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Trois gouttes
de sang
traduit du persan par Gilbert Lazard
avec une nouvelle traduite
par Farrokh Gaffary
Phébus
© Éditions Phébus, Paris, 1988
NOTE DE L’ÉDITEUR
L’auteur de ces lignes livre ici un aveu qui n’étonnera pas ses
amis, lesquels sont au fait depuis vingt ans et plus : parmi les dix
titres qu’il emporterait comme viatique sur l’île déserte qui figure au
blason des rêves de tout un chacun, l’un au moins ne le ferait pas
hésiter – il s’agit d’un livre obscur, signé par un écrivain iranien
mort à Paris il y a près de quarante ans. Ce livre – un bref roman –
a nom la Chouette aveugle (éd. José Corti, Paris, 1953). Et son
auteur Sadeq Hedâyat. Que ce dernier nom puisse être encore à ce
point ignoré dans un pays qui passe pour être curieux de tout a de
quoi surprendre – et même choquer, si l’on veut bien se souvenir
que le dénommé Hedâyat, qui ne supporta aucun lieu en ce monde,
choisit en tout cas Paris (où il souffrit mais qu’il aimait) pour se
donner la mort.
André Breton dans un article célèbre (in « Médium », Paris, juin
1953) fut l’un des rares à déceler l’importance de cette œuvre :
« comme un signe éperdu dans la nuit ». Quelques lecteurs lui
emboîtèrent le pas, impatients de révéler autour d’eux la splendeur
de ce diamant noir exposé de temps à autre sur la table des
libraires… et ne comprenant pas que le reste de l’œuvre de Hedâyat
(essentiellement des nouvelles) persiste à demeurer introuvable en
français.
Le signataire de la présente notule se risqua, il y a quelques
années de cela, à publier six de ces nouvelles dans un recueil conçu
par Gilbert Lazard (Nouvelles persanes, Phébus, 1980). L’édition en
question, qui avait pourtant fait l’objet d’un tirage quasi
confidentiel, mit quelque huit ans à s’épuiser et ne fit guère parler
d’elle. Qu’à cela ne tienne : ce sont à présent dix nouvelles de
Hedâyat qui sont ici proposées à l’attention d’un public qui a
assurément d’autres chats à fouetter. Et comme un malheur
n’arrive jamais seul, les Éditions José Corti (toujours elles) se sont
entêtées à faire paraître, ces derniers mois également, deux brefs
volumes du même : Enterré vivant (un court récit daté de 1930), et
cinq nouvelles regroupées sous le titre l’Abîme. Mais sans doute en
faudra-t-il plus pour tirer de l’oubli l’œuvre de cet écrivain
déconcertant, laquelle s’ingénie sournoisement à échapper à toute
identification.
C’est qu’il y a plusieurs Hedâyat, et le présent volume le révèle à
l’évidence. Duplicité centrale où s’enracine le mal de vivre d’un
homme qui souffrit de n’être chez lui nulle part : ni dans la société
iranienne où il étouffait ni dans cet Occident qui l’attirait mais qui
s’employa si bien à le rejeter. On a d’abord connu en France la face
obscure de l’écrivain, à travers la Chouette aveugle : celle d’une
manière de Kafka oriental (il traduira la Métamorphose en persan…
mais il n’a pas encore découvert Kafka lorsqu’il compose la
Chouette, publiée en 1936). Nous frappe plutôt – jusque dans le
visage – la ressemblance que cet exilé du dedans entretient
secrètement avec Poe, dont il partage presque toutes les hantises :
présence insidieuse des morts au sein de la société des vivants (« Les
nuits de Varâmine »), prédilection pour les images sanglantes
(évocation d’un monde où la boucherie, l’abattoir sont autant de
lieux de passage obligés), goût morbide de l’enfouissement, du
tombeau (« Le Trône d’Abou Nasr »), destiné visiblement à conjurer
une peur panique de l’enfermement (« Aller là où il ne verrait
personne, n’entendrait personne, dormir dans un gouffre et ne plus
se réveiller »).
Les récits qui figurent en tête du présent recueil (« Trois gouttes
de sang », « Le chien errant », « Les nuits de Varâmine », « Le
Trône d’Abou Nasr ») relèvent plus ou moins directement de cet
univers halluciné qui est moins celui du rêve que celui du
cauchemar. Mais on ignorerait une part, essentielle elle aussi, du
génie de Hedâyat si l’on s’en tenait à cette seule veine. Il existe en
effet un autre Hedâyat, violemment ancré dans le réel, lui, agrippé
de toutes ses forces à la chair de son temps. C’est lui qui parcourt les
chemins de l’Iran rural et urbain, qui recueille de la bouche même
des habitants de bourgs perdus mille légendes venues de la nuit des
temps, qui déchiffre, traduit et commente les antiques traditions
conservées dans les vieux grimoires composés en langue pahlavi. Ce
patient travail d’artiste-ethnographe, qui n’est pas sans évoquer
celui d’un Bartok en Europe Centrale dans le domaine de la
musique, se retrouve en filigrane dans presque toutes les œuvres de
Hedâyat (y compris la Chouette aveugle), et particulièrement dans
les six dernières nouvelles du volume que le lecteur a entre les
mains. Car Hedâyat, ne l’oublions pas, a passionnément (et
paradoxalement) aimé son pars : cette terre humiliée par trop de
souvenirs glorieux, par les échos insistants d’une splendeur enfouie
dont se nourrissent sans cesse la nostalgie des intellectuels et les
illusions du peuple, et par un présent lourd de misère autant que de
menaces. Terre de toutes les contradictions, partagée déjà à
l’époque entre la tentation du mirage occidental et cette autre
tentation d’un impossible retour aux sources… qui un quart de siècle
après la mort de Hedâyat allait favoriser l’avènement de la
dictature religieuse que l’on sait. Terre de tristesse surtout, où la
liberté des hommes est sans cesse mise sous clé – pour ne rien dire
de celle des femmes, dont l’effarante condition est révélée ici avec
des mots impitoyables.
Hedâyat, dont tous ses amis vantaient l’indulgence, ne professa
au long de ses jours qu’une seule haine, mais tenace : celle des
religieux enturbannés (les « têtes de chou », comme il les appelle
avec une aimable désinvolture), responsables à ses yeux de cette
« maladie de l’âme » qui ronge la société iranienne en son tréfonds,
toutes classes sociales confondues. Superstition, intolérance,
tyrannie des convenances, hypocrisie : autant de maux qui, pour cet
écorché, rendent parfaitement invivable un monde où il n’est déjà
pas si facile de respirer. La violence de la dénonciation, qui dans un
texte comme « La Quête d’absolution » littéralement coupe le
souffle, ne se réclame pourtant d’aucune idéologie (Hedâyat ne
retira qu’amertume de son engagement sans lendemain dans la
gauche iranienne). La protestation est ici d’ordre quasi viscéral, et,
on le sent bien, sans espoir. La folie, l’ivresse, l’exil, le suicide sont
au bout du compte les seules issues accessibles. Le sommeil et l’oubli
(dispensés jadis aux Sept Dormants de la caverne enchantée), les
seules médecines de quelque effet. Et si l’écriture, pratiquée à
l’évidence comme un exorcisme, permet malgré tout de retarder
l’échéance inéluctable, elle porte à chaque instant la marque de ce
qu’il faut bien appeler une défaite, partagée elle aussi entre ces deux
registres intenables que sont l’hallucination et le sarcasme.
On devine le sort réservé à une telle œuvre dans l’Iran
d’aujourd’hui, où le pouvoir fait payer la moindre incartade au prix
du sang. L’injustice, en ce qui concerne Hedâyat, est d’autant plus
criante que son œuvre, par-delà son évidente modernité, renoue
spontanément avec une tradition ancienne de pensée libre et
désabusée où s’incarne depuis toujours la meilleure part – la plus
irréductible, on veut croire – du génie iranien. L’auteur de la
Chouette aveugle ne se proclamait-il pas lui-même l’héritier
spirituel d’Omar Khayyam, dont l’âpre nostalgie n’a pas fini de
chanter à nos oreilles :
J.P.S.
NOTE DU TRADUCTEUR
G. L.
TROIS GOUTTES DE SANG
C’est hier qu’on m’a mis dans une chambre à part [1]. Serait-ce que
je suis complètement guéri, comme l’a assuré le surveillant, et que je
serai libéré la semaine prochaine ? Ai-je donc été malade ? Un an,
pendant un an entier j’ai imploré en vain qu’on me donne une plume
et du papier. Que de choses ne me promettais-je pas d’écrire dès que
j’en aurais le moyen !… Et hier, sans que je demande rien, on m’a
apporté ce que je désirais tellement, ce que j’attendais tellement : du
papier, une plume… Mais à quoi bon ? J’ai bien réfléchi depuis hier,
je ne trouve rien à écrire. C’est comme si quelqu’un me retenait la
main, ou que mon bras était paralysé. À présent, quand je considère
les griffonnages que j’ai tracés sur la feuille, je n’y vois que ces
quelques mots lisibles : « Trois gouttes de sang ».
Le ciel est bleu, le gazon d’un vert éclatant, les fleurs s’ouvrent sur
la colline, une brise légère apporte leur parfum jusqu’ici. Mais à quoi
bon ? Je ne puis rien goûter. Toutes ces choses sont bonnes pour les
poètes, les enfants, ou pour ceux qui restent enfants jusqu’à la fin de
leurs jours… Voilà un an que je suis ici. La nuit, toutes les nuits, les
cris des chats m’empêchent de dormir ; ces gémissements horribles,
ces rauques hurlements de gorge me mettent à l’agonie. Et le matin,
à peine éveillé, ces maudites piqûres !… Que de journées
interminables, que d’heures terribles j’ai passées ici ! Avec nos
tuniques et nos pantalons jaunes, nous nous réunissons les jours
d’été dans le sous-sol ; l’hiver nous nous asseyons au soleil au bord
de la pelouse. Voilà un an que je vis parmi ces gens bizarres. Nous
n’avons rien de commun. Je suis totalement différent d’eux, mais
leurs plaintes, leurs silences, leurs injures, leurs pleurs, leurs rires
empliront toujours mon sommeil de cauchemars.
Encore une heure jusqu’au dîner. Le dîner ! Toujours la même
pitance : soupe au yaourt, riz au lait, pilaf, pain et fromage – juste de
quoi ne pas crever de faim ! Hassan, tout ce qu’il désire, c’est une
marmite de soupe à l’oignon avec quatre pains longs. Quand on le
libérera, lui, ce n’est pas une plume et du papier qu’il lui faudra, mais
une marmite de soupe. Il est de ceux qui sont heureux ici. Sa taille
courtaude, son rire idiot, sa nuque épaisse, son crâne chauve, ses
mains calleuses faites pour gâcher le plâtre, son regard stupide,
toutes les molécules de son corps proclament qu’il est tout juste bon
à servir d’homme de peine. Si Mohammad Ali n’était là aux repas à
nous surveiller, Hassan nous aurait déjà fait notre affaire à tous.
Mais Mohammad Ali est un homme de ce monde-ci. Car on dira ce
qu’on voudra, mais ce monde-ci est différent de celui des gens
ordinaires. Nous avons un docteur qui, grâce à Dieu, ne comprend
rien à rien. Moi, si j’étais à sa place, je mettrais du poison dans le
dîner et je les empoisonnerais tous, et puis le matin, les mains sur les
hanches, dans le jardin, je regarderais transporter les morts. Quand
on m’a amené ici, au début, j’avais cette obsession : je craignais qu’on
ne m’empoisonne. Je ne touchais à rien du déjeuner et du dîner tant
que Mohammad Ali n’y avait pas goûté lui-même. La nuit je
m’éveillais en sursaut, je croyais qu’on venait m’assassiner. Que tout
cela est loin !… Et toujours ces mêmes gens, cette même pitance,
cette même chambre bleu clair en haut, bleu foncé jusqu’à mi-
hauteur !…
Il y a deux mois, on a jeté un fou dans le cachot au fond de la cour.
Il s’est ouvert le ventre avec un tesson, et il s’est mis à jouer avec ses
boyaux. Il paraît qu’il était boucher et qu’il avait l’habitude
d’éventrer. Mais il y en a un autre qui s’est crevé les yeux avec ses
ongles ; on a dû lui attacher les mains derrière le dos. Il criait et il
avait les yeux pleins de sang séché. Je sais bien, moi, que le
surveillant n’est pas étranger à tout cela…
Tous ici ne sont pas comme ça. Beaucoup seront malheureux s’ils
guérissent et sont libérés. Par exemple cette Soghrâ Soltân qui est
dans la section des femmes. Deux ou trois fois elle a voulu s’enfuir et
elle a été rattrapée. C’est une vieille femme, mais elle se farde avec le
plâtre des murs et des pétales de géranium. Elle se prend pour une
fillette de quatorze ans [2]. Si jamais elle guérit et qu’elle se regarde
dans une glace, elle aura une attaque. Mais le pire, c’est notre Taghi,
qui voulait bouleverser le monde ; persuadé que tout le malheur des
hommes vient des femmes et qu’il faut les exterminer toutes, il n’en
est pas moins amoureux de cette Soghrâ Soltân !
Notre surveillant est derrière tout cela. Il est bien plus fort que
tous ces fous. Avec son grand nez et ses petits yeux pareils à ceux des
opiomanes, il est toujours à se promener sous le pin au fond du
jardin. Parfois il se penche et contemple le sol au pied de l’arbre. À le
voir on croirait un brave homme, un malheureux tombé entre les
mains d’une bande de déments ; mais moi je le connais : je sais que
là-bas, sous le pin, il y a trois gouttes de sang…
À la fenêtre de cet homme, une cage est suspendue : elle est vide,
car le canari a été attrapé par un chat ; mais il la laisse à cette place
pour attirer les chats et les tuer. Hier encore il a poursuivi un chat
blanc tacheté de noir ; quand celui-ci a grimpé à l’arbre devant la
fenêtre, il a crié au gardien de la porte de l’abattre à coups de
pistolet. Ces trois gouttes, c’est le sang du chat. Mais si on interroge
l’individu, il prétend que c’est celui d’une chouette !
Mais le plus étrange de tous, c’est encore mon voisin et ami Abbâs.
Il n’y a pas deux semaines qu’il est ici. Il s’est tout de suite lié avec
moi. Il se prend pour un prophète et pour un poète. Selon lui, tout, y
compris le don de prophétie, est affaire de chance. Le plus ignare des
hommes, s’il a de la chance, réussira, mais le plus grand savant du
monde, s’il n’en a pas, sera malheureux comme Abbâs l’est lui-
même. Cet Abbâs se croit éminent guitariste. Avec trois fils tendus
sur une planche il s’est fabriqué un instrument. Il a fait un poème
aussi, qu’il récite dix fois par jour – c’est peut-être bien cela qui l’a
mené ici –, un poème ou une chanson très bizarre :
À
À ce point, la mère de Rokhsâreh est sortie furieuse de la pièce.
Rokhsâreh, levant le sourcil, s’est écriée :
— Mais il est fou !
Puis elle a pris la main de Siâvosh, et tous deux riant aux éclats
sont sortis à leur tour en me fermant la porte au nez.
Par la fenêtre, je les ai vus dans la cour, sous la lanterne, enlacés,
en train de s’embrasser.
LE CHIEN ERRANT
Deux mois avaient passé. Farenguis gisait dans son lit, les cheveux
en désordre, la mine défaite, les joues creuses, les yeux cernés. Elle
ne dormait plus, ne mangeait plus. Parfois son cœur s’emballait, elle
hoquetait et se tordait, la respiration bloquée, les lèvres décolorées.
La nuit, des rêves épouvantables l’éveillaient, elle criait. Elle souffrait
tant qu’elle voulut un jour avaler d’un trait le contenu d’un flacon de
digitaline et qu’elle aurait alors mis fin à ses peines si Fereydoun
n’était survenu à ce moment.
Lui-même passait jour et nuit dans le fauteuil à côté du lit, le teint
pâli et les traits tirés par le manque de sommeil. Il ne prenait pas une
minute de repos : tantôt il tâtait le pouls de la malade ou notait sa
température, tantôt il courait chercher le médecin, tantôt il lui faisait
prendre une potion cuillerée par cuillerée. Chaque fois qu’il écoutait
les battements de son cœur, le monde entier à ses yeux se couvrait de
ténèbres.
Un soir qu’il était ainsi au chevet de Farenguis, le regard fixé sur
son visage émacié, il vit à la clarté de la lampe ses longs cils se
soulever à demi. Elle semblait sourire et respirait doucement. Elle
avait eu une syncope une demi-heure plus tôt. Soudain elle ouvrit les
yeux et murmura d’un air égaré :
— Le soleil… où est le soleil ?… La nuit toujours… des nuits…
terribles… Regarde sur le mur l’ombre des arbres… La lune est
levée… la chouette ulule… Ouvrez les portes… brisez… abattez les
murs… C’est une prison, ici… prison… entre quatre murs…
j’étouffe !… je n’ai personne… De la musique… jouons !… apporte ma
guitare ici sur la terrasse… Quelle vie… non, quelle vie !…
Elle se mit à rire d’un rire insensé. Puis elle tourna son regard vers
le visage de Fereydoun qui se penchait sur elle et caressait ses
épaules amaigries en disant : « Calme-toi… calme-toi… »
Les yeux de Farenguis s’emplirent de larmes, puis, comme dans
un effort immense, elle s’écria d’une voix rauque et étouffée :
— Je meurs, mais il y a une autre vie… oui, je te le prouverai !…
Son cœur battait de manière désordonnée. Elle tremblait
violemment. Fereydoun se précipita pour mettre dans la tasse
quelques gouttes de médicament. Mais quand il revint vers elle pour
le lui faire prendre, il vit que tout était fini. Les mâchoires étaient
serrées et le corps déjà se refroidissait peu à peu.
Fereydoun la saisit dans ses bras et se mit à l’embrasser en
pleurant. Nastaren entra affolée, se frappant la tête et la poitrine,
poussant des gémissements ininterrompus. Toute la maisonnée était
dans la désolation. Seule Golnâz gardait un parfait sang-froid. Elle
observait tout de ses yeux hardis et charmeurs et, quand elle s’y
sentait vraiment obligée par les convenances, elle tirait un petit
mouchoir de soie qu’elle se passait sur les paupières.
Sensible et affectueux comme il était, Fereydoun ne se remit pas
de ce coup. Il abandonna son travail. Toute la journée il demeurait
désemparé dans son fauteuil en proie aux souvenirs qui s’animaient
devant ses yeux. Il resta ainsi deux semaines, frappé de stupeur par
le chagrin. Les yeux injectés de sang, il avait l’air de ne rien sentir et
de ne rien voir, quoique en fait il eût conscience de ce qui se passait
autour de lui, mais il était paralysé par la torture morale qu’il
endurait en permanence. Golnâz, sa demi-sœur, et Nastaren le
nourrissaient. Petit à petit il sombra dans un état mélancolique. Il
parlait tout seul dans sa chambre, disait des mots sans suite.
Finalement un parent de sa femme, venu le visiter, l’emmena à
Téhéran pour le faire soigner.
Le soir même du jour où il se sentit mieux, Fereydoun prit une
automobile pour retourner à Varâmine. Il faisait nuit quand il mit
pied à terre devant la propriété, et le ciel était couvert de nuages. Il
dut frapper au portail pendant plusieurs minutes avant d’entendre
des pas, puis le grincement du verrou. La porte s’ouvrit, et la
silhouette courbée de Nastaren apparut, une lanterne à la main. En
voyant Fereydoun, elle recula apeurée :
— Monsieur… Monsieur… c’est vous ?
— Où est donc Hassan, s’étonna Fereydoun.
— Parti, Monsieur. Ils sont tous partis.
Fereydoun restait hébété. Tête basse, il pénétra dans le jardin et
s’arrêta à l’entrée de l’allée qui conduisait à la maison. La vue de
celle-ci ravivait sa douleur. Après un moment d’hésitation il se
dirigea vers le pavillon, les yeux fixés sur son ombre que la clarté de
la lanterne faisait danser devant lui. Ses pieds foulaient des feuilles
sèches, rien n’était nettoyé, tout était dans un abandon effrayant. Le
bassin était presque à sec.
En arrivant au pied de la terrasse, il prit la lanterne des mains de
Nastaren, grimpa les marches quatre à quatre, se précipita dans sa
chambre comme s’il était poursuivi et claqua la porte. La table était
couverte de poussière, les meubles en désordre. Il ouvrit la fenêtre
pour faire entrer un peu d’air frais. Puis il alluma la lampe sur la
table et se jeta dans le fauteuil. Promenant son regard alentour, il
avait l’impression de s’éveiller d’un long sommeil. Il considérait les
objets avec curiosité, comme s’il les voyait pour la première fois.
La porte s’ouvrit doucement. C’était la vieille Nastaren, toute
voûtée et ridée, qui s’inquiétait :
— Vous allez bien, j’espère ?
Fereydoun répondit d’un signe de tête.
— Pourquoi êtes-vous revenu sans prévenir ? Que voulez-vous
pour le dîner ?
— Rien, j’ai dîné.
— Le Bon Dieu, reprit Nastaren d’un air cauteleux, ne devrait pas
permettre qu’une maison reste sans maître. Vous ne savez pas,
Monsieur, ce que nous avons subi ! Le pire, Seigneur !
— Que s’est-il donc passé ? demanda Fereydoun alarmé.
— Laissons cela, Monsieur, ce n’est pas bon pour votre santé.
Fereydoun haussa le ton :
— Parle, que s’est-il passé ?
— Monsieur, dit Nastaren d’un air craintif, voilà près d’un mois,
vous n’étiez pas là… La nuit, quand tout le monde est couché, on
entend de la musique, peut-être bien que c’est son Double !
Monsieur, on dirait que c’est madame Farenguis qui joue !
— Qu’est-ce que tu racontes ? tu es folle ! s’écria Fereydoun, mais
sa voix tremblante trahissait une frayeur.
— Sauf votre respect, répondit Nastaren, avec mes cheveux blancs,
je ne dis pas de menteries. Je n’invente rien, Dieu m’est témoin,
personne dans cette maison n’y a tenu, Hassan et le jardinier sont
partis tous les deux. Moi-même j’ai dû me procurer des
« formules » [9] pour moi et Goli Khânoum [10], des fois qu’ils nous
veuillent du mal, les esprits… Écoutez, Monsieur, d’abord le chien est
mort. J’ai dit : il y a pire malheur, Dieu nous préserve ! Mais ensuite
cette musique, juste comme jouait Madame ! Tout le monde dit que
la maison est hantée.
— Qui occupe l’autre bâtiment ? Quelqu’un y dort la nuit ? s’enquit
Fereydoun.
— Comme avant : moi et Goli Khânoum.
— Qui a la clef de la salle qui ouvre sur le jardin ?
— Elle est chez Goli Khânoum, posée sur la cheminée. Voyez-vous,
Monsieur, nous autres nous sommes en deuil, sauf votre respect,
personne ici ne fait de musique, et personne n’ose entrer dans la
salle.
— Et que dit Golnâz, demanda Fereydoun avec impatience.
— Faites excuse, Monsieur, j’ai eu scrupule à l’inquiéter. Goli
Khânoum n’est qu’une enfant, je ne l’ai pas mise au courant. Ce soir
elle avait mal à la tête, elle est allée se coucher. Ce qu’elle peut avoir
le sommeil lourd ! Elle dormirait sous un bombardement. Si elle
avait su que vous arriviez, elle ne serait pas allée au lit. La pauvre
petite ! Je ne voudrais pas la laisser seule trop longtemps.
Se courbant avec peine, elle reprit sa lanterne. À la porte elle se
retourna :
— C’est sûr que vous avez dîné ? Je fais votre lit ?
— Ce n’est pas la peine. Va-t’en, laisse-moi seul.
Mille pensées confuses et désordonnées assaillaient Fereydoun.
On jouait de la guitare pendant la nuit, l’air même que jouait
Farenguis ! Le valet et le jardinier étaient partis. Le chien était
mort !…
Il respirait avec peine, des ombres fantastiques dansaient devant
ses yeux. Son regard se posa sur le tapis pendu au mur, qui
représentait le roi Salomon. Au pied du trône, trois personnages
enturbannés se tenaient debout, dans une attitude de respect, les
mains sur la poitrine. Le fond était rempli de dragons, d’animaux
imaginaires et de démons ridicules à la peau tachetée de noir, vêtus
d’un jupon écarlate. Ces figures, qui autrefois le faisaient rire,
semblaient maintenant prendre vie et lui faisaient peur.
Il se leva machinalement et fit quelques pas. Se trouvant devant la
porte de la pièce voisine, il tourna la poignée, ouvrit. Dans l’obscurité
deux yeux brillants le fixaient. Tout palpitant il s’écarta à reculons,
saisit la lampe sur la table. Quand il l’eut approchée, il vit avec
soulagement un chat maigre s’échapper par une vitre cassée.
C’était la chambre de Farenguis. Le vase sur la table était plein de
fleurs desséchées. Pressées entre ses doigts, elles se répandirent en
poussière sur le sol. Des larmes roulèrent dans ses yeux. Un parfum
de violette flottait dans l’air : celui que Farenguis aimait. On
apercevait ses pantoufles sous le canapé, son petit voile avec le ruban
bleu pendait au piton du rideau. Toutes ces choses étaient à leur
place familière, intactes. Fereydoun n’arrivait pas à croire que
Farenguis était morte. Elle allait ouvrir la porte, entrer dans sa
chambre. Il vit soudain la pendule sur la cheminée et faillit crier
d’épouvante : les aiguilles étaient arrêtées à sept heures dix,
exactement l’heure où Farenguis avait rendu l’âme dans ses bras.
Baigné de sueur froide, il prit la lampe et regagna sa chambre sans
oser regarder derrière lui. Allumant une cigarette, il s’affaissa dans le
fauteuil.
Ces tristes pensées l’avaient épuisé. Il se sentait les membres
rompus, la volonté anéantie. Il entendait encore les paroles de
Nastaren : « C’est son Double qui joue. » Et ces mots que Farenguis
sur son lit de mort avait prononcés d’un ton menaçant ! « Je meurs,
mais il y a une autre vie, oui, je te le prouverai ! » Était-ce son esprit
qui revenait, acharné à lui apporter la preuve de cette autre vie ?
Mais un esprit qui joue de la musique ! Il se leva et prit dans le
rayonnage le livre en français qui traitait de l’évocation des esprits. Il
en souffla la poussière, revint s’asseoir et se mit à le feuilleter au
hasard. Une phrase lui sauta aux yeux : « Si pendant la séance
d’évocation on joue une musique douce, la matérialisation en est
facilitée. » Il feuilleta encore. « Quand Mme Paladino, le célèbre
médium italien, était en transes, le rideau derrière elle se gonflait, les
murs craquaient, la table s’agitait, les chaises dansaient, et l’on voyait
suspendue dans les airs une mandoline dont jouaient des doigts
invisibles. » Il laissa tomber le livre, saisi d’une angoisse obscure.
— Des esprits, murmurait-il, qui font de la musique ! Est-ce
possible ? Elle viendrait la nuit jouer de sa guitare ? Alors, l’autre
vie… Homâyoun, c’est toujours en homâyoun qu’elle joue ! Mais
non, ce n’est pas si simple.
En même temps il avait l’impression qu’il n’était pas seul. L’esprit
de Farenguis était-il auprès de lui, le considérant avec un sourire de
triomphe ?
Il jeta par la fenêtre un regard sur le bâtiment d’en face, celui où,
la nuit, résonnait le son de la guitare. Mais il se reprit : « Allons, vais-
je croire à ces histoires de bonne femme ? Je n’ai rien entendu, moi.
Il n’y a rien, rien que ce que raconte Nastaren, qui l’a peut-être
purement et simplement inventé. L’autre vie ! ça me ferait mal au
cœur. Comme si les morts avaient les mêmes faiblesses, les mêmes
plaisirs, les mêmes pensées, les mêmes appétits que les vivants…
toutes ces saletés ! Comme s’ils revenaient pour chatouiller les cordes
d’une guitare ! C’est trop puéril ! Non, ce sont les hommes qui ont
imaginé ces amusettes pour se duper eux-mêmes. Décidément la
maladie m’a bien affaibli. Demain matin je tirerai tout cela au clair.
J’apporterai la guitare dans cette pièce, et on verra bien qui en
joue. »
Un bourdonnement prolongé interrompit sa rêverie. Une grosse
mouche se heurtait aveuglément au verre de la lampe. La mèche
avait baissé et fumait. Se levant pour allumer une autre cigarette, il
s’aperçut que le réservoir était presque vide. Il souffla la lumière.
Dans l’obscurité, il se sentit plus calme.
Il approcha le fauteuil de la fenêtre, posa le coude sur le rebord et
contempla la forme sombre et indistincte du bâtiment opposé. Le
vent sifflait, promenant les feuilles sèches de côté et d’autre. L’ombre
des arbres semblait une épaisse fumée noire, les branches
dépouillées se tendaient comme des bras désespérés vers un ciel
vide. De nouveau des pensées sinistres et désordonnées envahirent
l’esprit de Fereydoun. Soudain il crut apercevoir une silhouette grise
qui se glissait entre les arbres : elle s’arrêtait, puis repartait, et
finalement disparut derrière la vieille maison. Il regardait, figé sur
place, les yeux exorbités. Il avait mal à la tête, le corps brisé. Bientôt
ses idées se brouillèrent et ses paupières s’abaissèrent…
Il était à Marseille, dans un dancing vulgaire et crasseux. Attablés,
des matelots, des coupe-jarrets et des étrangers de mauvaise mine
bavardaient devant des verres de vin. Deux musiciens en chemise de
laine sale, un foulard rouge autour du cou, jouaient l’un du banjo,
l’autre de l’harmonica. Des femmes mal tenues aux lèvres chargées
de fard dansaient avec des voyous. Soudain la porte s’ouvrit et
Farenguis entra, le bras passé au cou d’un Arabe pieds nus qui avait
une allure de bandit. Ils riaient ensemble en le montrant du doigt.
Fereydoun se leva. Mais tous s’étaient levés en même temps que lui
et les chaises commençaient à voler, les verres s’écrasaient par terre.
L’Arabe qui venait d’entrer tira un couteau de sous sa djellaba, saisit
un homme au collet et, le poussant en avant, lui trancha la tête. Mais
tandis qu’il la tenait à la main, ruisselante de sang, cette tête ne
cessait de rire sinistrement. Là-dessus trois policiers entrèrent,
pistolet au poing, et poussèrent tout le monde dehors. Lui restait,
cloué sur place. Il s’aperçut que Farenguis aussi était encore là, ses
boucles noires en désordre, plus maigre que jamais. Elle prit sa
guitare sur la table et se mit, toujours aussi lasse, à jouer
homâyoun… et pendant qu’elle frappait les cordes, de grosses larmes
coulaient sur son visage.
Fereydoun s’éveilla en sursaut, trempé de sueur froide. D’abord il
crut que c’était le cauchemar qui continuait et il se frotta les yeux.
Mais non, il entendait une musique de guitare. Les notes
s’échappaient par intermittence, comme des sanglots, et flottaient
dans l’air ; et chacune déchirait le tissu de son être. C’était des sons
étouffés et lugubres comme des plaintes : oui, c’était, sur le mode
homâyoun, l’air que Farenguis aimait !
Des masses de nuages noirs tirant sur le gris annonçaient l’aube.
Le vent avait fraîchi. Le profil des montagnes bleuâtres se dessinait
au bord du ciel. On entendait le piaffement d’un cheval dans son
écurie.
Fereydoun se leva et descendit l’escalier à pas de loup. Ses yeux
s’étaient accoutumés à l’obscurité. Il franchit les marches de la
terrasse et, avec les plus grandes précautions, s’approcha de la vieille
maison. La musique parvenait distinctement à ses oreilles.
Le cœur battant à se rompre, il pénétra dans la chambre de
Nastaren et ressortit par l’autre porte qui donnait sur le couloir. Il
tendit l’oreille. La musique avait-elle cessé ? À dix pas de lui se
trouvait la porte de la salle. Celle où l’on jouait de la guitare. Il
s’avança et regarda par le trou de la serrure. Il vit avec étonnement
qu’une bougie brûlait sur la table et que la porte extérieure était
déverrouillée. Le murmure des voix de deux personnes qui
conversaient parvenait jusqu’à lui. Sans le vouloir il heurta la porte
de l’épaule. Un cri terrible retentit dans la pièce en même temps
qu’un bruit de bois cassé et celui d’un objet qui tombe à terre.
Fereydoun bondit à l’intérieur, les poings serrés, mais le spectacle
qui s’offrait à lui le pétrifia.
Un homme en vêtement gris, visage sanguin, nuque épaisse,
l’aspect d’un rustre, était étalé sur le canapé. Golnâz, en chemise de
nuit, échevelée, plus belle et plus épanouie qu’autrefois, était debout,
stupéfaite. La guitare de Farenguis, avec son manche de nacre, gisait
brisée à ses pieds. L’homme toisa Fereydoun de ses petits yeux
brillants, puis sans un mot se leva et, tête baissée, dos courbé, gagna
d’un pas lourd la porte qui donnait sur le jardin et disparut.
Fereydoun, les mains sur les hanches, se mit à rire, d’un rire
terrible. Il riait aux éclats, il se tordait. Les gens de la maison,
accourus à la porte, le regardaient sans oser entrer. Il riait tellement
que l’écume lui vint aux lèvres et qu’il s’écroula sur le plancher, d’une
chute si rude que le lustre en trembla pendant plusieurs minutes.
Tous le croyaient possédé. Il avait simplement perdu la raison.
LE TRÔNE D’ABOU NASR
Un autre répondit :
Le second reprit :
Nietzsche
(Ainsi parlait Zarathoustra)
Elle avait épousé Gol-Bebou deux ans plus tôt. La première fois
qu’elle l’avait vu, c’était pendant les vendanges. Elle travaillait en
compagnie de Mehrbânou, la fille de la voisine, de Moutchoul
Khânoum et de ses propres sœurs, Khorshid-Kolâh et Bemâni
Khânoum. Tous les jours, hommes, femmes et jeunes filles dans les
vignes cueillaient le raisin et jetaient les grappes luisantes dans des
comportes de bois qu’il fallait transporter ensuite au bord de la
rivière, sous le vieux platane où les femmes du village avaient
coutume de déposer des vœux [23]. Là sa mère, avec d’autres, confiait
les comportes à Mândegâr Ali, l’ancien de Parendak. Ce jour-là, le
transporteur qui convoyait le chargement était Gol-Bebou, un
nouveau venu originaire du Māzandarān. Il chantait dans son
dialecte une chanson qu’il apprenait aux filles et qui leur plaisait
tellement qu’elles reprenaient toutes en chœur :
Zarrine-Kolâh aimait encore mieux la vie que lui faisait mener son
mari que le nanan de chez papa-maman. Elle aurait mendié au coin
de la rue plutôt que d’y retourner. Non ! elle entendait encore les
imprécations de sa mère le jour du mariage. Elle la voyait agitant au-
dessus du foyer ses mains osseuses et tavelées, tout comme si elle eût
réellement conversé avec ces puissances occultes dont elle invoquait
l’assistance : « Ce foyer, je voudrais que tu y tombes la tête la
première ! Ces noces… ah, je souhaite qu’elles t’en fassent baver,
qu’elles te portent deuil !… »
Retourner là-bas pour se faire harceler de commandements,
couvrir d’injures si elle dit blanc, accabler de coups si elle dit noir !
Entendre sa mère triompher : « Je te l’avais bien dit : c’était trop
beau pour toi ! tu ne le méritais pas, d’avoir un Gol-Bebou pour
mari ! » Et se faire encore traiter de tous les noms ! Elle frémissait
rien que d’y penser. Non ! n’importe quelle humiliation plutôt que de
rentrer chez sa mère !
Aussi se refusait-elle à envisager l’idée qu’elle pourrait ne pas
revoir Gol-Bebou. Lui seul était capable de rendre la lumière à son
regard éteint, de redonner vie à son corps étiolé. Il fallait à tout prix
qu’elle le retrouvât. Et si par hasard il avait pris une autre femme ou
qu’il ne veuille plus d’elle, pourvu qu’il la tolère à proximité, elle ne
demandait pas plus : en mendiant sur son chemin, elle le verrait au
moins une fois par jour. Qu’il la batte, qu’il la chasse, qu’il l’humilie,
c’était toujours mieux que de retourner dans sa famille – cela, c’était
littéralement impossible, elle était ainsi faite. Son enfant même, le
petit Mândeh Ali, elle ne s’y intéressait pas beaucoup, elle
n’éprouvait guère plus d’affection à son égard que sa mère n’en avait
eu pour elle. Mais pour le moment elle avait besoin de lui, car elle
connaissait le dicton qui veut qu’un enfant soit comme la cheville de
la paire de ciseaux, et elle comptait bien se servir de cette arme. Elle
espérait par ce moyen faire renaître quelque attachement dans le
cœur de Gol-Bebou. C’est pourquoi elle prenait soin de bien nourrir
le bambin en le gavant de fruits. À part cela, la seule chose qui
l’attachât un peu à lui, c’était que ses cheveux avaient exactement la
même couleur que ceux de Gol-Bebou, voilà tout. Pour le faire tenir
tranquille et l’empêcher de pleurer, elle lui administrait de temps à
autre une petite boule d’opium, si bien qu’il somnolait en
permanence, le regard perdu.
Elle était absolument certaine de retrouver Gol-Bebou en
questionnant de droite et de gauche. Son cœur, son désir le lui
affirmaient. Et ses pressentiments ne l’avaient jamais trompée. Le
jour où elle décida de partir à sa recherche, elle mit un cierge à la
fontaine près de chez elle en faisant le vœu de le retrouver coûte que
coûte [29]. Puis elle vendit, pour trois tomans et quatre rials, le
samovar de laiton et le chaudron de cuivre qui constituaient tout son
trousseau. Elle employa douze rials à payer ses dettes aux
boutiquiers du quartier. Les deux tomans et les deux rials qui
restaient serviraient à couvrir les frais du voyage. Elle fourra toutes
les bricoles qu’elle possédait dans un vieux coffre qu’elle confia au
propriétaire de la maison, en gage de ce qu’elle lui devait. Puis elle fit
un ballot de deux robes et d’un vêtement pour le bébé, à quoi elle
ajouta un peu de pain et de fromage, avec deux morceaux de
lavâshak – de ce lavâshak dont Gol-Bebou savait si bien se régaler !
Enfin, après trois jours de démarches, elle obtint un permis de
circuler l’autorisant à prendre la route du Māzandarān. Le lendemain
au petit matin elle était partie, mais dans son affolement, au lieu de
prendre une voiture à destination du Māzandarān, elle était par
erreur montée jusqu’à Shemirân. C’est ainsi qu’un agent de police
avait dû la faire ramener en ville, où elle avait enfin trouvé un
véhicule allant dans la bonne direction.
La nuit tombait quand la camionnette s’arrêta à Shâhi. Dans les
rues bordées d’immeubles modernes, on voyait passer des hommes
basanés, chaussés de guivehs, vêtus de tuniques et de pantalons
bleus, qui ressemblaient à Gol-Bebou. Deux voyageurs descendirent,
ce qui fit un peu de place. Et l’on repartit. La nuit était brumeuse et
humide. Zarrine-Kolâh se sentait pénétrée d’une paix mystérieuse :
de celle qu’on éprouve parfois, curieusement, quand on arrive dans
une ville étrangère, sans argent, sans espoir, sans avenir. Elle était
lasse, elle avait soif et un peu faim. Les mouvements de la voiture, le
ronronnement du moteur, l’obscurité, la présence animale de ces
gens autour d’elle, le souffle régulier de son fils, la fatigue surtout
finirent par l’assoupir.
Quand elle s’éveilla, c’était Sâri. Elle ramassa son baluchon, prit
son enfant sur le bras et descendit. La ville silencieuse était plongée
dans les ténèbres. On aurait dit que les maisons, les arbres, les
buissons étaient faits de fumée ou de suie noire, sans consistance. Le
hurlement plaintif et lointain d’un oiseau de nuit résonnait par
intervalles. Les réverbères jetaient de faibles lueurs. Au balcon d’une
maison voisine se tenait une jeune fille, la tête couverte d’un tchâdor
blanc. Mais Zarrine-Kolâh ne regardait pas autour d’elle. Elle
n’entendait que la voix de Gol-Bebou, ne voyait que son image. Elle
demanda le chemin de Zarrine-Abâd à deux hommes assis devant
une épicerie : ils lui répondirent que c’était sur la grand-route. Il y
avait là un bol plein d’eau ; elle y but, puis machinalement s’éloigna
de quelques pas, se sentant étrangère à tout et à tous. Et pourtant,
comme elle se savait désormais tout près de Gol-Bebou, son
inquiétude s’était dissipée. L’endroit lui paraissait accueillant,
familier. Finalement, tirant un rial du coin de son fichu, elle acheta
du pain frais avec quelques herbes et un peu de shireh, et s’installa
sur le seuil d’une maison, sous un réverbère. Elle mangea et fit
manger l’enfant. Puis elle alla dormir à l’abri d’une arche.
À l’aube elle gagna la place centrale où, après une heure de
marchandage, elle loua un âne pour se faire conduire à Zarrine-
Abâd. Le temps nuageux, lourd, oppressant, semblait receler quelque
sourde menace. Le front de l’enfant, dévoré de piqûres de
moustiques, était tout enflé. Ballottée au rythme des pas de sa
monture, tantôt au soleil, tantôt sous l’ondée, Zarrine-Kolâh longea
des prairies, franchit des fondrières, dans un paysage magnifique de
vertes montagnes et de riches vallées. Les nuages étaient blancs ou
À
gris, changeants comme les plumes au ventre des canards. À
Assiâssar, ils essuyèrent une violente averse et durent s’abriter sous
un arbre. Le tchâdor, trempé, sentait l’amidon et la crasse. Enfin ils
purent repartir. Zarrine-Kolâh, serrant toujours le bébé contre sa
poitrine, gardait les yeux fixés sur le chemin, juste devant le nez de
l’âne. Le cœur battant, elle ne pensait qu’à une chose : à ce
qu’allaient être ses retrouvailles avec Gol-Bebou.
Ils arrivèrent à Zarrine-Abâd vers midi. Mais quand Zarrine-
Kolâh, ayant mis pied à terre, voulut payer l’ânier, elle s’aperçut que
le coin de son fichu s’était déplié et que l’argent n’y était plus. L’avait-
on volé ? Non, personne n’aurait pu le prendre sans qu’elle s’en
aperçût. L’avait-elle, dans sa rêverie, oublié quelque part ou laissé
tomber par inadvertance ? C’était bien possible. De toute façon cela
ne changeait rien. Après bien des criailleries, l’ânier, qui avait
l’accent turc, lui arracha des mains son baluchon, sauta sur l’âne et
hue ! il avait filé. Mais après tout qu’importait ? N’était-elle pas
arrivée à destination, n’était-elle pas tout près de Gol-Bebou, dans
son village même ? Elle allait trouver la maison, lui raconter son
voyage, et tout s’arrangerait. De toute façon, pour un seul des
cheveux de cet homme, n’aurait-elle pas donné tout l’or du monde ?
Elle considéra les alentours. Ce n’était qu’un petit village perdu au
fond d’une médiocre vallée, tout juste entouré de quelques champs
fertiles. Choses et gens semblaient plongés dans le sommeil. Un
chien de berger aboyait au loin. Une voix d’homme appelait :
« Bebou ! hé ! Bebou ! » À ce nom Zarrine-Kolâh se sentit défaillir.
Mais l’homme qui répondit à cet appel n’était pas son Gol-Bebou.
Deux oies somnolentes dans une cahute. Une poule qui gratte
consciencieusement la terre à la recherche d’une graine. Sur un tas
d’ordures, un vieux seau, un bout de tissu vert déchiré, quelques
épluchures de concombre. Un peu plus loin deux poules immobiles,
perchées sur une patte, bizarrement recroquevillées. Seul le menu
pépiement des moineaux animait passagèrement la scène d’un bruit
familier. Sur la place, trois petits paysans bouche bée contemplaient
la jeune femme. Un vieillard était assis sur un tas de bûches devant la
droguerie. Dans le ciel, un vol de canards sauvages filait sur une
seule ligne, pareil à une chaîne tendue.
Zarrine-Kolâh s’adressa au vieillard :
— Où est la maison de Bâbâ Farrokh ?
Il lui désigna une maison assez haute à quelque distance :
— Tu vois cette maison avec un balcon ? C’est là [30].
Serrant son fils contre elle, elle marcha dans la direction indiquée,
le cœur gonflé d’espoir. Elle frappa enfin à la porte. Une femme âgée
au visage grêlé vint ouvrir :
— Qui cherches-tu ?
— Je voudrais voir Gol-Bebou.
— Que lui veux-tu ?
— Je suis sa femme. J’arrive de Téhéran. Et voici Mândeh-Ali, son
fils.
— Oh, oh ! mais cette femme dont tu parles, Gol-Bebou l’a
abandonnée depuis longtemps, il l’a répudiée… Qu’est-ce que tu
racontes ?
Et elle se tourna vers la cour :
— Hé ! Bebou ! Bebou !
La rude figure de Gol-Bebou apparut à une porte. Il avait les yeux
tout gonflés et ensommeillés ; son col largement ouvert laissait voir
la toison qui lui couvrait la poitrine. Une femme maigre et jaune avec
de grands yeux vint se coller à lui ; ses bras et son front portaient des
traces de fouet. Elle tremblait en agrippant le bras de Gol-Bebou,
comme si elle craignait qu’on lui arrachât son homme. Zarrine-Kolâh
n’eut qu’un cri :
— Bebou !… Bebou mon chéri, c’est moi !
Il la regarda droit dans les yeux :
— Va-t-en, je ne te connais pas.
La vieille intervint à son tour :
— Laisse mon fils tranquille ! Tu n’as pas honte, espèce de
traînée : nous amener ton bâtard pour le lui faire gober !
— Elle est folle, ajouta Gol-Bebou, elle se trompe de porte.
Zarrine-Kolâh restait stupéfaite. Elle n’avait pas prévu ce
reniement. Elle en ressentit un tel dégoût qu’elle en oublia sur-le-
champ toutes les qualités de Gol-Bebou et qu’elle répondit, sur le ton
de la dérision :
— Eh bien, prends-le, ton fils, élève-le ; moi, je n’ai pas les
moyens.
— Un fils de pute, oui, fit la vieille. Sait-on seulement où elle l’a
ramassé ?
Zarrine-Kolâh avait compris que la partie était perdue. Elle
regarda Gol-Bebou. Il avait l’air furieux, avec dans les yeux une
expression féroce qu’elle ne lui avait jamais vue : une expression qui
lui signifiait qu’il s’était assuré la vie qu’il voulait, qu’il était son
maître, qu’il avait atteint son but et qu’il ne se laisserait pas
déranger. Le regard de mépris qu’il lui jetait indiquait clairement
qu’il se refuserait même à la voir. Elle sut qu’il était vain d’insister.
Un bref instant, elle considéra avec envie les marques bleues sur la
peau de la jeune femme qui se collait à Gol-Bebou, puis elle se
retourna brusquement, le regret au cœur, et s’en fut sous les injures
de Kâs Aghâ : la méchante vieille agitait ses mains osseuses tout
comme eût fait sa propre mère, la vouant à toutes les malédictions
du ciel, dans un dialecte qu’elle ne comprenait pas.
À pas lents elle se dirigea vers la place du village. Soudain, comme
saisie par une inspiration, elle s’arrêta et déposa devant une porte
l’enfant qui somnolait :
— Reste là, mon petit, je reviens.
L’enfant resta là, calme et docile, comme une poupée de chiffon.
Zarrine-Kolâh n’avait pas l’intention de revenir : elle ne l’embrassa
même pas ; cet enfant ne lui servait plus à rien, n’était plus qu’une
charge, une bouche à nourrir. Elle s’en débarrassait comme Gol-
Bebou l’avait rejetée, comme sa mère l’avait chassée. C’était l’amour
maternel tel qu’elle l’avait appris.
Non, elle n’avait nul besoin de cet enfant. Elle avait maintenant les
mains libres : sans un sou, sans enfant, sans bagage. Elle respira
profondément. Elle était libre ; elle savait enfin où elle en était.
En arrivant à la place, elle jeta un regard autour d’elle. Le vieillard
était toujours là, devant la droguerie, à croire qu’il avait passé toute
sa vie sur ce tas de bûches et qu’il y avait vieilli sur place. Les trois
gamins jouaient dans le sable près de la boutique. Un grand coq
qu’elle n’avait pas remarqué battit des ailes et poussa son cri éraillé.
Bêtes et gens, chacun vaquait à ses occupations sans s’occuper d’elle.
Personne ne se retourna pour la regarder.
La vie continuait donc, indifférente au destin de la jeune femme.
Qu’allait-il lui arriver ? Dépourvue de toute protection, elle désirait
s’enfuir le plus vite possible : qu’au moins elle soit définitivement
libérée de l’enfant. Elle serait ainsi déchargée de toute responsabilité.
L’atmosphère était chaude, humide, étouffante ; de rares souffles
d’air faisaient songer à l’haleine brûlante d’un malade en proie à la
fièvre. Sans projet défini, Zarrine-Kolâh longea quelques rues,
frôlant les murs des maisons d’un pas rapide, jusqu’à atteindre la
lisière des champs. Elle regagna enfin la grand-route.
Elle aperçut tout de suite, venant vers elle, un jeune homme
robuste, rose et blanc ; un fouet à la main, il montait un âne et en
poussait un autre devant lui. Les clochettes tintaient au cou des
bêtes. Dès qu’il fut à sa hauteur, elle lui adressa la parole :
— S’il te plaît, jeune homme.
Il arrêta sa monture :
— Que veux-tu ?
— Je ne suis pas d’ici, je n’ai personne. Laisse-moi monter.
De la main elle désignait l’âne. Il mit pied à terre et la fit monter.
Puis il sauta sur l’autre bête, sans se retourner, sans même un
regard. Il avait brandi son fouet et cinglait déjà la croupe de l’âne qui
se mit en marche en secouant ses clochettes. Comme ils passaient
près d’un champ d’orge, il s’arrêta pour cueillir un épi qu’il plaça
entre ses dents et se mit à siffler un air qui sonnait familièrement aux
oreilles de Zarrine-Kolâh. C’était celui que chantait Gol-Bebou
pendant les vendanges, le jour où elle l’avait rencontré dans la vigne :
Elle vit toute sa vie défiler devant ses yeux, sa jeunesse, les
malédictions de sa mère, cette nuit de clair de lune où elle avait fait le
voyage de Téhéran toute jeune mariée, les imprécations de la mère
de Gol-Bebou. Elle avait faim et soif, et pourtant elle sentait une joie
sourdre au fond d’elle-même. Elle ne savait pas où elle allait, mais
elle se disait que peut-être cet homme aussi donnait des coups de
fouet, que lui aussi peut-être sentait l’âne et l’écurie.
LE TCHÂDOR
Â
Quant à Âbdji, son sang ne fit qu’un tour. Dès qu’elle eut compris
de quoi il s’agissait, incapable de supporter le récit détaillé des
tractations, elle se leva sous prétexte d’aller prier et descendit
machinalement l’escalier jusqu’à la salle commune. Elle se regarda
dans son petit miroir et se trouva vieille et flétrie : ces quelques
minutes semblaient lui avoir fait prendre plusieurs années. Elle crut
voir une ride entre ses sourcils et découvrit parmi ses mèches un
cheveu blanc qu’elle arracha en le saisissant entre deux doigts. Elle
resta longtemps devant la lampe à regarder fixement la flamme, sans
même s’apercevoir qu’elle se brûlait.
Quelques jours passèrent. Toute la maison était en effervescence.
On multipliait les visites au bazar. On acheta deux robes de tissu
lamé, une carafe et des verres, un tapis de bain brodé, un
vaporisateur à eau de rose, une aiguière, un bonnet, une boîte à fard,
un nécessaire pour la teinture des sourcils, un samovar de laiton, un
rideau de ghalamkâr, bref tout ce qu’il fallait. Et comme la mère
tenait à faire bien les choses, elle mettait de côté pour le trousseau de
Mâhrokh toutes les bricoles qu’elle trouvait traînant dans la maison.
Elle réserva même un tapis de prière en cachemire qu’Âbdji
Khânoum lui avait plusieurs fois demandé en vain.
Âbdji, silencieuse et pensive, observait à la dérobée toute cette
agitation. Prétextant un mal de tête, elle restait au lit depuis deux
jours. Sa mère la secouait :
— C’est bien la peine d’avoir une sœur, hein ! Je sais bien, c’est la
jalousie… Mais, comme on dit, jalousie peine sans fruit. Qu’on soit
jolie ou non, je n’y suis pour rien, c’est Dieu qui l’a voulu ainsi. N’ai-
je pas tenté de te marier à Kalb Hosseyn ? Ce n’est pas ma faute si tu
ne leur as pas plu. Maintenant tu te prétends malade pour ne pas
mettre la main à la pâte ! Mademoiselle fait ses simagrées de piété du
matin au soir, et c’est encore moi, avec mes pauvres yeux fatigués,
qui dois manier l’aiguille !…
— Bon, bon, répondait Âbdji recroquevillée sous ses couvertures,
le cœur dévoré d’envie, tu peux toujours causer ! Avec le beau gendre
que tu t’es dégoté ! Des types comme Abbâs, on en trouve à tous les
coins de rue. Et c’est à moi qu’on s’en prend ! Heureusement, tout le
monde sait ce que c’est que cet Abbâs. Et ne me dis pas que Mâhrokh
n’est pas enceinte de deux mois ! Je n’ai rien dit, mais j’ai des yeux
pour voir… Une fille pareille n’est plus ma sœur !…
La mère sortit de ses gonds :
— Vas-tu te taire, grand Dieu ! Maudite, misérable, fille sans
pudeur !… tu me fais honte, je ne veux plus te voir ! Tu essaies de
salir ta sœur. Je sais bien que c’est le dépit qui te fait dire des choses
pareilles. Mais qu’est-ce que tu crois ? Faite comme tu es, personne
ne voudra de toi. Tu calomnies Mâhrokh par envie. Ne répétais-tu
pas toi-même qu’il est dit dans le Coran que tous les menteurs sont
des imposteurs ? Ah ! tu as de la chance de n’être pas belle, sinon, à
te voir tout le temps dehors sous prétexte d’aller au sermon, on
jaserait autrement plus à ton sujet… Va, va, toutes tes prières et tous
tes jeûnes ne valent pas un pet de lapin. C’est tout tartuferie et
compagnie !…
Telles étaient les paroles qui, pendant ces quelques jours,
s’échangèrent entre mère et fille. Mâhrokh assistait à ces querelles,
tout interdite et sans rien dire.
Finalement le soir de la cérémonie arriva. Toutes les voisines,
toutes les bonnes femmes du quartier étaient là, mises sur leur trente
et un, les sourcils teints, les joues fardées, les cheveux sur le front,
arborant foulards brodés et pantalons ouatinés. Parmi elles, Naneh
Hassan trônait d’un air niais. Tout sourire, elle se pavanait la tête
inclinée de côté en jouant du tambourin et en serinant l’unique
chanson qui formait tout son répertoire :
On alluma les samovars de cuivre jaune que l’on avait loués pour
la circonstance. Puis vint la nouvelle que la patronne de Mâhrokh
viendrait à la fête avec ses deux filles. On disposa deux tables
chargées de sucreries et de fruits, avec deux chaises devant chaque
table. Le père de Mâhrokh faisait les cent pas, inquiet de la dépense.
Mais la mère tenait absolument à ce qu’on organisât pour le soir un
spectacle de marionnettes.
Dans tout ce remue-ménage, il n’y avait pas trace d’Âbdji
Khânoum. Elle était sortie à deux heures de l’après-midi et personne
ne savait où elle était. Sans doute au prêche.
Puis il pensa à une autre chanson, qu’il entonna un peu plus fort :