Benjamin, Walter - Sur Le Concept D'histoire
Benjamin, Walter - Sur Le Concept D'histoire
Benjamin, Walter - Sur Le Concept D'histoire
et l’historien
et de
Titres originaux :
Über den Begriff der Geschichte - Eduard Fuchs, der Sammler und der Historiker - Paris, die
Hauptstadt des XIX Jahrhunderts
Éditions Payot & Rivages, Paris, 2013, 2017 pour la préface et la présente traduction française
ISBN : 978-2-228-90924-2
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PRÉFACE
Sauver le passé
par Patrick Boucheron
« Une serviette en cuir comme celles qu’utilisent les
hommes d’affaires ; une montre ; une pipe ; six
photographies ; une radiographie ; une paire de lunettes1. »
1. Lettre de la Dirección General de Seguridad, Commisaría de Inverstigación y Vigilancia de la Frontera Oriental, Figueras (Gérone) à Max Horkheimer, 30 octobre 1940,
citée par Ingrid Scheurmann, « Nouveaux documents sur la mort de Walter Benjamin », in Ingrid et Konrad Scheurmann (dir.), Pour Walter Benjamin. Documents, essais et un projet,
traduit par Nicole Casanova et Olivier Mannoni, Bonn, Arbeitskreis selbständiger Kultur-Institut, InterNationes, 1994, p. 279, note 11.
2. Lettre de Walter Benjamin à Julia Rath, 22 mars 1926, in Walter Benjamin, Correspondance, 2 vol., 1910-1928 et 1929-1940, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier
Montaigne, 1979, vol. I, lettre nº 152, p. 378.
3. Charles Baudelaire, Paradis artificiels [1851], « Du vin et du hachisch », II, in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. I, 1975, p. 381.
4. Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes, Arles, Actes Sud, 2009, p. 632.
5. Victor Serge, Mémoire d’un révolutionnaire, Paris, Seuil, 1951, p. 396, cité par Emmanuelle Loyer, Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947,
Paris, Grasset, 2005, p. 56.
6. Lettre de Walter Benjamin à Theodor W. Adorno, 2 août 1940, in T.W. Adorno, W. Benjamin, Correspondance 1928-1940, édité par Henri Lonitz, traduit par Philippe
Ivernel et Guy Petidemange, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006, lettre nº 120, p. 358.
7. Michael Löwy, « Hannah Arendt et Walter Benjamin », Europe, 1008, avril 2013 (Walter Benjamin), p. 47-56.
8. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, éd. Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser avec la collaboration de Theodor W. Adorno et Gershom Scholem, 7 vol.,
Francfort, Suhrkamp, 1972-1989, vol. 5, p. 1182 (nº 148). Cité par Bernd Witte, Walter Benjamin. Une biographie [1985], trad. André Bernold, Paris, Cerf, 1988, p. 253.
10. Lettre de Benjamin à Gretel Adorno, 19 juillet 1940, in G. Adorno, W. Benjamin, Correspondance (1930-1940), éd. Christoph Gödde et Henri Lonitz, traduit par
Christophe David, Paris, Le Promeneur, 2007, lettre nº 180, p. 396.
11. Voir sur ce point les remarques de Christian Jouhaud, « Benjamin, le “Grand Siècle” et l’historien. Retour sur un travail », Cahiers d’anthropologie sociale, nº 4, 2008
(« Walter Benjamin, la tradition des vaincus », Philippe Simay (dir.), Paris, L’Herne, 2008), p. 33-42. L’historien y précise le sens benjaminien qu’il a souhaité donner au titre de son
livre (Sauver le Grand Siècle ? Présence et transmission du passé, Paris, Seuil, 2007).
12. Walter Benjamin, « Karl Kraus » [1931], trad. Rainer Rochlitz, in Œuvres, édité et traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, 3 vol., Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 267.
13. Lettre de Benjamin à Arendt, 8 juillet 1940, in Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, lettre nº 331, p. 335.
14. Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, édité par Hermann Schwerppenhaüser et Rolf Tiedemann, traduit par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris,
Christian Bourgois, 1990, rééd. « Titres », 2011, p. 341.
15. « Premier rapport sur la thèse de doctorat d’État du Dr Benjamin » (7 février 1925) publié en annexe de Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, op. cit., p. 381.
16. Lettre de Benjamin à Scholem, 7 décembre 1933, in W. Benjamin, G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, traduit par Didier Renault et Pierre
Rusch, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, lettre nº 40, p. 104 et p. 103.
21. Lettre de Scholem à Benjamin, 25 août 1935, ibid., lettre nº 77, p. 183. Voir également Benjamin à Scholem, 2 mai 1936 (lettre nº 82), p. 196 : « Hélas, j’échapperai
difficilement au travail sur Fuchs cet été. »
24. Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940 [1968], traduit par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Paris, Allia, 2007, rééd. 2011, p. 12.
25. Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, édité par Florent Perrier, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 378.
26. Parmi une bibliographie immense, voir surtout Rainer Rochlitz, Le Désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992 ; Gérard
Raulet, Le Caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997 ; Jean Lacoste, L’Aura et la Rupture. Walter Benjamin, Paris, Maurice
Nadeau, 2003.
27. Voir notamment Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
28. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, édité par Rolf Tiedemann, traduit par Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1989, rééd. 2009, p. 464 [Liasse
M, « Le flâneur », 16a, 4] : « Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque
proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. »
29. Je me permets de renvoyer sur ce point à la glose que j’ai proposée de ce passage, « La trace et l’aura. Un court-circuit de Walter Benjamin », in Patrick Boucheron,
Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 7-36.
30. Stéphane Van Damme, Métropoles de papier. Naissance de l’archéologie urbaine à Paris et à Londres (XVIIe-XXe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 91.
31. Lettres du comte de Caylus au père Paciaudi, 12 février et 28 août 1758 (Correspondance inédite du comte de Caylus avec le P. Paciaudi, théatin (1757-1765), édité par
Charles Nisard, Paris, 1877, p. 4 et p. 10), cité par Laurent Olivier, Le Sombre Abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 117.
32. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 559 [citation de Remy de Gourmont, Le IIe Livre des masques, Paris, 1934, p. 259, en exergue de la liasse S
« Peinture, modern style, nouveauté »].
33. Voir le catalogue de l’exposition Walter Benjamin. Archives, édité par Ursula Marx, Gudrun Schwarz, Michael Schwarz et Erdmut Wizisla, éd. française Florent Perrier,
trad. Philippe Ivernel, Paris, Klincksieck, 2011, mais aussi les ressources de son site Internet : walterbenjaminarchives.mahj.org.
34. Lettre de Benjamin à Scholem, 26 juillet 1932, in W. Benjamin, G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, op. cit., lettre nº 4, p. 22.
35. Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection, traduit par Philippe Ivernel, Paris, Rivages poche, 2000, p. 56.
37. Walter Benjamin, Enfance berlinoise, traduit par Jean Lacoste (dans Sens unique, précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains), Paris, Maurice Nadeau,
1988, p. 106.
38. Walter Benjamin, Enfance. Éloge de la poupée et autre essai, traduit par Philippe Ivernel, Paris, Rivages poche, 2011, p. 153.
39. Walter Benjamin, « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » [1929], traduit par Maurice de Gandillac, in Œuvres, op. cit., vol. II, p. 116.
40. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 424 [liasse L, « Maison de rêve, musée, pavillon thermal », 1a, 1].
41. Charles Rice, « Immersion et rupture. L’espace domestique de Walter Benjamin », in Philippe Simay (dir.), Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville, Paris-
Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, 2005, p. 153-168.
42. Lettre de Benjamin à Scholem, 20 mai 1935, in W. Benjamin, G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, op. cit., lettre nº 73, p. 176.
43. Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991, rééd. 2003, p. 374-400.
44. Michel Espagne, Michael Werner, « Les manuscrits parisiens de Walter Benjamin et le Passagen-Werk », in Heinz Wismann (dir.), Walter Benjamin et Paris, Paris, Cerf,
1986, p. 849-882.
45. Voir, tout récemment, l’édition reconstituée et annotée qu’il en a proposée : Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poeta lirico nell’età del capitalismo avanzato,
édité par Giorgio Agamben, Milan, Neri Pozza, 2013.
46. Marc Berdet, « Chiffonnier contre flâneur. Construction et position de la Passagenarbeit de Walter Benjamin », Archives de philosophie, nº 75, 2012, p. 425-447.
49. Lettre d’Adorno à Benjamin, 2 août 1935, in T.W. Adorno, W. Benjamin, Correspondance 1928-1940, op. cit., lettre nº 39, p. 131.
51. Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, Paris, Klincksieck, 2006, p. 720.
52. Giorgio Agamben, « Le prince et le crapaud. Le problème de la méthode chez Adorno et Benjamin » [1978], in Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et
origine de l’histoire, traduit par Yves Hersant, Paris, Payot, 1989, rééd. 2000, p. 131-149.
53. Lettre d’Adorno à Benjamin, 2 août 1935, in T.W. Adorno, W. Benjamin, Correspondance 1928-1940, op. cit., lettre nº 39, p. 124.
54. Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, traduit par Paul Kessler, Paris, Calmann-Lévy, 1981, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2001, p. 230.
55. Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992.
56. Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Un itinéraire théorique, op. cit., p. 167.
57. Lettre de Benjamin à Horkheimer, 22 février 1940, in Walter Benjamin, Lettres françaises, édité par Christian David, Paris, Nous, 2013, lettre nº 101, p. 199.
58. Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, Paris, La Différence, 1992, p. 135 sq.
59. Reyes Mate, Minuit dans l’histoire. Commentaires des thèses de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire » [2006], trad. Aurélien Talbot, Paris, Éditions Mix, 2009,
p. 50 sq.
60. Françoise Proust, L’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, 1994, rééd. Livre de Poche, 1999, p. 120 sq.
61. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 481 [liasse N, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », 4, 2].
62. Élise Derroitte, La Critique de la critique. De la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2012, p. 205-206.
63. Voir, en premier lieu, Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001.
65. Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’« Épître aux Romains »[2000], traduit par Judith Revel, Paris, Rivages poche, 2004, p. 218 sq.
67. Lettre de Benjamin à Horkheimer, 22 février 1940, in Walter Benjamin, Lettres françaises, op. cit., lettre nº 101, p. 199.
68. Lettre de Benjamin à Gretel Adorno, sans date (fin avril/début mai 1940), in G. Adorno, W. Benjamin, Correspondance (1930-1940), op. cit., p. 391.
69. Jean-Yves Jouannais, L’Usage des ruines, Paris, Verticales, 2012, p. 16.
70. Cité par Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, Paris, Gallimard, 2005, p. 181 (« Retour sur une conversation entre Stefan Hessel et Walter Benjamin – Entretien
avec Stefan Hessel, 3 juin 2002 »).
71. Lisa Fittko, Le Chemin des Pyrénées, Paris, Maren Sell, 1987, p. 160.
73. « Lisa Fittko : la fuite de Walter Benjamin. Une interview de Richard Heinemann », in Ingrid et Konrad Scheurmann (dir.), Pour Walter Benjamin, op. cit., p. 156.
74. Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-1940, op. cit., p. 19 et p. 45.
75. Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit par Jean Lacoste, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1982,
p. 242.
76. Rolf Tiedemann, Études sur la philosophie de Walter Benjamin [1973], traduit par Rainer Rochlitz, Arles, Actes Sud, 1987, p. 141.
77. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, op. cit, p. 490-491 [liasse N, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », 9, 4].
78. Voir récemment Michael Löwy, « Temps messianique et historicité révolutionnaire chez Walter Benjamin », Vingtième siècle. Revue d’histoire, nº 117, 2013, p. 106-118.
79. Gershom Scholem, Benjamin et son ange [1983], traduit par Philippe Ivernel, Paris, Rivages, 1995, rééd. 2008. Sur ce texte, voir notamment Giorgio Agamben, « Walter
Benjamin et le démonique » [1982], trad. Joël Gayraud in La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris, Rivages, 2006, rééd. 2011, p. 237-271.
80. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 142-143. Voir aussi, du même auteur et plus récemment, Croire en
l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, notamment p. 157-159.
81. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], traduit par Christophe David, Paris, Ivrea, 2002. Cité
par Christophe David, « L’envers de l’histoire contemporain », préface à Walter Benjamin, Lettres françaises, op. cit., p. 7-77 ; p. 7.
83. Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes, op. cit., p. 649.
84. Sur l’histoire du texte et de la réception, voir Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., vol. I/3, p. 1223-1266.
85. Klaus Garber, « Étapes de la réception de Benjamin », in Heinz Wismann (dir.), Walter Benjamin et Paris, op. cit., p. 919-984.
86. Jean-Michel Palmier, Weimar en exil. Exil en Europe, exil en Amérique, Paris, Payot, 1988, rééd. 1990.
87. Theodor Adorno, « Postface » [1962], in Walter Benjamin, Allemands. Une série de lettres, traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Éditions de l’Encyclopédie
des nuisances, 2012, p. 130.
88. Lettre de Benjamin à Scholem, 1er août 1928, in Walter Benjamin, Correspondance, op. cit., t. I, lettre nº 180, p. 436.
89. Historien, auteur notamment de Léonard et Machiavel (Verdier, 2008) et de L’Entretemps : conversations sur l’histoire (Verdier, 2012).
Sur le concept d’histoire 1
1. Ce texte, dont le titre original est « Über den Begriff der Geschichte », a été rédigé par Walter Benjamin en 1940 et publié de manière posthume, en 1942, par l’Institut für
Sozialforschung. (N.d. É.)
I
On connaît l’histoire de cet automate construit pour affronter un joueur
d’échecs en répondant coup par coup et en gagnant finalement la partie.
C’était un mannequin en tenue traditionnelle turque, narguilé à la bouche,
que l’on avait installé devant l’échiquier, lequel reposait sur une vaste table.
Un système de miroirs éveillait l’illusion que celle-ci était, de tous côtés,
transparente. En réalité, elle abritait un nain bossu, un maître d’échecs qui
guidait à l’aide de cordons la main du mannequin. On peut imaginer un
pendant de cette installation en philosophie. Celui qui doit l’emporter est
toujours le mannequin auquel on donne le nom de « matérialisme
historique ». Il peut, sans autre forme de procès, se mesurer avec n’importe
qui pour peu qu’il prenne à son service la théologie, laquelle, on le sait, est
petite et laide et ne doit de toute façon pas se faire voir.
II
« Parmi les singularités les plus remarquables de l’esprit humain, dit
Lotze1, on trouve – à côté de tant d’égoïsme à l’intérieur de l’individu –
l’absence générale de jalousie dont fait preuve tout présent à l’égard de son
avenir. » Cette réflexion débouche sur l’idée que l’image du bonheur que
nous entretenons est intégralement imprégnée par l’époque où le cours de
notre propre existence nous a placés. Le bonheur qui pourrait éveiller la
jalousie en nous n’existe que dans l’air que nous avons respiré, avec des
gens auxquels nous aurions pu parler, des femmes qui auraient pu se donner
à nous. En d’autres termes, la représentation de la rédemption vibre de
manière inaliénable dans celle du bonheur. Il en va de même pour la
représentation du passé qui fait de l’Histoire son affaire. Le passé est chargé
d’un indice secret qui le désigne pour la rédemption. Ne sommes-nous pas
nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont
précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un
écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles
pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas,
alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre.
Alors nous avons été attendus sur Terre. Alors nous est donnée, comme à
chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique
sur laquelle le passé a une prétention. Cette prétention, on ne peut l’évacuer
d’un revers de la main. L’adepte du matérialisme historique sait pourquoi.
1. La citation provient d’une lettre adressée par Hegel, depuis Bamberg, au major Knebel, son ami, qui se trouvait à Iéna. Il s’agit d’une déformation du texte biblique :
« Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mathieu, 6, 33). (N.d.T.)
V
La véritable image du passé se faufile devant nous. Le passé peut
seulement être retenu comme une image qui brille tel un éclair, pour ne plus
jamais revenir, à l’instant précis où elle devient reconnaissable. « La vérité
ne nous filera pas entre les mains », ce mot de Gottfried Keller1 désigne
précisément, dans l’image historique de l’historisme2, le point où elle est
fendue en deux par le matérialisme historique. Car c’est une image
irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne
s’est pas reconnu comme désigné en elle.
1. Romancier suisse de langue allemande, Gottfried Keller (1819-1890) est notamment l’auteur de Martin Salander (Paris, Zoé, 1998) et de Henri le vert (Paris, Aubier,
1992). Walter Benjamin lui a consacré une étude en 1927. (N.d. É.)
2. Le terme Historismus, que Walter Benjamin utilise ici, fait l’objet d’un débat entre partisans de la traduction par « historisme » et ceux de la traduction, plus moderne, par
« historicisme ». Nous avons opté pour la première solution, qui nous semble mieux répondre à la définition qu’en donne Benjamin dans ses textes. (N.d.T.)
VI
Exprimer le passé en termes historiques ne signifie pas le reconnaître
« tel qu’il a réellement été ». Cela revient à s’emparer d’un souvenir tel
qu’il apparaît en un éclair à l’instant d’un danger. La préoccupation du
matérialisme historique est de retenir une image du passé telle qu’elle
s’installe à l’improviste, pour le sujet historique, à l’instant du danger. Le
danger menace aussi bien la persistance de sa tradition que ceux qui en
prennent réception. Dans un cas comme dans l’autre, le risque est de passer
pour l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut tenter de
refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de
la neutraliser. Le Messie ne vient pas seulement en tant que rédempteur ; il
vient en tant qu’il est celui qui surmonte l’Antéchrist. Seul l’historiographe
a le don d’allumer dans le passé l’étincelle d’espoir qui en est pénétrée :
même les morts ne seront pas en sécurité face à l’ennemi si celui-ci
l’emporte. Or cet ennemi n’a pas arrêté de l’emporter.
VII
« Pensez à la nuit et au froid de tombeau Qui règnent dans
cet univers de damnés. »
Bertolt BRECHT, L’Opéra de Quat’sous1
2. Lettre à Ernest Feydeau, 29-30 novembre 1859. Walter Benjamin donne la citation en français (N.d.T.)
VIII
C’est la tradition des opprimés qui nous l’enseigne : « l’état
d’exception » dans lequel nous vivons est en vérité la règle. Il nous faut
aboutir à un concept d’Histoire qui reflète cette règle ; nous comprendrons
alors que notre mission consiste à mettre en place ce véritable état
d’exception ; et de ce fait, notre position dans la lutte contre le fascisme
s’améliorera. La chance de cet état d’exception tient notamment au fait que
les adversaires le considèrent, au nom du progrès, comme une norme
historique. L’étonnement dû au fait que les choses que nous vivons soient
« encore » possibles au XXe siècle n’est pas d’ordre philosophique. Il ne se
situe pas au commencement d’une découverte, si ce n’est celle du fait que
la représentation de l’Histoire d’où elle provient n’est pas tenable.
IX
« Mon aile est prête à se déployer
J’aimerais bien revenir en arrière
Car même si je restais pour le temps vivant
Je n’aurais pas beaucoup de bonheur. »
Gerhard SCHOLEM, Salut de l’ange1
1. Karl Marx, « Commentaires en marge du programme du Parti ouvrier allemand », in Critique du programme de Gotha, traduit par Sonia Dayan-Herzbrun, Paris, Éditions
sociales, 2008, p. 50. (N.d.T.)
2. Josef Dietzgen (1828-1888), philosophe socialiste allemand et ami de Marx. (N.d. É.)
XII
« Certes, nous avons besoin de l’Histoire, mais nous en
avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du
savoir. »
Friedrich NIETZSCHE,
« De l’utilité et des inconvénients de l’Histoire pour la vie1 »
1. Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et des inconvénients de l’Histoire pour la vie », traduit par Pierre Rusch, in Considérations inactuelles I et II, Œuvres complètes, t. II,
Paris, Gallimard, 1990, p. 93. (N.d.T.)
2. C’est-à-dire celui des « spartakistes » allemands, qui portaient le nom de Ligue Spartacus. (N.d.T.)
XIII
« Notre cause devient pourtant plus claire chaque jour, et le
peuple plus avisé chaque jour. »
Josef DIETZGEN,
Sozialdemokratische Philosophie
L’Histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas constitué
par le temps homogène et vide, mais par le temps empli d’instantanéité.
Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé de temps du
maintenant qu’il détachait par explosion du continuum de l’Histoire. La
Révolution française se concevait comme une Rome revenante. Elle citait la
Rome antique de la même manière que la mode cite une tenue folklorique
passée. La mode a du flair pour débusquer l’actuel, où qu’il se meuve dans
le maquis du temps jadis. Elle est le bond du tigre dans le passé. Si ce n’est
qu’il se déroule dans une arène où c’est la classe dominante qui commande.
Le même saut sous le ciel dégagé de l’Histoire est le bond dialectique sous
la forme duquel Marx concevait la révolution.
XV
La conscience de faire éclater le continuum de l’Histoire est propre aux
classes révolutionnaires à l’instant de leur action. La grande Révolution a
introduit un nouveau calendrier. La journée par laquelle débute un
calendrier fonctionne comme un accéléré historique. Et au fond, c’est la
même journée qui ne cesse de revenir sous la forme des jours fériés, des
jours de commémoration. Les calendriers ne décomptent donc pas le temps
à la manière des horloges. Ils sont les monuments d’une conscience
historique dont on ne semble plus trouver la moindre trace en Europe
depuis cent ans. Pendant la révolution de Juillet survint un événement au
cours duquel cette conscience retrouva son droit. Lorsque fut venu le soir de
la première journée de combat, il se trouva qu’en plusieurs endroits de
Paris, simultanément mais de manière indépendante, on tira sur les horloges
des clochers. Un témoin qui doit peut-être son intuition à la rime écrivait
alors :
« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure
De nouveaux Josué, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour. »
XVI
Le partisan du matérialisme historique ne peut renoncer au concept d’un
présent qui n’est pas transition, mais dans lequel le temps intervient et s’est
mis au repos. Car ce concept définit précisément le présent au sein duquel il
écrit l’Histoire pour ce qui le concerne. L’historisme pose l’image
« éternelle » du passé, le tenant du matérialisme historique une expérience
du passé campée dans l’isolement. Il laisse à d’autres le soin de se dépenser
au bordel de l’historisme en compagnie de la putain « Il était une fois ». Il
reste maître de ses forces : suffisamment viril pour faire éclater le
continuum de l’Histoire.
XVII
L’historisme culmine par voie de droit dans l’Histoire universelle. Sur
le plan méthodologique, l’historiographie matérialiste diverge peut-être plus
clairement d’elle que de toute autre. La première ne dispose pas d’armature
théorique. Elle procède par addition : elle met en marche la masse des faits
pour remplir le temps homogène et vide. L’historiographie matérialiste,
quant à elle, repose sur un principe constructif. La pensée ne comporte pas
seulement le mouvement des réflexions, mais tout autant leur
immobilisation. Lorsque la pensée s’arrête tout d’un coup dans une
constellation saturée de tensions, elle fait subir à celle-ci un choc à la suite
duquel elle se cristallise sous forme de monade. Le partisan du matérialisme
historique ne va vers un objet historique que si et seulement si il lui fait face
comme une monade. Dans cette structure, il reconnaît le signe d’une
immobilisation messianique des événements, en d’autres termes : d’une
opportunité révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il la met
à profit pour détacher une époque déterminée hors du déroulement
homogène de l’Histoire ; il détache ainsi une vue déterminée de son époque,
une œuvre déterminée de l’œuvre dans laquelle elle s’inscrit. Si son procédé
est fructueux, c’est que sont conservés et correctement préservés, dans
l’œuvre, l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie, l’époque, et dans
l’époque, tout le déroulement de l’Histoire. Le fruit nourrissant de ce qui est
conçu historiquement porte en lui la graine précieuse du temps, mais le goût
ne l’y décèle pas.
XVIII
« Par rapport à l’Histoire de la vie organique sur la terre, dit un
biologiste moderne, les misérables cinquante millénaires de l’Homo sapiens
représentent à peu près deux secondes au terme d’une journée de vingt-
quatre heures. L’Histoire de l’humanité civilisée tout entière occuperait, à
cette échelle, un cinquième de la dernière seconde de la dernière heure. » Le
temps présent qui, en tant que modèle du temps messianique, englobe en un
immense condensat toute l’Histoire de toute l’humanité, coïncide au cheveu
près avec la figure que représente l’Histoire de l’humanité dans l’univers.
Appendice
A
L’historisme se contente d’établir un réseau de causalité entre différents
moments de l’Histoire. Mais pour cette raison même, aucun état de fait
n’est historique du seul fait qu’il est une cause. Il l’est devenu, à titre
posthume, à la suite de faits qui peuvent avoir été séparés de lui par des
millénaires. L’historien qui part de cette idée cesse de filer la suite des
données entre les doigts comme les perles d’un rosaire. Il appréhende la
constellation que sa propre époque a formée avec une époque antérieure
bien précise. Il fonde ainsi un concept du temps présent comme « temps du
maintenant », dans lequel sont incrustés des éclats du temps messianique.
B
Les oracles qui demandaient au temps ce qu’il réservait n’ont
certainement pas eu de celui-ci une expérience homogène ou vide. Quand
on a cela en tête, on se fait peut-être une idée de la manière dont on
ressentait le temps passé, c’est-à-dire précisément de cette manière-ci. On le
sait, il était interdit aux Juifs d’explorer le futur. La Thora et la prière, en
revanche, les initiaient à la commémoration. Celle-ci leur désenchantait le
futur – or c’est à cet enchantement que succombaient ceux qui fréquentaient
les oracles pour se renseigner auprès d’eux. Cela ne rendit pas pour autant,
aux yeux des Juifs, le temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde
était la petite porte par laquelle pouvait entrer le Messie.
Eduard Fuchs, le collectionneur
et l’historien 1
1. Ce texte, dont le titre original est « Eduard Fuchs, der Sammler und der Historiker », a été publié en 1937 dans le nº 6 du Zeitschrift für Sozialforschung. (N.d. É.)
I
L’œuvre d’Eduard Fuchs est encore toute récente. Porter son regard sur
elle, c’est se confronter à toutes les difficultés qu’implique la tentative de
rendre compte de ce passé-là. En même temps, ce dont il est question ici,
c’est du passé le plus récent de la théorie de l’art marxiste. Et cela ne
facilite pas les choses. Car au contraire de l’économie marxiste, cette
théorie n’a pas encore d’histoire. Les enseignants, Marx et Engels, n’ont
pas fait plus qu’attribuer à la dialectique matérialiste un vaste champ à
l’intérieur de cette histoire. Et les premiers à s’être attelés à cette tâche, un
Plekhanov, un Mehring, n’ont reçu qu’indirectement, ou du moins
tardivement, l’enseignement des maîtres. La tradition, qui va de Marx à
Bebel en passant par Wilhelm Liebknecht, a bien plus profité à la face
politique qu’à la face scientifique du marxisme1. Mehring est passé par le
nationalisme, puis par l’école de Lassalle ; et la première fois qu’il est venu
au parti, il régnait, selon l’aveu de Kautsky, « sur le plan théorique, un
lassalisme plus ou moins vulgaire. Il n’était pas question d’une pensée
marxiste conséquente, hormis chez quelques personnalités isolées2 ». C’est
sur le tard, au soir de la vie d’Engels, que Mehring est entré en contact avec
celui-ci. Fuchs, pour sa part, a fait de très bonne heure la connaissance de
Mehring. Dans le rapport entre les deux hommes s’esquisse pour la
première fois une tradition dans les recherches du matérialisme historique
en matière d’histoire des idées. Mais dans l’esprit des deux chercheurs, le
domaine de travail de Mehring, l’histoire littéraire, n’avait que peu de
points de contact avec celui de Fuchs. Et les différences entre leurs
positions initiales pèsent encore plus lourd dans la balance. Mehring avait
un naturel de savant, Fuchs était un collectionneur.
Il existe de nombreux types de collectionneurs ; ils sont en outre animés
par une foule d’impulsions. Dans son rôle de collectionneur, Fuchs est
avant tout un pionnier : le fondateur d’archives uniques en leur genre sur
l’histoire de la caricature, l’art érotique et les tableaux de mœurs. Mais une
circonstance complémentaire joue un rôle plus important : c’est en tant que
pionnier que Fuchs est devenu un collectionneur. Et plus précisément en
tant que pionnier de l’étude matérialiste de l’art. Si ce matérialiste est
devenu un collectionneur, c’était toutefois qu’il avait le sentiment plus ou
moins clair de la situation historique où il se voyait placé. C’était la
situation du matérialisme historique lui-même.
Elle s’exprime dans une lettre que Friedrich Engels a adressée à
Mehring à l’époque où, au sein de la rédaction d’un journal socialiste,
Fuchs remportait avec sa plume ses premières victoires. La lettre date
du 14 juillet 1893 et l’on y lit entre autres ceci : « Ce qui aveugle la plupart
des gens, c’est cette apparence d’histoire autonome qui s’attache aux
constitutions des États, aux systèmes juridiques, aux conceptions
idéologiques dans chaque domaine spécifique. Lorsque Luther et Calvin
“dépassent” la religion catholique officielle, lorsque Hegel “dépasse” Fichte
et Kant, lorsque Rousseau “dépasse” indirectement avec son Contrat social
les études constitutionnelles de Montesquieu, on se trouve face à un
processus qui demeure au sein de la théologie, de la philosophie, de la
science politique, représente une étape dans l’histoire de ces domaines de
pensée et ne sort pas de ce champ. Depuis que s’y est ajoutée l’illusion
bourgeoise de l’éternité et du statut de dernière instance censés s’attacher à
la production capitaliste, même le dépassement des mercantilistes par les
physiocrates et par Adam Smith est considéré comme une simple victoire
de la réflexion, non pas comme le reflet intellectuel d’une modification des
faits économiques, mais comme la juste compréhension, enfin acquise, de
conditions effectives existant toujours et partout3. »
Engels se dresse contre deux choses : d’une part contre l’habitude de
considérer, dans l’histoire des idées, qu’un dogme nouveau est le
« développement » d’un précédent, qu’une nouvelle école d’écrivains est
une « réaction » à une autre, antérieure, qu’un nouveau style est le
« dépassement » d’un plus ancien ; mais dans le même temps, il se dresse
manifestement de manière implicite contre l’usage consistant à présenter ce
type de nouvelles entités détachées de leur effet sur les gens et de leur
processus de production, tant intellectuel qu’économique. Cela détruit
l’histoire des idées en tant qu’histoire des constitutions des États ou des
sciences de la nature, de la religion ou de l’art. Mais la puissance explosive
de cette réflexion qu’Engels a portée avec lui pendant un demi-siècle4 est
plus profonde que cela. Elle remet en question le caractère fermé de ces
secteurs et des créations qui en sont issues. Ainsi, pour ce qui concerne
l’art, la fermeture de l’art lui-même et celle des œuvres que son concept
prétend englober. Pour celui qui les étudie en tant que dialecticien
historique, ces œuvres intègrent leur préhistoire et leur histoire ultérieure –
grâce à laquelle leur préhistoire, elle aussi, devient connaissable dans sa
mutation perpétuelle. Elles lui enseignent la manière dont leur fonction est
capable de survivre à leur créateur et de se détacher des intentions qui
étaient les siennes ; elle lui montre que la réception par ses contemporains
constitue un élément de l’effet que l’œuvre d’art produit aujourd’hui sur
nous, et comment cet effet repose sur la rencontre non seulement avec
l’œuvre, mais avec l’histoire qui l’a portée jusqu’à nos jours. Goethe l’a
indiqué, d’une manière comme souvent voilée, en affirmant dans son
entretien sur Shakespeare avec le chancelier von Müller : « Tout ce qui a
produit un grand effet ne peut en réalité plus du tout être jugé. » Aucune
parole n’est plus apte à susciter l’inquiétude qui marque le début de cette
considération historique à laquelle on peut à bon droit donner le titre de
didactique. Inquiétude parce que l’on exige des chercheurs qu’ils
abandonnent l’attitude nonchalante et contemplative face à l’objet afin de
prendre conscience du rapport critique dans lequel ce fragment de passé se
trouve précisément avec ce présent. « La vérité ne nous filera pas entre les
mains » – ce mot que l’on trouve chez Gottfried Keller désigne justement,
dans l’image que l’historisme se fait de l’histoire, le point où il est battu en
brèche par le matérialisme historique. Car c’est une image irrattrapable du
passé qui menace de disparaître à chaque présent qui ne s’est pas reconnu
comme désigné en lui.
Plus on réfléchit aux phrases d’Engels, plus il devient clair que toute
présentation dialectique de l’histoire se paie par le renoncement à une
tranquillité caractéristique de l’historisme. Le matérialiste historique doit
abandonner l’élément épique de l’histoire. Cette dernière est pour lui l’objet
d’une construction dont le lien n’est pas constitué par le temps vide, mais
par l’époque déterminée, la vie déterminée, l’œuvre déterminée. Il fait
sauter l’époque hors de la « continuité historique » objectale, la vie hors de
l’époque, l’œuvre isolée hors de l’œuvre d’une vie. Mais le fruit de cette
construction est le fait que dans l’œuvre, l’œuvre d’une vie est préservée et
abolie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours de
l’histoire5.
L’historisme donne à voir l’image éternelle du passé ; le matérialisme
historique, chaque expérience, toujours unique, qu’on fait de ce passé. Le
remplacement du moment épique par le moment constructif se révèle être
une condition de cette expérience. Ce procédé libère les forces gigantesques
qui sont entravées dans le « Il était une fois » de l’historisme. Mettre en
œuvre cette expérience avec l’histoire constitue une expérience originelle
pour chaque moment présent : voilà la mission du matérialisme historique.
Il s’adresse à une conscience du temps présent qui fait éclater le continuum
de l’histoire.
Le matérialisme historique considère la compréhension de l’histoire
comme une vie posthume de ce qui a été compris jadis et dont on ressent les
pulsions jusque dans le temps présent. Cette conception a sa place chez
Fuchs ; elle n’est cependant pas incontestée. Une vision ancienne,
dogmatique et naïve de la réception côtoie chez lui la vision nouvelle et
critique. La première se résume dans l’affirmation que dans notre réception
d’une œuvre, l’élément déterminant doit être la réception qu’en ont faite ses
contemporains. C’est l’analogie précise avec le « comment cela s’est-il
vraiment passé » de Ranke, question qui est « tout de même la seule et
l’unique » qui se pose6. Mais on trouve parallèlement, et sans transition, la
compréhension dialectique, et ouvrant le plus large horizon, de la
signification d’une histoire de la réception. Fuchs regrette que l’histoire de
l’art ne prenne pas en compte la question du succès. « Cette omission est
[…] un déficit de toute notre […] observation de l’art […] Et pourtant il me
semble que la découverte des causes réelles du succès plus ou moins
important d’un artiste, de la durée de son succès et, tout autant, de son
échec, constituent l’un des principaux problèmes qui se […] posent à
propos de l’art7. » Mehring ne comprenait pas la chose autrement, lui dont
la Légende Lessing prenait pour point de départ de son analyse la réception
du poète, telle qu’elle s’était faite chez Heine et chez Gervinus, chez Stahr
et chez Danzel, et pour finir chez Erich Schmidt. Et ce n’est pas un hasard
si l’on vit apparaître un peu plus tard une étude estimable, sinon par sa
méthode, du moins par son contenu, La Genèse de la gloire8 de Julian
Hirsch. La question que visait Fuchs était la même. Sa solution fournit un
critère pour la norme du matérialisme historique. Mais ce fait ne justifie pas
que l’on sous-estime l’autre, le fait que la solution en question est encore en
attente. Il faut au contraire admettre sans prendre de gants que rares sont les
cas où l’on est parvenu à appréhender la teneur historique d’une œuvre d’art
de telle sorte qu’elle devienne pour nous plus transparente en tant qu’œuvre
d’art. Toute réclame pour une œuvre d’art est condamnée à rester vaine tant
que sa teneur historique lucide n’est pas touchée par la connaissance
dialectique. C’est seulement la première des vérités que l’œuvre du
collectionneur Eduard Fuchs prend pour point de repère. Ses collections
sont la réponse qu’apporte le praticien aux apories de la théorie.
1. Karl Kautsky, « Franz Mehring », Die Neue Zeit, XII, Stuttgart, 1904, 1, p. 103-104.
2. Ibid.
3. Citée par Gustav Mayer, Friedrich Engels. Eine Biographie, t. II : Friedrich Engels und der Aufstieg der Arbeiterbewegung in Europa, Berlin, Springer, 1920, p. 450-451.
4. Elle apparaît dans sa première étude sur Feuerbach et trouve son expression chez Marx : « Il n’y a pas d’histoire de la politique, du droit, de la science…, de l’art, de la
religion. » (Marx-Engels Archiv, revue de l’Institut Max-Engels à Moscou, D. Riazanov (éd.), t. I, Francfort-sur-le-Main, 1928, p. 301.)
5. C’est la construction dialectique qui, au sein du factuel rassemblé, sépare ce qui nous concerne à l’origine dans l’expérience historique, des constats regroupés du factuel.
« L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle […] touche à sa pré- et
post-histoire » (Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduit par Sibylle Müller, Paris, Flammarion, 1985, p. 43-44.)
6. Erotische Kunst, t. 1, p. 70 [On trouvera ci-dessous, II, note 4, la signification des abréviations utilisées en note pour désigner les œuvres de Fuchs.]
7. Gavarni, p. 13.
1. Lois d’exception, dites lois antisocialistes, promulguées par Bismarck à partir de 1878 pour lutter contre les partis d’opposition. (N.d.T.)
2. Allusion aux amours de la danseuse et de Louis Ier de Bavière, qui contribuèrent finalement à l’abdication du roi en 1848. (N.d.T.)
4. Principales œuvres d’Eduard Fuchs (parues chez Albert Lange à Munich) : Illustrierte Sittengeschichte vom Mittelalter bis zur Gegenwart, t. I : Renaissance [1909] ; t. II :
Die galante Zeit [1910] ; t. III : Das bürgerliche Zeitalter [1911-1912]. En complément, Ergänzungsbände I-III [1909, 1911, 1912]. Nouvelle édition de tous les volumes en 1926 (cité
Sittengeschichte). Geschichte der erotischen Kunst, t. I : Das zeitgeschichtliche Problem [1908], nouvelle éd. 1922 ; t. II : Das individuelle Problem [première partie], 1923 ; t. III :
Das individuelle Problem, Zweiter Teil, 1926 (cité Erotische Kunst). Die Karikatur der europäischen Völker, t. I : Vom Altertum bis zum Jahre 1848 [1re éd., 1901], 4e éd., 1921 ; t.
II : Vom Jahre 1848 bis zum Vorabend des Weltkrieges [1re éd. 1903], 4e éd. 1921 (cité Karikatur). Honoré Daumier, Holzschnitte und Lithographien, Eduard Fuchs (éd.), t. I :
Holzschnitte 1833-1870, 1918 ; t. II : Lithographien 1828-1851, 1920 ; t. III : Lithographien 1852-1870, 1921 ; t. IV : Lithographien 1861-1872, 1922 (cité Daumier). Der Maler
Daumier, Eduard Fuchs (éd.), 1927 (cité sous le même titre). Gavarni, Lithographien, Eduard Fuchs (éd.), 1925 (cité Gavarni). Die grossen Meister der Erotik. Ein Beitrag zum
Problem des Schöpferischen in der Kunst. Malerei und Plastik, 1931 (cité sous le même titre). Tang-Plastik. Chinesische Grabkeramik des 7. Bis 10. Jahrhunderts (Kultur- und
Kunstdokumente. I), 1924 (cité sous le même titre). Dachreiter und verwandte chinesische Keramik des 15. Bis 18. Jahrhunderts (Kultur- und Kunstdokumente 2), 1924 (cité
Dachreiter). Fuchs a par ailleurs consacré des œuvres spécifiques à la femme, aux Juifs et à la guerre mondiale comme sujets de caricature.
5. A. Max, « Zur Frage der Organisation des Proletariats der Intelligenz », Die Neue Zeit, XIII, 1, p. 645.
6. Le terme courant allemand est Popularisierung, la « popularisation », et Nietzsche, dans la citation ci-dessous, utilise un mot voisin : Popularisieren. (N.d.T.)
7. Nietzsche écrivait dès 1874 : « Le résultat ultime […] est la “vulgarisation” tant appréciée de la science […], c’est-à-dire l’infâme ajustement du vêtement de la science
aux mesures du “grand public” – pour appliquer à une activité de tailleur une image de tailleur » (Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », in
Considérations inactuelles, traduit par Pierre Rusch, Œuvres II, Paris, Gallimard, 1990, p. 141.)
8. « L’historiographe de la culture qui prend sa mission au sérieux doit toujours écrire pour les masses » (Erotische Kunst, t. II, p. V.)
9. Carl Korn, « Proletariat und Klassik », Die Neue Zeit, XXVI, 2, 1908, p. 414-415.
10. Voir August Bebel, Die Frau und der Sozialismus (Die Frau in der Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft), 10e éd., Stuttgart, Dietz, 1891, p. 177-179 et p. 333-336 sur
le bouleversement de l’économie domestique par la technique, p. 200-201, sur la femme dans le rôle d’inventrice.
11. Cité par David Bach, « John Ruskin », Die Neue Zeit, XVIII, 1, 1900, p. 728.
12. Journal de divertissement populaire et familial. La Gartenlaube sera rachetée par Hugenberg et entrera ainsi dans l’empire de presse nazi. (N.d.T.)
III
C’est à cette époque qu’Eduard Fuchs s’est formé, et c’est à elle que
remontent des traits essentiels de son œuvre. Celle-ci, pour l’exprimer par
une formule, participe de la problématique indissociable de l’histoire
culturelle, laquelle renvoie au texte d’Engels que nous avons cité. On
pourrait penser que nous tenons ici le locus classicus qui définit le
matérialisme historique comme une histoire culturelle. N’est-ce pas
forcément le véritable sens de ce fragment de texte ? L’étude des différentes
disciplines, auxquelles on ôte alors l’apparence de la cohésion, ne doit-elle
pas converger dans celle de l’histoire culturelle et dans celle de l’inventaire
dont l’humanité a su, jusqu’à ce jour, garantir la pérennité ? En vérité, celui
qui s’interrogerait de la sorte ne ferait que poser une nouvelle entité, et la
plus problématique qui soit, à la place des nombreuses entités
problématiques que regroupe l’histoire des idées (en tant qu’histoire de la
littérature et de l’art, du droit ou de la religion). Que l’histoire de la culture
présente ses contenus de manière dissociée est, pour le tenant du
matérialiste historique, une illusion fondée sur une conscience erronée1. Il
affiche une certaine réserve à son égard. Et la simple inspection du passé
justifierait une telle réserve : tout ce qu’il voit en matière d’art et de science
a une origine qu’il ne peut observer sans un frisson. Tout cela ne doit pas
seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais
aussi, et à un degré plus ou moins important, à l’innommable corvée
accomplie par leurs contemporains. On ne trouve aucune illustration de la
culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie. Aucune histoire de la
culture n’a encore relevé le caractère fondamental de cet état de fait, et
aucune ne peut réellement espérer y parvenir.
Mais ce n’est pas encore le point décisif. Si le concept de culture est
problématique pour le matérialisme historique, son démembrement en
marchandises qui deviendraient pour l’humanité un objet de possession est
pour lui une idée impossible. Pour lui, l’œuvre du passé n’est pas close. À
aucune époque il ne la voit lui tomber entre les mains sous une forme
concrète et maniable, pas même partiellement. Quintessence de structures
que l’on considère indépendamment, sinon du processus de production qui
leur a donné le jour, du moins de celui dans lequel elles se prolongent, le
concept de la culture porte toujours pour lui un trait fétichiste. La culture
apparaît réifiée. Son histoire ne serait que le dépôt qu’ont formé les choses
mémorables débusquées dans la conscience des hommes par une expérience
qui n’a rien d’authentique, c’est-à-dire de politique.
On ne peut pas, du reste, négliger le fait qu’aucune présentation de
l’histoire entreprise sur la base de l’histoire culturelle n’a échappé à cette
problématique. Elle est tangible dans la vaste Histoire allemande de
Lamprecht qui a, pour des motifs compréhensibles, préoccupé plus d’une
fois les critiques de la Neue Zeit. « On le sait, écrit Mehring, Lamprecht est
de tous les historiens bourgeois celui qui s’est le plus approché du
matérialisme historique. » Cependant, « Lamprecht s’est arrêté à mi-
parcours […]. Tout concept de méthode historique […] s’arrête lorsque
Lamprecht veut traiter l’évolution économique et culturelle selon une
méthode déterminée, mais compile l’évolution politique de la même époque
à partir des textes de quelques autres historiens2. » Il est certain que l’idée
de représenter l’histoire culturelle sur la base de l’histoire pragmatique est
une absurdité. Mais l’absurdité d’une histoire culturelle dialectique en soi
est encore plus profonde, dès lors que le continuum de l’histoire, une fois
que la dialectique l’a fait éclater, ne subit dans aucune de ses parties une
dispersion supérieure à celle qu’elle connaît dans ce que l’on appelle la
culture.
Bref, c’est seulement en apparence que l’histoire de la culture
représente une avancée de la compréhension, et elle n’est pas même en
apparence une avancée de la dialectique. Car il lui manque l’élément
destructeur qui garantit l’authenticité de la pensée dialectique et celle de
l’expérience du dialecticien. Elle multiplie sans doute le poids des trésors
qui s’accumulent sur le dos de l’humanité. Mais elle ne lui donne pas la
force nécessaire pour les en faire tomber et les prendre ainsi en main. On
peut en dire autant du travail de formation socialiste au tournant du siècle,
dont l’alpha et l’oméga étaient l’histoire de la culture.
1. Cet élément illusoire a pris une expression caractéristique dans l’allocution de bienvenue prononcée par Alfred Weber lors du congrès des sociologues en 1912. « Lorsque
la vie s’est séparée de ses nécessités et de ses utilités pour s’élever au-dessus de cette entité immobile […] alors, et alors seulement, la culture existe. » Dans ce concept de la culture
sommeillaient ces germes de la barbarie qui se sont développés depuis. La culture apparaît comme quelque chose « de superflu pour le prolongement de la vie », que nous ressentons
pourtant justement comme « ce pour quoi elle est là ». En un mot, la culture a une existence analogue à celle d’une œuvre d’art « qui plonge peut-être dans la confusion des formes de
vie et des principes de vie tout entiers, qui peut avoir un effet désagrégateur et destructeur, et dont nous ressentons pourtant l’existence comme supérieure à toutes les choses saines et
vivantes qu’elle détruit de la sorte » (Alfred Weber, « Der soziologische Kulturbegriff », Verhandlungen des Zweiten Deutschen Soziologentages, Schriften der Deutschen Gesellschaft
für Soziologie, 1re série, t. II, Tübingen, 1913, p. 11-12.) Vingt-cinq ans après que ces mots eurent été prononcés, les États culturels ont revendiqué comme un honneur leurs
similitudes avec de telles œuvres d’art, mieux : le fait d’être des œuvres d’art.
1. Erotische Kunst, t. 1, p. 125. La référence constante à l’art contemporain compte au nombre des principaux moteurs de Fuchs dans son rôle de collectionneur. Elle lui vient
elle aussi, en partie, des grandes créations du passé. Sa connaissance sans égale de la caricature ancienne permet à Fuchs de découvrir de bonne heure les travaux d’un Toulouse-
Lautrec, d’un Heartfield et d’un George Grosz. Sa passion pour Daumier le mène à l’œuvre de Slevogt, dont la conception du Don Quichotte lui apparaît comme la seule susceptible
de tenir son rang à côté de Daumier. Ses études sur la céramique lui donnent toute l’autorité nécessaire pour encourager un Emil Pottner. Toute sa vie durant, Fuchs a eu des relations
amicales avec les artistes plasticiens. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que sa manière d’aborder les œuvres d’art soit souvent plutôt celle de l’artiste que celle de l’historien.
2. Le maître de l’interprétation iconographique pourrait être Émile Mâle. Ses tentatives se limitent à la plastique des cathédrales françaises du XIIe au XVe siècle et ne se
recoupent donc pas avec celles de Fuchs.
3. Heinrich Wölfflin, Die klassische Kunst. Eine Einführung in die italienische Renaissance, Munich, 1899, p. 275.
4. La vieille peinture sur bois n’accordait pas plus qu’une guérite à l’homme en guise de logement. Les peintres des débuts de la Renaissance ont, pour la première fois, mis
en image des espaces intérieurs dans lesquels les personnages représentés disposent d’un champ où ils peuvent se mouvoir. C’est ce qui a donné à l’invention de la perspective par
Uccello une telle force de subjugation sur ses contemporains et sur lui-même. La peinture qui, désormais, consacrait plus que jadis ses créations aux habitants (au lieu de les consacrer
à ceux qui priaient, comme autrefois), leur donnait des modèles de logement et ne se lassait pas de déployer devant eux des perspectives de la villa. Dans ses plus grandes heures, la
Renaissance, beaucoup plus économe dans la représentation de l’intérieur proprement dit, a tout de même travaillé sur ce terrain-là. « Le Cinquecento a un sentiment particulièrement
fort de la relation entre l’homme et l’édifice, de l’écho que peut avoir un bel espace. Il est presque incapable de penser une existence sans enserrement et sans fondement
architecturaux » (Wölfflin, op. cit., p. 227).
6. Franz Mehring, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, II : Von Lassales Offenem Antwortschreiben bis zum Erfurter Programm. (Geschichte des Sozialismus in
Einzeldarstellungen, III, 2), Stuttgart, 1898, p. 546.
V
Savoir comment un enthousiaste, une nature positive, peut développer
une passion pour la caricature, est forcément pour le psychologue une
question qui fait sens. Qu’il y réponde à son gré – mais pour ce qui
concerne Fuchs, le fait proprement dit ne fait aucun doute. D’emblée,
l’intérêt qu’il porte à l’art se distingue de ce que l’on appelle volontiers le
« goût du beau ». Dès le début, la vérité entre dans le jeu. Fuchs ne se lasse
pas de souligner la valeur qui revient à la caricature en tant que source et de
rappeler son autorité. « La vérité est dans l’extrême », formule-t-il à
l’occasion. Il va plus loin : pour lui, la caricature est « dans une certaine
mesure la forme […] d’où émane tout art objectif. Il suffit pour s’en
convaincre de jeter un seul regard dans les musées d’ethnographie1. »
Lorsque Fuchs invoque les peuples préhistoriques ou le dessin d’enfants, le
concept de caricature entre peut-être dans un contexte problématique –
l’intérêt véhément qu’il porte aux contenus drastiques de l’œuvre d’art,
qu’ils relèvent du contenu2 ou de la forme, est d’autant plus originel. Cet
intérêt parcourt son œuvre de bout en bout. Dans le texte tardif qu’il a
consacré à la sculpture sous la dynastie Tang, nous lisons encore : « Le
grotesque est le plus haut palier de ce qui est représentable par les sens […].
Dans ce sens, les structures grotesques sont en même temps l’expression de
la santé débordante d’une époque […]. Il est certainement incontestable
qu’il existe également, pour ce qui concerne les forces motrices du
grotesque, un antipode absolu. Les périodes décadentes et les cerveaux
malades ont eux aussi une tendance à créer des formes grotesques. Dans de
tels cas, le grotesque est le reflet bouleversant du fait que le monde et les
problèmes de l’existence paraissent insolubles aux époques et aux individus
concernés. […] On voit au premier regard laquelle de ces deux tendances
sert de force motrice à une imagination grotesque3. »
Ce passage est instructif. On y voit émerger, avec une singulière clarté,
sur quoi repose l’ample influence des œuvres de Fuchs, leur popularité
singulière. Il s’agit du don pour associer immédiatement des jugements de
valeur aux notions entre lesquelles évolue son exposé. Il le fait souvent
d’une manière massive4. En outre, ces jugements de valeur sont toujours
extrêmes. Ils se présentent sous une forme polaire et polarisent ainsi le
concept avec lequel elles ont fusionné. C’est le cas dans la présentation du
grotesque autant que dans la caricature érotique. Aux temps du déclin, elle
est « crasse » « irritation et piquant », aux temps de l’ascension elle est
« expression d’un plaisir débordant et force éclatante5 ». Tantôt Fuchs
invoque les concepts de valeur que sont les « grandes heures » et le déclin,
tantôt il en appelle à ceux du sain et du malade. Il évite les cas limites face
auxquels ces notions pourraient apparaître dans leur caractère
problématique. Il s’en tient de préférence au « très grand », qui a le
privilège de donner de l’espace à « ce qui nous emporte, sous la forme la
plus simple6 ». Il n’accorde pas beaucoup plus de place aux époques fragiles
de l’art, comme le baroque. Pour lui aussi, la grande période est encore la
Renaissance. Ici, son culte de la création artistique l’emporte sur son
aversion au classicisme.
L’élément biologique marque fortement, chez Fuchs, la notion de
créativité. Et tandis que le génie se présente avec des attributs qui frôlent
parfois le priapique, les artistes avec lesquels l’auteur prend ses distances
apparaissent volontiers avec une virilité amoindrie. On retrouve le sceau de
ce type de vision biologiste lorsque Fuchs résume son jugement sur Greco,
Murillo, Ribera, dans cette constatation : « Si tous trois devinrent
spécifiquement les représentants classiques de l’esprit du baroque, c’est que
chacun, à sa manière, est aussi un “coincé” du point de vue de l’érotisme7. »
On ne doit pas perdre des yeux le fait que Fuchs a développé ses concepts
fondamentaux à une époque pour laquelle la « pathographie » représentait
la norme ultime de la psychologie de l’art, et qui considérait Lombroso et
Möbius comme des autorités. Et le concept de génie, qui, par le biais de
l’influente Culture de la Renaissance, a été empli à la même époque d’un
abondant matériau visuel, nourrissait depuis d’autres sources la même
conviction largement répandue que l’activité des créateurs était avant tout
une manifestation d’énergie débordante. Ce sont des tendances voisines qui
conduisirent ultérieurement Fuchs à des conceptions proches de la
psychanalyse ; il a été le premier à les rendre fécondes au profit de la
science de l’art.
L’élément éruptif, immédiat, qui, selon cette conception appose son
empreinte sur la création artistique, ne domine pas moins aux yeux de
Fuchs la manière de concevoir les œuvres de l’art. Il n’y a ainsi souvent pas
plus qu’un bond, chez lui, entre la perception première et le jugement. De
fait, « l’impression » n’est pas seulement à ses yeux l’impulsion toute
naturelle que l’observateur reçoit de l’œuvre, mais une catégorie de
l’observation elle-même. Lorsque Fuchs, par exemple, exprime la réserve
critique que lui inspire le formalisme de l’époque Ming, il la résume en
écrivant que ses œuvres « au bout du compte et finalement […] ne
produisent ni plus, ni même, très souvent, autant d’impression […] que ce
qu’a obtenu, par exemple, la période Tang […] avec sa grande ligne8 ».
Fuchs en vient ainsi au style particulier et apodictique, pour ne pas dire
rustique, dont il formule magistralement la nature lorsqu’il explique, dans
l’Histoire de l’art érotique : « Il n’y a jamais qu’un unique pas entre la
véritable sensation et le déchiffrage exact et intégral des forces qui agissent
dans une œuvre d’art9. » Ce style n’est pas à la portée de tous ; Fuchs a dû le
payer à son prix. Pour esquisser, d’un mot, quel en fut le montant : le don
de susciter l’étonnement n’a pas été accordé à l’écrivain. Il ne fait aucun
doute qu’il a ressenti cette lacune. Il tente de la compenser des manières les
plus diverses qui soient et ne parle de rien plus volontiers que des secrets
qu’il recherche dans la psychologie de la création, que des énigmes du
cours de l’histoire qui trouvent leur solution dans le matérialisme. Mais la
volonté insistante d’avoir sur les faits une maîtrise absolument immédiate,
volonté qui détermine déjà sa conception de la création et, tout autant, de la
réception, s’impose finalement aussi dans l’analyse. Le cours de l’histoire
paraît « nécessaire », les caractères stylistiques « organiques », les créations
artistiques, même les plus déconcertantes, font l’effet d’être « logiques ».
Elles le seront plus rarement au cours de l’analyse qu’elles ne donnaient
l’impression de l’être auparavant, ainsi de ces créatures fabuleuses de
l’époque Tang qui, avec leurs ailes enflammées et leurs cornes, apparaissent
« absolument logiques » et « organiques ». « Même les gigantesques
oreilles d’éléphant semblent logiques ; logique aussi, constamment,
l’attitude. […] Il ne s’agit jamais seulement de concepts construits
artificiellement, mais toujours de l’idée devenue forme respirant la vie10. »
Ici s’expriment des séries de conceptions très étroitement liées aux
théories sociales-démocrates de l’époque. On sait combien l’effet du
darwinisme sur l’évolution de la conception socialiste de l’histoire a été
profond. À l’époque de la persécution par Bismarck, cet effet a profité à la
confiance intacte du parti et à la détermination de son combat. Plus tard,
dans le révisionnisme, la vision évolutionniste de l’histoire a d’autant plus
chargé « l’évolution » d’espoirs que le parti voulait moins mettre en cause
ce qui avait été conquis dans l’engagement contre le capitalisme. L’histoire
prit alors des traits déterministes ; la victoire du parti « était inéluctable ».
Fuchs a toujours été éloigné du révisionnisme ; son instinct politique, son
naturel martial le portaient vers l’aile gauche. Mais en tant que théoricien, il
n’a pas pu échapper à ces influences. On les sent partout à l’œuvre. À
l’époque, un homme comme Ferri ramenait non seulement les principes,
mais aussi la tactique de la social-démocratie à des lois naturelles. Il rendait
le manque de connaissances en géologie et en biologie responsable des
déviations anarchistes. Bien sûr, des leaders comme Kautsky se sont
confrontés à ce type de déviations11. Mais beaucoup s’accommodaient tout
de même de thèses qui triaient les événements historiques en catégories du
type « physiologique » et « pathologique », ou bien pensaient voir le
matérialisme scientifique entre les mains du prolétariat s’élever
« automatiquement » vers l’historique12. De la même manière, pour Fuchs,
le progrès de la société humaine se présente comme un processus qu’il est
« tout aussi impossible d’endiguer que de retenir la constante poussée du
glacier vers l’avant13 ». La conception déterministe va par conséquent de
pair avec un optimisme consistant. À la longue, sans confiance en soi,
aucune classe ne pourra intervenir avec succès sur le plan politique. Mais
que l’optimisme concerne la puissance d’action de la classe ou les situations
dans lesquelles elle opère sont deux choses différentes. La social-
démocratie tendait vers le deuxième optimisme, qui est problématique. La
perspective de la barbarie naissante qui était apparue comme un éclair à un
Engels, dans La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, ou à un Marx
dans son pronostic sur l’évolution capitaliste, et qui est aujourd’hui
courante même pour l’homme d’État moyen, était masquée aux épigones du
début du siècle. Lorsque Condorcet avait propagé la théorie du progrès, la
bourgeoisie était à deux doigts d’arriver au pouvoir ; il en allait
différemment, un siècle plus tard, pour le prolétariat. À lui, elle pouvait
inspirer des illusions. Celles-ci constituent encore de fait le contexte dans
lequel l’histoire de l’art, chez Fuchs, ouvre de temps en temps la
perspective. « L’art d’aujourd’hui, estime-t-il, nous a valu cent
accomplissements qui, dans les directions les plus différentes, mènent bien
au-delà de ce qu’a atteint l’art de la Renaissance, et l’art du futur doit
impérativement, pour sa part, désigner ce qui est plus élevé14. »
1. Karikatur, t. I, p. 4.
2. Voir la belle remarque sur les personnages de femmes prolétaires chez Daumier : « Quand on considère ce type de sujets comme de simples motifs du mouvement, on
montre que l’on n’a rien compris aux forces motrices ultimes qui doivent forcément être à l’œuvre pour produire un art émouvant. […] Du fait même […] qu’il s’agit, dans ces
images, de tout autre chose que de […] “motifs du mouvement”, ces œuvres vivront éternellement en tant que […] monuments émouvants de la servitude de la femme mère au XIXe
siècle » (Der Maler Daumier, p. 28).
3. Tang-Plastik, p. 44.
4. Voir la thèse sur l’effet érotique de l’œuvre d’art : « Plus cet effet est intense, plus la qualité artistique est grande » (Erotische Kunst, t. 1, p. 68).
5. Karikatur, t. 1, p. 23.
6. Dachreiter, p. 39.
8. Dachreiter, p. 40.
10. Tang-Plastik, p. 30-31. Cette vision intuitive et immédiate pose problème lorsqu’elle veut remplir les conditions d’une analyse matérialiste. On sait que Marx ne s’est
jamais exprimé de manière assez détaillée sur la manière dont on doit penser le rapport entre la superstructure et l’infrastructure. La seule chose qui soit établie, c’est qu’il envisageait
une série d’intermédiations, de transmissions, interférant en quelque sorte entre les rapports de production matériels et les domaines plus éloignés de la superstructure, dont l’art fait
partie. C’est aussi le cas de Plekhanov : « Si l’art créé par les classes supérieures n’a aucune relation directe avec le processus de production, on peut l’expliquer en dernier lieu […]
par des causes économiques. L’explication matérialiste de l’histoire est […] aussi applicable dans ce cas-là ; il va cependant de soi que l’indiscutable lien de causalité entre l’être et la
conscience, entre des relations sociales qui ont le “travail” pour fondement, d’une part, et l’art, d’autre part, n’apparaît pas si facilement dans ce cas-là. Ici apparaissent […] quelques
stations intermédiaires » (Georgi Plekhanov, « Das französische Drama und die französische Malerei im achtzehten Jahrhundert vom Standpunkt der materialistischen
Geschichtsauffassung », Die Neue Zeit, XXIX, 1, 1911, p. 543-544). Ce qui est clair, c’est que la dialectique classique de l’histoire, celle de Marx, considère ici que les dépendances
causales sont avérées. Dans la pratique ultérieure, on a procédé d’une manière plus laxiste et l’on s’est souvent contenté d’analogies. Il est possible que cela ait tenu à la prétention de
remplacer les histoires bourgeoises de la littérature et de l’art par des histoires matérialistes n’ayant pas de moindres ambitions. Cette prétention s’inscrit dans l’image de marque de
l’époque ; elle est portée par l’esprit wilhelmien. Et elle a aussi réclamé son tribut à Fuchs. L’une des pensées de prédilection de l’auteur, et elle s’exprime sous de nombreuses
variantes, est l’existence d’époques artistiques réalistes dans les États marchands. Ainsi pour la Hollande du XVIIe siècle comme pour la Chine des VIIIe et IXe siècles. Partant de
l’analyse de l’économie vivrière chinoise, à l’aide de laquelle il explique de nombreux traits de l’empire, Fuchs se consacre à la nouvelle sculpture qui apparaît sous le règne des Tang.
L’immobilité monumentale du style Han s’assouplit ; l’intérêt des maîtres anonymes qui réalisaient les travaux de poterie se tourne désormais vers le mouvement chez l’homme et
l’animal. « Au cours de ces siècles, en Chine, explique Fuchs, le temps est sorti de son grand repos […], car le commerce signifie toujours une exacerbation de la vie et du
mouvement. Il fallait donc en tout premier lieu que la vie et le mouvement entrent dans l’art de l’époque Tang […]. Et cette caractéristique est aussi la première à sauter aux yeux.
Alors que par exemple les animaux de la période Han sont encore lourds et imposants dans toute leur attitude […], chez ceux de l’époque Tang, tout est vivacité, chaque membre est
en mouvement » (Tang-Plastik, p. 41-42). Cette manière de voir repose sur une simple analogie – entre le mouvement dans le commerce et le mouvement dans la sculpture – et l’on
pourrait quasiment la qualifier de nominaliste. Reste également captive de l’analogie la tentative visant à rendre transparente la reprise de l’Antiquité par la Renaissance. « Pour les
deux époques, la base économique était identique, si ce n’est que sous la Renaissance elle se trouvait à un palier d’évolution supérieur. Toutes deux étaient fondées sur le commerce
des marchandises » (Erotische Kunst, t. I, p. 42). À la fin, le commerce lui-même apparaît comme le sujet de l’exercice artistique, et l’on peut lire : « Le commerce doit faire son
compte avec des grandeurs données et ne peut faire entrer en jeu que des grandeurs concrètes et vérifiables. Il doit donc faire face au monde et aux choses s’il veut les maîtriser
économiquement. Sa vision artistique des choses est dès lors aussi une vision réelle à tout point de vue » (Tang-Plastik, p. 42). On peut faire abstraction du fait que l’on ne trouve pas
dans l’art de représentation « réelle à tout point de vue ». Il faudrait dire, sur le fond, qu’une conception globale qui revendique, exactement de la même manière, une validité pour
l’art de la Chine antique et pour celui de la Hollande antique, paraît problématique. Dans les faits, cette globalité n’existe pas ainsi ; il suffit de se retourner un instant sur la république
de Venise. Elle a prospéré par son commerce ; et pourtant l’art de Palma Vecchio, du Titien ou de Véronèse peut difficilement être qualifié de réaliste « à tout point de vue ». Le seul
aspect de la vie que nous y découvrons est celui du prestige et de la fête. De l’autre côté, la vie économique exige, à tous ses paliers d’évolution, un sens considérable de la réalité. Le
matérialiste ne peut en tirer aucune espèce de conclusion sur la genèse des styles.
11. Karl Kautsky, « Darwinismus und Marxismus », Die Neue Zeit, XIII, 1, 1895, p. 709-710.
12. H. Laufenberg, « Dogma und Klassenkampf », Die Neue Zeit, XXVII, 1, 1909, p. 574. Le concept d’« automatique » connaît ici un triste déclin. Sa grande époque se
situe au XVIIIe siècle, lorsque s’installa le système de compensation des marchés. À l’époque, il célébrait son triomphe aussi bien chez Kant, sous la forme de la spontanéité, que dans
la technique, sous la forme des automates.
1. A. Max, « Zur Frage der Organisation des Proletariats der Intelligenz », op. cit., p. 652.
3. Mehring a commenté dans la Neue Zeit le procès déclenché par Les Tisserands. Certaines parties du plaidoyer de leur défenseur ont retrouvé l’actualité qu’elles détenaient
en 1893. « Il devait faire valoir, expliqua l’avocat, que face aux passages d’apparence révolutionnaire que l’on incriminait, s’en trouvaient d’autres ayant un caractère apaisant,
tranquillisant. L’écrivain, quant à lui, affirme n’avoir en aucun cas pris le parti de l’insurrection, rappelle qu’il fait au contraire vaincre l’ordre grâce à l’intervention d’une poignée de
soldats » (Franz Mehring, « Entweder-Oder », Die Neue Zeit, IX, 1, 1893, p. 780.)
4. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 162. (N.d.T.)
5. Édouard Drumont, Les Héros et les Pitres, Paris, Hemmerlé et Cie, 1900, rééd. Déterna, 2007, p. 107-108.
1. Georg Gottfried Gervinus, Friedrich Christoph Schlosser. Ein Nekrolog, Leipzig, Engelmann, 1861, p. 30-31.
2. Cette orientation de son œuvre s’est révélée utile à Fuchs lorsque les procureurs impériaux se mirent à prononcer des inculpations pour « diffusion de textes indécents ».
On retrouve naturellement le moralisme de Fuchs avec une force particulière dans une expertise rendue dans le cadre de l’une de ces procédures pénales, qui s’achevèrent toutes sur
des acquittements. Elle est de la plume de Fedor von Zobeltitz et l’un de ses passages principaux est le suivant : « Fuchs se considère sérieusement comme un prédicateur moral, un
éducateur, et cette conception de la vie, empreinte d’une profonde gravité, cette compréhension intime du fait que son travail au service de l’histoire de l’humanité doit être porté par
la plus haute moralité, suffit à le mettre à l’abri de tout soupçon de spéculation intéressée, dont ne pourrait que rire chacun de ceux qui connaissent l’homme et son idéalisme
lumineux. »
3. Cette révision a été inaugurée par Max Horkheimer dans « Egoismus und Freiheitsbewegung », Zeitschrift für Sozialforschung, V, 1936, p. 161 sq. Concordent avec les
témoignages rassemblés par Horkheimer une série d’illustrations intéressantes dont l’ultra Abel Bonnard se sert pour étayer son accusation contre ces historiens bourgeois de la
Révolution que Chateaubriand désigne comme « l’école admirative de la terreur » (voir Abel Bonnard, Les Modérés, Paris, Grasset, 1936, p. 179 sq.)
5. Norbert Guterman, Henri Lefebvre, La Conscience mystifiée, Paris, Gallimard, 1936, p. 151 [cité ici d’après l’édition Syllepse, 1999, p. 133 (N.d.T.)].
1. Erotische Kunst, t. 1, p. 43. La présentation du Directoire dans l’histoire des mœurs a pratiquement tous les traits d’une goualante. « L’effroyable livre du marquis de Sade,
avec ses eaux-fortes aussi mauvaises qu’infâmes, était exposé, ouvert, dans toutes les vitrines. » Et « l’imagination ravagée de ce débauché éhonté » s’exprime par la voix de Barras
(Caricature, t. I, p. 202 et 201).
2. Karikatur, t. I, p. 188.
4. Erotische Kunst, t. II, p. 283. Fuchs est ici sur la piste d’un état de fait important. Serait-il hâtif de mettre le seuil entre animal et humain, que Fuchs décèle à propos de
l’orgie, en relation immédiate avec cet autre seuil que constitue celui de la marche debout ? Avec celle-ci apparaît dans l’histoire naturelle le phénomène jusqu’alors inouï que les
partenaires peuvent se regarder dans les yeux pendant l’orgasme. Alors seulement, l’orgie devient possible. Et pas seulement par le surcroît des attraits sur lesquels peut se porter ce
regard. Le point décisif est plutôt que l’expression de la satiété, et même de l’impuissance, peut désormais devenir elle-même une source de stimulation érotique.
5. Sittengeschichte, t. III, p. 234. Quelques pages plus tard, on ne retrouve plus ce jugement assuré – une preuve de la force avec lequel il fallait l’arracher à la convention.
On y lit au contraire : « Le fait que des milliers de personnes soient sexuellement excitées par la vue d’une photographie de nu masculin ou féminin […] démontre que l’œil n’est plus
capable de voir le tout harmonieux, mais uniquement le détail piquant » (op. cit., p. 260). Si quelque chose produit en l’espèce un effet excitant, c’est bien plus l’idée de l’exposition
du corps nu devant l’appareil photo que la vue de la nudité proprement dite. Mais la plupart de ces photographies ne visent sans doute pas cette représentation-là.
8. Pour Fuchs, l’art est une sensualité immédiate, tout comme l’idéologie est le résultat immédiat d’intérêt. « L’essence de l’art, c’est la sensualité. L’art, c’est la sensualité.
Et qui plus est la sensualité sous une forme démultipliée. L’art est une sensualité devenue forme, devenue visible, et constitue en même temps la forme la plus élevée et la plus noble
de la sensualité » (Erotische Kunst, t. I, p. 61).
9. Karikatur, t. 1, p. 223.
1. Il faut rapprocher cette idée de la réflexion suivante : « Selon mes […] observations, il me semble que les dominantes respectives de la palette d’un artiste apparaissent
toujours avec une singulière clarté dans ses tableaux franchement érotiques et que c’est dans ceux-ci qu’ils acquièrent […] leur plus forte intensité » (Die grossen Meister der Erotik,
p. 14).
2. Der Maler Daumier, p. 18. Parmi les personnages en question, on trouve aussi le fameux Connaisseur – une aquarelle dont il existe plusieurs versions. Une version
jusqu’alors inconnue de ce folio fut un jour présentée à Fuchs ; il s’agissait de savoir si elle était authentique. Fuchs prit en main une bonne reproduction de la principale version de ce
thème et se lança dans une comparaison tout à fait instructive. Aucune divergence, si intime fût-elle, ne resta inconsidérée, et pour chacune, il s’agissait de savoir si elles provenaient
de la main d’un maître ou si elles étaient un produit de l’impuissance. Fuchs ne cessa de revenir à l’original. Mais la manière dont il le faisait semblait montrer qu’il aurait sans doute
pu s’en passer ; son regard s’y retrouva chez lui, comme cela ne peut se produire que pour une œuvre que l’on a à l’esprit depuis des années. C’était indubitablement le cas de Fuchs.
Et c’est la seule raison pour laquelle il était en mesure de révéler les incertitudes les mieux dissimulées du contour, les erreurs de couleur les plus insignifiantes dans les ombres, les
plus petits dérapages dans la conduite du trait, qui remettraient à sa place la peinture en question – non pas cependant celle d’un faux, mais celle d’une bonne vieille copie, qui pouvait
être l’œuvre d’un amateur.
X
Daumier est devenu le meilleur des objets pour le chercheur. Il n’en fut
pas moins la découverte la plus inspirée du collectionneur. Fuchs note, avec
une fierté légitime, que ce n’est pas l’initiative de l’État, mais son initiative
personnelle qui a permis la constitution en Allemagne des premiers
portefeuilles de Daumier et Gavarni. Il n’est pas le seul, parmi les grands
collectionneurs, à éprouver de l’aversion envers les musées. Les Goncourt
l’ont précédé sur ce point et l’ont surpassé dans leur virulence. Si les
collections publiques peuvent être moins problématiques sur le plan social
et plus utiles sur le plan scientifique que les collections privées, elles
passent toutefois à côté de leur plus grande chance. Le collectionneur, avec
la passion qui est la sienne, dispose d’une baguette qui lui fait découvrir de
nouvelles sources. Cela vaut pour Fuchs, et il devait, sur ce point, se sentir
en opposition avec l’esprit qui dominait dans les musées sous Guillaume II.
Eux avaient jeté leur dévolu sur ce que l’on appelait les pièces d’apparat.
« Certes, dit Fuchs, ce type d’activité de collection est déjà conditionné,
pour le musée actuel, par des motifs qui tiennent à l’espace. Mais ce […]
caractère conjoncturel ne peut rien au fait que nous recevons ainsi des
conceptions […] totalement incomplètes […] de la culture du passé. Nous
voyons celle-ci […] dans la splendeur de ses habits de fête, et très rarement
seulement dans sa robe, le plus souvent rudimentaire, des jours ouvrables. »
Les grands collectionneurs se caractérisent le plus souvent par
l’originalité des objets qu’ils choisissent. Il existe des exceptions : les
Goncourt partaient moins des objets eux-mêmes que de l’ensemble dans
lequel ils s’inscrivaient ; ils entreprenaient la transfiguration de l’intérieur
lorsqu’il venait de disparaître. Mais en règle générale, les collectionneurs
ont été guidés par l’objet lui-même. Au seuil des temps modernes, on en a
un grand exemple avec les humanistes, dont les conquêtes grecques et les
voyages témoignent de la détermination avec laquelle ils menaient leurs
collections. C’est avec Marolles, le modèle de Damocède, que le
collectionneur est entré en littérature, guidé par La Bruyère (et aussitôt, qui
plus est, sous des traits désavantageux). Marolles a été le premier à
comprendre la signification du graphisme ; sa collection de cent vingt-cinq
mille feuilles constitue le fonds du Cabinet des Estampes. Le catalogue en
sept tomes qu’a publié, au siècle suivant, le comte Caylus sur ses
collections, est la première grande réalisation de l’archéologie. La
collection de gemmes rassemblée par Stosch a été cataloguée par
Winckelmann à la demande du collectionneur. Même si la conception
scientifique qui voulait s’incarner dans des collections de ce type n’était pas
appelée à durer, cette longévité était tout de même parfois accordée à la
collection proprement dite. Ce fut le cas de celle de Wallraf et Boisserée,
dont les fondateurs, partant de la théorie romantico-nazaréenne selon
laquelle l’art de Cologne était l’héritier de l’art de la Rome antique, ont créé
avec leurs peintures allemandes du Moyen Âge le fonds du musée de
Cologne. Il faut placer Fuchs dans la lignée de ces grands collectionneurs
méthodiques, immuablement tournés vers leur propre cause. Son idée était
de restituer à l’œuvre d’art une existence dans la société ; elle en avait été
tellement coupée que le lieu où elle trouvait ce mode d’être était le marché
de l’art sur lequel l’art, quelle que fût la distance qui le séparait de ceux qui
l’avaient réalisé et de ceux qui pouvaient le comprendre, survivait après
avoir été réduit au niveau de la marchandise. Le fétiche du marché de l’art,
c’est le nom du maître apposé sur l’œuvre. Historiquement, le plus grand
mérite de Fuchs aura sans doute été d’ouvrir la voie qui permit au marché
de l’art de se débarrasser de ce fétiche. À propos de la sculpture de la
période Tang, Fuchs écrit : « L’anonymat absolu de ces dons funéraires, le
fait que l’on ne connaisse pas même dans un seul cas l’identité individuelle
du créateur d’une œuvre de ce type, est une preuve d’autant plus importante
du fait que dans tout cela, il ne s’agissait jamais de résultats artistiques
isolés, mais de la manière dont l’ensemble regardait à l’époque le monde et
les choses1. » Fuchs a été l’un des premiers à travailler sur le caractère
particulier de l’art de masse, élaborant ainsi des impulsions qui lui étaient
parvenues du matérialisme historique.
L’étude de l’art de masse débouche nécessairement sur la question de la
reproduction technique de l’œuvre d’art. « À chaque époque correspondent
des techniques de reproduction tout à fait particulières. Elles représentent la
possibilité d’évolution technique du moment et sont […] le résultat du
besoin de l’époque en question. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que
tout bouleversement historique de quelque ampleur qui porte […] au
pouvoir […] d’autres classes que celles qui dominaient jusque-là, ait aussi,
et régulièrement, conditionné une transformation de la technique de
reproduction de l’image. Il faut souligner ce fait avec une clarté toute
particulière2. » En défendant de telles idées, Fuchs a fait œuvre de
précurseur. Il y a fait apparaître des objets à l’étude desquels le
matérialisme historique peut se former. La norme technique des arts est l’un
des principaux. Le suivre sur cette voie répare plus d’un dommage causé
par la vague notion de culture dans l’histoire des idées couramment
pratiquée (et aussi, parfois, chez Fuchs lui-même). Que « des milliers de
personnes, parmi les plus simples potiers, aient été […] techniquement et
artistiquement en mesure de produire des créations […] d’une audace
techniquement et artistiquement analogue […] littéralement d’un coup de
poignet3 » apparaît à Fuchs, à juste titre, comme une confirmation concrète
de l’art de la Chine antique. Les considérations techniques l’amènent de
temps en temps à des aperçus lumineux, en avance sur son époque. On doit
attribuer la même valeur à l’explication du fait que l’Antiquité ne connaît
pas de caricatures. Quelle représentation idéaliste de l’histoire n’y verrait
pas un pilier de l’image classique des Grecs : de sa noble naïveté et de sa
grandeur silencieuse ? Et comment Fuchs s’explique-t-il la chose ? La
caricature, estime-t-il, est un art de masse. Pas de caricature sans diffusion
massive de ses productions. La diffusion de masse, c’est la diffusion bon
marché. Mais voilà : « L’Antiquité […] n’avait pas, en dehors de la pièce de
monnaie, de forme de reproduction à bon marché4. » La surface de la pièce
de monnaie est trop petite pour laisser de l’espace à une caricature. C’est la
raison pour laquelle l’Antiquité ne la connaissait pas.
La caricature était un art de masse, et le tableau de mœurs aussi. Ce
caractère s’ajouta, diffamatoire, pour le reste de l’histoire de l’art, à son
caractère pour le reste déjà problématique. Il en allait autrement pour
Fuchs ; c’est le regard pour les choses méprisées, apocryphes, qui fait sa
véritable force. Et il s’est frayé par lui-même, dans son activité de
collectionneur, le chemin qui y menait et dont le marxisme lui avait à peine
montré plus que le commencement. Il fallut pour cela une passion qui
frôlait la manie. Elle a forgé les traits de Fuchs, et le mieux, pour le
comprendre, est d’examiner dans les lithographies de Daumier la longue
série d’amis de l’art et de négociants, d’admirateurs de la peinture et de
connaisseurs de la sculpture. Ils ressemblent à Fuchs jusque dans leur
physique. Ce sont des personnages de haute stature, maigres, et leurs
regards dardent comme des langues enflammées. On n’a pas eu tort de dire
que Daumier a vu en eux les descendants de ces chercheurs d’or,
nécromanciens et grippe-sou que l’on trouve sur les tableaux des maîtres
anciens5. Fuchs, en tant que collectionneur, appartient à leur lignée. Et de la
même manière que l’alchimiste associe, avec son « vil » désir de faire de
l’or, l’exploration des produits chimiques dans lesquels les planètes et les
éléments se rassemblent pour former des images de l’homme spirituel, ce
collectionneur, en assouvissant le « vil » désir de possession, a entrepris
l’exploration d’un art dans lequel les créations des forces productives et les
masses ont convergé pour former des images de l’homme historique. Jusque
dans les livres tardifs, on sent la passion qu’a consacrée Fuchs lorsqu’il
s’est consacré à ces images. « Ce n’est pas le moindre fait de gloire, écrit-il,
des décorations de faîtage chinoises, que de représenter un […] art
populaire anonyme. Il n’existe pas un seul livre des héros qui témoigne de
leurs créateurs6. » Mais comme tant d’autres choses sur lesquelles le passé
nous a édifiés en vain, c’est le futur qui nous apprendra si une telle
observation tournée vers les anonymes et ce qui a conservé la trace de leurs
mains, ne contribue pas plus à l’humanisation de l’humanité que ce culte
des chefs que l’on semble de nouveau vouloir lui assigner.
1. Tang-Plastik, p. 44.
2. Honoré Daumier, t. I, p. 13. On rapprochera ces réflexions de l’interprétation allégorique des noces de Cana par Victor Hugo : « La multiplication des lecteurs, c’est la
multiplication des pains. Le jour où le Christ a créé ce symbole, il a entrevu l’imprimerie » (Victor Hugo, William Shakespeare, cité par Georges Batault, Le Pontife de la démagogie :
Victor Hugo, Paris, Plon, 1934, p. 142).
3. Dachreiter, p. 46.
4. Karikatur, t. 1, p. 19. L’exception confirme la règle. C’est un procédé de reproduction mécanique qui fut utilisé lors de la fabrication des personnages en terre cuite. Et
l’on trouve, parmi ceux-ci, de nombreuses caricatures.
6. Dachreiter, p. 45.
Paris, la capitale du XIXe siècle 1
« Les eaux sont bleues, les plantes roses ; l’aspect du soir est
charmant. On se promène : “Les grandes dames marchent
ensemble, suivies de jolies dames”. »
Nguyen-Trong-Hiep,
Paris, capitale de la France2
1. Ce texte, dont le titre original est « Paris, die Hauptstadt des XIX. Jahrhundert », a été rédigé en 1935. Walter Benjamin en a également écrit en 1939 une version
française, plus courte et moins complète. C’est la première version de 1935 dont nous publions ici la traduction. (N.d. É.)
2. Nguyen-Trong-Hiep, Paris, capitale de la France. Recueil de vers, Hanoï, F.H. Schneider, 1897, bilingue, sans pagination, poème XXV. (N.d.T.)
I
Fourier ou les passages
« De ces palais les colonnes magiques ;
À l’amateur montrent de toutes parts
Dans les objets, qu’étalent leurs
portiques
Que l’industrie est rivale des arts. »
Nouveaux Tableaux de Paris, 1928
La majorité des passages parisiens voient le jour dans les quinze ans qui
suivent 1822. La première condition de leur apparition est la période de
forte activité que connaît alors le commerce du textile. Les magasins de
nouveauté1, les premiers établissements à entretenir d’assez grands
entrepôts dans leurs locaux, commencent à apparaître. Ils sont les
précurseurs des grands magasins. C’est l’époque à propos de laquelle
Balzac écrivait : « Le grand poème de l’étalage chante ses strophes de
couleur depuis la Madeleine jusqu’à la porte Saint-Denis. » Les passages
sont un centre du commerce des produits de luxe. Dans leur aménagement,
l’art se met au service du marchand. Les contemporains ne se lassent pas de
les admirer. Ils resteront longtemps une attraction pour les étrangers. Les
passages sont un centre névralgique du commerce des produits de luxe. Un
Guide illustré de Paris l’affirme : « Ces passages, une invention récente du
luxe industriel, sont des galeries recouvertes de verre et lambrissées de
marbre, traversant des masses entières d’immeubles, dont les propriétaires
se sont associés pour mener ce genre de spéculations. Des deux côtés de ces
galeries qui reçoivent leur lumière d’en haut courent les boutiques de
marchandises les plus élégantes, si bien qu’un passage de ce type est une
ville, mieux, un monde en modèle réduit. » Les passages sont le lieu où l’on
installe le premier éclairage au gaz.
La seconde condition de la naissance des passages, ce sont les débuts de
la construction en acier2. L’Empire vit dans cette technique une contribution
à la rénovation de l’art du bâtiment dans l’esprit de la Grèce antique.
Bötticher, théoricien de l’architecture, exprime la conviction générale
lorsqu’il dit que « pour ce qui concerne les formes d’art du nouveau
système, c’est le principe formel de la manière hellénique » qui doit
s’appliquer. L’Empire est le style du terrorisme révolutionnaire, pour lequel
l’État est une fin en soi. De la même manière que Napoléon n’avait pas
reconnu la nature fonctionnelle de l’État comme instrument de domination
de la classe bourgeoise, les architectes de son époque n’ont pas reconnu la
nature fonctionnelle de l’acier, avec lequel le principe constructif de sa
domination est entré dans l’architecture. Ces architectes reproduisent dans
les poutrelles les colonnes pompéiennes, dans les usines les immeubles
d’habitation, de la même manière qu’ultérieurement les premières gares
s’inspireront des chalets. « La construction assume le rôle du
subconscient. » Il n’en reste pas moins que le concept de l’ingénieur, qui
remonte aux guerres révolutionnaires, commence à s’imposer, et les
combats entre constructeur et décorateur, École polytechnique et École des
beaux-arts, commencent.
Pour la première fois dans l’histoire de l’architecture, un matériau
artificiel apparaît avec l’acier ; il suit une évolution dont le rythme
s’accélère au fil du siècle. Il reçoit son impulsion décisive au moment où il
s’avère que la locomotive, avec laquelle on a fait des essais depuis la fin des
années 1820, n’est utilisable que sur des rails d’acier. Le rail est le premier
élément d’acier monté, le précurseur de la poutrelle. On évite l’acier dans
les bâtiments d’habitation, on l’utilise pour les passages, les halls
d’exposition, les gares – des édifices dont les finalités sont d’ordre
transitoire. Dans le même temps, le domaine de l’utilisation architecturale
du verre s’étend. Les conditions sociales de son utilisation accrue comme
matériau de bâtiment ne sont toutefois réunies que cent ans plus tard. Dans
L’Architecture de verre de Scheerbart (1914)3, elle apparaît encore dans le
contexte des utopies.
« Chaque époque rêve la suivante. »
Michelet, Avenir ! Avenir !
À la forme du nouveau moyen de production qui, au début, est encore
dominé par celle de l’ancien (Marx) correspondent, dans la conscience
collective, des images dans lesquelles le nouveau se mêle toujours à
l’ancien. Ces images sont les reflets des souhaits et c’est en eux que le
collectif cherche à éliminer autant qu’à transfigurer le caractère inachevé du
produit social ainsi que les lacunes de l’ordre social de la production. Dans
ces idéaux apparaît, en parallèle, la volonté insistante de se démarquer de ce
qui a vieilli – mais cela signifie : de ce qui vient tout juste de passer. Ces
tendances renvoient au passé originel le fantasme imagé auquel le neuf a
donné son impulsion. Dans le rêve, au sein duquel chaque époque voit
surgir, sous forme d’images, celle qui va lui succéder, celle-ci apparaît unie
à des éléments de l’histoire originelle, c’est-à-dire d’une société sans
classes. Les expériences qui y ont été faites et sont stockées dans
l’inconscient du collectif engendrent des utopies lorsqu’elles s’imprègnent
de la nouveauté, et celles-ci laissent leurs traces dans mille configurations
de l’existence, depuis les bâtiments durables jusqu’aux modes fugitives.
On peut étudier ces liens en travaillant sur l’utopie de Fourier. Son
impulsion la plus profonde tient à l’apparition des machines. Mais cela ne
s’exprime pas immédiatement dans les tableaux qu’elle brosse ; ceux-ci se
fondent sur le caractère immoral du commerce et sur la fausse morale
déployée à son service. Le phalanstère doit ramener les hommes à des
conditions dans lesquelles la moralité n’est pas nécessaire. Son organisation
extrêmement complexe a toutes les allures d’une machinerie. Les
engrenages des passions, l’interaction embrouillée des passions
mécanistes4 et de la passion cabaliste5 sont des formations primitives,
fonctionnant par analogie, dans le matériau de la psychologie. Cette
machinerie composée d’êtres humains produit le pays de Cocagne, le
symbole de désir antique auquel l’utopie de Fourier a donné une nouvelle
vie.
Fourier a vu dans les passages le canon architectural du phalanstère. La
refonte réactionnaire qu’il leur impose est caractéristique : ces lieux, qui
servent à l’origine des fins commerciales, deviennent chez lui des sites
d’habitation. Le phalanstère devient une ville composée de passages.
Fourier installe dans le monde formel rigoureux de l’Empire l’idylle colorée
du Biedermeier. Son éclat perdurera, en pâlissant, jusqu’à Zola. Celui-ci
reprend les idées de Fourier dans son Travail, et prend congé des passages
en écrivant Thérèse Raquin. Face à Carl Grün, Marx s’est posé en
protecteur de Fourier et a souligné la « vision colossale qu’il avait de l’être
humain ». Il a aussi insisté sur l’humour de Fourier. De fait, Jean-Paul, dans
Levana, est tout aussi apparenté au pédagogue Fourier que Scheerbart, dans
son Architecture de verre, l’est à l’utopiste Fourier.
2. Benjamin utilise le mot Eisen qui, littéralement, signifie « le fer », mais désigne ici, de toute évidence, l’acier. (N.d.T.)
3. Paul Scheerbart (1863-1915) était un écrivain et dessinateur allemand. Benjamin se réfère à lui, au début des années 1930, dans les pages fameuses qu’il consacre aux
traces de soi qu’on laisse ou qu’on efface. Il revient d’ailleurs sur ce thème plus loin, à la fin du chapitre IV. Voir Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, traduit par Cédric Cohen
Skalli, préface d’Élise Pestre, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot, 2011, p. 43-46 et « Brèves ombres, II », in Critique de la violence, traduit par Nicole Casanova, préface
d’Antonia Birnbaum, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2012, p. 152-154. (N.d. É.)
Lauglé et Vanderbusch,
Louis et le Saint-Simonien,
1832
1. Nous restituons les citations françaises telles que les donne Walter Benjamin. (N.d.T.)
1. Le texte exact du poème de Baudelaire est : « La tête, avec l’amas de sa crinière sombre, et de ses bijoux précieux, sur la table de nuit, comme une renoncule, repose. »
(N.d.T.)
3. Sans doute Henry Van de Velde, l’un des représentants notoires de l’Art nouveau en Belgique. (N.d.T.)
Le dernier poème des Fleurs du mal : « Le Voyage ». « Ô mort, vieux
capitaine, il est temps, levons l’ancre4. » Le dernier voyage du flâneur : la
mort. Son objectif : le nouveau. « Au fond de l’inconnu pour trouver du
nouveau. » Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d’usage de
la marchandise. Il est l’origine de l’éclat inaliénable des images que produit
l’inconscient collectif. Il est la quintessence de la fausse conscience, dont
l’agent inlassable est la mode. Cette apparence de nouveau se reflète,
comme un miroir dans un autre, dans l’apparence de l’identique qui revient
éternellement. Le produit de ces multiples réflexions est la fantasmagorie de
l’« histoire culturelle » dans laquelle la bourgeoisie savoure sa fausse
conscience. L’art, qui commence à douter de sa mission et cesse d’être
« inséparable de l’utilité » (Baudelaire), doit adopter le nouveau comme sa
valeur suprême. Pour lui, l’arbiter novarum rerum devient le snob. Il est à
l’art ce que le dandy est à la mort. Au XVIIe siècle, l’allégorie devint le
canon des images dialectiques ; au XIXe siècle, c’est la nouveauté qui
assume ce rôle. Les journaux prennent leur place au côté des magasins de
nouveautés5. La presse organise le marché des valeurs intellectuelles, sur
lequel le premier mouvement est à la hausse. Les non-conformistes se
rebellent contre la livraison de l’art au marché. Ils se regroupent autour de
la bannière de « l’art pour l’art ». C’est de ce slogan que naît la conception
de l’œuvre d’art globale, qui tente de rendre l’art hermétique à l’évolution
de la technique. La solennité avec laquelle il se célèbre est l’autre face de la
distraction qui transfigure la marchandise. Tous deux font abstraction de
l’existence sociale de l’être humain. Baudelaire succombe à l’envoûtement
de Wagner.
1. Voir Edgar Allan Poe, The Man of the Crowd [ « L’homme de la foule »], 1840. (N.d. É.)
2. Citation exacte : Facilis descensus Averno, « Il est facile de descendre du lac Averne ». La terminaison en « Averni », incorrecte, est toutefois fréquemment employée en
citation (N.d.T.).
3. Là encore, la citation est inexacte. La phrase précise : « Je voyage pour connaître ma géographie », figurait sur le mur d’un asile décrit par Marcel Réja dans L’Art chez les
fous, 1907. (N.d.T.)
4. Ponctuation exacte : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! » et, plus loin : « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (N.d.T.)
3. Idem (N.d.T.).
Walter Benjamin aux Éditions Payot &
Rivages
L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Sur le concept d’histoire, suivi de : Eduard Fuchs, le collectionneur et
l’historien, et de : Paris, la capitale du XIXe siècle
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À propos de cette édition
Cette édition électronique du livre Sur le concept d’histoire de Walter
Benjamin a été réalisée le 21 août 2017 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
91882-4).
Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.