Entetien avec François Jullien

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ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS JULLIEN

Vincent Citot

Association Le Lisible et l'Illisible | Le philosophoire

2009/1 - n° 31
pages 27 à 36

ISSN 1283-7091
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http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2009-1-page-27.htm
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Pour citer cet article :


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Citot Vincent, « Entretien avec François Jullien »,
Le philosophoire, 2009/1 n° 31, p. 27-36.
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Entretien avec François Jullien

Vincent Citot

hilosophe et sinologue, François Jullien est professeur à


P l’Université Paris-Diderot et membre de l’Institut universitaire
de France. Il dirige également l’Institut de la pensée
contemporaine. Son œuvre − plus d’une vingtaine d’ouvrages, traduite dans
une vingtaine de pays − s’attache à comprendre les gestes fondateurs de la
pensée occidentale et les orientations essentielles de ce logos, longtemps
considéré comme définissant les principes universels de la rationalité
comme telle. C’est en étudiant d’autres sources possibles de la pensée que
l’on peut saisir la singularité de ce qui était supposé universel. La pensée
chinoise est ce révélateur. Le dernier ouvrage de François Jullien, De
l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures
(Fayard, 2008), se présente ainsi comme une étape importante de la
réflexion de l’auteur sur les rapports de l’Occident et de l’Orient chinois, et
sur les conséquences qu’il convient d’en trier à propos de notre accès à
l’universel.

Le Philosophoire : Monsieur Jullien, votre œuvre se présente comme un


vaste dialogue de la pensée européenne et de la pensée chinoise. Qu’il
s’agisse de rationalité philosophique, de conceptions politiques ou
esthétiques, vous insistez essentiellement sur leurs différences. C’est
d’ailleurs ce “différentialisme” que certains philosophes et sinologues vous
ont reproché. Seriez-vous d’accord pour dire que De l’universel se présente
comme une réponse à cette critique ? S’agit d’un retournement de
perspective s’il est vrai que, cette fois, vous pensez ce qu’il y a par-delà les
différences ?

Le philosophoire, n° 31, 2009, p. 27-36


28 L’Universel

François Jullien : Oui, De l’universel peut être lu comme une réponse à ces
critiques. Mais elles ont été formulées à partir d’une mauvaise lecture de
mon travail. Je n’ai jamais, en effet, constitué un quelconque
différentialisme, ni un essentialisme culturel. Je n’ai pas opposé la Chine à
l’Europe, ni envisagé l’événement culturel sous l’angle de la différence ou
de la comparaison. J’essaye de penser l’écart plutôt que la différence. Et s’il
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ne s’agit de ne pas penser la Chine sous l’angle de la différence, c’est
justement parce que la différence se pense qu’à la mesure de l’identité.
L’écart, lui, met en tension, donc permet un travail réciproque des deux
pôles. Il met en œuvre une logique heuristique plutôt qu’une logique de
connaissance. Je ne considère pas du tout la culture en termes d’essence,
mais bien plutôt en termes de ressource. Les cultures sont autant de
ressources ; la culture se pense au pluriel, et chaque culture ouvre des
possibilités entres lesquelles on peut circuler. Cette circulation n’est pas un
simple exercice de comparaison.
Je ne pars pas d’une altérité de la pensée chinoise par rapport à la
pensée européenne, mais de l’extériorité de l’une par rapport à l’autre, de
son hétérotopie. La pensée chinoise n’est pas Autre, elle est ailleurs. La
Chine est en dehors de l’Europe, historiquement et linguistiquement − à la
différence de l’Inde qui y est rattaché par la langue Cette extériorité est un
donné, qui définit un écart et une hétérotopie que je fais travailler. Quand on
me prête une altérité de principe, c’est que l’on ne n’a pas compris ma
démarche. La pensée chinoise est indifférente à nous, et c’est là l’essentiel.
Il s’agit d’indifférence plutôt que de différence, qui supposerait encore le
terrain commun de la comparaison. Vous faites allusion au petit livre de J.-
F. Billeter (Contre François Jullien), qui ne m’a pas bien lu, en ceci qu’il
veut me rabattre sur la question du Même et de l’Autre, de l’Identité et de la
Différence. Mon problème est au contraire d’être attentif aux écarts, pour les
déployer, de les faire penser, et ainsi d’ouvrir de nouveaux possibles pour la
pensée, entendue comme une ressource.
La comparaison ne peut se faire que dans un cadre donné. Or, la Chine
est hors-cadre. Je ne fais donc pas de la philosophie comparée. Philosopher,
c’est toujours s’écarter. Un philosophe n’est intéressant que dans la mesure
où il s’écarte, où il ouvre un nouveau possible de la pensée. On voudrait
faire de moi un relativiste, du simple fait que je refuse un certain
universalisme. On vous classe toujours soit d’une côté, soit de l’autre. Je
veux sortir de cette alternative, pour ouvrir un autre embranchement.

Le Ph. : Dans le chapitre VIII de De l’universel, vous vous demandez si la


question de l’universel s’est posée dans d’autres cultures que la culture
occidentale. Vous constatez que ce n’est pas le cas : seul l’Occident en a
forgé le concept. Certes, vous montrez que la conception occidentale de
l’universel a une histoire, une genèse, qu’elle s’est toujours attachée à
Entretien avec Philippe Jullien 29

occulter. De fait, l’Occident a conçu un universel mystifié, fondé sur


l’ignorance de sa propre historicité et sur l’ignorance des autres cultures.
Pourtant, vous ne rejetez pas l’idée d’universel en tant que telle. Alors, le
fait que vous-même vous vous interrogiez à son propos signifie-t-il que vous
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F. J. : Je dois préciser un point avant de vous répondre : je ne dis pas qu’il
n’y a pas d’universel dans les autres cultures ; je dis seulement que je n’en
suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr d’emblée, et c’est cela qui pour moi est
essentiel. Ma position, ici, n’est pas métaphysique. Il s’agit pour moi de
remettre en question l’idée que l’universel soit donné, dans une nature
humaine, dans une logique communicationnelle, bref, comme un pré-requis.
Mais vous avez raison, je pars toujours dans mon travail de notions
européennes, pour les remettre en chantier. Je cherche à prendre en compte
une question qui fait débat aujourd’hui, pour dépasser l’alternative de
l’universel mystifié, ignorant de ses origines, et de l’abandon pure et simple
de cette notion. Je veux donc rouvrir le chantier de l’universel − sans
l’abandonner − pour penser au-delà de cette contradiction, et aussi pour
répondre à une sollicitation et une exigence de mon lectorat. D’une certaine
manière, il fallait que “j’y passe”.

Le Ph. : Si la Chine n’a pas conçu cette idée d’universel, dites-vous, parce
qu’elle s’est prise pour le centre du monde : son universalité allait de soi.
Peut-on dire alors que la pensée chinoise, pour des raisons historiques et
sans doute géographiques, a souffert d’un manque d’ouverture à l’Autre, qui
se traduit aussi par un certain traditionalisme ? Inversement, l’Occident,
toujours en contact avec de nouveaux peuples et de nouvelles puissances,
n’est jamais resté cloisonné. L’histoire de la pensée vous semble-t-elle
solidaire de ces considérations historiques et géopolitiques ? Pourrait-on
parler d’un déterminisme de cette « infrastructure » ? Ou bien doit-on
distinguer une “mentalité chinoise” et une “mentalité occidentale”
irréductibles à ces facteurs ?

F. J. : Je récuse totalement la notion de prédétermination ou de


détermination Puisque j’envisage les cultures en termes de ressource, je ne
pense pas la détermination, mais la fécondation, l’exploitation de ressources.
Les pensées exploitent des ressources. J’ai en tête le beau chapitre de
Deleuze intitulé « Géophilosophie » (dans Qu’est-ce que la philosophie) : il
est clair que la façon dont la mer pénètre de toutes parts dans l’espace grec a
joué dans la circulation des idées grecques, et a joué aussi dans la
constitution de ces idées elles-mêmes.
Ce qui m’a paru intéressant dans le cas chinois, ce n’est pas que la
Chine aurait ignoré l’idée d’universel, c’est qu’elle n’a pas eu besoin de la
30 L’Universel

concevoir et de l’expliciter. Cela vaut aussi bien pour l’universalité logique


que pour l’universalité des valeurs − distinction utile par ailleurs. Il y a dans
la pensée chinoise une exigence de généralité, avec des modalités
d’expressions conceptuelles, mais qui n’a pas été construite comme
instrument de la pensée. Le rôle du concept, à titre de généralité servant
d’outil, n’a pas été explicité comme il l’a été du côté grec. Concernant les
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valeurs, les penseurs, notamment confucéens, n’envisagent aucune limite à
l’extension de la moralité qu’ils font valoir. Mais ce qui ne s’est pas
explicité, c’est l’exigence universelle.
Si cette explicitation s’est faite en Europe, c’est parce que la culture
européenne avait besoin de l’universel pour trouver une cohérence, qui lui
permette de dépasser la non-cohérence des différents plans à partir desquels
elle s’est constituée. C’est pourquoi j’ai retracé l’histoire de la notion
d’universel en Europe. Non pour faire du Hegel à marche forcée, mais pour
montrer le caractère foncièrement hétérogène de la culture européenne. Elle
est hétérogène, et l’universel permet de servir de clé de voûte pour contenir
cette hétérogénéité. Tandis que la culture chinoise − qui est aussi hétérogène
− n’a pas poussé son hétérogénéité interne à ce point, et donc n’a pas eu
besoin d’expliciter à ce point cette exigence d’universel.

Le Ph. : Vous montrez que les « droits de l’homme », tels que les ont
conçus les européens et tels qu’ils ont inspiré le droit international, gardent
irrémédiablement la marque de leur histoire et de leur culture. Ils ne sont
donc pas, tels quels, exportables. De fait, les pays non-occidentaux résistent
à cette conception européenne de l’individualisme juridique, eux qui se font
souvent une autre conception de la société, de la communauté, de la famille
et de l’individu. Quelle serait votre position à cet égard ? Que l’individu soit
porteur de droits opposables à sa communauté et à l’autorité politique dont il
dépend vous semble-il une valeur « universelle ?

F. J. : Là, vous mettez les pieds dans le plat, si je puis dire ! Mais il faut
bien le faire en effet, car la question est aujourd’hui brûlante. Il faut articuler
deux choses à mon sens : d’une part reconnaître la singularité de
l’avènement de la notion de droits de l’homme. Il me paraît clair et
incontestable que cette notion appartient à une histoire particulière de la
pensée. D’autre part, il faut reconnaître l’exigence universelle de cette
notion de droits de l’homme, son caractère possiblement absolu. Il faut
articlier la singularité de leur avènement et le caractère absolu de leur
exigence.
Concernant le premier point, d’abord, je m’étonne que nous ne l’ayons
pas plus reconnu. La notion de droits de l’homme n’est pas advenue toute
faite. Elle émerge dans un contexte très particulier, qui est celui du
développement de la société, suscitant celui de l’individu. C’est avec la
Entretien avec Philippe Jullien 31

montée de la bourgeoisie, et avec l’émancipation sociale qui en a été la


conséquence, que l’individu s’est affirmé et a revendiqué ses droits. Il me
semble clair que d’autres cultures, qui n’ont pas favorisé le développement
de la notion de l’individu, se trouvent à l’écart de cette notion de droits de
l’homme. Je distingue ainsi la culture européenne, qui est une culture
d’émancipation (et donc d’émancipation de l’individu), des cultures
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d’intégration. L’Inde, par exemple, est une culture d’intégration de ce que
nous appelons « l’individu » dans son monde familial, ethnique, cosmique,
etc. En outre, l’Inde ne fait passer aucune frontière radicale entre l’homme
et l’animal, comme nous le faisons en Europe.
Ceci dit, il ne faut pas pour autant renoncer à l’exigence d’universel, et
c’est le second point. Je ne conclus donc pas qu’il faille renoncer aux droits
de l’homme, ni même accepter de les relativiser, comme on le fait à
l’UNESCO. Si l’on relativise tant soit peu les droits de l’homme, il n’y en a
plus, car ils tiennent leur force que de l’absolu qu’ils expriment. La
proposition que j’ai faite est de fonder leur absolu à la fois en tenant compte
de leur radicalité conceptuelle (qui fait apparaître le concept d’homme
comme tel), et en les considérant dans leur puissance de négativité. Les
droits de l’homme ont en effet deux facettes : l’une positive, qui est
l’idéologie des Lumières. Et là, je ne vois pas pourquoi on imposerait aux
autres cultures nos idées particulières, au nom d’une légitimité de principe.
En revanche, je crois à l’autre facette de ces droits, au versant négatif des
droits de l’homme, qui est leur capacité à dire non, non à l’oppression, à
l’intolérable. Là ils font affleurer un inconditionné qui, si on l’exprimait
positivement, redeviendrait conditionné. Cet inconditionné, c’est le cri du
« non ! ».
Tout mon livre est une réflexion sur le négatif. Un des grands
problèmes de notre époque est de penser le négatif fécond, ce que
j’appellerais le « nég-actif », sans le faire basculer dans une dialectique de
réconciliation hégélienne. Penser le négatif comme ressource, comme ce qui
déclôt ce que toute universalité clôt et totalise et dont elle se satisfait.
J’insiste donc sur ce versant négatif des droits de l’homme. Je cherche à
penser l’universel contre l’universalité, le versant négatif des droits de
l’homme contre leur versant positif.

Le Ph. : La Chine est actuellement en conflit avec les tibétains


revendiquant, si ce n’est leur indépendance, du moins plus de liberté et de
reconnaissance. La communauté internationale se saisit de l’occasion pour
poser le problème en terme de « droit de l’homme » et de « démocratie ».
Sachant qu’il s’agit là encore de deux concepts occidentaux, comment
pensez-vous qu’il puisse être légitimés sur la scène chinoise ?
32 L’Universel

F. J. : Je suis allé il y a quinze jours à Pékin pour m’entretenir de cette


question avec les autorités chinoises, et je n’entends pas me défiler devant
cette question essentielle. C’est d’ailleurs une expérience intéressante pour
un philosophe de faire partie d’une délégation politique, et d’aller parler à
des hommes politiques. Mais il ne faut pas être hypocrite ni dupe concernant
la question des droits de l’homme en Chine. On a refusé les Jeux
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Olympiques de 2000 à Pékin au nom des droits de l’homme, et on les leur a
donnés huit ans plus tard, non pas parce que les droits de l’homme auraient
progressé, mais parce que l’on ne peut pas faire fi de l’importance
économique de la Chine. Ce qui a frappé les Chinois dans l’attitude des
Français1, c’est qu’ils y ont vu comme une infidélité par rapport au « deal »
que les responsables français et chinois avaient conclu : la France a soutenu
la candidature de la Pékin pour 2008, en échange de quoi la Chine devait
soutenir celle de Paris pour 2012. Elle l’a fait en effet, d’où la surprise des
Chinois devant ces protestations et ces critiques que la France adresse à la
Chine.
D’autre part, c’est un fait historique que la Chine s’est octroyé le Tibet.
On peut appeler cela une occupation. Elle est accompagnée d’une entreprise
de sinisation, qui rencontre de grandes difficultés. Les tibétains n’ont le
choix qu’entre la sinisation (être élevé dans une école chinoise), ou rester
dans une tradition tibétaine, ce qui signifie entrer dans une lamaserie et
devenir moine. Il n’y a pas de tierce possibilité. Le problème est grave. Je
constate et je respecte les grandes indignations contre la Chine, à condition
qu’elles ne soient pas à usage politique personnel, avec des enjeux de
carrière politique. Ma position est la suivante : je revendique les droits de
l’homme au Tibet dans leur versant négatif, qui est de dire non à
l’oppression. Je ne me permets pas de juger du régime politique qu’il
conviendrait de mettre en place au Tibet : une théocratie tibétaine ou un
régime pseudo socialiste chinois. Il n’est pas utile de négocier entre ces
valeurs. Sur le plan positif des droits de l’homme, il n’y a rien à dire, une
fois que l’on a reconnu cette réalité historique de l’occupation du Tibet par
la Chine. Sur le plan négatif des droits de l’homme, en revanche, la
revendication de ces droits au Tibet est pleinement justifiée : il faut dire non
à l’oppression. Ce nom de résistance à la violence est absolument légitime et
inconditionné, transculturel et transhistorique. Ce sont ces droits de
l’homme là que je revendique : ce non de résistance à l’intolérable.

1
Lesquels ont manifesté une très forte opposition au gouvernement chinois dans sa
politique à l’égard du Tibet, lors du passage de la flamme olympique à Paris, en avril
2008.
Entretien avec Philippe Jullien 33

Le Ph. : Vous proposez une conception très novatrice de l’universel comme


dynamisme et puissance de transcendance. L’universel n’est rien de positif,
il est seulement une « force d’appel » créatrice, ou, comme vous le rappelez
à l’instance, une capacité de résistance à l’oppression ou à la clôture
totalisatrice. C’est ce qui, selon vous définit « l’humain ». Comment faut-il
exactement concevoir ce principe de dépassement ? Diriez-vous qu’il s’agit
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d’un principe de liberté, un pouvoir de transcender ses conditions ? Diriez-
vous, à la façon de Sartre, que l’homme se définit par cette liberté ?
Pourriez-vous préciser en quoi cette liberté que vous concevez n’est pas un
principe métaphysique ?

F. J. : Je promeus la catégorie de l’humain à l’opposé de celle de l’homme.


Une définition de l’Homme serait nécessairement idéologique, et
insatisfaisante. Ce que j’appelle l’humain est ce qui marque un écart par
rapport à l’évolution du vivant. Un écart qui est ressource, et pour lequel la
notion d’universel reste importante : un universel comme principe
régulateur, permettant de déployer les ressources de l’humain, plutôt qu’une
universalité donnée d’emblée. Je refuse un certain humanisme reposant sur
un universel constitutif et préalable, et je revendique un universel à titre de
principe régulateur conduisant la recherche et la réflexion.
Le mot liberté est un grand philosophème européen : la liberté est la
valeur européenne par excellence. Et je ne suis pas sûr qu’elle fasse pont
avec les autres cultures. Il me paraît assez clairement que cette notion n’est
pas transculturelle. Je ne me départis en rien de la notion de liberté, mais je
me demande si elle n’est pas tellement marquée par l’histoire de la
philosophie européenne qu’elle rendrait confuse la compréhension d’autres
cultures à sa lumière. Les gens me disent : « la liberté est une notion que
l’on retrouve partout ». Est-ce alors un universel notionnel ou pas ? Je n’en
suis pas sûr. Ce n’est pas évident d’emblée, surtout si je pense à la Chine.
Dès lors qu’elle n’est pas évidente, mais sujette à caution, la notion de
liberté ne peut plus servir d’universel parachuté.
Ce qui est à l’origine de la notion de liberté chez les Grecs est leur
rapport à la menace des « barbares » et des grands rois conquérants. Or, il
n’y a pas en Chine l’équivalent de cette menace : pas de Darius ou de
Xerxès qui auraient pesé sur l’espace chinois. Je reviens ainsi sur votre
question du rapport de la pensée à la géographie. Il n’y a pas non plus de
« cité » en Chine, donc pas davantage l’idée de liberté comme participation
politique qui accompagne cette organisation. Le rapport du prince et du
peuple n’a jamais été mis en question. L’organisation politique chinoise est
toute autre que celle des lois fondatrices de liberté telles qu’on les trouve en
Grèce. Voilà pour le conditionnement historique.
Cela ne relativise en rien l’exigence de liberté, mais ça en montre la
singularité. Il en va de la liberté comme des droits de l’homme : il faut
34 L’Universel

articuler ce qui en elle relève d’un événement singulier, et ce qui est


universel. Or, dans la culture chinoise, chez les taoïstes et aussi chez les
confucéens, ce n’est pas tant la liberté qui est en jeu, que la disponibilité. Le
sage est celui qui est disponible, qui reste ouvert au divers, qui fait ce que la
situation exige qu’il fasse, celui qui est en phase avec l’évolution des
choses. Il ne faut donc pas se hâter de transposer un terme européen dans
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une autre culture : la Chine pense en termes de disponibilité plus que de
liberté. Cette idée pour nous quelque chose de plat, qui renvoie à une sorte
de sous-éthique, alors qu’elle est constitutive de la sagesse en Chine.

Le Ph. : Dans certains passages, vous semblez penser cette puissance de


dépassement et dans notre humanité en terme intellectualiste :
« l’intelligence est bien cette ressource commune », dites-vous (p. 216). « Il
faut circuler entre les intelligences diverses pour promouvoir à travers elles
une commune intelligence » (p. 258). En quoi cette « intelligence » se
distingue-t-elle d’une raison universelle ? En quoi consiste-t-elle au juste ?

F. J. : Les notions qui, à mon sens, permettent véritablement un dialogue


entre les cultures sont plutôt de cohérence et d’intelligible. Ce sont celles
qui me servent d’appui pour circuler entre les cultures. Les notions de
liberté et de raison, elles, sont trop marquées par l’histoire européenne. Sans
vouloir abandonner la raison européenne, je crois qu’il faut la rouvrir à
d’autres possibles, la remettre en chantier. Par contre, quoique je lise, je
pense qu’il y a de la cohérence interne, qui crée de l’intelligibilité. Il y a un
commun de l’intelligible, qui est proprement un transcendantal.
L’intelligence est la faculté de circuler entre des intelligibilités diverses et
de les faire communiquer. Cette faculté n’est pas finie, arrêtée : elle est en
essor, en déploiement. Il faut la promouvoir comme capacité à faire
communiquer les intelligibilités dans le commun de l’intelligible.
L’humain, c’est cette intelligence en procès, en devenir, comme acte de
déploiement de l’intelligible. Je ne veux tomber ni dans l’universalisme
facile, ni dans le relativisme paresseux. Je dois donc fixer les conditions du
transcendantal au sens kantien, et je place ce transcendantal dans cet a priori
de l’intelligible : toute culture est intelligible de droit et a priori. C’est le
« sens commun » kantien, qu’il développe dans la Critique de la faculté de
juger, qui est un sens commun transcendantal. Mais Kant ne pense que le
sujet transcendantal, et n’a pas songé au sujet culturel ; il ignore que nous
pensons et parlons en langue. Je critique Kant sur ce point, mais je le rejoins
dans l’idée du « principe régulateur », et dans celle du transcendantal
comme le principe d’intelligibilité des cultures.
Je ne pouvais pas affronter la question de l’universel dans traverser
Kant. Certes, je ne peux pas reprocher à Kant de ne pas connaître
l’ouverture aux autres cultures que nous connaissons. Il y a un véritable
Entretien avec Philippe Jullien 35

changement d’époque et un élargissement de la pensée européenne


aujourd’hui. Le monde s’est ouvert, et la raison européenne s’est rendue
compte de son hégémonisme, c’est-à-dire au fond de son impérialisme. En
même temps, il y a quelque chose qui peut servir dans l’effort que Kant a
fait pour penser le transcendantal. Cela peut servir “à nouveaux frais”, et ce
sont ces “nouveaux frais” que je voulais faire apparaître.
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Le Ph. : Voudriez-vous nous dire sur quoi travaillez-vous à présent ? Quels
sont vos prochains thèmes de recherche ? Je vois que vous avez sur votre
bureau La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale de Husserl, cela a-t-il un rapport avec votre prochain
ouvrage ?

F. J. : Oui ! J’ai là un livre, qui est fini mais qui reste à reprendre, et qui
s’intitule L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. C’est pourquoi
Husserl est là, sur ma table. C’est un livre bilan, pour moi. S’il y a un écart
européen, c’est celui d’idéal. C’est un mot que l’on retrouve dans toutes les
langues européennes et qui est dans toutes ces langues le même mot : en
anglais, en allemand, en italien, en espagnol, en russe, etc. Il y a là bien
quelque chose d’européen. On me demande souvent ce qui, à mes yeux, est
véritablement européen. Eh bien voilà : l’idéal est ce qui est proprement
européen. Je ne le trouve pas en chinois − bien sûr, on l’a traduit à l’époque
moderne, fin XIXème siècle. Ce mot fait destin. L’histoire de l’Europe,
quelque part, se boucle : on est à la fin, et on la comprend ainsi d’autant
mieux.
Idéal est un terme platonicien, et je fais à cette occasion une relecture
de Platon. Je ne fais pas un livre sur Platon, mais sur le Platon vu du dehors,
vu de Chine, pour voir comment s’est constitué l’idéalité platonicienne (via
Pythagore, Thalès, et bien d’autres, en amont et en aval de Platon − qui est
ma plaque tournante). J’essaye de sonder les conditions de possibilité de
l’avènement de l’idéalité comme étant un trait marquant de la promotion de
ce qui deviendra la culture européenne. Kant, par exemple, au début de la
« dialectique transcendantale », cherche chez Platon son concept d’« idée ».
L’écart chinois fait paraître cette fécondité européenne du concept d’idéal −
dont on peut aussi penser le coût. La culture chinoise a pensé le
dépassement sans le concept d’idéal. L’idéal chez elle, n’est pas détaché du
vital ; il n’est pas dans la représentation d’un autre plan que celui du vital. Il
n’y a pas de conversion à un autre monde, à un ciel des idées.
Mon livre est le second d’un triptyque, dont le premier était Si parler
va sans dire, et dont le troisième, Quand ne se développe pas l’idée de Dieu,
sera une réflexion sur la célèbre phrase de Pascal : « Moïse ou la Chine ».
Notre pensée en Europe n’a pas cessé de travailler pour ou contre
36 L’Universel

l’existence de Dieu. Mais je n’ai jamais vu un Chinois de Chine se poser la


question de l’existence de Dieu.

Le Ph. : Les Chinois parlent du « Ciel », le Shangdi.

F. J. : Oui, la Chine a connu cette notion de Ciel au départ, mais le « Ciel »


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n’est pas Dieu. Et le Ciel, ils ne se demandent pas s’il existe ! Nos
problèmes ontologiques d’existence n’existent pas. La notion de Dieu, de
Shangdi, qu’a connue la Chine, s’est trouvée mise de côté progressivement
par celle de Ciel. Le Ciel devient nature, ce qui écarte la Chine de la pensée
théologique. Voilà, en peu de mots, sur quoi portent mes prochaines
publications.

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