Jean-Luc Godard

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Jean-Luc Douin: Je viens de tomber sur

un gros titre en première pase de Libé-


Où il est question de Prénom c'est qu'il n'y a pas de producteur. Ils
ont un nomme cultivé, Toscan du
ration : « Le Dieu dollar fatt ce_qui lui
plaît ». Le dollar vole, en effet, de
Carmen, qui vient de sortir en Plantier. Mais ils n'ont pas de produc-
teur.
record en record, à la grande surprise salles, mais aussi de Ta)bot et Claude-Marie Trémois: Vous , l'artiste
des agents de change qui sont dans solitaire, vous aimeriez être supervisé
l'incapacité d'expliquer Te phénomène. du dollar, de Charles leTémé- par un marchand de soupe ?
L 'administration américaine estime
que ce n'est pas le billet vert qui monte, raire et du basket-bali. Où le Jean-Luc Godard: Mon rêve a tou-
jours été de tourner à Hollywood .. .
mais que ce sont les autres monnaies qui
baissent. L 'explication reste-t-elle va-
cinéma est décrit comme une Quand j'ai vu ce gu'étaitHollywood .. .
je n'aurais jamais pu. Je n'aurais ja-
lable si on remplace Dollar par Go- idée du paradis et Christine mais accepté de vivre la vie que devait
dard ? Est-ce votre cinéma qui monte vivre Preminger à l'époque... En
ou celui des autres qui baisse ? Ockrent comme une crimi- même temps, il y a quelque chose
Jean-Luc Godard: Oh , moi, je baisse qu'on n'a Jamais retrouvé: se voir ,
avec tout le monde. Si on a pu faire ce nelle. Où Godard se plaint de parler des films. Fellini m'a dit, l'année
qu'on a pu faire , à l'époque de la
Nouvelle Vague, c'est parce que la
la sinistrose, des fonction- dernière, q_ue Les Nuits de Cabiria
avait été frut contre Carlo Ponti , pas
nullité des autres était une forme d'ar-
rogance. Mais aujourd'hui! Si Boisset
naires, des techniciens, des avec lui. J'ai dit: « Oui, mais sans Ponti
tu ne l'aurais pas fait! »
ou Delon étaient moins mauvais, moi acteurs et de la disparition de Les films gue je fais en ce moment
je serais meilleur que je ne suis ! sont imagines avec Alain Sarde. Je
Joshka Schidlow : D'où vient la crise ? la bonne .humeur sur les n'apporte pas un scénario pour lequel il
Jean-Luc Godard : On ne sait plus
parler de l'essentiel. L'affaire Talbot
plateaux. Il parlera à bâtons se met à chercher de l'argent : nous y
réfléchissons ensemble. Après , hélas ,
est symptomatique. Tout à coup, on
dit: ça va mal. Mais ni le directeur de
rompus. li aime bien la provo- il est absorbé par d'autres trucs .. .
l'esprit de petite entreprise a disparu ,
l'usine, ni le gouvernement, ni les cation et ne mâche pas ses d!lfls le cinéma. Il a fa!Ju que je de-
· ouvriers ne parlent de l'objet qu'ils VIenne mon propre entrepreneur.
fabriquent . ils parlent des bénéfices, mots. Mais décrit le cinéma Mais les producteurs de cinéma, ce
de la sécurité de l'emploi, mais jamais
de l'objet, c'est-à-dire la voiture. C'est comme une idée du Paradis. n'est rien. Dans les médias, c'est pire.
Les gens n'en font qu'à leur tête!
comme s'il n'existait pas. Alors .. . le le faire. On s'aperçoit d'ailleurs, par- J oshka Schidlow: C'est pourtant l e
pont s'effondre. Et les gens continuent fois, qu'après avoir fait le brouillon de règne de l'image ...
à vouloir traverser d'une rive à l'autre l'objet, ce n'est plus la peine de le Jean-Luc Godard: On en montre
alors qu 'il n'y a plus de pont. Qui en a construire. On ne peut fabriquer quel- beaucoup, mais c'est comme si on ne
besoin de cette Talbot? Personne ... que chose que quand on est deux. Tous montrait rien. Tout s'annule. C'est
Jean-Luc Douin: Vous ne parlez ja- les grands films ont été réalisés grâce à comme un film publicitaire de 10 se-
mais de votre « objet » ? une alliance avec la production. n faut condes qui passerait pendant 10 heures
Jean-LucGodard: LaforcedelaNou- donc trouver une personne à qui par- de suite. On montre des photos , des
velle Vague, elle est là. On parlait des Ier. Ça a fonctionné comme cela à documents, mais ce n'est pas comme
films avant d'en faire. On parlait du Hollywood . Le grand producteur de cela qu'il faut les montrer. On en voit
pont avant de pouvoir passer d'une l'Histoire du cinéma, c'est Irving Thal- tellement qu'on ne les voit plus. Il
rive à l'autre. Decrire l'objet, c'est déjà berg. Un des drames de Gaumont. faudrait les montrer, les enlever, les

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Jean-Luc Godard : '' ]e m'amuse moins à toumer les films, j'essaye donc de m'amuser devant la caméra "·

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remettre. Pourquoi la presse existe+ propre film ne vous pose pas comme
elle encore? Parce qu'on a besoin une star?
d'opinions. Et la télévision , c'est le Jean-Luc Godard: Les ~ens qui ne
règne de la non-opinion. savent pas quelle tête j'at ne peuvent
Gilbert Salachas: L es gens qui travail- pas se rendre compte. En fait, je
lent à la télévision obéissent aux lois de regrette beaucoup la disparition des
la télévision. comédiens secondaires : les Marcel
Jean-Luc Godard: La télévision obéit Pérès, Julien Carette, Marcel Léves-
aux lois de l'image. Il faut occuper que ... c'est un type comme cela qui
l'écran . C'est une économie de dé- aurait dû jouer le rôle du cinéaste.
penses. Ça ne rapporte rien. Ce n'est Jean-Luc Douin: L'avoir joué vous-
pas fait pour etre regardé. C'est m ême correspond à un besoin. Un
comme Talbot: on n'a plus besoin de premier pas vers un rôle principal dans
fabriquer des voitures. On protège un prochain film ?
l'emploi. C'est une perversion. Ce Jean-Luc Godard : J'y pense. Avec
qu'il faut , c'est connattre les besoins. Anne-Marie Miéville, nous avons en-
Mais là encore, on n'en parle plus. vie de proposer un projet à Maurice
Claude-Marie Trémois: Parlons-en! Pialat. J'y JOuerais avec Pialat, et elle
Jean-Luc Godard: Un homme , au- ferait la mise en scène. Mais je suis
jourd'hui , qu'est-ce qu'il veut? Une humble. Quand je vois Jacques Ville-
maison, une propriété, une voiture, un ret, par exemple. Quand on joue un
bateau . un tenrus ... Une fois qu'on a personnage comique, il faut avoir une
ça, moi, je me dis: Ben ... j'en veux pas grande habileté avec son corps. Moi je
deux ! Pourquoi deux maisons, deux mission 7 sui 7' tout le monde attend voudrais faire rire, et il y a quelque
courts de tennis ... ? Bon, deux à la que vous fassiez un numéro Godard .. . chose qui me manque .
rigueur, pour pouvoir prêter aux co- Jean-Luc Godard: Peut-être bien ! Je Jean-Luc Douin: Dans votre film, vous
pains, avoir l'arr riche ... Mais trois 1Or viens faire quelques tours de magie. En portez unlivresur Bus ter Keaton sous le
les gens gagnent plus ~ue ce dont ils ont tout cas, ça ne m'a pas réussi. Parce bras. C'est lui votre modèle?
besoin . Et si on fait l addition de tous qu'après, je devais faire un truc avec Jean-Luc Godard: J'aurais mieux
les besoins , c'est moins élevé que l'ad- Christine Ockrent, pour le lancement aimé Harry Langdon, ou plutôt Stan
dition de toutes les recettes . Il reste du film , et elle a eu peur. Elle m'a Laurel... Mais je n'ai pas trouvé de
beaucoup d'argent. annulé. Si j'y avais pensé, j'aurais livre.
.Claude-MarieTrémois: Vous êtes sûr? mieux manœuvré. Claude-Marie Trémois : D'où vient ce
Jean-Luc Godard: Absolument ! Et il Pierre Murat: Vous trouvez cela bien besoin d'être acteur, subitement?
y a une partie des gens qui gardent la qu'une star, Godard ou Montand, Jean-Luc Godard: Quand on prépare
richesse , mais pas pour se payer un vienne faire le guru à la télé ? un film , on dépense beaucoup d'ener-
troisième tennis, pour jouer tout seul Jean-Luc Godard: C'est bien d'avoir gie, mais il y a aussi un côté bon enfant.
avec la richesse. Et ça aboutit à des des choses à dire, et de venir le dire. C'est une partie de rigolade. Et puis
catastrophes comme le Moyen-Age Mais Montand, il ferait mieux d'être brutalement, au moment du tournage,
n'en a pas connues. un peu plus sincère dans ses films . Et le sérieux reprend ses droits. Quelque
Jean-Luc Douin: Et le cinéma? ses films, au fond, qu'est-ce que ça chose de la bonne humeur de l'éqmpe
Jean-Luc Godard : C'est auss1 une éco- change? A la rigueur, ça marche une se perd. Ça m'étonne. Avec la Nou-
nomie de dépenses. Si on additionne fois : les colonels grecs sont virés après velle Vague, nous avions voulu renver-
toutes les dépenses des films depuis dix Z. .. et encore ! Ils sont remplacés par ser tout cela - le côté sinistre de
ans, on s'aperçoit • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Delannoy - en se
que jamais tout ce voulant sardoni-
Mo~
11
qui a été dépensé
ne se ra rem- je voudrais bien ques , rigolards.
J'avais déjà été un
boursé. Moi, j'es-
saye de parler des
besoins. Quel be-
l111re rire el il y 11 peu acteur autre-
fois, dans les courts
métrages d'Eric
soin a-t-on de faire
des films ? J'en suis
quelque chose qui me manque " Rohmer. Aujour-
d'hui, je m'amuse
toujours à ce qu'on moins à tourner les
avait dit au moment de la Nouvelle des dictateurs turcs. Mais a~rès ... Au films, j'essaye donc de m'amuser de-
Vague: faire des films vous permet de moment où il tourne LA veu, les vant la caméra.
connaître la vie partout, tou~ le temps , Russes envahissent la Tchécoslova- GilbertSalachas: Comment expliquez-
d'une manière souvent assez dure, quie. Et Montand est responsable de vous cette disparition de la bonne hu-
mais gaie aussi. Le cinéma est amour cela. meur sur les plateaux ?
de sot, amour de la vie , amour des Gilbert Salachas: Comme tout le Jean-Luc Godard: C'est la faute du
hommes sur la terre .. . D'une certaine monde! C.N.C., de l'avance sur recettes, de la
façon, c'esttrèsévan~élique. C'est une Jean-Luc Godard: Surtout comme les surveillance des bordereaux ... C'est
idée de paradis. Ce n est pas par hasard journalistes. Le vrai criminel n'est plus bien, d'ailleurs: si le CNC a un avan-
si l'écran est blanc : c'est une toile et celui qui commet le crime, mais celui tage , c'est qu'en France, il n'y a pas de
c'est moi. Dans mon prochain film, Je qui transmet l'information. Le crime fraudes . L'argent est correctement re-
vous salue Marie, je voudrais le profite à celui qui le véhicule. On peut distribué. Mais quelle paperasse! Re-
prendre comme cela: c'est le linge de dire que ce qui arrive au Liban, c'est la gardez le court métrage d'Anne-
Véronique , ça garde la trace, quelques faute de Christine Ockrent, ou qu'elle Marie Miéville (1): elle l'a fait en 15
traces du monde. est responsable de l'inflation. jours ... et il a fall u 8mois de démarches
Pierre Murat: Lorsque vous passez à la Joshka Schid.low: Est-ce que le fait de
télévision, comme récemment dans l' é- jouer le rôle d'un cinéaste dans votre (1) TI est projeté avec Prénom Carmen.

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entre la Suisse et la France pour pou- Jean-Luc Godard : Les gens qui vien-
voir le distribuer. nent travailler avec mm , je leur de-
Autre exemple: Faux fuyants d'Alain mande toujours: à votre avis, quel est
Bergala et Jean-Pierre Limosin. Leur votre travail? Ils refusent. C'est res-
film a été sélectionné à la Semaine de la senti comme une énorme provocation
Critique,àCannes, maissonsuccèsn'a de Jean-Luc (on m'appelle quand
pas suffi à combler ses dettes. ils ont même Jean-Luc). Essayez donc de
demandé une aide au Fonds de sou- parler avec le regisseur, des rues de
tien. Or, on leur a refusé , sous prétexte Paris qu'il connaît. Si on doit aller
qu'il n'est pas possible qu'un film ait quelque part sans passer parl'Etoile, il
coûté si peu cher. Les fonctionnaires ! est perdu. Et ça se sent dans les films.
individuellement, ce sont de braves Joshka Schidlow: Ça leur fait pourtant
gens, quand o~ va les voir dans leurs plaisir de travailler avec vous.
bureaux ... ma1s. .. Jean-Luc Godard : Mais leur plaisir est
Claude-Marie Trémois : Les fonction- assez pervers. Autrefois, l'écuyer de
naires du CNC dégraderaient l'atmos- Charles le Téméraire, ou Planchet par
phère des tournages? rapport à d'Artagnan, ils étaient heu-
Jean-Luc Godard: Ben ... faut voir: reux de faire ce qu'ils faisaient. Au-
sur les tournages on fait des mines jourd'hui , mon écuyer est nettement
dramatiques. Eton ne fait plus d'effort mieux payé, il a la vie belle, il sélec-
pour se parler. D'accord , je ne suis tionne les filles pour la figuration ...
peut-être pas très habile, mrus ... le eu! mais il a perdu la bonne humeur. Tout
qui ait fait un effort, c'est Romain en ne l'étant pas, il est devenu Charles
Goupil. Je crois que Sauve qui peut (la plans de travail , à faire des trucs qui Le Téméraire.
vie) ne se serait pas fait sans lui. Grâce à n'avaient rien à voir avec le filin , Je parlais avec l'actrice qui doit jouer
lui , deuxpersonnesaumoinsparlaient auxquels il ne comprenait rien. ll a dansmonprochainfilm.A l'époqueoù
du film. Lui avait été intéressé dès le perdu son innocence. Du coup, il ne Michèle Morgan triomphait dans Quai
début , enmedemandantdenepasêtre savait même plus conduire! Oui , oui: des brumes, elle aurrut peut-être eu
un assistant comme on en voit trop ... Il des choses aussi dramatiques que cela ! envie d'être comme Michèle Morgan ,
a tout suivi: la création , le montage Claude-Marie Trémois: Ça ne se pas- mais elle ne se disait pas: je peux faire
financier. C'était un alter ego. Ensuite, sait pas comme cela à l'époque de du cinéma. Et peut-être mm, ou Bres-
j'ai essayé d'étendre cette relation à Pierrot le Fou ? son, Rouch, Painlevé ou Vigo, on
toute l'équipe pour Passion, et ça a été Jean-Luc Godard: Jusqu'en 68, in- serait tombé sur elle, et elle aurait fait
une utop1e comr.lète. Si bien que par consciemment, mon combat a été de un film. Mais elle, en 1984, elle se dit:
rapportàcequej'~vaisvécupendan~l~ pouvoir gérer le budget moi-même, à je peux. Si encore elle se disait: je
tournage de Passwn, ce qm est arriVe mon rrhme , en accord avec le produc- voudrais être aussi belle, aussi riche
un an après au gouvernement de la teur. 'intendance obéissait au petit qu'elle .. . la première fois que j'ai vu
gauche, ses difficultés , ne m'a pas du détachement d'avant-garde. Maruschka Detmers, la jeune fille~ui
tout étonné. D'ailleurs, en genéral, Claude-Marie Trémois: Et sur le plan joue Carmen , je lui ai dit gentiment je
que ce soit par rapport à La Chinoise de la création? ne balance pas des baffes sur la gue e,
ou ... d'autres, je me trouve de temps Jean-LucGodard:J'arrivaisàcommu- comme Clouzot) :« A mon avis, tu ne
entempsassezsynchroneaveccequise niquer avec eux. Le seul problème, pourras pas! » Et elle a répondu:
passe. Ainsi , de temps en temps, mes c'était de savoir si Mireille Darc allait « Quelle horreur , c'qu'il est méchant,
films marchent. accepter de se rouler dans la boue on peut pas lui parfer ! » Moi, je ne
Pierre Murat: Et • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• •• • • • • comprends pas: je
pour Prénom Car- crois être en face
Je~~?LucGodard: Il Je CIOÏS êlte en IIICe ~e~~~~~~t!~
Le départ d'Adja- .le UQlfl'._.,.Lkll al~·~ me •a'•OU"lJ de, je ne sais pas,
ni a derouté tout le Ul IJij i61111 Iii •Iii•' lf l de Pierre Mauroy.
1 .1 n• U 11
monde. On a réus-
si à sauver le film
avec le même fi-
en IDCe ue ... rlerre IJIIIUIOY C'est pour cela
quej'ai faitl'acteur.
Sinon , j ' aurais
nancement, mais perdu la tête.
l'équipe a été déconnectée. C'est (pour Week-end). Maintenant, on de- Claude-Marie Trémois: Pourquoi l'a-
guand-même curieux: le scénario est mande à un assistant d'aller faire des vez-vous engagée?
ecrit comme une suite de séquences ... repérages pour tourner dans un café, et Jean-Luc Godard: Après le départ
et, au bout de trois jours, les gens ne il vous répond : un café comment? Je d'Adjani , c'était la seule qui corres-
savent plus ce qu'ils tournent. voudrais qu'il aille voir vingt cafés, et pondait à l'idée qu'on se faisait du
Il suffirait gu'ilsse réfèrent au scéna- qu'il me fasse choisir. Mais ça les personnage. Brune, sauvage. Elle
rio . Tenez: Je ne trouve plus d'assis- déroute. Ils ne peuvent trouver un café avait l'air d'avoir une vigueur, une
tants. que si on le leur a décrit tellement bien autonomie naturelle, dans les scènes
Pour Prénom Carmen, j"'avais pris le <:I,Ue lorsqu'ils le voient, ils se disent: qu'on avait répétées. Elle n'interpré-
chauffeur de Passion. e le trouvais c est celm-là. A mon avis , ce travail-là tait pas. Et pws après, on découvre la
sympa, je me disais au moins. .. et ne vaut pas 4 000 francs par semaine. perversité : tout de suite l'interpréta-
puis .. . pourtant il n'était pas con ... C'est quand même drôle , cette peur de tion.
Mais plutôt que de rester de son côté, à voir. Surtout dans le cinéma. On va Joshka Schidlow: J'ai rencontré Jac-
faire ce qu'il avait à faire, et à lire un voir ce qu'on connaît, on n'est plus qu.es Bonnaffé pendant le tournage de
bouquin quand il n'y avait plus rien à explorateur. Prénom Carmen. Il était totalement
faire, il a été très vite perverti par Gilbert Salachas: Est-ce que c'est leur envoûté...
l'ambiance. Il s'est mis à remplir des travail? Jean-Luc Godard: Le drame avec

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Bonnaffé, c'est qu'il n'a pas choisi jean-Luc Godard: Cela m'apporte de
entre le théâtre et moi. ll étrut pris dans l'énergie. Je n'y vais pas assez. L'un des
un système de jeu théâtral exactement films qui rn 'a le plus excité récemment,
contraire à ce que je voulais . Bonnaffé c'est Un couple parfait d'Altman , et
a d'énormes qualités. Je n'ai pas pu puis, un peu aussi, Sayat Nova de
m'en servir. Paradjanov. Mais je connais ce cirté-
Pierre Murat: Mais d'où proviennent ma-là, je voudrais découvrir un autre
tous ces malentendus ? contirtent. Je souhaiterais une contes-
Jean-Luc Godard: Je ne savais peut- tation qui me fasse dialoguer moi-
être pas leur parler. Et ils ne savaient même avec mon cinéma. Que je ne me
pas m'écouter. Parce qu'ils n'avaient sente plus obligé de me remettre tout
pas daigné faire les exercices que je seul en question. J'ai des doutes sur ma
leur avais demandés . Je ne suts pas capacité à utiliser ma capacité.
arrivé à leur faire admettre d'écouter 3 Gilbert Salachas: Etes-vous conscient
minutes de Beethoven en se levant de vous adresser à un public... plutôt
tous les matins. S'ils l'avaient fait, ils cinéphile?
auraient vu que ma parole était, non Jean-Luc Godard: Pour Prénom Car-
pas agressive, mais douce. lis auraient men, je voulais essayer un nouveau
eu un peu d'entraînement. Chez eux , il mode de distribution. Sortir le film
y a un refus dès le départ. Comme t. dans une petite salle en province, et
Nathalie (Baye) à l'époque de Sauve -e puis, petit à petit, remonter à l'envers,
qui peut (la vie) : elle avait refusé de ~ dans les ~randes villes, pour terminer à
faire du vélo. Ou Marina Vlady qui ~ Paris. J avais besoin d'entendre des
avait refusé pour Deux ou trois ~ gens dire du mal, du bien, quelque
choses .. . de venir à pied tous les jours. E chose de mon film. S'il n'y avait eu que
Ce qui me semblait la seule manière, ~ deux personnes dans la salle, on aurait
non pas de yenser au film , mais de se &. . . . . . . . discuté. S'il n'y avait eu personne, on
mettre en etat d'y penser. serait allé au bistrot d'en face deman-
Joshka Schidlow: Vous en voulez
beaucoup aux acteurs ?
Jean-Luc Godard: Les gens qui vien-
"Si BizeliiVIIil der aux gens r.ourquoi ils n'étaient pas
venus. On rn a dit que c'était une idée
formidable ... Ça ne s'est pas fait .
nent faire du cirtéma viennent d'abord
intellectuellement. Il n'y a plus de rôles
vu mon film, Jean-Luc Douin: Les gens vous repro-
chent de ne pas raconter d'histoires.
possibles. J'ai longtemps eu envie de
faire un film sur le sport. Mon héroïne
il lui IIUIIIil Jean-Luc Godard: Alors là. .. Je
trouve assez dé,gueulasse qu'on dise ça.
pourrait être... une basketteuse. Le
cinéma, c'est pouvoir filmer le corps en donné l'idée Les histoires, Je ne sais peut-être pas
très bien les raconter, mais je ne
action. Ça voudra dire que la comé-
dienne devra faire du basket pendant
un an. On devra la payer pour qu'elle
de l11ire cherche que cela. Quand on était
contre Delannoy ou Duvivier, ce n'é-
tait pas contre les histoires qu'ils racon-
s'entraîne deux fois par semaine. Elle
devra avoir la foi. Mais on comprend
son opéra " taient, mais contre la façon dont ils les
racontaient. Aujourd'hui , ceux qui
que dans le monde d'aujourdhui ... «racontent des histoires »ne racontent
Jean-LucDouin:IlfautprendreRobert Jean-Luc Godard: J'ai toujours voulu rien du tout. Demandez à quelqu'un
de Niro ... qu'il existe un rapport de frère et sœur ~ui a vu Le Marginal de vous raconter
Jean-Luc Godard: Oui ... Ça s'est pro- entre l'argent et la culture. 1 histoire. Tandis que dans Prénom
duit une fois. Mais alors c'est devenu Jean-Luc Douin: .. . Mais ce que vos Carmen! C'est une histoire connue,
exagéré. Et en grossissant, il a perdu derniers films soulignent avec force, mais elle n'avait été traitée par per-
quelque chose .. E~ plus il a grosst, plus c'est un sens mystiqu~ pro,noncé .. . sonne. J'ai l'impression que si Bizet
Scorsese a matgn. Jean-Luc Godard: Dteu, 1Evangile ... avait vu mon film, à l'époque, il lui
Jean-Luc Douin: Vous parlez souvent . c'est terre à terre aussi . Les rois mages aurait donné l'idée de faire son opéra .
d'argent... apportaient de l'or, des cadeaux. C'est Claude-Marie Trémois: Que pensez-
vrai, ce que vous dites ! Ça doit venir de vous du remake d'A bout de souffle?
mon éducation. Et puis, à 55 ans, on Jean-Luc Godard: Je ne l'ai pas vu . Je
30 F fait un retour sur soi-même. Je me suis me suis dit au début: « Ah j'existe! Je
aperçu que , pour Passion, je revenais ne suis pas tout à fait mort ». Et puis,
inconsciemment tourner sur des lieux finalement , c'est désagréable. Comme
où j'avais passé de longues années, d'avoir un enfant qu'on n'avait pas
dans mon enfance. L'origme .. . c'est ça demandé.
qui m'intéresse. La famille , la nais- Claude-Marie Trémois: Vous n'avez
sance ... pas une seule fois employé le mot
Jean-Luc Douin: Tout votre cinéma est <<Poésie ».. . Et pourtant...
hanté par des histoires d'amour... Jean-Luc Godard: Je l'ai beaucoup
Jean-Luc Godard: TI y en a trop. employé autrefois. Je vis encore sur un
J'aimerais bien en faire moins. Tout en acquis poétique. Mais en parler. .. Au-
parvenant à tourner l'histoire d'amour jourd'hui ça fait fleur bleue.
que je n'ai jamais pu filmer. Remonter Jean-Luc Douin: Avouez-le: vous êtes
aux origines, m'approcher de la pre- fleur bleue, non ?
mière histoire d'amour. Jean-Luc Godard: Moi? Je suis algue
Gilbert Salachas: Comment réa~issez­ bleue. Comme ces amibes du début de
vous lorsque vous allez au cinema ? la création de l'univers.. . •

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