutanabbi (le symbole de la poésie arabe, du courage et
d’aspiration) qui est venu à l’esprit de Darwich lorsqu’il s’est mis à exposer la casette de ses
souvenirs à travers l’usage du verbe « ouvrir » avec un déictique personnel/autobiographique
« je » :
" " أطلﱡ على اسم " َأبي ال َطيِب ال ُمت َنبِي
المسافر من طبريﱠا إلى مصر
"فوق حصان النشيد
109
Sur le cheval du chant »
Darwich, en utlisant toujours un style de comparaison, essaie de lier son histoire de départ à
celle d’Al-Mutanabbi, puisqu’il y a une similitude. Darwich a déjà quitté son pays pour ensuite
être exilé en Egypte en 1971. Dans Ne t’excuse pas, il montre l’histoire d’Al-Mutanabbi dans son
poème « Le voyage d’Egypte d’Al-Mutanabi » où ce poète indique son exil dans plusieurs pays
arabes, y compris l’Egypte, l’Irak et la Jordanie. D’un point de vue de la langue, le poète utilise
des verbes à caractère négatif comme « partir », « ne pas revenir », « tomber », « dérober », « ne
pas trouver », etc. Certains de ces verbes sont conjugués avec un « je » qui est celui de Darwich se
mettant dans la peau d’Al-Mutanabi : « Je suis sur le départ », « je me hâte dans des pays qui me
dérobent les noms », « je suis tombé ». Que ces verbes soient conjugués avec un déictique
personnel ou avec un autre, ils s’occupent de raconter l’état d’exil des deux poètes :
148
DARWICH, M. (2006). Ne t’excuse pas, op. cit., p. 55.
110
Le poète annonce aussi le déracinement et l’exil en délivrant l’image du Moi représentée
par la formule « la rose de perse », en train de grimper la « clôture de fer ». Cette « clôture de fer »
représente aujourd’hui le mur de séparation que l’étranger avait construit en 2002 149 :
La clôture de fer »
Après l’image de la « rose de perse » en train de grimper la « clôture de fer », ce sont les
traits du Moi darwichien qui apparaissent. Sa présence et sa volonté s’imposent dans le poème. Ni
le temps, par son absence, ni l’espace devenu occupé ne permettent de partir avec honneur lors de
la séparation. L’« ipséité arabe » est lexicalement présentée en tant qu’un « arbre ». Darwich
utilise l’arbre en tant que symbole de son Moi, présent et résistant contre toute tentative de
déracinement et de perte. L’arbre est connu par sa force, sa protection, sa stabilité et sa résistance
contre tout type de changements météorologiques (vent, tempête, tonnerre). Tel est aussi le Moi
darwichien. Il veille à ce que son peuple (son moi) soit protégé/stable toute la nuit, car l’ennemi
choisit la nuit en tant que temps d’attaque.
Le poète choisit l’arbre, d’une part pour remplacer son peuple, enraciné sur sa terre,
d’autre part pour remplacer l’âme du poète qui protège son peuple, même si sa manière de
protection est artistique : la poésie. D’ailleurs, il se trouve dans le poème une forte personnification
(elle représente une chose ou une idée sous les traits d’une personne), qui est celui de « l’arbre ».
Le poète donne à l’arbre les traits d’un être humain ayant la capacité de garantir une
protection « l’arbre protège la nuit ». Outre la personnification, nous avons aussi un parallélisme
(répétition de la même construction de phrase, autrement dit de la même structure syntaxique,
notamment la formule « j’ouvre sur » au présent de l’indicatif, répété maintes fois dans le poème :
149
En juin 2002, le gouvernement israélien décide de construire un mur séparant le côté palestinien du côté israélien.
Ce mur détruit des milliers de maisons et de terres agricoles, car il s’établit sur les terres palestiniennes les plus fertiles
et les plus arrosées. Il sépare les villes et les villages palestiniens les uns des autres, ce qui rend difficile toute vie
sociale, économique, éducative et culturelle. Par exemple, les Palestiniens n’ont plus accès aux hôpitaux et aux lieux
éducatifs. Certains d’entre eux sont privés de l’éducation à cause de la construction du mur.
111
س الليل من نَف ِس ِه ُ " أطلﱡ على َش َج ٍر
ُ يحر
ويحرس نَوم َ الذين ي ُحبﱡونني
"َميِتا
Mort »
A l’aide de ces symboles, qu’ils soient ceux désignant le moi comme « l’arbre », « la rose
de perse », « Al-Mutanabi », « les mouettes » ou ceux désignant autrui comme « la clôture du fer »
et « les camions de soldats », le poète révèle la crise identitaire à son plus haut degré de complexité.
L’identité darwichienne n’appartient plus à ceux qui l’avaient créée, depuis que les traces de leur
passage ont été effacées par les conquérants ou les étrangers.
L’expulsion du Moi darwichien de sa terre est devenue une réalité dont personne ne peut
nier l’existence. Cela s’attribue à la venue de « l’étranger », considéré désormais comme un
« vent » visant le déracinement du peuple. Darwich renonce au circonstanciel pour un exercice de
la langue qui en condense l’énergie afin, par elle, de ranimer le soulèvement originel contre la
condition mortelle dont la forme présente est l’oppression. Ce sentiment de déracinement est
renforcé par l’image de la « femme ensoleillée » en elle-même. Cette femme ne peut pas
s’ensoleiller aujourd’hui à cause du vent. D’un point de vue lexical, le « vent » et le « soleil » sont
deux mots contradictoires, le premier représente le déracinement, tandis que le second incarne le
calme que le poète cherche :
Le thème de l’exil continue son chemin dans « Je vois mon ombre qui s’avance de loin ».
Puisque le départ du Moi darwichien et de celui de son peuple évoque le temps passé, Darwich
veut montrer, dans ce poème, le besoin de parler de la nostalgie et de la mémoire du passé
112
heureux, représenté par la « femme ensoleillée », signe de stabilité, et le passé malheureux,
représenté par le « vent », signe d’errance, s’occupant d’arracher le peuple. Aussi, ce passé
heureux est expliqué par le recours à une image religieuse, celle racontant le cortège des prophètes
anciens montant nu-pieds vers Jérusalem. Darwich veut montrer que l’identité qu’il a perdue n’est
pas seulement celle d’un « lieu normal », mais celle d’un lieu sacré « Jérusalem ». En commencant
par l’anaphore « j’ouvre sur », Darwich dit :
D’un point de vue lexical, Darwich utilise le mot « prophète », non pas pour indiquer un
prophète particulier, mais afin d’indiquer le besoin d’avoir un nouvel homme (nouveau prophète)
qui ressemble aux anciens pour ce nouveau temps (le temps où le peuple du poète s’est fait exiler
de sa terre pour aller vers une vie d’exil). Le poète semble être à la recherche d’une personne,
capable de faire des miracles comme l’ont fait les anciens prophètes avec leurs peuples. Il souhaite
qu’un nouveau prophète se fasse envoyer pour faire sortir son peuple d’un état de malheur en état
de bonheur. D’ailleurs, l’adjectif « nouveau » est répété deux fois. Cette répétition a pour objectif
de dire que « l’innovation » est nécessaire et elle devrait se mettre en place :
Dans « Eloge de l’ombre haute », Darwich prétend d’être le prophète de son époque,
étant donné qu’il s’occupe de raconter la perte de son identité. D’un point de vue linguistique,
Darwich utilise ce que l’on appelle en arabe îsm tafdîl, le superlatif en français. Il se présente en
113
tant qu’un prophète supérieur à tout autre prophète ou poète : « le prophète des prophètes » et « le
poète des poètes » :
ِي اﻷنبياء
"وأنا نب ﱡ
ِوشاعر الشعراء
ُ
"منذ رسائل المصري ِ في الوادي إلى أشﻼء طفل في شاتيﻼ
Depuis les missives de l’Egyptien dans la Vallée aux restes d’un enfant à Chatila »150
Après l’emprunt des mots issus d’une image religieuse tels que « prophète » ou
« Jérusalem », Darwich se dirige dans sa défense identitaire vers une image montrant les efforts
que déploie son peuple afin de confirmer son existence sur sa terre, notamment l’image d’une
personne qui tient l’écharpe de sa mère lors de la première Intifada en 1987.
En effet, les caractéristiques de cette Intifada (révolution des pierres) sont montrées dans
les propos de Darwich :
« L’atroce simplicité de l’intifada, les pierres contre les fusils, le désir d’indépendance contre la
volonté d’occupation, la dignité et le courage contre la déchéance et le désarroi étaient en train
de gagner la bataille de l’opinion publique. Les mots retrouvaient leur sens et le débat pouvait
s’ouvrir »151
« Mon sentiment était tout à fait différent. J’ai senti que l’Intifada était la seule réponse simple, la
seule et véritable réponse que ramenait la question au Lieu de la question, qui ramenait le sujet
dans son contexte. Elle a libéré le peuple palestinien de la paresse qu’autorisait l’existence même
de l’OLP »152
150
DARWICH, M (2011). Nous Choisirons Sophocle et autres poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias
Sanbar. Paris : Actes Sud, pp. 52-53.
151
DARWICH, M. Palestine mon pays. L’affaire du poème… op. cit., p. 14.
152
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 137.
114
Dans le cadre de l’usage d’une anaphore « j’ouvre sur », qui donne une impression
d’insistance, de symétrie et renforce notre propos et permet à Darwich de jouer avec les sonorités
pour produire une musique, Darwich souhaite revenir à son enfance en employant également une
interrogation à visée exclamative : « Qu’adviendra-t-il si j’étais à nouveau enfant ? », comme s’il
voulait dire que son retour ne va pas affecter la vie d’autrui. D’un point de vue discursif, les deux
déictiques « à moi » et « à toi » sont polysémiques, tantôt le poète s’adresse à autrui en lui délivrant
son souhait de parvenir à une cohabitation « si je revenais à toi », tantôt il s’adresse à son enfance
en indiquant la nécessité impérieuse d’y revenir : « si tu revenais à moi », où le « toi/tu » représente
l’enfance :
Darwich reprend son évocation des évènements historiques et religieux du passé avec
l’usage anaphorique et permanent du verbe pronominal « s’ouvrir ». Il fait allusion à l’histoire du
prophète Zacharie qui est l’un des prophètes que Dieu a envoyés aux peuples afin de les faire sortir
des ténèbres et les diriger vers la lumière. L’histoire de Zacharie commence lorsqu’il vieillit sans
avoir d’enfants. Cette problématique l’a inquiété. C’est pourquoi il a imploré Dieu afin qu’il lui
accorde un descendant. Le Coran relate l’évènement :
« Lorsqu’il invoqua secrètement son Seigneur, Et dit : « O Seigneur ! Mes os se sont affaiblis et
ma tête s’est couverte de cheveux blancs. Cependant, Seigneur, je n’ai jamais été déçu en
115
T’invoquant ». Je crains le comportement de mes héritiers, après moi. Et ma femme est stérile.
Accorde -moi, de Ta part, un descendant qui hérite de moi »153
Par conséquent, Dieu a répondu favorablement à sa demande en lui envoyant des anges qui
lui annoncent un fils dont le nom sera (Jean le Baptiste) :
« Ô Zacharie, nous t’annonçons un fils dont le nom sera (Jean le Baptiste). Personne avant lui n’a
porté ce nom »154
Dans cette vision religieuse, Darwich essaie de lier son histoire personnelle, celle de sa
solitude ou de son exil à l’histoire de Zacharie. Il voudrait dire que rien n’est impossible et que
son retour aura lieu comme Zacharie a réussi à avoir un fils malgré son vieil âge :
Darwich s’ouvre également sur Lisân al-‘Arab (arabe : لسان العرب, littéralement la Langue
des Arabes). Il s’agit essentiellement d’un dictionnaire encyclopédique de la langue arabe
englobant la lexicologie arabe depuis le IXe siècle. La rédaction de ce ditionnaire a été réalisée par
Muhammad Ibn Mânzûr. Darwich fait référence à ce dictionnaire pour rappeler une catastrophe
linguistique, celle de la suppression de l’Autre de quelques mots en faveur d’autres mots comme
le mot al-Quds qui a été remplacé par le mot hébreu ôrshalîm (exil dans la langue). Darwich
souhaite rappeler ces mots pour qu’ils ne disparaissent pas :
Nous constatons que Darwich utilise beaucoup de symboles comme le symbole religieux
(l’histoire de Zacharie), le symbole littéraire (l’histoire d’al-Mûtanabbi), le symbole linguistique
(Lisan al-‘Arab), le symbole historique (l’histoire des Perses, des Byzantins et des Sumériens), le
symbole poétique/philosophique (Tagore largement connu par le traitement des sujets des pauvres
et des exilés) dans un processus anaphorique à l’aide du verbe « ouvrir » :
153
Il s’agit des versets 3-6 de la sourate 19.
154
Ibid., verset 7.
116
، والسومريين،والروم
ِ ،" أطل علي ال ُفرس
...والﻼجئينَ ال ُجد ُد
طاغور
َ تِ ُأطلﱡ على عِقد إحدى فقيرا
"...تطحنُهُ عَ َربَاتُ اﻷَمير الوسيم
« Nous avons effectivement donné à David et à Saloman une science : et ils dirent : « Louange à
Allah qui nous a favorisés à beaucoup de ses serviteurs croyants ». Et Salomon hérita de David et
dit : « Ô hommes : On nous a appris le langage des oiseaux ; et on nous a donné part de toutes
choses. C’est là vraiment la grâce évidente. Et furent rassemblées pour Salomon, ses armées de
djinns, d’hommes et d’oiseaux, et furent placées en rangs »155
Après la mort du père de Salomon, ce dernier devint roi. Il pria Dieu de lui donner un
royaume. Dieu exauça son voeu. Outre l’héritage du royaume, Dieu lui donna beaucoup d’autres
qualités. Il lui donna la capacité de commander le vent, comprendre les animaux et leur parler. Un
jour, le roi rassembla son armée qui était composée de bataillons comprenant hommes, djinns,
oiseaux et autres animaux. Il les a mis en marche en direction d’Ascalon (en Palestine). A
Jérusalem, le roi construisit un magnifique temple connu aujourd’hui sous le nom du Dôme du
Rocher afin d’inviter les gens à adorer Dieu. De là, de nombreuses personnes rejoignirent le roi
pour effectuer ensuite le pèlerinage à la sainte mosquée de la Mecque. Après avoir accompli leur
155
Il s’agit des verset 15-17 de la sourate 27.
117
pèlerinage, elles voyagèrent au Yémen à la recherche d’eau. Salomon chercha la huppe, ayant la
capacité de détecter l’eau sous la terre, mais il ne la trouva pas. Il envoya toutes sortes de message
à cette huppe, mais elle ne répondit pas. Pris de colère, il déclara que si l’oiseau n’avait pas de
bonnes raisons pour justifier son absence, il serait puni sévèrement. Darwich se compare ainsi à la
huppe épuisée par les reproches de son maître (l’Autre) :
Darwich déclare les raisons pour lesquelles il décide de citer l’image de la huppe : « La
huppe est une expérience particulière dans ma poésie. J’ai voulu utiliser des moyens d’expression
sans limites. J’ai voulu me jeter dans de nouvelles formes »156
De même, l’exil continue à être sans aucun doute l’un des thèmes majeurs de la poésie
darwichienne. Dans « Je vois mon ombre qui s’avance de loin », la séparation de la terre à l’instar
de la guerre de 1948 a incité le poète à s’interroger sur son destin après l’accord de paix entre Israël
et l’OLP en 1993. La répétition du verbe « ouvrir » avec le déictique « je » corrobore l’idée selon
laquelle le temps et la terre risquent d’être perdus à tout jamais. Si le Moi darwichien, chassé de
156
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 116.
118
sa terre, ne peut trouver refuge nulle part, il reviendra donc de se comparer à un « oiseau »
éternellement en plein vol. De fait, il doit garder sa langue dans son esprit et tout processus de paix
pour qu’il puisse, d’une part tenir la main d’une femme en pleine liberté, d’autre part pour que la
stabilité, représentée par le terme « le sac et le ressac », revienne comme avant. Darwich dessine
aussi l’image d’Eschyle 157 connu par les tragédies qu’il compose :
Et me suffit la main d’une femme dans la mienne pour que j’enlace ma liberté
Dans les vers ci-dessus mentionnés, le poète veut rétablir la mémoire perdue. Il se souvient
de ce qu’il a partagé avec la bien-aimée à la belle époque : sa terre. Ces vers expriment l’éternité
de son amour, son désir d’un accord sans déchirure, d’un pacte de paix sans rupture.
Comme nous l’avons constaté dans « Je vois mon ombre qui s’avance de loin », l’exil
commence avec la venue de l’étranger après l’année 1948. Bien avant l’arrivée des premiers
étrangers, il existait une population arabe autochtone, laquelle vivait sur un terrain dont elle est le
propriétaire.
Considérée comme rurale et clanique, la population darwichienne a été bouleversée par la
mise en application de ce projet colonial qui a pour principal objectif le bouleversement de
l’histoire des régions. Cet évènement traumatique n’a pas seulement influencé la vie du peuple
darwichien (la vie de « je »), mais également celle de tous les villageois (la vie de « ils »). Darwich
157
Eschyle est le plus ancien des trois grands tragiques grecs. Précédé par d’autres dramaturges, il participe à la
naissance du genre tragique grâce à certaines innovations, comme le nombre d’acteurs qu’il porte à deux selon
Aristote.
119
exprime d’ores et déjà, dans « Un nuage dans ma main », cet exil en délivrant l’image des
villageois qui sellent leurs chevaux pour partir. La formule « ils ne savent pourquoi » montre que
l’expulsion du peuple est un acte non-justifié, voire arbitraire. Darwich dit :
َ"أس َر ُجوا الخَيل
ﻻ يعرفون لماذا
َ ولك ﱠنهُم َأ
"سر ُجوا الخي َل في السه ِل
« Ils ont sellé les chevaux
Sans le moindre doute, le cheval était considéré comme une composante fondamentale de
la maison, notamment chez les villageois. Le rôle du cheval est montré dans les paroles de l’enfant
s’adressant à son père dans « L’éternité du figuier de Barbarie ». L’enfant parle comme si le cheval
était son frère. Néanmoins, après avoir été perçu en tant que gardien de la maison, le cheval devient
un moyen de transport qui amène à l’exil.
Dans « Une rime pour les Mu’allaqât », Darwich raconte le même départ en employant le
pronom « ils » :
120
أخذوا الكﻼم. وهاجروا،أخذوا الزمان وهاجروا أخذوا روائحهم عن الفخار والكﻸ الشحيح. أخذوا المكان وهاجروا. "هاجروا
"وهاجر القلب القتيل معهم
« Ils sont partis. Ils ont emporté le lieu. Emporté le temps, effacé leurs odeurs des jarres et de
l’herbe avare. Partis. Ils ont emporté les mots et le cœur meurtri est parti aussi »
Darwich continue de raconter son exil tout en nous montrant les belles conditions de son
lieu de naissance et desquelles il se prive dans sa nouvelle vie. Il emploie un mécanisme visant le
mélange entre les mots indiquant le « temps » et ceux indiquant le « lieu ». Parmi les mots utilisés,
nous avons la colline, le mois de mars, le myrte, les rangs d’olivier, la fumée d’azur, le coton, les
amandiers, le banquet de mauve, l’église, la nuit, etc. Tous ces éléments s’apprêtent à accueillir le
nouveau-né « l’étranger ».
L’un des éléments les plus importants est le mois de « mars », présenté stylistiquement à
l’aide d’une anaphore (le mot « mars » est cité trois fois au début de chaque vers) et d’une
personnification : c’est un enfant choyé « gâté », ce mois carde le coton et offre un banquet de
mauve au parvis de l’église :
Ce n’est qu’avec ce mois que parait l’intention de Darwich de garder le bon lien avec autrui.
L’accueil de celui-ci sera en mars avec « le coton sur les amandiers ». L’intention du Moi
darwichien d’accueillir l’étranger s’éclaircit avec la formule « était prêt », mô’âdan en arabe,
représentant une hospitalité délibérée. Outre la place apprêtée pour l’accueil de l’étranger, Darwich
parle de l’olivier dont la description est relatée dans le Coran : « Un olivier qui n’est ni d’Orient
ni d’Occident dont l’huile semble éclairer sans même que le feu ne la touche »158 :
121
ت ﱠل ًة من رياحين
" ح ال ُلغَة ودخاناً من الﻼزَ َور ِد
َ صاحف تُعلي سُ ُطو َ وزيتون ًة ُقر
َ ب زيتون ٍة في ال َم
« La place était prête pour sa naissance
Dans les Livres, les rangs d’oliviers brandissent les faces visibles de la langue et une fumée
d’azur»
ٌ آذار َأ
رض ِل َلي ِل السُنُونو ُ "
وﻻمرأةٍ ت َست َعدﱡ لصرخَتها في البراري
َ وتمتدﱡ في
"ش َجر السنديان
« Mars, terre dévolue à la nuit de l’hirondelle
Nous constatons de ce que dit Darwich que la représentation de l’enfance suit le poète
jusqu’à sa mort. En nous concentrant sur les passages d’« Un nuage dans ma main », nous voyons
que l’écriture de Darwich rappelle d’une part sa vie personnelle, d’autre part les problèmes de sa
génération. Darwich grandit mais ne veut pas que son enfance grandisse (expression d’un
mécontentement par rapport à sa vie actuelle en exil). C’est pourquoi il consacre une majeure partie
du présent recueil à la description de son enfance, notamment la mémoire d’enfance. Les titres du
premier groupe comme « Villageois sans malice », « La nuit du hibou », « L’éternité du figuier de
Barbarie », « Combien de fois en sera-t-il fini de nous ? » montrent le côté enfantin et les souvenirs
du passé. Ils rappellent sa naissance pendant la période de la guerre de 1948 qui, cette guerre,
l’oblige à crier :
122
ُوصرختُه
"في شقوق المكان
« Un enfant naît
Et son cri
Comme la notion de l’exil, dans les strophes précédentes, se montre à l’aide du verbe
« seller », suivi par un moyen traditionnel de transport « le cheval », cette notion s’explique
désormais à l’aide du verbe « séparer » tout en se basant sur une image religieuse, celle de Joseph
haï par ses frères :
Joseph était un jeune garçon heureux, très beau et très aimé de son père Jacob. Un matin,
Joseph se leva à cause d’un rêve qui l’obligea à aller voir son père pour le lui raconter. Son père
l’écouta attentivement et son visage devint rayonnant de joie, puisque Joseph venait de lui raconter
un nouveau rêve qui parlait de la réalisation d’une prophétie. Le Coran relate l’évènement :
« Joseph dit à son père : « Ô mon père ! J’ai vu, en rêve, onze étoiles, et aussi le soleil et la
lune ; je les ai vus prosternés devant moi »159
Jacob savait que ses fils, les frères de Joseph, n’accepteraient jamais son interprétation du
rêve de Joseph ni sa nouvelle position parmi eux. Les dix frères aînés de Joseph étaient déjà jaloux
de lui, car il voyait l’affection et la tendresse que lui portait son père. Jacob étant prophète était un
homme sage, soumis à Dieu et il traitait les membres de sa famille avec respect et amour, mais son
cœur était attiré par les belles qualités de Joseph. Cependant, l’un de ses frères, afin de se
débarrasser de Joseph, suggéra de le jeter dans un puits. Il serait probablement trouvé par des
voyageurs et vendu comme esclave, ce qui leur garantissait de ne plus jamais le revoir. Ils établirent
donc leur plan, fiers d’eux-mêmes. Darwich utilise l’histoire de Joseph afin d’indiquer l’idée de
refus, d’exil et de marginalisation. Joseph se fait haïr et marginaliser par ses frères comme le Moi
de Darwich marginalisé par ses frères arabes :
159
Il s’agit du verset 4 de la Sourate 12.
123
ت َ في صرختي َح َذ ٌر ﻻ ي ُﻼئِم ُ َطي: َ" كانوا يقولون
ِ ش النباتا
في صرختي َم َط ٌر
هل َأسأتُ إلى إخوتي عندما قلتُ إني رأيتُ مﻼئك ًة يلعبون مع الذئب في باحة الدار؟
"ﻻ َأتذ ﱠك ُر َأسما َءهُم وﻻ َأتذ ﱠك ُر أيضاً طري َقت َ ُهم في الكﻼم وفي خ ﱠفة الطيران
« Ils disaient : dans mon cri, une prudence qui ne sied pas aux plantes étourdies
Ai-je nui à mes frères lorsque j’ai dit voir vu des anges jouant avec le loup dans la cour de notre
maison ?
Dans « Le puits », le poète refait appel à l’histoire du prophète Joseph. Joseph est haï, exilé
et jeté dans un puits par ses frères, Darwich est exilé aussi. Tous les deux ont grandi dans un lieu
qui n’est pas le leur, entre la Syrie, l’Egypte et Babel. Darwich dit ceci :
ي ُ ." َأس َم ُع َوحشَ َة اﻷَسﻼف بين الميم والواو السحيقة مثل وا ٍد غير ذي زرع
وأخفي تعبي الود ﱠ
َ من البئر التي لم َألقَ فيها يوسُفاً َأو خَو،ٍعرف َأنني سأعود حياً بعد ساعات
ف إخوتِ ِه ِم َن اﻷصداء ُ َأ
« J’entends la solitude des aïeux entre le mîm et le waw abyssinal telle une vallée aride et je cache
ma tendre lassitude
Je sais que dans quelques heures je reviendrai vivant du puits au fond duquel je n’ai trouvé ni
Joseph ni la peur que l’écho inspire à ses frères
Sois sur tes gardes ! Ici ta mère t’a mis au monde à la porte du puits
Puis elle s’est lancée dans une incantation. Fais de toi-même ce que bon te semble
124
Seul, j’ai accompli ma volonté. J’ai grandi de nuit dans le conte entre les côtes du triangle :
L’Egypte, la Syrie, et Babylone. Ici même. Seul j’ai grandi sans la grâce des déesses de
l’agriculture »
De même, la même histoire est racontée dans « Je suis Joseph, Ô mon père ». Dans ce
poème, Darwich emploie quelques verbes comme le verbe « agresser » à l’aide duquel il compare
les frères de Joseph aux étrangers. Tous les deux agressent le poète et veulent le voir mort. Darwich
s’en explique comme suit :
يا َأبي،يوسف
ٌ " أنا
والكﻼم
ِ ي وير ُمونني بالحصى
يَعتد ُون عل ﱠ
Le poète s’oppose aux idées reçues face à la menace faite à son identité. Il peut prouver
qu’il n’est pas tout seul. Il est l’héritier d’un passé florissant et d’un grand peuple portant sur ses
épaules la responsabilité de garder la maison, de déposer une lune à sa fenêtre et de tisser la pèlerine
de pâquerettes. Il adresse une parole à sa mère qui est sa terre pour lui demander de ne pas
s’inquiéter, puisque d’autres frères vont la sauver de la misère. Ces frères jouissent d’une liberté
exprimée par les activités qu’ils font : « Mes amis frémissent des ailes la nuit ». La parole adressée
à la mère est sous forme d’interrogation : « Dirais-je à ma mère ? » :
160
DARWICH, M. La terre nous est étroite…, op. cit., p. 225.
125
ضعُونَ على شرفتي قمر ًا
َ َ لِي إخوة ٌ آخرون إخوة ٌ ي
ُ معطف
"اﻷقحوان َ إخوة ٌ ينسجون بإبرتهم
« Mes amis frémissent des ailes la nuit et ne
Face à la selle des chevaux engendrant l’exil, Darwich semble être triste, puisqu’il a dû
quitter sa terre fertile où seulement « sept épis » suffisent pour garnir la table de l’été. Le mot
« épis » est un symbole artistique, culturel et religieux qui indique la fertilité et la richesse agricole.
Darwich donne à ce mot un nouveau sens qui ne correspond pas à son sens original. Le mot « épis »
est porteur d’un ancien sens lié à la faiblesse et à l’incapacité à supporter la dureté de changement
de température. Mais Darwich l’emploie tout en visant une bonne signification: l’hospitalité et la
générosité de son peuple. Il utilise aussi une image religieuse, celle du Coran, notamment les
expressions « sept épis » et « dans l’épi »161 :
ِصيف
َ " سَب ُع سناب ِ َل تكفي لمائدةِ ال
وفي كل سُنب ُ َل ٍة.يسَب ُع سَنَاب ِ َل بين يد ﱠ
"ﻼ من القمحً ي ُنبِتُ الحق ُل حق
« Sept épis suffisent pour garnir la table de l’été
Dans « Combien de fois en sera-t-il fini de nous ? », le mot « épis » est employé aussi pour
indiquer le bien, la générosité et la fertilité de la terre, mais personne ne récolte ces épis, d’une part
à cause de l’éloignement du pays, d’autre part à cause du manque des machines de récolte. C’est
l’usage de l’adjectif « lourd » qui montre la fertilité de la terre du poète : « Les épis sont lourds »
161
Dans la sourate 2, verset 261, le Coran dit : « Ceux qui dépensent leurs biens dans le sentier de Dieu ressemblent
à un grain d’où naissent sept épis, chaque épi contenant cent grains ».
126
et c’est l’usage de l’adjectif « abandonnées » avec le nom « faucilles » qui indique l’état
catastrophique du village :
« Les Tatars glissaient leurs noms dans les toitures des villages
127
« Mon père tirait l’eau de son puits et lui disait :
Ne taris pas
Darwich explique les raisons pour lesquelles il décide d’employer le symbole du « puits » :
« Le puits est l’eau et l’antithèse de la soif. Il est le signe de la vie lorsque prévaut la sécheresse.
Le puits est un point d’attraction des êtres, une condition indispensable pour élire domicile. Le
puits est par ailleurs cette profondeur mystérieuse, la voie qui vous rapproche des entrailles de la
terre, le lien entre la surface et le fond. Et le puits peut unir les histoires individuelle et collective,
notamment lorsqu’il est associé à l’idée de la communauté, du partage, et de la défense des
richesses. Enfin, le puits est associé chez moi à l’idée de la matrice qui se remplit de ciel, déborde
de sens, et donne le jour à la première naissance »162
D’ailleurs, le « puits » est considéré comme un miroir qui aide le poète à voir deux lunes
différentes. L’une est tout là-haut dans le ciel (la lune naturelle) et l’autre dans l’eau, en train de
nager. Cette deuxième lune, métaphoriquement employé, représente le « Moi darwichien »
pendant la guerre de 1948 où il s’est mis à fondre le fer des épées et des charrues pour défendre sa
terre :
162
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 84.
128
Ils ont fondu le fer des épées, socs des charrues »
Pourtant, l’expression « ils ont fondu le fer des épées, socs des charrues » montre toutes
les armes (épées, charrues, fusils) qui ont été préparées afin de défendre la terre n’ont pas réussi à
accomplir leur mission. Darwich opte également pour l’usage du mot « épée » pour représenter les
forces arabes, ayant participé à la guerre de 1948 qui a débuté le 16 mai 1948. Cet état de guerre
est déclaré par peur qu’il y ait une solidarité entre les pays arabes. Le lendemain de la création de
l’Etat d’Israël par David Ben Gourion, les pays arabes (Syrie, Irak, Jordanie, Egypte, Liban)
déclarent la guerre à Israël. Ils veulent soutenir les Palestiniens dans la défense de leur cause. Les
grandes batailles démarrent au nord avec l’attaque de l’armée syrienne et au sud avec celle de
l’armée égyptienne. L’armée jordanienne, la troisième force arabe intervenant dans la guerre, entre
dans les quartiers juifs de la vieille ville à Jérusalem. Quant à l’armée irakienne, elle prend le
contrôle de la ville de Jénine et de la ville de Naplouse au nord de la Palestine. Par conséquent,
l’ONU intervient par l’intermédiaire du comte Bernadotte163, son médiateur au Proche-Orient, qui
réussit finalement à obtenir un cessez-le-feu le 11 juin 1948. Il propose une répartition des
territoires palestiniens qu’il appelle « la politique d’annexion » ; il s’avère que :
1) La Cisjordanie dont 5800 km2 sont divisés entre Israël et la Jordanie. La Cisjordanie est bordée
à l’est par la rive occidentale du Jourdain, et à l’ouest par la ligne verte Al-khât âl-âkhdhâr,
appellation indiquant les frontières entre les territoires arabes et territoires israéliens. Au sein de
ces territoires, contrôlés aujourd’hui par l’autorité palestinienne, résident plus de 2.5 millions de
Palestiniens. Les villes palestiniennes qui sont en Cisjordanie sont Hébron, Bethlehem, Ramallah,
Naplouse, Jénine, Qalqilia, Jéricho et Tulkarem. Ces villes contiennent des colonies juives
protégées par la politique de check-points et de routes de contournement.
2) La bande de Gaza (360km2) rattachée à l’Egypte avec des frontières contrôlées aussi par Israël.
Cette région est sous le contrôle du mouvement de Hamas à la suite des élections de 2006. La
bande de Gaza contient aussi des villes comme Khan Younes, Rafah, Al-shojaaya, Khozaa, etc.
Voici la carte de la Palestine d’aujourd’hui sur laquelle sont indiquées les deux régions : Gaza et
la Cisjordanie.
163
Un diplomate suédois assassiné le 17 septembre 1948 à Jérusalem par des membres du groupe juif sioniste.
129
Figure 1 : Répartition de la Palestine après la guerre de 1967
Cette répartition territoriale entre l’Etat d’Israël et l’autorité palestinienne fait en sorte que
les Palestiniens des villes occupées (Acre, Jaffa, Haïfa, etc.) soient expulsés de leur terre. Darwich
fait partie de ces Palestiniens qu’il répartit en deux parties : une partie qui fait des prières et des
louanges à la nature parce qu’ils restent en Palestine ; ce sont les habitants actuels de la Cisjordanie
et de Gaza (cf. la figure 7) et une partie de la population qui selle les chevaux pour partir (ce sont
les habitants des villes occupées). Darwich décrit les deux catégories de population ainsi que les
conséquences de la guerre :
Ont-ils dit puis ils prièrent longtemps, et chantèrent leurs louanges à la nature
Mais ils ont sellé les chevaux pour danser la danse des chevaux
130
main me blesse », tout en indiquant qu’il ne veut de cette terre que « les senteurs de la cardamome
et de la paille » et « l’oranger » qu’il a cultivé :
اﻷرض
ِ " ﻻ ُأريد ُ من اﻷرض أك َث َر مِن هذه
رائح ِة الها ِل وال َقش
بين َأبي والحصان
وأكثر من
َ َ ولكنني ﻻ ُأريد ُ من الشمس َأ
كثر من َحبﱠة البرتقال
"ب سال من كلمات اﻷَذان ٍ َذ َه
C’est donc dans un climat d’exil, d’étouffement et de souffrance que Darwich demande à
« l’étranger » de le laisser revenir à sa terre afin qu’il puisse profiter de l’odeur de la cardamome
et de l’oranger qu’il a cultivé. L’usage de ces éléments souligne l’attachement du poète à sa terre
qui n’a désormais ni début ni fin. Le poète, victime de sa déception, demande, une fois pour toutes,
à « l’étranger » d’annoncer la fin de cette guerre qu’il subissait lui-même. Tel est l’état de l’identité
que le poète fait revivre avec le souvenir et dont il espère la renaissance avec la promesse de la
paix.
Puisque Darwich a écrit ce poème en étant à Paris en 1995, nous pensons qu’au cours
de son séjour de longue durée (35 ans) dans des villes comme Jaffa, le Caire, Beyrouth, Paris, il a
oublié le monde du village. Il n’avait dans sa tête que la famille, le grand-père, les coutumes du
mariage, les visites et le terrain que son grand-père avait l’habitude de cultiver. Darwich, aurait-il
écrit son poème de la même manière s’il était resté 35ans au village ? De plus, il se souvient du
moment terrifiant, celui de la transportation des habitants du village à l’aide des camions. Malgré
les problèmes au village, il ne décrit pas les conflits et les bagarres entre les citoyens.
131
raconte les traits personnels et culturels de l’identité du Moi darwichien ou de ceux des villageois :
ces derniers sont-ils vraiment sans malice ? Si oui, pourquoi ceux du village Al-jâdîdâ, où Darwich
a résidé après son retour clandestin du Liban, lui ont-ils donné l’impression d’être un « réfugié » ?
Il est devenu un réfugié/ un exilé dans sa propre patrie et s’est senti profondément blessé lorsque,
à l’école, les professeurs lui ont demandé de dire qu’il était un simple villageois du village, lorsque
la police israélienne est venue contrôler l’identité des élèves. Darwich a-t-il raison de dire que les
villageois sont sans malice ?
Le poème s’occupe de répondre à cette question à l’aide d’une langue avec des modèles ou
sources identifiables. Une des particularités de la langue poétique utilisée réside dans ce que nous
appelons, pour caractériser l’œuvre de Darwich, Al-sâhl âl-mûmtâna’ « le facile impénétrable ».
Cette expression signifie que Darwich opte pour la présence de quelques traits significatifs (cf. le
modèle culturel dans la première partie sur l’identité culturelle) permettant d’identifier un paysage
propre à sa poésie comme la cape de son grand-père, le parfum éternel du café, les jarres anciennes,
les vignes, les lilas, etc. Outre les traits significatifs, au moins culturels, nous dressons un inventaire
des traits formels constitutifs de cet univers poétique : la forme dialoguée, la tournure
interrogative, l’assertion ou la maxime.
Cependant, indépendamment de ce cadre référentiel apporté par l’allusion à des éléments
gastronomiques et mythiques, « Villageois sans malice » se veut humble et quotidien, pour des
raisons éthiques autant qu’esthétiques ou politiques comme l’envie de ne pas oublier un passé
précieux :
« En poésie, cependant, on ne réplique pas à une voix extérieure tonitruante par une voix
de même volume. Mais par la confidence intime et le chuchotement. Et puis, il y a notre peur de
perdre le passé, ou de le laisser nous échapper. De là mon souci d’ouvrir le registre de
l’absence »164
Le poème est marqué par une langue de séparation et d’exil. Dès les premiers vers, Darwich
annonce sa séparation des habitudes de sa mère à cause de l’exil. Il voulait s’accoutumer à ses
habitudes, mais l’exil ne lui en a pas laissé de temps. L’Autre est vu comme un « camion » venant
de la « mer » qui, lexicalement, est employé pour incarner l’idée d’errance, de désastre et d’exil :
164
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 45.
132
وﻻ أهلها،ت أمي
ِ " لم أكن بعد أعرف عادا
« Je ne me souviens [en parlant de sa mère] de ses baisers et ses cadeaux qu’à partir de mon
premier séjour en prison. A mesure que mes séjours se multipliaient, ses visites, ses baisers et ses
cadeaux se multipliaient aussi. Et derrière sa dureté affectée, j’ai découvert une mère émotive,
fragile et belle, mais aussi douée d’une cinglante ironie. Lorsque je l’ai rencontrée il y a quelques
mois au Caire, j’ai aussi découvert en elle une conteuse remarquable qui n’avait de cesse de
critiquer la politique et les politiciens. Je lui ai demandé sur un ton de reproche : « Pourquoi tu
me battais tout le temps, pourquoi tu me faisais porter la responsabilité de tout ce qui se passait
dans le quartier ? » Elle a ri pour me signifier que j’étais un enfant fougueux et grognon. Lorsque
je lui ai demandé si elle m’accueillait chez elle à mon retour, dans sa maison, elle a levé ses prières
au ciel et me disant : « Ta chambre est restée telle que tu l’as quittée, avec ta bibliothèque et tes
tableaux »165
Telles sont les principales habitudes de la mère de Darwich qu’il a connues en exil, puisque
la venue des camions de la mer l’a empêché de vivre ces instants harmonieux.
Dans le même ouvrage, Je soussigné, Mahmoud Darwich, le poète indique son attachement
à sa mère :
165
MARCHALIAN, I. (2015). Je soussigné, Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe par Hana Jaber. Actes Sud, p.
83.
133
« Ma mère, c’est ma mère. Si je pouvais défaire sa taille et sa chevelure de la malédiction des
symboles, je le ferais. Oui, j’ai laissé mon visage dans son mouchoir, car loin d’elle, je perds mes
rêves. Et lorsque, de toute la tragédie qui se déroule dans et autour de mon pays, je ne revendique
que le mouchoir de ma mère, je recouvre ma véritable personnalité, une image conforme à ce que
je suis et non telle qu’elle a été définie par le grand crime commis dans mon pays d’une part, ni
par l’héroïsme d’autre part »166
« La terre, qui est ma mère, est celle des quatre saisons, celle de la mer Méditerranée et de la mer
Morte, c’est la carte vivante de tous les arbres, l’herbe, les fleurs et le sang. C’est elle qui restera,
comme indifférente aux envahisseurs de passage, même si certains en sont devenus les pères ou le
prétendent. Nul historien, médecin ou agronome ne mettrait en doute sa maternité, elle est ma
mère »167
Pendant qu’il était en Israël, Darwich vivait à Jaffa où il était éloigné de sa famille. Il a
été arrêté maintes fois par l’armée israélienne. C’est pourquoi il est naturel que sa famille occupe
de la place dans son œuvre. A titre d’exemple, dans les années soixante, pendant que Darwich
était emprisonné, il a écrit Ohdîhâ gâzâlân « je lui offre une gazelle » et l’a dédié à sa sœur.
Aussi, il a écrit son poème « A ma mère » qui a été chanté par le chanteur libanais Marcel
Khalife, ce qui a permis à ce poème d’avoir une réputation exceptionnelle. En effet, l’image de
la femme, contrairement à celle du père, ne varie pas dans l’œuvre de Darwich en dépit de ce
qui s’impose à sa vie. Il s’agit d’une mère orientale, tendre et affectueuse. Cette image ne change
jamais.
Dans « Les leçons de Houriyya », poème que nous allons analyser en détail, Darwich
montre ce que fait sa mère :
166
Ibid., p. 82.
167
Ibid., p. 83.
134
« Ma mère compte mes vingt doigts de loin
Elle me coiffe d’une mèche de ses cheveux dorés
Elle cherche dans mes vêtements intérieurs les femmes étrangères
Et reprise ma chaussette trouée »
Dans cette optique, la mère reste toujours aimable et tendre malgré tous les changements
politiques et sociaux. Si la mère de Darwich représente la patrie ou la terre « la terre, qui est ma
mère… », puisqu’elle est la source de chaleur, d’amour et de tendresse, l’image du père sera
différente. Elle n’est jamais stable et change en fonction de la vie que le poète subit.
Darwich tente de montrer la différence entre le père et la mère. En premier lieu, la mère est
unique, mais les pères sont nombreux. En deuxième lieu, la mère dispose d’une identité stable,
mais celle des pères change. Le père n’est pas un, mais plusieurs.
La terre dont parle Darwich est sans aucun doute la terre de Palestine. Cela se montre
dans sa réponse à la question qui lui a été posée : sur quelle terre ai-je choisi de vivre ? Le poète
signale qu’il a vécu sur beaucoup de terres à cause des circonstances politiques (la terre de
Beyrouth, la terre de Tunis, la terre du Caire, la terre d’Europe, etc.), mais la terre sur laquelle il a
envie de vivre est celle de Palestine :
« Sur quelle terre ai-je choisi de vivre ? Ce sont les circonstances qui me transportent d’une terre
à l’autre en ce moment : du Caire, à Beyrouth, à Tunis, en Europe. Mais la terre sur laquelle j’ai
choisi de vivre est celle que mes ancêtres m’ont léguée, comme ils m’ont légué ma langue. C’est
la terre que leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits enfants s’emploient à
recouvrir, la terre de Palestine… C’est la terre de mon père et de ma mère, celle de mes
poèmes »168
L’une des spécialités gastronomiques de cette terre que ni Darwich ni les citoyens de sa
patrie n’oublient est le café et son odeur. S’il n’arrive pas à reconnaître les habitudes de sa mère à
cause de l’intervention de « l’étranger » dans sa vie, il arrivera à reconnaître l’odeur du café et
celle du tabac autour de la cape de son grand-père. I. Marchalian constate le lien entre le café et
Darwich. Pourquoi tant d’amour et de soin pour le café ? Pour sa couleur, son parfum ?
168
Ibid., p. 87.
135
Darwich utilise l’image du café, puisqu’il l’aide à s’engager dans un discours avec autrui. Il
ne représente pas simplement une boisson à boire mais plutôt une manière qui aide à s’ouvrir sur
autrui et avoir une relation, bonne ou mauvaise, avec lui :
« Le café est une habitude individuelle et collective. L’appel du premier café, physiologique, en
ouvre bien d’autres, comme l’appel de la cigarette, celui du journal, celui de connaître le temps
qu’il fait à l’extérieur »169
D’ailleurs, Ivana, lorsqu’elle était à la maison de Darwich à Paris, avait senti le lien entre
Darwich et le café. A l’occasion de la fête de Noël, elle décide de lui offrir un cadeau. Elle a choisi
le café comme cadeau, d’une part parce qu’elle savait à quel point le poète adorait le café, d’autre
part elle connaissait la signification du café chez Darwich. Cela se montre dans leur dialogue :
« - D’ailleurs, j’ai pour vous de beaux cadeaux que vous allez aimer.
Moi aussi, j’ai deux cadeaux pour vous… et vous les aimerez.
Il est vite entré dans la cuisine pour préparer seul notre café. Il est revenu avec une grande
enveloppe et l’a ouvert avec l’excitation d’un enfant :
D’abord, je vous offre du café à la cardamome, ensuite du chocolat aux grains de café.
Ma surprise était telle que je n’ai pas prononcé un seul mot. J’ai reçu mes cadeaux avec une joie
manifeste et je me suis mise à humer l’odeur du café à la cardamome en lui disant :
Vous êtes génial, ustâdh Mahmoud…génial ! Merci. Et maintenant, c’est mon tour. Devinez ce
qu’il y a dans cette boîte.
Du thym du pays, ou un recueil de poésie française, sûrement de Rimbaud, une figurine, une
cravate ?
169
Ibid. p. 89.
136
Vos hypothèses sont poétiques et intéressantes, mais aucune n’est la bonne !
Il semble que nous ayons pris les mêmes cadeaux, à la même adresse ! »170
Toute cette relation avec le café nous montre que, quoi qu’il oublie, le café reste toujours
dans sa tête. C’est ce dont témoigne « Villageois sans malice », plus particulièrement lorsque
Darwich attribue l’adjectif « éternel » au café :
Darwich emploie également une image religieuse, celle de la mosquée de Damas et une
image historique, celle de Babylone. En ce qui concerne la mosquée de Damas, il s’agit de l’un
des plus grands patrimoines de la ville. Ce patrimoine a été construit pour affirmer un pouvoir
nouveau, celui des premiers califes de l’empire ottoman. Pour Babylone, bâbîl en langue arabe,
elle est une ville de Mésopotamie considérée aujourd’hui comme un site archéologique majeur qui
prend la forme d’un champ de ruines incluant des reconstructions dans un but politique ou
touristique :
Et une larme tombée du roucoulement des colombes dans la litanie de la douleur nous pleure »
170
Ibid., p. 27.
137
L’évocation des éléments historiques (intertextualité historique) et nostalgiques se fait
volontiers pathétique et, dans un mouvement complémentaire, le poète évoque des souvenirs
tragiques du quotidien tout en utilisant des verbes et des expressions dont la connotation est
négative comme le verbe « crier », conjugué au pluriel avec le déictique « nous », puisqu’il s’agit
d’un problème collectif, et l’expression « sur le bord de la terre » :
« Nous aussi, nous crions quand nous nous posons sur le bord de la terre
Mais nous ne faisons pas provision de nos voix dans les jarres anciennes »
Le quotidien se manifeste largement pour dire que le poète, comme c’est le cas pour
plusieurs poètes de la résistance, essaie de revendiquer l’ancrage dans le territoire usurpé par
« l’étranger » en déployant des images qui laissent apparaître un monde cohérent et différent dont
les différents ordres se répondent dans la perception du « nous » poétique, identifié au peuple.
Pourtant, le rappel de ces images n’évoque pas la violence entre le Moi du poète et l’« étranger ».
Ce conflit, entre eux, relève désormais de l’histoire ancienne que tous les deux doivent oublier.
Darwich va même plus loin : il humanise « l’étranger » en dépit de son attitude contre lui, sa terre
et sa nature. Il le blâme comme un « ami » et pas comme un « ennemi » tout en lui disant qu’il ne
prétend pas au royaume de la poussière et que ses rêves ne s’opposent pas aux siens. Il reconnaît
son droit d’exister sur sa terre à condition que cet « étranger » ne brise pas la règle (la règle de
cohabitation pacifique/éternelle). D’ailleurs, l’envie de cohabiter avec autrui est collective. Cela
s’exprime à travers l’usage du déictique « nous » : « Nous ne suspendons pas… » et « nous ne
prétendons pas… ». Darwich s’en explique comme suit :
138
Nous ne prétendons pas au royaume de la poussière
Ni brisent la règle »
Le terme « étranger » ou « autrui » n’est pas négatif. Darwich sympathise avec lui, car il a
été aussi étranger dans sa vie d’exil. Mais le problème réside dans le fait qu’autrui essaie de
négliger le poète pour être le seul authentique. Quant à l’étranger, Darwich dit :
« L’étranger apparaît dans mes poèmes comme un visiteur. Il est le visiteur, pas moi. Comme cette
terre a été tout au long de l’Histoire sillonnée par les étrangers, j’ai pu, à un moment donné, être
moi-même un « étranger », je peux accepter que nous soyons tous les deux étrangers. Mais, il me
demande d’être le seul étranger, le seul intrus. Et il insiste pour être le seul authentique »171
« Nous sommes tous étrangers sur cette terre. Depuis son renvoi, Adam est étranger sur cette terre
où il a élu domicile d’une façon passagère, en attendant de pouvoir revenir dans son Eden premier.
Le mélange des peuples, leurs migrations ne sont que cheminements d’étrangers. La paix elle-
même ne s’accomplit à certains moments de l’Histoire, que dans la mesure où elle est la
reconnaissance par des étrangers d’autres étrangers. Si bien qu’il devient impossible aux uns et
aux autres de savoir qui est le véritable étranger. Je fais la différence dans ma poésie entre
l’étranger et l’ennemi. L’étranger n’est pas uniquement l’Autre. Il est aussi en moi. Je n’en parle
pas pour m’en plaindre ou pour refuser l’Autre. Il est en moi »172
Darwich lance des points de similitude entre lui, porte-parole de tous les villageois, et
« l’étrangère », aussi exilée et vue comme une « étoile errante ». Les deux ont été des exilés.
« L’étrangère » est venue de la mer dans des camions et le villageois est monté également dans les
camions. Dans cet affrontement entre les deux parties, « l’étrangère » est donc vainqueur. Elle a
éloigné le villageois de la nuit de ses oliviers et des aboiements des chiens. Mais le poète n’avait
171
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op, cit., p. 35.
172
Ibid., p. 18.
139
pas du tout peur, puisqu’il n’a pas pris son enfance avec lui. Il l’a laissée à la maison pour y revenir
à travers l’emploi d’un mécanisme de rêve et de nostalgie :
ٍ ب على َق َم ٍر
: واكتفينا بأغنيﱠة. ﻷن طفولتنا لم تجئ معنا.عابر فوق ب ُرج ِ الكنيس ِة لكننا لم نكن خائفين ٍ ونُبا ُح كﻼ
"سوف نرجع ع ﱠما قليل إلى بيتنا عندما تُف ِر ُغ الشاحناتُ ُح ُمو َلت َها الزائدة
Et les aboiements des chiens à une lune de passage sur le clocher de l’église mais nous n’avions
pas peur. Car notre enfance ne nous accompagnait pas. Et nous nous sommes contentés d’une
chanson :
D’un point de vue de la langue, c’est le mot « aussi » qui s’occupe de montrer l’exil des
deux parties de dialogue : « Nous aussi, nous sommes montés dans les camions ».
140
Plus d’Histoire pour les jours désormais
Néanmoins, Darwich n’en est pas content, puisqu’il ne lui a pas permis de revenir chez
lui. Dans « Villageois sans malice », la permission est représentée par l’usage du mot « plumage »,
mot relativement lié aux oiseaux que Darwich emploie intensément dans le recueil (le corbeau, le
moineau, le griffon, le hibou, l’hirondelle). Il dit que son nom n’a pas de « plumage » (permission)
afin de retourner chez lui, comme s’il voulait nous dire que ses ailes étaient cassées. Il attendait un
nouvel accord qui permet aux exilés de retourner chez eux. Il est sorti de son village comme une
colombe, mot indiquant normalement la chasteté et la noblesse, mais Darwich l’emploie pour
indiquer la faiblesse et l’incapacité à changer le réel imposé par « l’étranger » :
141
rassembler. Si Darwich met en scène l’image de cette femme, avec du lait sur ses genoux, cela ne
signifiera pas qu’il s’éloigne de sa tristesse. L’usage de nombreuses allusions à la parole du poète
qui prend la forme d’une parole rapportée instantanée, comme en témoigne la fréquence de la
formule « nous », notamment lorsqu’elle signale une certaine lassitude de la parole, montre une
véritable tristesse. Parmi les paroles illustrant cette tristesse, nous avons des verbes avec des
connotations négatives comme « tomber », « pleurer » et des noms comme « mort », « larme »,
« litanie », « douleur », etc. Le poète, une fois qu’il voit le soleil, pleure tous les morts arbitraires
et se rappelle les lieux qui s’éloignent. D’un point de vue lexical, c’est la répétition de la formule
« il est mort », mât en arabe, qui indique sa situation douloureuse :
« Nous avons, nous aussi, un secret à l’heure où le soleil tombe des peupliers
"وأسماؤنا مثل أيامنا تتشابه أسماؤنا ﻻ تدل علينا تماماً ونندس بين حديث الضيوف
Nos noms, comme nos jours, se ressemblent et nos noms ne nous désignent pas vraiment et nous
nous infiltrons dans la conversation des hôtes »
142
Darwich confirme son appartenance et sa propriété de la terre en utilisant des pronoms ou
adjectifs possessifs variés comme « nos » dans « nos jours se ressemblent », « nos noms ne
désignent pas », « nos oiseaux ». En revanche, l’étrangère n’écoutent pas les paroles
darwichiennes prétendant la possession de la terre :
ريشة ريشة
Toutefois, l’accord a été signé avec « l’étrangère » qui est venue de la mer : « Les camions
sont venus de la mer ». C’est pourquoi le poète envisage la sortie ou l’exil et nous l’imaginons,
ainsi que son peuple, en train de faire les préparatifs : « Ils préparent la provende de leurs vaches
et rangent leurs jours dans des armoires ». Dans cette préparation se montre ce qui justifie le choix
du poète lorsqu’il attribue le qualificatif « villageois » aux habitants de son village. Nous avons
quelques expressions comme « la provende de nos vaches » et « l’affection du cheval » qui sont
des activités caractérisant les habitants du village dont Darwich lui-même fait partie, notamment
puisqu’il utilise le déictique « nous ».
143
l’affection du cheval ». Le cheval y est perçu comme un « ami » à qui le poète souhaite plaire.
D’un point de vue de déictique utilisé, nous avons le déictique « nous » qui se répète, car l’exil est
collectif : « nous préparions » et « nous rangions ». Darwich dit :
ئ
ُ كنا نهيئ وجبة أبقارنا في حظائرها ونرتب أيامنا في خزائن من شغلنا اليدوي ونخطب ود الحصان ونوم
"للنجمة الشاردة
Nous préparions la provende de nos vaches. Nous rangions nos jours dans des armoires fabriquées
de nos mains
« L’enfance m’a été enlevée en même temps que ma maison. Il y a un parallèle et une unité dans
l’aspect tragique de la chose. En 1948, lorsqu’eut lieu la grande déchirure, j’ai sauté du lit de
l’enfance au parcours de l’exil. J’avais six ans. Tout mon monde s’est défait et l’enfance s’est
immobilisée, elle n’est pas partie avec moi »173
Pour clore, Darwich veut déculpabiliser son peuple. Il veut aussi montrer que ce peuple est
« innocent » et que seul le destin l’a choisi pour habiter sur cette terre depuis la nuit des temps. Il
déclare aussi que ce n’est pas de son fait qu’il est né à cet endroit. Les divers occupants y compris
« l’étrangère » ont aimé sa terre et ont exploité son propre patrimoine. Ils ont aimé leurs légendes
et leurs oliveraies. En revanche, Darwich ne refuse pas « l’étrangère » si elle respecte son droit
d’exister sur cette terre.
173
Ibid., p. 110.
144
2.4 - « La nuit du hibou »
Ce qui mérite d’être mentionné par rapport aux grands changements poétiques dans Pourquoi
as-tu laissé le cheval à sa solitude ? est le choix des titres. « La nuit du hibou » est l’un des poèmes
dont le titre doit être remis en question. Pourquoi le hibou ? La chouette et le hibou sont des oiseaux
énigmatiques qui ont beaucoup fasciné l’humanité. En premier lieu, ils sont associés à la nuit,
synonyme de mystère et d’inconnu. En effet, depuis l’Antiquité, la représentation du hibou ou de
la chouette est fortement liée à la connaissance de la sagesse et de la philosophie. Est-ce le cas
pour le hibou de Darwich ?
La présence des oiseaux dans l’œuvre de Darwich, du moins dans les poèmes qui
composent le recueil qui nous occupe, fonctionne souvent comme symbole et ne résulte pas d’une
familiarité concrète avec les espèces animales. Autrement dit, les symboles utilisés dans le présent
recueil sont évoqués pour profiter de leur charge culturelle et symbolique, dans une logique
récurrente d’intertextualité, plus que pour leurs caractéristiques ornithologiques.
Telle est l’image que Darwich veut dessiner. Il y a un hibou et une proie. Le premier représente
« l’étranger » qui est venu s’installer à sa place dans son village, ce qui a obligé la seconde « le
poète » à s’en aller. Cette proie devient obligée de se confronter à un présent qui ne ressemble pas
à son passé. Il s’agit d’un exil où le poète perd sa conscience et élit comme domicile une tente
éternelle au lieu d’être logé dans sa propre maison.
L’usage de l’antithèse (opposition très forte entre deux termes) est clair dans le premier passage
de « La nuit du hibou ». Le poète utilise deux termes qui sont hâdîr, « le présent » en français et
mâdî signifiant « le passé ». L’usage de cette opposition a pour principal objectif de dire que les
deux temps diffèrent : le passé est magnifique mais le présent dresse sa tente éternelle (signe
d’exil) :
145
اﻷمس
ُ ُحاضر ﻻ يﻼمسُه
ٌ "ههُنا
انتبهنا إلى َأننا لم نَعُد قادرينَ على اﻻنتبا ِه،آخر ال َش َجرات
ِ صلنا إلى
َ حين َو
الغياب
َ وحين التفَتنَا إلى الشاحنات رأينا
ُ ِس َأشياء ال ُمنت َ َقاة َ وينص
ب ُ يُكَد
" خي َمتَهُ اﻷبديﱠ َة من حولنا
Arrivés à la limite des arbres, nous avons réalisé que nous n’étions plus capables d’attention
Cette tente éternelle est décrite dans Je soussigné, Mahmoud Darwich dans lequel Darwich
signale qu’elle est la représentante de sa misère. Elle est aussi l’une des caractéristiques de son
exil :
« Ma tente n’est pas empruntée à la structure de la poésie arabe classique, autrement dit ma
tente n’a rien de poétique. Ce n’est ni la belle femme gitane, ni la tente des conquérants, et encore
moins celle du prince parti à la chasse dans le désert. Ma tente est l’un des noms qui disent la
misère de mon peuple. L’un des titres donnés au destin tragique d’une grande partie de mon peuple
qui ne peut ni rentrer dans son pays ni s’intégrer dans son exil ou se fondre parmi ses semblables,
les peuples arabes voisins »174
L’image de la « tente » est mentionnée dans d’autres recueils comme Onze astres, notamment
dans « Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? » : « Je tomberai d’une étoile du ciel sur une tente
en route… vers où ? ». Il s’agit d’une comparaison entre ce que vit le poète chez lui (comme une
étoile dans le ciel) et ce que l’exil/autrui lui offre (une tente en route).
Pour la deuxième fois, le poète répète en utilisant les mêmes propos l’influence de la nuit du
hibou (précédemment la nuit de l’étrangère) sur sa vie. Il s’agit d’une nuit que le poète trace
comme frontière, d’une identité suspendue entre le passé et le présent : entre la date 1948, date de
174
DARWICH, M. Je soussigné, Mahmoud Darwich, op. cit., p. 86.
146
l’expulsion des villageois de leurs territoires et 1993, un autre épisode tragique annonçant la
continuité de l’exil de Darwich. Ces évènements obligent Darwich, comme cité plus haut, à avoir
un présent qui ne ressemble jamais à son passé, un présent qui lui fait même douter de son père :
« Cet homme de peine était-il mon père ? ». C’est du moins la vision du poète qui nous dévoile
son désespoir. Il se trouve abandonné dans un monde indifférent et appelle à la reconnaissance de
son Moi qui subit l’isolement et la suspension. Il souhaite naître de nouveau et choisir un nouveau
prénom pour éliminer celui que l’exil lui avait attribué. Cet exil est représenté par l’usage du
déictique « ici », hônâ en arabe :
ُ و َأ
"ختار ﻻسمي حروفاً عموديﱠ ًة
A naître de moi-même
اﻷمس
ُ ُحاضر ﻻ يﻼمسُه
ٌ "ه ُهنا
ينسَلﱡ من َش َجر التوت خي ُط الحرير
ﻻ شيء.حروفاً على دفتر الليل
غير الفَراش ي ُضيء َجسَارتَنَا في
َ
" النُزو ِل إلى ُحف َرة الكلمات الغريب ِة
147
Descendre dans la fosse des mots étranges »
Cette séparation définitive, dictée par une réalité historique douloureuse, aiguise l’amour et la
nostalgie du poète. Il s’agit d’un amour nostalgique qui l’habite entièrement jusqu’à lui faire
reconnaître qu’il n’y a pas de patrie en dehors de ces siècles où son village constituait une preuve
manifeste de l’identité culturelle et existentielle. Ainsi, c’est une tragédie dont le poète révèle les
conséquences : il s’agit d’un moment dont la solitude est la principale caractéristique. Darwich est
assis devant les récipients vides, en train d’imaginer les passagers au bord du fleuve tout en
souhaitant que ses mots puissent ouvrir les fenêtres fermées de manière à ce qu’il rentre chez lui.
D’un point de vue stylistique, l’usage des figures de style s’intensifie. Nous avons une
personnification, celle du « présent », assis dans le vide des récipients, scrute les traces des
passants sur les roseaux du fleuve et polit d’air leurs flûtes :
يشف
ﱡ لعلﱠ الكﻼم
148
Dans une autre image, Darwich fait allusion à la rencontre de son Moi avec les conquérants
lors de la guerre de 1948. Le Moi a franchi la porte d’exil (vent) et est tombé du passé, ce qui a été
un beau moment pour « l’étranger » qui s’est mis à construire sa propre image :
ت َو َقعنا عن اﻷمس
ٍ "وفي أي ِ وق
Le verbe « franchir » est utilisé pour indiquer le départ et le verbe « tomber » est utilisé
pour indiquer un état de transformation d’une vie heureuse en une triste :
Ce poème du cycle de Darwich se présente comme le récit d’un rêve, relaté dans un
contexte à la fois tragique et déplorable. Dans la nuit, ce rêve réveille le poète et lui donne un
sentiment de peur et d’anxiété extrême. Il ne s’agit jamais d’un rêve imaginaire mais d’une réalité
d’un passé qui renvoie au temps heureux désormais disparu et devenu une mémoire amère dans
l’inconscient de Darwich qui culpabilise son père parce qu’il l’a fait porter le poids de son
Histoire :
ي َأبي
هل كان ذاك الشق ﱡ
149
Qui me fait porter le poids de son Histoire ? »
Le temps heureux que le poème cite est celui de Darwich avec sa mère. Il se rappelle ses
habitudes lorsqu’elle le cajole à chaque fois que « le sel effleure son sang » et le soigne à chaque
fois qu’« un rossignol » picore sa bouche. D’un point de vue linguistique, ce sont toujours les
mêmes verbes qui se répètent : « priver », « crier », « se transformer », « picorer » :
Les mots de ma mère et ses habitudes. Ainsi elle pourra me cajoler chaque fois que le sel effleure
mon sang
عابر
ٌ حاضر
ٌ "ه ُهنا
ع ﱠلقَ الغُ َربا ُء بنا ِد َق ُهم،ه ُهنا
150
Aux branches d’un olivier
La relation entre le Moi de Darwich et celui de « l’Autre » reste toujours tendue dans « La
nuit du hibou ». Cela se voit dans les qualificatifs que Darwich attribue à autrui : « hibou »,
« étranger », « occupant », « conquérant », etc. Il justifie son mécanisme de dénomination tout en
s’appuyant sur ce que « l’étranger » fait : il l’oblige à subir une vie autre que celle que Darwich a
envie de vivre (un présent qui ne ressemble pas à son passé heureux), il l’éloigne de sa mère, il
mange de ses repas hivernaux, il met ses fusils sur ses oliviers, etc. D’un point de vue de la forme,
ce n’est qu’à travers un processus d’antithèse que Darwich aborde le sujet de l’exil. Il a varié
l’usage des éléments lexicaux contradictoires (présent/absent).
A la suite de chaque catastrophe (massacre, exil, départ), nous constatons chez Darwich
un type de contemplation du passé afin de trouver des réponses à toutes les questions qui se
bousculent dans sa tête : Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi s’est-il passé ? Qui en est le
responsable ? Comment ne pas permettre que ceci se passe ? Qu’est-il demandé pour que la guerre
disparaisse ? Que faire pour passer à un futur heureux ?
La réponse de Darwich à ces questions est habituellement donnée sous forme de poème
avec l’usage du déictique « je », ce qui n’est pas le cas pour « L’éternité du figuier de Barbarie ».
Le présent poème est le plus analysé du fait de l’usage d’une forme dialoguée entre « fils »
et « père ». Il s’agit d’un poème à part, en raison de l’existence d’une trame narrative assez longue :
Darwich nous raconte généralement un récit, ce qui est rare dans sa poésie. Ce récit est composé
de fragments d’histoire, d’impressions et d’images grâce auxquels se dévoile son exil.
Ce poème, plutôt ce « poème en prose », comme nous l’appelons en langue arabe Qâsîdâ
nâthrîyyâ, est très prosaïque. Il s’inscrit essentiellement dans un recueil quasiment semi-
autobiographique avec une biographie des lieux (la plaine de Saint-Jean-d’Acre, la route de Cana).
Le titre de notre recueil parait clairement dans ce poème, plus particulièrement dans la
question du fils à son père :
151
"" لماذا تركتَ الحصان وحيداً؟
« Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?»
Narrativement parlant, dans une des nuits de l’année 1948, près d’une plaine, celle d’Acre
au nord palestinien où se situe le village de Darwich, Al-Birwa, un dialogue tragique se déroule
entre un fils et son père. Ce dialogue montre une inquiétude totale sur le moment présent à travers
la question du fils : « où m’amènes-tu père ? » qui révèle un état de stress, d’égarement, de peur et
de perplexité à cause de la continuité de l’expulsion et de l’exode.
Cette continuité d’exil s’illustre à travers l’usage du verbe « amener » qui indique un
perpétuel mouvement et une instabilité durable dans le temps et dans l’espace. Ensuite, vient la
réponse dans laquelle nous avons une description de la vie future du poète et de celle de son
peuple : « en direction du vent, mon enfant ».
D’ailleurs, le mot « vent » est utilisé afin d’indiquer des réalités douloureuses. Il est
souvent lié à l’idée de destruction et de torture divine. Darwich décrit le vent en disant :
« Et le vent…reste le vent, j’y dresse mes tentes qui ne cessent d’être arrachées. Il continue de
souffler de tous les côtés, surtout du côté du cœur. A croire que je n’ai jamais habité que le vent,
le vent qui souffle en dessous de nous comme dirait Mutanabbî, ou au-dessus de nous comme
j’essaie de le dire »175
La deuxième scène de ce poème est celle du fils s’adressant à son père en l’interrogeant
sur leur destination. La réponse du père est symbolique. Ils s’orientent tous les deux dans la
direction du vent, mais qu’entendons-nous par cette réponse ? La direction du vent représente à la
fois la perte de la maison et le début de la confrontation à l’exil. Darwich est palestinien, car il vit
sur la terre de la Palestine. Il y construit sa civilisation. Il y communique avec ses ancêtres et quand
il s’oriente vers une autre direction plutôt que celle de sa maison, il perd son identité. D’ailleurs,
concernant la relation entre le père et le fils, celle-ci est forte, proche et solide. Cela se voit à travers
l’usage du lexique comme yâ âbi « mon père » et yâ wâlâdi « mon fils » en empruntant, bien
évidemment, des rimes suivies/plates : Abî, wâlâdî (le partage de la même voyelle « î » à la fin de
chaque mot) :
175
DARWICH, M. Je soussigné, Mahmoud Darwich, op. cit., p. 81.
152
" إلى اين تأ ُخ ُذني يا َأبي؟
" إلى ِج َه ِة الريح ِ يا َو َلدي
« Où me mènes-tu père ?
D’après le poète, cet exode est illégitime, car il s’oppose à la déclaration de l’Indépendance
en 1988 à Alger en présence du président palestinien Yasser Arafat :
« Terre [la terre palestinienne] des messages divins révélés à l’humanité, la Palestine est le pays
natal du peuple arabe palestinien. C’est là qu’il a grandi, qu’il s’est développé et qu’il s’est
épanoui. Son existence nationale et humaine s’y est affirmée, dans une relation organique
ininterrompue et inaltérée, entre le peuple, sa terre et son histoire »176
Le père continue à jouer le rôle du professeur qui ne cesse de donner de leçons. Il s’appuie
sur l’histoire ancienne et notamment celle d’Acre (1799) où l’armée française dirigée par Napoléon
Bonaparte (1769-1821) a essayé de conquérir la ville d’Acre, mais cette armée a échoué grâce à la
résistance ottomane dirigée par Ahmad Bacha Aljazar (1734- 1804)177. Le père profite de tous ces
176
Le conseil national palestinien de l’Organisation de Libération de la Palestine, réuni à Alger en 1988, proclame
l’indépendance de l’Etat palestinien. Cette déclaration d’indépendance est assistée par Yasser Arafat pour que les
Palestiniens puissent former une autonomie mondialement connue sur les territoires occupés depuis la guerre de six
jours en 1967.
177
En février 1799, Bonaparte se déplace en Syrie pour affronter l’armée ottomane que le sultan a envoyée pour
attaquer l’armée française en Egypte. Le 10 février 1799, Bonaparte quitte l’Egypte et bat les turcs à Gaza. Il veut
mettre le siège devant Saint Jean d’Acre. Il réussit à écraser l’armée turque envoyée pour la libération du siège de
Saint-Jean d’Acre à la Bataille de Mont-Thabor. Mais son armée est décimée par la peste, ce qui l’oblige à abandonner
le siège.
153
évènements historiques afin de rassurer son fils. Il lui assure que les « étrangers » vont absolument
quitter la terre comme leurs prédécesseurs l’ont fait auparavant lors de la campagne française au
Levant (Proche-Orient). Darwich utilise une image historique, celle de Napoléon Bonaparte qui
représente « l’étranger » qui colonise la terre. Bonaparte et « l’étranger » ont des points communs
comme la persécution, la force, l’occupation, la malice, etc. :
154
" ومن يس ُكنُ البَيتَ من بعدنا يا َأبي؟
"سيبقى على حاله مثلما كان يا ولدي
« Qui habitera notre maison après nous, père ?
Donc, le retour est un fait absolument indiscutable chez le père. Le contact de la clé de la
maison en est la bonne preuve, car si le père sentait qu’il ne reviendra plus à sa maison, il ne se
rappellerait pas ses clés, mais apparemment, il ne cesse de palper sa clé comme si elle faisait partie
de son corps :
Le père sent le besoin de projeter ses sentiments sur son fils pour lui dire qu’il souffre aussi
de cet exode (problème collectif). Pour montrer sa souffrance, il se met à raconter son expérience
lors du mandat britannique. Il a été crucifié deux nuits d’affilé sur les épines d’un figuier de
Barbarie. S’il livre ses histoires, ce n’est pas gratuit, mais il veut que son fils en parle à ses amis
pour que tout le monde se rende compte de sa douleur qui est aussi la douleur de tout le peuple.
D’ailleurs, l’exil est représenté par l’usage de quelques mots comme « épine », « sang » et
« fusil ». L’épine, âl-shôka en arabe, fait torturer le père. Le sang est versé sur le fer et le fusil doit
être hérité pour que le peuple résiste :
Ton père deux nuits durant sur les épines d’un figuier de Barbarie
155
Mais jamais ton père n’avoua. Tu grandiras
Malgré l’abandon de la maison, le sang versé sur le fer et la crucifixion sur les épines du
figuier de Barbarie, ni le fils ni son père ne perdent leur côté humain. Par exemple, le fils ne veut
pas que le cheval soit laissé tout seul. De même, le père n’oublie pas sa maison comme si elle était
l’un de ses chers fils. A titre d’exemple, chez le fils, tous les deux (le cheval et la maison) sont des
« êtres humains », ayant des missions précises.
Ensuite, le père, après avoir joué le rôle du professeur, commence à jouer celui du
réalisateur de film. Il met en scène une lune apeurée avec des loups dans des landes. L’usage de
ces images nous amène à percevoir qu’un futur obscur l’attend. Le fils, à son tour, commence à en
avoir peur. C’est pourquoi le père déploie des efforts afin de lui redonner espoir. Il lui raconte
l’histoire de ses ancêtres qui se sont battus afin de revenir chez eux comme s’il voulait dire qu’il
est à lui maintenant de rencontrer les mêmes problèmes :
156
Grimpe à mes côtés la dernière colline des chênes
L’exil est métaphoriquement dessiné comme une « éternité » ouvrant ses portes et comme
un « loup » se mettant à aboyer :
Le fils ne peut plus supporter la souffrance de l’exil à tel point qu’il ne cesse de poser des
questions concernant la date de leur retour. Ces questions peuvent être comparées à celles d’une
soirée familiale où un fils sort avec ses parents et puis s’empresse de retourner à la maison. Du
même coup, son père s’en débarrasse en lui disant qu’ils rentrent dans deux ou trois minutes. Est-
ce le cas pour le présent père ?
Dans la dernière strophe, le poète revient à l’histoire en racontant des images horribles
comme il l’a fait précédemment (l’image du père et du fils qui s’orientent vers la direction du
vent). Il raconte également l’image du vent pendant des nuits longues hivernales et l’image des
soldats construisant leur citadelle. Le père veut que son fils se rappelle tous ces évènements pour
qu’il puisse en parler à ses amis. Nous disons que la dernière strophe ressemble aux
commandements que font les malades (ici le père) avant de rendre l’âme.
157
perturbée. Darwich dit que son lendemain, ici représente son futur, est tâ’esh puisqu’il ne sais pas
ce qu’il sera :
Des pierres de leur maison. Haletants sur la route de Cana, il dit : Ici Passa un jour Notre
Seigneur
178
DARWICH, M. « La yojad al-yawm ila ilah wahed wa howa amriki », op. cit.
158
Darwich opte alors pour l’usage des dialogues. Comme nous l’avons prévu, il revient pour
raconter son exil et son départ tout en ayant recours à de nombreuses images (l’image du père et
du fils se dirigeant vers le Nord, celle du père crucifié, celle du fils rêvant de revoir le cheval « le
gardien de la maison », etc. Toutes ces images nous amènent à dire que la relation avec
autrui « l’étranger » reste tendue. Pour lui, cet étranger déploie ses efforts afin d’être toujours le
seul propriétaire de la terre. Il y construit des colonies, ce qui rend le Moi de Darwich dans un état
de peur et de stress.
Bref, dans « Combien de fois en sera-t-il fini de nous ? », nous avons deux types de
dialogisme : un monologue et un dialogue, contrairement à « L’éternité du figuier de Barbarie »
où nous avions seulement un dialogue entre le fils et son père.
En ce qui concerne le présent monologue, le narrateur est un père qui s’adresse à lui-même
à haute voix sans qu’il y ait aucun besoin d’avoir un interlocuteur avec qui il partage sa douleur.
La dureté de l’exil exige des réactions. Le père fait appel à un processus de nostalgie au moyen
duquel il se rappelle, à l’aide de quelques verbes comme « contempler » ou « regarder »,
quelques moments du village : « Les jours dans la fumée des cigarette », « la montre de
gousset », « la maturation de l’avoine » et « le temps des moissons ». Tous ces moments ont été
influencés négativement par l’arrivée de l’Autre qui a fait subir au père un éloignement effrayant
de son pays : « Et le pays s’éloigne ». En utilisant un pronom à la troisième personne « il »,
représentant le père, Darwich dit :
159
« Il contemple ses jours dans la fumée des cigarettes
Regarde sa montre de gousset
Si je le pouvais, je ralentirais son battement
Pour reculer la maturation de l’avoine »
Ce monologue révèle les sentiments de Darwich par le biais du père comme locuteur et
interlocuteur. Il essaie aussi de transmettre l’expérience de Darwich dans l’exil et la manière
dont ce poète perçoit le moment actuel dans sa patrie. Il s’agit d’un présent lamentable où les
épis sont lourds (signe de générosité des plantes de la patrie) et les faucilles sont abandonnées
(signe de manque de manœuvres à cause de l’exode). Telle est la situation agricole du village
de Darwich, mais qu’en est-il de sa situation religieuse ? Le village a perdu aussi toute position
religieuse après avoir été une terre de toutes les religions : « Et le pays s’éloigne désormais de
sa porte prophétique » :
ً"ويخرج من ذاته مرهقاً نزقا
جاء وقتُ الحصاد
" والمناج ُل مهملة،السنابل مثقل ٌة
« Et il sort de lui-même épuisé, impatient
Le temps des moissons est arrivé
Les épis sont lourds, les faucilles abandonnées »
Du point de vue du lecteur, celui-ci a le sentiment que le père contemple les moments du
passé tout en espérant d’y revenir de nouveau. Parmi les moments qu’il souhaite revivre, nous
avons celui où il contemple les vignes de sa ville. D’ailleurs étant au Liban Darwich cite les
avantages du temps libanais, notamment beyrouthin. Ce temps ne laisse pas le père dans un petit
coin isolé du globe, mais le transporte d’un lieu à l’autre :
160
Le poète donne son avis sur le Liban, notamment ce qu’il appelle la période beyrouthine :
« Les dix ans passés à Beyrouth auraient dû me permettre d’exprimer davantage mon amour
profond pour cette ville. Et je l’aurais fait, si ce n’était mon appartenance nationale, qui aurait
pu blesser ceux qui verraient dans cet amour une intention d’installation permanente. J’ai tout
de même beaucoup écrit sur Beyrouth, qui entraîne son visiteur dans une addiction
émotionnelle. C’est plus qu’une ville, il y a une ville dans chaque rue. Pour cette raison, on se
cherche dans Beyrouth et on se retrouve dans l’image qu’elle renvoie, sans se rendre compte
que la ville n’y est pas »179
Après le monologue du père s’adressant à lui-même, nous avons un dialogue entre
« père » et « fils » comme nous l’avons également eu dans « L’éternité du figuier de Barbarie ».
Darwich s’y met à décrire le personnage du fils et du père du fait qu’ils représentent son monde
familial. Si l’étude de ces personnages devait se faire dans une étude indépendante, cette
présente étude s’intéresserait à montrer comment ces personnages, bien entendu, contribuent à
former la biographie du poète et sa relation avec autrui.
Darwich justifie son attachement à sa mère plutôt qu’au père, en parlant de l’appartenance
culturelle et civilisationnelle. Il fait partie d’une génération chassée et expulsée de sa patrie,
puisque les pères ont échoué dans leur défense, ce qui l’empêche de s’attacher à son père, à un
perdant.
De manière synthétique, dans une langue de dialogue et de prose, la mère darwichienne
représente l’amour, la protection et la stabilité, tandis que le père est le leader, le responsable
des relations extérieures avec le monde et le responsable de la protection de la patrie pour en
garantir un bon futur. C’est pourquoi le fils mène un dialogue politique avec son père.
Représentant l’innocence du village, le fils se pose beaucoup de questions sur son exil :
"هل تُك َِل ُمني يا أَبي؟
يا بني،عقدوا هُدنَةً في جزيرة رودوس-
ما شأننا يا أبي؟،وما شأننا نحن-
اﻷمر
ُ وانتهى-
"مرنا يا أَبي؟
ُ َ كم مرة ً ينتهي أ-
« - Me parles-tu, père ?
Ils ont conclu une trêve à Rhode, mon fils
179
DARWICH, M. Je soussigné, Mahmoud Darwich, op. cit., p. 87.
161
En quoi cela nous concerne-t-il, père ? En quoi ?
Et c’est fini
Combien de fois en sera-t-il fini de nous, père »
Le père montre la défaite de son peuple dans la guerre. Les citoyens, représentés par
l’usage du pronom « ils », ont fait leur devoir et ont vendu les bagues de leurs femmes afin
d’acheter des armes, mais la puissance militaire du peuple « fusils vétustes » n’a pas pu
contrecarrer celle de l’étranger « avions » :
ههنا يا أبي تحت صفصافة الريح بين السماوات والبحر؟،ً إذا، هل سنبقى-"
ُكلﱡ شيء هنا سوف ي ُشبِهُ شيئاً هناك. يا ولدي-
سنُشبِه ُ َأن ُفسَنا في الليالي-
"شبَه السرمديﱠ ُة يا ولدي
َ ستحرقنا نجمة ال-
« - Mais alors, père ? Resterons-nous ici, entre cieux et mer, sous le saule du vent ?
Mon enfant. Tout ici ressemblera à quelque chose là-bas
162
Nous serons à notre image dans les nuits, et
L’étoile éternelle de la ressemblance nous consumera »
L’enfant n’est jamais satisfait de sa vie en dehors de sa patrie. Il essaie de séduire son
père pour qu’il retourne à la terre. Il lui dit qu’il avait laissé les fenêtres ouvertes au
roucoulement des pigeons. En effet, Darwich emploie le mot « pigeon » pour signifier son
propre sens : signe de vie et de vivacité. L’enfant dit à son père qu’il avait laissé la vie et la
vivacité à la maison. En disant cela, il essaie d’apaiser le cœur de son père pour qu’il finisse par
y retourner :
خفِف القو َل عَنِي،يا َأبي
- تركتُ النواف َذ مفتوح ًة
"لهديل الحمام
« - Père, déleste-moi du poids de tes mots
J’ai laissé les fenêtres ouvertes
Au roucoulement des pigeons »
Outre les pigeons que le fils a laissés à la maison, nous avons le visage qu’il a laissé au
bord du puits, les mots pendus dans l’armoire, l’obscurité, les nuages et la paix. Il rêve de rentrer
afin qu’il puisse profiter au maximum de tous ces moments prestigieux. L’idée de séparation de
ces moments est indiquée à l’aide du verbe « laisser », târâktô en arabe, répété maintes fois sous
forme anaphorique : « J’ai laissé mon visage », « j’ai laissé les mots », « j’ai laissé l’obscurité »,
« j’ai laissé les nuages », « j’ai laissé le songe », « j’ai laissé la paix ». Darwich s’en explique
comme suit :
163
Pendus dans l’armoire
J’ai laissé l’obscurité à sa nuit, enveloppée dans la haine de mon attente
J’ai laissé les nuages étendant leurs sérouals sur les figuiers
J’ai laissé le songe engendrant le songe
Et j’ai laissé la paix esseulée »
La séparation de toutes ces composantes villageoises est un fait inssuportable. C’est
pourquoi le père décide de retourner en adressant une parole rassurante à son fils. Le père utilise
un verbe à l’impératif « lève-toi » :
سَنَر ِج ُع يا ولدي،ُقم
« Là-bas sur la terre
Rêvais-tu dans mon éveil, père ?
Lève-toi. Nous rentrons, mon enfant »
Pour résumer, ce poème constitue beaucoup de souvenirs de l’enfance lointaine. Il s’agit
des souvenirs du village et de la patrie de Darwich qui sont mis en scène à l’aide d’un monologue
(le père s’adressant à lui-même) et d’un dialogue (discussion entre le père et son fils). Après
avoir analysé ces types de dialogisme, nous avons tendance à donner une remarque
fondamentale :
Dans « Combien de fois en sera-t-il fini de nous », c’est le père qui propose l’immigration
et ce n’est que par lui que le fils s’est fait porter sur les épaules. Le père pensait que
l’immigration allait être temporaire et avait pour objectif de laisser l’espace aux rebelles pour
qu’ils puissent récupérer leurs territoires. De ce fait, le père représente parfois « l’étranger »
contre lequel Darwich lutte tout au long de ce recueil.
2.7 - « Jusqu’à ma fin et la sienne »
Entre l’enfant et la terre, entre sa profonde connaissance de son histoire et des éléments du
conflit contrôlant sa vie quotidienne, réapparaît un personnage fondamental : le père.
Dans ce poème, Darwich tente de montrer la relation entre le père et son fils dans des
circonstances de tension et de stress. Ensuite, cette relation se transforme en une confrontation
164
où le père représente la génération des grands parents, tandis que le fils représente la nouvelle
génération des jeunes. Cette confrontation se résume dans le fait que le fils accuse le père d’être
coupable vis-à-vis de ce qui s’est passé avec son peuple. Autrement dit, nous disons que
« l’étranger », ici, n’est pas le vrai étranger contre lequel Darwich lutte dans les poèmes
précédents (le conquérant, l’ennemi, la cendre, le hibou), mais c’est le père (responsable de l’exil
du Moi darwichien).
L’observateur de la nature de cette confrontation entre le père et le fils constate qu’il ne
s’agit pas d’une profonde confrontation à un point où le père rompt sa relation avec le fils. Il
s’agit plutôt d’une réaction immédiate à la dureté de la situation d’exil. Cette confrontation
arrive à sa fin lorsque les deux parties du dialogue se réconcilient.
Le poème commence avec la scène de retour à la maison. L’enfant est fatigué de marcher.
Il s’agit d’un signe d’éloignement, car si la distance était courte, l’enfant ne serait pas fatigué.
Le père, à son tour, n’a d’autre solution que de porter son enfant sur ses épaules :
هل تعبت؟،"هل تَعِبتَ من المشي يا َو َلدي
يا َأبي،نَعَم
ي
فاصعَد إلى كتف ﱠ
سنقطع ع ﱠما قليل
َغابة الب ُطم والسنديان اﻷخيرة
هذا شما ُل الجليل
ولبنانُ من خلفنا
"والسما ُء لنا ُك ﱞلها من دمشقَ إلى سور عكا الجميل
« Fatigué de marcher, mon enfant, fatigué ?
Oui, père
Grimpe sur mon épaule
Sous peu nous franchirons la dernière
Forêt des térébinthes et des chênes
Voici le Nord de la Galilée
Le Liban est derrière nous
Et tout le ciel nous appartient de Damas aux beaux remparts de Saint-Jean-D’acre »
L’état de l’enfant (la fatigue) est montré à l’aide de quelques expressions : « fatigué de
marcher », « la nuit est longue », « le cœur a coulé sur le sol de la nuit » :
165
َب سال على َأرض َليلِك
ُ " طال لي ُلكَ في الدربِ والقل
ِ ما ِزلتَ في خ ﱠفة-
"القط
« Ta nuit est longue sur le chemin et le cœur a coulé sur le sol de ta nuit
Tu restes aussi léger qu’un chat »
Le lieu fait partie des préoccupations de Darwich. Il s’emploie afin de montrer la vision du
poète vis-à-vis de la réalité humaine en général et de celle du Moi darwichien en particulier.
Darwich montre le besoin de se rappeler les lieux de son expérience personnelle (Saint-Jean-
D’acre, Al-Birwa, le puits, le caroubier, le figuier de Barbarie, le vignoble). Il mentionne ces lieux
pour y confirmer son appartenance.
L’un des lieux auxquels il fait référence est la « maison ». Darwich s’appuie sur un
mécanisme du dialogue dramatique dans la description des traits de la maison où il s’est élevé. Il
s’agit d’une maison à côté de laquelle se trouvent quelques arbres comme « le caroubier », « le
figuier de Barbarie » et « le vignoble ». Ces éléments occupent une place importante dans la
conscience du poète comme c’était le cas du cheval :
ثم ماذا؟-"
نعود إلى البيت هل تعرف الدرب يا ابني؟-
يا َأبي، نعم-
ثم ي ُطِ لﱡ على كَر ِم عَمِي.البئر َأوسَ َع َأوس َ َع
ِ ﱠاره في البداية ثم يسير إلى
ِ صبُ ِ ضيقُ ب ِ َ صغير ي
ٌ ٌدرب، العام
ِ شرقَ خروب َ ِة الشارع
"جميل بائع ِ التبغ وال َح َل ِويﱠات ثم يضي ُع على بَيد َ ٍر قبل َأن يستقيم َ ويَجلِس في البيت في شكل بَبغَا َء
« - Et après ?
Oui, père
Un petit chemin à l’est du caroubier de la grand-rue, il débute étroit, car les figuiers de Barbarie
le serrent, et va s’élargissant jusqu’au puits. Donne sur le vignoble de l’oncle Jamil, le marchant
de tabac et de pâtisseries, se perd dans une aire à moisson, se redresse et s’installe dans notre
maison sous la forme d’un perroquet »
Dans ce passage, la maison se transforme en un lieu intime avec lequel Darwich s’engage
dans une vraie relation basée sur l’amour et la tendresse comme s’il était en relation avec une
166
amante. Malgré l’absence et l’éloignement de cet endroit, Darwich vit dans ce lieu à travers l’usage
d’un mécanisme de souvenir à travers lequel il cite quelques spécialités de son village :
« caroubier », « rue », « puits », « vignoble », « figuier de Barbarie », « aire à moisson »,
« cheval », « jasmin », « tournesol », « abeilles », etc.
« Un jasmin entourant une porte de fer. Des pas de lumière sur l’escalier de pierre
Un tournesol qui scrute ce qu’il y a derrière l’endroit. Des abeilles familières qui préparent le
petit déjeuner de grand-père sur le plateau en osier
Dans la cour, un puits, un saule et un cheval et derrière la clôture, un lendemain qui feuillette nos
archives »
La situation se renverse. Ce n’est plus le fils qui est fatigué de marcher, mais le père. Il se
met à se plaindre pour la première fois dans le présent recueil. Par conséquent, le fils propose de
le porter sur ses épaules comme le père l’a déjà fait. En effet, le père veut dire par sa demande non
pas le propre sens de la parole « me porteras-tu ? », mais se trouve un sens caché, voire implicite.
Le père souhaite que le fils porte la « responsabilité » de défendre la patrie pour que lui, le fils et
tout le peuple puissent y retourner :
Comme tu m’as porté .Je porterai cette tendresse à son commencement et au mien et j’irai ce
chemin à son terme et au mien »
167
2.8 - « Le train est passé »
Ce poème n’est pas séparable d’un certain état permanent dans lequel se meut Darwich et
que le langage corrobore : l’état d’exil.
L’idée de la figure du « poète politique engagé », exprimant l’exil de son Moi et celui de
son peuple, qu’a incarnée toute la vie de Darwich est presque devenue un lieu commun de la
réception de l’œuvre de Darwich. En revanche, dans les nombreux entretiens qu’il a donnés, en
particulier entre 1995 et 2003, Darwich insiste constamment sur son souhait de s’éloigner de
l’appellation « poète porte-parole » de la cause palestinienne et sur la difficulté d’endosser et
d’assumer ce rôle, alors que c’est précisément en tant que tel qu’il a conquis son public et obtenu
ensuite une reconnaissance nationale. Autrement dit, le nom de Darwich se trouve à tel point lié à
la Palestine et à l’expression des multiples évènements (massacre, meurtre, exil, séparation,
éloignement, conflit). Bien qu’il s’en défende quelquefois, le poète est vu dans une équation
symbolique qui pourrait être résumée de la sorte : Mahmoud Darwich= Palestine (aussi pour
certains Palestine= Mahmoud Darwich).
Parmi les images qui décrivent son état, exilé de son village, est celle d’un train où les
voyageurs, chacun d’entre eux, savent où aller, alors que Darwich est perturbé, puisque sa
destination n’a jamais été connue. Autrement dit, Darwich raconte un moment d’attente pour dire
qu’il attend toujours l’indépendance de sa patrie pour pouvoir y retourner, ce qui n’est pas le cas
d’autres voyageurs.
Parmi les éléments indiquant l’exil, nous avons dans le premier vers le verbe « attendre »
conjugué à l’imparfait. Ce verbe est suivi par « sur le quai », al-râsîf en arabe. Il s’agit d’un mot
indiquant dans la langue arabe un cas d’instabilité sociale. Dire que quelqu’un se trouve sur al-
râsîf, c’est dire qu’il est sans domicile et sans aide. Outre le verbe « attendre », tantôt conjugué à
l’imparfait, tantôt au présent, nous avons aussi le verbe « pleurer » utilisé avec le mot « violons »
(une personnification). Darwich veut dire que même les violons se mettent à pleurer à cause de
son état :
"وتنكسر
ُ فتحملني سحاب ٌة من نواحيها.تبكي الكمنجاتُ عن ب ُع ٍد
168
« Le train est passé, rapide. J’attendais sur le quai
Un train qui est passé, et les voyageurs ont vaqué à leurs jours, et moi. J’attends encore
Les violons pleurent de loin. Un nuage, venu de leurs contrées, me porte et se brise »
La poésie de Darwich s’inscrit dans un espace physique tout en s’ouvrant sur un autre
espace poétique. Entre ces deux espaces, résonne la voix du poète. Cette voix circule entre une
terre et un horizon, ce qui fait de son œuvre non pas une affaire, mais un écho à l’histoire de son
peuple. En effet, à chaque évènement de sa vie sont rattachés un poème et un vers, connus dans
l’ensemble du monde et repris comme slogans. L’écho incommensurable de sa vie est pris par la
rencontre d’un cri, le sien, au bord du chemin sur lequel il se trouve engagé et un espace, vidé de
ses habitants. Les extraits du présent poème montrent la correspondance nostalgique de Darwich
malgré l’oubli et l’éloignement. Il est également attaché à la « terre », considérée comme une
« femme » que Darwich compare à une lune :
Et le souvenir ne me rapproche pas d’une femme qui si une lune l’effleure, s’écrie : je suis la
lune »
D’un point de vue de la linguistique, pour parler de son instabilité, le poète utilise deux
verbes qui sont contradictoires : « s’éloigner » et « se rapprocher » :
L’image du « train qui passe rapidement » a été citée quatre fois dans le poème avec les
différents changements « l’heure a changé, le temps n’est plus le même » qui ont été imposés à la
vie de Darwich.
ًالقطار سريعا
ُ " َم ﱠر
لم يكن زَ َمني
169
من الساع ُة اﻵن؟. فالسَاع ُة اختلفت.على الرصيف معي
"ما اليوم ُ الذي َحدَثت فيه القطيع ُة بين اﻷمس والغد َل ﱠما هاجر الغَ َج ُر؟
Quel jour la séparation est-elle intervenue entre hier et demain ? Quand émigrèrent les gitans ? »
L’état de l’exil et de l’instabilité se montre aussi à l’aide des expressions contradictoires : « Ici
je naquis et ne naquis point, ici j’existai et n’existai point ». Ce passage du poème introduit un
élément supplémentaire et essentiel sur les particularités culturelles du Moi darwichien qui est la
profonde appartenance à ce que Darwich a vécu avant qu’il soit plongé dans une vie d’exil. Il
montre que bien qu’il soit en vie et qu’il respire, sa vie est celle d’un misérable, celui qui « est
mort entre les rives ».
Stylistiquement, ce passage est riche des figures de style comme l’antithèse « je naquis et
ne naquis point », deux termes qui s’opposent. L’usage de cette antithèse a pour objectif d’indiquer
la dureté de la situation du Moi darwichien. Aussi, nous avons aussi une personnification, celle du
verbe « marcher » : « Les arbres marchent » dont l’objectif est de montrer l’état de l’instabilité :
سي ُك ِم ُل ميﻼدي ال َحر ُونَ إذاً هذا القطار."هنا ُولدتُ ولم ُأو َلد
Et les arbres marcheront autour de moi. Ici j’existai et n’existai point et dans ce train, je trouverai
mon âme pleine des deux bords d’un fleuve mort entre ses rives ainsi que meurt le jeune homme
« ah si le jeune homme était de pierre »
170
Pour Darwich, il ne s’agit pas d’une affaire personnelle mais d’une histoire collective. Il
s’en explique : « Dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, j’ai raconté en partie notre
histoire, mais ce n’est pas qu’une biographie, car elle relève aussi, et sans que je l’aie
volontairement cherché, d’une histoire collective »180. Autrement dit, il s’agit d’un exil collectif
auquel Darwich et son peuple sont confrontés. Après la scène de la gare où le train passe
rapidement, Darwich propose de laisser tout ce qu’il a (café, bureaux, roses, téléphone, journaux,
sandwiches, musique) à la personne qui va venir après lui :
ً َأه.الناس
ﻼ فوق أرصفتي َ ِ " ﻻ َأدري ُأ
ودعُ َأم أستقب ُل
"وينتظر
ُ آخر يأتي
ٍ لشاعر
ٍ ف وسندويشاتٌ وموسيقى وقافي ٌة
ٌ ص ُح
ُ .هاتف
ٌ .ٌ ورد.ب
ُ مكات.مقهى
« Je ne sais si je fais mes adieux ou si j’accueille les gens. Parents sur mes quais
Un café. Des bureaux. Des roses. Un téléphone. Des journaux et des sandwichs et de la musique
et une rime pour un autre poète qui viendra et attendra »
Matérialisé parfois par l’usage des tirets, le dialogue dans Pourquoi as-tu laissé le cheval
à sa solitude ? en général, et dans « Le voyageur a dit au voyageur : nous ne reviendrons pas
comme… » en particulier, matérialise alors à la fois le dédoublement de la voix du poète, appelé
de ses vœux dans les poèmes d’amour, ou, à l’inverse, une scission de la parole, voire une
impossibilité de l’échange selon une dialectique propre à Darwich. La forme dialoguée, sous la
forme d’une succession rapide des questions et réponses, peut aussi s’apparenter à un
interrogatoire qui rend manifeste l’oppression exercée par « l’ennemi », « le conquérant » ou
« l’étranger » selon les différents qualificatifs que le poète attribue à autrui.
180
Ibid., p. 11.
171
Toutefois, à travers la grande variété des poèmes à forme dialoguée, il est assez rare que la
fonction informative du dialogue offre pleine satisfaction : soit que l’identité des locuteurs se
confonde, c'est-à-dire que les deux parties de la discussion présentent des visions plus ou moins
paradoxales, soit que la liberté du poète se manifeste précisément par sa capacité à déjouer la
question, à libérer la réponse de la question posée. C’est effectivement sur ce procédé de réponse
décalée et donc fuyante que repose l’interrogatoire mis en scène dans « Le voyageur a dit au
voyageur : nous ne reviendrons pas comme… ».
Du point de vue du contenu, Darwich aborde le poème en racontant son exil. Il s’adresse
lui-même une parole tout en montrant la manière dont il a été exilé de son village. En empruntant
un outil de comparaison « telle », il dit qu’il est parti comme « une femme répudiée » :
L’état d’exil et de départ est représenté par le verbe « partir », largement répandu chez
Darwich pour indiquer l’errance. Ce verbe est suivi par un moyen de comparaison « telle » : « telle
une femme répudiée ». Une autre image montrant cet état d’exil est celle du « mari défait » ou du
« mari brisé ». Ce mari (représentant le village) se brise à cause du départ de la femme
(représentant Darwich dans ce passage) qui, cette dernière, n’a pas pu garder que la langue,
représentée par l’usage du mot « cadence » :
Que j’écoute et observe. Je la hisse mouettes sur le chemin du ciel. Celui de ma chanson »
172
Malgré le départ, Darwich se présente en disant qu’il reste l’enfant du « littoral syrien »,
ce qui indique son arabité exprimée dans la totalité de son œuvre, plus particulièrement dans
« Carte d’identité » :
« Je suis l’enfant du littoral syrien. Je l’habite, voyageur ou résident parmi les gens de la mer.
Mais le mirage me tire à l’Orient aux Bédouins anciens »
D’un point de vue stylistique, le poète opte pour l’usage du pronom personnel « je » qui se
transforme ensuite en « nous », et parfois le pronom « nous » qui se tranforme en « je ». Qu’il
s’agisse d’un « je » ou d’un « nous », l’identité défendue est toujours celle du fils du littoral syrien
qui est obligé de résider parmi les gens de la mer. L’expression « gens de la mer », âhl-albâhr en
arabe, représente à la fois les étrangers dans la terre natale du poète et ceux se trouvant en dehors
d’elle.
D’un point de vue des figures de style, l’expression « gens de la mer » est une expression
métaphorique. Le poète compare, sans outil de comparaison, les étrangers à la mer. La mer peut
être source de catastrophes et de désastres comme c’est le cas des étrangers dont la venue est
catastrophique.
Outre l’identité du fils du littoral syrien, Darwich défend aussi une identité d’agriculture
dans les activités que le « je » ou le « nous » pratiquent : « Il conduit les chevaux à l’eau et il tâte
le pouls ». D’ailleurs, un sentiment de pessimisme envahit l’âme de « je » ou de « nous » lorsque
le poète déclare que ni lui ni son peuple ne repratiquent ce genre d’activités. Le poète déclare :
173
وأعود نافذة على جهتين. وأجس نبض اﻷبجدية في الصدى." أورد الخيل الجميلة ماءها
ومعاصر ًا لمدائح البحارة الغرباء تحت نوافذي ورسالة المتحاربين إلى ذويهم،ٍأنسى من أكون لكي أكون جماعة في واحد
" لن نعود ولو لماما.لن نعود كما ذهبنا
« Je conduis les chevaux à l’eau. Je tâte le pouls de l’alphabet dans l’écho. Et reviens, fenêtre
donnant sur ceux-ci et ceux-là
Pour être, j’oublie qui je suis le multiple en un, le contemporain des éloges des marins étrangers
sous mes fenêtres et la lettre de guerriers à leurs parents
Nous ne reviendrons pas comme nous sommes partis. Nous ne reviendrons pas, même
furtivement »
Telle évocation de la nostalgie des activités quotidiennes peut alors prendre une valeur
symbolique, clandestine. Le quotidien y apparaît surtout pour signifier que, démuni des ressources
de la mythologie ou d’une imagerie luxuriante, le poète prend parti, comme c’est le cas pour
plusieurs poètes de la résistance, de revendiquer l’ancrage dans le territoire usurpé par
« l’étranger », en déployant des images qui laissent apparaître un monde cohérent, dont les
différents ordres se répondent dans la perception du « je » poétique, identifié au Moi darwichien.
C’est celui qu’effectue un peu plus tard Darwich, transformant cette perception harmonieuse du
monde perdu en le signe d’une nostalgie ou d’un arrachement.
174
Par un « va-et-vient » entre le quotidien et l’intime, semble s’organiser la construction du
présent recueil. C’est exactement ce que dit Darwich : « Ces chants ont, de par leur accumulation
et leur continuité, un timbre mythique. En d’autres termes, et s’il est lu d’une traite, en continu, ce
recueil est un long chant épique et mythique qui dit le quotidien »181
Ensuite, en suivant ce que nous avons dit préalablement, Darwich, afin d’affirmer
l’existence légale de son identité, se rapproche encore plus de sa poésie tout en délivrant à son
public que ce n’est que par ce genre littéraire que la terre reviendra/ reverdira. Il montre aussi que
l’exil, la défense de l’identité et la solitude sont parmi les raisons pour lesquelles il écrit, et sans
lesquelles une grande partie de sa poésie n’aurait pas lieu :
Dans La Palestine comme métaphore, pour affirmer que ces sujets incitent l’homme à
écrire et à s’exprimer, Darwich donne l’exemple du « geôlier » qui ne chante pas, car celui-ci n’est
pas seul. En revanche, le captif, qui représente Darwich, est obligé de chanter parce qu’il se trouve
dans une solitude écrasante. Darwich dit : « J’aime la poésie parce qu’elle nous fait don d’une
force, même fictive. Pourquoi le geôlier ne chante-t-il pas ? Le captif chante parce qu’il est seul
avec lui-même, alors que le geôlier n’existe qu’avec l’autre qu’il garde »182.
Dans la même optique, Darwich annonce également que l’objectif de sa poésie est de
rappeler le retour aux premiers lieux, aux premières choses et aux premiers oiseaux, ce qui
représente la principale thématique de notre recueil : « Voilà les raisons objectives de ma
démarche. Sur le plan personnel, celle-ci correspond à une nouvelle étape dans ma recherche de
la poésie. Où se trouve la poésie par rapport à tous ces évènements ? Elle est dans les choses
181
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op., cit.
182
Ibid., p. 31.
175
premières, dans le retour au récit initial, aux premiers lieux, aux premiers animaux, aux premiers
oiseaux. C’est ce qui apparaît dans ce recueil »183.
Aussi, toujours en faisant appel à l’ouvrage La Palestine comme métaphore, Darwich dit
en parlant de la poésie : « Or tout poète est habité par le désir d’écrire le commencement des
choses, les premières manifestations de l’Homme, les premiers rapports entre le premier homme
et la terre première… Tout poète armé d’un projet poétique désire ardemment écrire son propre
Livre de la Genèse. L’écriture est un processus d’accumulation, qui ne vient jamais du néant. Il
n’y a pas de degré zéro en littérature, et toute écriture en recouvre une autre »184.
Le désert, en tant que partie de la terre, est un lieu que Darwich souhaite revisiter. Or, ce
rêve ne se réalise qu’à travers la poésie. Il avoue que le désert/le mirage (au sens métaphorique du
terme) permet l’écriture d’une chose qui ne correspond pas à ce dont il a envie (la liberté) : « Il y
a un autre écrit sur le mirage ». Pourtant, le poète doit écrire pour « connaître et savoir où il est, et
où il tient, comment il vient, et qui il sera demain », car celui qui écrit demeure et hérite la terre
des mots :
ومن، وأين أنت وكيف جئت، أكتب لتعرفها وتعرف أين كنت: فقال لي. لم أتعلم الكلمات بعد: ينقصني الغياب وقلت:" فقلت
ًتكون غدا
183
Ibid. p. 45.
184
Ibid. pp. 94-95.
176
ضع اسمك في يدي واكتب لتعرف من أنا واذهب غماما في المدى
" ويملك المعنى تماما، من يكتب حكايته يرث أرض الكﻼم:فكتبت
« J’ai dit : il me manque l’absence et dit : je n’ai pas encore appris les mots. Il me dit alors : écris
pour les connaître et savoir où tu étais, et où tu te tiens, comment tu vins, et qui tu seras demain
Place ton nom dans ma main et écris pour savoir qui je suis, et repars nuages dans le ciel
J’ai alors écrit : celui qui écrit son histoire hérite la terre des mots, et possède le sens
entièrement »
Malgré les tentatives de Darwich, notamment celles de composer des poèmes ayant comme
principal objectif le retour à la terre ou au désert (au sens propre du terme), il revient pour
prononcer ses adieux. Il affirme son appartenance au désert en utilisant toujours sa formule : « Je
ne connais pas le désert mais je lui fais mes adieux ». Cette phrase confirme le lien entre lui et le
désert, car personne ne fait d’adieux à quelqu’un qui ne connait pas. Il adresse ses adieux au tribu
oriental, à un fils de sa mère sous son palmier où le poète emprunte une intertextualité religieuse,
celle de Marie lorsqu’elle a eu les douleurs de l’enfantement sur un palmier. Le Coran en relate
l’évènement :
« Elle [en parlant de Marie] devient donc enceinte [de l’enfant], et elle se retira avec lui
en un lieu éloigné. Puis les douleurs de l’enfantement l’aménèrent au tronc du palmier, et elle dit :
Malheur à moi ! Que je fusse mort avant cet instant ! Et que je fusse totalement oubliée »185
D’un point de vue stylistique, Darwich utilise une épiphore (répétition d’un mot ou d’un
groupe de mots en fin de phrase). Il s’agit du mot « adieu », sâlâmân en arabe :
185
Verset 23 de la sourate 19.
177
« Je ne connais pas le désert mais je lui fais mes adieux : Adieu
Après l’adieu envoyé au désert, Darwich embrasse une vie d’exil dont quelques effets sont
positifs :
Darwich réaffirme son intention de garder une bonne relation avec autrui du fait que tous
les deux se sont fait expulser d’un lieu qui leur est cher. Dans le « Moi » de Darwich se trouve le
« Moi » d’autrui et inversement. Croire à cette règle de cohabitation et de réconciliation c’est, bien
évidemment, d’après le poète, mettre fin à l’exil « point d’exil » ainsi qu’à toutes les questions que
le poète se pose : « Suis-je moi?, Suis-je là-bas ? Suis-je là ? ». Dans le cas contraire, lorsque le
« moi » se trouve loin de « toi », le « désert » sans la « mer », Darwich en déclare le résultat : « Je
ne reviendrai pas comme je suis parti, ne reviendrai pas, même furtivement ». Dans le dernier
passage du poème, le poète dit :
أأنا أنا؟. قصيدة كتبت وأخرى مات شاعرها غراما:" للسﻼم علي بين قصيدتين
أنا هنا؟... أأنا هنالك
في كل "أنت" أنا
ليس منفى.أنا أنت المخاطب
186
Ibid. p. 188.
178
ليس منفى.أن أكونك
وليس منفى.أن تكون أناي أنت
أن يكون البحر والصحراء
:أغنية المسافر للمسافر
لن أعود كما ذهبت
" ولو لماما... ولن أعود
« Adieu à la paix sur moi entre deux poèmes. Un poème achevé et un autre dont le poète est mort
d’amour. Suis-je moi ?
Nous disons finalement que Darwich fait allusion à ce qu’il a déjà déclaré vis-à-vis de la
présence de « l’étranger » sur sa terre. Il signale qu’autrui souffre aussi de l’idée d’être
« étranger ». D’ailleurs, le titre de ce poème fait preuve de l’étrangeté ou de l’exil de deux locuteurs
(Darwich et autrui), car il contient le mot « voyageur » cité deux fois, et ce mot désigne à la fois
Darwich et autrui comme si le poète voulait dire que tous les deux sont des voyageurs qui ne
cessent de demander le droit de retour.
Dans « Lorsqu’il s’éloigne », la composition poétique apparaît comme une activité salvatrice
pour le poète qui essaie en déployant énormément d’efforts de retrouver fondamentalement dans
179
sa langue son identité perdue. Ces propos nous amènent à dire que Darwich est un poète fécond,
non seulement par sa production régulière, mais également par sa profonde capacité à faire valoir
un souffle poétique intense, renouvelé et croissant. Ce poème en est la preuve. Il s’agit largement
d’une pièce aussi longue que le désespoir qui le hante et qui l’habite depuis que la terre se dérobe
sous son regard. Egalement, « Lorsqu’il s’éloigne » représente une trame narrative se chargeant
de raconter un récit, ce qui est rare dans la poésie de Darwich, composée dans la plupart des cas,
de fragments d’histoire, d’impressions et d’images dans lesquelles une dimension surréaliste, en
quelque sorte, l’emporte.
Tel est le contexte principal de « Lorsqu’il s’éloigne » auquel nous rajoutons le fait que ce
poème met en place deux ennemis qui conversent, dans l’obscurité d’une veillée nocturne, tout en
créant en même temps, malgré les disputes, un climat d’apaisement contrôlé. Cet apaisement laisse
entrevoir, au fur et à mesure, une possible coexistence entre le « Moi » de Darwich et celui de
« l’étranger ». Cette possibilité est soulignée par une intrigue amoureuse entre le vaincu et la fille
de l’ennemi, qui est esquissée, voire représentée dans la première partie romancée du texte.
Dès le début, nous entrons dans le vif du sujet : nous avons un ennemi qui boit du thé dans la
masure d’un vaincu. Cet ennemi est une fille qui est décrite par le poète-narrateur comme ayant
largement un physique oriental moyen « sourcils épais, yeux noisettes, longue chevelure sombre »,
qui l’apparente essentiellement au type physique des deux ennemis, à celui du vainqueur comme
à celui du vaincu. D’ailleurs, la jeune fille est décrite selon les traditions de la poésie arabe aussi
bien classique que moderne. Darwich décrit ses cheveux par leur longueur et leur couleur ébène,
ils sont comparés à la nuit à l’aide d’un moyen de comparaison (telle) : « La longue chevelure telle
180
la nuit ». Donc, le premier paragraphe fait allusion à une relation amoureuse entre les deux jeunes
afin qu’il y ait une cohabitation comme le dit Darwich :
وشعر طويل كليل اﻷغاني على الكتفين، عينان بنيتان،وبنت لها حاجبان كثيفان
" لكنه ﻻ يحدثنا عن مشاغلها في المساء وعن فرس تركته اﻷغاني على قمة التل،وصورتها ﻻ تفارقه كلما جاءنا يطلب الشاي
« L’ennemi qui prend le thé dans notre masure a une jument dans la fumée
Et une fille aux sourcils épais, aux yeux noisette, et à la langue chevelure telle la nuit des chansons
sur les épaules
Et son image ne le quitte jamais quand il vient chez nous demander un thé, mais il ne nous dit
rien de ses occupations au soir ni d’une jument abandonnée par les chansons au sommet de la
colline »
Cela c’éclaircit, d’un point de vue lexical, à travers l’emploi du mot « fourrure » à la place
de « pelage » qui ne fait qu’accentuer l’effet de la chaleur intime.
Dans la même optique, Darwich n’hésite pas à parler de son pays et de ses habitudes en
interpellant les autres, notamment « l’étranger ». Il amène un dialogue avec soi-même sur cet
étranger. Il essaie de faire une tentative afin de capter l’autre face de son image. Il montre l’image
de « l’étranger » lorsqu’il boit le thé dans sa masure et dit que sa fille aux cheveux longs lui
manque, son image aussi lorsqu’il se repose un peu de son fusil, partage son pain, somnole un
instant sur le siège en osier et se penche sur la fourrure d’un chat. En revanche, le poète, à son tour,
comme il ne peut plus au moment présent revenir à sa maison, demande à l’ennemi de saluer sa
181
maison. L’étranger ou l’ennemi entend parfaitement les propos que le poète souhaite lui dire, mais
il les cache dans une toux précipitée et les jette de côté. Darwich décrit les traits de ce dialogue, ce
qui aide à montrer l’avis de Darwich sur l’Autre :
« Il s’agit donc d’un dialogue que nous n’avons pas encore eu, du moins pas comme nous
le souhaitons. L’ennemi entend nos paroles sans que nous les prononcions. Il s’agit donc fortement
d’un dialogue interrompu, parce que l’ennemi est toujours installé dans notre maison de pierre et
que nous sommes relégués à la masure ; parce qu’il continue à jeter nos paroles de côté et à
s’éloigner »187
Dans notre recueil, c’est exactement « Lorsqu’il s’éloigne » qui s’occupe de montrer ce
que fait l’Autre dans la maison de Darwich :
Nous remarquons dans ce passage que le narrateur mentionne l’existence d’une altérité,
défend un Moi et utilise le possessif « notre » dans un mouvement d’inclusion où le référent
commun est la terre.
L’identité personnelle de l’un est influencée par le groupe résidant dans un milieu social.
Ce nouveau milieu social amène à valoriser quelques habitudes et normes dans l’opposition à
l’Autre, notamment lorsque Darwich essaie de valoriser les tasses de son café et la fille à la natte
et aux sourcils épais à qui il souhaite passionnément rendre visite, mais la politique ou l’existence
de l’étranger l’empêche de réaliser son rêve. C’est pourquoi il lui demande de saluer la maison :
Dans le même passage, c’est vrai que nous avons une idée de partage et de cohabitation
pacifique entre le vaincu et le vainqueur, mais nous voyons en même temps que le vaincu, qui est
187
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op.cit., p. 84.
182
Darwich, revendique que c’est bien lui le propriétaire, comme le montre la répétition du pronom
relatif pluriel « notre » : notre pain, notre masure, notre chatte. L’ennemi répond aux propos du
vaincu en disant qu’il ne faut pas le blâmer : « Il nous dit toujours, ne blâmez pas la victime ». A
la question du vaincu : « Qui est-elle ? », il répond : « Un sang que la nuit ne dessèche jamais ».
L’ennemi déploie des efforts afin de se déculpabiliser. Il se présente comme une victime sous
prétexte qu’il se trouve dans une situation instable et qu’il désire affirmer qu’il n’est point un
bourreau, mais qu’il subit ce que le destin impose. Darwich dit :
ً يغفو قلي
" ويحنو على فرو قطتن،ﻼ على مقعد الخيرزان
Il l’abandonne sur la chaise de mon grand-père, et se nourrit de notre pain comme tout invité
Il sommeille un temps sur le siège en osier, se penche sur la fourrure de notre chatte »
Darwich se dirige aussi vers une sorte de soliloque nostalgique où le vaincu sollicite le
vainqueur pour qu’il salue le puits, le coin de figuiers, les cyprès qui étaient autour de son ancienne
demeure, comme si toutes ces composantes étaient des êtres vivants (une personnifcation). Sous
forme de narrateur, il demande à l’envahisseur de laisser « le grand portail ouvert », alors que nous
nous attendions au contraire, c’est-à-dire à ce qu’il lui dise de fermer la porte. Cette contradiction
apparente sert probablement à exprimer le désir du vaincu de rendre au cheval, enfermé dans
l’enceinte de la maison, sa liberté, puisque le poète est arrivé éventuellement à un moment où il
croit à l’impossibilité de réconciliation avec le vainqueur. C’est la raison pour laquelle il souhaite
que le cheval parte.
183
« n’oublie pas », « rappelle-toi », etc. L’usage de l’impératif s’attribue à la nécessité de répondre
aux demandes du poète :
" إذا اتسع الوقت، وسلم علينا هناك، وﻻ تنس خوف الحصان من الطائرات،وﻻ تنس بوابة البيت مفتوحة في الليالي
Bonsoir ! Salue notre puits et le carré des figuiers. Marche doucement sur notre ombre dans les
champs d’avoine. Salue nos cyprès dans les cieux
Et n’oublie pas le portail de la maison béant dans les nuits. Rappelle-toi que le cheval a peur des
avions, et salue-nous là-bas, si tu trouves le temps »
Dans les vers ci-dessus mentionnés, Darwich utilise un déictique spatial indiquant le lieu
au sein duquel il souhaite vivre : « Là-bas ». Il considère que « là-bas » est encore chez lui malgré
l’occupation. Egalement, il adresse un ordre à l’envahisseur « salue », mais de manière assez polie
et courtoise « si tu as le temps ».
Ce long soliloque ne s’exprime pas à haute voix dans un dialogue avec l’autre, mais ne fait
qu’exprimer silencieusement le désir enfoui au fond de l’âme de Darwich, qui essaie de lutter
contre le chagrin et la nostalgie. Le terme « salue », quant à lui, répété cinq fois, tente d’atténuer
(forme euphémique) cette détresse, car il incarne l’idée de paix, puisque « salue » et « paix » sont
homonymes en arabe (bien qu’ils soient vocalisés différemment : Sâlm, sîlm). Telle est l’intention
de Darwich : propager un processus de paix pour que Darwich puisse resaluer sa maison ainsi que
le cheval qui y est resté.
184
« Ces paroles que nous aurions aimé dire sur le pas de la porte
Il les entend parfaitement, parfaitement. Mais il les cache dans une toux précipitée
Puis les jette de côté. Pourquoi rend-il visite tous les soirs à la victime ? Pourquoi retient-il nos
proverbes, tout comme nous ? Reprend-il nos chants sur nos rendez-vous dans la terre sacrée ?
N’était le revolver, la flûte se serait unie à la flûte »
Face à cette réaction plus ou moins affreuse aux yeux de Darwich, nous entrons dans une
sorte de plaidoyer de « l’étranger » qui invite les deux peuples (vaincu et vainqueur) à être bons
l’un envers l’autre, puisqu’à travers cette réconciliation, les deux peuples mettraient fin à la guerre.
Pour soutenir son idée, il fait appel à une intertextualité, celle de William Bulter Yeats,
dont le pays (Irlande) était en proie à une guerre fratricide. Yeats attribuait à un aviateur de la
première guerre mondiale les mots suivants : « Je n’aime pas ceux que je défends tout comme je
n’ai pas d’adversité contre ceux que je combats ». L’emploi de ces paroles a pour objectif de dire
que « l’étranger » ne cherche pas à chasser son voisin de sa maison, mais les circonstances les
obligent tous les deux à se plonger dans une hostilité :
Mais soyons bons. Il nous demandait d’être bons ici et il déclamait les vers du pilote de « Yeats » :
je n’aime pas ceux que je défends, tout comme ne n’ai pas d’adversité contre ceux que je combats
Puis il sortait de notre masure de bois. Parcourait quatre-vingts mètres jusqu’à notre maison de
pierre, là-bas à la lisière de la plaine »
185
sans transition, le poète passe au questionnement abrupt du poète-narrateur, qui était jadis l’ami
de la fille de l’étranger : « Dis-tu à ta fille à la natte et aux sourcils épais qu’elle a un camarade
absent qui souhaite lui rendre visite ? ». Malgré la rupture avec l’amoureuse, le poète ne cherche
jamais à se venger, bien au contraire, le poète demande à l’étranger de saluer la maison :
هل تشم أصابعنا فوقها؟ هل تقول لبنتك ذات الجديلة والحاجبين الكثيفين إن لها صاحباً غائباً يتمنى زيارتها؟ ﻻ لشيء ولكن
" كيف كانت تتابع من بعده عمره بد ًﻻ منه؟ سلم عليها إذا اتسع الوقت.ليدخل مرآتها ويرى سره
« Salue notre maison pour nous, l’étranger. Les tasses de notre café sont encore en l’état
Y sens-tu l’odeur de nos doigts ? Dis-tu à ta fille à la natte et aux sourcils épais qu’elle a un
camarade absent qui souhaite lui rendre visite ? Rien que pour traverser son miroir et voir son
secret. Voir comment, à sa place, elle poursuit sa vie ? Salue-la si tu as le temps »
Dans le dernier paragraphe, les tentatives d’avoir une bonne relation avec autrui afin de
retourner à la maison auprès du cheval sont vouées à l’échec. Le narrateur sait pourtant que
l’étranger entend et comprend son intention, mais il cache toute parole entendue pour demeurer
toujours le seul propriétaire de la maison :
ً جيد ًا، كان يسمعه جيدا."هذا الكﻼم الذي كان في ودنا أن نقول له
" أزرار سترته عندما يبتعد.ويخبئه في سعا ٍل سريع
« Ces paroles que nous aurions souhaité dire. Il les entendait parfaitement, parfaitement
Mais il les cachait dans une toux précipitée puis les jetait de côté. Et les boutons de son uniforme
brillaient tandis qu’il s’éloignait »
Nous disons finalement que Darwich est prêt à se réconcilier avec autrui, mais ce dernier
entend parfaitement ses paroles et les jette de côté afin d’être toujours le seul propriétaire de la
maison et du cheval qui s’y trouve toujours.
Conclusion
Les poèmes racontent l’identité du Moi darwichien, son exil et sa relation avec autrui à
travers un processus de nostalgie dans lequel Darwich se rappelle la maison, la langue, la tente,
le café, la femme, le puits, le caroubier, le villageois, la mère, le père, la grand-mère… Dans ce
186
rappel, nous avons un attachement à une identité toponymique du Moi qui culpabilise l’Autre
en lui associant plusieurs qualificatifs négatifs : « étranger », « conquérant », « hibou »,
« vent », « obscurité », « cendre ». Nous avons deux catégories lexicales : une pour désigner
autrui (étranger, conquérant, ennemi, hibou, centre, mer) et une autre pour désigner le Moi
darwichien (cheval, rose, olivier, paix, oranger, rababas, herbe d’avril). Dans son choix lexical,
Darwich s’est basé sur le registre historique de son identité qui a été mentionné en détail dans
l’analyse. Pour en donner un exemple, celui de la nuit de la guerre 1948, laquelle ne se serait
pas appelée « la nuit du hibou » si elle était douce. C’est pourquoi Darwich a opté pour un
lexique « négatif », car le registre historique désigné n’est pas « positif ».
D’ailleurs, « autrui » n’est pas seulement « l’étranger » qui a occupé le village, mais il
est également un membre de sa famille comme son père (une partie de son Moi). Comme nous
l’avons vu précédemment, notamment dans « Jusqu’à ma fin et la sienne », le père est perçu
comme un « étranger », puisqu’il n’a pas réussi à défendre le village, ce qui a privé le fils de
l’un de ses principaux droits : être toujours dans sa propre maison.
187
Chapitre 3 : Le discours de la nostalgie
2. « Le puits »
4. « Peignes en ivoire »
5. « Dispositions poétiques »
188
Introduction
Voir BOLZINGER, A. (1989). Jalons pour une histoire de la nostalgie, Bulletin de Psychologie, Tome XLII,
188
189
Les travaux sur la nostalgie ont opposé « nostalgie individuelle » et « nostalgie collective ».
De cette distinction sont nées les premières typologies des niveaux de nostalgie. Nous avons la
nostalgie réelle, s’appuyant sur une expérience personnelle et suscitée par des stimuli
« authentique » (l’exemple de Darwich se rappelant les évènements authentiques de sa vie) ; la
nostalgie simulée, liée à une époque antérieure à la naissance et transmise via le récit des proches ;
la nostalgie collective, relevant d’éléments symboliques pour une nation ou une génération.
Dans le deuxième cas, si le deuil émerge l’acceptation du pays d’accueil, nous disons que la
nostalgie est réparatrice. Ce type de nostalgie ne relève pas d’un phénomène de déculturation,
mais plutôt de la genèse d’un état d’hybridation culturelle. Cette nostalgie se met en parallèle avec
ce que nous l’appelons « transculturation » qui est un processus par lequel un auteur emprunte
certains matériaux à la culture majoritaire pour les approprier et les façonner à sa manière.
Concernant les éléments de la nostalgie, nous en avons classé trois types : les souvenirs
sensoriels, les traditions familiales et la communauté culturelle. En ce qui concerne les souvenirs
sensoriels, il s’agit d’un rappel de ce qui a été, de ce qui a fait partie de notre expérience passée.
C’est la nostalgie de l’enfance, de la maison, de ses lieux, de ses goûts et de ses odeurs qui serait
la constituante universelle de notre relation à nous-même et à notre passé. Il s’agit d’une présence
d’un objet chéri et perdu pour lequel il se trouve chez l’individu des dimensions sensorielles. Grâce
à la nostalgie, l’objet perdu fait acte de continuité ou rend témoignage d’une continuité de
l’identité.
Pour la tradition familiale, la nostalgie se fixe sur l’atmosphère rattachée à une tradition
familiale, à un ensemble d’histoires, de référents culturels et sociaux. Le recours au passé des
parents constitue un climat de nostalgie. Quant à la nostalgie de la communauté culturelle, il s’agit
d’un sentiment intimement lié à l’expérience culturelle, non pas une expérience personnelle mais
celle de l’entourage propre. C’est un sentiment qui peut se rattacher à une communauté définie par
190
sa culture et ses propres valeurs. La nostalgie se réveille aussi pour des situations mettant en jeu
des concepts abstraits : une certaine façon de manger, de s’habiller, de saluer, etc.
Darwich se concentre sur l’évocation nostalgique et l’expression poétique. Depuis son premier
recueil « Les Feuilles d’olivier », en 1964, jusqu’au son dernier recueil « Joueur de dés » en 2008,
il parsème ses poèmes de nostalgie « du pain pétri de la main bénie de sa mère », « des fragrances
du soleil », « des vagues », « des arbres », « du vol orgueilleux du chardonneret », « des odeurs
des villes », « des moments de plaisir de la palpitation originaire de l’enfance » ou « les multiples
commencements qui laissent des stigmates aussi bien sur le cœur que sur le corps ».
Si l’on prend le recueil « Présente absence », Fî hâdrât âl-ghîyâb, le titre exprime toute la
nostalgie de Darwich, et au-delà, toute la souffrance individuelle de l’homme. Il condense la
souffrance d’un peuple victime de l’une des plus brûlantes injustices de l’Histoire et de décisions
politiques prises sans qu’il ait eu un mot à dire. En effet, de quelle absence Darwich parle-t-il ? Il
s’agit de celle du pays natal, la Palestine, voire Al-Birwa, sa ville natale, pour vivre l’errance, le
déracinement et la précarité des réfugiés au Liban. D’un point de vue linguistique, voire stylistique,
Darwich opte pour une contradiction des adjectifs : « présent, absent ». Il souhaite dire qu’il est
absent au niveau géographique mais présent au niveau de la langue ou de la poésie.
En ce qui concerne Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? la nostalgie occupe une place
importante dans ce recueil. En effet, l’intérêt particulier de ce recueil se trouve dans le dialogique
culturel qu’il établit avec le pays éloigné. Le recueil étant en grande partie autobiographique selon
le poète, il exprime l’état nostalgique et dépressif du personnage dans les premières années d’exil.
Le narrateur se plonge dans ses souvenirs d’enfance. Sa pensée l’emporte vers le passé, alors qu’il
se bat pour sortir de la dépression avec l’écriture. La simultanéité spatio-temporelle a donc une
signification et une fonction précises. Le locuteur, qui est Darwich, parle de la gravité de la réalité
de cet état de nostalgie destructive du protagoniste qu’elle fut jadis. Le recours à cette nostalgie a
pour principal but l’expression et la focalisation sur l’enfermement et l’étouffement du
protagoniste dans son exil. Il s’agit d’une immersion presque complète dans le passé afin de
souligner (et ressentir) au mieux l’essence de ces moments. En effet, le recueil en question contient
des objets avec leurs bagages émotionnels (la maison, le paysage, les statues du jardin, le
bassin…), c’est aussi dans un processus de recours à des personnages, des odeurs et des affects
que le protagoniste confirme l’existence d’une identité.
191
Chez Darwich, pour exprimer ce sentiment le plus profond, la joie, la tristesse, l’amour, nous
avons un support, celui de la poésie. A travers cette poésie, le poète transcrit en rimes et en vers
les passions et les regrets. Il s’agit d’un art majeur, d’un refuge où l’on peut se ressourcer. Darwich
s’appuie sur un travail de construction mémorielle fantasmée se heurtant irrémédiablement et
irrévocablement à la marque du temps à l’aide duquel il prend conscience que la terre, reconstruite
par le souvenir, lui appartient.
De toutes les poésies, la poésie de Darwich est incontestablement celle qui a mieux
exprimé l’Homme, celle qui est allée au plus profond de l’« être » et celle qui a montré la révolte,
la pluralité, la femme, le corps, la fraternité, l’amitié, le doute, la question existentielle, etc.
Darwich fait aussi partie de cette lignée de poètes qui se situent au centre des préoccupations
sociales, à l’épicentre des séismes sociaux. Toute sa vie, il a lutté pour une terre libre, laïque,
plurielle, démocratique, ouverte sur les possibilités, sur autrui, sur soi.
Notre analyse va porter essentiellement sur le thème de la nostalgie et son évolution dans
le recueil. Bien que la nostalgie constitue un thème en soi, nous allons l’étudier dans le cadre
spécifique de l’exil. Cet exil, en tant qu’arrachement au pays natal, s’accompagne souvent de mal
du pays. Au début, Darwich revit son enfance non pas comme une remémoration d’un passé révolu,
mais par de profondes vagues émotionnelles, balayant toutes distances spatio-temporelles
conscientes entre le passé et le présent.
Cette maison ou plus exactement cette maison absente ou confisquée à laquelle Darwich
rêve toujours de retourner se trouve dans le présent poème comme dans l’ensemble de toute son
œuvre. Les sensations fantômes constituent des manifestations poétiques de ce lieu hors du temps.
« La promenade des étrangers » repose sur cette mise en présence de cet objet chéri grâce à des
rappels précis, universels et nostalgiques de sensations physiques.
Si ce poème repose sur la nostalgie de la maison, paradis perdu, c’est pour imaginer le
retour : celui des Réfugiés de 1948 et la perte n’est pas seulement celle d’un moment, mais
également celle d’un lieu chéri et symbolisé par quelques éléments (brin de sauge, papillons,
colombe, etc.).
192
Darwich justifie son droit au retour en disant qu’il reconnaît toutes les composantes de la
maison, car elles lui appartiennent. Le processus nostalgique est exprimé à l’aide du verbe
« reconnaître » / « connaitre », â’râf en arabe, répété plusieurs fois dans le premier passage sous
forme anaphorique (â’râf, â’râf, â’râf). La répétition de ce mot, voire cette anaphore a pour
objectif de rappeler l’appartenance de Darwich à tous ces éléments : « la maison au brin de sauge »,
« les papillons bleus et rouges », « les fenêtres », « le cours des nuages », « le puits », « la
colombe », « le jasmin » :
ِ َظِر ال ُق َر ِويﱠا
ت في الصيف ٍ ِ َأعرف خ ﱠط السحاب وفي أي
ُ بئر سَيَنت
Je connais le cours des nuages et le puits où ils attendent les villageoises, l’été
Je sais ce que dit la colombe lorsqu’elle dépose son œuf sur la bouche du canon
En arabe, le mot bâyt est un des termes les plus courants pour désigner la maison. Ce mot
est polysémique, tantôt il renvoie à un endroit où l’on peut s’installer pour passer la nuit, tantôt il
renvoie, dans une acception plus rare et pourtant essentielle, à un vers poétique. Cette polysémie
rappelle combien le système de dérivation sémantique de la langue arabe est riche en images et se
prête aux analogies poétiques. Cette réalité, comme ses équivalents possibles, habite toute l’œuvre
de Darwich, comme en témoignent les poèmes de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
Ainsi, la mention répétitive de la « maison » (qui, en arabe, peut avoir les synonymes suivants
mânzîl, dâr, ou bâyt) montre que celle-ci représente ce que Darwich cherche : retourner à l’endroit
où il est né. Il revient, dans ses entretiens, sur cette demande. Interrogé sur son village natal « rayé
de la carte palestinienne » dès le « départ forcé » de sa famille, le poète rappelle que la perte de
193
son village constitue un évènement majeur dans son enfance et dans toute sa vie, de manière
générale : « Je n’ai pas retrouvé ma patrie personnelle. Ni mon lieu personnel. Mon lieu premier
a été dès le départ supprimé »189
Par ailleurs, il affirme que cette maison est une composante de son identité :
« La lutte pour le lieu, la spoliation de mon lieu, de la matrice première, ont fait de ce lieu une
composante essentielle de mon identité. Mais mon identité est en réalité bien plus vaste : je suis
ma langue, comme je l’ai déjà dit. Je suis ma langue, et cette identité ne m’embarrasse guère, tout
comme je n’en tire aucun orgueil »190
189
DARWICH. M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 13.
190
Ibid., pp. 35-36.
194
en arabe. Il s’agit d’un déictique désignant un lieu éloigné, ce qui est le contraire du déictique
« ici », hônâ en arabe, désignant un lieu proche :
A moi ou à quiconque
البحر
ُ ِﻷسمع ماذا يقو ُل لك
Darwich confirme son envie de cohabiter avec l’étrangère en disant qu’il ne change jamais
son point de vue. Cela se voit avec l’usage du verbe « changer » à la forme négative. Ainsi, il
195
montre les activités qu’il souhaite pratiquer avec elle une fois le traité de paix entre eux est signé
« ils vont à la mer ». Le poète s’explique comme suit :
Je me glisserai dans une vague et je dirai : emmène-moi une fois encore à la mer. C’est le sort que
les peureux se réservent. Ils partent à la mer s’ils souffrent d’une étoile qui s’est consumée dans
le ciel »
191
Dans le Coran (sourate 21, verset 30), Dieu dit : « Nous avons créé toute chose vivante à partir de l’eau », traduit
par nos soins.
196
« Je vous aime toi et l’eau
Darwich veut dire par l’eau « le puits » qui est considéré comme un « lieu de
rassemblement » des citoyens du village qu’ils soient vivants ou morts (parce qu’il y a des morts
qui entourent le puits et à qui Darwich souhaite dire : « Que la paix soit sur vous »). Il décrit dans
« Le puits » ce qu’il aime faire comme activités : « passer par le vieux puits », « boire une paume
de son eau », « dire aux morts qui l’entourent : Que la paix soit sur vous », « dégager une pierre
de l’aunaie », etc. :
ب حفن ًة من مائها
ُ " سأشر
"الصغير
ُ سﻼماً أيها ال َح َج ُر.عن َح َج ٍر
Et je dirai aux morts qui l’entourent : Que la paix soit sur vous qui demeurez
Dans la traduction, le mot « vieux » veut dire âl-qâdîm en arabe, mais Darwich dans le
texte original arabe dit âl-qâdîma, c’est-à-dire qu’il féminise le mot « puits ». Cela renvoie à son
envie de dire que le puits est comme la terre, âl-ârd en arabe :
197
ُ " َأ
ختار يوماً غائماً ﻷَ ُم ﱠر بالبئر القديم ِة
ضت عن المعنى َوعَن
َ ُربﱠما فا.ُربما امتﻸت سما ًء
" ُأمثُول ِة الراعي
La parabole du berger »
ٍيركض طف ٌل بﻼ سَبَب
ُ " ُأولى الحمامات تبكي على كتف ﱠ
ي وتحت سما ِء اﻷناجي ِل
ُ واﻷرض تر ُك
ﻻ تُسرعي في الخروج من: ُ قلت.ض في نفسها ُ ،ِض في الريحُ والري ُح تر ُك.يركض
ُ ُ ير ُك
والسر ُو،ض الما ُء
قميص النهار وتنتعلين حذاء الهواء
َ ﻼ هنا ريثما ترتدينً ﻻ شي َء يمنَ ُع هذا المكانَ من اﻻنتظار قلي.البيت
"لم تصل بعد ُأسطورة ُ الغرباء
« La première des colombes pleure sur mon épaule et un enfant court sans raison sous le ciel
des Evangiles
L’eau court, et la terre et les cyprès. Le vent court dans le vent, et la terre, dans le sein de la
terre. J’ai dit : ne te hâte pas de sortir. Rien n’interdit à cet endroit d’attendre un temps. Que
tu mettes la chemise du jour. Que tu te chausses des souliers du vent
La légende des étrangers n’est pas encore là »
Le même état de destruction est exprimé dans Ne t’excuse pas, notamment dans « Le cyprès
s’est brisé » où le mot « cyprès » représente la maison :
« Le cyprès s’est brisé comme un minaret et il s’est endormi en chemin sur l’ascèse de son ombre,
vert, sombre, pareil à lui-même. Tout le monde est sauf. Les voitures sont passées, rapides, sur ses
198
branches. La poussière a recouvert les vitres… Le cyprès s’est brisé mais la colombe n’a pas quitté
son nid déclaré dans la maison voisine »192
Comme toutes les tentatives de Darwich de revenir chez lui sont vouées à l’échec, le poète
revient pour supplier « l’étrangère » pour que cette dernière le laisse rentrer chez lui. Il opte pour
un romantisme à travers lequel il exprime son amour envers elle tout en disant qu’il est en elle et
elle est en lui. Il souhaite qu’elle, dorénavant perçue comme une belle femme, l’abandonne dans
sa patrie comme elle laisse un doux sentiment chez un amant. Il justifie sa demande en disant que
les étrangers ne sont pas encore arrivés et espère qu’ils se trompent de chemin :
ِشخص يراك
ٍ ِ فاتركيني هناك كما تتركين ال ُخرا َف َة في َأي.ٌ " لم يَصل َأ َحد
ِ كم َأن، ِكم ُأحبٌك
ِ ت َأن
ت
« Personne n’est arrivé. Abandonne-moi là-bas tout comme tu laisses la légende en quiconque te
voit
Et cet instant je ne suis nul autre qu’elle en moi et dans sa fragilité, elle n’est autre que moi »
Le poème égrène les noms de lieux darwichiens comme la maison, le village, le puits…
parce que leur profération, interdite par les nouveaux venus, qui ont renommé l’espace, les fait
exister. La maison n’est donc pas seulement la sensation, celle du brin de sauge, la maison est un
lieu sans lequel Darwich n’a plus ni d’existence ni d’appartenance. Il déclare que la maison, dont
il parle, est sa propre maison et toute autre maison ne pourra jamais être son domicile. Dans Ne
t’excuse pas, notamment dans « Merci à Tunis », Darwich dit en parlant de son séjour/son exil à
Tunis qu’aucune autre maison ne peut remplacer sa propre maison et que tout élément naturel (le
vent de la mer, le musc de la nuit et le collier de jasmin) le blesse. Le poète dit :
192
Ibid., p. 57.
199
وها َأنذا ُأو ِدعُها.وﻻ منفايَ كالمنفى
ِ مِسكُ الليل يجرحني وعِقد ُ الياسمين على كﻼم الناس يجرحني ويجرحني التأ ﱡم ُل في الطريق اللولبي... فيجرحني هوا ُء البحر
"إلى ضواحي اﻷندلس
Le vent de la mer me blesse… le musc de la nuit me blesse et le collier de jasmin sur les paroles
des gens et me blesse la rêverie sur le chemin en spirale vers les faubourgs de l’Andalousie »193
Dans « Le Kurde n’a que le vent », Darwich décrit la maison d’un Kurde qui est sa propre
maison à l’exil :
« Son domicile est immaculé comme l’œil du coq… Oublié telle la tente d’un chef de tribu dont les
membres se sont dispersés comme des plumes. Tapis de laine frisée. Dictionnaire usé. Livres reliés
à la hâte. Coussins brodés par l’aiguille du garçon de café. Couteaux aiguisés pour l’oiseau et le
porc. Un magnétoscope pour les films porno. Des bouquets de chardons semblables à la
rhétorique. Un Balcon ouvert à la métaphore »195
Pour résumer, dans « La promenade des étrangers », la nostalgie est celle de la recherche
de retour à la maison. Darwich a utilisé une sorte de dialogue avec « l’étrangère », laquelle est
tantôt son amante, tantôt son ennemi. Il justifie aussi les raisons de son retour à sa maison tout en
193
DARWICH, M. Ne t’excuse pas, op. cit., p. 94.
194
Ibid., p. 111.
195
Ibid., p. 130.
200
disant que toutes ses composantes comme le brin de sauge, les fenêtres, les nuages, les papillons,
le jasmin et le puits lui appartiennent. Mais toutes ses tentatives sont vouées à l’échec.
« L’étrangère » demeure la propriétaire de cette terre et ne permet aucune cohabitation avec le Moi
darwichien.
Dans la première strophe, Darwich présente les multiples formes de la nature comme le
puits, la pierre, les oiseaux et les papillons. Il fait appel à ces éléments afin de former un nouveau
monde différent de celui du moment présent (le moment de l’exil). Stylistiquement, il fascine à la
fois par sa force créatrice des images, par la plénitude de sonorités et de métaphores de ses vers et
par sa force de se rappeler les moments nostalgiques desquels il se trouve privé. Qu’il célèbre les
fulgurances de l’espoir du retour, les lueurs de la mélancolie, la passion amoureuse, les émois de
l’exil, Darwich est un parfait magicien de la langue. Ses vers sont faits de grâce et d’intensité, de
profondeur et de sensualité. Parmi les moments que Darwich souhaite revivre est, comme
mentionné plus haut, celui où il passe par le vieux puits pour y boire une paume d’eau. Il souhaite
exprimer ses condoléances pour toute personne morte et enterrée à côté du puits :
ُ " َأ
"ختار يوماً غائماً ﻷَ ُم ﱠر بالبئر القديم ِة
الغبار
ُ َ انت َبه م ﱠما يقو ُل َلك:" و َأقول للسَر ِو
201
« Et je dis aux cyprès : méfiez- vous de ce que vous dira la poussière
Avons-nous été ici les deux cordes d’un violon au banquet des gardiennes de l’azur ?
Également, Darwich, en utilisant l’impératif, étant donné qu’il s’agit d’une nécessité, invite
toute personne exilée de son village à être forte et à conserver les moments nostalgique du passé :
« Sois fort», « brandis le passé », étant donné que ces moments précieux représentent la vraie vie
de Darwich et pas celle du « présent brisé » :
، ُ ُربﱠما التفتت إليكَ َأيائ ُل الوادي وﻻح الصوت. ماعز بيديكَ واجلس قرب بئرك
ٍ " ُكن قوياً يا قريني وارفع ِ الماضي كقرنَي
"المكسور
ِ صورةً حجريﱠ ًة للحاضر،صوتُك
« Sois fort mon double et brandis le passé dans tes mains telles les cornes d’une chèvre. Prends
place auprès de ton puits. Les cerfs de la vallée se retourneront peut-être vers toi et la voix, ta
voix, apparaîtra image de pierre du présent brisé »
Le passé étant précieux à ses yeux, Darwich ne se contente pas seulement de rêver de
retourner voir seulement le puits, mais aussi il souhaite voir sa cloche qui est sur le vent des pins,
son échelle adossée au ciel et ses astres autour des toits. D’un point de vue lexical, c’est
l’expression « instruments de mon cœur » qui montre à quel point le poète est attaché aux
composantes de son village qui, ces derrières, lui appartiennent comme le montrent les adjectifs
possessifs : « ma cloche », « mon échelle », « mes astres » :
202
Mon échelle adossée au ciel
Darwich affirme son appartenance à sa terre natale ou au puits tout en faisant appel aux
paroles de sa grand-mère qui avait l’habitude de raconter ses jours. Ce sont les jours qui précèdent
l’arrivée de « l’étranger » où le nom de Darwich, toujours présent, résonne du timbre de la livre
d’or ancienne à la porte du puits :
« Et j’ai dit au souvenir : que la paix soit sur vous, paroles spontanées de la grand-mère qui nous
transportent à nos jours blancs nous sa somnolence
Pour revivre les moments autour du puits, Darwich fait appel à une image légendaire, celle
de « Gilgamesh » (l’épopée connue de Gilgamesh). Il met en évidence les tentatives de Gilgamesh
dans la recherche d’une herbe d’immortalité. Cette légende résume en détail l’immortalité
identitaire que cherche le poète. Gilgamesh se déplace partout afin d’atteindre le but que Darwich
souhaite atteindre : voyager partout afin de résister à la force de la mort (la force de l’Autre). Les
raisons pour lesquelles Darwich voudrait chercher l’herbe d’immortalité sont nombreuses : « la
203
terre m’a projeté au-dehors de sa terre/ et mon nom tinte sur mes pas, tel le sabot de la jument ».
Pour ce faire, il invite Gilgamesh à être son frère :
َي في اس ِمك
جلجامش اﻷبد ﱡ
ُ " اقترب ﻷَعود من هذا الفراغ ِ إليكَ يا
"بئري اﻷُولى
َ انتظار وﻻدتي من
ِ وع ﱠما سوف يحد ُُث في
« Viens près de moi que je rentre de ce vide. Toi Gilgamesh éternel en ton nom
Sois mon frère ! Et accompagne-moi pour crier à l’unisson dans ce vieux puits
Il est peut-être plein de ciel telle une femelle. Il a peut-être débordé le sens
Ce poème donne forme à l’informe de la souffrance par un recours continu à des figures
mystiques : il est le Christ qui souffre, il est Joseph jeté par ses frères dans le puits et Gilgamesh
cherchant l’herbe d’immortalité. Il existe bel et bien une corrélation entre Darwich et une cause
nationale, un destin collectif. Mais immense est la solitude du poète, creusée par l’absence à soi et
la grande envie de retourner à celui-ci. Il écrit sous le coup des sentiments, non de l’analyse
politique de tout ce qui se passe autour de lui. C’est pourquoi le présent poème a déclenché une
vive polémique et a donné lieu à diverses traductions et interprétations. Pour certains, Darwich
souhaite jeter l’Autre à la mer, pour d’autres, il veut le chasser de son village occupé. Au contraire,
dans ses poèmes tels que « Le puits », Darwich ne cherche jamais à chasser l’Autre. Il cherche la
paix à travers l’ouverture de négociations :
« La paix exige l’ouverture de négociations avec l’ennemi, qu’il faut écouter et dont il faut
reconnaître le droit à l’autodétermination. Nul n’est bien sûr obligé d’approuver ce que dit
l’ennemi : aussi bien, si on l’approuvait, il n’y aurait ni guerre ni obligation de faire la paix !
Mais l’autre a le droit de penser et de parler comme bon lui semble. Et, pour faire la paix, il faut
204
trouver des solutions politiques et un compromis entre nos exigences, nos aspirations, et celle de
l’ennemi. Toute autre attitude conduirait à l’échec »196
Dans « Suites pour un autre temps », Darwich se rappelle la nostalgie de l’eau, celle du
« puits ». Comme il ne peut plus vivre autour du puits, il a l’impression qu’il se partage en deux :
" أنا واسمي: أرى نفسي تنشق إلى اثنين، تحت.ً أنصت للماء الذي يأخذه الماضي ويمضي مسرعا.ًكان يوماً مسرعا "
« Hâtive journée. J’écoute l’eau que le passé emporte avant de passer pressé. Tout en bas, je me
vois partagé en deux : moi et mon nom »
Comme nous l’avons constaté plus haut, la famille représente l’un des éléments
nostalgiques que Darwich convie en tant que symbole révélateur d’éléments identitaires dans ses
textes poétiques. Celle-ci n’est pas celle que nous connaissons. Elle représente son appartenance à
sa terre. Quiconque jette un coup d’œil sur l’œuvre de Darwich, notamment sur Pourquoi as-tu
laissé le cheval à sa solitude ? constate qu’elle est constituée de beaucoup de membres qui
s’entremêlent l’un avec l’autre dans des relations variées, mais chacun d’entre eux se caractérise
par un fait qui n’existe pas chez l’autre.
Jusqu'à maintenant, les personnages les plus présents sont « le grand-père », « le père » et
« la mère » avec, bien évidemment, les différentes significations que ceux-ci portent. Jusqu’à
présent, le rôle du père occupe plus de dominance que celui de la mère, mais cette dernière est
importante, dans la mesure où elle contribue à comprendre la quête identitaire de Darwich ainsi
que sa relation avec autrui. Nous allons analyser ce poème dans le but de découvrir la vraie relation
entre Darwich et sa mère, ce qui peut aussi nous aider à montrer comment cette relation est
influencée aussi bien négativement que positivement par l’intervention d’autrui.
196
DARWICH, M. Palestine mon pays, L’affaire du poème..., op. cit., p. 91.
205
tragédie de son peuple : la vie du peuple de Darwich est emplie de ces mots, elle est faite d’exil,
de perte, de massacres et de nostalgie. Sa relation avec l’Autre est tendue, mais le poète est prêt à
se réconcilier avec lui au moment où il récupère ses valeurs humaines. En faisant référence à la
lettre envoyée à Samih197, Darwich montre qu’il est prêt à pardonner l’Autre si celui-ci lui redonne
sa valeur humaine :
« Je n’ai pas terminé cette adaptation parce que la formule « nous n’oublierons pas, nous
ne pardonnerons pas » n’est pas un programme pour l’éternité. Nous sommes capables de pardon
à mesure que les valeurs humaines se libèrent en nous »198
La présence de la mère est intense et liée à des valeurs humaines qui lui sont spécifiques :
« tendresse », « amour », « sacrifice », « altruisme », « fidélité ». De même, son image se
diversifie en fonction de la multiplication des visions de Darwich qui, quant à lui, l’attache à des
légendes entre le réel et l’imaginaire à tel point qu’il en a fait un symbole de sacrifice et de don.
Dans « Les leçons de Houriyya », nous avons deux images de la mère : « la mère réelle » et « la
mère représentant un héritage darwichien ».
En ce qui concerne la mère réelle, Darwich la décrit en disant : « Ma mère était toute
férocité. Elle me battait (…) je n’ai vu mon erreur qu’à l’occasion de ma première incarcération.
J’avais seize ans. Ma mère vint me rendre visite, me portant du café et des fruits (…) je compris
alors qu’elle ne me détestait pas »199
Houriyya représente la mère de Darwich. C’est une femme d’une grande beauté. Elle
travaille dans les champs. Elle n’est pas originaire du village du poète, mais du village voisin. Elle
s’est mariée avec le père du poète de façon traditionnelle d’après ce que Darwich raconte :
« Une fois grand, j’ai demandé à mes parents comment ils s’étaient mariés. Leur mariage
fut on ne peut plus traditionnel. Mon grand-père était parti en quête d’une épouse pour son fils, et
197
Ami de Darwich, Samih al-Qassim vit en Israël. Il collabore à de nombreuses publications en arabe et dirige la
maison d’édition arabisk. Ces activités lui ont valu d’être incarcéré à plusieurs reprises. Auteur d’une œuvre
importante, son premier recueil traduit en français est paru en 1988 aux Editions de Minuit sous le titre Je t’aime au
gré de la mort.
198
DARWICH, M. Palestine mon pays. L’affaire du poème…op. cit., p. 50.
199
Ibid., p. 11.
206
on lui dit que le maire du village voisin avait une fille en âge de se marier. Il y alla et la demanda
pour son fils. Mes parents se seraient ainsi mariés sans s’être vus. Mais j’ai des doutes sur ce
point. J’imagine qu’ils s’étaient débrouillés pour échanger auparavant quelques regards, à la
dérobée »200
Cette mère pousse le poète vers une autre vie pour sortir de son état de déprime et de
tristesse. Elle l’invite à se marier avec n’importe quelle femme étrangère, à ne plus attendre les
rendez-vous avec la rosée, à être réaliste comme le ciel, à laisser la nostalgie de la cape noire de
son grand-père et à s’adapter au monde qu’il vit. Le poète opte pour l’usage des verbes de
« l’impératif », étant donné que la situation s’aggrave et l’intervention d’autrui dans le Moi
continue. Parmi ces verbes, nous avons : « Prends », « ne crois nulle », « ne te consume pas »,
« n’attends plus », « sois », « enlace-toi », entre autres :
ﻻ ﱠ
تحن إلى مواعيد الندى
Cette impression a orienté le recueil de Darwich et l’a formé dans une vision particulière
dès le premier recueil jusqu’au dernier, mais quelle est la vraie image de la mère que Darwich
200
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., pp.10-11.
207
dessine dans « Les leçons de Houriyya » ? Darwich la trace avec sa plume en la comparant à une
femme tellement tendre qu’un chardonneret souhaite se poser dans sa main :
La tendresse de la mère se montre à travers ses activités : « elle voit le rêve du poète et
prolonge sa nuit pour le veiller » :
فتطي ُل،ًكأس نبيذي امتﻸت ويكفي َأن أنام َ ُمبَكِرا لت ََرى مناميَ واضحا َ " وكان يكفي َأن ُأدا ِع
َ ِلتُدركَ َأ ﱠن،ب ُغصنَ دا ِلي َ ٍة على عَ َجل
ِ ُ قارعَ ِة السجون و َأ ﱠن َأيﱠامي ت
"حوم َحو َلها وحيالها ِ َلي َلت َها لتحرسَهُ ويكفي َأن تجيء رسال ٌة منى لتعرف َأ ﱠن عنواني تغيﱠر فوق
« Il suffisait que je cajole le pampre d’une vigne à la hâte, et elle savait que ma coupe était pleine
que je me couche tôt et elle voyait mon rêve, et prolongeait sa nuit pour le veiller qu’une de mes
lettres arrive, et elle savait que mon adresse avait changé à la croisée des prisons et que mes jours
tournaient à l’entour d’elle et devant »
Darwich la décrit aussi en disant qu’elle est une mère porteuse de toutes les qualités
humaines. Elle accomplit son devoir envers son fils comme toute mère. Elle le coiffe, elle reprise
sa chaussette trouée, mais l’exil ne les a pas abandonnés. Il les a séparés et les a obligés d’être dans
un lieu qui n’est pas le leur. C’est le verbe « séparer » avec le déictique « nous » qui s’occupe de
montrer l’exil : « nous nous sommes séparés sur la pente du marbre ». Darwich dit :
« Ma mère compte mes vingt doigts de loin. Elle me coiffe d’une mèche de ses cheveux dorés. Elle
cherche dans mes vêtements intérieurs les femmes étrangères. Et reprise ma chaussette trouée.
Elle ne m’a pas élevé de ses mains comme nous le souhaitons. Elle et moi, nous nous sommes
séparés sur la pente du marbre. Des nuages nous ont alors fait signe, et fait signe à des chèvres
qui hériteraient le lieu. Et l’exil nous institua deux langues. Dialectale pour que les pigeons
l’entendent et gardent le souvenir et littérale pour que j’explique aux ombres leur ombre »
208
Darwich étant exilé indique son besoin d’avoir une mère dans sa vie, notamment dans le
cas où il tombe malade « tu ne m’as pas parlé comme une mère à son enfant malade », écrit-il. Il
montre également qu’il a beaucoup souffert. Cette souffrance paraît à travers l’usage du verbe
« souffrir » indiquant un moment douloureux du passé, celui de son séjour au Liban :
« J’ai souffert de la lune de bronze sur les tentes bédouines. Te souviens-tu du chemin de notre
exil vers le Liban, lorsque tu m’oublias et oublias le sac de pain ? Et le pain était de blé
Je ne criai pas de peur de réveiller les gardes. Le parfum de la rosée me posa sur tes épaules
Gazelle. Qui, là-bas, perdit son gîte et son mâle »
Après la mère réelle intervient celle en tant qu’« héritage ». Darwich dessine son image
tout en faisant appel à des personnages religieux dont la situation correspond à la sienne. Parmi les
personnages, nous avons « Hajjar » et son fils « Ismaël ». « Hajjar », dans une dimension
historique et religieuse, représente la mère « Houriyya » et son fils « Ismaël » représente Darwich.
201
Ibid., p. 56.
209
Les points que partage « Houriyya » avec « Hajjar » sont : « la patience », « la compassion »,
« l’endurance », « la recherche d’une nouvelle vie » et « la lutte contre la vie d’exil ». D’un point
de vue lexical, la souffrance des deux mères est exprimée à l’aide de quelques verbes comme
« pleurer » comme le dit Darwich :
وﻻ ترى الصحرا َء خلف َأصابعي لترى حدي َقت َها على َوجه السراب فير ُكض،ﻻ مقابر حول خيمتها لتعرف كيف ت َن َف ِت ُح السما ُء
ٍ َ الزَ َمنُ القديم ُ بها إلى عَب
" ٍ ث ضروري
« Elle est la sœur de Hajar. Sa sœur par sa mère. Elle pleure avec les flûtes des défunts qui ne sont
pas morts »
Nulle sépulture autour de sa tente qu’elle sache comment s’entrouvre le ciel, et elle ne voit pas le
désert derrière mes doigts pour distinguer son jardin sur la face des mirages et le temps ancien la
porte en courant à un néant nécessaire »
Parlant toujours de la mère, le poème « Dispositions poétiques », en tant que support d’une
action verbale nostalgique, est conçu comme un vrai espace discursif où peuvent se déployer
plusieurs types de paroles et de voix, celle de la mère, en particulier :
« Je ne suis pas encore mort d’amour : mais une mère qui voit le regard de son fils
Puis elle pleure pour conjurer l’accident et me soustraire aux périls, que je vive, ici là »
210
colombes et de l’âme. Il s’agit d’images nostalgiques auxquelles nous rajoutons la citadelle, les
ruelles, le bassin, l’abeille, le pain de Saint-Jean-D’acre, la bague, les noces, etc. Toutes images
sont confisquées par l’Autre, représenté par l’usage du mot « mer », âl-bâhr en arabe :
« La mer se nourrit de son pain, le pain de Saint-Jean-D’acre. Elle frotte sa bague depuis cinq
mille ans et jette sa joue contre la sienne »
Outre l’influence négative d’autrui, représentée par l’usage du mot « mer », Darwich opte
pour quelques verbes comme le verbe « s’envoler », yâtîr en arabe. Ce verbe est employé pour
indiquer un état de changement qui est celui du châle de soie, de l’âme et de l’essaim de colombes.
Ils ne sont plus stables mais s’envolent loin :
« Le châle de soie s’envole et l’essaim de colombes. Et dans le bassin, le soleil passe un instant
sur la face de l’eau puis s’envole et mon âme, telle l’abeille ouvrière, parcourt les venelles »
Dans une autre image, Darwich décrit son exil et sa nostalgie en particulier lorsqu’il dit
qu’il « traverse les siècles » comme s’il « traversait les chambres ». En conséquence, il imagine
les composantes villageoises nostalgiques qui contribuent à l’apaisement de son cœur. Parmi les
éléments nostalgiques, nous avons « les peignes en ivoire », d’où vient le titre du poème, « le
miroir d’une fille de Canaan », « la jatte assyrienne », « le glaive de défenseur du sommeil de son
maître persan », etc. D’ailleurs, l’absence de ces éléments l’oblige à avoir un présent différent de
son passé lumineux :
" َأعب ُُر بين العصور كأنيَ َأعب ُُر بين الغُ َرف
ف ال ُمدافع عن نَو ِم صحنَ ال َحسَاءِ اﻷَشور ﱠ
َ سَي،ي َ ،ِ َأمشا َط شَع ٍر من العاج، َت لكنعان
ٍ مرآة َ بِن،ت الزما ِن اﻷليفة َأرى ف ﱠ
ِ ي محتويا
"آخر فوق صواري اﻷَساطيل َ ئ من عَ َل ٍم نحو َ وقفزَ الصقور المفا ِج،ِسَيِده الفارسي
211
Je vois en moi les choses familières du temps, le miroir d’une fille de Canaan, des peignes
d’ivoire, une jatte assyrienne, le glaive du défenseur du sommeil de son maître persan, et le saut
soudain des faucons d’une bannière à l’autre sur les mâts des navires »
Darwich est alors un être dont l’écriture et la langue reflètent la pression de l’exil, de la
nostalgie et de l’histoire immédiate. Car la relation du texte au monde, du texte investi par l’histoire
est au cœur de la réflexion de Darwich ; ce déraciné et l’œuvre qu’il compose se caractérisent par
la précarité, l’inquiétude, voire par l’inconfort. L’oscillation perpétuelle entre appartenance et non-
appartenance est également incarnée par Darwich qui est au-dedans et au-dehors de sa
communauté, dans une relation grandement conflictuelle avec elle et avec ses nouveaux occupants.
En contrepartie, Darwich montre que son identité se fonde sur l’extériorité et l’altérité.
L’exil est la raison de la nostalgie du poète. Il implique une double vision et une pluralité
de regards qui empêchent généralement de s’ériger comme possesseur ou détenteur d’une vérité,
d’un lieu, d’un langage, d’une représentation du monde ou d’un récit. Il l’oblige à avoir une identité
perdue et subir un départ qu’il qualifie de « mystérieux » vers « une lune obscure » :
"ق النحاس
ِ غامض فوق سُو
ٍ ق الطوي ِل المؤدي إلى َق َم ٍر
ِ غامض سَفَري في الزقا
ٌ "
« Mystérieux est mon voyage dans la longue ruelle vers une lune obscure au-dessus du marché au
cuivre »
Aucune catégorie étanche, aucun territoire, aucune nostalgie, aucune identité, aucune
appartenance ne détiennent, retiennent, nomment ou possèdent entièrement Darwich si ce n’est
son identité régionale, celle de son village, Al-Birwa, même si l’exil lui offre des légendes et
l’invite à en posséder quelques-unes. Il refuse d’adhérer à ces légendes. Il ne s’enracine
exclusivement dans aucune d’elles pourtant antagonistes. Il n’appartient pas tout à fait à l’exil, à
sa langue, à sa communauté, à son monde et il n’est pas non plus propriétaire de ce monde, de la
langue de l’autre ou de sa propre représentation.
212
l’existence est étroitement articulé à l’historicité de toute expérience. Car ce détachement par
rapport à toute appartenance exclusive est né d’un sens aigu de l’histoire qui a provoqué
l’arrachement au lieu. Le lieu, pour Darwich, est en quelque sorte déplié, déplacé, détourné par
l’histoire et ce détour. Il le montre à plusieurs reprises : « Je ne reviens pas, je viens ». Ce lieu
irrécupérable empêche de vouloir retrouver une origine, une idée de la nation, une pureté, en même
temps, il empêche le poète de vouloir s’adapter à la nouvelle vie que l’exil lui offre. Darwich dit,
en parlant de l’exil, qu’il ne peut jamais adopter ses légendes, ni négocier avec elles tant que les
gardes (les étrangers) sont sur ses épaules :
« Je n’ai nulle légende ici, je ne fais pas échange de dieux, ni ne négocie avec eux, je n’ai nulle
légende ici pour remplir ma mémoire d’avoine et la remplir des noms de ses gardes dressés sur
mes épaules
Dans l’attente de l’aube de Touthmôsis, je n’ai pas de glaive ici, pas de légende pour répudier ma
mère qui m’a fait porter ses mouchoirs nuage après nuage au-dessus du vieux port de Saint-Jean-
d’Acre »
213
toute la péninsule arabique, notamment au Yémen où l’on parlait, avant la venue de l’islam, des
dialectes sudarabiques.
La langue arabe est aussi constitutive de l’identité arabe ou de l’arabité. Elle est la langue
officielle de beaucoup de pays africains « Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, Lybie et
Soudan » et de pays du Golfe « le Mashrek : l’Orient/le Levant" (Arabie Saoudite, Emirats Arabes
Unis, Oman, Bahreïn, Qatar et Koweït) et enfin au Proche et au Moyen- Orient (Syrie, Liban,
Jordanie, Palestine, et Irak). Elle est également reconnue comme langue minoritaire dans des états
non arabophones, mais autrefois arabisés, tels le Khuzestan ou Israël. Owens constate que:
«Arguably, for the linguist, Arabic is the most interesting language in the world »202.
Darwich aborde le poème par exprimer son envie de conserver sa langue puisque celle-ci
représente une composante fondamentale de son identité : « je suis ma langue ». La langue,
entendue comme outil, objet ou univers, est un motif omniprésent et dont l’interrogation non
seulement sur le rôle du poète, mais également sur le pouvoir de la langue ne cesse de se dire à
travers le poème.
La réflexion constante sur le sens de cette langue, sa valeur, son existence presque
matérielle expliquent que le terme de langue, qu’il traduise lisân (l’organe de la parole) ou lugha
(le système de signes ou même la performance selon le concept chomskyen), soit si fréquemment
mentionné dans « Dispositions poétiques » et qu’il ait été souvent associé à son parcours poétique ;
que l’on pense à sa fameuse parole « l’exil de la langue » ou à celle de « la terre comme la langue ».
OWENS, J. (2013). “A House of Sound Structure, of Marvelous Form and Proportion.” In OWENS, J. (dir.) The
202
214
écriture et le statut particulier conféré à cette langue, appréhendée souvent comme un sujet qu’il
s’agit de façonner, d’adopter ou de porter. Dans les premières lignes du poème, il confirme son
appartenance à sa langue en utilisant le pronom possessif « j’ai » :
M’apprendre à lire
« Le poème est en haut, et il peut m’enseigner ce qu’il désire, ouvrir la fenêtre par exemple
215
Nous disons que l’anthologie ou la rédaction de « Dispositions poétiques » est habitée par
une parole marquée par le manque, l’incomplétude et l’affirmation par le sujet poétique, voire le
« je » poétique d’une identité possible du Moi par et dans la langue. En revanche, l’idée d’une
privation ou d’une absence de la langue est rendue presque de manière obsessionnelle par ses
nombreuses reformulations : « Je n’ai pas de langue » ; « mes mots se sont égarés et ma femme
s’est perdue ». Ici, le fantasme d’un poème riche et autonome engage une représentation
particulière de la langue devenant fortement objet et même lieu, le seul lieu permettant de mettre
fin à l’exil.
Darwich parle aussi des avantages de cette langue sous la forme d’une anaphore qui est la
formule « elle éclaire », tôdî’ en arabe : « elle éclaire les nuits, elle éclaire deux corps ». Aussi,
« elle peut gérer les légendes ». Darwich dit :
Le poème est entre mes mains, et il peut gérer les légendes par le travail manuel »
Dans « Une rime pour les mu’âllaqat », Darwich se présente en tant que sa langue. Il la
rapproche de son corps en disant :
كوني ملتقي جسدي مع اﻷبدية: أنا ما قلت للكلمات.ً فكنت لنبرها جسدا، كن جسدي: أنا ما قالت الكلمات.أنا لغتي. '''هذه لغتي
'' كوني كي أكون كما أقول.الصحراء
216
« Voici ma langue. Je suis ma langue. Et je suis ce que les mots ont dit. Sois notre corps, et je fus
un corps pour leur timbre. Je suis ce que j’ai dit aux mots : soyez le confluent entre mon corps et
l’éternité désert. Soyez que je sois selon ce que je dis »
وعلى زوال ﻻ يزول، على أبي، على، على شﻼﻻتي،" فلتنتصر لغتي على الدهر العدو
ومقدس العربي في الصحراء،ومعدني الصقيل. . وهويتي اﻷولى. حدائق بابلي ومسلتي. عصا سحري.هذه لغتي ومعجزتي
"نثر إلهي لينتصر الرسول
ٍ ﻻ بد من، ﻻ بد من نثر إذا.يعبد ما يسيل من القوافي كالنجوم على عباءته ويعبد ما يقول
« A ma langue de l’emporter sur le siècle adverse sur la lignée, sur moi, sur mon père et sur une
fin qui ne finit pas
Voici ma langue et mon miracle. La baguette de ma féerie. Les jardins de ma Babylone, mon
obélisque. Ma première identité. Mon métal poli, et le sacré de l’Arabe au désert qui adore ce
qui coule des rimes, étoiles sur sa cape et adore ce qu’il dit. Il faudra donc une prose, une prose
divine pour que triomphe le prophète »
217
et à l’existence de Dieu. Tout le travail du poète arabe, y compris Darwich, au cours de XXème
siècle, visera à affranchir la langue de ce rapport à la transcendance. Autrement dit, Darwich existe
tant que sa langue existe, et si cette langue disparaît, il disparaîtra.
Ces différentes représentations, par lesquelles le présent poème met en scène le rapport
entre la langue et le poète, peuvent nous amener à parler de ce que la langue pourrait donner au
poète. Elle le porte en tous les lieux, elle l’aide à chanter le pays et à franchir le mur de la cellule.
Il, dans les vers qui suivent, montre les avantages de cette langue tant sur le plan identitaire que
psychologique :
" هذه لغتي قﻼئد من نجوم حول أعناق اﻷحبة. وطال بي ليلي الطويل.في حطام العالم السحري من حولي على ريح وقفت
Alors mes mots me portent oiseau issu de mot, et qui construit le nid de son voyage devant moi
dans mes débris
Dans les débris du merveilleux, autour de moi sur un vent, je me suis dressé
Et ma longue nuit m’est interminable. Voici ma langue, colliers d’étoiles aux cous de ceux que
j’aime »
218
3.6-La nostalgie dans « D’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs »
Sa poésie n’est plus conçue comme une arme, même pas miraculeuse, mais comme le dit
lui-même : « C’est une essence. C’est la résidence de l’homme sur terre ».
Dans « D’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs », Darwich illustre sa séparation de
toutes les composantes de sa maison (enfance, menthe, encre, livre, etc.). D’un point de vue
linguistique, cette séparation se montre à l’aide du verbe « abandonner », du verbe « laisser » et
du verbe « oublier », qui sont conjugués avec le pronom collectif « nous », parce qu’ils renvoient
à une période de déportation collective. En ce qui concerne la possession des éléments nostalgiques
comme « l’huile », « l’enfance », « la menthe », « l’encre du midi », etc., Darwich dit qu’ils lui
appartiennent en utilisant un pronom possessif « notre ». Quant à la menthe, il la considère en tant
qu’« être humain » (personnification) qu’il souhaite saluer. Darwich s’explique comme suit :
" وتركنا طفولتنا للفراشة حين تركنا على الدرجات قليﻼ من الزيت لكننا نسينا تحية نعناعنا حولنا
" لوﻻ كتاب الفراشة من حولنا، كان حبر الظهيرة أبيض.ونسينا السﻼم السريع علي غدنا بعدنا
« Et nous avons abandonné notre enfance au papillon lorsque nous avons laissé un peu d’huile
sur les marches mais nous avons oublié de saluer notre menthe
Oublié de saluer furtivement notre lendemain après nous. L’encre du midi était blanche, n’était
le livre du papillon autour de nous »
219
en donnant à l’ensemble du texte la forme d’un dialogue entre le Moi et l’Autre. Ce Moi, bien que
tourmenté, puisqu’il a été obligé d’abandonner la maison ainsi que ses différentes composantes,
n’adopte pas une politique hostile contre l’Autre, nommé métaphoriquement « papillon ». L’envie
de rapprochement se montre à travers l’usage des verbes à l’impératif « sois », « accepte »,
puisqu’il s’agit d’une nécessité impérieuse vu la dureté de la situation darwichienne. Parmi les
mots que le poète adresse à ce papillon, nous avons :
كوني كما شئت قبل حنيني وبعد حنيني، يا أخت نفسك،'' يا فراشة
En ce qui concerne le papillon, âl-fârâshâ en arabe, il s’agit d’un insecte imbécile, puisqu’il
se rapproche du feu et se brûle. Quant à Darwich, il n’utilise pas le sens du dictionnaire quand il
parle de ce papillon, mais il lui attribue beaucoup de symboles. Ce papillon demeure le représentant
d’autrui qui symbolise aussi une victime « brûlée » de différents changements politiques. Il danse
dans le feu et dans la tragédie qu’a causée la perturbation de la politique mondiale. Il ressemble
ainsi à un griffon qui se brûle. Mais Darwich insiste sur le fait que l’amour, entre le papillon
(l’Autre) et son Moi, demeure toujours :
Outre le papillon métaphorique représentant l’Autre, nous avons également le vrai papillon
du village que Darwich étant exilé rêve de revoir. En utilisant toujours les mêmes verbes comme
« ne pas laisser » et « ne pas abandonner », Darwich supplie le papillon de l’accompagner là où il
va :
220
ﻻ تتركيني لما صمم الحرفيون لي من صناديق، يا أم نفسك،'' يا فراشة
''ﻻ تتركيني
Ne m’abandonne pas »
Après avoir longtemps et dans beaucoup de recueils incarné la figure d’« auteur militant »,
Darwich change de perspective narrative ; il adopte l’écriture de soi, se livre davantage aux lecteurs
et partage avec ses derniers le regard qu’il porte sur l’Histoire. Lorsqu’il écrit « D’un ciel à l’autre
pareil, passent les rêveurs », il tente de se réconcilier avec son passé, avec l’Histoire et surtout avec
l’Autre. Certains y voient une sorte de « cure psychologique » qui permet de revenir sur un passé
douloureux et lamentable, d’effectuer un retour sur soi, pour méditer sur la patrie, le monde et les
221
choses de la vie, car, depuis sa terre d’asile, le ressortissant galiléen découvre le paysage dans son
ensemble.
Dans ce poème se manifeste l’envie de Darwich de s’ouvrir sur autrui, sur soi et sur une
cohabitation possible pouvant mettre fin à son exil. Il raconte essentiellement un moment
nostalgique de rencontre avec « l’étrangère » qui devient éventuellement son amante. A travers
cette rencontre plus ou moins amoureuse, Darwich affirme son intention d’entretenir une bonne
relation avec elle. Il y montre de façon générale la manière dont lui et « l’étrangère » s’échangent
sous forme de dialogue et à quel point les deux s’aiment, notamment lorsque Darwich décrit, sous
forme d’interrogation indiquant la satisfaction de la relation, les yeux de son amante en disant :
Dans la parole de Darwich, nous décelons une tentative pacifique de tisser des liens avec
son amante. Pour ce faire, il l’invite à ne pas se rappeler la souffrance ou l’histoire du passé qui
sont représentés par le vers : « prenons garde alors, à ne pas remuer le sel des mers anciennes »,
puisqu’une fois rappelée la souffrance du passé, notamment le moment où les villageois se sont
dirigés vers la mer, la relation entre les deux se perturbe. D’ailleurs, le poète indique qu’il est
heureux de cette relation malgré le fait qu’il utilise son expression « ton exil en moi » qui indique
le côté positif de l’exil dont le poète a parlé précédemment :
هكذا يترك العاشقان الغريبان حبهما فوضوياً كما يتركان ثيابهما.ًكانت تعيد له جسداً ساخناً ويعيد لها جسداً ساخنا
''الداخلية بين زهور المﻼء
222
Elle lui restituait son corps chaud et il lui restituait son corps chaud. Ainsi les deux amants
étrangers laissent leurs amours en désordre comme ils abandonnent leurs sous-vêtements entre
les fleurs des draps »
Chanson pour deux étrangers qui se rencontrent sur une rue qui ne mène nulle part »
Le rapport au jasmin est très fort à tel point que le poète ne peut jamais l’oublier :
La nostalgie de l’amante se concrétise aussi dans l’usage du dialogue. Darwich lui adresse
une parole sous forme d’interrogation ou de questionnement. Les deux amants échangent des
paroles. « L’étrangère » demande à Darwich d’écrire son nom sur « la branche d’un grenadier »,
puisqu’elle veut demeurer présente sur cette terre, étant donné qu’elle souffre aussi de l’exil, tandis
que Darwich lui demande de le laisser réaliser son rêve, qui est celui du droit au retour à son
village. Il lui reproche aussi la misère qu’elle lui a fait subir. Autrement dit, il vit le sort que cette
« étrangère » s’est choisie. Il lui demande seulement d’être « juste » :
واحفر اسمي على جذع رمان ٍة في حدائق بابل. فألف نشيد أناشيد لي،إن كنت حقا حبيبي "
هل لدينا، كيف فعلت بنا ما فعلت بنفسك يا سيدي: وقولي له ﻻبن مريم. فضعي حلمي في يدي،إن كنت حقاً تحبينني
"من العدل ما سوف يكفي ليجعلنا عادلين غذاً؟
« Si tu es vraiment mon aimé, compose un Cantique des cantiques203 pour moi. Et grave mon nom
sur la branche d’un grenadier, dans les jardins de Babylone
203
Le Cantique des Cantiques revêt la forme d’une suite de poèmes, de chants d’amour alternés entre une femme et
un homme (ou même ou plusieurs couples s’expriment), qui prennent à témoin d’autres personne et des éléments de
la nature. Religieusement, c’est l’un des livres de la Bible les plus poétiques ».
223
Si tu m’aimes vraiment, place mon rêve entre mes mains, et dit au fils de Marie : Ainsi, tu nous
fais subir le sort que tu t’es choisi Seigneur, sommes-nous assez justes, pour l’être demain ? »
Les deux amants s’échangent des paroles d’amour tout en utilisant des expressions
typiquement émotionnelles. En s’adressant à l’amante, Darwich dit :
ﻻ تكن معتماً بعد نهدي – قالت له:" عتمان معاً في ظﻼ ٍل تشع على سقف غرفته
وامتﻸنا أنا والمكان بليل يفيض من الكأس، نهداك ليل يقبلني. نهداك ليل يضيء الضروري:قال
ثم تضحك أكثر حين نخبيء منحدر الليل في يدها.تضحك من وصفه
لو كان لي أن أكون صبياً لكنتك أنت، يا حبيبي-
خذني إلى بلد ليس لي طائر أزرق. وتبكي كعادتها عند عودتها من سما ٍء نبيذية اللون. ولو كان لي أن أكون فتاة لكنتك أنت-
فوق صفصافة يا غريب
ومن بلدي، ومنك،من أنا؟ من أنا بعد منفاك في جسدي؟ أنا من
من أنا بعد عينين لوزيتين؟ أريني غدي! هكذا يترك العاشقان وداعهما فوضوياً كرائحة الياسمين على ليل تموز-
" يا سمين على ليل تموز: بيد أني أتابع أغنيتي.في كل تموز يحملني الياسمين إلى شارع ﻻ يؤدي إلى هدف
« Ils font obscurité ensemble, dans des ombres qui dansent au plafond de sa chambre. Elle lui dit :
Ne sois pas ténébreux après mes seins
Il dit : Tes seins, nuits qui éclairent l’essentiel. Nuits qui me couvrent de baisers, et nous nous
sommes emplis le lieu et moi, de nuits qui débordent de la coupe
Elle rit de sa description. Et elle rit encore lorsqu’elle cache la pente de la nuit dans sa main
224
Qui suis-je après ces deux yeux en amande ? Montre-moi mon lendemain ! Ainsi les deux
amants laissent leurs adieux en désordre comme le parfum du jasmin sur les nuits de juillet
Quand vient juillet, le jasmin me porte à une rue qui ne mène nulle part, mais je chante
encore : jasmin sur les nuits de juillet »
Le poète cherche alors à cohabiter avec l’amante « l’étrangère » si cette dernière respecte
son droit d’exister. Au niveau lexical, le poète a opté pour un lexique à visée communicative et
émotionnelle, le plus souvent dans le rappel de ce dont il a besoin. Il se transforme en passant d’un
poète épique en un poète romantique n’ayant comme principal objectif que l’attraction du cœur de
l’amante afin de réaliser son rêve, qui est bien sûr le retour à ce qu’il appelle toujours « terre des
ancêtres ». En ce qui concerne « l’amante », considérée également en tant qu’« exilée » ou
« souffrante de l’exil », puisque Darwich dit que « nous sommes tous étrangers sur terre », elle
semble être prête à laisser le poète revenir à sa terre à condition que celui-ci admette aussi son
droit d’y demeurer éternellement.
Darwich pense aussi que la réalisation de son rêve, l’instauration d’une paix entre
le « nous » et le « eux », n’est pas impossible. S’il ne peut pas le réaliser avec les actions, il pourra
le faire avec les mots, autrement dit avec la « la poésie » ou « la parole » qui pourraient l’aider à
édifier un abri, mâ’wâ en arabe, qui l’hébergerait. Quant au mot « abri », Darwich opte pour ce
mot au lieu de « la maison » parce qu’il est arrivé à un point où il souhaite avoir un simple logement
dans le village. Il dit :
كم كان على ذاكرتي أن تحفظ."وقليل من كﻼم ﷲ لﻸشجار يكفيني لكي أبني باﻷلفاظ مأوى آمناً للكراكي التي أخطأها الصياد
" لكن هذه النجمة من صنع يدي فوق الرخام. كم أخطأت في تهجية اﻷفعال.اﻷسماء
« Un peu de la parole de Dieu aux arbres me suffit et des mots, j’édifie un abri sûr pour la grue
que le chasseur a manquée. Que de noms j’ai dû retenir. Que d’erreurs j’ai faites en épelant les
verbes. Mais cette étoile est l’œuvre de mes mains sur le marbre »
Conclusion
225
et le rappel des composantes du passé. L’objectif est d’apaiser l’âme du poète qui s’est mis à
exprimer son envie de revenir à la maison, au puits, à la terre (l’amante), à la mère, l’enfance, etc.
226
Chapitre 4 : Le discours de l’intertextualité
1. « Le bâton d’Ismaël »
2. « L’encre du corbeau »
3. « L’hirondelle des Tatars »
4. « Telle est la lettre noun dans la sourate du Rahmân »
5. « Les humeurs d’Anath »
6. « La mort du griffon »
7. « Extraits des byzantines d’Abou Firâs al-Hâmdânî »
8. « Une rime pour les Mu’allaqât »
9. « Le moineau tel qu’en lui-même »
10. « Hélène, quelle pluie »
11. « La gitane détient d’un ciel exercé »
12. « Premiers exercices sur une guitare espagnole »
13. « Les sept jours de l’amour »
14. « Déposition de Bertolt Brecht devant un tribunal militaire (1967) »
15. « Différend non linguistique avec Imrû’l-’Qays »
227
Introduction
Il est nécessaire de dire que nous avons beaucoup de types d’intertextualité comme
l’intertextualité religieuse dans « Le bâton d’Ismaël », « L’encre du corbeau », « Telle est la lettre
noun dans la sourate du Rahmân », l’intertextualité historique dans « L’hirondelle des Tatars »,
« Déposition de Bertolt Brecht devant un tribunal militaire (1967) », l’intertextualité légendaire
dans « Les humeurs d’Anath », « La mort du griffon », « Le moineau tel qu’en lui-même »,
« Hélène, quelle pluie », « Les sept jours de l’amour » et l’intertextualité littéraire dans « Extraits
des byzantines d’Abou Firâs al-Hâmdânî », « Une rime pour les Mu’allaqât », « La gitane détient
d’un ciel exercé », « Différend non linguistique avec Imrû’l-’Qays ». Nous signalons que l’étude
de l’intertextualité est un moyen qui contribue à l’étude de la question de la relation entre le même
et l’autre.
Notre discussion ici concerne les ressources religieuses employées dans le recueil. Le poète
met en évidence des emprunts religieux. Il choisit des histoires comme celles des prophètes, du
messager, de Jésus et du martyr. Du point de vue de l’intertextualité religieuse, Darwich semble
être obsédé par les textes islamiques. Darwich dit :
« J’ai toujours été attiré par la soif ardente des textes mystiques arabes et islamiques, leur façon
d’humaniser le sacré en le ramenant au niveau des sens, et en le représentant dans des états de
désir et de fusion dans l’être aimé. Je n’ai jamais été vraiment concerné par les aspects
228
théologiques des textes mystiques, mais je m’arrête en revanche devant leur infinie
malléabilité »204
L’union d’Ibrahim et d’Hajjar (la mère d’Ismaël) est bénie par Dieu et ils ont eu un fils à
qui ils ont donné le prénom « Ismaël ». Quand ce prophète est né, son père avait 86 ans. Le
nouveau-né était comme la prunelle des yeux de son père et quand Sarah (femme d’Ibrahim) les a
vus, elle était triste de ne pas avoir eu d’enfant. Un peu plus tard, Sarah n’a pas pu supporter de
voir Hajjar et son fils. C’est pourquoi elle a demandé à Ibrahim, avec persistance, de les installer
ailleurs, ce qui donne naissance à leur exil. Par conséquent, le prophète a emmené Hajjar et son
fils dans l’un des déserts de la Mecque où il les a laissés et est revenu en Palestine. C’est
vraisemblablement la situation qui a inspiré Darwich à mentionner le « désert ». Il souhaite que ce
désert voyage ou parte pour ramener le disparu, qui est Ismaël, à sa première terre. Darwich s’en
explique :
" من البعيد إلى البعي ِد،ِ واذبحني عَ َليه،ِ بالمفقود،ُ عُد يا عُود
« Le désert voyageait alors dans les mots. Et les mots négligeaient la force des choses
« Ô notre Seigneur, j’ai établi une partie de ma descendance dans une vallée sans agriculture,
près de ta maison sacrée, ô notre seigneur afin qu’ils accomplissent la salât. Fais donc que se
204
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 87.
229
penche vers eux les cœurs d’une partie des gens. Et nourris- les des fruits. Peut-être seront- ils
reconnaissants ? »205
Lors d’une visite d’Ibrahim à la Mecque, Ismaël avait alors 13 ans, Ibrahim a vu dans un
rêve que Dieu lui ordonne de sacrifier son fils. C’était le 8 Zilhajj, également connu sous le terme
de Yâwm Târâwîyâh. Ibrahim recevait les ordres de Dieu sous forme de songes, mais comme il
s’agissait de sacrifier son fils, il se demandait si c’était vrai. Pour confirmer, le lendemain, il a vu
le même songe et est devenu sûr que c’était un vrai ordre. Il a tenu ensuite Ismaël et l’a mis sur ses
genoux. Ensuite, il a mis le couteau sur sa gorge et a commencé à le faire bouger mais le couteau
ne coupait rien. Ismaël croyait que son père ne pouvait pas l’immoler par pitié, puis a dit à son
père dans des versets coraniques :
« Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Allah, du
nombre des endurants. Puis quand tous deux se furent soumis (à l’ordre d’Allah) et qu’il l’eut jeté
sur le front »206
Ibrahim a fait comme demandé par son fils et l’a égorgé. Mais il a été surpris, car il a vu
son fils debout à côté de lui et il avait à sa place égorgé un mouton. Le Coran dit :
« Voilà que nous l’appelâmes ‘Ibrahim !’ Tu as confirmé la vision, c’est ainsi que nous
récompensons les bienfaisants. C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et nous le rançonnâmes d’un
Grand Sacrifice. Et nous perpétuâmes son renom dans la postérité : Paix sur Ibrahim »207
205
Il s’agit du verset 37 de la sourate 14.
206
Il s’agit des versets 102- 103 de la sourate 37.
207
Ibid., versets 104-109.
230
ِ وتنتشر ال ُقرى كشقائ
ِ ق النعما ِن في اﻹيقاع ُ
ٌب سَ َماوي ٌ ﻻ َلي ٌل هناك وﻻ
ٌ َمسﱠنا طر.نهار
ت الجهاتُ إلى الهيولي ِ وهَر َو َل
هَلِلويا،هَلِلويا
"ُكلﱡ شيء سوف يبدأ من جدي ِد
« Ainsi ses doigts écoutent-ils son sang
Et les villages se répandent tels les coquelicots dans la cadence
Pas de nuit là-bas, ni de jour. Un ravissement céleste nous a pris
Et les points cardinaux ont couru vers la première matière
Alléluia, Alléluia
Tout recommence »
Ismaël et Darwich se ressemblent dans le fait qu’ils ont hérité l’exil de leurs parents.
Darwich l’a hérité, car ses parents n’ont pas pu défendre sa terre. Ismaël l’a hérité de sa mère
Hajjar. Darwich fait du luth d’Ismaël et de son chant un moyen de réaliser ses rêves. C’est
pourquoi il lui demande de chanter afin que tout rêve de retour soit réalisable. Cependant, les
gardes de l’endroit l’empêchent d’exprimer ses problèmes comme ce qui s’est passé avec
Darwich. D’un point de vue lexical, c’est le verbe « déplacer », le verbe « voler » et le verbe
« courrir » qui indiquent l’exil. En plus, afin d’indiquer l’instabilité de Darwich et d’Ismael, le
poète opte pour des mots à caractère négatif dans la langue arabe comme le mot « flanc », sâfh
en arabe et le mot « gouffre », hâwîyâ. Darwich dit :
ُ ونر ُك
ض بين ها ِويَت َي ِن زَ رقاوي ِن
َس المكا ِن يغادرون فضا َء إسماعيلُ وﻻ َح َر،ﻻ َأحﻼ ُمنا تصحو
231
terminé, mais ni le poète, ni les villageois n’ont pu retourner. C’est pour cette raison que
Darwich souhaite être comme un « phénix », ayant une grande liberté dans ses déplacements. Il
s’inspire de cet oiseau qui se brûle la nuit, mais éventuellement, une nouvelle vie lui est donnée
chaque matin. Il s’appuie sur l’idée de l’innovation issue de cette légende pour faire naître de
son exil une nouvelle vie pleine de joie et de bonheur comme s’il voulait dire : « Me suis-je
brûlé ? Pourquoi une nouvelle vie ne m’a-t-elle pas été attribuée ? ». Dans sa Murale, poème
relativement tardif, rédigé dans des circonstances difficiles (d’un point de vue politique,
l’impasse du processus de paix à la suite de l’assassinat de Rabin ; d’un point de vue personnel,
les difficultés à se remettre d’une difficile opération du cœur), l’oiseau se fait emblème d’un
devenir idéal que le Moi de Darwich cherche. Darwich dit en parlant de cet oiseau légendaire :
" سأصير يوما ما أريد
واسل من عدمي،سأصير يوما طائرا
كلما احترق الجناحان.وجودي
" وانبعثت من الرماد،اقتربت من الحقيقة
« Un jour je serai ce que je veux
Un jour je serai oiseau et, de mon néant, je puiserai
Mon existence. Chaque fois que mes ailes se consument
Je me rapproche de la vérité et je renais des cendres »208
Dans « Le bâton d’Ismaël », Darwich cite le phénix en disant :
" كما يَت َ َو ﱠق ُع النسيانُ في ُخ َوذ الجنو ِد، ٌولم ت َنشَف دماءُ الليل في ُقمصا ِن موتانا ولم تطلع نباتات
« La guerre était finie et la cendre de notre village avait disparu dans un nuage noir
Sans donner naissance au phénix, comme nous nous y attendions
Le sang de la nuit n’était pas encore sec sur les chemises de nos morts et aucune plante n’avait,
comme le prévoit l’oubli poussé dans les casques des soldats »
208
DARWICH, M. (2003). Murale. Paris : Actes Sud, pp. 8-9.
232
Du point de vue du lexique, nous avons beaucoup de mots (le sang, la guerre, les morts,
les soldats, le village disparu, la cendre, etc.) qui montrent que le rêve du poète n’a pas été
réalisé.
Dans la même optique, Darwich dit par rapport à l’emploi de l’histoire du prophète
Ismaël dans la mise en œuvre de sa tragédie : « Les Palestiniens et Ismaël subissent l’exil ».
Cependant, il ne renie pas l’existence d’autrui tout en disant que les deux sont des étrangers sur
terre. Depuis qu’Adam s’est fait chasser du paradis pour vivre sur terre, il est devenu
« étranger ». Ismaël et Darwich sont ses fils, donc ils sont aussi étrangers (syllogisme). Ce qui
confirme notre propos est le chant d’Ismaël :
Pour résumer, Darwich semble être le nouvel Ismaël. Il a l’impression d’être sacrifié par
tous les pères du monde. D’ailleurs, il souhaite avoir la même fin d’histoire qu’Ismaël. Il souhaite
qu’un autre être se fasse égorger même métaphoriquement à sa place (comme l’immolation du
mouton dans l’histoire ci-dessus mentionnée) pour que son âme soit sauvée. Ce poème ne
représente pas seulement l’exil de Darwich à travers une forme d’intertextualité religieuse, mais
également à l’aide de beaucoup de termes nostalgiques qui renvoient à la terre palestinienne, la
terre de laquelle Darwich et Ismael se sont fait expulser.
Plusieurs poèmes comportent dans leur titre même une référence aux oiseaux : - « Les oiseaux
meurent en Galilée » (initialement publié en 1969 dans le recueil Al-‘asâfîr tâmût fî-l-Jâlîl, le
233
poème donne son nom au recueil) - « S’envolent les colombes » Yâtîr âl-hâmâm (poème
initialement publié en 1984 dans le recueil « Siège pour les louanges de la mer » Hîsâr lî-mâdâ’îh
âl-bâhr- « La nuit du hibou », Lâylât âl-bûm, poème ci-dessus analysé, « L’encre du corbeau »,
Hîbr âl-ghûrâb, « Le moineau tel qu’en lui-même », Al-dûrî, kâmâ hûwâ, etc.
C. Placia compare la présence des oiseaux dans la poésie de Darwich à celle de R. Char :
« La présence des oiseaux dans l’œuvre de Darwich n’a pas la densité et la complexité de ce
que l’on observe chez Char. Chez Darwich (…) la mention des oiseaux fonctionne souvent comme
symbole, et ne résulte pas d’une familiarité concrète avec les espèces animales. Autrement dit, les
espèces évoquées dans les poèmes le sont pour leur charge culturelle et symbolique, dans une
logique récurrente d’intertextualité, plus que pour leurs caractéristiques ornithologiques »209
Placia montre également les quelques charges culturelles et symboliques des oiseaux :
« L’oiseau est associé à la patrie, et plus exactement à la perte de la patrie ou aux
affrontements des peuples au sujet des patries, d’une façon qui subvertit légèrement l’image
traditionnelle de l’oiseau comme incarnation de la liberté d’aller et venir : le déplacement de
l’oiseau n’est plus signe de la liberté, mais symbole des routes de l’exil »210
Pour résumer, Darwich se distingue d’autres poètes tels que Char, Edward Saïd ou Yeats du
fait qu’il ne montre pas, dans sa poésie, une connaissance ornithologique réelle à partir de laquelle
il a élaboré son travail métaphorique. Chez lui, l’évocation des oiseaux est plus distante et
fonctionne fondamentalement par la valeur emblématique et intertextuelle qu’elle revêt. C’est là
généralement le signe d’une différence profonde dans la construction de l’image poétique. Chez
les poètes ci-dessus mentionnés, notamment chez Char, les poèmes portent le signe d’une
connaissance réelle des oiseaux, la forme de leur vol, leur plumage, leur cri. Le travail de
métaphorisation chez ces poètes s’effectue à partir d’une familiarité vécue avec les oiseaux,
comme du reste avec l’ensemble du monde naturel.
209
PLACIA, L. C. (2017). « Libre enfin de se savoir et de périr oiseau : place et signification de l’oiseau dans la
poétique de Char, Darwich et Lorca », in Formes de l’action poétique, FROIDRTOND M. et RUMEAU D. (dir.),
coll. Cahier Textuel. Paris : Hermann, pp. 177-200.
210
Ibid.
234
Chez Darwich, les oiseaux, par exemple, « volent » ou « s’envolent ». A titre d’exemple, dans
« L’encre du corbeau », l’oiseau est apostrophé « vole haut, corbeau » ; dans « Le moineau tel
qu’en lui-même, « l’envol » de l’oiseau est évoqué, mais quelle est la propre signification de ce
vol ? Le vol ou le déplacement de l’oiseau ne sont pas signe de liberté, mais symbole des routes
de l’exil, comme il sera mentionné ultérieurement dans l’analyse de « Le moineau tel qu’en lui-
même ».
Jusqu’à maintenant, les espèces les plus récurrentes dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa
solitude ? sont : « la colombe » et « le hibou ». D’un point de vue symbolique, « la
colombe », dans des poèmes comme « Villageois sans malice » et « La promenade des étrangers »,
est associée à la paix caractérisant l’âme du Moi darwichien, notamment sa présence au sein d’un
paysage rêvé, celui d’une paix future, marquée par le temps verbal futur dans la traduction
française de « Trêve avec les Mongols devant la forêt des chênes » et de « Sur une pierre
cananéenne dans la mer Morte» ou imaginaire comme dans « Une envie de voir Babylone nous
prend… ».
Placia montre aussi les raisons pour lesquelles Darwich attribue le symbole de paix à la
colombe. Elle se contente de raconter l’histoire du prophète Noé avec cet animal domestique :
« La colombe symbole de paix trouve sa source dans l’épisode de l’Arche de Noé aux livres
7 et 8 de la Genèse ; selon le récit biblique la colombe est l’oiseau qui rapporte à Noé le rameau
d’olivier signe que la malédiction du déluge touche à sa fin et que l’humanité pourra s’installer
de nouveau sur la terre ferme. La possibilité du repérage d’un intertexte biblique entraîne ici la
suggestion de la possibilité d’un retour à la terre promise, d’un retour futur de la paix. Que la
colombe, liée à la paix, soit ainsi mentionnée dans des strophes qui font la part belle au paysage,
et notamment aux arbres, est à ce titre révélateur du rapport de Darwich aux intertextes, en
particulier bibliques »211
Malgré la grande diversité des textes dans lesquels apparaît la colombe pacifiste évoquée dans
« Le soldat qui rêvait de lys blancs » : « Aah si seulement les colombes grandissaient au ministère
de la défense… Aah si les colombes !... La patrie, il me l’a dit, C’est boire le café de sa mère et
rentrer, à la tombée du jour, rassuré » 212, Darwich met à profit cet oiseau non pour sa propriété
211
Ibid.
212
DARWICH. M. La terre nous est étroite, op. cit., p. 27.
235
intrinsèque et son insertion dans le monde naturel, mais afin d’instaurer un « dialogue »
intertextuel à la stratification particulièrement complexe. Aussi, l’usage, l’analyse ou le relevé des
mentions d’oiseaux permettent d’explorer un pan de l’imagerie déployée par le poète qui veut
également tenter de faire émerger différents points qui le singularisent.
Dans « L’encre du corbeau », le corbeau, malgré les différents contextes dans lesquels il
apparaît (sinistre et symbole de meurtre), se présente sous forme de dialogue, dans un horizon,
213
Il s’agit des versets 21-23 de la sourate 27.
236
celui de la religion et de la mystique, et dans un autre plus symbolique, de réflexion sur
l’éloignement, la séparation et la violence.
Par rapport au contenu, « L’encre du corbeau » évoque le meurtre d’Abel par Caïn. Il s’agit
d’une réécriture de cet épisode coranique, lui-même une réécriture de l’épisode biblique de Caïn
et Abel relaté dans la Genèse 4. L’objectif de Darwich, dans l’emprunt de cette histoire
religieuse, est le suivant : l’évocation du premier meurtre, qui est un fratricide, peut trouver un
écho dans son ancrage historique au sein des conflits entre le « Moi » et « autrui », entre le
« Moi» et « l’étrangère », entre « Darwich » et « la cendre » selon les différents qualificatifs
qu’il attribue à son Moi et à celui d’autrui.
Il est raconté qu’Hâbîl (Abel) voulut se marier avec la sœur de Kâbîl (Caïn). Ce dernier était
plus âgé que lui et sa sœur était d’une beauté extraordinaire. De ce fait, Kâbîl voulut garder sa
sœur pour lui-même. Adam demanda que Kâbîl accepte le mariage de sa sœur avec Hâbîl, mais
Kâbîl refusa catégoriquement de faire ainsi. Après ce refus, il demanda à tous les deux d’offrir
un sacrifice et il partit à la Mecque pour accomplir le Pèlerinage. Après le départ d’Adam, les
deux offrirent leurs sacrifices. Comme Hâbîl était berger, il offrit un agneau et Kâbîl offrit un
paquet de récoltes. Plus tard, un feu descendit et dévora le sacrifice d’Hâbil sans toucher à celui
de Kâbîl. Il se fâcha et menaça Hâbîl : « Je te tuerai afin que tu ne puisses pas épouser ma sœur."
Hâbîl répondit: "Allah n'accepte que de celui qui Le craint ». Une nuit, Hâbîl n’est pas revenu
du pâturage avec son troupeau. Pour savoir ce qui s’est passé avec lui, Adam envoya Kâbîl qui
se plaignit en disant : « Ton offrande fut acceptée, alors que la mienne ne le fut pas ». Hâbîl dit :
« Allah n'accepte que de celui qui Le craint ». Kâbîl s’énerva et tua son frère avec un morceau
de fer qu’il avait dans main.
Le récit de Caîn et Abel est relaté dans le Coran :
« Et raconte-leur en toute vérité l'histoire des deux fils d'Adam. Les deux offrirent des
sacrifices; celui de l'un fut accepté et celui de l'autre ne le fut pas. Celui-ci dit: "Je te tuerai
sûrement". "Allah n'accepte, dit l'autre, que de la part des pieux »214
« Si tu étends vers moi ta main pour me tuer, moi, je n'étendrai pas vers toi ma main pour te
tuer, car je crains Allah, le Seigneur de l'Univers. Je veux que tu partes avec le péché de m'avoir
214
Il s’agit de la sourate 5, verset 27
237
tué et avec ton propre péché: alors tu seras du nombre des gens du Feu. Telle est la récompense
des injustes »215
« Son âme l'incita à tuer son frère. Il le tua donc et devint ainsi du nombre des perdants. Puis
Allah envoya un corbeau qui se mit à gratter la terre pour lui montrer comment ensevelir le
cadavre de son frère. Il dit: "Malheur à moi! Suis-je incapable d'être, comme ce corbeau, à même
d'ensevelir le cadavre de mon frère?" Il devint alors du nombre de ceux que ronge le remords »216
ُ ض ِج َر َأخاه
َ كي يواري قات ٌل،َبَحثتَ في ب ُستا ِن آدم
ُ وانغلقتَ على سوادِكَ عندما ان َفت َ َح القتي ُل على َمدَاه
ب إلى مشاغله الكثيرة
ُ انصرف الغيا
َ وانصرفتَ إلى ُشؤونكَ مثلما
َ
238
Et tu as vaqué à tes affaires comme l’absence à ses multiples occupations
Sois alerte. Notre résurrection est remise à plus tard, Corbeau »
Darwich continue à culpabiliser autrui en l’accusant de ce qui est en lui (exil, misère,
éloignement, séparation, etc.), mais il lui répond qu’il reste toujours « l’enfant du
commencement ». Il lui demande aussi de s’éloigner de la nouvelle maison (ici le village de
Darwich) pour que le poète puisse revivre son commencement (les moments où il était dans son
village avant l’arrivée du corbeau, « autrui »). L’adjectif « petit » est utilisé pour parler de
l’innocence du Moi darwichien. Darwich dit :
"ب
ُ ب عن حِ بر ِريشكَ يا غرا
ُ فابتعد عن دار قابي َل الجديدةِ مثلما ابتعَد َ السرا
Tu es accusé de ce qui est en nous. Et le début du sang de notre lignée est devant toi
Eloigne-toi de la nouvelle maison de Caïn comme le mirage s’est éloigné de l’encre de ton
plumage, corbeau »
239
Darwich reproche aussi à autrui son mauvais comportement : « Il a volé ses mots et s’est
endormi dans son songe » tout en lui disant que ce n’est qu’à cause de lui qu’il est l’accompagnant
de « l’invisible ». Pourtant, malgré tous ces reproches, Darwich invite autrui à être son frère et à
se poser sur sa branche. Telle est la vraie relation qu’il souhaite entretenir avec lui, non pas parce
qu’il le souhaite, mais parce qu’il est obligé de faire ainsi pour pouvoir vivre de nouveau son
commencement. Darwich en se victimisant dit :
" بعدما سرقوا كﻼمي من كﻼمك ثم ناموا في منامي واقفينَ على الرماح
« Et ils ont volé mes mots et se sont endormis dans mon songe debout sur les lances
Je n’étais pas un spectre pour qu’ils suivent. Mes pas dans mes pas. Sois mon deuxième frère
Je suis Abel, et la tourbe me ramène caroubier vers toi pour que tu te poses sur ma branche,
Corbeau »
Dans ses déclarations « sois mon deuxième frère, je suis Abel, et la tourbe me ramène
caroubier vers toi, pour que tu te poses sur ma branche, corbeau », Darwich fait de sa terre une
terre de cohabitation et de partage, même s’il est extrêmement difficile d’arriver à cela. Par la
poésie et les strophes, la victime déracinée réussit à faire renaître sa parole.
Cependant, dans cette renaissance poétique visant le retour des exilés et des réfugiés tout
en cherchant à vivre avec l’Autre et non pas en le chassant, après un calvaire et une mise au
tombeau de l’oubli comme parole, se glisse essentiellement une mise en cause radicale de ce que
l’Autre fait dans la maison du Moi de Darwich. Il « vole » ses mots et « s’endort » dans son songe
« debout sur les lances », ce qui empêche une cohabitation pacifique ou un partage. Il prend et
confisque la terre comme étant promise par l’Ecriture divine et chasse ceux qui y sont nés depuis
l’aube des temps. Malgré tous ces reproches, après qu’il l’a invité à être son frère, Darwich essaie
de faire de l’Autre un « ami » tout en lui expliquant qu’ils sont deux en une seule personne et qu’ils
sont deux victimes méprisées sur terre, sentiment qu’exprime bien le vers suivant : « Je suis toi
dans les mots » :
240
" َأنا َأنتَ في الكلمات
Et nous n’étions dans l’ombre que deux victimes, deux témoins. Deux courts poèmes sur la nature
Le grand-père appartient au milieu paysan. Il possédait une terre dont il avait l’habitude
de travailler afin de vivre de ses produits. Il gâtait son fils, Darwich, le promenait également en lui
faisant visiter toutes les villes voisines. Les différentes activités du grand-père sont montrées dans
les premiers vers du poème :
217
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., pp. 9-10.
241
ظل ِه المهجور
ِ شَرقَ الينابيع انطوى َجدِي على،" في غابة الزيتون
« Dans l’oliveraie, à l’est des sources mon grand-père s’est replié sur son ombre abandonnée
Aucune herbe légendaire n’y a poussé et le nuage des lilas ne s’est pas répandu sur la scène
La terre est vêtement brodé à l’aiguille du sumac dans son rêve brisé
Mon grand-père a bondi de son sommeil pour arracher les mauvaises herbes de sa vigne ensevelie
sous la rue noire »
242
D’Adam nous venons et d’Eve dans l’Eden de l’oubli
Montons. Entourant son nom nu de gardiens, la mer et le désert ne connaissaient ni mon grand-
père, ni ses fils
Darwich affirme qu’il demeure l’enfant de la terre où son grand-père avait l’habitude de
pratiquer ses activités agricoles. Ce qui a attiré notre attention est l’absence totale du mot
« autrui », ce qui n’est pas le cas des poèmes précédents. Cependant, nous ne disons pas qu’autrui
est totalement absent, mais il n’existe que de manière assez implicite. Il se veut également
responsable de la destruction identitaire du Moi de Darwich et de l’absence de celui-ci du lieu
préféré. C’est pourquoi Darwich présente ces vers pour défendre son propre lieu :
« C’est une défense du Lieu. Car le Lieu en lui-même est neutre. Malgré des milliers
d’années de vent et de pluie. Il reçoit tous ceux qui viennent. Il est cynique. Je parlais du Lieu, qui
est plus fort que tout ce qui passe sur son sol dans le processus historique. L’histoire est un point
d’observation sur des fantômes, sur le Moi, sur l’Autre, dans un défilé humain compliqué »218
Il dit aussi : « Je ne suis pas seul dans ce lieu. Je n’ai pas une seule couleur, une seule
histoire, un seul pays, je ne suis pas seul sur la place, il y a un autre extérieur, un autre intérieur,
des voisins. J’ouvre la porte à la diversité des voix. Le poème doit avoir une forme hospitalière, il
doit offrir un espace à d’autres couleurs et d’autres formes d’expression »219
Le registre historique est largement présent dans le recueil. Nous allons voir comment Darwich
en profite afin de parler de son exil et de sa terre.
218
Ibid., pp. 159-160.
219
Ibid. p. 16.
243
4.2.1- « L’hirondelle des Tatars »
Pour souligner la violence commise par cette nation « les Tatars » qui fait déraciner le peuple,
nous constatons que Darwich fait remonter la perte de la terre à une époque bien avant 1948
puisque, depuis la nuit des temps, sa région est le théâtre d’interactions, positives ou négatives, et
que s’y sont succédé beaucoup de civilisations. Comme pour la terre des Indiens, la terre
d’Andalousie ou la terre d’Irak, la terre de Darwich est l’objet de conflit et ce qui est généralement
au cœur de l’affrontement dans les deux cas est la « colonisation ». Des humains sont nés sur cette
terre, comme ce poète et puis des humains nés ailleurs viennent, déracinent, mettent dehors et
prennent pour eux la terre.
Evoquant les Tatars (appelés aussi « mongols »), Darwich montre que ceux-ci l’ont aussi
expulsé de sa terre : « Les Tatars glissaient leurs noms dans les toitures des villages comme les
hirondelles et ils s’endormaient paisibles entre nos épis ». Mais, avant de montrer comment les
Tatars ont contribué à l’expulsion de Darwich, nous signalons brièvement les circonstances de leur
installation en Orient. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles Darwich désigne « les
Tatars » en tant qu’« autrui » ? Qu’ont-ils fait pour que le qualificatif, autrui, leur soit attribué ?
Parler aujourd’hui des Tatars en tant que catégorie nationale influançant la vie de Darwich
nécessite de s’arrêter un peu sur la terminologie et l’origine de cette nation. Le terme « tatar » est
un terme ancien qui remonte au VIIIe siècle. Les Chinois l’utilisent pour désigner le groupe
turcique demeurant au nord du pays, dans la région de l’actuelle Mongolie. Face au début de
l’expansion de la Moscovie vers l’Est, le terme désigne les non-Russes nouvellement soumis et
intégrés à l’empire. Il devient ensuite un terme générique, ce dont atteste son usage par les
Occidentaux qui l’utilisent pour désigner ou parler de tous les peuples orientaux.
Les Tatars sont originaires de Crimée. Leur situation géographique dans la péninsule de cette
région située au sud de l’Ukraine les a placés à un carrefour des civilisations. Or, la montée en
puissance de l’Empire tsariste au XVIIIe siècle a bouleversé leur destin et a provoqué la chute de
leur Khanat. Leur exil est montré par M. Deverre :
« Suite à leur annexion [c’est-à-dire les Tatars] en 1783, la domination russe se poursuit en
1918 avec l’arrivée des Bolcheviks à la tête de l’Etat russe. De 1922 à 1928, les Bolcheviks ont
d’abord montré une attitude bienveillante à l’égard des Tatars de Crimée, leur permettant de
244
reconstituer une entité politique autonome, avant de brusquement entrer dans une phase de
stigmatisation dont le point culminant fut la déportation du 18 Mai 1944. Les Tatars deviennent
une communauté de l’exil, dispersée dans les différents pays d’Asie Centrale et du Caucase » 220
En ce qui concerne l’Orient, notamment dans la première moitié du XIIIe siècle, l’équilibre
des forces militaires implantées depuis plus d’un siècle au Proche-Orient particulièrement en Syrie
et en Palestine est bouleversé par l’arrivée de nouveaux conquérants. Les habitants, qu’ils soient
chrétiens ou musulmans, ne s’attendaient pas à une telle conquête de la part des Tatars. L’invasion
mongole des années 1220-1240, la prise de Jérusalem par les khorezmiens en 1244, la défaite de
la Forbie, en 1244, et l’accession au pouvoir des Mamelouks au Caire, en 1250, remettent en
question toute l’organisation politique de cette région.
La présence du nom « Tatars » dans le discours identitaire darwichien peut avoir beaucoup de
significations. Darwich met en parallèle l’Autre d’aujourd’hui avec celui de l’histoire passée,
notamment lorsque les Tatars se sont mis à occuper sa terre. Ils représentent un symbole de meurtre
et un « Autre » se caractérisant par une force destructive. Les Tatars du passé sont présents
aujourd’hui et l’objectif de « l’étranger », qu’il soit celui de la période des Tatars ou celui de la
période de Darwich sont les mêmes : confisquer sa terre afin de l’empêcher d’y retourner.
L’occupation de la terre est représentée par quelques images : « Les Tatars avancent partout »,
« ils dressent leurs tentes », « ils glissent leurs noms dans les villages et s’endorment entre les
épis ». Darwich dit :
وﻻ يحلمون بشيء وراء الخيام التي نصبوها وﻻ يعرفون مصائ َر ماع ِِزنا في مهبّ ِ الشتاء.التتار يسيرون تحتي وتحت السماء
ُ "كان
القريب
وكان التتا ُر ي َ ُدسﱡون َأسماءَ ُه ْم في سقوف القرى كالسنونو وكانوا ينامون بين سنابلنا آمنين.على قدر َخيْلي ويكون المساء
" ُر َويْدا ُر َويْدا إلى أهلها في المسا ْء،وﻻ يحلمون بما سوف يحدث بعد الظهيرة حين تعو ُد السما ُء
« Les Tatars avançaient sous le ciel et moi. Ils ne rêvaient pas derrière leurs tentes dressées et ne
connaissent pas les destinées de nos chèvres dans la flambée de l’hiver proche
A la mesure de mes chevaux sera le soir. Les Tatars glissaient leurs noms dans les toitures des
villages comme les hirondelles et ils s’endormaient paisibles entre nos épis
220
DEVERRE, M. (2013). Les Tatars de Crimée : de l’exil au retour national. Science politique, Mémoire de master.
Publication de l’Université de Grenoble, p. 11.
245
Et ne rêvaient pas de ce qui advient l’après-midi quand le ciel rentre, pas à pas chez les siens »
Darwich parle d’un lien charnel à la terre, d’un vécu à nul autre pareil et soudain l’Autre
« le Tatar », non né ici, vient dire que c’est sa propre terre, le chasse et s’installe dans sa maison,
à la place de son vrai propriétaire. En conséquence, le chassé (le Moi darwichien) n’a d’autre choix
que de vivre ailleurs, de se métisser, autrement dit, il ne peut le faire qu’en retrouvant en lui-même
ce qu’il a perdu, en le créant métaphoriquement par la poésie :
« Je suis en quête de mon identité conformément aux lois de métissage, de choc et de cohabitation
de toutes les identités. Je veux que l’hymne prenne pied dans l’espace ouvert de l’Histoire… je
sais que son point de départ est la multiplicité des origines culturelles. Dans un tel projet, la poésie
se heurte au racisme culturel et rejette toute culture fondée sur la pureté du sang »221
َ امتﻸتُ بمرآة نفسي و َأسئلتي عن كواك، َأنا ُح ُلمي في الزحام. ُاﻷرض َوسﱠعتُها بجناح سُنُونُ ﱠوةٍ واتسعت
ب ُ ُك ﱠلما ضاقت.َأنا ُح ُلمي
" تمشي على َقد َ َمي َمن ُأحبﱡ
« Nous faisons un seul rêve que le vent passe en ami et embaume du parfum du café arabe les
collines entourant l’été et les étrangers
221
Ibid., p. 146.
246
Je suis mon rêve. A chaque fois que la terre se resserre, je l’élargis d’une aile d’hirondelle et je
m’élargis. Je suis mon rêve et dans la cohue, je me suis empli du miroir de mon âme et de mes
interrogations sur des planètes qui passent aux pieds de ceux que j’aime »
Malgré l’intention d’entretenir une bonne relation (relation amicale) avec autrui, Darwich
insiste pour dire que c’est toujours lui la victime, en ce sens que c’est lui qui est déraciné, exilé,
mis dehors, non pas l’Autre. Il le dit au sens où il est soudain coupé de sa propre terre, de ses
sentiments, de ses voisins, d’une harmonie avec la nature. Il montre une douleur, un deuil. En
revanche, l’Autre prétend être aussi une victime. Or, la victime de Darwich, au sens poétique, qui
a perdu sa matrice sensorielle dont tout son corps, tous ses sentiments et toute sa terre, n’a rien de
commun avec la victime de l’Autre, qui accuse Darwich d’empêcher son retour sur une terre que
l’écriture biblique lui a promise. Il, par ses indicateurs montre qu’il reste toujours la seule victime
du conflit à tel point qu’il souhaite qu’un prophète soit envoyé pour que la ville, ici Jérusalem,
retienne son nom et conserve son caractère religieux :
ب ليعجبَها شا ُلها ٍ "من غير حر:" كَم مِن نَبِي تريد المدين ُة كي تحفظ اسم َأبيها وتندم
ٍ في كل شَع،ب سَ َقطتُ "؟ وكم من سما ٍء تُبَدِل
"ي ؟
القرمز ﱡ
« Combien de prophètes faut-il à la ville pour qu’elle retienne le nom de son père et fasse
contrition « Suis-je tombé sans combat » ? Combien de ciels alternera-t-elle, dans chaque
peuple pour que son châle écarlate lui plaise ? »
Darwich exprime ses craintes notamment celles de ne pas pouvoir affirmer sa propre vie,
celle d’un homme né sur cette terre, dont toutes les sensations, impressions, expériences,
découvertes, y sont liées. L’Autre habitant désormais cette terre n’est pas lui, né sur cette terre,
c’était un moyen du monde. Darwich rapproche cela d’un individu dont le concept a nécessité la
disparition de soixante-dix millions d’êtres humains ainsi qu’une guerre culturelle rageuse contre
une philosophie intrinsèquement mêlée à la terre, aux habitudes, aux arbres, aux cailloux et aux
puits. Il craint pour son rêve de toute personne (père, fils, passant sur le littoral méditerranéen en
quête des dieux « la recherche de la terre promise » :
ُ " َأ
خاف على ُح ُلمي من وضوح الفراشة
ومن ب ُ َقع ِ التوت فوق صهيل الحصان
247
َأخاف على ُح ُلمي من. واﻻبن والعابرين على ساحل اﻷبيض المتوسِط بحثاً عن اﻵلهة وعن َذهَب السابقين،خاف عَ َلي ِه من اﻷب
ُ َأ
"يدي ومن نجم ٍة واقفة على كتفي في انتظار الغناء
Je crains pour lui du père, et du fils et des passants sur le littoral méditerranéen en quête des dieux
et de l’or des précurseurs. Je crains pour mon rêve de mes mains et d’une étoile débout sur mon
épaule qui attend le chant »
Telle est l’ultime action poétique de Mahmoud Darwich : dépasser, sans y renoncer, la
mémoire du lieu, les habitudes, les rêves, les jours, les habitants, les drapeaux, faire résonner en
lui puis hors de lui l’écho, et trouver sa place dans les bras de l’Autre. En somme, l’écho a pour
objectif de représenter la présence d’une absence. Il s’agit de la présence des habitants, ceux des
nuits anciennes, des rêves, des jours, des champs, des drapeaux à laquelle Darwich ne cesse de
penser. L’influence négative de la venue des Tatars est illustrée dans les propos suivants :
عاداتُنا في الصعو ِد إلى َق َمر القافية،" لنا نحن َأه َل الليالي القديمة
التتار
ُ فأيﱠا ُمنا لم تكن ُك ُلها معنا منذ جاء.ب أيﱠا َمنا
ُ ونكذ
ِ َ ُن
ص ِدقُ أحﻼ َمنا
َ وسنهبط عما قليل إلى عمرنا في الحقول ونصنع َأعﻼمنا من شراش.وها هم ي ُ ِعد ﱡون َأنفسهم للرحي ِل وينسون َأيﱠا َمنا خَل َفهُم
ِف
"بيضا َء
« Nous avons, nous les habitants des nuits anciennes, nos habitudes dans l’ascension vers la lune
de la rime
Nous croyons nos rêves et démentons nos jours. Nos jours n’étaient pas tous à nos côtés à
l’arrivée des Tatars
Et les voilà qui se préparent au départ oubliant nos jours derrière eux. Sous peu nous nous
poserons sur notre âge dans les champs »
248
l’Autre plus particulièrement dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, Darwich répond
comme suit :
« Le plus difficile est la quête du moi éclaté. Celle du lieu l’est beaucoup moins, car là tout est
clair, aucune question philosophique majeure ne se pose à propos d’un lieu perdu ou qui a changé
d’aspect […]. Il y a en fait deux Autres : L’Autre qui est moi quand je me regarde de l’extérieur,
et l’Autre qui est l’étranger, le différent, l’adversaire, celui qui occupe mon lieu à ma place.
L’archéologie du moi se heurte à une réalité présente, à une histoire, à des guerres, à des cultures
accumulées…On ne peut donc éviter le débat avec l’Autre qui a occupé le lieu en prétendant que
c’est le sien et que je suis l’étranger. Cependant, il est lui-même perplexe, car il ne trouve pas son
moi. Chacun de nous doit chercher son moi dans l’Autre, mais je suis plus courageux que lui car
j’ai réellement entrepris cette recherche alors qu’il n’ose pas le faire de son côté. Il nie mon
existence et risque de se mettre en question s’il reconnaît qu’il a en lui certains de mes traits »222
Dans le titre du présent poème, comme c’est aussi le cas dans de multiples poèmes de
Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, nous avons deux intertextualités : une intertextualité
littéraire, qui est celle de Bertolt Brecht ressemblant à Darwich dans la mesure où il lutte contre le
nazisme comme Darwich lutte contre le sionisme et une intertextualité historique, qui est celle de
la guerre de 1967, largement connue dans le conflit israélo-arabe sous le nom de « guerre de six
jours ».
222
DARWICH, M. La terre nous est étroite…, op. cit., p. 14.
249
l’édification du socialisme en fondant, puis en dirigeant jusqu’à sa mort en 1956, la troupe du
« Berliner Ensemble ». Darwich, quant à lui, emprunte la personnalité de Brecht, étant donné qu’ils
doivent se confronter tous les deux au même dilemme qui est celui de l’autodéfense devant un
tribunal militaire.
En ce qui concerne la deuxième intertextualité, celle de la date de1967, parue dans le titre,
il s’agit de la guerre de Six jours qui s’est déroulée principalement entre Israël et les pays arabes
avoisinants. Cette guerre fut longtemps considérée par les Israéliens comme la victoire miraculeuse
de leur petit Etat encerclé par un « océan » de populations arabes largement mobilisées dans tout
le Moyen-Orient. Pour les pays arabes avoisinants, ce fut la défaite humiliante des peuples victimes
d’un complot impérialiste. Ainsi, cette guerre, pour ne pas dire cette catastrophe, marque la fin du
panarabisme, le rêve d’une nation arabe unie, dégagée et libérée de la domination des forces
coloniales comme l’Angleterre. Les conséquences fondamentales de cette guerre se soldent
généralement dans la conquête du Sinaï, du Golan de la Judée de la Samarie, de la bande de Gaza
et de l’est de Jérusalem. Ce contrôle va tripler la superficie des territoires sous contrôle israélien.
Face à cette défaite de toutes les forces arabes, y compris la force palestinienne, Darwich
se met dans le présent poème à défendre son identité et sa présence devant un tribunal sioniste,
comme l’a fait auparavant Bertolt Brecht devant un tribunal nazi. Egalement, le présent poème se
veut un dialogue entre « bourreau » et « juge », où Darwich culpabilise à haute voix le juge
(représentant l’étranger) tout en citant la barbarie que celui-ci commet envers son peuple. Darwich
dit qu’il n’est pas un « soldat » susceptible d’être attaqué mais reste toujours un « citoyen » chassé
de chez lui sans pitié à cause de la venue de « l’étranger » qui, après la guerre, est rentré sain et
sauf. L’usage de ces adjectifs qualificatifs attribués à « l’étranger » a pour principal objectif de le
culpabiliser et de conférer le statut de « victime » aussi bien à Darwich qu’à son peuple :
سيدي القاضي "
فماذا تطلبون اﻵن مني؟ وأنا ﻻ شأن لي في ما تقول المحكمة.أنا لست بجندي
ذهبت الماضي إلى الماضي سريعاً دون أن يسمع مني كلمة
" وطياروك عادوا سالمين.مضت الحرب إلى المقهى لترتاح
« Monsieur le juge
Je ne suis pas soldat. Qu’exigez-vous désormais de moi ? Et ce que dit la cour ne me concerne pas
250
Le passé est reparti vers le passé pressé sans m’écouter une seule fois
Le poète cite les effets plus ou moins négatifs de l’intervention de « l’étranger » dans sa
vie, ce qui représente généralement les conséquences de la guerre de Six jours dont le déroulement
a été mentionné plus haut. De même, il raconte les différentes activités que lui ainsi que ses parents
avaient l’habitude de pratiquer avant la guerre, notamment lorsqu’ils étaient des citoyens au
village, et ces activités sont aujourd’hui exercées par son adversaire : « Ils (en parlant des
étrangers) donnent sur mon cœur, jettent les peaux de banane dans le puits, pénètrent dans la cour
de la maison, s’endorment rassurés, adressent des paroles à la fenêtre, chantent aux oliviers et aux
figuiers, reprennent son rêve, etc. ». D’ailleurs, la cour, voire le tribunal, est un endroit où il est
voulu que le poète soit enfermé, son identité soit anéantie et que l’étranger le remplace et adopte
son futur tout en faisant ce que Darwich et tous les citoyens du village faisaient :
ويرمون قشور الموز في البئر ويمضون أمامي مسرعين،" ويطلون على قلبي
ﻼ منيً ويقولون كﻼمي نفسه ب، وينامون على غيمة نومي آمنين. أحياناً ويأتون إلى باحة بيتي هادئين. مساء الخير:ويقولون
كما، ويغنون، ويبكون بعيني مزامير الحنين، ويعيدون منامي نفسه بد ًﻻ مني، وللصيف الذي يعرق عطر الياسمين،لشباكي
ً ويعيشون حياتي مثلما تعجبهم ب.غنيت للزيتون والتين وللجزئي والكلي في المعنى الدفين
" ﻼ مني
« Ils donnent sur mon cœur, jettent les peaux de banane dans le puits et passent pressés devant
moi
Ils disent : Bonsoir. Parfois pénètrent, paisibles, dans la cour de ma maison. S’endorment rassurés
sur le nuage de mon sommeil et à ma place, adressent mes paroles à ma fenêtre, et à l’été suant
du parfum du jasmin, ils reprennent mon rêve, pleurent de mes yeux les psaumes de la nostalgie,
chantent, tout comme je chantais aux oliviers et aux figuiers au partiel et au tout dans le sens
caché. Ils vivent à ma place, ma vie comme elle leur plaît et piétinent, aux aguets, mon nom »
Darwich se révolte à nouveau contre l’injustice tout en signalant qu’il reste la victime qui
se fait torturer par le bourreau « le juge ». Il demeure dans la prison où il se trouve confronté à tout
type de souffrance et de douleur, tandis que les étrangers représentés par l’usage du terme
« officiers » ou « soldats » sont sains et saufs : « Vos officiers sont rentrés sains et saufs ». Ces
officiers, voire étrangers prétendent toujours être les propriétaires de la terre de Darwich : « Dieu
nous appartient et la terre de Dieu et ils n’appartiennent à nuls autres » :
251
وضباطك عادوا سالمين. مضت الحرب. سجين. هنا في قاعة الماضي، يا سيدي القاضي،"وأنا
امتدت بي اﻷرض ولكن رعاياك، وهذا شأني الشخصي إن ضاقت بي الزنزانة. يا سيدي القاضي،والكروم انتشرت في لغتي
يجسون كﻼمي غاضبين
" لنا ﷲ وأرض ﷲ ﻻ لﻶخرين: قوما ورثا بستان نابوت الثمين ويقولون:ويصيحون بآخاب وإيزابيل
« Et moi, monsieur le juge, je suis là dans la salle du passé. Prisonnier. La guerre est finie. Vos
officiers sont rentrés sains et saufs
Et les vignes se sont répandues dans ma langue, monsieur le juge. Et c’est mon problème lorsque
ma cellule me serre, la terre me porte et s’élargit mais vos justiciables tâtent mes paroles, furieux
Ils interpellent Achab et Jézabel : levez-vous et héritez le jardin précieux de Naboth et ils disent
Dieu nous appartient et la terre de Dieu et ils n’appartiennent à nuls autres »
Darwich revient pour culpabiliser à nouveau le juge. Ce juge est un bourreau qui le torture
et lui demande en même temps de présenter des excuses comme s’il était coupable. C’est pour
cette raison que Darwich se plonge dans un état de douleur et de dépression. Il se met à crier à
cause de cette souffrance comme s’il était en prison, et non pas au tribunal où la justice devrait
être appliquée. Cet état est exprimé par l’usage de quelques phrases : « Il est temps de crier »,
« ceci est une cellule », « le ciel s’est brisé dans ma première langue », etc.
وأنت الهيئة. وأنا الشاهد والقاضي. ﻻ محكمة، هذه زنزانة يا سيدي. " آن لي أن أصرخ اﻵن وأن أسقط عن صوتي قناع الكلمة
المتهمة
أنت حر. أنت حر: واذهب،فاترك المقعد
والسماء انكسرت في لغتي اﻷولى وهذا شأني الشخصي كي يرجع موتانا إلينا.. إن طياريك عادوا سالمين. أيها القاضي السجين
"سالمين
« Il est temps désormais pour moi de crier d’arracher de ma voix le masque du mot. Ceci est une
cellule, monsieur, non un tribunal. Je suis témoin et juge. Et vous êtes au banc des accusés
Quittez votre siège, et partez : vous êtes libre. Vous êtes libre
Monsieur le juge prisonnier. Vos pilotes sont rentrés sains et saufs. Et le ciel s’est brisé dans ma
première langue et c’est mon problème pour que nos morts nous reviennent sains et saufs »
252
4.2.3- « La gitane détient un ciel exercé »
Afin de montrer une situation identitaire douloureuse, Darwich emploie dans le présent poème
l’intertextualité de la « Gitane » afin de représenter son propre « Moi ». Cela renvoie à son envie
de montrer l’histoire des autres peuples qui peuvent parler de sa propre vie.
Les Gitans sont appelés autrefois les « Bohémiens » ou les « Romanichels ». Dans le langage
commun, ces appellations désignent les peuples présents en Europe et originaires du Nord de
l’Inde, qu’ils ont quitté vers le Xe siècle pour se diriger vers l’Europe occidentale. L. Fournier
parle des Gitans en disant :
« Leur présence est attestée pour la première fois dans l’Hexagone en 1419. Par des emprunts
linguistiques, culturels et religieux dans les pays d’installation, ces populations sont définies en
différents groupes : Roms, Manouches, Yéniches, Gitans et Sintis. En 1971, des membres de ces
différents groupes ont choisi le terme générique de Roms pour s’autodéfinir comme mouvement
politique au sein de l’Union internationale romani. Le choix du terme « Rom » s’explique par la
référence à leur langue, le romani, dérivé du sanskrit, et par le rejet de la connotation péjorative
du terme « tsigane ». Au sens sociologique cependant, les Roms ne représentent qu’un « sous-
groupe » des Tsiganes – le plus important certes – et présent essentiellement en Europe centrale
et orientale. C’est ce sens sociologique que nous retiendrons ici pour le terme « Rom ». Parmi les
autres Tsiganes, les Gitans se sont durablement installés dans la péninsule ibérique, puis dans les
villes du Sud de la France. Originaires des pays germaniques, les Manouches, Yéniches et Sintis
sont, à l’instar des Roms, plus présents dans l’Est de la France et en région parisienne »223
Ces peuples ont été poussés à la migration par des conditions de vie difficiles dans leur
pays d’origine. Ils sont allés en France par vagues successives d’immigration entre les années 1920
et 1990, sans jamais poser de problèmes.
Ce qui nous intéresse dans le cadre de ce poème est la manière dont Darwich emploie les
Gitans tantôt pour exprimer sa réalité identitaire, tantôt pour incarner sa relation avec autrui. Pour
lui, le thème des Gitans est présenté d’un bout à l’autre dans la totalité de son œuvre 224. Nous
223
FOURNIER, L. (2010). « Qui sont les Roms? ». Editions Sciences Humaines. Consulté en ligne sur :
https://www.scienceshumaines.com/qui-sont-les-roms_fr_26185.html
224
Voir plus particulièrement son poème « Les violons », paru dans Onze astres et qui parle de la sortie des Gitans,
notamment lorsqu’il dit : « Les violons pleurent avec les gitans qui partent ».
253
n’allons pas analyser tous les poèmes qui en parlent, mais nous allons strictement nous limiter au
présent poème. Quelle signification contient cette référence, considérée comme l’une des plus
grandes figures de l’histoire andalouse ? Darwich met en œuvre l’histoire de ce peuple parce
qu’elle ressemble à la sienne, puisque le rêve des Gitans est devenu à travers l’histoire une illusion
et leur passé ne laisse qu’une amère expérience. Darwich parle au nom de la « Gitane », puisqu’elle
s’est dirigée aussi vers la mer (l’exil) :
"كيف أتنفس؟ لماذا فعلت بنا ما فعلت؟ لماذا مللت اﻹقامة يا غجرية في حارة السوسنة؟
Comment respirer ? Qu’as-tu fait de nous ? Pourquoi n’as-tu plus supporté gitane de résider dans
quartier de l’iris ? »
Darwich continue à décrire la situation de la « Gitane » qui est actuellement sa propre situation.
Pour lui, il n’existe plus de patrie pour sa poésie, plus de maison, plus de toit pour s’installer. Le
poète parcourt le chemin tout seul sans compagnie. Il dit :
أسلك درب الشعيرات وحدي، من ليلك ضاحك حول ليلك. ﻻ سقف لي في ثريات صدرك. ﻻ بيت للريح." ﻻ بﻼد لشعرك
يا غجرية،كأنك من صنع نفسك
" ماذا صنعت بصلصالنا منذ تلك السنة؟
« Apatride, ta chevelure. Et le vent n’a pas de maison. Et je n’ai pas un toit dans les lustres de ta
poitrine. Venu d’un lilas souriant autour de ta nuit, je parcours seul le chemin de ton duvet comme
si tu avais été créée de tes propres mains, gitane
Par ailleurs, Darwich montre l’envie de la « Gitane » de restituer la terre. Elle ainsi que
Darwich ne possèdent désormais que des souvenirs. Ils n’ont d’autre choix que de contempler tous
les accessoires qu’ils ont abandonnés à la maison avant de partir comme les bracelets aux chevilles
de l’eau, la guitare et la flûte :
254
ﻻ وظيفة لﻸرض تحت يديك سوى اﻻلتفات إلى أدوات الرحيل،" ترتدين المكان كما ترتدين سراويل نار على عجل
" يا غجرية ﻻ تتركينا كما يترك الجيش آثاره المحزنة. جيتارة للهواء وناي لتبعد الهند أكثر.خﻼخيل للماء
« Tu t’habilles de l’endroit comme si tu revêtais à la hâte tes sérouals de feu, et la terre sous tes
mains n’a d’autre tâche que de se retourner sur les outils du départ
Bracelets aux chevilles de l’eau. Une guitare pour le vent et une flûte pour que l’Inde s’éloigne
encore. Ne nous abandonne pas, gitane comme une armée, ses tristes vestiges »
Egalement, Darwich montre l’état de sa terre, devenue un refuge pour l’étranger, venu des
contrées de l’hirondelle. Cette venue a fait en sorte que les Gitans habitent, après leur départ, dans
les tentes comme c’est son cas qui a eu les tentes comme logement après l’expulsion :
هبطت علينا فتحنا على اﻷبدية أبوابنا صاغرين، في نواحي السنونو،" عندما
خيامك جيتارة لخيول الغزاة القدامى تكر. نعلو ونرقص حتى مغيب الغروب والمدمي على قدميك.خيامك جيتارة للصعاليك
"لتصنع اسطورة اﻷمكنة
« Lorsque, venue des contrées de l’hirondelle, tu nous es apparue, nous avons ouvert, soumis, nos
portes sur l’éternité
Tes tentes sont une guitare pour les gueux. Nous nous élevons et dansons jusqu’au crépuscule du
couchant sanguinolent à tes pieds. Tes tentes sont une guitare pour les chevaux des envahisseurs
anciens qui déferlent écrire la légende des lieux »
Dans la même optique, Darwich fait allusion à un évènement très crucial dans l’histoire de
son peuple, celui des accords Sykes-Picot signés le 16 mai 1916 entre la France et le Royaume-
Uni225. Ces deux personnes (Sykes et Picot) ont, eux-mêmes, mis et planifié un programme pour
l’installation de l’étranger au sein de la terre arabe. Darwich cite cette convention bilatérale de
façon métaphorique à travers l’usage de son expression : « Elle gérait nos destinées de ses dix
doigts ». Darwich dit :
" دندنة، دندنة. كانت تسير أقدارنا بأصابعها العشر." لم نكن طيبين وﻻ سيئين كما في الروايات
225
Les accords Sykes-Picot sont généralement des accords secrets négociés entre novembre 1915 et mars 1916 entre
la France et le Royaume-Uni signés le 16 mai, avec l’aval de l’empire russe et du royaume d’Italie. Ces accords
prévoient le partage du Proche-Orient en plusieurs zones d’influence occidentale.
255
« Nous n’étions ni bons ni mauvais, comme cela se passe dans les romans. Elle gérait nos destinées
de ses dix doigts. Fredonnant, fredonnant »
4.3-Intertextualité littéraire
Comme signalé plus haut, l’intertextualité est au cœur de l’écriture littéraire. Il s’agit
d’utiliser des textes littéraires comme tremplin au désir d’écrire, étant donné que l’écrivain les
admire. Cela revient à l’envie de présenter les textes littéraires comme textes scriptibles pouvant
être écrits ou réécrits. Autrement dit, le lecteur de ces textes n’est pas seulement un
consommateur, mais également un producteur. Nous disons que tout texte littéraire est
traduction et se situe au carrefour de plusieurs textes. En d’autres termes, l’intertextualité est à
l’origine de tout texte.
4.3.1-« Différend non linguistique avec Imrû’l-’Qays »
Dans ce poème, il s’agit d’une intertextualité dont il faut éclaircir l’importance et les
raisons d’usage. Elle concerne un personnage de la poésie préislamique qui est le poète Imrû’al-
Qays. Ce que partage Imrû al-Qays avec Mahmoud Darwich est le fait que tous les deux souffrent
de l’exil et luttent contre une injustice afin de récupérer une chose perdue. Imrû’al-Qays lutte
contre le roi César, Darwich contre le sionisme.
STETKEVYCH, P. (1993). The Mute Immortals Speak. Pre-Islamic Poetry and the Poetics of Ritual. Ithaca and
226
256
arabes»227. Il est également « Un personnage important dans le parcours poétique arabe qu’il soit
ancien ou moderne. Les poètes s’en inspirent en utilisant de multiples moyens »228.
Mais à côté de sa renommée d’artiste ou d’homme politique, Imru’al-Qays était connu par
sa passion des femmes. Il est aussi « L’homme des aventures faciles et le prince-poète habitué à
mener la vie dorée des jeunes de son rang » qui « vécut l’existence des princes, dans le luxe, la
frivolité et le libertinage »229
En ce qui concerne les informations sur sa vie, il existe beaucoup de versions. Parmi celles
les plus courantes, nous disons que c’est Imru’al-Qays ibn Hujr, mort vers 550 de notre ère. Il
appartient à une tribu dans la période préismalique appelée Kinda, d’origine yéménite installée
dans le Najd central. Son histoire se met en parallèle avec celle de Darwich du fait qu’il a été
expulsé de son village, non pas pour la même raison que Darwich, mais pour une autre raison : il
a été fasciné par la poésie érotique, ce qui n’a pas plu à son père qui a envoyé un esclave pour le
tuer et lui apporter ses yeux. Un peu plus tard, le roi prend un recul en demandant à son esclave de
ne pas tuer le poète. Après sa réconciliation avec son père, ce dernier n’a pas pu supporter sa
passion de la poésie érotique. C’est pour cette raison qu’il l’a expulsé pour la deuxième fois, ce
qui a obligé Imru’al-Qays à embrasser une vie de vagabond. Etant éloigné de son père, Imru’al-
Qays a reçu la nouvelle de la mort de son père dans une guerre en Syrie. Il part à la recherche de
celui qui l’a assassiné et à la recherche du trône désormais perdu. Pour ce faire, il se rend à Byzance
où le roi accepte de l’aider à venger la mort de son père. Un peu plus tard, le poète tombe amoureux
de la fille du roi, ce qui amène ce dernier à planifier sa mort. Son état douloureux est montré par
Darwich qui se met à décrire la douleur d’Imru’al-Qays qui est sa propre douleur :
227
IBN QUTAYBA (1904). Kitâb al-shi‛r wa-l-shu‛arâ’.Éd. De Goeje, Leyde: Brill, p. 47-48.
228
RABAA’A, M. (2000). Al-tanas fi namathej men al-sh’ir al-arabi al-hadeeth, [« L’intertextualité dans des extraits
de la poésie arabe moderne »]. Jordanie : L’institut de Hamada pour les études universitaires, p.11.
229
SCHMIDT, J.J. (1978). Les Mou’allaqât ou un peu de l’âme des Arabes avant l’Islam. Présentés et traduits par
Jean-Jacques Schmidt. Paris : Seghers, p. 35
257
Dans « Le bâton d’Ismaël » est présentée l’intertextualité littéraire d’Imru’ al-Qays :
"اص ُر مثل ت َي ُمور َلنكَ يعب ُُر تحتها واﻷنبيا ُء هناك أيضاً يعبرون
ِ َ يعب ُُر الماضي ال ُمع
Jeté aux portes du souverain de Byzance. Ils passent tous sous le poème
Passe le passé contemporain tout comme Tamerlan et les prophètes là-bas, passent
Egalement »
آسفين على فرصة الشهداء اﻷخيرة. كما ينبغي أن نكون على شاشة السينما،صعدنا على شاشة السينما باسمين
" نسلم أسماءنا للمشاة على الجانبين وعدنا إلى غدنا ناقصين، ثم انحنينا.ًوارتجلنا كﻼما أعد لنا سلفا
Ils nous ont laissé le choix de revenir à d’autres que nous, incomplets
258
Nous sommes montés, souriants, à l’écran comme il convient de l’être au cinéma. Et nous
excusant de la dernière chance des martyrs. Nous avons improvisé des mots pour nous déjà
préparés, salué courbés, remis nos noms aux piétons sur les deux côtés puis nous sommes rentrés
à notre lendemain, incomplets »
En ce qui concerne les étrangers représentés par l’usage du pronom « ils », ceux-ci ont
vaincu dans le deuxième épisode et traversé ensuite le passé de Darwich. La fin du deuxième
épisode montre que le « eux » ont gagné la terre, puisqu’ils ont changé ou « remplacé la cloche du
temps ». A ce propos, Darwich dit :
« Le rideau est tombé. Ils ont vaincu. Traversé notre passé tout entier
Ils ont pardonné à la victime ses péchés lorsqu’elle s’est d’avance excusée de paroles qui lui
viendraient à l’esprit
Dans le troisième épisode, outre la misère du peuple que le poète décrit en ces termes :
« Nous nous sommes retournés, la fumée venait du temps, blanche sur les jardins après nous »,
Darwich montre aussi qu’il est privé de liberté, comme l’illustrent ces propos suivants :
« Description d’une liberté qui n’a pas trouvé son pain. D’un pain sans sel de liberté ». Il se
compare à Imrû’al-Qays, car tous les deux réclament respectivement leurs droits.
Darwich demande à Imrû al-Qays d’aller chercher lui-même les choses qu’il avait perdues
comme s’il voulait dire que personne ne pourrait l’aider à se débarrasser de sa misère, et si aucun
effort n’était déployé de sa part, le problème resterait éternel :
واذهب. ماذا صنعت بنا وبنفسك؟ فاذهب على درب قيصر’ خلف دخان يطل من الوقت أسود:" لم يقل أحد ﻻمرئ القيس
" لغتك، ههنا، وحدك واترك لنا، وحدك، وحدك،على درب قيصر
« Personne n’a dit à Imrû’al-Qays : Qu’as-tu fait de nous ? Fait de toi ? Va à César derrière
une fumée qui monte, noire, du temps. Va seul, à César. Seul, seul, seul et laisse-nous, ici là, ta
langue »
259
A travers l’emprunt de l’intertextulaité d’Imru’al-Qays, Darwich rechante l’exil, la guerre,
la prison, l’amour. Nous érigeons ce poète en champion de la cause qu’il défend, bien qu’il cherche
farouchement toute sa vie à se démarger d’une image de militant. Depuis son âge très jeune, il
s’engage dans un conflit pacifique, avec sa langue, plus forte que des balles. Or Darwich n’a jamais
cherché à être ni héro ni victime, seulement un homme, un être, avec les souffrances et les joies
simples de tous les êtres.
Le titre contient une forte intertextualité littéraire, celle d’Abou Firâs Al-hamdânî. Nous
allons montrer le rapport que celui-ci entretient avec Darwich. Au sens large, comme cela a été
signalé précédemment, l’intertextualité désigne la reprise, dans un texte, d’un ou de plusieurs
textes ou discours antérieurs. Cette reprise peut prendre des formes diverses, allant de l’allusion à
la citation, en passant par le commentaire ou la parodie. Il ne s’agit guère d’un phénomène
strictement réservé à la poésie, ni même aux seuls discours littéraires : nous y voyons, à la suite de
Bakhtine, une grille permettant de montrer que tout discours est un interdiscours, qu’il émerge, de
manière consciente ou instinctive, à partir de la mise en relation de paroles antérieures ou
contemporaines. Dans le cas de la poésie, nous comptons parmi les types récurrents
d’intertextualité la reprise de la forme d’un poème ou d’un modèle antérieur, que ce soit un texte
précis ou une tradition rattachée à un auteur.
Le grand intertexte que nous avons dans le présent poème est celui de la littérature arabe
non-religieuse. Sensible à la poésie orale des veillées clandestines de son enfance, Mahmoud
Darwich apprend à l’école la poésie classique avant de découvrir plus tard, notamment lors de la
période de l’exil beyrouthin, la façon dont les écrivains modernistes du reste du monde arabe ont
revisité tout ce patrimoine, notamment dans l’évocation d’une identité héroïque perdue. L’une des
singularités de Darwich est d’associer cette évocation nostalgique à une recherche d’analogies
historiques dans la démarche « lyrique-épique ».
Nombreuses sont les questions qui se posent vis-à-vis de l’usage du personnage d’Abou
Firâs. Pourquoi Darwich fait-il appel à ce personnage ? Sans doute parce qu’il partage avec lui un
certain nombre de phénomènes comme celui de l’exil ou de l’éloignement de chez soi ou de
l’emprisonnement. Abou Firâs est resté longtemps dans sa cellule où il s’est mis à exprimer sa
260
relation avec sa mère. Darwich était aussi prisonnier pendant son court séjour à Jaffa où il a écrit
beaucoup de poèmes décrivant son expérience et sa souffrance de l’exil, notamment son fameux
poème dédié à sa mère (A ma mère). Il y a donc une ressemblance entre les deux expériences.
Abou Firâs est né à Mossoul en 932 et mort en 968 à Homs en Syrie. Il est un prince, un
poète et un chevalier arabe du Xe siècle. Il appartient à la grande famille hamadaniste qui régna
sur la Mésopotamie et la Syrie au Xe siècle. Il fut un poète inscrit dans la tradition de bravoure et
de générosité. Lorsqu’il fut fait captif par les Byzantins lors d’une guerre que son cousin Sayf al-
Dawla menait contre eux, il écrivit un long recueil, appelé les Rûmiyyât, en arabe الروميات, où se
mêlent la nostalgie, la soif de liberté et la prison.
Darwich suit de près certains passages des poèmes dits « byzantins » de ce prince-poète
qui, comme pour les poèmes de Darwich, sont connus pour leur emploi particulier de la première
personne et pour leur pathos assez saisissant. A titre d’exemple, dans « Extraits des byzantines
d’Abou Firâs al-Hamdâni », Darwich s’adresse à une colombe dont il entend le chant, ou bien à sa
mère. Il y rend compte de son expérience d’exil carcéral tout en procédant à un éloge de son cousin
qui doit venir le libérer sous peu, auréolé de gloire, ou bien au blâme de celui-ci qui tarde à réagir
malgré les suppliques de sa mère. La double dimension encomiastique et conative de ce poème
reprend des formes traditionnelles du panégyrique madh et de la jactance héroïque fakhr, et c’est
à partir de ces modèles que se met en place également une déploration de la liberté perdue, qui
amène l’auteur à déclarer fièrement qu’il sortira de toute façon de sa geôle, libéré vivant ou en
choisissant la mort. C’est à l’aune d’une morale de l’honneur qui préfère la mort à un sort honteux,
que les déplorations se font souvent consolations envers les proches, notamment à l’occasion de
deuils, qui font percevoir au poète le temps passé dans sa geôle. Dans « Extraits des Byzantines
des Abou Firâs al-Hamdâni », Darwich dit :
Vole Colombe. Vole vers Alep avec ma byzantine, et porte mon salut à mon cousin
261
Echo de l’écho. L’écho a une échelle de fer, une transparence, et une rosée, comble d’hommes
qui montent à leur aube, et d’autres, qui, des trouées de l’espace, descendent à leurs tombes »
Abou Firâs souhaite revenir à sa langue comme Darwich. Il croit à sa capacité de le libérer
de la prison : « L’utile réside dans les mots du poème ». D’ailleurs, dans ses paroles, il opte pour
une intertextualité religieuse, celle du Coran, notamment dans son expression « écume sur leurs
peaux. Il s’agit des versets suivants : « Il a fait descendre une eau du ciel qui s’écoule dans des
vallées, selon leur taille. Le flot porte une écume semblable à celle que le feu de forge produit lors
de la confection de bijoux et d’ustensiles »230. Dans le poème, Darwich dit :
" ما ينفع الناس يمكث في كلمات القصيد وأما الطبول فتطفو على جلدها زبدا: قلت."خذوني إلى لغتي معكم
« Emmenez-moi avec vous à ma langue. J’ai dit : l’utile réside dans les mots du poème. Quant aux
tambours : ils flottent, écume sur leurs peaux »
A partir de ces registres bien traditionnels, Darwich est l’un des premiers à rendre personnel
le genre de la qasîda et à faire naître le pathétique entre les lignes, par l’évocation bien évidemment
de la cellule et des perceptions brisées. Reste que le poète est conscient du pouvoir de son verbe :
en produisant un tel poème, soit il parachèvera l’éloge de son cousin, s’il vient le sauver, soit il
portera la honte sur lui, s’il le laisse mourir. Ce dispositif est ingénieusement repris par Darwich :
il reprend le dispositif de la lettre décrivant la situation du prisonnier dans sa cellule qui ne perçoit
du monde que des échos. Il peut ainsi à la fois renouveler l’expression élégiaque de l’exil et de
l’unité perdue et utiliser la référence actuelle que peut porter un nom de lieu comme Alep pour
constituer une lamentation collective susceptible d’inciter les dirigeants de la région à prendre
leurs responsabilités et surtout à réactualiser un patrimoine commun pour servir une cause. Le
poète se transforme ainsi en maître de l’éloge et du blâme, même si ce pouvoir n’est plus évoqué
qu’en résonance de l’écho, dans la reprise nostalgique d’un acte poétique qui n’est sans doute plus
possible à son époque. Cette formule peut cependant renvoyer aussi à l’usage particulièrement
travaillé de la rime dans ce poème, mais qui n’est pas perceptible dans l’acte de traduction. La
méfiance vis-à-vis du genre traditionnel de l’éloge funèbre mârthîyâ, susceptible de trahir la
mémoire des martyrs, qui se sacrifient à une cause, est un thème récurrent. Mais Darwich multiplie
230
Sourate 13, verset 17.
262
aussi les échos à sa propre œuvre dans ce poème, qui est aussi à lire dans une perspective
autobiographique, comme il l’indique dans un entretien de 1995 :
Telle la robe de la jeune fille qui en vain m’accompagna aux vitres du train
Quant à l’écho chez Darwich, Placial dit : « L’écho est donc perceptible dans la matière
sonore des poèmes de Mahmoud Darwich. Il en innerve aussi le texte écrit, par la récurrence du
mot « écho », as-sdâ en arabe. Ce terme, construit à partir de la racine trilitère, évoque le vide
qui renvoie un son. Ce vide peut être provoqué par la soif, le désir, la distribution de l’espace, ou
encore, la mort231. Le terme as-sadâ désigne ainsi tout à la fois l’écho renvoyé par la montagne
que le corps vide de vie, le cadavre. Et il désigne aussi le phénomène de résistance, au sens littéral
du terme, lorsqu’un son rencontre un obstacle. Cette polysémie du terme n’est pas anodine, qui
231
Dictionnaire unilingue arabe-arabe Al-mounjid fî-l-lougha wa-l-a’âm, Beyrouth, 1986, pp.420-421.
263
balaie tout un champ de signification où l’inerte (la montagne, le cadavre) se trouve animé par le
son, qui se répercute, et s’amortit, en rencontrant des obstacles »232
« L’écho a une chambre pareille à ma cellule. Une chambre pour m’entretenir avec moi-même
Ma cellule est mon image. Je n’ai trouvé personne à l’entour d’elle, qui partage mon café du
matin. Pas une chaise, qui partage ma solitude du soir. Pas un paysage, qui partage ma perplexité
dans la quête de la sagesse
Je serai ce qu’auront décidé les chevaux dans les razzias. Prince. Prisonnier. Ou cadavre
Et ma cellule est devenue, une, deux rues. Et cet écho est écho. Qu’il parte ou revienne
232
PLACIAL. C. (2017). « Mahmoud Darwich : une poétique de l’écho », op. cit.
264
Je sortirai seigneur de mon mur ainsi que sort de lui-même un spectre libre et je marcherai vers
Alep. Vole colombe avec ma byzantine, et porte à mon cousin le salut de la rosée »
Le poète décrit comment, bien que relégué dans une cellule, par une porte qui signifie la
fermeture, la privation de liberté et non une ouverture, il renverse cette signification au moyen de
la vision poétique, transformant cette porte ou la lucarne qui éclaire la cellule en ouvertures vers
le dehors interdit et distant. Le symbole quotidien du pain, du café et des poules acquiert une forme
de noblesse par le jeu de la vision créatrice de métaphores qui se déploient dans l’espace de la
cellule relayée par l’espace du poème. Cette vision n’est pas qu’individuelle, elle se met au service
de la communauté, de la façon suivante : la mère ouvre la porte du jour en même temps qu’elle
incarne par ce geste une sorte de divinité de l’aube, elle ouvre poétiquement la cellule de la prison.
Chez Darwich, certains traits poétiques relèvent de topoï récurrents chez les poètes de
l’exil. On trouve cela aussi bien dans la tradition orientale qu’occidentale, l’objectif étant de
susciter la pitié et l’indignation du destinataire. D’un point de vue de l’énonciation, l’importance
est, par exemple, accordée aux fonctions expressive et conative du langage selon schéma de
communication de Jakobson. Les différentes formes de déploration, les dialogues et les
monologues sont autant d’aspects linguistiques qui font résonner la souffrance collective, fût-ce à
l’aide d’un discours direct prêté à des figures intertextuelles (littéraire, comme celle du mu’allaqâ
et historico-poétique comme celle d’Abou Firâs al-Hamdâni.
Darwich compose un « lyrisme épique » qui a été inventé par Yannis Ritsos à l’occasion
d’un récital poétique délivré par Darwich à la suite de l’expulsion de Beyrouth. Ce concept malgré
sa perspective dite « oxymorique », tantôt lyrique, tantôt épique, est adopté par Darwich. Il lui
permet de résumer plusieurs lignes directrices de son projet poétique qu’il tente toujours de mettre
en place depuis le moment où il s’est fait exiler de son village. D’un point de vue interne, il s’agit
généralement d’exprimer le sentiment individuel et celui de la communauté, ainsi que le registre
de la douleur, de la résistance et du combat. D’un point de vue externe, Darwich compose ce
« contre-discours », celui qui s’oppose au discours de l’adversaire, non pas pour le battre
« l’étranger est aussi exilé », mais pour montrer la légitimité de sa cause. Autrement dit, face à
l’exil et au refus de l’existence de Darwich, le poète compose ce groupe commémorant l’existence
collective du peuple et dénonçant les violences subies, mais toujours par le biais d’une polyphonie
265
tantôt énonciative, tantôt dialogale (cf. « Le voyageur a dit au voyageur : nous ne reviendrons pas
comme… ».
A plusieurs reprises, Darwich affirme aussi vouloir être l’auteur d’une Illiade troyenne,
c'est-à-dire, celui qui se donne pour mission de raconter, d’exprimer et d’écrire le grand geste des
vaincus et des oubliés de l’Histoire. Sa production poétique représente une quête de cette
reconstitution paléographique, celle d’un manuscrit définitivement perdu mais le poète réussit à le
reconstituer parce qu’il partage avec le peuple de Troie l’expérience de la défaite et de
l’anéantissement. Sur cette question, Darwich a abondamment écrit. Dans La Palestine comme
métaphore, il fonde une réflexion sur la poésie elle-même et son inscription dans le monde, sa
valeur, sa capacité, finalement limitée à « changer le monde ».
L’intertextualité que nous avons ici est celle du mot « mu’allaqât ». Il s’agit d’un type
d’écriture poétique renvoyant à la période préislamique qui date de la fin du Ve siècle de J. C et
début du Vie, environ cent ans avant l’arrivée de l’islam. Ce mu’allâqâ, au singulier, est une
production orale. Il est traversé par une rime unique reproduite à la fin de chaque hémistiche du
premier vers, construit également sur un monomètre et une structure tripartite, le nasîb, le rahîl, le
gharad. Ces mu’allâqât représentent un chant et une expression des peuples de la Péninsule
d’Arabie. Cela veut dire que la poésie est un moyen d’expression d’une conscience collective niant
233
Formes de l’action poétique, op. cit., p. 295.
266
tout individualisme. Le poète se présente en tant que représentant de sa tribu et le porte-parole
d’une sagesse profonde.
Les mu’allâqât se composent d’un peu plus de soixante vers pour les plus courts et d’un
peu plus de cent pour les plus longs. Ce genre littéraire de la période préislamique est appelé
« mu’allaqâ » parce que les Arabes païens les auraient écrites en lettres d’or sur des tissus qu’ils
auraient suspendus sur les murs de la Ka’ba qui, avant l’islam, était déjà un sanctuaire. Ils ont été
transmis pendant environ un siècle et demi oralement avant d’être mis par écrit. De nos jours
encore, bien des Arabes en récitent volontiers par cœur de longs passages, il est peut-être utile de
dire que Darwich souhaite que toute son œuvre soit accrochée au mur pour que le monde entier la
lise dans sa totalité.
D’un point de vue langagier, ces mu’allaqât montrent les richesses et les sonorités de la
langue au service d’un projet poétique comme celui dont l’objectif est de fournir des
renseignements précieux sur le mode de vie des hommes ou des femmes qui nomadisaient, au
rythme des saisons, à travers le désert arabique en quête de pâturages ou s’installaient pour un
temps autour des rares points d’eau : l’évocation des croyances, des valeurs, des comportements,
des arts du combat et des us contribuant à faire vivre sous nos yeux une société qui, malgré les
conditions de vie précaires imposées par le milieu, ne semble jamais avoir perdu courage.
267
Quant à Darwich, le premier contact qu’il a eu avec ces mu’allâqât était à l’école. Il dit :
« A l’école, j’ai appris que la poésie ne se racontait pas seulement, mais s’écrivait aussi. J’ai ainsi
découvert les poèmes inscrits au programme. C’était des extraits des Mu’allaqât, de Mutanabbî,
de Jarîr, de Farazdaq… »234. Il présente son admiration de ce type de poésie en disant : « Je suis
ma langue, moi et je suis un, deux, dix poèmes suspendus »
« De ma langue, je suis né »
234
Ibid., p. 20.
268
Si le lieu et la langue occupent thématiquement l’espace poétique chez Darwich, ce qui
peut nous frapper est surtout la fréquence des images qui rassemblent ces réalités, à travers bien
évidemment des représentations aisément saisissables. Celles-ci réalisent cette identification du
vers à la maison en s’attachant essentiellement à définir réciproquement ce qui se rapporte au lieu
d’origine-maison, abri, pays- et ce qui s’apparente au poème, en même temps qu’elles suggèrent
le caractère illusoire d’une substitution du lieu par la langue, image poétique à la fois séduisante
et inapte à résoudre la question de la langue perdue.
Le mot « mu’allâqa » réapparaît dans le poème. Darwich montre qu’il reste toujours un
voyageur (un nomade) à la recherche de son droit au retour, parce qu’il ne peut jamais supporter
la vie actuelle, celle de l’exil tout en disant qu’il n’y aura plus de vie plus belle et plus digne que
celle du passé. Il ne veut vivre que le passé, et ceci ne se réalise effectivement qu’en composant
de la poésie, plus particulièrement des mu’allaqât qui peuvent s’accrocher éternellement sur les
murs pour que tout le monde les lise. En lisant ceux-ci, exprimant le mode de vie que Darwich
n’arrive plus à endurer, le public pourrait résister à ce qu’autrui fait pour que les beaux jours,
notamment ceux dont rêve le poète reviennent. Darwich dit :
Des adieux m’apparaissent et s’en vont, et nous n’en dirons pas plus sur ce qui adviendra
A moi de brandir ma mu’allaqa que se brisent les temps cycliques et viennent les beaux jours
Tout ce passé qui s’en vient demain. J’ai laissé mon être à lui-même plein de son présent et le
départ m’a désempli des temples »
L’expression de l’exil forcé, qui de ville en ville, de pays en pays, oblige Darwich à dire et
à écrire l’injustice de la colonisation, le viol d’une femme nommée Palestine, avec l’aval et le
269
soutien de l’ONU, alors qu’elle était déjà sous contrôle britannique, par des envahisseurs érigés en
victimes internationales. C’est pour cette raison que l’identité linguistique et nationale du poète
est donc une notion instable. La quête ainsi menée porte le combat pour l’affirmation de soi dans
le domaine du langage, dont le combat politique devient une métaphore. Darwich lui-même, ou
plutôt les figures que prend l’instance d’énonciation dans sa poésie, constituent des relais
fictionnels de cette identité en crise, prenant souvent la posture de combattants vaincus. Si Darwich
déclare avoir mis du temps à élaborer cette poétique de la défaite, l’évocation de figures de vaincus
traverse l’ensemble de son œuvre et se trouve particulièrement mise en avant par les choix opérés
généralement dans la constitution de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? sans le moindre
doute parce que ce recueil a été écrit à un moment où Darwich revendique clairement cette
préoccupation comme un enjeu central dans son entreprise.
4.4-Intertextualité mythologique
Darwich n’a cessé depuis son premier recueil de s’inspirer des mythes et des légendes antiques
venus d’un passé très lointain et d’en faire une instruction d’expression du monde qui l’entoure,
de soi et des autres. Son écriture est riche en référents culturels et en savoirs susceptibles
d’exprimer les problèmes de la vie quotidienne et de la culture sociale. Face à l’usage des mythes
et des légendes dans la poésie, Darwich dit :
« La poésie s’est stabilisée en prenant appui sur ses composantes intrinsèques, en revenant à ce
qu’elle recèle de beau et de viable. Là résident certains des aspects et des causes de la
convalescence (…). La confusion entre l’instinct poétique et le poème lui-même, nous a menés à
de graves malentendus. L’instinct poétique existe aussi dans le roman, dans les textes religieux
anciens, dans les légendes des cavernes. Il se dégage d’une toile, d’une musique, d’un film, de la
nature, de l’élégance du comportement humain, ce qui n’en fait pas un poème pour autant.
Transformer l’instinct poétique en poème est une opération totalement différente, car toute
création a ses propres canons »235
Il a été prouvé dans ce sens que les mythes comportent dans leur construction des éléments qui
aident à surmonter les problèmes auxquels se trouve confronté l’individu. Ils nous permetttent de
communiquer avec le passé et le présent, de nous situer les uns par rapport aux auters. Nous avons
235
DARWICH, M. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 71.
270
privilégié la mythologie étant donné l’intérêt qui lui a été toujours accordé dans les poèmes du
présent recueil et vu sa richesse et sa valeur culturelle à portée universelle. Toutefois nous n’avons
nullement hésité à mettre en valeurs les mythologies de notre recueil pour leur originalité, leur
portée symbolique et la richesse de leurs figures mythiques omniprésentes à travers des siècles.
En ce qui concerne la définition du mot « mythe », celui-ci nous semble une entreprise assez
simple vu la quantité d’ouvrage, d’articles, d’exemples et d’études publiés sur le sujet dans les
différents champs interdisciplinaires. De nombreuses définitions ont été proposées par les
philosophes et les théologiens depuis Platon en passant par Fontenelle, Schelling et Bultmann236.
Les mythes sont transmis par voix orale. Ils ont subi énormement de traitements artistiques et
littéraires. Ils sont présents dans des textes poétiques et dramatiques mettant en scène des hommes
et des dieux entretenant des relations complexes. Synthétiquement, le mythe s’agit d’un récit
collectif transmis à travers les générations pour éclairer des dieux ou des héros des générations.
Vernant dit par rapport au mythe qu’il s’agit d’« un type de narration dont la spécificité tiendrait
à la dimension plus qu'humaine des personnages mis en scène et au caractère toujours plus ou
moins merveilleux d'aventures qui échappent, par définition, aux contraintes de la vraisemblance
ordinaire ». 237Arrivons à ce stade de réflexion, nous disons que le mythe se rapproche plus du rêve
que de la réalité. Il manque de logique excluse, étant donné qu’il présente des archétypes ou des
symboles.
Chez d’autres philosophes, le mythe se considère en tant que sorte de discours ou de parole
exprimée et caractérisée par une dimension typiquement orale. Il s’agit d’un contenu, d’une
strcuture, des acteurs et d’un espace-temps particulier. Etymologiquement parlant, le mot
« mythe » vient du mot muthos en grec qui a le sens premier de « parole exprimée » ou « discours
délivré ». D’après Fourtanier, le récit mythique oral se définit par « un contenu, une structure, des
acteurs et une dimension spatio-temporelle spécifiques »238.
Le récit mythique est un récit ou une histoire que l’on raconte à propos des personnages
disposant d’une force physique ou morale extraordinaire. Ces personnages sont reconnaissables
236
Voir BONNEFOY, Y. (1981). Dictionnaire des mythologies et des religions, des sociétés traditionnelles du monde
antique. Paris : Flammarion
237
VERNANT, J.-P. (1966). « Frontières du mythe », dans Mythes grecs au figuré de l’antiquité au Baroque. Paris :
Gallimard, p.25.
238
FOURTANIER, M.-J. (2008). Les raisons du mythe. Toulouse : La revue Champs du Signe, p. 14.
271
d’une œuvre à une autre, d’un recueil à l’autre, d’un poème à l’autre. Ils doivent appartenir à la
mémoire collective d’une communauté ou d’une société.
Le Petit Robert définit le mythe en le rapprochant d’un récit fabuleux, souvent d’origine
populaire s’occupant de mettre en scène des êtres ou des individus incarnant des aspects de la
conscience humaine. D’après Robert, le mythe est vu en tant qu’un récit ou une légende où l’on
rencontre des êtres surnaturels, des métamorphoses, des monstres et des merveilles.
Le mythe s’approche de la légende du fait que les deux ont un caractère narratif. Salhi dit :
« Le mythe ressemble à la légende et au conte en raison de son caractère narratif. Toutefois, il ne
peut pas émaner d’un même fondement. En effet, le mythe est toujours le premier, originel et
fondateur alors que la légende et le conte se situent d’ordinaire comme des créations secondes
des formes simples que l’esthétique littéraire a appris à distinguer du mythe »239.
Concernant l’usage de la mythologie chez Darwich, il est tantôt explicite, comme c’est le
cas de « Les humeurs d’Anath » où la légende est citée dans son titre, tantôt implicite où la
mythologie est cachée dans les vers poétiques (la mythologie de Gilgamesh dans « Le puits » en
est un exemple). Qu’il s’agisse d’un emploi explicite ou implicite, Darwich tente de profiter de ces
légendes dans la mesure où elles sont employées afin de créer un contexte particulier pour refléter
sa propre situation.
239
SALHI, S. (2014). Mythes et légendes dans la didactique du Français langue étrangère. Thèse de doctorat.
Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, p. 56.
240
DARWICH. La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 81.
272
« Je crois qu’Anath est chez moi l’image faite de toutes celles que vous venez d’énumérer ;
ou, si l’on veut, le produit de l’affrontement dialectique entre l’Anath qui vient de la Mésopotamie
et de la côte orientale de la Méditerranée, et celle, hellénique, qui part derrière les vaisseaux
grecs. Anath dit également les étapes de ces bouleversements dans le temps et l’espace. Mais elle
parvient à demeurer étrangère et familière à la fois, dans le monde réel et dans le monde
souterrain. Telle deux femmes en une, qui jamais ne se réconcilient. De toute façon, je vois en
Anath la fertilité, la floraison et le renouvellement : une existence mythique inscrite dans le thème
de l’éternel retour « à la terre de la vérité et de la métonymie/La terre cananéenne du
commencement », seule condition pour que « Jéricho retrouve les miracles »241
L’origine d’Anath est montrée dans « Les humeurs d’Anath » : « Elle [en parlant d’Anath]
recrée la distance que passent les créatures devant son image lointaine en Mésopotamie et en
Syrie, et les points cardinaux obéissent au sceptre d’azur et à l’anneau de la vierge »
Anat ou Anath était une déesse guerrièère d’origine des pays du Levant, bîlâd âshâm en
arabe. Elle protégeait le souverain lors des combats en veillant sur son char et ses chevaux. Elle
est la fille du Dieu Dagan, et la sœur de Baal, le Dieu de l’Orage. Ce nom était connu dans toutes
les régions occidentales, au Proche-Orient et en Egypte. Dans la mythologie ancienne, Anat a été
décrite en tant que femme ayant des traits désirables et une femme guerrière assoiffée de sang. Elle
est l’amante de Baal-Saphon, pour qui elle est toujours prête à se battre, et avec qui elle s’accouple
sous les traits d’une génisse. Elle le pleure lorsqu’il est absent.
Dans l’emprunt du personnage d’Anath, Darwich essaie de montrer les sens significatifs
de cette légende afin d’exprimer des enjeux contemporains dont certains sont liés au sujet de
l’existence et à celui du conflit afin de gagner la terre et son histoire, tandis que d’autres sont liés
à la transmission de ces légendes et leur transfert d’une civilisation à une autre, d’une culture à
l’autre. Le poète fait de cette légende l’axe essentiel du poème, et dès le premier vers, il montre la
vraie relation entre la langue de la poésie et la langue de la légende au niveau imaginaire :
241
Ibid., pp. 81-82.
273
« La poésie est notre échelle à une lune qu’Anath suspend sur son jardin, miroir pour des
amants sans espoir, et elle repart dans les landes de son âme »
Dans « Les humeurs d’Anath », la femme, venant aussi bien de la Mésopotamie que de la
côte orientale de la Méditerranée ou de la Grèce, n’est pas une mais deux : la première Anath
représente l’âme de Darwich qui essaie de propager la paix sur terre et la seconde est Anath
représentant l’Autre (Anath la guerrière et assoiffée de sang) avec qui Darwich tente de se
réconcilier. En Parlant de la femme étrangère, Darwich dit :
Les deux femmes montrent les bouleversements dans le temps et l’espace de la terre
cananéenne. Anath, celle représentant Darwich, celle qui « ramène l’eau à sa source », représente
une partie fondamentale de l’ancien héritage culturel de l’espace cananéen et elle rappelle l’histoire
civilisationnelle, plus particulièrement les évènements historiques exprimant la profonde
appartenance de Darwich à sa terre afin de lutter contre les tentatives de l’autre Anath (l’étrangère,
celle qui guide le feu dans les forêts), et qui essaie aussi de mettre fin à son existence. En
conséquence, vu l’existence de deux Anath différentes, Darwich les invite à se réconcilier l’une
avec l’autre dans le but de partager la terre entre elles. Il signale qu’il les désire toutes les deux
sans que l’une soit plus importante que l’autre. Cela se voit avec l’usage du verbe « désirer ».
Cependant, la réconciliation parait impossible, ce qui est représenté par la négation « jamais » :
ت َ ُ وامرأة ٌ تقود،ِ ُهنَالكَ امرأة ٌ تُعيد ُ الما َء للينبوع:" امرأتي ِن ﻻ تتصالحا ِن
ِ النار في الغابا
ُ وﻻ حياة، ﻻ َموتٌ هناك،ﻼ فوق ها ِويَت َي ِن ً َأ ﱠما الخي ُل فلتر ُقص طوي
" و َأناتُ تقت ُ ُل نَفسَها في نَفسها ولنفسِها، ُ ُأحبﱡكِ يا َأنات، يا َأناتُ فإلى َج َه ﱠنم َ بي.ً ُحباً وحربا،ًَأناتُ ! َأنا ُأريد ُ ُكما معا
« Deux femmes jamais réconciliées : l’une ramène l’eau à la source, l’autre guide le feu dans les
forêts
Quant aux chevaux, qu’ils dansent longtemps sur deux précipices, ni mort là-bas, ni vie
242
Ibid., p. 82.
274
Anath ! je vous désire toutes les deux, amour et guerre. Emporte-moi vers la géhenne Anath, je
t’aime, et Anath se tue en elle-même pour elle-même »
Anath, qui ramène l’eau à sa source, représente l’âme disparue du poète qui réclame ses
droits perdus. Darwich parle de sa longue absence après sa descente dans le monde inférieur
comme le dit le poème, puisqu’avec sa disparition, quelques autres femmes peuvent s’émerger
pour effacer la présence de l’Anath cananéenne dans la mémoire du peuple dont Darwich parle.
C’est pourquoi Darwich demande à Anath de ne pas tarder dans le monde inférieur. En utilisant
une phrase impérative, Darwich dit :
"! ُ عُودي من هناكَ إلى الطبيع ِة والطبائع يا َأنات.ِ تتأخري في العالم السُفلي
"ﻻ ﱠ
« Ne t’attarde pas dans le monde inférieur. Reviens à la nature et aux caractères, Anath ! »
D’ailleurs, Darwich reproche à Anath (celle représentant son âme) son absence tout en
montrant les effets négatifs de celle-ci : « Les eaux du puits ont tari, les vallons sont arides, les
fleuves sont à sec, les larmes se sont évaporées de la jarre de terre, l’air s’est brisé de sécheresse,
les désirs se sont épuisés, la prière s’est calcifiée, la vie s’éteint comme les propos de deux
voyageurs en route vers l’enfer ». C’est pour cette raison que Darwich la sollicite pour qu’elle
réapparaisse. Puisqu’avec son apparition, la terre cananéenne du commencement ainsi que la terre
de la vérité et de la métonymie reviendront. Aussi, avec son retour, réapparaissent le passé, les
souvenirs, les rêves, etc.
L’état qu’a engendré l’absence d’Anath est représenté par l’usage de quelques verbes
comme : « tarir », « se briser », « s’épuiser », « s’éteindre », « se calcifier », « descendre » et
également l’usage de quelques noms comme « larme », « sécheresse », « absence », « mort »,
« cohue », etc. Darwich dit en s’adressant à Anath :
والحياة ُ ت َموتُ كالكلمات بين، ِ ﻻ شيءَ يحيا بعد موتك. والصﻼة ُ تك ﱠلسَت،ت الرغباتُ فينا
ِ َج ﱠف. ِانكسرنا كالسياج ِ على غيابك
الجحيم
ِ ُمسَاف َِرين إلى
275
َ رض نَهدَيكِ المشاع و َأرض َفخ َذيكِ المشاع لكي تعود
َ َأ،ِرض كَنعانَ البداية
َ َأ،ِرض الحقيق ِة والكناية َ ولتُرجعي َأ،فلت َرجعي
المهجور
ِ المعجزاتُ إلى َأريحا عند باب ال َمعب َ ِد
« Les eaux du puits ont tari après toi, les vallons sont arides, les fleuves sont à sec depuis ta mort,
les larmes se sont évaporées de la jarre de terre, et l’air s’est brisé de sécheresse tel un morceau
de bois
Nous nous sommes cassés comme la clôture sur ton absence. Nos désirs se sont épuisés, et la
prière s’est calcifiée. Rien ne vit après ton trépas, et la vie s’éteint comme les propos de deux
voyageurs en route vers l’enfer
Ni mort là-bas, ni vie, cohue du jugement dernier, pas de lendemain, pas de passé qui vient faisant
ses adieux, pas de souvenirs échappés de Babylone, survolent notre palmier, et pas de rêve qui
soit notre compagnon de veille pour que nous habitions une étoile »
Dans « Premiers exercices sur une guitare espagnole », Darwich montre sa perte ainsi que
son désespoir, illustrés à l’aide de quelques images symboliques comme celles de l’eau, du vent et
de l’ombre qui se mettent à pleurer à cause de son départ :
"لم يعد غدنا لنا " والظل يبكي خلف هستيريا حصا ٍن مسه وتر وضاق به: والحصى والزعفران والريح تبكي،" الماء يبكي
" جيتارتان. فاختار قوس العنفوان.المدى بين المدى والهاوية
« L’eau pleure, et les gravats et le safran et pleure le vent « notre lendemain ne nous
appartient plus » et l’ombre pleure derrière la folie d’un cheval touché par une corde à l’étroit
dans son horizon entre les lames et le gouffre. Il choisit la courbe de l’ardeur. Deux guitares.
276
4.4.2-« La mort du griffon »
Le griffon est une créature présente dans de nombreuses mythologies. Il est hybride comme
le dragon, possède la puissance et également la férocité. Il possède un corps de lion associé à une
tête et des ailes d’aigle. Cet animal traverse les cultures anciennes et fait l’objet de beaucoup
d’études. Il apparaît pour la première fois, il y a 5000 ans, en Mésopotamie. Il avait la charge
symbolique de surveiller l’arbre et de vie et de garder les portes des quartiers. Il a été considéré
comme puissant et bénéfique. Les auteurs médiavaux en ont également fait un symbole du démon
et du mal, une créature avide de richesse et assoiffée de sang. Il est généralement représenté avec
quatre pattes, deux ailes et un bec, et parfois des oreilles semblables à celle d’un cheval. L’arrière
de son corps est couvert d’une fourrure léonine. Selon les légendes, seules les griffons femelles
auraient des ailes. Il se construit un nid et il le remplit de pièrres précieuses. Son ennemi mortel
est le cheval. Sa progéniture s’appelle « hippogriffe ».
En ce qui concerne « La mort du griffon », il s’agit d’un poème empli d’un oiseau qui ne
fonctionne pas simplement ou du moins pas uniquement comme un animal, mais comme un
comparant ou une référence culturelle. Cet oiseau s’ancre dans le paysage darwichien. Il n’est pas
pour autant réduit à une caractérisation du décor ou à une création d’un effet de réel ; sa valeur
emblématique est permanente. L’oiseau réel semble escamoté au profit du symbole qu’il
représente, le griffon étant alors un oiseau poétique par excellence.
ِ فليَمنَح ِ العنقا َء من، قرب النار في نفسه،ُ المولود من نف ِس ِه الموءود،" َأ ﱠما ُه َو
سر ِه المحروق ما تحتا ُجهُ بعده كي تُش ِع َل اﻷضوا َء
"في ال َمعبَد
277
« Quant à lui, né de lui-même, enterré en lui-même près du feu, qu’il donne au griffon ce qu’il faut
de secret consumé pour illuminer le temple »
De même, l’intertextualité du griffon est également mentionnée dans « Les sept jours de
l’amour » lorsque Darwich dit :
ﻻ بد من جس ٍد للروح. وكي تلد الروح التي ولدت من روحها جسدا. كي تجد العنقاء صورتها فينا." يكفي مرورك باﻷلفاظ
" بل لنتحدا، ٍ ﻻ لشيء، فلنحترق. ﻻ بد من جسد لتظهر الروح ما أخفت من اﻷبد.تحرقه بنفسها ولها
« Il suffit que tu passes par les mots. Le griffon trouve son image en nous. Et l’âme née d’elle-
même, un corps. Il faut un corps à l’âme, qu’elle le consume d’elle-même pour elle-même. Un
corps, que l’âme donne à voir ce qu’elle a dissimulé de l’éternité. Consumons-nous, pour la seule
raison de nous unir »
ي
ٌ نا،" في اﻷناشي ِد التي ننشدها
ٍ وفي النار التي نوقدها عنقا ُء خضرا ُء وفي مرثية العنقاء لم أعرف رمادي من غبارك غيم ٌة من ليلك.نار
ٌ وفي الناي الذي يسكننا
الذي وﻻ أعداء منذ اﻵن للورد َفﻼ صحراء للذكرى التي أحملها عنك : قالت لي.فوق الماء كالسيد فأمش
ِ خيمة الصياد عنا تكفي لتخفي
" دارك
ِ يبزغ من أنقاض
Et dans la flûte qui nous habite un feu. Dans le feu que nous attisons un griffon vert et dans sa
funeste élégie, je n’ai pas distingué ma cendre de ta poussière un nuage de lilas suffit à nous
cacher la tente du pêcheur marche donc sur les flots comme le Seigneur. Elle m’a dit : le souvenir
278
que je porte à ta place n’a pas de désert et les roses qui pointent des décombres de ta maison n’ont
plus d’ennemis désormais »
Avec l’emploi du griffon, Darwich défend le droit de Troie et le droit au retour à l’instant
premier de la genèse, renouvelle et ressuscite les noms de son identité. Relégué dans les placards
anonymes de l’histoire, privé de sa communauté, de sa terre et de sa langue d’origine, Darwich
lutte contre cette négation et cette déréalisation de l’Autre. Il est alors plus que nécessaire, pour
lui, de raconter, d’écrire, d’exhumer l’histoire de cet exil, de la perte et de la dépossession afin que
l’histoire et le rêve, la terre et le peuple continuent d’exister, de se transmettre et de s’inventer. Il
décrit la ville de Tibériade qui était l’arrière-cour du premier éden de laquelle il a été privé à cause
de « l’étranger » qui s’est consumé en lui. En revanche, il confirme son appartenance à cette ville
ainsi qu’à d’autres villes devant « l’étranger » qui l’a interrogé sur son identité : « Qui êtes-vous,
vous deux ? », et à qui Darwich répond : « Deux ombres de notre présence en ce lieu. Deux noms
du blé qui pousse dans le pain des batailles » :
اكتملت صورة العالم في عينين: وقلت." ان ما ٌء يشبه الخاتم حول الجبل العالي وكانت طبريا ساح ًة خلفي ًة للجنة اﻷولى
يا أميري وأسيري ضع خمورك في جرارك: قالت.خضراوين
من أنتما؟: وهما من يقوﻻن لنا.الغريبان اللذان احترقا فينا هما من أرادا قتلنا قبل قلي ٍل وهما من يعودان إلى سيفيهما بعد قلي ٍل
" واسمان للقمح الذي ينبت في خبز المعارك.نحن ظﻼن لِما كنا هنا
« Un anneau d’eau entourait la montagne élevée et Tibériade était l’arrière-cour du premier éden.
J’ai dit : l’image de l’univers est accomplie dans deux yeux verts. Elle a dit : mon prince, mon
captif, garde mes vins dans tes jarres
Les deux étrangers qui se sont consumés en nous sont ceux-là qui ont tenté à l’instant de nous tuer
et qui reviendront sous peu à leurs glaives. Ceux-là qui demandent : Qui êtes-vous, vous deux ?
Deux ombres de notre présence en ce lieu. Deux noms du blé qui pousse dans le pain des batailles »
279
surtout d’habiter, de penser et de dire le monde, voire de le réinventer à partir du sentiment d’une
précarité et d’une interdépendance, à partir d’une perte irrémédiable, d’une distance ou d’un
insaisissable. En revanche, Darwich confirme son intention d’entretenir une bonne relation avec
autrui. Cela s’éclaire à travers les paroles que Darwich lui adressant :
عطرني. واجمعني إلى أمك، خذني إلى كرمك." كن حبيبي بين حربين على المرآة قالت ﻻ أريد العودة اﻵن إلى حصن أبي
وزوجني التقاليد. تزوجني. اقتلني من الحب. وأدخلني إلى سجن اسمك. مشطني. انثرني على آنية الفضة.بماء الحبق
كان شيءٌ يشبه العنقاء يبكي داميا قبل أن يسقط في. لكي أولد كالعنقاء من ناري ونارك، وأحرقني، دربني على الناي.الزراعية
" ما نفع انتظاري وانتظارك؟.الماء على مقرب ٍة من خيمة الصياد
« Sois mon aimé entre deux guerres contre le miroir, je ne veux pas rentrer maintenant au fortin
de mon père. Emmène-moi dans ta vigne, et réunis-moi à ta mère. Parfume-moi de l’eau du basilic.
Saupoudre-moi sur la vaisselle d’argent. Peigne-moi. Tiens-moi captive en ton nom. Tue-moi
d’amour. Epouse-moi. Marie-moi aux rites agraires. Exerce-moi à la flûte, et brûle-moi, que je
naisse comme le griffon de mon feu et du tien. Une forme ressemblant au griffon pleurait
ensanglantée avant de tomber dans l’eau près de la tente du pêcheur. A quoi servent mon attente
et la tienne ? »
Comme son titre l’indique, le présent poème s’attache à une intertextualité mythique et
symbolique, celle de l’usage du « moineau ». Darwich semble être jaloux de ce moineau, qui
représente autrui, puisque celui-ci possède ce que le poète ne possède pas. Il dispose
essentiellement d’une aile qui lui permet d’aller où il veut, tandis que le poète est emprisonné dans
l’exil sans qu’aucune liberté ne lui soit permise. C’est pour cette raison qu’il demande au moineau
de le délaisser parce que ses mots sont déprimants. Il dit :
« Tu possèdes ce que je n’ai pas. Le ciel est ta femelle et le retour du vent au vent, ton gîte
Vole haut ! Tout comme l’âme en moi a soif de l’âme. Applaudis les jours que tisse ton plumage
et délaisse- moi si tu veux car ma maison, comme mes mots, est exiguë »
280
Malgré l’enfermement et l’incapacité de voler comme un vrai moineau (l’impossibilité
d’avoir une liberté comme celle d’autrui), Darwich affirme son appartenance identitaire à sa terre
natale tout en disant qu’il reste toujours familier de toutes les composantes de sa maison. Il sait
exactement où se trouvent le pain, le pot de basilic posé, l’eau, et le piège à souris. Darwich dit :
في نافذة، كالجدة، يألف حوض الحبق الجالس. كضيف مرح." يألف السقف
" ويهتز جناحاه كشال امرأة تفلت منا ويطير اﻷزرق.يعرف أين الماء والخبز وأين الشرك المنصوب للفأر
« Familier du plafond. Invité plaisant. Familier du pot de basilic posé, comme la grand-mère, à
sa fenêtre
Il sait où se trouvent l’eau, le pain, et le piège à souris. Il ébroue ses ailes telle une femme qui
nous échappe, son châle et il prend son envol, le bleu »
Darwich indique qu’il va revenir à sa terre natale quelques soient les conditions que l’exil
lui impose. Il confirme que le droit au retour va avoir lieu malgré le rétrécissement de la terre et le
débordement de l’horizon comme s’il voulait faire allusion à ce qui a été déclaré par le président
palestinien Yasser Arafat en Algérie en 1988 lorsqu’il a affirmé que la Palestine était la terre sainte
des Palestiniens. Il confirme qu’il va être un jour un « moineau », libre dans ses déplacements et
capable d’aller partout où il veut. Darwich dit :
" نزق مثلي هذا اﻻحتفال النزق يخمش القلب ويرميه على القش
أما من رعش ٍة تمكث في آنية الفضة يوماً واحداً؟
" مهما ضاقت اﻷرض وفاض اﻷفق، أيها الدوري، ستأتي.وبريدي فارغ من أي ملهاة
« Impatiente comme moi, cette fête précipitée. Il égratigne le cœur et le jette sur la paille
Est-il un frémissement qui réside un seul jour dans les récipients d’argent ?
Et mon courrier est vide de toute distraction. Tu viendras, moineau, quels que soient le
rétrécissement de la terre et le débordement de l’horizon »
« Tu es libre. Et je le suis. Tous deux nous aimons d’amour l’absent. Pose-toi, que je m’élève.
Elève-toi, que je me pose, moineau. Fais-moi présent de la cloche de lumière, et je t’offrirai la
demeure que le temps habite entre un ciel et l’autre. Nous nous complétons lorsque nous nous
séparons »
Le présent poème se compose de six épisodes, exposés de manière à attirer l’attention des
lecteurs au moyen d’un emprunt intensif d’éléments d’intertextualité, tantôt pour soutenir le style
d’écriture, tantôt pour montrer la problématique de son identité en ayant recours à des exemples
pertinents et universels.
Parmi les intertextualités que nous avons dans « Les sept jours de l’amour », il y a
l’intertextualité légendaire qui est celle du « griffon » dont l’image est dessinée dans la première
strophe et celle du « narcisse » dans la deuxième strophe. Ensuite, nous avons une intertextualité
religieuse qui est celle de la « création du monde entier », largement explicité dans la troisième
strophe. Aux intertextualités légendaires et religieuses se rajoute l’intertextualité littéraire,
notamment celle du « maqam nahawand » et celle du « muwachah ». L’emploi de ce genre
d’intertextualité a pour objectif de montrer la réalité douloureuse de Darwich qui pourrait, peut-
être, se transformer en état d’espoir ou de bonheur.
282
5. Maqam nahawand : un état d’amour
6. Muwachah : une histoire de nostalgie
Etant donné que nous avons plus haut mentionné l’intertextualité du griffon, nous allons
nous mettre à analyser les cinq intertextualités qui restent :
Narcisse
Darwich perçoit cette fleur en tant que source de joie et de bonheur, puisque cette fleur est
née telle qu’elle voudrait être. Elle est libre et marche autour de son image. Il l’utilise pour parler
de sa terre dont il souhaite qu’elle marche autour de l’eau pour changer son état de douleur en état
de joie et pour qu’elle naisse telle qu’elle voudrait être :
243
Voir plus particulièrement GREEN, A. (2007). Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Editions de minuit.
283
وتمشي حول صورتها كأنها غيرها في الماء، ولدت كما تريد."خمس وعشرون أنثى عمرها
" ليمر البرق بينهما كما يمر غريب في قصيدته، وابتعدت عن ظلها.ينقصني حب ﻷقفز فوق البرج
« Son âge, vingt-cinq femmes. Née telle qu’elle voudrait être, elle marche autour de son image et
la regarde comme si elle voyait le visage d’une autre dans l’eau
Je manque de nuit pour courir en moi-même d’amour pour sauter par-dessus la tour. Et elle s’est
écartée de son ombre ainsi que l’étranger traverse son poème »
Création
Darwich parle d’une création. Mais de quelle création s’agit-il ? Il s’agit de la création du
monde, et de la façon dont Dieu l’a créé et puis a choisi les prophètes qui montrent l’apparition de
la race humaine. Il parle également de son âme englobant la terre et le ciel dans son contenu,
notamment lorsqu’il dit : « Quant à moi, je peux être tel que tu m’as laissé hier, près de l’eau scindé
en ciel et terre », comme s’il voulait dire : « Je peux être « toi » », c’est-à-dire qu’il croit à la fusion
entre les deux pour qu’ils deviennent un seul corps comme le montre la parole existentielle : « Il
n’y a pas de moi sans autrui ». Il montre que la « terre » et le « ciel » doivent se réunir, étant donné
que leur union engendre la pluie, nécessaire à toute vie. D’ailleurs, il met la relation entre « terre »
et « ciel » en parallèle avec la relation entre son « Moi » et « l’étranger ». Il croit à la nécessité de
la cohabitation avec l’étranger comme il croit à la nécessité de l’union entre la « terre » et le
« ciel ». Il s’en explique comme suit :
Quant à moi, je peux être tel que tu m’as laissé hier, près de l’eau scindé en ciel et terre Ah, mais
où sont-ils ces deux-là ? »
284
Darwich croit qu’un autre hiver « pluie » viendra pour unir et donner naissance à une bonne
relation entre lui et l’étranger. Donc la pluie symbolise le don et la générosité, notamment chez
Darwich qui l’utilise afin d’indiquer une idée de renouvellement et d’innovation.
ثم، وأرى حمامتين على الكرسي، سيأتي شتاء آخر. ذكرى منك أو ذكرى مني. علقي حلمي على الخزانة،ً" إذا ذهبت بعيدا
أرى ماذا صنعت بجوز الهند
" خذي فصل الشتاء إذا، إذا ذهبت.من لغتي سال الحليب على سجادة أخرى
« Si tu t’en vas loin, suspends mon rêve sur l’armoire. Souvenir de toi ou de moi. Un autre hiver
viendra, et je verrai deux colombes sur la chaise, et verrai ce que tu as fait de la noix du cocotier
Un lait a coulé de mes mots sur un autre tapis. Si tu t’en vas, emporte l’hiver »
La colombe est l’un des oiseaux que l’être humain élève depuis plus de mille ans. Elle se
caractérise par sa capacité à résister contre toutes les maladies. Les colombes vivent en couple et
restent avec le même partenaire toute la vie. Darwich souhaite avoir une bonne relation avec autrui
dont l’image est également dessinée sous forme d’une colombe à qui il dit : « Mets-toi à l’écoute
de mon corps ». Il nous renvoie aussi à l’image de l’union du « ciel » avec la « terre » tout en
indiquant que leur vie ne se renouvelle, voire ne continue qu’en réunissant les deux corps
ensemble. En parlant de l’union de deux colombes, Darwich dit :
« J’écoute mon corps : les abeilles ont leurs dieux et les hennissements, d’innombrables rababas
Je vais derrière les nuages, et tu es la terre plaquée sur la clôture par la plainte éternelle du désir
285
Mets-toi à l’écoute de mon corps. La mort a ses fruits et la vie possède une vie qu’elle ne
renouvelle que sur le corps à l’écoute du corps »
Maqam nahawand
Darwich se dirige ici vers une autre intertextualité représentée par le mot « maqam ». Ce
mot représente un système musical. Il signifie aussi le lieu où se jouait cette musique.
Littéralement, il signifie la « station » d’une échelle mélodique, voire le « rang élevé » désignant
un modèle transcendant. Concernant l’usage du maqam dans la langue arabe, il existe diverses
appellations : sôt, « voix » ou « son », nâghmâ, « mélodie » ou tâb’â, « nature » dans le sens de
caractère. Depuis, le XIIe siècle, le terme générique « maqam », « situation » ou « position » est
employé pour définir un genre musical étroitement lié à la poésie et à ses lois formelles et
prosodiques, fondé sur la voix dont la composition mélodique ou l’organisation rythmique sont
propres aux pays de tradition arabe « musique arabe » et « musique islamique ».
En parlant du contenu de nahawand, il s’agit d’une voix venant d’une âme attristée comme
celle d’un immigré ayant une grande envie de retourner à la terre de laquelle il s’est fait expulser.
Cela se manifeste à travers l’âme de Darwich qui paraît épuisée par le déplacement. Afin de mettre
fin à ce déplacement, Darwich invite l’étrangère à l’aimer tout en utilisant des expressions
amoureuses comme « approche-toi comme le nuage », « approche-toi de l’étranger qui sanglote à
sa fenêtre », « descends comme l’étoile, descends sur le voyageur », « je t’aime », « répands-toi
comme l’obscurité », « répands-toi dans la rose rouge de l’amoureux et trouble-toi comme la
tente », etc. De tels propos montrent l’envie de Darwich de se réconcilier avec « l’étrangère », ce
qui montre la relation qu’il cherche à entretenir avec elle :
كي يبقى، انحدري على المسافر، انحدري كالنجمة. أحبها. اقتربي من الغريب على الشباك يجهش بي. اقتربي كالغيمة." يحبك
" ارتبكي في عزلة الملك. وارتبكي كالخيمة، انتشري في وردة العاشق الحمراء. انتشري كالعتمة. أحبك:على سفر
286
Muwachah
Le « muwachah », littéralement broder, ce qui relie dans un collier une perle à une autre,
est un mot arabe désignant un poème à structure libre. Son origine date de la fin du VIIIe siècle
(ou XIe siècle selon les sources) en Andalousie musulmane, « Al-andalus ». Le muwachah a pour
thème l’amour courtois ou le vin. Au cours de l’âge d’or de la civilisation arabe, jusqu’au XIIème
siècle, cette forme poétique s’est développée jusqu’au Caire et à Alep. L’essor musical du
muwachah au Moyen-Orient date des compositions du XIXe siècle, avec notamment les efforts de
Omar al-Batch en Syrie et Sayed Darwich en Egypte. Le muwachah en tant que forme musicale
fait traditionnellement partie d’une nouba au Maghreb, ou d’une wasla en Syrie, ce sont des suites
musicales avec chacune une structure très particulière. En parlant de sa forme, le muwachah est
constitué d’une série de strophes de quatre vers, dont la quatrième rime diffère des trois
précédentes, en arabe littéraire ou dialectal, et dont les deux vers finaux, comme dans un envoi,
résument l’argument du poème. Il s’agit alors d’un poème de type diglossique. D’ailleurs, nous
retrouverons dans les ballades courtoises la forme du zajal, poème avec refrain, et dans d’autres
formes poétiques provençales, la forme du muwachah, avec souvent, dans les poèmes occitans les
deux vers argumentés placés au début du poème plutôt qu’à la fin comme dans la forme arabo-
andalouse.
Le muwachah que Darwich raconte dans « Les sept jours de l’amour » est celui d’un
moment d’amour et de nostalgie avec l’étrangère. Il compare cette nostalgie à celle d’un Syrien
qui se souvient de l’Andalousie pour dire que celle-ci est une partie de son identité, de ses idées et
de ses pensées, ce qui est le cas de l’étrangère, nécessaire à l’identité de Darwich :
" كأني آخر الحرس أو شاعر يتمشى في هواجسه. ﻻ جيش يحاصرني وﻻ بﻼد.أمر باسمك
Ici le citron a éclairé pour toi, le sel de mon sang et un vent est tombé d’une jument
Je passe par ton nom. Aucune armée ne m’encercle ni pays comme si j’étais le dernier des gardes
ou un poème qui déambule dans ses hantises »
287
Le mot « muwachah » est cité également dans « Premiers exercices sur une guitare
espagnole » où Darwich fait appel à un type de chant en utilisant un instrument musical : la guitare.
Il évoque la perte et l’exil dans un souffle assez tragique. Il épouse un mouvement d’errance,
construit aussi l’épopée des habitants expulsés de chez eux et témoigne explicitement d’une
impulsion authentique qui le pousse à jamais vers l’étranger. Or il montre qu’il est un homme libre
et jamais attaché à un parti politique ou à une idéologie particulière. Il profite de la musique ainsi
que de ses instruments pour raconter son exil. T. Ben Jelloun dit :
« Au-delà de toute préoccupation technique demeurent ses choix premiers: en poésie, toute idée,
toute pensée doit passer par les sens; toute poésie est d'abord orale, et par la musique; et elle
s'arme de fragilité humaine pour résister à la violene du monde »244
"جيتارتان تتبادﻻن موشحاً وتقطعان بحرير يأسهما رخام غيابنا عن بابنا وترقصان السنديان
، تلحسان خطاك فوق. ثم تصعد موجتان فوق السﻼلم. وتسقط غيمتان في البحر قربك. أبدية زرقاء تحملنا.جيتارتان
" جيتارتان.وتضرمان ملح الشواطئ في دمي وتهاجران إلى غيوم اﻷرجوان
Deux guitares. Une éternité bleue nous porte. Deux nuages sombrent dans la mer près de toi.
Alors deux vagues grimpent au faîte des échelles. Y lèchent tes pas, mettent le feu au sel des rivages
dans mon sang et émigrent vers les nuages du pourpre. Deux guitares »
Darwich aborde ce poème en parlant d’une femme appelée « Hélène » qui représente une
intertextualité légendaire, historique et littéraire. Hélène est souffrante de l’exil et de l’enlèvement.
Darwich mène un dialogue avec elle dans le but de trouver une solution à son exil et à sa solitude.
244
BEN JELLOUN, T. (2008). Mahmoud Darwich est mort. Vive sa poésie. En ligne sur :
http://www.taharbenjelloun.org/index.php?id=32&tx_ttnews[tt_news]=89&cHash=9f843a4fca4a1185657a4a02991
45e88
245
Hélène est l’épouse du roi de Sparte qui a été enlevée par le troyen Pâris. En effet, Hélène lui avait été promise par
Aphrodite, en remerciement pour le jugement du mont Ida, lui attribuant la pomme d’or. Les rois grecs, descendants
de Pélops, se réunissent afin de mener la guerre contre Troie avec un contingent très important. A la fin de la guerre,
Troie est pillée, les membres de la famille royale tués et emmenés en esclavage, et en fin Hélène est ramené à Sparte,
vingt ans après son enlèvement.
288
Il se concentre sur son image féminine aussi bien dans son sens métaphorique qu’humain. Il
raconte un moment imaginaire où il la rencontre étant vendeuse du pain de sorte qu’il la convoque
ainsi que son image dans la mise en œuvre de sa réalité dans l’exil. Le dialogue qu’il mène avec
elle l’aide à dire les sentiments intérieurs et profonds des deux locuteurs. Darwich parle de cette
rencontre en disant :
" إلتقيت بهيلين يوم الثﻼثاء في الساعة الثالثة ساعة الضجر الﻼنهائي ِ ﱠ
لكن صوت المطر مع أنثى كهيلين ترنيمة للسفر
مطر فوق سقف الجفاف. أنين الذئاب على جنسها... يا له من أنين. مطر. حنين السماء إلى نفسها... يا له من حنين.مطر
"الجفاف المذهب في أيقونات الكنائس
L’heure de l’interminable ennui mais écouter la pluie en compagnie d’Hélène est un hymne au
voyage
Pluie. Quelle nostalgie…Nostalgie du ciel pour le ciel. Pluie. Quelle plainte…Plainte des loups
sur leur race. Pluie sur la sécheresse. Sécheresse dorée des icônes des églises »
289
Défendre une culture, une terre ou une cause, telle est sa volonté, par son style à la fois
distingué et engagé dans les évènements auxquels fait face son monde, plus particulièrement la
cause de sa terre, Darwich a réussi à maintes reprises à faire de sa poésie une véritable arme à
travers laquelle son peuple essaie de retrouver ses droits que « l’étranger » lui a volés. En revanche,
son intervention dans des aspects typiquement politiques ne vient en aucun cas troubler son style,
bien au contraire, il réussit, en effet, à concilier « poésie » et « politique » de façon pertinente.
Quant à la situation de la terre, il la montre à travers l’usage de quelques expressions comme
« fenêtre dans un pays lointain » et « arbres desséchés », qui expliquent l’éloignement et la dureté
de la situation politique. Il demande à Hélène de l’aider à revenir à sa terre pour retrouver son
pays :
هومير ؟
َ إلى شرفة في بﻼد بعيدة لتنسخ أقوال، هل تصعد اﻵن رائحة الخبز منك... هيلين هيلين." ويقول الغريب لبائعة الخبز
" يا له من مطر. يا له من مطر: هل يصعد الماء من كتفيك إلى شجر يابس في قصيدة؟ تقول له
« Et l’étranger dit à la marchande de pain. Hélène, Hélène… L’odeur de ton pain. Va-t-elle à une
fenêtre dans un pays lointain effacer les paroles d’Homère ?
L’eau s’élève-t-elle de tes épaules jusqu’aux arbres desséchés dans un poème ? Elle lui dit :
Quelle pluie. Quelle pluie »
Donc le mythe légendaire ne se crée pas ex nihilo, il émerge dans une histoire qui a préparé
son apparition. Par opposition au mythe qui relèverait de l’univers religieux et rituel, le mythe
légendaire se caractériserait par l’emploi du mythe ressuscité dans une époque dont il se révèle
apte à exprimer au mieux les problèmes propres c’est-à-dire à l’intérieur du temps et de l’espace.
Pour conclure, nous nous sommes concentré sur le concept d’intertextalité qui relève de
l’idée que tout texte est lié à un autre texte. Nous n’avons pas abordé ce concept de manière assez
détaillée. Nous avons seulement tenté de présenter les axes essentiels de cette théorie en fontion
du besoin de l’analyse du corpus. L’analyse des éléments textuels et intertextuels nous a amené à
identifier explicitement le rapport entre le même et l’autre, plus particulièrement à travers la variété
des personnages littéraires, légendaires, historiques et religieux que le poète emploie tantôt pour
représenter son même, tantôt pour représenter celui d’autrui. En ce qui concerne les personnages
indiquant le moi darwichien, nous avons celui d’Ismael, d’Abou Fîras al-hâmdâni, d’Abel, entre
autres. Quant aux personnages représentant autrui, nous avons celui du Tatar et de Caîn. En effet,
290
nous avons tiré cette conclusion en ayant recours au discours réel du vécu des personnages et sans
lequel la relation entre les deux côtés ne peut pas être claire.
291
Conclusion générale
Nous avons émis l’hypothèse que Darwich vise à entretenir une bonne relation avec autrui.
Cela semble être claire aussi bien sur le plan externe : les déclarations en prose s’occupent de
confirmer l’hypothèse émise, que sur le plan interne : l’analyse détaillée du corpus, qui est celle
du recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
Après avoir fixé le but de notre recherche représenté par la question que nous avons posée :
comment la relation entre le même et l’autre apparaît-elle dans Pourquoi as-tu laissé le cheval à
sa solitude ? nous avons commencé à dégager quelques réponses majeures selon l’analyse détaillé
que nous avons fournie.
En ce qui concerne l’analyse thématique, nous avons constaté que le poète témoigne d’une
fidélité particulière pour certains thèmes qui traversent son œuvre et qu’il présente chaque fois
sous des éclairages différents. Parmi les thèmes que le poète décrit, nous avons l’exil et la
nostalgie. Les deux thématiques se croisent et se complètent dans le recueil. L’exil est la source
de dépression chez le poète. Il le pousse à avoir une vie différente de celle qu’il a vécue. C’est
292
pourquoi nous le voyons solliciter sa mémoire nostalgique pour combler le vide que l’exil avait
engendré. Nous le voyons également imagnier toutes les composantes villageoises comme « le
puit », « la maison », « le sauge », « le cheval », etc. Donc la nostalgie est un moyen de défense
contre l’exil. Dans le discours de l’exil et de la nostalgie paraît claire la relation entre le même et
l’autre puisque le même attribue son exil à l’intervention de l’autre à qui il ne cesse d’adresser des
paroles, tantôt sous forme de monologue, tantôt sous forme de dialogue.
En ce qui concerne l’analyse linguistique, nous redisons que la langue du recueil n’a pas
été traitée en tant qu’élément figé n’ayant aucune importance, mais plutôt un discours reflétant une
réalité ou une situation. L’une des caratéristiques de la langue du recueil se résume dans le
phénomène d’intertextualité. C’est exactement ce qui a permis au recueil d’être considéré comme
un discours racontant une situation puisqu’il contient des mots qui ne peuvent être compris sauf
s’ils sont renvoyés à leurs scènes d’énonciation, bref à leurs discours.
En ce qui concerne la réponse à notre question, celle de la relation que Darwich entretient
avec autrui, cela varie d’un poème à l’autre. Si Darwich entretient, par exemple, une
bonne/mauvaise relation avec l’autre dans un poème, cela ne signifiera pas que l’ensemble de
poèmes partagent le même point de vue. D’après ce que nous avons vu préalablement dans la
partie de l’analyse, il existe deux types de relation : une relation amicale visant à accueillir
l’autre pour pouvoir réaliser les objectifs que Darwich avait dessinés après son expulsion de sa
terre natale et une relation hostile visant à accuser autrui en le percevant en tant qu’« étranger »
n’ayant aucun objectif que celui de la confiscation de la terre et l’expulsion de ses citoyens.
La relation hostile est claire dans les trois premiers groupes, tandis que la relation
amicale se manifeste dans les trois derniers groupes. Cela s’attribue au fait que Darwich a essayé
maintes fois d’attaquer l’existence de l’autre et comme cette technique ne l’a pas aidé à
récupérer ses choses prétendument volées, il s’est dirigé vers une nouvelle approche, celle de
réconciliation. Nous percevons également que Darwich cherche plus d’amitié que d’hostilité.
Or ses tentatives sont vouées à l’échec. L’autre domine et Darwich subit l’exil jusqu’à son
dernier souffle.
293
nombre de ses recueils, ce poète a écrit dix-huit recueils appartenant à des phases et catégories
différentes. Ce n’est que deux recueils qui ont été analysés en français : le recueil Onze astres
analysé par R.Hammo 246 et le présent recueil analysé par le présent chercheur. Il en reste bien
évidemment seize que les chercheurs francophones devraient, tôt ou tard, se mettre à analyser.
Compte tenu de la variété des sujets que l’œuvre présente, il nous semble que celle-ci peut être
analysée d’un point de vue interdisciplinaire. Autrement dit, l’œuvre de Darwich n’est pas
seulement à analyser par les linguistes, mais également par les chercheurs de différentes disciplines
telles la sociologie, les sciences politiques, la psychologie, la littérature, etc.
246
HAMMO, R. (2014). L’épilogue andalou de Mahmoud Darwich. Les voliers de mer.
294
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Œuvres de Mahmoud Darwich
Œuvres complètes
DARWICH, M. (1973). Al-aʿmāl al-šʿ iriyyaẗ al-kāmila []اﻻعمال الشعرية الكاملة. Beyrouth: al-
DARWICH, M. (1994). Diwān Maḥmūd Darwīš []ديوان محمود درويش. Beyrouth : Dar al-Awdah.
DARWICH, M. (2004). Al-aʿ māl al-ǧadīda []اﻻعمال الجديدة. Beyrouth: Riyyad al-Rayyis.
Entretiens
Entretien avec les écrivains palestiniens Liana Badr, Zakariyya Muhammad et Mundher Jaber,
Pierre Coopman, Pierre, Barrack, Rima, Mahmoud Darwich : poète face au monde, Défis-sud, n˚
Entretiens sur la poésie : Texte d'entretiens précédemment parus dans "A-Hayât" de Londres en
décembre 2005 et dans "As-Sâfir" de Beyrouth en 2003 / Avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun ;
Recueils
Ahada ʿašara qawqaban ; [ احد عشر كوكباOnze astres], Beyrouth, Dar al-Awda, 1993.
Ara ma urid ; [ أرى ما أريدJe vois ce que je veux], Casablanca, Dar Toubqal, 1990.
Ašiq min Filasṭīn ; [ عاشق من فلسطينUn amant de Palestine], Beyrouth, Dar al-Adab, 1969.
308
Atarù al-far šaẗi ; [ اثر الفراشةLa Trace du papillon], Beyrouth, Dar Riyyad El-Rayyis,
2008.
Dakiraẗn li-l-nisyan ; [ ذاكرة النسيانUne mémoire pour l’oubli : le temps, Beyrouth, le lieu,
Habībatī tanhaḍ min nawmiha ; [ حبيبتي تنهض من نومهاMa bien aimée se réveille],
Halẗù Hisar ; [ حالة حصارEtat de siège], Beyrouth, Riad El-Rayyes Books, 2002.
Hisar li mad 'ih al- bar ; [ حصار لمدائح البحرBlocus aux éloges de la mer], Acre, Dar al-
Aswar, 1984
Hiya uġniyah hiya uġniyah ; [ هي اغنية هي أغنيةC’est une chanson ... c’est une chanson],
Ka-zahr al-lawz aw ab ʿad ; [ كزهر اللوز او أبعدComme des fleurs d’amandier ou plus loin],
La taʿtaḏir ʿamma faʿaltâ ; [ ﻻ تعتذر عمل فعلتNe t’excuse pas], Beyrouth, Dar Riyyad El-
Rayyis, 2004.
Limaḍa tarakta al-hisana wahīdan [ لماذا تركت الحصان وحيداPourquoi as-tu laissé le cheval
Madihù aẓẓlù al-ʿ aly [ مديح الظل العاليÉloge de l’ombre haute], Beyrouth, Dar al-Awdah,
1982.
Sarīr al-ġarībaẗ ; [ سرير الغريبةLe Lit de l’étrangère], London, Riyyad al-Rayyis Books,
1999.
Wardûn aqqallu ; [ ورد اقلPlus rares sont les roses], Acre, Dar al-Aswar, 1987.
309
Œuvres traduites en français
DARWICH, M. (1970). Poèmes palestiniens: les fleurs du sang / Trad. de l’arabe par
DARWICH, M. (1983). Rien qu’une autre année : anthologie poétique, 1966-1982 / Trad.
DARWICH, M. (1989). Plus rares sont les roses / Trad. de l’arabe par Abdellatif Laâbi.
DARWICH, M. (1994). Au dernier soir sur cette terre : poèmes. Trad. De l’arabe par
DARWICH, M. (1994). Une mémoire pour l’oubli : le temps, Beyrouth, le lieu, un jour
d’août 1982. / Trad. de l’arabe par Yves GonzalesQuijano et Farouk Mardam-Bey. Arles
: Actes Sud.
DARWICH, M. (1997). Rien qu’une autre année : anthologie poétique, 1966-1982 / Trad.
DARWICH, M. (1999). Au dernier soir sur cette terre : poèmes. Trad. de l’arabe par
310
DARWICH, M. (2000). La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999. / préf.
inédite et choix de l’auteur ; trad. de l’arabe par Elias Sanbar. 2e éd. Paris : Gallimard.
DARWICH, M. (2000). Le lit de l’étrangère : poèmes / Trad. De l’arabe par Elias Sanbar.
DARWICH, M. (2003). Murale : poèmes / Trad. De l’arabe par Elias Sanbar. Arles :
Actes Sud.
DARWICH, M. (2004). État de siège : Ramallah, janvier 2002 : poème / Trad. De l’arabe
DARWICH, M. (2006). Ne t’excuse pas : poèmes / Trad. de l’arabe par Elias Sanbar.
DARWICH, M. (2007). Comme des fleurs d’amandier ou plus loin : poèmes. Trad. De
311
Présentation de Mahmoud Darwich
1941 : Naissance de Mahmoud Darwich le 13 mars dans son village appelé Al-Birwa.
1950 : Retour en Palestine de Darwich en tant qu’« infiltré». Il y termine ses études
primaires et secondaires.
De 1961 à 1967 : Il reste en prison à cause de ses activités politiques et de ses écrits.
1970 : Il est assigné à résidence à Haïfa et se résigne à l'exil, à Moscou, au Caire puis
1982 : Suite aux bombardements de l'armée israélienne sur Beyrouth, Darwich reprend la
1987 : Elu au comité exécutif de l'OLP, Darwich devient Président de l'Union des écrivains
palestiniens.
1993 : Il reçoit, en France, la médaille de l'ordre du mérite des arts et lettres, et n’acceptant
fois à entrer en Israël, il y restera trois jours pour les funérailles de l'écrivain arabe
2008 : il décède le 9 août dans un hôpital du Texas aux Etats Unis (après une opération
312
Annexes
Annexe C : Cartes
313
Annexe A
314
Mode de translittération247
247
Il s’agit généralement d’une transcription approximative de toutes les lettres arabes en phonétique française.
L’objectif est d’aider le lecteur francophone à lire quelques mots en arabe, plus particulièrement les titres.
315
Annexe B :
316
Déclaration de principes sur des Arrangements intérimaires d’autonomie
Le cadre convenu pour la période intérimaire est exposé dans la présente Déclaration de
principes.
1. Afin que les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza puissent se gouverner eux-
mêmes selon des principes démocratiques, des élections politiques générales, libres et
directes seront organisées pour le Conseil, sous la supervision convenue et sous observation
internationale, tandis que la police palestinienne assurera l’ordre public.
2. Un accord sera conclu sur les modalités et conditions précises des élections, conformément
au protocole joint en tant qu’annexe 1, avec pour objectif la tenue des élections au plus tard
317
neuf mois après l’entrée en vigueur de la présente Déclaration de principes. Ces élections
constitueront une étape préparatoire intérimaire importante sur la voie de la réalisation des
droits légitimes du peuple palestinien et de ses justes revendications.
Article IV : juridiction
318
sera transférée aux Palestiniens dans les domaines suivants : éducation et culture, santé,
protection sociale, impôts directs et tourisme. La partie palestinienne commencera à
constituer une force de police palestinienne, comme convenu. En attendant
l’inauguration du Conseil, les deux parties pourront négocier le transfert d’autres
pouvoirs et responsabilités, comme convenu.
1. Les délégations israélienne et palestinienne négocieront un accord sur la période intérimaire (l’
« Accord intérimaire »).
319
responsabilité de la défense contre les menaces de l’extérieur ainsi que la responsabilité de la
sécurité globale des Israéliens de manière à sauvegarder leur sécurité interne et l’ordre public.
Le Conseil sera habilité à légiférer, conformément à l’Accord intérimaire, dans tous les
politiques et domaines pour lesquels la compétence lui aura été transférée. Les deux parties
réviseront conjointement les lois et ordonnances militaires actuellement en vigueur dans les autres
domaines.
Pour assurer l’application sans heurts de la présente Déclaration de principes et de tous les
accords ultérieurs touchant la période intérimaire, dès l’entrée en vigueur de la Déclaration, il sera
établi un comité mixte de liaison israélo-palestinien qui sera chargé d’examiner les questions
nécessitant une coordination, d’autres problèmes d’intérêt commun et les différends.
Considérant qu’il est dans l’intérêt mutuel des deux parties de coopérer pour promouvoir
le développement de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et d’Israël, dès l’entrée en vigueur de la
présente Déclaration de principes, il sera établi un comité israélo-palestinien de coopération
économique qui sera chargé d’élaborer et de mettre en œuvre de manière concertée les programmes
définis dans les protocoles figurant cijoint dans les annexes III et IV.
320
Article XIII : redéploiement des forces israéliennes
1. Après l’entrée en vigueur de la présente Déclaration de principes et au plus tard à la veille des
élections du Conseil, il sera opéré un redéploiement des forces militaires israéliennes en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza, outre le retrait des forces israéliennes qui se déroulera
conformément aux dispositions de l’article XIV.
2. Lors du redéploiement de ses forces militaires, Israël sera guidé par le principe selon lequel les
forces en question doivent être redéployées en dehors des zones peuplées.
3. D’autres redéploiements dans des endroits désignés seront progressivement opérés à mesure que
la force de police palestinienne assumera la responsabilité de l’ordre public et de la sécurité
intérieure conformément aux dispositions de l’article VIII.
Israël se retirera de la bande de Gaza et de la région de Jéricho, selon les modalités prévues
dans le protocole figurant ci-joint à l’annexe Il.
2. Les différends ne pouvant être réglés par voie de négociation pourront l’être par un mécanisme
de conciliation dont conviendront les parties.
3. Les parties peuvent convenir de soumettre à l’arbitrage les différends touchant la période
intérimaire qui n’auront pu être réglés par voie de conciliation. Après accord des deux parties, une
commission d’arbitrage sera créée à cette fin.
Les deux parties considèrent que les groupes de travail multilatéraux constituent un
instrument approprié pour promouvoir un « Plan Marshall », des programmes régionaux et d’autres
321
programmes, y compris des programmes spéciaux en faveur de la Cisjordanie et de la bande de
Gaza, comme il est indiqué dans le protocole figurant cijoint à l’annexe IV.
Annexes
1. Les Palestiniens de Jérusalem qui vivent dans cette ville auront le droit de participer au
processus électoral, conformément à un accord entre les deux parties.
2. En outre, l’accord concernant les élections doit porter, entre autres, sur les points suivants :
a. Le système électoral ;
3. Les Palestiniens déplacés qui étaient enregistrés le 4 juin 1967 ne verront pas leur futur statut
compromis parce qu’ils ne sont pas en mesure de participer au processus électoral pour des
raisons pratiques.
1. Les deux parties concluront et signeront dans les deux mois suivant la date d’entrée en vigueur
de la présente Déclaration de principes un accord sur le retrait des forces militaires israéliennes de
la bande de Gaza et de la région de Jéricho. Cet accord comportera des dispositions détaillées
322
devant être appliquées dans la bande de Gaza et la région de Jéricho une fois qu’Israël se sera
retiré.
2. Israël retirera rapidement, selon le calendrier prévu, ses forces militaires de la bande de Gaza et
de la région de Jéricho. Ce retrait devra commencer immédiatement après la signature de l’accord
sur la bande de Gaza et la région de Jéricho, et être achevé au plus tard dans les quatre mois suivant
la signature de cet accord.
a. Des dispositions en vue d’un transfert de compétence sans heurts et pacifique du gouvernement
militaire israélien et de son administration civile aux représentants palestiniens ;
b. La structure, les pouvoirs et les responsabilités de l’autorité palestinienne dans ces secteurs, à l
’ exception des points suivants : sécurité extérieure, implantations, Israéliens, relations extérieures
et autres questions qui seront définies d’un commun accord ;
c. Des dispositions touchant la prise en charge de la sécurité intérieure et de l’ordre public par la
force de police palestinienne, qui sera composée d’officiers de police recrutés localement et à
l’étranger (détenteurs de passeports jordaniens et de documents palestiniens délivrés par l’Égypte).
Les Palestiniens venus de l’étranger qui deviendront membres de la force de police palestinienne
devraient recevoir une formation de policier et d’officier de police ;
g. Des dispositions visant à assurer dans des conditions de sécurité le passage des personnes et des
moyens de transport entre la bande de Gaza et la région de Jéricho.
323
4. L’accord susmentionné comportera des dispositions relatives à la coordination entre les deux
parties en ce qui concerne le passage
a. Gaza-Égypte
b. Jéricho-Jordanie.
6. A part ces dispositions convenues, la bande de Gaza et la région de Jéricho continueront de faire
partie intégrante de la Cisjordanie et de la bande de Gaza et leur statut ne sera pas modifié durant
la période intérimaire.
324
4. La coopération dans le domaine des finances, notamment un programme d’action et de
développement financier pour encourager les investissements internationaux en Cisjordanie et
dans la bande de Gaza, de même qu’en Israël, ainsi que la création d’une banque palestinienne de
développement.
8. Un programme de coopération sur les questions des relations du travail et leur réglementation,
et les questions sociales.
9. Un plan de coopération et de valorisation des ressources humaines, qui prévoira des réunions de
travail et des séminaires israélo-palestiniens, et l’établissement de centres de formation
professionnelle, d’instituts de recherche et de banques de données communs.
10. Un plan de protection de l ’ environnement, qui prévoira des mesures conjointes et/ou
coordonnées dans ce domaine.
325
11. Un programme visant à développer la coordination et la coopération dans le domaine des
communications et des médias.
1. Les deux parties coopéreront dans le contexte des efforts multilatéraux de paix pour
promouvoir un programme de développement pour la région, y compris la Cisjordanie et
la bande de Gaza, devant être lancé par le Groupe des Sept. Les parties demanderont au
Groupe des Sept de rechercher la participation à ce programme d’autres États intéressés,
tels que les membres de l ’ Organisation de coopération et de développement économiques,
les États et institutions arabes de la région, ainsi que le secteur privé.
2. Le programme de développement s’articulera en deux volets :
5. D’autres programmes.
326
1. L’établissement d’un fonds de développement du Moyen-Orient, en un premier temps, et
d’une banque de développement du Moyen-Orient, en un second temps ;
3. Les deux parties encourageront les groupes de travail multilatéraux et coordonneront leur
action pour en assurer le succès. Les deux parties encourageront les activités entre les sessions,
ainsi que les études de préfaisabilité et de faisabilité, au sein des divers groupes de travail
multilatéraux.
A - Stipulations générales
la Déclaration de principes avant l’inauguration du Conseil seront soumis aux principes relatifs à
l’article IV comme il est spécifié ci-après.
B - Stipulations particulières
327
Article IV :
Article IV :, paragraphe 2 :
2. Il est entendu que les droits et obligations attachés à ces fonctions ne seront pas affectés.
3. Chacun des domaines décrits ci-dessus continuera de bénéficier des ouvertures de crédit
budgétaires existantes, conformément à des dispositions qui seront mutuellement convenues. Les
dispositions prévoiront également les ajustements requis pour tenir compte des impôts perçus par
le bureau de taxation directe.
Article IV :, paragraphe 2 :
328
Article IV :, paragraphe 5 :
Article IV :
Il est entendu que l’Accord intérimaire comportera des dispositions touchant la coopération
et la coordination entre les deux parties à cet égard. Il est également convenu que le transfert des
pouvoirs et responsabilités à la police palestinienne se fera par étapes, comme convenu dans
l’Accord intérimaire.
Article IV :
Il est convenu que, dès l’entrée en vigueur de la Déclaration de principes, les délégations
israélienne et palestinienne échangeront les noms des personnes désignées par elles comme
membres du Comité mixte de liaison israélo-palestinien. Il est convenu en outre que chaque partie
aura un nombre égal de membres au Comité mixte. Celui-ci prendra ses décisions par accord. Il
pourra s’adjoindre d’autres techniciens et experts, selon que de besoin. Il décidera de la fréquence
et du ou (des) lieu(x) de ses réunions.
Annexe 11 :
329
Annexe C : Cartes
330
Figure 2 : La terre occupée de Mahmoud Darwich de 1946 à 1999
331
Annexe D : Déclaration de Balfour
332
333
Annexe E :
248
Sir Mark Sykes (16 mars 1879 - 16 février 1919) : 6e baronnet et conseiller diplomatique britannique spécialiste
du Moyen-Orient. Lieutenant-colonel dans l’armée britannique, il est attaché au War Office entre 1915 et 1916. Il
meurt de la grippe espagnole 39 ans.
249
François Georges-Picot (21 décembre 1870 - 20 juin 1951) : diplomate français partisan de la « Syrie intégrale »
sous mandat français. Il signe les accords divisant les restes de l’empire ottoman entre les puissances occidentales.
C’est le grand-oncle de Valéry Giscard d’Estaing.
334
Le Proche-Orient est découpé en 5 zones :
335
Annexe F :
- Photos liées à Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
336
Figure 5 : Hajjar et son fils Ismaël dans « Le baton d’Ismaël »
337
Figure 7 : Le café de Darwich
338
Figure 9 : Le corbeau dans « L’encre du corbeau »
339
Figure 11 : Le sauge « âl-mârâmiya »
Figure 12 : Le puits
340
Figure 13 : Interrogation sur la terre
341
Figure 15 : Représentation du narcissisme
342
Figure 18 : Imrû al-Qays
Figure 20 : Le moineau
343
Figure 21 : Hélène
Figure 22 : Le griffon
344
Annexe G : Photos des ouvrages sur Mahmoud Darwich
345
Figure 23 : La Palestine comme métaphore
346
Figure 24 : Je soussigné Mahmoud Darwich
347
Figure 25 : La terre nous est étroite Figure 26 : Présente absence
348
Figure 27 : Le recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? en arabe et en français.
349
Table des matières
Introduction générale.......................................................................................................... 7
Partie 1.................................................................................................................................. 19
Chapitre 1 : Mahmoud Darwich : vie, recueils, stéréotypes et représentations ...................... 21
Introduction.......................................................................................................................... 22
1.1 Présentation de la vie de Mahmoud Darwich.................................................................... 22
1.2 Les recueils de Mahmoud Darwich : phases et caractéristiques........................................ 24
1.3 Stéréotypes et représentations des critiques sur Mahmoud Darwich.............................. 28
1.4 La rédaction de Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? ...................................... 32
Conclusion............................................................................................................................ 34
Chapitre 2 : Question d’identité et d’identification………………………………………. 35
Introduction.......................................................................................................................... 36
2.1 L’identité en philosophie (identité du même)... .............................................................. 39
L’organisation cognitive de soi.............................................................................................. 42
Le soi comme source de motivation....................................................................................... 42
2.2 L’identité en psychologie (l’identité personnelle) ........................................................... 44
2.3 L’identité en sociologie (l’identité sociale)... .................................................................. 47
2.3.1 Darwich comme un « sujet » social et communautaire ... ............................................. 53
350
1.1.1 Le concept de discours dans la linguistique structurale………………………………. 75
Le signe linguistique……………………………………………………………………….. 76
L’opposition : langue /discours …………………………………………………………..... 76
Introduction………………………………………………………………………………. 189
3.1 Nostalgie de la maison dans « La promenade des étrangers »………………………… 192
3.2 La nostalgie du puits dans « Le puits »………………………………………………… 201
3.3 La nostalgie de la mère dans « Les leçons de Houriyya »……………………………… 205
3.4 La nostalgie dans « Peigne en ivoire »…………………………………………………. 210
351
3.5 La nostalgie de la langue dans « Dispositions poétiques » …………………………….. 213
3.6 La nostalgie dans « D’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs »…………………… 219
3.7 La nostalgie de l’amante dans « Nuit qui déborde du corps » …………………............ 222
Conclusion…………………............................................................................................... 225
Chapitre 4 : Le discours de l’intertextualité……………………................. 227
Introduction………………................................................................................................. 228
4.1 Intertextualité religieuse............................................................................ .......... 228
352
Œuvres de Mahmoud Darwich …………………….......................................................... 308
Œuvres complètes ………………........................................................................................... 308
Entretiens ………………..................................................................................................... 308
Recueils …............................................................................................................................ 308
Œuvres traduites en français …………………………………………………………….. 310
Présentation de Mahmoud Darwich….............................................................................. 312
Annexes................................................. ............................................................................... 313
Annexe A.............................................................................................................................. 314
Annexe B......................................................................... ..................................................... 316
Annexe C.............................................................................................................................. 330
Annexe D.............................................................................................................................. 332
Annexe E.............................................................................................................................. 334
Annexe F.............................................................................................................................. 336
Annexe G................................. ............................................................................................ 345
353