PARDE - 032 - 0065 Le Cantique Des Cantiques

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 15

LE CANTIQUE DES CANTIQUES

Julia Kristeva

In Press | « Pardès »

2002/1 N° 32-33 | pages 65 à 78


ISSN 0295-5652
ISBN 2912404827
DOI 10.3917/parde.032.0065
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-pardes-2002-1-page-65.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour In Press.


© In Press. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 65

Le Cantique des cantiques


JULIA KRISTEVA

Selon une opinion répandue, le thème de l’amour ne serait pas un


thème biblique. Il faudrait attendre, dit-on, les Évangiles pour que le lien
de l’homme à Dieu se définisse en termes amoureux.
Pourtant, l’amour biblique existe bel et bien et se dit souvent « ahav » –
accepter, adopter, reconnaître. On en trouve deux occurrences dans les
premiers textes de la Bible :
II Sam. 12, 24
« Puis David consola Bethsabée, sa femme, et il vint vers elle, il coucha avec
elle et elle enfanta un fils, qu’elle appela du nom de Salomon et Yavhé l’aima
et il le lui manda par l’organe du prophète Nathan et il l’appela du nom de
Yedidyah (aimé de Yah), à cause de Yahvé ».
I Reg. 10, 9
« Béni soit Yavhé, ton Dieu, lui qui s’est complu en toi… » déclare la reine
de Saba constatant que Yavhé aime Israël. On notera que c’est une étran-
gère qui s’exprime, et qu’elle parle indirectement, par énigmes.
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


Ce thème de l’amour divin sera amplement développé par le
Deutéronome (4, 37 ; 8 et 13 ; 10, 15 et 18 ; 23, 6) ; Au seuil de l’exil,
Ezéchiel reprend l’énoncé de l’amour de Dieu pour son peuple (Ez. 34,
11-16) : « Me voici moi-même ! Je me soucierai de mes brebis et veille-
rai sur elles… » De même, Jérémie (2,2-3) : « Je me souviens, pour toi,
de la piété de ta jeunesse, de l’amour de tes fiançailles… Israël était une
chose sainte pour Yavhé… »
Mais c’est comme une loi d’amour, comme un devoir du fidèle vis-
à-vis de son Dieu et de son frère que s’énonce la version la plus remar-
quée de l’amour biblique. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Deut. 6,5), et « Tu aime-
ras ton prochain comme toi-même » (Lév. 19,18). Toutefois, cet amour-
loi fait souvent oublier la dynamique complexe de l’amour biblique que
le Cantique des cantiques reprend, met en évidence et amplifie.

PARDÈS N° 32-33/2002
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 66

66 LIRE LA BIBLE

GENÈSE DU TEXTE

Les avis sur la date éventuelle de la rédaction du Cantique divergent.


Pour certains, le texte qui fait de nombreuses références à Salomon (3 : 7,
9, 11 ; 8 : 11, 12) aurait été composé par Salomon lui-même, fils de David.
La date la plus reculée a été fixée vers 915-913 avant notre ère. Cette
thèse prévaut chez les critiques juifs et chrétiens du XIXe siècle. D’autres
considèrent que le texte est plus récent mais qu’il renferme des allusions
à des époques archaïques. Les auteurs qui se fondent sur des analyses
linguistiques estiment généralement que le texte ne peut être daté qu’au-
tour du IIIe siècle avant notre ère. Parmi les savants modernes, Chaim
Rabin (1973) revient à l’hypothèse de l’origine salomonienne du texte,
en évoquant surtout l’influence religieuse indienne sur la civilisation
hébraïque jusqu’au deuxième millénaire avant notre ère. Cette influence
indienne serait manifestée dans le texte du Cantique par le fait que c’est
la femme qui est le sujet principal de l’énonciation, que le renouveau de
la nature y est célébré, et qu’enfin, la note dominante du sentiment amou-
reux, par-delà une certaine agressivité du mâle, est la langueur de l’amante,
coloration particulièrement familière, selon l’auteur, à la poésie tamil.
L’auteur suppose que le texte aurait pu être écrit par quelqu’un qui aurait
voyagé en Arabie du Sud jusqu’en Inde, à l’âge d’or du commerce juif
avec l’Orient, qui correspond aussi bien à l’époque de Salomon qu’à
celle de la poésie tamil. Signalons qu’Adam Clarke au XIXe siècle avait
déjà établi des parallèles entre le Cantique et le texte de la Gita-Govinda.
Ces interprétations constatent des similitudes avec une divinité indienne
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


(Krishna, par exemple) à la fois sensuelle et mystique, et l’amante du
Cantique ; mais ils oublient de signaler que l’énonciation du Cantique
est très spécifiquement individualisée, assumée par des sujets autonomes
et libres qui, comme tels, apparaissent pour la première fois dans la litté-
rature amoureuse mondiale.
Les premières interprétations juives, comme plus tard les chrétiennes,
sont allégoriques. Les rabbins voient dans l’amour du Cantique la rela-
tion entre Yavhé et le peuple élu. C’est l’interprétation du Midrash, ainsi
que des commentaires médiévaux, Saadia Rashi, Ibn Ezra. Sur la base
de données linguistiques, on pense que le Targum du Cantique daterait
du Ve siècle après notre ère, jusqu’au IXe siècle au plus tard. On trouve
dans le Targum le célèbre constat du grand savant Saadia (892-942) selon
lequel le Cantique est un coffre dont les clés sont perdues. L’interprétation
chrétienne, à la suite, y verra l’aspiration de l’Église vers Dieu, quand
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 67

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 67

ce n’est pas le pressentiment de l’amour de la Vierge, ou de l’amour


mutuel du Christ et de l’Église. Certains moralistes s’offusqueront des
avances faites par une femme, et bergère de surcroît, à un souverain, et
trouveront cette psychologie invraisemblable ou non occidentale. Bossuet,
en 1693, remarque la correspondance entre la semaine nuptiale juive et
la division du Cantique. Il va s’ensuivre une théorie du Cantique comme
transposition de chants nuptiaux qui comprend l’étude de Renan mais
aussi des travaux plus ethnologiques comparant le Cantique aux coutumes
nuptiales syriennes. Des relations ont pu être établies entre le Cantique
et les cultes païens de fertilité célébrés en Mésopotamie. On a pu y voir
un culte du Dieu Tammuz-Adonis plutôt que du Dieu d’Israël.
Le mysticisme juif, bien connu actuellement grâce aux travaux de
G. Scholem, interprète le Cantique à la lumière de ce qu’on a pu appe-
ler The Hebrew goddess (la déesse hébraïque 1). Pareilles exégèses fondent
sur la démonstration qu’à l’origine, Yavhé était représenté par une
compagne féminine. Plus tard, lorsqu’il devint interdit de représenter
Dieu, la femme fut réduite à la position de gardienne, représentée par
deux chérubins féminins.
Après la destruction du premier temple, l’idée s’impose que Dieu seul
possède les deux aspects, mâle et femelle, et désormais les chérubins ne
signifient plus que des attributs divins. Pour le Talmud, le chérubin mâle
représente Dieu, et le chérubin féminin le peuple d’Israël. La kabbale
enfin, développe la théorie mystique des Séphiroth et considère le Roi
et la Maronite comme deux entités divines.
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


Notons, pour finir, que le « féminisme », comme une filiation avec une
certaine tradition hindouiste dans les études du Cantique, y déchiffre un
exemple d’appui pour son interprétation «dé-paternalisante» du judaïsme 2.
Le fait que l’amour soit représenté dans le Cantique comme l’anti-
dote puissant de la mort, a conduit certains chercheurs à trouver des
rapports entre ce texte et les célébrations orgiaques des cultes funéraires
babyloniens et grecs, tels que les attestent, entre autres, des textes ugarites.
La présence obsédante de la myrrhe et des épices couramment utilisées
dans ces banquets mortuaires et orgiaques, est invoquée comme pièce à
conviction, ainsi que certaines données linguistiques. Rappelons que le
grec herma, et l’ugaritique et l’hébreu yàd, « main », sont utilisés pour
désigner le phallus et la stèle mortuaire. De même, en hébreu, «mémoire»
et « phallus » semblent liés à la même racine, *dkr, *zkr. Comment ne
pas prêter attention à ces interprétations quand on lit dans le Cantique
que « l’amour est aussi fort que la mort » ?
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 68

68 LIRE LA BIBLE

En laissant de côté l’étymologie, je vous propose une lecture basée


sur la stylistique et la psychanalyse. Pour le texte français du Cantique,
on lira Le Cantique des cantiques, suivi des Psaumes traduits et présen-
tés par A. Chouraqui (PUF, 1970), ainsi que l’édition de la Pléiade que
nous citons dans ce qui suit. Trois procédés dominent ce texte : le super-
latif, la comparaison et l’allégorie.
En effet, le terme de Shir ha-Shirim, « Le Cantique des cantiques »,
est un superlatif qui, d’emblée, excepte l’incantation amoureuse de tout
autre discours, chant, sacré. Ce titre ne dévoile pourtant pas le ressort
allégorique de l’incantation dramatique qu’il contient. Ce sera fait par
le Livre des lamentations, qui porte en hébreu le nom du premier mot du
texte « comme », èykàh (« Comme elle est assise à l’écart, la ville popu-
leuse, elle est comme une veuve… »). Cependant, l’adverbe de compa-
raison, pivot des allégories, des symboles, du sens figuré, convient aussi
bien, sinon plus, au chant d’amour qu’à la complainte. À moins que,
réunis dans les Cinq Rouleaux, et séparés à peine par l’histoire de Ruth
la Moabite, qui en assure peut-être plutôt la continuité heureuse, amour
et lamentation ne soient des invocations jaillies du même fond d’in-
complétude, de défaillance, d’appel au sens. L’amour comme plainte qui
ne s’avoue pas ? La plainte comme amour qui s’ignore ?
La dramaturgie et la lyrique grecque d’une part, les cultes mésopo-
tamiens de fertilité d’autre part, irriguent sans doute ce chant aux accents
souvent païens qui trouve pourtant sa place naturelle dans la Bible. Les
rabbins l’ont compris vers l’année 100, à Yabnéh, lorsqu’ils ont fini par
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


accepter, non sans réserves, le dialogue amoureux au sein même des écri-
tures sacrées. « À l’origine, les Proverbes, le Cantique des cantiques et
l’Ecclésiaste furent supprimés : parce qu’ils étaient considérés comme
de simples paraboles qui ne faisaient pas partie des Écritures saintes (les
autorités religieuses) s’élevèrent pour les supprimer ; (et il en fut ainsi)
jusqu’à la venue des hommes de Hezekiah qui les interprétèrent ». Rabbi
Akiba, de son côté, défendit avec ferveur, et sans doute avec ironie, le
droit de cité du texte contesté : « Dieu nous préserve ! Jamais homme en
Israël n’a discuté le caractère sacré du Cantique des cantiques ; car le
monde entier n’est pas digne du jour où le Cantique des cantiques fut
donné à Israël. Si toutes les écritures sont saintes, le Cantique des cantiques
est plus saint que les autres. »
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 69

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 69

IL EXISTE : IL FUIT

L’hymne amoureux avoue d’emblée sa source, son objet et son desti-


nataire : le roi Salomon, à la fois auteur et aimé, est aussi celui auquel
s’adresse le texte. – « Le Cantique des cantiques qui est de Salomon. /
Qu’il me baise des baisers de sa bouche !… / Tes caresses sont meilleures
que le vin, / tes parfums sont agréables à respirer, / ton nom est une huile
qui s’épand, / c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment ! »
Le destinataire de la passion amoureuse, triplement royal – souverain,
poète, amant –, est là, posé d’entrée de jeu sans hésitation aucune. Il existe,
et il aime, car c’est de lui que viennent les – ses ? – mots d’amour. L’aimé
manifestera sa présence aussi par des prises de parole personnelles et tout
à fait semblables à celles de Sulamite, l’amante, reprenant ses termes et
ses tournures pour les lui retourner. Il est vrai que cette présence de l’aimé
est fuyante, qu’elle n’est en définitive, qu’une attente, et qu’à la fin du
chant, l’amante va jusqu’à épouser cette errance de l’aimé, cette fugue
perpétuelle, en la lui suggérant elle-même : «Fuis donc, mon bien aimé,/et
sois semblable à la gazelle… », comme s’il n’était pas déjà en lui-même,
et depuis le début du texte, une course incessante… Cependant, et au
travers même de cette fugue assumée par les deux protagonistes – amou-
reux non pas fusionnels, mais amoureux de l’absence de l’autre –, aucune
incertitude ne pèse sur l’existence de celui qui est aimé et qui aime. «Qu’il
me baise des baisers de sa bouche ! ». Cette conjonction entre la certitude
et l’attente à l’égard de l’Aimé ne définit-elle pas notre imaginaire amou-
reux, mais aussi religieux ? Jusques et y compris dans sa réplique déçue
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


qu’est « En attendant Godot » de Beckett ?
L’insaisissable de l’aimé se manifeste enfin par la présence du berger.
Certains versets prêtent à des ambiguïtés : qui est l’amant – un roi ou un
berger ? Renan croit apercevoir l’existence du berger aimé par la jeune
fille qui, précise-t-il, le verset 7 du 1er chapitre nous avait déjà fait entre-
voir « et qui devient (…) maintenant (chap. V), d’une certitude abso-
lue ». L’évidence toutefois n’apparaît pas explicitement, et l’allégorisme
généralisé du texte permet en effet toutes sortes de conjectures, sauf peut-
être celle du berger précisément, pour le chap. V. « C’est ici, poursuit
Renan, un point capital et la clé du poème. On ne s’est tant égaré sur le
plan de l’ouvrage que parce qu’on n’a pas assez remarqué la distinction
capitale faite en cet endroit, distinction d’où résulte que Salomon n’est
pas l’objet aimé, bien plus, que son absence est la condition nécessaire
pour jouir de l’objet aimé 3. » Une telle lecture a peut-être l’avantage de
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 70

70 LIRE LA BIBLE

mettre en relief la tension biblique entre un aimé présent incarné, qui


serait le berger, et un autre irreprésentable, détenteur de l’autorité et de
l’interdit, irrémédiablement hors d’atteinte quoique conditionnant l’exis-
tence de l’amante, et qui est Dieu (ici Salomon). Cependant, rationali-
ser de la sorte ces deux aspects de la divinité, les dissocier de manière
aussi tranchée que le veut Renan, fait problème. En effet, Renan clari-
fie trop les connotations et déroge au message biblique par excès d’huma-
nisme : son découpage abrupt peut paraître étranger aussi bien au texte
allégorique du Cantique – qui se construit de brouiller les pistes en favo-
risant ainsi les lectures connotatives, les interprétations individuelles et
collectives -, qu’à l’esprit biblique lui-même. Tout en maintenant Dieu
invisible, celui-ci ne cesse de le faire insister dans tous les aspects rituels
mais également quotidiens de la vie, sans mettre en parallèle ni en compé-
tition avec son autorité aucune réalité corporelle désirable (comme le
serait le berger pour la bergère). La lecture de Renan est peut-être laïque,
trop laïque, parce qu’elle est en définitive humaniste, trop humaniste,
insensible à la tension absolue de l’amour pour l’Autre. Que l’autorité
suprême, royale ou divine, puisse être aimée en tant que corps tout en
restant essentiellement inaccessible ; que l’intensité de l’amour soit préci-
sément dans cette combinaison de jouissance reçue et d’interdit, de
séparation fondamentale qui cependant unit : voilà ce que vient nous
signaler l’amour issu de la Bible, et très particulièrement sa modalité
plus tardive que chante le Cantique. Le duo Berger/roi met en évidence
un sujet clivé, et son amour est d’emblée une tension entre impossible
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


et possible – jamais l’un sans l’autre.
En effet, dès que débute l’évocation de l’expérience amoureuse, nous
sommes dans cet univers du sens indécidable qu’est l’univers des allé-
gories. L’allégorie figure l’insaisissable de l’amour et de son objet : elle
est non plus ivresse, et jamais simple interdit ou simple soumission.
« Tes caresses sont meilleures que le vin, / tes parfums sont agréables à
respirer,/ton nom est une huile qui s’épand, / C’est pourquoi les jeunes
filles t’aiment ! » Le « nom » évoqué presque d’entrée de jeu, induit
l’ivresse – la précision et l’unicité de ce nom déclenchent, semble-t-il,
non pas l’interdit ou la soumission, mais une ébullition du sens, un flux
de significations et de sensations comparable à celui que produisent les
caresses, les parfums et les huiles. Le sensitif et le significatif, le corps
et le nom sont ainsi non seulement placés au même rang, mais fondus
dans la même logique d’infini indécidable, de polyvalences sémantiques
que brasse l’état amoureux – foyer de l’imaginaire, source de l’allégorie.
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 71

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 71

Nous saisissons ici la valeur du discours figuré comme discours amou-


reux par excellence.

LA FIGURE EST AMOUREUSE

Comme dans la poésie grecque, comme chez Théocrite ou Virgile,


l’amour biblique du Cantique s’énonce en discours figuré. La figure est
amoureuse : condensation et déplacement de sèmes, elle désigne une
incertitude non pas de l’objet d’amour (Salomon est d’une existence plus
que certaine, absolue, même s’il fuit – c’est lui l’auteur comme c’est lui
le berger), mais une incertitude du lien, de la position du sujet amoureux
envers l’autre. C’est le pacte énonciatif lui-même qui, dans sa particu-
larité amoureuse et par l’intensité de l’affect requis de la part des deux
amants que sont les deux énonciateurs, trouble l’échange d’information
normale, univoque. Chaque information se charge de polyvalences
sémiques et devient ainsi une connotation indécidable. La métaphore est
la figure centrale de cette économie amoureuse : transfert d’un sème à
l’autre, elle l’est parce qu’elle transfère (métaphérein) un affect ou une
identification de l’aimé à l’amante et vice versa ; la métaphore est le
discours spécifique du transfert amoureux. On pourra suivre le destin de
ce discours métaphorique chez Baudelaire, et son elliptisme non moins
polyvalent chez Mallarmé. Indiquons cependant que, dès l’aube de la
poésie lyrique – et le Cantique, qui rappelle la tradition grecque, en
condense magnifiquement la rhétorique – le transport de sens (méta-
phérein = transporter) résume le transfert du sujet au lieu de l’autre.
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


UNE DRAMATURGIE UNIQUE

Le Cantique déploie une dramaturgie unique : 1) Deux solistes ; 2) Un


chœur partagé en deux ; 3) Deux duos. Enfin, notons le caractère drama-
tique du texte énoncé par deux solistes et un chœur qui partagé en deux,
chante aussi des duos : « Reviens, reviens, ô Sulamite, / reviens, reviens
que nous te regardions ! / Pourquoi regardez vous la Sulamite, / comme
dans une danse à deux chœurs ? » (Chap. VII) Empruntés à la dramatur-
gie grecque mais aussi au rituel mésopotamien, ces traits inscrivent le
discours d’amour dans la dynamique de la représentation scénique. Les
personnages des autres séquences bibliques (songeons à David, à Isaac
ou à Abraham, ou même à Ruth qui figure dans les Cinq Rouleaux conte-
nant également le Cantique) sont les agents et les fonctions d’un récit.
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 72

72 LIRE LA BIBLE

Quelle que soit l’épaisseur psychologique que le lecteur moderne leur


attribue, ils sont en fait des marqueurs logiques à l’intérieur du déploie-
ment de la parole divine adressée au peuple élu. Par contre, avec le
dialogue entre la Sulamite et Salomon, nous assistons à la mise en scène
d’une dialectique : le protagoniste n’est pas donné d’emblée, il se consti-
tue comme tel, c’est-à-dire comme amoureux, au fur et à mesure qu’il
parle à l’autre, ou qu’il se décrit pour l’autre. Technique de la drama-
turgie grecque, en même temps que logique profonde de l’acte de commu-
nication, cette théâtralisation de la parole et de ses sujets s’accomplit
avec le maximum d’intensité et de vraisemblance à propos de la situa-
tion amoureuse. Toutefois, le dialogue du Cantique n’est ni tragique ni
philosophique : opposant radicalement les sexes, il noue cependant leur
communauté réelle et symbolique. Le dialogue amoureux est tension et
jouissance, répétition et infini ; non pas communication mais incanta-
tion. Dialogue chant. Invocation. Au dialogue platonicien tissé d’inter-
rogations et – visant la connaissance, le dialogue dramatique du Cantique
substitue l’incantation et l’invocation. L’assujettissement qu’il commande
n’est pas celui de l’élève, encore moins celui de la victime : si l’amante
est bien assujettie, elle est surtout et par là-même l’élue. Jamais l’égale
de l’aimé, certes – ce sera le thème féministe de Simone de Beauvoir,
elle est dans une ouverture réciproque à l’autre. Salomon-poète parle par
la bouche de la Sulamite : Je est un autre. Déjà. Dans l’amour hétéro-
sexuel posé d’emblée comme une altération.
Que le sujet parlant en tant que sujet amoureux soit en fugue perma-
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


nente par rapport à son destinataire ; qu’il l’appelle – le précède, lui
réponde -, le suive, sans jamais s’unir à lui autrement que dans la synthèse
des chœurs qui se scindent eux-mêmes en deux parties d’un duo – cette
dynamique indique, au cœur même du monothéisme, au moins deux
mouvements. Le premier consiste en ceci qu’à travers l’amour, je me
pose comme sujet à la parole de celui qui me subjugue – le Maître.
L’assujettissement est amoureux, il suppose une réciprocité, voire une
priorité de l’amour du souverain (Salomon est, nous l’avons dit, l’au-
teur présumé du chant, celui sans lequel le chant n’existerait pas). En
même temps, et c’est le second mouvement, dans le dialogue amoureux
je m’ouvre à l’autre, je l’accueille dans ma défaillance amoureuse, ou
bien je l’absorbe dans mon exaltation, je m’identifie à lui. Par ces deux
mouvements, les prémisses de l’extase (de la sortie hors de soi) et de
l’incarnation en tant que devenir corps de l’idéal, sont posées dans l’in-
cantation amoureuse du Cantique. Mais plus immédiatement encore,
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 73

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 73

l’espace d’une intériorité psychique s’esquisse ici, inséparable de l’es-


pace amoureux. Cette intériorité demeure bien entendu scénique, d’une
théâtralité polyvalente, ne serait-ce que par sa consistance vocale,
gestuelle, visuelle autant que verbale. Et pourtant, de par l’aspiration
amoureuse qui unifie et totalise par-delà la séparation irrémédiable souli-
gnée par le topos de la fugue, l’amour est déjà le réceptacle de la vie
intérieure. « Je suis malade d’amour », chante la Sulamite (Chap. V, 8)
préfigurant les méandres psychologiques à venir des mystiques aux
romantiques. Le lien à l’Autre qui se dessine ici n’est pas celui de la
Foi, au sens d’une croyance, mais bien celui de l’amour dont le discours
est l’allégorie et le dialogue. Ouverte à l’autre, l’intimité est altérée, et
sa vie – une ambivalence.

UN CHANT — UN CORPS, L’INCARNATION

En raison de sa thématique corporelle et sexuelle (« Mon bien-aimé


a retiré sa main du trou/et mes entrailles se sont émues pour lui »,
chap. V, 4), indissolublement mêlée au thème dominant de l’absence, de
l’aspiration fusionnelle et de l’idéalisation des amants, la sensualité du
Cantique conduit tout droit à la problématique de l’incarnation. L’aimé
n’est pas là, mais j’éprouve son corps ; dans l’état de l’incantation amou-
reuse, je m’unis à lui, sensuellement et idéalement. L’interprétation rabbi-
nique allégorique, voyant dans l’aimé Dieu lui-même, favorise en fait
cette potentialité « incarniste » du Cantique – comment y échapper ? En
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


effet, si j’aime Dieu, si l’aimé est, par-delà le corps de Salomon, un
homme, Dieu lui-même ? Carrefour de la passion corporelle et de l’idéa-
lisation, l’amour est sans conteste l’expérience privilégiée pour l’éclo-
sion aussi bien de la métaphore (l’abstrait pour le concret, le concret pour
l’abstrait) que de l’incarnation (l’esprit devenant chair, la chair-verbe).
La question demeure cependant de savoir par quelle justification expli-
cite et selon quelle logique inconsciente le Cantique a pu prendre sa place
dans la Bible. Comment, de littéralement érotique, il est devenu sacré.
On peut imaginer d’abord que, très logiquement et comme submergés
par la métaphoricité amoureuse, les rabbins ont renchéri sur le sens figuré
évident du texte amoureux, mais pour l’idéaliser d’un cran supplémen-
taire, d’un cran de taille, bien entendu, puisque le sublime aimé royal
devient Dieu en dialogue d’amour avec sa bien-aimée, la nation d’Israël.
Cependant, la signification érotique du texte ne pouvait échapper à
personne. L’ouvrage a été alors inséré dans les Écritures peut-être parce
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 74

74 LIRE LA BIBLE

qu’il remplissait un vide dans la panoplie biblique? Tandis que les peuples
environnants (Hittites aussi bien que Sémites) accomplissaient des rites
sexuels dans le bosquet ou le temple sacré, sans pour autant jamais se
comparer à des amants de leurs dieux, les juifs seuls ne procédaient à
aucun rite sexuel. Hommage ultime à la fertilité de la déesse-mère, ces
rites se trouvaient nécessairement écartés de la religion du Père.
Introduisant le thème de l’amour sensuel, le Cantique n’est pas pour
autant une concession à la femme fertile. S’il reconnaît le désir, s’il en
décrit, volubile et voluptueux, les fastes et les errances, c’est pour les
soumettre à l’autorité royale de l’Amant. La Sulamite souhaite quant à
elle, en effet, introduire son bien-aimé « dans la maison de ma mère »
(chap. VII, 4 ; VIII, 2) ; elle l’aurait préféré plutôt frère, familial et ainsi
aimé sans aucune gêne. Cependant il fuit, défiant non seulement le foyer
maternel où se blottit le pouvoir de la déesse-mère ou de l’épouse, mais
jusqu’à la fusion sexuelle elle-même — « Sur ma couche, durant la nuit, /
j’ai cherché l’aimé de mon âme, / je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé ! »
(Chap. III, repris chap. V, 6) N’est-ce pas ce défi, cette tension précisé-
ment, qui mettent en évidence, en voix, en geste, en poème, la force du
désir à laquelle tout lecteur, ancien ou moderne, est inévitablement
sensible, et qui agit comme un moteur puissant tout au long des aven-
tures sexuelles, familiales, du peuple élu ?
Compte tenu de la composante érotique disséminée dans la totalité
du texte biblique, comme par rapport à la présence absolue de son Dieu
exigeant autant qu’aimant, le Cantique n’est pas un élément étranger de
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


la Bible : il ne fait que mettre les points sur les « i ». Désir et Dieu ont
toujours été là, il s’agit maintenant de les contempler tels quels, ensemble,
dans les plis de l’expérience psychique individuelle. Le terme d’amour
consacre leur réunion : amour sensuel et différé; corps et pouvoir; passion
et idéal. C’est en somme l’intimité du sujet occidental qui se constitue
sous nos yeux dans le déroulement du Cantique, et ceci par l’intermé-
diaire de deux « agents » : le couple et la femme.

LE COUPLE LÉGITIME

Qu’il s’agisse d’un amour conjugal est sans doute primordial pour
que les influences éventuelles des mentalités religieuses ou sexuelle des
peuples environnants s’intègrent dans le corps de l’écriture biblique.
On a souvent insisté 4 sur le fait que l’amour du couple consacré par la
Loi est le pilier de la société Juive ; dépeindre les amants sous l’image
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 75

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 75

d’un couple d’époux dévoués, maintenu par la jalousie du mari, mais


assurant une sécurité de la femme, est incontestablement un trait de
mœurs populaires qui légitime et ainsi seulement sanctifie l’amour. « Ma
sœur, ma fiancée » semble indiquer la virginité de l’aimée plutôt qu’une
relation littéralement incestueuse, et on notera aussi, eu égard à cette
virginité, qu’à aucun moment l’union charnelle n’est consommée sous
nos yeux. Conjugal, exclusif, sensuel, jaloux, ou, l’amour du Cantique
est tout cela à la fois, avec en plus, invisible, l’innommable de la fusion
charnelle. Notons que ces particularités le distinguent radicalement aussi
bien des amours platoniciennes dont il n’a ni le psychodrame ni l’abs-
traction idéelle, que de la mystique pathétique et enthousiaste des amours
orgiaques propre aux cultes païens dont il ne partage pas l’illusion de
plénitude. À égale distance des deux, scellé par la loi autant que fondé
sur une distance, une fuite, voire un impossible, l’amour du Cantique
ouvre une page toute neuve dans l’expérience de la subjectivité occi-
dentale. Son attrait énigmatique, son charme lyrique proviennent sans
doute en grande partie de l’émerveillement que contient sa particula-
rité psychosociale : d’être une légitimation de l’impossible, d’être un
impossible érigé en loi amoureuse. L’amour est impossible – mais c’est
la loi. Il faudrait chercher dans la sociologie et l’histoire du peuple juif
les raisons d’une telle expérience de la vie conjugale – à moins qu’on
n’admette aussi et à rebours que c’est le préalable de la divinité pater-
nelle, une, sévère et aimante, distante, structurante et non comblante,
qui a modelé en définitive cette expérience conjugale. Unique en son
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


genre, c’est la parole d’une loi inscrite dans le désir, qui, par-delà les
influences étrangères, se recueille merveilleusement dans ce Cantique
d’un amour novateur. Ni quête philosophique ni enthousiasme mystique,
l’amour biblique chante en fait et pour cela même la bascule de la reli-
gion (qui est pour finir une célébration du secret de la reproduction,
secret du plaisir, de la vie et de la mort) dans l’esthétique et dans la
morale. Nous sommes bien ici en présence d’une nouvelle version du
sacré, qui n’est plus ni la mort, ni la reproduction. Lorsque la Foi n’est
autre que l’amour légalisé, la religion bascule dans la morale et dans
l’esthétique : le Cantique est au carrefour.
Par ailleurs, cette conception de l’amour amorce ce que la psycha-
nalyse pourra approfondir du lien amoureux. D’une part, il est à l’abri
de la loi parce qu’il vise l’idéal, tout en étant impossible. D’autre part et
pour cela même, l’amour n’est pas étranger aux «états-limites» un accom-
plissement toujours à venir, il frôle l’hallucination.
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 76

76 LIRE LA BIBLE

Après avoir vu quel type d’amour évoque le Cantique et par quelle


procédure rhétorique générale, nous comprenons mieux le sens de son
insertion dans la Bible. Aucun autre peuple, fût-il voué à des cultes sacrés
orgiaques, n’a imaginé sa relation à Dieu sur le modèle de celle de
l’amante et de l’époux. L’amour du Cantique apparaît inscrit tout à la
fois dans le cadre de la conjugalité et dans celui d’un accomplissement
toujours à venir (soutenu en somme par « ce n’est jamais ça » très fémi-
nin, très humain, très hystérique ?), sinon impossible (reconnaissance de
l’altération amoureuse comme immanquable ratage de l’autre frôlé et
immédiatement perdu comme au bord d’une hallucination psychotique ?).
On est ainsi en présence d’une véritable synthèse dialectique de l’expé-
rience amoureuse, avec ce qu’elle a d’universellement troublant, pathé-
tique, enthousiaste ou mélancolique, d’une part, et de singulièrement
judaïque, d’autre part, légiférant, unifiant, subsumant la sensualité brûlante
vers l’Un. L’Un est d’abord entendu : on remarquera l’insistance du texte
sur l’oreille – « Voix de mon bien-aimé ! / C’est lui qui vient… / Le voici
qui s’arrête devant notre mur… » (chap. 11, 4) avant même que l’aimé
soit visible. Mais aussi, et très largement, l’Unique est imaginé, vu, senti,
comme en témoignent toutes les descriptions visuelles, tactiles et olfac-
tives des qualités corporelles des amants, à l’encontre du postulat de
l’irreprésentabilité de Dieu. Dieu vu et entendu par des élus, des amoureux,
des amoureuses plutôt ; mais jamais fusionnant, jamais définitivement
offert pour une incarnation accomplie une fois pour toutes.
Texte carrefour, donc, que ce Cantique, où l’on trouvera aussi bien
© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


des particularités de la mentalité religieuse juive, que les influences esthé-
tiques païennes et les signes avant-coureurs de la religion incarnée. On
comprend l’hésitation des anciens rabbins orthodoxes à l’avaliser. Mais
on ne peut que rendre un hommage fasciné à ces hommes qui l’ont
accueilli dans l’écriture sainte, réalisant ainsi une de ces synthèses excep-
tionnelles du monde antique qui ne cessent de nous émerveiller. Et qui,
en tout cas, avait sans doute différé la scission possible d’une nouvelle
branche du monothéisme en tant que religion d’amour, comme le fera
plus tard le christianisme.
Car, grâce à la teneur sexuelle immédiate du Cantique, à laquelle
s’ajoutent les interprétations allégoriques des rabbins versant cette signi-
fication érotique au compte de Dieu, la Bible est loin de dénier au Dieu
juif tout caractère sexuel humain. Mais en maintenant l’amour sous la
souveraineté de l’époux, et en le protégeant de l’effusion mystique par
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 77

LE CANTIQUE DES CANTIQUES 77

l’établissement de la fugue au centre de l’aspiration amoureuse, le


Cantique donne au judaïsme ce caractère unique d’être la plus érotique
des abstractions, la plus idéale des sensualités. Le Cantique avoue en
somme que c’est le désir sexuel qui est au fondement de l’infini inter-
prétatif dont vont se charger les rabbins. L’interprétation infinie, si elle
constitue la religion juive, serait donc fille de l’amour qui incorpore le
désir sexuel et sensuel.
On a pu démontrer que l’exégèse allégorique du Cantique est introu-
vable avant la destruction du Second Temple. Mais le fait que le livre ait
été rangé dans la bibliothèque de la secte de la mer Morte ne prouve-t-il
pas qu’il a été étudié religieusement avant ?
On peut voir dans le geste de Rabbi-Akiba et de tous ceux qui ont
appuyé l’admission du Cantique au titre de texte sacré, à condition de
lui donner une lecture allégorique, non pas une censure de sa valeur
érotique amoureuse ou lyrique, mais bien le contraire. Une reconnais-
sance de ces implications sexuelles est indispensable à l’exégèse qui les
sous-entend pour les spiritualiser. De ce fait, l’exégèse symbolique
n’est-elle pas un simple aveu de l’infini rhétorique – de la prolifération
métaphorique — aux fondements du discours amoureux ? L’exégèse
symbolique n’est-elle pas l’aveu d’une convergence : celle entre méta-
phore, amour et interprétation à l’infini ?

UNE ÉPOUSE PARLE


© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


Enfin, le Cantique est un dépassement subtil de l’érotique et du philo-
sophisme initiatique grec ou mésopotamien par l’affirmation de la femme :
de l’épouse amoureuse. La Sulamite est la première femme sujet dans
la littérature mondiale. Elle, l’épouse, prend pour la première fois au
monde la parole devant son roi, époux ou Dieu ; pour s’y soumettre, soit.
Mais en amoureuse aimée. C’est elle qui parle dans le texte écrit par
Salomon (il est la trace, elle est la voix), et qui s’égale, dans son amour
légal, nommé, non coupable, à la souveraineté de l’autre. La Sulamite
amoureuse est la première femme souveraine devant son aimé. Hymne
à l’amour du couple, le judaïsme s’affirme ainsi comme une première
libération des femmes. Au titre de sujets souverains : amoureux et parlants.
La Sulamite, par son langage lyrique, dansant, théâtral, par son aventure
conjuguant une soumission à la légalité et la violence de la passion, est
le prototype de l’individu moderne. Sans être reine, telle Esther, elle est
souveraine par son amour et le discours qui le fait être. Sans pathétique
Pardès 32-33 26/06/12 12:33 Page 78

78 LIRE LA BIBLE

et sans tragique. Limpide, intense, divisée, rapide, droite, souffrante,


espérante, l’épouse — une femme — est le premier individu ordinaire
qui, de son amour, devient le premier Sujet au sens moderne du terme.
Faisant état d’une intimité divisée. Malade et cependant souveraine. « Je
suis noire, mais jolie,/fille de Jérusalem,/comme les tentes de
Cédar,/comme les pavillons de Salomon (…) / Il m’a introduite dans une
maison de vin/dont l’enseigne, au-dessus de moi, était Amour !/
Soutenez-moi avec des gâteaux,/réconfortez-moi avec des pommes,/car
je suis malade d’amour :/sa main gauche est sous ma tête/et sa droite
m’enlace… » (Chap. 1, 5 et 11, 4).
Et tout un peuple se vit comme la Sulamite, l’élue de Dieu. Moment
exquis où la foi religieuse se dévoile comme une conception neuve de
liberté, qui est toujours la nôtre : la liberté comme passion érotique et
comme invention rhétorique sans précédent. Après Kant, qui définit la
liberté comme auto-commencement, la psychanalyse nous ramène à cette
liberté du Cantique : comme passion de l’impossible et comme créati-
vité rhétorique. Il nous reste beaucoup à faire pour les élucider. Mais le
Cantique du cantique les a déjà posées : un précurseur encore en avance
sur nous.
Je me considère comme une non-croyante. Mais si le lien à Dieu est
celui du Cantique des cantiques, je suis prête à le partager.


© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)

© In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134)


NOTES
1. Cf. R. Patai Man and Temple in Ancient jewish Myth and Ritual, 2e éd., 1967.
2. Phyllis Trible, «Departriarchalizing in Biblical Interpretation», Journal of the American
Academy of Religion, n° 41, 1973, p. 30-48.
3. Renan, Le Cantique des cantiques, Paris, Calmann-Lévy, 1860.
4. Cf. Gershon D. Cohen, « Le Cantique des cantiques et la mentalité religieuse juive »,
in Les Nouveaux Cahiers, 1974, n° 35, p. 56-66 : conférence à The Samuel Triedland
Lecture, 1966.

Vous aimerez peut-être aussi