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CO-IMMUNITÉ GLOBALE

Penser le commun qui protège


Peter Sloterdijk

Assoc. Multitudes | Multitudes

2011/2 - n° 45
pages 42 à 45

ISSN 0292-0107

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-multitudes-2011-2-page-42.htm
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Pour citer cet article :


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Sloterdijk Peter, « Co-immunité globale » Penser le commun qui protège,
Multitudes, 2011/2 n° 45, p. 42-45. DOI : 10.3917/mult.045.0042
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Co-immunité globale
Penser le commun qui protège
Peter Sloterdijk
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Nous devons au philosophe Hans Jonas la démonstration du fait que la chouette de
Minerve ne prend pas toujours son vol au crépuscule. En remodelant l’impératif caté-
gorique pour en faire un impératif écologique, il a démontré qu’il était possible, pour
l’ère qui est la nôtre, de pratiquer la philosophie sous une forme prospective : « Agis
en sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie
humaine authentique sur la terre ». L’impératif métanoïaque pour le temps présent, qui
intensifie le catégorique pour en faire un impératif absolu, prend ainsi des contours
suffisamment précis. Il exige de nous, et c’est une dure exigence, que nous admettions
la monstruosité de l’universel devenu concret. Il réclame de nous le séjour durable
dans le champ des exigences excessives des improbabilités immenses.

Parce qu’il s’adresse à chacun personnellement, je suis forcé de prendre


son appel pour moi-même, comme si j’étais son unique destinataire. On exige de moi
que je me comporte comme si je pouvais savoir sur-le-champ ce que j’ai à faire dès que
je me conçois comme un agent dans le réseau des réseaux. Je dois à tout instant évaluer
les conséquences de mes faits et gestes sur l’écologie de la société mondiale. Il me sem-
ble même que je doive me ridiculiser en me considérant comme membre d’un peuple
de sept milliards de personnes – et cela bien que ma propre nation soit déjà trop pour
moi. Je dois tenir mon rôle de citoyen du monde, même si je connais à peine mes voi-
sins, même si je néglige mes amis. La plupart de mes nouveaux compatriotes ont beau
rester pour moi hors de portée parce que « l’humanité » ne constitue ni une adresse
valide, ni une dimension que l’on puisse rencontrer : j’ai pourtant la mission d’intégrer
leur présence réelle à ma réflexion, et ce pour chacune de mes opérations personnelles.
Je dois me développer pour devenir un fakir de la coexistence avec tout et avec tous, et
réduire l’empreinte de mon pas dans mon environnement à la trace d’une plume.

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no Spécial Du commun au comme-un

Ce mandat satisfait tout autant au principe de l’exigence excessive que le


faisaient l’imitatio Christi de l’ancienne Europe ou l’idéal indien du moksha. Comme il
n’y a pas de moyen d’échapper à cette exigence, sauf à se réfugier dans l’étourdissement,
la question se pose de savoir si l’on peut présenter un motif rationnel à l’aide duquel
on pourrait franchir le fossé entre l’impératif sublime et l’exercice pratique. Si l’on met
de côté les fantômes de l’universalisme abstrait, on ne peut tirer un tel motif que d’une
réflexion sur l’Immunologie Universelle. Les systèmes immunitaires sont des attentes
de blessure et de lésion incarnées ou institutionnalisées, qui reposent sur la distinction
entre ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger. Alors que l’immunité biologi-
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que se rapporte au niveau de l’organisme individuel, les deux systèmes immunitaires

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sociaux concernent les transactions supra-organismiques, c’est-à-dire les transactions
coopératives, interactives, conviviales, de l’existence humaine : le système solidariste
garantit la sécurité du droit, la prévention existentielle et les sentiments de parenté
au-delà des familles respectives ; le système symbolique garantit la compensation de la
certitude de la mort et la constance des normes par-delà les limites des générations. À
ce niveau-là aussi, la même définition s’applique : la « vie » est la phase de réussite d’un
système immunitaire. Comme les systèmes immunitaires biologiques, le système soli-
dariste et le système symbolique peuvent eux aussi connaître des phases de faiblesse,
voire de presque-échec. Ces phases s’expriment, dans l’expérience que l’homme fait
de lui-même et du monde, sous forme d’une instabilité de la conscience de sa valeur
et d’une incertitude à propos de la charge que peuvent soutenir nos solidarités. Leur
effondrement équivaut à la mort collective.

La caractéristique forte des systèmes de ce type est de ne pas définir ce


qui est propre à l’individu à l’horizon de l’égoïsme organistique, mais de se mettre au
service d’un concept élargi de soi, ethnique ou multiethnique, institutionnel et inter-
générationnel. On comprend ainsi pourquoi les germes évolutionnaires d’un altruisme
animal, qui se manifestent dans la propension naturelle qu’ont les espèces à se repro-
duire et à couver, se prolongent au palier humain pour devenir des altruismes culturels.
L’élément rationnel de cette évolution tient au reformatage à plus grande échelle de ce
qui nous est propre. Dans la mesure où les individus apprennent à se comporter en
agents de leur culture locale, ils sont au service de leur « propre » étendu en acceptant
les coupes faites sur leur « propre » au sens réduit du terme. Ce calcul immunologique
implicite est à la base des sacrifices et des impôts, des manières et des services, des ascè-
ses et des virtuosités. Tous les phénomènes culturels essentiels s’inscrivent dans les jeux
gagnants des unités immunitaires supra-biologiques.

Cette réflexion rend nécessaire une extension du concept d’immunité : dès


que l’on a affaire à des formes de vie auxquelles participe le zoon politikón humain, il faut
compter avec la primauté de l’alliance immunitaire supra-individuelle. Toutes les asso-
ciations sociales de l’histoire, depuis les hordes originelles jusqu’aux empires mondiaux,
sont explicables, du point de vue systémique, comme des structures de co-immunité.
On doit toutefois constater que la distribution des avantages concrets d’immunité dans
des grandes « sociétés » stratifiées a toujours présenté de fortes inégalités. L’inégalité des

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Multitudes45

accès aux possibilités immunitaires a déjà été ressentie de très bonne heure comme la
plus profonde manifestation de « l’injustice ». Elle était ou bien aliénée comme s’il s’agis-
sait d’un destin obscur, ou bien intériorisée comme la conséquence d’une faute obscure.
Au cours des derniers millénaires, seuls des systèmes mentaux supra-ethniques, vulgo
les « religions » supérieures, pouvaient compenser pareille sensation. Ils considéraient
que grâce à des impératifs éminents et des universalisations abstraites des promesses de
salut, les accès aux mêmes possibilités d’immunité symboliques étaient ouverts à tous.

La situation actuelle du monde se distingue par le fait qu’elle ne détient pas


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de structure de co-immunité pour les membres de la « société mondiale ». Au niveau su-

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prême, la solidarité est encore un mot creux. On peut aujourd’hui comme hier lui appli-
quer la devise d’un spécialiste contesté du droit public1 : « Qui dit humanité veut trom-
per ». Le motif en est évident : les unités de solidarité co-immunitaires effectives sont
aujourd’hui comme dans l’ancien temps formatées au niveau familial, tribal, national
et impérial, et depuis peu dans des alliances stratégiques régionales fonctionnant – dans
le cas où elles fonctionnent – conformément aux formats respectifs de la différence
entre le « propre » et l’étranger. Les alliances réussies pour la survie sont en conséquence
particulières jusqu’à nouvel ordre – les « religions mondiales » ne peuvent plus non plus,
conformément à la nature des choses, être plus que des provincialismes à grande échelle.
Même le concept de « monde » est dans ce cadre une expression idéologique, parce qu’il
hypostase le macro-égoïsme de l’Occident et d’autres grandes puissances, et ne décrit
pas la structure concrète de co-immunité de tous les aspirants à la survie sur la scène
globale. Les systèmes particuliers rivalisent toujours les uns avec les autres, selon une
logique qui fait régulièrement des gains immunitaires des uns les pertes immunitaires
des autres. L’humanité ne constitue pas un super-organisme – comme l’affirment trop
hâtivement certains théoriciens du système –, elle n’est jusqu’à nouvel ordre pas plus
qu’un agrégat d’« organismes » de plus haut niveau, qui ne sont encore nullement inté-
grés dans une unité du niveau suprême effectivement opérationnelle.

Toute histoire est une histoire de combats entre des systèmes immunitaires.
Elle est identique à l’histoire du protectionnisme et de l’externalisation. La protection se
rapporte toujours à un Soi local, l’externalisation à un environnement anonyme dont per-
sonne n’assume la responsabilité. Cette histoire couvre la période de l’évolution humaine
au cours de laquelle les victoires du propre ne pouvaient être payées que par la défaite de
l’étranger. Elle est dominée par les saints égoïsmes des nations et des entreprises. Mais parce
que la « société mondiale » atteint le limes et a présenté une fois pour toutes la terre, avec ses
systèmes atmosphériques et biosphériques fragiles, comme le théâtre commun et limité des
opérations humaines, la pratique de l’externalisation se heurte à une frontière absolue. Dès
lors, un protectionnisme du Tout devient l’impératif de la raison immunitaire. La raison
immunitaire globale se situe un palier au-dessus de tout ce qu’ont pu atteindre ses antici-
pations dans l’idéalisme philosophique et dans le monothéisme religieux. Pour cette raison,
l’Immunologie Universelle est le successeur légitime de la métaphysique et la théorie réelle

1 Allusion à Carl Schmitt : on trouve cette phrase dans son livre La Notion de Politique, 1932 (N.d.T.).

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no Spécial Du commun au comme-un

des « religions ». Elle exige que l’on dépasse toutes les distinctions opérées jusqu’ici entre le
« propre » et « l’étranger ». Ainsi s’effondrent les distinctions classiques entre ami et ennemi.
Qui continue sur la ligne des séparations antérieures entre le propre et l’étranger produit
des pertes immunitaires non seulement pour les autres, mais aussi pour soi-même.

L’histoire du « propre » conçu dans un cadre trop petit et de « l’étranger »


trop mal traité touche à sa fin au moment où une structure globale de co-immunité
naît en intégrant avec respect les cultures individuelles, les intérêts particuliers et les so-
lidarités locales. Cette structure prendrait un format planétaire au moment où la terre,
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couverte de réseaux et d’une superstructure d’écumes, serait considérée comme le pro-

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pre, et l’excès d’exploitation dominant jusqu’ici, comme l’étranger. Avec ce tournant,
ce qui est concrètement universel devient opérationnel. Une logique coopérative prend
la place d’un romantisme de la fraternité. L’humanité devient un concept politique. Ses
membres ne sont plus des passagers sur la nef des fous de l’universalisme abstrait, mais
des collaborateurs œuvrant au projet tout à fait concret et discret d’un design immuni-
taire global. Même si le communisme fut d’emblée un conglomérat d’un petit nombre
d’idées justes et d’un grand nombre d’idées fausses, sa part rationnelle – l’idée que les
intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu’à un horizon
d’ascèses coopératives universelles – doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité.
Elle pousse vers une macro-structure des immunisations globales : le co-immunisme. 

Une structure de ce type porte le nom de civilisation. C’est maintenant


ou jamais qu’il faut appréhender les règles de son observance. Elles fourniront le code
des anthropotechniques adaptées à l’existence dans le contexte de tous les contextes.
Vouloir vivre sous l’égide de ces techniques signifierait prendre la résolution d’adopter,
au fil d’exercices quotidiens, les bonnes habitudes de la survie commune.

Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

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