Entetien avec François Jullien
Entetien avec François Jullien
Entetien avec François Jullien
Vincent Citot
2009/1 - n° 31
pages 27 à 36
ISSN 1283-7091
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http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2009-1-page-27.htm
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Entretien avec François Jullien
Vincent Citot
François Jullien : Oui, De l’universel peut être lu comme une réponse à ces
critiques. Mais elles ont été formulées à partir d’une mauvaise lecture de
mon travail. Je n’ai jamais, en effet, constitué un quelconque
différentialisme, ni un essentialisme culturel. Je n’ai pas opposé la Chine à
l’Europe, ni envisagé l’événement culturel sous l’angle de la différence ou
de la comparaison. J’essaye de penser l’écart plutôt que la différence. Et s’il
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ne s’agit de ne pas penser la Chine sous l’angle de la différence, c’est
justement parce que la différence se pense qu’à la mesure de l’identité.
L’écart, lui, met en tension, donc permet un travail réciproque des deux
pôles. Il met en œuvre une logique heuristique plutôt qu’une logique de
connaissance. Je ne considère pas du tout la culture en termes d’essence,
mais bien plutôt en termes de ressource. Les cultures sont autant de
ressources ; la culture se pense au pluriel, et chaque culture ouvre des
possibilités entres lesquelles on peut circuler. Cette circulation n’est pas un
simple exercice de comparaison.
Je ne pars pas d’une altérité de la pensée chinoise par rapport à la
pensée européenne, mais de l’extériorité de l’une par rapport à l’autre, de
son hétérotopie. La pensée chinoise n’est pas Autre, elle est ailleurs. La
Chine est en dehors de l’Europe, historiquement et linguistiquement − à la
différence de l’Inde qui y est rattaché par la langue Cette extériorité est un
donné, qui définit un écart et une hétérotopie que je fais travailler. Quand on
me prête une altérité de principe, c’est que l’on ne n’a pas compris ma
démarche. La pensée chinoise est indifférente à nous, et c’est là l’essentiel.
Il s’agit d’indifférence plutôt que de différence, qui supposerait encore le
terrain commun de la comparaison. Vous faites allusion au petit livre de J.-
F. Billeter (Contre François Jullien), qui ne m’a pas bien lu, en ceci qu’il
veut me rabattre sur la question du Même et de l’Autre, de l’Identité et de la
Différence. Mon problème est au contraire d’être attentif aux écarts, pour les
déployer, de les faire penser, et ainsi d’ouvrir de nouveaux possibles pour la
pensée, entendue comme une ressource.
La comparaison ne peut se faire que dans un cadre donné. Or, la Chine
est hors-cadre. Je ne fais donc pas de la philosophie comparée. Philosopher,
c’est toujours s’écarter. Un philosophe n’est intéressant que dans la mesure
où il s’écarte, où il ouvre un nouveau possible de la pensée. On voudrait
faire de moi un relativiste, du simple fait que je refuse un certain
universalisme. On vous classe toujours soit d’une côté, soit de l’autre. Je
veux sortir de cette alternative, pour ouvrir un autre embranchement.
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F. J. : Je dois préciser un point avant de vous répondre : je ne dis pas qu’il
n’y a pas d’universel dans les autres cultures ; je dis seulement que je n’en
suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr d’emblée, et c’est cela qui pour moi est
essentiel. Ma position, ici, n’est pas métaphysique. Il s’agit pour moi de
remettre en question l’idée que l’universel soit donné, dans une nature
humaine, dans une logique communicationnelle, bref, comme un pré-requis.
Mais vous avez raison, je pars toujours dans mon travail de notions
européennes, pour les remettre en chantier. Je cherche à prendre en compte
une question qui fait débat aujourd’hui, pour dépasser l’alternative de
l’universel mystifié, ignorant de ses origines, et de l’abandon pure et simple
de cette notion. Je veux donc rouvrir le chantier de l’universel − sans
l’abandonner − pour penser au-delà de cette contradiction, et aussi pour
répondre à une sollicitation et une exigence de mon lectorat. D’une certaine
manière, il fallait que “j’y passe”.
Le Ph. : Si la Chine n’a pas conçu cette idée d’universel, dites-vous, parce
qu’elle s’est prise pour le centre du monde : son universalité allait de soi.
Peut-on dire alors que la pensée chinoise, pour des raisons historiques et
sans doute géographiques, a souffert d’un manque d’ouverture à l’Autre, qui
se traduit aussi par un certain traditionalisme ? Inversement, l’Occident,
toujours en contact avec de nouveaux peuples et de nouvelles puissances,
n’est jamais resté cloisonné. L’histoire de la pensée vous semble-t-elle
solidaire de ces considérations historiques et géopolitiques ? Pourrait-on
parler d’un déterminisme de cette « infrastructure » ? Ou bien doit-on
distinguer une “mentalité chinoise” et une “mentalité occidentale”
irréductibles à ces facteurs ?
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valeurs, les penseurs, notamment confucéens, n’envisagent aucune limite à
l’extension de la moralité qu’ils font valoir. Mais ce qui ne s’est pas
explicité, c’est l’exigence universelle.
Si cette explicitation s’est faite en Europe, c’est parce que la culture
européenne avait besoin de l’universel pour trouver une cohérence, qui lui
permette de dépasser la non-cohérence des différents plans à partir desquels
elle s’est constituée. C’est pourquoi j’ai retracé l’histoire de la notion
d’universel en Europe. Non pour faire du Hegel à marche forcée, mais pour
montrer le caractère foncièrement hétérogène de la culture européenne. Elle
est hétérogène, et l’universel permet de servir de clé de voûte pour contenir
cette hétérogénéité. Tandis que la culture chinoise − qui est aussi hétérogène
− n’a pas poussé son hétérogénéité interne à ce point, et donc n’a pas eu
besoin d’expliciter à ce point cette exigence d’universel.
Le Ph. : Vous montrez que les « droits de l’homme », tels que les ont
conçus les européens et tels qu’ils ont inspiré le droit international, gardent
irrémédiablement la marque de leur histoire et de leur culture. Ils ne sont
donc pas, tels quels, exportables. De fait, les pays non-occidentaux résistent
à cette conception européenne de l’individualisme juridique, eux qui se font
souvent une autre conception de la société, de la communauté, de la famille
et de l’individu. Quelle serait votre position à cet égard ? Que l’individu soit
porteur de droits opposables à sa communauté et à l’autorité politique dont il
dépend vous semble-il une valeur « universelle ?
F. J. : Là, vous mettez les pieds dans le plat, si je puis dire ! Mais il faut
bien le faire en effet, car la question est aujourd’hui brûlante. Il faut articuler
deux choses à mon sens : d’une part reconnaître la singularité de
l’avènement de la notion de droits de l’homme. Il me paraît clair et
incontestable que cette notion appartient à une histoire particulière de la
pensée. D’autre part, il faut reconnaître l’exigence universelle de cette
notion de droits de l’homme, son caractère possiblement absolu. Il faut
articlier la singularité de leur avènement et le caractère absolu de leur
exigence.
Concernant le premier point, d’abord, je m’étonne que nous ne l’ayons
pas plus reconnu. La notion de droits de l’homme n’est pas advenue toute
faite. Elle émerge dans un contexte très particulier, qui est celui du
développement de la société, suscitant celui de l’individu. C’est avec la
Entretien avec Philippe Jullien 31
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d’intégration. L’Inde, par exemple, est une culture d’intégration de ce que
nous appelons « l’individu » dans son monde familial, ethnique, cosmique,
etc. En outre, l’Inde ne fait passer aucune frontière radicale entre l’homme
et l’animal, comme nous le faisons en Europe.
Ceci dit, il ne faut pas pour autant renoncer à l’exigence d’universel, et
c’est le second point. Je ne conclus donc pas qu’il faille renoncer aux droits
de l’homme, ni même accepter de les relativiser, comme on le fait à
l’UNESCO. Si l’on relativise tant soit peu les droits de l’homme, il n’y en a
plus, car ils tiennent leur force que de l’absolu qu’ils expriment. La
proposition que j’ai faite est de fonder leur absolu à la fois en tenant compte
de leur radicalité conceptuelle (qui fait apparaître le concept d’homme
comme tel), et en les considérant dans leur puissance de négativité. Les
droits de l’homme ont en effet deux facettes : l’une positive, qui est
l’idéologie des Lumières. Et là, je ne vois pas pourquoi on imposerait aux
autres cultures nos idées particulières, au nom d’une légitimité de principe.
En revanche, je crois à l’autre facette de ces droits, au versant négatif des
droits de l’homme, qui est leur capacité à dire non, non à l’oppression, à
l’intolérable. Là ils font affleurer un inconditionné qui, si on l’exprimait
positivement, redeviendrait conditionné. Cet inconditionné, c’est le cri du
« non ! ».
Tout mon livre est une réflexion sur le négatif. Un des grands
problèmes de notre époque est de penser le négatif fécond, ce que
j’appellerais le « nég-actif », sans le faire basculer dans une dialectique de
réconciliation hégélienne. Penser le négatif comme ressource, comme ce qui
déclôt ce que toute universalité clôt et totalise et dont elle se satisfait.
J’insiste donc sur ce versant négatif des droits de l’homme. Je cherche à
penser l’universel contre l’universalité, le versant négatif des droits de
l’homme contre leur versant positif.
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Olympiques de 2000 à Pékin au nom des droits de l’homme, et on les leur a
donnés huit ans plus tard, non pas parce que les droits de l’homme auraient
progressé, mais parce que l’on ne peut pas faire fi de l’importance
économique de la Chine. Ce qui a frappé les Chinois dans l’attitude des
Français1, c’est qu’ils y ont vu comme une infidélité par rapport au « deal »
que les responsables français et chinois avaient conclu : la France a soutenu
la candidature de la Pékin pour 2008, en échange de quoi la Chine devait
soutenir celle de Paris pour 2012. Elle l’a fait en effet, d’où la surprise des
Chinois devant ces protestations et ces critiques que la France adresse à la
Chine.
D’autre part, c’est un fait historique que la Chine s’est octroyé le Tibet.
On peut appeler cela une occupation. Elle est accompagnée d’une entreprise
de sinisation, qui rencontre de grandes difficultés. Les tibétains n’ont le
choix qu’entre la sinisation (être élevé dans une école chinoise), ou rester
dans une tradition tibétaine, ce qui signifie entrer dans une lamaserie et
devenir moine. Il n’y a pas de tierce possibilité. Le problème est grave. Je
constate et je respecte les grandes indignations contre la Chine, à condition
qu’elles ne soient pas à usage politique personnel, avec des enjeux de
carrière politique. Ma position est la suivante : je revendique les droits de
l’homme au Tibet dans leur versant négatif, qui est de dire non à
l’oppression. Je ne me permets pas de juger du régime politique qu’il
conviendrait de mettre en place au Tibet : une théocratie tibétaine ou un
régime pseudo socialiste chinois. Il n’est pas utile de négocier entre ces
valeurs. Sur le plan positif des droits de l’homme, il n’y a rien à dire, une
fois que l’on a reconnu cette réalité historique de l’occupation du Tibet par
la Chine. Sur le plan négatif des droits de l’homme, en revanche, la
revendication de ces droits au Tibet est pleinement justifiée : il faut dire non
à l’oppression. Ce nom de résistance à la violence est absolument légitime et
inconditionné, transculturel et transhistorique. Ce sont ces droits de
l’homme là que je revendique : ce non de résistance à l’intolérable.
1
Lesquels ont manifesté une très forte opposition au gouvernement chinois dans sa
politique à l’égard du Tibet, lors du passage de la flamme olympique à Paris, en avril
2008.
Entretien avec Philippe Jullien 33
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d’un principe de liberté, un pouvoir de transcender ses conditions ? Diriez-
vous, à la façon de Sartre, que l’homme se définit par cette liberté ?
Pourriez-vous préciser en quoi cette liberté que vous concevez n’est pas un
principe métaphysique ?
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une autre culture : la Chine pense en termes de disponibilité plus que de
liberté. Cette idée pour nous quelque chose de plat, qui renvoie à une sorte
de sous-éthique, alors qu’elle est constitutive de la sagesse en Chine.
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Le Ph. : Voudriez-vous nous dire sur quoi travaillez-vous à présent ? Quels
sont vos prochains thèmes de recherche ? Je vois que vous avez sur votre
bureau La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale de Husserl, cela a-t-il un rapport avec votre prochain
ouvrage ?
F. J. : Oui ! J’ai là un livre, qui est fini mais qui reste à reprendre, et qui
s’intitule L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. C’est pourquoi
Husserl est là, sur ma table. C’est un livre bilan, pour moi. S’il y a un écart
européen, c’est celui d’idéal. C’est un mot que l’on retrouve dans toutes les
langues européennes et qui est dans toutes ces langues le même mot : en
anglais, en allemand, en italien, en espagnol, en russe, etc. Il y a là bien
quelque chose d’européen. On me demande souvent ce qui, à mes yeux, est
véritablement européen. Eh bien voilà : l’idéal est ce qui est proprement
européen. Je ne le trouve pas en chinois − bien sûr, on l’a traduit à l’époque
moderne, fin XIXème siècle. Ce mot fait destin. L’histoire de l’Europe,
quelque part, se boucle : on est à la fin, et on la comprend ainsi d’autant
mieux.
Idéal est un terme platonicien, et je fais à cette occasion une relecture
de Platon. Je ne fais pas un livre sur Platon, mais sur le Platon vu du dehors,
vu de Chine, pour voir comment s’est constitué l’idéalité platonicienne (via
Pythagore, Thalès, et bien d’autres, en amont et en aval de Platon − qui est
ma plaque tournante). J’essaye de sonder les conditions de possibilité de
l’avènement de l’idéalité comme étant un trait marquant de la promotion de
ce qui deviendra la culture européenne. Kant, par exemple, au début de la
« dialectique transcendantale », cherche chez Platon son concept d’« idée ».
L’écart chinois fait paraître cette fécondité européenne du concept d’idéal −
dont on peut aussi penser le coût. La culture chinoise a pensé le
dépassement sans le concept d’idéal. L’idéal chez elle, n’est pas détaché du
vital ; il n’est pas dans la représentation d’un autre plan que celui du vital. Il
n’y a pas de conversion à un autre monde, à un ciel des idées.
Mon livre est le second d’un triptyque, dont le premier était Si parler
va sans dire, et dont le troisième, Quand ne se développe pas l’idée de Dieu,
sera une réflexion sur la célèbre phrase de Pascal : « Moïse ou la Chine ».
Notre pensée en Europe n’a pas cessé de travailler pour ou contre
36 L’Universel
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n’est pas Dieu. Et le Ciel, ils ne se demandent pas s’il existe ! Nos
problèmes ontologiques d’existence n’existent pas. La notion de Dieu, de
Shangdi, qu’a connue la Chine, s’est trouvée mise de côté progressivement
par celle de Ciel. Le Ciel devient nature, ce qui écarte la Chine de la pensée
théologique. Voilà, en peu de mots, sur quoi portent mes prochaines
publications.