Histoire Du L'écriture

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L’HISTOIRE DE L’ÉCRITURE

À l'époque paléolithique, les hommes usaient de graphismes rythmés pour communiquer. Déjà
se trouvait là tout ce qu'on qualifie du nom d'abstraction. Il est singulier d'avoir à relever comme
l’a fait l’anthropologue André Leroi-Gourhan que le graphisme le plus primitif que l’on
connaisse ne débute pas par une représentation plus ou moins approximative du réel mais par
l’abstrait. Serions-nous davantage de plain-pied avec l'abstrait qu'avec la représentation du réel
? L'histoire de l’écriture semble le confirmer. Ainsi, tout comme avec l'écriture cunéiforme, les
idéogrammes chinois et les écritures égyptiennes — l'écriture hiéroglyphique, le démotique et
l’hiératique — à chaque fois, on assiste à une lente maturation des représentations imagées qui
se solde par une abstraction. En d’autres termes, tout conduit à penser que ne voulant pas s’en
tenir aux images, l’homme en serait comme inéluctablement amené à manipuler des signes
abstraits. En ce sens, les Égyptiens peuvent être tenus pour le peuple le plus étonnant dans la
mesure où, ayant pratiquement inventé l'alphabet matérialisé par un nombre restreint
d’hiéroglyphes, ils l’abandonnèrent pour en revenir à leur écriture pictographique antérieure.

Mais dans la mesure où il s’agit de « rythmes », le tracé « abstrait » ne rend-il pas mieux compte
de notre nature profonde ? Qu'y a-t-il, en effet, de plus intimement lié à notre être qu'un rythme
? Est-il même possible de nier qu'il s'identifie absolument à celui que nous sommes ? Pour
autant, ce serait une erreur que de placer nos écritures contemporaines dans le droit fil de celles
de l'homme préhistorique et de les tenir pour une quelconque rationalisation de ces « rythmes
». Un monde sépare ce premier mode d’abstraction du nôtre. L'homme de Lascaux, en effet,
parvient avec ses prégraphies à s'exprimer de façon radicale, c'est-à-dire qu'il s'exprime tout
entier sans laisser place à quelque équivoque que ce soit.

« Que s'est-il produit en même temps que l'invention de l’écriture ? se demande Claude Lévi-
Strauss. Par quoi a-t-elle été accompagnée ? Par quoi a-t-elle été conditionnée ? À cet égard,
on peut faire une constatation : le seul phénomène qui semble toujours et partout lié à
l'apparition de l'écriture, non seulement dans la Méditerranée orientale mais en Chine
protohistorique, et même dans les régions de l’Amérique où les ébauches d'écriture sont
apparues avant la conquête, c'est la constitution de sociétés hiérarchisées, de sociétés qui se
trouvent composées de maîtres et d'esclaves [...]. Quand nous regardons ce qu'ont été les
premiers usages de l’écriture, il semble bien qu'ils aient été d'abord ceux du pouvoir :
inventaires, catalogues, recensements, lois et mandements, dans tous les cas, qu'il s'agisse du
contrôle de biens matériels ou de celui des êtres humains, manifestation de puissance de
certains hommes sur des richesses. »

Il s’est avéré que l'écriture — au sens habituellement donné au mot — a pour origine la volonté
de tenir des comptes. Sur ce point, la Mésopotamie est par excellence le lieu des échanges
commerciaux. Pour que cet ensemble d'opérations ait lieu d'une manière aussi satisfaisante que
possible, il est nécessaire de disposer d’un système de quantification précis. Ainsi est-on fondé

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à affirmer que l'invention des lettres et celle des chiffres se sont trouvées confondues. Les
lettres sont en quelque sorte mères des chiffres. Cela semble s'être fait d'une manière assez
naturelle : lorsqu'on changeait tant de ballots de farine contre tant de têtes de bétail, 1l était
d'autant plus important de stipuler de la manière la plus précise possible les termes du troc que
nombre d'accidents voulus où non pouvaient se produire en cours de route. Alors que le procédé
dit des calculi était encore en usage, ces précisions étaient données par des objets -
généralement des cailloux dont la forme et la couleur avaient fait préalablement l’objet d'un
code — placés dans une cupule fermée. Confiée au convoyeur, celle-ci ne devait être ouverte
qu'à la livraison du destinataire de la marchandise, Peu à peu, cette cupule et son contenu furent
remplacés par des plaquettes de terre cuite, sur lesquelles étaient codifiés les termes de
l'échange.

Entre la fin de la période néolithique et l'apparition des premiers systèmes constitués de signes
(— 4000), la présence de l’écriture est attestée mais elle est constituée d’un ensemble de figures
sans connexion aucune avec quelque forme linguistique que ce soit. C’est ainsi que l’hominien
a très tôt identifié la trace du félin, de l'oiseau posé sur le sable, la boue ou la neige et a très
vite eu l'idée d'utiliser ces empreintes pour signifier ces animaux — on pouvait donc lire et
écrire sans faire référence au langage — puis les tracer pour les représenter.

Sur le plan morphologique, l'écriture n’a pas été d'emblée cunéiforme mais linéaire
(pictographique), faite de lignes gravées dans la pierre ou marquées à la pointe sur une plaquette
d’argile molle (ultérieurement séchée au soleil ou, plus tard, et dans certains cas, cuite au feu).
Ces tracés composent des ensembles assez simples, dont bon nombre sont de véritables croquis
ou silhouettes d'objets aisément reconnaissables : têtes ou parties du corps de l’homme ou
d'animaux variés, végétaux, ustensiles, phénomènes naturels. Leurs raccourcis et leur
stylisation sont dans la ligne de ceux pratiqués depuis la fin du Ve millénaire, soit sur la
céramique peinte, soit sur les sceaux gravés. L'évolution formelle de ces signes a été
commandée par l'habitude bientôt prise (dès environ — 2900) de remplacer, sur l'argile, le tracé
par la pression exercée au moyen d’un roseau dont l’extrémité était taillée non plus en pointe
mais en biseau. Enfoncé légèrement sur l’argile, l'instrument imprimait à chaque fois une ligne
qui allait en s’évasant selon la pression de la main, d’où un aspect claviforme ou cunéiforme.
Un tel procédé a forcément conduit, ne fût-ce qu’en obligeant à décomposer les courbes en
droites, à une stylisation plus poussée, laquelle a rapidement aboli tout ce qui pouvait subsister
de « réaliste » dans les silhouettes primitives, et fait de chaque caractère quelque chose « en
soi», un pur signe arbitraire et comme « abstrait » auquel nous appliquons le qualificatif d’«
idéogramme ».

On aurait tort de croire pour autant que le pictogramme a disparu sous l’idéogramme qu'il a
généré. Tant en ce qui concerne l'écriture cunéiforme que l’hiératique, le démotique égyptien
ou encore les idéogrammes chinois, l'image est là dont les épigraphistes, les paléographes et
les sinologues savent déceler la présence. En somme, et pour nous limiter à l'écriture chinoise,
s’il est vrai que l’idéogramme n’est jamais qu’un pictogramme stylisé, il est vrai aussi que,
pour l'essentiel, l’art du calligraphe chinois consiste à savoir établir un équilibre aussi instable
que possible entre ces deux modes d'expression. En Chine, autant que le manque de distance

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par rapport au concret, l'excès d’abstraction est tenu pour une aberration. Écrire en chinois,
c’est toujours plus ou moins jouer à cache-cache avec le référent et, mieux on y parvient, mieux
on s'exprime.

Dans un texte célèbre, Paul Claudel a cru trouver dans notre écriture alphabétique une sorte de
répondant à ce qui opère dans l'écriture chinoise. Il écrit en effet : « Les mots ont une âme, et
dans le mot écrit lui-même, on trouve autre chose qu'une espèce d’algèbre conventionnelle.
Entre le signe graphique et la chose signifiée, il y a un rapport. Tout aussi bien que la chinoise,
l'écriture occidentale a pour elle-même un sens. » Et le poète de citer, dûment pourvu d'un
accent circonflexe, le mot « rêve », écrit en lettres capitales ; un mot dans lequel il voit
quelqu’un, les bras ouverts — le V — qui, en même temps, avance la jambe — la lettre R —
et s’apprête à monter à l'échelle — la lettre E —, cherchant vainement à s'emparer de cette «
note allusive » que rend l'accent circonflexe dans lequel 1e poète voit un oiseau qui s'envole à
tire-d'aile.

De la même manière, dans les arts plastiques, un dessin peut suggérer beaucoup plus qu'il ne
représente. Un arbre : la forêt, et une main : tout le travail de l’homme, Dans ce type de graphie,
non seulement le pictogramme peut évoquer autre chose que n'en « contient » matériellement
le signe utilisé, mais un tel élargissement est nécessaire dans la mesure où l'on n’a ici à sa
disposition pour fixer la pensée que des croquis d'objets suffisamment précis et particularisés.
Il faudrait donc autant de croquis que de réalités extramentales différentes. Il en faudrait des
milliers et, dans ce cas, la connaissance et l'usage d'une telle écriture seraient au-delà de son
usage pratique. Outre l’objet premier qu'il « dépeint », le pictogramme peut se rapporter à
d’autres réalités, rattachées à ce même objet par des procédures mentales plus ou moins fondées
en réalité ou nettement conventionnelles, en tous les cas parfaitement connues et utilisées dans
les représentations de l'art. Le pictogramme de la montagne évoquera ainsi les pays étrangers
qui, en Mésopotamie, sont délimités à l’est et au nord par des chaînes montagneuses, ou encore
le sillon rappellera tout le travail agricole. Cette extension s'impose d’autant plus qu’un certain
nombre de ces réalités ne sont guère directement figurables. Quel est le profil de l’agriculture
? Comment dessiner la force, la férocité, le carnage, la terreur ou la tyrannie ? En présentant
un lion par sa silhouette, sa tête, ou sa griffe ? Et comment donner mieux l'idée d'actions comme
« aller », « marcher », « se tenir debout », sinon par le signe qui reproduit la partie du corps
essentiellement impliquée dans toutes tes activités : le pied ?

On ne sait donc rien et jamais on ne saura grand-chose de l’origine du langage. Touchant les
prémisses probables de l'écriture, on est en revanche un peu moins mal pourvu. Encore peut-
on hésiter sur la fonction première de cette invention. Rappelons-le, tel tient qu'elle ne pouvait
se faire que chez un peuple agriculteur, contraint de dénombrer ses troupeaux, ses ressources ;
tel autre y voit la superstructure fatale d’une économie où le commerce joue un rôle
prédominant. Pour le jésuite Léon Wieger, l’écriture commença par être un instrument de
gouvernement, d’administration. Mais, pour Jacques Gernet, sinologue, il se pourrait qu'à ses
débuts l'écriture n’ait servi en Chine qu'à communiquer avec les dieux ou du moins avec
certaines catégories de divinités. On peut ainsi, entre autres hypothèses, s'interroger sur une
possible origine religieuse de l’écriture.

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Autre question malaisée : l'écriture fut-elle inventée une seule fois sur la terre ou à plusieurs
reprises dans l'Histoire ? Divers groupes humains surent-ils imaginer le même moyen de
signifier et de fixer la parole ? Longtemps on tint pour « vrai » que l'Égypte et la Chine, vers
le même temps, avaient élaboré l’une le hiéroglyphe, l'autre l’idéogramme. Mais cette idée
scandalisait les catholiques, lesquels prétendirent que Noé avait révélé aux Chinois leurs
caractères.

Pour d'autres raisons, un grand orientaliste contemporain, Jean Botero, incliné à penser que
l'écriture, une fois inventée en un lieu de la planète, s’imposa à partir du IV° millénaire avant
notre comput, date à laquelle les Sumériens en firent le premier usage, après quoi elle se
propagea vers l'Orient puis l'Occident. Cela fut tenu pour certain jusqu’à ce qu'on découvre, en
1961, dans un site néolithique roumain, Tartaria, trois tablettes gravées dans l'argile, marquées
de signes étonnamment proches de l’écriture sumérienne et de l'écriture crétoise de Cnossos.
Soumises au carbone 14, les tablettes en question dateraient d'avant celles de Sumer ! De quoi
ébranler ce peu que nous « savions » des origines de l'écriture au Proche-Orient : d'Uruk, ville
sumérienne de l’âge du bronze, l'écriture aurait gagné l'Egypte. On ne saurait cependant tirer
de cette découverte un argument définitif : l'imprécision du carbone 14, ou plutôt les niveaux
géologiques de Tartaria, mis sens dessus dessous, faussent pour longtemps toute décision sur
la chronologie relative de Sumer et du site roumain.

Que ces premières traces que nous avons de l’écriture soient sumériennes ou tartariennes,
toujours est-il que l'invention parut à l'homme si précise et si merveilleuse à la fois qu'il s'en
dépouilla modestement et que nombreuses sont les civilisations qui prétendirent l'avoir obtenue
de leurs dieux. Lorsqu'on voulut, au XX° siècle, réformer l'écriture arabe si compliquée, si peu
logique, privée de majuscules mais alourdie des quatre formes que peut prendre chaque lettre
selon sa position : isolée, initiale, médiane ou finale, les docteurs de la loi crièrent au scandale.
Comment réformer ce qu'Allah lui-même avait révélé aux hommes? On ne s'étonne donc pas
si les Égyptiens eux aussi vénéraient en leur dieu Thot le père de l’écriture ; ce qui n’empêcha
pas certain roi d'Égypte de critiquer cette invention divine — à en croire le Phèdre de Platon.
Socrate y dit du dieu égyptien qu'il inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l'astronomie,
le tric-trac et les dés, et, précisément, les lettres de l'écriture. Thot s’étant rendu près du roi
Themous lui présenta ses inventions en lui disant que le reste des Égyptiens devrait en
bénéficier. « Voilà, dit Thot en évoquant l'écriture, la connaissance qui procurera aux Égyptiens
et plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont
trouvé leur remède ! » À quoi le roi répondit : « Ô Thot découvreur d'arts sans rival, autre est
celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est d’apprécier
quel en est le lot de dommage ou d'utilité pour les hommes appelés à s'en servir. Et voilà
maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant
d’un pouvoir contraire à celui qu’il possède. En dispensant les hommes d'exercer leur mémoire,
cette invention produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en
faisant confiance en l'écriture, ils chercheront au-dehors, grâce à des caractères étrangers, non
point au-dedans et grâce à eux-mêmes, les moyens de se ressouvenir : en conséquence, ce n'est
pas pour la mémoire, c'est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède,

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Quant à la science, c'en est l'illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en
effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante,
ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart,
incompétents ; insupportables, en outre, dans leur commerce parce que, au lieu d’être savants,
c'est savants d’illusion qu'ils sont devenus ! »

Qu'il s'agisse de l'écriture cunéiforme akkadienne, assyrienne, babylonienne ou encore


sumérienne, elle a suscité chez les peuples qui l'ont utilisée d’authentiques symbioses. Chacun
est la langue qu’il parle. Cela est attesté par le fait qu'entre deux adversaires celui qui remporte
la victoire, par exemple Akkad sur Sumer, prend au vaincu ses signés en leur attribuant une
valeur phonétique autre que celle qu’ils avaient primitivement, Ce n'est qu'à ce prix qu'on peut
estimer un ennemi vaincu.

Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss a relevé ce point et montré qu'on se trouvait en
l'occurrence en présence d'une attitude constitutive de la nature humaine. Il s’agit ici d'une
peuplade d'Afrique du Sud, lés Nambikwara. « Son symbole [celui de l'écriture] avait été
emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela en vue d’une fin sociologique plutôt
qu'intellectuelle. 11 ne s'agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d'accroître
le prestige et l'autorité d'un individu — où d’une fonction — aux dépens d'autrui. Un indigène
encore à l’âge de pierre avait deviné que le meilleur emploi qu'en puisse faire d’une écriture
c'était, à défaut de la comprendre, de s’en servir à d’autres fins. »

NATURE ET DATE DE L'INVENTION

L'écriture est une des grandes inventions de l'humanité. Elle ne consiste pas dans l’application
de forces physico-chimiques de la nature à des objets matériels (comme la poterie, la roue, etc.)
pour la satisfaction de besoins élémentaires et généraux, en gros pour l'entretien de la vie. Elle
s'applique à une production de l’esprit humain, le langage, qui peut lui-même être considéré
sous l'angle d’une invention et qui est un instrument correspondant au besoin de
communication et de combinaison des actions dans le groupe social. On peut dire que l’histoire
de l’écriture s'insère dans celle du langage, et d'autre part s'insère dans l’histoire des
signalisations et transmissions.

L'écriture consiste en une représentation visuelle et durable du langage, qui le rend


transportable et conservable. Cette rallonge à un instrument qui consiste en bruits ou en gestes
sans durée est réalisée au moyen de techniques à supports matériels solides. L'invention a été
réalisée indépendamment en plusieurs foyers de civilisation assez développée, où s'est
manifesté le besoin de communication étendue entre des groupes assez nombreux. Elle est
restée à un stade rudimentaire dans des groupes lâches (les débuts de ce stade ne peuvent être
datés). Elle ne s’est réalisée pleinement que dans des sociétés concentrées, nombreuses sur un
espace restreint, essentiellement au stade qui est à la fois celui des villes et des états organisés,
pour les besoins de l'administration de telles sociétés : des écritures assez perfectionnées
peuvent être datées grossièrement à environ six mille ans de nous. Le perfectionnement
définitif, lié à un avancement plus poussé de la civilisation sous son aspect intellectuel, s'est

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produit au plus tôt deux mille ans plus tard, donc au cours du second millénaire av. J.-C, de
manière à donner l'écriture alphabétique dont nous nous servons encore.

L'usage de l'écriture s’est étendu en surface et en profondeur, à mesure que les civilisations
développées s’étendaient et poussaient leurs tentacules parmi les peuples plus arriérés, à
mesure aussi que la couche cultivée augmentait parmi les populations avancées ; mais son
emploi est encore loin d'être généralisé.

Le fonctionnement du cerveau de l'homme et ses besoins d'ordre spirituel ne se bornent pas à


la partie de l’activité mentale dont le langage est l'instrument. À mesure que les facultés
pensantes de l’homme se développaient, toutes les techniques du corps ont connu un
dépassement, avec des outils ou des instruments. À la mélodie et au rythme dans l'expression
musicale ont servi toutes sortes d'instruments de musique, qui paraissent être extrêmement
anciens dans leur quasi-généralité, avec beaucoup de variété. Ils n’interviennent pas dans le
développement de l'écriture : mais des variétés de celle-ci ont fini par être appliquées aussi à la
notation des morceaux de musique.

Un besoin d'ornementation avec des figurations d'objets, dont on ne peut pas dater l’origine,
mais qui est de loin antérieur à l'écriture, s’est tôt manifesté, inégalement suivant les
populations, dans les ornements du corps et des objets et dans les arts plastiques proprement
dits : gravure, dessin, peinture, sculpture. Ceci plus ou moins en relation avec des «
représentations » mystiques. On voit par l'histoire que l’écriture s'est développée presque
entièrement à partir du trait dessiné ou gravé.

Une faculté distincte de celles qui s'expriment par le langage, mais qui répond dans l’ensemble
aux mêmes besoins d'action réfléchie et concertée, est celle qu'on peut appeler en gros le calcul.
Elle a eu et a encore toutes sortes d'instruments ; l’un de ceux-ci à dû être très tôt la marque
durable. Celle-ci intervient sans doute pour une petite part dans la constitution de l'écriture, à
côté de la représentation figurée ; elle y est presque toujours plus ou moins mélangée. D'autre
part l'écriture supplée plus ou moins à son usagé. On ne peut pas séparer entièrement les
histoires de ces deux ordres de faits.

Pour satisfaire à une partie des besoins qu'il ressent, l’homme s'efforce d'agir par des moyens
intellectuels là où l’industrie n’atteint pas. À ses tentatives pour l'action, en relation avec les
conceptions qu'il se fait de l’ensemble de la nature et de Ia place qu'il y occupe, correspondent
ce qu'on appelle en gros la magie, la religion, la philosophie, les sciences. La magie est sans
doute mêlée à une partie au moins de l’art primitif et ne peut pas être négligée dans certains
détails de la naissance et de l'usage de l'écriture. Les religions se sont tôt servies de l’écriture ;
elles ont beaucoup contribué à l'extension de son usage, et l'expansion de certaines écritures a
dépendu de celles de certaines religions. L'usage de l'écriture a rendu possible le grand
développement de la philosophie et des sciences ; de son côté, elle s'est plus ou moins
accommodée à leurs besoins.

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LES DIFFICULTÉS DE L’HISTOIRE DE L’ÉCRITURE

Dans les régions où l’écriture est née à époque ancienne, on ne possède aucune indication
historique sur les origines ; pour certaines seulement, il y a des légendes mythiques. Les
documents en eux-mêmes sont fragmentaires, au hasard des conservations, et des découvertes
de l'archéologie et de l’exploration ethnographique ; beaucoup des documents anciens sont
indéchiffrés.

Mais même aurait-on beaucoup plus de documents et tous éclaircis et utilisables, il faudrait
encore s'attendre à ne pas percer les obscurités des origines ; on n'atteint que très
exceptionnellement les restes-témoins, qui ont dû être en petit nombre, des produits d'essais
tâtonnants qui ont fait place plus ou moins rapidement à des instruments mieux faits pour se
multiplier et pour durer ; il est naturel que les stades d’accomplissement plus ou moins achevé
que nous pouvons connaître se présentent à nous précédés d'étapes obscures.

Même pour les époques relativement récentes où on possède des écrits d'historiens ét de
grammairiens, les faits sont insuffisamment connus, n'ayant pas été assez étudiés par les
contemporains. L'histoire de l'écriture est récente et lacunaire.

LE MÉCANISME DE L'INVENTION

On peut reconstituer le processus de la constitution de l’écriture à l’aide de l'étude interne des


documents et de la méthode comparative. Il va de la représentation globale à l'analyse, du
concret à l’abstrait, Pour le fond, on passe de la figuration du tableau d’une situation à la
représentation symbolique des sons qui composent Les mots ; pour la forme, on part du dessin
figuré ou du tracé schématique pour aboutir au signe convenu ; en même temps le nombre des
signes, d'abord en quantité quasi illimitée, se réduit à un très petit nombre.

Au début, il n'apparait aucune volonté de représenter le langage. Les procédés primitifs sont en
effet de deux sortes bien distinctes dont ni l'une ni l’autre ne figure les détails de la parole.

D'abord un signe, qui peut être un objet, une marque ou un dessin, peut être destiné à servir de
repère ou d’aide-mémoire à un récitant ou à un messager : c’est une provocation fixée, servant
à retardement et à nombre non limité de reprises, pour déclencher l’énonciation d’un texte
établi, préalablement confié à une mémoire ; c’est l’objet ou le dessin qui fait parler.

D'autre part un dessin ou une suite de dessins représentant des choses et des actions de manière
suffisamment claire, au moins dans le cadre d’une civilisation donnée, peuvent évoquer un
ensemble de faits pour ceux qui les regardent à l'emplacement où ils sont laissés ou les
reçoivent sur un support transportable : c’est un récit ou un message, pour donner des
renseignements utiles. [Il peut être « lu » dans une langue quelconque, et dans cette langue avec
des mots quelconques ; il peut être compris et faire son effet sans passer en mots. C’est si l'on
veut le dessin qui parlé : mais on dira plus justement, suivant l'usage encore actuel parmi nous,
une histoire sans paroles. C’est la pictographie, dont nous parlerons comme d'une protoécriture.

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L'écriture véritable répond à des besoins plus complexes : on éprouve le besoin de fixer
réellement un texte déterminé. Ceci correspond à l'analyse décisive de la phrase en mots, ce
qui suppose précisément une certaine conscience du mot, molécule de signification entrant
dans des combinai- sons diverses. C'est d'une manière générale le stade de l’idéographie.

Théoriquement on pourrait concevoir pour la réalisation un type pictoidéographique pur,


chaque dessin représentant une idée-mot, avec autant de dessins différents que de sens distincts
; un pareil système devrait pouvoir être lu dans n'importe quelle langue.

Un exemple réel se rapproche de ce système, c’est celui du chinois. Ceci est dû au fait que la
langue chinoise a des mots uniformément d'une seule syllabe, de forme fixe, sans aucune
marque grammaticale. Chaque mot étant représenté par un signe différent, il faut des milliers
de ces signes pour écrire. Mais en fait ce ne sont pas des dessins reconnaissables, de sorte qu'on
ne peut s’en servir pour la lecture dans une autre langue que si on a appris leur signification en
chinois : il y a donc déjà liaison de la langue et de la représentation écrite. Tous les autres
systèmes actuellement connus s’écartent sérieusement de ce type, et ne peuvent être lus que
dans une seule langue, comme il est naturel, chaque société ne se préoccupant que d'écrire son
propre langage, de la manière la plus pratique possible.

On voit aussi dans les anciennes écritures en question qu'on s’écarte plus ou moins du dessin
réaliste. On a d’abord des dessins schématisés, c'est-à-dire que les ensembles sont simplifiés,
beaucoup de détails n‘apparaissant pas (par exemple les yeux dans les figures); de plus bien
souvent des parties sont représentées pour le tout : ainsi des cornes pour un bœuf. Il semble
qu'on doive admettre que la schématisation a précédé le dessin : souvent les tracés ne
représenteraient pas directement les objets, mais des gestes conventionnels adoptés dans le
langage par gestes accompagnant et quelquefois remplaçant le langage parlé, qui a dû être
autrefois beaucoup plus employé que dans le monde actuel, où il n’est usuel que chez certaines
populations. De plus, au bout d’un certain temps, les dessins se schématisent dans le tracé lui-
même, pour la commodité et la rapidité de celui-ci. Ceci suppose que le procédé psychologique
a changé : de la reconnaissance de l’objet dans le dessin on est passé à la connaissance et à la
reconnaissance d'un signe convenu ; le dessin est devenu caractère d'écriture. Les systèmes
qu'on peut appeler idéo-phonographiques sont variés dans leur réalisation suivant que les parts
de l’idéogramme et du phonogramme sont plus ou moins grandes ; ils doivent être décrits
individuellement ; mentionnons seulement ici qu’ils fonctionnent dans l’ensemble avec
quelques centaines de signes (moyenne : six cents).

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RÔLE ET USAGE DE L'ÉCRITURE ET DE LA LECTURE

L'emploi de l'écriture est fonction de son utilité dans une société donnée. Celle-ci est elle-même
différente en raison des autres moyens employés pour les transmissions, les conservations, la
publicité. On ne peut pas étudier complètement le rôle de l'écriture sans considérer en même
temps diverses professions permanentes ou les fonctions occasionnelles de divers personnages

L'écriture est devenue de plus en plus l'organe d'une mémoire collective. Elle ne s’est pas
substituée simplement à un exercice de la mémoire individuelle ordinaire, mais à l'emploi de
la mémoire cultivée par dressage chez des individus de catégories spéciales : messagers et
hérauts, hommes de loi, aèdes, magiciens et prêtres, gardiens des traditions, etc. Elle a été
utilisée différemment par ces différentes catégories, et a été souvent le propre de scribes
professionnels.

Au total, même dans nos sociétés, comme le langage sert avant tout aux conversations au cours
de la journée et au soliloque intérieur, le papier reçoit surtout les lettres missives, les comptes,
les rapports, les notes et brouillons, les devoirs d'élèves et, pour l'imprimé, l'information
journalistique. Oralement et par écrit, l’enseignement, la propagande, l’art littéraire ont une
part quantitativement bien inférieure.

L'usage premier de l'écriture a dû être un peu partout Le message plus ou moins officiel. Le
second serait commercial et juridique : tenue des comptes, contrats. Pour la vie magique et
religieuse, d'abord, suivant les lieux, des amulettes (qu’on doit porter sur soi) et des calendriers.
Les inscriptions sur les tombeaux, pour en assurer la conservation et pour préserver une espèce
de survie du mort, et surtout d’un mort important (notamment un roi qui veut perpétuer sa
dynastie), sont souvent précoces. Puis se multiplient les proclamations et édits
gouvernementaux ou des textes de traités, dans le chapitre de la publicité. Les chroniques, les
recueils rituels ne viennent qu'ensuite. Les matières d'enseignement, ou les pièces de
distraction, ensuite encore.

Il faut se représenter que les documents écrits ont d’abord été uniques et non recopiés, faits
pour une circonstance et dans un lieu donné, où ils restaient conservés. Les premiers
groupements ont été des archives officielles ou privées, non proprement des bibliothèques. Des
textes répétés, comme des édits inscrits en divers lieux ou des écrits rituels (ainsi ce qu'on
appelle improprement le Livre des morts dans l'Égypte ancienne) étaient encore loin du livre
circulant.

On doit dire qu'une première révolution dans l'usage de l’écriture et de la lecture a été
l'apparition du livre manuscrit reproduit à nombreux exemplaires. Cette apparition, partout où
elle s'est produite, a marqué le moment de l'étape importante où l'écriture, résultat du progrès
général, devient un puissant moteur des progrès ultérieurs.

Cette apparition du livre est en relation avec celle de nouvelles professions, celle des scribes
spécialisés comme copistes, pouvant être groupés en ateliers pour écrire sous la dictée, et celle

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beaucoup plus rare des philologues savants qui étudient les textes et préparent les éditions ;
mais elle suppose aussi plus ou moins l'extension de l'instruction chez des non-professionnels.
Parmi les premiers livres importants se rangent les grands recueils de textes religieux tels que
[le Coran].

Le livre permet à la fois la lecture en publie, solennelle, rituelle, en différents endroits, et d'autre
part la lecture individuelle et la méditation sur un texte.

La révolution de l'imprimerie a été d'abord surtout quantitative, en multipliant le livre et en


abaissant considérablement son prix. Mais elle a été en même temps et de plus en plus
qualitative, d'une part en donnant un public à la littérature en prose, roman ou traité
philosophique, politique, scientiftque, et surtout en faisant passer dans l'écrit un nouveau et
énorme compartiment de la communication orale. L'imprimerie n’a pris tout son sens qu’à
mesure qu'à l’almanach, précurseur, a succédé la presse périodique, puis quotidienne. Le
journal, immense mangeur de papier, y inscrit l'information, naguère colportée de bouche en
bouche, et la propagande, autrefois réservée à l'assemblée où à la rencontre personnelle, Ici
encore, nouvelles professions, nombreuses industries de l'imprimerie, corporations de
rédacteurs.

Le XXe siècle avançant voit les nouvelles inventions concurrencer l'écriture sur son plus ancien
et son plus récent terrain. Le téléphone épargne des quantités de lettres, et La radiodiffusion et
la télévision commencent à faire pièce au journal, sans parler du reste. On ne peut pas mesurer
encore les conséquences de cette nouvelle révolution.

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