Horace

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Pierre CORNEILLE (1606-1684)

Horace (1640), acte IV, scène 5, vers 1295 à 1322

HORACE.
Ô Ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
5 Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.
Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
10 Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encore mal assurés !
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ;
15 Que cent Peuples unis des bouts de l'Univers
Passent pour la détruire, et les monts, et les mers !
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
20 Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE, mettant l'épée à la main, et poursuivant sa sœur qui s'enfuit.


25 C'est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les Enfers joindre ton Curiace !

CAMILLE, blessée derrière le théâtre.


Ah ! Traître !

HORACE.
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !
Résumé de la pièce :
La tragédie Horace s’appuie sur un épisode de l’Histoire romaine de Tite-Live (Ier siècle av.
J.C - Ier siècle ap. J.-C.). Sous le règne du roi Tulle (= Tullus Hostilius, troisième roi de Rome,
VIIe siècle av. J.-C.), Rome et sa voisine Albe sont en guerre. De nombreuses familles des deux
cités sont liées par le mariage ou par les sentiments. C’est le cas des Horaces (Rome) et des
Curiaces (Albe). Pour éviter une sanglante bataille, on s’accorde à désigner des champions dans
chaque cité, issus de ces deux familles : trois frères de part et d’autre.
Mais le Romain Horace est marié à Sabine, sœur de Curiace ; tandis que Curiace est amant de
Camille, sœur d’Horace. Alors que Curiace, Sabine et Camille sont horrifiés par la cruauté de
la situation, Horace, encouragé par son père, le vieil Horace, ne cache pas son enthousiasme
d’avoir à défendre l’honneur de Rome.

Situation : Deux des trois Horaces sont morts. Le survivant, grâce à une ruse, faisant semblant
de fuir, a réussi à tuer les trois Curiaces. Célébré par Rome tout entière comme le sauveur de la
patrie, il s'attend à être honoré par sa sœur Camille. Cette dernière, amante de l'un des Curiaces,
emportée par la douleur d'avoir perdu l'homme qu'elle aimait, manifeste sa colère auprès de son
frère, meurtrier de son amant.

Problématique /projet de lecture / enjeux du texte :


Comment Corneille met-il en scène une crise familiale violente ?
Comment la crise personnelle de Camille aboutit-elle à une crise familiale violente ?

Mouvements :
1. v. 1 à 6 : Horace, outragé par l’attitude de Camille, l’exhorte à honorer Rome
2. v. 7 à 24 : imprécations de Camille, qui exprime sa haine envers Rome
3. v. 25 à 28 : la crise atteint son paroxysme et Horace tue Camille

Analyse linéaire :

I. v. 1 à 6 : Horace, outragé par l’attitude de Camille, l’exhorte à honorer Rome


* v. 1 : interjection « ô » suivie de l'apostrophe « ciel » => dimension religieuse qui donne de
la gravité à la réplique d'Horace. Les deux points d'exclamations et l'hyperbole (« Qui vit jamais
une pareille rage ») traduisent sa colère face aux propos précédemment prononcés par Camille.
*v. 2-3 : question rhétorique par laquelle Horace affirme qu'il ne peut supporter cet outrage.
Pour lui, la valeur suprême est l'honneur et il ne peut donc supporter le déshonneur de sa sœur
(« souffrir » signifie « supporter » et « mon sang » est une métonymie désignant la famille, ici
sa sœur ; on pourrait traduire l'expression par « crois-tu que je supporte ce déshonneur chez ma
sœur ? »)
*v. 4-6 : l'impératif « aime » est répété, repris par l'impératif « préfère ». Horace donne des
ordres à sa sœur, à travers une injonction paradoxale : il faut qu'elle aime la mort. Le passage
est construit sur une série d'oppositions : aime / mort et mort/ bonheur au vers 4, mais également
mort (v. 4) /naissance (v. 6). Le verbe « devoir » (« doit », v. 6), correspond à l'honneur défendu
par Horace : Camille, étant née romaine, a des devoirs envers sa patrie, devoirs bien plus
importants que son amour / sa passion pour Curiace. On note l'importance des mots placés en
valeur à la rime : homme / Rome. Camille ne doit pas choisir son amant (« un homme »), mais
privilégier sa patrie (« Rome »). On a dans cette opposition toute l'origine du déchirement
fratricide qui éclate ici.
II. v. 7 à 24 : imprécations de Camille, qui exprime sa haine envers Rome
* v. 7 à 10 : par l'anaphore du nom de la ville de Rome, renforcée par l'allitération en [r] (surtout
au vers 9), Camille martèle sa colère contre sa patrie, responsable de la mort de son amant. Elle
s'en prend moins à son frère qu'à ses motivations, c'est-à-dire à son patriotisme. Du
« ressentiment » (v. 7) à la haine (« je hais », v. 10), sa colère s'amplifie. L'antithèse entre haïr
d'une part et honorer / adorer de l'autre souligne l'opposition désormais irréductible du frère et
de la sœur.
Le jeu des pronoms personnels (« je » / « t' ») et des déterminants possessifs (« mon » / « ton »)
met également en valeur cette opposition.
On retrouve aussi l'opposition entre la vie et la mort à travers les verbes « naître » et
« immoler » : c'est parce qu'Horace est né à Rome que Curiace a été immolé.
* v. 11-18 : la colère de Camille se déploie ensuite dans une longue période oratoire initiée par
le subjonctif présent à valeur optative (= valeur de souhait) « puissent », relancée par toute une
série de subjonctifs introduit par « que » (équivalent de l'impératif à la 3e p. du sg).
Camille lance ses imprécations contre Rome et appelle sur la ville tous les malheurs possibles :
- Au vers 14, l'antithèse entre Orient et Occident, qui s'allieraient pour détruire Rome renvoie à
la division de l'Empire romain, définitivement divisé entre Empire romain d'Orient et Empire
romain d'Occident en 395 ap. J.-C.
- Au vers 15, Camille évoque l'alliance des ennemis de Rome.
- Aux vers 17-18, on peut voir une allusion aux guerres civiles (1er siècle avant J.-C.), qui
mettent fin à la République romaine. Toutes ces catastrophes se sont effectivement produites et
ont entraîné, bien des siècles plus tard, la chute de Rome.
Pour Camille, il s'agit donc de souhaits prophétiques. Pour le spectateur / lecteur, on parlera
d'« apophétie » (prédiction dans le passé).
On peut voir une coloration épique dans l'évocation d'une conjuration quasi mondiale contre
Rome (la figure de l'amplification est caractéristique du registre épique), puis pathétique
lorsque Camille évoque les « entrailles » de Rome (personnification de la ville, sujet des verbes
d'action « renverse » et « déchire », renforcée par l'emploi des expressions « de ses propres
mains »). Le champ lexical de la destruction est omniprésent dans le passage : « saper »,
« détruire », « renverser », « déchirer ».
* v. 19-24 : Après les « monts » et les « mers » (v. 16), nous avons ici « le ciel » et les « feux » :
les quatre éléments sont ainsi représentés pour accentuer le caractère hyperbolique des
imprécations de Camille.
La répétition du verbe « voir » (v. 21, 22 et 23), renforcé par le pléonasme « voir de mes yeux »,
insiste sur le plaisir provoqué par le spectacle de la destruction de Rome.
Le parallélisme « dernier Romain » / « dernier soupir » ainsi que l'hyperbole « mourir de
plaisir » montre que la douleur de Camille s'est muée en une colère presque sadique, puisqu'elle
prend du plaisir à la souffrance des autres.

III : v. 25 à 28 : 3. v. 25 à 28 : la crise atteint son paroxysme et Horace tue Camille

*Ces imprécations très rhétoriques provoquent une accélération dramatique de l'action : Horace
tue sa sœur, comme le montrent les didascalies. Leur présence s'explique par des considérations
esthétiques. La règle de la bienséance classique interdisait en effet de montrer un meurtre sur
scène. Corneille prend donc soin de bien indiquer que Camille est blessée « derrière le théâtre »,
ce qui signifie « dans les coulisses ».
*Ce meurtre, Horace l'accomplit calmement, puisqu'il a fait preuve de « patience » et que c'est
maintenant « la raison » qui l'emporte. En effet, pour lui, Camille, ayant choisi le camp ennemi,
mérite de mourir. À défaut d'être moralement acceptable, le meurtre de Camille est, pour
Horace, logique. La « raison » d'Horace (v. 25) s'oppose à la passion de Camille pour Curiace.
Pour Horace, l'important est de préférer la vertu morale à l'amour, l'honneur à la passion.
* Dans les deux derniers vers, Horace lance à son tour des imprécations contre tous les ennemis
de Rome (l'expression « ennemi romain » signifiant « ennemi de Rome »).

Conclusion
Par cet assassinat, l'action tragique se trouve relancée (on a d'ailleurs reproché à Corneille de
ne pas respecter l'unité d'action). Le statut d'Horace change : de sauveur de Rome, il devient
criminel. Son fratricide souille sa jeune gloire.
Au dernier acte, Horace sera acquitté lors de son procès grâce à un plaidoyer du vieil Horace
qui défend l'honneur (et donc son fils) contre la passion amoureuse représentée par Camille.
La crise familiale, ici poussée à son paroxysme avec le fratricide, n'est pas sans rappeler la
fondation même de Rome, qui repose sur un autre fratricide, puisque, pour devenir le premier
roi de Rome, Romulus a tué son frère Rémus.

Questions de grammaire :

I. v. 2-3 « Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,


Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ? »
Analysez l'interrogation
Il existe deux types de phrases interrogatives : l'interrogative directe, qui correspond à
une question comprenant un point d'interrogation et l'interrogative indirecte, qui est une
proposition subordonnée complétive qui suit une proposition principale où se trouve le verbe
introducteur, ne comprenant pas de ponctuation particulière.
Ici, nous avons une interrogative directe, caractérisée par l'inversion du sujet (« crois-
tu... ? » au lieu de « tu crois... » dans une phrase déclarative). L'inversion du sujet correspond
au langage soutenu (« Est-ce que tu crois... ? » serait le langage courant et « Tu crois... ? » le
langage familier).
Il s'agit d'une interrogation totale, c'est-à-dire d'une question fermée (on peut y répondre par oui
ou non).
Nous avons ici une question rhétorique, qui équivaut à une affirmation : « Je ne suis pas
insensible à l'outrage et je ne souffre pas en mon sang ce mortel déshonneur. »

II. v. 10 « Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore ! »


Analysez la proposition subordonnée circonstancielle.

Nous avons une phrase complexe comprenant deux verbes conjugués mais trois
propositions : en effet l'originalité ici est que la principale, « Rome enfin » ne comporte pas de
verbe : il s'agit donc d'une phrase nominale (le noyau de la phrase n'est pas un verbe, mais le
nom « Rome »). La phrase contient ensuite une proposition relative (« que je hais ») et une
proposition circonstancielle.
Une proposition circonstancielle est une proposition déplaçable et supprimable, comme
un complément circonstanciel. En effet, la phrase « Rome enfin que je hais ! » reste correcte.
De même si l'on écrit « Rome enfin que, parce qu'elle t'honore, je hais ! ».
Nous avons ici une propositions subordonnée circonstancielle de cause, introduite par
la conjonction de subordination « parce que », suivie d'un verbe est à l'indicatif.

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