Le Bonheur Est Au Fond Du Couloir A Gauche en PDF
Le Bonheur Est Au Fond Du Couloir A Gauche en PDF
Le Bonheur Est Au Fond Du Couloir A Gauche en PDF
ED
O
C
ST
U
D
Y.
C
O
M
J.M. ERRE
LE BONHEUR
EST AU FOND
DU COULOIR
M
À GAUCHE
O
C
romanY.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Depuis l’enfance, Michel H. montre une fidélité remarquable à la
mélancolie. Mais le jour où sa compagne le quitte, il décide de se révolter
contre son destin chagrin. Michel se donne douze heures pour atteindre le
M
bien-être intérieur et récupérer sa bien-aimée dans la foulée. Pour cela, il va
O
avoir recours aux pires extrémités : la lecture des traités de développement
C
personnel qui fleurissent en librairie pour nous vendre les recettes du
Y.
bonheur…
D
Quête échevelée de la félicité dans un 32 m2 cerné par des voisins
U
ST
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivant du Code de la
C
propriété intellectuelle.
O
ED
ISBN : 978-2-283-03381-4
TH
« N’ayez pas peur du bonheur ;
il n’existe pas. »
M
Michel Houellebecq, Rester vivant
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Au début de mon histoire, il y a une NDE.
NDE est l’acronyme de Near Death Experience. En français : une
expérience de mort imminente. De nombreuses personnes rapportent le
M
même épisode troublant. Elles parlent d’un long tunnel sombre avec une
O
lumière blanche au bout. Elles mentionnent des voix célestes qui les
C
appellent, des créatures angéliques qui les invitent à les rejoindre. Elles
Y.
évoquent un passage vers un autre territoire, un autre monde, une autre vie.
D
Moi aussi, j’ai connu tout ça. Le tunnel obscur, la lumière blanche, les
U
M
bonnet sur la tête et son gros carton dans les bras. Elle me dit : « Michel, je
O
te laisse mes bouquins. »
C
Bérénice m’offre un cadeau dès le réveil. J’ai une femme merveilleuse.
Y.
Prévenante, cultivée, niveau 7 au sudoku, je ne la mérite pas. Si je pouvais,
D
je lui mettrais cinq étoiles sur TripAdvisor. Elle ajoute : « C’est grâce à eux
U
que j’ai trouvé la force de te quitter. Ils pourront t’être utiles, espèce de
ST
taré. »
C
empoigne sa valise et sort de la chambre. Je ne suis pas sûr qu’elle ait dit
ED
La porte claque. Quand l’Amour s’en va, on ne réfléchit pas, on agit. Pas
une seconde d’hésitation : je prends un Lexomil.
La porte s’ouvre. L’Amour revient, c’est magique. Bérénice avait besoin
d’une petite pause pour faire le point, ça arrive dans tous les couples. Nous
allons nous réconcilier sous la couette dans un déchaînement sulfureux de
nos sens et une extase de nos fluides qui…
« Par contre, je récupère mon Camus ! »
Bérénice s’accroupit dans un mouvement d’un érotisme échevelé, pousse
un ahanement d’invitation au plaisir, puis se relève en brandissant
L’Étranger, notre livre de chevet.
La porte claque. Bérénice disparaît. La table de chevet penche
dangereusement sur la droite. Sans littérature pour caler l’existence, tout
menace de s’écrouler. Je pleure.
Mes troubles de l’humeur sont apparus assez tôt, environ une demi-heure
après ma naissance, lors de la première tétée. Il paraît que je refusais
obstinément de prendre le sein, sans doute par volonté de boycotter
l’hypocrite pot de bienvenue offert après mon expulsion sauvage.
Suite à neuf mois paradisiaques dans un bain d’Éden amniotique
thermostat 2, j’ai été brutalement mis à la porte sans préavis. Expulsé dans
le froid, nu et sans défense : on ne ferait même pas subir ça à des punks à
M
chien squatteurs d’immeubles.
O
Ah, elle est belle, la patrie des droits de l’homme.
C
Y.
D
U
vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans
une chambre. » Je l’ai appris à Bérénice qui m’a répondu que je n’avais
C
O
M
M. Patusse souhaite que je précise ma définition du provisoire avec un
O
rictus confirmant la gravité de sa gingivite. Je réponds que selon Albert
C
Einstein, le temps est une notion relative. J’ajoute qu’en se plaçant au
Y.
niveau le plus fondamental de la réalité physique, on pourrait même poser
D
l’hypothèse que le temps n’existe pas.
U
ST
d’assumer enfin mes devoirs citoyens, à savoir aider mon pays à maintenir
TH
J’ai mis cinq étoiles sur Amazon à tous les romans de Michel
Houellebecq. Ce que j’aime, chez lui, c’est qu’il montre qu’il y a quelque
chose au-delà du constat désespéré d’un monde sans amour et sans bonté,
quelque chose au-delà de la tristesse infinie de l’homme seul face à sa
misère, quelque chose au-delà de la déception inhérente à toute activité
humaine : la possibilité de transformer cette noirceur en éclairs de drôlerie
et d’intelligence par la magie de l’écriture.
J’aime Michel Houellebecq, car il me donne de l’espoir.
M
Moi aussi, un jour, quand j’aurais atteint le stade ultime de la dépression,
O
je deviendrai un grand écrivain humoristique. Comme Michel.
C
Y.
D
U
je lui demande si son mariage avec Mme Patusse résulte d’une passion
ED
M
me répond qu’elle s’appelle Sarah. Mon amour est impayable. Belle,
O
intelligente et facétieuse. Je ne la mérite pas.
C
Bérénice insiste. Elle s’appelle Sarah et travaille pour l’institut de
Y.
sondage Ipsos. Je lui réponds que je l’aime et que je suis sûr qu’elle avait de
D
bonnes raisons de me dissimuler son vrai nom et sa véritable activité
U
plus de vivre dans le mensonge. Je suis heureux qu’elle m’ouvre enfin son
C
Croissant ou apfelstrudel ?
ED
Mes parents m’ont dit que je n’avais pas pleuré à la naissance, ce qui les
avait beaucoup surpris. En revanche, j’ai pleuré tous les autres jours de mon
existence, ce qui peut aussi étonner. J’ai été un enfant triste et un adolescent
cafardeux avant de devenir un adulte neurasthénique. À l’heure de la
civilisation zapping qui change d’avis, de conjoint ou de Smartphone
comme de chaussettes, ma fidélité à la mélancolie est assez rare pour être
signalée.
Je suis né le jour du déclenchement du génocide rwandais. J’ai été
baptisé la veille du massacre de Srebrenica. Mon premier mot, prononcé
alors qu’on annonçait la mort de François Mitterrand à la télévision, a été
« Prozac ». J’ai eu mon premier chagrin d’amour le 11 septembre 2001. J’ai
fait ma scolarité à l’école primaire Anne-Frank, au collège Guy-Môquet et
au lycée Jean-Moulin.
Pour compenser, j’ai emménagé il y a quelques années rue de la Gaîté.
Pour l’instant, ça ne marche pas trop.
M
O
L’institut Ipsos fait une grande enquête sur le bonheur des Français. C’est
C
une excellente initiative : j’en informe Bérénice et j’en profite pour lui dire
Y.
qu’elle est une formidable opératrice téléphonique afin qu’elle soit bien
D
notée par son superviseur.
U
moi, non quand tu es loin de moi, et entre les deux quand on est au
téléphone. » J’ajoute qu’elle est la meilleure opératrice téléphonique que
j’aie jamais rencontrée de ma vie et qu’elle mérite une promotion salariale
et des avantages sociaux conséquents eu égard à ses remarquables
compétences qui serviront sans nul doute un jour prochain à l’instruction
des novices de l’école des opérateurs de centre d’appels.
Bérénice bredouille un « euh » d’émotion devant une déclaration
d’amour aussi sincère et spontanée, puis elle se tait pendant plusieurs
secondes. Que j’aime nos silences complices !
Bérénice se racle la gorge puis, soumise à la pression psychologique de
son superviseur inféodé au grand capital, elle dissimule son émoi derrière
une diction mécanique afin de m’adresser ses sincères remerciements au
nom de l’institut Ipsos. Je l’embrasse tendrement et je lui rappelle qu’elle a
des droits en tant que salariée obligée de travailler un dimanche, qu’elle
reste un être humain qu’aucun superviseur au monde ne pourra empêcher
d’exprimer ses sentiments, que la monstrueuse mécanique du travail ne
saurait broyer la singularité émotionnelle qui fait de chacun de nous un…
Bérénice ?
Béré ??
Chaton ???
Mon amour a dû raccrocher pour ne pas perdre pied dans la course féroce
à la productivité, impitoyable machine à frustration qui engendre une
déshumanisation du management. D’odieux individus rendent ma bien-
aimée malheureuse en l’obligeant à faire des sondages sur le bonheur. La
perversité à son comble.
M
O
C
Y.
Quand on sait qu’il y a soixante-dix morts par arme à feu chaque jour au
D
Mexique, que 26 % des Argentins vivent en dessous du seuil de pauvreté,
U
que quarante mille Colombiens ont été victimes d’enlèvements par les Farc,
ST
classement des nations sur l’échelle du bonheur établi par l’ONU, derrière
ED
M
Ou alors, je suis « taré » ?
O
M. Patusse est un mentaliste.
C
Y.
Piotr, mon voisin du dessus, intermittent du spectacle drogué à plein
D
U
temps, monte les escaliers de retour d’un after où il a claqué ses indemnités
ST
en poppers alors que son statut est en péril. Il me fait un signe de fraternité
de la main. Je lui rappelle que la drogue, c’est mal. J’ajoute que lui et ses
C
chômage que le monde nous envie. Il me sourit benoîtement, car les ravages
TH
M
perspectives qu’ils dessinent vous donnent foi en l’existence.
O
Un petit Nicolas Sarkozy millésime Bercy 2007 dans un moment de
C
blues et hop, vous êtes regonflé à bloc. Quelques blagues de François
Y.
Hollande derrière son pupitre à Tulle et c’est reparti comme en 40. Pour les
D
connaisseurs, un Jacques Chirac au Salon de l’agriculture, ça vous illumine
U
François Mitterrand de derrière les fagots, une cuvée Épinal du 8 mai 1981
C
Cependant, dans les moments les plus noirs, quand je descends dans les
ED
M
alors que personne ne le connaissait quelques mois auparavant, me fait
O
prendre conscience que l’heure de l’action a sonné pour moi. Quand il lève
C
les bras en signe de victoire et qu’il décoche un regard à la caméra, je
Y.
comprends qu’il me passe le relais pour qu’à mon tour je prenne mon destin
D
en main. Son œil aussi fougueux que bienveillant me susurre à l’oreille (car
U
tout est possible avec ce président) : « Michel, mon grand, toi aussi tu es
ST
capable de te réaliser. »
C
M
O
C
Y.
La fougue du président m’a galvanisé. À mon tour de connaître le succès.
D
Je vais préparer l’opération de suppression définitive de mon organisme
U
rigueur, et mes compagnes mon manque de tout en général. J’ai donc décidé
ED
M
année de médecine ou le concours de l’Ena ?
O
Pour me donner du courage, je visionne un extrait du discours d’Arras du
C
26 avril 2017 (un de mes préférés). Le futur président y explique très bien
Y.
que « quand on veut, on peut ». Il a raison, je veux, je peux.
D
Jeveujepeujeveujepeujeveujepeu : je répète la formule magique une bonne
U
ST
faut identifier les causes de l’échec afin d’anticiper les écueils. Je cherche
TH
M
J’aime la publicité parce qu’elle a de formidables vertus pédagogiques.
O
Grâce à elle, on apprend que l’alcool se consomme avec modération, qu’il
C
faut ingérer cinq fruits et légumes par jour, ou encore qu’il est nécessaire de
Y.
manger et bouger (ce qu’on ne nous dit jamais à l’école où, au contraire, on
D
nous répète sans arrêt de ne pas bouger). Il est grand temps de remercier les
U
l’espérance de vie est de 75 ans pour les femmes et de 67,6 ans pour les
O
hommes. En 2018, elle est de 85,3 ans pour les femmes et de 79,2 ans pour
ED
M
d’un bureau de poste en zone rurale. Comme tout bon oracle, BFMTV va
O
subtilement éclairer mon esprit en apportant une réponse à ma question par
C
le biais de métaphores ingénieuses et de subtiles analogies.
Y.
Quelle était ma question, déjà ? Tous ces orgasmes publicitaires m’ont
D
déconcentré. Ah, oui ! Comment expliquer les lamentables résultats de la
U
M
gâtés de Mai 68 nourris au petit-lait de la chienlit gauchiste sont dans un
O
C
triste état. Vous verrez qu’avec eux le taux de réussite des suicides est bien
Y.
capable de tomber à 3 %, voire à 2 % ! Pauvre France.
D
Cette jeunesse affligeante, j’avoue à ma grande honte en être l’un des
U
M
iPad, un iPod, un iMac et trois crédits Cetelem qui me font me sentir
O
moderne et libre. En ce qui concerne la réussite, je dispose de l’assistant
C
vocal de mon téléphone. Y.
« Chérie ?
D
– Mon nom se prononce “Siri”.
U
– Chierie ?
ST
avec la vie, mais si mon iPhone l’affirme, qui suis-je pour exprimer mon
scepticisme ? Devant le génie visionnaire des GAFA, devant la puissance
algorithmique de ces rois de la Silicon Valley, devant l’ingéniosité
diabolique de leurs mécanismes d’optimisation fiscale, moi, le bipolaire
assisté, je ne peux que m’incliner. J’appelle SOS Amitié.
Déception. L’opérateur de SOS Amitié n’est pas au courant de ses
attributions en matière de conseil. Il prétend ne pas être habilité à délivrer la
marche à suivre pour un suicide réussi. Parfaite illustration de ce que
l’oracle disait sur les services publics. Au service de qui ? Encore un
conservateur frileux de l’ancien monde freinant notre marche inexorable
vers le progrès. Peut-être même un gauchiste altermondialiste prozadistes,
qui sait ?
« Pourquoi ne voulez-vous pas m’aider ?
– Je suis là pour vous offrir du réconfort, pas des conseils en suicide.
– Dans ce cas, traversez la rue et changez de métier !
– Ce n’est pas mon métier, je suis bénévole.
– Ce n’est pas une raison. Arrêtons de nous abriter derrière des excuses et
agissons, a dit notre président.
– Mon rôle est de vous épauler, monsieur. Vous appelez SOS amitié.
– Justement ! Ce n’est pas très amical de me laisser dans la difficulté. Ma
femme travaille dans un centre d’appels Ipsos et elle est autrement efficace.
Son superviseur, bien que soumis à l’idéologie néolibérale, apprécie
beaucoup son travail.
– Votre femme ne peut pas vous aider ?
– M’aider à me suicider ?
M
– Non, à vous réconforter !
O
– Vous le faites exprès ? Si j’avais une femme réconfortante, je ne me
C
suiciderais pas ! Profiteriez-vous par hasard de ma situation de faiblesse
Y.
provisoire pour satisfaire votre soif animale de domination ? »
D
Silence éloquent au bout du fil. Le bougre est mis au jour. J’insiste :
U
ST
du plus faible.
ED
M
bipolaire gravement dépressif, franchement
O
hypocondriaque, volontiers paranoïaque et fortement inhibé à cause d’un
C
rapport pathologique à ma mère. Y.
Tout le monde ne peut pas en dire autant.
D
U
ST
C
O
ED
TH
J’éternue. J’ai pris froid sur le paillasson en attendant Bérénice. Je me
fais un grog bouillant, car le rhume se soigne au rhum. (Elle est très bonne.
Je la note pour Bérénice, l’humour est le ciment du couple.)
M
Je me brûle le palais avec mon grog bouillant que je recrache. Je me
O
brûle la cuisse avec le grog bouillant que j’ai recraché. Je pleure. Je pense à
C
Bérénice et je m’interroge : peut-on se suicider en se plongeant dans un
Y.
grog géant ?
D
On sonne à la porte. Bérénice ? Cette pause salutaire lui a fait prendre
U
conscience que nos destins sont liés à jamais. J’ouvre. C’est mon voisin,
ST
M
trader en costume sur le sujet : « Gagner plein de pognon, gros kiff ou pas
O
trop ? » Le moine explique que notre existence devrait être consacrée à
C
améliorer notre karma en vue de notre réincarnation.
Y.
L’angoisse se rallume dans les replis de mon intestin grêle et ménage un
D
passage pour mon ennemi intime : le doute. Réincarnation ? Et si le suicide
U
ST
n’était pas une fin libératoire menant à un réconfortant néant ? Et si, croyant
m’ôter la vie, je m’infligeais une nouvelle NDE avec long tunnel et lumière
C
La vie sur terre a connu cinq extinctions de masse au cours des dernières
cinq cents millions d’années. La plus célèbre est liée à une météorite qui
s’est écrasée dans le golfe du Mexique il y a soixante-cinq millions
d’années et qui, en modifiant le climat, a éradiqué les dinosaures. Selon les
spécialistes, la sixième extinction massive a débuté et serait la conséquence
de nos activités polluantes. Cette fois, c’est l’espèce humaine qui pourrait
disparaître.
Pour un suicide réussi, il suffit donc de patienter un peu en polluant
beaucoup.
M
Que penserait le président aux dents du bonheur ? En même temps, lui aussi
O
a déjà changé d’avis. Ou plutôt, il a eu l’intelligence de s’adapter aux
C
circonstances, comme quand il a annulé la hausse des taxes sur les
Y.
carburants face aux Gilets jaunes. Il n’y a aucune honte à revenir sur ses
D
décisions quand des éléments nouveaux interviennent. La flexibilité, voilà
U
corporelle. Pour une fois que je portais un projet cohérent, avec une vraie
O
changer sans cesse d’avis. Elle dit que je n’ai aucune suite dans les idées. Je
dis oui, et l’instant d’après non. Elle a tort, je ne suis pas comme ça.
TH
M
J’ai rencontré Bérénice à un stage d’art-thérapie comportemental et
O
cognitif orienté développement personnel auquel un psychiatre m’a
C
demandé de m’inscrire avant de fermer son cabinet pour entamer une
Y.
dépression nerveuse dans laquelle j’ai peur d’avoir quelque responsabilité.
D
L’avantage des rencontres dans un stage d’art-thérapie comportemental et
U
surprises : on sait dès le départ que son futur conjoint n’est pas net dans sa
tête. En outre, on est certain d’avoir toujours un sujet de conversation. Les
TH
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Pour reconquérir Bérénice, je dois d’abord comprendre pourquoi elle m’a
quitté. Procédons avec méthode, car on sait depuis quatre cents ans, grâce à
René Descartes, que rien de grand ne peut se faire sans méthode. Opérons
M
donc étape par étape :
O
1) Je prends une bière pour m’aider à réfléchir.
C
2) Je prends une deuxième bière. Y.
3) Je prends un Martini parce que je n’aime pas la monotonie.
D
4) Je prends une troisième bière parce que je n’aime pas le Martini.
U
8) René ?
ED
M
rassure : ce n’est pas moi, je ne bois pas. Puis, afin de tempérer ses
O
inquiétudes quant à la fréquentation de notre rue, je l’informe de la bonne
C
nouvelle : notre président disruptif a promis qu’avec lui plus personne ne
Y.
dormirait dehors en France, l’activité de veille sanitaire et citoyenne de mon
D
voisin pourra donc très bientôt prendre fin.
U
ST
ankylosante des droits acquis ? Faut-il dépoussiérer les statuts trop rigides
de la fonction publique ? L’État-providence a-t-il vécu ?
D’accord, je descends nettoyer le trottoir.
M
s’enflamme. Je ramasse, je saigne, je pleure, j’ai envie de manger des chips.
O
C
Il n’y a plus de verre sur le trottoir, mais il y a beaucoup de sang.
Y.
L’opération ramassage est-elle à valeur nulle ? Non, si l’on considère que le
D
sang n’est pas dangereux. Oui, si je suis porteur du virus du sida. Les
U
ST
Patusse ont sans doute un avis, mais ils ont fermé leurs fenêtres, car il s’est
mis à pleuvoir. Je remonte chez moi trempé, avec une main enroulée dans
C
M
O
J’étais un enfant renfermé qui avait du mal à établir des liens avec ses
C
camarades. Quand, à la crèche, vous refusez de participer à l’opération
Y.
Échange des sucettes pour raisons d’hygiène, vous êtes vite ostracisé par le
D
groupuscule Bavoir & Peluche. Quand, à l’école primaire, vous dénigrez
U
M
Google. Il y a un million neuf cent cinquante mille résultats. C’est très
O
encourageant.
C
Je consulte le site de David Bolton, un psychothérapeute québécois aux
Y.
dents bien alignées qui propose « une méthode infaillible pour récupérer
D
l’amour de sa vie ». La chance est avec moi : un seul clic, et déjà une
U
méthode infaillible. J’envoie 49,99 euros par carte bleue à David Bolton.
ST
M
confiance. D’abord, j’ai affaire au plus grand marabout du monde, certifié
O
par le Cercle International des Sorciers des quartiers nord de Ouagadougou.
C
Ce n’est pas rien. Il a trente ans d’expérience dans le retour de l’être aimé
Y.
en vingt-quatre heures chrono, 100 % garanti, satisfait ou remboursé, aucun
D
risque. Et surtout, Maladoudouséké fait une promo exceptionnelle jusqu’à
U
ST
fin janvier : pour le même prix, il offre le retour en huit heures ! Bérénice
reviendra à 19 h 47 pour le souper. C’est épatant, car j’ai horreur de manger
C
M
par l’urbanisation et l’isolement social, à l’opposé du village d’autrefois, de
O
ses liens familiaux étroits et de ses solidarités de voisinage. Avant, on se
C
détestait, on se battait, on se violait, on se dénonçait, on se vengeait, mais
Y.
en famille et entre voisins. C’était quand même plus convivial.
D
Les chiffres sont clairs : plus un pays est développé, plus la
U
confort, plus ils sont dépressifs. Plus ils vivent longtemps, en bonne santé et
C
S’il faut en conclure que c’est le bonheur qui rend malheureux, on n’est
ED
M
consanguinité dans notre couple ? Je ne sais quoi penser, car – c’est un de
O
mes défauts – je n’ai pas d’imagination.
C
Je repose Le bonheur est au fond du couloir à gauche parce que ses
Y.
pages sont pleines de sang. Ma blessure à la main s’est rouverte. Je me fais
D
un nouveau bandage avec un coton à démaquiller et du scotch de Bérénice.
U
ST
Mon amour m’a laissé de quoi stopper l’hémorragie, c’est un signe positif,
je me sens galvanisé.
C
Mes draps aussi sont couverts de sang. Mon lit ressemble à une scène de
O
M
consolider nos liens nouveaux à l’aide de questions complices : quelle est
O
votre position vis-à-vis des climatosceptiques ? Pensez-vous que limiter les
C
émissions de CO2, c’est restreindre les libertés individuelles ? Avez-vous
Y.
des idées pour prévenir le dégel du permafrost ?
D
M. Patusse claque sa porte sans un mot, sa pudeur naturelle l’empêche
U
Alors que je me livre à la noble tâche d’enlever les taches (le potentiel
C
M
vois-tu ?, Le Bonheur par les plantes et Le Bonheur par les desserts très
O
sucrés.
C
Y.
Nos livres reflètent nos âmes. Me suis-je suffisamment intéressé à
Bérénice ? Ai-je essayé de comprendre le cœur assoiffé d’idéal qui battait
D
U
univers, me mettre dans ses pas, ne faire plus qu’un avec ses
O
M
Grimal qui baisse mon maillot alors que je suis en train de dire à Coralie
O
Martel que j’aime beaucoup ses couettes. Nostalgie, quand tu nous tiens.
C
L’émotion est d’autant plus forte que je porte le maillot de ma classe de
Y.
sixième. Un peu moulant, mais ça passe. Mon bonnet de bain en revanche
D
est flambant neuf. Un cadeau de rupture d’une ex, une nageuse hydrophobe
U
arbore le sigle d’une marque d’équipements sportifs connue pour offrir des
O
contrats mirifiques à des gens qui tapent dans des ballons fabriqués pour un
ED
M
Et je ne parle même pas des nanosecondes.
O
C
Y.
D
Un maître-nageur me demande si j’ai un problème. Je ne me souvenais
U
pas que la piscine était un lieu aussi empreint d’altruisme. Je m’y rendrai
ST
pour l’excellent choix de son short de bain aux motifs fort attrayants à base
de planches de surf et crustacés. Cette piscine est sensass. Dès mon retour,
je lui mets cinq étoiles sur TripAdvisor.
Le premier maître-nageur repasse. Il souhaite savoir pourquoi je
stationne depuis un quart d’heure dans le pédiluve devant la douche des
femmes. Je me permets de lui signaler que cela ne fait que douze minutes,
même si le temps est relatif selon Einstein. Puis je m’interroge : un homme
qui passe sa journée en slip dans des vapeurs de chlore est-il apte à
comprendre ma stratégie pour retrouver l’amour de Bérénice ? Dans le
doute, je lui demande s’il connaît le taux de concentration mycosique
de son pédiluve. C’est pour une reconquête sentimentale.
Trois maîtres-nageurs me sortent de force du pédiluve. L’un d’eux
ressemble fortement à Thomas Grimal, je m’agrippe à mon maillot. Je tente
une feinte inspirée de la botte de Nevers, apprise dans un film de cape et
d’épée avec Jean Marais, et je m’échappe en me faufilant telle une anguille
entre leurs mollets poilus et tatoués. Je prends le temps de me féliciter de
cette exceptionnelle réactivité, inédite chez moi (sans doute une interaction
chimique entre le chlore et le Lexomil), puis je saute dans le grand bain afin
de m’échapper à la nage. J’enchaîne brasse coulée, crawl coulé, papillon
coulé et, après une rencontre inopportune avec la paroi carrelée, touché
coulé.
Les maîtres-nageurs me récupèrent au fond du bassin puis, sans me
laisser le temps de dire glouglou ni même d’enfiler mon pantalon,
entreprennent de m’expulser de la piscine municipale alors même qu’elle
M
serait financée par mes impôts si je payais des impôts. C’est un scandale,
O
une atteinte inadmissible au droit élémentaire de l’être humain de s’hydrater
C
l’épiderme, et une triple entorse à la fière devise de notre République.
Y.
J’avertis les factieux fascisants : je serai impitoyable sur TripAdvisor.
D
Je résiste, je perds, je sors.
U
ST
Banni sur le trottoir, dans mon short de bain trop petit, avec mon bonnet
d’exploiteur sur la tête, je ressens de plein fouet la misère de la condition
C
Club des cinq en péril, d’Enid Blyton (une terrible histoire). Cette proximité
TH
M
Question : pourquoi est-ce que je vis aussi stressé qu’une musaraigne
O
pygmée alors que je devrais profiter comme un lion ?
C
Y.
D
U
Patusse, qui me jette des regards flirtant avec la réprobation, car je suis
C
pieds nus dans la rue. Comme chacun sait que les propriétaires de
O
mammifères (chien, chat, enfant) apprécient au plus haut point que l’on
ED
M
inspection des extrémités à la loupe. Dans l’ensemble, tout s’est bien passé.
O
Les résultats sont attendus avec impatience. Il est urgent que Bérénice
C
revienne, ma vie va à vau-l’eau (de piscine bien sûr, car l’humour est le
Y.
parpaing du couple).
D
U
ST
C
J’aime beaucoup l’humour, mais ce n’est pas une activité dans laquelle
O
j’excelle. Il faut dire que, en général, je ne suis pas du genre à exceller dans
ED
des activités. Le seul moment où j’arrive à faire rire les gens, c’est quand je
leur dis mon nom. Je m’appelle Michel H., tout court. Les noms de famille
TH
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Bérénice revient dans cinq heures et quarante-quatre minutes grâce au
Grand Maître burkinabé, et mes orteils sont nickel. Je demande à Chierie
combien de temps met une mycose pour se développer. Il me répond qu’il
M
n’a pas compris la question. La crédibilité de la Silicon Valley en prend un
O
coup. Gare au Dow Jones.
C
En attendant l’éclosion mycosique, je me reconcentre sur Bérénice afin
Y.
de ne pas être pris au dépourvu à son retour. Je tape sur
D
Google : « Comment garder l’être aimé une fois qu’on l’a reconquis ? » Je
U
Je m’inscris sur un forum d’échange sur l’amour « qui est une valeur
O
d’aujourd’hui a négligé pas comme dans l’ancien temp de nos ainé car
c’étais mieux avant quand même » (je cite l’attractive page d’accueil
TH
M
chez moi (décidément, mon quartier est hyperconnecté), m’envoie une
O
photo accompagnée de ces mots inquiets : « Kes t’en pense ? cé OK pour
C
toi ? » Y.
Je tente d’apaiser ma correspondante hypocondriaque : « Chère
D
Kimberley, n’étant pas gynécologue, je ne peux me prononcer sur l’état de
U
ST
notre servitude volontaire face à la dictature insidieuse des GAFA qui nous
TH
dérobent nos données personnelles. Et puis tous ces gens dans le besoin
juste à côté de chez moi, ça m’angoisse.
Je vais régulièrement dans les gares m’installer sur un banc pour observer
l’humanité. Je choisis un escalator et je scrute les voyageurs qui
l’empruntent. Une bonne soixantaine par minute, soit près de quatre mille
par heure. Ils trimballent tous leurs bagages extérieurs et intérieurs. Ils sont
tous porteurs d’une histoire. Ils sont tous un roman débordant de péripéties,
de personnages, de drames, de joies, de secrets, de tendresse et de violence.
Dans ces moments-là, je ne peux pas m’empêcher de penser aux
statistiques. Sur quatre mille personnes que je vois passer en une heure, se
trouvent environ une centaine d’agresseurs sexuels, une centaine d’auteurs
de violences conjugales, une quinzaine de pédophiles, une centaine de
pervers narcissiques, quatre-vingts mères toxiques, douze meurtriers, trois
psychopathes, deux trafiquants de drogue, un criminel de guerre, des
dizaines d’escrocs, de fraudeurs, de menteurs, et au moins deux cents
followers de Kim Kardashian sur Instagram.
Au bout d’une heure, je me lève de mon banc et je descends à mon tour
l’escalator, histoire de reprendre ma place dans l’humanité.
Catégorie dépressif suicidaire.
M
O
L’heure tourne, je dois me recentrer sur Bérénice. Je cherche d’autres
C
conseils sur Google pour garder mon amour à jamais. Les blogs viennent à
Y.
mon secours. Heureusement que des millions de personnes estiment crucial
D
pour l’avenir du genre humain de raconter leur vie sur Internet.
U
lifestyle », on peut donc lui faire confiance. Elle affirme que « l’important,
O
M
– « Je me grise de la volupté d’être sans enfant, car j’échapperai au souci
O
C
de l’adolescent djihadiste. »
Y.
– « Je me réjouis du bonheur d’être solo en France plutôt
D
qu’hydrocéphale dans une famille de chiffonniers lépreux au Bangladesh. »
U
– « J’accepte ma solitude avec le sourire, car j’ai deux bras alors qu’il y a
ST
des manchots, j’ai deux yeux alors qu’il y a des borgnes, j’ai deux euros
pour finir le mois alors que certains n’en ont qu’un. »
C
O
Martine de Gaillac soutient que pour rendre son conjoint heureux, il faut
d’abord être heureux soi-même. Elle résume son raisonnement par une jolie
formule : « Le bonheur est contagieux. » Être heureux rendrait les autres
heureux… Bien sûr… Martine a raison… Comment n’y ai-je pas pensé plus
tôt ? Bérénice revient à 19 h 47. J’ai cinq heures et une minute pour être
heureux. C’est jouable.
Pour apaiser mes angoisses, j’ai toujours suivi scrupuleusement les
directives de mes aînés. Se laisser guider par une autorité est la meilleure
façon d’éviter les prises de risques, les erreurs de jugement et le stress qui
s’ensuit. Je n’ai jamais parlé la bouche pleine, jamais mis mes doigts dans
le nez, jamais répondu à mes parents, jamais dit de gros mots. J’ai toujours
fini mon assiette, toujours goûté avant de dire que je n’aimais pas, toujours
traversé quand le bonhomme était vert, toujours dit bonjour à la dame,
merci au monsieur, s’il vous plaît, pardon, au revoir.
Pendant mes années d’école, j’ai toujours écouté mes professeurs,
toujours appris mes leçons, toujours souligné en rouge quand il fallait
souligner en rouge, toujours écrit la date en haut à droite. Je n’ai jamais
M
bavardé, jamais chahuté, jamais rêvassé, jamais menti, jamais copié sur mes
O
camarades.
C
Dans ma vie d’adulte, je continue à suivre les directives de l’autorité. Je
Y.
mange cinq fruits et légumes par jour, je fais un minimum de trois fois
D
trente minutes d’activité physique par semaine, je trie mes déchets dans les
U
chaque élection, et je payerais mes impôts dans les temps si je payais des
O
impôts.
ED
Ma mère m’a toujours répété que respecter les règles était le meilleur
TH
M
régler : comment être heureux ?
O
Je me replonge dans les livres que Bérénice m’a laissés. Au-delà du
C
thème de la mycose, il me semble que certains d’entre eux abordaient
Y.
discrètement la question du bonheur. Je suis assez dubitatif quant à l’usage
D
que je peux faire d’ouvrages qui ont poussé ma femme à me quitter, mais
U
je me lance.
C
O
ED
M
Jeff Bezos. Début du boycott.
O
À la quatrième bière, je sens ma résonance avec le monde et mes
C
semblables qui devient de plus en plus harmonieuse. C’est bon signe.
Y.
D
U
M
disparaître. Je vire le lait, les yaourts et les fromages de vache. Je jette le
O
beurre, les crèmes et les glaces. Je bannis le pain et les pâtes, les brioches et
C
les pizzas, les gâteaux et les biscuits, le muesli et les corn-flakes, le
Y.
boulgour, le couscous, la semoule, les blinis, les chips, les crackers et tous
D
les biscuits apéritifs. Les placards se vident, la poubelle se remplit de
U
ST
êtres humains absorbent des substances qui les plongent dans des états de
béatitude (ou d’hébétude, ce qui revient au même). Dans le plus ancien
langage écrit, le sumérien, il existe un idéogramme présentant une fleur
d’opium comme « la plante de la joie ». Trois mille ans avant notre ère.
Toutes les civilisations ont utilisé des produits permettant d’échapper à la
noirceur du monde : la coca des civilisations précolombiennes, les plantes
psychotropes des tribus amazoniennes, le pavot des peuples asiatiques, ou
encore les paradis artificiels des poètes maudits du XIXe siècle, l’alcool et le
haschisch.
Au XXe siècle, on découvre les premières molécules de la gamme des
inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine, dite « l’hormone du
bonheur ». C’est dans les laboratoires pharmaceutiques qu’on fabrique
aujourd’hui les milliards de pilules qui nous aident à supporter la vie. Nos
malheurs psychiques proviendraient simplement du déséquilibre de trois
neuromédiateurs principaux : dopamine, sérotonine, noradrénaline.
Peut-être un jour un chimiste génial mettra-t-il au point la pilule du
bonheur ultime, qui procurera une plénitude parfaite, sans aucun effet
secondaire ? Comme dans Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, où
l’on distribue tous les soirs aux ouvriers une molécule magique, le Soma,
pour les plonger dans la béatitude ?
Attendre la déchéance physique, la décrépitude intellectuelle et les soins
palliatifs en gardant le sourire aux lèvres, et si c’était ça la définition du
bonheur ?
M
O
Je poursuis mes passionnantes lectures et je tombe sur le régime
C
hypotoxique qui assure que bannir gluten et lactose ne suffit pas à apporter
Y.
le bonheur. Il ne faut pas se contenter d’éviter le lait de vache, mais tous les
D
produits laitiers. De même, écarter le gluten est insuffisant. Ce sont toutes
U
Je jette tous mes produits laitiers et toutes mes céréales. Je ne garde que
C
le riz. Je ne sais pas ce qu’est le sarrasin. Dans le doute, je jette aussi le riz.
O
ED
Le Bonheur Sugar Free est une œuvre passionnante. Elle cible un ennemi
TH
M
honte. Je vois passer devant mes yeux un cadavre d’orang-outan dans une
O
forêt ravagée. Je bois une bière. Je suis pris d’une angoisse : la bière fait-
C
elle partie du régime bonheur ? Y.
Je trouve la réponse dans un ouvrage bouleversant sur le régime
D
U
Tao : le yin et le yang. « Une carotte est considérée plus yin que la viande,
puisqu’elle est sucrée, gorgée d’eau et de source végétale. » OK.
C
Je parcours avec effroi la liste des aliments à éviter. En plus de ce que j’ai
TH
déjà jeté, je dois supprimer les fruits d’origine tropicale, les tomates, les
aubergines, les pommes de terre, les salades, les asperges, la margarine, la
moutarde, les huiles, les vinaigres, les sauces industrielles, le café, le thé,
les sodas, l’eau gazeuse, les alcools. Beaucoup trop yang tout ça. Donc, fini
la bière.
M
poivrons, les oranges, les clémentines, les melons, la rhubarbe, les
O
pistaches, les noix de cajou, les haricots blancs, les haricots rouges, les pois
C
chiches. Y.
Mes placards sont presque vides. Il me reste des lentilles.
D
U
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Petit coup de stress. Bérénice revient dans trois heures et dix-huit
minutes et je ne suis toujours pas heureux. Changer d’alimentation n’a pas
suffi, c’est très décevant. Dès que j’ai retrouvé la plénitude avec mon
M
amour, tous ces auteurs de manuels de diététique vont connaître la morsure
O
du commentaire assassin sur Amazon. Mais, pour l’heure, je dois trouver
C
une solution en urgence (et aussi faire des courses, car je n’ai plus rien à
Y.
offrir à manger à Bérénice pour notre repas de retrouvailles (et aussi arrêter
D
d’aller sur Amazon, on avait dit boycott)).
U
bonheur selon Les baskets sont le reflet de l’âme, écrit par un célèbre
O
sportive parce que les baskets des grandes marques sont fabriquées par des
enfants esclaves au Pakistan (et aussi parce que c’est fatigant).
TH
J’apprends page 111 que faire du sport libère des endorphines dans
l’organisme. Les endorphines sont des hormones sécrétées par des glandes
cérébrales, l’hypophyse et l’hypothalamus, dont la fonction est de soulager
le stress et d’accroître le plaisir. Je n’ai pas tout compris, mais ça a l’air bien
adapté pour être heureux.
Problème n° 1 : quel sport choisir ?
Problème n° 2 : pourquoi y a-t-il toujours un problème ?
Je consulte Wikipédia. L’article « sport » répertorie deux cent soixante-
treize disciplines sportives. Laquelle libère le plus d’endorphines ? Mon
assistant personnel Chierie ne comprend pas ma question. Je prévois un
effondrement de l’action Apple à court terme.
J’élimine la natation, car je ne veux pas recroiser Thomas Grimal à la
piscine. Plus que deux cent soixante-douze sports.
J’élimine les vingt et un sports équestres, car je suis allergique aux
chevaux depuis mon traumatisme d’enfance sur le manège où je n’attrapais
jamais le pompon. Plus que deux cent cinquante et un, mon projet progresse
vite, c’est enthousiasmant.
Parmi mes préférés dans la liste, je sélectionne la course de chars,
l’escalade glaciaire, le rodéo chilien, le rugby subaquatique et le combiné
nordique.
Déception. Aucun de ces sports n’est proposé par les associations
parisiennes. C’est bien la peine de vivre dans la capitale. La France n’est
plus dans la course, c’est confirmé. Reviens, Coubertin, ils sont devenus
mous.
M
Il me faut mes endorphines au plus vite si je veux récupérer Bérénice
O
avant la nuit. Pas de temps à perdre, je me rabats sur le plus simple : la
C
course à pied. Y.
Oui, mais je déteste la course à pied.
D
Oui, mais je n’ai pas d’autre choix.
U
ST
Oui, mais… Je me passe la tête sous l’eau froide, car je sens venir
O
M
décide d’intervenir, car on ne doit pas banaliser le sexisme quotidien. Je n’y
O
vais pas par quatre chemins et je demande à M. Patusse s’il a déjà entendu
C
parler du concept de mansplaining. Mon voisin me demande en retour si
Y.
j’ai déjà entendu parler du concept de poubelles le mardi. Le duel oratoire
D
s’annonce de haute volée. J’affûte mes arguments. Le suspense est à son
U
ST
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Longtemps, j’ai voulu
M
croire à l’adage populaire. J’y voyais un moyen, une méthode, un espoir :
O
atteindrais-je enfin le bonheur en m’abreuvant du malheur d’autrui ? Ça ne
C
coûtait rien d’essayer, c’est ainsi que je suis devenu accro à l’actualité.
Y.
Officiellement, je consulte les médias parce que je considère qu’être
D
informé est un devoir de citoyen. En réalité, je veux juste me rassurer sur
U
déroulée jour et nuit avec les détails les plus sordides. Les gazages
ED
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Le verdict du Samu a été sans appel : plus de peur que de mal. Un bon
résumé de ma vie de musaraigne pygmée. Mes contusions sont sans gravité,
seule ma dignité est bien amochée, mais elle en a vu d’autres. En revanche,
M
le service de nettoyage a pris des pincettes pour annoncer la terrible vérité à
O
M. Patusse : ils ne sont pas sûrs de sauver la moquette. Réaction violente au
C
lactose yang, œdème de Quincke à la bouloche, pronostic vital réservé. Mes
Y.
voisins sont sous le choc.
D
Les sympathiques secouristes qui se sont occupés de moi avaient l’air
U
sont des amis comme eux qu’il me faudrait. Ils ont pris mon 06 avant de
O
faire hurler leur sirène. La prochaine fois, je leur fais des crêpes. (Penser à
ED
activité professionnelle épanouissante. Ces gens sauvent des vies, ils sont
utiles, ils sont valorisés. Voilà comment on atteint la béatitude. C’est décidé,
je vais devenir secouriste. (Penser à acheter du lait.)
Je cherche sur Google la formation à suivre afin d’annoncer à Bérénice
que je suis sur la voie de l’épanouissement professionnel préalable à l’état
de félicité. Je trouve un test psychologique validé par le ministère de la
Santé sur les qualités requises pour devenir secouriste. Rubriques : « la
confiance en soi » (oui…), « le sens des responsabilités » (d’accord…), « la
faculté d’empathie » (hum… hum…), « la force de caractère » (…).
Je me souviens tout à coup que les tests sur Internet, c’est n’importe quoi.
De surcroît, je prends conscience que secouriste est un métier aux horaires
contraignants, incompatible avec une vie conjugale satisfaisante. Bérénice
rentre ce soir, je ne vais pas lui annoncer que je l’abandonne pour aller
sauver des gens toute la nuit alors que son souhait le plus cher sera de
partager un de nos fameux plateaux-repas devant Netflix. Devenir altruiste
serait égoïste de ma part, tant pis pour le secourisme. (Penser à acheter de la
farine pour les crêpes.)
Comme je garde en tête l’idée du bien-être par la réalisation
professionnelle, je me plonge dans un article du figaro.fr qui répertorie les
métiers rémunérateurs qui embauchent aujourd’hui dans la joie du k€ :
« directeur data management », « directeur production cloud », « directeur
du digital », « bid manager », « risk manager », « account manager »,
« lead account executive », « directeur of project management office ». Je
vérifie qu’il s’agit bien de la version francophone du Figaro. Peut-être un
bug internet ?
M
O
C
Y.
Mes parents se montraient très libéraux au sujet de mon avenir. Ils ne
D
voulaient pas m’imposer leurs vues à propos de mes études supérieures.
U
M
O
Soyons lucide : ça risque d’être un peu juste de s’accomplir
C
professionnellement avant le retour de mon amour ce soir. Je dois
Y.
m’orienter vers une solution plus rapide et me dépêcher d’être radieux (et
D
aussi acheter un peu de sucre pour les crêpes). Je me replonge dans la
U
J’ai une piste sérieuse. Selon le manuel Vivre une dépression heureuse, il
O
me faut m’investir dans une cause. L’auteur est formel : les personnes qui
ED
luttent pour le Bien voient leur existence prendre du sens. L’idéal, c’est de
TH
trouver un cheval de bataille pour lequel on est prêt à sacrifier son temps,
son travail, voire sa famille (très astucieux, car cet engagement valorisant et
chronophage permet de fuir les responsabilités familiales peu gratifiantes et
anxiogènes). Mais le top du top, c’est de dénicher un combat pour lequel on
risque sa peau (ou en tout cas pour lequel on arrive à se persuader qu’on
risque sa peau, on vit quand même en France).
C’est parti. Je fais une liste des causes qui me tiennent à cœur. Question :
peut-on être soi-même une cause à défendre ?
Pour m’aider, j’ouvre L’Obs, car la presse de gauche sait ce que
s’engager pour une juste cause veut dire. Je fais une liste :
– P. 18 : combattre la montée des populismes en Europe.
– P. 34 : répondre à l’urgence climatique.
– P. 72 : s’investir auprès des migrants.
– P. 111 : devenir propriétaire d’un duplex place Saint-Sulpice. Prix :
nous consulter.
Question : aider Michel H. à reconquérir l’amour n’est-il vraiment pas
une cause ?
J’ouvre Le Figaro Magazine, car la presse de droite sait ce que défendre
une juste cause veut dire. J’élargis le champ des possibles :
– P. 15 : réduire les dépenses publiques.
– P. 26 : lutter contre la menace islamiste.
– P. 57 : réformer le modèle social.
– P. 111 : devenir propriétaire d’un triplex avenue de Breteuil. Prix : nous
consulter.
Bien. Il est temps pour moi de donner du sens à mon existence en faisant
un choix adulte et constructif parmi toutes ces propositions. Je me lance :
M
am, stram, gram, pic et pic et colégram… On frappe à la porte. Bérénice ?
O
C’est Piotr, mon voisin du dessus, comédien enfumé spécialiste des fines
C
herbes. Il me demande du sucre pour faire des crêpes. Je le mets en garde
Y.
contre la toxicité de cet ingrédient sournois et l’oriente plutôt vers une
D
réflexion sur la précarité de son statut. Compte-t-il s’investir pour la
U
ST
réfléchit, puis il me demande des œufs pour faire des crêpes. J’évoque les
O
M
injonction des bien-pensants droits-de-l’hommistes dont l’angélisme bobo
O
sape un à un les repères fondamentaux hérités du passé, seuls capables de
C
garantir identité et force à une société confrontée aux assauts de la
Y.
mondialisation. (Oui, j’ai souvent mal à la tête.)
D
J’envie les gens qui ont des opinions claires et définitives sur tous les
U
ST
sujets. Ceux pour qui le réel est simple, divisé entre le bien et le mal. Ceux
qui sont assurés de détenir la vérité. Ceux qui vous regardent de haut et qui
C
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Selon l’autrice de Laisse-toi pénétrer par la joie de l’Éternel, une
ancienne star du X entrée dans les ordres, aucune extase n’est comparable à
celle procurée par une foi sincère qui agit « tel un orgasmique gang bang
M
spirituel, sans risque de muqueuses endolories » (p. 111). Les gens qui
O
croient en une entité qui les dépasse connaissent une félicité parfaite. Rien
C
ne les atteint. Les Pentecôtistes qui chantent dans la rue avec des mines
Y.
d’illuminés sans ressentir la moindre honte ? Heureux. Le Dalaï-Lama qui
D
sourit tout le temps alors qu’il ne remettra jamais une tong au Tibet ?
U
la spiritualité.
O
M
achève de me convaincre : « Fais comme l’arbre : change tes feuilles et
O
garde tes racines. Mais si quelqu’un veut te scier en deux, ne fais pas
C
toujours comme l’arbre non plus. » Y.
Affriandant. Je me lance.
D
U
Les gens qui vivent dans les situations épouvantables que l’on voit aux
infos subissent leur quotidien. Ils sont soumis à la fatalité d’un dictateur,
d’un chef religieux, d’une guerre, d’une maladie : ils ne sont pas maîtres de
leur existence. Si leur vie est ratée, ce n’est pas leur faute. Ils ont des
coupables faciles à identifier, ils n’ont pas à se remettre en cause, leur
valeur propre n’est pas questionnée.
M
Moi, je ne suis soumis à aucune fatalité. Je me dois de réussir ma vie,
O
c’est l’injonction contemporaine. Réussir ses études, sa carrière, son couple,
C
sa sexualité, ses enfants. Réussir sa réussite programmée. En nous ouvrant
Y.
le champ des possibles comme jamais dans l’histoire de l’humanité, la
D
liberté que procurent la démocratie et le confort matériel nous met face à
U
Moi, j’étais fait pour naître enfant esclave tuberculeux et transgenre dans
ED
M
submerge, des questions anxiogènes se télescopent dans mon esprit et
O
viennent nourrir le foyer infectieux. Notre pays retrouvera-t-il un jour le
C
chemin de la croissance ? Pourra-t-on rendre l’impératif vert compatible
Y.
avec la justice sociale ? Arrivera-t-on à endiguer la vague populiste qui
D
déferle sur le Vieux Continent ? Aurais-je le temps de faire un enfant avant
U
ST
M
mission humanitaire (« Pense au Smecta ! ») ; 12, la pensée positive
O
(« Waouh, quelles fesses, j’ai trop bien fait mon step ! »).
C
En conclusion, je craque une allumette et je fais flamber le bouquin dans
Y.
l’évier de la cuisine. Je sens la joie m’envahir. Finalement, il marche bien
D
ce manuel.
U
ST
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
J’ai la solution en main. Ce livre est un best-seller international écrit par
une home organizer japonaise, c’est certifié sur la couverture. Il a été vu à
la télé, il a été lu et approuvé par une présentatrice météo botoxée, il a reçu
M
les éloges de Télé Poche, c’est une valeur sûre. Titre : Le rangement, c’est
O
maintenant.
C
L’idée consiste à se débarrasser des objets qui encombrent nos vies, car
Y.
chercher le bonheur dans les biens matériels est absurde. La satisfaction
D
procurée par un achat qui vient combler un désir est vite effacée par le
U
M
qu’en la regardant. Elle reste.
O
Le dialogue intérieur avec le seau à serpillière est moins évident. Je le
C
sens peu communicatif, et ce n’est pas la première fois. Limite hostile, j’en
Y.
prends soudain conscience. Ce seau m’a-t-il déjà rendu heureux ? Jamais. Il
D
diffuse des ondes négatives dans mon foyer depuis des années. Ce traître
U
ST
M
O
Après cette séance de dialogue avec moult objets inanimés qui ont donc
C
Y.
une âme, mon appartement atteint un stade de perfection zen remarquable.
Par voie de conséquence, mon intériorité s’en trouve métamorphosée. Je
D
U
M
pourrait passer une vie entière à blâmer, à accabler, à insulter ?
O
La félicité par la haine farouche ? À tester.
C
Y.
D
U
trouve pas. Je m’en suis débarrassé afin d’ouvrir mes poumons psychiques.
ED
et ont récupéré pas mal de choses. Mes objets vont combler des nécessiteux,
c’est exactement ce que préconise le manuel à la page 111. Grâce à moi,
une famille dans le besoin va pouvoir déboucher son évier. Cette idée me
met en joie, mais elle ne règle pas mon problème. Je vais à l’épicerie
acheter une nouvelle ventouse.
M
méthode pour les férus de high-tech qui consiste à dévisser le tuyau
O
d’écoulement des eaux avec une pince. Je retourne chez moi en courant, car
C
Y.
je sens mon conatus spinozien en pleine forme. Ça tombe bien, j’ai une
boîte à outils.
D
U
ST
M
Je pars acheter une pince à l’épicerie. Spinoza for ever.
O
La pince est trop petite pour mon tuyau. Je pars acheter une plus grosse
C
pince. Y.
La grosse pince n’est pas assez grosse. Je pars acheter une caisse à outils,
D
un seau, des serpillières et des éponges.
U
ST
Un jour, j’ai dit à mes parents que j’avais l’impression d’avoir une boule
au ventre depuis ma naissance. Ma mère m’a rassuré en me disant qu’elle
avait la même boule au ventre que moi, elle aussi depuis ma naissance. J’ai
demandé s’il était possible de m’opérer pour enlever cette boule. Mon père
a levé les yeux au plafond, puis a annoncé que le match commençait.
La nuit suivante, j’ai rêvé que je me trouvais sur une table d’opération
avec des chirurgiens qui s’activaient au-dessus de moi. L’un d’eux me
présentait un miroir et me montrait l’intérieur de mon abdomen. Là, au
milieu d’un magma d’organes sanguinolents, il y avait un trou béant.
Il n’y avait pas de boule à enlever, mais un vide à remplir.
Peut-être faut-il me débarrasser encore d’un objet pour trouver la paix ?
« Alléger ma nacelle pour que la montgolfière de mon esprit prenne de
l’altitude » (dixit ma Tokyoïte préférée). Mais quoi ? Non… Quand même
pas l’appareil à raclette ?
D’après le manuel, il faut traquer les doublons. C’est l’heure des
questions fondamentales. Ai-je vraiment besoin de deux chaussettes ? De
deux chaussures ? On franchit un cran dans les problématiques
métaphysiques. C’est vertigineux.
On sonne à la porte. Bérénice ? Alors qu’il est à peine dix-neuf heures !
Le Grand Maladoudouséké fait des miracles. Dès que j’ai récupéré mon
amour, j’écris une lettre à L’Obs pour leur signaler que le Burkina Faso
M
n’est pas assez valorisé dans leurs pages. Je m’empare de la crêpière pour
O
signifier habilement à Bérénice que je m’apprête à lui faire son dessert
C
préféré. Je me rue vers la porte en me rappelant soudain que j’ai jeté mes
Y.
œufs, mon sucre et mon lait. Je décide de compenser l’inévitable déception
D
en prenant une voix chaude et disruptive pour le discours de bienvenue.
U
pourquoi je l’accueille avec une crêpière. Je ne dis rien, car il est bon
O
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
J’ai un nouveau problème d’encombrement dans mon appartement. Je me
suis débarrassé de M. Patusse en tant qu’individu, mais il me reste
M. Patusse en tant que corps. J’ai réussi à réduire mes objets au minimum,
M
ce n’est pas pour récupérer une dépouille qui n’a ni fonction utilitaire
O
avérée, ni véritable intérêt décoratif. Un cadavre au salon, voyons les
C
choses en face, c’est le comble du superflu. Si ma Japonaise spécialiste du
Y.
rangement voyait ça, elle serait furieuse.
D
Problème n° 1 : comment se débarrasser d’un corps quand on est
U
Bérénice est très à cheval sur la propreté. Je ne voudrais pas que nous
ED
enchaînions dès son retour sur une scène de ménage (au sens propre, bien
entendu).
TH
Les disputes avec Bérénice sont rares, car j’ai élaboré une stratégie pour
désamorcer les conflits. Si elle me reproche par exemple de « sans cesse
ressasser les mêmes obsessions », je la déstabilise en valorisant la qualité
sonore de sa phrase qui propose une allitération en [s] fort attrayante sur le
plan auditif. Puis, avant de lui laisser le temps de répliquer, je lui fais
remarquer que « ressasser » est le plus long palindrome de la langue
française, un mot qui peut se lire dans les deux sens, comme dans un
mouvement perpétuel qui mimerait l’action répétitive exprimée par le verbe
lui-même. Étourdissante mise en abyme.
En général, Bérénice enchaîne sur l’idée que je devrais me faire
« soigner ». Réplique incisive, certes, mais que je contre en plaçant
l’amusante constatation que « soigneur » est l’anagramme de « guérison »,
ce qui laisse votre antagoniste coi. Je peux alors enchaîner sur le constat
plus étonnant encore que, par une malice lexicale propre à notre belle
langue, l’adjectif « indolore » est l’anagramme de son antonyme
« endolori ». Amusant, n’est-il pas ?
À ce stade, un être humain normal conclut neuf fois sur dix par le peu
inventif « pauvre type ». C’est gagné. Il ne me reste plus qu’à lancer, avec
l’air de ne pas y toucher, que « pauvre » fait partie des rares termes ne
rimant avec aucun autre mot, comme « meurtre », « monstre » ou « belge ».
En général, en moins de cinq minutes, Bérénice part en claquant la porte.
M
O
C
Le bien-être consécutif à la disparition de M. Patusse en tant qu’individu
Y.
a occasionné une sorte d’appel d’air dans mes poumons psychiques.
D
Comme si une fenêtre longtemps condamnée venait d’être ouverte pour
U
aérer une pièce pleine de poussière. Mon cerveau se décrasse, les pesantes
ST
d’Albert Camus.
ED
M
lutte, le narrateur incite son collègue frustré à aller trucider à l’arme blanche
O
un jeune couple parti folâtrer dans les dunes (le meurtre sur la plage, là
C
encore). Mais le collègue se dégonfle et le héros restera prisonnier de son
Y.
vide intérieur.
D
Dans Les Particules élémentaires, le personnage de Bruno, perdu dans
U
ST
meurtrier, si bien qu’il ne donnera jamais suite. Résultat : il finit sa vie dans
ED
un hôpital psychiatrique.
TH
Le meurtre peut remplir le trou béant sous le plexus solaire. C’est mal,
mais ça fait du bien. Merci à M. Patusse de m’avoir éclairé à ce sujet.
M
O
C
Il est préférable que la dépouille de M. Patusse quitte mon espace intime
Y.
avant que Bérénice ne revienne, car dans une société qui a évacué la mort
D
de la sphère quotidienne tout le monde n’est pas à l’aise avec la viande
U
que Steve Jobs n’est plus aux commandes, son entreprise part en sucette. Je
O
C’est fait. Sans acide, sans forêt, sans nettoyage. Le canapé et M. Patusse
sont maintenant sur le trottoir. Je me suis débarrassé de deux objets
M
volumineux d’un seul coup. Ma coach en rangement japonaise applaudirait.
O
Dès que j’aurai récupéré mon amour, je lui écrirai afin qu’elle apporte un
C
Y.
addenda à son manuel. « Chapitre final : trier ses voisins. »
Mme Patusse apparaît avec son chien Théodore, sorti pour mener à bien
D
U
sa défécation vespérale. Elle parle au téléphone avec une amie à qui elle
ST
promet d’« arracher les ovaires avec les dents » si celle-ci tourne encore
autour de son mari. Elle ne me jette pas un regard, car son projet de
C
Mme Patusse tire sur la laisse, son bébé résiste. Un fabuleux gisement d’os
à moelle, voilà ce que l’animal sent à portée de crocs. Mais Mme Patusse
s’éloigne en poursuivant ses propositions de contraception artisanale, et la
pauvre bête s’étrangle pour jeter un dernier regard éperdu vers le trésor qui
lui file sous la truffe.
Ma voisine disparaît dans l’immeuble pendant que je tente de visualiser
une ablation ovarienne avec les dents. À mon avis, pas facile. Au passage,
je note que ces pulsions chirurgicales de l’extrême semblent apporter à
Mme Patusse une évidente jubilation, ce qui ne fait que confirmer ma
théorie lumineuse : le bonheur réside dans l’élimination des importuns qui
encombrent notre existence. Trépanation à la crêpière ou stérilisation à la
mandibule, même combat.
Une camionnette freine à mon niveau. Deux Roms en descendent et
avisent le canapé. Je leur fais l’article : confort optimum, grande facilité
d’emploi, couleur compatible avec la majorité des intérieurs et/ou des
bidonvilles. Ils sont conquis, malgré la barrière de la langue. Deux minutes
plus tard, c’est le grand départ : mon canapé pour sa deuxième vie,
M. Patusse pour sa première mort.
Mon bien-être prend de l’ampleur. Je profite.
M
être.
O
C
Y.
Je sonne chez Piotr, personne ne vient ouvrir. Je pousse la porte. La
D
studette baigne dans un épais brouillard de marijuana, alors que la drogue,
U
c’est mal. Mon voisin possède un canapé qui pourrait connaître une utilité à
ST
court terme, mais trois de ses amis beatniks y sont vautrés. Deux semblent
dormir du sommeil du juste shooté, le troisième arbore l’œil fixe de la
C
O
M
J’ai aussi une pensée pour tous les individus qui, assistant par on ne sait
O
quel prodige à mes efforts pour récupérer Bérénice, ne croiraient pas aux
C
Y.
pouvoirs du Grand Maître Maladoudouséké, n’accorderaient aucune chance
au retour de mon amour, et me considéreraient avec pitié.
D
U
Et Bérénice apparaît.
C
O
ED
TH
Bérénice se tient sur le pas de la porte. Elle reste muette, car elle sait
qu’en plus d’être d’or, le silence en dit long. Sa coiffure semble avoir été
déstructurée par un artiste-coiffiste d’avant-garde, ou par une bourrasque
M
sur la côte atlantique. Son visage est strié de coulures de mascara comme
O
après un samedi lacrymogène sur les Champs-Élysées. Son manteau est
C
constellé de gouttelettes mousseuses caractéristiques du demi-pression.
Y.
Bref, elle est magnifique.
D
Je m’avance face à elle, nous vivons un de ces moments de perfection qui
U
comptent dans la vie d’un couple. Je peaufine mes premières paroles afin de
ST
M
La balle entre dans ma poitrine et fait exploser mon cœur.
O
Je ferme les yeux.
C
C’est le bonheur total. Y.
The end.
D
U
ST
C
O
ED
TH
Épilogue
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH
M
O
© Buchet/Chastel, Libella, Paris, 2020.
C
Y.
D
© illustration :
U
ST
C
O
ED
TH
Du même auteur
M
Le Mystère Sherlock, 2012.
O
La fin du monde a du retard, 2014.
C
Le Grand N’importe quoi, 2016. Y.
Qui a tué l’homme-homard ?, 2019.
D
U
ST
C
O
ED
TH
La numérisation de cette œuvre
a été réalisée le 6 mars 2020 par V. Fouillet
ISBN 9782283033814
M
O
C
L’édition papier de cette même œuvre
Y.
a été achevée d’imprimer en mars 2020
par l’Imprimerie Floch à Mayenne
D
(ISBN 9782283033807)
U
ST
C
O
ED
TH
Retrouvez toutes nos publications sur
www.buchetchastel.fr
M
O
C
Y.
D
U
ST
C
O
ED
TH