Visages de La Police

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Jean-Paul Brodeur (1944-2010)

criminologue, professeur agrégé, École de criminologie


Université de Montréal

(2003)

Les visages de
la police
PRATIQUES ET PERCEPTIONS

Un document produit en version numérique par Kévin Mercier, bénévole,


bénévole, étudiant à l’École de criminologie de l’Université d’Ottawa
Courriel: [email protected]
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Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Kévin Mercier, bénévole,


étudiant à l’École de criminologie de l’Université d’Ottawa à partir de :
Courriel: [email protected]

Jean-Paul Brodeur
criminologue, professeur agrégé, École de criminologie
Université de Montréal

LES VISAGES DE LA POLICE.


PRATIQUES ET PERCEPTIONS.

Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2003, 393 pp.


Collection Paramètres.

[Autorisation de l’auteur accordée par Jean-Paul Brodeur le 21 sep-


tembre 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences
sociales.]

Polices de caractères utilisée : Comic Sans, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Micro-


soft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 15 août 2011 à Chicouti-


mi, Ville de Saguenay, Québec.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 4

Jean-Paul Brodeur

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2003, 393 pp.


Collection Paramètres.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 5

[6]

Catalogage avant publication


de la Bibliothèque nationale du Canada

Brodeur, Jean-Paul
Les visages de la police : pratiques et perceptions (Paramètres)

Comprend des réf. bibliogr.

ISBN 2-7606-1865-x

1. Police.
2. Police - Pouvoirs.
3. Justice et politique.
4. Police communautaire.
5. Police privée.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 6

[393]

Table des matières


Quatrième de couverture
Introduction

PREMIÈRE PARTIE
LE MONOPOLE DE LA FORCE

Chapitre 1. Mythes et réalités de la police

1. Les tendances de la recherche


2. Fragments d'une mythologie
3. Directions alternatives

Chapitre 2. Police et coercition

1. Définitions
2. Le rayonnement et les sources de la pensée de Bittner
3. La théorie de la police selon Egon Bittner
4. Une analyse critique des thèses de Bittner
5. Le paradigme bittnérien : rejet ou transformation

DEUXIÈME PARTIE
PROXIMITÉ ET VISIBILITÉ

Chapitre 3. La réinvention de la proximité

1. Un nouveau viatique : « la communauté »


2. L’impasse initiale
3. La police de communauté : un nouveau modèle ?
4. Autres développements significatifs
5. Principales constatations

Chapitre 4. Policer l'apparence

1. Comportements et opinions
2. La justice pénale en crise
3. Une réponse : la police de communauté
4. L'évaluation du résultat des opérations de police de communauté
5. Une police dissociée
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 7

Chapitre 5. Une police sur mesure

1. Une terminologie ancienne


2. La réforme de la police : brève revue des développements récents
3. Police de résolution de problèmes et police de communauté
4. Évaluation de la police de communauté et de la police de résolution
5. Les difficultés repérées
6. La suite…

Chapitre 6. Police de communauté et police de résolution

1. Police de communauté et police de résolution


2. Les programmes d'intervention policière : les évaluations
3. La police dans la maison de verre

TROISIÈME PARTIE
RENSEIGNEMENT ET POLITIQUE

Chapitre 7. La police politique : « la haute police »

1. Les enquêtes gouvernementales


2. Une approche centrée sur la déviance policière
3. Les aspects complaisants du secret
4. La répression de la dissidence comme exigence de la police
5. La haute police et la basse police
6. L'ère de la haute police
7. Haute police et haute redevabilité

Chapitre 8. Bleus et gris : l'alliance méfiante

1. L'expansion de la haute police


2. Tendances et théories
3. L'investissement actuel des SRS dans l'application dans la loi
4. Un retour sur l'avenir de l'activité de police
5. Convergences
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 8

QUATRIÈME PARTIE
LA SÉCURITÉ PRIVÉE

Chapitre 9. Ordre public et ordre privé

1. Quelques obstacles
2. Nouvelles structures
3. Quelques contacts empiriques
4. Disney World et ghettos

Chapitre 10. Privatisation et technologie

1. Quelques constatations partagées


2. Pérennité et nouveauté de la privatisation
3. Prospective

Perspectives

1. L'assemblage policier
2. Reconstruction de l'objet
3. Les registres de l'objet
4. L'inventaire des manifestations de la police

Références bibliographiques

Tableau 1. Mythes et réalités de la police. Synthèse.


Tableau 2. Police et coercition. Synthèse.
Tableau 3. Police traditionnelle et police de communauté : questions et réponses
Tableau 4. La réinvention de la proximité. Synthèse.
Tableau 5. Policer l’apparence. Synthèse.
Tableau 6. Contrastes entre police de communauté et police de résolution
Tableau 7. Évaluations des activités traditionnelles de la police
Tableau 8. Évaluations des activités de la police de communauté
Tableau 9. Évaluations des activités de la police de résolution
Tableau 10. La haute police. Synthèse.
Tableau 11. Bleus et gris. Synthèse.
Tableau 12. Ordre public et ordre privé. Synthèse.
Tableau 13. Nombre de personnes employées dans le domaine de la sécurité
(nombre effectif et projections) - 1980-2000
Tableau 14. Dépenses en matière de sécurité (effectives et projetées) - 1980-
2000
Tableau 15. Inventaire des formes légales de police
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 9

[7]

Ceci, comme tout le reste,


à ma femme, Nicole
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 10

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

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Les travaux sociologiques se sont essentiellement penchés jusqu'ici sur la police
publique en tenue. Or, la police revêt de multiples visages et les activités policières
sont assurées par un ensemble très ramifié d'agences qui ne travaillent pas néces-
sairement en partenariat.
Cet ouvrage décrit donc dans toute sa complexité les modalités de la mise en
œuvre de la sécurité ainsi que les diverses facettes de la police. Il rend compte des
problèmes de méthode rattachés à l'étude de la police surtout lorsqu'on aborde les
notions de force et de coercition policière qui deviennent ambivalentes dès que l'on
considère les activités d'autres producteurs de sécurité, comme les enquêteurs, les
agents des services de renseignement et tout le secteur privé.
À travers les réformes les plus récentes de la police qui ont donné naissance à la
police de communauté et à la police de résolution de problèmes, Jean-Paul Brodeur
trace un portrait juste et complet de la police en tenue.
S'appuyant sur son travail auprès de diverses commissions d'enquête judiciaires,
l'auteur aborde également la police en civil et, de façon particulière, les services de
renseignement ainsi que les derniers changements en matière de sécurité privée.
Cet ouvrage constitue une synthèse fort utile des plus récents développements
sur la police.
JEAN-PAUL BRODEUR est professeur titulaire à l'École de criminologie et
chercheur principal au Centre international de criminologie comparée de l'Université
de Montréal. Auteur de nombreux articles et ouvrages, il a également dirigé de nom-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 11

breuses recherches dans divers organismes gouvernementaux. Il a reçu en 2002 une


bourse Killam.
Les Presses de l'Université de Montréal remercient de leur soutien financier le
ministère du Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et la Société de
développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 12

[9]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

INTRODUCTION

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La perspective élaborée dans cet ouvrage repose sur deux constats. Le premier :
la production de la sécurité n’est pas réductible aux activités de la police publique ;
c'est une tâche qui est assumée par un ensemble très ramifié d'agences, qui ne tra-
vaillent pas nécessairement en partenariat. Le second : la police publique n’est d'au-
cune façon réductible à la police en tenue qui patrouille les rues. Tant la sociologie de
la police publique que celle de la production privée de la sécurité ont méconnu le se-
cond de ces deux constats, sans doute pour la raison que le personnel de sécurité en
tenue est à la fois le plus visible et le plus nombreux. En effet, les travaux sociologi-
ques sur la police publique se penchent pour l'essentiel sur les policiers en tenue. De
façon symétrique, les premiers travaux sur la sécurité privée ont pris pour objet les
activités de gardiennage qui sont assumées par des agents en tenue.

Ces deux observations nous ont conduit à produire ce livre qui présente la varié-
té des modalités de la production de la sécurité, ainsi que les divers visages de la
police. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première consiste en une discussion
des problèmes de construction d'objet et de méthode sur lesquels se bute l'étude
de la police. Le plus considérable de ces problèmes demeure le caractère trop limita-
tif du trait par lequel on a défini la police, à savoir le monopole de la force légitime.
Cette caractérisation de la police s'applique en effet surtout à l'action coercitive de
la police en tenue, qui a fait l'objet des travaux les plus nombreux, comme nous
l'avons affirmé au départ. Le concept de force ou de [10] coercition policière de-
vient plus ambivalent dès que l'on tient compte des activités d'autres producteurs
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 13

de sécurité, comme les enquêteurs, les agents des services de renseignement et,
enfin, tout le secteur privé. Le but de cette première partie de l'ouvrage est de
souligner la complexité de cette notion du monopole de la force légitime, sans toute-
fois proposer qu’on en fasse complètement l'économie.

Ces constats initiaux ayant été posés, nous passons aux diverses composantes de
l'assemblage policier. La police en tenue est, bien sûr, la composante incontournable.
La seconde partie de l'ouvrage, la plus longue, est donc surtout consacrée à la police
en tenue. J'ai abordé celle-ci par le biais des réformes de la police les plus récentes.
Ces réformes ont produit deux modèles qui ont d'abord été confondus. Le premier
modèle est celui de la « police de communauté » (community policing), qu’on désigne
de façon croissante comme police de proximité dans les pays francophones. Le se-
cond modèle est celui de la police de résolution de problèmes (problemsolving poli-
cing), que nous considérons comme une police d'expertise, dont l'action est informée
par l'utilisation du renseignement.

Si ces deux modèles ont été à l'origine confondus, ils se sont progressivement
démarqués l'un de l'autre ; la police d'expertise semble maintenant se détacher de
leur matrice commune. Cette différenciation progressive de la police de communauté
et de la police de résolution de problèmes est un processus complexe qui s'est dé-
roulé pendant plusieurs années. En effet, les polices anglo-saxonnes ont commencé à
se réformer dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945. On peut distinguer
trois moments dans ce mouvement de réforme. On a d'abord créé une appellation - la
« police de communauté » - sous laquelle on a rangé sans grand discernement toutes
les variantes des réformes de la police. Le chapitre 3 de cet ouvrage rend compte de
cette première étape de la réforme. Les réformateurs se sont ensuite demandé de
manière inquiète si la police de communauté ne se résumait pas à la simple adoption
d'un nouveau terme de vocabulaire - certains diront d'une nouvelle rhétorique - plu-
tôt qu’au développement de nouveaux modes d'intervention, où se côtoieraient des
stratégies comme la police de communauté, la police de résolution de problèmes et
une police de tolérance zéro de plus en plus intensive. On a alors pris conscience que
ces stratégies coïncidaient de moins en moins. Les chapitres 4 et 5 font état de ces
tiraillements. Finalement, ces divers styles d'intervention vont acquérir leur autono-
mie, comme le montre de [11] façon explicite le chapitre 6. Le repérage attentif des
métamorphoses du mouvement de réforme de la police publique en tenue est essen-
tiel à l'intelligence de la conjoncture policière actuelle.

La troisième partie du livre porte sur la police en civil et, de façon plus particu-
lière, sur les services de renseignement et de sécurité. Notre travail au sein de di-
verses commissions judiciaires d'enquête nous a permis d'avoir accès à des informa-
tions sur ces services, qui sont légalement protégées par le secret. Les trois thèmes
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 14

que nous abordons dans cette partie sont la confidentialité institutionnelle qui re-
couvre les opérations de ces services, la possibilité de conduire ces opérations en
conformité avec la légalité et le chevauchement croissant du travail politique de la
haute police et de celui de la police de la délinquance de droit commun. Ces questions
ont une résonance nouvelle depuis les attentats commis contre les États-Unis, le 11
septembre 2001.

La dernière partie de l'ouvrage porte sur la sécurité privée. Le thème qui est
privilégié est celui du passage de la police de gardiennage à la police de surveillance
technologique, qui procède à l'intégration des équipements consacrés à la gestion du
risque.

Deux leitmotive parcourent cet ouvrage. Le premier est la conscience de la di-


versité des visages de la police et des modalités de la production de la sécurité ; elle
est une conséquence de la mise en cause de la notion du monopole de la force légiti-
me. La position de force du chercheur qui privilégie la coercition dans sa construc-
tion de l'objet-police est qu’elle lui fournit un concept intégrateur qui lui permet à
première vue de subsumer la disparité des activités policières sous une catégorie de
pensée homogène. En dépit de notre reconnaissance de la place inexpugnable de la
contrainte physique dans l'étude de la police, nous demeurons sceptique quant aux
vertus d'intégration du concept de force en ce qui concerne l'activité policière. Le
prix de ce scepticisme est la désintégration de l'objet-police dans un assemblage de
pièces dont rien n’assure qu'elles se recomposent au sein d'un appareil cohérent.
L’évaluation de la possibilité de produire une théorie de la police qui soit à la fois
compréhensive et unifiée est le pendant immédiat de la critique du rôle théorique-
ment fondateur de la notion de force ; nous effectuerons cette évaluation dans la
conclusion de ce livre.

Le second leitmotif se fait entendre le plus fortement dans le chapitre 4, intitu-


lé « Policer l'apparence ». Les travaux sur l'insécurité ont souligné [12] que celle-ci
reposait pour l'essentiel dans ce qui se donnait à la perception du public, déstabilisé
avant tout par ce qu'il voit, par ce qu'il entend et par ce qui lui est imposé comme
une réalité seconde par les médias de masse, surtout par la télévision. Or, le règne
du perceptible est davantage constitué par des désordres dans l'espace public que
par des crimes qui, si l'on fait abstraction de la délinquance de sang fortement mé-
diatisée, se produisent en secret. Pour prendre un exemple, la violence familiale
existe depuis toujours, mais c'est seulement maintenant, alors que les secrets de
famille font la manchette des journaux, qu'elle nous interpelle de façon dramatique
et que nous en prenons la mesure réelle. C'est pourquoi l'action policière est par
principe une relation redoublée avec le visible : la police veut agir sur qui se donne à
voir en affichant sa propre présence et, au besoin, en montrant ses armes. Les cam-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 15

pagnes actuelles contre les formes qu’on pourrait estimer les moins prédatrices de la
délinquance - l'errance des sans-abri, la prostitution de rue, la turbulence des jeunes
- sont enclenchées en grande partie parce que cette déviance est devenue insuppor-
tablement visible. L’une des tâches cruciales de la police est précisément de régir la
scène de l'apparence et de refouler dans les coulisses les personnages dont on ne
supporte pas la vue, parce qu’ils nous renvoient à nos insuffisances et soulignent les
carences de notre solidarité.

Plusieurs chapitres de ce livre ont été publiés antérieurement sous d'autres


formes (par exemple en anglais), souvent difficilement accessibles au lecteur fran-
cophone. Leur contenu a été intégré à cet ouvrage en fonction de leur insertion dans
son dessein d'ensemble. Les chapitres initialement publiés en anglais n’ont pas tant
été traduits que réécrits par nos soins. Il s'agit donc dans tous les cas de versions
refondues qui présentent des développements inédits. Tous les chapitres du livre
sont synthétisés dans divers tableaux et figures qui en soulignent les articulations
et en prolongent le sens.

Pour faciliter la tâche du lecteur, nous avons regroupé les références aux ouvra-
ges cités à la fin du livre. Cette opération banale ne mériterait pas d'être mention-
née, si elle ne nous avait fait prendre conscience de la place prépondérante de la
littérature de recherche anglo-saxonne parmi les ouvrages cités. Étant moi-même
francophone et ayant écrit cet ouvrage en français pour un public qui communique
dans cette langue, ce constat m’a réveillé de mon sommeil dogmatique, pour repren-
dre la formule du philosophe Kant à propos des travaux de Hume.

[13]

Cette situation s'explique par le développement asymétrique de la recherche sur


la police. Dans la francophonie, les travaux sur la police dont pris leur véritable essor
que depuis peu, l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure de Paris ayant
donné, dans les premières années suivant sa fondation en 1989, une impulsion notable
à ces travaux. Au Québec, par exemple, l'ouvrage de référence sur la police a long-
temps été celui de Guy Tardif (1974), qui est un examen des relations entre la police
et l'autorité politique dans un contexte municipal 1 . En France, la sociologie de la
police a été le parent pauvre des études sociologiques, si on fait exception des tra-

1 Les travaux québécois sur la police ont été recensés par Brodeur (1994b) et par
Limoges (1985). Une grande partie de ces travaux se présente sous la forme de
rapports produits par les gouvernements québécois et fédéral, et de productions
universitaires (mémoires de maîtrise et thèses de doctorat).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 16

vaux pionniers comme ceux de Demonque 2 (1983), de Levy (1987), de Monjardet,


Chauvenet, Chave et Orlic (1984), de Prévost (1989) et de Souchon (1982). Par
contre, la période qui a suivi 1990 a été riche en travaux importants et diversifiés 3 .
Nous espérons que notre ouvrage poursuivra sur cette lancée et réaffirmera que la
police n’est pas un objet indigne de la réflexion des sciences sociales.

Remerciements

Je tiens d'abord à remercier les collègues de l'École de criminologie qui m’ont


encouragé à faire ce livre, au premier chef, les professeurs Denis Szabo, Maurice
Cusson et Pierre Landreville. Je tiens ensuite à remercier de façon toute spéciale
mon collaborateur, Stéphane Leman-Langlois et mon assistante Geneviève Ouellette,
sans qui la réalisation de ce livre n’aurait pas été possible. Grâce aux suggestions de
Mme Florence Noyer des Presses de l'Université de Montréal, le manuscrit original a
été notablement amélioré. Je lui en suis reconnaissant.

J'aimerais pouvoir remercier en mentionnant leur nom tous ceux qui m’ont assis-
té dans la poursuite de ces recherches et qui, comme tous les étudiants à qui j'ai
enseigné ces matières, ont contribué largement à l'élaboration de mes idées. Comme
mes recherches et mon enseignement s'étendent sur plus de 30 ans, il m’est impos-
sible de nommer tous ceux qui y ont contribué. Qu’ils reçoivent tous le témoignage de
ma reconnaissance la plus vive. Il m’est toutefois impossible de ne pas mentionner
mes collègues de l'institut des hautes études de la sécurité intérieure (Paris) et
ceux du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales
(CESDIP), rattaché au CNRS. J'ai trouvé parmi ces collègues, en particulier auprès
de Dominique Montjardet, René Lévy ; Frédéric Ocqueteau et Philippe Robert des

2 Comme il est bien connu des chercheurs, Pierre Demonque est un pseudonyme de
Dominique Monjardet.
3 Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut citer les ouvrages suivants, parmi les-
quels les travaux d'histoire et de sciences politiques figurent en bonne place :
Bergès (1995), Berlière (1996), Berlière et Peschanski (1997), Bigo (1996), Body-
Gendrot (1998), Bruneteaux (1996), Chalom et Léonard (2001), Gleizal (1993),
Gleizal, Gatti-Domenach et journès (1993), jobard (1999), Kalifa (2000), Lagran-
ge (1995), L’Heuillet (2001), Loubet del Bayle (1992), Monet (1993b), Monjardet
(1996), Mucchielli (2001), Ocqueteau (1992 ; 1997), Robert (1999) et Roché
(1996 ; 1998). Les deux tiers de ces ouvrages ont été publiés à partir de 1995.
Plusieurs abordent la police de manière incidente à partir de recherches sur l'in-
sécurité, la violence et l'incivilité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 17

interlocuteurs attentifs et stimulants pour le [14] développement de mes recher-


ches. L'amitié de Michel Wieviorka, ainsi que le dialogue que nous poursuivons depuis
de nombreuses années, m'ont été d'un précieux soutien.

Finalement, il me faut remercier le Conseil de la recherche en sciences humaines


du Canada et la Fondation canadienne Donner pour l'appui important qu'ils ont appor-
té à mes recherches.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 18

[15]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

Première partie
LE MONOPOLE
DE LA FORCE

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Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 19

[17]

Première partie :
Le monopole de la force

Chapitre 1
Mythes et réalités
de la police 4

Retour à la table des matières

De même que la criminalité est la part de la déviance qui reçoit le plus d'atten-
tion de l'opinion publique et de ceux qui la façonnent, la police est l'agence de
contrôle social dont l'action est la plus visible et la plus dramatisée. Cette première
homologie n'est en réalité que l'un des indices d'un phénomène beaucoup plus général
et qui nous servira parfois de fil d'Ariane dans notre enquête sur les appareils poli-
ciers. Comme l'ont souligne avec force des auteurs comme Donald Black (1983) et
Peter Manning (1980), la criminalité et l'action déployée par l’État pour la contrôler
peuvent être unies au niveau de correspondances de structure si systématiques
qu’elles paraissent souvent n'être que des images inversées l'une de l'autre. Ce der-
nier énoncé, dont nous fournirons plusieurs illustrations, doit s'entendre dans son
sens descriptif et n'implique en lui-même aucun jugement de valeur sur les opéra-
tions de la police.

4 Une première version de ce chapitre a d'abord été publiée dans la revue Crimino-
logie (Presses de l'Université de Montréal), vol. XVII, no 1, 1984, p. 9-41.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 20

À titre d'illustrations initiales des correspondances auxquelles nous venons de


nous référer, nous formulerons trois propositions relatives à la connaissance que l'on
peut tenter d'acquérir de la police et de la criminalité.

Notre première proposition se formule comme suit : comme le comportement


criminel, l'action policière est un objet qui oppose une résistance délibérée au projet
de connaître. Cette résistance est d'une nature profondément différente des obs-
tacles auxquels les efforts pour constituer un [18] savoir dans les sciences de la
nature et dans la plupart des sciences humaines sont confrontés : l'action policière,
comme la délinquance, n’est pas un objet qui est disponible pour la théorie. Non seu-
lement se dérobe-t-elle à la connaissance 5 mais, à la différence, cette fois, du com-
portement illégal, cette dérobade est parfois institutionnalisée par des législations
comme la Loi sur les secrets officiels, qui préservent la confidentialité des opéra-
tions.

Notre seconde proposition désigne l'un des risques inhérents à l'étude des appa-
reils policiers. À l'instar de Michel Foucault (1975), on a souvent dénoncé la fonction
de diversion que remplit l'amplification des répercussions de la criminalité tradition-
nelle dans la presse, dans le discours politique et dans les idéologies qui légitiment et
réclament un accroissement de la sévérité et de la fréquence des châtiments 6 . Phi-
lippe Robert et ses collaborateurs (1978 ; 1980) ont réussi à montrer que les coûts
tant économiques que sociaux de cette criminalité stéréotypée étaient sans commu-
ne mesure avec l'importance de ceux qu'engendrent des illégalités moins bruyantes,
comme la fraude fiscale ou la délinquance d'affaires. Des réserves analogues doivent
être opposées à l'octroi précipité d'un privilège exclusif à l'étude de l'appareil poli-
cier public, qui n’est que le plus visible de nos systèmes de contrôle. On aurait tort

5 Les deux appendices de l'ouvrage de Richard Ericson (1981) expriment éloquem-


ment les difficultés d'étudier la police. L’appendice A contient une critique très
vive des conclusions d'Ericson par le Bureau des commissaires (Board of Commis-
sioners) qui l'avait initialement autorisé à effectuer sa recherche. Ericson répli-
que brièvement à ces critiques dans l'appendice B de son livre. Il est loin d'être
le seul chercheur à avoir eu des démêlés avec un organisme policier : la publica-
tion des travaux de Peter Greenwood, Jan Chaiken, Joan Petersilia et Linda Pru-
soff (1975) avait également suscité un tollé parmi les organisations policières et
Greenwood a dû consentir à nuancer ultérieurement ses conclusions. Pour une
discussion éclairée de ces problèmes, voir John van Maanen (1978).
6 L’étude la plus élaborée qui ait été consacrée à ce phénomène de diversion est
probablement celle de Stuart Hall, Chas Critcher, Tony Jefferson, John Clarke
et Brian Roberts (1978). Elle porte sur la « panique morale » créée en Angleter-
re, dans les années 1970, par l'amplification délibérée du phénomène de l'assaut
dans les lieux publics (mugging).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 21

de croire qu'il est le seul, et surtout de postuler sans autre forme d'examen qu'il
est le plus pénétrant. Par exemple, le contrôle exercé par la police sur les jeunes est
négligeable par rapport à l'impact de l'encadrement que leur fournit l'appareil sco-
laire.

Notre dernière proposition préliminaire dicte la nature de la démarche que nous


suivrons dans ce chapitre. Tant par rapport à la police que par rapport à la criminali-
té, il existe un écart considérable entre les résultats de la recherche et les éviden-
ces d'un sens commun constamment dévoyé par les médias de masse. L’action policiè-
re, comme la criminalité, s'offre à la perception à travers une mise en scène drama-
tique qui la travestit plus qu’elle ne la révèle. C'est pourquoi nous tâcherons davanta-
ge de défaire certains préjugés qui se sont montrés, selon nous particulièrement
persistants, qu’à retracer dans le détail l'évolution de la culture savante sur la poli-
ce, culture dont les prémisses ne sont pas partagées par le public.

Nous n’en ferons pas moins état, dans la première section de ce chapitre, des
tendances les plus significatives de la recherche. Cependant, nous nous attacherons
plus longuement par la suite à réfuter un certain [19] nombre d'affirmations répan-
dues sur la police et dont la teneur nous paraît relever davantage d'une mythologie
que d'un savoir critique. Dans la dernière partie, la plus élaborée, nous nous efforce-
rons de substituer aux positions critiquées des orientations plus prometteuses.

Les tendances de la recherche

Retour à la table des matières

Il n'est pas nécessaire de se livrer à des calculs bibliographiques complexes pour


affirmer avec une relative certitude qu’il n’y a pas de groupe professionnel qui ait
fait l'objet d'autant d'études que les policiers. Une bibliographie exhaustive des
écrits sur la police comprendrait plusieurs tomes de quelques centaines de pages. La
partie la plus considérable de ces travaux a été effectuée dans les pays anglo-
saxons et en particulier aux États-Unis, où l'extrême décentralisation des corps
policiers, qui excédaient le nombre de 40 000 7 dans les années 1950, a grandement

7 Ce chiffre a été fourni par Reith en 1952 (voir la réimpression de son livre,
Reith, 1975, p. 97). Il a été par la suite fréquemment confirmé, en particulier
par la Commission Katzenbach (United States, 1967). Des données plus récentes
(Skoler, 1977, p. 55) situent ce chiffre à quelque 20 000 corps policiers. Ce
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 22

favorisé les premières mises en chantier d'études empiriques. Pour peu qu’ils aient
été persévérants, les chercheurs ont toujours fini par trouver un corps policier prêt
à les accueillir, alors que la pénétration au sein d'une grande bureaucratie d'État
comme la Police nationale française a longtemps été soumise à des contraintes appa-
remment insurmontables 8 .

L’espace nous manque pour présenter une revue systématique des très nombreux
travaux publiés sur la police et nous renvoyons le lecteur à Cyrille Feynaut et Lode
van Outrive (1978), à Ruben Rumbaut et Egon Bittner (1979) et à Lawrence Sherman
(1980 ; 1986 et 1997) ; ces auteurs ont produit de solides analyses de la littérature
de recherche. Pour ce qui est des instruments bibliographiques, mentionnons Clifford
Shearing, Jennifer Lynch et Catherine Matthews (1979) pour le Canada, Jack Whi-
tehouse (1980) pour les États-Unis et Marcel Le Clère (1980) pour la France et l'Eu-
rope. On consultera également avec profit les Abstracts on Police Science (Police
Science Abstracts, à partir de 1980), publiés par la maison Kluwer (Pays-Bas) depuis
1973.

Deux constantes : l'accent sur la violence


et le maintien de l'ordre

Il existe deux prises de position qui sont demeurées relativement inchangées


depuis les débuts de la recherche empirique sur la police, que l'on peut situer aux
États-Unis vers 1950, avec les travaux de William Westley sur le corps de police de
la ville de Gary, dans l'État de l'Indiana 9 .

chiffre a maintenant décru et il y aurait quelque 15 000 corps policiers aux


États-Unis. Conscients du trop grand nombre d'organisations policières publi-
ques, les États-Unis s'efforcent de procéder à des fusions de corps policiers.
8 Une des premières recherches empiriques sur la police en France est la vaste
Étude auprès des personnels de la Police nationale, qui a été réalisée en France
par Hauser et Masingue (1982a ; 1982b), deux chercheurs travaillant pour une
firme privée (la société Interface). Hauser et Masingue (1982a) ont explicité par
la suite la signification des résultats de cette étude ; celle-ci a donné lieu à la
rédaction d'une Charte de la formation de la Police nationale, reproduite dans
l'ouvrage précité.
9 Bien qu’elle n’ait été publiée qu'en 1970, l'étude de Westley a largement circulé
après sa présentation en 1950, sous forme de thèse de doctorat. Un article de
Westley (1953) contenait une présentation d'une partie des résultats de la thè-
se.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 23

[20]

La première d'entre elles propose l'établissement d'une relation constitutive en-


tre le travail policier et les notions de violence et de coercition. Le caractère propre
de cette relation entre la police et sa clientèle est sa symétrie ou, encore, sa réci-
procité : les policiers étudiés par Westley (1970), et plus tard par William Ker Muir
(1977) et plusieurs autres, perçoivent les situations au sein desquelles ils intervien-
nent comme empreintes d'une menace qui leur serait faite ; de façon réciproque,
toute une tradition sociologique américaine, dont l'un des représentants les plus
actifs est Egon Bittner (1980a ; 1980b), voit dans le recours à la force coercitive le
trait définitoire de la fonction policière 10 . En France, Loubet del Bayle (1981), qui
reprend la tradition weberienne, voit également dans la police l'appendice coercitif
de l'État. Cette idée, est-il besoin de le mentionner, a reçu l'assentiment des crimi-
nologues radicaux qui se sont exprimés sur la fonction policière dans des recueils de
textes colligés par Platt et Cooper (1974) et par le Center for Research on Criminal
Justice (1976).

La seconde des constantes que nous avons relevées s'exprime dans la négation
soutenue que le rôle essentiel (ou principal) de la police, qu'on l'envisage en théorie
ou en fait, soit de réprimer la criminalité. Le mandat de la police résiderait dans le
maintien de l'ordre, cette dernière notion étant malheureusement entendue dans un
sens assez diffus. L’un des premiers et des plus énergiques défenseurs de cette idée
est James Q. Wilson (1968 ; Wilson et Kelling, 1982) ; elle a par la suite été reprise
avec vigueur par Peter Manning (1977 ; Manning et van Maanen, 1978), l'un des cher-
cheurs américains les plus influents, et par des théoriciens britanniques comme John
Alderson (1979) et Peter Evans (1974). Les études empiriques conduites sur l'emploi
effectif du temps de travail par la police apportent une confirmation réitérée de la
thèse de Wilson 11 .

10 Bittner définit la police comme « un mécanisme pour la distribution de la force


dans les situations sociales qui justifient une telle distribution » (1980b, p. 39).
Bittner (I 980a, p. 4 1) précise ailleurs que cette distribution de force coercitive
ne fait pas l'objet d'une « négociation » entre la police et ceux qui font l'objet
de cette distribution de force.
11 Pour les États-Unis, on peut citer les importantes études de Black (1980), de
Greenwood et coll. (1975) et de Reiss (1971). Les études les plus systématiques
sont, pour le Canada, celles d'Ericson (1981 ; 1982). Les rapports des Commis-
sions Ouimet (Canada, 1969a, p.42) et Hale (Ontario, 1974, p. 11-12) évaluaient
déjà à plus de 80% le temps policier consacré à autre chose qu'au contrôle de la
criminalité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 24

On ne peut s'abstenir de remarquer l'existence d'une certaine tension entre les


deux constantes dont nous venons de faire état. L’insistance sur la part de la violen-
ce et du danger dans la définition du contexte de l'intervention policière semblerait
impliquer que ce contexte est de nature criminogène, sinon criminelle. Or, c'est très
précisément cette implication que nie la seconde des constantes de la recherche, ce
qui a pour conséquence que la légitimité du recours à la force par la police est remise
en question.

[21]

Le développement des études


historiques et comparatives

L’une des tendances les plus prometteuses de la recherche sur la police réside
dans la recrudescence de l'intérêt pour les études historiques et pour les analyses
comparatives. Comme l'indique la réimpression récente d'ouvrages classiques, comme
ceux de Pierre Clément (1978 [1866]) et de Marc Chassaigne (1975 [1906]), de même
que la somme des sources textuelles et des travaux énumérés dans la bibliographie
de Le Clère (1980), l'importance d'appliquer l'approche historique dans les études
sur la police a depuis longtemps été reconnue, particulièrement en France. L’un des
résultats féconds de l'impact du marxisme sur la criminologie aura été de réactiver
l'intérêt pour les recherches historiques sur le contrôle social. Nous avons été té-
moins, à partir de 1975, de la publication d'une floraison d'ouvrages majeurs, comme
les études d’Iain Cameron (1981) et d'Allan Williams (1979) sur la police française de
l'Ancien Régime et celle de George Leggett (1981) sur la Tchéka soviétique. En An-
gleterre, Tony Bunyan (1976) a renoué avec une tradition d'ouvrages historiques sur
la police qui remonte à Leon Radzinowicz (1956) et Thomas Critchley (1967). Des
études plus brèves se sont multipliées, comme la monographie de Suzanne Pillorget
(1978) sur Feydeau de Marville 12 , les textes réunis dans Jacques Aubert et coll.
(1979), les travaux de Sidney Harring (1976) sur le développement de l'institution
policière aux États-Unis et, enfin, ceux de Sydney Harring et Lorraine McMullin
(1975) sur l'histoire de la police de Buffalo (États-Unis). Au Canada, les travaux de
Lorne et Caroline Brown (1978), ainsi que ceux de Roderick MacLeod (1978), mon-
trent qu'il est possible de traiter de l'histoire de la Gendarmerie royale du Canada

12 Feydeau de Marville a été Lieutenant général de la police de Paris de 1740 à


1747. À ce titre, il était chargé d'une part importante de la police de tout le
royaume.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 25

(GRC) d'une manière autre qu’hagiographique. Jean Turmel (1971 ; 1974) a produit
une esquisse de l'histoire de la police de Montréal, qui demeure utile.

L’extension du champ de la recherche dans le temps s'est également accompa-


gnée de son élargissement dans l'espace. Nous nous limiterons à ne mentionner à cet
égard que l'impulsion qu'a apportée aux travaux comparatistes sur la police la publi-
cation des recherches de David Bayley (1969 ; 1979a) sur les services orientaux
(police indienne et police japonaise) 13 .

[22]

La déterritorialisation de l'objet-police

Le personnel d'un corps de police est en très grande partie composé de policiers
en tenue, affectés pour la plupart à des tâches de patrouille. Il arrive même que de
petits corps n'aient pas d'enquêteur à leur service et qu’ils doivent faire appel à des
voisins plus importants lorsqu’il est nécessaire d'effectuer une enquête dans leur
juridiction. Cette importance quantitative des patrouilleurs s'est reflétée dans les
premières études empiriques sur la police, dont nous avons déjà dit qu’elles avaient
porté, comme celle de Westley, sur de petits services de police. L’étude classique
d'Albert Reiss (1971) a porté sur de grands corps policiers urbains aux États-Unis,
mais son objet privilégié est toutefois demeuré le patrouilleur en uniforme. Cette
circonscription de l'objet-police dans un groupe relativement homogène (les patrouil-
leurs) a eu des conséquences importantes.

Elle a d'abord créé la croyance en la possibilité de produire une théorie intégrée


de la police, l'homogénéité de l'objet retenu se réfléchissant dans l'unité de la théo-
rie. Cette délimitation de l'objet a ensuite déterminé le privilège accordé aux tâches
de maintien de l'ordre et de la paix 14 dans l'identification de la nature de la fonc-
tion policière : à première vue, le maintien de l'ordre est effectivement ce qui carac-
térise le poids des interventions du patrouilleur. Elle a enfin donné naissance à cette

13 L’article de Bayley (1979b) est un compte rendu d'une partie des études histori-
ques et comparatives qui ont été faites sur la police.
14 Le maintien de l'ordre et de la paix - peacekeeping, en anglais - est une opération
beaucoup plus variée dans le contexte de l'Amérique du Nord que le simple
contrôle des foules à l'européenne. À moins d'une précision explicite, nous utili-
sons toujours l’expression « maintien de l'ordre » dans le sens plus étendu qu'il
prend dans la tradition anglo-saxonne.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 26

assez curieuse notion de « sous-culture policière », qui n’est en réalité qu’un redou-
blement ethnologique naïf du caractère uniforme du groupe étudié 15 .

Or, à partir du milieu de la dernière décennie, on a assisté à une très importante


déterritorialisation de ce qui constituait l'objet privilégié des recherches empiriques
sur la police. Cet éclatement du champ a principalement consisté dans l'appréhension
de nouveaux objets, notamment :

- les escouades d'enquêteurs, qui ont constitué la matière des importants tra-
vaux de Greenwood (1975) et de son équipe de la Rand Corporation, de ceux
de Sanders (1977) et, pour le Canada, de ceux d'Ericson (1981) ;

- les services politiques de sécurité de l’État, sur lesquels de vastes enquêtes


gouvernementales - les Commissions Church et Pike aux États-Unis et les
Commissions Keable, Kreever et McDonald au Canada, pour n’en énumérer que
quelques-unes - ont jeté une lumière crue sur le sujet et leurs révélations
ont donné lieu à une importante littérature ;

[23]

- les informateurs réguliers et les autres auxiliaires souterrains de la police,


qui ont été le sujet d'un véritable travail de pionnier de la part de l'Améri-
cain Gary Marx (1974 ; 1980 ; 1981) ;

- les agences de sécurité privée, sur lesquelles une équipe de chercheurs re-
groupés autour de Clifford Shearing, du Centre of Criminology de l'Universi-
té de Toronto, travaille de façon particulièrement soutenue.

Nous examinerons plus loin si cette prise en charge de nouveaux objets ne


contraindra pas les chercheurs à modifier l'allure générale de leurs théories sur les
appareils policiers. On peut d'emblée répondre par l'affirmative à au moins un des
aspects de cette question. Lorsque la patrouille formait l'objet privilégié des re-

15 Les descriptions de ces sous-cultures (en anglais, subcultures) varient considé-


rablement selon les pays (comparables) et les méthodes employées. Ericson
(1981 ; 1982), qui emploie des méthodes qualitatives telles que l'observation par-
ticipante pour décrire des policiers canadiens, les représente, à l'instar de Wes-
tley (1953 ; 1970), comme amers et intensément frustrés par la nature de leur
travail. Reiner (1978), qui use du dépouillement de questionnaires pour étudier
des policiers britanniques, dont la situation présente plusieurs analogies avec cel-
le des policiers canadiens, nous apprend qu'ils sont motivés et satisfaits de leur
travail.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 27

cherches sur la police, un certain consensus s'était formé pour concevoir cette der-
nière comme un service réactif, dont l'intervention était déterminée de l'extérieur.
Ce consensus est maintenant remis en cause, l'étude de la mobilisation policière - ce
qui déclenche l'intervention de la police - requérant maintenant de façon croissante
l'attention des chercheurs.

Un changement de perspective :
la police comme accomplissement de la légalité

Nous ne procéderons, à ce stade de l'exposé, qu'à une brève discussion d'un


point, à notre avis fondamental, sur lequel nous comptons revenir plus loin dans ce
chapitre.

Au cours des années 1950 et 1960, plusieurs des travaux sur la police effectués
par des juristes comme Kenneth Davis (1969 ; 1975), Jerome Hall (1953 ; 1960) ou
Wayne La Fave (1965) se sont inscrits dans la foulée d'un article très influent de
Herbert Packer (1964), qui proposait de faire la distinction entre deux paradigmes
de l'application de la loi (criminelle). Un premier paradigme, baptisé le « modèle du
contrôle de la criminalité » (crime-control model), était caractérisé par le primat que
le système de la justice pénale accordait à l'efficacité de son fonctionnement aux
dépens du respect de la procédure légale garantissant les droits individuels ; le se-
cond paradigme, désigné comme le « modèle du respect de la procédure » (due-
process model), se définissait, comme son nom l'indique, par la primauté du droit des
gens sur la fonctionnalité bureaucratique. Or, la police est alors apparue aux cher-
cheurs comme le prototype d'une institution qui opérait selon le modèle du contrôle
de la criminalité et qui usait de la [24] discrétion dont jouissaient ses membres pour
rendre une justice expéditive et relativement indifférente aux droits légaux de sa
clientèle. L’ouvrage classique de Jerome Skolnick, justice without Trial (justice sans
procès [1966]) est l'illustration la plus éloquente de cette perspective qui opposait
systématiquement le dérèglement des opérations policières aux exigences mécon-
nues de la lettre (et de l'esprit) de la loi. Des concepts tels que ceux de discrétion
policière et de discrimination envers les minorités se voyaient octroyer un statut
prépondérant dans ces recherches.

Or, cette perspective a été par la suite vigoureusement remise en question,


comme en témoignent des travaux aussi différents que ceux de Donald Black (1980),
de Doreen McBarnet (1979) et des criminologues qui s'inspirent du marxisme. La
dichotomie établie initialement entre la légalité, prétendument favorable aux droits
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 28

des personnes, et l'exercice discriminatoire du pouvoir policier est révoquée au pro-


fit de la reconnaissance capitale qu'au lieu de garantir les droits en limitant le pou-
voir policier, la loi amplifie ce dernier en cautionnant son débordement. Loin donc
d'affronter la lettre de la loi, le pouvoir de la police s’y adosse. Dans un ouvrage sur
la police qui a fait date, Black (1980, p. xi et 2) définit le travail policier comme une
instance de la loi elle-même. La police n’a pas besoin de se mettre « au-dessus des
lois », car celles-ci lui sont d'emblée favorables.

Fragments d'une mythologie

Retour à la table des matières

Nous commencerons d'abord par préciser que la plupart des fragments que nous
décrirons dans les prochaines pages ne composent pas exclusivement une mythologie
policière que l'on pourrait qualifier de populaire. Certaines des positions dont nous
ferons la critique sont parfois adoptées autant par des chercheurs que par des per-
sonnes qui ne possèdent pas d'expertise sur les questions policières. Cette remarque
s'applique de façon particulière à la première des positions que nous interrogerons.

Une théorie unidimensionnelle de la police

Nous reprenons d’abord une idée dont nous avons précédemment dit qu’elle nous
servirait de fil d'Ariane, à savoir les homologies de structure entre la criminalité et
le contrôle social tel qu’il est exercé par la police. Nigel Walker (1977) remet en
question de façon convaincante la possibilité de produire une théorie criminologique
générale qui s'appliquerait à toutes [25] les formes de déviance, celles-ci étant trop
hétérogènes pour recevoir le même type d'explication. Ce constat fondamental de
Walker peut aisément être reporté sur la sociologie de la police, dont nous doutons
qu’elle puisse produire une théorie générale qui rendrait compte de façon unilatérale
de toutes les manifestations de la réalité policière. Il importe en effet de faire la
distinction entre au moins trois paliers de réalité afin de percevoir la diversité de
ces manifestations.

Le premier palier, le plus abstrait, est constitué par la notion même ou le concept
de police et son champ de référence. Lorsqu’elle a commencé à être plus fréquem-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 29

ment employée en France, vers le début du XVIIe siècle, l'expression « police »


coïncidait avec « gouvernement » 16 et désignait toute façon contraignante de
structurer l'espace social. La notion de police est aujourd'hui encore imprégnée par
sa généralité originelle et recouvre en puissance toutes les formes de l'autoritaris-
me 17 . La diversité et la complexité des manifestations de l'autoritarisme interdit
qu'on les réduise à une essence commune.

Le deuxième palier de réalité, qui nous rapproche peu à peu du concret, est celui
du prédicat - du qualificatif de policier ; son emploi le plus exemplaire consiste à le
joindre au substantif « État » pour former la redoutable expression « État poli-
cier ». Le qualificatif de policier semble alors moins général que la notion précédente
de police, car il distingue, parmi les mesures gouvernementales, celles qui sont d'une
nature répressive et qui ont explicitement pour fin de perpétuer par la terreur ou
l'intimidation la domination d'un groupe sur tous les autres. Il est toutefois capital
de remarquer à cet égard que l'asservissement des membres du corps social est
alors produit par l'action d'une pluralité d'appareils policiers, dont rien ne garantit
qu’ils soient de même nature. Le dispositif policier mis en place par l'Allemagne na-
zie, pour prendre un exemple connu, était composée de pièces relativement dispara-
tes, comme la Waffen des SS, la Gestapo et la police judiciaire, qui continuait d'opé-
rer comme sous la république de Weimar 18 . Or, il est très douteux qu’un appareil
complètement militarisé comme la Waffen des SS, une agence politique de sécurité
d'État comme la Gestapo et un service traditionnel de police judiciaire possèdent
suffisamment de traits en commun pour être uniment désignés, d'une autre façon
que verbale, par le prédicat de policier.

16 Le mot « police » vient du latin politia et du grec politeia, qui signifient « gouver-
nement ». Ces deux derniers mots dérivent de l'expression grecque polis, qui
veut dire « cité ».
17 Donzelot, dans son ouvrage intitulé La police des familles (l 977, p. 12), utilise
cette notion dans son sens le plus large et se réfère d'ailleurs explicitement à
une définition du concept de police proposée en 1768 par Von Justi (dans ses
Eléments généraux de police).
18 Pour le fonctionnement de la justice sous le Troisième Reich, voir Grunberger
(1974, p. 155-168). Pour l'organisation des services répressifs sous Hitler, voir la
magistrale étude de Wormser-Migot (1968, les deux premiers chapitres). Selon
cette étude, les services de police criminelle dépendaient du ministère de la jus-
tice et ceux de la police politique du ministère de l'Intérieur (p. 46-47). D'après
Wormser-Migot (p. 23 1), « on peut dire que de mars 1942 à avril 1945 environ
45 000 Waffen SS ont servi dans les camps » de concentration.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 30

Au troisième palier, la réalité policière est enfin constituée par l'existence


concrète des corps policiers. Or, si nous considérons le type de [26] corps policier
qui opère dans des sociétés occidentales comparables à la nôtre, le phénomène le
plus saisissant est ici l'extrême diversité des tâches qui lui sont attribuées, cette
variété d'attributions étant par surcroît modalisée par leur théâtre d'opération (un
grand corps policier urbain est une organisation qui diffère profondément d'un petit
corps opérant dans un milieu rural, où il assume, entre autres, les fonctions de servi-
ce d'incendie). Cette diversité n’est pas telle qu’on ne puisse au moins tenter de for-
muler quelques énoncés généraux sur les caractéristiques des corps policiers. Elle
interdit toutefois qu'une sociologie de la police adopte une attitude réductrice, es-
pérant décomposer la complexité de son objet en quelques dimensions simplificatri-
ces. Comme le remarque avec justesse Otwin Marenin (1982), on ne voit pas comment
l'application des règlements de la circulation s'intègre au cadre présumé d'une stra-
tégie de mise en tutelle du prolétariat.

Au terme de notre examen des niveaux de réalité que nous avons distingués, nous
parvenons à la même conclusion quant à la nécessité de concevoir la sociologie de la
police comme une entreprise ouverte et pluridimensionnelle. Cette conclusion s'impo-
se de façon d'autant plus impérieuse que la réalité policière intégrale est constituée
de la somme de ces trois paliers.

Un monopole problématique :
celui de la violence

Il est une affirmation sur la police que l'on entend si souvent qu’elle est mainte-
nant devenue un truisme jamais remis en cause. Nous en avons fait état dans notre
brève revue de la littérature : la police serait censée disposer du monopole légal du
recours à la violence physique. Ce monopole distinguerait la police des autres appa-
reils d'État et constituerait la spécificité de cette institution. Cette concession
d'un monopole nous semble hâtive et elle exprime une prise de position qu’on peut
contester de plusieurs façons.

Il existe d'abord au sein du système de la justice pénale d'autres fonctionnaires


qui sont légalement habilités à user de coercition physique contre autrui bien que
leur juridiction soit étroitement circonscrite : les gardiens de prison. On sait en
outre qu’un nombre croissant d'employés d'agences de sécurité privée et de consta-
bles spéciaux de toutes sortes sont autorisés à porter et, dans certaines situations,
à utiliser des armes. [27] Certaines agences de sécurité privée sont spécialisées
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 31

dans l'utilisation de chiens, bêtes entraînées à devenir absolument féroces, pour


intimider des groupes de manifestants et, en particulier, des groupes de grévistes.

Ces remarques sont tellement obvies qu’on s'étonne de devoir les faire. On pour-
rait nous rétorquer que les groupes mentionnés appartiennent à des services parapo-
liciers dont le lien avec le monde de la justice pénale est immédiat. Le monopole légal
de l'exercice de la violence demeurerait l'apanage du système de la justice pénale,
sinon de la police. Or, cette thèse est fausse, même quand elle est rapportée de
façon weberienne à l'État considéré dans son ensemble.

Comme l'a remarqué Bittner (1980b, p. 8), il existe en effet une profession qui
partage d'une façon hautement significative ce présumé monopole légal de l'exercice
de la violence physique : c'est la profession médicale, dans une multitude de ses at-
tributions (la pratique de la chirurgie, le recours à certains modes de thérapie, com-
me l'utilisation psychiatrique des électrochocs, l'emploi de drogues et d'autres pro-
duits chimiques dont les effets sur l'organisme sont violents, etc.). Notons à cet
égard qu’infliger des lésions corporelles à des fins médicales est explicitement auto-
risé par l'article 45 du Code criminel canadien. Il y avait jusqu’à récemment, au Ca-
nada, un autre groupe de personnes, dont le nombre était important, qui jouissait
d'une immunité légale par rapport à l'exercice d'une forme non bénigne de violence :
il s'agissait des maris, qui n'étaient pas légalement imputables du viol de leur femme
(cette situation a été modifiée au début des années 1980 par une refonte des dispo-
sitions légales sur les infractions de nature sexuelle).

Il ne fait pour nous aucun doute qu’un examen plus attentif pourrait révéler en-
core mieux à quel point le monopole légal de la violence qu'on attribue à la police
n'est qu’une fiction réconfortante. L’article 43 du Code criminel, par exemple, confè-
re aux parents, à ceux qui les remplacent et aux instituteurs le droit d'employer une
force « raisonnable » pour corriger selon le cas un enfant ou un élève. Un droit simi-
laire est octroyé par l'article 44 du même code à un capitaine de navire pour faire
régner la discipline sur son bateau. L’article 81 du Code criminel autorise explicite-
ment les combats de boxe, dont on sait qu'ils conduisent parfois à la mort de l'un
des adversaires. Cette liste d'exemples pourrait être encore allongée. Nous nous en
tiendrons à ces remarques que nous développerons de façon plus explicite dans le
prochain chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 32

[28]

Une clairvoyance illusoire

Le troisième des fragments mythologiques que nous désirons présenter est sans
doute celui qui mérite le mieux cette appellation, car il est largement le produit de la
littérature policière dans sa variante traditionnelle - le roman policier et ses dérivés
audiovisuels - ou sa variante plus récente - le roman d'espionnage et ses sous-
produits. Les effets mystifiants de cette littérature sont nombreux.

La littérature policière procède d'abord à une inversion complète de la réalité


policière : à très peu d'exceptions près - comme les romans de Joseph Wambaugh,
lui-même un ancien policier - cette littérature est tout entière consacrée à l'enquête
policière, qui ne constitue qu'une partie restreinte de l'activité de la police. La litté-
rature d'espionnage, quant à elle, décuple les capacités de surveillance de l'appareil
policier : rien n'échapperait à son regard, à moins qu’il ne choisisse pour des motifs
occultes de s'aveugler.

Dans sa célébration de l'enquête, la littérature policière métamorphose une pro-


cédure marquée par l'errance en l'itinéraire d'une découverte, au terme duquel la
force déductive de l'enquêteur, s'appuyant sur des indices matériels sublimés par la
magie des laboratoires de police technique, parvient à débusquer un infracteur, dont
l'identité était jusque-là inconnue. Or, il n’est, au regard des recherches empiriques
faites sur l'enquête policière, aucune représentation qui soit plus éloignée du travail
effectif de la police que celle qui est diffusée dans l'opinion publique par la littéra-
ture policière. Les affaires sont systématiquement réglées par une procédure dont la
nature est contraire à celle qui est fabriquée par l'imagerie littéraire : rarement
découverte par le raisonnement de l'enquêteur ou l'expertise des laboratoires,
l'identification du coupable est habituellement le produit d'une dénonciation faite à
la police. Cette dénonciation provient soit :

- de la victime elle-même,

- d'un ou de plusieurs témoins,

- d'un informateur au service de la police,

- de l'infracteur lui-même, qui révèle son crime à la police ou qui, dans des
cas relevant moins d'infractions à la loi que de non-conformisme [29] po-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 33

litique, attire sur lui l'attention des services de sécurité en affichant


bruyamment sa dissidence 19 .

Le reste des affaires est surtout réglé par l'arrestation du prévenu en flagrant
délit ou au cours d'une fuite avortée et, enfin, au hasard d'un ratissage, souvent
relié à une infraction aux règlements de la circulation. Ces dernières opérations sont
la plupart du temps effectuées par les patrouilleurs.

Ces remarques n’ont pas pour but de déprécier le travail de la police et nous re-
connaissons qu’il existe des enquêtes qui sont brillamment conduites. Par exemple, le
Rapport sur les événements d'octobre 1970 (Québec, 1980, p. 196-201) nous offre
un modèle d'enquête dans les démarches entreprises par la Gendarmerie royale du
Canada (GRC) pour retrouver où était détenu l'otage Richard Cross. Il nous apparaît
important de ne pas se faire d'illusion sur les capacités de la police pour ne pas en-
tretenir des attentes irréalistes à son endroit ; comme en témoignent des affaires
qui mettent en cause des meurtres en série (serial killings) comme celles de l'égor-
geur du Yorkshire, du tueur d'Atlanta ou de l'assassinat, dans l'Ouest du Canada, de
toute une famille de villégiateurs, une police à qui on ne désigne pas explicitement
ses coupables est livrée à l'interminable errance de l'enquête, à laquelle seule la
chance ou le hasard met un terme.

Police ou politique :
une alternative trop simple

Les deux thèses les plus fréquemment énoncées sur la nature des relations entre
l'appareil policier et le pouvoir de l'État s'expriment dans des formules en apparen-
ce opposées. Selon la première, la police constituerait un « État dans l'État », alors
que selon la seconde elle formerait le « bras armé de l'État ». La première formule
énonce ce que nous appellerons la thèse de l'insularité, qui sert souvent d'alibi au
pouvoir politique pour excuser les insuffisances du contrôle qu’il exerce sur les corps
policiers : l'appareil policier est conçu comme une instance autonome qui résiste vic-
torieusement aux contraintes extérieures pour continuer à agir dans son propre in-
térêt. La seconde formule exprime la thèse de l'instrumentalité : la police serait un
instrument relativement inerte qui s'animerait pour répondre mécaniquement aux

19 our des données sur les façons d'identifier les suspects, voir Ericson (1981, p.
136).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 34

commandes de l'État, lui-même au service des intérêts de la classe dont il est le


mandataire. Cette thèse [30] s'énonce sous diverses variantes dans les travaux de
criminologues influencés par le marxisme, comme Sydney Harring (1976), John Hep-
burn (1977) et d'autres déjà cités.

Il faut, par rapport à ces deux thèses, reconnaître sans ambages qu’elles peu-
vent toutes les deux être illustrées par l'histoire des corps policiers. Ainsi, il semble
incontestable que tout le domaine du contrôle des informateurs est une chasse gar-
dée de la police, qui résiste farouchement à toute intrusion extérieure. De façon
converse, on ne saurait nier que les membres de la Police provinciale du Québec se
soient comportés comme les hommes de main du premier ministre Duplessis pendant
la célèbre grève de l'amiante de 1949. La polyvalence de la réalité policière assure en
effet d'emblée qu’on puisse y trouver matière à illustrer toutes les positions. On se
tromperait toutefois lourdement en confondant l'illustration d'un propos avec la
démonstration d'une thèse. En tant qu’affirmations générales qu'on ambitionnerait
de rapporter à la totalité de la réalité policière, les thèses de l'insularité et de l'ins-
trumentalité des corps policier sont précisément le produit de cette confusion sim-
plificatrice entre les procédures d'illustration et de démonstration. L’une et l'autre
de ces thèses sont incapables de rendre intégralement compte de leur objet, que ce
soit au niveau des faits empiriques ou de la rectitude des concepts.

L’espace nous manque pour énumérer tous les faits empiriques qui contredisent
les deux thèses dont nous discutons. Nous ne mentionnerons donc que les principaux
butoirs, limitant nos exemples au contexte canadien. La thèse de l'insularité se
heurte à l'intervention systématique du politique dans l'orientation et, souvent, dans
l'administration des activités de la police. Cette intervention se produit d'abord
d'une façon régulière par la promulgation des diverses lois et réglementations qui
affectent l'action de la police. Elle se produit en outre de façon irrégulière, mais de
plus en plus fréquente, par l'institution de mesures de contrôle d'exception, comme
les commissions d'enquête. Comme l'a montré Guy Tardif (1974), enfin, elle s'exerce
de façon diffuse par des pressions de toute nature sur la hiérarchie policière. Au
regard de l'immixtion du politique, la police constitue bien davantage un cirque
qu'une île.

C'est paradoxalement en partie les mêmes faits qui peuvent être allégués pour
falsifier la thèse de l'instrumentalité. Alors même qu’elles constituent une interven-
tion dans les affaires de la police, les commissions d'enquête ont inlassablement fait
la preuve de la laxité des contrôles [31] qu’exerçaient les autorités légitimes sur les
activités policières. Il existe toutefois un autre obstacle factuel contre lequel vient
se briser de façon irrévocable la thèse de l'instrumentalité : c'est celui du syndica-
lisme policier. Il faut volontairement consentir à s'aveugler pour persister à penser,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 35

en dépit de grèves répétées et coûteuses, que les policiers constituent un groupe de


tâcherons passifs et docilement soumis aux volontés des élites politiques.

On peut toutefois invoquer un argument plus général contre ces thèses de l'insu-
larité et de l'instrumentalité. Au vrai, elles ne constituent que deux radicalisations
inversées d'une position qui repose sur un présupposé unique. Il faut en effet que
l'État et l'appareil policier soient respectivement conçus comme des termes jouis-
sant d'une forte cohésion pour entretenir des rapports aussi élémentaires que l'au-
tarcie ou la subordination. Pour prendre un exemple simple, il est difficile de conce-
voir les relations entre un État décentralisé et la myriade de ses corps policiers à
travers les notions globalisantes de l'insularité ou de l'instrumentalité : chacun des
corps policiers considérés entretiendra une relation qui lui est propre avec l'autorité
politique dont il relève, et la résultante de cet enchevêtrement de rapports diffé-
rents sera plus près d'un chaos bureaucratique que d'une moyenne numérique.

On peut distinguer trois cas de figure :

- ou bien le présupposé de cohésion ne sera pas respecté - par exemple, en


Amérique du Nord, où tant le gouvernement que la police sont fractionnés en
une multitude de juridictions souvent en rivalité -, auquel cas prévaudra une
situation semblable à celle que nous avons décrite à la fin du paragraphe pré-
cédent ;

- ou bien le présupposé de cohésion interne des appareils est satisfait - notons


que cette hypothèse comporte une large part de spéculation 20 -, auquel cas
il s'établit entre l'État et sa police un équilibre pragmatique qui se démarque
autant de la fronde que de l'asservissement ;

- ou bien, enfin, cet équilibre est rompu, auquel cas l'un des termes tend à
s'assimiler entièrement à l’autre, l'idée même d'une relation étant abolie :
l'État devient une police totale ou la police dégénère en une simple milice
gouvernementale.

20 Un pays comme la France est, par exemple, caractérisé par un très haut niveau
de centralisation policière. Il n'y existe que deux grandes organisations policiè-
res : la Police nationale et la Gendarmerie, auxquelles s'ajoutent quelques servi-
ces de renseignement et de contre-espionnage, dont les désignations varient
fréquemment. Or, cette étroite centralisation n’empêche pas que les diverses
pièces de ce dispositif policier ne reproduisent un état de conflit à l'intérieur de
la structure qui les réunit (la « guerre des polices » a fait l'objet d'une littéra-
ture assez considérable, en France). Même dans les meilleures conditions formel-
les, l'hypothèse de la cohésion des services demeure problématique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 36

[32]

Dans tous les cas, les notions d'insularité et d'instrumentalité sont inadéquates
pour penser les rapports entre la police et l'autorité politique. Ajoutons qu'à l'inté-
rieur de la criminologie radicale, Piers Beirne (1979), Drew Humphries et David
Greenberg (1981) et Steven Spitzer (198 1) ont soumis la perspective instrumentale
à une critique acérée.

Les malentendus de la légalité

Peu de matières auront fait l'objet d'autant de revendications bien pensantes


que l'exigence de soumettre la police au respect des lois et des autres règles qui
gouvernent son travail. Comme nous l'avons déjà laissé entendre, cette question a
constitué le centre d'un débat majeur, auquel nous nous proposons de contribuer.
Nous commencerons à cet égard par baliser le terrain en indiquant que cette notion
de légalité policière est d'une complexité insoupçonnée.

Le leitmotiv d'une certaine pensée éditorialiste est que la police ne devrait pas
être « au-dessus des lois ». On entend par là que la loi devrait contraindre également
tous les citoyens, l'égalité se manifestant dans l'application méthodique d'une sanc-
tion à tout infracteur aux lois, quel que soit son statut. Ces remarques simples, qui
prétendent en outre exprimer un idéal démocratique, se fondent sur un ensemble de
postulats, dont la vérité est tenue pour acquise. Soit :

- Le postulat de cohérence : La loi est suffisamment cohérente pour qu’il soit


possible d'en observer en même temps toutes les dispositions (satisfaire à
un article n'implique jamais déroger du même coup à un autre).

- Le postulat d'uniformité : Toutes les lois pénales sont de même nature. Elles
énoncent des prohibitions, auxquelles sont soumis sans distinction tous les
membres d'une société ; les lois sont, en outre, de même niveau, l'idée d'une
hiérarchie juridique selon laquelle des lois de niveau supérieur déterminent
les modalités de l'observation de certaines lois de niveau inférieur détant
pas envisagée.

- Le postulat de la décision : Il est toujours possible de trancher sans ambiguï-


té si une loi a été respectée ou violée.

- Le postulat de l'univocité sémantique : Le langage juridique est caractérisé


par l'identité de sens des expressions qu'il utilise, quel que soit le [33]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 37

contexte de leur emploi. Ainsi, lorsqu’on se demande si A, un agent de police


infiltré, et B, le bras droit du chef d'une bande de kidnappeurs, sont coupa-
bles de complicité dans l'élaboration d'un projet d'enlèvement, on doit poser
par rapport à ces deux personnes la même question, caractérisée par la cons-
tance du contenu sémantique de l'expression « complice ».

Dans le cas du dernier postulat énoncé, nous croyons qu'il suffit de produire,
comme nous l'avons fait, un exemple problématique pour indiquer que le postulat est
faux. En réalité, aucun de ces postulats n’est incorrect, comme nous tenterons de le
montrer lorsque nous reprendrons la question de la légalité policière dans la prochai-
ne section de ce chapitre.

Directions alternatives

Retour à la table des matières

Nous allons donc soumettre une série de propositions qui font pendant aux posi-
tions que nous avons critiquées dans la section précédente.

L’abandon du volontarisme épistémologique

Les propositions que nous formulerons seront marquées d'abord par leur essen-
tielle ouverture : quoiqu’elles prennent la figure d'énoncés généraux, elles ne consti-
tuent que des indications de recherches à accomplir sur un objet dont nous avons
reconnu le caractère bigarré.

Il existe une autre propriété de notre objet, la police, dont nous nous proposons
de tenir compte de façon explicite : celle-ci n’est pas un ensemble d'objets qui
s’exhibent, mais un groupe de personnes qui agissent. Or, il est capital que la sociolo-
gie de l'action reconnaisse que, dans la mesure où la pratique humaine est ordonnée
par des fins, elle s'incarne sous la forme d'une stratégie pour laquelle l'opacité et
l'ambiguïté constituent une dimension délibérément recherchée et entretenue ; cet-
te dimension résiste de manière irréductible à une objectivation théorique complète
(la transparence est la négation même de la stratégie, qu'elle assimile à un compor-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 38

tement mis à plat). C'est donc une erreur profonde que de s'obstiner à épingler sur
un schéma rationalisant une activité qui conçoit son incertitude comme l'un de ses
atouts décisifs. Cette erreur engendre de fortes déconvenues quand elle se double
de la volonté de [34] raidir davantage ces schémas en leur conférant la traduction
rigide d'une législation.

La force de l'imaginé

Dans l'histoire de la police, il existe quelques figures marquantes, comme Sir Ro-
bert Peel, pour l'Angleterre, et les lieutenants généraux de police d'Argenson, Sar-
tine et Lenoir, pour la France. Peu de personnages ont toutefois joui de la réputation
d'exercer un pouvoir aussi légendaire que Joseph Fouché, le ministre de la police de
Napoléon Bonaparte. Il suffit de lire les pages que Sir Leon Radzinowicz (1956)
consacre à l'histoire de la police française pour mesurer à quel point une aura de
pouvoir occulte s'attache au nom de Fouché, dont les agents étaient censés s'être
infiltrés dans tous les secteurs de la vie française. Or, Fouché lui-même, dans ses
Mémoires parus en 1824, s'est expliqué sur la façon dont il a réussi à défendre le
pouvoir de Napoléon contre la subversion interne de l'Empire :

[J]'administrai bien plus par l'empire des représentations et de l'appréhen-


sion que par la compression et l'emploi des moyens coercitifs ; j'avais fait revi-
vre l'ancienne maxime de la police, savoir : que trois hommes ne pouvaient se ré-
unir et parler indiscrètement des affaires publiques sans que le lendemain le
ministère de la Police n'en fût informé. Il est certain que j'eus l'adresse de ré-
pandre et de faire croire que partout où quatre personnes se réunissaient, il se
trouvait, à ma solde, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Sans dou-
te une telle croyance tenait aussi à la corruption et à l'avilissement géné [...]
Ainsi la voilà connue, cette grande et effrayante machine appelée police généra-
le de l'Empire [...] (Fouché, 1945, p. 227-228, nous soulignons).

Des études historiques sur Fouché - Eric Arnold (1979), Louis Madelin (1930) et
Jean Tulard (1979) - ont confirmé que son pouvoir reposait plus sur son habileté à
jouer avec les craintes de ses contemporains que sur les effectifs et les ressources
matérielles dont il disposait. L’étude d'Allan Williams (1979, p. 95) sur la police de
l'Ancien Régime est parvenue aux mêmes conclusions : l'effroi que suscitaient d'Ar-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 39

genson - surnommé « le Damné » par ses contemporains - et Sartine - il est l'inven-


teur de l'ancienne maxime sur la police que Fouché se vante d'avoir fait revivre -
était sans proportion avec l'importance matérielle de l'appareil policier qu'ils diri-
geaient.

[35]

Ces remarques ont une pertinence immédiate pour comprendre la police de notre
époque. Les révélations des commissions d'enquête sur les méthodes utilisées par le
FBI 21 et la GRC 22 pour réprimer la dissidence politique et lutter contre le terro-
risme montrent à quel point la manipulation des appréhensions et des rumeurs et,
pour parler dans le jargon des services secrets, le recours à la désinformation (en
anglais, disinformation : diffusion systématique d'une fausse information) consti-
tuent des tactiques dont l'emploi est beaucoup plus régulier que le recours à la force
physique. D'une façon analogue, les études déjà citées sur la patrouille policière, en
particulier celle de William Ker Muir, ont souligné que le problème que devait quoti-
diennement résoudre le patrouilleur dans le maintien de l'ordre était de conserver
une image suffisamment intimidante pour inhiber chez le citoyen la volonté de le
défier ouvertement ; un tel défi contraint en effet le policier à affronter tous les
risques d'une confrontation violente avec le citoyen, ce qui est précisément l'issue
que cherchent à éviter la plupart des patrouilleurs.

La pointe de ces remarques est de suggérer que le contrôle policier s'exerce au


moins autant par la projection symbolique d'une représentation dissuasive de la poli-
ce que par le recours effectif à la force physique.

Il nous reste cependant à boucler la boucle en montrant à quel point les policiers
sont eux-mêmes captifs d'une notion fantasmatique de leur activité. Clifford Shea-
ring et Philip Stenning (1980) présentent un ensemble très intéressant de données
statistiques recueillies au cours d'une recherche sur la formation policière en Onta-
rio. Ces deux chercheurs ont soumis un questionnaire structuré par trois axes à des
policiers qui exerçaient leur profession depuis une période déterminée (de six mois à
deux ans) et postérieure à leur formation dans un institut de police. On leur a de-
mandé d'évaluer la fréquence à laquelle ils accomplissaient une activité donnée, l'im-
portance qu’ils lui attribuaient et la qualité de la formation qu’ils avaient reçue par

21 La plus importante de ces commissions (1976) a été présidée aux États-Unis par
le sénateur Frank Church (Idaho). Une grande partie de ses révélations sont
présentées dans Blackstock (1976).
22 Pour le Canada, les rapports des Commissions Keable (Québec, 1981), et McDo-
nald (Canada, 1981a ; 1981b) ont divulgué d'importants renseignements sur les
activités de la GRC.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 40

rapport à l'accomplissement de cette activité pendant leur entraînement à l'institut


de police.

Nous ne citerons que le résultat le plus significatif de l'analyse que nous avons
faite des réponses à ce questionnaire : il existe une corrélation négative entre la
fréquence à laquelle les policiers se livrent à une activité et les deux autres axes du
questionnaire (l’importance attribuée à une activité et l'exigence d'un accroissement
de la formation par rapport aux tâches jugées importantes). En d'autres termes, ces
policiers réclament d'être [36] formés pour accomplir des activités qu’ils reconnais-
sent, expérience faite, n'accomplir que rarement et parfois jamais. Le trait commun
des activités en question est leur potentiel de violence et leur caractère dramatique
- par exemple, l'usage d'armes, le contrôle des foules, la répression de l'émeute,
l'administration des premiers soins en cas d'empoisonnement et l'assistance médica-
le en cas d'accouchement.

Ces résultats mériteraient un long commentaire ; nous nous contenterons de sou-


ligner pour l'instant l'importance d'en savoir plus long sur le rôle de la violence re-
présentée dans l'exercice du contrôle social. Tout semble se passer comme si les
policiers et leur clientèle consentaient à s'effrayer mutuellement en soupçonnant
que leur effroi était préférable à leur affrontement. D'autre part, on pourrait avan-
cer l'hypothèse que les événements sont affectés d'un coefficient d'intensité af-
fective qui se conjuguerait avec leur dimension factuelle, comme, par exemple, la
fréquence objective de leur occurrence, pour constituer la trame concrète du vécu
des personnes. Négliger l'un ou l'autre de ces aspects équivaudrait à mutiler de fa-
çon profonde la réalité vécue.

Le règne du visible

Dans une étude célèbre, lames Q. Wilson (1968) a tenté d'établir une typologie
élémentaire des divers styles d'intervention des corps policiers américains. Il a ainsi
identifié trois styles dominants, soit le style légaliste, le style « gardien » et le style
« service ». Le premier style se concentre, à tout le moins théoriquement, sur la
lutte contre la criminalité ; le deuxième accorde la primauté au maintien de l'ordre,
entendu au sens anglo-saxon de lutte contre l'incivilité et les formes individuelles de
désordre ; le troisième style, comme son nom l'indique, s'attache à fournir de façon
professionnelle des services personnalisés à la collectivité. C'est dans l'optique de
cette triple distinction que s'est toujours déployée la discussion sur le rôle de la
police, qui oppose le maintien de l'ordre au contrôle de la criminalité, conçue comme
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 41

une fonction trop étroite et, à la limite, fictive. Il est à noter que, dans ce contexte,
le maintien de l'ordre ne doit pas être interprété comme le contrôle des foules et
des manifestations collectives, qui constitue ce qu'on appelle en France la fonction
régalienne de la police.

[37]

Malgré leur intérêt pour structurer le débat, les distinctions de Wilson prêtent
le flanc à un triple critique. Elles constituent d'abord une projection sur la réalité
empirique de catégories qui sont originellement juridiques : les trois styles qu’il dis-
tingue ne sont rien d'autre que la reprise pseudo-empirique des trois fonctions tra-
ditionnellement attribuées par la loi à la police, soit la répression et la prévention du
crime, le maintien de l'ordre et de la paix publique et la fourniture de services 23 .
Or, si la notion de contrôle de criminalité est relativement claire, puisque nous pos-
sédons une définition juridique de la criminalité, les concepts d'ordre et de paix
publique, de même que celui de service, sont très imprécis. Non seulement leur signi-
fication est-elle vague, mais ils sont à toutes fins pratiques vides de tout contenu
opérationnel : l'exigence de maintenir l'ordre demeure silencieuse sur la façon dont
la police peut y satisfaire. Ces lacunes sont d'autant plus sérieuses que le maintien
de l'ordre s'est vu octroyer un privilège important dans la définition de la fonction
policière. L’une des conséquences de cette indétermination, bien aperçue par Jean
Susini (1983, p. 180), est que l'action de la police est encore conçue selon une pensée
que l'on pourrait qualifier de magique.

Il est douteux que la notion d'ordre se prête à une définition générale, ne se-
rait-ce que de manière programmatique, sans avoir fait préalablement l'objet d'un
fractionnement visant à spécifier ses divers champs d'application. Selon cette voie
d'approche, que nous empruntons, la question abstraite de la nature de l'ordre se
transforme alors en une interrogation plus précise : quelles sont les caractéristiques
de ce type d'ordre que l'appareil de la police publique s'efforce d'établir dans les
sociétés comme la nôtre ?

L’hypothèse que nous soumettons pour répondre à cette interrogation se fonde


sur un trait marqué de la répression exercée par la police envers des illégalités qui
sont plus associées à des désordres qu’à la commission de crimes, soit les délits
contre les mœurs, comme l'ivresse publique, la prostitution, le vagabondage et la

23 Ces catégories se retrouvent dans les articles 39 et 69 de la Loi de la Police du


Québec, L.R.Q., 1977, c.P-13 modifiée en 1979 par L.Q., c.67 (la modification ne
porte pas sur la définition des fonctions de la police). Au Québec, l'accent est
mis sur le contrôle de la criminalité et le maintien de l'ordre, aux dépens des
services.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 42

consommation de drogues douces. On a grandement tort de penser que l'action de la


police envers ces désordres est caractérisée par sa régularité. La répression de la
prostitution à Montréal, que nous avons étudiée de façon plus particulière (voir Bro-
deur, 1979 ; 1984d), a connu d'importantes fluctuations, déterminées en grande par-
tie par le caractère affiché ou discret de la prostitution. Avec Philippe Robert et
Claude Faugeron (1980, p. 32), nous pourrions dire en [38] première approximation
que l'intervention de la police est fonction de la visibilité des infractions, celles qui
sont les plus visibles étant plus susceptibles d'être rapportées à la police par les
citoyens.

Cet aperçu initial peut être développé quand on tient compte de l'action proacti-
ve de la police dans le maintien de l'ordre - une action policière est de type proactif
lorsque la police intervient de son propre chef, sans être sollicitée par l'appel d'un
citoyen. Nous dirons alors que la nature ostensible d'un comportement est constitu-
tive de son caractère d'infraction : tout ce qui s'exhibe est, au regard du maintien
de l'ordre, déjà suspect et transgressif.

Une excellente illustration de cette dernière proposition est fournie par les ras-
semblements sur la voie publique : il n’y a rien dans le fait d'un rassemblement -
d'une simple agglutination de gens - qui puisse requérir de façon aussi constante
l'attention de la police, sinon, justement, son caractère voyant. Il nous semble
qu'une analyse affinée des modes accentués de la visibilité - l'incongru, l’inhabituel,
le bruyant, le criard, il importun, etc. - pourrait jeter un nouvel éclairage sur des
phénomènes comme la mobilisation policière, certaines formes de discrimination et
de harcèlement, et même la genèse de la criminalisation.

Bien que leur formulation soit simple, ces remarques den sont pas moins porteu-
ses de conséquences, dont l'explication pourrait former l'antidote à de fausses sur-
prises et à de fausses espérances. Nous nous référerons à cet égard à deux exem-
ples pris dans des domaines éloignés de l'action policière.

Nous avons gardé en mémoire la surprise manifestée par un groupe d'étudiants


devant les déclarations d'un cadre policier à l'effet que l'action de ses hommes sur
l'une des rues les plus fréquentées par les jeunes de Montréal se bornait à contrain-
dre les vendeurs de drogue à effectuer leurs transactions à l'intérieur des cafés et
de s'abstenir ainsi d'importuner les piétons circulant sur la chaussée publique. Ces
directives sont dans le droit fil de notre perspective : le maintien de l'ordre tient de
la police des apparences.

Dans un domaine différent, on reproche souvent à la police de ne pas savoir faire


la distinction entre la dissidence verbale et l'opposition violente à un régime politi-
que (ce sont en général des personnes inoffensives qu'on arrête dans des rafles). Si
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 43

elle ne s'excuse pas, cette carence s’explique aisément à l'intérieur du cadre que
nous tentons d'articuler. [39] Comme nous le montrerons dans le chapitre 7, l'une
des différences entre la dissidence et le terrorisme tient dans le caractère ouvert
de la première pratique. En se manifestant publiquement comme non-conformiste, le
dissident se rend disponible au contrôle policier, dont le champ d'opération est, en-
core une fois, constitué par l'ordre du visible.

Le savoir ignorant

Nous aborderons maintenant la question du contrôle exercé par l'autorité politi-


que sur l'appareil policier d'État. Un traitement adéquat de cette question est
conditionné par la reconnaissance de deux faits de base. Le premier de ces faits est
que, même si la police s'est bureaucratisée sous divers aspects, elle ne constitue pas
au sens propre du terme une bureaucratie. Il lui manque en effet l'un des traits es-
sentiels de la définition (weberienne) d'une bureaucratie, à savoir l'exercice d'un
contrôle étroit des membres supérieurs de la hiérarchie sur les fonctionnaires de
niveau inférieur. À l'intérieur même de l'appareil policier, l'efficacité de la supervi-
sion est, comme Orlando Winfield Wilson en fit l'amère découverte 24 , hautement
problématique.

Cette difficulté est engendrée par un ensemble de caractères de l'appareil poli-


cier :

- D'abord par la mobilité et l'insularité 25 de son personnel: il est très diffici-


le de superviser rigoureusement le travail d'une équipe relativement autonome de
patrouilleurs en voiture.

24 Après avoir écrit un traité classique sur l'administration policière, 0. W. Wilson


a accepté d'être chef de la police de Chicago (voir Wilson et MacLaren, 1972). Il
a été par la suite blâmé, lors d'une retentissante enquête, de ne pas s'être aper-
çu que le corps de police qu'il dirigeait était envahi par la corruption (voir Beigel
et Beigel, 1977).
25 L’insularité est un prédicat qui s'applique bien davantage au personnel de la poli-
ce, pris individuellement, qu’à l'appareil policier pris dans son ensemble et conçu
comme une totalité dont les parties seraient solidaires. La police West pas une
île mais un archipel - une micronésie - constitué par une myriade d'îlots ; c'est
pourquoi la thèse politique de l'insularité de tout le pseudo-organisme de la poli-
ce est absurde.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 44

- Ensuite par le cloisonnement qui s'établit au sein de cet appareil; l'expres-


sion achevée de ce cloisonnement est fournie par la fameuse doctrine du besoin de
savoir (need to know basis), selon laquelle on s'abstient de fournir à un policier plus
d'information que ce dont il a besoin pour opérer.

- En troisième lieu, par l'intensité des conflits de pouvoir qui affligent de ma-
nière endémique les organisations policières, le pouvoir se mesurant alors par la pos-
session et la thésaurisation de l'information (voir Manning, 1977, p. 110).

- L’existence de ces conflits a engendré l'obsession policière d'« être cou-


vert », c'est-à-dire de disposer d'une couverture légale ou professionnelle pour jus-
tifier les décisions prises.

[40]

Le second des faits allégués plus tôt, que nous nous limiterons à consigner, relève
de l'existence d'une médiation entre les instances de la police et du gouvernement.
La nature de cette médiation est juridique. Il s'agit tout simplement de la loi, dont
l'écheveau permet de tisser, dans une certaine mesure, la substance des rapports
qui s'établissent entre l'autorité politique et l'appareil policier.

Il nous reste maintenant à tirer les conséquences des deux faits que nous venons
d'invoquer. Commençons par remarquer que le problème politique d'exercer un
contrôle sur l'appareil policier n’est qu’un prolongement de la difficulté particulière
de superviser ce type d'appareil. La transposition de cette difficulté au niveau poli-
tique ne fait que l'appesantir de la traditionnelle réserve de la classe politique à
répondre des agissements de la police. Les remarques que nous avons antérieurement
formulées sur la nécessité de renoncer à un volontarisme de la transparence pren-
nent ici tout leur sens. L’ambiguïté des directives du politique à l'endroit de la police
est délibérément entretenue et fait partie d'une stratégie de caution mutuelle, qui
obéit à des principes tacites dont la nature peut à tout le moins être esquissée.

Métaphoriquement, nous dirons que les mandats qui sont donnés à la police pren-
nent la forme de chèques en gris. La signature et les montants consentis sont d'une
part assez imprécis pour fournir au ministre qui l'émet le motif ultérieur d'une dé-
négation plausible de ce qui a été effectivement autorisé 26 ; ils sont toutefois suf-
fisamment lisibles pour assurer au policier qui reçoit ce chèque une marge de man-
œuvre dont il pourra, lui aussi, affirmer de façon plausible qu’elle lui a été explicite-

26 Cette doctrine est couramment désignée en anglais sous l'appellation de plausible


deniability (dénégation plausible). Elle constitue la plus cynique des exploitations
de la crédulité morale ou judiciaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 45

ment concédée. Les deux parties se protègent en établissant la base d'un litige sans
fin, à partir de laquelle ils pourront mener une guerre d'usure contre leurs accusa-
teurs, dans le cas d'un scandale. L’opacité des directives transmises est évidemment
une fonction directe de la prévision qui est faite du caractère illégal ou répréhensi-
ble des opérations qui devront être accomplies pour les mettre en application.

La métaphore que nous venons d'employer en guise d'ouverture peut être tradui-
te en des termes moins figuratifs. Le fait que les relations entre l'autorité politique
et la police s'établissent à travers la médiation des lois donne en dernière instance
un caractère juridique à toute stratégie de contrôle de la police. Or, la procédure
légale se caractérise par la primauté absolue qu’elle accorde au cas spécifique sur
l'invocation d'une [41] conjoncture générale : seul le cas particulier peut satisfaire
aux rigueurs de la preuve judiciaire.

Une illustration saisissante de cette primauté a été fournie par le rapport de la


Commission McDonald sur certains agissements de la GRC. Tout entier pénétré de
juridisme, ce rapport dédouane systématiquement les membres du gouvernement des
infractions commises par la GRC sous le prétexte qu’ils n’en possédaient qu’une
connaissance générale : ils étaient informés que les services de sécurité devaient
parfois transgresser la loi, sans toutefois avoir connaissance d'aucune infraction
particulière 27 . De façon réciproque, la Commission ne recommande pas de poursui-
vre les membres coupables de la GRC, estimant d'abord assez pudiquement que ce
type de recommandation excède sa compétence 28 . Elle ne peut cependant s'abste-
nir d'éclairer la prise de décision éventuelle des procureurs généraux du Canada et
des provinces en discutant les principes qui sont mis en cause par l'engagement de
poursuites contre les policiers de la GRC. La conclusion de cette discussion est, de
façon attendue, défavorable à l'option d'engager des poursuites 29 : l'un des princi-
pes qui appuient cette conclusion est précisément l'approbation tacite du gouverne-
ment des gestes posés par les policiers, qui pourrait être alléguée par la défense
devant les tribunaux 30 .

Telle est réellement la nature du chèque en gris auquel nous nous sommes précé-
demment référé. Il est rédigé en des termes généraux et encaissé en opérations
particulières. Cette dissymétrie protège à la fois l'émetteur et l'encaisseur. Contre
le premier, on ne peut faire la preuve qu’il est complice d'une opération dont il n'a

27 La lettre du premier ministre Trudeau à la Commission McDonald constitue l'ex-


pression achevée de ce savoir qui se fait ignorant. Voir Canada, 1981b, p. 89.
28 Ibid., p. 513.
29 Ibid., p. 520.
30 Ibid., p. 519-520.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 46

jamais pris une connaissance particulière ; quant au second, il peut toujours arguer,
de façon implacablement raisonnée, qu'une licence générale autorise des pratiques
particulières, sous peine de n'avoir aucun sens.

Les lois au-dessus de la légalité

Il nous reste à reprendre le plus épineux des problèmes que nous avons abordés,
celui des rapports de la police avec la légalité.

Nous avons déjà soutenu que l'assimilation de la notion d'égalité devant la loi à
celle d'une identique vulnérabilité à la loi était une abstraction qui reposait naïve-
ment sur de faux postulats. Avant d'étayer notre [42] position, nous aimerions cir-
conscrire de manière plus précise le champ de la discussion.

En simplifiant quelque peu, un policier peut transgresser la loi pour deux types de
raisons. Il peut d'abord le faire par appât du gain personnel, la plupart du temps
financier. Ces infractions sont habituellement classées par les chercheurs et par les
juristes dans la catégorie de la corruption policière, sur laquelle il existe une littéra-
ture abondante, dont Anthony Simpson (1977) a fait une première revue. Il peut
aussi abuser de son pouvoir, d'une façon qu'il estime profitable à l'accomplissement
plus efficace de ses tâches professionnelles, telles qu’il les interprète. Shearing et
ses collaborateurs (1981 a) ont réservé l'appellation de « déviance organisationnel-
le » à ce second type d'abus. La corruption policière est indéfendable, en droit et en
fait ; il n’en va pas de même de la déviance organisationnelle, dont on peut prétendre
qu’elle constitue la rançon inévitable d'un certain type de service policier (par exem-
ple, les services de renseignement). C'est pourquoi nous consacrerons nos remarques
à celle-ci, dont le caractère est plus problématique. C'est, bien sûr, cette seconde
forme de déviance qui est alléguée quand on réclame que la police soit contrainte par
la légalité.

Venons-en maintenant aux quatre postulats sur lesquels l'affirmation que la poli-
ce ne devrait pas être « au-dessus des lois » est fondée.

- Le postulat de cohérence : Il est en fait faux. La Loi canadienne sur la pro-


tection de la vie privée, par exemple, autorise un policier à intercepter, sous
certaines conditions, des communications privées en installant un dispositif
d'écoute électronique (voir l'article 178.11 du Code criminel). La loi ne lui
confère toutefois pas explicitement le droit de violer le domicile ou la pro-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 47

priété d'un individu pour y installer ses micros. Or, il serait absurde de re-
quérir d’un suspect la permission d'installer chez lui un système d'écoute
dans le dessein de pouvoir éventuellement l'incriminer ; l'installation d'un tel
dispositif implique donc une violation de domicile 31 . Ces exemples pourraient
être multipliés, pour peu que l'on tienne compte des exigences posées par
l'exécution d'opérations clandestines. Nous renvoyons le lecteur aux rap-
ports des Commissions Keable et McDonald où plusieurs de ces exemples sont
discutés.

- Le postulat d'uniformité : Il est, lui aussi, faux. Il existe, en effet, dans le


Code criminel du Canada et dans des législations qui lui sont connexes, [43]
au moins trois types de dispositions légales : des interdictions qui s'appli-
quent, sous réserves d'autres dispositions ayant préséance, à tous les ci-
toyens ; des attributions de pouvoir, dont la police est l'un des principaux
destinataires, et des exemptions ou des immunités accordées à certains
groupes professionnels (pharmaciens, médecins et chirurgiens) ou aux parle-
mentaires (immunité contre des poursuites en libelle pour des accusations
gratuites et même parfois mensongères formulées en Chambre). L’un des
traits caractéristiques des dispositions qui attribuent des pouvoirs à des
fonctionnaires de l'État est leur ouverture : ces articles accordent, sans au-
tre spécification, tous les pouvoirs dont la nécessité peut être justifiée pour
l’accomplissement d'une tâche prévue par la loi (par exemple, l'article 25 du
Code criminel sur l'emploi de la force raisonnable, l'article 31(2) de la Loi
d'interprétation ou l'article 20 de la Loi constituant le Service de rensei-
gnement de sécurité [C- 157]).

- Le postulat de décision : Les remarques précédentes sur le manque de cohé-


rence et sur l'ouverture de la législation sur les pouvoirs de la police enta-
ment de façon significative la possibilité de trancher toutes les causes qui
pourraient être instruites. À l'objection que les tribunaux finissent toujours
par rendre un jugement, nous répondons d'abord que certains de ces juge-

31 Dans un véritable monument de duplicité jurisprudentielle (R. v Dass [1979] 8


C.R. [ 3rd] 224), un juge de la Cour d'appel du Manitoba a estimé qu’un policier
qui avait violé le domicile d'un suspect pour y installer un dispositif d'écoute
électronique était passible de poursuites criminelles ou civiles, tout en jugeant
en même temps que la preuve recueillie par l'écoute des conversations du préve-
nu l'avait été de façon légale. Le législateur canadien a fini par reconnaître sa
faute et a étendu les pouvoirs des policiers : ils peuvent maintenant s'introduire
légalement par effraction dans un lieu privé pour y installer un dispositif d'écou-
te. La loi a résolu la contradiction en l'institutionnalisant.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 48

ments sont parfaitement contradictoires (par exemple R. v. Dass, déjà cité


en note) et, surtout que seule une infime minorité des affaires qui ressortis-
sent à la justice parviennent effectivement devant les tribunaux. Cette re-
marque s'applique particulièrement aux causes relatives à la poursuite de po-
liciers ; l'imbroglio juridique y est perçu comme suffisamment compliqué pour
décourager la volonté d'aller devant les tribunaux. La laborieuse discussion
du Rapport McDonald, qui aboutit à déconseiller que les policiers de la GRC
responsables d'inconduite soient poursuivis, est à cet égard exemplaire. À
l'exception du gouvernement québécois, qui a suivi une recommandation de la
Commission Keable, toutes les autres provinces canadiennes se sont rangées
à l'avis de la Commission McDonald et n’ont donc poursuivi aucun policier de
la GRC impliqué dans une opération illégale sur leur territoire.

- Le postulat de l'univocité sémantique : Nous nous sommes déjà penché sur la


fausseté de cet axiome, lorsque nous l'avons énoncé précédemment. Nous
ajouterons maintenant que la racine de l'ambivalence du [44] texte juridique
se trouve dans le dédoublement de l'infraction pénale : un acte est évalué à
la lumière de ce qu'il est (actus reus) et de l'intention qui a prévalu à son ac-
complissement (mens rea). Or, la lecture judiciaire de l'intention qui anime la
déviance policière organisationnelle - que ce soit celle des policiers ou celle
des agents que ces derniers contrôlent - est assez éloignée de l'interpréta-
tion des formes ordinaires de la délinquance pour modifier le sens des textes
de la loi (voir Brodeur, 1981).

La conclusion de ces remarques est que ce qui est perçu superficiellement comme
un débordement policier de la légalité est en réalité institué par la lettre de la loi
elle-même. Avant que l'on ne déplore trop cette conclusion, nous rappellerons qu’à
trop bruyamment répéter que la police s'estime « au-dessus des lois », en réclamant
dès lors une rectification drastique de cette situation, on n'est jamais parvenu qu'à
produire le résultat inverse de ce qui était espéré : non pas une redéfinition de la
pratique policière, de sorte qu'elle soit soumise à la loi, mais bien l'ajustement de la
loi aux exigences des opérations de la police. Le projet de loi initial sur la constitu-
tion d'un service canadien de renseignement de sécurité (C-157) forme le témoigna-
ge le plus éloquent de la volonté politique d'aligner la loi sur les objectifs de l'appa-
reil policier. Peut-être qu'en étant plus lucide que dénonciateur, on parviendrait à
faillir de façon moins spectaculaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 49

Tableau 1. Mythes et réalités de la police

- synthèse

Recherche actuelle Mythes sur la police Pistes de recherche


(tendance)

la police résiste au sa- le secret policier est im- la police peut être connue
voir pénétrable

Place de la violence monopole de la force phy- la police fonctionne au sym-


sique bole

la police ≠ anticrime simplification des tâches police de tout ce qui est


de la police visible

fractionnement policier type = enquêteur policier type = patrouilleur

le droit en question préséance du droit le droit serviteur de la


police

recherche historique police servante de l’était directives de l’état =


<<Chèque en gris>> qui pro-
recherche comparative police = État dans l’État tège les deux partenaires
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 50

[49]

Première partie :
Le monopole de la force

Chapitre 2
Police et coercition 32

Définitions

Retour à la table des matières

La définition de la police qui est proposée par David Bayley dans le troisième vo-
lume de The Encyclopedia of Crime and justice se lit ainsi : « dans le monde moderne,
police désigne en général des personnes employées par un gouvernement qui sont
autorisées à utiliser la force physique afin de maintenir l'ordre et la sécurité pu-
blics » (1983, p. 1120 ; c'est nous qui traduisons).

Ce type de définition, qui voit dans l'usage autorisé de la force coercitive le


trait spécifique de la police, se rencontre aussi fréquemment dans les textes juridi-
ques que dans les travaux de recherche de la plupart des pays occidentaux. Comme
l'indique sa formulation, cette définition se contente de donner les référents du mot
« police » et ne prétend pas être l'expression d'un concept théorique. Cette élucida-
tion du sens du terme de police opère comme une présupposition issue de l'expérien-
ce vécue et on la retrouve à ce titre dans des textes qui ne traitent de la police que
de façon incidente. C'est ainsi, par exemple, que Louis Althusser (1970, p. 9-14) dé-

32 Une version préliminaire de ce chapitre a été initialement publiée dans la Revue


française de sociologie, vol. 35, 1994, p. 457-485.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 51

crit la police comme un appareil d'État qui fonctionne surtout à la violence. On trou-
ve dans cette caractérisation les deux idées maîtresses de la définition précitée, à
savoir l'usage de la force et sa légitimation par l'État. Althusser et la myriade d'au-
teurs qui entendent ainsi l'expression [50] « police » ne s'engagent pas dans une
discussion théorique élaborée sur la nature de la police, où seraient développés les
fondements d'une telle définition. Celle-ci est plutôt formulée dans le fil d'un sens
commun relativement informé par la norme juridique.

Cependant, le sociologue américain Egon Bittner a tenté, lui, d'en expliciter les
fondements théoriques. Il n’est pas fortuit que l'auteur de la définition citée plus
tôt soit David Bayley : celui-ci a collaboré avec Bittner à l'élaboration de quelques
études (Bayley et Bittner, 1984 ; 1985). Reprenant un thème énoncé au chapitre
précédent, nous nous proposons de soumettre cette sociologie de la police à un exa-
men critique, puisqu’elle constitue l'effort le plus élaboré qui a été fait jusqu'ici
pour énoncer une théorie fondée sur l'usage de la force physique.

Une remise en question de la définition de la police par son usage de la force a


été entreprise aux États-Unis par Peter Manning (1988 ; 1992 et surtout 1993, p. 2-
5) et par Albert Reiss, qui a déclaré que « la technologie de base des organisations
policières était la production et le traitement de l'information » (Reiss, 1992, p. 82).
Au Canada, Richard Ericson (1994) conduit maintenant ses travaux sur la police à
partir de la prémisse que celle-ci doit avant tout être conçue comme le dépositaire
d'un savoir expert. Par ailleurs, en accord avec des critiques formulées au Royaume-
Uni par Maureen Cain (1973 ; 1979) et par Les Johnston (1992a), Clifford Shearing
(1984 ; 1992) a fait valoir que le cadre développé par Bittner était trop étroit pour
rendre compte du secteur de la sécurité privée. Ces critiques ont été récemment
reprises par Ericson et Haggerty (1997), Jones et Newburn (1998) et par johnston
(2000).

Ce chapitre comporte trois parties. La première traite de l'influence de la socio-


logie bittnérienne de la police et des sources de sa pensée. Nous allons ensuite pro-
poser une présentation et, finalement, une critique de ses principales thèses.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 52

Le rayonnement et les sources


de la pensée de Bittner

Retour à la table des matières

L’un des apports majeurs de Bittner est d'avoir montré les limites d'une théorie
légaliste de la police, qui concevait celle-ci comme un automate du droit, dont la
fonction consistait à appliquer de façon mécanique les lois pénales, sous la surveillan-
ce des tribunaux. Bien que Bittner ait critiqué avec succès cette approche, il ne l'a
pas remplacée par quelque chose d'entièrement différent. L’application des lois pé-
nales est une dimension [51] incontournable du mandat de la police et il n’est pas
d'effort de construction de l'objet qui puisse l'évacuer complètement. Cet effort
serait aussi futile que de nier que les sapeurs-pompiers ont un rôle à jouer dans la
lutte contre les incendies. En d'autres termes, la critique bittnérienne du légalisme a
produit un déplacement plutôt qu’un remplacement de perspective. On doit en dire
autant de notre propre critique d'une théorie de la police fondée sur l'usage de la
force. Son ambition n’est pas d'expulser la force du champ des notions fondatrices
d'une sociologie de la police, mais de tenter de procéder à son décentrement.

Le rayonnement

La pensée d'Egon Bittner est peu connue en France et dans le monde francopho-
ne. La raison principale en est que la sociologie de la police y demeure un chantier
seulement fréquenté par quelques spécialistes dont plusieurs des livres sont relati-
vement récents : Gleizal (1993) ; Gleizal Gatti-Domenach et journès (1993) ; Lévy
(1987) ; Loubet del Bayle (1992) Loubet del Bayle et coll. (1988) ; Monet (1993a ;
1993b) ; Monjardet (1993 ; 1996) ; Monjardet, Chauvenet, Chave et Orlic (1984).
Comme les travaux les plus influents de Bittner appartiennent tous à la sociologie de
la police 33 , il est compréhensible qu’ils soient peu connus - d'autant plus qu’à une
seule exception (Bittner, 1991) ils dont pas été traduits en français.

33 La plupart des écrits de Bittner sur la police ont été réunis dans un livre (Bitt-
ner, 1990). Comme ses travaux sur la police s'échelonnent de 1967 à 1990, on
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 53

Bittner (1974/1990, p. 264) désigne Herman Goldstein comme son mentor dans
ses recherches sur la police. Goldstein est l'un des rares chercheurs dont les tra-
vaux aient une influence perceptible sur les pratiques policières et il est considéré
avec raison comme le père de la « police de communauté » (voir ses travaux sur le
sujet : Goldstein, 1977 ; 1979 ; 1987 ; 1990). Il a rendu un hommage sans équivoque à
Bittner : « L’explication la plus sophistiquée de la myriade des tâches assignées à la
police a été élaborée par Egon Bittner, qui soutient que la faculté de la police d'utili-
ser la force coercitive confère une unité thématique à toute son action » (Goldstein,
1979, p. 27 ; c'est nous qui traduisons).

Aux États-Unis, plusieurs parmi les chercheurs les plus productifs ont adopté la
théorie de la fonction de la police proposée par Bittner ou une variante de cette
théorie (Bayley, 1983, p. 1120 ; 1988 ; Black, 1968 ; 1980, p. 27-30 et p. 109-110 ;
Manning, 1977b, p. 14 ; Skolnick et Bayley, 1986). D'autres chercheurs ont élaboré
une théorie de la police qui est [52] essentiellement un prolongement de celle de
Bittner (Muir, 1977), ou s'affirment les disciples et même les vulgarisateurs des
thèses de Bittner (Elliston et Feldberg, 1985 ; Klockars, 1985a, p. 18 et 120 ;
1985b ; 1988).

Robert Reiner, le chef de file de la sociologie britannique de la police, partage la


conception de Bittner, à laquelle il se réfère explicitement (Reiner, 1985, p. xiii et
114-115 ; 1992b, p. 458-459). Maurice Punch (1979, p. 20), dont les travaux portent
en partie sur la police des Pays-Bas, a déclaré que Bittner était l'un des deux inspi-
rateurs de ses travaux.

L’importance de Bittner a été marquée en France par la publication de la traduc-


tion d'une partie de son ouvrage majeur, The Functions of Police in Modern Society
(1970), dans une série des Cahiers de la sécurité intérieure intitulée « Les textes de
la recherche » (Bittner, 1991). L’influence des analyses de Bittner sur des cher-
cheurs comme Dominique Monjardet, qui a fait la présentation française du texte
précité 34 , René Lévy ou Jean-Louis Loubet del Bayle est, pour autant que nous

masquerait leur évolution en n’utilisant que cette référence. Ce mode de renvoi


est cependant très utile, car il est uniforme et se réfère à un ouvrage qu’on peut
facilement se procurer. Dans leur mode de parution original, les travaux de Bitt-
ner sont en effet difficilement accessibles. Nous utiliserons donc un double mo-
de de renvoi. Par exemple, « Bittner (1967a/1990, p. 8) » renvoie d'abord à la
parution originale de l'œuvre, dont le titre se retrouve dans notre bibliographie,
et ensuite au livre de 1990 à la page indiquée.
34 Dans sa présentation du texte de Bittner, Monjardet écrit : « publié pour la
première fois en 1970, il est reproduit depuis dans pratiquement tous les ma-
nuels, cours, "readers" qui traitent de choses policières. On sait qu’en Amérique
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 54

ayons pu en juger par leurs écrits et par de nombreux échanges avec eux, sensible.
La police française étant l'un des appareils les plus centralisés du monde occidental,
son lien à l'État est immédiat et son investissement dans le maintien d'un ordre dé-
fini par l'État constitue sa tradition la plus stable. C'est pourquoi les thèses de Bitt-
ner, qui se situent dans l'orbe d'une théorie weberienne de l'État, trouvent d'em-
blée un terrain fertile en France (Monet, 1993a ; Monjardet, 1993).

Bittner ne compte toutefois pas que des partisans et nous nous sommes déjà ré-
féré à un mouvement de critique qui s'est amorcé tant aux États-Unis qu'au Royau-
me-Uni et au Canada. Toutefois, qu’on s'oppose à lui ou qu'on le suive, la recension
des travaux de sociologie sur la police démontre qu’il est la référence incontourna-
ble. Comme Monjardet l'a déjà remarqué, la grande majorité des écrits sur la police
- nous n'avons rien dit des manuels, des précis et des ouvrages collectifs - repren-
nent son modèle coercitif, même si d'autres ont commencé à l'ébranler. L’important
est moins de départager les fidèles des hérétiques que de constater à quel point
cette œuvre est perçue comme exemplaire, quel que soit le degré de conviction avec
lequel on y adhère. Le dernier mot sur cette question revient à Peter Manning qui, en
dépit de sa recension très critique de Bittner, écrit : « Il est véritablement difficile
d'exagérer [l'importance des] contributions intellectuelles d'Egon Bittner dans la
définition du domaine analytique de la recherche sur la police » (199 1, p. 435 ; c'est
nous qui traduisons).

[53]

Les sources

La théorie bittnérienne de la police s'inscrit dans le cadre d'une théorie webe-


rienne de l'État, où celui-ci se définit par sa faculté d'exercer de manière légitime
la force coercitive (Muir, 1977, chap. 1). Bittner ne mentionne toutefois Weber
qu’une seule fois dans ses travaux sur la police (1974/1990, p. 234). Cependant, il
consacre toute une section d'une revue de la littérature sur la police à vanter les
mérites de l'ouvrage de Muir, qui construit une théorie de la police se réclamant
explicitement des travaux de Weber (Rumbaut et Bittner, 1979, p. 269-275).

La principale source de la pensée de Bittner se trouve toutefois ailleurs. L’un de


ses premiers écrits sur la police porte sur les interventions de celle-ci auprès des

du Nord celles-ci font l'objet d'un enseignement universitaire et parfois de dé-


bats publics approfondis » (1991, p. 223).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 55

sans-abri atteints de maladie mentale (1967b/1990). La même année, Harold Garfin-


kel publiait son fameux traité intitulé Studies in Ethnomethodology (1967). Bittner
est l'un des coauteurs, avec Garfinkel lui-même, du sixième chapitre du livre (Gar-
finkel et Bittner, 1967). Studies in Ethnomethodology est l'un des principaux mani-
festes de l'ethnométhodologie et porte sur le travail des intervenants au sein d'une
institution psychiatrique ; à cette époque, Bittner était d'ailleurs rattaché à un cen-
tre de recherche hospitalier (The Langley Porter Neuropsychiatric Institute). Pour
l'essentiel, l'ethnométhologie est une microsociologie qui s'efforce de débusquer
sous les constructions universalisantes du langage les situations existentielles parti-
culières qui sont à la source de leur signification. En 1973, il publie une étude sur le
vol à main armée avec John Conklin, un autre ethnométhodologue (Conklin et Bittner,
1973). Dès les premières années de ses travaux sur la police - et même par la suite -
son association avec les ethnométhodologues est claire.

Cette pratique de la sociologie se retrouvera chez Bittner dans trois traits de


méthode. Renouant avec la grande tradition inaugurée par William Westley 35 et par
Jerome Skolnick (1966) aux États-Unis, et par Michael Banton (1964) au Royaume-
Uni, Bittner a consacré ses travaux initiaux sur la police à des recherches sur le
terrain, accompagnant des policiers dans leur ronde (Bittner, 1967a/1990 ;
1967b/1990). Ces premiers observateurs du travail policier ont tous été saisis par
deux de ses aspects, pour eux les plus inattendus et dramatiques, soit son caractère
discrétionnaire et son caractère coercitif, voire violent.

On peut affirmer en deuxième lieu que sa pratique du terrain, très attentive aux
contextes particuliers d'intervention et aux types d'interactions [54] des policiers
avec leurs « clients », est celle d'un ethnographe. Elle est toutefois relativement
étrangère à une perspective structurelle. Bittner a fait la théorie de ce que font les
policiers en tenue, mais il nous apprend peu de choses sur la police en tant
qu’organisation irréductible à la somme des gestes de ses membres et entretenant
des relations complexes avec d'autres appareils. Lorsque Manning (1991) reproche à
Bittner de pratiquer une approche essentiellement analytique, il fait précisément
référence à ce souci presque exclusif des situations particulières marquées par l'in-
teraction de quelques individus.

Le troisième trait de méthode tient dans la sélection que fait Bittner de ses ob-
jets, qui s'inscrit également dans le droit fil de l'ethnométhodologie (Cicourel,

35 L’ouvrage de Westley, Violence and the Police : A Study of Law, Custom, and
Morality, publié en 1970, a exercé une grande influence sur les premiers sociolo-
gues de la police. Westley est véritablement le pionnier des études empiriques
sur la police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 56

1976 ; Cicourel et Kitsuse, 1963). Les recherches de Bittner sur le terrain ont, en
effet, largement porté sur l'intervention de la police auprès de groupes de person-
nes qui ne sont pas en mesure d'exercer un contrôle efficace sur leur propre com-
portement, à savoir les malades mentaux, les alcooliques chroniques, les jeunes en
difficulté et, de façon plus générale, la population des bas-fonds d'une ville (skid
row, pour reprendre l'expression utilisée par Bittner ; voir 1967a/1990, chap. 2 ;
1967b/1990, chap. 3 ; 1968/1990, chap. 14 ; 1976/1990, chap. 9). Sans être déter-
minant, ce choix d'objet est d'une grande importance. En effet, en plus d'éprouver
une certaine difficulté à se contrôler, un grand nombre de ces personnes - les alcoo-
liques chroniques et les malades Mentaux, pour prendre des exemples évidents - ont
également perdu la maîtrise du langage, ce qui les rend peu sensibles à la persuasion,
dont l'instrument premier est le langage. Pour la police, les contrôler implique donc,
presque par nécessité, l'adoption d'un comportement autoritaire qui force la soumis-
sion. Bref, à cause de la nature des terrains de recherche qu’il a choisis, Bittner
pouvait difficilement observer autre chose que des interventions policières manifes-
tant, à divers degrés, une volonté de coercition.

La théorie de la police
selon Egon Bittner

Retour à la table des matières

La définition que donne Bittner du rôle de la police s'énonce ainsi :

[L]e rôle de la police se définit comme un mécanisme de distribution d'une force


coercitive non négociable, mis au service d'une compréhension intuitive des exi-
gences d'une situation (Cahiers de la sécurité intérieure, 1991, p. 233 ; la ver-
sion originale de ce texte a été publiée en 1970).

[55]

Cette définition est paradoxale. Prise en elle-même, en effet, non seulement elle
s'applique d'emblée aux appareils policiers les plus répressifs, mais il semble même
qu’elle soit plus apte à définir le rôle de ce type d'appareil policier que celui d'une
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 57

police opérant dans le contexte d'une société démocratique. Or, si l'on replace cette
définition dans l'économie de la pensée bittnérienne, une interprétation répressive
de sa définition se révèle en réalité être un contresens.

La force retenue

Bittner affirme qu’il était « excessivement improbable » que l'idée de la police


moderne ait pu naître dans un autre contexte que celui de l'Angleterre du XIXe siè-
cle (1970/1990, p. 108). Pourquoi ? La réponse réside dans son interprétation ethno-
centrique de l'histoire moderne. De son propre aveu, cette interprétation est relati-
vement partiale et exagérée (ibid., p. 107). Il n’en estime pas moins que, dans son
ensemble, elle est juste, nous fournissant ainsi une des clés de sa pensée.

Bittner interprète la période qui s'étend de la fin des guerres napoléoniennes


jusqu’à la Première Guerre mondiale comme une montée du pacifisme et de la
condamnation du recours à la violence. Cette interprétation s'appuie sur deux cons-
tatations. La première est que l'exercice du gouvernement pendant cette période
aurait davantage reposé sur le consentement des gouvernés que sur l'exercice de la
force coercitive par l'État. C'est ainsi, remarque-t-il, que les gens commencent, au
XIXe siècle, à payer leurs taxes sans qu'on ait besoin d'envoyer des hommes armés
pour en effectuer la perception. Il s'appuie en outre sur la réforme de la justice
pénale qui eut lieu au début du XIXe siècle et qui produisit ce que Michel Foucault a
appelé « l'adoucissement des peines », pour conclure à l'existence d'une réticence
croissante à user de la force pour gouverner (Bittner, 1970/1990, p. 102-109).

L’un des résultats les plus visibles de ces tendances à la modération aurait donc
été la création de la police britannique par Sir Robert Peel, en 1829. Cette création
ne doit pas être interprétée comme celle d'un surpouvoir, qui viendrait s'ajouter à
celui d'autres instances, mais au contraire comme le projet de restreindre systéma-
tiquement l'usage de la force coercitive en octroyant le monopole de son exercice à
un corps de spécialistes.

[56]

À défaut de pouvoir complètement abolir la force, on la limitera en en faisant la


prérogative exclusive de la police (ibid., p. 131).

Cette interprétation de la création de la police comme une tentative de limiter


l'usage de la force coercitive entraîne plusieurs conséquences pour la théorie de
Bittner. Elle donne un sens nouveau à sa définition du rôle de la police et elle expli-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 58

que certaines de ses prises de position qui semblent au premier abord manquer de
cohérence.

D'abord, la police se définit beaucoup moins par son usage effectif de la violence
que par sa capacité d'y recourir selon les exigences d'une situation. La police doit
donc être conçue comme un mécanisme de distribution virtuelle de la force coerciti-
ve (Bittner, 1970/1990, p. 125 et 128 ; 1974, p. 256 ; Bayley et Garofalo, 1989). Dans
un texte subséquent, Bittner atténuera davantage l'aspect actualisé du recours poli-
cier à la force en disant que l'usage de la coercition constitue pour la police une res-
ponsabilité plutôt qu'il ne décrit son action effective (1983/1990, p. 27). Notons
que, dès ses premiers travaux, il avait même imagine un avenir où le recours policier
à la force physique cesserait complètement d'être nécessaire (1970/1990, p. 187).

L'interprétation que fait Bittner des tendances qui ont amené la création de la
police est essentiellement normative, l'usage de la force étant décrit comme un ges-
te absurde (foolish) et comme un mal parfois inévitable (ibid., p. 108). La régression
de l'usage de la force lui apparaît donc comme le fruit d'un progrès de la raison et
de la morale. Or, la théorie bittnérienne de la police comporte elle-même une dimen-
sion normative qui est absolument fondamentale : elle est, en effet, tout entière
soumise à l'impératif de modération. L’ouvrage principal de Bittner, The Functions of
the Police in Modern Society, débute par une discussion sur la nécessité de trouver
des critères rigoureux pour évaluer l'action de la police (1970/ 1990, p. 89-90). En
conformité avec cet impératif, il distingue deux ordres de problèmes. Il faut
d'abord produire une description adéquate du mandat de la police : celui-ci sera dé-
fini comme le recours à la force dans des situations qui le justifient. Il faut ensuite
formuler un critère d'évaluation pour mesurer la compétence de l'intervention poli-
cière. À l'opposé du mandat, ce critère résidera dans le caractère minimal du re-
cours à la force. La nécessité de ne recourir qu’au minimum de force justifié par les
circonstances d'une intervention policière est un des leitmotive des travaux de Bitt-
ner (1970/1990, p. 187 et 190 ; 1974/1990, p. 262 ; 1983/1990, [57] p. 27). Le bon
policier est celui qui accomplit bien son devoir en évitant, dans toute la mesure du
possible de recourir à la force.

Mais si le rôle de la police est d'intervenir dans des situations qui réclament
l'usage de la force, il devrait s'ensuivre que les désordres civils collectifs (émeutes,
manifestations violentes, mouvements de foule) constituent la terre d'élection des
interventions de la police. Pourtant, Bittner affirme exactement le contraire :
« [T]outes les fois, dit-il, qu'un simple bris de la paix prend l'aspect d'un conflit
factieux (factional strife), le rôle de la police doit être assumé par une autre force
de l'ordre » (1970/1990, p. 191). Cette position est au premier abord difficile à ex-
pliquer. Bittner soutient, en effet, que l'essence du mandat de la police est profon-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 59

dément incompatible avec toute attitude militaire (ibid., p. 136). Pour lui, il existen-
ce, au sein de la police, d'un corps comme celui des CRS serait intolérable. Cette
extrême réserve de Bittner face à l'engagement de la police dans les tâches de
maintien de l'ordre, entendu comme le rétablissement de la paix dans le contexte de
violences collectives, est largement passée inaperçue parmi les défenseurs français
de sa pensée. Revendiquer la vérité de la sociologie bittnérienne de la police à partir
du maintien de l'ordre à la française revient à l'interpréter littéralement à contre-
sens. Bittner a réagi dans toute son œuvre contre la militarisation de la police, qui
est une des conditions de son intervention en masse au sein de désordres collectifs.

La seule explication qu'il nous fournisse de sa position par rapport à la répression


des violences collectives est en partie tributaire de son adhésion à l'ethnométhodo-
logie, qui répugne à autant traiter les phénomènes de masse que les effets de sys-
tème : la police ne serait habilitée à intervenir que dans des situations particulières,
où le policier exerce sur une base individuelle son pouvoir discrétionnaire (ibid., p.
191).

La position de Bittner contredit, dans une certaine mesure, son interprétation de


la naissance de la police britannique moderne. En effet, à moins que les désordres
collectifs ne s'évanouissent par magie, il faudra bien qu'un autre appareil intervienne
pour les contenir (Bittner semble favoriser une milice comme la Garde nationale des
États-Unis). Cet autre corps ne pouvant par définition éviter de recourir à la force
physique, il s'ensuit qu'il est faux de prétendre que la création de la police a concen-
tré et limité le pouvoir de coercition au lieu de le multiplier. Même après la création
des corps policiers, l'existence du pouvoir coercitif de l'armée ou [58] d'une milice
spécialement créée pour combattre les désordres collectifs intérieurs demeure in-
dispensable à la théorie bittnérienne de la police.

La force généralisée

Bittner s'élève vivement contre la conception légaliste du travail de la police,


qu'il a largement contribué à discréditer. Sa position sur les relations entre la loi et
la police s'énonce dans un passage très dense de The Functions of Police in Modern
Society :
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 60

[L]'autorité dont dispose la police d'utiliser la force est radicalement différen-


te de celle d'un gardien de prison. Alors que les pouvoirs de ce dernier décou-
lent de son obligation d'appliquer la loi, le rôle de la police se conçoit bien mieux
si l'on dit que sa capacité de procéder à l'arrestation des contrevenants décou-
le de son pouvoir d'utiliser la force (1970/1990, p. 123 ; c'est nous qui tradui-
sons).

Ce passage très concis demeure énigmatique, hors de son contexte. Bittner y


discute de deux questions. La première est la place de la lutte contre le crime dans
les tâches de la police et la seconde est le degré d’encadrement exercé par la loi sur
les interventions de la police. Ces deux questions sont intimement liées. Selon la
conception légaliste de la police, celle-ci a pour mandat essentiel d'appréhender ceux
qui ont violé la loi et, dans cette mesure, elle tire toute son autorité d'être l'exécu-
tif de la loi pénale. Cette caractérisation, estime Bittner, correspond davantage à la
situation des gardiens de prison qu’à celle de la police. Toute l'autorité des gardiens
de prison pour maintenir les détenus dans un état de privation de liberté provient de
ce qu'ils appliquent la peine légalement imposée par un magistrat. De plus, les tâches
des gardiens de prison sont exclusivement définies en fonction d'une population de
gens qui ont été reconnus coupables d'un crime. Il en va tout autrement de la police.
Celle-ci serait investie d'une autorité plus générale pour utiliser la force dans toutes
les situations qui la requièrent. Les crimes ne constituent qu’une faible partie des
contextes d'intervention de la police. En outre, son pouvoir de procéder à des arres-
tations ne serait que l'un des instruments de coercition dont elle dispose.

[59]

En d'autres termes, le pouvoir de la police ne dérive pas de sa mission de lutte


contre le crime ; c'est plutôt l'inverse qui est vrai : c'est sa mission de répression du
crime qui découle de son pouvoir général d'user de la force. Cette thèse est sédui-
sante et elle correspond sûrement à des pratiques dans certaines chasses gardées
de la police, comme les ghettos. Toute la question est de savoir si cette thèse peut
être généralisée et si Bittner n'a pas poussé trop loin sa critique du légalisme en
produisant une théorie de la police proprement ajuridique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 61

Une vision réductrice de la police

La théorie bittnérienne de la police comme appareil général de coercition a pour


conséquence inattendue d'imposer des limites considérables à notre conception de
l'action policière.

Les premières de ces limites sont sociales et territoriales. Bittner concentre


l'action de la police dans des zones urbaines dégradées, l'essentiel de ses interven-
tions ayant pour théâtre les bidonvilles, les basfonds, les quartiers réservés et les
ghettos (1970/1990). Il déclare qu’il est rarissime (exceedingly rare) que les déci-
sions des policiers aient un effet direct sur les conditions d'existence des membres
des classes moyennes et des classes supérieures (ibid., p. 159). Il est effectivement
rare que ceux-ci soient mis en état d'arrestation. Mais, s'ils ne font pas l'objet de
mesures coercitives, faut-il également penser qu’en tant que classe ils ne retirent
aucun bénéfice de l'action policière au niveau de leur sécurité ? Nous touchons là une
des difficultés les plus profondes du bittnérisme, qui définit la police par son usage
de la force sans préciser les fins ainsi poursuivies.

Un second type de limites est de nature opérationnelle. Bittner prétend que la


police ne s'intéresse ni à la criminalité économique ni à la criminalité astucieuse
(1974/1990, p. 242 ; 1983/1990, p. 27). La répression de ce genre de criminalité
implique rarement le recours à la force physique, les fraudeurs et les escrocs n’étant
pas portés, selon Bittner, à résister à leur interpellation quand ils ont été décou-
verts. D'où le manque d'intérêt de la police pour ce type d'opération.

Ces exemples pourraient être multipliés, car la théorie de Bittner demeure rela-
tivement indifférente aux tâches de la police judiciaire. En effet, personne n'a été
plus explicite que Bittner lui-même (1974/1990, p. 241) sur les limites de sa théorie,
celle-ci se rapportant au premier chef [60] au travail des patrouilleurs en tenue ; et
encore, elle porte essentiellement sur l'action des simples agents et demeure muet-
te sur celle des gradés qui les commandent.

Les caractères de l'intervention policière

Bittner a résumé, dans une formule souvent citée, la nature des situations où
doit intervenir la police : quelle que soit leur diversité, ces situations se caractéri-
sent toutes par « quelque-chose-qui-ne-devrait-pas-être-entrain-de-se-produire-et-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 62

à-propos-de-quoi-il-vaudrait-rnieux-faire-quelquechose-maintenant » (1974/1990, p.
249 ; tirets dans le texte, c'est nous qui traduisons).

Il découle de l'ensemble des affirmations de Bittner que l'intervention policière


peut être schématisée ainsi :

- elle est une intervention d'urgence à caractère ponctuel (1974/1990, p.


255) ;

- elle se produit dans un contexte de crise et dans des circonstances (virtuel-


lement) dramatiques ;

- elle est individuelle plutôt que collective et ses cibles sont également plutôt
individuelles que collectives ;

- elle est essentiellement de nature réactive, plutôt que proactive ou préven-


tive ;

- elle se rapporte plus souvent au maintien individuel de la paix qu'à la répres-


sion du crime (ibid., p. 318) ;

- elle ne répond pas aux normes d'un savoir explicite et partagé mais consti-
tue plutôt un métier ou un art (craft) (ibid., p. 254) ;

- les solutions qu'elle apporte sont provisoires.

Une théorie consensuelle de la police

Ce dernier caractère de la sociologie bittnérienne de la police peut s'énoncer


simplement. Bittner soutient que sa description de l'action policière correspond aux
attentes profondes de ceux qui réclament son intervention (1970/1990, p. 123-125).
En d'autres termes, réclamer l'intervention de la police, c'est faire consciemment
appel à sa capacité de soumettre par la force toute résistance à l'application de la
solution qu'elle [61] a décidé d'imposer. De la même façon que définir l'intervention
policière par son usage de la force confère une unité thématique aux formes appa-
remment hétérogènes de l'action policière, dire que tous ceux et celles qui récla-
ment l'intervention de la police souhaitent une action coercitive rassemble leurs
attentes, probablement diverses, dans une sorte de consensus.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 63

Une analyse critique des thèses


de Bittner

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Les critiques que nous ferons sont regroupées sous trois chefs, en conformité
avec la trilogie de Peirce-Morris, qui distingue la syntaxe, la sémantique et la prag-
matique.

La syntaxe

La syntaxe dénote ici des considérations formelles d'ordre épistémologique.

La nature des concepts utilisés

La théorie de Bittner repose sur un champ de concepts qui comprend la force


(physique ou non physique, effective ou virtuelle, le), la coercition, la violence pouvoir
et l'autorité. Depuis Hegel, qui nous rappelait dans La phénoménologie de l'esprit que
l'utilisation de la notion de force ne peut produire que des explications tautologi-
ques, jusqu’à Foucault, en passant par Eric Weil et Emmanuel Lévinas, les avertisse-
ments à propos de la difficulté de penser ces concepts et de les utiliser avec rigueur
sont constants. Or, Bittner manie en les interchangeant les concepts de force physi-
que, de menace de recourir à la force physique, d'intimidation et de comportement
autoritaire, ce qui les rend encore plus incertains. Cette pratique repose sur le pré-
supposé qu’il existe un continuum entre le recours à des modes de coercition non
physique et l'usage de la force physique, et que l'on peut passer insensiblement et
sans rupture des premiers au second. Non seulement cette présupposition accroît
considérablement le flou des concepts, mais elle est juridiquement intenable. Dans
son état actuel, la loi établit une rupture claire entre l'exercice de la violence physi-
que et les modes non physiques de coercition. Le recours à la force physique est ré-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 64

glementé par la loi et requiert une autorisation judiciaire en dehors des situations
d'urgence véritable.

[62]

Il est un second aspect de ce champ conceptuel qu’il importe de souligner : il en-


traîne des attitudes normatives très marquées. L’usage de la violence est condamné
socialement et il l'est aussi par Bittner. Or, la perspective normative où baignent les
concepts de Bittner se répercute de façon directe sur la mise à l'épreuve empirique
de ses thèses sur la police.

La mise à l'épreuve empirique

En effet, Bittner estime que la part prise historiquement par la police dans la
répression d'aspirations légitimes entretenues par des personnes ou des collectivi-
tés a fait du métier de policier une fonction dont la réputation est souillée (tainted
occupation) (1970/1990, p. 94). C'est pourquoi, quelles que soient leur provenance -
elles peuvent émaner de la police elle-même - et la façon dont elles ont été recueil-
lies, on peut toujours soupçonner les opinions émises sur la police d'être de mauvaise
foi et de manifester très imparfaitement la pensée véritable de ceux qui les expri-
ment publiquement. Bittner lui-même nous fournit un exemple significatif de cette
pratique du soupçon.

Nous avons vu que la police se caractérisait bien plus par son usage virtuel qu'ef-
fectif de la force physique. Un usage virtuel étant par définition inobservable, Bitt-
ner doit chercher le fondement de sa définition du rôle de la police ailleurs que dans
la pratique policière elle-même. Or, ce fondement, il le trouve en grande partie dans
son interprétation de la nature des demandes qui sont faites à la police et qu’il
considère comme un facteur « d'une extraordinaire importance pour la distribution
du service policier » (1974/1990, p. 252 ; voir aussi p. 250-251 et 254). Sa définition
du rôle de la police par la capacité de celle-ci de recourir à la force correspond, af-
firme-t-il avec vigueur, aux attentes et aux aspirations de ceux qui réclament son
intervention (1970/1990, p.123). Toutefois, immédiatement après avoir écrit cette
phrase, il ajoute entre parenthèses la réserve suivante : « même si [cette conception
de la police] entrait en conflit avec ce que la majorité des gens dirait ou voudrait
entendre, en répondant à une question sur la fonction propre de la police » (ibid., p.
123).

Nous ne faisons pas grief à Bittner de cette parenthèse, qui comporte sa part de
vérité. Nous insistons cependant sur la difficulté de vérifier une théorie qui doit
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 65

s'appuyer empiriquement sur les attentes manifestées par le public à l'égard de la


police, lorsqu'il est explicitement affirmé que le [63] discours des gens sur leurs
propres attentes vis-à-vis d'elle pourrait être mis en contradiction avec la thèse du
chercheur, sans que sa vérité en soit entamée. La validation empirique oscille ici en-
tre l'impossible observation du virtuel et une analyse de la demande de service, qui
écarte d'emblée ce que cette demande dit d'elle-même pour lui substituer le dis-
cours de l'analyste.

Depuis les topiques d'Aristote, tous les logiciens s'accordent pour estimer
qu'une définition ne doit pas reposer sur une négation : dire d'une chose ce qu'elle
n’est pas est ne rien dire sur ce qu’elle est. La définition du rôle de la police que pro-
pose Bittner repose sur sa capacité ou sa faculté de recourir à la force. Même en
taisant le fait que cette conception nous reporte au paradigme scolastique de l'acte
et de la puissance, nous pouvons encore soulever deux difficultés. Le concept de
faculté se situe quelque part entre l'affirmation et la négation. Si ce n'est rien dire
d'une chose que de dire ce qu’elle n’est pas, est-ce en ajouter beaucoup plus que de
révéler ce qu’elle peut faire, en précisant de surcroît qu'il est concevable que la fa-
culté qui lui est attribuée ne soit jamais effectivement exercée (Bittner,
1970/1990, p. 187) ? Cette question est d'autant plus pertinente que la faculté en
question porte sur l'usage de la force, ce qui redouble son aspect virtuel et nous
rapproche de la tautologie : la police est en puissance un mécanisme pour exercer la
puissance.

Le champ de la virtualité avec sa terminologie afférente (L’ultima ratio, le der-


nier recours, la dernière instance) échappe par principe à toute mise à l'épreuve
empirique : même si l'on démontrait que la police n’utilise jamais la force physique -
on sait déjà que, par rapport au nombre de ses interventions, elle l'utilise très rare-
ment - on n’aurait pas progressé d'un iota dans la réfutation de la définition de la
police par sa capacité à recourir à la violence.

La difficulté de définir la fonction d'un appareil par son recours ultime peut être
illustrée par l'exemple de l'armée. Plusieurs pays possèdent un arsenal nucléaire, qui
est l'arme de recours ultime. Dira-t-on que définir l'armée comme un mécanisme
destiné à la distribution non négociée de missiles nucléaires constitue une procédure
heuristique ? Nous ne le croyons pas, bien qu’il soit toujours possible de construire
une telle définition.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 66

[64]

Un fonctionnalisme sans finalité

À cause de l'emploi du terme de fonction dans le titre de The Functions of Police


in Modern Society et de celui de rôle dans la formulation de la définition de la police,
plusieurs chercheurs ont pensé que Bittner proposait une définition fonctionnaliste
de la police. On peut en douter.

Lors de nos travaux, nous avons soumis à un échantillon de 646 policiers du Ser-
vice de police de la Ville de Montréal (SPVM ; le service s'appelait alors Service de
police de la Communauté urbaine de Montréal) un questionnaire leur demandant, no-
tamment, de choisir une définition de leur fonction 36 . Une infime minorité de poli-
ciers (3,48%) a choisi ce qui correspondait à une version édulcorée de la définition
bittnérienne (« imposer son autorité » dans les circonstances le justifiant). On peut
évidemment tenter d'expliquer ce faible pourcentage par la réticence des policiers à
indiquer leur préférence pour une conception coercitive de la police. Ce facteur a
sûrement joué. Il existe cependant une autre explication, que nous avons découverte
au cours des entrevues effectuées auprès d'une partie de notre échantillon pour
compléter le travail commencé avec le questionnaire. Plusieurs policiers nous ont
expliqué leurs réserves par rapport à cette définition en alléguant qu'à la différence
des autres choix du questionnaire, celle-ci n’indiquait qu'un moyen - l'imposition de
l'autorité -, sans en préciser la fin.

Maureen Cain (1979) et Robert Reiner (1 992a, p. 458) ont remarqué qu’en dépit
de son vocabulaire, la définition bittnérienne du rôle de la police restait muette sur
la fonction du recours à la force. C'est comme si l'on définissait le rôle des sapeurs-
pompiers par la distribution de jets d'eau sans indiquer que le but de l'opération est
d'éteindre les incendies. Quelques auteurs ont tenté de reprendre la définition de
Bittner en y ajoutant une dimension explicitement fonctionnaliste. Ces efforts ont
produit des résultats d'une extrême pauvreté ou bien susceptibles de soulever la
controverse et de briser le consensus autour de sa définition. Pour Otwin Marenin
(1982, p. 252), la police est habilitée à utiliser la force « pour faire le nécessaire »
(to do whatever needs doing), ce qui est parler pour ne rien dire. Reiner (1992,

36 Ils avaient le choix entre le maintien de l'ordre, l'encadrement et l'assistance


aux citoyens, la poursuite des auteurs de crimes, l'imposition de leur autorité
dans les circonstances appropriées (ce choix correspondait à la fonction bittné-
rienne de la police), la prévention du crime et la négociation des conflits.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 67

p.459, note 12) suggère que cette fin pourrait consister en l'application de la
conception dominante de l'ordre. Cette suggestion est intéressante mais elle équi-
vaut à une refonte en profondeur de la théorie bittnérienne de la police, qui est ca-
ractérisée par son [65] apolitisme. En outre, cette nouvelle formulation briserait à
coup sûr l'unanimité autour de la définition de Bittner.

La construction des situations d'intervention

Bittner hésite souvent entre deux formulations de sa thèse sur le rôle de la poli-
ce. Selon la première, la police a pour mandat de recourir à la force dans des situa-
tions où ce recours est justifié (1970/1990, p. 123). Mais il n’indique pas qui décide
de l'aspect justifié ou non de l'usage de la force et il laisse entendre que des situa-
tions exigent d'elles-mêmes, en vertu de leurs caractéristiques « objectives »,
l'usage de la force pour être résolues (ibid., p. 125). Dans d'autres contextes, Bitt-
ner suggère que c'est l'intervenant policier qui décide, à partir d'une saisie intuitive
de la situation, dans quelle mesure la force doit être utilisée.

Les difficultés attribuables à cette ambivalence ne résident pas tant dans le fait
que l'évaluation par le policier de la nécessité d'utiliser la force est faillible et par-
fois même délibérément erronée (Bittner en est pleinement conscient), que dans
l'extrême hétérogénéité des situations où intervient la police et qui, on peut tou-
jours l'imaginer, réclameront l'usage de la coercition. Pour démontrer que le concept
de l'usage de la force confère une « unité topique » à la diversité des interventions
policières, Bittner (1970/1990, p. 128-129) raconte cette histoire classique du poli-
cier qui offre une glace à un enfant perdu pour le faire patienter au commissariat en
attendant que ses parents viennent le réclamer, ajoutant que si l'offrande de la gla-
ce ne suffisait pas à retenir l'enfant, le policier devrait recourir à d'« autres
moyens » (other means) pour le retenir. Que veut-on entendre ici ? Qu'un policier
peut d'abord offrir une glace à un enfant perdu et qu'il est par la suite autorisé par
son statut à user d'une certaine force physique si l'enfant est trop agité ? Si ce
scénario est plausible, il n’y a pas une seule situation que le chercheur ne puisse
construire de manière à ce qu’elle conforte la théorie bittnérienne sur l'usage de la
coercition. Ajoutons de plus que tout adulte peut user de coercition physique pour
protéger un enfant contre sa propre imprudence.

Les problèmes viennent ensuite et surtout de ce que Bittner semble méconnaître


le caractère absolument fondateur de la construction de l'événement dans les opé-
rations de la police (McBarnet, 1979). Parmi les procédures opérationnelles de la
police de Montréal (SPVM), on trouve la précision suivante : « Aux fins de la présen-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 68

te directive, un événement [66] signifie tout fait porté à la connaissance d'un mem-
bre du Service nécessitant la rédaction d'un rapport » (SPVM, Procédures opéra-
tionnelles, no 520-6). On ne saurait être plus clair : l'événement est ce qui est cons-
titué/recueilli par la rédaction d'un rapport policier. Ce processus de construction
opère à tous les niveaux. I !intervention policière se caractérise, selon Bittner, par
son urgence. Nous avons donc demandé à notre échantillon de policiers dans quel
genre de situations ils intervenaient : 84% ont répondu qu'ils avaient souvent affaire
à des situations d'urgence et 81% qu’ils intervenaient souvent dans des situations qui
n’étaient caractérisées ni par leur urgence ni par leur violence (en raison de l'ambi-
guïté du terme « souvent », ces deux réponses ne sont pas mutuellement exclusives).
Toutefois, une autre question portant sur les procédures d'intervention et les équi-
pements qu’on utilise dans les situations d'urgence - particulièrement la conduite à
grande vitesse et le déclenchement de la sirène - nous oblige à relativiser la propor-
tion élevée de ceux qui disent intervenir souvent en situation d'urgence : en effet, la
proportion des policiers ayant souvent recouru à ces moyens était tombée au-
dessous de 50%.Tout préliminaires qu’ils soient, ces résultats indiquent que la per-
ception de l'urgence est profondément labile. Il en va ainsi a fortiori de la percep-
tion de la nécessité d'utiliser la force, qui est souvent mise en forme par des enjeux
professionnels. Nous avons siégé pendant quatre ans au sein d'un comité civil chargé
de recueillir les plaintes des citoyens contre les policiers et nous avons pu constater
que dans un nombre élevé de plaintes contre la police pour brutalité, la victime était
elle-même accusée de voies de fait contre un agent de la paix. Le but de cette inven-
tion policière était de justifier ex post facto la force déployée contre le citoyen.

Une attention soutenue portée à la construction des événements par la police


pourrait conduire à une inversion du bittnérisme. Au lieu de dire que la police use de
sa force dans les situations qui requièrent une solution coercitive, on dirait alors que
les policiers structurent l'événement de telle manière qu’ils puissent utiliser la force
dont ils disposent pour dénouer une situation. Cette inversion ne saurait être que
partielle, car les policiers interviennent le plus souvent en répondant à l'appel d'un
citoyen qui a déjà défini l'événement à sa manière. Outre le fait que rien n’empêche
le policier de surimposer sa propre définition, cette remarque ne fait toutefois que
déplacer d'un cran une difficulté sur laquelle Bittner demeure silencieux. Les ci-
toyens qui réclament l'intervention de la police construisent-ils de [67] façon homo-
gène les événements qui déclenchent leur appel ? Seule la recherche empirique peut
apporter une réponse à ce genre de question.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 69

La sémantique

La sémantique ne renvoie pas ici à la théorie du sens des mots, comme en linguis-
tique, mais désigne plutôt le rapport des signes avec ce qu’ils désignent, comme on
l'entend en logique. En d'autres termes, nous allons traiter de la conformité de la
sociologie bittnérienne aux données empiriques, telles qu'elles ont été recueillies par
la recherche. Nous traiterons d'abord des limites générales du bittnérisme et nous
aborderons ensuite un ensemble de points particuliers.

Les critiques de Bittner lui reprochent d'avoir élaboré une théorie qui ne rend
pas compte d'une partie significative des activités de la police. Comme nous l'avons
vu, Bittner a lui-même précise que ses affirmations s'appliquaient surtout à la police
en tenue et, avons-nous ajouté, sans grade. Cet avertissement a été oublié et bon
nombre de ceux qui ont adopté sa théorie la tiennent pour une théorie générale de la
police. Articulée à partir des concepts d'urgence, de crise et de réaction à une de-
mande extérieure pressante, la sociologie de Bittner est tout entière investie dans
une description du présent de l'intervention policière. Or, l'activité policière précè-
de souvent l'événement et, de façon systématique, elle en constitue le suivi. Nous
présenterons donc un relevé de ce qui n’est pas pris en compte par Bittner en fonc-
tion de ce qui précède l'événement, de ce qui lui est contemporain et de ce qui le
suit.

En ce qui a trait à ce qui précède l'événement, on peut identifier trois activités :


le renseignement, la prévention du crime et les actions proactives. Le renseignement
peut suivre ou précéder l'événement, mais nous le rangeons parmi les actions qui
précèdent l'intervention policière, car son but est de la guider, ce qui implique logi-
quement une préséance temporelle du renseignement sur l'opération. Si l'on excepte
les formes, d'ailleurs rigoureusement illégales, de recours à la force pour obtenir
des renseignements (la torture, le passage à tabac), définir la police par son usage
de la force dans des situations d'urgence présente peu d'intérêt pour rendre comp-
te de cette activité. La prévention, quant à elle, consiste en un ensemble de mesures
qui ont pour but d'empêcher l'apparition d'incidents criminels ou de désordre. Il est
donc difficile d'en rendre [68] compte par le biais d'une théorie essentiellement
réactive de la police. Même aujourd'hui, les activités de prévention ne constituent
pas une part importante de l'action policière. Néanmoins, ceux qui s'efforcent de
réfléchir à l'avenir de la police plaident pour qu'on leur accorde une place prépondé-
rante. Enfin, la proaction désigne les opérations déclenchées par la police, qui oc-
cupent un rôle privilégié dans la lutte contre la criminalité transactionnelle (le trafic
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 70

de drogue, la contrebande, la prostitution). Comme Manning (1980) l'a montré de


façon définitive dans le domaine de la lutte contre la drogue, la proaction policière
consiste à créer l'événement qui justifiera l'intervention policière. Il est, dans cette
mesure, impossible d'en rendre compte dans le cadre d'une théorie réactive de la
police, où les contextes d'intervention sont en principe générés indépendamment de
son action.

Sur le plan de ce qui est contemporain à l'événement, on peut retenir la question


de la sécurité privée et celle de la mobilisation de l'intervention policière. La se-
conde moitié du XXe siècle a été caractérisée par le développement accéléré des
agences privées de sécurité. Une sociologie de la police qui privilégie la réaction à
l'événement et l'usage de la force ne constitue pas un cadre adéquat pour en rendre
compte - et on aurait peine à trouver un seul sociologue de la sécurité privée qui
adopte les positions de Bittner. L’un des ouvrages les plus influents sur cette ques-
tion (Johnston, 1992a, p. 188-195) critique sévèrement sa conception monopoliste de
l'usage de la force. Ces critiques s'adressent moins à Bittner lui-même, qui da jamais
prétendu avoir étudié la sécurité privée, qu’à toute sociologie qui prétendrait, sur-
tout en cette période de dispersion du contrôle social, faire la théorie de la police en
omettant sa composante privée (Ocqueteau, 1992 ; 1993 ; 2002 ; Shearing et Sten-
ning, 1981a).

Depuis les premiers travaux de Thomas Bercal (1970), d'Elaine Cumming, Ian
Cumming et Laura Edell (1965), d'Albert Reiss (1971) et de John Webster (1970),
les recherches sur ce qui déclenche la mobilisation policière se sont multipliées (An-
tunes et Scott, 1981 ; Ericson, 1981 ; 1982 ; Punch, 1979 ; Punch et Naylor, 1973 ;
Shearing, 1984 et Walsh, 1986). Pour l'essentiel, ces recherches soulignent la diver-
sité des appels que reçoit la police ainsi que celle des motifs pour lesquels les ci-
toyens réclament son intervention. Dans une étude effectuée pour le compte de la
Commission de réforme du droit du Canada, Martin Friedland (1975, p. 49-50) a es-
timé que l'une des catégories d'appels les plus fréquemment [69] reçus par la police
de Toronto concernait des demandes d'information juridique : plus de 3 000 000
d'appels, sur les 10 000 000 reçus annuellement par 20 services de police desser-
vant une population estimée à 8 000 000 d'habitants. En plus de ses résultats empi-
riques, l'importance de la démarche de Friedland tient dans sa méthode. Il n'a pas
seulement analysé les appels dirigés vers les services d'urgence de la police
(l’indicatif 9-1-1), mais il s'est penché sur les très nombreux appels (de 3 à
6 000 000) qui aboutissaient sur les lignes téléphoniques administratives de la poli-
ce, trop peu étudiées par les théoriciens bittnériens de la police. La nature de ces
appels révèle que les citoyens considèrent la police comme une source d'information
presque autant que comme une source d'intervention.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 71

Shearing (1984, p. 20-22) estime à plus de 35% la proportion des appels reçus
par la police de Toronto se rapportant exclusivement à sa fonction de service. Dans
l'ensemble, ces études auraient plutôt tendance à infirmer la conception homogène
du rôle de la police et n’apportent donc aucune validation aux thèses de Bittner. En
effet, même en tenant compte des demandes d'intervention des préposés aux sys-
tèmes d'alarme installés par les agences privées de sécurité, les appels qui relèvent
de situations d'urgence ne dépassent pas 15% (le vol à main armée, qui constitue
l'une des seules situations d'urgence véritable, ne constitue que 0,3% des appels).
Par contre, les appels des policiers entre eux pour des raisons d'administration in-
terne comptent pour 23,6% du total.

On possède très peu de travaux sur l'action de la police en milieu rural et dans
des territoires spéciaux, comme les réserves amérindiennes. Tammy Landau a soute-
nu, en 1993, une thèse à l'Université de Toronto, où elle s'efforce de démontrer les
insuffisances de la sociologie bittnérienne pour rendre compte de l'action de la poli-
ce dans ces réserves.

Pour ce qui est des actions de la police postérieures à un incident ayant réclamé
son intervention, nous retiendrons l'enquête policière et la prise de rapports. Si l'on
excepte son aboutissement recherché, la résolution d'un crime et une arrestation,
tout le travail de l'enquête criminelle consiste en une recherche d'information. Cer-
tes, l'usage de la coercition peut être pertinent pour rendre compte de l'enquête -
pensons aux pouvoirs des juges d'instruction et, dans un contexte anglo-saxon, aux
autorisations judiciaires de perquisitionner - mais le travail de l'enquête ne saurait
être interprété par une grille d'analyse qui octroie une place privilégiée à [70] l'usa-
ge de la force. Plusieurs des questions relatives à l'enquête s'accordent mal avec la
perspective de Bittner. En effet, comment interpréter, au regard d'une problémati-
que de l'usage perçu de la coercition, toutes ces opérations dont le caractère coer-
citif n'est jamais connu parce qu’elles sont conduites en secret (par exemple, l'in-
terception des communications privées et les diverses formes de surveillance) ? Il
faut insister sur le fait qu’une grande partie des activités de corps comme la Police
judiciaire, Scotland Yard, le BKA ou le FBI américain, qui sont des symboles puis-
sants de l'action policière, tombent en dehors du paradigme bittnérien.

Selon nos propres recherches sur le SPVM, la prise de rapports occupe 16 % du


temps des policiers en tenue. Ericson (1994, p. 6) nous apprend que la police de To-
ronto dispose de 350 formulaires de rapport différents et que la Gendarmerie roya-
le du Canada en possède 2 000. La rédaction des rapports, qui pourtant représente
un investissement significatif du temps de la police, constitue un contre-exemple
irréductible de la thèse de l'usage de coercition, aussi virtuel qu'on veuille le conce-
voir. En plus de requérir du temps, ces rapports constituent la base des banques de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 72

données policières, dont le rôle est déjà déterminant et qui seront appelées à jouer
un rôle croissant.

Dernière lacune, enfin, qui relève d'un défaut fondamental de perspective : la


définition bittnérienne du rôle de la police ne nous éclaire en rien sur sa fonction par
rapport aux victimes et plus généralement aux demandeurs de service, dans la mesu-
re où leurs besoins peuvent excéder la simple maîtrise de leur(s) agresseur(s).

Il semble donc que le paradigme bittnérien ne puisse se rapporter qu’à une seule
partie - et pas la plus grande ni même la plus significative - des activités de police.

Un monopole fictif

Nous avons vu qu’au terme de sa description de la montée du pacifisme au XIXe


siècle, Bittner parvenait à la conclusion que le meilleur moyen que les Britanniques
avaient trouvé pour limiter l'usage de la force avait été d'en donner le monopole à la
police. Or, ce monopole a été mis en cause par plusieurs chercheurs (Lustgarten,
1986, p. 94 ; Sykes, 1977, p. 238). En 2003, le Code criminel du Canada reconnaissait
toujours la légitimité du recours aux châtiments corporels par les parents sur leurs
enfants et par les instituteurs sur leurs élèves. À ces pouvoirs, s'ajoutent le pouvoir
[71] d'internement des psychiatres, l'emprise des travailleurs sociaux sur les assis-
tés, l'autorité des agents de probation et de libération conditionnelle sur leurs
clients, celle des gardiens de prison sur les détenus et les immenses pouvoirs de
coercition dont dispose la magistrature après qu’un contrevenant a été estimé cou-
pable d'une infraction. À la condition de restreindre la signification de l'expression
« situation » utilisée par Bittner dans sa caractérisation du rôle de la police, sa défi-
nition s'applique en effet littéralement au rôle des juges qui imposent des peines
privatives de liberté selon leur « compréhension intuitive des exigences de la situa-
tion des condamnés ». On ne saurait minimiser l'importance de ces relations coerci-
tives, maintenant que l'on commence à connaître l'étendue des pouvoirs qui sont
exercés à l'intérieur des familles, des internats, des tribunaux et des prisons. À ces
remarques sur l'irréalité du monopole policier de la force coercitive s'ajoute la re-
connaissance décisive par Bittner du rôle de l'armée et d'organismes paramilitaires
dans la répression des désordres civils et des violences collectives. De son aveu mê-
me, le monopole est partagé. Rappelons enfin que ce monopole devient véritablement
illusoire si l'on tient compte des agences privées de sécurité et de ce que Johnston
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 73

(1992a) appelle des appareils policiers « hybrides » 37 . La seule façon de sauver le


bittnérisme est alors de l'enfermer dans un cercle vicieux où la police disposera
toujours du monopole de l'exercice légitime de la violence parce qu’on s'obstinera à
définir comme policier toute personne qui exerce légitimement la violence, y compris
un père de famille.

Les pouvoirs de la police d'exercer la force physique

Dans un texte précité, Bittner affirme que le mandat de la police de procéder à


l'arrestation des contrevenants dérive de son autorité générale d'exercer la force.
Cette affirmation est juridiquement incorrecte, aucun texte ne conférant à la police
une autorisation générale d'user de la force à sa discrétion, à tout le moins dans les
sociétés de droit anglo-saxon comme le Canada. Il se peut toutefois que la descrip-
tion de Bittner ait adéquatement rendu compte de la situation qui prévalait dans les
bas quartiers et les ghettos des États-Unis pendant les années 1960 et auparavant.
À cette époque, la police n’avait de compte à rendre à personne et, pour reprendre
l'expression de Bittner, le policier représentait dans les ghettos et les quartiers
défavorisés une figure dont le pouvoir et l'importance [72] inspiraient la terreur (« a
figure of awesome power and importance », 1970/1990, p. 159).

Cette situation a cependant profondément évolué sous deux aspects. D'abord, la


police est loin d'être aussi intimidante qu’elle l'a été dans le passé. En particulier
dans les ghettos ethniques - au Canada, dans les réserves autochtones -, son autorité

37 Dans son remarquable ouvrage sur la sécurité privée, Johnston consacre le cha-
pitre 6 aux appareils policiers hybrides. Ceux-ci sont constitués par des appa-
reils mixtes qui tiennent à la fois du public et du privé, comme un service offi-
cieux de renseignement fondé aux États-Unis par d'anciens policiers gardant le
contact avec leurs ex-collègues du public, qui leur fournissent des renseigne-
ments de façon systématique. Il existe en outre un très grand nombre d'appa-
reils parapoliciers qui ont été créés par divers services gouvernementaux et qui
peuvent être qualifiés d'hybrides, comme la « police » des postes, des trans-
ports et les sections d'enquête de diverses agences de régulation. Rappelons à
cet égard que le premier assaut contre la secte religieuse de Waco aux États-
Unis, qui a fait plusieurs morts et qui a précipité la crise, avait été donné par un
groupe d'intervention d'un service gouvernemental américain non policier chargé
d'appliquer la législation sur le tabac, l'alcool et les armes à feu. Les appareils de
contrôle hybrides constitueront à l'avenir un chantier de recherche de plus en
plus important. Johnston (1992a, p. 115-117) en fournit une première énuméra-
tion pour le Royaume-Uni.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 74

est ouvertement défiée et elle est en butte à une hostilité telle qu'elle est réticente
à y intervenir, si ce n’est dans le cadre d'un déploiement collectif de force policière.
Le problème de l’insécurité policière est une réalité avec laquelle la police a de plus
en plus de difficulté à composer (qui protégera la police contre les délinquants les
plus résolus et les plus violents ?). Le second changement est plus important : la poli-
ce est maintenant sommée de rendre des comptes par un grand nombre d'instances
(les groupes de pression, les organismes administratifs de surveillance externe, les
tribunaux civils et, enfin, la presse) et de façon encore plus pressante quand elle use
de la force physique. Or, la seule défense que peut présenter un policier accusé
d'avoir abusé de son pouvoir de recourir à la force physique est d'avoir dû l'em-
ployer pour prévenir un crime ou pour procéder à l'arrestation d'un contrevenant.
Lorsque le policier use de son arme, les marges des justifications qu'il doit fournir
sont encore plus étroites. Au cours des quatre années où nous avons siégé au sein
d'un comité de surveillance de la police du gouvernement québécois, nous n’avons
jamais été témoin d'un seul cas où un policier, pour se défendre d'avoir abusé de son
pouvoir, s'en était remis à une prétendue autorisation générale d'exercer la force.
Dans tous les cas, la défense du policier reposait sur son action pour prévenir ou
réprimer un délit. Il ne nous apparaît pas contestable que l'un des effets du renfor-
cement de l'obligation pour la police de rendre des comptes a été de contraindre
celle-ci à faire la preuve que l'exercice de son pouvoir de coercition physique était
exclusivement fondé sur sa mission de lutte contre le crime. Nous donnerons un au-
tre indice de ce changement.

Le recours ultime

L’un des passages les plus cités de The Functions of the Police in Modern Society
est celui où Bittner réfute l'objection que le travail policier est une forme de théra-
pie et de travail social (1970/1990, p. 27). Cette objection, répond l'auteur, néglige
le fait capital que les médecins et les travailleurs sociaux appellent la police quand ils
ne peuvent plus contrôler une [73] situation. Nous avons tenté de soumettre cette
affirmation à une validation empirique en interrogeant des responsables d'institu-
tions susceptibles de recourir en dernière instance aux services de la police (hôpi-
taux, cliniques psychiatriques, centres d'accueil pour jeunes et pour personnes âgées
et prisons). Les institutions visitées règlent elles-mêmes les crises violentes qu’elles
ont à affronter. Le plus souvent, l'intervention de la police est sollicitée pour pren-
dre en charge un client de l'institution qui a été maîtrisé par les soins de son person-
nel et qui, selon les autorités administratives, doit faire l'objet d'accusations crimi-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 75

nelles. La seule exception à cette règle se présente dans les institutions psychiatri-
ques qui utilisent effectivement la police comme ressource de dernière instance,
lorsque leurs patients ont des comportements homicides. Or, le personnel de deux
des plus grandes institutions psychiatriques de Montréal nous a confié que les poli-
ciers étaient réticents à répondre à ses appels, même dans les cas de grande urgen-
ce, car ils ne peuvent espérer qu’un maigre bénéfice judiciaire de ces appels. Les
personnes qu’ils devraient alors arrêter étant à divers degrés des malades mentaux,
elles ne peuvent en effet que difficilement faire l'objet d'accusations criminelles.
C'est pourquoi la police tarde à répondre à ces appels et a tendance à laisser au per-
sonnel de ces institutions le soin de résoudre les crises.

L'emploi de la force

Nous avons interrogé les policiers de notre échantillon sur les stratégies qu’ils
utilisaient pour résoudre les conflits au cours desquels ils intervenaient. À peine
2,33% ont reconnu qu'ils utilisaient la coercition et 51,7% se sont dits en désaccord
avec un recours à la contrainte dans les cas où ils essuyaient un refus de la solution
qu'ils proposaient initialement. Il est évidemment possible de rejeter ces résultats
en alléguant la mauvaise foi des policiers qui ont répondu à notre questionnaire. Ce
serait négliger délibérément la confusion extrême qui règne chez les policiers au
sujet de la légitimité de l'emploi de la force et se fonder davantage sur des présup-
posés que sur l'observation du travail de terrain et sur des entretiens avec des poli-
ciers, auxquels nous nous sommes systématiquement livré. Notons enfin que les ré-
ponses que nous avons obtenues correspondent en fait à la proportion très peu éle-
vée de recours à la violence par les policiers.

[74]

Tous ces résultats ne réfutent pas une théorie qui se dérobe à l'épreuve des
faits. Nous pensons toutefois qu’ils devraient nous faire hésiter à voir dans la socio-
logie bittnérienne de la police le paradigme qui doit être utilisé pour penser l'évolu-
tion future des actions de police, que celles-ci relèvent du domaine public ou du do-
maine prive.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 76

La pragmatique

La pragmatique de la police consiste en l'évaluation de la qualité de ses opéra-


tions en fonction du rôle qui lui a été attribué. Or, force est de constater que le lien
entre la définition bittnérienne du rôle de la police et l'évaluation de la qualité de
ses interventions est de nature essentiellement paradoxale. Ce paradoxe peut être
mis en lumière par le moyen d'une comparaison.

Soit cette définition de l'instruction obligatoire, que nous avons évidemment fa-
briquée pour les besoins de notre argumentation : l'école publique est un mécanisme
destiné à la distribution non négociable des connaissances, mis au service d'une com-
préhension intuitive du développement d'un enfant. On ne saurait définir de cette
façon l'instruction publique et ajouter d'un même souffle qu'il est souhaitable que
l'enseignant(e) transmette le moins de connaissances possible à ses élèves. Or, c'est
pourtant très exactement ce que fait Bittner en définissant la police comme un mé-
canisme destiné à la distribution de la force coercitive, tout en limitant cette distri-
bution, comme nous l'avons vu, au minimum (rappelons que Bittner [1970/1990, p.
187], considère qu’il est pensable que la police renonce complètement à la force phy-
sique dans le futur). Bittner établit donc une dichotomie entre ce qu’il appelle une
description de la fonction policière, qui repose sur le concept de force, et une éva-
luation de la performance policière, dont le critère basique est une exigence radicale
de limiter l'usage de la force. Cette dichotomie, il faut le souligner, ne s'applique pas
de façon univoque à toute institution qui fait usage de la force. Comme Clausewitz,
on peut en effet soutenir à la fois que la fonction de l'armée est de faire la guerre
et que bien faire la guerre implique l'anéantissement total de l'ennemi par tous les
moyens.

Sans nier les apports très considérables des travaux de Bittner à la pragmatique
de la police, nous soulèverons un problème. La dichotomie bittnérienne entre la des-
cription de la fonction policière et l'évaluation [75] des prestations de la police ne
risque-t-elle pas de communiquer un message d'une redoutable ambiguïté aux inter-
venants policiers ? Ce message s'énoncerait ainsi : votre mission est de frapper, mais
faites-le avec le plus de mesure possible ! Selon ce qu'elle retiendra de ce mot d'or-
dre, la police peut donner aveuglément la charge, comme à Waco au Texas, avec les
résultats désastreux que l'on sait, ou elle peut s'installer dans la tolérance, avec le
risque d'en payer elle-même le prix ou de le faire payer à ceux qu’elle est censée
protéger. Il se peut toutefois - et cette possibilité ne doit en rien être écartée -
que le caractère équivoque du mot d'ordre précité cristallise toute la difficulté
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 77

d'avoir une police efficace dans une société libre. Il arrive à Bittner de traduire la
dichotomie entre la description du rôle de la police et l'évaluation de ses pratiques
par la distinction entre la responsabilité du policier (intervenir dans des situations
qui réclament l'usage de la force) et ses aptitudes effectives (skills) à réduire au
minimum ce recours à la force. Cette polarisation entre les responsabilités et les
aptitudes de la police est peut-être indépassable.

Le paradigme bittnérien :
rejet ou transformation

Retour à la table des matières

Comme nous l'avons dit au début de ce chapitre, notre propos n’était pas tant de
montrer que la sociologie bittnérienne de la police devait être écartée que de mettre
en lumière la nécessité d'une réévaluation de la place du recours à la force dans la
définition du rôle de la police. Nous croyons que l'ensemble des critiques que nous
avons formulées à l'endroit de la sociologie de la police développée par Bittner justi-
fie la conclusion que le paradigme bittnérien doit effectivement être transformé, en
conservant ce qu'il y a d'irréductible dans sa vérité. Pour ce qui est de la force, la
caractéristique de la police est moins d'en monopoliser l'exercice que d’avoir recours
dans des situations beaucoup plus variées que d'autres appareils qui partagent avec
elle la prérogative de l'exercer légitimement. Toutefois, cette affirmation ne résout
pas le problème de l'importance qu’il convient d'attribuer à la force dans la défini-
tion du rôle de la police. Ceci étant dit, plusieurs questions continuent de se poser.

Première question : une critique de Bittner équivaut-elle à une critique de toute


théorie de la police qui accorderait une place centrale au recours à la force dans sa
définition du rôle de la police ? Il faut répondre par la négative, mais se hâter
d'ajouter que Bittner est le sociologue de la police qui a construit l'appareil théori-
que le plus développé - à notre avis, cet [76] appareil théorique demeure le seul en
sociologie - permettant d'établir scientifiquement l'importance du recours à la force
dans la définition du rôle de la police. Si on retire à cette définition de la fonction
policière par la force son fondement bittnérien, on reste avec un lieu commun impré-
cis soutenu par un dogmatisme juridique athéorique. En d'autres termes, si on met
de côté Bittner, non seulement une théorie coercitive de la police reste à faire, mais
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 78

elle doit au moins se hisser au niveau des exigences exemplaires d'une sociologie de
la police telle qu’elle a été développée par cet auteur.

Deuxième question : comment rendre compte du pouvoir de persuasion très


considérable - on pourrait même soutenir qu’il est indépassable - du paradigme coer-
citif de la fonction policière ? La réponse est relativement simple. En dépit de toutes
les démonstrations que la police ne possède pas le monopole exclusif de l'usage de la
force, une définition de la police qui octroie une place centrale à cet usage semble
satisfaire à la plus impérative des exigences de la définition, à savoir l'énoncé du
caractère distinctif de son objet. C'est en quoi pèchent actuellement ceux qui s'ef-
forcent de dépasser Bittner. Pour l'essentiel, le paradigme de rechange proposé par
Manning (1979 ; 1988 ; 1989), Ericson (1994), Ericson et Shearing (1982) et caution-
né par Reiss (1992) repose sur une définition de la police basée sur son rôle dans la
production et le traitement de l'information, du renseignement et d'un savoir ex-
pert. On peut objecter à cette théorie qu’elle ne propose rien qui soit spécifique à la
police. En effet, tous les appareils de 1'État, sans compter les grands réseaux com-
merciaux privés, accumulent une masse de renseignements sur leurs cibles et sur
leurs clients. Il faudrait donc montrer en quoi l'informatique policière est irréducti-
blement distincte des autres banques de données. On pourrait tenter de le faire en
établissant un lien contraignant entre l'information policière et la gestion des ris-
ques et de la sécurité.

Ces remarques nous amènent à soulever une dernière question. Existe-t-il une al-
ternative véritable au bittnérisme, c'est-à-dire à une conception coercitive de la
police ? Cette question est redoutable et on peut l'aborder de deux manières.

La première manière peut être illustrée en référence à Bittner lui-même. En bon


ethnométhodologue, il accorde une grande place à la médecine, qui lui fournit la mé-
taphore fondatrice de sa pensée. Cette métaphore est celle de la chirurgie dans son
rapport avec la médecine. La [77] chirurgie est la mesure de dernier recours de la
médecine, à laquelle on ne doit recourir qu'en toute dernière instance (Bittner,
1970/1990, p. 190). On voit bien dans cette métaphore ce à quoi la police est assimi-
lée : c'est évidemment la chirurgie ; on voit beaucoup moins bien ce qui tient dans les
actions de police le rôle de la médecine générale, à savoir une fonction qui resterait
en retrait de l'usage de la force physique. On pourrait imaginer qu’à l'avenir la police
reproduira la distinction entre la médecine générale et la chirurgie s'assimilant ef-
fectivement à la seconde. On assisterait alors à un resserrement des fonctions de la
police, réduite à des escouades de spécialistes de l'intervention d'urgence violente
(genre SWAT, GIGN ou CRS) ou à des brigades spécialisées dans la lutte contre
certaines formes de criminalité (trafic des stupéfiants, crime organisé et terroris-
me). Même si cette évolution est conforme à la métaphore de Bittner, elle s'écarte
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 79

doublement de sa théorie. Dans ses tendances actuelles, cette évolution accorde en


effet un rôle prépondérant à l'enquête et au renseignement, en ce qui concerne les
brigades spécialisées. Or, comme nous l'avons vu, on ne peut rendre compte de l'en-
quête et du renseignement policiers dans le cadre d'une théorie coercitive de la
police accordant un statut privilégié à l'intervention d'urgence. Ensuite, la police se
voit octroyer la responsabilité première du maintien de l'ordre dans des situations
de violences et/ou de désordres collectifs, ce qui s'écarte une deuxième fois de
l'orthodoxie bittnérienne.

La seconde manière de sortir de l'impasse consiste à nier son caractère aporéti-


que et à lui donner un droit d'existence (en fait, incontournable). Les manifestations
du crime et du désordre, dit-on souvent, sont tellement hétérogènes que toute ten-
tative pour leur trouver un commun dénominateur en dehors de la prohibition légale
dont elles font communément l'objet est d'avance vouée à l'échec. On argumenterait
semblablement par rapport à la police : ses tâches sont trop diversifiées pour qu’on y
trouve une trame commune. On pourrait même être tenté de situer la spécificité de
la police dans le contraste entre la généralité indépassable de ses tâches et la spéci-
ficité de celles des autres appareils de l'État et de la société civile. Ce qui distingue
l'homme à tout faire est précisément qu'il est le seul à tout faire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 80

[78]

Tableau 2. Police et coercition

- synthèse

Retour à la table des matières

La police coercitive selon Bittner Difficultés

Théorie jusqu’ici influente (Mont- Nouvelle tendance : la police de l’expertise


jardet, Reiner, Clockars) (Manning, Ericson)

Police exclusivement définie par police soumise à une obligation de résultat


son moyen

moyen utilisé en ultime recours = notion floue : s’étant de l’autorité à la violen-


Force ce physique (théorie difficile à falsifier)

Spécificité : le policier est le seul Aperçue fondamental et à retenir : le gar-


qui peut utiliser la force en toutes dien de prison, par exemple, ne peut utiliser
circonstances la force que dans son établissement

contexte d’intervention : ponctuel, rareté de l’urgence et fréquence des tâches


individualité, URGENCE générales de SURVEILLANCE

théorie réaliste de la réaction poli- tient peu compte d’activités précédant


cière à un incident indésirable l’événement : toute la prévention

policier est un art fondé sur une tendance actuelle : développer une planifica-
saisie immédiate des exigences tion policière et la police scientifique
d’une situation

théorie consensuelle : on fait venir la police intervient dans une situation de


la police pour les mêmes raisons conflit, ou une des parties ne réclame pas
son intervention

perspective descriptive utilité restreinte pour l’évaluation de la per-


formance policière
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 81

[81]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

Deuxième partie
PROXIMIÉ ET
VISIBILITÉ

Retour à la table des matières


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 82

[83]

Deuxième partie :
Proximité et visibilité

Chapitre 3
La réinvention de
la proximité 38

Un nouveau viatique : « la communauté »

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Cette partie de notre ouvrage est consacrée à suivre le déroulement complexe


du processus de réforme des polices anglo-saxonnes, qui a commencé à se déployer
dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La réforme des polices est maintenant un
mouvement global qui s'est étendu à presque toutes les polices. La réforme a débuté
par l'irruption d'un mot sur la scène terminologique - community, en français, « com-
munauté » - qui a rapidement pris la valeur d'un emblème derrière lequel les réfor-
mateurs ont commencé par se ranger, quitte à revoir par le suite leur engagement,
comme nous le verrons dans les chapitres suivants.

La consultation des banques de données bibliographiques est toujours révélatrice


des tendances qui marquent les recherches universitaires ou institutionnelles. Ces
banques de données produisent de l'information bibliographique (titres d'articles ou

38 Une version préliminaire de ce chapitre a été initialement publiée dans Les ca-
hiers de la sécurité intérieure, janvier 1990, p. 203-240.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 83

de livres) à partir de la spécification de mots clés (en anglais). Voici quelques exem-
ples du nombre de textes associés à une expression clé (nous traduisons en français
les expressions utilisées) :

- police/sécurité privée : 48 titres

- police/tendances futures : 61 titres

[84]

- police/réforme : 95 titres

- police/communauté : 668 titres

Comme l'indiquent ces résultats, la police dite « communautaire » (community po-


licing) constituait alors, à tout le moins dans les écrits, une tendance - un programme
- que l'on pourrait qualifier d'incontournable pour ce qui est de l'Amérique du Nord
et, plus généralement, des pays anglo-saxons (Loree et Murphy, 1987), tendance qui
est de plus en plus remise en question de nos jours.

Nous nous sommes donc résolu à rassembler une partie de nos propos autour de
ce thème de la police de communauté pour plusieurs raisons. D'abord, comme nous
venons de le dire, à cause de son importance, voire son omniprésence dans les champs
de la recherche et de la pratique depuis un certain temps. À la fin des années 1980,
le National Institute of Justice du ministère de la justice des États-Unis et la John
E Kennedy School of Government de l'Université de Harvard ont consacré à ce thè-
me une série de fascicules intitulés Perspectives on Policing (Hartmann, 1988 ; Kel-
ling et Moore, 1988 ; Kelling et Stewart, 1989 ; Kelling, Wasserman et Williams,
1988 ; Moore et Trojanowicz, 1988a ; 1988b ; Moore, Trojanowicz et Kelling, 1988 ;
Sparrow, 1988 ; Wasserman et Moore, 1988). L’alliance de l'Institut de recherche
du ministère de la justice et de la plus prestigieuse des universités américaines est
un signe des efforts déployés pour provoquer une réforme de la police qui s'oriente-
rait vers l'établissement d'une police de communauté.

L’importance de ce mouvement ne se limite cependant pas à sa réalité factuelle.


Cette tentative de réforme manifeste au niveau de la police l'impasse dans laquelle
était parvenu tout le système de la justice pénale. Mais il serait naïf de dire qu’un
vent de renouveau souffle sur la justice pénale, puisque le renouvellement prend,
dans tous les cas, la forme d'une redécouverte de principes énoncés au Siècle des
lumières. Néanmoins, la conscience de l'échec est telle, dans le monde de la justice,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 84

qu’elle a engendré un volontarisme de la réforme pour lequel toute rupture semble


prometteuse.

Les réformes accomplies dans d'autres domaines de la justice pénale ont donné,
aux États-Unis, des résultats inverses de ceux qui étaient attendus. Par exemple, le
développement de lignes directrices en matière de détermination des peines, qui
devaient réduire la population carcérale, [85] l'ont fait croître de manière exponen-
tielle jusqu’à plus de 2 000 000 de prisonniers (Blumstein, 1988 ; Garland, 2001b ;
Tonry, 1995). Avertis par ces expériences décevantes, nous devons faire preuve de
circonspection pour ce qui est du mouvement actuel vers la création d'une police de
communauté, dont l'un des aboutissements est à l'heure présente la police de tolé-
rance zéro.

Dans ce chapitre, nous nous proposons d'abord d'identifier les principaux fac-
teurs qui ont engendré les propositions actuelles de réforme. Nous décrirons ensuite
le nouveau paradigme pour la police, proposé par les réformateurs. Nous ferons état,
en troisième lieu, des très nombreuses critiques opposées à ce modèle. Dans une
quatrième partie, nous allons brièvement rapporter des développements qui sont
relativement extérieurs aux projets actuels de réforme. Nous présenterons finale-
ment, en conclusion, nos hypothèses sur la signification des projets actuels de chan-
gement.

L'impasse initiale

Retour à la table des matières

Alors qu'on est de plus en plus sceptique par rapport aux effets de la recherche
dans les sciences sociales, il existe néanmoins un domaine où les résultats de la re-
cherche ont eu un résultat positif. Ce domaine est celui des recherches évaluatives
sur les opérations policières. Cette influence s'explique en grande partie par le fait
que les recherches ont été faites sous l'égide d'organismes qui jouissaient de liens
institutionnels et privilégiés avec les milieux policiers, tels la Police Foundation, la
Law Enforcement Assistance Administration (LEAA) et le National Institute of Jus-
tice. D'autres recherches, dont les résultats sont très influents, ont été effectuées
par des organismes privés, telle la Rand Corporation, qui jouissent d'une audience
considérable dans les milieux policiers et gouvernementaux américains. Au Canada, le
Collège canadien de police et son journal ont donné un écho considérable aux travaux
poursuivis aux États-Unis.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 85

La mesure de l'efficacité
des opérations policières

Une série de rapports de recherche d'une remarquable solidité ont été produits
à la suite de recherches empiriques conduites dans plusieurs villes des États-Unis,
avec la collaboration des services de police de ces villes. Plusieurs de ces recherches
ont porté sur les différentes modalités [86] de la patrouille policière (Chaiken,
1975 ; Kelling et Wycoff, 1977 ; Tien, 1977). Ces recherches ont donné lieu à trois
constats d'échecs majeurs, qui ne sont plus véritablement remis en cause.

- La patrouille motorisée. Le premier de ces constats est relatif à la patrouille


policière en voiture. Des recherches menées surtout à Kansas City (Kelling,
Pate, Dieckman et Brown, 1974a ; 1974b ; voir aussi Boydstun, 1975 ; Boyds-
tun et Sherry, 1975 ; Boydstun, Sherry et Moelter, 1977 ; enfin, Fienberg,
Larntz et Reiss, 1976) ont démontré que la simple présence de véhicules de
police n’avait pas d'effet discernable sur les taux de criminalité et, de façon
plus générale, sur le maintien de l'ordre. L’expérience consistait à choisir
trois quartiers comparables de Kansas City et d'augmenter la patrouille poli-
cière en automobile pour l'un, de la supprimer pour l'autre, et de la laisser
telle qu'elle était avant l'expérience pour le troisième. Ces changements
dans la présence de véhicules peints aux couleurs de la police dont pas donné
de résultat significatif au plan de l'évolution des taux de criminalité. Ceux-ci
sont demeurés sensiblement les mêmes dans les trois quartiers choisis.

- La rapidité de l'intervention. Un des poncifs de la stratégie policière améri-


caine était que la rapidité d'intervention maximisait les probabilités d'ap-
préhender les coupables. Les recherches menées à Kansas City (Kansas City
Police Department, 1977 ; MacEwen, Connors et Cohen, 1986) et dans d'au-
tres villes ont invalidé ce postulat. Les recherches ont montré que les ef-
forts de la police pour intervenir rapidement étaient annulés par le retard
que prenaient les victimes à solliciter l'aide de la Police.

- L’enquête policière. Finalement, une série d'études ont considérablement ré-


duit les attentes que l'on pouvait avoir par rapport à l'enquête policière
(Chappell, Gordon et Moore, 1982 ; Greenwood, Chaiken, Petersilia, 1977 ;
Greenwood et Petersilia, 1976 ; Sanders, 1977). Pour l'essentiel, les études
ont démontré qu'il était relativement rare que la police trouve l'identité d'un
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 86

coupable en suivant le filon d'indices factuels, quelles que soient l'ampleur et


le degré de sophistication des moyens techniques utilisés. Dans les cas où
personne - victime, témoin, délateur ou informateur - ne pouvait révéler à la
police le nom de l'auteur(e) de l'acte criminel, il y avait peu de probabilité
que celle-ci découvre l'auteur(e) d'un crime.

[87]

La signification de ces constatations pourrait difficilement être exagérée. Les


opérations de la police nord-américaine reposaient toutes entières sur la triple idée
que la patrouille en voiture avait des effets dissuasifs marqués, que la rapidité d'une
intervention garantissait que les coupables seraient arrêtés et que l'enquête policiè-
re produisait toujours un résultat positif, pour peu qu’elle ait été menée avec vi-
gueur. Ces recherches ont ébranlé les piliers mêmes de la police nord-américaine.

Un aveu d'impuissance

Les travaux auxquels nous venons de nous référer ont été produits à la suite
d'une série de bouleversements dans la conjoncture urbaine nord-américaine. Parmi
les facteurs qui ont déterminé de grands ébranlements, on peut citer :

- Les tensions raciales. Les émeutes raciales, qui ont commencé vers la fin des
années 1960, dont jamais véritablement cessé de se produire. La forme la
plus récente de ces affrontements raciaux réside dans la violence exercée
contre des personnes qui ont pénétré dans des quartiers qui leur étaient in-
terdits (assassinats de Noirs dans des quartiers blancs). L’utilisation par la
police des armes à feu contre les membres de minorités raciales a souvent
déclenché de grands désordres (ce problème est particulièrement vif, à
l'heure actuelle, dans la société canadienne [Québec, 1988 ; Ontario, 1989 ;
Malouf, 19941 et en Angleterre [Lord Scarman, 1981 ; Reiner 1985 ; Smith,
1994]).

- La création de zones de guerre. Le phénomène de la décadence urbaine n’est


pas, aux États-Unis, une création des médias. Il est crucial de comprendre
que certains ghettos américains - dans de grandes villes comme Chicago,
Atlanta, Détroit, Washington, New York - faisaient quotidiennement l'expé-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 87

rience d'une violence aussi extrême que celle de Beyrouth pendant la guerre
civile (Thomas Moore, 1989).

- L’effondrement du contrôle. Quelles qu’aient été les promesses de l'adminis-


tration du président Bush (père) de réduire de façon significative le trafic
de la drogue, il est possible de parler dans ce cas d'un échec notoire. Les
services de police sont encore maintenant les premiers à reconnaître qu'ils
parviennent à peine à saisir 10% de la drogue qui inonde le marché américain.
Depuis la prohibition de l'alcool au [88] cours des années 1920, la répression
de l'importation et de la consommation de drogue est le seul cas qui ait don-
né lieu à un aveu public d'impuissance de la part des services policiers.

- Le recours aux armes. Les facteurs précédemment décrits ont engendré au


sein de la société civile une violence dont on commence à peine à mesurer
l'ampleur. On pense connaître grâce aux médias la violence (réelle) déployée
dans les conflits entre gangs, qui utilisent maintenant un armement de guer-
re. Les travaux de Gary Kleck (1984 ; 1986a ; 1986b ; 1988) ont toutefois
montré à quel point était répandu l'homicide perpétré par des citoyens qui
s'estiment en état de légitime défense. La volonté des citoyens de s'armer
est également perceptible au Canada où l'on peut maintenant se procurer une
mitraillette Uzi dans les commerces qui prétendent vendre des « fusils de
chasse ».

Les remarques précédentes n’ont certes pas pour but de peindre toute l'Améri-
que du Nord sous les couleurs d'une régression à l'état sauvage, mais plutôt de dé-
crire le contexte de l'abandon d'une métaphore. Depuis les années 1950, la métapho-
re qui articulait le discours de la police en Amérique était celle de « l'étroite ligne
bleue » (the thin blue line). Cette métaphore signifiait que la police était le dernier
rempart contre les forces de la violence, du crime et de la barbarie. Cette métapho-
re est maintenant dépourvue de sens : trop de brèches ont été faites dans ce rem-
part pour que la police elle-même continue de prétendre arrêter à elle seule le flot
des actes qui transgressent la loi. Le fait nouveau est précisément que la police a
renoncé à cette prétention. Nous reviendrons sur le sujet dans les pages qui suivent.
Il est néanmoins impérieux de reconnaître qu’i1 n’est plus aucun corps public qui soit
en mesure de revendiquer maintenant le monopole sur l'exercice du contrôle social.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 88

Une marche en arrière ?

La situation dont nous avons esquissé les traits en est indiscutablement une de
crise. Celle-ci est également sensible au Royaume-Uni, où plusieurs ouvrages affi-
chent leur pessimisme quant à la capacité des appareils policiers à endiguer les va-
gues croissantes du désordre (Fielding, 1988 ; Holdoway, 1983 ; Jones, MacLean et
Young, 1986 ; Kinsey, Lea et Young, 1986 ; Reiner, 1985 ; 1994). La police n’est toute-
fois pas la seule [89] composante du système pénal qui soit affectée par une crise.
La conjoncture est tout aussi défavorable au niveau des instances qui imposent les
sanctions pénales - les tribunaux - et au niveau des instances qui appliquent les pei-
nes - le système correctionnel.

Il n’est pas sans intérêt de s'interroger sur la façon dont les autres composan-
tes du système pénal s'y sont prises pour tenter de résoudre les problèmes très
sérieux qu'elles rencontraient. Pour l'essentiel, les composantes judiciaires et cor-
rectionnelles ont voulu sortir de la crise qui les affligeait en effectuant un retour en
arrière, qui a pris la forme d'une redécouverte des principes de la pénologie classi-
que, énoncés au XVIIIe siècle. Il semble que la réforme de la police s'engage dans la
même involution. Comme on le constatera dans la partie suivante de ce chapitre, le
nouveau modèle proposé par les réformateurs américains équivaut dans une mesure
appréciable à une réaffirmation des principes qui ont prévalu à l'institution de la
police métropolitaine de Londres par Sir Robert Peel, en 1829.

Nous nous interrogerons plus tard sur les chances de succès d'une stratégie
nouvelle qui constitue au moins en partie un retour à l'origine. Il importe toutefois
de souligner que la nature rétrospective des solutions proposées constitue en elle-
même un indice révélateur de la sévérité de la crise. Celle-ci est d'une telle acuité
qu'elle paraît inhiber l'imagination créatrice des réformateurs, dont le premier mou-
vement est de regarder en arrière.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 89

La police de communauté :
un nouveau modèle ?

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Il nous faut faire quelques remarques préliminaires avant de décrire le nouveau


modèle policier proposé sous l'appellation de « police de communauté ». L’expression
« police de communauté » constitue un label qui est appliqué à des versions profon-
dément différentes de cette stratégie d'intervention. Nous devrons nous limiter à
ne présenter que l'une de ces versions, en étant conscient qu'elle ne fait pas l'una-
nimité chez tous les intervenants.

Il s'agit du modèle de la police de communauté élaboré par le groupe de cher-


cheurs réunis par le National Institute of Justice (NIJ) et l'Université de Harvard.
Notons tout de suite que même dans ce dernier cas, des dissensions existent au sein
du groupe au sujet de certains aspects du modèle, en particulier sur le rôle des ten-
sions raciales dans sa genèse. Il importe également de souligner que la question du
degré d'application de [90] ce modèle demeure encore maintenant très controver-
sée, certains auteurs soutenant que le modèle a surtout servi à fournir aux cadres
policiers la rhétorique d'une politique de relations publiques (Greene et Mastrofski
[dir.], 1988 ; pour un bilan récent de la question, voir Greene, 2000). Néanmoins, on
ne saurait nier que le ministère américain de la justice a déployé des efforts consi-
dérables pour convaincre les corps policiers d'adopter ce modèle ; l'administration
du président Clinton a offert des subventions de plusieurs dizaines de millions de
dollars aux corps policiers qui se sont résolus à pratiquer une approche communautai-
re. Il est donc certain que ce modèle a donné naissance à un nombre important d'ap-
plications expérimentales par divers corps policiers. La conception que nous avons
choisi de présenter a finalement exercé une influence marquée dans la plupart des
pays anglo-saxons, notamment au Canada.

Nous présenterons le modèle en deux étapes. L’un des fascicules préparés par le
NIJ (Sparrow, 1988) se prolonge d'un bref appendice qui montre les différences
entre le nouveau modèle et l'ancien, en procédant par l'énoncé d'une liste de 14
questions et de leurs réponses. Cet appendice présente des qualités de synthèse et
de clarté remarquables et il a été expressément conçu pour des fins de communica-
tion. Nous proposerons d'abord une traduction libre de cet appendice. Nous com-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 90

menterons ensuite les divers aspects du modèle, à la lumière des recherches effec-
tuées sur la police.

Tableau 3.

Police traditionnelle et police de communauté : questions et réponses

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Questions Réponses

La Police Traditionnelle La Police de Communauté

1. Que sont les poli- Ils forment une agence gou- Les policiers sont des
ciers ? vernementale s'occupant prin- membres du public et le
cipalement de l'application clé public fait partie de la
la loi (law enforcement) police. Les agents de poli-
ce sont ceux qui sont
payés pour consacrer tout
leur temps à remplir des
devoirs qui sont également
ceux de tous leurs conci-
toyens

2. Quelles sont les Leurs priorités sont souvent La police est un service
relations entre la en conflit parmi plusieurs autres,
police et d'autres responsable d'améliorer la
services publics ? qualité de la vie

La Police Traditionnelle La Police de Communauté

3. Quel est le rôle Centrer ses efforts sur Une approche plus large,
de la police ? l’élucidation des crimes centrée sur la résolution
des problèmes (problem
solving)

4. Quelle est la me- L’identification des contreve- L’absence de crime et de


sure de l'efficacité nants et leur arrestation désordre
de la police ?

5. Quelles sont les Les crimes qui rapportent les problèmes qui trou-
plus hautes priori- gros (par exemple les vols de blent le plus la communau-
tés ? banque) et ceux qui impliquent té, quels qu’ils en soient
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 91

Questions Réponses

de la violence

6. De quoi s'occupe D’incidents Des problèmes et des


spécifiquement la préoccupation des ci-
police ? toyens

7. Qu'est-ce qui La rapidité d’intervention La coopération du public


détermine l'effica-
cité de la police ?

8. Comment la police Elle ne s’en occupe que s’il n’y Comme une fonction vitale
considère-t-elle les a pas de <<Vrai>> policier à et une riche opportunité
demandes de servi- faire
ce ?

La Police Traditionnelle La Police de Communauté

9. Qu'est-ce que le Une réaction rapide et effica- Demeurer près de la com-


professionnalisme ce aux crimes graves munauté
policier ?

10. Quel type de Le renseignement sur les inci- Le renseignement sur les
renseignement est le dents criminels (l’étude de auteurs de crimes (de
plus important ? crimes particuliers ou de sé- L’information sur les acti-
ries d’incidents criminels) vités d’individus criminels
ou de groupes criminels)

11. Quelle est la hautement centralisée ; régie accent mis sur les respon-
nature essentielle par des règles, des ordonnan- sabilités locales par rap-
de l'imputabilité ces et des énoncés de politi- port aux besoins de la
policière (police que responsables devant la loi communauté
accountability) ?

12. Quel est le rôle Énoncer les règles et les poli- Prôner les valeurs de
du quartier géné- tiques nécessaire l’organisation
ral ?

13. Quel est le rôle Protéger les policiers impli- Coordonner les efforts
du bureau de liaison qués dans les opérations pour le maintien d’un canal
avec la presse ? contre les pressions de la essentiel de communica-
presse, de telle sorte qu’ils tion avec la communauté
puissent faire leur travail
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 92

Questions Réponses

14. Comment la poli- Comme un but important Comme un moyen parmi


ce considère-t-elle plusieurs autres.
les poursuites judi-
ciaires ?

[92]

Police traditionnelle et police de communauté :


quelques éclaircissements

Nous allons maintenant regrouper les thèmes présentés dans ce questionnaire et


apporter quelques commentaires. Nous nous référerons aux diverses questions par le
numéro que nous leur avons assigné (1 à 14). Nos commentaires auront pour objet
principal les réponses apportées sous la colonne « Police de communauté ».

Le nouveau modèle et les principes de Peel

Les réponses 1, 2, 4 et 7 présentent, en ce qui concerne la police de communauté,


de très grandes affinités avec les principes de Peel. Ceux-ci ont été reformulés par
Charles Reith dans son ouvrage d'histoire (Reith, 1975, p. 154-167). Les formules
utilisées par Malcolm Sparrow sont parfois identiques à celles de Reith. Cette affir-
mation est particulièrement vraie de la réponse 1 qui doit être interprétée dans le
contexte d'une démocratie où la police et la société civile sont volontairement soli-
daires, et non dans celui d'une société totalitaire où l'identification entre la police
et le public n’est bénéfique qu'à la première. Les réponses de l'appendice que nous
avons traduit sont, à une exception près, fidèles à l'esprit des principes de Peel. Il
convient, à cet égard, de souligner à quel point cette conception de la police est éloi-
gnée de celle d'Egon Bittner (1970) et de Carl Klockars (1985), selon laquelle la poli-
ce se définit par le monopole qu'elle exerce sur l'utilisation légale de la force. Les
réponses énoncées sous la colonne « Police de communauté » peuvent être lues sans
même que l'on soupçonne que la police est un corps armé. Il y a toutefois un [93]
aspect des principes de Peel qui paraît absent du nouveau modèle : la dimension pro-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 93

prement préventive de l'opération policière. Le terme de prévention n'apparaît nulle


part dans le texte que nous avons traduit.

L'accent mis sur la résolution des problèmes

Ce qui, dans le nouveau modèle, remplace l'idéologie de la prévention est une re-
définition de l'opération policière comme étant une action qui vise à résoudre des
problèmes plutôt qu’à appliquer la loi dans le cadre d'incidents qui la transgressent.
Cette insistance sur la nécessité de résoudre des problèmes se manifeste dans les
réponses apportées aux questions 3, 6 et 10.

L’expression de problem-solving policing (une police qui s'efforce de résoudre


des problèmes) est difficile à définir ; elle paraît banale et elle a néanmoins acquis
aux États-Unis un statut technique à la suite de la publication des travaux influents
de Herman Goldstein (1977 ; 1979 ; 1987 ; voir aussi Eck et Spellman, 1987 ; Eck,
Spellman, Hill, Stephens, Stedman et Murphy, 1987). La meilleure façon de procéder
est sans doute de réfléchir sur un exemple.

Dans une municipalité de banlieue des États-Unis, les policiers devaient répondre
quotidiennement à de fausses alarmes. On est parvenu à identifier une maison qui
produisait un nombre démesuré de fausses alarmes et on l'a mise sous surveillance.
Il s'est révélé que le système d'alarme était déclenché par le livreur de journaux.
Dans les banlieues américaines, les garçons qui livrent les journaux se déplacent à
bicyclette et lancent les journaux - roulés et maintenus dans un emballage - contre la
porte des abonnés. Dans le cas qui nous occupe, le livreur passait alors que les abon-
nés étaient absents de leur domicile et il déclenchait le système d'alarme en lançant
le journal contre la porte. Le problème a été résolu grâce à l'ajustement du système
d'alarme, dont le mécanisme de déclenchement était trop sensible.

En dépit de son caractère trivial, cet exemple mérite d'être approfondi, car il
révèle certaines des conditions qui doivent être respectées par la police pour résou-
dre des problèmes. De façon plus importante, cet exemple nous fournira l'occasion
d'expliquer certains aspects de la police de communauté.

[94]

La cueillette d'informations. La résolution du problème que nous venons de décri-


re n’aurait pas été possible sans l'exercice d'une capacité d'analyse de la part de la
police. Cette conception de la police privilégie d'une façon marquée la cueillette de
renseignements.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 94

La répétition. Cette remarque banale peut être précisée davantage. Un des ca-
ractères particuliers du modèle dont nous tentons de rendre compte est la priorité
qui est accordée à la répétition, que celle-ci se manifeste sous les traits de la répé-
tition d'un incident, d'un comportement délinquant ou de la victimation d'une per-
sonne. Tout ce qui appartient à la répétition se voit octroyer un statut prioritaire
dans ce modèle.

Les carrières criminelles. Dans cet esprit, les travaux sur les récidivistes et les
« criminels de carrière » reçoivent une attention particulière. L’importance accordée
à ces travaux se manifeste dans la réponse 10, selon laquelle le renseignement crimi-
nel devrait viser plutôt les infracteurs que les infractions. Ce principe reflète l'in-
fluence des travaux de Albert Blumstein et coll. (1986), de Peter Greenwood et Allan
Abrahamse (1982) et de Peter Greenwood et Franklin Zimring (1985) sur la nécessi-
té d'identifier et d'appréhender une minorité d'individus qui sont responsables de la
commission de la majorité des infractions courantes. Ces gens sont perçus comme
des criminels de carrière.

Le recours à l'informatique. La résolution des problèmes passe par leur identifi-


cation précise. L’indice le plus révélateur de l'existence d'un problème est, nous
l'avons déjà remarqué, la répétition d'une situation ou du même aspect d'une situa-
tion. En réalité, le phénomène de la répétition se voit octroyer dans le nouveau modè-
le le statut privilégié dont jouissait la visibilité des comportements - le fait qu’ils
s'affichaient comme marginaux ou délinquants - dans le cadre d'une police tradition-
nelle. Dans cette mesure, il existe un instrument destiné à remplir un rôle croissant
dans les opérations policières : l'ordinateur qui, précisément, est un moyen puissant
pour repérer et décrire les événements qui se répètent et se font série. Par exem-
ple, tous les appels réclamant une intervention policière pourraient être enregistrés
par un ordinateur afin de déterminer quels sont les lieux d'où proviennent les appels
les plus fréquents et de découvrir pourquoi les habitants de ces lieux font des appels
si fréquents. [95] Le NIJ incite à cet égard les corps policiers à exploiter davantage
les ressources informatiques (Stewart, 1988a ; 1988b).

Les solutions non pénales. La solution des problèmes identifiés par la police doit
être ajustée à leur nature. On découvrira de cette façon qu'une partie importante
des problèmes à résoudre - sinon la majorité d'entre eux - ne réclament pas de solu-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 95

tion pénale ou même coercitive. Dans le nouveau modèle, la police est effectivement
encouragée à rechercher des solutions alternatives (Goldstein, 1979, p. 250 et suiv.).

Les limites de l'intervention policière. Ce dernier trait de la résolution des pro-


blèmes soulève une question difficile. Goldstein (1987, p. 18) cite l'exemple d'un
policier qui était parvenu à la conclusion qu'un groupe de personnes de son quartier
commettait des infractions parce qu’elles étaient au chômage. Il a donc entrepris de
leur trouver un emploi et il y est parvenu. Ces gens ont alors cessé d'être délin-
quants. Tout édifiant qu’il soit, cet exemple fournit une illustration frappante de la
nécessité de déterminer les limites de l'intervention proprement policière. Jusqu’où
le policier doit-il poursuivre son action ? Dans ses derniers travaux, Goldstein (1987,
p. 18 et suiv.) a posé cette question avec une juste insistance. Nous la reprendrons
dans la partie suivante de ce chapitre.

Une redéfinition de la gravité des infractions. Sous leur apparente banalité, les
réponses apportées aux questions 5 et 6 dissimulent une profonde remise en cause
de l'évaluation de la gravité des infractions. L’évaluation traditionnelle est forte-
ment influencée par la tradition judiciaire, pour laquelle les infractions contre les
personnes sont les plus graves - surtout lorsqu'un agresseur s'attaque à une victime
avec laquelle il n’a aucun lien et qu'il ne connaît même pas ; quant aux infractions
contre la propriété, leur gravité est évaluée en fonction de l'ampleur des dommages
causés. Dans un essai stimulant, Mark Moore, Robert Trojanowicz et George Kelling
(1988, p. 2-3) ont rappelé que l'évaluation de la gravité d'une infraction ne se rédui-
sait pas à une procédure légale, mais qu'elle devait faire intervenir des critères so-
ciaux et des critères moraux. Moore, Trojanovicz et Kelling remarquent également
que :

[96]

- du point de vue des victimes, les agressions entre des personnes qui se
connaissent et sont liées (par exemple, les cas de violence domestique,
d'inceste) sont souvent perçues comme plus graves que les voies de faits
entre des personnes qui ne se connaissent pas ;

- des infractions de gravité apparemment moins grande, comme le vanda-


lisme, étaient plus susceptibles d'engendrer un sentiment général d'insé-
curité que des infractions réputées plus graves, comme le vol qualifié ;
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 96

- l'évaluation de la gravité des crimes devait également prendre en compte


leur dimension symbolique. Par exemple, la violence contre les enfants
constitue un acte qui s'inscrit contre des valeurs qui font actuellement
l'objet d'un consensus militant.

Il convient de rappeler, en terminant, que ces critères d'évaluation ne sont pas


proposés aux tribunaux qui doivent rendre justice, mais plutôt à la police, qui doit
résoudre des problèmes collectifs en leur apportant des solutions alternatives.

La fourniture de services

La réponse à la question 8 marque également une rupture significative avec les


pratiques de la police traditionnelle. Non seulement celle-ci ne répond-elle à des
demandes de services sans rapport avec le contrôle de la criminalité (par exemple,
l'assistance à des personnes qui ne sont plus responsables de leurs actions) que lors-
qu'elle n’a rien d'autre à faire, mais le concept de renvoi (en anglais, referral) joue
un rôle cardinal dans le mode d'opération de la police traditionnelle.

Le groupe des répartiteurs de police, qui reçoivent les appels du public et les
transmettent aux voitures de patrouille, ont généralement pour instruction d'effec-
tuer une sélection parmi les appels et de renvoyer les citoyens réclamant des servi-
ces aux agences compétentes (travail social, réseau hospitalier, services des incen-
dies, etc.). Dans le nouveau modèle, cette notion de renvoi perd une partie notable de
son importance et la police de communauté a pour mandat de rendre elle-même les
services réclamés, dans la mesure où ils s'inscrivent à l'intérieur d'une procédure
pour régler des problèmes qui sont estimés être du ressort du maintien de l'ordre.
L’identification de ces problèmes est un processus qui demeure largement discré-
tionnaire.

[97]

La culture professionnelle policière

La réponse à la question qui porte sur le rôle de la hiérarchie policière (la ques-
tion 12) est formulée dans les termes d'un changement de valeurs. Elle reflète une
prise de conscience de la force de résistance au changement que les hommes en te-
nue génèrent et des limites de l'autoritarisme policier qui s'efforce traditionnelle-
ment d'imposer le changement par le haut. Les avocats de la réforme reconnaissent
que si les valeurs qui sont partagées actuellement par les membres des appareils
policiers ne changent pas substantiellement, la réforme ne se matérialisera que dans
les notes de service que s'échangent les administrateurs de police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 97

Une stratégie médiatique

Nous passerons rapidement sur la réponse à la question 13, mais non sans noter
que les relations avec la presse ne constituent plus un résidu de l'action policière, et
qu’elles font plutôt l'objet d'une politique explicite (qui n'est pas elle-même déve-
loppée dans ce bref appendice). Il faut peut-être se réjouir que la police soit plus
loquace avec la presse. On ne saurait toutefois sous-estimer le risque d'une manipu-
lation systématique de il information, dont Richard Ericson a fait l'objet de ses der-
niers livres (Ericson et coll., 1987 ; 1989 ; 1991). En agissant de la sorte, la police, il
faut le souligner, n’agit pas différemment des autres appareils gouvernementaux.
Dès qu’une agence de l'État se donne une politique envers les médias, il semble que
celle-ci s'exerce aux dépens de la transparence.

Le retour de la discrétion 39

De toutes les réponses qui définissent la police de communauté, il n'en existe au-
cune qui ait plus d'implications que la réponse 14.

Non seulement rompt-elle avec l'identité première que s'attribue la police - la


neutralisation des contrevenants -, mais elle marque un retour à une orientation qui
avait été vivement prise à partie par Jerome Skolnick dans un ouvrage célèbre et
dont le titre était significatif : Justice Without Trial (1966 ; la justice sans procès).
Ce que dénonçait Skolnick n’était pas tant la justice sans procès que la justice sans
procédure garante des droits des contrevenants. Il lui semblait en effet que la poli-
ce jouissait d'une discrétion absolue dans la sélection des infractions qui seraient
acheminées vers une étape ultérieure du processus pénal et feraient l'objet d'une
incrimination formelle. L’ouvrage de Skolnick a été suivi d'un nombre [98] considéra-
ble d'études sur le pouvoir discrétionnaire exercé par les policiers. Ces écrits ont
fini par engendrer une réforme, dont le but était de réduire la part d'arbitraire
dans la décision de porter des accusations formelles et de citer un contrevenant à
comparaître devant les tribunaux. Les efforts pour structurer la décision d'incrimi-
ner n’étaient que la partie la plus apparente d'une tentative générale pour réglemen-
ter l'exercice de la discrétion policière.

Or, en réaffirmant, d'une part, que la prise de poursuites légales contre un in-
fracteur ne constitue que l'une des pièces de l'arsenal policier et en encourageant,

39 Le terme est ici employé dans le sens anglais de pouvoir discrétionnaire. Certains
auteurs français lui préfèrent le terme de discrétionnarité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 98

d'autre part, la police à rechercher des solutions alternatives aux problèmes qu’elle
est appelée à résoudre, il semble que les réformateurs procèdent à un nouveau dé-
placement du point de décision par rapport à la citation d'un contrevenant devant les
tribunaux. Ce point de décision serait de nouveau reporté en amont de l'intervention
judiciaire et retomberait dans le champ des responsabilités de la police. Cette nou-
velle émergence de la discrétion policière n’aura de résultats bénéfiques que si elle
ne s'accompagne pas d'une reprise des pratiques arbitraires, critiquées à juste titre
par Skolnick et ses émules.

Facteurs d'incertitude

Les réponses que nous avons traduites comportent toutes, à cause de leur carac-
tère synthétique, un certain degré d'ambiguïté qu'il ne nous est pas apparu nécessai-
re de relever jusqu’ici. Il est toutefois deux thèmes effleurés dans les réponses qui
demeurent trop incertains.

Le professionnalisme policier. Il se définit parla capacité de symbiose de la poli-


ce avec la communauté. On ne peut rien ajouter d'autre à cette formule que les re-
marques qui s'imposent à l'évidence : elle est vague au point d'être creuse ; de plus,
elle autorise une pléthore de stratégies opérationnelles. Toutefois, ce qu’il y a de
véritablement étonnant dans cette formule est que des cadres de la police, assistés
d'un groupe d'experts, aient même pu la proposer comme étant une définition du
professionnalisme policier.

On imagine difficilement qu'une telle définition soit proposée aux médecins, aux
avocats ou aux inspecteurs des finances. Nous pensons que le caractère nettement
insatisfaisant de cette définition (de cette indication) révèle une difficulté fonda-
mentale reliée à la notion de professionnalisme [99] policier. La revendication par les
policiers du statut de professionnel a coïncidé, à tout le moins en Amérique du Nord,
avec l'accroissement du prestige de la fonction et surtout avec l'augmentation
considérable des gains salariaux de la police.

Il den reste pas moins qu'il existe une certaine incompatibilité entre le noyau de
la notion de professionnalisme -la possession d'une expertise spécifique - et le ca-
ractère très diversifié des tâches de la police. C'est pourquoi on a usé de deux ex-
pédients pour définir le professionnalisme policier. On a, en premier lieu, tenté de
réduire la fonction policière à la plus dramatique de ses composantes : le contrôle de
la criminalité. Le bénéfice de cette stratégie est qu'elle autorisait la revendication
d'une expertise particulière. Cette réduction était cependant le fruit d'un volonta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 99

risme qui contrastait de façon trop manifeste avec la multiplicité des fonctions poli-
cières. C'est pourquoi on a eu recours à un autre procédé. Le professionnalisme poli-
cier a essentiellement été défini par l'établissement d'un contraste avec des prati-
ques antérieures de la police, quelle qu'en ait été la nature. C'est ainsi que le premier
style d'opération de la police en Amérique du Nord a été décrit comme le maintien
de l'ordre, la notion d'ordre étant définie par des requêtes particulières qui éma-
naient de l'autorité politique. Ce style d'opération était propice au patronage et
vulnérable à la corruption. Par contraste, la première réforme de la police qui a été
instaurée dans les années 1920 a insisté sur l'indépendance de la police par rapport
au pouvoir politique, sur les aspects étroitement légaux du travail policier, ainsi que
sur la lutte contre la corruption (Kelling et Moore, 1988, p. 4-5). Ainsi, ce qui ne
constituait au départ que les éléments généraux d'un contraste a bientôt servi de
base à une définition du professionnalisme policier qui reposait sur les facteurs d'in-
sularité, de légalisme et d'intégrité morale. Cette définition était presque vide de
contenu descriptif.

C'est un peu la même procédure qu'on a suivie pour définir le professionnalisme


de la police de communauté. Autant la police légaliste était éloignée du public et re-
tranchée dans ses véhicules automobiles, autant la police de communauté veut-elle se
rapprocher des citoyens. Non seulement ce vœu ne constitue pas une définition de la
profession, mais il ne comporte en lui-même aucune indication sur les moyens de le
réaliser. Cette indigence au niveau de la définition de la profession se reflète dans la
pauvreté des innovations au niveau de la pratique.

[100]

Si l'on excepte l'îlotage et les vigiles de quartier, la caractéristique opération-


nelle la plus visible de ce nouveau modèle se trouve dans un retour à la patrouille à
pied (Cirel, Evans, McGillis et Whitcomb, 1977 ; Kelling, 1981 ; Lindsay et McGillis,
1986 ; Police Foundation, 1986 ; Trojanowicz, 1982 ; Trojanowicz et Harden, 1985 ;
Wycoff et coll., 1981 ; 1985a ; 1985b ; 1985c).

Ces problèmes, nous le rappellerons encore, sont l'indice d'une aporie plus fon-
damentale, qui tient dans la difficulté d'ajuster la notion-programme de profession-
nalisme avec la polyvalence du mandat de la police.

Le contrôle de la police. Le contraste entre le modèle traditionnel et le modèle


communautaire est à cet égard également frappant. La différence fondamentale
tient au fait que le modèle traditionnel propose à la fois un objectif - l'imputabilité
par rapport à la loi - et des moyens pour l'atteindre - l'application de règles, d'or-
donnances et de directives établissant une politique. Le modèle communautaire se
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 100

contente de définir un objectif au demeurant fort vague - une responsabilité locale


par rapport à des besoins collectifs - sans indiquer les moyens de l'atteindre. Or,
nous le verrons, ces indications sur la nature des moyens sont nécessaires pour évi-
ter que la police soit plus sensible aux besoins des fractions de la communauté qui
disposent de plus de pouvoir ou dont le conservatisme reproduit celui de l'appareil
policier.

Une critique du modèle

Comme nous l'avons vu, la police de communauté n’est pas une invention nouvelle.
Non seulement certains de ses principes sont anciens, mais le programme que nous
avons commenté a été formulé à la suite de nombreuses expériences sur le terrain.
Dans ces derniers cas, le modèle ne peut prétendre régir la pratique ; c'est plutôt
cette dernière qui a constitué la base dont il a été en partie extrait. L’enjeu persis-
tant du débat est de déterminer si la police de communauté constituera une straté-
gie d'ensemble de la police nord-américaine, dépassant ainsi le stade des expérien-
ces ponctuelles.

Le débat continue d'être très animé et s'est même envenimé depuis les tentati-
ves pour redéfinir la police de communauté comme police de tolérance zéro. Il pré-
sente certaines analogies avec la discussion orageuse qui a eu lieu sur le succès de la
réinsertion sociale, certains critiques [101] prétendant que « rien ne fonctionnait »
(Martinson, 1974), alors que pour d'autres la « réhabilitation » des délinquants fai-
sait figure de panacée à tous les problèmes de la justice pénale.

Il en va un peu de même pour les recherches sur la police de communauté, dont


les résultats sont partagés. Nous avons réparti les critiques en trois catégories, à
savoir les critiques formelles, les critiques policières et les critiques communautai-
res. Les critiques que nous qualifions de « policières » n’émanent pas de la police
comme telle mais s'appuient sur certains des traits de l'appareil policier pour mettre
en doute la possibilité d'implanter en son sein des programmes de police de commu-
nauté. De la même façon, les critiques dites « communautaires » ne proviennent pas
de leaders de la communauté mais plutôt de chercheurs qui signalent les limites du
nouveau modèle d'intervention dans la conjoncture communautaire présente.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 101

Les critiques formelles

Les critiques de nature formelle procèdent moins à partir des résultats de la re-
cherche empirique qu'à partir d'une analyse théorique de la notion de police de com-
munauté. Nous en distinguons trois.

Les déficiences de la terminologie. De façon attendue, il s'est créé une nouvelle


terminologie, dont l'usage n'est pas fixé. Moore et Trojanowicz (1988b) font la dis-
tinction entre la lutte professionnelle contre le crime (professional crime fighting),
la police stratégique (strategic policing), la résolution des problèmes (problem-
solving policing) et la police de communauté (community policing). Nous n'insisterons
pas sur ces chicanes terminologiques qui sont le pain dur de la recherche. Il convient
toutefois d'énoncer un mot d'ordre de prudence. Pour certains auteurs importants
(Goldstein, 1987), les termes que nous venons d'énumérer ont d'abord référé à des
réalités compatibles (la résolution des conflits est la tactique privilégiée de la police
de communauté). Pour d'autres auteurs (Eck et Spellman, 1987), ces termes dési-
gnent des oppositions (la résolution des problèmes constitue le dépassement de l'an-
tinomie entre la police traditionnelle et la police de communauté). On verra dans les
chapitres suivants que la terminologie a durci les incompatibilités plutôt que de les
réduire.

[102]

Les contradictions initiales de la recherche évaluative. La situation qui a d'abord


prévalu est, encore une fois, exemplaire. On dispose de plusieurs ouvrages qui se
sont penchés sur les premières expériences faites aux États-Unis (Mastrofski,
1984 ; Schwartz et Clarren, 1977 ; Sherman, Milton et Kelly, 1973) ou au Royaume-
Uni (Holdoway, 1983 ; Manning, 1984 ; Short, 1983 ; Weatheritt, 1983) et qui font
état de résultats décevants. Par contre, la revue américaine Crime and Delinquency a
consacré un numéro à la police de communauté qui comporte des études évaluatives
favorables au nouveau modèle (Lee Brown et Wycoff, 1987 ; Williams et Pate, 1987).

Les recherches les plus approfondies (Sherman, 1986 ; Skogan, 1986 ; Rosen-
baum, 1987) ont été critiques à l'égard des méthodes employées pour faire l'évalua-
tion des programmes de police de communauté et ont conclu que « la meilleure ré-
ponse que l'on peut apporter à la question de savoir ce qui a du succès parmi nos ef-
forts pour policer divers genres de communautés est que nous ne le savons pas »
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 102

(Sherman, 1986, p. 379). Dennis Rosenbaum. (1987, p. 118) a tiré de la pauvreté mé-
thodologique des recherches évaluatives des conclusions beaucoup plus radicales que
celles de Lawrence Sherman : il énonce l'hypothèse que des recherches impartiales
pourraient révéler que les programmes de police de communauté ont pour résultat
d'accroître le sentiment d'insécurité des citoyens (les directeurs de ces program-
mes auraient tendance à dramatiser le problème de la criminalité pour recruter plus
de citoyens dans le programme, ce qui produit un effet de panique). Nous repren-
drons cette épineuse question de l'analyse des résultats de l'évaluation de la police
de communauté dans les prochains chapitres, en particulier au chapitre 6. Nous ver-
rons que, pour il essentiel, les incertitudes initiales continuent de peser sur la re-
cherche la plus actuelle (Greene, 2000).

L'exportation des programmes. Après avoir confessé l'ignorance commune,


Sherman (1986, p. 379-81) s'est empressé d'ajouter, une remarque à laquelle on
pouvait s'attendre : que nous en savions tout de même beaucoup plus que nos prédé-
cesseurs. Or, ce que nous savons a de quoi inquiéter. L’un des résultats les plus cons-
tants des études évaluatives est que les programmes qui ont du succès sont ceux qui
sont les plus étroitement adaptés aux besoins d'une communauté. Cette constata-
tion, en apparence banale, autorise une conclusion pessimiste : les programmes qui
fonctionnent [103] dans une communauté ne sont pas exportables dans une autre
communauté, chaque communauté se caractérisant par une configuration unique de
problèmes et de besoins. Poussée jusqu’à son point ultime, cette logique signifie que
la police de communauté est au mieux un ensemble de tactiques trop hétérogènes
pour s'intégrer au sein d'une stratégie unifiée et cohérente, et donc qu'il sera im-
possible d'en articuler un modèle unitaire et exportable.

Les critiques policières

Il existe de nombreux obstacles à l'implantation d'une police de communauté, qui


tirent leur source des caractéristiques des appareils policiers tels qu'ils sont consti-
tués actuellement. Ces obstacles ont fait l'objet de plusieurs recherches (Sherman,
1986 ; Skolnick et Bayley, 1988a), et on peut les regrouper en quatre catégories.

Difficultés organisationnelles. Bien que les difficultés qui ressortissent à la


structure des forces policières soient de diverses natures, il en est une qui doit être
prioritairement mentionnée : toute organisation qui emploie un personnel considéra-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 103

ble doit disposer de critères clairs et reconnus pour évaluer la performance de ses
employés.

Tout déficients qu’ils soient, les critères d'évaluation d'une police traditionnelle
peuvent au moins être définis opérationnellement (interventions dans le cadre d'in-
cidents criminels, identification des auteurs de délits, arrestations, etc.). Or, les
critères dont on se servira pour évaluer la performance des nouveaux policiers com-
munautaires ne s'imposent pas avec la même clarté. Comment évaluer la performance
d'un « solutionneur » de problèmes sociaux ?

Les résistances des hommes du rang. Ces résistances auront vraisemblablement


des causes différentes. Elles surgiront cependant à partir d'un fond commun. Gold-
stein (1987) et Skogan (1988) ont montré que le travail de la police de communauté
se déportait immanquablement vers le travail social. Cette constatation n'est pas
surprenante et elle correspond aux objectifs implicites du nouveau modèle. Il est
toutefois moins sûr qu'elle représente les aspirations du personnel policier.

La culture professionnelle des policiers comporte plusieurs aspects qui sont de


nature à susciter des résistances envers le nouveau modèle. Nous [104] n’en indique-
rons que deux. Il pourrait s'avérer extrêmement difficile de déconstruire l'identité
policière, qui repose en grande partie sur la figure du contrôleur, et de lui substituer
une figure hybride, qui allie les traits de l'animateur et du leader social. En second
lieu, il faut remarquer que le soupçon constitue le mode de rapport le plus invétéré
entre la police et la communauté. L’établissement d'une police de communauté pré-
suppose une difficile injection de transparence dans des relations jusqu'ici articu-
lées par la méfiance.

Jerome Skolnick et David Bailey (1988a, p. 19) ont mis en doute que les nouvelles
recrues et les jeunes policiers aient la maturité nécessaire à la résolution de pro-
blèmes humains et sociaux complexes. À quoi l'on peut ajouter ceci : les recrues de
la police, comme les autres jeunes, sont profondément influencées dans leurs repré-
sentations et dans leurs attentes par la désinformation à laquelle se livrent les mé-
dias. Dans les représentations médiatiques - films, séries télévisées, etc. - la figure
du policier est plus proche de celle du samouraï que de celle du prêtre-ouvrier. Il est
très douteux que les jeunes qui s'engagent dans la police projettent initialement de
venir y faire du travail social.

Toutes ces résistances risquent d'être institutionnalisées par les syndicats poli-
ciers, reconnus en Amérique du Nord pour leur militantisme et leur corporatisme
étroit. Non seulement est-il prévisible que les syndicats policiers prendront en char-
ge les insatisfactions de leurs membres, mais il faut également souligner que le nou-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 104

veau modèle peut paraître mettre en péril l'une des conquêtes les plus chères du
syndicalisme policier. Nous avons en effet vu que le nouveau modèle introduisait une
certaine part d'incertitude dans la définition de la professionnalisation policière. Or,
le syndicalisme policier a livré quelques-unes de ses plus dures batailles pour qu'on
reconnaisse le statut de professionnel du policier.

Les résistances des cadres. On ne prévoit pas en général que la résistance des
cadres soit aussi vive que celle des hommes du rang. Au contraire, le risque majeur
du modèle est de diviser les corps policiers entre les cadres administratifs, qui s'ef-
forcent d'implanter le modèle, et les policiers opérant sur le terrain, qui rejettent le
modèle. Il n’en demeure pas moins qu'il y a quelques foyers de tension entre le nou-
veau modèle et la hiérarchie policière : le modèle réclame une décentralisation de
l'autorité traditionnellement difficile à réaliser dans une organisation à structure
[105] paramilitaire. De plus, il semble que le modèle pose des exigences relativement
contradictoires en réclamant d'une part une décentralisation de l'autorité et d'au-
tre part une centralisation du renseignement. Ainsi que plusieurs sociologues de la
police Font remarqué (Ericson, 1981 ; 1982 ; Sherman, 1986, p. 354), il existe très
peu d'organisations où l'équation baconienne entre l'information et le pouvoir est
aussi complète que dans la police. C'est pourquoi proposer à la fois de décentraliser
l'autorité et de centraliser le renseignement équivaut à recommander que l'on dé-
centre le pouvoir pour ensuite le centrer de nouveau.

La corruption policière. L’un des présupposés les plus contestables de la police de


communauté est que la délinquance est un comportement auquel se livre une minorité
identifiable de citoyens. Si ce présupposé n'était pas opérant, la police de commu-
nauté équivaudrait au projet d'instaurer une société où prévaut la délation de tous
contre tous. Le présupposé selon lequel seule une minorité de contrevenants est res-
ponsable de la majorité des infractions est valable à deux conditions. La première
est que l'on restreigne le champ des délits aux infractions traditionnelles les plus
visibles et que l'on élimine, par exemple, tout le domaine de la criminalité d'affaires.
La seconde est que l'on prenne pour cible ce qu’on appelle le criminel de carrière.

Ces deux conditions peuvent faire l'objet d'une politique pénale explicite, pour
laquelle la répression de la récidive dans le champ de la criminalité courante consti-
tue la priorité. La réalité sociale est cependant infiniment plus vaste que les priori-
tés d'un appareil, même si celles-ci sont défendables. Il est en réalité faux de pré-
tendre que les infractions ne sont commises que par une minorité de délinquants -
pensons à la criminalité de mœurs - et de croire que la criminalité astucieuse n'exis-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 105

te pas. La conclusion de ce raisonnement est la suivante -. en se rapprochant de la


communauté, la police ne pourra manquer d'accumuler les preuves qu'un nombre im-
portants de délits ne sont pas commis par des criminels de carrière et que des mem-
bres en vue de la communauté pourraient être poursuivis pour des fraudes ou des
crimes contre l'environnement. Si la police décidait d'orchestrer une répression
générale, celle-ci serait perçue à juste titre comme un détournement immoral de
l'idéal d'une police de communauté. La police devra donc fermer les yeux sur une
partie de ce qui lui est donné à voir par la communauté et conclure des alliances [106]
sectorielles. Au regard de ce que l'on sait déjà des facteurs qui favorisent la cor-
ruption policière, la situation que nous venons de décrire est de nature à affaiblir les
standards d'intégrité de la police.

Les critiques communautaires

En sus des présupposés que nous avons déjà mis en lumière, le modèle de la police
de communauté repose sur au moins deux postulats. Le premier affirme qu’il existe
des ensembles sociogéographiques suffisamment solidaires - qui partagent suffi-
samment de choses - pour qu’on leur applique l'expression de « communauté » sans
abus de terme. Le second postulat est de nature opérationnelle : l'unité géographi-
que où s'incarne une communauté et qui constitue le terrain d'élection de la police de
communauté est le quartier (le « voisinage » ; en anglais, neighbourhood). Ces postu-
lats sont certes raisonnables. Ils peuvent néanmoins être contestés à partir de leurs
implications ou de leur validité opérationnelle.

L'exclusion communautaire. Il serait facétieux de nier l'existence de communau-


tés. Il serait non moins cavalier de penser que tout rassemblement de personnes est
animé par une vie communautaire. Les quartiers les plus économiquement défavorisés
sont peuplés par des personnes itinérantes (Sherman, 1986, p. 380). Un ghetto est
peut-être un endroit dont on ne sort jamais, mais c'est surtout un espace où l'on
circule toujours. Cette boulimie de déménagement empêche de façon systématique le
développement d'une vie communautaire.

En second lieu, nous avons déjà vu qu’un taux élevé de criminalité avait pour ef-
fet de pulvériser les structures communautaires, en forçant les habitants au retrait
dans l'attitude terrifiée du « chacun chez soi ». Cette situation, dans la mesure où
elle est correctement décrite, provoque des conséquences :
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 106

- Les quartiers les plus déshérités ne présentent pas les conditions favo-
rables à l'implantation de programmes de police de communauté.

- Les quartiers les plus criminalisés doivent être d'emblée portés au passif
du bilan éventuel de la police de communauté. Schuerman et Kobrin
(1986, p. 98) assignent à la police de communauté l'objectif essentiel
d'empêcher que les quartiers où la criminalité est dans un état émergent
ne basculent du côté des quartiers fortement criminalisés, où [107] la po-
lice - communautaire ou autre - est impuissante. Ces quartiers sont
considérés comme « perdus ».

- Dans la mesure où les quartiers les plus défavorisés - et qui sont égale-
ment affligés des plus hauts taux de criminalité - sont porteurs des pro-
blèmes les plus graves pour ce qui est de l'harmonie sociale, on pourrait
inférer que la police de communauté renonce d'emblée à opérer là où la
crise est la plus aiguë (Skolnick et Bayley, 1988a, p. 35 et suiv. ; Skogan,
1988, p. 69). Si cette stratégie limite l'accroissement des problèmes les
plus dramatiques, elle est apparemment impuissante à les résoudre.

- La police de communauté a été caractérisée comme une police de consen-


sus (Goldstein, 1987). S'il existe des fragments de consensus, ceux-ci
sont davantage présents au sein des quartiers dont la population est ho-
mogène et appartient traditionnellement aux classes moyennes et aux
classes les plus riches. Celles-ci sont donc dans la position d'être les
premiers bénéficiaires d'une stratégie de police de communauté (Skol-
nick et Bayley, 1988a, p. 35 ; Skogan, 1988, p. 69).

Un champ d'intervention précaire. Nous terminerons la description de notre


champ d'obstacles par la mise en cause d'un dernier aspect que l'on considère évi-
dent. Il a semblé aller de soi, jusqu’ici, que le quartier constituait l'unité géographi-
que la plus naturelle pour l'intervention de la police de communauté. Or, les travaux
de Ralph Taylor et Stephen Gottfredson (1986, p. 412) proposent plutôt que ce se-
raient des périmètres plus restreints, constitués par des regroupements d'édifices
(en anglais, blocks), qui formeraient en réalité l'espace le plus propice à une inter-
vention policière de type communautaire.

Nous ne prétendons pas que cette position soit la bonne. Elle libère cependant un
ensemble de questions qui doivent être posées. Par exemple : quelle devrait être
l'unité géographique d'intervention d'une police de communauté en milieu rural ?
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 107

Autres développements significatifs

Retour à la table des matières

La liste des obstacles que doit surmonter la police de communauté apparaît im-
pressionnante, d'où l'importance de la question de l'existence d'une stratégie alter-
native. Nous traiterons brièvement dans cette [108] dernière partie des caractéris-
tiques de cette stratégie. Nous examinerons également quelques autres tendances
dont les effets sont importants dans la conjoncture policière actuelle. Les sujets sur
lesquels nous nous pencherons successivement seront la police proactive, la privati-
sation des forces de l'ordre, le contrôle civil de la police, le recrutement des effec-
tifs et la place des médias.

Une stratégie alternative :


la police proactive

C'est dans une certaine mesure par abus de termes que l'on peut parler d’une
stratégie alternative. Il n’existe pas une stratégie alternative qui soit suffisamment
explicite pour être représentée comme un modèle rival de celui que nous avons dé-
crit. Ce qui existe tient dans un concept de base et dans divers moyens de l'incarner.
Le concept de base est celui de « proaction », auquel on se réfère sous des appella-
tions plus imagées comme « action policière agressive »ou « stratégie d'attaque
contre le crime » (en anglais, crime attack). Les moyens de réaliser cette stratégie
ont en commun de précéder et même d'anticiper la commission de délits, au lieu de
simplement y réagir. Parmi ces moyens, on peut en énumérer quatre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 108

Exemples de police « proactive »

- La provocation policière : Ce type d'opération utilise des policiers en tenue


civile ou parés d'un déguisement, qui constituent des appâts (en anglais, de-
coys) pour tendre un piège à des personnes déjà criminalisées ou des délin-
quants potentiels. Ces opérations peuvent utiliser des ressources limitées et
n'impliquer que quelques personnes (quelques policières utilisées pour provo-
quer un violeur à se livrer à une agression sexuelle et pouvoir ainsi procéder
à son arrestation en flagrant délit). Elles peuvent également être très éla-
borées et coûter des millions de dollars. On peut citer à titre d'exemple
l'opération ABSCAM où des agents de la police fédérale (des États-Unis)
ont prétendu être des investisseurs arabes qui étaient prêts à verser d'im-
portants pots-de-vin à des hommes politiques dont on soupçonnait l'intégri-
té.

- Des patrouilles clandestines : Des policiers patrouillent des quartiers à taux


de criminalité élevés en s'habillant de façon analogue aux habitants du quar-
tier, dans le but d'intercepter des criminels en train de perpétrer une in-
fraction.

[109]

- Des interrogatoires conduits dans des lieux publics : Des personnes sont in-
terpellées dans la rue ou d'autres lieux publics et soumis à un bref interro-
gatoire. Elles sont choisies à cause de leur apparence physique, de leur com-
portement ou tout simplement au hasard.

- La saturation d'un quartier par la patrouille : Les quartiers choisis sont des
quartiers qui, encore une fois, ont des taux très élevés de criminalité. Les
patrouilleurs sont à pied ou dans des véhicules.

Certaines tactiques d'attaque ressemblent au type d'opérations conduites dans


le cadre du modèle de la police de communauté. Ce type d'opérations repose sur une
analyse des facteurs qui se répètent dans une conjoncture de désordre. Ces fac-
teurs peuvent être, en premier lieu, les lieux d'où proviennent les appels réclamant
une intervention policière. Des études effectuées dans des villes américaines ont
montré que près de 40 % des appels faits à la police provenaient d'à peine 10 % des
lieux où l'intervention de la police était réclamée (Pierce, Spaar et Briggs, 1984,
cités par Sherman, 1986, p. 371). Les tentatives faites pour résoudre ces problèmes
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 109

de surreprésentation d'un lieu dans la provenance des appels font souvent l'objet
d'un programme particulier, appelé le RECAP (Repeat Complaint Address Policing) : la
police des adresses d'où proviennent des appels répétés.

Dans cette police de la répétition, il y a un second programme qui jouit d'une im-
portance considérable : c'est la surveillance et éventuellement la neutralisation des
récidivistes endurcis (les criminels de carrière).

Cette brève énumération n’épuise pas les tactiques utilisées par une police d'at-
taque. Toutes ces tactiques se rejoignent dans leur caractère notablement agressif,
ainsi que dans l'utilisation croissante d'un personnel militaire pour effectuer certai-
nes opérations. La police d'attaque da jusqu'ici pas fait l'objet d'évaluations systé-
matiques (Sherman, 1986, p. 367-372).

La privatisation des forces de l'ordre

William Cunningham et Todd Taylor (1985) nous ont présenté une description
très élaborée des tendances qui ont marqué le domaine de la sécurité privée dans un
monumental rapport, auquel on se réfère souvent sous l'appellation de The Hallcrest
Report. Ces résultats peuvent être très [110] rapidement résumés de la façon sui-
vante : la majorité des prévisions relatives au développement exponentiel de la sécu-
rité privée se sont réalisées. Que ce soit au niveau du personnel employé, des bud-
gets et des services offerts, la sécurité privée égale ou dépasse en importance la
sécurité publique.

Il existe toutefois trois développements qui ont pris, depuis 1985, une ampleur
qui justifie leur mention.

- La percée des forces policières publiques dans le secteur privé. Effectuant


un travail d'éclaireur, Albert Reiss (1988) a révélé l'importance d'un phéno-
mène relativement nouveau, à savoir le rôle de la sous-traitance dans le do-
maine de la sécurité privée, assumée de façon croissante par les forces pu-
bliques de la police. Le phénomène du travail au noir par des membres des
corps de police qui travaillent à leur compte dans l'industrie de la sécurité
n’a rien de bien nouveau. Le cumul des emplois est l'un des problèmes les plus
aigus dans le domaine des relations de travail policières. On trouvera au cha-
pitre 9 une discussion explicite de ce phénomène paradoxal de l'autoprivati-
sation de la police publique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 110

- La croissance de l'expertise des agences privées d'enquête. La sécurité pri-


vée a longtemps été considérée comme le parent pauvre de la police. Il sem-
ble que cette situation soit en train d'évoluer de façon très significative. À
partir d'une étude de la situation en Californie, R. Morris (1987) a émis l'hy-
pothèse que les enquêtes dans le champ des crimes perpétrés en utilisant les
moyens de la haute technologie deviendraient le monopole d'agences de sécu-
rité privées spécialisées, qui seules posséderont l'expertise nécessaire à la
conduite de ces enquêtes.

- La montée des salaires dans le secteur privé. Le potentiel de croissance


étant beaucoup plus considérable dans le domaine de la sécurité privée, qui
n’est pas affligé par l'austérité budgétaire sévissant dans le domaine public,
il est possible que les bas salaires payés aux employés de ce secteur en vien-
nent à concurrencer ceux des policiers des corps publics. Cette situation ris-
que d'accroître les revendications des syndicats de police, qui se heurtent
déjà aux résistances de l'opinion publique et des autorités politiques.

[111]

Le contrôle civil de la police

Les promoteurs de la police de communauté sont étrangement silencieux sur la


dégradation considérable des relations entre la police et les communautés ethniques.
Au Canada, la plupart des villes importantes - Toronto, Montréal, Vancouver, Winni-
peg, Halifax - ont été le théâtre d'affrontements très sérieux entre la police et les
minorités ethniques, la police étant fréquemment accusée de racisme. Les événe-
ments qui ont précipité ces affrontements ont la plupart du temps trait à l'usage
d'armes à feu par la police pour abattre des suspects appartenant à une minorité
ethnique ou raciale ; on a également découvert que des accusés appartenant à des
minorités avaient été condamnés par les tribunaux sur la foi de résultats d'une en-
quête qui avait été trafiquée par la police. Ce sont les membres des communautés
noire et amérindienne qui ont été les victimes les plus fréquentes de ces fabrica-
tions de preuve. Il est inutile de mentionner que des événements similaires se sont
produits à un rythme encore plus fréquent aux États-Unis.

Ces incidents, la plupart du temps tragiques, ont donné lieu à deux types de ré-
ponse.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 111

- La création de comités de plaintes composés de membres civils. Il existe en


Amérique du Nord une importante association appelée l'International Asso-
ciation for Civilian Oversight of Law Enforcement (IACOLE : l'Association
internationale pour la promotion de la surveillance civile [des services char-
gés] de l'application de la loi). La création de cette association, qui regroupe
plusieurs centaines de membres, est un témoignage éloquent de la multiplica-
tion de ces comités créés par les pouvoirs publics pour recevoir les plaintes
du public par rapport à l'action policière et leur donner suite.

- La promulgation de codes de déontologie policière. La création de comités de


plaintes, constitués en totalité ou en partie de membres civils, a coïncidé la
plupart du temps avec la mise en vigueur d'un code de déontologie policière.
La tâche des comités de plainte est précisément de décider si le comporte-
ment d'un policier qui a fait l'objet d'une plainte constitue une violation du
code de déontologie.

L’espace nous manque pour rendre compte de façon détaillée de ce mouvement


vers un contrôle civil accru des corps des policiers et nous [112] renvoyons plutôt le
lecteur à une autre étude sur la question (Brodeur, 1989). Ce mouvement est dou-
blement important : d'abord par son ampleur, ensuite par ses lacunes. En effet, alors
que les corps policiers publics sont soumis à des contrôles croissants, les corps pri-
vés opèrent dans un vide juridique qu'on tarde encore à combler, à l'exception de
certains pays d'Europe, comme l'Espagne. Le risque de cette situation est que les
corps privés reçoivent et exécutent des commandes illégales en provenance des
corps policiers publics. Une enquête récente au Québec a montré qu'une agence pri-
vée d'investigation se livrait à de l'écoute électronique illégale au profit du service
de police d'une municipalité.

Le recrutement des effectifs

Il existe deux phénomènes qui méritent une attention au chapitre du recrute-


ment.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 112

Le recrutement de policiers parmi les minorités

Les tensions raciales entre la police et les communautés ethniques ont donné lieu,
tant en Amérique du Nord qu’au Royaume-Uni, à l'institution de commissions d'en-
quête. Ces organismes ont généralement recommandé que l'on accroisse la représen-
tation des minorités ethniques au sein du personnel policier. Ces recommandations
ont partiellement été suivies aux États-Unis, dont les problèmes raciaux existent de
façon aiguë depuis plusieurs années.

On doit s'étonner que les organismes qui recommandent l'embauche par les corps
policiers de membres des minorités dans le but d'améliorer les relations entre la
police et ces minorités n’aient pas pris connaissance des résultats de l'application de
ces mesures aux États-Unis. Nicholas Alex (1969 ; 1976) et Stephen Leinen (1984)
ont montré que le résultat le plus tangible de ces mesures était de reproduire au
sein des corps policiers les conflits culturels et raciaux qui existent dans la société.
Cette remarque ne devrait pas nous conduire à cesser d'embaucher des membres
des minorités, dont le droit à avoir un emploi stable et bien rémunéré doit être res-
pecté par les corps policiers. Le recrutement de membres des minorités est une
exigence de justice sociale et de respect du droit au travail. Si, toutefois, on em-
bauchait des membres des minorités dans le seul dessein d'apaiser les tensions exis-
tant entre les minorités et la police, on risquerait de connaître de cruelles déconve-
nues.

[113]

Le recrutement des femmes

La GRC a engagé un premier contingent de 32 femmes policières en 1974. Il y a


maintenant, en 2002, 2045 femmes dans la GRC ; elles forment 14% de son effectif
policier. Le tiers des effectifs du SPVM, qui est un des plus gros corps municipaux
du Canada, est composé de femmes. Relativement limité dans les années 1980 - une
étude de Norman (1987) évaluait la part des femmes dans les effectifs de la police
américaine à 7% -, le phénomène de la féminisation des corps policiers est mondial et
s'est étendu aux corps policiers de tous les continents. Une recherche sur Internet
révèle qu'il y a 783 000 sites qui correspondent aux mots police women (femmes
policières).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 113

On a très peu réfléchi aux conséquences de ce phénomène. Il pose deux ques-


tions fondamentales. On doit en premier lieu se demander si la présence croissante
des femmes dans les corps policiers va modifier leur style d'intervention et, plus
particulièrement, leur recours à la force pour résoudre les conflits dans lesquels ils
interviennent. Le second problème est de nature interne. Il existe présentement une
disproportion considérable entre la présence des femmes parmi les agents de pre-
mière ligne de la police et leur représentation dans les postes de commandement.
Conscientes de ce fait, les femmes policières se regroupent de plus en plus au sein
d'organisations indépendantes des syndicats traditionnels de police. La conjoncture
change à l'heure actuelle de façon trop rapide pour qu’on se hasarde à prédire si les
corps policiers pourront intégrer leur personnel féminin aux niveaux plus élevés de
leur hiérarchie sans crise majeure.

La police et les médias

Cette question est très vaste et nous ne pouvons concevoir de l'aborder au ter-
me d'un chapitre qui est déjà étendu. C'est pourquoi nous nous contenterons de citer
un fait qui a valeur de symbole et qui souligne l'acuité des problèmes.

La place de la police dans les films et les séries télévisées américaines s'est
considérablement accrue dans les 10 dernières années. Il y a quelques années, une
série télévisée a connu une popularité spectaculaire aux États-Unis et dans le mon-
de : il s'agit de Miami Vice, dont le titre réfère au nom de l'escouade qui s'occupe de
la répression du trafic de drogue et d'une grande partie du crime organisé dans la
ville de Miami. Cette série, [114] maintenant abolie, mais dont les épisodes sont régu-
lièrement rediffusés, dépeignait le travail policier un peu comme les films de James
Bond nous montrent l'univers de l'espionnage, c'est-à-dire d'une façon très grossiè-
rement frelatée.

Dans le but d'impressionner le public, le réseau de télévision qui produisait cette


série a dévoilé que produire un seul épisode de cette série hebdomadaire coûtait plus
de 1,5 million de dollars. Un journaliste américain a enquêté pour trouver quel était le
budget annuel de l'escouade des mœurs de la ville de Miami, qui avait servi de modè-
le initial pour la série Miami Vice. Il a découvert que le budget annuel réel de cette
escouade était de 1 161 000 $. En bref, la chaîne de télévision américaine dépensait
en une semaine, pour désinformer l'opinion publique américaine par rapport à la lutte
contre le trafic de la drogue, plus d'argent que le budget annuel consacré par la ville
de Miami à la répression de ce trafic.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 114

Cet exemple est inquiétant du fait que les pouvoirs publics accordent une impor-
tance démesurée à la mythologie populaire, qui tient lieu d'opinion publique, lorsqu'ils
déterminent les politiques et les priorités dans le domaine de la répression du crime.
On pourrait citer à témoin la pratique de l'administration fédérale américaine de
nommer sous chaque président depuis Ronald Reagan un « tsar » de la répression du
trafic de la drogue (drug czar). Cette pratique est dénoncée comme un leurre par la
majorité des experts, y compris par l'économiste conservateur Milton Friedman, qui
milite en faveur de la légalisation des drogues. L’exemple de la série télévisée Miami
Vice, devenu maintenant contagieux, montre que les moyens mis en œuvre pour pro-
duire des représentations du travail policier sans rapport avec sa réalité sont telle-
ment considérables que les effets de désinformation qu’ils produisent paraissent
invincibles. Au regard du caractère systématique de l'entreprise médiatique de my-
thification du travail de la police, la possibilité de rectifier les croyances et les at-
tentes du public par rapport à la police est devenue infime.

Principales constatations

Retour à la table des matières

Le but de ce chapitre était davantage de présenter un état de situation qu’une


argumentation en faveur d'un ensemble de conclusions. Il nous a semblé toutefois
opportun de présenter, au terme de nos analyses, un ensemble de constatations gé-
nérales qui peuvent servir de conclusions.

[115]

La nature des recherches sur la police

Ruben Rumbaut et Egon Bittner (1979, p. 283) proposaient d'établir une distinc-
tion entre rationalité formelle et rationalité substantielle au niveau des recherches
sur la police. La rationalité formelle réfère à l'ordre des moyens dont dispose la
police pour réaliser ses objectifs, alors que la rationalité substantielle réfère à l'or-
dre des fins et à la nature du mandat de la police, dans le contexte d'une société
donnée. Ces auteurs parvenaient à la conclusion que beaucoup de recherches sur la
police, ainsi que les réformes fragmentaires que ces recherches avaient parfois en-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 115

traînées, appartenaient à l'ordre de la détermination technique des moyens et s'ins-


crivaient à l'intérieur d'une rationalisation formelle. Rumbaut et Bittner manifes-
taient leur scepticisme par rapport à des réformes qui se limitaient à cet aspect de
la rationalité et qui ne reposaient pas sur une réflexion sur la nature du mandat de la
police. Ils formulaient le souhait que la recherche s'inscrive davantage dans le champ
de la rationalité substantielle.

Il semble que l'on ait donné suite à leur vœu : le portrait que nous avons dressé
témoigne d'un souci marqué d'interroger les fins de l'action policière et de dépasser
le cadre relativement étroit d'un questionnement technocratique sur le choix des
moyens de maximiser l'efficacité des interventions policières.

Sans être imprévu, ce développement n’était pas assuré. On pouvait en effet


craindre que des recherches dont le contenu aurait été exclusivement déterminé par
des considérations de « rationalité substantielle » auraient été perçues comme étant
trop abstraites et théorisantes pour servir de fondement à des réformes concrètes
dans les modes d'opération de la police. Or, il s'est trouvé que ces réflexions sur la
nature du mandat de la police ont été couplées à des recherches d'évaluation des
politiques policières en matière d'intervention. Ces recherches ayant été effectuées
avec la collaboration des services policiers, leur résultat a suscité l'intérêt de ces
derniers et rétabli un équilibre entre la théorie et la pratique. Les recherches dont
nous avons rendu compte sont donc d'une nature hybride, où rationalité substantielle
et évaluation opérationnelle se sont mutuellement fécondées.

[116]

L'orientation vers l'extérieur du système pénal

La police occupe une position stratégique intermédiaire entre les communautés,


d'une part, et les autres composantes du système pénal, d'autre part. À cause de sa
position médiane, elle est au centre de deux réseaux de relations. Un premier réseau
de relations la relie avec une communauté et avec des organismes publics et privés
qui opèrent au sein de celle-ci (des organismes de prévention du crime, les travail-
leurs sociaux, etc.). Un second réseau de relations la relie aux autres composantes
du système pénal lui-même, soient les instances judiciaires et correctionnelles.

Les problèmes que rencontre la police proviennent donc de deux sources. On peut
d'abord tenter d'en rechercher l'explication du côté de l'ensemble des rapports
entre la police et la communauté. Cette voie, qui paraît naturelle, n'est cependant
pas la seule possible. On peut aussi se demander si certaines difficultés fondamenta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 116

les ne seraient pas engendrées par un mauvais fonctionnement des autres composan-
tes du système pénal. Cette piste est également prometteuse.

Dans un article publié dans le périodique à grand tirage Newsweek, Meg Green-
field a fait état de recherches selon lesquelles l'engorgement des tribunaux était
tel que l'on pouvait parler d'un véritable effondrement du système judiciaire améri-
cain (Greenfield, 1989). Au cours de recherches effectuées en 1989 dans la ville
canadienne de Victoria (250 000 habitants), nous avons appris que tous les patrouil-
leurs qui devaient assurer la relève de l'après-midi étaient, sauf un, retenus au palais
de justice, où ils devaient témoigner dans des causes qui avaient fait l'objet de mul-
tiples ajournements. Cette situation était loin d'être inhabituelle.

D'une autre façon, il est indéniable que les problèmes extrêmement graves de
surpeuplement des prisons ont des retombées sur la perception qu’ont les policiers
de l'efficacité de leur action. Les sentences d'incarcération n’étant souvent pas
exécutées, les policiers retrouvent dans la communauté des contrevenants qu'ils
s'étaient efforcés de faire condamner à l'emprisonnement.

Nous ne trancherons pas la question de savoir si la police a tort d'être en proie à


une certaine démoralisation lorsqu’elle fait les frais de l'encombrement des tribu-
naux ou lorsqu’elle constate que les peines d'enfermement ne sont pas appliquées,
faute d'espace dans les prisons. Il nous importe toutefois de souligner que l'on pour-
rait découvrir un certain nombre de facteurs qui expliqueraient les difficultés ac-
tuelles si l'on [117] cherchait dans la direction des rapports entre la police et les
autres composantes du système pénal.

Or, le modèle de la police de communauté représente de façon exemplaire le


choix de rechercher la source des problèmes du contrôle social essentiellement dans
la direction des relations entre la police et l'extérieur du système pénal. Les pro-
blèmes que nous avons brièvement mentionnés dans le paragraphe précédent ne sont,
à toutes fins utiles, pas abordés dans le cadre de ce modèle. L’une des conséquences
possibles de cette lacune pourrait être la création d'un déséquilibre profond dans la
coordination entre les appareils policiers et les autres agences et organismes avec
lesquels ils doivent se concerter. Le branchement solide de la police sur la commu-
nauté aurait pour contrepartie la faiblesse de ses liens avec les autres composantes
du système pénal. Nous ne savons pas encore si cette asymétrie est de nature à nui-
re de façon considérable au succès de l'action policière.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 117

Le durcissement de l'alternative stratégique

Dans le prolongement de notre compte rendu des critiques adressées au modèle


de la police de communauté, nous nous sommes demandé s'il existait actuellement un
modèle alternatif. Notre réponse est qu’il n'existe pas à proprement parler de modè-
le concurrent pleinement développé, mais plutôt une voie alternative, caractérisée
par une orientation générale et un ensemble de tactiques. Cette voie alternative peut
être vue comme un modèle latent, dont la dominante est l'action agressive.

Le contraste entre le modèle communautaire et le modèle d'attaque est saisis-


sant. Dans le premier cas, la dimension coercitive de l'action policière est atténuée
au profit d'un rapprochement avec la communauté, dont le but est de recruter des
partenaires pour résoudre des problèmes en recourant aux moyens idoines. Dans le
second cas, le recours à la force s'effectue de manière proactive et la distinction
entre l'action policière et l'opération militaire s'estompe progressivement.

La distance qui sépare les deux branches du dilemme policier par rapport au
choix d'une stratégie d'intervention pour les prochaines années, nous semble s'être
considérablement agrandie depuis les premières distinctions entre divers styles
d'opérations établies par Wilson, dans un ouvrage qui est resté classique, Varieties
in Police Behavior (1968). Wilson [118] faisait la distinction entre trois styles, selon
qu'ils donnaient la priorité au maintien de l'ordre, à la lutte contre la criminalité ou à
la volonté de pourvoir divers services à la communauté. La plupart des forces policiè-
res pratiquaient à divers degrés ces trois styles, qui n’étaient pas mutuellement in-
compatibles.

Il semble que dans la conjoncture actuelle, la police soit confrontée au choix en-
tre un style social et un style militarisé d'intervention. Tout semble nous indiquer
que ces deux styles ne sont pas compatibles et que d'être acculé à un tel dilemme
stratégique ne représente pas pour la police un développement favorable de la
conjoncture au sein de laquelle elle opère.

La police des sentiments collectifs

On a fait grand cas dans le passé de la différence entre la police des comporte-
ments et la police des opinions, cette dernière étant perçue comme une menace pour
les institutions démocratiques.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 118

Il nous semble maintenant clair que les pouvoirs publics attribuent à l'effort de
réduire le sentiment d'insécurité qui prévaut dans certaines agglomérations urbaines
une priorité égale à celle de s'attaquer aux problèmes de criminalité eux-mêmes.
Comme nous l'avons déjà souligné, il est d'abord loin d'être sûr que ces deux entre-
prises coïncident de façon significative et qu’elles puissent être menées de concert
en usant des mêmes moyens. Il nous semble en outre qu’il faudrait se livrer à une
réflexion approfondie sur les fins de la police, dès qu’on envisage que la cible de ses
opérations puisse déborder de la sphère du comportement extérieur des membres
d'une société et résider dans leurs perceptions et leurs opinions.

À la recherche d'une nouvelle métaphore

Nous avons déjà vu que la métaphore qui présentait l'image la plus répandue de la
police américaine - cette mince ligne bleue qui est le rempart social contre le crime -
était en train de tomber en désuétude. Les métaphores, croyons-nous, jouent un rôle
important dans la constitution d'une identité collective.

C'est pourquoi l'effondrement progressif du champ de la métaphore policière


traditionnelle est préoccupant. Il est d'abord l'indice d'une [119] certaine crise
d'identité. De façon plus profonde, cependant, le modèle de la police de communauté
est en partie fondé sur la notion de polyvalence des tâches, des modes d'interven-
tion et de la stratégie policière. Un tel type de modèle est peut-être, dans un pre-
mier temps, plus susceptible

d'accroître la crise d'identité éprouvée par la police nord-américaine que de la


résoudre. Il faudrait à l'avenir tenter de rassembler les éléments épars contenus
dans le nouveau modèle et examiner dans quelle mesure ils pourraient être fusionnés
pour constituer une identité renouvelée. Il serait regrettable qu'on ne trouve rien
d'autre, pour remplacer la mince ligne bleue, qu’une incertaine zone grise.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 119

TABLEAU 4. La réinvention de la proximité

- synthèse

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Impasses du modèle policier actuel

montée de l'insécurité efficacité douteuse isolement de la police


dans les tâches tradi-
insécurité objective : plus - manque de visibilité
tionnelles de contrôle de
de victimes d'agression auprès de la communauté
la criminalité
insécurité subjective : peur - manque de partenaires
du crime dans d'autres institu-
tions

Le modèle « communautaire »

résolution de (problèmes » redéfinition de la gravi- transformation de la


sur lesquels la police peut té d'un problème par culture professionnelle
avoir un impact, plutôt que son potentiel d'accroi- des policiers : formation
répression du crime tre l'insécurité d'alliances avec des par-
tenaires

fourniture de services place à l'initiative indi- police de communication


viduelle
- augmentation de la quali- - avec la collectivité
té d'écoute du plaignant
- avec les minorités
- assistance variée
- avec les médias

Obstacles au modèle communautaire

Critiques formelle Critique policière Critique extérieure


- Flou des réformes - Peu d’incidence sur la - avènement d’une police
carrière de communauté, quand la
- caractère non concluant
notion de communauté
- Risque accru de cor-
- succès peu exportable est très problématique
ruption
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 120

Fausses alternatives

police de proaction et privatisation de la sécu- relâchement du contrôle


d'« attaque » (tolérance rité (quartiers sécuri- civil de la police
zéro) taires pour les riches)

recrutement « pour la vi- militarisation de la poli- courtiser les médias


trine » (minorités culturel- ce
les et femmes)
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 121

[121]

Deuxième partie :
Proximité et visibilité

Chapitre 4
Policier l'apparence 40

Comportements et opinions

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Que ce soit dans le domaine de la médecine ou dans celui des autres disciplines
où les praticiens effectuent des interventions auprès de personnes ou de groupes, on
a coutume de distinguer les interventions de type physique des interventions de type
psychique, l'expression de psychique étant entendue ici dans son sens le plus général.
Cette distinction entre l'intervention de nature physique et l'intervention de nature
psychique a été faite sous plusieurs formes différentes. C'est ainsi que, dans un
texte intitulé « Idéologies et appareils idéologiques d'État » * , qui a eu une influen-
ce considérable au moment de sa publication, Louis Althusser (1970) nous a proposé
de faire la distinction entre deux types d'appareils d'État. Le premier type, le plus
connu, est celui de l'appareil répressif qui fonctionne à la violence, c'est-à-dire qui
effectue des interventions impliquant un certain usage de la violence physique. L'ar-

40 Une première version de ce chapitre a été publiée dans la Revue canadienne de


criminologie, vol. 33 nos 3-4, 1991, p. 285-332. Le texte a été complètement re-
fondu et remis à jour.
* [Texte disponible, en version intégrale, dans Les Classiques des sciences sociales.
JMT.]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 122

mée et, de façon toute particulière, la police ont été présentées par Althusser com-
me les exemples les plus courants de ces appareils d'État qui fonctionnent à la vio-
lence physique. Dans ce texte, Althusser distingue un second type d'appareil d'État,
qu’il baptise les « appareils idéologiques d'État », et qui ne fonctionneraient pas à la
violence mais plutôt au dressage idéologique. Les [122] exemples présentés par Al-
thusser pour illustrer la nature de ces derniers appareils sont la famille, le droit et,
plus particulièrement, l'école.

Althusser a pris bien garde, dans son texte, d'insister sur le fait que les appa-
reils d'État ne fonctionnaient pas exclusivement à la violence ou à il idéologie, ces
dernières expressions désignant plutôt une dominante qu'un mode exclusif de fonc-
tionnement. Il n'en reste pas moins que dans la perspective développée par Althus-
ser, la police est un appareil d'État qui fonctionne de façon massive à la violence. Le
but de ce chapitre n’est pas d'instruire une polémique contre Althusser, dont l'in-
fluence a maintenant décru. Son texte n'est cité ici que parce qu’il illustre une façon
très répandue de concevoir l'appareil policier. On trouve des façons similaires de
concevoir la police dans la sociologie américaine, en particulier dans les travaux
d'Egon Bittner. Comme nous l'avons dit plus tôt, ce qui caractérise la police pour
Bittner (1970 ; 1974) et ses disciples, comme Carl Klockars, c'est que la possibilité
de recourir à la coercition physique pour résoudre les problèmes qui tombent dans le
champ de ses compétences existe toujours.

Cette conception du travail de la police nous apparaît maintenant remise en ques-


tion de multiples façons. Nous aimerions, dans ce chapitre, réintroduire au sein de
l'appareil policier lui-même une distinction similaire à celle qu'Althusser a effectuée
entre les appareils d'État qui fonctionnent à la violence et ceux qui fonctionnent à
l'idéologie. Qu'on nous entende bien sur ce sujet : notre propos n'est pas d'introdui-
re la lettre des théories d'Althusser pour concevoir l'action de la police. Nous utili-
sons cette distinction d'Althusser simplement comme un raccourci propre à faire
saisir rapidement la teneur de notre propos.

Ce propos peut être énoncé ainsi : il faut faire la distinction entre deux modes
de fonctionnement de l'appareil policier. Le premier, qui consiste en l'usage de la
force, est celui qui est le plus couramment associé à l'intervention policière. Il exis-
te toutefois un second mode d'intervention de la police, dont nous aimerions mettre
l'existence en lumière, selon lequel celle-ci s'efforce de modifier les perceptions
des citoyens de leur environnement pour augmenter leur sentiment de sécurité. La
police a fait, depuis qu'elle existe, des efforts soutenus pour accroître le sentiment
de sécurité au sein de la communauté. La mise en lumière de ces efforts ne constitue
donc pas en elle-même une découverte. Il importe toutefois de souligner que jusqu’ici
la croissance ou la décroissance du sentiment de [123] sécurité des citoyens étaient
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 123

plutôt conçues comme des conséquences des interventions répressives de la police


que comme l'objectif explicite d'une stratégie d'intervention indépendante. En d'au-
tres termes, la répression de la grande criminalité par l'usage de la force et de la
coercition était censée entraîner automatiquement une montée du sentiment collec-
tif de sécurité lorsque cette répression était effectuée avec succès. Or, c'est pré-
cisément ce lien de cause à effet que nous nous efforcerons de remettre en ques-
tion.

Notre thèse est que les opérations policières qui sont les plus aptes à entretenir
un sentiment de sécurité dans la communauté ne coïncident pas avec l'action tradi-
tionnelle de répression du crime qui est l'apanage prétendu de la police. Bien sûr,
nous ne nions pas que l'action répressive de la police ait des effets qui sont parfois
sensibles sur la croissance ou la décroissance du sentiment de sécurité. Néanmoins,
des recherches récentes ont montré que les fluctuations du sentiment de sécurité
au sein d'une collectivité n'étaient d'aucune façon réductibles aux fluctuations de la
courbe des taux d'élucidation des crimes majeurs. En effet, il paraît de plus en plus
clair que la croissance du sentiment de sécurité est un objectif qui ne sera atteint
que par des modes d'intervention qui diffèrent de façon profonde de la répression
ordinaire de la criminalité. Ces modes d'intervention reposent sur les contacts entre
la police et les citoyens, l'instrument privilégié de ces contacts étant la parole
échangée plutôt que l'usage de la force.

Nous tenterons d'établir notre thèse au moyen d'une description de l'évolution


de la conjoncture dans le domaine des opérations policières en Amérique du Nord,
d'où proviendront tous nos exemples. Bien que nous reconnaissions que les problèmes
de la criminalité et du maintien de l'ordre 41 sont différents en Amérique du Nord
et en Europe, nous sommes convaincu qu’une description de la situation existant en
Amérique du Nord n’est pas dénuée de pertinence pour les autres pays occidentaux.
Ce chapitre se divise en deux parties, suivies d'une synthèse en conclusion. Dans la
première partie, nous recenserons les facteurs ayant conduit à l'impasse qui a forcé
les autorités policières à élaborer de nouvelles stratégies d'intervention. Ensuite,
nous décrirons ces nouvelles stratégies d'intervention et nous présenterons le résul-
tat des diverses évaluations qui en ont été faites.

[124]

41 En Amérique du Nord, la signification de l'expression « maintien de l'ordre »


(order maintenance) est beaucoup plus vaste que le contrôle des foules (des ma-
nifestants) : elle désigne la masse des activités de la police qui excèdent le
contrôle du crime, hormis les mandats spécialisés assumés parfois par des forces
policières (par exemple, le service ambulancier).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 124

La justice pénale en crise

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L’analyse qui suit ne prétend pas à l'exhaustivité. Les facteurs dont nous traite-
rons ont été retenus en fonction de leur pertinence pour débattre de la thèse que
nous présentons sur le dédoublement des opérations policières en des interventions
tactiques qui ont pour but de résoudre les affaires soumises à la police, et en la mise
en œuvre de stratégies dont le but est la promotion du sentiment collectif de sécu-
rité.

La surcharge du système

La manifestation la plus exemplaire, mais la plus inquiétante de la crise qui sévit


dans le domaine de la justice est le phénomène de la surpopulation carcérale. Ce phé-
nomène existe dans toutes les démocraties occidentales, à l'exception possible de
l'Allemagne, qui aurait réussi à contenir et même à faire décroître sa population
carcérale (Robert et Tournier, 1990). Aux États-Unis, le problème de la surpopula-
tion carcérale a atteint des proportions incontrôlables. Quelques chiffres le démon-
treront. Pour la plus grande partie du XXe siècle, les taux d'incarcération aux
États-Unis ont été relativement stables et se situaient à 110 personnes pour
100 000 habitants. À partir de 1973, les taux d'incarcération se sont mis à croître
de façon exponentielle (Garland [dir.], 2001b, p. 1). D'après les statistiques officiel-
les du ministère de la Justice des États-Unis, le taux d'incarcération se situait en
2001 à 690 détenus par tranche de 100 000 habitants. C'est le taux le plus élevé du
monde : en tenant compte des personnes en détention préventive, à y avait
1 950 705 personnes incarcérées aux États-Unis à la fin de 2001. Le cap des 2 mil-
lions est franchi à l'heure actuelle. À ce total, on doit ajouter environ 4,6 millions de
personnes qui sont sous une ordonnance de probation ou en libération conditionnelle.
I2incarcération est aux États-Unis un phénomène discriminant, sinon discriminatoi-
re, au regard de l'ethnie et de la race : pour le groupe des individus du sexe masculin
âgés de 25 à 29 ans, 14% des Noirs américains et 4% des hispanophones, contre
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 125

seulement 1,8% des Blancs se trouvaient en prison 42 . En additionnant le chiffre de


la population incarcérée à celui de la population qui vit sous un régime de liberté sur-
veillée, Norval Morris et Michael Tonry (1990) ont calculé que plus de 2% de la popu-
lation adulte aux États-Unis était sous la coupe du système pénal. Cette proportion
est actuellement supérieure à 3% de la population adulte.

[125|

Bien que ces chiffres soient impressionnants, on aurait tort de penser que le
système pénal américain constitue une exception par rapport aux systèmes des au-
tres pays occidentaux. En effet, Albert Blumstein (1988) a montré que si l'on profi-
lait les taux d'incarcération sur ceux de la criminalité, les États-Unis ne recouraient
pas à l'incarcération plus fréquemment que la plupart des autres pays démocrati-
ques. Lorsque l'on calcule une proportion entre les taux d'incarcération et les taux
de criminalité, les États-Unis ne se situaient pas, en 1988, dans le peloton de tête
des pays qui pratiquent l'incarcération. C'est donc dire que le recours abusif à l'in-
carcération est un fléau qui déferle sur la plupart des pays occidentaux, même s'il
sévit de façon plus particulière aujourd'hui dans des pays comme les États-Unis, la
Russie et l'Afrique du Sud. L’un des problèmes les plus aigus, à cet égard, est la
croissance généralisée dans presque tous les pays occidentaux du recours à l'incar-
cération préventive.

Le phénomène de la surpopulation carcérale peut être considéré de deux façons.


Il peut d'abord être considéré comme un fait qui recèle sa signification et son effi-
cience propres. À ce titre, la surpopulation carcérale est la cause d'une crise pro-
fonde qui affecte tout le domaine correctionnel. Cette crise se manifeste de diver-
ses façons, entre autres par les émeutes des prisonniers et les grèves des gardiens
de prison. Les explications qui ont été données à propos de la surpopulation carcérale
sont basées sur des facteurs endogènes. On a d'abord fait valoir que les restrictions
apposées aux libérations conditionnelles, et de façon générale à l'attrition des pei-
nes, avaient produit des effets majeurs sur la croissance des populations incarcé-
rées. D'autre part, les tribunaux américains sont contraints d'observer des lignes
directrices qui ont accru sensiblement la sévérité des peines pour consommation et
trafic de drogue. Cette augmentation de la sévérité des peines a coïncidé avec la
multiplication des rafles policières dans ce même champ d'infractions : l'action
conjointe de ces deux facteurs a produit un effet de démultiplication de la clientèle
des services correctionnels.

42 Pour tous ces chiffres, consulter le site Web de « The Sentencing Project »
http://www.sentencingproject.org.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 126

On peut également considérer la surpopulation carcérale comme un indice com-


me le signe d'une crise qui est beaucoup plus profonde que celle qui affecte les ser-
vices correctionnels. La surpopulation carcérale constitue dans ce cas un phénomène
de surcharge qui sévit à tous les paliers de la justice pénale. En Amérique du Nord, la
surcharge des tribunaux est telle que plusieurs prévenus doivent attendre pendant
plus de [126] deux ans la tenue de leur procès. Or, tant aux États-Unis qu’au Canada,
les chartes des droits et libertés reconnaissent à un prévenu le droit de subir son
procès dans un délai raisonnable. Une attente de plus de deux ans est considérée par
les tribunaux comme étant une violation de ce droit. En conséquence, l'appareil judi-
ciaire se voit contraint d'abandonner les poursuites contre des prévenus qui atten-
dent leur procès depuis trop longtemps.

La surcharge qui afflige l'appareil judiciaire pèse lourdement sur l'appareil poli-
cier. La police est contrainte de ne donner aucune autre forme de suite que bureau-
cratique à un très grand nombre de plaintes dans le domaine des délits contre la
propriété. Les limites de plus en plus perceptibles de l'action des services publics de
police peuvent être démontrées a contrario en invoquant la croissance très rapide
qu’ont connue les services privés de sécurité. De toute évidence, ceux-ci sont venus
occuper les plages d'opération dont se sont retirés les services publics de police
pour des motifs de surcharge.

On pourrait, sans grand abus de terme, décrire le système de la justice pénale


comme un gigantesque appareil de « classement sans suite » des affaires qui y sont
soumises. Une proportion de plus en plus considérable des opérations qui sont effec-
tuées par les diverses composantes du système pénal - police, tribunaux, service
d'application des peines ou services correctionnels - ne sont pas conduites à leur
terme. Il s'ensuit une perte très sensible de crédibilité de ce système auprès du
public, lorsque le caractère interruptif de son fonctionnement est mis en lumière.

Le phénomène de surcharge du système pénal est généralisé. On ne saurait donc


en réduire l'explication à la seule intervention de facteurs endogènes. Dans la suite
de ce chapitre, nous nous proposons d'identifier un certain nombre de tendances ou
de facteurs qui ont joué un rôle dans la définition de la conjoncture présente et qui
sont susceptibles de décomposer l'action policière en des interventions qui visent
tantôt à modifier de façon effective une situation de fait et tantôt à modifier la
perception du public de cette situation.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 127

Un changement d'idéologie

Le facteur de changement le plus général réside dans une transformation de


l'idéologie qui sous-tend les opérations du système pénal. Pendant [127] plus des
deux tiers du XXe siècle, l'idéologie qui a légitimé l'action du système pénal a été
fournie, en Amérique du Nord, par les sciences sociales, et de façon plus particulière
par la psychologie et la sociologie. Cette idéologie issue des sciences sociales peut
être caractérisée par trois traits. D'abord, elle a mis l'accent sur les divers déter-
minismes qui s'exerçaient sur l'action délinquante. Dans une certaine mesure, ces
déterminismes ont agi comme des facteurs d'atténuation des peines imposées, puis-
qu'ils paraissaient diminuer la part de responsabilité de l'infracteur. Le second trait
de cette idéologie est qu’elle a revendiqué l'exigence de soumettre les condamnés à
un traitement individualisé plutôt qu’à une punition uniforme. Finalement, la compo-
sante moralisante de cette idéologie était moins marquée que celle qui la remplacera.
Non que cette pseudo-objectivité scientifique ait neutralisé la morale, car il y avait
effectivement dans cette idéologie sécrétée par les sciences sociales, de puissantes
connotations morales. Toutefois, ce moralisme avait plutôt tendance à jouer au pro-
fit du délinquant, dont on espérait la réinsertion sociale, qu’à son désavantage. Il en
va différemment de l'idéologie qui a pris le relais de celle que nous venons de décri-
re.

En effet, la nouvelle idéologie a été élaborée surtout par des juristes et l'on
peut affirmer que la plupart de ses concepts, comme le « juste dû » (just desert),
viennent du droit. On peut également la caractériser sous trois aspects, qui contras-
tent avec les précédents. Cette idéologie substitue à la notion de déterminisme celle
de responsabilité. Cet accent qui est mis sur la responsabilisation de l'infracteur
opère fréquemment comme un facteur d'aggravation des peines qui seront imposées.
En deuxième lieu, ce nouveau courant idéologique éprouve un scepticisme sans re-
cours envers l'approche thérapeutique dans le domaine des comportements déviants.
En conséquence, la notion de punition a de nouveau supplanté celle de traitement. En
troisième lieu, cette nouvelle idéologie repose en grande partie sur une réactivation
de la notion de blâme. Un infracteur est quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un
comportement qui est moralement et socialement blâmable. La composante morale de
cette idéologie est donc beaucoup plus affirmée que dans le cas précédent. Dans le
contexte de la « politique du ressentiment » qui s'est établie en Amérique du Nord,
cette composante morale joue plutôt en défaveur de l'infracteur qu'en sa faveur,
puisqu’elle procure un fondement moral à sa punition.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 128

[128]

Ce changement d'idéologie a été motivé à l'origine par les excès auxquels la


perspective précédente avait donné lieu. On avait en effet aggravé la punition des
contrevenants, au nom de l'idéal du traitement (on continue d'ailleurs à le faire dans
le domaine de la justice des mineurs). Dans cette mesure, la redécouverte d'une
perspective informée par le droit se voulait également un retour à la justice, censée
conduire à la modération dans l'imposition des peines. Toutefois, les réformateurs
n'ont pas été pleinement conscients de la facilité avec laquelle les concepts qu'ils
utilisaient pouvaient être récupérés pour légitimer une aggravation de la répression
pénale. En effet, non seulement la notion fondatrice de blâme moral rétablit-elle un
clivage entre des comportements moraux et louables et des comportements immo-
raux et blâmables, mais surtout, cette notion de blâme ne peut se traduire dans un
quantum pénal que de façon relativement arbitraire et subjective. L’expression d'un
blâme pour une agression sexuelle par une peine de cinq ans d'incarcération pourra
apparaître sévère à l'un et bénigne à l'autre. Or, le remplacement d'une idéologie
fondée sur la notion médicale de thérapie par une idéologie inspirée fondamentale-
ment par le droit pénal a coïncidé, en Amérique du Nord, avec la montée du conserva-
tisme. Dans cette conjoncture, il était presque inévitable que cette nouvelle idéolo-
gie soit récupérée par les partisans d'une escalade dans la répression pénale. Elle l'a
été d'une façon que ceux qui l'avaient initialement élaborée n’avaient pas entrevue,
même dans leurs pires cauchemars.

Des espaces ambigus

Notre exposé se rapportera maintenant de plus près aux opérations de la police


publique. L’action de cette police peut être caractérisée de deux façons. D'abord,
elle s'exerce surtout dans les endroits publics, comme le réseau routier, la voie pu-
blique, et ainsi de suite. En second lieu, l'action policière est habituellement déclen-
chée par des actes qui sont visibles et qui sont donc, dans une large mesure, percep-
tibles par un ou plusieurs membres du public, qui portent alors plainte. Comme en a
longtemps témoigné le contentieux de l'agression sexuelle, il existe un rapport in-
verse entre l'absence de visibilité de l'infraction et la volonté de la victime de por-
ter plainte. Lorsque la police intervient de façon proactive, c'est-à-dire de sa propre
initiative, son intervention est la plupart du [129] temps précipitée par des désor-
dres qui sont manifestes extérieurement. Contrairement à ce que l'on pense, l'inter-
vention de la police dans les lieux privés et dans la vie intime des gens est soumise à
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 129

une procédure légale qui est complexe et qui agit comme un frein sur l'action policiè-
re.

Il existe maintenant un certain nombre d'indices qui nous suggèrent que les deux
caractères précités de l'intervention policière - intervention qui s'effectue dans des
lieux publics et qui est déclenchée par des comportements perceptibles - de plus en
plus problématiques.

La police, nous venons de le dire, intervient dans des lieux publics. Or, le statut
des espaces commence à devenir profondément ambigu, comme en témoigne une cau-
se dont à été saisie la Cour suprême du Canada en 1976 (Harrison c. Carswell
[1976] 2 R.C.S. 200). Quelques jeunes jouaient de la guitare dans un centre commer-
cial ; certains commerçants s'en sont plaints et la police a tenté de chasser les jeu-
nes gens. Ceux-ci lui ont résisté en alléguant qu'ils se produisaient dans un endroit
public et qu’il n’était dans le droit d'aucun propriétaire de les chasser de cet endroit.
Les jeunes ont finalement dû se rendre à l'action de la police et ont quitté les lieux ;
l'un d'eux a subséquemment été accusé d'intrusion illicite et la cause a été portée
jusqu’en Cour suprême du Canada, qui a tranché en faveur des commerçants qui
avaient voulu chasser les jeunes gens. Néanmoins, dans une opinion dissidente, le juge
en chef de la Cour suprême, le juge Bora Laskin, nous a révélé le caractère juridi-
quement ambigu de ces espaces que constituent les centres commerciaux. C'est en
réfléchissant sur cette opinion dissidente que Clifford Shearing et Philip Stenning
(1981a) ont créé l'expression de « propriété privée de masse » (mass private proper-
ty) pour désigner ces lieux. Cette expression, délibérément contradictoire, a été
forgée pour référer à des lieux dont le statut juridique oscille entre la propriété
privée et la propriété publique. Les raisons de cette oscillation sont multiples. Ces
lieux sont d'abord de dimensions très considérables ; ils ne sont jamais constitués
par un seul édifice, quelle qu'en soit la taille. Ce sont en général des lieux ouverts, où
se trouvent un nombre important de bâtiments. Pensons à cet égard à ces très vas-
tes galeries souterraines que l'on trouve en Amérique du Nord et où un grand nom-
bre de commerçants occupent des boutiques de dimensions variables. La notion même
de propriété privée se trouve dans ces cas subvertie, soit par le nombre de proprié-
taires ou de locataires - tous les boutiquiers qui occupent une galerie souterraine -
ou par le statut du propriétaire, qui est [130] généralement une corporation publique.
Enfin, le dernier trait de ces propriétés privées de masse est d'être fréquentées
non pas uniquement par plusieurs personnes, mais par une véritable multitude de
gens, qui considèrent ces espaces un peu comme des parcs publics.

Le nombre des lieux que l'on pourrait ranger dans la catégorie de propriété pri-
vée de masse a crû de façon exponentielle dans nos environnements urbains. Dans la
cause qui a été soumise à la Cour suprême du Canada, il était question d'un centre
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 130

commercial. Ces lieux nous sont maintenant devenus familiers. Il existe toutefois
tout un ensemble de lieux qui possèdent les traits de la propriété privée de masse,
comme par exemple les galeries commerciales souterraines qui bordent les accès au
métro et les grands parkings souterrains ou en surface. Le réseau de transport,
comme le métro souterrain, nous semble aussi faire partie de ces espaces dont le
statut juridique oscille entre le public et le privé.

L’indice le plus probant du caractère ambigu de ces lieux par rapport à la distinc-
tion du public et du privé se trouve dans la difficulté à trouver des personnes pour
les POLICIER. En Amérique du Nord, les corps de police publics sont notoirement
réticents à patrouiller des endroits tels que le métro, les centres commerciaux, les
galeries souterraines et les grands stationnements, en dépit du fait qu’un nombre
important d'actes délictueux y sont perpétrés. La police invoque à la fois son manque
de ressources et le caractère « privé » de ces lieux pour refuser d'y intervenir. Les
autorités qui gèrent ces espaces doivent alors ou bien créer leur propre service de
sécurité ou encore avoir recours aux services contractuels d’une agence de sécurité
privée. Ces solutions engendrent deux difficultés. La première est de nature finan-
cière : maintenir son propre service de sécurité ou entrer dans une relation contrac-
tuelle avec une agence de sécurité privée implique des frais qui sont la plupart du
temps considérables. Dans des périodes de restriction budgétaire, on a tendance à
remplacer le personnel qui assure la sécurité dans ces endroits par des équipements,
comme des systèmes d'alarme, des caméras vidéo, des distributeurs automatiques et
des appareils de contrôle des accès. La seconde difficulté engendrée par la privati-
sation de la sécurité est que le personnel de sécurité privée qui remplace les poli-
ciers des forces publiques est loin de jouir de la compétence et de la crédibilité de
ces derniers auprès des usagers des propriétés privées de masse.

[131]

En raison du statut ambigu de ces endroits et des difficultés concomitantes à y


affecter un personnel suffisant pour prévenir les désordres, ils constituent mainte-
nant des foyers d'insécurité dans nos villes. Il n’est pas sûr que le sentiment d'insé-
curité du public par rapport à ces endroits soit effectivement justifié par le nombre
de délits qui y sont perpétrés. Cependant, il est fort possible que le sentiment d'in-
sécurité du public soit engendré par d'autres facteurs que la fréquence effective
des délits dans un endroit.

Cette hypothèse est pleinement justifiée par le résultat des recherches empiri-
ques, qui assignent trois causes au sentiment d'insécurité, soit l'amplification par les
médias de communication de la fréquence et de la gravité des délits qui sont perpé-
trés dans certains lieux, la rumeur et l'échange d'anecdotes troublantes sur l'occur-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 131

rence prétendue incidents criminels, et les taux de victimation criminelle. Ceux-ci


doivent être distingués des taux de criminalité et sont généralement plus élevés. Les
taux de criminalité mesurent le nombre d'incidents qui sont rapportés à la police,
alors que les taux de victimation réfèrent au nombre « réel » d'agressions perpé-
trées contre des victimes, dans la mesure où celui-ci est divulgué par les sondages de
victimation.

Les nouveaux contentieux


issus de la vie privée

Le second trait général de l'intervention policière est qu'elle est déclenchée par
un événement qui est pleinement visible, sinon public. Il existe bien entendu un cer-
tain nombre d'exceptions à cette règle, comme la délinquance d'affaires. La délin-
quance d'affaires est toutefois le prototype même de ces exceptions qui confirment
la règle. Comme ce type de délinquance est très peu visible, il fait l'objet d'une ré-
pression qui est très irrégulière, voire inexistante par rapport à la masse potentielle
des affaires.

L’un des résultats incontestables du féminisme et des études que ce mouvement


a engendrées dans le domaine de la justice pénale a été la découverte de l'ampleur
de la violence faite aux femmes. La mesure du phénomène est encore incomplète et il
existe plusieurs controverses sur le nombre de victimes de la violence faite aux
femmes, bien que personne ne conteste que ce nombre soit considérable. En dépit
des controverses qui continuent de sévir, les études féministes ont eu trois effets
majeurs.

[132]

La découverte des populations vulnérables

Les femmes ne constituent pas la seule population qui soit particulièrement vul-
nérable à la violence. Dans la foulée des études féministes, on s'est préoccupé d'une
façon croissante des agressions nombreuses dont étaient victimes les enfants, les
personnes âgées, et de façon plus générale, les personnes que nous qualifierons de
dépendantes (par exemple, les malades). Cette prise de conscience de la vulnérabilité
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 132

spéciale de très larges segments de la population à des agressions de nature crimi-


nelle a engendré un effet qui est en train de modifier la conjoncture des opérations
policières.

Le quadrillage de la vie intime

L'examen des agressions dont étaient victimes les populations vulnérables énu-
mérées plus haut a révélé le contexte dans lequel ces populations étaient victimes de
violence. Il s'agit en grande partie du contexte de la vie privée, sinon celui de la vie
intime. En effet, la découverte de l'ampleur de la violence faite aux femmes a coïn-
cidé avec celle de l'étendue de la violence domestique, c'est-à-dire de la violence à
l'intérieur du couple et de la famille. D'une façon analogue, l'une des formes les plus
fréquentes d'agression sexuelle dont sont victimes les enfants - l'inceste - se pro-
duit par définition à l'intérieur de la cellule familiale. Quant aux personnes âgées ou
dépendantes, elles font l'objet d'agressions dont les auteurs sont ceux et celles-là
mêmes qui ont la charge de veiller sur elles. Le caractère public de la dénonciation de
la violence conjugale, de l'inceste et de l'agression contre les personnes âgées ou
dépendantes ont engendré une réponse policière que nous désignerons comme le (dé-
but d'un) quadrillage de la vie intime. Il importe de souligner que ce quadrillage n'est
pas une initiative policière (les instances décrites par Donzelot [1977] n'appartien-
nent pas à la police comme telle). Bien au contraire, les corps policiers publics ont
toujours fortement résisté à l'idée de judiciariser les cas de violence familiale. Cet-
te résistance continue de se manifester, alors même que dans plusieurs juridictions
canadiennes et américaines, la police est maintenant contrainte d'intervenir dans le
cadre d'incidents qui impliquent de la violence familiale, ainsi que d'y effectuer des
arrestations qui conduiront éventuellement à des poursuites judiciaires. Cette péné-
tration de la police au sein des diverses sphères de la vie intime est un développe-
ment qui est lourd de conséquences pour le futur.

[133]

La surveillance des réseaux substitutifs à la famille

La famille étant de plus en plus incapable de prendre en charge ses membres dé-
pendants, il s'est développé un réseau d'établissements qui ont précisément pour
fonction de s'occuper des personnes qui ne peuvent prendre soin d'elles-mêmes.
C'est ainsi que les crèches, les pensionnats, les orphelinats et, dans une certaine
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 133

mesure, l'école primaire, s'occupent des enfants ; les hôpitaux et les cliniques s'oc-
cupent des malades et les hospices prennent en charge les personnes âgées. Or, tant
au Canada qu'aux États-Unis, l'opinion publique a été secouée par divers scandales
mettant en cause les réseaux substitutifs à la famille pendant les 20 dernières an-
nées. De façon particulière, plusieurs enquêtes ont jeté une inquiétante lumière sur
les sévices dont étaient victimes les enfants dans des établissements gérés par la
clergé à qui ils étaient confiés.

On aurait tort de penser que la police est en train d'envahir les familles et les
établissement scolaires ou hospitaliers en Amérique du Nord. On n'a pas encore me-
suré de façon précise l'ampleur de la violence qui régnait au sein de la vie intime et
qui appelait l'intervention de la police. Sans préjuger du degré d'investissement des
forces policières dans ces nouveaux contentieux issus de la vie intime, on peut
d'ores et déjà tirer deux conclusions. On doit d'abord se rendre à l'évidence que les
champs potentiels d'intervention policière se sont très considérablement élargis, en
dépit de la résistance de la police, qui ne voit pas dans ces interventions des activi-
tés qui relèvent de son mandat traditionnel. La seconde de nos conclusions est relati-
ve à la croissance du sentiment d'insécurité. L'insécurité, nous l'avons vu, est une
fonction de la masse des discours qui portent sur des événements susceptibles
d'inspirer des inquiétudes. Or, il est difficile de nier que la violence faite aux fem-
mes, aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes dépendantes ait fait l'objet
d'un débat soutenu dans nos sociétés. Il faut ajouter que certains groupes, comme
les personnes âgées, sont, en raison même de leur vulnérabilité, profondément sensi-
bles aux effets ravageurs de la rumeur. Si nous ne sommes pas à l'heure actuelle en
mesure de prédire quelle sera la nature et l'ampleur des activités policières qui sont
suscitées par l'émergence de ces nouveaux contentieux issus de la vie intime, on
peut néanmoins affirmer que leur existence même est la manifestation d'un senti-
ment largement répandu d'insécurité, que d'autre part ils alimentent.

[134]

La médiatisation de la justice pénale

On paraît énoncer un truisme en déclarant que les matières de la justice pénale


font l'objet d'une attention obsessionnelle de la part des médias de communication.
La médiatisation de la justice pénale apparaît comme un phénomène tellement répan-
du qu'on la considère comme un mal nécessaire sur lequel il y a assez peu de choses à
dire, sinon l'évidence. Effectivement, il existe assez peu d'études empiriques systé-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 134

matiques sur le rapport entre les médias, la criminalité et la justice pénale (les im-
portants travaux de Richard Ericson et coll. [1987 ; 1989 et 1991] constituent une
exception notable à cette affirmation).

De façon générale, on entend par la médiatisation de la justice pénale la place


disproportionnée qui est octroyée par la presse aux faits divers (aux événements
criminels). Par cette expression on se réfère également au traitement habituelle-
ment sensationnaliste des matières de la justice pénale par la presse. Ainsi, au Qué-
bec lors de l'été 1990, les nouvelles télévisées ont octroyé une place exclusive aux
affrontements entre les forces policières et une bande amérindienne (les Mohawks
d'Oka). Les Québécois pourraient également témoigner du caractère sensationnel de
la couverture de presse des guerres que se livrent les motards criminels. Cette ob-
session médiatique a même transformé un motard, M. Maurice « Mom » Boucher, en
un personnage folklorique. Il semble toutefois qu’un sommet ait été atteint lors de la
couverture de presse donnée aux assassinats commis par deux tireurs d'élite (sni-
pers) dans la région de Washington, D.C., en 2002. Les Américains se demandent
maintenant si cette couverture de presse da pas provoqué les tueurs à commettre
plus d'assassinats.

Ces remarques sont fondées, mais incomplètes. La place qui est accordée aux
faits divers et aux cas qui relèvent de la justice pénale est différente, selon le type
de média auquel on se réfère. C'est surtout la presse électronique - la radio et la
télévision - qui accorde une place disproportionnée aux reportages sur des incidents
criminels. Il faut insister sur le fait que le rôle de la presse ne se borne pas à nous
donner une représentation médiatique des événements : loin d'être un mécanisme
d'enregistrement passif des événements, la presse intervient de façon active et
diversifiée dans le cadre d'incidents de nature criminelle.

Premier cas de figure : des journalistes interviennent dans le déroulement physi-


que et temporel d'événements qui relèvent du maintien de l'ordre. Lors du conflit
entre les forces policières du Québec et la bande [135] des Mohawks, les forces de
l'ordre (la police et l'armée canadienne) ont assiégé des Mohawks qui s'étaient re-
tranchés dans un édifice situé dans la réserve d'Oka. Or, plusieurs journalistes se
sont joints aux Mohawks et ont subi ce siège avec eux. La présence de journalistes
avec leurs appareils photographiques parmi les autochtones assiégés a contribué à
repousser indéfiniment l'assaut des forces de l'ordre.

Deuxième cas de figure : au lieu de faire obstacle à l'action policière, l'action de


la presse peut constituer une pièce maîtresse d'un dispositif d'intervention de la
police (Gorelick, 1989). À cet égard, il existe au Canada et aux États-Unis des chaî-
nes de télévision qui diffusent à la demande de la police le portrait des criminels
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 135

recherchés et qui incitent les citoyens à la délation. Ces initiatives sont nombreuses
et elles ont même reçu le sceau d'une appellation officielle : « info-crime » (en an-
glais, Crime Stoppers). Ce type d'émission s'est multiplié depuis la création de chaî-
nes de télévision qui, comme CNN et le réseau FOX, se spécialisent dans l'informa-
tion continue, à laquelle ils confèrent le caractère le plus sensationnel possible.

De toutes les interventions actives des médias, il y en a une qui jouit d'une im-
portance spéciale. L’action de la presse est un des facteurs les plus déterminants
dans la genèse et l'entretien du sentiment d'insécurité parmi la population. Dans un
document de travail publié en 1989, la Commission québécoise des droits et libertés
a montré que la panique alors engendrée à Montréal par les groupes de skinheads
avait été orchestrée par des journaux qui se spécialisaient exclusivement dans le
reportage d'incidents criminels. L’hystérie que provoque actuellement les bandes de
motards criminels au Canada constitue l'épiphanie de ces pratiques journalistiques.

Les nouveaux boucs émissaires

Les relations entre la police, les jeunes et les membres des minorités ethniques
ou raciales n'ont jamais été particulièrement détendues. Il semble néanmoins que la
situation se soit encore dégradée et que les conflits entre la justice pénale, les jeu-
nes et les minorités soient encore plus durs. En effet, d'après une étude menée par
un chercheur de la Rand Corporation, 99% des petits trafiquants de drogue traduits
devant les tribunaux d'une grande ville américaine entre 1985 et 1987 étaient des
Afro-Américains (Tackett 1990a ; 1990b). Les statistiques américaines sur l'incar-
cération [136] que nous avons précédemment citées démontrent que plus de 25% des
Afro-Américains dont l'âge se situait entre 25 et 29 ans étaient sous le contrôle
direct des services correctionnels américains (incarcération, probation ou libération
conditionnelle).

Il est extrêmement difficile de rendre compte de cette montée de l'intolérance


envers les membres des minorités et envers les jeunes. Elle pourrait s'expliquer en
partie par la réaction très hostile que suscite, pour certains citoyens, l'adoption de
législations qui ont été perçues comme étant indûment favorables aux jeunes, aux
minorités « visibles » et aux immigrants.

Au cours des années 1980, le Canada a complètement réformé son système de


justice pour les mineurs. L’une des dispositions de la Loi sur les jeunes contrevenants
stipulait initialement qu’un jeune contrevenant, c'est-à-dire une personne de moins
de 18 ans, ne pouvait être soumis à une sentence d'incarcération qui dépassait la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 136

durée de trois ans, quel que soit le crime que cette personne avait commis. Ce type
de législation, qui soumet une population déterminée à un régime de peines plus indul-
gent, produit des effets qui sont à l'évidence bénéfiques, surtout quand il s'agit des
jeunes. Il produit également des effets pervers. Le plus important de ces effets est
le ressentiment que causent dans la population ces mesures perçues comme trop
indulgentes. Dans les années qui ont suivi la loi de 1980, on lui a apporté divers amen-
dements pour en accroître la sévérité et pour faciliter le renvoi des jeunes contre-
venants devant les tribunaux pour adultes. Ces mesures n'ont pas réussi à pacifier
l'opinion publique. En 2001, le gouvernement fédéral a fait voter une nouvelle Loi sur
le système de justice pénale pour les adolescents, qui est une refonte complète de la
loi de 1980. Dans la loi de 2001, il est maintenant présumé que des peines pour adul-
tes seront imposées aux adolescents de 14 ans et plus coupables de crimes graves
avec violence. Cette refonte a été effectuée même si le Canada est, avec les États-
Unis, un des pays où les jeunes contrevenants sont incarcérés le plus fréquemment
(Sprott et Snyder, 1999). Depuis la cascade d'incidents violents qui se sont produits
récemment dans des écoles américaines (par exemple, en 1999, à Columbine), la mé-
fiance de certains adultes envers les jeunes et même les enfants s'est exacerbée.

[137]

La sous-traitance

Profitant de ce que les jeunes bénéficient d'une relative impunité devant les tri-
bunaux, des criminels adultes les persuadent de commettre un nombre important de
délits, en leur faisant valoir que les profits qu’ils en retireront excèdent de beau-
coup les risques qu’ils prennent. Au Québec, on en est même venu à soupçonner que
des jeunes avaient accepté une somme considérable d'argent pour plaider coupable à
une infraction de meurtre qu’ils n'avaient pas commise, en espérant que la peine qui
leur serait imposée n’excéderait pas les cinq ans prévus par la loi (le jeune espère
alors n’être pas déféré devant les tribunaux adultes). Il faut se hâter de préciser
que nous ne possédons pas d'études empiriques qui nous révèlent l'ampleur des phé-
nomènes auxquels nous venons de nous référer.

Le déficit de la dissuasion

Le second effet pervers de ces législations est qu'elles sont perçues comme une
mesure d'incitation auprès des jeunes à commettre des délits. D'où une réaction qui
ne se limite malheureusement pas à la dénonciation de la loi, mais qui dénonce tout le
groupe qui bénéficie apparemment de cette loi, c'est-à-dire les jeunes. Cette dénon-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 137

ciation s'accompagne de pressions pour que l'on réprime avec plus de sévérité la
délinquance des jeunes. Ces pressions trouvent un terrain favorable dans les corps
policiers, qui suppléent par leur propre violence ce qu’ils perçoivent être les lacunes
de la loi.

Un mécanisme similaire de rejet et de ressentiment s'opère à l'égard des mem-


bres des minorités ethno-raciales et à l'égard des immigrants. Cette rancœur se
nourrit des quelques avantages qui sont concédés aux membres des minorités par des
programmes d'action positive qui favorisent leur emploi dans les corps publics ou par
des législations qui, comme la Loi sur le multiculturalisme, réaffirment leurs droits.
Cette rancœur est complètement insensible au dénuement et à la misère profonde
qui est le lot de la plupart des membres de ces minorités dans nos sociétés et tout
particulièrement dans nos villes. Comme on peut le prévoir, ce sont les jeunes qui
appartiennent aux minorités qui font l'objet de la réaction la plus répressive.

Les croisades contre le crime

Depuis la venue au pouvoir de leaders conservateurs tels que le président Reagan


aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, les [138] questions pénales et
criminelles ont fait l'objet d'une politisation intense. Ce phénomène n’est pas nou-
veau et il n'est pas limité aux pays anglosaxons. Il était toutefois relativement inédit
que ces questions se voient accorder une priorité de très haut niveau dans les pro-
grammes des candidats politiques. Lors de sa campagne présidentielle de 1988, le
candidat Georges Bush (père) a accordé à la répression du trafic des narcotiques la
première place dans son programme politique. Selon les analystes américains de cet-
te campagne, l'adversaire démocrate de Bush, le candidat démocrate Michael Duka-
kis, a perdu une partie très considérable de sa crédibilité auprès de l'électorat amé-
ricain lorsqu'il a été contraint par les stratèges républicains de faire publiquement
état de son opposition à la peine de mort. Le président actuel des États-Unis, George
W. Bush, fils du premier, est un partisan notoire de la peine de mort.

Le résultat le plus immédiat de la politisation des questions pénales tient dans


l'extrême simplification des problèmes. Lorsqu'elle est présentée à un électorat, une
politique pénale doit être traduite en des termes simplificateurs qui doivent être
accessibles à tous et également rentables politiquement. À cet égard, les stratèges
de l'ex-président Bush avaient décidé de réactiver, en 1988, le mythe à forte charge
affective de la croisade. George Bush s'est donc engagé à livrer une croisade contre
les drogues et la violence qu’elles engendrent. Après son élection, il a été contraint
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 138

de livrer la marchandise et les États-Unis se sont effectivement engagés dans une


croisade antidrogue.

La proclamation d'une croisade antidrogue n’était pas qu'un expédient politique


passager et elle a entraîné l'application effective de toute une série de mesures.
Elle a d'abord provoqué une mobilisation de toutes les ressources de l'appareil ré-
pressif américain. Non seulement la police a-t-elle été conscrite, mais les tribunaux
et les services correctionnels ont également été mis à contribution. En outre, l'ef-
fort fourni par les diverses composantes de l'appareil répressif américain a fait
l'objet d'une tentative systématique de concertation. Le président Bush (père) a
accordé un plein statut de ministre à son coordonnateur de la croisade contre les
drogues, M. William Bennett. Qualifié de « tsar » par la presse (drug czar), Bennett
a finalement dû démissionner sans gloire à cause du manque de résultats de sa croi-
sade.

Les conséquences de la croisade antidrogue sont considérables. De tous les fac-


teurs dont nous avons discuté, c'est celui qui est le plus [139] directement respon-
sable de la montée des populations carcérales depuis 1989. La croisade antidrogue a
également suscité un accroissement du sentiment d'insécurité aux États-Unis.

En effet, cette croisade est prise dans le même type de paradoxe que tous les
autres programmes élaborés par une bureaucratie gouvernementale. Lorsqu’un pro-
gramme d'intervention est mis en place et géré par une grande bureaucratie, il perd
rapidement de vue ses objectifs externes initiaux et sa principale fin devient celle
de se perpétuer lui-même. Pour une croisade antidrogue, la façon la plus efficace de
se perpétuer est d'affoler systématiquement l'opinion publique et de la convaincre
qu’en dépit des progrès, le problème demeure grave à cause de nouveaux développe-
ments imprévus (par exemple, l'invasion du crack).

Pratiques policières et insécurité

Les facteurs qui précèdent peuvent être classés en deux catégories. Parmi ceux-
ci, certains concernent plus directement l'évolution des opérations policières que
celle de l'insécurité. Le statut ambigu des lieux, tel que nous l'avons décrit précé-
demment, a un lien plus direct avec l'évolution des opérations policières qu’avec celle
de l'insécurité. D'autres facteurs, par contre, exercent leur influence, surtout au
niveau des fluctuations de l'insécurité, comme la médiatisation de la justice pénale.
Toutefois, en dépit du fait que les facteurs antérieurement présentés aient tantôt
plus d'incidence sur les opérations de la police et tantôt plus sur l'insécurité, il den
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 139

reste pas moins qu’ils produisent des effets dans ces deux registres à la fois.
L’ambiguïté des lieux se reflète dans la difficulté de déterminer qui doit POLICIER
certains lieux, où trop fréquemment personne n’assume de tâches policières. Ces
endroits sont alors perçus comme menaçants, surtout aux heures où ils sont déser-
tés par la plus grande partie du public, ces perceptions n’étant pas sans influence sur
le sentiment collectif d'insécurité (voir Note sur l'insécurité, à la fin du présent
chapitre). Nous pourrions faire des remarques similaires sur les effets croisés de
tous les autres facteurs. Bien qu'on puisse identifier une dominante, ils produisent
leurs effets tant au niveau des opérations qu'à celui des croyances et des senti-
ments.

L’un des effets majeurs produits par le jeu de ces facteurs est, nous l'avons vu,
d'augmenter à un point tel la surcharge du système pénal qu'il [140] menace de s'ef-
fondrer. Un autre effet à grande échelle tient dans la dégradation de l'environne-
ment urbain. Celle-ci comporte d'abord un aspect physique : tantôt le centre et tan-
tôt la périphérie de plusieurs grandes villes peuvent être décrits comme des zones
sinistrées. Cette dégradation comporte également un élément humain qui se situe
dans la démoralisation et l'abandon des habitants de ces zones sinistrées. Le titre
pessimiste du livre de Wesley Skogan, Disorder and Decline (1990), reflète encore
adéquatement la conjoncture urbaine, bien que des progrès marqués aient été faits
dans des villes-phares, comme New York. Il va sans dire qu'une telle conjoncture a
appelé des mesures de redressement, que nous tenterons maintenant de décrire.

Une réponse :
la police de communauté

Retour à la table des matières

Les problèmes et les tendances que nous venons de décrire ont été à l'origine de
réformes profondes de la justice pénale, tant aux États-Unis qu’au Canada. Ces ré-
formes ont été effectuées à partir de 1970 et ont touché toutes les composantes du
système de la justice pénale, à savoir la police, les tribunaux et les services correc-
tionnels (les services d'application des peines). Ce chapitre portant sur le dédouble-
ment de l'action policière, nous ne dirons rien des réformes qui ont été effectuées
dans le domaine des tribunaux et des services correctionnels. Pour ce qui est d'une
description détaillée du nouveau modèle qui a été élaboré pour structurer les activi-
tés de la police, nous renvoyons le lecteur au chapitre précédent de ce livre, qui por-
te sur la réinvention de la proximité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 140

Ce nouveau modèle, comme nous l'avons vu au chapitre 3, est habituellement pré-


senté sous l'appellation de « police de communauté ». Il existe maintenant une abon-
dante littérature qui décrit les principes sur lesquels repose ce nouveau modèle (Ca-
nada, ministère du Solliciteur général, 1990 ; United States Department of justice,
1988-1990). L’examen de la littérature produite pour décrire les caractères de la
police de communauté révèle l'existence d'un certain consensus sur les cinq princi-
paux traits de ce nouveau paradigme.

- L’élargissement du mandat de la police. Ce premier trait est relativement


problématique. En effet, les déterminations qu'il introduit sont plutôt d'or-
dre négatif que positif Les partisans de la police de communauté s'accordent
en effet sur le fait que la nouvelle police ne doit plus [141] concentrer ses
activités exclusivement dans le domaine de la lutte contre la criminalité.
Comme nous l'avons souligné précédemment, l'exigence de maintenir l'ordre
et de « résoudre les problèmes » de la communauté se voit donc octroyer une
nette priorité sur le mandat de lutter contre la criminalité. Toutefois, la no-
tion d'ordre public est fort large ; quant aux « problèmes » d'une communau-
té, ils sont multiples et de nature profondément variée. Or, on n’a pas réussi
jusqu’à maintenant à élaborer un ou une série de critères qui nous révéle-
raient de façon univoque si un problème relève des fonctions policières ou
non. On s'entend donc sur la nécessité d'élargir le mandat de la police, mais
on n'a pas encore déterminé jusqu'où s'étendrait cet élargissement.

- Une approche préventive. La prévention du crime est une exigence qui est
aussi vieille que la police elle-même et dont on ignore la plupart du temps
comment elle se traduit dans la réalité des opérations de la police. L’adoption
d'une approche véritablement préventive implique deux choses. La première,
et la plus obvie, est que la police cesse d'être un mécanisme dont l'action est
presque exclusivement déclenchée de l'extérieur (par l'appel d'un citoyen).
De façon plus profonde, la police ne doit plus se contenter de réagir à des in-
cidents individuels. Elle doit, au contraire, s’efforcer d'établir des liens en-
tre des incidents qui parais sent isolés et de les regrouper en leur donnant la
forme d'un problème que l'on pourrait résoudre de façon permanente en
établissant une politique générale d'intervention. En d'autres termes, l'ac-
cent mis sur la proaction implique un effort systématique de concertation
des interventions.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 141

- L’établissement d'un partenariat. L’établissement d'un partenariat entre la


police et d'autres instances constitue la caractéristique la plus fréquemment
mentionnée dans les études sur la police de communauté. L’établissement de
ce partenariat s'effectue à deux niveaux. Tout d'abord, au niveau général de
la communauté. Les citoyens sont invités à collaborer de façon plus étroite
avec la police et à manifester quelles sont leurs priorités et leurs attentes
par rapport à l'action de cette dernière. Ensuite, le partenariat doit aussi
s'établir entre la police d'une part et des groupes de clients et d'interve-
nants plus spécialisés d'autre part. On pensera ici, par exemple, aux travail-
leurs sociaux, aux architectes, ou à des groupes de commerçants qui consti-
tuent une clientèle spécialisée.

[142]

- La décentralisation. La décentralisation des services est une conséquence du


trait précédent. En effet, l'établissement d'un partenariat entre la police et
le public implique que la police consulte la population afin de découvrir quels
sont ses besoins et ses attentes. Or, pour être efficace, ces consultations
doivent s'effectuer au sein d'un cadre territorial bien délimité. il est alors
prévisible que les besoins et les attentes qui s'exprimeront seront essentiel-
lement de nature locale. Cet accent sur les problèmes locaux est un des
traits les plus marqués du modèle de la police de communauté.

- Une police « douce ». Ce trait constitue le sous-entendu inavoué de la police


de communauté. Il s'agit néanmoins d'une caractéristique qui est dans le
droit fil des traits précédents. Ce sont les critiques du modèle de la police
de communauté qui ont surtout insisté sur la présence de cette caractéristi-
que au sein du modèle (Klockars, 1985a ; 1985b). À la réflexion, il est clair
que le mode d'action privilégié de la police de communauté est la persuasion,
obtenue au moyen de la communication. Ce mode d'action s'oppose au mode
plus traditionnel qu'est la coercition, qui s'exerce par le recours à la force
(armée). Pour un nombre considérable de théoriciens conservateurs de la po-
lice, celle-ci trouve sa définition dans le monopole qu'elle exerce sur l'usage
légitime de la force. C'est pourquoi ces théoriciens ont adopté une position
critique par rapport au modèle de la police de communauté, qui ne peut, sans
renoncer à sa nature même, reposer sur la coercition.

Le modèle de la police de communauté constitue, dans une mesure appréciable,


une redécouverte des principes de l'action policière qui ont été énoncés dans le mon-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 142

de anglo-saxon de 1830 à 1930. Les idées de proaction, de prévention et de partena-


riat entre la police et le public remontent de façon évidente aux principes de la poli-
ce britannique, tel qu'ils ont été énoncés par Sir Robert Peel. Quant au fait de met-
tre l'accent sur la priorité du maintien de l'ordre, qui implique que l'on conçoive le
policier plutôt comme un généraliste que comme un expert ou un travailleur spéciali-
sé, on peut en retracer l'origine aux États-Unis dans les théories de la police qui ont
été énoncées avant les travaux de la Commission Wickersham, en 1931 (Wilson,
1968).

Le modèle dont nous venons d'expliciter les principes a été réalisé de diverses
manières et il a donné lieu à un nombre considérable de [143] programmes et d'ini-
tiatives locales. Nous avons choisi de regrouper ces diverses réalisations en deux
catégories, à savoir les variantes orthodoxes du modèle et ses variantes non ortho-
doxes. Les variantes orthodoxes du modèle de la police de communauté sont les pre-
mières dans le temps et elles représentent un ensemble de mesures locales réunis-
sant la plupart des principes définissant le modèle. Les diverses stratégies regrou-
pées parmi les variantes non orthodoxes ne correspondent que de façon partielle et
incomplète au modèle. Ces stratégies ont en effet donné lieu à des mesures qui re-
noncent à une partie substantielle des caractéristiques de la police de communauté.

Les applications orthodoxes


du modèle de la police de communauté

Les applications orthodoxes du modèle de la police de communauté peuvent être


divisées en deux types. Un grand nombre de ces applications datent de la fin des
années 1960.

- Une police de proximité. Les expériences les plus anciennes dans le domaine
de la police de communauté ont consisté à revenir à la patrouille pédestre.
Celle-ci, qui a longtemps été le symbole même de la police de communauté,
poursuit deux objectifs : augmenter la visibilité de la présence policière et
améliorer les contacts avec la communauté. Les expériences de patrouille pé-
destre ont été longuement décrites à partir des années 1980 dans les tra-
vaux de Robert Trojanowicz (1982). À ces premières expériences de pa-
trouille pédestre a succédé une seconde série de mesures, inspirées de la
pratique japonaise de multiplier les points de contact entre la police et la po-
pulation (Bayley, 1979a). Certaines villes nord-américaines, comme Détroit,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 143

ont créé des comptoirs policiers de service et les ont multipliés dans la ville.
Ces points de contacts avec la population pouvaient, par exemple, être instal-
lés dans les locaux d'anciennes boutiques. La multiplication de ces points de
contact entre la police et la collectivité poursuit des objectifs similaires à
ceux de la patrouille pédestre, à savoir accroître la visibilité policière et fa-
ciliter les communications entre la police et les citoyens.

- Une police d'animation. Cette seconde stratégie est plus proactive et ambi-
tieuse que la première. Elle s'est avant tout assigné comme objectif de re-
mobiliser les habitants des quartiers défavorisés et de les amener à prendre
certaines mesures minimales pour reprendre le contrôle de [144] leur exis-
tence. Le moyen utilisé par la police pour parvenir à ses fins est, initialement,
l'organisation de rencontres diverses entre la police et les citoyens. Ces ren-
contres servent d'abord à échanger de l'information pertinente à la sécurité
de la communauté. Cependant, lorsqu’elles suscitent suffisamment d'intérêt,
elles sont utilisées comme point de départ pour la constitution des groupes
de citoyens qui se livrent régulièrement à diverses activités de prévention du
crime en partenariat avec la police. Le programme Tandem à Montréal et le
programme COPE (Citizen-Oriented Police Enforcement) de Baltimore sont
des illustrations de cette stratégie.

Les applications non orthodoxes


du modèle de la police de communauté

Nous avons qualifié ces programmes et ces initiatives de réalisations partielles


du modèle de la police de communauté, parce qu’ils ne retiennent de façon générale
que deux des caractéristiques de ce modèle et rejettent les autres. Les traits qui
sont retenus sont le partenariat et la décentralisation des activités de répression du
crime (en d'autres termes, le localisme). Les traits qui sont plus ou moins rejetés
sont l'approche proactive, l'élargissement du mandat de la police et le recours à la
persuasion plutôt qu’à l'usage de la force. En effet, ces initiatives constituent pour
l'essentiel des opérations conjointes de la police et de groupes de citoyens, dont le
but avoué est la répression du crime. Ces initiatives ne rejettent pas entièrement les
versions agressives de la proaction, comme l'éviction des opérateurs d'une piquerie
(shooting gallery), mais plutôt la prévention du crime, au sens diffus du terme.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 144

La plupart des programmes qu'on peut ranger dans cette catégorie étaient initia-
lement le produit de l'intensification de la croisade antidrogue par le président Bush
(père). C'est pourquoi ils constituent un ensemble de mesures relativement dispara-
tes. Nous allons nous borner à énumérer les plus significatives de ces mesures, en
nous inspirant des travaux de Dennis Rosenbaum (1990).

- Des manifestations antidrogue. Il s'agit de défilés et de rassemblements qui


sont organisés dans des quartiers où opèrent plusieurs trafiquants de dro-
gue. Ces manifestations ont pour but de montrer à ceux-ci que les citoyens
ne sont pas intimidés par leurs activités et que leur identité [145] est
connue. Elles ont également pour but de déstabiliser les trafiquants et de les
convaincre de poursuivre leurs opérations dans d'autres quartiers.

- La patrouille civile. Cette appellation recouvre un grand nombre d'activités,


qui s'étendent de la surveillance de quartier jusqu’à la mise sur pied de grou-
pes d'intervention parapoliciers, comme les fameux Anges gardiens qui ont
exercé leurs activités dans les métros.

- Les programmes de délation. L’un des objectifs que poursuit la patrouille civi-
le est de rapporter à la police toutes les activités jugées suspectes en ce qui
a trait au trafic de drogue. Les incitations à la délation sont cependant deve-
nues beaucoup plus systématiques depuis que la télévision a décidé d'assumer
un rôle pseudo-actif dans la répression du crime avec les fameux program-
mes d'info-crime. Notons que les médias tentent de croiser l'incitation à la
délation et le divertissement du public : les reconstitutions de crimes proje-
tées par une chaîne de télévision locale proviennent souvent d'une autre
chaîne du même réseau, qui opère à une distance de milliers de kilomètres, et
elles portent sur des crimes déjà résolus ailleurs.

- La reconquête des espaces. Il est souvent de notoriété publique, dans cer-


tains quartiers, que des logements ou d'autres genres de locaux servent à la
vente ou à la consommation de drogues. Des groupes, dont la composition est
très variée, se forment alors dans certains de ces quartiers dans le but
d'obtenir la fermeture de ces maisons. On établit à cet effet la liste de tou-
tes les façons dont la maison en question viole l'une ou l'autre des disposi-
tions des multiples règlements municipaux relatifs aux normes de construc-
tion des édifices, de salubrité, de sécurité contre les incendies, etc. Par la
suite, le propriétaire de cette maison, de même que ses habitants, sont sou-
mis à un harcèlement systématique de la part des services d'inspection muni-
cipaux. De façon ultime, on tente d'obtenir l'émission par les tribunaux d'une
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 145

ordonnance de fermeture de la maison visée. Selon les résultats des perqui-


sitions policières effectuées dans les locaux visés par l'ordonnance, ses an-
ciens habitants peuvent être également soumis à des arrestations et à des
poursuites judiciaires.

- La création de périmètres de sécurité. Dans certaines juridictions américai-


nes, la vente de drogues à l'intérieur d'une école ou dans son voisinage im-
médiat constitue une circonstance aggravante qui entraîne [146] automati-
quement un alourdissement de la peine imposée aux personnes qui ont été re-
connues coupables de telles infractions. Le but de cette mesure est de cons-
tituer un périmètre de sécurité autour d'institutions que l'on désire proté-
ger, comme les établissements scolaires.

Cette liste de mesures n’est pas exhaustive. Son intérêt tient dans ce qu'elle an-
nonce, à savoir le déclin de la police de proximité et la montée de ce que nous appel-
lerons dorénavant une police intensive. Au début de ce troisième millénaire, cette
montée a maintenant atteint son apogée avec la police de tolérance zéro.

L'évaluation du résultat des opérations


de police de communauté

Retour à la table des matières

Nous avons précédemment fait la distinction entre des applications orthodoxes


et non orthodoxes du modèle de la police de communauté. Conformément à cette
distinction, nous présenterons d'abord les résultats de l'évaluation des applications
orthodoxes du modèle de la police de communauté ; nous discuterons ensuite du ré-
sultat des évaluations des applications non orthodoxes de ce modèle. Notons que ces
évaluations sont préliminaires et se réfèrent à une période où la police de communau-
té n'avait pas fait l'objet des évaluations systématiques que nous rapporterons au
chapitre 6.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 146

Les applications orthodoxes

Étant plus anciennes que les autres, les applications orthodoxes ont donné lieu à
un nombre plus important de projets d'évaluation. Notre discussion de l'évaluation
des applications orthodoxes du modèle sera donc plus approfondie que celle de l'éva-
luation des applications partielles 43 .

Décroissance du sentiment d'insécurité

Les premiers concepteurs des programmes de police de communauté dont pas


fait une distinction claire entre des activités dont la fin était de faire baisser les
taux de criminalité et des activités dont l'objectif était de réduire le sentiment
d'insécurité. Ces deux objectifs étaient plus ou moins confondus et on les poursui-
vait en même temps. Il est toutefois clair que dans leur conception initiale, les pro-
grammes de police de communauté ambitionnaient avant tout de faire décroître les
taux de criminalité eux [147] mêmes. Or, les évaluations de ces programmes ont
montré qu’ils ne parvenaient pas à atteindre ce dernier objectif à très peu d'excep-
tions près, le résultat des analyses du résultat des applications orthodoxes du modè-
le de la police de communauté a démontré que ces programmes étaient relativement
impuissants à modifier les taux de criminalité ; en revanche, ces analyses d'impact
ont révélé que les premiers programmes de police de communauté réussissaient à
faire diminuer de façon sensible le sentiment d'insécurité et la peur du crime qui
existaient dans une communauté (un quartier ou une ville). L’une des seules voix dis-
sidentes à cet égard a été, pour un temps, celle de Dennis Rosenbaum (1987). Dans
cette étude, Rosenbaum a rapporté que certains programmes de police de commu-

43 Parmi les travaux importants qui ont procédé à l'évaluation des applications or-
thodoxes du modèle de la police de communauté, on peut citer les recherches
suivantes : S. Bennett et Lavrakas (1988) ; Curtis (1985) ; Gabor (1990) ; J. R.
Green et Mastrofski (1988) ; Lavrakas (1985) ; Lavrakas et Bennett (1989) ; La-
vrakas et Rosenbaum (1989) ; Murphy et Muir (1984) ; Pate, Wycoff, Skogan et
Sherman (1986) ; Rosenbaum (1987 ; 1988) ; Rosenbaum et Heath (1990) ; Ro-
senbaum, Hernandez et Daughty (1991) ; Sherman (1986) ; Sherman, Milton et
Kelly (1973) ; Skogan (1986 ; 1990) ; Skolnick et Bayley (1986 ; 1988a ; 1998b) ;
Trojanowicz (1986). Le propre de ces travaux est de dépasser le stade impres-
sionniste de l'évaluation et de reposer sur une méthodologie explicite et valide.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 147

nauté avaient pour effet d'augmenter le sentiment d'insécurité dans un quartier. En


effet, ces programmes amenaient les citoyens à discuter entre eux et avec la police
des problèmes de criminalité dans leur quartier. Or, le simple fait de se réunir fré-
quemment pour discuter de ces problèmes faisait croître le sentiment d'insécurité.
Rosenbaum a toutefois poursuivi ses recherches évaluatives et dans un de ses der-
niers textes (1990) il semble se rallier au consensus général et témoigne de son op-
timisme par rapport à la capacité des applications orthodoxes du modèle de la police
de communauté de produire une décroissance du sentiment d'insécurité dans une
collectivité.

Il faut s'arrêter brièvement sur la signification du résultat de ces évaluations.


Cette signification est double.

La rupture du lien causal entre le crime et la peur du crime. On avait naïvement


cru jusque-là que la cause principale de la peur du crime et du sentiment d'insécurité
était le crime lui-même. En d'autres termes, lorsque les taux de criminalité étaient à
la hausse, le sentiment d'insécurité montait. Or, d'après les évaluations qui ont été
faites à l'époque, les programmes de police de communauté faisaient décroître le
sentiment d'insécurité, sans avoir toutefois d'influence notable sur la variation des
taux de criminalité. Cette aptitude à faire décroître le sentiment d'insécurité tout
en laissant inchangés les taux de criminalité a démontré de façon probante que les
deux phénomènes du crime et de la peur du crime évoluaient de façon relativement
indépendante l'un de l'autre. Autrement dit, la peur du crime avait d'autres causes
que la criminalité elle-même. Cette affirmation n’équivalait pas à nier l'influence du
crime sur l'évolution de sentiment [148] d'insécurité, mais elle impliquait toutefois
d'une façon claire que le crime n’était qu’un facteur d'influence parmi tant d'autres
sur le sentiment d'insécurité.

Des modes d'intervention et des priorités différents. Pour l'essentiel, la police


de communauté produit ses effets par les moyens suivants : une visibilité accrue de
la police, de meilleurs contacts avec les citoyens, l'amélioration de l'image de la poli-
ce auprès des citoyens, la prévention des désordres et de la petite délinquance (le
vandalisme) et, enfin, l'utilisation de méthodes douces, comme la persuasion, auprès
des fauteurs de troubles. Or, ces méthodes tranchent de façon marquée avec les
stratégies de répression du crime. En effet, ce qui est sans doute l'étude opération-
nelle la plus influente à avoir été conduite dans un service de police (le Kansas City
Patrol Experiment) a montré de façon convaincante que la simple augmentation de la
visibilité policière n'avait aucun effet dissuasif sur les activités des criminels. En
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 148

outre, plusieurs grands services policiers urbains ont à toutes fins pratiques renoncé
à lutter contre la petite délinquance pour concentrer leurs efforts à contrer la
grande criminalité.

Ces conclusions initiales allaient être reprises sous la forme d'un programme
d'action dans l'article célèbre de Wilson et Kelling (1982 ; 1994 pour la traduction
française) dont nous avons déjà parlé. Dans cet article, les deux auteurs se propo-
saient de donner la réplique aux détracteurs des programmes de police de commu-
nauté. On reprochait en effet au modèle de la police de communauté de délaisser la
proie pour l'ombre, en concentrant ses efforts sur le sentiment d'insécurité, tout en
paraissant négliger la lutte contre le crime lui-même ; on objectait également à la
police de communauté que le privilège qu’elle accordait au maintien de l'ordre par
rapport à la répression du crime avait pour conséquence d'élargir d'une façon in-
contrôlée le mandat des services policiers. James Q. Wilson et George Kelling
n’apportent pas de réponse claire à la seconde des objections dans leur article ; tou-
tefois, ils donnent une réplique convaincante à la première. Comme leur réplique a
fait école et qu’elle a fait l'objet d'élaborations subséquentes (Kelling et Coles,
1996), nous allons en faire l'analyse.

La position élaborée par ces deux auteurs repose en partie sur une métaphore,
indiquée dans le titre de leur article Broken Windows (« vitres cassées »). Cet arti-
cle commence par faire état d'un phénomène [149] bien connu de ceux qui se sont
penchés sur les mécanismes par lesquels un environnement urbain se dégrade : si
quelqu'un brise la première vitre d'un édifice et qu'on néglige de réparer ce carreau
brisé, il se produit fréquemment que toutes les autres fenêtres de l'édifice seront
aussi cassées. Cette métaphore reçoit d'abord une application littérale dans le texte
de Wilson et Kelling : ils font valoir que la dégradation de l'environnement physique
dans un quartier est un facteur qui est très profondément criminogène et qu’il faut
prendre les moyens d'en empêcher la progression. Là n’est toutefois pas le fonde-
ment de leur argumentation, car ils vont plus loin : de la même façon, disent-ils, qu'on
finira par briser tous les carreaux d'un édifice dont la première vitre brisée da pas
été réparée, un quartier qui est d'abord la proie systématique de désordres mineurs
et de la petite délinquance deviendra progressivement un terrain propice à la grande
délinquance et il se métamorphosera en une zone sinistrée ou en un ghetto habité par
de grands prédateurs, qui terroriseront le reste de la population. À partir de ce
constat initial, l'argumentation de nos deux auteurs se déploie selon une séquence de
cinq affirmations dont la plus importante est la deuxième.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 149

Séquence de transformation d'un quartier


selon Wilson et Kelling

1. Le désordre et la petite délinquance sont au premier chef responsables de


la genèse et du développement d'un sentiment aigu d'insécurité dans un
quartier.

2. Lorsqu'il est suffisamment aigu, ce sentiment d'insécurité paralyse et dé-


mobilise les habitants d'un quartier, et il détermine un effondrement des
contrôles informels (par exemple le contrôle familial).

3. Lorsque les contrôles informels qui régissent les comportements se sont


effondrés et que la police porte tout le poids du contrôle social, elle est
impuissante à réprimer le désordre, la petite délinquance et la grande cri-
minalité.

4. Les grands délinquants ont alors le champ libre et le quartier qui est pris
dans ce processus de dégradation se vide peu à peu de ses éléments les
plus actifs.

5. Au terme du processus, on trouve une zone habitée par une population dé-
mobilisée (chômeurs, familles monoparentales, enfants, personnes âgées,
personnes dépendantes) qui est à la fois terrifiée et exploitée par ceux qui
y exercent leurs activités criminelles en toute impunité.

[150]

Cette défense de la police de communauté effectue dans ses conclusions un im-


portant renversement. En effet, nous sommes parti d'une affirmation selon laquelle
le crime était la cause du sentiment d'insécurité. Les premières évaluations des pro-
grammes de police de communauté nous ont conduit à voir dans le sentiment d'insé-
curité un phénomène qui évoluait de manière relativement indépendante des taux de
criminalité, même si les fluctuations de ces derniers avaient une certaine influence
sur la peur du crime. Au terme du raisonnement de Wilson et Kelling, nous en arri-
vons à l'affirmation que c'est la peur du crime qui, à long terme, est la cause de la
hausse des taux de criminalité. Le renversement est en apparence complet, puisqu’on
a inversé la direction du lien causal. Celui-ci ne s'oriente plus à partir du crime vers
la peur du crime, mais il opère maintenant dans le sens inverse. Au terme de cette
argumentation, on ne saurait plus affirmer que la police de communauté délaisse la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 150

proie pour l'ombre en s'investissant dans des activités dont le principal résultat est
de faire diminuer la peur du crime. En luttant contre le sentiment d'insécurité, la
police de communauté se trouve à long terme à lutter également contre la criminali-
té.

Cet article de Wilson et de Kelling a eu une influence déterminante sur tout le


développement de la police de communauté. Leurs conclusions sont reprises par Ro-
senbaum (1990), Skogan (1986 ; 1990), Taylor et Gottfredson (1986) et par Kelling
lui-même, dans un ouvrage postérieur (Kelling et Coles, 1996). Les arguments de Wil-
son et de Kelling ont redonné une légitimité aux programmes de police de communau-
té qui s'efforcent de faire décroître le sentiment d'insécurité. Les responsables de
ces programmes affirment maintenant ouvertement que leur principal objectif est
de lutter contre la peur du crime.

Les médias et la croissance du sentiment d'insécurité

En même temps qu’ils constituent un plaidoyer persuasif pour la police de commu-


nauté, les arguments que nous avons précédemment analysés passent sous silence
l'une des limites les plus dirimantes par rapport à son action. Nous avons en effet vu
que l'une des principales causes du sentiment d'insécurité, sinon la première, était
l'action des médias de communication. Or, si l'on excepte les programmes de type
Crime Stoppers (info-crime), la police de communauté n’a aucune incidence sur les
activités des médias d'information ni sur le contenu de leurs reportages. On nous
répondra évidemment qu'il n’est pas souhaitable que la police, [151] qu’elle soit com-
munautaire ou non, exerce un contrôle des médias. Toute juste qu’elle soit, cette
réplique laisse absolument intact le problème très sérieux que constitue l'influence
des médias dans la genèse et dans le maintien d'un sentiment d'insécurité profond
au sein de la collectivité. Les propos qui sont tenus sur l'action de la presse sont la
plupart du temps de nature polémique, quand ils ne constituent pas des sorties aussi
démagogiques qu’hystériques contre la presse. Nous sommes néanmoins persuadé que
l'action de la presse est un facteur qui mérite beaucoup plus d'attention que les
chercheurs ne lui ont jusqu’ici consacré, comme le montrera la discussion d'un exem-
ple.

Le 6 décembre 1989, un jeune homme âgé d'environ 18 ans, du nom de Marc Lé-
pine, a pénétré dans les édifices qui abritent l'École polytechnique de l'Université de
Montréal. Il était armé d'un fusil semi-automatique et d'un couteau qu’il a utilisés
pour tuer 14 étudiantes. Après ce carnage, il a écrit une brève note où il expliquait
les motifs de son geste, puis il s'est donné la mort. Dans les jours qui ont suivi ces
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 151

événements, la police a autorisé la publication de la partie essentielle de cette note.


L’auteur du massacre de 1'École polytechnique déclarait avoir assassiné ces femmes
parce qu’il les considérait comme des « féministes » qui voulaient s'emparer d'em-
plois qui auraient dû être réservés aux hommes. Cette tragédie, cela va de soi, a
profondément ébranlé la communauté universitaire québécoise, de même que le Qué-
bec tout entier.

Au mois de novembre 1990, c'est-à-dire quelque 11 mois après la tragédie, un


climat d'insécurité très fébrile s'est installé à l'École polytechnique. Ce climat d'in-
sécurité avait initialement été précipité par l'agression non résolue par la police
d'une étudiante de l'École sur le campus. De façon plus profonde cependant, ces
sentiments d'insécurité étaient exacerbés par la crainte que la presse ne célèbre
avec éclat le « premier anniversaire » des assassinats de décembre 1989. Face à
cette situation, les autorités de l'École polytechnique de Montréal se sont décidées
à inviter les chefs de pupitre des principaux médias d'information du Québec à une
réunion au cours de laquelle l'Université leur a fait part de ses inquiétudes et a solli-
cité leur collaboration afin que le premier anniversaire de la tuerie ne donne pas lieu
à une couverture de presse trop complaisante. Nous avons nous-même participé à
cette réunion pour y faire valoir les arguments de l'Université : un tir de barrage de
la part de la presse par rapport à ces événements pouvait engendrer un mouvement
[152] de panique parmi les étudiants et surtout parmi les étudiantes de l'École poly-
technique, pour ne rien dire du risque qu’une insistance trop grande sur ces événe-
ments dramatiques n’incite une personne instable à une action violente mimétique, qui
reproduirait une partie de la tuerie. Bien qu’il n’ait pas été objectivement élevé, la
croyance en l'existence d'un tel risque contribuait à augmenter l'insécurité 44 .

La démarche naïve entreprise auprès de la presse a essuyé un échec qu’on pouvait


prévoir. Les chefs de pupitre se sont rendus en grand nombre à cette réunion et ont
opposé une fin complète de non-recevoir aux requêtes de l'Université de Montréal.
Beaucoup de journalistes se sont offusqués que les autorités de l'École polytechni-
que veuillent leur donner des conseils sur la façon dont ils devaient faire leur métier.
Une intervention faite par le représentant du quotidien au plus grand tirage du Qué-
bec résume adéquatement l'attitude de la presse. Ce chef de pupitre a commence
par s'étonner de l'embarras des autorités de l'École polytechnique. En effet, il a

44 Mentionnons à cet égard qu’un grand quotidien de Montréal avait engagé une
procédure judiciaire pour obtenir une copie intégrale de la note de suicide de
Marc Lépine, afin de la publier. Pour justifier devant les tribunaux son refus de
communiquer le contenu de cette note de suicide, la police de Montréal avait fait
témoigner des psychiatres pour démontrer que la publication de cette note pou-
vait provoquer une répétition de ces événements.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 152

fait valoir qu'être sous les feux de la presse était une situation enviable, à cause de
la publicité qu’elle engendrait, et que beaucoup d'établissements auraient souhaité se
trouver à la place de l'École polytechnique. Il a donc conseillé aux autorités de l'Uni-
versité de Montréal d'exploiter à leur avantage les reportages qui ne manqueraient
pas d'être faits sur la tuerie de décembre 1989 et de cesser de déplorer leur sort.
En somme, ce représentant d'un grand quotidien était d'avis que l'École polytechni-
que devait utiliser le fait que 14 de ses étudiantes avaient été assassinées pour faire
mousser la publicité de l'institution. Comme on pouvait s'y attendre, le premier anni-
versaire de la tragédie de l'École polytechnique a été célébré avec éclat dans la
presse et l'École polytechnique a été la proie d'un excès d'insécurité.

Plutôt que de juger l'attitude la presse dans cette affaire, nous formulerons
quelques hypothèses qui pourraient contribuer à l'éclairer. Nos recherches antérieu-
res nous ont amené à fréquenter tant les milieux de la presse que ceux de la police.
Or, nous avons constaté que sous plusieurs rapports, l'attitude de la presse peut
être rapprochée de celle qu'ont adoptée la police et, de façon plus particulière, ses
services de renseignements, il y a environ une vingtaine d'années. En première analy-
se, les points de rapprochement sont au nombre de sept. Nous les présenterons briè-
vement, car de la même façon que l'on peut explorer la dimension [153] discursive de
l'intervention policière, on peut repérer des fonctionnements policiers dans le sys-
tème des médias de communication.

La sacralité. Le caractère propre d'une institution sacralisée West pas d'être


soustraite à toute forme de mise en cause. En effet, le champ du blasphématoire
croise celui de sacré dans toute son étendue. Ce qui est propre au sacré (ou au sa-
cralisé) tient au fait que sa mise en cause est brutalement interrompue par des
sanctions et fait l'objet d'une censure immédiate. La transgression d'un tabou est
un geste qui tourne court : il ne donne lieu à aucun prolongement systématique qui
puisse l'approfondir et lui donner la forme d'un savoir critique. Autrement dit, la
presse, comme la police, fait l'objet de dénonciations parfois très vives. Il est ce-
pendant peu fréquent qu’on s'en prenne à ces institutions de façon consistante, à
partir d'un savoir sereinement accumulé sur elles. Ainsi, la liberté de la presse est,
dans ces temps d'incroyance, l'un des derniers dogmes qui nous restent. S'y atta-
quer constitue un crime de lèse-démocratie, sauf en temps de guerre.

La puissance. Comme la police, la presse est une organisation puissante qui susci-
te la crainte. La puissance de la presse inhibe la critique approfondie et soutenue de
ses activités (on aurait tort de confondre la critique et ces dénonciations épisodi-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 153

ques de la presse qui se résolvent habituellement par un échange réciproque ou à


sens unique d'excuses).

La légitimation. La presse, comme la police, légitime son activité à partir d'une


notion fondatrice, dont elle se sert comme d'un assommoir pour clore toute discus-
sion. Ces modes de légitimation sont respectivement, pour la police : la protection du
public ; pour les services de renseignement : la protection de la sécurité nationale ;
et pour la presse : le droit du public à l'information (qui est très largement une créa-
tion de la presse elle-même). En dépit de leur part de mystification, ces modes de
légitimation ont une force considérable d'intimidation.

La traduction d'une exigence interne en une demande externe. Ce troisième


point de rapprochement entre la presse et la police est plus difficile à percevoir. Les
services de renseignement sont, d'une façon particulière, passés maîtres dans l'art
de travestir l'exigence endogène de protéger l'État en une demande de protéger la
nation, qui émanerait de l'extérieur [154] de l'État, c'est-à-dire du public. La police,
quant à elle, affirme protéger le public, mais elle le consulte très rarement sur ce
contre quoi il veut être protégé et elle définit elle-même les paramètres des servi-
ces de protection qu’elle fournit. D'une façon similaire, la presse présente comme
étant un droit du public à l'information ce qui n’est rien d'autre qu’un impératif du
commerce des nouvelles. Le droit du public à l'information n’est en réalité que la
figure exaltée du privilège que s'attribuent les médias de masse de distraire et
d'intoxiquer l'opinion publique.

La fausse expertise. Les journalistes, comme les policiers, revendiquent d'une


façon agressive leur compétence professionnelle et sont extrêmement réticents à
recevoir des leçons de l'extérieur. Toutefois, à la différence d'autres corporations
professionnelles, comme celle des médecins, des avocats, ou des ingénieurs, les poli-
ciers et les journalistes ne possèdent la plupart du temps qu'une formation lacunaire
et ils apprennent leur métier, comme on dit, « sur le tas ».

La dénégation des bavures. La presse, comme la police, adopte une attitude très
défensive, autant par rapport aux effets pervers qu’aux effets malicieux intention-
nels de son action. Le principe qui est implicitement allégué pour justifier tous les
abus est que la fin justifie les moyens. Le droit du public à l'information, de même
que l'impératif de protéger la sécurité nationale d'un État, peuvent identiquement
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 154

être allégués pour justifier que l'on brise de façon irrémédiable une carrière.
L’attitude la plus fréquemment adoptée pour couvrir une bavure consiste à faire
comme si elle n’existait tout simplement pas.

L'obligation de rendre des comptes (accountability). La presse, comme la police,


oppose une vive résistance à l'obligation de rendre des comptes quand elle émane
d'une instance extérieure investie de pouvoirs suffisants pour la faire respecter.
Toutefois, à la différence de la police, la presse possède de puissants arguments
idéologiques pour refuser tout contrôle externe. Toute tentative pour instaurer des
contrôles externes véritablement efficaces est présentée comme une atteinte à la
liberté de la presse et comme une forme de censure.

Cette brève comparaison porte davantage préjudice à la police qu’à la presse. En


effet, elle se réfère davantage à la police d'il y a 20 ans qu’à la [155] police d'au-
jourd'hui, qui n’oppose plus une résistance aussi systématique à l'établissement de
contrôles externes. Quitte à susciter la controverse, nous affirmerons que les
points précédemment soulevés reflètent de façon adéquate l'attitude présente des
médias de communication.

Les applications non orthodoxes

Peu de recherches évaluatives ont pu être complétées sur les applications par-
tielles du modèle de la police de communauté. Lorsqu’une évaluation a effectivement
pu être menée à son terme, ses résultats se sont avérés similaires à ceux qui ont été
obtenus dans le cas des applications orthodoxes du modèle. C'est ainsi que le groupe
parapolicier qui s'appelait les Anges gardiens (Guardian Angels) a fait l'objet d'une
évaluation rigoureuse (Pennell, Curtis, Henderson et Tagman, 1989). Cette évaluation
a révélé que l'action des « anges » ne produisait pas de diminution de la criminalité
dans le métro, où ils sont déployés. Il semble toutefois que le public se sente davan-
tage en sécurité lorsqu'une station de métro est patrouillée par eux. Nous retrou-
vons donc un résultat qui nous est maintenant familier : les réformes de la police
produisent leurs effets plutôt au niveau de la peur du crime qu’à celui du crime lui-
même.

Il est possible d'extrapoler à partir des évaluations disponibles les résultats de


ces applications partielles, qui tirent le modèle initial vers une police intensive.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 155

Une augmentation de la surcharge du système pénal

Le caractère propre des applications partielles du modèle de la police de commu-


nauté est qu’elles sont plus répressives et plus centrées sur la criminalité que les
applications orthodoxes. On peut donc inférer que, si elles parviennent à leurs objec-
tifs, leur succès ne fera qu’augmenter la surcharge présente du système pénal, en
fournissant une alimentation accrue au processus judiciaire. Cette inférence a reçu
une confirmation complète dans les statistiques sur l'incarcération que nous avons
précédemment citées : la surcharge du système pénal da jamais été aussi grande
qu'au tournant du troisième millénaire, alors que les applications non orthodoxes et,
même dévoyées de la police de communauté sont maintenant la règle. Comme l'avait
remarqué avec justesse Rosenbaum. (1990), l'objectif essentiel que doit poursuivre
le modèle de la police de communauté est de résoudre les problèmes de la délinquan-
ce et du maintien de l'ordre avant [156] qu'ils ne donnent lieu à une appropriation
par le système judiciaire. Toute activité qui résulte en une surcharge accrue du sys-
tème judiciaire ne fait que rendre plus complète l'impasse qu'elle doit contribuer à
dénouer.

Un nouveau vigilantisme

La conjoncture actuelle est marquée par la généralisation du climat d'intolérance


engendré par un ensemble puissant de facteurs, qui vont de la croisade antidrogue
décrétée aux États-Unis par le président Bush (père) à la guerre contre le terroris-
me décrétée par son fils, en passant par une recrudescence de la discrimination ra-
ciale dans l'exercice de la répression pénale. Dans une telle conjoncture, la création
de groupes parapoliciers et l'impulsion de pratiques répressives émanant de la col-
lectivité risquent de contribuer à la constitution d'un nouveau mouvement de vigilan-
tisme. De façon particulière, l'incitation actuelle à la délation aux États-Unis (pro-
gramme TIPS) ne présage rien de bon pour le respect des droits fondamentaux.

Il semble donc que les limites des applications non orthodoxes du modèle de la
police de communauté ne sont pas moins marquées que celles de ses variantes ortho-
doxes.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 156

Une police dissociée

Retour à la table des matières

Nous avons d'abord constaté l'existence d'une crise au sein du système pénal,
occasionnée par la surcharge de ce système dans chacune de ses sphères d'interven-
tion. Nous avons ensuite tenté de fournir une explication partielle de cette crise en
décrivant l'action d'un certain nombre d'éléments. Ces descriptions nous ont conduit
à repérer des facteurs qui opèrent dans des domaines différents. Certains d'entre
eux opèrent davantage sur les fluctuations du sentiment de sécurité, sur la peur du
crime et, de façon plus générale, sur les croyances des citoyens. Certains autres, au
contraire, exercent plutôt leur action sur les taux de fréquence des comportements
délinquants eux-mêmes.

Nous nous sommes ensuite penché sur les solutions que l'appareil policier a tenté
d'apporter à cette crise et nous avons constaté deux choses :

L’application d'un nouveau modèle d'activité - la police de communauté - a pro-


gressivement introduit une dissociation entre les opérations policières dont l'objec-
tif premier est de faire décroître le sentiment d'insécurité et celles [157] qui visent
avant tout à réprimer les comportement criminels et à provoquer une diminution de
l'incidence du crime. Ces opérations diffèrent autant dans leur nature que dans leurs
modalités. Ce résultat de l'application d'un nouveau modèle n’avait pas été initiale-
ment anticipé par ses concepteurs. Ce n'est qu’à la suite de l'évaluation des effets
des programmes de police de communauté qu'on s'est rendu compte que leur impact
était plus considérable au plan des sentiments et des croyances qu'à celui des com-
portements délinquants comme tels. La découverte que la présence d'un fort senti-
ment d'insécurité favorisait la croissance du crime en affaiblissant les contrôles
sociaux informels a apporté un surcroît de légitimité à l'application du modèle de la
police de communauté. Toutefois, la perception de l'urgence de réprimer le crime, et
plus spécialement le trafic de la drogue, a engendré une dérive du modèle de la police
de communauté vers des formes d'interventions plus proches de l'action répressive
traditionnelle de la police, qu'elle a fait évoluer vers la tolérance zéro.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 157

Quelles que soient ses variantes - police répressive traditionnelle, applications


orthodoxes ou partielles du modèle de la police de communauté - l'action policière ne
paraît actuellement pas en mesure de dénouer l'impasse dans laquelle est parvenu le
système pénal. En effet, l'action alarmiste de la presse subvertit dans une mesure
appréciable les efforts de la police de communauté dans ses applications fidèles au
modèle original, pour faire décroître le sentiment d'insécurité. Quant à l'action ré-
pressive, qu’elle soit de nature communautaire ou exclusivement policière, elle annule
ses propres effets en ajoutant à la surcharge du système pénal. Il est relativement
inutile de déclencher une procédure judiciaire qui aboutira à des sanctions pénales,
si ces sanctions ne sont que très partiellement ou pas du tout appliquées, à cause de
la surcharge des instances du système pénal qui ont pour fonction d'appliquer les
peines.

Ces constatations nous amènent à tirer trois conclusions qui visent à relancer le
débat plutôt qu’à le clore.

Deux polices ?

Il nous paraît opportun de faire la distinction entre une police d'osmose, qui
maintenant correspond en gros aux applications orthodoxes du modèle de la police de
communauté, et une police d'intervention, dont les activités prolongent celles de
l'appareil policier traditionnel, avec une « valeur ajoutée » à ses aspects coercitifs.
Une police d'osmose vise à [158] enserrer le social dans les mailles d'un réseau dont
le caractère essentiel est la stabilité. Cette police d'osmose pourrait mettre en péril
les libertés civiles dans la mesure où elle est l'instrument rapproché d'un État cen-
tralisateur -la police de proximité ne doit pas être trop proche de l'État. Une police
d'intervention procède au coup par coup et trouve dans la gestion de crises son mode
d'opération. Le risque ultime qu'elle fait peser sur les libertés est celui du décret
d'un état d'urgence, comme cela a été le cas au Québec en octobre 1970.

Dans le contexte actuel, police de relation et police d'intervention diffèrent sur


les point suivants :

- Leurs objectifs. L’objectif à court terme de la police d'osmose est de réacti-


ver les contrôles informels exercés par les membres d'une communauté, en luttant
contre le sentiment d'insécurité qui désamorce ces contrôles lorsque ce dernier
atteint un niveau trop élevé. Son objectif à long terme est d'abaisser la fréquence
des crimes graves. L’objectif premier d'une police d'intervention est la répression
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 158

du crime et le maintien de l'ordre dans des contextes critiques. L’effet à long terme
de son action peut être une réduction du sentiment d'insécurité.

- Leurs cibles. Puisqu’elle s'attaque au sentiment d'insécurité, une police d'os-


mose doit agir sur ses causes. Or, celles-ci sont surtout constituées de dé-
sordres sur la voie publique, de délits contre les mœurs et de petite délin-
quance, dont les auteurs sont fréquemment des jeunes. La police d'interven-
tion doit, quant à elle, déterminer ses priorités en fonction des délits les plus
graves et les plus fréquents.

- Leurs stratégies. Jusqu'ici la police d'osmose a produit ses effets en accen-


tuant la visibilité et la continuité de la présence policière dans un endroit dé-
terminé et en multipliant l'échange d'information avec les citoyens. Cette
stratégie se caractérise par deux traits : son caractère relativement indif-
férencié - la présence policière n’est pas focalisée sur un aspect particulier
du contexte d'opération - et sa permanence - le personnel policier est affec-
té dans un même endroit pour une période de temps suffisamment longue. Au
contraire, l'action d'une police d'intervention se doit d'être focalisée sur un
ou plusieurs types de comportements illégaux et elle est habituellement
ponctuelle et diversifiée, étant déterminée de l'extérieur.

(159]

- Leurs instruments. La police d'osmose est une police de communication, qui


s'effectue au moyen du langage, dans toutes ses modalités (verbales, écri-
tes, conversations, meetings, etc.). Il serait faux de prétendre qu'une police
d'intervention a exclusivement recours à la force. Une police d'intervention
compétente s'efforce de réduire au minimum nécessaire le recours à la force
et, de façon plus particulière, le recours à la force armée. Il den reste pas
moins que l'usage de la force est une possibilité qui est toujours offerte à
une police d'intervention et qu'un recours effectif à la coercition est parfois
inévitable. De façon plus générale, on pourrait affirmer qu7une police d'os-
mose fonctionne surtout à la persuasion (voire même à la séduction), alors
qu’une police d'intervention fonctionne à l'autorité et, éventuellement, à la
force. Bien qu’en théorie ces modes de fonctionnement ne s'excluent pas mu-
tuellement, l'un d'entre eux prédomine dans la pratique.

Il faut enfin ajouter deux remarques à cette esquisse de deux styles d'opéra-
tion policiers. Le modèle communautaire trouve, comme on l'a vu, une partie de sa
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 159

légitimation dans l'argument que la peur du crime conduit à la multiplication des dé-
lits. Cet argument comporte une partie novatrice qui réside dans la réversion de la
relation de causalité entre le crime et la peur du crime. En dépit de son caractère
innovateur, cet argument peut s'interpréter de façon profondément conservatrice.
L’un des piliers du raisonnement serait alors la croyance qu’en laissant se multiplier
les petits délits, on cautionne les crimes graves. Cette affirmation que le moins gra-
ve conduit au plus grave est l'un des lieux communs les plus persistants de la crimi-
nologie traditionnelle.

Nous avons insisté sur le fait que l'incidence des programmes de la police de
communauté sur le sentiment d'insécurité n’était pas un effet qui avait été initiale-
ment planifié. Dans leur conception originale, ces programmes devaient s'attaquer au
crime lui-même. Or, de la même façon qu’on a prétendu que la fonction créait parfois
l'organe, il arrive que la solution précède le problème et en définisse éventuellement
la donne dans le domaine de l'application des lois pénales. Il faut donc conserver une
attitude critique envers l'engouement que suscite actuellement les stratégies de
rapprochement et se demander si le problème du sentiment d'insécurité n'est pas
délibérément amplifié parce qu’il se [160] trouve qu’on a découvert presque par acci-
dent qu’on disposait d'instruments pour y remédier (très incomplètement). Une re-
cette imparable en politique consiste à créer un faux problème pour se faire élire et
à prétendre l'avoir résolu pour être réélu.

Le retour à la macrosociologie

La police de communauté n’est qu’une solution partielle au problème de l'existen-


ce du sentiment aigu d'insécurité, car elle est impuissante à s'attaquer à l'une des
racines les plus profondes de ce problème, à savoir l'effet de choc des médias de
communication sur l'opinion publique. Les stratégies répressives traditionnelles trou-
vent quant à elles leur limite dans la surcharge du système pénal. On pourrait donc
conclure que les nouveaux modèles d'action policière ne sont pas plus aptes que les
anciens à nous faire sortir de l'impasse actuelle.

L’un des résultats les plus durables des politiques conservatrices appliquées dans
les pays anglo-saxons est l'élargissement du fossé séparant les riches des pauvres
(Phillips, 1990). Le problème n’est plus tant le chômage mais le fait que les emplois
visant les jeunes des classes défavorisées ne constituent plus une solution crédible
de rechange au chômage et aux carrières délinquantes (Duncan et Hoffman, 1989).
Un sondage effectué en 1989 dans la région de la ville de Boston a révélé que la ma-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 160

jorité des jeunes pensaient que les bénéfices d'une carrière délinquante dépassaient
largement ceux qui résultaient d'une intégration au monde du travail légal.

La misère de ceux qui sont véritablement désavantagés est telle que la revitali-
sation des zones urbaines où s'entassent les membres de la classe sous-défavorisée
(underclass) ne pourra s'effectuer par des programmes de police de communauté et
qu’elle réclamera des investissements massifs dans l'économie des centres urbains
et dans le champ de l'action sociale (W. Wilson, 1987). Cette situation a déterminé
un certain retour à des perspectives développées par la criminologie dite « radica-
le », qui s'efforçait d'élaborer une théorie macrosociologique de la criminalité et qui
proposait des solutions relevant d'une « économie politique » de la déviance (Taylor,
Young et Walton, 1973 ; 1975). Les travaux de Lynn Curtis (1985) et surtout d'El-
liott Currie (1987 ; 1988) parviennent à la conclusion que seule une réforme en pro-
fondeur des politiques sociales [161] constitue une approche viable pour résoudre les
problèmes de la criminalité aux États-Unis. Malheureusement, à la suite du succès
revendiqué de la répression dans certaines grandes villes des États-Unis, la volonté
de s'attaquer au crime en traitant ses « causes profondes » est mis, depuis le début
du nouveau millénaire, indéfiniment en veilleuse. En effet, l'idée même que le crime
soit causé par des causes profondes (par exemple, économiques) est fortement re-
mise en question (Simonetti Rosen, 1999).

Une police de la double négation

Le retour à une macrosociologie est, à l'heure actuelle, essentiellement un mou-


vement qui se produit au niveau de la théorie. À cause des incertitudes perpétuelles
du contexte économique actuel et du scepticisme des bureaucraties gouvernementa-
les à l'égard des programmes sociaux de grande envergure, il est douteux que les
propositions de Curtis ou de Currie donneront lieu, à court ou à long terme, à des
applications concrètes. À l'heure actuelle, elles ont été mises au rancart au profit
d'une approche exclusivement répressive (Garland, 2001 a).

Comment concevoir l'action policière, dans une conjoncture où l'on est de plus en
plus persuadé qu'elle ne peut fournir de solution à certains des problèmes les plus
aigus de la criminalité - drogues et violence - et où on est en outre conscient du man-
que de volonté politique de procéder aux réformes sociales que réclament ces pro-
blèmes ?

On pourrait peut-être se résoudre à appliquer à l'action policière en particulier,


et au contrôle social en général une perspective qui a été élaborée pour réfléchir sur
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 161

les sanctions pénales par des chercheurs comme Hyman Gross (1979) et par des
commissions qui se sont penchées sur la justice pénale, comme la Commission cana-
dienne sur la détermination de la peine (1987). L’opération de la justice pénale y est
conçue comme une double négation dont l'énoncé canonique pourrait être ainsi for-
mulé : il est faux qu'on puisse systématiquement transgresser les lois pénales sans
conséquence. L’action des tribunaux pénaux peut alors être considérée comme un
système d'anti-impunité. À la différence des formulations positives, qui impliquent
que le système pénal produit des effets mesurables - un nombre déterminé de per-
sonnes sont dissuadées de perpétrer un délit ou font l'objet d'une réinsertion socia-
le, etc. - cette perspective se caractérise par sa modestie : la fonction du système
n'est [162] pas de résoudre une situation problématique, mais de la contenir et
d'empêcher qu'elle n’engouffre une société en son entier.

L’objectif de la campagne antidrogue peut, par exemple, s'énoncer autant de fa-


çon positive que négative. Considérée de façon positive, cette campagne a pour fin de
maximiser le respect des lois sur le trafic et la consommation des stupéfiants en
réduisant le nombre des contrevenants. (Notons que même un effet négatif, comme
la diminution du nombre des toxicomanes, possède son aspect positif, dans la mesure
où il est objectivement mesurable. C'est la mesure qui lui confère sa positivité.) Au
regard de ces formulations positives, il est évident que la croisade antidrogue est un
échec, le trafic et la consommation des drogues ayant été très peu affectés par les
opérations policières entreprises dans le cadre de cette campagne (les taux de
consommation avaient légèrement fléchi avant même le début de cette croisade pour
des raisons sans rapport avec la répression policière).

On peut toutefois formuler cet objectif par le moyen d'une double négation, où
l'on nie que l'interdit ait été annulé : il est faux, dira-t-on, de prétendre que l'État
ne condamne plus la consommation et le trafic des stupéfiants. Or, pour que cette
dénégation soit effective, il n’est pas nécessaire qu’elle produise un résultat qui soit
positivement mesurable, ni même qu’elle s'étende à tous les modes de consommation
des stupéfiants (L’État peut tolérer une consommation modérée de drogues douces).
il suffit qu’elle se manifeste de façon perceptible, sinon spectaculaire : les contrôles
non pénaux (famille, école, travail, retraite) feront le reste, comme ils l'ont au de-
meurant toujours fait. En dépit de son échec au niveau des drogues dures et de la
tolérance des drogues douces, la croisade antidrogue réussit à exprimer, ne serait-
ce que de façon ritualisée, que l'État ne s'est pas résolu à ce qu’on transgresse im-
punément la prohibition du trafic et de la consommation de certains stupéfiants. On
est ensuite conduit à faire l'inférence raisonnable que le volontarisme de l'État
« doit bien produire » des effets de conformité aux lois, bien qu’on soit incapable de
les mesurer avec précision. Conçue de cette façon, la répression policière fonctionne
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 162

comme la projection désirante de la volonté de l'État et non comme la réalisation


effective de ce q1iil interdit. On pourrait en induire que sa fin réelle est d'afficher
l'interdit et de maintenir l'apparence qui constitue effectivement la norme des com-
portements. Le maintien des apparences n’est pas le contraire du maintien de l'or-
dre, il en est le moyen.

[163]

Note sur l'insécurité

Les sentiments de sécurité ou d'insécurité sont un thème majeur de ce


chapitre. Sans tenter de définir ces notions, nous préciserons néanmoins ce
que nous entendons par elles. D'une part, nos remarques s'inspirent d'une dis-
tinction faite par le Rapport Figgie (The Figgie Report ; Figgie, 1980). Le Rap-
port Figgie distingue deux types d'insécurité, qu'il identifie comme étant res-
pectivement la peur concrète (concrete fear) et la peur informe (formless
fear). Ces deux espèces du sentiment d'insécurité sont ainsi caractérisées :

- Une personne éprouve de la peur concrète lorsque qu'elle craint d'être vic-
time d'un crime grave, qu'elle arrive sans peine à identifier (les crimes
identifiés par le public américain étaient à cet égard le meurtre, l'agres-
sion violente et l'agression sexuelle).

- Une personne éprouve un sentiment de peur informe lorsqu'elle craint


d'être victime d'un acte criminel, sans toutefois l'identifier d'une façon
précise. Il s'agit dans ce cas d'un sentiment diffus d'insécurité qui se
manifeste surtout lorsque les personnes sont seules (Figgie, 1980, p. 18-
19).

Cette distinction est féconde et nous la reprenons à notre compte. Il im-


porte d'insister sur le fait que la variante « informe » du sentiment d'insécuri-
té est beaucoup plus répandue que la variante « concrète ». En outre, la peur
concrète n'est pas nécessairement causée par les crimes mêmes dont on craint
d'être la victime (une personne qui craint d'être assassinée n'a pas nécessai-
rement été témoin d'un assassinat ou n'est pas reliée de quelque façon que ce
soit à un tel délit). Remarquons finalement que l'un des effets les plus forte-
ment associés au sentiment d'insécurité, dans ces deux variantes, est la démo-
ralisation de ceux qui l'éprouvent.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 163

Note sur l'insécurité

Il existe selon nous une troisième variante du sentiment d'insécurité que


nous désirons présenter et que nous appelons la « peur ludique ». On n'a pas
encore assez remarqué qu'éprouver un fort sentiment de crainte pouvait être
perçu comme agréable - pensons à cet égard à l'engouement que suscite un
certain type de film terrifiant auprès du jeune public. Les gens peuvent assu-
mer un rôle très actif dans la genèse de leurs propres sentiments d'insécurité.
La difficulté de cette notion de peur ludique est que ceux qui s'efforcent de
l'éprouver sont fréquemment pris au piège de leur propre jeu, car la transition
entre la peur ludique et un sentiment informe, mais réel, d'insécurité s'effec-
tue aisément. Dans ce chapitre, nous avons traité des deux premières varian-
tes - concrète et informe - du sentiment d'insécurité. Nous pensons toutefois
qu'il est souhaitable qu'on se livre à des études empiriques sur la variante ludi-
que.

[164]

Tableau 5. Policier l'apparence.

Synthèse

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Conjoncture opérationnelle (police) Opinion publique (insécurité)

surcharge du système pénal, à tous les médiatisation de la justice : sensation-


paliers : appels à la police, surcharge nalisme et appels à la délation
des tribunaux, surpopulation carcérale

différentiation des espaces : publics, montée du ressentiment et de l'intolé-


privés, hybrides rance

police de l'intimité : violence domesti- récupération politicienne de l'opinion


que, abus sexuels publique : croisades et paniques morales
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 164

Paradoxes de la réponse policière (police de communauté)

les réformes initiales ont peu d'effet sur la fréquence générale des agressions
criminelles, mais provoquent une diminution sensible de l'insécurité (peur du
crime)

oscillation de l'évaluation de la performance policière entre :


- concentration sur les indices visibles de dysfonction sociale et de dé-
sordre (police des incivilités)
- fixation sur l'indice le plus dramatique des succès de la police : l'ef-
fondrement des taux d'homicide à partir des années 1990

en dépit des efforts fournis, le trafic de drogue demeure, dans la réalité et


dans l'opinion du public, un problème intraitable

en conséquence, la police de communauté se dédouble en une police de visibilité


dirigée contre la peur du crime et une police de « tolérance zéro » qui privilé-
gie l'intervention énergique

Police d'osmose Police d'intervention

objectifs : lutter à court terme objectifs : lutter à court terme contre le


contre la démobilisation de la crime de rue et provoquer à long terme
communauté et produire à long une décroissance du sentiment d'insécu-
terme un accroissement de la rité
qualité de vie

cibles : les facteurs d'insécuri- cibles : les infractions reconnues comme


té, incivilités, désordre, délin- étant prioritaires au regard d'une inter-
quance des jeunes prétation policière de la « tolérance zé-
ro »(trafic de drogue, vagabondage, etc.)

moyens : stratégie large de vi- moyens : tactique de saturation qui utili-


sibilité policière et de proximi- se la force physique contre des cibles
té avec le citoyen précises

perspective : police centrée sur perspective : paramilitarisme


la communication
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 165

[167]

Deuxième partie :
Proximité et visibilité

Chapitre 5
Une police sur mesure 45

Une terminologie ancienne

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L’étude des ouvrages parus sur l'efficience et l'efficacité de la police révèle au


moins deux faits. D'abord, on a mené, depuis 1945, de nombreuses expériences en
vue de réformer la police. Sherman, Milton et Kelly (1973) ont découvert que la pre-
mière expérience de police en équipe (team policing) avait eu lieu à Aberdeen, en
Écosse, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 1969 déjà, A.C. Germann publiait
un article intitulé « Community Policing : An Assessment » (« La police de communau-
té : une évaluation » ; Germann, 1969). Depuis lors, si l'on en juge par les rapports de
recherche, le rythme des expériences, des projets pilotes et des réformes systémi-
ques a été incessant, chaque nouvelle vague d'innovation ayant sa propre étiquette et
se proclamant le nouveau paradigme pour la police.

45 Une première version de ce chapitre a été initialement publiée en anglais sous le


titre de « Tailored-made policing : A conceptual investigation », in Jean-Paul
Brodeur, How to Recognize Good Policing ?, Thousand Oaks (CA), Sage Publica-
tions, 1998, p. 30-5 1. L’auteur a entièrement repris une traduction qui en avait
été faite et a remis le texte à jour.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 166

Ensuite, malgré qu’on réclame toujours plus de nouvelles recherches en évalua-


tion, il faut reconnaître qu'un grand nombre de ces recherches ont déjà été effecti-
vement menées sur la police. Ces études vont de travaux sur les méthodes policières
traditionnelles devenus classiques (Greenwood, Chaiken et Petersilia, 1977 ; Kelling,
Pate, Dieckman et Brown, 1974a ; les résultats de ces évaluations ont été examinés
par Sherman, 1986, p. 359362 et Skolnick et Bayley, 1986, p. 3-4) aux évaluations de
nouvelles [168] expériences en matière de police. Dans cette dernière vague de re-
cherche en évaluation, le raffinement méthodologique et les aspects de la police
abordés peuvent varier considérablement (S. Bennett et Lavrakas, 1988 ; Block et
Anderson, 1974 ; Cohen et Chaiken, 1972 ; Spielberger et coll., 1979). Certaines étu-
des s'inscrivent dans un cadre rigoureux et reposent sur des méthodes expérimen-
tales (T. Bennett, 1990 ; Hornick, Burrows, Philips et Leighton, 1993 ; McElroy, Cos-
grove et Sadd, 1993 ; Skogan, 1990 ; 1994), alors que d'autres reposent davantage
sur une connaissance fondée, quoique largement intuitive, de l'impact d'un program-
me (Lambert, 1993 ; Skolnick et Bayley, 1986) ou sur les résultats de sondages
d'opinion publique effectués au hasard et sur les entrevues menées auprès de parti-
cipants à un programme (Murphy, 1993a ; 1993b). Les résultats des recherches en
évaluation ont été recensés périodiquement, quel qu'en soit le niveau de complexité
(Chacko et Nancoo, 1993 ; Green et Mastrofski, 1988 ; Mark Moore, 1992 ; Reiner,
1994 ; Rosenbaum, 1994 ; Sherman, 1986, Skolnick et Bayley, 1988a ; Weatheritt,
1986). La lecture de ces ouvrages donne l'impression que la police évolue sensible-
ment ou, à tout le moins, que des efforts méthodiques sont déployés dans le but de
la réformer.

Selon Eck et Spelman (1987, p. 33), la police de communauté est née de la survi-
vance de trois stratégies faisant partie d'une tentative peu concluante de mettre en
œuvre la police en équipe : les comptoirs policiers de service, la patrouille pédestre
et la surveillance collective du crime (community crime watch). Toutefois, il y a enco-
re beaucoup plus à dire sur la relation entre la police en équipe et l'évolution récente
de la police de communauté et de la police de résolution de problèmes. En 1973,
c'est-à-dire quatre ans avant la publication de l'ouvrage de Herman Goldstein intitu-
lé Policing a Free Society (1977), qui a été suivi de ses articles classiques sur la poli-
ce de communauté et la police de résolution de problèmes (Goldstein, 1979 ; 1987),
Sherman, Milton et Kelly avaient présenté sept études de cas sur des forces policiè-
res qui tentaient d'instaurer la police en équipe.

Si nous comparons d'une part les éléments de la police en équipe, tels qu’ils sont
énumérés par Sherman et coll. (1973, p. 7), et d'autre part les éléments de la police
de communauté utilisés par Wesley Skogan (1994, p. 176, tableau 9. 1) et par Hornick
et coll. (1993, p. 312, tableau 1) pour leur évaluation respective de la police de com-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 167

munauté dans diverses villes des États-Unis et du Canada, nous sommes contraint de
reconnaître, avec [169] John Eck et William Spelman (1987), que la police de commu-
nauté n'est qu'un vestige de la police en équipe. Nous ressentons en outre une forte
impression de déjà-vu. Par exemple, dans leur description du programme de police en
équipe de Dayton (Ohio), Sherman et coll. précisent que l'un des premiers objectifs
de ce programme était « d'élaborer des structures d'action policière orientées vers
la communauté et adaptées aux différents modes de vie des quartiers » (1973, p.
15 ; c'est nous qui traduisons et soulignons). À la page suivante on peut également
lire : « la patrouille préventive devait être éliminée afin de permettre aux membres
de l'équipe de faire des interventions orientées vers la résolution de problèmes »
(id.). Les expressions que nous avons reproduites en italique dans ces dernières cita-
tions qui datent de 1973 préfigurent de façon exacte les deux labels des réformes
de la police qu’on prétend les plus récentes - community-oriented policing (COP) et
problem-oriented policing (POP). On ne peut qu'être frappé par la récurrence du mot
oriented (orienté) dans le texte de 1973 et la littérature postérieure à 1980. Nous
avons jusqu’ici traduit ces deux notions par « police de communauté » (COP) et « po-
lice de résolution de problèmes » (POP), en faisant l'économie du terme oriented qui
est relativement redondant. Nous maintiendrons ces traductions dans le reste de
cet ouvrage.

Avant que les projecteurs ne soient braqués sur la police de communauté et la


police de résolution de problèmes, la police en équipe englobait en pratique ces deux
formes de police, tant sur le plan des innovations en matière de programme qu’en
matière de stratégie, pour reprendre la distinction établie ultérieurement par Spar-
row, Moore et Kennedy (1990, p. 198-199). Néanmoins, Eck et Spelman (1987, p. 33)
expriment le consensus général lorsqu’ils affirment que la police en équipe a été un
échec (voir aussi Skogan, 1990, p. 123). En tenant compte de l'échec de la police en
équipe, on est amené à constater que les services de police se sont obstinés depuis
les années 1970 à réaliser sans grand succès ce qui est essentiellement le même type
de réforme. L’une des premières évaluations de la police de communauté est anté-
rieure à 1970 (Germann, 1969) ; d'autres évaluations ont été conduites au début de
cette décennie (Bloch et Specht, 1973 ; Schwartz et Clarren, 1977). Toutes ont
associé la police de communauté à la police en équipe. Par conséquent, il est permis
de supposer que, malgré tous les efforts consentis pour réformer la police, peu de
choses se sont passées au cours des [170] 30 dernières années, si ce n’est qu'on a
baptisé de nouveaux noms une réforme qui avait déjà échoué.

L’ajout de quelques autres évaluations empiriques sur la police de communauté ou


de résolution de problèmes ne modifiera pas sensiblement notre perception qu’en
dépit de la multiplication actuelle des initiatives, « plus ça change, et plus c'est pa-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 168

reil ». Un retour aux projets de réforme tels qu'ils ont été formulés à l'origine et
une analyse conceptuelle de leurs prémisses pourraient nous aider à discerner plus
clairement où nous allons. L’objet de cette analyse est essentiellement pragmatique :
il s'agit de démêler les fils qui parcourent les projets de réforme de la police et de
ne retenir que les plus prometteurs, le cas échéant. Comme toutes les analyses
conceptuelles, celle-ci est axée sur l'analyse de textes, et plus particulièrement sur
le travail de Herman Goldstein.

Ce chapitre est divisé en trois parties. Nous explorerons d'abord les origines or-
ganisationnelles de la police de communauté et de l'approche par résolution de pro-
blèmes. Nous tenterons ensuite d'établir que la police de communauté et la police
axée sur la résolution de problèmes ne sont pas des approches équivalentes et qu'el-
les peuvent être mises en contraste de diverses manières. Nous proposerons enfin
un examen critique de la police de résolution de problèmes dans le contexte d'une
évaluation de ses résultats et des difficultés à conduire une telle évaluation.

La réforme de la police :
brève revue des développements récents

Retour à la table des matières

L’expression « police orientée vers la communauté » (community-oriented poli-


cing) était déjà en usage, comme on l'a vu, au début des années 1970. De fait, la plu-
part des expériences décrites par Jerome Skolnick et David Bayley (1986) sous cet-
te appellation étaient à Forigine des tentatives pour remédier aux émeutes raciales
des années 1960 et ont vu le jour au début des années 1970.

En réalité, le mouvement de réforme qui devait donner naissance à la police de


communauté et à la police de résolution de problèmes a démarré au Royaume-Uni,
immédiatement après la guerre de 1939-1945. Selon Sherman et coll. (1973, p. xii-
xiv), les premières expériences de police en équipe ont été menées à Aberdeen, en
Écosse, et à Accrington, dans le comté de Coventry. Ces expériences reposaient sur
l'application de deux modèles différents de police en équipe. À Aberdeen, on a dé-
ployé des équipes de 5 à 10 policiers dans différentes parties de la ville en fonction
[171] des besoins changeants en effectifs. À Coventry, on a fait appel à des unités
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 169

locales d'îlotage (unit beat policing) : une équipe d’hommes demeurait dans le même
secteur et transmettait des renseignements à une centrale qui en assurait la diffu-
sion et coordonnait étroitement les activités, de sorte qu'un secteur relativement
étendu puisse être couvert par un nombre réduit d'hommes. Il est important de sou-
ligner que ces premières expériences de police en équipe n'ont pas été entreprises
sous la pression externe de la collectivité, mais pour satisfaire des exigences inter-
nes des organisations. L’expérience d'Aberdeen avait pour objet de combattre le
découragement, l'ennui et l'isolement des policiers qui patrouillaient seuls des rues
désertes. À Coventry, la mise sur pied d'unités locales d'îlotiers était une façon de
remédier à une pénurie de main-d'œuvre.

Au début des années 1960, le concept de police en équipe a été introduit aux
États-Unis. Le service de police de la ville de Tucson, en Arizona, et d'autres corps
policiers de petites villes ont tenté de mettre en oeuvre le système d'Aberdeen, qui
avait pourtant été abandonné en Angleterre en 1963 (voir le chapitre suivant). Le
système d'unités locales d'îlotiers a été, quant à lui, étendu à d'autres corps poli-
ciers britanniques en plus d'être adopté par plusieurs corps policiers américains sous
le nom de « police de quartier en équipe » (neighborhood team policing). Selon Sher-
man et coll. (1973, p. XVI), le service de police de la ville de Richmond, en Californie,
a tenté de combiner les systèmes d'Aberdeen et de Coventry.

En 1967, la Commission Katzenbach (The Presidents Commission on Law Enfor-


cement and the Administration of Justice) a recommandé l'adoption par les services
de police d'un des concepts de la police en équipe : des équipes intégrées de patrouil-
leurs et d’enquêteurs travaillant sous un même commandement seraient déployées
dans divers secteurs d'une ville pour y résoudre, selon les besoins, divers problèmes
de criminalité. Plusieurs services de police ont suivi ces recommandations et ont ten-
té l'expérience de la police en équipe. Selon la définition de Goldstein (1977, p. 63),
ce concept implique l'attribution de la responsabilité permanente de toutes les tâ-
ches policières dans un secteur d'opération à un groupe de policiers désignés. Cette
décentralisation du commandement a eu pour résultat de transformer le policier
responsable de l'équipe d'un secteur en un chef de police local. Sherman et coll.
(1973) décrit les expériences de police en équipe menées dans sept villes américai-
nes, [172] c'est-à-dire deux petites villes (Holyoke, au Massachusetts, et Richmond,
en Californie), deux villes de taille moyenne (Dayton, en Ohio, et Syracuse, dans
l'État de New York), deux grandes villes (Détroit, au Michigan, et Los Angeles, en
Californie) et, enfin, une mégalopole (New York).

Selon Sherman et coll. (1973, p. 7), la police en équipe se définissait alors par
sept traits opérationnels :
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 170

- l'affectation territoriale stable ;

- l'interaction au sein de l'équipe ;

- des réunions officielles entre les membres de l'équipe ;

- la communication entre le service de police et la communauté ;

- des meetings au sein de la communauté ;

- une participation de la communauté au travail de la police ;

- le renvoi systématique d'un bon nombre d'affaires aux services sociaux


concernés.

Les soutiens organisationnels résidaient dans l'unité de supervision, la souplesse


d'action aux échelons inférieurs, la prestation unifiée de services et l'intégration
des fonctions de la patrouille et de l'enquête. Le détail de la mise en oeuvre de la
police en équipe dans les sept villes mentionnées plus haut révèle que presque toutes
les tactiques associées plus tard à la police de communauté - par exemple, la pa-
trouille pédestre, les comptoirs policiers de service, les visites à domicile et la pré-
vention du crime en partenariat - avaient déjà été utilisées. Cela dit, Sherman et ses
collègues présentent un bilan négatif de la police en équipe : « la police en équipe
était un moyen d'atteindre un objectif, la création d'un style professionnel de pa-
trouilles décentralisées. Cet objectif da pas encore été atteint dans aucune des
villes étudiées » (Sherman et coll., 1973, p. 107).

Les chercheurs ont tenté d'identifier les principales raisons de cet échec par-
tiel, voire complet. La plus importante réside dans la subversion, sinon le sabordage
du projet par les cadres intermédiaires, qui y voyaient une menace à leur pouvoir. Il
faut souligner que le but de Sherman et de ses collègues consistait uniquement à
déterminer si la police en équipe avait été réalisée ou non sur le terrain. Ils dont pas
évalué son incidence sur les problèmes externes devant être résolus par la police.

[173]

À l'époque de ces essais de la police en équipe, plusieurs villes américaines, com-


me Oakland, Philadelphie et Seattle, ont développé le concept de surveillance de
quartier, aussi connu sous une pléthore d'appellations diverses : « surveillance com-
munautaire » (community watch), « surveillance de pâté de maisons » (block watch),
« surveillance d'appartements » (apartment watch) et « surveillance du domicile »
(home watch). L’idée de fond consistait à impliquer les citoyens dans la protection de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 171

leurs biens en les persuadant de s'organiser et en les appuyant en leur fournissant


matériel, renseignements et expertise. Trevor Bennett (1990) a décrit l'évolution de
ce concept aux États-Unis et son adoption au Royaume-Uni, où l'on a assisté à une
multiplication des programmes de surveillance de quartier. Il en a défini les traits
opérationnels constitutifs, qui sont complétés par les éléments structuraux et orga-
nisationnels (T. Bennett, 1990, p. 18-22). De façon plus importante pour notre pro-
pos, il a également vu dans la « nouvelle » police orientée vers la communauté, dont la
nature a été élaborée par Goldstein (1987), l'arrière-fond conceptuel et théorique
de la surveillance de quartier. Pour cet auteur, la patrouille dirigée, la police en équi-
pe et la patrouille au contact du citoyen (citizen contact patrol ; sorte de police de
proximité) sont autant d'exemples pratiques de la nouvelle police de communauté en
action (ibid., p. 26).

L’étude de ces développements est riche en aperçus. Ainsi, la police en équipe


devait à l'origine résoudre les problèmes internes de la police, comme la chute du
moral des policiers et la pénurie de main-d'œuvre. Ces changements montrent de
façon plus significative la grande part d'incertitude qui règne dans la pensée au su-
jet de la réforme de la police. Cette incertitude se reflète dans la perplexité des
administrateurs de police quand ils doivent décider du type de modèle réformateur
qu'ils mettront en oeuvre. On peut saisir l'ampleur du malentendu en comparant les
vues exprimées par T. Bennett (1990) et par Eck et Spelman (1987), qui traitent
tous de la relation entre la police en équipe et la police de communauté. jugeant des
opérations, Eck et Spelman (1987, p. 32-34) estiment, comme on l'a vu, que la police
de communauté n’est guère plus que la mise en pratique de trois stratégies résiduel-
les d'un ambitieux projet de police en équipe qui n'a pas abouti : la patrouille pédes-
tre, les comptoirs policiers de service et la surveillance collective du crime. Il faut
reconnaître que les évaluations empiriques de la police de communauté vont rarement
plus loin que l'analyse de l'incidence de ces stratégies et de [174] certaines varian-
tes (Skogan, 1994 ; 1995). T. Bennett, en revanche, adopte une perspective concep-
tuelle et voit la police en équipe comme l'une des mises en œuvre partielles du
concept de police de communauté. Pour Eck et Spelman, la police de communauté est
ce qui reste d'un processus opérationnel, alors que pour Bennett, c'est une matrice
conceptuelle.

Toutefois, tant Eck et Spehnan (1987, p. 34) que T. Bennett (1990, p. 172)
s’entendent pour dire que la surveillance collective du crime (community crime
watch) n%, à toutes fins utiles, aucune incidence sur le taux de criminalité. Elle peut
tout au plus conférer un sentiment de sécurité aux collectivités et intensifier les
communications entre la communauté et la police, ce qui rehausse l'image de la police
et augmente la satisfaction professionnelle de ses membres. La plupart des études
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 172

d'évaluation menées dans les différents endroits où la police de communauté a été


implantée soulignent l'impact limité de ses programmes d'action sur les taux de cri-
minalité, voire sur le sentiment de sécurité des communautés visées (Hornick et coll.,
1993 ; Kennedy, 1993 ; Murphy, 1993a ; 1993b ; Rizkalla, Archambault et Carrier,
1991 ; Sadd et Grinc, 1993 ; Skogan, 1994 ; 1995 ; Walker, Walker et McDavid,
1993). Le dernier bilan systématique de la recherche d'évaluation que nous possé-
dions confirme ce résultat (Greene, 2000). Par contre, Hornick et coll. (1993) ont
également constaté qu'à Edmonton, la mise sur pied d'une police de communauté
avait entraîné une baisse importante des appels au service de police.

Les résultats des études d'évaluation sont, dans l'ensemble, peu concluants.
Comme Ray Pawson et Nick Tilley (1994, p.1) l'ont souligné, il est même difficile d'in-
terpréter le langage alambiqué dans lequel ces études sont rédigées. Les réforma-
teurs de la police étant d'une impatience notoire lorsqu’il s'agit de revendiquer des
résultats positifs, ils n’hésitent pas à troquer la dernière panacée contre un nouvel
expédient. Comme nous l'avons remarqué dans l'introduction de ce livre, on s'est
donc demandé de façon croissante, notamment depuis la publication de l'ouvrage de
Goldstein (1990), si la police de résolution de problèmes coïncidait véritablement
avec la police de communauté, comme on a eu tendance à le penser de façon hâtive,
et si celle-ci ne pourrait pas justement combler les lacunes de la première et ainsi
pallier à son manque relatif de résultats.

La relation entre la police de communauté et la police de résolution de problèmes


est conçue de trois façons différentes. Il y a d'abord ce que [175] nous pourrions
appeler la position différentialiste. Représentée par Eck et Spelman (1987, p. 33) et
par Goldstein (1990, p. 24), elle repose habituellement sur des fondements opéra-
tionnels. Nous avons déjà décrit la position d’Eck et Spelman, qui estiment que la
police de communauté est un vestige de la police en équipe et que son incidence sur
les problèmes fondamentaux de la communauté est négligeable. Bien que la police de
résolution de problèmes prolonge la police de communauté et que, dans cette mesure,
elle soit greffée sur elle, les deux notions ne sont pas synonymes (Eck et Spelman,
1987, p. 46). Goldstein (1990, p. 24) distingue deux orientations dans la vaste gamme
de programmes visant à requérir la participation de la communauté. Selon une pre-
mière orientation, il faudrait se livrer à un effort ambitieux (bien que peu structuré)
pour tisser de nouvelles relations avec la communauté considérée dans son ensemble,
ou avec de larges fragments de celle-ci. Goldstein paraît sceptique à propos de cette
approche et soulève en fait plusieurs questions de fond sur sa viabilité. La seconde
voie consiste à impliquer des personnes touchées par un problème particulier dans la
résolution de celui-ci (ibid., p. 2425). Goldstein juge cette approche plus prometteu-
se, car elle limite la participation de la communauté à sa contribution à la résolution
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 173

d'un problème particulier et correspond, dans cette mesure, davantage à une police
de résolution de problèmes au sens étroit du terme qu’à une police globalement com-
munautaire. Goldstein (ibid., p. 70-71) souligne par ailleurs que le rôle joué par la
communauté est également limité lorsqu’il s'agit, par exemple, d’établir quels sont les
problèmes qui doivent être résolus de façon prioritaire.

La deuxième position est intégratrice et conventionnaliste ; elle a aussi été déve-


loppée par Goldstein, dans un article publié en 1987. Malgré un premier concert de
critiques dirigé par Simon Holdaway (1983), Peter Manning (1984), Stephen Mas-
trofski (1984), Charles Short (1983) et Mollie Wheatheritt (1983) contre la police
de communauté aux États-Unis et au Royaume-Uni, Goldstein suggère qu’elle « pour-
rait chapeauter une stratégie plus intégrée qui permettrait d'améliorer la qualité de
la police » (1987, p. 8). Il affirme également que les « thèmes qui sont repris dans
les derniers projets [de police de communauté] coïncident de si près avec les valeurs
inhérentes à la police d'une société libre, qu’on pourrait soutenir que l'étiquette
même de police de communauté est redondante » (ibid., p. 8). Ainsi, Goldstein ne
semble pas se hâter de s'enfoncer sur la [176] tête le chapeau de la police de com-
munauté, qu'il considère comme une étiquette presque superflue. C'est pourquoi nous
avons caractérisé sa position comme relevant du conventionnalisme : l'étiquette de
police de communauté est au mieux une désignation conventionnelle qui pourrait se
révéler stratégiquement utile. Dans un texte qu’il a écrit en collaboration avec Den-
nis Rosenbaum, John Eck semble également avoir renoncé à son ancienne position
différentialiste, en faveur de l'approche intégratrice et conventionnaliste (Eck et
Rosenbaum, 1994).

La troisième position est entièrement pragmatique : sans égard aux considéra-


tions théoriques, un service policier vise en fait à incorporer la police de communauté
et la police de résolution de problèmes l'une avec l'autre. C'est ce que le Service de
police de la ville de New York a voulu faire dans le cadre de son projet de police de
communauté (Community Patrol Officer Program - CPOP), évalué par Jerome McE-
lroy, Coleen Cosgrove et Suzan Sadd (1993). Malcom Sparrow (1988) a également
tenté d'amalgamer la police de communauté et la police axée sur la résolution de
problèmes.

Goldstein s'est rangé à l'opinion que l'étiquette de la police de communauté pou-


vait chapeauter tous les efforts déployés pour améliorer la qualité des services poli-
ciers, mais cette adhésion est demeurée conditionnelle. Le concept de police de
communauté ne lui était acceptable que dans la mesure où il conduirait à une nouvelle
manière de concevoir le rôle de la police et ne se bornerait pas à fournir encore une
autre étiquette à des fins de relations publiques.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 174

Nous nous proposons maintenant d'examiner si cette condition a été remplie par
la police de communauté et s'il était même possible à celle-ci de satisfaire à la ré-
serve de Goldstein.

Police de résolution de problèmes


et police de communauté

Retour à la table des matières

Dans cette partie du chapitre, nous tenterons de décrire la police de communau-


té et la police de résolution de problèmes à travers la lorgnette des partisans de
cette dernière. Les défenseurs de la police de communauté ne semblent montrer
aucune réticence à intégrer la police de résolution de problèmes. D'une manière gé-
nérale, les propositions formulées par Goldstein (1987) ont été bien accueillies, et la
plupart des définitions de la police de communauté (par exemple, Normandeau et
Leighton, 1990 ; Skogan, 1990 ; 1994) reconnaissent d'emblée la nécessité d'étendre
le [177] mandat de la police de la façon proposée par Goldstein. Toutefois, certains
adeptes de la police de résolution de problèmes ne montrent pas autant d'enthou-
siasme pour la police d'orientation communautaire considérée sous tous ses aspects.

Pour Goldstein (1987, p. 8-10), les traits communs de la police de communauté


sont le recours à une visibilité policière accrue afin de dissuader les contrevenants
et d'atténuer l'insécurité, la prévention du crime par l'information et par une parti-
cipation mieux organisée de la communauté dans des activités de surveillance de
quartier et, enfin, l'élaboration d'une réponse à toute la gamme des problèmes qui
relèvent, d'après le public, de la police. La police de communauté suppose que les
policiers auront une liberté accrue d'entrer en contact avec les citoyens ; les pro-
grammes d'action les plus ambitieux visent à créer une réserve de respect et de
soutien où les policiers pourront puiser pour résoudre les problèmes sans recourir à
des procédures pénales. Pour Goldstein, c'est le règlement des affaires en évitant
de recourir à la procédure pénale qui réalise le potentiel le plus prometteur de la
police de communauté et réactive la notion fondatrice d'une police par consensus.

Le concept de la police par consensus n’est pas nouveau et prend sa source au


début du XIXe siècle. Le véritable test de la police consensuelle tient dans l'examen
de son application aux problèmes urbains dans le contexte actuel de diversité raciale
et de multiethnicité et dans l'évaluation de son succès à résoudre ou à atténuer de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 175

manière économique et efficace les problèmes des années 1980. C'est ainsi que Gold-
stein est conduit à énoncer les exigences de base que doit satisfaire la police de
communauté pour relever les défis de la situation contemporaine (1987, p. 10). Selon
la plus fondamentale de ces exigences, la police doit précisément se concentrer sur
la substance des problèmes qui se posent à l'extérieur d'elle-même, ce qui revient à
dire que la police de communauté devrait devenir une police de résolution de problè-
mes (Goldstein, 1987, p. 15).

Goldstein a défini la police de résolution de problèmes dans deux livres (1977 ;


1990) et dans deux articles très influents (1979 ; 1987). Du point de vue de son ap-
plication, on peut dire que ce concept a également été élaboré par Eck, Spelman, Hill,
Stephens, Stedman et Murphy (1987) et par McElroy et coll. (1993). Le livre Pro-
blem-Oriented Policing de Goldstein (1990) présente un exposé lucide, explicite et
clair de la police [178] de résolution de problèmes, qu’il n’est pas nécessaire de re-
prendre ou de développer. Nous traiterons donc surtout des aspects qui la distin-
guent de la police d'orientation communautaire.

Goldstein s'est intéressé, tôt dans son oeuvre, à l'exercice de la discrétion poli-
cière (1963 ; 1967a ; 1967b) et à l'amélioration de la qualité des services policiers
(1967c ; 1969). Il a été l'un des coauteurs d'un court ouvrage sur la justice pénale
aux États-Unis (McIntyre, Goldstein et Skoler, 1974, p. 5-12), dont il a rédigé le
chapitre sur la police. Bien que sa contribution y soit brève, elle n’en esquisse pas
moins deux thèmes qui reviendront dans tous ses travaux subséquents. Le premier
thème est la découverte de la diversité du travail policier et la grande place qu'y
occupent les tâches consacrées à d'autres fonctions que la répression de l'activité
criminelle grave (McIntyre et coll., 1974, p. 5 ; on estime que ces tâches peuvent
occuper jusqu’à 80% du quart de travail d'un policier). À cet égard, il faut se rappe-
ler qu'Egon Bittner, qui a mis en évidence la diversité des problèmes que la police
était appelée à résoudre, a reconnu sa dette envers Herman Goldstein « dans toutes
les matières concernant la police » (Bittner, 1974, p. 43/1990, p. 264). Le second
thème est le pouvoir discrétionnaire du policier de procéder à une arrestation pour
résoudre un problème qui n’est pas de nature criminelle. Ainsi, la police peut arrêter
une personne pour un délit mineur afin d'envoyer cette personne dans un établisse-
ment de soins de santé (McIntyre et coll., 1974, p. 6). Dans ce contexte, l'application
de la loi n'apparaît que comme un moyen de résoudre un problème d'importance qui
est sans lien avec la perpétration d'un crime. Cette idée que l'application de la loi
n’est qu’un moyen parmi d'autres - et souvent pas le meilleur - de résoudre les pro-
blèmes les plus divers auxquels la police doit faire face deviendra un thème récur-
rent de l'œuvre de Goldstein.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 176

Goldstein développera davantage ces thèmes dans Policing a Free Society (1977),
bien qu’on n’y trouve pas encore l'expression problemoriented policing (police de ré-
solution de problèmes). Ainsi, il souligne une fois de plus que la police a recours à
l'arrestation pour des raisons autres que la traduction en justice d'une personne qui
a commis un délit criminel (1977, p. 23). La police de communauté est brièvement
traitée dans le contexte d'une discussion du projet de police en équipe de la ville de
Cincinnati (ibid., p. 63-64). Bien que le vocabulaire des réformes futures n’apparaisse
pas dans cet ouvrage, leurs fondements y sont déjà [179] élaborés. D'abord, Gold-
stein se rend bien compte de l'importance du temps que la police consacre à des
questions autres que criminelles et considère cette mise en cause du stéréotype de
la fonction policière comme ayant « une énorme signification ». Ceci l'amène à déve-
lopper un cadre conceptuel dans lequel la police est une composante de l'administra-
tion municipale chargée d'une multitude de fonctions (ibid., p. 33). L’auteur dégage
ensuite les principales implications de cette idée absolument fondamentale.

La première de ces implications est que l'appareil policier poursuit par définition
une grande diversité d'objectifs qu’i1 est impérieux de distinguer des méthodes
(moyens) dont dispose la police pour les atteindre. De cette distinction découle l'un
des aperçus déterminants de Goldstein : L’application de la loi n’est pas une fin en
soi, mais seulement un moyen pour atteindre un objectif de police (ibid., p. 32). Plus
tard, Goldstein forgera l’expression « le syndrome de la primauté des moyens sur les
fins » pour critiquer la tendance générale de la police à négliger le produit final ex-
terne de son action au profit de la réforme interne de son organisation (1979, p.
238). La manifestation primordiale de ce syndrome demeure la croyance selon laquel-
le l'application de la loi pénale est en soi le produit final de l'action policière.

La deuxième implication est la nécessité pour la police de recourir à des moyens


autres que la procédure pénale pour atteindre ses multiples objectifs. « Il est ironi-
que, écrit Goldstein, de constater à quel point il existe un rapport inverse entre la
vaste diversité des tâches que la police est appelée à accomplir et le peu de moyens
mis à sa disposition pour accomplir son travail » (1977, p. 71).Non seulement doit-on
réévaluer les solutions de rechange officieuses actuellement disponibles, mais il faut
aussi trouver de nouvelles solutions en augmentant, s'il le faut, les pouvoirs de la
police. Il faut insister sur le fait que la recherche de solutions de rechange est l'une
des caractéristiques principales de la pensée de Goldstein et de sa proposition sub-
séquente d'une police axée sur la résolution de problèmes. Un chapitre assez long de
son ouvrage Problem-Oriented Policing est précisément consacré à une discussion de
la recherche actuelle de solutions de rechange (1990, p. 102-147). Comme nous ten-
terons de le démontrer, c'est la composante de la police de résolution de problèmes
qui est la plus difficile à réaliser. Elle est loin d'avoir atteint son plein potentiel.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 177

[180]

La troisième implication est une conséquence directe de la deuxième. Non seule-


ment la police doit mettre au point des solutions de rechange pour atteindre ses
nombreux objectifs, mais ces mesures doivent aussi être spécifiquement adaptées
aux problèmes à résoudre (1977, p. 81). Ce thème fera l'objet de développements
ultérieurs à mesure que le concept de police de résolution de problèmes se précisera
pour Goldstein. Le chapitre consacré aux solutions de rechange dans son ouvrage de
1990 (le chapitre 8) est intitulé : « La recherche de solutions de rechange : la mise
au point de réponses faites sur mesure » (tailor-made responses).

Sans aller jusqu’à suggérer que tout ce qui devait être associé par la suite à la
police de résolution de problèmes était déjà implicitement contenu dans l'ouvrage de
1977, on peut dire que les travaux subséquents de l'auteur se caractériseront par la
création de formules frappantes, comme le « syndrome de la primauté des moyens
sur les fins », basées, en fait, sur ses travaux antérieurs. L’article où Goldstein ré-
alise une percée décisive est étayé par une opposition entre processus interne et
produit externe (1979, p. 238 et 242). Les processus internes sont généralement
d'ordre administratif et ont pour but l'amélioration de l'organisation proprement
dite. Le produit externe désigne la qualité des services fournis à la collectivité.
Goldstein compare la situation régnant dans les corps policiers à celle d'une industrie
privée « qui étudie le rythme de sa chaîne de montage, la productivité de ses em-
ployés et la validité de son plan de relations publiques, mais qui néglige d'évaluer la
qualité de son produit » (ibid., p. 243). C'est précisément pour retourner l'équilibre
en faveur du produit externe que Goldstein développera les thèmes maintenant bien
connus de la primauté du produit final sur les moyens employés (ibid., p. 238-241 ;
1990, p. 3) et de la nécessité de se concentrer sur des problèmes qui sont significa-
tifs pour la communauté (1987, p. 15).

Les ouvrages que Goldstein a publiés après 1979 comportent au moins un nouvel
apport déterminant. D'une certaine façon, en 1977, Goldstein s'attachait surtout à
trouver une réponse aux problèmes auxquels la police devait faire face par le biais
de solutions de rechange à la justice pénale. Par la suite, il consacra beaucoup d'ef-
forts à mettre au point une procédure pour identifier les problèmes, les analyser et
leur fournir une réponse adéquate (1979 ; 1987 ; 1990). Un concept occupe une place
centrale dans le développement de cette procédure : la spécificité. Goldstein nous
met explicitement en garde contre le recours à des catégories trop [181] générales,
comme le crime, le désordre, la délinquance et même la violence pour classifier les
problèmes (1979, p. 244-245). Il montre, par exemple, que même une étiquette rela-
tivement précise comme « incendie criminel » peut en réalité être indistinctement
apposée sur des problèmes très différents, qui ressortissent selon le cas au vanda-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 178

lisme, à la psychopathie, à la destruction de preuves judiciaires, au crime économique


ou à l'intimidation criminelle (ibid., p. 245). Il suit de ces remarques que les problè-
mes doivent être déconstruits (disaggregated) et que l'emploi des catégories du
droit criminel telles qu’elles sont définies dans les codes pénaux n’est peut-être pas
le meilleur moyen de déterminer la spécificité des problèmes (1990, p. 38-40). Eck
et Spelman (1987, p. 35-36) font à cet égard une distinction importante entre le
contrôle policier du crime, qui fait appel à des sections spécialisées dans l'analyse de
la criminalité, et la police de résolution de problèmes. Dans l'analyse de la criminali-
té, on s'appuie sur les dossiers de la police pour définir les figures de comportement
des contrevenants. La construction de telles figures peut aider la police à conduire
plus efficacement ses opérations traditionnelles, comme les enquêtes judiciaires et
l'arrestation d'individus. Cette constatation amène Eck et Spelman à critiquer la
dépendance de la police par rapport à l'analyse de la criminalité, car celle-ci conduit
les policiers à préjuger de la solution (pénale) d'un problème avant d'en avoir recon-
nu la spécificité (ibid., p. 36). Cette insistance sur la spécificité des problèmes pour-
rait résulter à une dissociation des concepts de police de communauté et de police
de résolution de problèmes.

En effet, la police de résolution de problèmes semble en premier lieu insister da-


vantage sur le rôle de la police que sur celui de la communauté dans la détermination
de la spécificité des problèmes. Que ce soit dans la marge laissée à la communauté
dans le choix des solutions de rechange aux problèmes (Goldstein, 1987, p. 2 1), dans
la détermination du rôle de la police dans l'établissement des politiques d'interven-
tion (ibid., p. 24), dans le recours à l'avis de la police pour définir les problèmes
(ibid., p. 16 ; 1990, p. 70) et établir entre eux un ordre de priorité (1990, p. 77),
Goldstein semble généralement réserver le rôle prépondérant à la police plutôt qu’à
la communauté. Il dira par exemple, « quel que soit le degré de clarté avec lequel les
membres d'une communauté déterminent leurs problèmes, la police ne peut s'enga-
ger à l'avance à s'aligner sur les choix de la communauté » (ibid., p. 71) ; ou encore,
« les patrouilleurs sont les mieux [182] placés pour identifier les problèmes à partir
de leur connaissance de base du terrain » (ibid., p. 73).

Il existe toutefois un élément de la police de communauté qui risque d'être


beaucoup plus fondamentalement incompatible avec la police de résolution de pro-
blèmes. Goldstein rapporte l'évaluation faite par un porte-parole de la police de
l'embauche de policiers clandestins comme leurre afin de piéger les contrevenants
dans les secteurs à fort taux de criminalité (1979, p. 237). Selon ce porte-parole, un
des grands mérites du programme avait été son impact positif sur l'image de la poli-
ce au sein de la communauté. Goldstein note sèchement que « l'effet sur le vol avec
violence a été beaucoup moins évident », cette remarque impliquant que ce service de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 179

police serait devenu une des victimes du syndrome de la primauté des moyens sur les
fins (id.). Nous avons déjà vu que Goldstein distinguait deux types de liens qui pou-
vaient se tisser entre la police et la communauté (1990, p. 26). Dans un premier cas,
la police sollicitait un engagement permanent de la part de la communauté tout entiè-
re ; dans le second cas, seule la partie de la communauté qui pouvait contribuer de
façon pertinente à la résolution d'un problème spécifique était provisoirement mobi-
lisée. Goldstein se montre sévère à l'endroit du projet plus ambitieux qui vise à en-
gager toute la communauté, et pas seulement parce que ce projet est informe. On
soupçonne que ce vaste effort n'est qu’une tentative de réduire les tensions entre la
police et la communauté et de produire au sein de celle-ci des attitudes plus positi-
ves envers la police. La mesure du succès de la police peut alors résider dans le nom-
bre des réunions invitant la présence de la communauté et le degré de participation
des membres de cette dernière à ces réunions. Le grand risque que court cette stra-
tégie de police de communauté à grande échelle est d’octroyer une fois de plus la
primauté aux moyens sur les fins. Comme le remarque Goldstein, « cette première
orientation - faire une avance générale qui sollicite l'engagement de la communauté
tout entière - rappelle les réformes antérieures de la police. Elle risque de perpé-
tuer le déséquilibre des fins au profit des moyens » (id.).

À en juger par les évaluations jusqu'ici effectuées par des chercheurs, la police
de communauté n’est pas simplement menacée par le syndrome de la primauté des
moyens sur les fins, elle y a déjà à certains égards succombé, à tout le moins dans la
version décrite par Goldstein (1979, p. 237). Dans l'une des tentatives plus systéma-
tiques d'évaluer l'incidence [183] de la police d'orientation communautaire, Wesley
Skogan conclut « qu'à est manifeste que ces programmes ont eu l'effet le plus
consistant sur les attitudes envers la qualité du service fourni par la police » (Sko-
gan, 1994, p. 176 ; c’est nous qui soulignons). En effet, le résultat le plus persistant
des évaluations conduites par Skogan (1994) dans 14 villes ayant fait l'expérience de
la police de communauté tient dans d'importants changements positifs dans les atti-
tudes du public envers la police (ces changements ont été perçus dans 9 des 14 villes
étudiées). Nous ne contestons pas que rehausser l'image de la police puisse être
bénéfique à la qualité de ses services, notamment dans le champ de la police des
minorités - que la police a fini par s'aliéner - et dans celui du contrôle des foules.
L’amélioration de certains aspects de l'organisation policière ne devrait pas manquer
de se traduire, même si ce n'est que de façon très indirecte, par une amélioration
des services fournis par la police. Toutefois, si on se base sur la théorie sous-
jacente à la police de résolution de problèmes, se contenter de modifier l'image de
la police est l'exemple même d'un changement engendré sous l'égide du syndrome de
la primauté des moyens sur les fins, que cette théorie voulait initialement éliminer.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 180

Conscients de ces dernières observations, nous aborderons maintenant le pro-


blème de l'évaluation des résultats de l'action de la police de communauté et de la
police de résolution de problèmes.

Évaluation de la police de communauté


et de la police de résolution

Retour à la table des matières

Bien que le besoin d’évaluer les résultats obtenus par la police de résolution de
problèmes soit reconnu - comment pourrait-il ne pas l’être par une stratégie de poli-
ce qui privilégie le produit final de l'action policière ? --, une telle évaluation semble
être hérissée de difficultés. Goldstein pose 11 questions appelant une réponse avant
qu’il ne soit possible de déterminer quel est le mode de prestation de services qui
définit le mieux la police de résolution de problèmes (1979, p. 243). « Comment me-
surer l'efficacité de la réponse à un problème préalablement défini et analysé ? »,
ne constitue que l'une de ces questions et aucune indication ne nous est donnée sur la
façon d'y répondre. Â vrai dire, Goldstein est davantage intéressé à utiliser la re-
cherche sur l'évaluation pour démontrer l'insuffisance des réponses traditionnelles
de la police que pour montrer l'efficacité des solutions de remplacement (ibid., p.
256).

[184]

De la même manière, Goldstein fait à peine mention des mesures de productivité


(1987, p. 13). En vérité, il admet que « l'effet de certains des changements préconi-
sés pourrait simplement ne pas se prêter à une évaluation » (ibid., p. 26). il cite en-
suite, dans cet article, Skolnick et Bayley (1986), qui déclarent que le fardeau de la
preuve de l'efficacité des stratégies de la police devrait incomber à ceux qui prô-
nent le maintien des stratégies traditionnelles (Goldstein, 1987, p. 27).

Goldstein est tout aussi laconique à propos de l'évaluation de l'efficacité de la


police de résolution de problèmes (1990). L’ouvrage consacre respectivement un cha-
pitre à l'identification des problèmes, à leur analyse et à la recherche de solutions
de rechange permettant de les résoudre. Toutefois, aucun chapitre ne traite de
l'évaluation des réponses apportées aux problèmes. Il ne consacre au problème de
l'évaluation de la police de résolution qu’une page à la fin du chapitre sur les élé-
ments de base de la police de résolution de problèmes et trois pages à la fin du cha-
pitre sur la recherche de solutions de rechange (dans l'ordre, Goldstein, 1990, p. 49
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 181

et 145-147). Lorsqu’il aborde la question précise de la mesure du rendement des poli-


ciers affectés à la résolution de problèmes, Goldstein soulève plus de difficultés qu’il
ne fournit de réponses :

nous ne savons pas encore comment nous y prendre pour mesurer l'efficacité
d'un(e) policier(ère) à traiter les problèmes dans son secteur de patrouille.
Bien qu’on puisse instinctivement reconnaître les aptitudes d'un policier à ré-
soudre des problèmes, il est difficile de traduire ce mode intuitif d'évalua-
tion en un langage et en des critères d'évaluation pouvant être employés par
les officiers chargés de la supervision et du commandement (ibid., p. 164 ;
c’est nous qui traduisons).

Cela semble en effet très difficile. À cet égard, Goldstein mentionne les super-
viseurs du Service de police de Newport News en Virginie, qui ont incité leurs subor-
donnés à intégrer la résolution de problèmes dans leur travail en reconnaissant de
façon spéciale leurs efforts dans ce sens lorsqu’ils évaluaient leur rendement (ibid.,
p. 164). Dans l'étude de la résolution de problèmes qu'ils ont menée à Newport News,
Eck, Speknan et leurs collègues ont sondé l'opinion de 70% (148) des policiers qui
mettaient en pratique les principes de ce modèle de police. On a demandé aux poli-
ciers :

[185]

- si leurs efforts consacrés à la résolution de problèmes avaient été cou-


ronnés de succès ;

- si le temps consacré à la résolution de problèmes en avait valu la peine ;

- si d'autres policiers, des citoyens ou d'autres agences avaient coopéré


avec eux ;

- si leurs superviseurs les avaient suffisamment encouragés et, enfin ;

- si leurs efforts avaient reçu la reconnaissance qu'ils méritaient.

Les policiers pouvaient répondre par l'affirmative, la négative ou une réponse


neutre. Pour les six premières questions, le pourcentage de policiers qui ont répondu
par l'affirmative variait de 54% à 60%, alors que le pourcentage de ceux qui ont
répondu par la négative oscillait entre 6% et 11% (les autres policiers ayant donné
des réponses neutres). Toutefois, pour la dernière question, le pourcentage de ré-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 182

ponses affirmatives a chuté à 33%, alors que le pourcentage de réponses négatives


passait à 23% (Eck, Spelman et coll., 1987, p. 89, tableau 12). Ainsi, malgré les ef-
forts déployés par les superviseurs de Newport News, il semble que les policiers
affectés à la résolution de problèmes ne croyaient pas avoir obtenu la reconnaissan-
ce suffisante de leurs efforts.

Enfin, dans le cadre d'une des tentatives les plus systématiques pour évaluer un
projet amalgamant la police de communauté et la police de résolution de problèmes
(McElroy et coll., 1993, chapitre 4), le rendement des agents de police de communau-
té (community police officers) en matière de résolution de problèmes a été évalué en
fonction de plusieurs critères (par exemple, l'identification et l’analyse des problè-
mes, la conception et la mise en oeuvre de stratégies d’intervention, la capacité
d'engager la communauté). Toutefois, en raison des problèmes liés aux méthodes de
mesure qui sont exposés en détail, « il est important de noter que l'effet [des stra-
tégies employées] sur les problèmes ne fut pas considéré lors de l'évaluation du ren-
dement des policiers » (ibid., p. 71 ; voir aussi p. 64).

Il ne fait aucun doute que l'évaluation de la police de résolution de problèmes


soulève de sérieuses difficultés tant au plan de la théorie qu’à celui de la pratique.
On peut se demander si ce concept ne comporte pas des éléments intrinsèques qui
conduisent même ses défenseurs à reconnaître [186] qu’il est très difficile d'en me-
surer l'efficacité. Cette hypothèse se trouve en réalité confirmée par les problèmes
qu’ont rencontrés ceux qui ont effectivement tenté d'évaluer les effets de ce modè-
le sur la réalité des problèmes à résoudre.

Nous soulignerons d'abord le fait que les partisans de la police de résolution de


problèmes la distinguent d'un simple ajout de programmes d'intervention ou de tac-
tiques aux méthodes courantes de police. Eck, Spelman et coll. définissent cette
police comme étant une stratégie appliquée à l'échelle entière d'une force de police
(1987, « Summary », p. XV). Quant à Goldstein, il la perçoit comme « une manière
tout à fait nouvelle de concevoir la police, se répercutant sur chaque aspect de l'or-
ganisation policière, sur son personnel et sur ses opérations » (1990, p. 3). Sparrow,
Moore et Kennedy considèrent l'assemblage de la police de communauté et de la
police de résolution de problèmes comme une innovation stratégique qui transforme
la totalité d'un service de police et qui entraîne un « changement de paradigme »
englobant toutes les dimensions et les aspects de la police (1990, p. 197-201). Ces
stratégies à échelle globale, ces façons entièrement nouvelles de penser et ces
changements de paradigmes sont difficiles à cerner en tant que tels et encore plus
difficiles à évaluer de façon empirique. De façon plus révélatrice encore, Sparrow et
coll. soutiennent que ni la police de communauté ni la police de résolution de problè-
mes ne devraient être perçues comme des réponses définitives (ibid., p. 201). On
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 183

devrait plutôt voir que ces stratégies « donnent une impulsion aux conditions per-
mettant à la police de continuer de s'adapter et d'innover » et qu’elles « préparent
la scène pour un processus soutenu d'innovation à tous les paliers » (id. ; c'est l'au-
teur qui le souligne). Ainsi, il semblerait aussi difficile que futile d'évaluer avec pré-
cision dans quelle mesure la nouvelle stratégie a été mise en oeuvre. Pour faire une
telle évaluation, il nous faudrait figer un paradigme précisément caractérisé par son
ouverture.

Néanmoins, si nous voulons demeurer fidèle au projet de la police de résolution


de problèmes, qui est d'engendrer des effets à l'extérieur, il nous faut avant tout
évaluer si les mesures préconisées parviennent à résoudre avec succès les problèmes
diagnostiqués et analysés antérieurement. Ainsi, il pourrait être intéressant d'exa-
miner quelle est la conception d'un problème et de la réponse idoine dans le cadre de
la théorie de la police de résolution de problèmes. Eck et Spelman et coll. Définis-
sent [187] un problème de police comme une sommation d'incidents survenant dans
une communauté, qui sont similaires d'une ou de plusieurs façons et qui préoccupent
la police et le public (1987, p. 41). Cette définition est généralement acceptée. Ainsi,
Goldstein propose des définitions presque identiques (1979, p. 242 ; 1987, p. 16 ;
1990, p. 66).

Tels que définis, les problèmes présentent certaines caractéristiques qui méri-
tent d'être examinées de plus près. Quelques-unes de ces caractéristiques ont déjà
été repérées. La première et la plus fondamentale parmi celles-ci est le caractère
externe du problème par rapport à une organisation policière (Goldstein, 1979, p.
242). Cette caractéristique pose assez peu de difficultés, car elle est pour l'essen-
tiel posée au départ. La deuxième caractéristique, soit la spécificité d'un problème,
est plus complexe, car étant l'aboutissement d'un travail, elle n’est pas immédiate-
ment donnée. En effet, la spécificité d'un problème n’est pas d'emblée manifeste
pour la police de résolution ; elle se révèle au terme d’un processus de repérage,
d'analyse et de déconstruction qui, comme nous l'avons vu, doit dégager le problème
des catégories juridiques et opérationnelles qui en masquent la spécificité. En tant
que catégorie, le problème de police se caractérise initialement par sa non-
spécificité et recouvre un mélange très bigarré de situations problématiques. La
police de résolution de problèmes constitue une nouvelle stratégie par rapport à la
police traditionnelle précisément parce qu'elle va au-delà de la lutte contre le crime
et de l'application de la loi pour s'attaquer à un grand nombre de problèmes telle-
ment hétérogènes qu'il est impossible de trouver un terme qui puisse s'appliquer à
eux tous de manière univoque (Goldstein, 1979, p. 242 ; 1990, p. 66-67). En revanche,
considérées dans leur sens étroit, la lutte contre le crime et l'application de la loi
sont traditionnellement définies de l'intérieur des organisations policières et sont
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 184

donc d'emblée relativement spécifiques. Toutefois, lorsqu'on considère la masse


indifférenciée des problèmes, le travail de la mise en forme de la spécificité d'un
problème particulier peut être amorcé seulement après qu’il a été reconnu comme
relevant de la police. Or, le processus qui aboutit à la reconnaissance qu'un problème
relève effectivement de la police est flou et peut varier d'un service de police à
l'autre (Eck et Spelman et coll., 1987, p. 41).

Dans ses derniers ouvrages, Goldstein a décrit de façon plus explicite une carac-
téristique des problèmes reliée aux précédentes. Il la définit de [188] la façon sui-
vante : les problèmes mettent en jeu un ensemble d'intérêts qui ne sont pas toujours
compatibles. Ainsi, il énumère au moins 13 enjeux différents dans la résolution d'un
problème de prostitution (1990, p. 40-41). Il va sans dire que ces enjeux sont affé-
rents à des aspects différents d'un problème, qui se situent à divers paliers de la
réalité sociale. Ainsi, Eck et coll. font référence aux dimensions sous-jacentes d'un
problème dans leur définition de la police de résolution de problèmes (1987, « Sum-
mary », p. XV). Il semble donc qu’un problème comporte d'abord un élément spécifi-
que qui tend à limiter son envergure et à simplifier sa résolution et ensuite un élé-
ment structurel qui étend sa portée, creuse sa complexité et le rend beaucoup plus
difficile à résoudre. Nous appellerons l'élément spécifique « facteur de contrac-
tion » et l'élément structurel, « facteur d'expansion ». Ces facteurs ne sont pas
nécessairement en conflit, mais ils sont divergents. Il y a tout un bassin inexploité
de recherches, à commencer par les travaux pionniers de Spector et Kitsuse (1987),
qui abordent la question du facteur d'expansion dans les problèmes qui réclament
potentiellement l'intervention de la police. Bien qu'ils tombent sous l'étiquette inti-
midante d'interactionnisme symbolique, ces travaux sont d'une pertinence immédiate
pour la police de résolution de problèmes.

Les problèmes présentent une dernière caractéristique, aussi importante que les
précédentes. La police doit traiter certains problèmes parce qu’on n'a trouvé per-
sonne d'autre pour les résoudre (Goldstein, 1979, p. 243). Ces problèmes sont rési-
duels et se retrouvent devant la police à cause de sa position cruciale de dernière
instance dans la chaîne du contrôle. Toutefois, constituer l'instance de dernier re-
cours n’équivaut pas nécessairement à être l'instance définitive. Goldstein fait res-
sortir combien la capacité de la police de résoudre les problèmes est limitée, malgré
l'image d'omnipotence qu'elle projette (1990, p. 179). Par conséquent, en raison de
leur nature et des limites de l'intervention policière, un nombre important des pro-
blèmes auxquels la police doit faire face demeurent intraitables et n'admettent pas
de solution définitive (ibid., p. 17 et 36).

Comment concevoir alors la réponse aux problèmes dont nous avons esquissé les
divers traits, si l'on s'en réfère aux travaux des partisans de la police de résolution
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 185

de problèmes ? Cette réponse est déterminée par la nature des problèmes à résou-
dre, par la capacité de la police de les [189] résoudre et par les aspects divergents
des problèmes eux-mêmes, s'il s'en trouve.

D'abord, la police peut intervenir de manière à ce que les incidents qui engen-
drent un problème cessent de se produire (Eck et coll., 1987, « Summary », p. XVII).
Le type de problème qui autorise une solution définitive est en général régi par un
facteur de contraction et Peut être résolu par une réponse sur mesure (Goldstein,
1990, p. 43-44 et chapitre 8). Toutefois, dans tous les cas affectés par un facteur
d'expansion, la solution ne sera pas définitive. Ou bien les incidents diminueront en
nombre et/ou en gravité ou bien la police trouvera des réponses mieux adaptées (Eck
et coll., 1987, « Summary », p. 17). Dans le pire des cas, la police soumettra le pro-
blème à un autre organisme.

Ensuite, plus le facteur d'expansion d'un problème est opérant et plus la recher-
che d'une solution de rechange à la justice pénale sera intensive, car la capacité de
la police à résoudre par elle-même ce type de problème est plutôt limitée (Goldstein,
1977, chapitre 4 ; 1990, chapitre 8).

Enfin, l'action policière sera conçue de façon ultime comme une stratégie de fa-
cilitation plutôt que comme une intervention décisive, « le rôle de la police ressem-
blant davantage à celui d'animateurs (facilitators), qui habilitent et incitent la com-
munauté à maintenir ses propres normes de comportement, qu’à celui d'un organisme
qui assume l'entière responsabilité du maintien de ces normes » (Goldstein, 1990, p.
179). Ce point de vue de gestionnaire sur la réponse policière jure un peu avec une
vision plus autoritaire selon laquelle les pouvoirs de la police devraient être plus
étendus, qui est parfois aussi reprise par Goldstein (ibid., p. 128).

Maintenant, comment pouvons-nous répondre à notre question initiale : se trou-


ve-t-il, au sein du concept originel de la police de résolution de problèmes, des élé-
ments intrinsèques qui expliqueraient pourquoi il est si difficile d'en évaluer l'effi-
cacité ? La réponse à cette question est, dans une grande mesure, affirmative, et il
n’y a pas lieu de se perdre en conjectures à ce sujet. C'est la théorie de la police de
résolution de problèmes qui nous fournit elle-même ces réponses.

De son premier ouvrage écrit en collaboration (McIntyre et coll., 1974, p. 6), à


son dernier livre (Goldstein, 1990, p. 49 et 147), Goldstein a toujours soutenu que les
mesures courantes d'évaluation du rendement de la police, fondées notamment sur le
taux de résolution des crimes, le nombre d'arrestations et de condamnations ou les
actes d'héroïsme dans [190] la lutte contre le crime, n’étaient pas satisfaisantes.
Ces critères conventionnels permettent uniquement d'évaluer le rendement policier
sous le rapport de la mise en force de la loi pénale, qui n’est que l'un des moyens à la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 186

disposition de la police et non son but fondamental. Il est par ailleurs impossible
d'évaluer la prévention du crime d'après des statistiques compilées sur la réaction
policière.

Quels seraient alors les critères d'évaluation adéquats ? Les réponses à cette
question sont à la fois prévisibles et décevantes. Elles sont prévisibles en autant
qu'elles doivent être cohérentes avec les principes de base de la théorie. La police
de résolution de problèmes est essentiellement à la recherche d'interventions tail-
lées sur mesure ; par conséquent, l'évaluation de ce type d'action doit être faite
également sur mesure (Goldstein, 1990). Dans cette cascade, l'intervention s'ajuste
au problème et l'évaluation à l'intervention. La difficulté se trouve dans le fait que
cette réponse est donnée sous forme d'un programme que l'on n'a pas encore com-
mencé à élaborer.

En fait, le jeu de balancier entre un facteur de contraction et un facteur d'ex-


pansion, qui est illustré tant dans la définition des problèmes que dans celle des in-
terventions, se manifeste avec une égale évidence dans la théorie de l'évaluation.
Goldstein formule avec lucidité le dilemme fondamental que soulève l'évaluation :

Lorsqu'une réponse précise est apportée à un problème précis, en particulier à


un problème dont les éléments sont en nombre déterminé, son efficacité relève
souvent de l'évidence. juger de l'efficacité d'une mesure pour d'autres types de
problèmes peut se révéler si complexe que même une expérience menée avec minu-
tie et dans des conditions contrôlées visant à isoler l'action policière des autres
influences, ne pourrait produire des résultats significatifs (1990, p. 145 ; c'est
nous qui traduisons et soulignons).

En d'autres termes, ou bien on n'a pas besoin d'une évaluation des résultats ou
bien on ne peut la réaliser. Qu'on ne puisse la réaliser dans le cas de problèmes com-
prenant un facteur d'expansion n’est pas inattendu. Comme la résolution de ces pro-
blèmes requiert la participation d'institutions autres que la police, qui se voit attri-
buer le rôle d'animateur ne portant pas l'entière responsabilité de la solution, la
difficulté d'élaborer un programme d'évaluation qui pourrait recouvrir la diversité
de cette [191] approche multi-institutionnelle devient insurmontable. En outre, il
pourrait s'avérer impossible d'effectuer une évaluation qui tienne compte de tous
les intérêts mis en jeu. Dans le cas de problèmes spécifiques au regard des compor-
tements, du territoire, des personnes et du temps qui y sont impliqués, les effets
d'une réponse peuvent bien être effectivement évidents (Goldstein, 1990, p. 67-68).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 187

On a fourni des efforts pour produire de nouvelles mesures d'évaluation. Par


exemple, Stephen Mastrofski (1983) a mené une recherche dans laquelle la connais-
sance de son secteur par un patrouilleur a été employée comme un critère de son
rendement. Ce critère a été faiblement défini. Pour être considéré bien informé, un
policier devait simplement identifier un ou plusieurs groupes de citoyens opérant
dans son secteur à différents titres (par exemple, au sein d'un projet de surveillan-
ce de quartier ; Mastrofski, 1983, p. 55). Seulement 38,5% des 888 répondants ont
pu identifier au moins un regroupement de citoyens. L’explication de cette donnée a
produit des résultats tantôt prévisibles, tantôt déroutants. Par exemple, dans une
analyse quantitative discriminante, la visibilité des regroupements de citoyens de
chaque quartier était la variable de contrôle ayant la plus forte valeur explicative de
la connaissance d'un patrouilleur d'au moins un regroupement dans son secteur. Ce
résultat était assez prévisible. Toutefois, chose étonnante, la recherche a également
démontré que la quantité de temps des patrouilleurs qui n’était pas consacrée à des
affectations précises était inversement proportionnelle à la connaissance qu’ils
avaient de leur quartier. En d'autres termes, « accorder aux patrouilleurs de larges
périodes de temps pendant lesquelles ils peuvent décider de ce qu’ils feront est
moins favorable au développement d'une connaissance de leur secteur que de les
maintenir occupés à répondre à des appels de service » (ibid., p. 58). Ce qui est inat-
tendu dans ce résultat est que cette police purement réactive (incident-driven poli-
cing) est généralement mise en contraste avec la police de communauté et la police
de résolution de problèmes. Ainsi, l'ouvrage de Sparrow et coll. (1990) s'intitule
précisément Beyond 911 (Au-delà du 911), le 9-1-1 étant, comme on le sait, le numéro
que doit composer un citoyen pour réclamer au Canada et aux États-Unis l'interven-
tion de la police. Mastrofski a en fait démontré que l'activité principale d'une police
purement réactive - la réponse aux appels de service - semblait être le meilleur
moyen de connaître un quartier.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 188

[192]

Les difficultés repérées

Retour à la table des matières

Nous avons exposé certaines des difficultés que pose l'évaluation de la police de
communauté et de la police de résolution de problèmes. Avant de tirer des conclu-
sions trop pessimistes, il serait peut-être opportun de rappeler l'estimation que fait
Goldstein du stade que nous avons atteint dans notre tentative de réformer la poli-
ce : « Sur une échelle de un à dix, j'estimerais que nous n'avons même pas atteint la
première marche dans le développement de notre réflexion et, ce qui est encore plus
important, dans la confirmation de certaines de nos hypothèses » (1987, p. 26).

Nous croyons avoir démontré trois choses dans le présent chapitre. D'abord, il
existe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale un mouvement soutenu préconi-
sant la réforme de la police. Ce mouvement a donné naissance à une profusion de
concepts, comme les unités locales de police (l'îlotage), la police en équipe, la police
au contact du citoyen (de proximité), la surveillance de quartier, ainsi que plusieurs
variantes de la police de communauté et de la police de résolution de problèmes, sans
mentionner les autres tendances en matière de police intensive (intensive policing),
comme la patrouille de saturation, le contrôle coercitif des foules et la militarisation
concomitante de la police. Le problème que soulèvent ces concepts, c'est qu'ils sont
presque synonymes à certains égards et antithétiques à certains autres. La police de
communauté est-elle simplement le résidu tactique de l'échec de la police en équipe
ou un nouveau paradigme qui incorpore toutes ces nouvelles initiatives ? La proliféra-
tion des concepts, stratégies et tactiques ne manquera pas de semer la confusion au
sein des forces policières. Dans cette confusion, on pourrait être tenté de noyer les
besoins spécifiques d'innovation de la police dans l'affirmation vide que « tout cela
est une nouvelle façon de concevoir la police dans son entier ». Nous craignons qu’une
telle dilution ne signifie la mise en veilleuse de l'introduction de changements au-
thentiques et qu’en se contentant de penser correctement, on en vienne à différer
indéfiniment toute forme précise d'action. Pour éviter qu'une réforme nécessaire ne
soit rangée sur les tablettes, il faut reconnaître que ces nouveaux concepts dont pas
de mode d'emploi prédéterminé et qu’il est futile de chercher à aligner une réforme
sur une orthodoxie. Il incombe aux forces policières d'utiliser cette profusion de
projets de réforme comme une boîte à outils qui leur permettra d'élaborer leur
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 189

[193] propre modèle de police, taillé sur mesure pour répondre aux besoins particu-
liers d'un milieu donné (urbain, régional ou rural).

Ensuite, il nous semble peu judicieux de suivre l'exemple de Goldstein dans son
article paru en 1987 ; il vaudrait mieux s'inspirer de Problem Oriented Policing
(1990). En 1987, Goldstein plaçait la police de résolution de problèmes dans l'orbe de
la police de communauté. Comme stratégie de relations publiques, la police de com-
munauté est une étiquette plus attrayante que la police de résolution de problèmes.
Toutefois, le champ d'application de cette dernière est beaucoup plus vaste que celui
de la police de communauté.

La police de résolution de problèmes n’est pas liée à l'existence d'une communau-


té authentique dont la réalité ne saurait être réduite au simple fait du peuplement
d'un secteur géographique donné. On pourrait, à cet égard, soutenir que l'une des
tendances sociodémographiques les plus marquées dans nos environnements urbains
est l'effondrement des communautés structurées et leur remplacement par un peu-
plement amorphe et transitoire.

Elle ne s'adresse pas à un groupe professionnel particulier au sein de la police,


contrairement à la police de communauté qui se rapporte avant tout aux activités des
patrouilleurs en tenue. Il y a un sens immédiat à appliquer les préceptes de la police
de résolution de problèmes au travail d'enquête judiciaire, alors que la mise en oeu-
vre des principes de la police de communauté n’est pas d'emblée évidente.

La réalisation du concept de la police de communauté risque en outre de perpé-


tuer le syndrome de la primauté des moyens sur les fins, comme nous avons tenté de
le démontrer.

Enfin, les difficultés que comporte l'évaluation des produits externes de la poli-
ce de résolution de problèmes sont très réelles et ne doivent pas être sous-
estimées. Pour les aplanir, il nous faudra recourir à un procédé « d'essai et d'er-
reur », qui va requérir un engagement durable dans le temps. Les services de police
devront faire face aux pressions du public et éviter le piège des expériences super-
ficielles à répétition qui tendent à s'annuler mutuellement et qui n'introduisent que
des changements cosmétiques au sein de l'appareil.

En matière d'évaluation, le plus grand obstacle à surmonter est la difficulté de


traduire dans des opérations précises de mesurage l'un des principes fondamentaux
de la police de résolution de problèmes. Celle-ci [194] se définit en grande partie par
sa recherche de solutions de rechange à la justice pénale, avec la conséquence que
plusieurs agences doivent participer de concert à la résolution d'un problème. La
reconnaissance de la nécessité d'intégrer dans un même réseau contrôlé les opéra-
tions de la police publique, celles des agences privées de sécurité et des organismes
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 190

non policiers gagne du terrain. Afin de promouvoir à cet égard une action complé-
mentaire plus efficace, le Comité britannique indépendant pour l'étude du rôle et de
la responsabilité de la police (British Independant Committee into the Role and Res-
ponsibility of the Police) a récemment recommandé de définir avec plus de précision
la relation entre les services publics et d'autres formes de police et de la soumettre
à une réglementation plus précise (Morgan et Newburn, 1994). Toutefois, plus nous
étendons le rôle du partenariat au sein d'une entreprise, et plus on doit s'attendre à
ce que la méthodologie qui servira à évaluer leur commun rendement sera complexe.
Nous ne voyons actuellement aucun moyen d'éviter cette complication, tout en pré-
servant l'engagement de trouver des solutions de rechange à la justice pénale qu’a
pris la police de résolution de problèmes.

La suite...

Retour à la table des matières

Après avoir rédigé la première version de ce chapitre, nous en avons fait parve-
nir une copie au professeur Herman Goldstein dans sa version anglaise originale. Il
nous a aimablement fait parvenir sa réponse par courrier, le 19 juin 1995, c'est-à-
dire plus d'un an et demi avant la longue entrevue qu’i1 allait accorder au journal
spécialisé Law Enforcement News (LEN, vol. XXIII, no 461, 14 février 1997, p. 8-11).
Dans sa lettre, Herman Goldstein s'est déclaré « en plein accord avec [notre] analy-
se », en particulier sur deux points. D'abord, il a reconnu n’avoir pas accordé assez
d'attention aux problèmes de l'évaluation dans son ouvrage de 1990 sur la police de
résolution de problèmes. Ensuite, il a déclaré qu'il s'était « trompé dans la conféren-
ce donnée à la Faculté de droit de l'Université de New York et dans l'article publié
subséquemment, en acceptant de placer la police de résolution de problèmes sous
l'égide de la police de communauté ». Il continue en affirmant que « depuis ce temps,
la police de communauté est devenue une expression si dépourvue de sens et presque
corrompue que je souhaiterais avoir pu insister sur les différences subtiles et avoir
contribué à les rendre plus tranchantes ».

[195]

Herman Goldstein a considérablement affiné sa formulation des différences en-


tre police de communauté et police de résolution de problèmes dans l'entrevue men-
tionnée, où il affirme voir « une différence majeure entre les deux concepts ». La
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 191

police de communauté, telle qu’il la voit maintenant, « est conçue pour mettre l'ac-
cent sur un grand besoin de la police : celui de convaincre la communauté de passer à
l'action ». La police de résolution de problèmes « insiste avant tout sur le besoin de
reconceptualiser l'action de la police considérée de manière plus générale, de
concentrer l'attention sur l'ampleur considérable des problèmes précis auxquels la
police fait face, et de favoriser une approche plus analytique de ces problèmes ».
Ces citations mettent en évidence les deux différences majeures existant entre la
police de communauté et la police de résolution de problèmes. La première tient à
l'envergure des réformes exigées par chacun des modèles : la police de communauté
insiste sur un seul des grands besoins de la police : celui de donner une impulsion à
l'action de la communauté ; la police de résolution de problèmes s'articule à partir du
besoin de reconceptualiser la fonction générale de la police. La seconde différence
pourrait se révéler encore plus importante pour l'avenir de la police. En insistant sur
la nécessité d'une approche plus analytique des problèmes qu’affronte la police,
Herman Goldstein attire notre attention sur le fait que la police de résolution de
problèmes dépend du renseignement, du savoir et de l'expertise. Que la cueillette, le
traitement, l'analyse et la dissémination de l'information soient au cœur de l'activi-
té policière du futur, cela a été reconnu tant par des praticiens de la police qui van-
tent les mérites du programme Compstat (une comparaison systématique des statis-
tiques locales du crime à New York) que par des chercheurs comme Albert Reiss
(1992), Peter Manning (1992) et Richard Ericson et Kevin Haggerty (1997).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 192

[196]

Vers une police sur mesure :


réformes et évaluation de la police

Aux origines des réformes

- Ancienneté des réformes : début du mouvement en Angleterre après la


Deuxième Guerre mondiale.
- La multiplication des expériences : la police en équipe, les unités locales
d'îlotage ; les patrouilles-contact ; la police de proximité ; la police de
communauté ; la police de résolution de problèmes.
- Au sein de cette diversité, un noyau permanent de tactiques : - Augmentation
de la visibilité policière parla patrouille à pied. - Rapprochement vers la po-
pulation par des comptoirs de services. - Actions communes : surveillance
du crime en partenariat avec la communauté.
- Ces réformes répondent d'abord à des pressions exercées à l'intérieur des
organisations policières.

Émergence de deux modèles

- Deux modèles se dégagent de la masse des expériences : la police de com-


munauté et la police de résolution de problèmes.
- On trouve initialement trois positions par rapport à ces deux modèles :
- L’intégration : la police de résolution de problèmes est une des varian-
tes de la police de communauté.
- La différence : la police de communauté est une étiquette en perte de
signification, alors que la résolution des problèmes est la voie du futur.
- Le pragmatisme : les positions de principe importent peu ; on fait, dans
la pratique, l'amalgame de tout ce qui produit des résultats.
- Dans un premier temps, c'est la position d'intégration qui prévaut ; les
deux modèles reposent sur des observations similaires et faites par la mê-
me personne (Herman Goldstein).
- Les policiers passent peu de temps à résoudre des incidents criminels.
- Les organisations policières consacrent trop d'efforts à développer leurs
moyens d'intervention au détriment de la réalisation de leurs finalités ex-
ternes.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 193

- L’application de la loi par l'arrestation des contrevenants est un moyen


parmi beaucoup d'autres d'atteindre les objectifs externes de la police.
[197]
- La police doit élaborer des modes d'intervention alternatifs aux stratégies
traditionnelles d'application de la loi.
- Le principe qui doit guider cette recherche d'alternatives est la production
d'effets qui sont perceptibles à l'extérieur des organisations policières et
qui augmentent la qualité de vie de la communauté.

L’évaluation du succès des opérations de la police

- La nécessité de mesurer le succès des opérations policières se fait donc de


plus en plus pressant.
- Il faut développer des méthodes d'évaluation qui satisfassent à des exi-
gences divergentes :
- Les problèmes doivent être précisément définis ; ils mettent toutefois en
jeu une variété d'intérêts qui accroit leur complexité.
- On doit faire la distinction entre le degré d'implantation d'un programme
et la mesure de son succès externe ; pratique, ces deux mesures sont in-
dissociables.
- Le développement de l'évaluation a contribué à distinguer la police de réso-
lution de problèmes de la police de communauté :
- Les évaluations montrent que la police de communauté contribue surtout à
améliorer les moyens de la police (son image, son acceptation par la commu-
nauté).
- C'est la police de résolution de problèmes qui semble la plus apte à poursui-
vre avec succès les finalités extérieures de la police.
- Pour assurer son succès, la police de résolution de problèmes doit fonder
son action sur une analyse approfondie des problèmes à résoudre ; elle doit
donc devenir une police d'expertise.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 194

[121]

Deuxième partie :
Proximité et visibilité

Chapitre 6
Police de communauté
et police de résolution

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Une des plus grandes institutions américaines d'enseignement des matières inté-
ressant la police, le John Jay College of Criminal Justice, publie un journal hebdoma-
daire intitulé Law Enforcement News. Cette publication est l'une des meilleures
sources d'information sur l'évolution des pratiques policières en Amérique du Nord,
surtout aux États-Unis. Du début des années 1990 jusqu'en 1996, on a consacré,
dans la plupart des numéros de ce journal, au moins un article au community policing
(Police de communauté). Depuis 1996, le nombre des articles portant sur la police de
communauté a chuté considérablement pour presque disparaître en 1999, alors que la
police de résolution de problèmes (problem oriented policing) reçoit une attention
croissante. On aurait tort d'en déduire que la police de communauté est en voie de
disparition, alors qu'elle est bien au contraire en voie de consolidation « officielle »
dans un nombre important de services de police en Amérique du Nord. Quelles que
soient les réserves des dirigeants d'une force policière envers la police de commu-
nauté, il leur est très difficile de se soustraire à l'obligation de se définir par rap-
port à cette conception de l'intervention policière.

Le but de ce chapitre, qui clôt la partie du livre consacrée aux questions de


proximité et de visibilité, est d'énoncer sous une forme systématique [200] les dif-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 195

férences que nous avons esquissées entre la police de communauté et la police de


résolution de problèmes (pour faire plus court, la police de résolution). En confon-
dant ces programmes d'action si différents, on ne fait qu’accroître la confusion des
intervenants, au grand péril des réformes qu’on s'efforce d'accomplir.

Le chapitre est divisé en deux parties, suivies d'une conclusion qui fait briève-
ment le point sur la situation en ce début de millénaire. Nous expliciterons d'abord
les traits qui différencient la police de communauté et la police de résolution de
problèmes. Dans la seconde partie, nous approfondirons la différence entre ces deux
approches en contrastant les évaluations de leur application qui ont été faites.

Police de communauté
et police de résolution

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Les réformes entreprises au sein des appareils policiers d'Amérique du Nord de-
puis le début des années 1980 se sont produites sous une variété d'étiquettes : team
policing (police en équipe), police de proximité, community-oriented policing (COP),
problem-oriented policing (POP), police de quartier (PDQ), sans compter les appella-
tions spécifiques comme le Community Patrol Officer Program (CPOP) de New York
et le Chicago Alternative Policing Strategy (CAPS). Tous ces programmes sont ca-
ractérisés par leur éclectisme et ils sont composés de pièces souvent disparates
empruntées à la somme des programmes de réforme développés depuis la fin de la
Deuxième Guerre mondiale. Néanmoins, en dépit de cette prolifération, la plupart
des innovations peuvent se répartir entre deux programmes de réforme, soit la poli-
ce de communauté et la police de résolution. Nous examinerons maintenant leurs
traits communs et leurs dissemblances, en insistant sur ces dernières.

Les traits communs

La police de communauté et la police de résolution partagent d'importants carac-


tères communs : l'élargissement du mandat de la police, qui devrait recouvrir autant
la prévention des incivilités et du désordre que celle du crime ; l'établissement de
partenariats avec divers segments de la société civile et l'accent mis sur les problè-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 196

mes locaux, avec son corollaire, la décentralisation des services. Bien que Herman
Goldstein, le père de la police de résolution, se soit provisoirement rangé sous la
bannière de la [201] police de communauté (1987), nous avons vu dans le chapitre
précédent qu'il avait, par la suite, lui-même revendiqué le caractère distinct de ces
deux stratégies. Leurs différences sont en effet nombreuses et profondes.

Les différences

Notre examen des différences sera plus élaboré que celui des traits communs,
déjà discutés dans le chapitre précédent. Il portera sur l'origine des deux modèles,
le caractère général des opérations policières dans leur cadre respectif et les
moyens spécifiques d'intervention de la police en relation avec ces modèles.

Les origines

Les deux modèles décrits sont très différents dans leurs origines, mais ils ne
sont pas des inventions spontanées. Nous allons voir qu’ils se sont développés dans
des contextes précis.

La police de communauté. Au niveau de sa conception, la police de communauté


remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale : la police en équipe inaugurée au
Royaume-Uni pour pallier la rareté du personnel masculin décimé par la guerre avait
déjà développé la plupart des lignes de force de la police de communauté, à savoir la
permanence relative des affectations géographiques des agents, la synergie entre
les personnels policiers 46 , l'avancée vers la participation de la communauté dans la
coproduction de sa sécurité et l'établissement de partenariats avec d'autres agen-
ces sociales. Les moyens tactiques de la police de communauté - la patrouille pédes-
tre, la surveillance civile des quartiers, les comptoirs de service policiers, les visites

46 Dans certaines de ses variantes, le team policing réclamait une participation ac-
crue des policiers en tenue à l'enquête et, de façon plus générale, une intégra-
tion des premiers échelons du personnel enquêteur avec les policiers en tenue.
Or, c'est précisément cette exigence qui a déterminé l'éclatement du modèle et
sa transformation en police de communauté, strictement limitée au personnel en
tenue.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 197

à domicile et les assemblées de quartier - avaient également fait l'objet d'expérien-


ces soutenues Pendant l'ère de la police en équipe.

Ces expériences se sont rapidement étiolées, rencontrant de multiples résistan-


ces parmi les cadres policiers qui y voyaient un effritement de leur pouvoir. Elles ont
été réactivées par l'émergence de deux problèmes : la montée de l'insécurité et des
tensions raciales (voir le chapitre 4). Pour remédier à la montée de l'insécurité, on
s'en est remis à la visibilité policière en réinventant la patrouille pédestre. Des es-
poirs démesurés ont été investis dans la reprise de la patrouille à pied, dans laquelle
des chercheurs comme Robert Trojanowicz ont vu la renaissance de la police [202]
(Trojanowicz, 1986 ; Trojanowicz et Bucqueroux, 1990). On ne saurait trop insister
sur le fait que l'accroissement de la visibilité policière par la multiplication des pa-
trouilleurs en tenue est essentiellement une tactique pertinente pour la gendarme-
rie, alors que l'enquêteur doit au contraire savoir se fondre dans l'environnement
pour résoudre ses affaires. Le problème des conflits raciaux constituait quant à lui
un cas de figure inédit par rapport aux traditions volontaristes de la police (Williams
et Murphy, 1990 ; Skogan, 1993, p. 126). En effet, on ne reprochait pas à la police
d'achopper à résoudre ce problème, mais bien d'en être l'un des catalyseurs les plus
puissants. Le désamorçage des conflits raciaux ne réclamait surtout pas que la police
s'active davantage, mais bien plutôt qu’elle s'abstienne de se livrer à des pratiques
jugées discriminatoires. Pour reprendre une distinction classique, sur laquelle Mon-
jardet (1996) insiste justement, la résolution du problème de la discrimination ne
relevait pas d'un renforcement de l'obligation de résultat de la police, mais d'une
plus stricte observation de l'obligation de moyen. Pour atténuer les tensions raciales,
la police a donc entrepris de se rapprocher des communautés ethniques et d'adopter
une approche de réconciliation, conditionnée par une police douce (soft policing) qui
rendait possible le rapprochement. Cette police douce a toutefois été perçue par
beaucoup de policiers comme une démission, non pas tant parce qu'ils tenaient à
exercer leur force que parce que les solutions favorisant la retraite sur l'offensive
contredisaient le volontarisme de la profession.

Il faut apporter une précision sur le lien établi entre police de communauté et
gendarmerie (police en tenue). Les partisans de la police de communauté font sou-
vent valoir qu’en se rapprochant de la communauté, la police en tenue occupe une
position stratégique d'où elle est susceptible de récolter une masse importante de
renseignements pouvant se révéler d'un apport précieux pour ses enquêtes. Cette
observation est fondamentalement juste et des chercheurs canadiens lui ont donné
un prolongement systématique en redéfinissant la police de communauté comme poli-
ce de communication qui dissémine l'information qu'elle accumule (Ericson et Hag-
gerty, 1997, p. 67-80). La difficulté fondamentale que représente cette interpréta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 198

tion est qu'elle sape la légitimité de la police de communauté, celle-ci se métamor-


phosant alors en une police d'infiltration qui dose pas s'afficher comme telle. De
l'osmose à la manipulation, il n'y a qu'un pas.

[203]

La police de résolution de problème. La police de résolution de problème n’est pas


plus une invention spontanée que la police de communauté. Elle participe en premier
lieu d'un vaste mouvement de réforme de l'éducation qui a d'abord pris naissance
dans les meilleures business schools de l'Amérique du Nord, en particulier à Har-
vard, et a contribué à rapprocher les administrations publiques des administrations
privées. Au lieu de proposer un enseignement théorique, ces institutions ont proposé
à leurs étudiants de résoudre des cas concrets. En second lieu, les partisans (très
orthodoxes) de la police de résolution tiennent en réalité un discours analogue à celui
de certains des hérétiques abolitionnistes des années 1970 qui, comme le Néerlan-
dais Louk Hulsman, proposaient que l'on substitue la désignation de « situation pro-
blématique » à celle d'incident criminel.

De façon plus concrète, la police de résolution a pour origine le constat du man-


que de résultat pratique de l'intervention policière dans l'amélioration de la qualité
de vie des citoyens. C'est donc l'obligation de résultat, réinterprétée comme obliga-
tion d'un résultat extérieur à l'organisation policière, qui est cette fois privilégiée,
les policiers étant déclarés victimes du « syndrome de la primauté des moyens sur
les fins ». Comme nous l'avons vu, Goldstein a utilisé divers exemples pour illustrer la
nature de ce syndrome, qu’il a lui-même diagnostiqué. Nous rappellerons l'analogie la
plus évocatrice, celle de la chaîne de montage : les organisations policières seraient
comme des usines, essentiellement préoccupées d'améliorer la vitesse de leur chaîne
de montage sans porter attention à la qualité du produit qui en provient. La manifes-
tation la plus répandue de ce syndrome dans les forces de l'ordre est le privilège
qu'accordent les policiers au nombre d'arrestations qu'ils effectuent. Selon Gold-
stein, l'arrestation des contrevenants ne devrait être qu'un moyen que les corps
policiers utilisent pour produire la sécurité, et non une fin en soi. Or, « faire du chif-
fre » est trop souvent considéré comme une fin en soi par la police, qui pervertit
l'obligation de résulat externe.

À la différence de la police de communauté, qui préconise des modes d'interven-


tion davantage susceptibles d'être pris en charge par la gendarmerie que par la poli-
ce judiciaire, la police de résolution n’est pas au premier abord discriminante à cet
égard. Elle propose un programme d'action qui s'adresse en théorie autant à l'enquê-
te qu’à la gendarmerie. On verra qu'il est peut-être plus conforme aux traditions de
l'enquête judiciaire qu'à celle des activités de gendarmerie.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 199

[204]

Le caractère des opérations :


police générale et intervention sur mesure

Différentes au niveau de leurs origines, police de communauté et police de réso-


lution le sont également dans leurs modes d'intervention. En un mot, elles s'opposent
comme le général au spécifique. Adressé de façon plus particulière aux policiers en
tenue, le programme de la police de communauté présente des affinités naturelles
avec les méthodes de la police en tenue. Ces méthodes sont peu variées, d'applica-
tion sensiblement uniforme et par conséquent relativement inattentives au caractère
différencié des situations où l'intervention de la police est réclamée. L’une des criti-
ques les plus fréquemment dirigées contre la police de communauté est le déséquili-
bre entre la prolixité du discours qui préconise son implantation et la pénurie des
mesures qui la réalisent : accroissement de la visibilité policière et multiplication des
contacts avec la population, grâce à l'établissement de comptoirs de service, de visi-
tes à domicile et à la tenue d'assemblées de consultation.

On peut objecter que la police de résolution repose elle aussi sur l'observation
d'une procédure générale, à savoir la séquence déterminée d'étapes à travers laquel-
le un problème est d'abord défini, analysé et enfin traité par l'adoption d'une série
de mesures dont les effets sont, en terme de parcours, rigoureusement évalués. On
ne saurait toutefois perdre de vue que l'application de cette procédure, qui n’est
réglée qu’au niveau de sa forme, a pour fin essentielle la production d'une interven-
tion spécifique et modelée sur les traits du problème à résoudre. Le constat réitéré
sur lequel repose la police de résolution est qu’une intervention qui n'est pas préci-
sément ciblée n'a que peu de chance de réussir.

Le moyen de l'intervention :
police de perception et police d'expertise

Une troisième source de contraste entre la police de communauté et la police de


résolution se situe dans les moyens qui soutiennent l'intervention. La police de com-
munauté a pour l'essentiel recours à un arsenal de moyens physiques. En utilisant
cette dernière expression, nous ne voulons certes pas suggérer que la pratique de la
police de communauté reposerait sur le recours à la force physique, ce qui serait un
véritable contresens. Nous voulons plutôt observer que, soit par l'accroissement de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 200

sa présence physique ou de sa visibilité, soit par son recours à des échanges publics
avec la communauté ou soit, enfin, par des visites à domicile ou dans les écoles, la
police de communauté s'incarne dans des mesures dont le [205] dénominateur com-
mun est d'être physiquement perceptibles et de fonder leur efficacité sur ce carac-
tère perceptible. La police de communauté est une stratégie qui s'accomplit dans le
cycle du perçu : la police s'offre à la vue pour modifier de fausses ou de mauvaises
perceptions. Le texte le plus cité sur la police de communauté - l'article de lames Q.
Wilson et George Kelling, justement intitulé « Broken Windows » (1982), dont nous
avons déjà discuté - insiste de façon emblématique sur les effets criminogènes de la
perception par le public de l'effondrement de l'environnement physique des centre-
villes, des ghettos, de certaines banlieues et autres quartiers chauds.

Les mesures qui sont prises par la police de résolution pour remédier à un pro-
blème sont, elles aussi, pleinement perceptibles. Il den reste pas moins que ce n’est
ni l'intervention ni sa visibilité qui sont en elles-mêmes les traits distinctifs de la
police de résolution. C'est plutôt la planification de l'intervention au moyen de l'ana-
lyse des divers aspects du problème à résoudre. La police de résolution se démarque
par son recours systématique à une expertise qui allie les ressources de l'expérience
policière avec celles du savoir scientifique. C'est dans cette mesure qu’elle est plus
apparentée aux procédures de l'enquête judiciaire, déjà familiarisées avec les mé-
thodes de la police scientifique. La fatalité de l'expertise est toutefois de ne pou-
voir se passer de l'écriture de rapports, alors que les policiers en tenue sont déjà
écrasés par le poids des formulaires qu’ils ont à remplir. La dépendance de la police
de résolution par rapport à la cueillette de renseignements par écrit est l'un des
obstacles les plus importants contre lesquels s'est heurtée l'implantation de ce type
de programme, comme en témoignent les deux évaluations les plus systématiques que
l'on ait faites de la police de résolution (Eck, Spelman, Hill, Stephens, Stedman et
Murphy, 1987 ; McElroy, Cosgrove et Sadd, 1993). Les succès obtenus grâce à l'utili-
sation systématique d'instruments statistiques pour construire un profil local de la
criminalité et du désordre nous inclinent cependant à penser que la police d'experti-
se est appelée à se développer 47 .

47 Le programme le plus publicisé est celui de New York (Comparative Statistics ou


CompStats). On aurait tort de confondre ce programme, dont l'application a
donné des résultats encourageants, avec la stratégie de tolérance zéro poursui-
vie par le Street Crime Unit du New York Police Department et qui est, elle,
beaucoup plus problématique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 201

Systématisation de la mise en contraste

Nous allons maintenant présenter une vue d'ensemble des différences entre la
police de communauté et la police de résolution dont nous venons de discuter.

[206]

Tableau 6. Contrastes entre police de communauté


et police de résolution

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Aspects Police de Communauté Police de résolution

origine prochaîne tensions raciales traitement réactif des


appels (911)

priorité obligation de moyen obligation de résultat

nature des problèmes collectifs sommation incidents indi-


viduels

fondement stratégique visibilité expertise, savoir

mode d'intervention I systémique, structurel focalisé, séquentiel

mode d'intervention II réactivation (patrouille innovation


pédestre)

origine (générale) crise de relations publi- crise de productivité


ques

idéologie consensus technologique (savoir/


application)

fondement tactique communication renseignement

agent/destinataire de la policiers en tenue (gen- non spécifique (enquête)


réforme darmerie)

type de réforme monocentrique (participa- polycentrique (tous ni-


tion du public) veaux)

leadership double (police et commu- unique (police)


nauté)
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 202

Ce tableau résume les analyses précédentes en y ajoutant certains éléments.


Nous attirons l'attention sur la coloration des rangées, qui rendent compte de notre
évaluation de la force des contrastes (les zones plus foncées indiquent un contraste
plus marqué). En effet, ce tableau et les analyses qu’il résume soulignent les contras-
tes pour favoriser la communication. C'est pour atténuer les effets de ce durcisse-
ment des oppositions que nous avons gradué la force des contrastes. Par exemple, il
serait incontestablement réducteur de restreindre l'origine de la police de commu-
nauté à l'existence de tensions raciales. Toutefois, leur part dans la genèse de la
police de communauté ne saurait être sous-estimée (Williams et Murphy, 1990). Par
contre, les tensions raciales et les conflits entre la police et la communauté n'ont
pas joué un rôle prépondérant dans l'élaboration des prémisses de la police de réso-
lution. Autre exemple : la police de résolution da pas été taillée sur mesure pour les
enquêteurs. 12un de ses objectifs premiers était au contraire de trouver le [207]
moyen de réduire l'ampleur de l'investissement des patrouilleurs dans la réaction
aux appels du public. Il den reste pas moins que la police de communauté a peu d'at-
taches avec la police judiciaire, alors que la police de résolution peut y être facile-
ment intégrée. Nous pourrions ainsi nuancer chacune des oppositions constitutives du
contraste que nous avons tenté d'établir.

Police de communauté et police de résolution :


incompatibilité ou complémentarité ?

Il est légitime, après ces analyses, de se demander si la police de communauté et


la police de résolution sont complémentaires ou incompatibles.

La réponse à cette question est, au niveau de la théorie, tout à fait simple. Bien
qu'elles soient différentes, ces deux approches ne sont d'aucune manière incompati-
bles et comportent même une part de complémentarité. À preuve, Herman Goldstein,
le père de la police de résolution, s'est lui-même longtemps rangé sous la bannière de
la police de communauté (1987). On chercherait en vain dans les oppositions que nous
avons tracées des incompatibilités véritables. La situation est donc relativement
claire au niveau de la théorie.

Malheureusement, tout se complique au niveau de la pratique. Même si police de


communauté et police de résolution sont en théorie compatibles, elles demeurent
différentes et, à certains égards, divergentes. Même dans l'hypothèse d'une com-
plémentarité optimale, la question den reste pas moins de savoir si une organisation
policière peut dans la pratique poursuivre une réforme à double priorité - par exem-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 203

ple, poursuivre en même temps une stratégie fondée sur la visibilité perçue des in-
terventions et sur l'alimentation des opérations par l'analyse - sans provoquer la
confusion de personnels conservateurs trop enclins à voir dans des consignes diffé-
renciées des ordres contradictoires qui offrent des signes d'incohérence. Est-il
possible pour des organisations caractérisées par leur résistance au changement de
mettre sur leurs rails deux trains de mesures différentes ? Nous ne pensons pas que
l'on puisse dicter a priori une réponse à des questions qui se posent dans la pratique.
Il faut toutefois que les organisations policières soient conscientes qu’il existe un
point limite où la flexibilité nécessaire à l'introduction du changement bascule dans
l'incohérence qui le paralyse.

[208]

Les programmes
d'intervention policière :
les évaluations

Retour à la table des matières

Nous présenterons maintenant les résultats d'un travail sur l'évaluation des pro-
grammes de prévention du crime préparé en 1996 pour le Congrès des États-Unis
sous la direction du professeur Lawrence Sherman (Sherman, Gottfredson, Macken-
zie, Eck, Reuter et Bushway, 1997). Sherman et ses collaborateurs ont tenté de ré-
unir toutes les évaluations scientifiques des programmes de prévention de la crimina-
lité qui ont été effectuées aux États-Unis depuis le début des années 1960 (certai-
nes vont même plus loin dans le temps). Ils se sont ainsi penchés sur plus de 500
évaluations, qu'ils ont classées en fonction de leur rigueur scientifique selon un ba-
rème élaboré par des chercheurs de l'Université du Maryland. Les évaluations sont
cotées de un a cinq, ce dernier chiffre représentant le meilleur score 48 . Le rapport

48 Voici l'échelle utilisée :


1) des convergences dans les corrélations établies dans divers sites (par
exemple, pour telle année, les villes avec les taux d'encadrement policier les plus
élevés avaient les taux de criminalité les plus bas) ; 2) les comparaisons de type
avant/ après sans groupe de contrôle ; 3) les comparaisons de type avant/après
avec groupe de contrôle ; 4) les comparaisons avant/après sur de larges échantil-
lons (sites multiples) soumis à un traitement élaboré, avec groupes de contrôle
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 204

soumis au Congrès comporte 10 chapitres ; le chapitre 8 et, à un moindre degré, le


chapitre 3 portent sur l'action policière. Les tableaux que nous soumettons mention-
nent le programme d'intervention, la rigueur moyenne des évaluations et le nombre
de celles-ci, ainsi que la conclusion quant à leur résultat. La présentation des ta-
bleaux sera suivie d'une discussion de leur contenu et d'une critique du travail de
Sherman et coll. (1997). Cette critique nous amènera à faire état d'autres résultats
d'évaluation des interventions de la police.

non soumis au traitement ; 5) les évaluations respectant un design expérimental


(Sherman et coll., 1997, p. 417). Il faut souligner que le simple sondage des opi-
nions du public sur l'action policière ne constituait pas un procédé d'évaluation
suffisamment rigoureux pour avoir été retenu par Sherman et son équipe.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 205

Tableau 7.
Évaluations des activités traditionnelles de la police

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Activités Rigueur de Nombre Résultats


l’évaluation d’évaluation

Effectif (abolition) faible 5 positif

Effectifs (augmentation) faible 36+1 négatif/positif

vitesse d’intervention faible/forte 5 négatif

patrouille (non ciblée) moyenne 3 négatif

patrouille (ciblée) forte 8 positif

Arrestations réactives moyenne 7 négatif

arrestation réactives (jeu- moyenne 5 inversé


nes)*

arrestations réactives (vio- forte 13 inversé


lence familiale)* contreve-
nants sans emploi

arrestations réactives (vio- forte 13 positif


lence familiale) contreve-
nants employés

arrestations planifiées (ré- forte 2 positif


cidivistes)

arrestations planifiées moyen 3 positif/négatif


(circulation automobile)

arrestations planifiées (ra- forte 9 inversé


fles : drogues)

arrestations planifiées moyenne 8 positif


(conduite en état d'ivresse)

arrestations planifiées (to- moyenne 5 positif


lérance zéro : incivilités)

Bilan général divergent


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 206

Tableau 8.
Évaluations des activités de la police de communauté

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Activités Rigueur de Nombre Résultats


l'évaluation d'évaluations

surveillance de quartier forte 4 négatif


(communauté)

meetings (ci- moyenne 2 contradictoire


toyens/police) positif/négatif

visites à domicile (poli- moyenne 6 positif/négatif


ce)

comptoirs (informa- moyenne 3 négatif


tion/service)

bulletin d'information forte 2 négatif

légitimation de la police moyenne 4 positif

bilan général mitigé


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 207

[210]

Tableau 9.
Évaluations des activités de la police de résolution

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Activités Rigueur Nombre Résultats


de l'évaluation d'évaluations

contrôle des objets (armes moyenne 2 positif


à feu)

contrôle des substances moyenne/forte 6 positif


(alcool)

interdiction d'accès (lieux forte 2 positif


divers)

bilan général prometteur

Comme on le constatera sans peine, les parties imprimées en gras désignent des
activités dont l'impact est positif, les parties soulignées, des impacts négatifs ou
même inversées et les parties en italique, des impacts divergents ou problémati-
ques.

Les activités traditionnelles

On aura remarqué que les évaluations des activités dites « traditionnelles » de la


police sont les plus nombreuses. Puisque ces activités remontent à plus loin dans le
temps, elles ont été évaluées plus fréquemment. La distinction entre la police tradi-
tionnelle, d'une part, et la police de communauté ou de résolution, d'autre part,
étant loin d'être claire au niveau de la tactique - parce que, en fait, souvent en tous
points identique -, les évaluations des interventions traditionnelles méritent qu’on s'y
arrête. En effet, sous plusieurs aspects, les évaluations de la police traditionnelle
s'appliquent aussi à la police de communauté et à la police de résolution.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 208

Les effectifs

La question des effectifs doit être précisée. La conclusion des évaluations sur
l'abolition totale des effectifs repose sur des données relatives aux grèves de la
police (ces grèves sont illégales mais se produisent parfois). On a observé que les
grèves de la police étaient suivies d'une montée très sensible de la délinquance. Les
évaluations sur les résultats de l'augmentation ou la diminution des effectifs poli-
ciers sont moins claires. Elles suggèrent que des augmentations ou des diminutions
d'effectifs sans modification abrupte sont relativement dénuées d'effets.

[211]

Vitesse d'intervention

La vitesse de l’intervention policière, qui fait partie du bréviaire de la police, est


sans effet significatif à cause du temps que prend le public à signaler un incident. Ce
résultat réitéré des évaluations est sans doute destiné à rester lettre morte tant il
contredit le sens commun du public et celui de la police.

Interventions non ciblées

Les données sur la patrouille vérifient ce qui est sans doute le résultat le plus
fondamental des études d'évaluation : les tactiques policières qui ne sont pas focali-
sées sur des objectifs spécifiques sont vouées à l'impasse.

Interventions ciblées

La règle que nous venons d'énoncer se vérifie au niveau de l'arrestation. Nous


avons traduit la distinction établie par Sherman et coll. (1997) entre proactive et
reactive arrest par les expressions d’arrestations planifiées et réactives. Contrai-
rement à ce que cette appellation suggère en anglais, L’arrestation « proactive » de
Sherman n’est pas une rafle indifférenciée où des personnes suspectes sont arrê-
tées avant qu’elles n’aient commis un crime. Il s'agit plutôt de la mise en surveillance
d'infracteurs réputés dangereux - par exemple, des multirécidivistes - qui sont ar-
rêtés en flagrant délit quand ils commettent une nouvelle infraction. Dans certains
cas, comme celui de la conduite en état d'ivresse, la notion même &infraction se dé-
double, l'infraction étant constituée par un état plutôt que par un acte. D'après les
évaluations recensées aux États-Unis, le ciblage des conducteurs dont on sait qu'ils
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 209

conduisent en état d'ébriété est censé constituer la grande réussite de la police


américaine. Il den reste pas moins que le concept d'arrestation proactive ou plani-
fiée demeure problématique, par exemple au niveau du respect de la présomption
d'innocence, et qu'il a donné lieu à de sérieux débordements au niveau de la toléran-
ce zéro.

Inversion des effets

Parmi les stratégies improductives, celles dont les effets sont en réalité crimi-
nogènes sont un cas à part. La mise sous arrestation systématique des jeunes pour
des infractions mineures et les rafles antidrogues ne font qu’exacerber les situa-
tions et précipitent la perpétration d'actes plus sérieux que ceux dont on tentait
initialement de diminuer l'occurrence. [212] De la même façon, l'arrestation des
conjoints qui violentent leur femme produit des résultats diamétralement opposés,
selon que le conjoint a ou non un emploi. C'est là une question qui a été examinée en
profondeur par Sherman lui-même.

La police de communauté

Les évaluations de la police de communauté en font un portrait plutôt négatif. Un


résultat semble tout à fait avéré : la mobilisation des citoyens à l'intérieur de pro-
grammes de co-surveillance de quartier demeure sans effets positifs sur la sécurité.
Il existe néanmoins un résultat positif qui mérite d'être signalé, même s'il demeure
davantage à l'état d'hypothèse à cause de la relative faiblesse des protocoles d'éva-
luation : une montée dans la légitimité de la police se traduit par des dividendes réels
dans son aptitude à produire la sécurité.

Sherman propose sa propre interprétation du résultat des évaluations de la poli-


ce de communauté recensées par lui et son équipe Cette interprétation s'inscrit dans
le droit fil des évaluations de la police traditionnelle :

[L]a police de communauté doit se structurer à partir de priorités claires,


déterminées au sein d'un processus de consultation des citoyens, et elle doit
traduire ces priorités en assignant à son action des cibles opérationnelles
précises (Sherman et coll., 1997, p. 448-449).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 210

La police de résolution de problèmes

L’évaluation générale que font Sherman et ses collègues de la police de résolution


contraste par le peu d'études sur lequel elle repose. Sur la base relativement étroite
d'une dizaine d'évaluations, Sherman estime que la police de résolution est plus pro-
metteuse que la police de communauté. Il y a toutefois deux autres raisons qui moti-
vent ce jugement favorable. La police de résolution a recours à une grande diversité
de mesures pour résoudre les problèmes dont elle fait l'analyse. Plusieurs de ces
mesures se rapprochent de la prévention situationnelle dans toutes ses variantes -
théorie des activités délinquantes de routine et cartographie des points chauds - et
elles ont été évaluées (positivement) dans d'autres chapitres du rapport (en particu-
lier le chapitre 7, intitulé « Preventing Crime at Places », rédigé par John Eck). En
second lieu, la police de résolution est par définition, comme on l'a vu, une police de
ciblage et de spécification. [213] Elle satisfait ainsi de façon générale à l'une des
conditions les plus fondamentales de l'intervention policière réussie. Il est à noter
qu’on est parvenu au Royaume-Uni à une évaluation similaire de la police de résolution
(Leigh, Read et Tilley, 1998). À partir de recherches systématiques conduites sur
deux sites - le comté de Leicestershire et la ville de Cleveland - on conclut qu'il
s'agit d'une approche prometteuse, mais dont l'implantation est difficile à cause de
la complexité d'une pratique fondée sur l'expertise (Leigh et coll., 1998, p. 4 et 54).

Des évaluations partielles

Dans une intervention remarquée lors d'une conférence organisée par le Police
Executive Research Forum, Wesley Skogan a fait la distinction entre quatre objets
qui devraient être pris en compte par une force policière : le premier de ces objets
est la qualité de l'accueil réservé aux préoccupations du citoyen par la police ; le
second est la criminalité dite « molle » (soft crime) ; le troisième est le sentiment de
sécurité du public, particulièrement le sentiment d'insécurité des victimes de la
criminalité ; enfin, le dernier objet est la criminalité « dure » (hard crime) 49 .

49 L’intervention de Skogan est difficile à traduire à cause de son style oral :


« J'aimerais parler de quatre choses qui selon moi importent pour la police. La
première, et peut-être la plus importante, est comment les policiers traitent les
centaines ou les milliers de gens ordinaires avec qui ils sont en contact chaque
jour ; en second lieu, se trouve ce que j'appellerais la criminalité molle ; en troi-
sième lieu, comment les policiers répondent aux craintes et aux inquiétudes des
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 211

À l'évidence, les évaluations recensées par Sherman et son équipe ne concernent


presque exclusivement que les deux modes de la criminalité distingués par Skogan,
ainsi que la criminalité dure. L’action de la police par rapport aux autres dimensions a
été évaluée dans des recherches dont les résultats sont rapportés par Jean-Paul
Brodeur (1998a, en particulier le chapitre 4) et par Dennis Rosenbaum (1994). Consi-
dérées dans leur ensemble, ces évaluations conduisent aux affirmations suivantes,
qui portent davantage sur la police de communauté que sur la police de résolution,
dont l'implantation est plus récente :

- Dans la mesure où les évaluations sont rigoureuses, les résultats de la police


de communauté et de la police de résolution sont peu concluants pour ce qui
est de la lutte contre la criminalité.

- Les évaluations sont plus encourageantes en ce qui concerne le sentiment


d'insécurité, que la police de communauté a généralement tendance à faire
décroître. Il se trouve toutefois d'importantes évaluations qui ont montré
que certains programmes de police de communauté faisait croître l'insécuri-
té.

[214]

- De façon générale, le public reconnaît la progression dans la qualité du servi-


ce offert par la police à l'intérieur des programmes de police de communauté
et de police de résolution, et manifeste sa satisfaction. Ce résultat est cons-
tant, mais les évaluations les plus récentes ont montré qu’il pouvait varier de
manière significative selon les diverses communautés ethniques (Skogan et
Hartnett, 1997).

- L’accroissement de la satisfaction du public dans ses relations avec la police


est bénéfique à l'image de la police et accroît notablement sa légitimité, avec
un effet rétroactif bénéfique - mais difficilement mesurable - dans sa lutte
contre la criminalité et l'insécurité.

Ces résultats sont les plus récents mais ils demeurent encore provisoires. mesu-
re que se poursuivent des études d'évaluation rigoureusement structurées, on pro-
cède à des découvertes sensiblement inattendues. C'est ainsi que Mastrofski a ré-

gens et comment ils rassurent les victimes au sein de la population générale. Et


finalement, comment ils s'y prennent avec la criminalité dure » (cité dans Mas-
trofski, Moore et Skogan, 1999 ; c'est nous qui traduisons).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 212

cemment découvert dans son examen de la police de communauté dans la ville améri-
caine de St. Petersburg, que les agents affectés à la police de communauté (commu-
nity police officers) passaient moins de temps en contact avec les citoyens que les
policiers qui répondent en automobile aux appels au 9-1-1 des citoyens (Mastrofski,
1999, p. 1). L’une des inspirations initiales de la police de communauté n’ayant été
rien de moins que de rétablir le contact entre les policiers et les citoyens en faisant
sortir les agents de police de leur véhicule, ce résultat des recherches de Mastrofs-
ki mérite qu’on tente de le reproduire sur d'autres sites.

L’échec d'élargir le mandat de la police

L’aspect criminocentrique des évaluations retenues et interprétées par Sherman


et son équipe n’est pas fortuit et indique ce qui est peut-être l'échec le plus fonda-
mental de la police de communauté et de la police de résolution. Dans leur formula-
tion originelle, ces programmes de réforme impliquaient un double élargissement du
mandat et des modes d'intervention de la police. L’action policière devait d'abord
s'étendre à la lutte contre le désordre et l'incivilité, comme Wilson et Kelling (1982)
l'ont réclamé avec fracas, ainsi que Skogan (1990) avec moins de panache mais plus
de profondeur. Ensuite, les modes d'intervention policière devaient multiplier les
solutions de rechange à la judiciarisation des problèmes.

[215]

Dans les deux cas, il semble que l'élargissement ait échoué. Jihong Zhao et
Quint Thurman ont fait parvenir des questionnaires détaillés à 281 services de police
américains, opérant dans 47 des États du pays. Ils ont reçu des réponses de 221
services, qu'ils ont traitées à l'aide d'une instrumentation statistique élaborée. Les
priorités établies par ces services valorisent de façon univoque les fonctions tradi-
tionnelles de répression de la criminalité violente et du trafic de stupéfiants. Les
fonctions de service et de maintien de l'ordre (au sens anglo-saxon) ont reçu les
scores de priorité les plus bas (Zhao et Thurman, 1997, p. 350). Le résultat des ana-
lyses quantitatives de Zhao et Thurman a été confirmé par des études en profon-
deur conduites par Mastrofski sur deux sites où se pratique la police de communau-
té. Le résultat de ses recherches montre que les objectifs auxquels les policiers
accordent les plus basses priorités sont précisément ceux qui sont valorisés par la
police de communauté (Mastrofski, 1998, p. 2 ; 1999). Le recentrage du mandat de la
police sur la prévention et la répression de la criminalité, comme en témoigne à sa
façon la réingénierie de la répartition des appels prioritaires par le Service de police
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 213

de la Ville de Montréal, est massive et généralisée. Comme on l'a montré au Royau-


me-Uni, ce recentrage sur la criminalité n'est pas le fruit exclusif de la perception
des policiers de leur propre travail, mais correspond également à une demande forte
du public, bien que les types de crime dont on réclame la répression varient considé-
rablement d'une communauté ethnique à une autre (Bradley, 1998, p. 9, tableau 3).

Quant à la volonté de résoudre les problèmes par des mesures alternatives à


l'arrestation et à la judiciarisation, il semble qu’elle se soit rapidement effritée, si
jamais elle a été autre chose qu'une velléité. Le taux d'incarcération n'a jamais pro-
gressé aussi rapidement aux États-Unis que depuis la double vague de la police de
communauté et de la police de résolution. Ce phénomène est moins sensible au Cana-
da, où les taux d'incarcération sont relativement stables depuis 1990. Dans un long
entretien accordé très récemment au journal Law Enforcement News, George Kelling
s'est référé avec une certaine amertume à la récupération répressive de l'approche
qu’il a préconisée par les stratégies de « tolérance zéro », allant même jusqu’à quali-
fier la tolérance zéro « d'enfant bâtard » de la métaphore des vitres cassées (cité
dans Simonetti Rosen, 1999, p. 11).

[216]

Le rôle décroissant du citoyen

Une évaluation de haut niveau de l'application d'un programme majeur de police


de résolution pour contrer la violence dans la ville américaine de Jersey City vient
tout juste d'être publiée (Braga et coll., 1999). Ces résultats, qui montrent que la
police de résolution a fait reculer la délinquance dans tous les quartiers de Jersey
City où elle a été appliquée, confirment les évaluations déjà positives recensées par
Sherman. Ils ont en outre valeur de tendance et indiquent que la police de résolution
est en train de supplanter la police de communauté. Ce ne sont toutefois pas tant les
résultats de cette évaluation qui sont révélateurs, que ce qu’elle nous apprend de
l'évolution des pratiques dans l'application d'un programme de police de résolution.
Son application passe par quatre étapes (méthode SARA, développées par Eck et
Spelman) : le repérage des problèmes (Scanning), leur analyse (Analysis), l'établis-
sement des mesures pour résoudre la situation et leur application (Response) et,
finalement, l'évaluation des résultats (Assessment). Dans la version originale du pro-
gramme, les citoyens étaient systématiquement mis à contribution dans chacune de
ses étapes, en particulier pour le repérage des problèmes de leur communauté. À
jersey City, cependant, les phases du repérage et de l'analyse des problèmes ont été
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 214

presque entièrement réalisées par la police en usant d'instruments informatiques.


On a, bien sûr, recueilli l'opinion des citoyens, mais leur rôle a été réduit à celui de
sources de données, sans qu’ils aient pris une part active à la définition des politiques
d'intervention. Les deux principales mesures de résolution ont quant à elles relevé
les stratégies policières les plus traditionnelles, soit un maintien agressif de l'ordre
au quotidien (agressive order maintenance) et une application stricte des lois anti-
drogues (drug enforcement). Un ensemble d'autres mesures avaient pour but de
modifier les propriétés physiques de l'environnement (ramassage des ordures, amé-
lioration de l'éclairage, surveillance vidéo, etc.). Quant à l'évaluation, elle a été ef-
fectuée par une équipe d'experts et a exclusivement porté sur les rapports d'inci-
dents criminels rédigés par la police et sur les appels d'urgence en provenance des
citoyens, ces deux sources de données étant soumises à un traitement informatique.
Aucune mesure indépendante de la satisfaction des citoyens da été prise. En somme,
la police de résolution a évolué vers une police d'expertise, où le citoyen a peu de
place, sinon aucune. Cette police [217] d'expertise ne répugne pas à utiliser des me-
sures qui relèvent de ce que nous appelons une police intensive.

La police dans la maison de verre

Retour à la table des matières

Nous aimerions clore ce chapitre, dont la visée était essentiellement synthéti-


que, par trois remarques. Quelles que soient les différences qui existent entre les
programmes de réforme dont nous avons discuté, ceux-ci revendiquent tous de façon
fondamentale d'améliorer le service qui est fourni par les policiers au public.

Le terme de « service » et le verbe « servir », dont il est la forme substantive,


sont, en français, parmi les termes dont l'étymologie est la plus ramifiée 50 . La raci-
ne indo-européenne de « servir » signifie « faire attention » et quelles que soient les
variations de sens de ce terme, sa signification comporte une dimension invariante :
on sert l'autre dans son intérêt à lui (elle). C'est pourquoi « l'approche service » est
plus qu'un slogan de marketing et comporte l'engagement de se mettre au service de
l'intérêt du citoyen et de la citoyenne. Cet engagement, lorsqu’i1 est réitéré de ma-
nière publique, implique que toute action policière qui paraîtra le violer de façon gra-

50 On consultera à cet égard le Dictionnaire historique de la langue française publié


sous la direction d'Alain Rey à l'article « servir » (Rey, 1993, p. 1933-1934).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 215

ve sera perçue comme une trahison par le public. Nous avons commencé ce chapitre
en déclarant qu’on parlait beaucoup moins de police de communauté dans le Law En-
forcement News. De quoi y parle-t-on, maintenant ? Dans la foulée d'agressions très
graves contre des membres de la communauté afro-américaine de New York - les
affaires Louima (extrême brutalité) et Diallo (mitraillé par erreur de 41 coups de
feu) - on y parle de façon croissante de l'obligation de rendre des comptes au ci-
toyen quand son intérêt et ses droits sont violés. Le thème de l'accountability (obli-
gation de rendre des comptes ou « redevabilité ») est maintenant dominant dans le
discours sur la police tant aux États-Unis qu'au Canada, où l'on redécouvre les ris-
ques d'être obsédé par la seule obligation de résultat. En dépit de la gravité de ces
incidents - il y en a eu tant d'autres aux États-Unis - il est douteux qu'ils aient pu
provoquer tant d'indignation s'ils n'avaient pas contredit de manière si manifeste les
engagements d'une police qui s'était déjà affirmée « communautaire » 51 . Ces enga-
gements ne sauraient être pris de façon cavalière : l'approche « service » est aussi
une approche boomerang, quand le service est perverti.

Quelles que soient les réserves que manifestent les évaluations de la police de
communauté ou de résolution, ce mouvement de réforme est en [218] train de provo-
quer un ébranlement considérable dans les milieux de la sociologie et de la criminolo-
gie anglo-saxons. En effet, la coïncidence entre le mouvement de réforme de la poli-
ce et la spectaculaire décroissance de la criminalité violente en Amérique du Nord
engendre la compulsion d'établir une corrélation, sinon un rapport de cause à effet,
entre ces phénomènes. Les réformateurs policiers ne se gênent plus pour mettre en
cause la vulgate criminologique selon laquelle la criminalité est le produit de causes
sociales profondes, telles que la pauvreté, l'exclusion ou l'éclatement de la famille.
C'est l'absence de contrôle qui provoque la délinquance et c'est le rétablissement du

51 Dans une série dévastatrice d'articles sur le corps policier du comté de Prince
George aux États-Unis (1400 policiers pour une population de 800 000 person-
nes), le Washington Post a montré que cette force avait fait feu sur 122 person-
nes, en tuant 47, depuis 1990. Par rapport au nombre moyen de personnes tuées
par membre du service et au regard de la plupart des autres indices mesurant
l'usage de la force létale par un corps policier, celui de Prince George a tué (avec
une impunité complète) plus de personnes que tout autre grand corps policier des
États-Unis. En 1998, deux policiers de ce corps ont revendiqué le droit de légiti-
me défense pour se justifier d'avoir abattu un adolescent, alors que la preuve a
révélé qu’ils avaient tiré 13 fois dans le dos de cet adolescent qui gisait alors par
terre, inconscient. Il faut reconnaître que l'effet cumulé des révélations sur la
violence des corps policiers nord-américains a de quoi ébranler notre foi dans
leur volonté de se rapprocher de la communauté. (Voir la série d'articles de Craig
Whitlock et David S. Fallis dans le Washington Post du 1er au 4 juillet 2001).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 216

contrôle qui la fait reculer. Ce discours est tenu de plus en plus fréquemment par
des réformateurs policiers qu’on ne saurait soupçonner d'être en mal de publicité.
C'est ainsi, par exemple, que Georges Kelling déclarera :

Je pense qu’il y a maintenant des divisions réelles qui commencent à se


faire jour entre les chercheurs sur la police, les praticiens de la justice pé-
nale et les criminologues sur la signification de ces résultats. Les expérien-
ces qui se sont poursuivies à New York - principalement parce que New York
est le centre médiatique [des États-Unis] - ont fait voler en éclats la vieille
idée des racines causales profondes de la criminalité, qui a été prépondéran-
te dans le monde de la justice pénale depuis 1960. Plusieurs des chercheurs
sur la police et des cadres policiers supérieurs ont été entièrement séduits
par l'idée que le crime est causé par la pauvreté, le racisme et L’injustice so-
ciale : si vous voulez vous occuper du crime, vous devez aussi vous occuper de
ses racines profondes [...] l’idée de la prévention fut arraisonnée par la gau-
che de la justice pénale et de la criminologie, et le contrôle du crime se re-
trouva en otage d'une idéologie selon laquelle nous devions passer par un
changement social massif (entrevue in Simonetti Rosen, 1999, p. 9 ; c'est
nous qui traduisons).

En expliquant comment le taux d'homicide a décru de 77% à Boston depuis 1990


(contre 72% à New York), les chercheurs Orlando Patterson et Christopher Winship
ont invoqué un partenariat entre la police et la communauté, dont le premier principe
serait le suivant :

Le partenariat s'appuie sur quatre principes. D'abord, la violence intra-


urbaine devrait être traitée comme un problème de criminalité, plutôt que
comme un symptôme de la pauvreté, de mauvaises écoles, des familles bri-
sées et ainsi de suite […] (Patterson et Winship, 1999).

[219]

On va même jusqu’à inverser le sens traditionnel des relations causales : au lieu


de dire qu’il faut recréer les conditions sociales favorables à la reconstruction de la
cellule familiale pour agir de façon ultime sur la délinquance, on fera valoir qu’il est
préférable de prendre le problème par son bout policier, à savoir établir des pro-
grammes de judiciarisation de la violence conjugale pour rétablir la paix dans les
ménages. Même si l'on est en désaccord avec cette perspective, il faut reconnaître
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 217

son existence et surtout la grande séduction qu’elle exerce sur l'opinion publique et,
conséquemment, sur les choix des décideurs politiques.

Les relations complexes entre les attentes du public, le résultat des évaluations
des chercheurs et la gouvernance de la police constituent un noeud gordien qu'il fau-
dra se résoudre à démêler avec plus d'application qu'Alexandre. Comme nous l'avons
rappelé à quelques reprises, le principal enseignement des évaluations des interven-
tions de la police est qu'elles doivent être puissamment focalisées sur des problèmes
précis. Or, les attentes du public par rapport à la police sont à la fois diversifiées et
changeantes. Comment établir des priorités dans un contexte où un public ahuri par
les médias veut, comme l'Antigone d'Anouilh, « tout, tout de suite » ? Gouverner la
police en fonction exclusive de la demande de service du public, c'est vouer son ac-
tion à l'incohérence à très court terme et à démoraliser son personnel. Reconstruire
les attentes du public à partir de ce qu’une institution rétive face au changement
consent à lui offrir équivaut à abolir une police citoyenne au profit d'une institution
retranchée qui est incapable de poursuivre autre chose que son propre intérêt. Il est
évidemment plus facile d'indiquer du haut de la hune où sont les récifs que de passer
entre eux. Une chose au moins est sûre : ce n’est pas en lâchant le gouvernail qu'on
rentrera au port.

[220]

Voici les principales conclusions de l'évaluation conduite par Sherman et ses col-
lègues. Elle prolonge de manière synthétique les analyses produites dans ce chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 218

Conclusions de l'évaluation de Sherman et coll.

1. Ce qui produit de bons effets


- augmenter la patrouille dirigée dans les rues qui sont des foyers de cri-
minalité (hotspots)
- l'arrestation planifiée (proactive) de récidivistes (criminalité grave)
- l'arrestation planifiée (proactive) de conducteurs en état d'ivresse
- l'arrestation de personnes soupçonnées de violence conjugale qui dé-
tiennent un emploi

2. Ce qui ne produit pas d'effets.


- la surveillance de quartier par des équipes de citoyens
- l'arrestation des jeunes pour des infractions mineures
- l'arrestation de personnes soupçonnées de violence conjugale qui sont
sans emploi
- les rafles parmi les petits trafiquants de drogue
- la police de communauté, sans ciblage clair des facteurs de risque cri-
minel

3. Ce qui est prometteur :


- les fouilles de véhicules motorisés pour y chercher des armes de poing
illégales
- la police de communauté avec la participation de la communauté dans la
détermination des priorités d'intervention
- la police de communauté avec objectif d'accroître la légitimation de la
police
- les programmes de tolérance zéro (dans la mesure où les questions de
légitimation peuvent être résolues)
- la police de résolution de problèmes en général
- augmenter les effectifs policiers dans les villes (indépendamment des
affectations)
- obtenir des mandats d'arrêt des suspects qui sont absents quand la po-
lice répond à un appel de violence conjugale

Source : Sherman et coli., 1997, chap. 8, p. 448-449 ; notre traduction.


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 219

[223]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

Troisième partie
RENSEIGNEMENT
ET POLITIQUE

Retour à la table des matières


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 220

[225]

Troisième partie:
Renseignement et politique

Chapitre 7
La police politique :
« la haute police » 52

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On considère souvent la surveillance policière des activités politiques comme une


action policière déviante. Cette perspective est centrée sur l'abus de pouvoir poli-
cier, lui-même marqué par le secret et censé confondre la dissidence légitime avec la
délinquance politique, comme le terrorisme. Nous nous inscrivons en faux contre une
approche centrée sur la déviance policière et tenterons de lui substituer une appro-
che fondée sur la distinction entre deux modèles d'action policière, soit la haute
police et la basse police. La mise en contraste de ces deux polices n’implique aucun
jugement normatif sur leurs opérations respectives. Nous avons repris l'opposition
entre le haut et le bas parce qu’elle est inscrite de façon explicite dans l'histoire de
la police. Notons que dans l'histoire de la police, cette distinction a été élaborée
dans le but essentiel de tenir un discours sur la haute police. On trouve peu d'analy-

52 Une version préliminaire de ce chapitre a été initialement publiée en anglais sous


le titre de << High Policing and Low Policing : Remarks About the Policing of Poli-
tical Activities », dans Social Problems, vol. 30, no 5, 1983, p. 507-590. Il est
inédit en français. L’auteur en a fait la traduction et la mise à jour.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 221

ses explicitement consacrées à la « basse police ». En effet, toute « basse » quelle


soit, elle demeure la police et fait peur : on se garde donc de lui déplaire. C'est
pourquoi peu de commentateurs se sont risqués à produire une théorie de la « basse
police » en la désignant de cette façon injurieuse. Au lieu de ce terme, on utilise
souvent l'expression « police ordinaire ». Celle-ci correspond, pour l'essentiel, à la
police qui lutte contre le crime de droit [226] commun et le désordre. Autrement
dit, elle correspond à la police en tenue et à la police judiciaire.

La surveillance policière des activités politiques peut alors être considérée com-
me une caractéristique de base de la haute police et non simplement comme une mar-
ge suspecte de l'appareil policier. Nous soutenons également qu’en raison surtout de
l'évolution technologique, les forces policières occidentales se conforment de plus en
plus au modèle de la haute police.

Dès le départ, il est difficile d'écrire sur la police (policing) des activités politi-
ques, car on risque de s'enliser dans des problèmes de sémantique. Le sens même de
l'expression « policer les activités politiques » est plein d'ambiguïtés. On peut lui
donner un sens restreint et l'interpréter comme la lutte contre la corruption politi-
que ; de façon plus large, l'expression peut désigner les interventions policières au
sein des combats qui se livrent dans toute société pour la conquête et l'exercice du
pouvoir d'État. À cette difficulté initiale s'ajoute le fait qu'au Canada et aux États-
Unis, on ne considère pas la police des activités politiques comme un objet de plein
droit de l'activité policière ; la cible de cette activité policière - la délinquance poli-
tique - ne possède aucun statut légal distinct des crimes de violence contre la per-
sonne tels que définis par le droit pénal commun. Par conséquent, la plupart des gens
prétendent qu’il n'y a pas de prisonniers politiques en Amérique du Nord, alors que
quelques autres, comme Anthony Platt et Lynn Cooper (1974), démentent cette af-
firmation et soutiennent que des notions telles que la délinquance ou la réaction so-
ciale peuvent uniquement être comprises comme le fruit de processus politiques.
Toute forme de police devient alors politique.

Pour échapper à ce dilemme du tout ou rien, nous examinerons d'abord les défi-
nitions implicites de la police politique qui avaient cours lors des travaux de commis-
sions d'enquête canadiennes et américaines instituées pour faire la lumière sur des
allégations d'abus du pouvoir policier. Ces abus auraient été commis dans le cadre
d'opérations offensives menées par les forces policières sous le couvert du mandat
général qui leur est donné de protéger la « sécurité nationale ». Nous nous penche-
rons ensuite sur une première façon de concevoir la surveillance policière des activi-
tés politiques, qui est centrée sur la déviance policière. Après avoir relevé les lacu-
nes de cette approche, nous établirons une distinction [227] entre la basse police et
la haute police et appliquerons cette dernière notion à la police moderne.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 222

Les enquêtes gouvernementales

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Plusieurs comités du Congrès des États-Unis ont passé au peigne fin les milieux
du renseignement américains à la suite du scandale du Watergate qui a éclaté au
début des années 1970. L’enquête la plus approfondie a été conduite par le Comité
spécial du Sénat américain sur les activités des services de renseignements et de
sécurité (Senate Select Committee on Intelligence Activities), présidé par le séna-
teur de l'Idaho, M. Frank Church. Le rapport du Comité (United States Congress,
Senate, 1976) exposait en détail les opérations menées à l'intérieur du pays par le
Federal Bureau of Investigation (FBI) contre les dissidents politiques dans le cadre
de son tristement célèbre programme de contre-espionnage (Counter Intelligence
Program, COINTELPRO). (L’expression « services de renseignements et de sécuri-
té » sera fréquemment utilisée dans cette partie de l'ouvrage sous son acronyme
SRS.)

Au Canada, les enquêtes sur la rectitude des opérations menées par les SRS ont
connu un début difficile. En 1966, le gouvernement fédéral a nommé le juge Dalton C.
Wells pour enquêter sur des accusations portées contre la Gendarmerie royale du
Canada (GRC). La GRC aurait exercé des pressions indues sur le Service des postes
pour que celui-ci congédie Victor Herbert Spencer, soupçonné de s'être livré à des
activités d'espionnage pour le compte de l'Union soviétique. Spencer a été trouvé
mort dans sa maison une semaine avant l'ouverture prévue de l'enquête. Plus tard, en
1966, le gouvernement a nommé une commission royale d'enquête pour examiner la
protection de la sécurité nationale au Canada. La commission publia un rapport ex-
purgé (Canada, 1969).

Les deux principales commissions d'enquête sur la police politique au Canada ont
été mises sur pied en 1977. Elles ont examiné les événements qui avaient entouré la
crise d'Octobre 1970, au cours de laquelle le gouvernement fédéral avait décrété au
Québec l'équivalent d'une loi martiale et y avait envoyé l'armée pour mettre fin aux
enlèvements et à l'agitation politiques. L’objet commun de ces commissions était
d'enquêter sur les agissements du Service de sécurité de la GRC et sur son pro-
gramme de tactiques déstabilisatrices (disruptive tactics), équivalent canadien du
COINTELPRO du FBI. Le gouvernement du Québec a été le premier à [228] mettre
sur pied sa propre commission, présidée par l'avocat Jean F. Keable (Québec, 1981).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 223

Une deuxième commission a été rapidement constituée par le gouvernement fédéral.


Présidée par le juge D. C. McDonald, cette commission était investie d'un mandat
presque identique à celui de la commission d'enquête provinciale (Canada, 198 la ; 198
lb).

Une approche centrée


sur la déviance policière

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Les commissions d'enquête mentionnées ci-dessus, de même que le débat entre-


pris dans la presse sur leurs conclusions, adoptent une approche de la police des ac-
tivités politiques qui est centrée sur les abus auxquels elle donne lieu. Cette appro-
che, qui domine également dans les ouvrages théoriques sur la police politique 53 , se
concentre sur les tactiques d'intervention effectives de la police et met l'accent sur
les opérations policières qui paraissent illégales ou à tout le moins répréhensibles.
Les tentatives de chantage exercées par le FBI à l'endroit de Martin Luther King
constituent le cas type qui requiert l'attention de ceux qui pratiquent cette appro-
che centrée sur la déviance policière (le FBI avait intercepté ce qu’il prétendait être

53 Aux États-Unis, l'approche centrée sur la déviance policière est illustrée dans
les ouvrages théoriques de Nelson Blackstock (1976), Frank Donner (1980 ;
1990), Gill (1994), Morton Halperin, Jerry Berman, Robert Borosage et Christine
Marwick (1979), Richard E. Morgan (1980), Ford Rowan (1978),Athan Theoharis
(1978), Theoaris et Cox (1989) et David Wise (1979). Cette approche est égale-
ment reprise par la plupart des collaborateurs de Berman et Halperin (1975), de
Robert Borosage et John Marks (1976), de Tyrus Fain (1977), de Howard Frazier
(1978) et de la Columbia Human Rights Law Review (l 973). Pour le Canada, voir
Lorne Brown et Caroline Brown (1978), Robert Dion (1979), Fournier et coll,
(1978), Edward Mann et John Lee (1979), John Sawatsky (1980) et Clifford
Shearing (1981). Puisque le service de sécurité de la GRC a été aboli en 1984 et
remplacé par le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS), on a
cessé de publier des ouvrages sur les abus de pouvoir auxquels il s'est livré. Par
contre, la même approche a été appliquée à des ouvrages sur le SCRS. Voir en
particulier Richard Cléroux (1990 ; 1993) et Normand Lester (1998). L’ouvrage
récent d'Hélène l’Heuillet (2001) constitue une exception notable à cette tradi-
tion d'insistance sur la déviance.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 224

des conversations téléphoniques compromettantes entre le chef du mouvement pour


la protection des droits civiques des Noirs et ses présumées maîtresses).

L’approche centrée sur la déviance policière fait la distinction entre les tacti-
ques actives d'intervention, qui ont pour but avoué de déstabiliser et de neutraliser
des groupes et des individus, et les simples opérations de cueillette de renseigne-
ments et de surveillance générale. Bien que distincts, ces deux types d'activités se
chevauchent fréquemment : la déstabilisation et la neutralisation sont souvent ef-
fectuées au moyen de la dissémination publique de renseignements préjudiciables à
des groupes ou des personnes considérés comme une menace à la sécurité nationale.
L’approche centrée sur la déviance policière établit également une distinction entre
des activités licites, comme l'analyse du contenu de publications extrémistes, et les
opérations illégales, comme le libelle diffamatoire, le chantage et le vol ou la des-
truction de biens appartenant à un groupe ciblé. Mais ici encore, bien que la distinc-
tion soit facile à formuler en théorie, elle présente d'innombrables difficultés dans
la pratique, comme en font foi certains jugements récents. Après la publication par
le gouvernement du Québec du Rapport Keable (Québec, 1981), 17 agents de la GRC
ont été accusés de crimes allant de l'incendie criminel et du vol de [229] dynamite au
vol de la liste des membres du Parti québécois, parti qui, au moment du cambriolage,
formait l'opposition officielle à l'Assemblée nationale du Québec. À l'exception d'un
seul policier qui a déposé un plaidoyer de culpabilité, aucun de ces agents n'a été
reconnu coupable devant les tribunaux. Toutes les poursuites ont maintenant été
abandonnées (Doyon et Brodeur, 1990).

Le défaut principal de l'approche centrée sur la déviance policière est de consi-


dérer la surveillance des activités politiques comme un ajout suspect au mandat de la
police judiciaire. Nous soutenons au contraire que la police politique n'est pas une
anomalie qui s'est tardivement introduite au sein d'un système policier apolitique,
mais qu'elle est au fondement d'un paradigme de l'action policière, que nous appelle-
rons la « haute police ». Les forces de police nord-américaines, que l'on croit depuis
toujours engagées dans des activités relevant de la « basse police », adoptent de
plus en plus le modèle de la « haute police », selon lequel la police politique devient la
doublure de toute la structure de l'action policière.

Toutefois, avant d'entreprendre un débat de fond sur l'approche centrée sur la


déviance policière et d'en exposer le principal défaut conceptuel, nous examinerons
d'abord d'un oeil critique deux de ses traits, puisés au sein des pratiques policières.
Cette critique est alimentée par une participation personnelle de plus de deux ans
aux travaux de la Commission Keable, chargée d'enquêter sur les abus du pouvoir
policier au Québec. En effet, nous avons rempli de 1979 à 1981 les fonctions de por-
te-parole officiel de cette commission et de directeur de la recherche pour la ré-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 225

daction de son rapport. Au cours de ces deux années, nous avons de plus en plus re-
mis en cause deux traits de l'approche centrée sur la déviance policière, qui ont des
conséquences nocives dans la pratique : d'une part, celle-ci présuppose que les inter-
ventions de la police dans le champ du politique sont complètement protégées par le
sceau du secret - il est de la nature des activités délinquantes de se dissimuler ;
d'autre part, elle tente de manière futile d'établir une distinction entre la dissiden-
ce licite et la délinquance politique criminelle, comme le terrorisme. Ayant fait l'ex-
périence de l'approche centrée sur la déviance policière au Québec, nous utiliserons
essentiellement des événements qui se sont déroulés au Québec et au Canada pour
illustrer notre argument. Nous croyons toutefois que les deux traits que nous remet-
tons en cause se retrouvent dans [230] tous les contextes où l'on pratique une ap-
proche de la police politique centrée sur son caractère déviant.

Les aspects complaisants du secret

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Nous soutenons deux thèses sur le caractère secret attribué à la surveillance


policière des activités politiques.

Le secret qui est censé voiler la déviance de la police politique est, dans une lar-
ge mesure, le produit d'une illusion délibérée. Quand la notion de secret est adéqua-
tement conçue, on constate qu’elle s'applique de façon beaucoup plus restreinte à la
surveillance policière des activités politiques qu’on pourrait le croire. À cet égard, la
Commission royale d'enquête sur la sécurité au Canada - la Commission Mackenzie - a
fait la déclaration significative suivante :

Il est inévitable qu’un service (de sécurité) soit mêlé à des activités qui sont
contraires à l'esprit sinon à la lettre de la loi, et à des activités clandestines, ou
autres, qui peuvent sembler aller à l'encontre des droits de l'individu (Canada,
1969b, p. 26).

Toute personne qui connaît suffisamment bien les documents gouvernementaux


portant sur les SRS ou qui sont produits par ceux-ci à l'intention du public sait qu’on
y emploie un langage aseptisé ou encore « blanchi » 54 . La citation ci-dessus, tirée

54 Pour une description détaillée de l'aseptisation du langage, voir Mann et Lee


(1979) et Brodeur (1981). Mann et Lee ont forgé l'expression de « blanchiment
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 226

du Rapport Mackenzie, qui énonce le résultat des travaux d'une très officielle com-
mission d'enquête, ressemble autant qu’il l'est permis à un document révisé aux fins
de la publication de le faire, à une affirmation claire en matière de la laxité de res-
pect de la légalité par le Service de sécurité de la GRC.

On n'a pas en France d'états d'âme sur le respect de la légalité par les SRS.
Dans l'introduction d'un rapport à l'Assemblée nationale présenté en 2002 par le
député Bernard Carayon, on trouve ces déclarations, qui annoncent avec toute la
limpidité souhaitable que les SRS manquent de transparence :

[231]

Les services de renseignement sont les yeux et les oreilles de chef de


l'État et du Gouvernement. Instruments de puissance, leur efficacité est une
condition essentielle de la sécurité nationale. Cet objectif a toujours justifié
et partout dans le monde l'emploi des moyens les plus divers ... (sic) La cons-
cience démocratique dût-elle en souffrir, l'action illégale fait partie des modes
normaux d'intervention, commandés, couverts ou oubliés par l'exécutif. [...]
Ici, les droits de l'État commandent à l'État de droit (France, Assemblée na-
tionale, 2002, p. 3)

On ne saurait être plus clair. Au Canada, où l'on porte sa démocratie en bandou-


lière, la Commission Mackenzie, qui a fait un constat analogue à celui du député Ca-
rayon, a même recommandé que le Service de sécurité forme une entité distincte de
la GRC parce que les activités du service porteraient inévitablement atteinte à la
bonne réputation générale de la GRC en ce qui a trait au respect des lois. Ce n'est
manifestement pas le genre de recommandation qu’une commission formule sans de
solides raisons. Toutefois, comme la Commission royale d'enquête n’avait pas reçu de
mandat précis pour enquêter sur des abus de pouvoir spécifiques du Service de sé-
curité de la GRC et qu'elle ne subissait pas non plus la pression de l'opinion publique
pour révéler ce qu’elle savait, elle da pas divulgué de bavures susceptibles d'être
dramatisées par les médias, ce qui aurait provoqué une demande du publique pour des

du langage » (laundered language) pour décrire ce processus. L !exemple le plus


célèbre d'une telle aseptisation est peut-être le remplacement du terme « as-
sassinat » par l'expression « mise à terme avec préjudice extrême » (assassina-
tion par termination with extreme prejudice).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 227

réformes et des sanctions. Le rapport de la Commission est donc rapidement tombé


dans l'oubli et da donné lieu à aucune réforme visible.

En 1977, les Commissions Keable et McDonald ont été établies suite à l'allégation
publique d'abus qui auraient été commis par le Service de sécurité de la GRC et par
d'autres escouades de sécurité opérant au Québec (ces allégations de grande portée
ont été formulées par un ex-membre du Service de sécurité de la GRC, qui subissait
alors un procès pour avoir placé un engin explosif sur le pas de la porte arrière du
domicile d'un homme d'affaires montréalais bien en vue). Une partie du mandat de
ces commissions consistait à déterminer s'il y avait lieu de poursuivre en justice les
agents de police qui avaient prétendument enfreint la loi. Comme il était à prévoir,
ces commissions d'enquête ont produit des illustrations détaillées de l'énoncé géné-
ral qui a été formulé en vain par la Commission Mackenzie 12 années auparavant. Pour
couronner le tout, le Rapport McDonald recommandait exactement les [232] mêmes
mesures que la Commission Mackenzie, à savoir que le Service de sécurité devait
être retiré de la GRC et reconstitué sous forme d'un organisme civil indépendant 55 .

Ainsi, il ne faut pas confondre l'immense difficulté de recueillir des preuves lé-
gales contre les policiers qui auraient entrepris ou autorisé des opérations illégales
avec l'ignorance pure et simple de la nature et des méthodes de la police politique en
tant que telle. Comme tout policier pourrait en attester, la connaissance et la preuve
légale sont deux choses tout à fait différentes ; la première notion concerne la
substance des faits alors que la seconde est, dans une large mesure, une question
formelle de procédure. Les Rapports Keable et McDonald ont confirmé en 1981, à
partir d'incidents spécifiques, ce qui avait déjà été clairement exprimé en 1969. Le
fait de confondre l'absence dune preuve accablante en droit contre des individus mis
en cause et l'absence de renseignements fiables sur les exactions de la police politi-
que ne font que renforcer la tendance au refoulement de connaissances qui menace
nos illusions les plus chères sur les institutions, notamment que celles-ci opèrent en
conformité avec la légalité. Cette confusion fournit également aux gouvernements
une caution commode pour demeurer inactifs devant les abus commis en leur sein.

55 Il n'est pas dépourvu d'ironie qu’en dépit de leur contenu identique, les recom-
mandations des Commissions royales d'enquête Mackenzie et McDonald aient re-
posé sur des motifs carrément opposés. Le commissaire Mackenzie voulait ampu-
ter la GRC de son Service de sécurité parce q2il croyait que le manque de res-
pect pour les lois du Service était incompatible avec l'image sans tache que de-
vait projeter la GRC. Le volume 2 du Rapport McDonald (Canada, 1981a, partie 6,
chapitre 3) a soutenu que le poids des mauvaises habitudes au sein même de la
GRC était tel qu’il rendait impossible toute réforme appréciable du service de
sécurité si celui-ci demeurait sous l'autorité de la GRC.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 228

En résumé, nous nous opposons vigoureusement à un raisonnement qui s'articule


comme suit :

- si vous n’avez pas matière à instruire le procès d'un suspect, alors votre
critique est disqualifiée ;

- or, une preuve valide en droit pénal est par définition impossible à réunir,
car les opérations policières sont menées sous le couvert du secret ;

- ergo, il faut se taire et laisser faire ce qui a trait aux atteintes aux
droits civiques portées par la police politique.

Ce raisonnement défaitiste ne fait que conforter les intérêts de la police et pré-


vient toute réforme d'importance. De façon plus profonde, faire de la conclusion
réussie d'une procédure pénale la précondition d'une réforme institutionnelle équi-
vaut à enfermer celle-ci dans un cercle où elle tourne indéfiniment à vide. En effet '
si la preuve légale n’est pas concluante, la réforme n'est pas légitime car il n’y a pas
de vice à remédier ; [233] si la procédure légale est heureusement conclue, la ré-
forme n’est plus nécessaire car les coupables ont été châtiés.

Le secret dans lequel baigne la police politique, qu’il soit authentique ou fabriqué,
est le produit d'un partenariat entre la police, les hommes politiques, les tribunaux
et, ironiquement, les victimes elles-mêmes des interventions abusives de la police
politique. La presse est un important investisseur dans cette société du secret. Les
membres du gouvernement n’ont ni l'intérêt ni la propension à chercher la confirma-
tion de ce qu'ils soupçonnent ou de ce qu'ils ont appris « en confidence ». En princi-
pe, ils pourraient eux aussi être poursuivis en justice pour avoir tacitement autorisé
par leur inaction des pratiques dont ils connaissaient le caractère illégal. Plus ils sont
renseignés sur des activités illégales, plus ils sont vulnérables à l'accusation de
s'être soustraits à leur obligation de rendre des comptes. C'est pourquoi ils s'immu-
nisent contre toute connaissance explicite d'abus du pouvoir policier. Le troisième
rapport de la Commission McDonald expose en termes saisissants la répugnance du
gouvernement fédéral à donner suite à des indications explicites sur le caractère
généralisé des manquements du Service de sécurité de la GRC à la légalité (Canada,
1981 b).

L’attitude des tribunaux ne fournit aucun encouragement aux autorités politi-


ques. Le secret le mieux gardé concernant les formes de police politique les plus
abusives est le jugement des tribunaux canadiens sur la légalité ou l'illégalité de ces
interventions. On ne peut qu'être frappé par la résistance des tribunaux à se pro-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 229

noncer clairement sur cette question. Les tribunaux dont rendu de jugement sur le
fond dans aucune des 17 poursuites judiciaires engagées au terme d'enquêtes appro-
fondies sur les abus commis par la police politique au Québec au début des années
1970. Des vices de procédure ont été invoqués dans chaque cas et tous les prévenus
ont bénéficié de façon ultime d'un non-lieu parce que les poursuites entreprises
contre eux s'étaient déraisonnablement étendues dans le temps, violant ainsi les
droits qui leur étaient garantis par la Charte canadienne des droits et libertés
(Doyon et Brodeur, 1990).

Peu de regroupements politiques ayant été victimes de déstabilisation policière


sont disposés à y réagir de façon publique et officielle, cette réaction pouvant dévoi-
ler l'ampleur de l'infiltration policière : de telles révélations risquent de réduire
considérablement leur crédibilité au yeux des autres mouvements ainsi que de leurs
propres effectifs 56 . Systématiquement infiltré par le FBI, le Parti des travailleurs
socialistes des Etats-Unis [234] (US Socialist Workers Party, SWP) constitue tou-
tefois une exception notable puisqu'il a intenté une poursuite civile contre le procu-
reur général des États-Unis (Breitel, 1980). La police est très consciente du mutisme
de ses victimes et propage délibérément des rumeurs d'infiltration afin de déstabi-
liser les groupes politiques.

L’attitude du journalisme d'enquête face à la révélation des actions déviantes de


la police politique rappelle dans une certaine mesure le traitement que la presse po-
pulaire réserve aux scandales à caractère sexuel. Les journaux à scandales tentent
de dissimuler leur nature pornographique en prétendant dénoncer pudiquement les
scandales sexuels qu’ils ne cessent d'exploiter. De même, le journalisme d'enquête
présente comme autant d'exploits sensationnels les cas fréquents de délinquance
qu'il réussit à mettre à jour parmi les opérations des SRS ; il laisse ainsi supposer
que ces abus sont commis sous l'épais manteau du secret que seule la « presse li-
bre » peut réussir à percer. La banalité croissante de ces prétendues révélations
atteste le fait que la police politique est devenue un réservoir à ciel ouvert dans
lequel la presse puise les cas de déviance afin d'augmenter ses tirages en baisse.

La divulgation publique de la déviance policière da en soi aucune valeur intrinsè-


que, sauf peut-être celle de s'assurer un quelconque avantage politique ou d'augmen-

56 Au cours des audiences de la commission d'enquête dont nous avons été le direc-
teur de recherche, il a été révélé qu’un membre pur et dur de l'une des principa-
les organisations gauchistes du Québec - En lutte - était en réalité un informa-
teur de police. Cette organisation s'est résolue à se dissoudre elle-même dans
les mois qui ont suivi la publication du rapport de la commission, qui a établi au-
delà de tout doute que cette personne était bel et bien un informateur au servi-
ce de la police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 230

ter le tirage d'un journal. Si elle se limite à fournir la scène d'une pièce animée sur
l'impunité de la police ou l'impuissance du gouvernement, elle peut même renforcer la
volonté des forces policières d'enfreindre les libertés civiles en leur garantissant
que les victimes potentielles de ces violations sont d'avance démoralisées.

La répression de la dissidence
comme exigence de la police

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Les critiques de la police politique, qu’elles soient formulées par le truchement


de la presse écrite, de rapports officiels ou de la littérature académique, ne cessent
de souligner son incapacité à faire la distinction entre la dissidence licite, d’une part,
et la violence politique et son encouragement, d'autre part. La déviance policière se
définit alors comme une intervention illégitime et condamnable contre des activités
politiques qui, toutes radicales ou alternatives qu’elles sont, den demeurent pas
moins légales.

[235]

Nous ne voulons pas contester le bien-fondé de cette critique. La liste des per-
sonnes arrêtées pendant la crise d'Octobre de 1970, ainsi que les types de mouve-
ments qui ont été la cible de déstabilisation policière aux États-Unis et au Canada
depuis le début des années 1960 montrent bien que la police n'était pas, et c'est le
moins qu’on puisse dire, sensible à la distinction entre dissidence et délinquance.
Cependant, une telle insensibilité n'est pas exclusivement attribuable à un type spé-
cifique de police, à savoir la surveillance des activités politiques. À notre avis, c'est
là une caractéristique générale de la police elle-même.

Un aspect marqué de la recherche sur la police est son caractère démystifiant.


Après avoir ébranlé certaines croyances très répandues sur le travail de la patrouille
et, de façon plus générale, sur la part d'activité qu’une force policière consacrait à la
lutte contre le crime, la recherche s'est récemment tournée vers le travail d'enquê-
te mené par les services généraux de police judiciaire et des unités plus spécialisées,
comme l'escouade des stupéfiants. Richard Ericson (1981), Peter Greenwood, Jan
Chaiken, joan Petersilia et Linda Prusoff (1975), Peter Manning (1980), Brian Morgan
(1990),William Sanders (1977), et, plus récemment, Peter Gill (2000) ont souligné
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 231

l'incapacité des enquêteurs à identifier les contrevenants dont l'identité n'était pas
d'emblée fournie par les victimes ou d'autres informateurs. Le travail des enquê-
teurs est caractérisé avec justesse, selon les termes employés par Ericson, comme
« le traitement de suspects que l'on a déjà sous la main » (1981, p. 136). Nous esti-
mons que cette déclaration s'applique également et peut-être avant tout à la surveil-
lance policière des activités politiques.

Le travail de contre-espionnage et de sécurité est, dans une grande mesure, su-


jet aux mêmes difficultés que le travail d'enquête judiciaire et il est accompli sur-
tout par des personnes qui possèdent de l'expérience en matière d'enquêtes crimi-
nelles. Le problème de l'identification des délinquants politiques est d'autant plus
complexe que la victime visée est l'État lui-même. Étant donné que l'identification
des contrevenants dépend largement des renseignements fournis par les victimes ou
les informateurs, nous nous trouvons devant un paradoxe : l'État, en tant qu'instance
responsable de l'application des lois, doit également compter sur lui-même, comme
victime ou informateur, pour identifier ses ennemis.

[236]

Il existe trois moyens pratiques de sortir de ce cercle vicieux. En premier lieu, la


police peut transformer en criminels ennemis ceux qui critiquent publiquement
l'État. Or, ces personnes sont précisément celles que nous appelons les « dissi-
dents » : elles croient pouvoir en toute légalité préconiser verbalement un change-
ment radical et parvenir à l'effectuer en persuadant la population de sa nécessité.
Ce faisant, elles s'identifient toutefois elles-mêmes comme des suspects qui se met-
tent à la disponibilité de la police. La deuxième solution consiste à miser sur les ren-
seignements fournis par des informateurs rémunérés 57 . Ces informateurs profes-
sionnels ont cependant un intérêt pécuniaire à faire passer pour des ennemis publics
dangereux les membres des groupes qu’ils infiltrent et dont ils tirent littéralement
leur subsistance. Une troisième stratégie consiste à exploiter l'idée que les dissi-
dents et les délinquants politiques violents se regroupent au sein d'un même réseau à
mailles serrées ayant pour centre ces derniers ; on tente ensuite d'employer comme
pisteurs involontaires les dissidents que l'on croit travailler dans les couches péri-
phériques du réseau. Dans les trois cas, le dissident naïf et respectueux des lois
devient la cible des forces policières en raison de ce que nous estimons être une

57 Un informateur fournit régulièrement des renseignements à la police, en échange


de différentes formes de gratifications. Une source de la police est toute per-
sonne qui lui communique des renseignements sans rien exiger en échange. Ce
peut être, par exemple, le témoin indigné d'un crime ou une personne que le cri-
me scandalise.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 232

contrainte opérationnelle permanente de la police : la production de suspects identi-


fiés par leur nom.

La tendance à confondre dissidence licite et comportement illégal est, à notre


avis, un trait consubstantiel à la surveillance policière des activités politiques ; aucu-
ne garantie juridique, quelle qu’en soit la portée, ne peut refouler cette tendance.
Les efforts déployés pour empêcher la surveillance policière des activités politiques
d'entraver le droit à la dissidence sont aussi vains que ceux qui viseraient à empê-
cher un pieu de projeter son ombre.

La haute police et la basse police

Retour à la table des matières

Jusqu’ici, nous avons employé à dessein les expressions (faire la) « police des ac-
tivités politiques » et « police politique » comme des synonymes approximatifs. Cette
façon de s'exprimer peut créer la fausse impression que la police n’est dite politique
que si elle s'immisce dans les activités politiques des citoyens, que celles-ci soient
licites ou non. À notre avis, ce point de vue est trop étroit, car il suppose que si tou-
tes les unités antisubversives et de contre-espionnage qui opèrent actuellement au
sein des forces policières étaient abolies, on se retrouverait avec des forces neu-
tres [237] (non politiques) d'application des lois pénales. Nous estimons plutôt que la
police politique ne réside pas seulement dans un certain nombre de plans d'interven-
tion effectivement réalisés par des unités spécialisées au sein d'une force policière,
mais qu'elle constitue plutôt un paradigme général pour l'action policière ou, en d'au-
tres termes, un type spécifique d'enchaînement entre un ensemble d'objectifs et les
moyens mis en oeuvre pour les atteindre. Nous décrirons maintenant brièvement
quelques-unes des principales caractéristiques de ce paradigme et expliquerons
pourquoi, à notre avis, les changements tous azimuts qui s'opèrent actuellement dans
les technologies de l'information conduisent de plus en plus les forces policières à se
conformer à ce modèle. Il est regrettable que la plupart des ouvrages sur la police
fassent remonter ses origines modernes 58 à la police préventive britannique 59 . Il

58 Le terme « origines modernes » doit être souligné ici. Les fonctions de police
remontent au début de l'antiquité. Selon Oscar Jacob (1979), des esclaves pu-
blics appartenant à l'État étaient utilisés comme force policière dans la Grèce
antique. La modernité est généralement datée à partir du XVIIe siècle.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 233

ne s'agit là qu'un des paradigmes de la police que nous appellerons, conformément à


la terminologie historique, la « basse police ». À l'instar de David Bordua (1968), de
Brian Chapman (1970) et de John Tobias (1972), Peter Manning (1977, p. 106) assimi-
le la basse police à la police criminelle. Nous proposons de différencier la haute poli-
ce de la basse police, en considérant cette dernière comme une réaction manifeste
aux signes ostensibles de désordre, que celui-ci soit de nature criminelle ou non.
Quelques exemples tirés de l'histoire de la police rendront plus perceptible la diffé-
rence entre la haute et la basse police.

On oublie facilement que la première organisation policière qui puisse se compa-


rer à certaines de nos forces modernes a été mise sur pied en France en 1667, sous
le règne de Louis XIV. Elle avait expressément pour objectif de renforcer l'autorité
royale dans tous les champs d'activité. Selon Pierre Clément (1978) et Marc Chas-
saigne (1975), cette force s'est rapidement transformée en un appareil consacré à la
haute police, sous la lieutenance de René d'Argenson, qui a été à la tête de la police
française de 1697 à 1715. L’éloge funèbre du marquis d'Argenson, lu par Fontenelle
devant l'Académie des Sciences française, nous donne un aperçu concret de la natu-
re de la haute police. l’un des notables du règne de Louis XIV, Fontenelle, était alors
secrétaire de la prestigieuse Académie. Son panégyrique décrit de manière saisis-
sante ce que l'on a progressivement considéré comme les fonctions de la police :

59 Le qualificatif « préventive » ne vise pas ici à distinguer un type de police d'un


autre. Aux yeux des réformateurs anglais du XIXe siècle, la police était conçue
en soi comme une alternative à l'action des tribunaux, chargés jusque-là de main-
tenir la loi et l'ordre. Or, la sévérité des châtiments était à cet égard d'une
inefficacité notoire en Angleterre. Ainsi, n'importe quel type de police (même la
plus répressive) serait quand même apparue préventive. En d'autres termes, la
police préventive de Peel était essentiellement perçue comme une police de dis-
suasion (de prévention générale).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 234

[238]

Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation
immense 60 , dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques
sources réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public et en même
temps animer leur commerce ; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui
peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse ; en purger la société,
ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont
d'autres qu'eux ne se chargeraient pas ou ne s'acquitteraient pas si bien ; te-
nir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont
toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent
être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments trop écla-
tants ; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement
et utilement ; pénétrer par des conduits souterrains dans l'intérieur des famil-
les et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas
nécessaire d'en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir
ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme tou-
jours agissante et presque inconnue de ce grand corps ; voilà quelles sont en
général les fonctions du magistrat de police (Fontenelle, cité dans Clément,
1978, p. 334).

Cette description contraste vivement avec les principes de la police énoncés par
Peel (Reith, 1975). La haute police est en fait le paradigme même de la police politi-
que : elle débusque les menaces potentielles dans une tentative systématique de pré-
server les rapports de pouvoir au sein d'une société donnée.

La haute police se définit par quatre éléments basiques, le premier de ceux-ci


étant le plus fondamental.

60 Une des tâches initiales de la police française était de veiller à ce que la ville de
Paris soit suffisamment approvisionnée en vivres, afin de prévenir les émeutes.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 235

- La haute police est d'abord une police d'absorption 61 . Cette caractéristique


comprend elle-même deux traits : d'abord, une police d'absorption vise le
contrôle par l'accumulation des renseignements. Ensuite, cette accumulation
de renseignements embrasse tout : elle s'étend à tout domaine pouvant favo-
riser la réalisation des desseins de l'État 62 . Cette description est aussi va-
lable aujourd'hui qu’elle l'était aux débuts de la haute police française. Dans
une entrevue que le directeur des Renseignements généraux (une division de
la Police judiciaire française) nous a accordée en décembre 1982, il a décrit
la fonction de son service comme la mise en oeuvre « d'un journalisme poli-
cier pour le compte de l'État ». En employant le terme « journalisme », il
nous a précisé vouloir dire qu’aucun champ d’activité en France n’était étran-
ger [239] à la rédaction de rapports policiers. Toutefois, la cueillette de
renseignements ne reposait pas uniquement sur l'accumulation de données ;
elle a par ailleurs bénéficié considérablement d'un découpage systématique
de l'espace physique et social sous la forme de coordonnées déterminées qui
augmentaient la portée et la précision de la surveillance. Ainsi, dans le mé-
moire qu'il a déposé en 1749 sur la réforme de la police française, Guillauté
(1974 [1749]), officier de maréchaussée (l'équivalent de l'actuelle Gendar-
merie sous l'Ancien Régime), a non seulement exposé les grandes lignes du
premier système automatisé de dossiers de police, mais a également proposé
des projets détaillés sur la numérotation des maisons, des appartements et
des escaliers, l'identification de tous les véhicules et le recensement des
emplois, des déplacements, du taux d'occupation des hôtels et ainsi de suite.
Dans ce paradigme, la cueillette de renseignements ne portait pas unique-
ment sur le comportement physique (actions effectives). Les paroles - ex-
primées à voix haute ou chuchotées en privé, écrites dans des ouvrages pu-
bliés ou la correspondance personnelle - constituaient le point de mire de la
surveillance ; l'ouverture du courrier se déroulait, disait-on de façon un peu
mélodramatique, dans un « cabinet noir ».

61 Thorinas Mathiesen emploie l'expression « l'État qui absorbe » (the absorbent


State) (1980, p. 277) dans un sens analogue à celui que nous prêtons à « police
d'absorption ».
62 Les lettres de Joseph Fouché, ministre de la police de Napoléon, jettent un
éclairage particulièrement révélateur sur la nature de la haute police. Fouché a
écrit en 1816 au duc de Wellington que la police était une magistrature politique
qui, en plus de ses fonctions spéciales, devait coopérer par des méthodes peut-
être irrégulières, mais justes, légitimes et bienveillantes, à accroître « l'effica-
cité de toute mesure de gouvernement » (cité dans Radzinowicz, 1956, p. 555 ;
c'est nous qui soulignons).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 236

- La haute police n'est pas seulement tenue d'appliquer la loi et les règlements
au fur et à mesure que ceux-ci sont élaborés par un législateur indépen-
dant 63 . Le chef de la police française était à l'origine un magistrat en exer-
cice ; il était investi de vastes pouvoirs de réglementation et était souvent
chargé par le pouvoir exécutif de commissions spéciales. Le fait qu'a pouvait,
dans certains cas, prononcer officiellement la peine capitale nous permet de
juger de l'étendue de son pouvoir. L’appareil de la police française possédait
une structure double : son personnel supérieur était divisé en commissaires,
qui exerçaient le pouvoir judiciaire, et en inspecteurs, qui exerçaient des
pouvoirs administratifs. Ensemble, le chef de la police française, ses commis-
saires et ses inspecteurs exerçaient les trois formes de pouvoirs (législatif,
judiciaire et exécutif/administratif) qui sont traditionnellement séparés.

- La protection de la collectivité contre les contrevenants n'est pas une fin en


soi pour la haute police. Le contrôle de la criminalité peut également servir à
générer des renseignements qui seront utilisés pour maximiser la coercition
exercée par l'État contre tout groupe ou individu perçu [240] comme une
menace à l'ordre établi. Le crime est donc considéré comme une donne se
prêtant à diverses formes d'exploitation. L’emploi de criminels de droit com-
mun pour écraser la déviance politique est une tactique à laquelle la haute po-
lice a eu recours régulièrement. Ce type de police est, par conséquent, plus
profondément engagé dans la gestion du crime que dans sa répression. Cette
troisième caractéristique de la haute police a été formulée avec justesse par
Hans von Henting dans son ouvrage sur Fouché, l'un des premiers concep-
teurs de la haute police : « Une police politique n’est pas tant l'instrument de
la protection de la société qu’une forme d'activité politique exercée par l'in-
termédiaire de la police » (cité dans Radzinowicz, 1956, p. 572). On pense
évidemment à Clausevitz.

63 Encore une fois, Fouché montre qu’il y avait continuité dans la haute police fran-
çaise avant et après la Révolution de 1789. Dans une lettre à Napoléon, il a écrit
que la police, telle qu'il la concevait, devrait être établie avec la mission d'antici-
per et de prévenir les infractions et pour leur faire échec et les empêcher,
« même si elles n'ont pas été prévues par la loi » (cité dans Radzinowicz, 1956, p.
566 ; c'est moi qui souligne). Dans la mesure où les auteurs potentiels de ces
« infractions » sans statut juridique seraient privés d'une manière ou d'une au-
tre de leur liberté (par exemple, arrêtés), cette conception viole la maxime fon-
damentale de droit qui s'énonce dans la formule latine nulle poena sine lege.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 237

Non seulement la haute police fait-elle un usage extensif des agents d'infiltra-
tion et des informateurs rémunérés, mais elle ne fait pas mystère de son enthou-
siasme affiché pour ces méthodes. En procédant de cette manière, elle s'efforce de
maintenir une faible visibilité opérationnelle, tout en amplifiant la peur de la dénon-
ciation. Louis Madelin (1930) et Hubert Williams (1979) ont montré que de 1700 à
1815, l'effroi de la population française, qui craignait d'être espionnée, était sans
commune mesure avec le nombre réel des agents de la police. Quel que soit cepen-
dant le nombre réel d'informateurs utilisés par une agence de haute police, ce type
d'appareil poursuit de façon concomitante une double stratégie d'infiltration réelle
(qui peut prendre une large extension) et d'exacerbation du sentiment d'insécurité
au sein des groupes cibles par la propagation délibérée de rumeurs sur l'ampleur des
effectifs déployés.

L'ère de la haute police

Retour à la table des matières

Les contraintes d'espace nous empêchent de présenter ici une argumentation


détaillée à l'appui de notre conviction que les forces policières fonctionnent déjà en
Amérique du Nord selon le paradigme de la haute police - ou qu'elles le feront de
plus en plus, le bras inconstant de la basse police étant de plus en plus supplanté par
l'œil ordonnateur de la haute police. Nous tenterons à tout le moins d'indiquer que
cette hypothèse mérite un examen attentif En établissant un lien entre les caracté-
ristiques de la haute police telles que nous venons de les présenter et les aspects
actuels de l'action policière, nous traiterons d'abord brièvement des trois [241]
dernières pour nous concentrer ensuite sur la plus importante d'entre elles, la police
d'absorption.

Les prétentions de la police de constituer une instance autonome de réglementa-


tion ne sont nulle part plus évidentes que lorsqu’elle élabore les articles de son man-
dat de surveillance interne des activités politiques. Notre discussion d'un extrait du
Rapport Mackenzie a montré que le Service de sécurité de la GRC s'était lui-même
inventé comme une agence opérant à la marge de la légalité. Au Canada, les commis-
sions d'enquête de 1977 ont établi que le mandat du Service de sécurité avait été
fabriqué à partir d'un assemblage hétéroclite d'ordonnances confidentielles éma-
nant du pouvoir exécutif, d'avis juridiques et de directives internes du Service
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 238

(Brodeur, 1981) 64 . En effet, lorsqu’en 1978 la Commission Keable a interrogé les


responsables du Service de sécurité de la GRC sur la source de son mandat, ils ont
chargé leurs avocats de déposer comme pièces à conviction quelques pages du Rap-
port Mackenzie de 1969. Non seulement ce rapport oublié n’avait-il pas force de loi,
mais sa thèse principale était ironiquement d'affirmer qu'un service de renseigne-
ment ne pouvait opérer en conformité avec la loi. Dans le cas des États-Unis, Frank
Donner (1980) a fourni une démonstration indiscutable que les activités internes de
renseignement du FBI étaient menées en vertu d'une interprétation laxiste d'une
soi-disant directive du président Franklin D. Roosevelt.

L’exploitation du crime à des fins politiques est une pratique policière particuliè-
rement flagrante dans le domaine spécifique de la police des « mœurs » (lutte contre
la prostitution, les jeux d'argent, les stupéfiants et l'alcool). Les maisons de débau-
che ont été traditionnellement protégées à des fins de cueillette de renseignements
et de chantage. Edward Jay Epstein (1977) a fourni un saisissant exemple de gestion
du crime en montrant que J'administration Nixon projetait d'utiliser l'agence amé-
ricaine de lutte antidrogue (Drug Enforcement Agency [DEA]) comme instrument
politique à ses fins et était en voie d'y parvenir lorsque le scandale du Watergate a
éclaté. Une forme extrême d'exploitation du crime est l'utilisation d'agents provo-
cateurs pour « stimuler » la délinquance. Cette pratique est une source de préoccu-
pation majeure tant aux États-Unis (Marx, 1974 ; 1980 ; 1981) qu'au Canada (Bro-
deur, 1992b).

Le recours de la police aux services d'informateurs et de délateurs salariés in-


tègre toutes les caractéristiques de la haute police, dont cette pratique découle
directement. La dépendance croissante de la police envers [242] des informateurs
qui se fondent parmi ceux qu’ils infiltrent est bien documentée, de nombreuses révé-

64 Donnant suite aux recommandations de la commission McDonald, le gouvernement


fédéral a créé en 1984 le Service canadien de renseignement de sécurité. La loi
instituant ce service en précise le mandat. Depuis la fin de la guerre froide, ce
mandat a besoin d'être mis à jour. Le Service se livre à cette opération sans
consultation extérieure (Brodeur, 1997). Ajoutons que le gouvernement s'est
longtemps gardé de légiférer sur la puissance montante dans le monde du rensei-
gnement de sécurité, le Comité sur la sécurité des télécommunications. En dépit
des appels répétés du Commissaire du Centre de la sécurité des télécommunica-
tions depuis 1997, le gouvernement s'est abstenu d'encadrer l'action du CST par
une législation (Commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications,
1998, p. 13). Il aura fallu les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis
pour que le gouvernement se décide enfin à proclamer une loi sur le CST. Il en a
profité pour étendre considérablement ses pouvoirs. Voir Brodeur et coll., 2003.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 239

lations sur cette question ayant été faites tant au Canada qu'aux États-Unis 65 . À
cet égard, le rapport établi par le juge Charles D. Breitel (1980) dans le cadre d'une
poursuite civile intentée par le Parti des travailleurs socialistes des États-Unis
contre le procureur général des États-Unis est particulièrement digne d'attention.
Le rapport montre non seulement que ce parti était littéralement infesté d'informa-
teurs du FBI, mais il révèle aussi que le Manual of Instructions du FBI est venu à
toutes fins utiles combler un vide juridique pour les questions relatives à l'infiltra-
tion et au contrôle des informateurs. (Ce sujet relève davantage d'un « trou
noir »juridique que de la proverbiale « zone grise » ; le policier-législateur y trouve
un champ privilégié pour l'exercice de ses prérogatives de fait.) Ainsi, le juge Breitel
a-t-il écrit :

[Die 1961 à 1971 environ,le FBI conduisit un programme de contre-espionnage


(Cointelpro) à l'encontre du SWP (Socialist Workers Party) et du YSA
(Young Socialist Alliance) [Alliance des jeunes socialistes]. Ce programme,
appelé SWP Disruption Program [programme de déstabilisation du SWP],
consistait en partie pour le FBI à diffuser des renseignements destinés à
nuire au fonctionnement du SWP et du YSA [...]. Au nombre des tactiques
utilisées dans le cadre de ces programmes, mentionnons la divulgation à la
presse des dossiers criminels de candidats du SWP, l'envoi de lettres ano-
nymes aux membres du SWP et à ses partisans ainsi qu'aux conjoints et aux
employeurs des membres du parti. Le rôle joué par les informateurs dans les
programmes de contre-espionnage consistait en partie à fournir au FBI des
renseignements pouvant être utilisés dans des lettres anonymes et à lui si-
gnaler les effets de ces programmes de contre-espionnage. L’enquête du FBI
sur le SWP et le YSA a été menée conformément aux directives contenues à
la Section 87 du Manual of Instructions du FBI [le « Manuel »] Depuis au
moins 1960 jusqu’à 1976, la Section 87 du Manuel enjoignait les bureaux ré-
gionaux du FBI de recruter des informateurs à tous les niveaux des organi-
sations qui, comme le SWP et le YSA, faisaient l'objet d'enquêtes de sécuri-
té intérieure... Quelque 55 informateurs du FBI occupèrent un poste ou sié-
gèrent à un comité au sein du SWP et du YSA entre 1960 et 1976 (Breitel,
1980, p. 4-5 ; c'est nous qui traduisons).

65 Frank Donner affirme que quelque 37 000 informateurs rémunérés ont été mis à
contribution par le FBI de 1940 à 1978, cette évaluation étant considérée
« conservatrice » (1980, p. 137). Les Rapports Keable et McDonald contiennent
des descriptions détaillées de l'emploi d'informateurs par la police (Québec,
1981).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 240

[243]

Enfin, il est bien connu que la police recrute des informateurs parmi les person-
nes qui font face à des accusations criminelles, accusations qui sont abandonnées en
échange de renseignements. Trois des caractéristiques de la haute police dont nous
avons précédemment discuté, soit la complémentation des lois existantes, l'exploita-
tion du crime et le recrutement d'informateurs, sont donc partie prenante dans la
question de l'infiltration 66 .

Bien que significatives, les connexions que nous avons établies jusqu’ici
l’annoncent pas de façon univoque un mouvement de transition vers la haute police.
Cependant, tous les pays occidentaux possèdent maintenant des centres qui procè-
dent à l'informatisation accélérée des renseignements criminels, ce qui décuple les
pouvoirs d'absorption de l'information des forces policières. Ce fait nous apparaît
d'une importance décisive.

Tony Bunyan (1976) a prédit qu’en 1979 au plus tard, le Centre informatique na-
tional de la police britannique (British Police National Computer Unit) compterait
dans ses dossiers plus de 36 millions de noms et d'entrées, la plupart concernant des
véhicules automobiles. En 1982, aux États-Unis, les dossiers criminels de plus de 36
millions de personnes étaient conservés sous forme de données informatiques (Slade
et Biddle, 1982). C'est le FBI qui gère le Centre national de renseignements crimi-
nels (National Crime Information Center [NCICI). Le Système expérimental d'analy-
se et de récupération des dossiers criminels (Electronic Analysis and Retrieval of
Criminal Histories, Projet SEARCH) est une annexe permanente du NCIC (sous l'ap-
pellation de Computerized Criminal Histories - NCIC, ou NCIC-CCH) et contient 1,3
million de dossiers criminels. On pourrait multiplier les acronymes : par exemple,
l'Agence de sécurité nationale des États-Unis (National Security Agency [NSAI)
avait dressé sous l'appellation de MINARET une liste de surveillance des protesta-

66 L'exacerbation de l'insécurité par la diffusion de rumeurs est également une


caractéristique marquante du recours à des informateurs par la police. Le Rap-
port Keable cite un document de la GRC sur les tactiques antisubversives, qui af-
firme : « Nous avons conjuré la renaissance souvent évoquée du FLQ (Front de
libération du Québec) en 1971 par un simple retournement de -rios politiques an-
térieures -retournement inspiré des théories du Dr Gustav Morf et autres sur la
dynamique de groupe des associations secrètes. Au lieu de stocker nos rensei-
gnements, nous les avons distribués à des personnes que notre psychologue
considérait comme particulièrement impressionnables parmi les membres de cel-
lules en émergence. Les cellules en question, surestimant l'étendue de nos
connaissances à leur sujet, se sont dissoutes comme par magie » (cité dans Qué-
bec, 198 1, p. 250).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 241

taires de la guerre du Vietnam. Au Canada, la GRC dirige le Centre d'information de


la police canadienne (CIPC) et plusieurs provinces possèdent leur propre centre in-
formatisé de renseignements sur le crime, tel que le Centre de renseignement poli-
cier du Québec (CRPQ). À la suite des attentats de septembre 2001, une agence du
ministère américain de la Défense (Defense Advanced Research Projects Agency
[DARPAI - Agence des projets de recherche avancée pour la défense) se propose de
créer un « Big Brother » discret. Il s'agit du « Total Information [244] Awareness »
(Vigilance Information Totale), qui se propose de mettre en réseau un nombre consi-
dérable de banque de données, appartenant tant à l'État qu’au secteur privé. Ce pro-
jet sera réalisé par des firmes privées pour le gouvernement des États-Unis. Comme
il ne sera complété, au mieux, qu’en 2006, il est difficile de se prononcer sur ses
conséquences.

On justifie l'établissement de tels centres de données informatisées par les be-


soins présumés en matière de répression du crime. Le point qui mérite véritablement
d'être souligné, c'est que la débauche incontrôlée dans le stockage de renseigne-
ments criminels est susceptible de transformer la nature de l'action policière. Par la
seule force de son poids, l'accumulation des renseignements criminels, dont l'enver-
gure est peu ou prou réglementée par la loi, peut insensiblement mettre en place les
prémisses d'une surveillance générale, ce qui réaliserait l'ambition la plus démesurée
de la haute police.

Quelques auteurs minimisent l'importance de ces préoccupations. Kent Colton


(1978) et Peter Manning (1988 ; 1992) estiment que l'on a exagéré l'efficacité de
l'informatique dans le domaine de la police. Dans le même ordre d'idée, le numéro de
septembre 1982 de la revue Police Magazine avait pour titre Police and the Compu-
ter : Still Working Out the Glitches (La police et l'ordinateur : on travaille encore à
résoudre les problèmes techniques) 67 . D'autres auteurs prennent la défense du
système qui se met en place. On peut distinguer à cet égard quatre lignes distinctes
de défense.

- Selon Richard Morgan (1980, p. 164), les policiers s'accordent sur le fait que
des renseignements sur les dissidents politiques ne devraient pas être re-
cueillis au hasard et que toutes les activités de cueillette de renseignements

67 Un article de Daniel Rosen dans ce numéro de Police Magazine est intitulé « Poli-
ce And the Computer : The Revolution That Never Happened » (« La police et
l’ordinateur : la révolution qui n'a jamais eu lieu » ; [Rosen, 1982]). Paradoxale-
ment, on trouve le même constat en 2002. Voir « Hard questions about softwa-
re », (article non signé), Law Enforcement News, vol. 28, no 586, 2002, p. 1 et 10.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 242

devraient être liées à la prévention d'un crime précis. On constate malheu-


reusement que dans la pratique, monter des dossiers à partir d'attitudes
soupçonneuses débridées est un exercice auquel la police peut se livrer en
toute impunité. De façon plus générale, nous dirons que la prévention du cri-
me est une catégorie si large qu'elle autorise l'enregistrement d'à peu près
n’importe quel type de renseignement. Le commissaire de la GRC Robert
Simmonds a effectivement déclaré devant la Commission McDonald que n'im-
porte quel renseignement conservé dans les banques de données gouverne-
mentales pouvait se révéler crucial en cas d'urgence : par exemple, la police
[245] pourrait rechercher le dossier médical d'un pirate de l'air afin d'y
trouver des indices sur son profil psychologique (Vastel, 1981). Lors d'une
entrevue accordée à un journal, Simmonds a réclamé que la loi accorde à la
police un droit d'accès à toutes les banques de données fédérales. Il a ajouté
que la police trouverait de toute façon le moyen d'accéder à l'information
dont elle avait besoin et qu’en légalisant le processus, on rendrait seulement
celui-ci moins coûteux et plus efficace (Préfontaine, 1980). Notre problème
va donc beaucoup plus loin que l'emploi d'ordinateurs par la police.

- À l'instar des collègues qui ont contribué à l'ouvrage collectif de Lance


Hoffman (1980), Alan Westin soutient que l'utilisation d'ordinateurs da
« pas encore » conduit la police à « recueillir plus de renseignements person-
nels indiscrets ou confidentiels » (1980, p.173 ; nous soulignons) que par le
passé (les observations qui ont été formulées en 1982 dans la revue Police
Magazine, comme celles de Colton [978], se résument à un impatient « nous
den sommes pas encore là »). Toutefois, comme l'a souligné la Commission
d'examen de la protection de la vie privée des États-Unis (United States
Privacy Protection Study Commission, 1977), les ordinateurs ne sont pas de
simples entrepôts de données ; leur véritable potentiel repose sur la mise en
relation de données déjà disponibles. L’envahissement de la vie privée ne se
mesure pas uniquement par la profondeur de pénétration dans l'intimité per-
sonnelle, mais également par l'ampleur de l'information traitée. Bien enten-
du, les ordinateurs sont en eux-mêmes incapables d'intrusion ; toutefois, le
prestige du traitement informatique peut transformer en un système de
pseudo-connaissances les ragots des informateurs de police et les erreurs de
saisie commises par des préposés à l'informatique inexpérimentés 68 .

68 Margot Slade et Wayne Biddle (1982) mentionnent que le Bureau américain de


l'évaluation de la technologie (Office of Technology Assessment) a constaté,
après examen d'un échantillon de dossiers criminels informatisés du FBI, que
près de la moitié des dossiers comportaient des erreurs ou étaient incomplets.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 243

- Jerome Daunt (1980, p. 191), un agent du FBI, soutient que les ordinateurs
de la police ne conservent que ce qui relève du domaine public (le dossier cri-
minel, soit la notoire « feuille de route »). En effet, dans la cause Paul v. Da-
vis (1976), la Cour suprême des États-Unis a refusé d'étendre la protection
gouvernementale de la vie privée à la diffusion de renseignements relevant
de la justice pénale (pour la raison douteuse qu’une arrestation par la police
ne serait guère une affaire privée). Cela signifie-t-il qu’une personne arrêtée
sous une fausse [246] inculpation traînera toujours cette accusation dans un
dossier accessible au public et pourrait demeurer captive « d'une prison in-
formatique où tout crédit bancaire est impossible et tout emploi par avance
refusé » (Katzenbach et Tomce, 1973, p. 65) ? Par ailleurs, la position de
Daunt présuppose que toutes les données informatisées relèvent du domaine
public, ce qui pourrait à la rigueur être vrai dans le cas de certains program-
mes informatiques du NCIC, mais est massivement faux en ce qui concerne
les banques de données plus voraces des forces policières locales, qui éta-
blissent des listes de suspects 69 (ALERT : Automated Law Enforcernent
Response Team de Kansas City) et de présumés toxicomanes (IIS : Identifi-
cation and Intelligence System de l'État de New York). Il existe un grand
nombre de ces systèmes locaux aux États-Unis et au Canada. Qu’ils soient ou
non enregistrés dans un ordinateur, les dossiers médicaux ne relèvent pas du
domaine public ; pourtant la police demande l'accès légal à ces dossiers. La
Commission d'enquête sur la confidentialité de l'information en matière de
santé de l'Ontario (Ontario, 1980) a montré que la police avait largement eu
accès aux dossiers médicaux gérés par des médecins-informateurs qui vio-
laient ainsi leur serment professionnel.

- On pourrait invoquer les nombreuses législations sur la protection de la vie


privée pour faire valoir que les lois nous protègent contre les atteintes à la
vie privée. Toutefois, la Commission américaine d'études sur la protection de
la vie privée a souligné que « le défaut de cette loi - le US Privacy Act de
1974 - de prendre en considération l'impact des progrès technologiques sur
les libertés individuelles et la vie privée » (United States Privacy Protection
Study Commission, 1977, p. 53) a sensiblement affaibli ses garanties. Cette
même critique peut s'appliquer à la législation canadienne sur la protection
de la vie privée. Le projet de loi C-43, qui se voulait en partie une loi sur la
protection de la vie privée, a été adopté par le Parlement du Canada en juin

69 Selon Albrecht Funk et Falco Werkentin (1978), la police allemande recueille des
données sur des personnes considérées comme des « quasi-suspects » (verdach-
tnâhe).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 244

1982. Cette loi protège davantage les prérogatives de l'État quant à son ac-
cès aux renseignements personnels que le droit à la vie privée du citoyen. Elle
da pas fait, depuis son adoption, l'objet d'amendements significatifs pour ce
qui est de la protection de la vie privée des Canadiens.

Ainsi, il y a lieu de s'inquiéter que la police, dont le mandat est de protéger et de


servir la collectivité, donne naissance à un monopole d'État [247] régnant sur une
communauté artificielle qui ne serait plus q1iune doublure spectrale de données in-
formatiques infiniment disponibles à la manipulation et au contrôle. Ce processus
n’est sans doute pas plus délibéré que ne l'était la transformation, pour des raisons
pratiques, des permis de conduire en cartes d'identité. Nous devons toutefois re-
connaître, avec Christopher Pyle, qu’« une fois nées, les banques de données politi-
ques semblent croître par les processus normaux d'accrétion bureaucratique »
(1972, p. 103). Des choses en apparence inoffensives engendrent quelquefois des
résultats imprévus et non voulus. La haute police est, en soi, moins un mal qu’une me-
nace. Après tout, la France, qui maintient cette forme de police depuis plus de trois
siècles, demeure toujours une démocratie vivante. La haute police ne manquera pas
néanmoins de provoquer une érosion sensible (sinon grave) des libertés si elle demeu-
re incontrôlée.

Haute police et haute redevabilité

Retour à la table des matières

Les enquêtes gouvernementales et les controverses publiques sur la police des


activités politiques ont adopté une approche centrée sur la déviance policière. Celle-
ci présuppose que les activités injustifiées de la police en ce domaine ne consistent
qu’en des agressions effectives et illégales de policiers contre des citoyens au sein
leur vie privée. Cette approche aborde le problème sous l'angle de la « basse police »
ou police de droit commun. Ce faisant, elle rejette inconsciemment un autre modèle,
plus approprié, du travail de la police en général et de la police politique en particu-
lier. Cet autre point de vue met en évidence les similitudes et les recoupements en-
tre le travail spécifique de la police politique et le travail de la police en général. Les
tendances actuelles, en particulier les avancées dans la technologie informatique,
rendent l'attrait du modèle de la haute police plus irrésistible. Ces deux modèles
entraînent des solutions différentes au problème du contrôle de la police et de ses
ingérences inacceptables dans la vie politique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 245

Tout en refusant de céder à ce qu'on pourrait péjorativement appeler « la gran-


de peur de l'informatique », nous n’en souhaitons pas moins souligner que la distinc-
tion juridique traditionnelle entre le privé et le public est en train de devenir socia-
lement obsolète. Elle devrait être remplacée par une triple distinction entre ce qui
ressort au domaine public, ce qui est enregistré dans les banques de données mainte-
nues par divers [248] organismes et agences et ce qui demeure encore privé.
L’ampleur des renseignements stockés dans cette zone intermédiaire incertaine qui
se situe entre le domaine public et le domaine privé semble toujours augmenter au
cours des ans et l'étendue de cette zone est en train d'empiéter sur les territoires
limitrophes du public et du privé. Nous croyons que l'on devrait avoir le souci de ne
pas laisser cette bande intermédiaire devenir une colonie de la police.

Comment peut-on y arriver ? La réponse la plus ordinaire est que l'on devrait
mettre en place des mécanismes de contrôle de l'action policière et la soumettre
ainsi à une forme d'obligation de rendre des comptes (de redevabilité). Le contrôle
est toutefois un exercice qui ressemble fort à l'action policière. De la même façon
qu’il existe deux modèles de police, ne pourrait-il pas y avoir deux paradigmes pour le
contrôle de la police, à savoir le haut contrôle et le bas contrôle ? Nous croyons ainsi
que l'adoption d'une approche centrée sur la déviance policière qui s'en remettrait à
la poursuite devant les tribunaux des policiers ayant violé la loi, est l'exemple achevé
d'une tentative futile de contrer les abus de la haute police par les moyens inadé-
quats du bas contrôle. On devrait donc se demander s'il ne se trouveraient pas cer-
taines caractéristiques de la haute police qui pourraient servir à élaborer une stra-
tégie de haut contrôle. Au moins deux de ses caractéristiques s'y prêteraient. Pre-
mièrement, la haute police n'est pas une entreprise ponctuelle ; elle se poursuit sans
relâche et implique par conséquent une continuité systématique dans le temps.
Deuxièmement, elle se concentre sur la prédiction d'événements futurs à partir d'un
traitement de l'information ; ces prévisions ont pour fin de conjurer l'avènement de
phénomènes indésirables par l'élaboration subséquente de politiques d'évitement.

Par conséquent, le haut contrôle nécessite d'abord une base institutionnelle


permanente à partir de laquelle il peut être exercé de façon indépendante. Ainsi, en
France, la Commission nationale sur l'informatique et les libertés (CNIL) a pour man-
dat explicite de veiller à ce qu'aucune application de la technologie informatique ne
porte atteinte aux libertés civiles. Ensuite, la somme des données que nous possé-
dons présentement sur la haute police doit être transformée en un ensemble cohé-
rent de connaissances nous permettant d'agir efficacement pour prévenir ce qui
menace la société ouverte.

[249]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 246

Mais encore une fois, qu’est-ce qui nous incitera à agir dans ce sens ? Peut-être
rien de moins qu’une conversion idéologique qui nous ferait réaliser combien nous
sommes devenus vulnérables. Il est consternant de voir la façon dont nous sommes
présentement influencés par la psychologie des profondeurs, qui conçoit l'esprit
humain comme une sorte de banque intérieure de données. Cette machine intérieure,
enfouie au plus profond de nous-mêmes, est réputée si difficile d'accès que seul un
expert en psychologie peut extraire quelques-uns de ses secrets refoulés. Cette
idéologie de l'intériorité nous apparaît complètement désuète en raison des change-
ments qui se produisent de façon incontrôlée dans la société. En tant que sujets hu-
mains, nous sommes la cible d'un processus d'objectivation qui nous transforme en
un ensemble de traces qu’on peut indéfiniment extraire pour les projeter à l'exté-
rieur. Il est donc trop tard pour sauver le peu de ce qui nous restait à l'intérieur ; il
s'agit maintenant de se préoccuper du statut de ce dont nous sommes quotidienne-
ment vidés.

Tableau 10. La haute police

Synthèse

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Basse police Haute police

Genèse Peel, Londres, 1829 d'Argenson, Paris, 1697-1715

Modèle intuitif police criminelle traditionnelle police politique : les SRS

But répression du crime et sup- maintien des rapports de domi-


pression des signes visibles du nation
désordre

Spécificité - opérations en théorie res- - opérations incompatibles


pectueuses de la légalité avec l'esprit sinon la lettre
de la loi
- forte exigence de reddition - faible exigence de reddition
de comptes de comptes
- répond à un législateur - opère par décret et déve-
indépendant loppe ses propres règles

Relation au doit être, au regard de la loi, élément stratégique qui peut


crime réprimé être exploité au sein d'un rap-
port de forces
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 247

Basse police Haute police

Moyens - dissuasion par la visibilité - intimidation par le secret


policière
- enquête judiciaires et ren- - le renseignement général
seignement criminel
- recrutement de témoins - déstabilisation par l'infil-
protégés (délateurs) tration clandestine

[250]

Difficulté différencier déviance de différencier dissidence légiti-


mœurs et prédation criminelle me, subversion criminelle et
terrorisme violent

Évolution en voie de rapprochement en expansion rapide due à l'ex-


vers la haute police à travers plosion de la criminalité de
la lutte contre la criminalité réseau et de technologie de
organisée et l'utilisation de la l'information
technologie

Abus appré- brutalité et corruption absorption de l'État par la


hendés police = État policier

Solution typi- arrestation et poursuite des surveillance, manipulation et au


que d'un pro- responsables devant les tribu- besoin rafles conduisant à la
blème naux détention préventive

Conséquence ignorance des facteurs sys- conflit avec la police judiciaire


témiques

Effet à long érosion de la vie privée <--> disparition de la vie privée


terme
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 248

[255]

Troisième partie:
Renseignement et politique

Chapitre 8
Bleus et gris :
l’alliance méfiante 70

L'expansion de la haute police

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Plusieurs auteurs ont déjà affirmé que les forces policières publiques ne déte-
naient plus le monopole de l'activité de police dans les sociétés modernes (Bayley et
Shearing, 1996 ; Johnston, 1992a ; 1998 ; Reiner, 1992a ; 1994). Leur argumentation
est généralement fondée sur le constat que de plus en plus ce sont des entreprises
privées qui assurent notre sécurité. En réalité, avec ses gardiens et sa technologie
avancée de surveillance, l'industrie de la sécurité privée se substitue davantage à la
police traditionnelle qui patrouille les espaces publics en tenue, q1ielle ne remplace
les enquêteurs qui assurent la police judiciaire. Il existe bien sûr des enquêteurs
privés, mais dans la majorité des cas ceux-ci oeuvrent dans des champs bien déter-

70 Une version préliminaire de ce chapitre a été publiée sous le titre de « Cops And
Spooks : The Uneasy Partnership >>, dans Police Practice and Research, vol. 1,
no 3, 2000, p. 299-321. Il est inédit en français. L’auteur en a fait la traduction
et la mise à jour.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 249

minés et ne sont que rarement perçus comme des éléments qui entament le monopole
policier de l'enquête criminelle.

La véritable remise en question de l'exclusivité policière en matière d'enquête


provient d'ailleurs. Pour commencer, nous ne mentionnerons qu'au passage le rôle des
forces armées dans les enquêtes sur certains crimes contre l'humanité. Bien qu'elle
ait un large appui dans l'opinion publique, la procédure d'identification et d'arresta-
tion de responsables de génocides, de « nettoyages ethniques » et de crimes de
guerre contre des populations civiles en est à ses premiers balbutiements, comme le
[256] démontrent les difficultés auxquelles les tribunaux pénaux internationaux
doivent faire face. On ne sait même pas, à l'heure actuelle, qui doit assumer la res-
ponsabilité de présenter les suspects devant les tribunaux internationaux, les mili-
taires n’exerçant ces fonctions de police qu’avec réticence.

Il existe cependant un autre type d'organisation qui pourrait bien commencer à


concurrencer les organisations de police conventionnelles dans le domaine de l'inves-
tigation de crimes majeurs : il s'agit des différents SRS. Ceux-ci ont longtemps été
actifs dans la répression de la violence à motifs politiques, idéologiques ou religieux,
à savoir le terrorisme. Au Canada, il existe deux agences fédérales censées travail-
ler de concert dans la prévention et la répression du terrorisme. La première est le
SCRS, qui est, comme on l'a vu au chapitre précédent, une agence civile de rensei-
gnement de sécurité, et l'autre est la GRC, un organisme de police national 71 . Ce-
pendant, d'après l'ensemble de la recherche et des rapports de presse, ces deux
agences agissent autant comme des compétiteurs que comme des partenaires. Com-
me nous le verrons, la situation canadienne est loin de faire exception sur ce point.
(Farson, 1990 ; Cléroux, 1990 ; Lester, 1998)

Ce chapitre fait l'analyse de l’implication des SRS de plusieurs pays occidentaux


- ce que nous avons désigné dans le chapitre précédent comme la haute police - dans
des activités qui ont longtemps été la chasse gardée de la police judiciaire tradition-
nelle, c'est-à-dire la lutte contre la criminalité de droit commun, sans motif politique
ou idéologique. Nous procéderons en trois temps : premièrement, nous décrirons les
tendances qui émergent dans l'activité de police (policing), dans l'évolution des so-
ciétés et dans celle de la conjoncture politique, en examinant dans quelle mesure ces
développements fondent l'affirmation d'un nouveau rôle des SRS dans le champ de la
basse police. Deuxièmement, nous évaluerons l'importance effective de l'investisse-
ment de ces services dans certaines activités d'enquête criminelle, à l'heure actuel-

71 Toutes les organisations policières du Canada sont tenues d'assister le SCRS


dans sa lutte contre le terrorisme. Cependant, la loi donne à la GRC un mandat
spécifique en ce qui concerne la sécurité nationale.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 250

le. Finalement, nous présenterons un pronostic sur la nature et l'ampleur de cet in-
vestissement dans le futur.

Tendances et théories

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Parmi les nombreuses tendances qui peuvent avoir un effet sur les activités poli-
cières, il y en a deux qui méritent une attention particulière. La [257] première est
de nature sociologique. Nous éviterons le jargon du postmodernisme et redirons sim-
plement ce qui est devenu une évidence : nous sommes entrés dans l'« ère de l'in-
formation » 72 . Cette tendance a pour résultat que l'activité de police est de plus en
plus conçue comme reposant sur la production de renseignements. Formulant une
généralisation audacieuse, Ericson et Haggerty sont allés jusqu’à définir le policier
comme un « travailleur du savoir » (knowledge worker) (1997, p. 21), risquant ainsi de
diluer le caractère spécifique du travail policier. En effet, outre les policiers, il exis-
te un nombre élevé de professionnels que l'on serait justifié de décrire comme des
« travailleurs du savoir ». La position d'Ericson et Haggerty den constitue pas moins
une analyse perspicace d'une partie de plus en plus importante du travail de la police.

La seconde tendance - il s'agit, au vrai d'un fait, qui a déterminé une tendance –
n’est pas moins présente dans la littérature spécialisée et dans les médias d'infor-
mation : il s'agit de la fin de la Guerre froide, au sujet de laquelle tout scepticisme
belliqueux devrait maintenant s'être dissipé. L’effondrement du rideau de fer a eu
pour conséquence de faire disparaître une des principales raisons d'être de certains
SRS, comme la CIA aux États-Unis, le SCRS au Canada, la Direction de la surveillan-
ce du territoire (DST) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en
France, et les M15 et M16 (Military Intelligence 5 et 6) au Royaume-Uni : endiguer
l'expansion de l'Union soviétique et de ses satellites. À cet égard, plusieurs livres et
rapports qui critiquent durement la performance de ces services et vont jusqu’à dou-
ter de leur utilité, ont été publiés depuis 1989 (Bissel et coll., 1997 ; United States

72 Le lecteur trouvera sur le sujet une argumentation particulièrement convaincan-


te chez Castells (1996-1998), particulièrement au volume I.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 251

Congress, 1997). Autant la presse 73 que les experts des milieux du renseignement
semblent s'entendre sur l'idée que l'ensemble des SRS traverse aujourd'hui une
crise profonde - certains allant même jusqu'à réclamer leur abolition (Draper, 1997 ;
Weiner, 1995).

Ces deux tendances sont exploitées de concert dans l'argumentaire suivant : si,
d'une part, on affirme que le renseignement doit être le nouveau moteur de la police
et si, d'autre part, on remet en cause la pertinence d'une partie importante du man-
dat traditionnel des SRS, il semble évident qu'il serait opportun de réinvestir l'ex-
pertise de ces derniers en matière de renseignement dans la lutte contre la crimina-
lité. L’idée que l'expérience des SRS en cueillette et analyse de l'information devrait
être mise à profit en matière d'enquête criminelle est également justifiée par la
[258] nature transnationale de certains crimes, au premier chef, le blanchiment de
l'argent. Certains auteurs alarmistes ont même suggéré que le crime organisé trans-
national avait tout simplement pris la place du communisme comme principale menace
sécuritaire à l'échelle mondiale (Nicaso et Lamothe, 1995 ; Sterling, 1990 ; 1994).
Ayant adopté les principes de l'économie de marché, les pays de l'ancien bloc sovié-
tique ont tenu un raisonnement similaire, plaçant leurs puissantes mafiyas dans le
collimateur de leurs SRS.

Cependant, comme Robin Naylor (1995) l'a démontré, la simple substitution de la


lutte contre le crime organisé à la Guerre froide exagère la capacité des mafias de
nuire et, ce qui est plus grave, révèle une mauvaise compréhension de leurs ambi-
tions. Il y a une différence fondamentale entre corrompre un fonctionnaire pour
obtenir sa complaisance et vouloir carrément le remplacer dans toutes ses fonctions.
Par exemple, s'il peut être profitable à des organisations criminelles d'acheter la
tolérance de la police ou des tribunaux, il n’y a toutefois aucun intérêt pour elles à se
substituer aux forces de police ou au système pénal comme tels et d'ambitionner de
remplir leurs fonctions, ce qui ne manquerait pas de leur conférer une visibilité
qu'elles tentent par principe d'éviter. Il est donc trop simple de concevoir la lutte
contre le crime organise comme la poursuite de la guerre froide avec les mêmes
moyens, mais contre d'autres cibles. Ceci étant admis, on aurait tort de s'abstenir
de réfléchir aux recoupements manifestes entre, d'une part, l'activité des forces
de police et celle des SRS et, d'autre part, la sécurité intérieure et la sécurité ex-

73 Par exemple, l'éditorial (non signé, comme le veut la tradition anglo-saxonne) du


New York Times du 8 mai 1994, intitulé « Badly Needed Intelligence » (section
4, Week in Review, p. 16).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 252

térieure. Il semble que ces interfaces, du moins en ce qui concerne le rôle potentiel
des SRS dans le champ de l'enquête criminelle, soient de quatre types 74 .

Les nouvelles formes de terrorisme

La lutte contre le terrorisme est au cœur du mandat des SRS dans tous les pays.
Selon les statistiques du ministère des Affaires étrangères des États-Unis, les inci-
dents reliés au terrorisme international ont décru de 54% de 1987 75 à 1998. Ce-
pendant, le terrorisme a effectué un retour aussi spectaculaire que dévastateur
avec les attentats de l'extrême-droite à Oklahoma City et, surtout, avec les atten-
tats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et contre le Pentagone. Le
terrorisme international [259] a jusqu’ici été conçu comme une criminalité poursui-
vant des fins politiques. Le terrorisme palestinien continue de correspondre à ce
modèle. De nouvelles formes du terrorisme constituent cependant une nébuleuse
d'une violence extrême, à laquelle il est difficile d'assigner des motivations univo-
ques. Y sont regroupées la violence des milices racistes, celle des militants contre
l'avortement et de certains défenseurs des droits des animaux ; on y trouve égale-
ment des meurtres à grande échelle, perpétrés par des sectes religieuses, comme la
secte japonaise Aum Shinrikyo. En général, les experts s'entendent sur le fait que
ces crimes sont différents de la masse des infractions de droit commun, sans être
toutefois accompagnés des revendications politiques typiques du terrorisme classi-
que (Kelly et Maghan, 1998). Le « narcoterrorisme » et les autres formes de violence
criminelle organisée tombent dans une catégorie intermédiaire : leur motif est pécu-
niaire, mais leur moyen est le même que celui du terrorisme : provoquer la terreur
générale au sein de la population et de l'appareil d'État (par exemple, en Colombie).

De toutes les formes de terrorisme, celle qui se revendique de l'Islam est à


l’heure actuelle la plus obsédante. Il est toutefois capital de reconnaître que les
manifestations de ce terrorisme sont hétérogènes : elles s'étendent des attentats
du groupe AI-Qaida suscités par l'intégrisme religieux le plus intransigeant, au ter-
rorisme politique pratiqué par les factions palestiniennes comme le Hamas, en pas-
sant par les fatwas prononcées en Iran contre un écrivain irrévérencieux (Salman

74 Même si on ne s'attardera pas ici sur cette évidence, rappelons que les actes
terroristes sont des crimes dans tous les pays. Il s'ensuit que toute organisation
antiterroriste est de ce fait automatiquement impliquée dans des activités de
lutte contre la criminalité, au sens large du terme.
75 Voir « Harpers Index », Harpers, décembre 1998, p. 13 et 77 (pour les sources).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 253

Rushdie) et, au Nigeria, contre une journaliste de mode qui a affirmé, en novembre
2002, que le prophète Mahomet aurait pu choisir sa femme parmi les candidates au
titre de Miss Monde. À cause de cette diversité apparemment irréductible, les ex-
plications du phénomène qui ont été proposées forment un véritable éventail de ce
qui est concevable et où se trouvent, aux deux extrémités, le conflit de civilisation
(Huntingdon, 1997) et le nihilisme (Glucksman, 2002).

Le prototerrorisme

Nous utilisons cette expression pour désigner tous les actes visant à appuyer le
terrorisme en tant que tel : trafic d'armes, de matériel explosif et de substances
dangereuses, incluant par exemple les tentatives de subtiliser des ogives nucléaires
sur le territoire de l'ex-URSS.

[260]

Les substances dangereuses sont d'un intérêt tout particulier de nos jours. On
peut les classer en trois catégories. Les substances radioactives, les agents chimi-
ques et les agents biologiques. On trouve dans la catégorie des substances radioacti-
ves des matières fissiles pouvant servir à la fabrication d'armes nucléaires (uranium
235, plutonium 239) et d'autres substances qui, bien que non fissiles, pourraient
être utilisées par des terroristes pour leur radioactivité (césium 137, strontium 90
et cobalt 60), sans compter les déchets radioactifs 76 (Joutsen, 1998, p. 235). De-
puis la fin de la guerre froide les réacteurs nucléaires, les usines de transformation
des matériaux et les arsenaux d'armes de destruction massive ne sont plus aussi
bien protégés qu'ils l'étaient, surtout dans la Fédération russe. Cette situation est
la source de l'appréhension que des groupes terroristes pourraient trouver des ar-
mes nucléaires ou du matériel nucléaire militaire sur le marché noir, appréhension qui
a maintenant l’intensité d'une paranoïa.

Les agents chimiques datent de la Première Guerre mondiale et depuis,


d’immenses quantités de poisons variés ont été emmagasinées par plusieurs pays. Par
exemple, le sarin, le soman et le tabun, mis au point, produits et accumulés par l'Al-
lemagne avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale (Stock et Lohs, 1997, p. 25).

76 Dans ces cas, il s'agit de faire exploser un explosif chimique conventionnel qui
disséminera le matériel radioactif (une bombe radiologique, appelée « bombe sa-
le » [dirty bomb]) dans le but de semer la panique dans la population.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 254

Les armes biologiques sont constituées de micro-organismes variés et de virus


qui ont été adaptés pour servir d'armements. Elles causent des maladies et la mort
chez les plantes, les animaux et les humains, à grande échelle. Leurs proches pa-
rents, les toxines à usage militaire, sont des composés chimiques pouvant causer
l'infirmité ou la mort, adaptés pour l'utilisation stratégique (Geissler et Haynes, 199
1, p. 3).

La menace posée par ces armes s'est tragiquement révélée bien réelle à Tokyo,
en mars 1995, alors que des membres de la secte Aum Shinrikyo avaient répandu du
gaz neurologique sarin dans le métro, tuant 12 passagers et en blessant plus de
5 000 (Cole, 1997, p. 151-161). Cet attentat aurait pu faire un nombre de victimes
beaucoup plus considérable si les membres de la secte avaient mieux su comment
répandre le sarin. Le terrorisme étant la stratégie du plus faible, l'armement biolo-
gique pourrait bien devenir son instrument de prédilection. En effet, déjà en 1969 un
comité des Nations Unies nous apprenait que « pour une opération à grande échelle
contre une population civile, chaque victime (casualty) pourrait coûter environ
2 000 $ par kilomètre carré si on utilisait des explosifs conventionnels, 800 $ avec
le nucléaire, 600 $ avec des [261] agents neurologiques et moins de 1 $ avec des
armes biologiques » (cité dans Livingstone et Douglas, 1984, p. 7).

Espionnage et contre-espionnage

Ces deux champs d'activité sont également au cœur des opérations de la plupart
des SRS. Comme nous le verrons plus loin, il est probable qu'on trouve dans ce sec-
teur le vrai substitut de la guerre froide. Comme la concurrence sur les marchés se
rapproche lentement de la guerre économique, les SRS se trouvent de plus en plus
souvent impliqués dans des activités de renseignement et de contre-espionnage éco-
nomiques. Ces opérations ne sont pas directement liées à l'activité de police, bien
que la prévention du vol de propriété intellectuelle, implicite dans le concept de
contre-espionnage économique, relève directement de l'application de la loi. La cueil-
lette offensive de renseignements économiques ne relève qu’indirectement de la
police. Ce type d'opération peut toutefois permettre de résoudre des crimes écono-
miques comme la contrebande, le blanchiment de l'argent, la contrefaçon de devises,
les transferts illégaux de technologie et la corruption d’officiels (par exemple, un
chargé de mission révélant contre récompense la stratégie de son pays dans des
négociations commerciales).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 255

L’immigration illégale

Le filtrage des demandes d'immigration et des réfugiés politiques fait partie du


mandat des SRS de plusieurs pays. Au Canada, le SCRS est explicitement mandaté
par la loi de conseiller le ministre en matière de demandes d'asile, d'immigration, de
visas et de citoyenneté (SCRS, 1997, partie IV). Le trafic massif d'immigrants illé-
gaux est en voie de rapporter plus au crime organisé que celui des stupéfiants. De-
puis que l'on sait que les attentats du 11 septembre 2001 ont été préparés dans des
communautés d'immigrés (en particulier, à Hambourg, en Allemagne), la lutte contre
l'immigration illégale ou hostile est devenue une préoccupation majeure des gouver-
nements occidentaux. Dans le cadre de telles activités, on peut donc prévoir qu’un
service de renseignements va recueillir de l'information sur les réseaux du crime
organisé qui se spécialisent dans ce genre de trafic.

[262]

Dans cette présentation de quelques points de contact entre l'activité de police,


l'application de la loi pénale et les renseignements de sécurité, nous nous sommes
limité à des activités qui ont toujours été considérées comme relevant clairement
des SRS (l'antiterrorisme, l'espionnage et le contre-espionnage, la surveillance des
étrangers sur le territoire national). Dans les faits, l'intersection entre les rensei-
gnements policiers et les renseignements de sécurité est potentiellement bien plus
importante, surtout si on tient compte de nouvelles formes de criminalité - par
exemple, le cybercrime (Barrett, 1997) - contre lesquelles les SRS pourraient bien
être plus efficaces que les organisations policières, grâce à leur plus grande experti-
se en cueillette et analyse de l'information. Nous reviendrons sur ce point dans la
dernière partie de ce chapitre.

Il ne semble pas déraisonnable d'anticiper que les SRS s'appuieront sur leur
mandat pour revendiquer un rôle de plus en plus important dans l'activité de police.
Il faut toutefois se garder de croire que les SRS se réinventeront un ennemi unique
comme au temps de la guerre froide, bien que la conjoncture actuelle de la « guerre
contre le terrorisme » se prête à cette substitution globale. Dans la prochaine par-
tie, nous tenterons d'évaluer l'importance actuelle de l'activité des SRS dans le
domaine de l'application de la loi pénale et jusqu’à quel point ceux-ci coopèrent avec
les organismes policiers (ou sont en concurrence avec eux).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 256

L'investissement actuel des SRS


dans l'application dans la loi

Retour à la table des matières

Tenter de mesurer l'implication des SRS dans l'activité de police est une tâche
ardue. Premièrement, ces organismes opèrent sous le voile du secret, puisque la plu-
part des pays protègent la confidentialité de leurs opérations sous diverses formes
du « secret de la défense ». Par exemple, contrairement aux policiers, les membres
des SRS ne témoignent presque jamais en public devant les tribunaux, aggravant
ainsi la difficulté d'évaluer leur rôle dans l'application des lois, au sens étroit du
terme. La plupart des sources qui nous sont accessibles sont donc incomplètes ou ne
se réfèrent aux opérations que de façon oblique. C'est notamment le cas des rap-
ports officiels produits par ces services.

En deuxième lieu, la supposée fin de la guerre froide est arrivée au début des
années 1990 et demeure, du point de vue historique, un événement relativement ré-
cent. Or, même quand elles ne sont pas militaires ou paramilitaires, les agences de
renseignements constituent des institutions [263] conservatrices, lentes à s'adapter
au changement. Il est donc probable que leur investissement dans des activités d'ap-
plication de la loi soit encore davantage de l'ordre du projet que de la réalité. Les
attentats du 11 septembre ont compliqué la situation davantage.

Enfin, reste la question méthodologique de la validité d'affirmations générales


sur des institutions qui risquent de différer considérablement d'un pays à l'autre -
même si leurs fonctions se ressemblent. Par exemple, la France possède un service
de renseignements entièrement intégré à la Police nationale ; ce service, les Rensei-
gnements généraux, a de tout temps participé à des activités ordinaires de police,
surtout en ce qui a trait à la régulation des jeux et paris. Malgré ces réserves invi-
tant à la prudence dans nos conclusions, nous allons poursuivre notre examen.

Le thème de ce chapitre - la convergence entre les forces policières et les SRS,


entre haute et basse polices - s'est d'abord ébauché lors de deux conférences qui
se sont déroulées en Suède, en 1997 et 1998. Les idées qui sont exprimées dans ce
chapitre étaient donc en gestation avant les attentats du 11 septembre 2001. Nous
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 257

profilerons ces idées sur l'horizon de ces attentats chaque fois que nous l'estime-
rons opportun. Il est cependant trop tôt pour faire l'analyse complète de la signifi-
cation de ces attentats sur le monde de la sécurité, parce que leurs conséquences
sur les institutions policières sont encore en grande partie à venir, puisque plusieurs
commissions d'enquête se penchent à l'heure actuelle sur la communauté du rensei-
gnement aux États-Unis.

Les conférences de Suède ont réuni des experts internationaux et avaient pour
but d'explorer l'évolution des SRS en Europe et en Amérique du Nord. Des commu-
nications présentées en 1998 ont fait état de la situation en Allemagne, en Belgique,
au Canada, en Espagne, en Estonie, en France, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Pologne,
au Royaume-Uni et en Suède. Les cas des États-Unis, de la Finlande, de la Norvège
et de la Suisse avaient été traités lors de la conférence de l'année précédente.

L’ensemble des intervenants s’est accordé pour dire que les SRS étudiés
s'étaient tous engagés dans la lutte contre le crime organisé ou s'apprêtaient à le
faire. Ce consensus imprévu parmi tous ces chercheurs ne prouve pas, en lui-même,
que les SRS se réorganisent en vue de s'engager dans des activités de police et
d'application de la loi pénale. Cependant, on y trouve clairement un indice de l'exis-
tence d'un phénomène important qui mérite de faire l'objet d'investigations plus
poussées. Nous [264] appuyant sur nos propres recherches, ainsi que sur celles de
nos collègues présents à ces conférences, nous croyons pouvoir montrer que le
consensus qui s'est dégagé de ces travaux n'était pas fortuit, mais fondé sur des
preuves documentaires solides. Il est inutile de préciser que nous ne pourrons passer
en revue l'ensemble des pays que nous venons de mentionner. Nous nous pencherons
sur les faits les plus significatifs.

Le renseignement, la sécurité économique


et la criminalité

Il est désormais clair que la « santé économique » fait partie de la définition de


la sécurité nationale dans toutes les démocraties occidentales, ainsi qu'au Japon. En
France, le ministère de l'Intérieur a créé, au début des années 1990, l'Institut des
hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), qui publie une revue intitulée Les
cahiers de la sécurité intérieure. En 1997, un numéro spécial des Cahiers, portant
sur le renseignement, comportait dans une première section un certain nombre d'ar-
ticles provenant de divers SRS français (IHESI, 1997). Comme plusieurs de ces ar-
ticles n’étaient pas signés, mais attribués à un officiel du service, ils peuvent être
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 258

considérés comme représentatifs de la position institutionnelle de l'agence dont ils


proviennent. Or, tous les articles - et en particulier ceux qui provenaient des deux
principaux SRS, la DST et la DGSE - présentent explicitement les questions de sé-
curité économique comme faisant partie intégrante de la sécurité intérieure françai-
se (IHESI, 1997, p. 21, 24 et 40). La situation est analogue au Royaume-Uni, où la
« santé économique » de la nation forme un élément essentiel de la sécurité nationa-
le. Comme le remarque Peter Gill, l'« espionnage » traditionnel des puissances étran-
gères est désormais remplacé par un effort interne de protéger le pays contre les
interventions étrangères menaçant sa santé économique (1998, p. 8-10). Au Canada,
le SCRS a mis sur pied, en 1993, la sous-section des Questions de sécurité économi-
que et de la prolifération (des armes) (QSEP) pour les mêmes raisons.

Les ramifications des questions de sécurité économique dans la sphère du droit


criminel sont reconnues en France, particulièrement en ce qui a trait au blanchiment
de l'argent (IHESI, 1997, p. 40 ; voir également Martre, 1994 et Pichot-Duclos,
1993). La situation est la même au Canada, comme le démontre une partie d'un rap-
port du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS),
où il est question de [265] la sous-section QSEP au sein du SCRS : « Ainsi, la QSEP a
enquêté sur plusieurs incidents qui, à notre avis, dont aucun lien prouvable avec un
gouvernement étranger, dont des activités avant tout criminelles » (CSARS, 1997, p.
14). M. Evan Potter, un des principaux experts canadiens en matière de sécurité éco-
nomique, reconnaît aussi volontiers l'importante intersection entre le contre-
espionnage économique et l'application de la loi pénale (Potter, 1998, p. 28).

Le crime organisé

La connexion entre l'activité policière et le renseignement de sécurité ne passe


pas uniquement par la protection de la santé économique. Dans le cas de la criminalité
organisée, l’engagement des SRS est souvent encouragé ou carrément dicté par la
loi. Ceci est le cas de l'Allemagne, par exemple. En 1994, le Parlement fédéral (Bun-
destag) a officiellement autorisé le service fédéral de renseignement à inclure le
trafic de stupéfiants dans ses activités de surveillance électronique. En 1995, le
Land de Bavière a autorisé le Bureau allemand pour la protection de la constitution
(Verfassungschutzamt), un service de sécurité nationale, à se pencher sur le crime
organisé (Busch, 1997, p. 279-281). Au Royaume-Uni, Mme Stella Rimington, alors
directrice du M15 (service de sécurité intérieure), annonçait dans une conférence
publique, en 1995, que son service se préparait à s'engager de plus en plus dans la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 259

lutte contre le crime organisé - bien qu’elle l'ait nié deux ans plus tôt (Gill, 2003, p.
278 ; voir également United Kingdom, 1995 et Urban, 1996, p. 281-285).

Les anciens pays du bloc soviétique

La situation dans les anciens satellites communistes est unique. Là-bas, le besoin
des SRS de se trouver une nouvelle mission a été confronté à un déficit spectaculai-
re de légitimité, ces organismes ayant été impliqués dans d'innombrables et de très
graves violations des droits de la personne (Rosenberg, 1995). De plus, le problème
du crime organisé s'y manifeste avec une telle urgence qu’il semble requérir la parti-
cipation de toutes les « forces de l'ordre » disponibles. Au regard de cette menace,
on da pas eu besoin d'arguer longuement de l'opportunité de substituer aux anciens
ennemis de la guerre froide les réseaux du crime organisé. Cependant, il faut noter
que les effectifs des SRS ont été réduits de façon draconienne [266] par des com-
pressions budgétaires et que, de plus, certains parmi ceux qui avaient perdu leur
emploi ont choisi de se joindre à des organisations criminelles. D'autres travaillent
maintenant à leur compte en tant qu’entrepreneurs en sécurité et en renseignements
économiques, ou ont été recrutés par des firmes occidentales d'experts-conseils, où
ils se sont ligués avec plusieurs de leurs anciens adversaires qui ont eux aussi quitté
les SRS des pays de l'Ouest (Wayne, 1999, p. 4).

Les États-Unis

Nous avons jusqu'ici peu parlé des États-Unis, bien que cette nation se trouve à
l'avant-garde des changements dont il a été question. En octobre 1994, le Congrès
de ce pays institua une commission chargée de réévaluer l'ensemble du fonctionne-
ment du renseignement de sécurité au pays. Puisque « la Guerre froide est termi-
née », lit-on dans le rapport de la commission publié en 1996, il était « sage de faire
l'examen d'une sphère d'activité gouvernementale intimement liée à cette époque »
(United States Congress, 1996, Executive Summary, p. 1).

Les conclusions de ce rapport présentent un contraste saisissant avec le contenu


d'un rapport similaire produit six ans plus tôt, à la suite d'un examen de la commu-
nauté du renseignement de sécurité au Canada par un comité du parlement canadien
(Canada, Chambre des communes, 1990). Alors que le rapport canadien, élaboré quel-
que temps avant la chute du mur de Berlin (bien qu'il ait été publié dans l'année qui a
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 260

suivi la chute du mur), reste dans l'ornière d'une conception traditionnelle de la sé-
curité nationale, le rapport préparé pour le Congrès des États-Unis tente de défaire
l'opposition conventionnelle entre sécurité nationale et application de la loi pénale.
Anticipant sur l'avenir, la commission a crée l'expression de « criminalité mondiale »
(global crime) pour rendre compte à la fois du terrorisme international, du trafic de
stupéfiants et d'armes de destruction massive, ainsi que du crime organisé transna-
tional (United States Congress, 1996, chapitre 4, p. 1). Plus important encore, elle
recommandait que :

[267]

Le Président crée par décret (executive order) un Comité sur la criminalité


mondiale au sein du Conseil national de sécurité, pour coordonner l'action du
gouvernement des États-Unis contre les activités transnationales qui menacent
la sécurité de la nation. Ce comité devrait inclure, au minimum, les ministres
des Affaires étrangères (Secretary of State), de la Défense, de la justice
(Attorney General) et le directeur de la CIA. Le comité devrait être présidé
par le Conseiller en sécurité nationale (National Security Advisor) (United Sta-
tes Congress, 1996, chapitre 4, p. 2 ; c'est nous qui traduisons).

La position adoptée par cette commission a fortement influencé deux autres


rapports provenant de puissantes organisations non gouvernementales basées aux
États-Unis. Le premier a été commandé par la fondation Twentieth Century Fund,
organisation reconnue pour son indépendance et la qualité des travaux qu'elle com-
mandite. Ce rapport fait une série de recommandations visant à améliorer la qualité
du renseignement mis à la disposition du gouvernement des États-Unis (Twentieth
Century Fund, 1996, p. 15-18). La plupart de ces préconisations s'appuient sur une
étude complémentaire commandée par la fondation, qui avait pour objet le rensei-
gnement américain dans le contexte de l'économie mondiale (Zelikow, 1996). Le rap-
port établit donc un lien entre la cueillette de renseignements économiques, la pro-
duction d'information sur le blanchiment de l'argent, la corruption politique et la
criminalité organisée (Goodman, 1996, p. 33 et 56 ; Twentieth Century Fund, 1996, p.
16).

Le second rapport d'intérêt pour nous provient d'une autre sorte d'organisation.
Il s'agit d'un rapport produit par le Centerfor Strategic and International Studies
(CSIS ; Centre d'études stratégiques et internationales), un organisme non gouver-
nemental et à but non lucratif qui commandite des études sur certains sujets spéci-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 261

fiques. Le Centre a ainsi développé un Programme de recherches sur le crime organi-


sé mondial (Global Organized Crime Project). Le directeur du programme est nul
autre que William H. Webster, ancien directeur de la CIA et du FBI. Le programme
est encadré par un comité de pilotage (steering committee) où se retrouvent Robert
Gates, également ex-directeur de la CIA, Stuart Knight, ancien directeur du Service
secret et William Cohen, qui était à l'époque - en 1997 - ministre de la Défense des
États-Unis. La proximité entre le CSIS et l'appareil gouvernemental des États-Unis
saute aux yeux. Il est donc raisonnable de présumer que les rapports qui émanent de
cet [268] organisme reflètent davantage la pensée du gouvernement des États-Unis
et celle des milieux du renseignement de sécurité que ceux qui proviennent du Twen-
tieth Century Fund. En dépit de cette différence, leurs conclusions sur le rappro-
chement entre la police et les SRS convergent. Le Programme de recherche sur le
crime organisé mondial a commandité une étude des mafiyas russes ; les deux conclu-
sions les plus importantes du rapport se lisent comme suit :

Laissée à elle-même, la Russie risque de se transformer en un « syndicat


étatique du crime » [criminal-syndicalist State, sous le contrôle de bureaucra-
tes, de politiciens et d'hommes d'affaires corrompus et de criminels, avec la-
quelle il deviendrait impossible d'entretenir des relations normales...

Parce qu'il déstabilise une puissance nucléaire importante, le COR [crime


organisé russe ; Russian organized crime, ROC] représente une menace directe
contre la sécurité nationale des États-Unis (CSIS, 1997, p. 10, c'est nous qui
traduisons).

La première recommandation du rapport est à l'effet que « [L]e COR devrait


être reconnu publiquement par le président des États-Unis comme une menace direc-
te à la sécurité du pays » (CSIS, 1997, p. 12).

Ce discours est frappant à deux égards. Premièrement, le langage est très pro-
che de celui de la commission du Congrès de 1996 sur la fonction des SRS dans
l'après-guerre froide, dont nous avons parlé plus haut, avec entre autres l'utilisation
de la notion de « criminalité mondiale » (global crime). Deuxièmement, il paraît évi-
dent que les auteurs n’hésitent aucunement à substituer, sans autre forme d'expli-
cation, le crime organisé russe, avec le péril nucléaire en prime, à la menace commu-
niste de l'époque de la guerre froide.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 262

Après avoir considéré tous les indices que nous avons accumulés, nous pouvons
conclure que de nombreux SRS sont effectivement engagés dans des activités d'ap-
plication de la loi traditionnellement réservées à la police, en particulier dans le
champ de la lutte contre le crime organisé. Dans ses rapports publics, le SCRS
confirme cette conclusion, mentionnant en 1997, par exemple, que ses activités se
scindent en deux catégories, soit d'un côté les « activités traditionnelle de rensei-
gnement » et de l'autre, « la sécurité économique, les attaques informatique, la pro-
lifération (des armements) et la criminalité transnationale » (SCRS, 1997, [269]
partie III). Tous les rapports subséquents du SCRS - jusqu'en 2001 2002 - font
référence à ces activités.

Il nous faut pourtant nuancer cette conclusion générale. Non seulement existe-t-
il des variations importantes entre les divers pays, mais dans bien des cas cette évo-
lution des SRS en est encore à son stade préparatoire. Au Canada, le Comité de sur-
veillance du SCRS a conduit un « examen opérationnel » des activités du Service en
1996-1997. Bien qu'il soit question à l'occasion d'espionnage économique, ce rapport
d'audit ne contient pas de section spécifiquement consacrée à des opérations qui
viseraient des activités criminelles intérieures ou transnationales. C'est que, dans la
plupart des pays occidentaux, les SRS sont limités, par la loi, à ne cibler que les me-
naces extérieures ou téléguidées de l'extérieur. Ceci, bien sûr, constitue un obstacle
majeur à leur investissement dans des activités policières. À cet égard, la définition
du renseignement proposée aux États-Unis par la Commission du Congrès est révéla-
trice, bien que peu éclairante :

Bien que « renseignement » soit défini à la fois dans la loi et dans un dé-
cret présidentiel, ni l'une ni l'autre ne permet de bien comprendre le terme.
La Commission croit qu'il serait préférable de définir « renseignement » de
façon simple et large comme toute information au sujet de « choses étrangè-
res » [things foreign] - des personnes, des endroits, des objets et des évé-
nements - nécessaire au gouvernement dans l'exercice de ses fonctions (Uni-
ted States Congress, 1996, « introduction », p. 4 ; c'est nous qui traduisons).

En faisant abstraction du terrorisme intérieur - qui, de toute façon, a essentiel-


lement disparu depuis 1973 - cette définition s'applique également au Canada : tous
les articles du mandat du SCRS se réfèrent à des menaces extérieures. Selon toute
probabilité, ceci est la situation dans la plupart des pays occidentaux. Il faut toute-
fois se hâter d'ajouter que les attentats du 11 septembre 2001 ont eu pour résultat
de brouiller la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, entre le national et
l'étranger. Des réseaux comme Al-Qaida n'appartiennent à aucun État étranger,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 263

cette notion d'État étranger étant le pivot de la définition d'une menace extérieure.
En outre, les membres de cette nébuleuse terroriste sont recrutés dans les commu-
nautés d'immigrés, dont beaucoup de membres ont [270] acquis la nationalité des
pays qu’ils menacent. Comme Beck (2001) l'a fortement souligné, tous les risques
sont maintenant devenus intérieurs. À cet égard, il est tout à fait révélateur de
constater que le premier chapitre du second rapport d'examen opérationnel du SCRS
que le CSARS a effectuée en 1998-1999 s'intitule « Examen de la criminalité trans-
nationale » (CSARS, 1999).

Un retour sur l'avenir


de l'activité de police

Retour à la table des matières

Voyons maintenant à quoi pourrait ressembler, dans un avenir rapproché, le rôle


des SRS dans la lutte contre la criminalité. Cet exercice comporte sa part de spécu-
lation, mais celle-ci est loin d'être gratuite. Nous décrirons d'abord le contexte
actuel en matière de criminalité et de stratégie policière, pour ensuite examiner si
l'expertise acquise par les SRS dans certains domaines ne leur confère pas une posi-
tion de force en réclamant un rôle accru dans l'activité de police.

Développements en matière de criminalité

Dans la première partie de ce chapitre, nous avons déjà identifié quelques types
de criminalité qui pourraient être compatibles avec le mandat généralement assigné
aux SRS. Ces types de crime partagent trois importantes caractéristiques.

Un caractère hybride

Dans leur ensemble, ces crimes tendent à brouiller la distinction conventionnelle


entre le crime de droit commun et la menace contre la sécurité. Il a toujours été
clair que les actes de terrorisme violent le droit criminel ; par exemple, un assassinat
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 264

politique demeure un meurtre. La reconnaissance de ce fait est la pierre d'assise du


rôle que la police doit jouer dans la lutte au terrorisme (Farson, 1990). On fait main-
tenant de façon croissante le constat en sens inverse : beaucoup d'actes criminels
ont une dimension politique, ce qui mène à la conclusion que les SRS devraient s'im-
pliquer dans l'application des lois pénales. L’exemple le plus couramment cité pour
soutenir cette conclusion est le narco-terrorisme, tel qu'il est pratiqué par les car-
tels sud-américains et les seigneurs de la guerre en Afghanistan et en Asie du Sud-
Est. Son caractère propre est de s'attaquer directement à l'autorité de l'État. On
peut trouver plusieurs autres illustrations de cette [271] politisation du crime, com-
me le financement d'activités politiques illégales à l'aide d'activités criminelles de
droit commun, comme des braquages et le détournement de l'argent destiné à des
organismes de charité. Enfin, il existe des cas où la violence criminelle et les activi-
tés d'extorsion qu’elle soutient sont un résidu des moyens adoptés par certains ré-
seaux terroristes pour ramasser des fonds durant un conflit. Une fois la paix reve-
nue, comme en Irlande du Nord, par exemple, les membres du noyau dur de ces ré-
seaux éprouvent souvent des difficultés à abandonner leurs anciens modes de finan-
cement et préfèrent se recycler dans des gangs criminels (Scott Anderson, 1994).

Récemment, d'autres formes de crimes hybrides ont attiré l'attention ; étant


pratiquées sur une très grande échelle, elles ont un impact dévastateur au plan éco-
nomique et social. On peut ainsi citer le trafic d'immigrants clandestins, le trafic de
substances dangereuses et la corruption politique. Le trafic organisé d'immigrants
est le prototype du crime à retombées multiples, à la fois sur la citoyenneté, sur la
démographie, sur les politiques du travail, sur la fiscalité et enfin sur le recrutement
intérieur de terroristes potentiels. Avant les attentats du 11 septembre 2001, les
crimes hybrides les plus médiatisés étaient le terrorisme d'extrême droite et les
actes de violence perpétrés au sein de sectes religieuses ou par celles-ci. Comme
cette violence se produisait en marge de l'opposition États-Unis-URSS et de leurs
alliés respectifs, elle a été longtemps considérée comme ne menaçant pas la sécurité
nationale, bien qu’elle ait été le produit de motivations idéologiques ou religieuses.
Même au regard de la paranoïa anticommuniste la plus aiguë, il était difficile de rat-
tacher la violence raciste du Ku Klux Klan à la conspiration communiste mondiale.
Depuis la fin de la Guerre froide, le caractère politique de ces actes et des organisa-
tions qui les commettent semble aujourd'hui plus facile à reconnaître, et dans plu-
sieurs pays, dont le Canada, les SRS ont commencé à s’y intéresser. Dans un rapport
public détaillé, le Comité de surveillance du SCRS décrivait, il y a relativement peu
de temps, une opération de grande envergure combinant des ressources du SCRS et
de la police de la ville de Toronto pour infiltrer et démanteler plusieurs groupes
d'extrême-droite (CSARS, 1994). Des développements parallèles ont eut lieu aux
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 265

États-Unis après l'attentat perpétré par Timothy McVeigh à Oklahoma City. Cet
attentat visait spécifiquement le FBI.

[272]

Une autre raison expliquant l'apparition de ce genre de crime sur le radar des
SRS est leur potentiel de destruction, surtout dans les cas où des extrémistes choi-
siraient d'utiliser des armes biologiques. Aux États-Unis, des cliniques d'avortement
ont été menacées de se faire envoyer des enveloppes contenant le bacille de la mala-
die du charbon, bien avant les attentats de cette nature perpétrés après le 11 sep-
tembre 2001 (ces derniers attentats n'ont pas encore été élucidés). Après l'attaque
au sarin dans le métro de Tokyo, un sous-comité du Sénat des États-Unis s'est pen-
ché sur la secte Aum Shinrikyo. Il est ressorti de son enquête que des représen-
tants de la secte s'étaient présentés comme travailleurs de la santé venus assister
les autorités du Zaïre, en 1992, lors de la crise de l'Ebola - avec l'intention possible
de récolter des échantillons du virus (Cole, 1997, p. 3 et 227, note 7).

Les attentats du 11 septembre 2001 ont fait la somme de tous les dangers et de
toutes les peurs. Ils ont poussé jusqu'au bout la logique de l'hybridité, puisqu'ils ont
mobilisé tout ce que les États-Unis comportent de forces de l'ordre, à partir des
pompiers jusqu'aux militaires, en passant par la police et les SRS. Le ministère de la
Sécurité intérieure (Homeland Security) que le président Bush a créé en novembre
2002 doit coordonner l'action de plus de 130 agences. À la suite de ces attentats
est apparu un mode original de confluence entre la haute et la basse polices : un
pourcentage élevé des effectifs du FBI a cessé ses activités traditionnelles de ré-
pression du grand banditisme pour passer au service des unités antiterroristes de ce
corps (Marquis, 2002).

La complexité

Quels que soient leurs objectifs, il est un trait que partagent le crime économi-
que et le crime organisé (qui, dans le quotidien, coïncident fréquemment) : c'est leur
caractère de plus en plus complexe et sophistiqué (Brodeur, 1997a ; D. Simon et
Hagan, 1999). Bien que la plupart des trafics de base soient restés les mêmes (par
exemple, la drogue), le blanchiment des profits, lui, a fortement progressé grâce à la
complexification de ses opérations. À un palier supérieur de complexité se trouve le
crime informatique ou cybercrime, qui consiste à utiliser les réseaux informatiques
pour commettre des crimes (entre autres, pour blanchir de l'argent) ou pour causer
du tort aux propriétaires et usagers de ces réseaux - par exemple, en vandalisant
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 266

des bases de données avec un virus logiciel [273] (Barrett, 1997). Mises à part les
grandes organisations policières comme le FBI ou le Bundeskriminalamnt allemand,
peu de polices disposent de l'expertise et du matériel technologique nécessaires
pour solutionner ces crimes souvent extrêmement complexes.

Le caractère transnational

Il inutile d'examiner longuement cette caractéristique, qui est un des motifs ré-
currents de ce chapitre. La complexité de toute forme de criminalité est évidem-
ment décuplée dès qu'elle s'étend au-delà des frontières d'un pays. De façon plus
particulière, la somme des déplacements à l'étranger exigés pour lutter efficace-
ment contre ces crimes engendre des coûts prohibitifs pour des organisations poli-
cières dont les budgets sont régulièrement soumis à des compressions.

Développements en matière de police

Depuis les années 1980, la police a connu plusieurs changements importants. En-
tre autres, le développement des modèles de la police de communauté et de la police
de résolution de problèmes a fait l'objet d'un traitement attentif dans la littérature
de recherche (Brodeur, 1998). L’élaboration de ces modèles a été, comme nous
l'avons vu dans la deuxième partie de cet ouvrage, le résultat d'une prise de cons-
cience croissante du fait que les activités traditionnelles de la police, qui se conten-
taient de réagir après le fait criminel, devaient laisser la place à des stratégies de
prévention dont l'efficacité se situe au-delà de la rhétorique. L’accent progressif
mis sur la prévention a engendré deux conséquences dont l'importance a été éclipsée
par la fascination que les nouveaux modèles de police ont exercée.

La première conséquence est l'attention de plus en plus grande portée sur l'éva-
luation et la gestion des risques. Prévenir, c'est conjurer une menace. Que ce soit en
sociologie (Beck, 2001 ; Stehr et Ericson, 1992), en pénologie (Feely et Simon, 1992)
ou en théorie de la police (Ericson et Haggerty, 1997), la notion de risque a supplanté
celle d'événement. Or, la différence fondamentale entre le risque et l'événement
est que le second, bien qu'il soit reconstruit par l'opinion publique, par les médias et
par les historiens, est de l'ordre de la réalité accomplie plutôt que de celui la virtua-
lité ouverte. Le risque, au contraire, est un construit actuariel qui [274] évalue la
probabilité qu'un incident indésirable se produise. Cette construction est donc un
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 267

produit de la connaissance et du calcul. Par conséquent, une stratégie préventive


fondée sur l'évaluation et la gestion du risque dépend de manière incontournable de
la connaissance et, en un sens plus étroit, de l'expertise.

La seconde conséquence de la réinvention de la prévention est l'importance que


la surveillance a gagnée de façon correspondante, qui a justement pour fonction
d'empêcher que des événements non voulus se produisent. La surveillance peut être
effectuée directement par des personnes inspectant des lieux, mais elle se produit
de plus en plus à distance, faisant ainsi appel à des technologies électroniques comme
la vidéo en circuit fermé ou l'interception de communications.

Au regard des évolutions dont nous venons de faire état au plan de la criminalité
et de la police, voyons maintenant quels sont les aspects du travail de sécurité qui
octroient aux SRS une position priviliégiée dans l'application des lois pénales et dans
la lutte contre la criminalité.

Aspects du travail de sécurité


et de renseignement

Par souci de simplicité, nous procéderons en comparant trait pour trait les ca-
ractéristiques nouvelles de la criminalité et de l'activité de police avec certains as-
pects spécifiques du travail des SRS, afin de découvrir s'il n’y aurait pas des corres-
pondances.

L'évaluation du risque

Au Canada comme dans plusieurs pays, l'évaluation des menaces contre la sécuri-
té nationale est au cœur du mandat des SRS. La menace et le risque étant des réali-
tés voisines, sinon identiques, dans l'espace virtuel, l'expertise dans l'évaluation de
la première peut facilement être appliquée à l'évaluation du second. Dans la mesure
où l'activité de police s'engagera sur le terrain de l'évaluation et de la gestion du
risque, les SRS peuvent revendiquer avec raison une partie de cet espace.

Vaincre la complexité

Quels que soient les besoins à satisfaire pour s'attaquer efficacement aux pro-
blèmes complexes auxquels font face les organisations policières, il ne fait aucun
doute que l'un d'entre eux sera la cueillette et l'analyse des [275] renseignements.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 268

Si on doit remonter la filière d'une opération de blanchiment de l'argent, on aura


besoin d'analystes possédant une expertise considérable sur les mouvements d'ar-
gent. Une évaluation rigoureuse et précise du degré de risque que comporte une si-
tuation peut s'étendre bien au-delà de l'analyse de sens commun et requérir une
formation scientifique. Bien que des SRS aient été, avec raison, critiqués pour leur
lacune en ce qui concerne la cueillette et le traitement de l'information, leurs capa-
cités actuelles se situent quand même au-dessus de celles des forces policières. Ils
sont en outre présentement engagés dans un processus de correction de cette lacu-
ne 77 , qui s'est accéléré après les attentats du 11 septembre 2001. Au Canada et
aux États-Unis, plusieurs commissions d'enquête sur la police ont révélé que la quali-
té du renseignement criminel et de son analyse était parfois lamentable 78 . Si on
maintient, comme Ericson et Haggerty (1997), que les policiers sont des « travail-
leurs du savoir », il s'ensuit que les SRS ont de bonnes raisons de s'impliquer dans ce
genre de travail.

Surveillance et haute technologie

Nous avons déjà expliqué que la surveillance électronique était un élément impor-
tant des stratégies policières privilégiant la prévention du crime et la gestion du
risque. Celle-ci peut être effectuée au coup par coup, comme c'est le cas présente-
ment pour les organisations policières, qui doivent dans chaque cas obtenir un mandat
judiciaire avant d'utiliser des moyens vidéo ou audio pour surveiller les activités ou
les communications d'une personne ou d'un groupe. Elle peut également être beau-
coup plus large. La plupart des pays occidentaux possèdent une agence similaire à la
National Security Agency (NSA) des États-Unis, qui utilise une technologie extrê-
mement puissante, incluant des satellites de surveillance, pour intercepter un très

77 Dans une communication à l'Association des retraités de la CIA en 1998, M. John


Mills, ancien agent à l'emploi de la Direction des opérations de l'Agence, affir-
mait que le budget alloué à l'analyse représentait moins de 1 % des ressources
totales de la communauté du renseignement. Selon lui, on consacrait en un an
moins d'argent à l'analyse du renseignement qu'à l'entretien d'un seul satellite
de surveillance pendant la période équivalente. M. Mills était à cette époque di-
recteur administratif du comité permanent de la Chambre des représentants des
États-Unis sur le renseignement. À ce sujet, voir le bulletin de liaison Le monde
du renseignement, n' 354, 10 mars 1999, p. 5 (article non signé).
78 Pour un exemple récent, on consultera un rapport présenté au premier ministre
du Québec, le 29 décembre 1998 (Québec, 1998, vol. 2, p. 1132-1149). Il s'y
trouve une critique très sévère du renseignement criminel à la Sûreté du Qué-
bec.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 269

grand nombre de communications (Communication Intelligence [COMINT] et Signal


Intelligence [SIGINT] et pour produire de l'information visuelle (Image Intelligence
[IMINTI). Les agences qui correspondent à la NSA au Canada, en France et au
Royaume-Uni se nomment respectivement le Centre de la sécurité des télécommuni-
cations (CST), la Direction du renseignement militaire (DRM) et le Government Com-
munications Headquarters (GCHQ). Toutes ces agences contiennent également une
unité qui se consacre à l'analyse cryptographique ; avec l'avènement d'Internet et la
multiplication des [276] réseaux informatiques, la cryptographie joue déjà un rôle
crucial dans la lutte contre le cybercrime.

Sans vouloir prétendre que les SRS spécialisés en COMINT, SIGINT et en


IMINT n’attendent qu'un mot pour se lancer massivement dans la lutte contre la
criminalité, on doit tenir compte de la possibilité qu’on leur demande bientôt de le
faire - ou qu’on le leur ait déjà demandé. À cet égard, il faut se hâter de souligner
que, dans la foulée des attentats du 11 septembre 200 1, le gouvernement canadien a
voté une loi antiterroriste (la Loi C-36). Or, cette loi a ajouté une dimension supplé-
mentaire au mandat du CST en lui enjoignant de « fournir une assistance technique
et opérationnelle aux organismes fédéraux chargés de l'application de la loi et de la
sécurité » (Partie V. 1, article 273.64 de la Loi C-36 ; nous soulignons). Ces « orga-
nismes chargés de l'application de la loi » sont précisément les forces policières
fédérales, comme la GRC.

Le caractère transnational

Parmi les nouveaux développements dont nous avons fait état, la mondialisation
du crime et l'internationalisation des activités policières sont les plus incontesta-
bles. La police possède déjà ses propres réseaux internationaux, comme Europol, et
les policiers font grand usage de leurs contacts internationaux informels 79 . Cepen-
dant, la police transnationale est une invention assez nouvelle, surtout si on la compa-
re aux réseaux internationaux qui unissent de façon institutionnelle les SRS de plu-
sieurs pays depuis longtemps. Par exemple, c'est en 1947 qu’a été ratifié le traité de
coopération et d'assistance UKUSA liant les agences spécialisées en SIGINT de
l'Australie, du Canada, des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni.
Nous pourrions évoquer plusieurs autres exemples. Par conséquent, dans la mesure où

79 L’Interpol, ou Organisation internationale de police criminelle (OIPC), est un des


plus anciens réseaux internationaux de police. Cependant, l'OIPC-Interpol n’est
pas le produit d'un accord formel entre les États, mais celui d'une simple enten-
te entre les corps policiers participants. Les évaluations de son efficacité va-
rient énormément.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 270

s'ouvre une ère nouvelle de police transnationale, les SRS peuvent soutenir avec
raison que l'étendue de leurs réseaux internationaux constitue un avantage majeur.

Ainsi, les différents aspects dont nous avons discuté semblent indiquer un inves-
tissement des SRS au plan des activités de police. Cela dit, il ne faut pas oublier que
d'autres aspects de leur travail les disqualifient, à moins qu’ils n'y remédient. Le plus
important est la résistance traditionnelle de ces service à partager l'information.
Cette résistance culmine quand un service de renseignement soupçonne que l'infor-
mation dont il dispose sera utilisée pour porter des accusations criminelles contre
des [277] suspects. En effet, il se pourrait que ces renseignements soient, dans ce
cas, divulgués dans le cadre d'une procédure judiciaire publique et que leur divulga-
tion permettent d'identifier les informateurs de ces services. Dans son rapport, la
Commission de la Chambre des représentants des États-Unis, dont nous avons pré-
cédemment parlé, a reconnu que la révélation publique d'informations confidentielles
en cours de procès criminels était une source majeure de conflits entre les SRS et
les forces de police (United States Congress, 1996, chapitre 4, p. 2). Il semble que
le même genre de conflit entre la police et les SRS existe aussi au Canada (Bronskill,
1999).

Convergences

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Nonobstant l’obstacle des poursuites judiciaires publiques, nous avons présenté


de nombreux arguments à l'effet que les SRS pourraient dans un proche avenir s'in-
vestir de plus en plus au sein d'activités de police criminelle et d'application de la loi,
au sens large du terme. Cette hypothèse est d'autant plus valable au regard des
activités de surveillance et d'évaluation du risque, qui continuent de gagner en im-
portance dans les opérations de la police. Quant à l'application procédurale de la loi
au sein de poursuites judiciaires, il existe divers moyens de résoudre les différences
entre les forces policières et les SRS. Il faut toutefois noter que plusieurs de ces
moyens impliquent un affaiblissement de l'obligation légale pour la poursuite de dé-
voiler l'ensemble de sa preuve à la défense, avant la tenue du procès. Cet affaiblis-
sement, ou tout autre compromis qui permettrait de garder secrète une partie plus
ou moins grande de la preuve, saperait la transparence des procédures judiciaires, et
pourrait violer les droits constitutionnels des accusés. En fait, les SRS pourraient
bien être poussés à s'engager dans des activités policières pour une raison qui n'a
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 271

rien à voir avec la glaciation de la Guerre froide. Ils doivent aujourd’hui faire face à
une concurrence sur leur propre terrain. Comme Potter (1998) le démontre à l'envie,
le domaine de la sécurité économique est très vaste et l'action des SRS n'occupe
qu'une portion restreinte du terrain. De plus, le nombre des firmes privées qui amas-
sent des renseignement économiques est croissant (Gwynne, 1999) 80 ; elles exploi-
tent à présent le monopole que les SRS pouvaient revendiquer dans ce domaine.

[278]

Nos conclusions restent préliminaires et devront être confirmées par une atten-
tion continue à l'endroit de l'évolution de la situation. Cependant, ce chapitre déve-
loppe une perspective théorique qui nous semble solide et que nous maintiendrons.
Dans le chapitre précédent, nous avons établi une distinction entre la « haute poli-
ce » et la « basse police » (police ordinaire). La première se fonde sur la cueillette et
l'analyse d'informations fiables dépassant la sphère de la criminalité et incluant
celles de l'économie et de la politique, tant sur le plan intérieur qu'international ; la
seconde désigne les activités traditionnelles des forces policières publiques, comme
la patrouille, le maintien de l'ordre et la répression de la délinquance de voie publi-
que.

Il nous semble qu'avec l'engouement qui s'est manifesté pour la police de com-
munauté, la recherche sur la police se soit trop exclusivement penchée sur la police
ordinaire, se consacrant même aux méandres de la patrouille pédestre. Nous croyons
que cette conception de l'activité policière est beaucoup trop réductrice et qu'un
réel effort de comprendre la police doit être fondé sur une approche plus complète
et systématique.

80 Plusieurs de ces firmes ont leur propre site Web. Ceux-ci sont particulièrement
intéressants : www.starfor.com, www.kroll-associates.com et www.ingigo.net.com
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 272

Tableau 11.Bleus et gris,

synthèse

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Nouveau problème Les bleus Les gris Interface

terrorisme (hybride, fait partie de leur fait partie de leur FORTE


complexe, transnatio- mandat légal mandat légal
nal)

prolifération des armes investissement fait partie de leurs FAIBLE


minimal fonctions

renseignement écono- quand il est relié à substitut possible à MOYENNE


mique la lutte au blanchi- l'espionnage politi-
ment de l'argent que (Guerre froide)

Immigration illégale fait partie de leur fait partie de leur FORTE


mandat légal mandat légal

crime organisé (hybri- champ prioritaire champ croissant FORTE


de, complexe, transna- d'investissement d'investissement
tional)

gestion des risques peu d'expertise grande expertise MOYENNE

surveillance (technolo- utilisation du per- utilisation de tech- FORTE


gie) sonnel policier nologies

transnationalité des peu d'expertise grande expérience MOYENNE


opérations
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 273

[281]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

Quatrième partie
LA SÉCURITÉ
PRIVÉE

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Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 274

[283]

Quatrième partie:
La sécurité privée

Chapitre 9
Ordre public et ordre privé 81

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La multiplication des colloques et des publications sur le phénomène de la privati-


sation de la justice pénale dans l'une ou l'autre de ses composantes atteste l'impor-
tance de cette tendance et témoigne de la volonté des chercheurs et des décideurs
d'en mesurer la signification.

Diverses équipes de recherche se sont penchées sur la problématique de la pri-


vatisation et leurs travaux peuvent être caractérisés de façon variée. C'est la priva-
tisation de la police qui de loin a fait l'objet de la plus grande attention, et parmi les
travaux à ce sujet on peut distinguer trois cas de figure. Le premier est caractérisé
par un certain déséquilibre entre la base des données empiriques recueillies et les
interprétations que ces données autorisent. La base de données empirique est relati-
vement étroite, alors que les interprétations sont marquées par leur audace. Les
travaux du Centre of Criminology de l'Université de Toronto, qui se sont effectués
pour la plupart sous la direction de Clifford Shearing et Philip Stenning, fournissent
une bonne illustration de ce premier cas de figure. Les premières données ont été

81 Une version préliminaire de ce chapitre a été initialement publiée dans la Revue


internationale de criminologie et de police technique, vol. 4, 1988, p. 392-410.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 275

recueillies de 1975 à 1980 (Shearing, Farnell et Stenning, 1980) et ont été soumises
depuis cette cueillette initiale à des réinterprétations amplifiantes. À l'opposé de
cette procédure, on peut citer l'exemple américain : des firmes de recherches pri-
vées (la Rand Corporation, Predicasts, Hallcrest Systems) accumulent des masses
[284] de données et limitent leurs analyses à la production de recommandations pour
les gestionnaires de la police publique et les agences de sécurité privées. Les re-
cherches qui se poursuivent en Europe constituent un troisième cas de figure. Ces
études sont demeurées longtemps embryonnaires pour ce qui est de la collecte de
données empiriques ; elles pouvaient toutefois s'appuyer sur une maîtrise des pro-
blèmes soulevés par la construction des objets qui a été acquise à l'occasion d'au-
tres recherches, mais dont l'exercice sera fécond dans ce nouveau domaine d'inves-
tigation (Ocqueteau, 1986 ; 1987 ; Robert, 1985 ; 1988). La cueillette des données
empiriques est devenue par la suite plus précise (von Arnim, 1990 ; De Waard, 1999 ;
Gimenez-Salinas, 2001) et les interprétations plus ambitieuses.

Quelques travaux importants ont été publiés depuis les premières cueillettes de
données (Cunningham et Taylor, 1985 ; Reiss, 1988 ; Shearing et Stenning, 1987) et
sont susceptibles de remettre en cause certains des résultats qui semblaient acquis
par rapport au champ de la sécurité privée. Cette remise en cause s'est poursuivie
dans les travaux les plus récents (Johnston, 2000 ; Ocqueteau, 1992 ; 2002). Au
Québec, Martine Fourcaudot, chercheure à l'emploi de la Sûreté du Québec, a com-
plété une importante étude descriptive des agences de sécurité privées qui fonc-
tionnent par contrat (« agences à contrat ») au Québec (Fourcaudot, 1988). Cette
étude empirique a jeté un éclairage sur des aspects de la sécurité privée qui ont été
jusqu'ici négligés. Les travaux de Fourcaudot ont jeté les bases des recherches sub-
séquentes au Québec (Comité consultatif sur la sécurité privée au Québec [CCSPQJ,
2000 ; Cusson, 1998 ; Dégailler, 1998 ; Hayek, Sylvestre et Wegrzycka, 2001).

Dans ce chapitre, nous comptons faire état d'une partie de ces développements.
Notre étude se déroulera en quatre étapes. Nous commencerons par énumérer quel-
ques difficultés qui sont encore irrésolues par la recherche sur la privatisation de la
justice pénale. Nous présenterons ensuite les résultats des recherches récentes qui
nous apparaissent d'une portée théorique suffisante pour entraîner un réaménage-
ment des concepts que nous utilisons pour penser le contrôle social. Dans une troi-
sième partie, nous discuterons quelques aspects de la recherche empirique que Mar-
tine Fourcaudot a conduite au Québec, en les rapportant aux travaux de William
Cunningham et Todd Taylor (1985) sur les États-Unis. En conclusion, nous aimerions
formuler quelques réserves à l'égard d'un modèle de la sécurité privée qui a été
proposé par Shearing et Stenning (ce [285] modèle a été initialement présenté dans
un article influent de 1985 et traduit en français dans la revue Actes en 1987).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 276

Nous ne nous limiterons pas dans le cadre de ce chapitre à ne présenter que la


privatisation de la fonction policière ; le mouvement de privatisation affecte à des
degrés divers toutes les composantes du système pénal et nous tiendrons compte de
l'ensemble du phénomène.

Quelques obstacles

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Les recherches sur les appareils de contrôle social se butent à des obstacles qui
sont exemplaires. Ces obstacles se ramènent au divorce qui existe entre d'une part
la facilité avec laquelle nous pouvons reconnaître empiriquement les phénomènes qui
ressortissent au contrôle social privé ou privatisé, et d'autre part la très grande
difficulté que nous éprouvons à produire une théorie cohérente de ces phénomènes.
Rien n'est plus quotidien que nos rencontres avec des gardiens qui sont à l'emploi
d'une agence de sécurité privée. Il nous faut cependant reconnaître que nous ne
possédons à l'heure actuelle aucune définition satisfaisante de la sécurité privée.
Les seules définitions qui ont été formulées sont d'une nature négative : un agent de
sécurité privée est une personne qui accomplit des tâches analogues à celles des
agents publics de la paix et qui pourtant n’appartient ni à la police publique ni à un
corps d'armée (Shearing et Stenning, 1981b). Cette difficulté à rassembler des phé-
nomènes obvies sous la forme d'une théorie explicite tient à l'incertitude des caté-
gories et des concepts que nous pouvons utiliser pour structurer ce domaine de re-
cherche. Cette incertitude se manifeste à plusieurs niveaux.

Les catégories juridiques

Les catégories juridiques sont en général problématiques, mais la distinction en-


tre le privé et le public est, dans le domaine du droit pénal, prise dans une ambiguïté
particulière. Dans la mesure où elle constitue, la plupart du temps, un conflit entre
deux parties privées (le contrevenant et sa victime), l'infraction pénale ressortit au
droit privé. Dans la mesure cependant où une agression contre une victime (privée)
est redéfinie comme une infraction à l'ordre public tel qu’il est défini par l'État, le
droit pénal appartient au droit public. Cette double appartenance de l'infraction
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 277

pénale se manifeste de diverses façons. Par exemple, les instances de [286] la pour-
suite sont désignées par des appellations comme « le ministère public », « le procu-
reur de la Couronne » et ainsi de suite, alors que les défenseurs appartiennent à des
firmes privées, qui représentent des intérêts particuliers.

Cette incertitude de fond se reflète de multiples façons sur la recherche. La


distinction entre le droit privé et le droit public n’est pas établie de la même maniè-
re d'une société à une autre (par exemple, en Europe et en Amérique du Nord). Il
s'ensuit que les comparaisons entre différentes conjonctures nationales peuvent
être trompeuses et doivent être effectuées avec d'attentives précautions. Néan-
moins, dans le domaine des études sur la sécurité privée, il n’est pas d'autre façon
de procéder que comparative. Le développement de règles de transposition des si-
tuations qui existent au sein des diverses formations sociales est une condition de la
recherche.

Les variations entre les sociétés dans l'articulation du couple de notions que
constituent le droit privé et le droit public ont leur pendant dans l'histoire. Rien
n’est plus erroné que de voir dans la montée présente de la privatisation une tendan-
ce qui rompt avec l'exercice du contrôle dans les sociétés qui ont précédé la nôtre.
Aux États-Unis, les premiers appareils policiers ont été des agences de sécurité
privée. L’agence Pinkerton (« L’œil qui ne dort jamais ») a été l'esquisse originale
d'une police nationale aux États-Unis. Dans d'autres pays, comme au Royaume-Uni, la
seule évolution qui s'est produite n'a souvent concerné que les appellations : ce qui
était désigné comme une instance privée a été redéfini comme instance publique. On
doit finalement ajouter que la distinction entre le droit privé et le droit public ne
rend pas justice à la complexité de la réalité contemporaine, caractérisée par le
développement inflationnaire du droit administratif

Les remarques que nous venons de faire sur les difficultés à transposer d'une
société à une autre ce qui ressort au droit public et au droit privé prennent une for-
ce décuplée lorsqu’on entreprend de comparer l'articulation du triptyque droit pu-
blic/droit administratif/droit privé dans diverses sociétés. Or, comme l'a montré la
collection d'articles réunis par Shearing et Stenning (1987), le droit administratif
joue un rôle prépondérant dans la régulation des activités de nature économique
(marchés boursiers, droit du travail, réclamations d'assurance, etc.).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 278

[287]

Les concepts fondateurs

Les notions juridiques du privé et du public ne représentent qu'un ordre de dif-


ficulté, qui n’est peut-être pas le plus fondamental. Les concepts mêmes de justice
privée et de justice publique sont d'un usage très problématique. Pour rendre per-
ceptible cette difficulté, nous allons brièvement nous référer aux travaux classiques
de Gary Kleck (1984 ; 1986a ; 1986b ; 1988 ; 1991) sur l'utilisation des armes de
poing (handguns : revolvers et pistolets automatiques) aux États-Unis. La société
américaine a la réputation d'être l'une des plus violentes parmi les démocraties oc-
cidentales. Kleck estime à environ 580 000 le nombre de fois que des armes de poing
ont été utilisées aux États-Unis en 1980 pour perpétrer des infractions criminelles
(1986b, p. 307). Il évalue toutefois à 645 000 le nombre de fois que des citoyens
américains ont utilisé une arme de poing à des fins défensives, pour la même année
(Kleck, 1988, p. 2). Lott estime que ce nombre varie entre 760 000 et 3,6 millions,
toutes armes confondues (1998, p. 11). La distance qui sépare le chiffre minimum du
chiffre maximum montre que toute affirmation chiffrée précise ne peut être que le
fruit d'extrapolations statistiques. Il semble donc que l'on ait recours à des armes à
feu autant pour se défendre contre des assaillants que pour commettre des infrac-
tions. La fréquence très élevée de ce recours aux armes à feu se reflète au niveau
des statistiques des homicides « justifiés ». L’auteur d'un homicide justifié (pour
des raisons très larges d'autodéfense) ne fait pas l'objet de poursuite judiciaire aux
États-Unis. Kleck estime qu’entre 1527 et 2 819 personnes ont été tuées en 1980
par des citoyens qui ont été reconnus être en état de légitime défense et qui, par
conséquent, dont pas fait l'objet de poursuites judiciaires (ibid., p. 7). L’écart qui
sépare ces deux estimations s'explique par l'emploi de méthodes de calculs diffé-
rentes : à cause des lacunes dans les données, le chercheur est forcé de se livrer à
diverses extrapolations mathématiques. Pour la même année, Kleck évalue qu’entre
303 et 606 personnes ont été tuées aux États-Unis par la police (ce nombre ne ré-
fère qu'aux personnes qui ont été tuées par des coups de feu) ; le total ne s'accroît
que de 16 personnes, si l'on tient compte des morts qui ont été causées sans qu'il y
ait utilisation d'une arme à feu (id.). La comparaison de ces chiffres révèle que près
de cinq fois plus de personnes sont tuées par des citoyens (privés) en état de légiti-
me défense que par des policiers qui appartiennent à un corps public.

[288]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 279

Il est facile de citer et de comparer ces chiffres. Il est toutefois beaucoup plus
difficile d'intégrer ce qu’ils signifient au cadre d'une théorie cohérente de la justice
privée. Ainsi, pour prendre un exemple, la notion de profit joue un rôle constitutif
dans toutes les définitions des organismes de sécurité privée. Cette notion de profit
da cependant pas d'application dans le champ des phénomènes d'autodéfense aux-
quels nous venons de nous référer. Il est cependant indéniable que ces phénomènes
sont pertinents pour une théorie de la justice privée.

On s'accorde pour reconnaître que le privé et le public n’obéissent pas à une logi-
que dichotomique, mais que ces notions constituent une polarité, dont seules les ex-
trémités sont des termes simples (l'agence de sécurité privée à contrat, par opposi-
tion au corps de police nationale). Néanmoins, entre ces deux termes opposés, il y a
une place pour des variantes, comme le service privé de sécurité interne d'une com-
pagnie de l'État (les chemins de fer, les ports nationaux, etc.).

De la même façon que l'on distingue divers degrés de privatisation ou de publici-


té, il serait opportun de distinguer au sein de ces deux sphères du privé et du public
différents Paliers d'organisation et de complexité. Cette différenciation apparaî-
trait plus manifeste au sein de la sphère du privé, qui s'étend du niveau complète-
ment fragmenté de l'autodéfense individuelle jusqu'au niveau fortement intégré des
grandes agences de sécurité privée. Le domaine public, en revanche, comporte tou-
jours un minimum d'organisation.

Les métamorphoses du privé

Nous venons de faire allusion au fait que le domaine de la justice privée est sus-
ceptible d'une gradation. Dans les premiers travaux sur la sécurité privée (Farnell et
Shearing, 1977 ; Kakalik et Wildhorn, 1971), on établis sait une distinction cardinale
entre les agences de sécurité à contrat (contract agencies) et les agences internes
(in-house agencies). L’agence de sécurité à contrat est une entreprise indépendante,
qui possède plusieurs clients. L’agence interne n’est pas à proprement parler une
entreprise indépendante, mais constitue un service au sein d'une entreprise, qui est
chargé de résoudre les questions de sécurité. Jusqu’à récemment, on comptait parmi
les agences internes tant les agences qui relevaient d'une entreprise privée que cel-
les qui relevaient [289] d'entreprises nationalisées et même de divers ministères
gouvernementaux. Pourtant, dans un rapport qui a fait date, Cunningham et Taylor
(1985) ont substitué une autre paire de notions à la distinction initiale entre les
agences de sécurité privée à contrat et les agences internes. Ils ont conservé l'ap-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 280

pellation d'agence à contrat, mais ont remplacé celle d'agence interne par celle de
proprietary security, expression très difficile à traduire en français. Il s'agit
d'agences (internes) qui disposent, selon Cunningham et Taylor, « d'un mandat (ex-
clusif) du propriétaire », pour protéger ses biens.

Cette variation dans la terminologie serait sans grande importance si elle ne re-
couvrait une différence très importante au niveau du calcul des effectifs. Selon des
données fournies par la firme Predicasts pour l'année 1975 aux États-Unis (Brodeur,
1988b, p. 189), les effectifs des agences de sécurité privée internes étaient plus
nombreux de 50% que les effectifs des agences à contrat (260 000 pour 175 000).
Cette tendance s'est complètement inversée en 1982, soit seulement 7 ans plus tard.
D'après Cunningham et Taylor (1985, p. 113), ce sont les effectifs des agences à
contrat qui dépassent d'environ 50% ceux des agences internes (640 640 employés
pour 448 979). Cette tendance s'est maintenue dans les projections pour l'an 2000,
bien qu’il soit difficile d'évaluer avec précision les effectifs actuels des agences
internes de sécurité (Cunningham, Strauchs et Van Meter, 1990a ; 1990b). Ces ré-
sultats ne sont pas étonnants. On sait, depuis 1970, que les taux d’accroissement des
effectifs des agences à contrat est beaucoup plus élevé que celui des agences inter-
nes. Il a toutefois lieu de s'étonner que la situation ait évolué si rapidement. Une
explication de cet apparent revirement de la situation serait que les catégories utili-
sées par Cunningham et Taylor ne coïncident pas avec celles utilisées en 1975 par la
firme Predicasts. De façon plus précise, il se pourrait que la notion d'agence interne
recouvre les agences de sécurité quasi publiques (certains services rattachés à des
ministères ou à des compagnies nationalisées), alors que celle « d'agence mandatée
par un propriétaire » (proprietary security) serait relativement plus étroite et ex-
clurait du compte certaines agences internes dont le statut privé est problématique
ou dont la fonction ne consiste pas surtout à protéger les biens d'un propriétaire
clairement identifié.

Ces ambiguïtés dans la définition de ce qui est véritablement privé se retrouvent


à d'autres paliers qu'à celui des agences de sécurité. En [290] particulier, de gran-
des incertitudes règnent dans l'évaluation du degré de privatisation des services
correctionnels (les services d'administration de la sentence). Danielle Laberge
(1988) a raison de souligner que les projets pour construire des établissements car-
céraux privés relèvent davantage de la fiction que de la réalité pénale. Même aux
États-Unis, le nombre des prisons privées ne s'élève pas à plus de 10 (Brodeur,
1988b, p. 221-222). Toutefois, si l'on considère que des organismes de bienfaisance
ou des sociétés à but non lucratif comme l'Armée du Salut ou les sociétés John Ho-
ward et Elizabeth Fry n'en constituent pas moins des organismes privés, force est
alors de reconnaître que la privatisation des services correctionnels est une réalité
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 281

croissante. En effet, ces organismes sont de plus en plus impliqués dans des pro-
grammes de sanctions communautaires et dans la surveillance des détenus en libéra-
tion conditionnelle. Yves Vaillancourt (1988) et Josh Zambrowsky (1988) font valoir
ce point de vue contre celui de Laberge. Nous reviendrons sur ces questions dans la
seconde partie de ce chapitre. Il importe de souligner pour l'instant que la somme
des concepts qui gravitent autour de l'opposition fondamentale du public et du privé
est loin d'être univoque et que les ambiguïtés et les incertitudes qui grèvent ces
concepts se reflètent dans les résultats discordants de la recherche empirique.

La résistance au savoir

Nous ne rappellerons pour mémoire qu'une dernière difficulté, dont nous avons
fait état pour les services policiers publics dans le premier chapitre. Les appareils
policiers opèrent traditionnellement dans la confidentialité et ne s'offrent pas vo-
lontiers au regard du chercheur. Non seulement en va-t-il de même des organismes
de sécurité privée, mais ceux-ci ont des raisons supplémentaires de se dérober au
savoir. Le secret qui pèse sur les opérations policières (sécuritaires) est renforcé
par deux facteurs. L’entreprise commerciale est avare de renseignements sur son
fonctionnement et il arrive même que l'information soit considérée comme un bien à
protéger. En d'autres termes, si les agences de sécurité ont parfois pour mission de
protéger les secrets commerciaux d'une entreprise privée, on doit concéder qu’elles
protégeront d'autant plus leurs propres secrets. Il faut enfin souligner que l'opposi-
tion privé-public opère à un double niveau. Le privé se démarque du public comme
l'intérêt [291] particulier de l'intérêt général. Le privé se sépare également du pu-
blic comme l'information réservée se distingue de l'information publiée.

La sécurité privée est donc triplement occultée. D'abord, parce qu’elle tient de
la police ; ensuite, parce qu’elle est commerce et dissimule ses transactions ; enfin,
parce qu’en vertu de sa définition même, elle ne se publie pas. Ces processus de re-
trait et de dissimulation ont des incidences profondes sur la recherche. Les données
statistiques sur la sécurité privée sont très lacunaires. Elles sont également les
fruits d'extrapolations dont la fiabilité est problématique. Elles sont caractérisées
par des écarts numériques considérables qui se manifestent de façon difficile à ex-
pliquer d'une année à l'autre. Enfin, elles sont parfois carrément inexistantes. Au
Canada et au Québec, seules les agences à contrat doivent obtenir un permis de
l'État pour pouvoir opérer (CCSPQ, 2000, p. 3 et 29). D'après ce rapport, la Colom-
bie-Britannique et la Nouvelle-Écosse « envisagent » de soumettre les agences in-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 282

ternes à un régime d'obtention de permis. Les agences internes ne sont pas soumises
à cette exigence ; c'est pourquoi elles demeurent pratiquement inconnues.

Nouvelles structures

Retour à la table des matières

Après cette description de quelques obstacles que rencontre la recherche sur la


privatisation de la justice, nous allons faire état d'un ensemble de tendances et de
faits généraux qui sont l'indice d'une restructuration de la justice pénale. Nos ana-
lyses portent essentiellement sur le contexte nord américain. Certaines de nos pro-
positions ont valeur d'hypothèses qui peuvent être transposées à l'extérieur de leur
contexte initial de formulation. D'autres sont difficilement dissociables du contexte
de l'Amérique du Nord.

Bifurcation pénale et privatisation

Il y a maintenant 25 ans qu'Anthony Bottoms a énoncé sa thèse influente sur la


bifurcation pénale. Cette thèse peut se résumer ainsi : le système pénal va de façon
croissante faire la distinction entre les contrevenants étiquetés dangereux, condam-
nés pour des crimes de violence, et les délinquants « ordinaires », coupables de dé-
lits contre les biens ou contre les mœurs (Bottoms, 1978, p. 5). Les premiers vont
faire l'objet de sanctions carcérales accrues alors que les seconds vont faire l'objet
de sanctions [292] communautaires (purgées au sein de la collectivité) et vont être
pris en charge par des réseaux semblables à ceux du travail social.

Nous proposons l'hypothèse que cette bifurcation entre deux travées du systè-
me pénal - l'enfermement et la liberté surveillée au sein de la collectivité - va pro-
gressivement correspondre à une bifurcation entre un système correctionnel public
et un système correctionnel privé.

Cette hypothèse repose sur trois types de constatations. En dépit de déclara-


tions faites par des hommes politiques et certains entrepreneurs privés, il semble
qu'il y ait une résistance certaine à privatiser l'administration pénitentiaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 283

L’incarcération va demeurer, à moyen terme à tout le moins, un monopole de l'État. il


existe à l'heure actuelle des prisons privées aux États-Unis. Les détenus qui y sont
enfermés sont des jeunes contrevenants et, surtout, des travailleurs immigrés en-
trés clandestinement aux États-Unis et qui attendent d'être déportés dans leur
pays d'origine. Il ne semble donc pas que les prisons privées soient réservées aux
contrevenants réputés dangereux.

Il est indéniable, en second lieu, que des organismes à but non lucratif sont en
train d'effectuer une percée dans l'administration des programmes de liberté sur-
veillée. Cette tendance s'est amplifiée depuis ses premières manifestations dans les
années 1980. En 1985, les services correctionnels canadiens avaient en effet signé
des contrats avec 146 organismes à but non lucratif pour l'établissement de quelque
60 centres résidentiels destinés à servir de transition entre l'enfermement complet
et la relaxation progressive au sein de la collectivité. Dans la province de l'Ontario,
ce sont des sociétés de bienfaisance ou des organismes à but non lucratif qui assu-
ment de façon croissante la surveillance des détenus en libération conditionnelle. Un
sondage réalisé aux États-Unis en 1982-1983 a révélé que plus de 31 000 jeunes
contrevenants étaient engagés dans des programmes de liberté surveillée et de trai-
tement qui étaient administrés par des entreprises privées (à but lucratif ou non). Il
importe de remarquer que l'entreprise à but non lucratif n’est pas pleinement désin-
téressée. Si elle da pas pour but de maximiser ses profits, elle vise néanmoins à cou-
vrir ses frais et fournir un salaire à ceux qui y sont employés. Certains organismes
charitables réinvestissent dans leurs œuvres de bienfaisance les profits qu'ils réali-
sent dans leurs contrats avec les services correctionnels gouvernementaux. Une
entreprise à but non [293] lucratif constitue donc une entreprise privée et n’est pas
insensible aux bénéfices d'ordre financier.

Comme nous le verrons en détail dans le prochain chapitre, le secteur de la tech-


nologie sécuritaire constitue le fer de lance de la pénétration de l'industrie privée
dans le domaine de la justice pénale. Dans leurs travaux en pénologie, Diana R. Gor-
don (1991), Pierre Landreville (1987), Norval Morris et Michael Tonry (1990), Joan
Petersilia (1987) ont prédit que le recours à des sanctions intermédiaires qui, pour
certaines d'entre elles, impliquent l'emploi d'instruments de surveillance électroni-
que (comme l'affectation à domicile sous surveillance électronique), serait de plus en
plus fréquent. Ces prédictions étaient trop optimistes. Aux États-Unis, les taux
d'incarcération ont continué de croître implacablement jusqu’en 2000. Cependant,
depuis le début du millénaire, le nombre de personnes incarcérées aux États-Unis a
commencé à fléchir (très légèrement), et même parmi les penseurs reconnus pour
leur conservatisme, comme John Di Iulio, on s'accorde pour dire que 2 000 000 de
personnes incarcérées « c'est assez ». Il est donc possible que les sanctions inter-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 284

médiaires et, de façon plus générale, les programmes de remise en liberté surveillée
portent enfin leurs fruits. Toutes ces mesures de surveillance dépendent de l'emploi
d'une technologie de surveillance et la possibilité qu'on y ait recours de façon crois-
sante annonce une participation accrue de l'entreprise privée dans le secteur cor-
rectionnel.

À la lumière de ces considérations, on peut prévoir que la bifurcation pénale en-


tre des sanctions sévères et des sanctions atténuées se doublera d'une seconde
bifurcation entre un système correctionnel administré par l'État et des programmes
sous la responsabilité d'entreprises privées et d'organismes non étatiques. Cette
participation d'organismes à but non lucratif, d'intervenants bénévoles et de re-
groupements religieux à l'administration des sanctions pourrait précipiter un recou-
pement de plus en plus étroit entre le système pénal et le travail social. Les échan-
ges entre le travail social et la justice pénale ne seraient d'ailleurs pas à sens unique.
Des recherches en Ontario ont montré que des contrevenants condamnés à la proba-
tion avaient consacré, en 1985, 550 000 heures à des tâches qui relevaient d'une
forme ou d'une autre d'assistance sociale (Ericson, McMahon et Evans, 1987, p.
375). Cette tendance s'est accrue depuis.

[294]

La césure du système pénal

Le système pénal est tronçonné en trois composantes, à savoir la police, les tri-
bunaux et les services correctionnels. Nous venons de voir que les services correc-
tionnels sont soumis à un processus de privatisation dont on peut prévoir qu’i1 s'ac-
centuera. Il est, en seconde part, maintenant reconnu que les agences de sécurité
privée ont proliféré depuis 1970. Cette tendance est commune à tous les pays occi-
dentaux. En Amérique du Nord, les effectifs et les budgets de la sécurité privée ont
dépassé ceux de la police publique. La privatisation d'une partie très importante de
la fonction policière est acquise ; c'est la signification de ce fait qui seule continue
de nous échapper.

Les recherches intensives qui se sont poursuivies sur la privatisation de deux des
composantes du système pénal ont occulté le fait que la composante centrale de ce
système - les tribunaux - manifestait une tendance inverse. Dans un nombre impor-
tant de pays dont les traditions juridiques sont influencées par le droit britannique,
le processus judiciaire a fait l'objet d'une étatisation accrue. Cette avance de l'État
s'est manifestée principalement de deux manières. La création et le développement
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 285

considérable de services d'aide juridique a marqué une régression de la part de la


pratique privée dans la défense des prévenus. D'autre part, plusieurs pays - les
États-Unis, le Canada, l'Australie, la Suède et la Finlande - ont pris des mesures
législatives pour structurer la discrétion dont disposent les magistrats ou s'apprê-
tent à le faire. Les plus radicales de ces mesures consistent dans la création de
commissions de détermination des sentences, qui sont chargées d'établir des lignes
directrices à l'intention des juges ; ces lignes directrices prévoient la nature de la
sentence qui doit être imposée à un contrevenant reconnu coupable d'une infraction
déterminée, de même que le quantum de la sentence (par exemple, la durée d'une
peine d'incarcération). Cette intervention accrue de l'État dans le processus judi-
ciaire est très lourde de conséquences. Aux États-Unis, certains juristes soutien-
nent que la création de commissions de détermination des sentences contredit l'in-
dépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif Indépendamment
des problèmes juridiques qu’elle soulève, cette pesanteur accrue de l'État risque
d'accentuer de manière très sensible la déconcertation du système pénal. Celui-ci se
retrouve soumis à des pressions inverses dans son centre et ses extrémités : le cen-
tre est menacé de rigidité par suite d'une accentuation [295] du dirigisme de l'État,
et les extrémités sont menacées de dislocation par suite d'une montée de la privati-
sation. Deux types de conséquences peuvent résulter de cette situation.

- Une augmentation intolérable du déséquilibre entre les infractions


connues et les infractions jugées. En effet, plus l'issue d'une procédure
judiciaire est prévisible et plus on s'abstiendra d'y avoir recours, si cet-
te issue n’est pas perçue comme une solution adéquate à une affaire. Or,
la sécurité privée est déjà réticente à transmettre un dossier à la police
et celle-ci exerce également une sélection sur les affaires qu’elle trans-
met au Parquet.

- L’introduction d'une marge d'incertitude accrue dans l'administration


des peines. l2écart entre les peines prononcées et les peines subies est
présentement considérable (voir, par exemple, Bernat de Celis, 1988). La
multiplication des options qui résultera d'une montée de la privatisation
des services correctionnels est de nature à majorer cet écart.

Nous ne pouvons, à cause du cadre limité de cette étude, discuter de toutes les
conséquences d'une privatisation différentielle du système pénal. Les remarques que
nous venons de faire suggèrent la possibilité d'une crise insoluble au niveau de la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 286

crédibilité et de la légitimation d'un ordre pénal dérivant progressivement vers le


chaos.

La technologie sécuritaire :
un effet de déplacement

Les recherches sur la sécurité privée se sont toujours effectuées sur une base
comparative, la montée de la sécurité étant associée à un recul ou un plafonnement
du secteur public. Comme plus de 70% des budgets des forces de police sont consa-
crés aux salaires des policiers, on s'est surtout attardé à effectuer des comparai-
sons au plan des effectifs et à celui des opérations effectuées par des personnes,
que celles-ci appartiennent au secteur public ou au secteur privé. Autrement dit, une
grande partie des travaux ont jusqu'ici comparé les agences de sécurité privée avec
les forces policières publiques au regard de leur l'évolution et leur fonctionnement.
On a ainsi trouvé que la décennie 1960-1970 avait été marquée par une montée des
effectifs des forces policières publiques, alors que la décennie suivante avait été
caractérisée par une poussée spectaculaire des effectifs [296] des agences de sé-
curité privée. On a donc coutume de dater à partir des années 1970 la progression
des services privés de sécurité.

Or, il semble que cette perspective ne corresponde pas en tous points à la réali-
té. Répondant à un sondage effectué par la firme Security World en 1981, 81% des
cadres appartenant à de grandes entreprises prévoyaient une augmentation des bud-
gets consacrés à l'achat d'équipements de sécurité, alors que seulement 47% de ces
cadres prévoyaient que les sommes affectées à l'embauche de nouveaux effectifs
(des gardiens) augmenteraient au-delà du cycle normal de l'indexation des salaires.
Ces prévisions allaient être confirmées par l'estimation des dépenses faites pour
accroître la sécurité privée en 1985. Cunningham et Taylor (1985, p. 121) évaluent les
revenus des entreprises du secteur de la sécurité privée à 15 milliards de dollars
américains au moins, ces revenus se répartissant comme suit : 6,5 milliards sont en-
caissés par des agences privées qui procurent de la main-d'œuvre à leurs clients,
alors que 8,5 milliards représentent des sommes versées pour acheter des équipe-
ments de sécurité. Le marché de la technologie de sécurité a commencé à supplanter
celui de l'emploi d'un personnel investi dans des tâches traditionnelles de surveillan-
ce et d'enquête. Non seulement le déplacement de la main d'œuvre au profit des
équipements ira-t-il en augmentant, mais d'après Cunningham et Taylor (1985, p.
172), la substitution progressive d'une technologie sécuritaire au travail d'une main-
d'oeuvre engagée dans des tâches policières s'est effectuée bien avant 1970 et
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 287

constitue le moteur véritable de la poussée de l'entreprise privée dans le domaine de


la sécurité. Nous examinerons de façon plus approfondie la nature et les conséquen-
ces de cette montée de la technologie dans le chapitre suivant.

On pourrait être tenté de soutenir que des équipements motorisés peuvent au-
tant être achetés par des forces policières publiques que par des agences de sécuri-
té privée et conclure que la production d'équipements de sécurité est un facteur
neutre dans le partage de la sécurité entre le secteur public et le secteur privé. En
réalité, cet argument est aussi naïf que la croyance que la production d'armes par
des entreprises multinationales ne compte pour rien dans le maintien des tensions
internationales et dans le déclenchement de conflits entre divers pays. La technolo-
gie de sécurité a largement dépassé le stade de la production de véhicules de police.
Elle constitue maintenant un secteur de pointe et elle génère ses marchés autant
qu’elle répond à une demande qui lui vient de [297] l'extérieur. La production techno-
logique consacre l'importance du rôle de l'entreprise privée dans l'intervention et le
maintien de l'ordre. Cette importance est d'autant plus grande qu'à l'exception de
certaines pratiques, comme celle de l'écoute électronique, le recours massif à une
technologie de surveillance, d'identification et d'enquête s'effectue dans un vacuum
législatif complet et n’est contrôlé que par ceux qui ont intérêt à se servir de cette
instrumentation (CCSPQ, 2000).

Compétition ou complémentarité

On peut regrouper en trois thèses les façons dont les chercheurs ont analysé les
relations entre les forces policières publiques et les agences de sécurité privée. La
première de ces thèses est celle de la compétition : le secteur public et le secteur
privé offrent fondamentalement les mêmes services ; ils ne diffèrent véritablement
que par les pouvoirs légaux dont ils sont investis et sont en compétition auprès d'une
clientèle qui est la même. La seconde thèse est celle de la complémentarité : les
deux secteurs ont des priorités différentes - protection des personnes, pour le sec-
teur public, et protection des biens pour le secteur privé - et se relaient dans les
domaines où leurs priorités diffèrent. La dernière thèse est celle du parallélisme :
les agences de sécurité privée opèrent là où les services policiers sont en droit de le
faire mais s'abstiennent en fait de toute action (par exemple, la protection de l'in-
formation) ou bien elles répondent à des demandes particulières formulées par des
groupes qui possèdent des intérêts qui leur sont propres. Jusqu’ici, ce sont plutôt les
thèses de la complémentarité et du parallélisme qui ont été soutenues par les cher-
cheurs.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 288

Cunningham et Taylor (1985) ont toutefois identifié deux sources de conflit qui
semblent progressivement se gonfler, en partie à cause de facteurs que nous avons
déjà identifiés.

Une première source de conflit tient dans la multiplication des fausses alarmes.
Les services de police des grandes villes des États-Unis évaluent que les voitures de
patrouille consacrent près de 15% de leur temps à répondre à de fausses alarmes
(ibid., p. 210-211). Quelques chiffres présentent une image de L’étendue du problè-
me. En 1981, la police de New York a répondu à 400 000 appels résultant du déclen-
chement d'un système d'alarme ; 98% de ces appels se sont révélés de fausses
alarmes. À Houston, on estime que quelque 70 000 systèmes d’alarme ont été [298]
installés ; en 1982, la police a dû répondre à 78 652 fausses alarmes. La popularité
de l'anecdote sur le livreur de journaux qui déclenchait de fausses alarmes dans les
milieux réformateurs de la police illustre le caractère persistant de ce problème.

Le problème que causent ces fausses alarmes ne semble pas devoir se résorber.
Les compagnies privées qui installent ces systèmes insistent pour que la police conti-
nue de donner suite à toutes les alarmes, en faisant valoir que la valeur dissuasive de
ces systèmes est une fonction directe des interventions policières qu’elles suscitent.
D'autre part, les prévisions quant à l'augmentation des achats d'équipements sécuri-
taires autorisent l'hypothèse qu'on installera de plus en plus de systèmes d'alarme.
Il faudra donc trouver un moyen pour que le déclenchement de fausses alarmes ne
réclame pas une part aussi élevée du temps de travail de la police. Les fausses alar-
mes sont un problème sérieux, car elles constituent un facteur de déperdition de
l'intervention policière (le temps que passe la police à répondre à des fausses alar-
mes pourrait être occupé à faire des interventions qui correspondent à un besoin
réel). La mesure prise par un grand nombre de corps policiers est de soumettre à
l'amende le contribuable dont le système d'alarme se déclenche régulièrement pour
d'autres raisons que pour prévenir la perpétration d'un crime. Cette mesure ne fait
qu’accroître les tensions entre le secteur privé et le secteur public, en y ajoutant la
frustration du citoyen soumis à l'amende.

Il existe un second foyer de dissension entre les forces policières et les agences
de sécurité privée dont les effets peuvent être à long terme beaucoup plus lourds.
Ce conflit a été identifié par Cunningham et Taylor en 1985 et il a fait l'objet d'une
étude approfondie de la part d'Albert Reiss (1988). L’étude de Reiss reçoit actuel-
lement beaucoup d'échos en Amérique du Nord.

On sait que les syndicats policiers sont puissants aux États-Unis et au Canada.
Leur puissance s'est surtout manifestée par la négociation des conditions de travail
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 289

très avantageuses. Dans plusieurs services de police, la semaine de travail comporte


seulement 32 heures, ce qui laisse le temps à des policiers d'avoir un autre emploi.

Ce problème des emplois multiples existe depuis longtemps et son ampleur est
reconnue. Il existait toutefois une règle tacite à laquelle étaient astreints les poli-
ciers qui occupaient un second emploi : ils devaient éviter de se trouver en situation
de conflit d'intérêts ou de concurrence déloyale [299] (par exemple, en étant pro-
priétaire d'un débit d'alcool). Or, il semble que cette règle soit maintenant massive-
ment transgressée par les forces policières américaines. En effet, les policiers of-
frent à titre privé leurs services d'agents de la paix à une clientèle qui les paie en
sus des heures régulières de travail qu’ils sont tenus de fournir à la force publique
qui les emploie. Les policiers qui sont ainsi employés par une clientèle privée en de-
hors de leurs heures de travail régulières utilisent leur uniforme, leurs armes et
même les voitures de service. Ne sachant pas qu'ils travaillent à titre privé, les ci-
toyens reconnaissent à ces policiers les mêmes pouvoirs qu'ils exercent lorsqu’ils
travaillent à titre d'agents de la paix. C'est même précisément à cause de leurs pou-
voirs accrus que certains organisateurs de concerts rock, d'événements sportifs ou
d'autres manifestations de masse qui risquent de tourner au désordre, préfèrent
employer des policiers plutôt que des gardiens de sécurité.

Cette utilisation privée de la force publique ne se fait aucunement dans la clan-


destinité. Les premiers policiers qui ont accepté de maintenir l'ordre à titre privé
étaient directement rémunérés en espèces. D'après Reiss (1988), les transactions
entre les services publics de police et leur clientèle privée sont maintenant réglées
par contrat. Les syndicats policiers jouent souvent le rôle d'intermédiaires dans
l'établissement de ces contrats. Il est inutile de souligner à quel point cette évolu-
tion qui affecte la majeure partie des corps policiers nord-américains est probléma-
tique (à part la ville de New York, qui a pris position contre cette pratique, peu d'ad-
ministrations municipales osent affronter les puissants syndicats policiers). Elle re-
met en cause la distinction même entre l'ordre public et l'ordre privé au niveau des
opérations policières. Le problème ne sera résolu que lorsqu'un policier agissant
comme agent privé déchargera son arme contre une personne, précipitant alors une
crise qu’on pourrait prévenir en réglementant explicitement cette pratique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 290

Quelques constats empiriques

Retour à la table des matières

Comme nous l'avons dit précédemment, nous allons présenter quelques-uns des
résultats d'une recherche sur les agences de sécurité privées, qui a été effectuée
au Québec (Fourcaudot, 1988). Nous n'ambitionnons pas de présenter l'ensemble de
cette recherche, qui pourrait à elle seule faire l'objet d'un chapitre. Nous avons
extrait de ce travail quelques constats empiriques qui nous paraissent particulière-
ment significatifs et que nous [300] tenterons de profiler sur l'horizon d'ensemble
de la situation en Amérique du Nord. Le travail de Fourcaudot (1988) a été systéma-
tiquement comparé au contenu de CCSPQ (2000). Nous avons été étonné de consta-
ter à quel point la situation avait peu évolué ; les conclusions de Fourcaudot demeu-
rent toujours valides.

Effectifs et budget

Les données empiriques sur les effectifs et les budgets sont essentiellement le
fruit de projections et d'extrapolations qui obéissent à des principes différents
selon les recherches effectuées. C'est pourquoi elles sont relativement divergentes.
En dépit de ces divergences, des tendances claires se manifestent.

Les effectifs de la sécurité privée sont dans les pays anglo-saxons considéra-
blement plus nombreux que ceux de la police publique. Même si le calcul des effec-
tifs du secteur privé varie d'une recherche à une autre, on peut sans imprudence
affirmer que les agences de sécurité privée emploient deux fois plus de personnes
que les forces policières. Aux États-Unis, Cunningham et Taylor chiffrent les effec-
tifs du secteur privé à 1,25 million de personnes, alors que les corps de police publics
emploient environ 600 000 personnes. Au Québec, Martine Fourcaudot donne une
estimation conservatrice, qui situe les effectifs privés à quelque 28 000 personnes ;
les effectifs de la police publique sont stables depuis 20 ans, le Québec comptant
quelque 15 000 policiers. On a cru, à tort, que cette tendance était également forte
dans tous les pays occidentaux. En réalité, les travaux de De Waard (1999) et de von
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 291

Arnim (1999) ont montré que les effectifs du secteur privé dépassaient ceux du
secteur public seulement au Royaume-Uni et au Luxembourg et dans les anciens pays
du Bloc de l'est (Hongrie, Pologne et République tchèque).

Ce sont les agences de sécurité à contrat qui emploient le plus de monde. Tant au
Québec qu’aux États-Unis, les seuls effectifs des agences à contrat sont plus nom-
breux que les effectifs des forces policières publiques.

Le nombre des gardiens de sécurité constitue plus de 95% des effectifs du sec-
teur privé. La proportion des enquêteurs - moins de 5% - est moins grande dans le
secteur privé que dans le secteur public.

Mentionnons en terminant que de façon prévisible, les budgets consacrés au sec-


teur privé sont plus élevés que ceux du secteur public. Le [301] secteur privé récolte
entre 15 et 22 milliards de dollars aux États-Unis. Il est à noter que les budgets des
agences privées sont loin d'être le double de ceux du secteur public, bien que les
effectifs de ces agences soient deux fois plus nombreux que ceux des corps publics.
On pourrait inférer de ces données que la marge de bénéfice des agences de sécuri-
té privée n’est pas très élevée. Pour ce qui est du Québec, Fourcaudot estime que
cette marge de bénéfice ne constitue que de 2 à 5% du chiffre d'affaires brut. Cet-
te estimation ne réfère qu'aux agences à contrat et ne s'applique pas aux entrepri-
ses qui vendent des équipements de sécurité.

Le recrutement

On peut affirmer de façon générale que les gardiens de sécurité sont maintenant
recrutés parmi des personnes plus jeunes qu’auparavant. Aux États-Unis, l’âge moyen
de ces gardiens se situait entre 40 et 55 ans en 1972 ; en 1982, il s'inscrivait entre
31 et 35 ans. Il est maintenant sous la barre des 30 ans. Cette tendance au rajeunis-
sement des effectifs est également manifeste au Québec.

Le travail de Fourcaudot nous autorise à apporter des réserves à une affirmation


courante au sujet du recrutement des gardiens de sécurité. On affirme générale-
ment que ce recrutement doit s'effectuer de manière continue, le personnel des
agences de sécurité étant soumis à un roulement intensif. D'après Shearing, Farnell
et Stenning (1980), 98% des gestionnaires d'agences privées qui ont répondu à leur
sondage croyaient que le roulement des effectifs constituait un problème. Seule-
ment 24% des gardiens étaient à l'emploi de la même agence depuis plus de trois ans.
Ces tendances canadiennes sont analogues à celles des États-Unis. Les résultats de
Fourcaudot pour le Québec sont plus nuancés et contredisent même parfois les ten-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 292

dances identifiées ailleurs en Amérique du Nord. Ainsi, 85% des répondants au ques-
tionnaire de Fourcaudot estiment que le roulement des effectifs ne constitue pas un
problème de taille. Respectivement 54%, 71% et 39% du personnel des agences de
sécurité, d'investigation et des agences mixtes étaient à l'emploi de la même firme
depuis plus de trois ans au moment où Fourcaudot faisait ses recherches. Il est tou-
tefois indéniable que certains administrateurs rapportent que le roulement du per-
sonnel est un problème grave. Les résultats obtenus par Fourcaudot ne révèlent pas
que le problème posé par le roulement des [302] effectifs est mineur, ils montrent
que ce problème se pose avec des degrés d'acuité sensiblement différents selon les
agences.

L’une des raisons qui expliquent le roulement du personnel est le manque de moti-
vation de ceux qui s'engagent au service d'une agence de sécurité. Cunningham et
Taylor (1985) ont montré qu’à peine 10 % des personnes qui étaient embauchées par
les agences de sécurité manifestaient un intérêt pour le travail policier. Pour la plu-
part, les personnes qui sollicitent un emploi dans une agence de sécurité privée le
font pour éviter le chômage et déclarent continuer de chercher un emploi dans un
autre domaine.

L’affirmation selon laquelle le personnel des agences de sécurité se recrutait


parmi d'anciens policiers ou des cadres de l'armée à la retraite n’est partiellement
vérifiée par Fourcaudot qu’au niveau des cadres des agences. Parmi les 171 gestion-
naires qu’elle a dénombrés au sein des agences, elle a pu établir que 34,5% d'entre
eux étaient d'anciens policiers.

La formation

Au Québec, la formation des gardiens de sécurité est dans la grande majorité


des cas donnée en cours d'emploi. Cette formation est très étroite et ne se rappor-
te qu'aux fonctions les plus immédiates des agents de sécurité, soit le maintien de la
sécurité à l'intérieur des édifices (rondes, communications à distance, machines à
pointer, etc.) et la rédaction de rapports sur les opérations de surveillance effec-
tuées (de 87 à 95% des agences offrent des « cours » en matière de sécurité dans
les édifices et sur la façon de rédiger des rapports ; cette formation est dispensée
en cours d'emploi ou à l'entrée en fonction). Moins de 20% des agences offrent une
formation légale sur les pouvoirs d'arrestation des agents et sur les autres ques-
tions juridiques pertinentes à leurs tâches. Moins de 30% des agences forment leurs
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 293

employés au maniement des armes à feu et s'assurent que leurs employés qui sont
armés pratiquent le tir régulièrement.

Fourcaudot a toutefois établi que la majorité des gardiens ne sont pas armés. Au
Québec, 15% des agents sont armés, mais cette proportion tombe à 8% si l'on exclut
du calcul les préposés au transport des valeurs, qui, de façon générale, sont tous
armés. Ces chiffres se comparent avec les données recueillies aux États-Unis par
Cunningham et Taylor (1985, [303] p. 55). Ceux-ci constatent une tendance à la bais-
se, depuis 1975, pour ce qui est de l'armement des gardiens de sécurité. D'après les
sondages effectués par la firme américaine Hallcrest, moins de 10% des gardiens
seraient armés. Cunningham et Taylor (ibid.) citent le cas d'une agence dont 35% du
personnel était armé en 1973, alors que ce pourcentage est maintenant de 3%. En
l'absence de données fiables, on ne peut se prononcer sur la situation actuelle. Par
exemple, on sait que les agents qui transportent des valeurs sont en général lourde-
ment armés. Toutefois, dans 5 des 10 provinces du Canada (y compris au Québec et
en Ontario), le transport des valeurs ne réclame pas de permis particulier. On ne
dispose en conséquence pas de données systématiques sur l'armement des transpor-
teurs de valeurs, ces données étant en général recueillies à partir des informations
qui doivent être fournies pour obtenir un permis (CCSPQ, 2000, p. 29).

La situation est cependant différente à l'égard des demandes de la clientèle et


des opinions des gestionnaires d'agences. Près de 50% des cadres d'agences de sé-
curité ayant participé à un sondage conduit par la firme Hallcrest ont répondu qu’il y
avait une demande accrue de la part de la clientèle pour des gardiens armés (c'est
en partie pour satisfaire cette demande que des policiers assument des tâches de
sécurité privée). Au Québec, plus de 80 % des cadres des agences d'investigation et
des agences mixtes sont favorables au port d'armes à feu ; plus de 90 % de ces ca-
dres souhaitent toutefois que l'utilisation des armes à feu soit réglementée.

La clientèle et les services offerts

Dans leurs travaux, Shearing et Stenning ont accordé beaucoup d'importance à


la croissance de la propriété privée de masse - par exemple, un regroupement de
grandes surfaces ou d'hypermarchés - dans l'explication de la multiplication des
effectifs des agences de sécurité privée. Comme nous l'avons vu, ce sont ces entre-
prises qui sont chargées de maintenir l'ordre dans les surfaces et les édifices qui
sont qualifiés de « propriété privée de masse » (mass private property). Cette notion
de propriété privée de masse a été élucidée dans le chapitre 4. Nous reviendrons
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 294

dans la dernière partie de ce chapitre sur les hypothèses postérieures de Shearing


et Stenning sur la structuration des espaces. On peut [304] toutefois remarquer
immédiatement que ces hypothèses impliquent que le secteur commercial de la vente
au détail regroupe une partie importante de la clientèle des agences de sécurité
privée. Cette implication est validée en partie par les données en provenance des
États-Unis. D'après Cunningham et Taylor (1985, p. 107-108), c'est le secteur indus-
triel et manufacturier qui constitue la première source de revenus des agences pri-
vées ; il est cependant suivi d'assez près par le secteur du commerce de détail.

Les données québécoises sont moins confirmatives à cet égard. Ce sont les sec-
teurs industriel et manufacturier, ainsi que le secteur public (édifices gouvernemen-
taux et institutions d'enseignement), qui forment la clientèle la plus importante des
agences de sécurité privée. Les établissements commerciaux ne viennent qu'en hui-
tième place. Il y a lieu de souligner que les services gouvernementaux et les services
publics constituent au Québec, comme aux États-Unis, l'un des principaux clients des
agences de sécurité privée.

Fourcaudot a trouvé que les principaux employeurs des agences privées d'inves-
tigation étaient les firmes d'avocats. Ce résultat est intéressant dans la mesure où il
réfère à l'existence d'une interface policière et judiciaire au sein de la justice pri-
vée.

Pour ce qui est des services offerts par les agences de sécurité privée, un résul-
tat de Fourcaudot mérite d'être mentionné. Il existe une différence significative
entre le discours qui est tenu par les cadres de la sécurité privée et les services qui
sont effectivement offerts par les agences. Le discours met un accent prononcé sur
le caractère préventif des services offerts (prévention des incendies, du crime et
des pertes économiques). Les tâches qui sont effectivement accomplies sont toute-
fois d'une nature tout à fait traditionnelle, à savoir le contrôle des accès, les rondes
de surveillance, la patrouille, les enquêtes sur le vol à l'étalage, etc.

Les relations avec les forces policières publiques

Nous nous contenterons de très brèves remarques sur ce sujet. Ces remarques
serviront d'introduction à la dernière partie de cette étude. Shearing, Stenning et
Addario (1985) ont étudié comment l'entreprise privée et la police percevaient la
sécurité privée. Les résultats de ces études sont convergents. Elles conduisent à la
conclusion que la police surestime beaucoup la dépendance de la sécurité privée vis-
à-vis des forces policières publiques. [305] Les études sur l'opinion des cadres de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 295

l'entreprise privée montrent qu’ils sont très critiques à l'égard de l'action de la poli-
ce et de son aptitude à répondre aux besoins de sécurité du secteur privé. D'où la
volonté des entrepreneurs de satisfaire leurs besoins propres en créant une agence
interne de sécurité ou en ayant recours à des agences à contrat qui s'ajustent aux
exigences des firmes privées. Ces remarques suggèrent que la police publique et la
sécurité privée constituent des réseaux d'intervention qui sont relativement auto-
nomes et dont l'action est parallèle, au niveau du contrôle de la criminalité. Les re-
cherches de Fourcaudot ne démentent pas cette hypothèse. D'après son étude, les
agences de sécurité privée ont peu tendance à rapporter des crimes à la police ; à
est, en outre, peu fréquent qu'elles arrêtent une personne et la remettent aux mains
de la police.

Disney World et ghettos

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Si on entend par « définition » une formulation resserrée de la nature d'un ob-


jet, il faut reconnaître que nous ne possédons pas à l'heure actuelle de définition
satisfaisante de la sécurité privée. Ce qui tient lieu de définition est habituellement
une énumération des caractéristiques fondamentales de la sécurité privée (Ocque-
teau, 2002, p. 62-63). Dans un texte influent qui a été traduit dans la revue Actes,
Shearing et Stenning (1985) ont tenté de construire un paradigme qui rassemble et
systématise les caractéristiques du contrôle social tel qu’il s'exercerait par les ins-
tances qui relèvent du secteur privé. Ce paradigme se caractérise par quatre traits.

- Il est de nature instrumentale et non normative. Imaginons, par exemple,


que le caissier d'une banque ait détourné les fonds de l'établissement qui
l'emploie et qu'il soit prêt à restituer l'argent volé avec un fort pourcen-
tage d'intérêt. Il est alors prévisible que la banque sera prête à considé-
rer ce vol comme un prêt non autorisé et à s'entendre avec l'employé
pour que l'argent soit rendu, avec intérêt, sans que la police ne soit aucu-
nement prévenue du délit. Le but de l'opération est de minimiser les per-
tes et non de sanctionner un comportement qui transgresse la loi.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 296

- Il est de nature préventive. Sa cible n’est pas le contrevenant, mais l'em-


ployé négligent qui facilite la perpétration d'une infraction (L’employé qui
néglige de verrouiller les accès à un édifice).

[306]

- Il est dépendant de la technologie. Les équipements de surveillance se


fondent dans la structure des édifices et organisent J'espace environ-
nant. Ils sont partout présents : le contrôle est à la fois diffus et inté-
gré. L’exemple souvent donné d'un environnement à sécurité privée
maximale est le parc d'amusement Disney World aux États-Unis, où les
déplacements et le comportement des visiteurs sont soumis à un contrôle
aussi efficace que discret.

- Il est de nature non coercitive et fonctionne au consentement. L’exemple


de Disney World a également pour ce trait une valeur de paradigme. Les
enfants et leurs parents acceptent toutes les contraintes, pourvu qu'ils
puissent voir Mickey (d'après Shearing et Stenning, 1985).

Le paradigme élaboré par les chercheurs du Centre de criminologie de l'Universi-


té de Toronto constitue une construction théoriquement stimulante, Cet assemblage
de concepts rend compte d'une partie considérable des opérations des agences de
sécurité privée. Nous croyons toutefois que ces chercheurs donnent au paradigme
qu'ils ont défini une portée trop étendue lorsqu’ils déclarent que cette nouvelle
« discipline instrumentale est rapidement en train de devenir la force dominante
pour ce qui est du contrôle social » (Shearing et Stenning, 1985, p. 347).

On peut objecter de deux manières cette affirmation. Il n’est d'abord pas assu-
ré que le contrôle privé ait complètement déplacé le contrôle public de la position
hégémonique qu’il occupait. Cette remarque prend tout son poids si l'on tient compte
du fait que l'appareil de la sécurité d'État - la police politique - fait partie du dispo-
sitif de la police publique (voir la partie précédente de ce livre).

Là n'est toutefois pas l'objection que nous voulons surtout soulever. Il nous
semble en effet fondamental de distinguer trois formes de contrôle social : le
contrôle public, le contrôle privé et une troisième forme de contrôle, qu’à défaut
d'un meilleur terme nous appellerons le contrôle sauvage.

Au terme de ce chapitre déjà étendu, nous ne pouvons élaborer un nouveau para-


digme du contrôle sauvage, dont nous tentons d'esquisser les traits dans le tableau
qui clôt ce chapitre. Nous indiquerons toutefois ce dont s'alimentent nos réflexions.
Dans un article provoquant, Donald Black (1983) a proposé de concevoir une partie
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 297

des comportements criminels comme étant des réflexes d'autodéfense. Une part
considérable de la violence sociale serait en réalité une contre-violence. Il est indé-
niable [307] que les travaux de Kleck, que nous avons cités au début de ce chapitre,
confirment certaines des intuitions de Black.

Il ne semble pas que violence et contre-violence soient des phénomènes urbains


diffus. En d'autres termes, le contrôle sauvage s'exerce dans des quartiers bien
déterminés et de façon plus particulière dans les ghettos où s'entassent des grou-
pes qui appartiennent à des minorités défavorisées. On se réfère à ces groupes, aux
États-Unis, comme formant la couche inférieure de la société (the underclass). On
peut s'opposer à cette appellation qui rappelle fâcheusement les classes dangereuses
et, de façon plus douloureuse, L’Untermensch, de triste mémoire. Néanmoins, ce
phénomène de la constitution d'une classe radicalement dépossédée a suscité une
littérature abondante aux États-Unis (par exemple, Glasgow, 1981 ; Mangum et Se-
ninger, 1978 ; Salins, 1980 et l'ouvrage classique de William Wilson, 1987 ; les re-
cherches les plus actuelles sont celles de E. Anderson, 1999 ; Duneier, 1999 ; New-
man, 1999).

Même si nous possédons encore peu de connaissances sur les formes de contrôle
qui s'exercent dans ces parties de nos villes - où l'on aurait tort de dire que seule y
prévaut l'anomie - on peut néanmoins affirmer qu’il est d'une nature profondément
différente de celle du contrôle privé, tel qu'il s'exerce selon un paradigme dont nous
avons donné les traits. Le contrôle sauvage n’est pas instrumental, mais hypernorma-
tif : la transgression d'un code de comportements ritualisés entraîne parfois des
représailles extrêmement violentes. Ce contrôle n’est pas de nature préventive, à
moins que l'on considère des blessures, des mutilations et des exécutions sommaires
comme des mesures préventives. La technologie sur laquelle repose ce contrôle n’est
pas une technologie de surveillance, mais est constituée par des instruments
d’agression. Finalement, ce mode de contrôle repose non seulement sur la coercition,
mais sur l'intimidation, la terreur et la violence.

Nous sommes bien conscient du caractère lacunaire de cette esquisse qui ne vise
qu'à établir un contraste. Il est certain qu’il existe des régions urbaines qui ressem-
blent à Disney World. Mais on aurait tort de méconnaître que d'autres zones urbai-
nes sont à des années lumière du monde de Walt Disney. Ces zones où règne la dé-
possession et où prévalent des contrôles spontanés, sauvages et très durement ré-
pressifs ne sont pas en voie de disparition, mais gagnent du terrain. C'est pourquoi
une théorie compréhensive du contrôle social devrait tenir compte des trois modes
de contrôle que nous avons sommairement décrits.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 298

[308]

Tableau 12. Ordre public et ordre privé

Synthèse

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Contrôle public * Contrôle privé Contrôle sauvage

Savoir grand nombre petit nombre d'études très peu étudié


d'études

Droit structuré par le Peu balisé non balisé


droit

Agent du institutions publi- firmes privées (orga- individus et regrou-


contrôle ques (organisation nisation forte) pements informels
forte) (organisation faible
ou non existante)

Ampleur et - sur la police : - sur la police : forte - autoprotection


impact du plafonnement expansion (self help poli-
phénomène des effectifs cing) : forte ex-
et des budgets pansion **
- sur les tribu- - sur les tribunaux : - sur les tribunaux :
naux : expan- régression inexistant ou dé-
sion viant (justice sau-
vage)
- sur les prisons - sur les prisons et - sur les peines : non
et libérations libérations surveil- présent ou déviant
surveillées : ré- lées : croissance (lynchages, règle-
gression ten- tendancielle ments de comptes)
dancielle

Cibles prio- infractions violen- délits contre les biens toute forme d'agres-
ritaires tes sion

Moyen ressources humai- croissance de la tech- ressources humaines,


nes et technologie nologie, décroissance absence de technolo-
des ressources humai- gie
nes
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 299

Contrôle public * Contrôle privé Contrôle sauvage

Mode - réactif - préventif - impulsif


d'opération
- imposition de - consentement - nature conflictuel-
l'autorité le
- instrumental : limi-
- norma- tation des pertes - norma-
tif/dominant : matérielles au pro- tif/alternatif :
arrestation des fit du client neutralisation du
contrevenants contrevenant

Espace domaine public espace privé et inter- espace marginalisé :


d'opération médiaire (privé/public) ghettos, quartiers
difficiles, réserves

Relations liens multiples exclusion

* Ces notions ne sont pas clairement distinguées ni au niveau des catégories juri-
diques, ni à celui des catégories conceptuelles : elles se situent dans un conti-
nuum où les différences se mesurent en degrés.

** En 1980, aux États-Unis, cinq fois plus de citoyens ont été tués par d'autres
citoyens reconnus en état de légitime défense que par des policiers apparte-
nant à une force publique. On ne possède pas de chiffres équivalents pour
d'autres années. Cependant, au regard des estimés, l'usage défensif des armes
à feu par les citoyens américains (entre 760 000 et 3,6 millions par année ;
Lott. 1998, p. 11), il est raisonnable de penser que cette disproportion s'est
maintenue, sinon accrue.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 300

[309]

Quatrième partie:
La sécurité privée

Chapitre 10
Privatisation et technologie 82

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Les langues latines comme le français sont désavantagées dans l'expression


d'une distinction qui a acquis un statut privilégié dans les études sur les systèmes de
contrôle social. Dans son énoncé anglo-saxon, cette distinction s'exprime par la dif-
férence qui est faite entre police et policing, qui recoupe, mais seulement en partie,
celle qu'on fait entre une institution et sa fonction. Le premier de ces termes dési-
gne une organisation constituée par un groupe de personnes - les policiers - qui est
chargée de diverses fonctions afférentes au contrôle social. Le second de ces ter-
mes - policing - se réfère aux activités qui sont déployées pour assurer la régulation
sociale et à l'application des lois pénales. Bien qu'elle puisse être aisément paraphra-
sée, cette distinction se laisse difficilement énoncer dans les langues latines, car

82 Une première version de ce chapitre a été initialement publiée dans Déviance et


société, vol. 19, no 2, 1995, p. 127-247. Nous souhaitons remercier vivement Phi-
lip Stenning et Clifford Shearing, du Centre of Criminology de l'Université de
Toronto, pour leurs commentaires sur les idées exprimées dans ce chapitre. En
outre, nous remercions les autorités de la Faculté de droit de l'Université de
Barcelone et, en particulier, Esther Gimenez-Salinas, de nous avoir fourni l'occa-
sion de présenter une première version de ce chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 301

elles doivent recourir au même mot pour exprimer deux fonctions grammaticales
profondément différentes, soient la fonction substantive et la fonction verbale du
gérondif En français, le même mot « police » est utilisé pour désigner autant l'orga-
nisation que son activité, et il en est également ainsi en italien et en espagnol.

Cette distinction est importante car elle a maintenant acquis un statut fondateur
dans la réflexion sur les mécanismes de régulation sociale. En effet, lorsqu'on se
propose d'étudier la « police », on est implicitement déporté vers une étude du réfé-
rent le plus habituel de ce terme, à savoir la [310] police publique. C'est bien pour-
quoi la plus grande partie des travaux de recherche sur la police portent sur celle-ci.
Si l'on utilise le gérondif policing, qui désigne l'ensemble des activités par lesquelles
une société est policée, on peut alors échapper à la fascination qui est exercée par la
police publique et découvrir que ces activités sont accomplies par un nombre très
considérable de personnes, de groupes et d'organismes dont certains sont publics,
d'autres sont privés et d'autres encore sont d'une nature hybride - cette dernière
catégorie étant encore la plus mal connue, en dépit de son importance. Ces. systèmes
hybrides, sur lesquels nous reviendrons, dépassent beaucoup en importance ce qu’on
désigne en Europe comme les services d'inspection ou encore les polices auxiliaires.
En d'autres termes, la fonction de policer déborde de plus en plus largement l'insti-
tution publique à laquelle elle est rattachée par le sens commun.

Ce chapitre porte plutôt sur le verbe « policer », surtout tel qu'il est conjugué
par des instances privées de contrôle social, et ne se limite pas à décrire de façon
statique des agences publiques et privées de police. Avant d'entrer dans le vif du
sujet, il importe toutefois de conceptualiser de manière plus explicite qu'on ne le
fait d'habitude la distinction entre le public et le privé.

L’étude des mécanismes de régulation sociale est traversée par une dichotomie
entre ce qui relève du privé et ce qui relève du public. Cette dichotomie s'exprime
de manière courante par une série d'oppositions qui s'établissent entre l'informel et
le formel, le local et le central, la prévention des pertes économiques et la réaction à
la violence contre les personnes et, enfin, la société civile et l'État ; le premier de
ces termes traduit habituellement le privé, alors que le second ressortit au public.
Comme la dichotomie initiale entre le privé et le public, sa traduction dans une série
d'oppositions est également problématique et ne possède pour nous qu’un statut pro-
visoire. Il importe toutefois de faire état de ces oppositions et de les regrouper car
elles continuent d'avoir une grande importance dans les travaux.

Ces premières remarques ne constituent qu'une mise en place initiale élémentai-


re. Voici toutefois une série de trois distinctions qui sont moins acquises. Il faut
d'abord considérer l'opposition entre privé et public comme une opposition catégo-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 302

rielle et comme une opposition entre deux types de processus, soit la privatisation et
la publicisation. Si l'on fait [311] exception de son caractère dichotomique, l'opposi-
tion catégorielle du privé et du public ne présente pas de problème particulier, tant
qu’on ne la redouble pas de l'opposition entre la propriété et l'espace, ce que nous
nous abstiendrons de faire dans le cadre de ce livre. Face à face statique entre des
contenus sémantiques relativement purs, cette opposition est donc d’un usage en
apparence simple. Il en va toutefois autrement de l'opposition entre les processus
de privatisation et de publicisation. Ces processus sont dynamiques et, surtout, ils
sont susceptibles de varier en degré. Cette variabilité dans l'étendue ou l'intensité
de ces processus se répercute à son tour sur leur relation avec l’opposition catégo-
rielle privé-public et rend cette relation plus complexe. En effet, il est absolument
nécessaire d’évaluer la profondeur de pénétration et l'amplitude de l'un de ces pro-
cessus avant de subsumer l'objet sur lequel il s'exerce sous la catégorie du privé ou
du public. En d'autres termes, il ne suffit pas qu’une composante du système pénal
fasse l'objet d'un processus de privatisation pour qu’on en infère de manière quasi
automatique qu'elle appartient dorénavant à la sphère du privé.

La question des « prisons privées » constitue une excellente illustration de la


distinction entre catégorie et processus. Ce qu'on appelle une prison privée constitue
une maison d'enfermement qui est administrée à divers degrés par l'entreprise pri-
vée. Seuls la main-d'œuvre et l'approvisionnement peuvent, dans certains cas, être
fournis par l'entreprise privée, alors que les édifices et l'équipement sont loués à
l'État ou prêtés par lui. On peut également imaginer des cas de privatisation plus
accrue, où tout serait assuré par l'entreprise privée, depuis la construction des édi-
fices jusqu’à la surveillance des détenus. Cependant, même dans ce dernier cas, une
très large part de l'opération continuerait de relever complètement du secteur pu-
blic. En effet, non seulement celui-ci demeurerait-il la source exclusive de la clientè-
le de l'établissement, mais, comme nous l'avons vu, il définirait toute la structure
normative à laquelle celui-ci serait soumis, comme la durée de l'incarcération, les
mesures d’attrition des peines, les sanctions disciplinaires et ainsi de suite. Finale-
ment, l'établissement privé serait soumis à des inspections régulières et à une obli-
gation forte de rendre des comptes. C'est pourquoi il faut se garder de conclure que
la privatisation de l'incarcération transforme une prison privatisée en une entreprise
qui relève de la sphère du privé au même titre [312] que les agences privées de sécu-
rité, dont la clientèle est à la fois variée et déterminée par les lois du marché.

Cette description nous conduit à proposer une seconde distinction qui s'établit
entre une privatisation relative d'ampleur variable et une privatisation complète. Le
premier critère de complétude d'une privatisation tient dans la possibilité de vendre
un produit ou de fournir un service à tout client qui désire se prévaloir de l'offre qui
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 303

lui est faite. Ce n’est que lorsque le processus de privatisation a été conduit jusqu’à
son terme que son objet peut être rangé dans la catégorie du privé en tant que telle.
On peut voir dans la légèreté de la structure normative imposée à une composante
privatisée du système pénal un second critère de complétude de la privatisation.
L’application de ces deux critères démontre que les agences privées de sécurité mé-
ritent l'attribution de ce trait à un degré beaucoup plus élevé que les prisons privées
ou que les services privés de surveillance des probationnaires ou des détenus remis
en liberté sous conditions avant l'expiration de leur peine d'emprisonnement.

Les modalités administratives et économiques de la distinction entre le privé et


le public sont toutefois loin d'en épuiser la signification. Cette distinction peut en
effet être rapprochée de l'opposition entre ce qui est perceptible par une pluralité
de sujets - par exemple, ce qui est révélé à « l'opinion publique » - et ce qui est dé-
robé à une telle perception - par exemple, l'intime, le secret, le confidentiel. Non
seulement cette interprétation informationnelle de la distinction entre le privé et le
public ne coïncide-t-elle pas avec son interprétation économique, mais elle crée même
la figure d'un chiasme lorsqu'on la met en relation avec cette dernière interpréta-
tion. On peut en effet prétendre que les médias, comme la presse écrite ou électro-
nique, constituent l'une des plus grandes sources de publicisation du privé, au sens
informationnel. Il n'en demeure pas moins que la plus grande partie des médias d'in-
formation ressortissent économiquement à l'entreprise privée. De façon converse,
l'État constitue économiquement et politiquement la sphère du public, et c'est typi-
quement lui qui est l'une des sources majeures de censure de l'information.

Les distinctions précédentes ne couvrent pas toutes les facettes de l'opposition


entre le privé et le public. Elles sont toutefois suffisantes pour nous permettre
d'avancer dans notre recherche sur les ramifications de cette opposition dans le
domaine du contrôle social et de la justice criminelle.

[313]

Avant d'entreprendre cette recherche, nous devons finalement insister sur le


déséquilibre géographique actuel des travaux qui portent sur la sécurité privée.
C'est encore une fois dans le monde anglo-saxon - et surtout aux États-Unis - que
les travaux sont les plus nombreux, bien qu'il existe de solides études effectuées en
Europe (Mon, 1993 ; Dedecker, 1991 ; De Waard, 1993a ; 1993b ; De Waard et Van
der Hoek, 1991), surtout au Royaume-Uni (Hood, 1989 ; Johnston, 1992a ; 1992b) et
en France (Ocqueteau, 1997 ; 2002 ; Robert, 1988). Ce déséquilibre entre le volume
des travaux effectués peut conduire à concevoir la réalité européenne et celle des
divers pays d'Europe à travers une lorgnette nord-américaine. Il faut résister à ce
placage, car les situations différent profondément sous certains aspects d'un pays à
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 304

l'autre. Néanmoins, on peut faire l'hypothèse que certaines tendances et certaines


dimensions de la conjoncture de la régulation sociale sont communes aux pays occi-
dentaux. C'est à l'intérieur de cette hypothèse que cette analyse se déploie.

Ce chapitre est divisé en trois parties, soit la présentation d'un certain nombre
de constatations que l'on retrouve dans les travaux de recherche et les discours
institutionnels ; la critique de ces constatations d'un point de vue théorique ; enfin,
les conclusions qui découlent des deux premières parties. L’argumentation présentée
peut être résumée ainsi : une prise en compte de toutes les dimensions de la sécurité
privée doit nous amener à conclure sur non seulement la multiplication et J'éparpil-
lement des agents du contrôle social, mais également l'éclatement de son objet.

Il importe, pour que cette argumentation soit bien entendue, d'apporter des
précisions supplémentaires sur sa nature. Nous étant déjà efforcé de montrer que
l'élaboration d'une économie politique du crime n’était pas une stratégie théorique
heuristique (Brodeur, 1984c), nous n'en reprenons pas le programme ; interpréter
notre démarche dans le cadre d'une telle stratégie consisterait à lui faire une vio-
lence qui ne pourrait produire que des contresens. En second lieu, nous réaffirmons
pour notre compte un argument utilisé par Karl Popper pour démontrer la misère de
l'historicisme (Popper, 1956). Comme la découverte scientifique est imprévisible et
que ses retombées influent sur le cours de l'histoire, toute vision téléologique du
développement de l'histoire, selon laquelle celle-ci est aiguillée vers un pôle précis,
est déformante. De la même façon, l'innovation technologique provient essentielle-
ment du développement des connaissances et elle est comme lui relativement [314]
imprévisible ; tout effort pour en produire une dérivation spécifique en la rabattant
sur quelque détermination plus fondamentale ne constitue qu'un exercice spéculatif
rétrospectif, qui témoigne davantage de l'imagination sociologique que de l'entende-
ment des choses. Si la technologie ne pousse pas au hasard comme de la mauvaise
herbe, elle est encore moins un dérivé de la lutte des classes. Finalement, le but de
ce chapitre est de tenter d'abord de confronter la logique de la privatisation à celle
de la technologisation dans le champ de la production de sécurité, et ensuite de tirer
les conséquences de cette articulation dans l'exercice du contrôle social. Pour le dire
crûment, les opérations du secteur public reposent sur le travail d’une main d’oeuvre
fonctionnarisée et réfractaire au changement, alors que celles du privé reposent de
façon croissante sur la prolifération extrêmement diversifiée des équipements. Il
s'ensuit que le contrôle social s'exerce de façon croissante à distance et qu'il re-
nonce à transformer les individus qu'il prend pour cible. Ceux-ci sont totalisés sous
la forme de sous-populations qui constituent une menace à l'équilibre social dont il
faut gérer l'éclatement. Ces transformations sont loin d'être des phénomènes de
surface et sont au contraire annonciatrices d'une mutation de la répression pénale
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 305

en un programme de compression des nouvelles classes dangereuses dans des quar-


tiers à haute surveillance. Pour il essentiel, le contrôle social est écartelé entre des
stratégies de proximité et de distance, cette opposition recoupant seulement en
partie celle du public et du privé.

Quelques constatations partagées

Retour à la table des matières

L’état de la recherche dans le domaine de la sécurité privée peut être ainsi dé-
crit : à partir de quelques constatations basiques (quoique, nous le verrons, problé-
matiques), on a construit, par interprétation et extrapolation, un phénomène de pri-
vatisation dont l'importance est proclamée partout. Voyons d'abord les constata-
tions et nous nous pencherons ensuite sur le phénomène qui en est inféré.

Première constatation :
la croissance des effectifs des agences
privées de sécurité

On ne peut éviter de répéter cette constatation au début de toute recherche


sur la sécurité privée, car elle est fondamentale. Elle a été initialement faite aux
États-Unis dans un rapport de la Rand Corporation [315] (Kakalik et Wildhorn, 1972)
et au Canada dans divers travaux (Stenning et Shearing, 1980 ; Shearing et Sten-
ning, 1983a). Elle s'exprime en deux affirmations qui sont illustrées par le tableau
13, qui présente des données relatives aux États-Unis.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 306

TABLEAU 13.

Nombre de personnes employées dans le domaine de la sécurité


(nombre effectif et projections) - 1980-2000

Retour à la table des matières

Année Secteur privé Secteur public Total (millions)


(millions) (police) (millions)

1980 1,0 0,6 1,6


1990 1,5 0,6 2,1
2000 1,9 0,7 2,6

Source : Cunningham, Strauchs et Van Meter, 1 990a, p. 229, tableau 7. 1.

Le nombre des personnes déployées sur le terrain par les agences privées de sé-
curité est maintenant supérieur à celui des personnes déployées par les forces poli-
cières publiques. D'après ce tableau, on trouvait presque deux agents de sécurité
pour un policier public en 1980 ; selon les projections, cette proportion passera pres-
que à trois pour un vers l'an 2000. Bien qu'on ne possède pas en 2003 d'étude aussi
systématique que celle que nous venons de citer, tout indique que cette prédiction
s'est confirmée en Amérique du Nord.

Quelles que soient les comparaisons entre le nombre des personnes déployées, le
taux de croissance du personnel de la sécurité privée est beaucoup plus élevé que
celui des forces policières publiques. Par exemple, la croissance des forces de sécu-
rité privée est presque de 100% en 20 ans, d'après le tableau 13, alors qu'elle est
nulle dans le cas des forces policières publiques. Notons que l'évaluation des taux de
croissance ne fait pas l'unanimité en Amérique du Nord. Il est indiscutable que le
taux de croissance du secteur privé a été très marqué - près de 50% - de 1970 à
1975. Cependant plusieurs chercheurs, comme Philip Stenning, estiment que la crois-
sance s'est fortement ralentie à partir de 1980. Il est très difficile de départager
les positions car les données statistiques que nous possédons sont fragmentaires,
composites et fragiles.

La montée des effectifs déployés par les agences privées de sécurité a fait l'ob-
jet d'évaluations différentes dans divers pays d'Europe. Le manque de données
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 307

quantitatives fiables est évidemment un obstacle à [316] une mesure adéquate. En


Grande-Bretagne, Les Johnston (1992a, p. 75) a fait la recension des diverses esti-
mations et évalue que les forces des agences privées de sécurité varient entre
100 000 et 250 000 personnes (pour environ 125 000 policiers publics employés par
les 43 forces constabulaires).

En France, où les données semblent plus sûres, Frédéric Ocqueteau a évalué le


nombre des gardiens du secteur privé à 96 000, en comparaison à 110 000 policiers
et 90 000 gendarmes, pour un rapport d'environ un agent privé pour deux publics.
S'appuyant sur des données du ministère français de l'Intérieur, Ocqueteau (1991a ;
1991b) a révisé ses chiffres à la baisse : il existerait 76 059 agents privés par rap-
port à quelque 210 000 agents publics, ce qui abaisse le rapport à un agent privé pour
presque trois publics. Les derniers chiffres présentés par Ocqueteau (2002, p. 96)
indiquent qu'il y a entre 2,41 et 3,25 fois plus de policiers publics que de policiers
privés en France.

En Espagne, Gomez-Baeza (1986 ; 1988) estime que le personnel des quelque


1000 compagnies qui offrent des équipements et des services de sécurité se chiffre
autour de 25 000, ce chiffre augmentant à 60 000 si l'on tient compte des person-
nes qui œuvrent dans des secteurs adjacents à la production de sécurité. Les chif-
fres espagnols ne peuvent être comparés aux précédents, car ils référent surtout à
du personnel spécialisé dans la fabrication et l'entretien d'équipements de sécurité
et non pas à des gardiens ou à des enquêteurs privés. Reprenant les données de De
Waard (1999), Gimenez-Salinas (2001, p. 46) a estimé que les policiers publics
étaient trois fois plus nombreux que les privés en Espagne. Dans d'autres pays,
comme l'Allemagne (Kerner, 1989), les Pays-Bas (Hoogenboom, 1989), la Finlande et
les pays scandinaves (Jepsen, 1989), la proportion des effectifs de la sécurité privée
par rapport à ceux de la police publique est moins élevée. Abraham Hoogenboom es-
time que les Pays-Bas comptent 13 000 gardiens privés pour 35 000 policiers publics
(1989, p. 122). Le taux de croissance des effectifs privés est cependant élevé car ils
sont passés de 9 000 à 13 000, de 1979 à 1987.

Malgré le caractère incertain de ces données, la recherche semble démontrer de


façon concluante que les effectifs policiers de la sphère du privé croissent de façon
sensiblement plus rapide que ceux du secteur public et que dans la plupart des pays
occidentaux (à l'exception possible de la France). Néanmoins, les données que nous
avons citées dans le [317] chapitre précédent ne nous autorisent pas à conclure que
les effectifs privés sont plus nombreux que les effectifs publics dans les pays d'Eu-
rope. Comme nous l'avons remarqué, c'est dans les pays d’Europe de n’est que les
tendances sont les plus semblables à celles des pays anglo-saxons. En Europe de
l'Ouest, le déséquilibre en faveur du privé n'est perceptible qu’au Royaume-Uni et au
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 308

Luxembourg, où il n’est d'ailleurs pas considérable (von Arnim, 1999 ; De Waard,


1999). Johnston (2000, p. 125) confirme qu'en Europe de l'Ouest, les effectifs de la
sécurité publique demeurent la première source de protection du public, ceux de la
sécurité privée demeurant en seconde position.

Deuxième constatation :
la croissance des dépenses pour la sécurité privée

Cette constatation est conséquente avec la première. Elle s'exprime également


par l'affirmation double que les montants alloués à la sécurité privée sont en eux-
mêmes très importants et que leur taux de croissance est beaucoup plus élevé que
celui des dépenses pour la police publique. Le tableau 14 montre que les dépenses
pour la sécurité privée ont été multipliées par 2,5 de 1980 à 1990 aux États-Unis et
qu'elles ont quintuplé en l'an 2000. Les travaux les plus récents (Johnston, 2000 ;
Bayley et Shearing, 2001) tendent à confirmer que ces prédictions sur la croissance
des dépenses dans le secteur de la sécurité privée étaient justes. La croissance ex-
ponentielle de la surveillance vidéo en circuit fermé et les besoins en équipement de
sécurité dans le climat de panique qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 à
New York et à Washington, laissent présager que les projections de Cunningham et
de ses collaborateurs se révéleront au dessous de la réalité.

Tableau 14. Dépenses en matière de sécurité


(effectives et projetées) - 1980-2000

Retour à la table des matières

Année Secteur privé Secteur Public (po- Total


(milliards USD) lice, milliards USD) (milliards USD)

1980 20 14 34

1990 52 30 83

2000 103 44 147

Source : Cunningham et coll., 1990a, p. 229, tableau 7.1.


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 309

[318]

Cette escalade des budgets, qui sont affectés autant à l'achat d'équipements
qu’à la réception de services, est sensible dans tous les pays occidentaux. Si tous les
pays ne requièrent pas également les services de gardiens privés, tous dépensent
plus d'argent pour les équipements de sécurité. En Grande-Bretagne, les dépenses
dans le secteur de la sécurité privée ont plus que doublé de 1981 à 1987, passant de
715 millions USD à 1,6 milliard USD. En Espagne, le volume des dépenses est passé
de presque inexistant en 1972, l'année de la création de la compagnie Transportes
Blindados, à 1,5 milliard USD en 1986, les dernières années étant marquées par une
augmentation annuelle de 10 à 15 % des dépenses (Gomez-Baeza, 1988). Ces exem-
ples pourraient être multipliés.

Troisième constatation :
la création de prisons privées

Cette constatation est encore très limitée, bien qu'elle ait eu un effet saisissant
sur l'opinion publique. Dans le chapitre précédent nous avons insisté sur la privatisa-
tion croissante de l'administration des secteurs des peines avec sursis, de la proba-
tion et de la libération conditionnelle. Plusieurs pays, parmi lesquels on retrouve les
États-Unis et la France, ont lancé des programmes de construction d'établissements
privés d'incarcération. En Amérique du Nord, ces établissements recueillent une
clientèle spéciale, comme les immigrants illégaux ou des jeunes délinquants en proie à
des problèmes affectifs profonds. À la suite des attentats du 11 septembre 2001,
les États-Unis ont institué des mesures sévères de surveillance et de détention pré-
ventive pour les immigrants qui ne sont pas en règle ou qui présentent un risque es-
timé élevé. En outre, la violence des jeunes et même des enfants a entraîné un re-
cours croissant à l'incarcération des jeunes contrevenants. Il faut finalement ajou-
ter qu’en dépit d'indices timides de décroissance future, le nombre des personnes
incarcérées aux États-Unis demeure très haut. Tous ces facteurs sont propices à la
croissance de l'incarcération privée.

En France, un programme prévoit l'ouverture de prisons qui, tout en restant sous


l'autorité et la surveillance de l'État, seront construites et administrées par l'en-
treprise privée (Robert, 1989, p. 106). Ces établissements mi-privés — mi-étatiques
devraient recevoir 15 000 détenus, ce qui confère au projet un statut plus ambitieux
qu'une simple expérience pilote. On a récemment appris que la France se proposait,
dans le cadre [319] des nouvelles politiques de répression élaborées par le ministère
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 310

de l'Intérieur, de créer quelque 15 000 nouvelles places en prison. On ne peut encore


évaluer la part du privé dans cette croissance du système carcéral. Ces programmes
qui prévoyaient la création de prisons privées ont fait l'objet de beaucoup
d’attention, des chercheurs et des défenseurs des droits des détenus y voyant une
reprise du projet de Bentham de confier à l'entreprise privée l'exploitation du tra-
vail des détenus, avec tous les abus que cela comporte. Nous montrerons plus loin que
ce n’est pas ce mouvement de privatisation des prisons qui est le plus lourd de consé-
quences.

Le phénomène :
la diversion des responsabilités

C'est à partir de ces constatations quantitatives ou fortement médiatisées qu’on


a construit un phénomène à la fois politique et social dont la signification est absolu-
ment majeure. Le second Rapport Hallcrest se termine par la conclusion suivante :

Un virage (mesuré à l'étalon des dépenses et du personnel employé) s'est


produit dans la répartition des responsabilités premières pour ce qui est de
la protection. Celles-ci sont passées du secteur de l'application publique des
lois à celui de la sécurité privée (Cunningham et coll., 1990a, p. 319 ; c'est
nous qui traduisons et qui soulignons).

Cette affirmation sur le nouvel aiguillage des responsabilités a été reprise par
certaines des autorités les plus respectées en matière de sécurité privée (Bayley et
Shearing, 2001 ; Johnston, 1992a ; Nalla et Newman, 1990 ; Shearing, 1992). Elle a
donné lieu à un processus de construction théorique qui a octroyé au phénomène de
privatisation le statut d'un nouveau paradigme de la régulation sociale. En outre, le
changement de paradigme se serait effectué de manière relativement égale dans
l'espace des pays occidentaux et, surtout, il se serait produit de manière abrupte. Il
faut enfin insister sur le fait que dans le texte précité, le virage allégué est estimé
en fonction de changements au niveau des dépenses et à celui des effectifs déployés
sur le terrain, ces effectifs étant pour l'essentiel constitués de gardiens.

Nous passons maintenant à la critique puis, de façon ultime, à la remise en ques-


tion des constatations énoncées plus haut. Le propos de cette critique n’est pas tant
de nier qu'un changement ait eu lieu ou soit en [320] train de se produire que de
mieux situer à quel plan il se produit, de mettre en cause son caractère apparemment
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 311

égal et abrupt et de tenter d'en indiquer, sur le mode de l'hypothèse, la significa-


tion.

Pérennité et nouveauté
de la privatisation

Retour à la table des matières

Comme Philippe Robert (1988) l'a vigoureusement indiqué, les modèles que nous
employons pour penser la sécurité privée sont encore trop simples. Nous tenterons à
présent de montrer que, sous certains aspects, la privatisation a lieu depuis toujours
et qu’elle est relativement indépassable ; qu’un grand nombre d'organismes de
contrôle social sont de nature hybride et ne peuvent être classés ni dans la catégo-
rie du privé ni dans celle du public ; finalement que les aspects les plus originaux de
la privatisation tiennent dans notre dépendance croissante envers la technologie de
sécurité.

L’histoire des sociologues

Commençons par énoncer un point de méthode. Le phénomène que nous exami-


nons, la privatisation, est un processus et il s'inscrit forcément dans le temps. Il est
donc difficile, sinon impossible, d'en traiter en dehors d'une perspective historique.
Or, le champ de la sociologie de la police, surtout celui de la police privée, est forte-
ment dominé par des chercheurs anglo-saxons. Nous allons donc brièvement repren-
dre cette histoire pour montrer qu’elle est construite à partir d'un point de vue qui
comporte sa part d'arbitraire. Pour ces chercheurs, l'histoire de la police se partage
en trois époques, soit l'époque qui a précédé l'invention de la police britannique en
1829 par Sir Robert Peel, la période qui a suivi cette invention et la période contem-
poraine, dont on peut hypothétiquement marquer le début en 1972 par la publication
du rapport de la Rand Corporation sur la police privée (Kakalik et Wildhorn, 1972). Il
n’est pas besoin de souligner que l'histoire de la police ne se réduit pas à celle de la
police britannique, la police française ayant été instituée, par exemple, à la fin du
XVIIe siècle. Il faut toutefois insister sur le fait que pour les sociologues de la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 312

police privée, le paradigme d'une police publique est la police de Londres créée par
Peel (comme les Américains et les Canadiens connaissent très mal l'histoire de leur
police, ils ont tendance à transposer le modèle britannique chez eux, en l'adaptant au
besoin à la violence nord-américaine). [321] L’importance de ce fait tient à ce que les
sociologues de la police privée élaborent leur nouveau paradigme en le contrastant
avec le modèle de la police publique, tel qu'il est fourni par la police britannique.
Comme le produit d'un contraste est largement déterminé par le terme initial de
comparaison, le phénomène de la privatisation est conceptualisé dans l'horizon d'une
tradition policière qui est essentiellement anglo-américaine.

Le contrôle social : l'agent et l'instance

Il faut d'emblée faire une distinction entre les activités de police et les méca-
nismes de régulation ou de contrôle social. Sans prétendre fournir une définition, on
peut s'entendre pour dire que le contrôle social est le produit d'un ensemble très
diversifié de procédures de normalisation, dont certaines ont pour fin délibérée
d'empêcher ou de contenir la déviance, alors que d'autres engendrent des effets de
contrôle sans les viser de façon explicite. On pourrait réserver l'appellation
d'agents du contrôle social à des personnes ou des organisations qui, comme la police,
poursuivent délibérément des objectifs de normalisation. Par contre l'appellation
d'instances de régulation sociale serait utilisée pour désigner certaines institutions
comme la famille, l'Église, l'école ou le travail, qui produisent indéniablement des
effets de contrôle mais qui n’existent pas comme tels pour remplir cette fonction.
Or, l'un des paradoxes du contrôle social est qu'il est bien davantage assumé par des
instances qui ne le prennent pas délibérément pour fin que par ses agents qui, comme
la police, ont été créés pour le produire.

La part que prend la police à la régulation sociale est négligeable par rapport au
poids d'instances comme celles que nous venons d'énumérer. Certaines de ces ins-
tances, comme la famille, relèvent du privé, d'autres, comme l'école ou le travail,
relèvent dans des proportions variables à la fois du privé ou du public, d'autres en-
fin, comme l'Église, rentrent mal dans cette catégorisation. Quoi qu'il en soit, la part
du privé au niveau des instances est très considérable. Comme le rôle de ces instan-
ces dans la régulation sociale est absolument déterminant, on doit conclure qu’une
grande part de la régulation sociale, sinon la plus grande, a toujours appartenu au
privé et continuera de le faire. S'il est sensé de parler d'une privatisation de la poli-
ce et, à la rigueur du système pénal, on ne saurait étendre ce constat à l'ensemble
du contrôle social. En effet, la notion de [322] privatisation implique celle de trans-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 313

formation. Or, considéré dans son ensemble, le contrôle social ne saurait être trans-
formé en ce qu'il est déjà, à savoir un contrôle qui relève de la sphère du privé et de
celle de la société civile, qui s'exerce bien souvent de façon locale et informelle.

L'autodéfense

La loi reconnaît au citoyen le droit de légitime défense. Dans un pays comme les
États-Unis, la Constitution permet aux citoyens de porter des armes à feu et de
puissants groupes comme le National Rifle Association s'efforcent de faire échec à
toute tentative de contrôler la vente et la circulation des armes à feu. D'après les
estimations les plus récentes, de 200 à 240 millions d'armes à feu sont actuellement
en circulation (Lott, 1998, p. 1) ; de ce total, 90 millions sont des armes de poing
(revolvers, pistolets automatiques, etc. ; voir Kleck, 1997 ; Kopel, 1995). Avec tant
d'armes en circulation, le phénomène d'autodéfense prend des proportions très im-
portantes. Tel que nous l'utilisons présentement, le terme d'autodéfense désigne
l'exercice individuel de la légitime défense. Ainsi conçue, l'autodéfense n’est en rien
un phénomène nouveau. Bien que les ventes d'armes à feu aient de façon récente
considérablement augmenté aux États-Unis, cela ne signifie pas que les citoyens
américains avaient auparavant déposé leurs armes. Ils ne l'ont jamais fait. Si l'auto-
défense n’est pas un phénomène nouveau, c'est toutefois un phénomène qui est indé-
niablement privé. Ce serait donc commettre un abus de termes que de parler de la
privatisation de l'autodéfense, ce phénomène étant par nature individuel et privé. Il
est même douteux que l'on puisse évoquer une croissance soudaine de l'exercice
individuel de la légitime défense. Pour des pays comme les États-Unis, le recours aux
armes à feu pour assurer sa défense fait partie des plus anciennes traditions. Pour
tous les pays occidentaux, la notion de légitime défense est depuis longtemps en-
châssée dans les lois. La France, comme d'autres pays d'Europe, a connu des pous-
sées d'autodéfense très marquées, qui ont dépassé le niveau individuel pour aboutir
à la formation de groupes de vigilance.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 314

La privatisation du système pénal

Il faut distinguer entre la privatisation des services de type policier et la priva-


tisation du système pénal lui-même. Certaines composantes du [323] système pénal,
loin de se privatiser, font l'objet d'une intervention accrue de l'autorité publique.
Tel est, en particulier, le cas des tribunaux (voir chapitre précédent). L’intervention
accrue de l'État se marque par le développement des services d'aide juridique, qui
fournissent un défenseur aux accusés qui ne peuvent payer les tarifs élevés exigés
par les praticiens privés. Elle se marque en outre par un effort très soutenu en Amé-
rique du Nord, dans les pays anglo-saxons et dans les pays scandinaves en vue de
réduire le pouvoir discrétionnaire des magistrats lorsqu’ils imposent des sanctions
pénales, en leur fournissant des lignes directrices.

On a fait beaucoup de cas de la privatisation des prisons, mais elle ne semble pas
être la pointe de la privatisation. Comme nous avons tenté de le montrer dans le cha-
pitre précédent, celle-ci se situerait plutôt dans la privatisation des services cor-
rectionnels chargés d'assurer l'encadrement des détenus remis en liberté condition-
nelle ou soumis à des peines de probation. Ce domaine de pénalité, que l'on désigne
dans les pays anglosaxons comme les sanctions intermédiaires, semblait appelé à
prendre une très grande expansion (Byrne, Luriglio et Petersilia, 1992 ; Morris et
Tonry, 1990 ; Simon, 1993). Les sanctions intermédiaires, comme la probation inten-
sive ou l'assignation à domicile sous surveillance électronique, consistent à priver un
individu de sa liberté sans l'incarcérer dans une prison. Comme les prisons étaient
surpeuplées, un mouvement vers les sanctions intermédiaires a alors commencé à se
dessiner avec netteté (Landreville, 1987). il est maintenant difficile de décider s'il
constitue une composante autonome du système correctionnel qui est encore en dé-
veloppement : la privatisation semble progresser tant dans l'incarcération que dans
la liberté sous surveillance, produisant ainsi des effets de composition.

En continuant à progresser à son rythme actuel, ce mouvement en viendra à


transformer le système pénal de façon profonde en faisant coïncider ses deux ex-
trémités - la police et l'application des peines - sous un même mandat de surveillan-
ce. L’expérience ayant démontré que ce sont les tâches de surveillant qui sont les
plus susceptibles d'être privatisées, le recours accru aux sanctions intermédiaires
pourrait donc résulter en une privatisation accrue du système pénal. Cette hypothè-
se est d'autant plus plausible que la technologie requise pour les sanctions intermé-
diaires qui, comme l'assignation à domicile, reposent sur une forme de surveillance
électronique, est déjà fournie par le secteur privé.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 315

[324]

Les partenaires de la police

L’un des signes les plus souvent cités de la privatisation de la police est l'établis-
sement d'un partenariat entre celle-ci et la communauté, dans le but d'établir les
modalités d'une coproduction de la sécurité. Ces modalités sont peut-être nouvelles,
mais il faut garder en mémoire que la collaboration ouverte ou secrète des citoyens
avec la police a toujours été la condition même du fonctionnement du système pénal.
Dans ce partenariat traditionnel, la communauté fournissait l'information nécessaire
à l'identification des suspects ainsi que les témoignages devant les tribunaux, sans
lesquels il est impossible de faire condamner un prévenu (à moins qu'il riait reconnu
son délit). Quant à la police, sa contribution venait de l'exercice des pouvoirs spé-
ciaux dont elle disposait. Ce partenariat remonte à l'institution même de la police,
dans ses deux grandes variantes (voir le chapitre 7). La haute police, originellement
développée en France pour défendre l'État, faisait et continue de faire un large
usage d'informateurs, de délateurs et autres mouchards, qui sont tous des particu-
liers. Tous les pays se sont maintenant dotés, sous diverses appellations, d'un appa-
reil de haute police qui fonctionne de manière similaire. D'autre part, la raison pour
laquelle Peel a tant insisté pour que la police britannique soit courtoise, était que sa
courtoisie constituerait une incitation pour les citoyens à informer la police et au
besoin à témoigner devant les tribunaux. La police de proximité dans ses diverses
variantes constitue à cet égard une réplique du programme de Peel. Nous parvenons
encore une fois à la même conclusion : la nouveauté de la privatisation tient davanta-
ge à ses modalités qu’à la substance même du phénomène.

Les systèmes hybrides

Nous avons vu que la constatation fondamentale ayant conduit les chercheurs à


inférer l'existence d'un mouvement de privatisation de la police portait sur la multi-
plication des effectifs parapoliciers employés par les agences de sécurité privée.
Certains aspects de cette constatation ont été remis en cause aux États-Unis par
Mahesh Nalla et Graeme Newman (1990, p. 45-46 ; 199 1). Nalla et Newman repro-
chent aux théoriciens de la privatisation d'avoir utilisé une définition très élastique
pour procéder à l'évaluation des effectifs de la sécurité privée, alors qu'une défini-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 316

tion restrictive était utilisée pour compter les effectifs de la police publique. Nalla
[325] et Newman ont démontré que l'accroissement des effectifs au sein des unités
qui assument des fonctions policières dans des ministères (par exemple, les Affaires
sociales, qui se livrent à la chasse aux fraudeurs) et dans divers organismes gouver-
nementaux (comme les commissions des valeurs mobilières, appelées à jouer un plus
grand rôle depuis le scandale boursier causé par la firme Enron et quelques autres,
en 2001) varie, selon les services considérés, entre 50% et 200%. Considérés dans
leur ensemble, ces pourcentages désignent un phénomène d'accroissement sensible-
ment égal à celui des effectifs privés. Nalla et Newman affirment que si l'on avait
tenu compte de ce type public d'effectif, la progression du personnel de la sécurité
privée serait apparue beaucoup moins spectaculaire.

La question soulevée par ces recherches est celle de ce que Johnston (1992a, p.
114) appelle les appareils policiers « hybrides ». Ces appareils sont de deux types. Ce
sont, en premier lieu, des composantes de l'État, dont les membres, souvent, ne pos-
sèdent pas les mêmes pouvoirs que les policiers. Néanmoins, ils peuvent appliquer des
mesures coercitives qui, dans certains cas - par exemple, les agents de l'impôt - sont
même au delà des pouvoirs de la police. En second lieu, d'autres agences peuvent
être qualifiées d'hybrides parce qu'elles sont à demi privées et à demi publiques,
comme les services qui assurent par contrat la sécurité des entreprises nationali-
sées, en particulier dans le domaine des transports. On trouve enfin des agences
complètement privées, mais constituées presque exclusivement d'anciens membres
de services gouvernementaux - en particulier, des services de renseignement - qui
continuent de vivre en relation symbiotique avec l'agence publique au sein de laquelle
ils étaient précédemment affectés. Le projet Total Information Awareness réalisé
par la DARPA par des firmes privées pourrait être qualifié d'hybride.

Johnston (id.) estime que les effectifs des appareils policiers hybrides totali-
saient 57 000 personnes vers 1975, ce qui représentait au moins la moitié des effec-
tifs des corps policiers britanniques. Les appareils hybrides constituent un vaste
champ de recherche qui, sauf exception (Le Doussal, 1991), est à l'heure présente à
peine exploité, à cause de la force de la dichotomie entre le privé et le public, qui
semble interdire l'étude des cas de métissage.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 317

[326]

L’échange des rôles

Nous avons jusqu'ici discuté des questions relatives à la privatisation des servi-
ces, que l'on pourrait décrire comme un mouvement d'offensive du privé qui s'exerce
en direction du public. Or, il existe un mouvement en sens inverse -le privé étant
soumis à l'assaut du public, pour continuer dans la métaphore militaire - dont la for-
ce est également très soutenue. Cette pénétration du secteur public dans la sphère
privée se manifeste de façon très variée. En voici trois illustrations.

- Le travail au noir des policiers publics. Nous avons vu au chapitre précédent


que dans un important rapport, Albert Reiss (1988) avait révélé l'ampleur de
l'implication des policiers publics dans des emplois qui relèvent de la sécurité
privée, après leur quart régulier de service. Les travaux de Cunningham et de
ses collaborateurs montrent l'ampleur considérable de la pénétration des po-
liciers publics dans le secteur privé. D'après un sondage effectué par Cun-
ningham et coll. (1990a, p. 290), 81 % des cadres de la police publique améri-
caine ont rapporté qu’environ 20 % de leur personnel acceptait des tâches
pour le compte d'employeurs privés, en utilisant l'uniforme et les équipe-
ments qui leur sont fournis par le corps public auquel ils appartiennent. Au
total, environ 150 000 policiers publics américains ont envahi le marché privé
et leurs revenus communs s'élèvent à 1,8 milliard USD, ce qui équivaut à la
somme des revenus des quatre plus grandes agences privées de sécurité des
États-Unis (Pinkerton, Burns International, Wackenhut et Wells Fargo ; voir
Cunningham et coll., 1990a, p. 295). Plusieurs forces policières européennes
facturent des frais additionnels lorsqu'elles assurent le maintien de l'ordre
dans le cadre d'événements collectifs comme des concerts ou des réjouis-
sances populaires. Ces frais sont toutefois versés à l'organisation policière
elle-même et ne font pas, comme aux États-Unis, l'objet d'une entente entre
un certain nombre de policiers agissant à titre personnel et un entrepreneur
privé.

- L’encadrement des agences privées de sécurité. La différence entre le privé


et le public est moins sensible au niveau des cadres policiers supérieurs. Ce
n'est un secret pour personne que beaucoup de policiers publics se trouvent
une seconde carrière en devenant cadre dans les grandes agences privées de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 318

sécurité. Nous l'avons nous-même constaté lors d'entrevues récentes (2002)


avec des responsables de la sécurité [327] privée. Ce phénomène est particu-
lièrement sensible dans des pays qui, comme les pays d'Europe d'Est, éprou-
vent un changement soudain de régime politique et procèdent à une démobili-
sation massive des forces qui assuraient la sécurité de l'ancien régime.
Johnston (1992a, p. 85) nous révèle que le personnel qui assurait en Pologne
la sécurité de l'État est passé de 23 000 à 3 000 personnes, après la libéra-
lisation du régime. Un grand nombre des personnes démobilisées a été absor-
bé par des agences privées de sécurité qui sont en pleine croissance. Comme
on peut s'y attendre, toutes ces personnes qui émigrent du public vers le pri-
vé gardent leur réseau de contacts dans la police publique, qui est fréquem-
ment mis à contribution de façon officieuse, moyennant rémunération. C'est
ainsi que le secteur privé prend en charge des tâches légalement interdites
aux forces publiques de police.

- La pénétration de la vie intime. Nous mentionnerons très brièvement un phé-


nomène auquel nous nous déjà référé au chapitre 4. Un ensemble de fac-
teurs, parmi lesquels il faut mentionner en premier lieu la multiplication des
sujets qui revendiquent leurs droits ou pour qui on revendique des droits, et
en second lieu l'intense couverture de presse dont certains types de dévian-
ce font l'objet, ont conduit la police publique à couvrir des contentieux qui
relevaient traditionnellement de la régulation de la vie privée. Le nombre de
ces contentieux est en croissance continue. Figurent au premier rang les
contentieux issus de la violence entre époux, les agressions de toutes sortes
contre les enfants, la mise à l'écart des personnes âgées et les abus de toute
nature auxquels se livrent les membres de certaines corporations profes-
sionnelles, comme les médecins, les divers « psys » et, de façon plus généra-
le, les praticiens qui créent une relation de dépendance chez leur clientèle.
Même le clergé n'est pas épargné, de nombreux cas d'agressions sexuelles
ayant été portés à l'attention de la police. Il est inutile de souligner à quel
point la création de ces nouveaux contentieux fournit l'occasion d'une péné-
tration de la police dans la vie privée, qui était jusqu'à récemment difficile-
ment concevable.

On peut finalement ajouter qu’il est fortement question, depuis les attentats de
septembre 2001, de remettre dans les mains des forces publiques tout le domaine de
la sécurité aéroportuaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 319

[328]

La prédominance de la technologie

Nous en venons maintenant au phénomène dont la signification nous apparaît la


plus profonde. Dans leurs projections des revenus du secteur privé en matière de
sécurité, Cunningham et coll. (1990a) estiment à 63 milliards USD les revenus de la
sécurité privée en l'an 2000. Nous avons vu que ces chiffres étaient vraisemblable-
ment au-dessous de la réalité. En apparence, les services de gardiennage se taillent
la part du lion, avec 21 milliards en revenus. En réalité, un examen rigoureux des pro-
jections montre que les services qui fournissent du personnel et ceux qui fournissent
des équipements sont à égalité, chacun bénéficiant de 27 milliards de dollars de re-
venus (avec 7 milliards de revenus « autres », qui sont plus près de la catégorie
« équipement » que de la catégorie « personnel »). De plus, une analyse attentive des
données et des projections empiriques révèle que c'est du côté de la fourniture
d'équipements de sécurité, plutôt que de celui du personnel, que le secteur privé
pèse le plus lourd.

- Selon Cunningham et coll., c'est le secteur manufacturier d'équipements de


sécurité qui se taillera les plus grands revenus en l'an 2000 (1 990a, p. 177).
Cette projection s'est aujourd'hui réalisée.

- Selon cette même source, tous les secteurs d'emploi du personnel seront en
diminution en l'an 2000, alors que la fourniture d'équipements progressera.
Par, exemple, les revenus des services de gardiennage diminueront de 9%,
alors que les ventes de systèmes d'alarme augmenteront de 7% (ibid., p.
194). Tout le secteur des équipements connaîtra une forte croissance, alors
que le secteur du personnel décroîtra, dans des proportions variables. Les
chiffres les plus récents valident cette Projection.

- En 1985, le revenu total de la sécurité privée était estimé à 15 milliards


USD, dont seulement 6,5 milliards consistaient en services de personnel,
alors que le reste résidait dans la fourniture d'équipements de sécurité
(Cunningham et Taylor, 1985, tableau 9.2).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 320

- Dans une étude de Security World (1987) sur les tendances futures de l'in-
dustrie de la sécurité privée, à peine 2 pages sur 40 sont consacrées aux
services de gardiennage, le reste étant consacré à la technologie ou à la cri-
minalité informatique.

[329]

- En Grande-Bretagne, 38% du marché est détenu par le secteur du person-


nel ; le reste consiste dans la fourniture d'équipements. Selon les estima-
tions de Johnston (1992a, p. 75), les secteurs de croissance sont les systè-
mes d'alarme, le contrôle d'accès et la surveillance électronique, dont les re-
venus vont croître à raison de 40% par année. Au regard de la croissance de
la surveillance vidéo au Royaume-Uni, cette prédiction a été dépassée (John-
ston, 2000 ; Newburn et Hayman, 2002).

- Dans plusieurs pays d'Europe, comme l'Espagne, la France, l'Italie, les Pays-
Bas et les pays Scandinaves, c'est le secteur des équipements à qui l'on pré-
dit la plus grande croissance. Selon Hazelzet (1988), cité par Johnston
(1992a, p. 80), les revenus provenant de la vente et de l'entretien des sys-
tèmes d'alarme progresseront de 16 % par année dans les prochaines années,
progression qui s'est encore une fois révélée au dessous de la réalité (John-
ston, 2000).

Dans une présentation ultérieure du second Rapport Hallcrest, ses auteurs, Cun-
ningham, Strauchs et Van Meter, ont tiré la conclusion ultime de ces observations
qui tient en rien de moins qu’une redéfinition de la sécurité privée. Ils commencent
d'abord par citer une définition courante de la sécurité privée, pour ensuite la criti-
quer sévèrement.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 321

Définition courante de la sécurité privée

La sécurité privée consiste en des personnes, des organisations et des ser-


vices autres que les agences publiques chargées de l'application de la loi, qui
sont engagés au premier chef dans la prévention du crime, des pertes ou des
dommages infligés à des personnes spécifiques, des organisations ou des biens
immeubles (Green, 1981, p. 25, citée par Cunningham et coll., 1990b, p. 6 ; c'est
nous qui traduisons).

Critique de Cunningham, Strauchs et Van Meter

[C]ette définition paraît négliger le secteur de la sécurité privée qui fait


l'objet de la plus grande croissance. Ce secteur est celui de la production, de la
distribution et de l'installation d'équipements et de technologie de sécurité
(Cunningham et coll., 1990b, p. 6 ; c'est nous qui traduisons et qui soulignons).

[330]

Le secteur de la sécurité privée qui fait l'objet de la plus grande croissance et


qui continuera de le faire de manière accrue est donc celui de la technologie de sécu-
rité. Voici maintenant pourquoi cette conclusion est particulièrement porteuse de
conséquences. Dans le premier Rapport Hallcrest, le calcul des revenus en équipe-
ment des entreprises privées spécialisées dans la sécurité intègre les revenus géné-
rés par la vente d'équipements servant à la prévention des incendies (Cunningham et
Taylor, 1985, tableau 9.2). Or, une étude effectuée auprès d'un vaste échantillon de
responsables de la sécurité en Amérique du Nord par le groupe Security World
(1987, p. 14) nous apprend que d'après un sondage réalisé en 1981, 54% des répon-
dants de l'industrie ont indiqué qu’ils avaient procédé à l'intégration de leur système
technologique de sécurité contre le crime avec leur système de prévention des in-
cendies ; de plus, 18% des répondants ont révélé qu’ils se préparaient à faire cette
intégration et, parmi ceux dont les systèmes n’étaient pas intégrés, 30% ont signifié
leur intention de procéder à cette intégration dans les cinq années suivantes.

Nous sommes convaincu que cette intégration de la technologie de prévention de


la criminalité à celle qu'on utilise pour prévenir les incendies et autres catastrophes
est d'une importance capitale et annonce un changement dont la signification sera
discutée en conclusion.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 322

Toutefois, avant de passer à ces conclusions, nous énoncerons brièvement le ré-


sultat des analyses effectuées dans cette deuxième partie de l'exposé.

- Le premier résultat est d'avoir montré que le processus de privatisation est


un phénomène relativement étroit ; il affecte de façon variable les diverses
composantes du système pénal, surtout la police.

- Rapportée à l'ensemble des mécanismes de régulation sociale, la privatisation


n'indique pas l'avènement d'une transformation majeure ; les mécanismes de
contrôle informels et les instances de contrôle, dont le rôle est plus déter-
minant que l'action formelle des appareils publics, ont toujours appartenu à
la sphère du privé, ou bien sont de nature hybride ou enfin, comme l'action
des Églises, s'accommodent mal de la dichotomie entre le privé et le public.

- Le mouvement de privatisation est loin de s'exercer dans un sens univoque ;


certaines avancées du privé s'effectuent en territoire public. [331] Il en est
toutefois d'autres qui démontrent une pénétration plus profonde du secteur
public dans la sphère privée.

- Lorsque l'on observe la conjoncture actuelle du contrôle social dans toutes


ses dimensions et son ampleur, il y a lieu de se demander si la privatisation
est le produit d'une restructuration effective des forces qui articulent le
champ économique et l'univers sociopolitique, ou si elle n’est pas plutôt un ob-
jet théoriquement construit qui est avant tout le produit d'une inflexion du
regard des chercheurs et des preneurs de décision, qui se porte et s'arrête
maintenant sur des phénomènes qui, à cause de leur intégration à l'environ-
nement social et de leur caractère latent, étaient jusqu'ici mal perçus mais
présents depuis longtemps.

Prospective

Retour à la table des matières

En dépit des réserves et des mises en perspective énoncées dans ce qui précède,
il demeure incontestable que des changements considérables se sont produits au
niveau de la police et de certaines parties des services pénitentiaires. Nous tente-
rons maintenant de réfléchir sur la signification de ces changements, tels qu'ils ont
été analysés dans ce chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 323

La diffusion des mécanismes formels


de contrôle social

Aiguillonnés par les pouvoirs publics, nous sommes accoutumés de nous représen-
ter l’espace social comme étant divisé en deux par une mince ligne qui sépare les
honnêtes gens des criminels. Comme nous l'avons vu, dans les pays anglo-saxons, cet-
te mince ligne de démarcation est connue sous l'appellation de thin blue line (mince
ligne bleue), qui se réfère à la couleur de l'uniforme de la plupart des policiers.

L’une des conclusions les plus assurées des analyses qui précèdent est qu’au
mieux la « mince ligne bleue » devra dorénavant être tracée en pointillé, les espaces
entre les traits étant remplis par les agences privées de sécurité et par des organi-
sations hybrides. De façon dorénavant plus réaliste, on ne se représentera donc plus
l'espace social comme partagé en deux par une ligne de maintien de l'ordre (privé ou
public). On se le figurera plutôt comme une Polynésie de l'ordre, où les eaux repré-
senteront des espaces de civilité et de paix relative, alors que les iles correspon-
dront à des zones de désordre plus ou moins accentué (dans la variante pessimiste
de cette image, les zones de désordre seraient plutôt représentées par les [332]
eaux, alors que seules les îles continueraient d'être policées). Selon cette nouvelle
métaphore, les zones d'ordre et de désordre s'interpénètrent ; elles relèvent d'une
multiplicité de systèmes de contrôle et de déviance organisée, qui sont tantôt pu-
blics, tantôt privés et, de façon croissante, hybrides.

La signification de la technologie de sécurité

Nous nous sommes efforcé de souligner que le changement crucial résidait non
pas dans la croissance du personnel de la sécurité privée, mais dans la somme des
revenus générés par la vente d'équipements de technologie de sécurité. Tous ces
rapports sur la croissance de la sécurité privée qui sautent à la conclusion de l'aug-
mentation exponentielle des effectifs du gardiennage à partir d'un examen trop
superficiel de l'accroissement des revenus de l'industrie et des dépenses de ses
clients font trop souvent l’impasse sur le poids de plus en plus lourd de la vente des
équipements et de la technologie (Cunningham et coll., 1990a ; Brodeur, 2002).

La signification de cette percée des équipements technologiques est au moins


double. Comme nous l'avons vu, les corporations qui achètent ces équipements s'ef-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 324

forcent de procéder à l'intégration des systèmes technologiques de détection, que


ceux-ci détectent des actions criminelles ou des risques d'incendies. Nous faisons
l'hypothèse que l'une des conséquences de la dépendance accrue envers la technolo-
gie consistera dans une dilution de la prévention du crime et dans son remplacement
par ce qu'on pourrait appeler la gestion des risques, quelle que soit la nature de ces
risques. Cette conclusion, à laquelle nous sommes parvenu par la voie d'un examen de
la place croissante de la technologie de sécurité, constitue maintenant un point de
convergence pour des chercheurs qui y sont diversement arrivés en suivant leurs
propres hypothèses de recherche (par exemple, Ericson, 1994 ; Giddens, 1990 ; les
auteurs réunis dans l'ouvrage de Stehr et Ericson, 1992). Sa vérité est difficilement
contestable depuis les attentats de septembre 2001.

En second lieu, on pourrait prévoir que la prévention du crime s'alignera sur le


modèle de la prévention des incendies et des dommages à l'environnement. À la dif-
férence de la prévention du crime, la prévention des incendies et, dans une moindre
mesure, des dommages à l'environnement, ont fait l'objet de mesures législatives et
sont donc intégrées aux lois [333] sur la construction des édifices et des usines. Par
contre, la prévention du crime est soumise à l'idéologie obsolète de la dissuasion,
selon laquelle la meilleure prévention est la répression exemplaire et, hormis la plé-
thore des dispositions pénales, elle ne fait pas l'objet de mesures législatives expli-
citement préventives. L’intégration des technologies de prévention des risques pour-
rait avoir un effet d'entraînement et produire des mesures législatives dont l'objet
déterminé serait la prévention du crime et non simplement celle de la récidive.

La jonction des extrémités du système pénal

Nous reprendrons ici très brièvement un élément des analyses effectuées plus
haut. À cause de la surpopulation des prisons, le système pénal aura recours de façon
accrue aux sanctions intermédiaires. Ces sanctions, qui résident dans une privation
de liberté sans incarcération, reposent sur l'efficacité des mécanismes de surveil-
lance des détenus remis en liberté conditionnelle, soumis à la probation ou à une
forme alternative de privation de liberté, telle l’assignation à domicile. L’efficacité
de cette surveillance dépend en grande partie de la technologie de surveillance élec-
tronique. Si les tendances actuelles se maintiennent, on peut s'attendre à ce que les
forces policières et les agences pénitentiaires de supervision coordonnent bien da-
vantage leur action et pourraient même en venir à constituer un seul appareil intégré
de surveillance, dont les extrémités recourbées l'une vers l’autre effectueraient
leur jonction et en viendraient à se chevaucher. En outre, dans la mesure où ce sont
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 325

les processus de surveillance qui sont les plus susceptibles d'être privatisés, un re-
cours accru aux sanctions intermédiaires, s'il se matérialise, aura pour résultat po-
tentiel une montée accrue de la privatisation.

D'une façon plus générale, on peut dire que la création de la police - que ce soit
en France en 1692 ou en Grande-Bretagne en 1829 - a produit des effets structu-
rels, dont le plus important a été la partition du système pénal en trois composantes
majeures, soit la police, les tribunaux et les services d'application de la peine. On
peut faire l'hypothèse que l'affaiblissement de la composante publique de la police
se répercutera sur tout le système pénal et pourrait résulter dans une recomposition
de ses éléments. En effet, la séquence police-tribunaux-sanction est largement dé-
terminée par le caractère réactif de la police publique, qui n'intervient en général
[334] qu’après la perpétration d'une infraction dont l'auteur doit être jugé et puni.
Si la privatisation de la police entramait une opérationnalisation systématique du
concept de prévention, il pourrait en résulter la création d'institutions nouvelles,
comme des conseils de prévention. Les composantes les plus exclusivement réactives
de la justice pénale, comme les tribunaux et les services d'application des peines,
pourraient également faire l'objet d'une modification de leur clientèle, sinon de leur
fonction. Par exemple, la délinquance contre les biens pourrait être prise en charge
de façon croissante par un sous-système largement privatisé - sécurité privée, tri-
bunaux civils, peines pécuniaires de dédommagement ou de réparation alors que les
infractions violentes seraient sanctionnées par la justice pénale publique. Enfin, il
faudrait (re)définir les relations entre les nouvelles composantes de la justice crimi-
nelle, ce qui déterminerait un accroissement de la complexité du système.

Contre-tendance :
une publicisation montante

À part les réserves que nous avons exprimées dans la seconde partie de ce chapi-
tre, la plupart des tendances dont nous avons rendu compte se déployaient vers la
privatisation. Or, il existe trois façons d’aborder l’étude d'un phénomène : on peut
décrire les entités qui en font la substance ; on peut également rendre compte des
processus où ces entités sont en prise ; finalement, on peut prendre la perspective
des représentations que produit un phénomène tel que le contrôle ou la régulation
sociale. Or, si l'on s'attache aux représentations du contrôle social, force est de
constater qu’il est soumis à un mouvement accéléré de publicisation. Ce mouvement
prend une double forme, selon le support qui est fourni à la représentation, celle-ci
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 326

n’étant en fait rien d'autre que la reconstruction d'un phénomène à partir d'un sup-
port particulier.

Le premier type de support est d'ordre médiatique : le contrôle social, de même


que la justice pénale, sont soumis à une médiatisation par la presse dont l'intensité
est maintenant sans exemple. Les procédures devant les tribunaux sont particuliè-
rement perturbées par cette médiatisation, alors que les procès à sensation rempla-
cent maintenant les feuilletons télévisés dans les chaumières américaines, l'après-
midi. Les transformations de ces procédures judiciaires sont potentiellement très
profondes, les deux parties ne s'affrontant plus pour apporter la conviction [335] du
jury mais celle d'un auditoire nationaL Le procès télévisé aux ÉtatsUnis d'une fem-
me accusée d'avoir sectionné le pénis de son mari abusif montre à quel point la re-
transmission à la télévision d'un procès peut le transformer en une foire médiatique
navrante.

Le second type de support est d'ordre informatique et il produit la multiplication


des fichiers qui maintenant conservent les traces à partir desquelles on peut repro-
duire nos actions, nos transactions, notre consommation et même une grande partie
de nos déplacements. Il suffit de faire la somme des opérations que nous effectuons
à partir de cartes de plastique - carte de crédit ou autres - ou les traces laissées
par nos usages de l'ordinateur pour mesurer la part de notre vie privée qui fait
l’objet d'un transfert dans des banques de données.

Cette multiplication exponentielle des représentations médiatiques et informati-


ques de la justice pénale est de nature à modifier considérable ment la définition du
public et du privé. Aux oppositions fondatrices que nous avons présentées au début
de cet exposé doivent s'ajouter la visibilité (réelle ou potentielle) et la non-visibilité,
cette paire de termes étant, selon nous, appelée à jouer un rôle majeur dans la res-
tructuration des champs du public et du privé.

George Orwell ou Franz Kafka

Cette percée des représentations informatiques de nos vies privées dans leur
rapport effectif ou potentiel avec la justice pénale a suscité des inquiétudes légiti-
mes. Quels sont les contrôles qui s'exercent sur la possibilité d'employer une sur-
veillance électronique d'ordre acoustique ou visuelle de l'environnement ? Les
contrôles sont essentiellement d'ordre judiciaire, un juge devant autoriser par man-
dat l'installation d'un dispositif permettant d'intercepter des communications pri-
vées.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 327

Au Canada, nous avons fait l'étude des mandats délivrés de 1974 à 1982 par des
juges pour procéder à des écoutes électroniques (Brodeur,1984b). Sur environ 5 239
demandes initiales, 10 ont été refusées ; sur 3 259 demandes de renouvellement
d'écoute électronique, les juges n’en ont refusé que quatre. Au total, il y a eu 14
refus pour 8 498 demandes, soit moins de deux demandes par année. Nous avons
poursuivi l'étude des rapports d'écoute électronique publiés par le ministère fédéral
du Solliciteur général jusqu’en 1992 et nous avons trouvé que moins d'une [336] de-
mande par année était refusée, les juges ne bloquant aucune demande pendant par-
fois plusieurs années consécutives.

On peut ajouter à ces remarques sur la faiblesse des contrôles judiciaires, une
énumération des domaines de la vie privée où les intrusions se font sans que rien ne
les en empêche. Plusieurs pays utilisent ce qu'ils appellent des écoutes administrati-
ves, dont l'usage s'effectue à la discrétion de la bureaucratie d'un ministère (en
France, notamment). Pour ce qui est du secteur privé, Johnston (1992a, p. 101) rap-
porte que pour chaque autorisation donnée par les magistrats d'utiliser un dispositif
d'écoute, il y a 300 de ces dispositifs qui sont mis en service par l'une ou l'autre des
agences privées de sécurité. Finalement, les lieux que Shearing et Stenning ont qua-
lifié de propriété privée de masse sont quadrillés par des caméras vidéo, apparem-
ment sans que les citoyens ne s'en plaignent. En droit anglo-saxon, leur consente-
ment rend cette forme de surveillance légale. On peut prévoir avec certitude une
extension massive de la surveillance par caméras vidéo ; elle est déjà omniprésente
en Amérique du Nord et maintenant au Royaume-Uni.

Plusieurs auteurs ont brandi le spectre d'une société totalitaire, comme celle
décrite par George Orwell dans 1984, en s'appuyant sur des considérations sembla-
bles à celles qui précèdent. Nous ne croyons pas que la menace qui pèse sur les liber-
tés civiles vienne véritablement de ce côté. Il y a d'abord une résistance très mar-
quée au sein de la société civile, et même au sein de l'État, envers l'interconnexion
des banques de données, et plusieurs projets de loi ont été promulgués ou le seront
pour l'interdire. Il est toutefois inutile de souligner que cette mise en réseau va
s'effectuer de façon officieuse et irrégulière, selon les besoins, au cas par cas ou
elle sera effectuée par l'entreprise privée, comme dans le cas de la DARPA. Or,
cette mise en rapport clandestine ou hybride maximise le risque d'erreur, ce qui
constitue selon nous le risque le plus grand. Des évaluations des dossiers informati-
sés de la police américaine par le General Auditor Office montrent régulièrement
qu’un pourcentage aussi élevé que 45 % des dossiers comportent des erreurs. Ken-
neth Laudon (1986), dans un livre désormais célèbre, a montré à quel point les direc-
tions prises par la police américaine dans la constitution des dossiers les rendaient
vulnérables à l'erreur.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 328

C'est pourquoi les modèles d'une mise en surveillance politique et sociale généra-
lisée, comme la société de Big Brother imaginée par Orwell [337] ou le Panoptisme de
Foucault, sont des cauchemars trop rationalistes pour se réaliser. Selon nous, les
oeuvres qui ont la plus grande valeur annonciatrice sont celles de Charles Dickens et
de Franz Kafka. Dickens montre, dans Bleak House, comment, par sa complexité, la
procédure légale terrasse la justice. L’œuvre de Kafka est également exemplaire à
cet égard. Le principal personnage du roman Le procès, Joseph K., est exécuté pour
un crime dont il ignore la teneur et que personne ne semble connaître. Dans la fable
qui ouvre Le château, un autre anti-héros kafkaïen ne pourra jamais pénétrer dans le
palais de la loi, pour des raisons qu’il ne réussira jamais à connaître.

Le privé et le public

Nous terminerons par quelques remarques de méthode. Les analyses que nous
avons effectuées et les conclusions auxquelles nous sommes parvenu jusqu’ici pour-
raient nous conduire à renoncer à l'utilisation de la dichotomie privé/public, jugée
trop simplificatrice.

Nous ne croyons pas que ce soit la voie qu'on doive suivre dans l'immédiat, ces
concepts n’ayant pas encore été analysés dans toutes leurs ramifications. Nous fai-
sons d'abord nôtre une suggestion de Shearing et Stenning (1987, p. 15) et reprise
par Johnston (1992a, p. 222). La dichotomie privé/public a diversement structuré
l'espace à travers l'histoire et elle a été un instrument puissant de légitimation. La
première tâche consiste donc à l'intégrer à une sociologie historique des normes
pour évaluer quelle a été sa fonction dans la mise en place d'un ordre déterminé (et
provisoire) et quels partages elle a justifiés dans l'exercice « légitime » du pouvoir.
La seconde tâche consiste à accomplir une transformation conceptuelle. Il est cer-
tain que la dichotomie entre le privé et le public doit être subtilisée. Nous suggérons
de commencer ce travail en visant l'interstice qui sépare les deux notions et où elles
se recoupent de façon irrégulière pour créer un foyer d'hybridation et de métissage
qui pourrait conduire à une restructuration du champ des notions fondatrices que
nous avons énumérées en commençant.

Nous présenterons à la fin un plaidoyer pour la complexité. Les histoires, il faut


le répéter, ne sont pas les mêmes, ni les espaces juridiques cadastrés de façon simi-
laire. Au lieu de chercher des fonctions discriminantes et des essences, il faut en
venir à apercevoir que les contrôles sociaux sont opérés dans le contexte de la frag-
mentation de l'autorité, [338] qu’ils concluent des alliances provisoires pour créer
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 329

des réseaux instables et que, pour tout dire, leur mode d'existence est celui de l'hé-
térogène, qui a toujours constitué un champ de résistance à l'ordre avare que veut
imposer la pensée.

Privatisation et technologie - synthèse

Modèle traditionnel de la privatisation :


- surtout fondé sur des études de la situation aux États-Unis
- la privatisation est un phénomène relativement récent (1965)
- postulat : c'est l'entreprise privée de sécurité qui est l'agent de la pri-
vatisation du système pénal
- la privatisation a commencé avec la police et s'étend maintenant aux
prisons
- les effectifs et les budgets des agences de sécurité privée ont pro-
gressé de façon exponentielle
- conclusion : la responsabilité première pour la sécurité est passée du
secteur public au secteur privé

Critiques du modèle traditionnel :


- la part du privé dans le contrôle social est très ancienne
- les comportements individuels et organisés d'autodéfense
- les contrôles indirects exercés par diverses instances (la famille, le
travail, etc.)
- l'information en provenance du citoyen privé est la première source
d'opération de la police publique
- le pivot du système pénal -les tribunaux- ont toujours résisté à la pri-
vatisation
- le secteur public colonise lui-même le secteur privé
- les cadres des firmes de sécurité privée proviennent de la police publi-
que et de l'armée
- les policiers publics acceptent des contrats privés et sont les rivaux
des agences de sécurité privées
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 330

- la vie intime est investie par la police publique


- les comparaisons d'effectifs ne tiennent pas compte de la croissance
des polices gouvernementales rattachées à d'autres ministères que ce-
lui dont dépend la police (le Revenu, la Santé et les Services sociaux,
etc.)
- la croissance des budgets de l'entreprise privée se situe davantage du
côté de la technologie que de celui des ressources humaines

[339]

Un nouveau modèle
- le chevauchement des frontière
- secteur privé/secteur public
- contrôle systémique/crime organisé
- menace criminelle/ menace non criminelle (feux, catastrophes naturel-
les)
- l'objet du contrôle social devient le risque plutôt que l'événement dé-
viant
- la technologie conduit à une gestion intégrée des divers risques
- le moteur de la gestion des risques est la surveillance
- surveillance générale des lieux publics, privés et hybrides
- surveillance d'individus perçus comme des facteurs majeurs de risque
(par exemple, détenus en libération conditionnelle)
- convergence des fonctions du personnel des deux extrémités du sys-
tème pénal : policiers et agents correctionnels de gestion de cas
- la surveillance n'est pas encore réalisée ; elle est encore en chantier
et, à certains égards, sert de laboratoire

Conséquences
- érosion de la vie privée
- multiplication des effets négatifs reliés au caractère expérimental des
mesures de surveillance (par exemple, les renseignements colligés sur
des individus sont très fréquemment inexacts)
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 331

[341]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

PERSPECTIVES

L'assemblage policier

Retour à la table des matières

Les chapitres qui précèdent expriment notre propre thématique, qui accorde une
place centrale à la coercition policière, à ses variantes et à ses substituts. Nous
avons tenté dans l'introduction du livre d'esquisser cette thématique et nous n'y
reviendrons pas, sinon pour reprendre le second des fils directeurs de nos travaux, à
savoir la recherche d'une solution au problème de la complétude dans l'élaboration
d'une théorie de la police.

Parce qu'ils font un large emploi des travaux de recherche sur la police qui ont
été publiés depuis 1950, les divers chapitres de ce livre reflètent au moins en partie
l'état de la recherche sur la police. Dans la mesure où ce reflet n'est pas trop dé-
formant, on pourrait attribuer trois traits à cette littérature, qui peuvent aussi être
rapportés à son objet, la police. Les travaux dont nous disposons sur la police repo-
sent d'abord sur une synecdoque intégrale, une partie de la police - les policiers en
tenue - étant prise pour le tout. Au sein des travaux anglo-saxons qui suivent sur ce
point Bittner, cette partie de la police est même amputée par la théorie d'une frac-
tion de sa réalité : les policiers en tenue sont conçus comme inaptes au maintien de
l'ordre et au contrôle des foules. Cet aspect pourtant très réel de leurs fonctions
est expulsé du champ de la recherche à peu d'exceptions près. La contrepartie de
cette synecdoque du côté de la police elle-même est que toutes les réformes entre-
prises depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont porté sur la police en tenue,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 332

qui est l'élément le plus visible de la chimie policière mais peut-être pas son plus
dense. La police de communauté a occupé presque toute la scène de la [342] réforme
de la police. À moins de dégénérer en police de tolérance zéro ou en police d'infiltra-
tion, ce type de réforme est sans grande pertinence pour le maintien de l'ordre ou
pour l'enquête criminelle (la police judiciaire). À cet égard, la fiction policière est en
contraste avec la recherche, et ce, de façon saisissante : elle repose tout entière
sur une synecdoque inverse, où c'est l'enquêteur qui s'approprie la totalité de la
réalité policière. Le roman policier ne fait aucune place au policier en tenue, sinon
pour s'en moquer.

La littérature de recherche sur la police est ensuite soumise à une fragmenta-


tion qui ne fait que reproduire celle de son objet. Après bien d'autres, notamment
Robert Reiner (1994), David Bayley et Clifford Shearing (2001) ont insisté sur
l'émiettement de l'appareil policier, cet émiettement constituant l'une des idées
fondatrices de leur conception de la nouvelle structure de la police. Au sein même
des forces policières publiques, les discontinuités qui existent entre la tenue et l'en-
quête ont conféré au problème de leur concertation un caractère de plus en plus
critique. Mesurée à cette aune, la coordination du secteur public de la police avec le
secteur privé de la sécurité est une tâche qui ne sera réalisée que dans un avenir
lointain : elle présuppose que l'on décide au préalable si elle est vraiment souhaita-
ble, ce qui est loin d'être évident.

Il existe finalement un dernier trait des travaux des chercheurs qui est en
continuité directe avec les précédents. De cette réalité fragmentée de la police, la
recherche a extrait la figure du policier généraliste et polyvalent et a entrepris de
l'examiner. Le policier en tenue est effectivement, dans la tradition anglo-saxonne,
l'emblème de la polyvalence et l'on a vu la grande importance que lui accorde la re-
cherche 83 . Toutefois, comme l'a souligné Hélène l'Heuillet (2001) au début de son
livre, l'agent de haute police est lui-même beaucoup plus près de la figure de Protée
que de celle d'Ajax (nous proposons de voir dans la monomanie de ce dernier la figu-
ration des obsessions attribuées par la littérature à certains enquêteurs, comme le
Javert de Victor Hugo ou l'inspecteur Matthäi, le héros de La promesse de Friedrich
Dürrenmatt). C'est ainsi que nous avons présenté ce type d'agent dans le chapitre 7,
portant sur la haute police.

83 Il est relativement rare qu’à l'instar de Manning (1980) ou de Monjardet (1996,


p. 123-133), un chercheur se penche sur des unités ou des corps spécialisés. Dans
son ouvrage intitulé The Narcs Game, Manning s'est penché sur le travail des es-
couades luttant contre le trafic de stupéfiants ; dans une partie de son dernier
livre, Monjardet a traité du maintien de l'ordre tel qu’il est pris en charge par
les Compagnies républicaines de sécurité (CRS).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 333

On ne saurait demander à la recherche de terrain de traiter de façon uniforme


du public et du privé, de la tenue et de l'enquête, de la police judiciaire de droit
commun et de la police politique. Par contre, il me semble légitime d'exiger de la
théorie de la police - celle qui ambitionne [343] de trouver les fonctions de la police
et le dénominateur commun de la diversité apparemment sans limite de ses activités
- qu’elle fasse l'arpentage de toute la superficie que recouvrent les activités de poli-
ce et qu’elle établisse les diverses façons d’en tracer le cadastre. Sans ambitionner
de satisfaire à cette exigence dans les dernières pages de ce livre, nous aimerions
effectuer un balisage du champ qu'elle recouvre.

Reconstruction de l'objet

Retour à la table des matières

La police n’est pas un objet facile à appréhender, le mot lui-même étant pris dans
de redoutables ambiguïtés. Après avoir observé les principaux visages de la police,
nous en sommes parvenu à la conclusion qu'une théorie complète de la police devait
comprendre les principales dimensions de son objet, que nous caractériserons en
rapport avec les variantes du mot « police ».

Le substantif « police »

Au regard de son étymologie, le mot « police » provient du grec polis, qui désigne
la cité. Dans ses premières acceptions au sein des traités de police produits en Fran-
ce à la fin du règne de Louis XIV - par exemple, celle de Delamare -, le terme de
police désigne une forme de gouvernance (« la police du royaume »), d'où trois sens
du substantif « police ».

- La notion de police. Une forme de gouvernance, comme l'indique le mot


« forme », est au premier abord une notion abstraite, dont il faut faire
l’analyse. Il importe particulièrement de se demander si cette forme de gou-
vernance possède un contenu spécifique ou si elle désigne de manière indif-
férenciée toute forme de gouvernement (par exemple, la démocratie athé-
nienne ou la monarchie médiévale). Quelle que soit la réponse apportée à cet-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 334

te question et à d'autres de même nature, il importe de dégager le caractère


notionnel de la police pour ne pas préjuger de l'orientation de la recherche.
« Il n’y a pas de sociologie de la police, mais une sociologie des usages sociaux
de la force [...] » (monjardet, 1996, p. 8). Dans cette perspective, l'usage de
la force apparait comme une catégorie générique qui comprend, parmi d'au-
tres usages possibles de la force (par exemple, celui des militaires), l'emploi
qu'en fait la police. Or, si la police est reconnue comme un concept – une
[344] catégorie de pensée - on pourrait être conduit à inverser le rapport de
genre à espèce et considérer les usages sociaux de la force comme un cas
d'espèce d'une sociologie générale de la police de la gouvernance.

- Les incarnations de la police. La notion de police est incarnée de diverses ma-


nières. Au regard de sa réalisation, la police constitue d'abord une institution
publique qui existe sur le mode juridique et qui est dans cette mesure un
moyen d'exercer en droit le pouvoir politique. Toutefois, la police n'est pas
qu’une institution publique ; elle s'incarne dans des organisations policières
qui emploient un personnel déterminé. Parmi les policiers, les plus nombreux
sont les policiers en tenue. C'est en partie pour cela que la sociologie de la
police est, depuis les premiers travaux de William Westley et d'Egon Bitt-
ner, surtout une théorie des policiers en tenue appartenant aux appareils pu-
blics. Elle est également, mais à un moindre degré, une sociologie des organi-
sations policières (Loubet del Baye, 1992 ; Monjardet, 1996) 84 . Bien que
cette dernière incarnation soit récente, on peut affirmer que les divers per-
sonnels policiers appartiennent à une profession, dont les membres se re-
groupent au sein de syndicats et d'associations professionnelles. Dans les
pays anglo-saxons, la politique de l'autruche pratiquée par les réformateurs
de la police à l'égard de la question syndicale est l'explication essentielle des
vicissitudes de la réforme.

84 Une comparaison systématique de l'emploi du mot « police » en anglais et en


français serait à cet égard passionnante. En français (comme en allemand), l'ex-
pression « la police » (die Polizei) a pour référence première l'institution policiè-
re. En anglais, le substantif « police »dénote dans l'usage courant le policier (po-
lice signifie « des policiers » et a police, un policier), bien qu'on puisse lui donner
le sens d'une institution. Il est permis de voir dans cette différence dans l'usa-
ge des mots un indice de l'orientation de la sociologie anglo-saxonne vers l'action
des policiers et de celle de la sociologie française ou européenne vers l'institu-
tion policière. Ces orientations respectives ne sont pas, il va presque sans dire,
de nature exclusive.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 335

- La science policière. Nous passons rapidement sur cet usage du substantif


« police ». Pour Patrick Colquhoun, un important réformateur de la police bri-
tannique au XIXe siècle, il désigne une nouvelle science, celle de la préven-
tion et de la détection du crime (voir la préface de son livre, réédition de
1969). Colquhoun da pas été suivi dans son emploi du terme, qui a cependant
préfiguré les développements actuels en police scientifique.

Le verbe « policer »

On fait dans la sociologie de la police d'expression anglo-saxonne une distinction


cruciale entre police (le policier et la police) et policing (L’activité de police).
L’importance de cette distinction tient dans ce qu'elle nous permet de rompre la
fascination qu’exerce la « police publique » : ceux qui se livrent à des activités poli-
cières appartiennent autant et peut-être même plus au secteur privé qu’au secteur
public et de plus en plus fréquemment [345] à des organisations militaires ou milita-
risées. Outre le champ qui est ouvert par la notion d'activité de police, elle nous
permet de tenter de déterminer rigoureusement la place occupée par la lutte contre
la criminalité au sein de la police.

L’adjectif « policier »

L’adjectif « policier » a une signification littérale qui correspond au sens du


substantif « police ». Toutefois, lorsque cet adjectif est joint au mot « État » pour
former le syntagme « État policier », il prend dans toutes les langues des connota-
tions menaçantes (police State, Polizeistaat, etc.) qui exercent la fascination des
éléments du tragique. L’élucidation de ce sens de l'adjectif « policier », qui renvoie à
la police des opinions et à la police politique, est incontournable à deux titres. L’État
policier constitue en premier lieu la part des ténèbres dans les représentations mé-
diatiques de la police et le point où se concentrent les appréhensions de l'intelligent-
sia. Son élucidation en est donc d’autant plus requise au sein d’une perspective théo-
rique qui attribue un rôle déterminant au fonctionnement symbolique de la police.
D'une façon plus profonde, « l'État policier » effectue une réhabilitation paradoxale
de cet objet peu glorieux qu'est la police au quotidien en lui ménageant une porte
d'entrée dans les mythiques coulisses de l'histoire, où des personnages comme Jo-
seph Fouché, Reinhardt Heydrich et Lavrenti Beria font fonctionner leurs machines.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 336

On peut entrevoir la différence entre la police de la rue et la police de l'histoire en


comparant le statut de la littérature policière, à jamais marquée du sceau de l'infa-
mie d'appartenir à un genre mineur, avec celui des grandes dystopies créées par les
plumes de Kafka, d'Orwell ou de Margaret Atwood, qui appartiennent au musée de la
« grande littérature ».

Les registres de l'objet

Retour à la table des matières

Telles sont donc les principales composantes de l'objet. Idéalement, on devrait


les décliner de trois façons : dans l'espace, dans l'histoire et dans les perceptions.

Dans l'espace

Aucun ouvrage ne peut ambitionner de produire la description de toutes les poli-


ces du monde. Il n’est toutefois pas déraisonnable de tenter [346] d'élaborer des
modèles qu’on puisse ajuster aux différentes pièces de la réalité policière interna-
tionale. En faisant provisoirement abstraction des appareils militaires et paramilitai-
res qui continuent d'opérer dans un nombre considérable de pays, on peut distinguer
deux grandes traditions en rapport avec la police : la tradition continentale euro-
péenne, caractérisée par un petit nombre de grands appareils policiers hautement
centralisés et polyvalents, et la tradition anglo-saxonne d'origine britannique, carac-
térisée par un plus grand nombre d'appareils de taille relativement modeste et par
l'étroitesse relative de leur mandat qui privilégie en principe la prévention et la ré-
pression du crime.

La supposition que les services policiers opèrent sensiblement de la même maniè-


re sur le terrain en dépit de leur appartenance à des traditions différentes n'est
pas en elle-même déraisonnable. On ne saurait toutefois prétendre que le contexte
institutionnel et la conjoncture au sein desquels les forces policières effectuent
leurs interventions soit le même. On peut énumérer au moins quatre différences
cruciales entre la tradition anglo-saxonne et la tradition continentale, à titre d'illus-
tration d'une déclinaison des polices au regard de leur territoire respectif
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 337

Police et pouvoir politique

Les principaux pays anglo-saxons sont soit des fédérations, comme l’Australie, le
Canada ou les États-Unis, ou des États composites, comme le Royaume-Uni. Non seu-
lement ces États ne possèdent-ils pas d'appareils policiers nationaux, mais les servi-
ces de police dont la juridiction s'étend à toute la fédération comme la Gendarmerie
royale du Canada (GRC) ou le Federal Bureau of Investigation (FBI) aux États-Unis,
sont de création relativement récente. L’unité juridictionnelle de base pour ce qui
est des polices nord-américaines est la municipalité. On compte au Canada quelque
400 forces policières autonomes ; on en trouve 16 000 aux États-Unis, État beau-
coup plus décentralisé que le Canada. Il en suit que la distance entre la police et le
pouvoir exécutif central est considérable et qu'elle passe par un ensemble de média-
tions qui donnent à cet espace un relief accidenté 85 .

Il y a toutefois plus. En Amérique du Nord, comme ailleurs sans doute, la politi-


que municipale est associée à une arène propice aux manoeuvres douteuses et où
s'affrontent une pléthore d'intérêts étroits et souvent étrangers au bien public. Au
début du XXe siècle, la police était, en [347] Amérique du Nord, sous la coupe des
autorités municipales et elle était contrainte d'assumer un rôle partisan dans les
luttes urbaines de pouvoir. Dans l'histoire de cette police, la période qui coïncide
avec sa professionnalisation correspond à celle de son affranchissement de la tutelle
de la politique municipale. C'est là une constante qui caractérise l’histoire des servi-
ces policiers des grandes villes. La police nord-américaine s'est en effet profession-
nalisée contre l'interférence politique. On comprendra dès lors que toute tentative
du pouvoir exécutif de s'introduire dans les affaires de la police est perçue comme
une régression et doit faire face à de vigoureuses résistances.

Police et instance judiciaire

L’attitude de la police anglo-saxonne par rapport au Parquet est plus complexe


que celle précédemment décrite, indépendamment de la différence entre sa tradi-
tion judiciaire de Common law (accusatoire ou « adversariale ») et la tradition conti-
nentale européenne (inquisitoire, avec juge d'instruction). Aux États-Unis, le poste
de District Attorney (DA) - l'équivalent, toutes choses n’étant pas égales, du juge

85 Les termes de décentralisation ou de déconcentration signifient fréquemment en


Europe un transfert de pouvoir de la capitale vers une région ou une ville de pro-
vince ; ces mêmes termes désignent en Amérique du Nord un déplacement de la
prise de décision vers les différents quartiers d'une ville.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 338

d'instruction - est (ou était) dans certains États de la fédération un poste électif ; il
constitue partout un tremplin vers le pouvoir politique 86 . Conséquemment, les servi-
ces policiers exercent souvent envers le DA la même méfiance qu'envers les autori-
tés politiques municipales. Au Canada, les avocats du ministère public comptent parmi
les fonctionnaires les moins payés du gouvernement, au regard de la longueur de leur
formation. Ils sont en général recrutés parmi des juristes en début de carrière -
souvent des femmes - qui ne jouissent pas d’un grand prestige auprès des policiers.
En réalité, la coupure entre le droit et la police est l'une des lacunes les plus visibles
de notre système. Tous les programmes récents de réforme de la police - police de
communauté et police de résolution - s'arrêtent avant l'étape judiciaire et se défi-
nissent souvent contre elle, l'objectif explicite de ces réformes étant de résoudre
les problèmes avant qu'ils ne soient judiciarisés.

Police et syndicalisme

Une troisième différence, absolument capitale, se situe dans la nature du syndi-


calisme policier en Amérique du Nord. Les syndicats policiers comme tels y ont tou-
jours été interdits. Ce qu'on appelle incorrectement [348] des syndicats policiers
sont en réalité des associations de salariés policiers qui regroupent dans une même
unité des travailleurs et leurs contremaîtres, en l'occurrence des hommes du rang et
leurs officiers 87 . Par exemple, seuls les officiers de la direction du Service de
police de la Ville de Montréal, c’est-à-dire une soixantaine de personnes,
n’appartiennent pas à la Fraternité des policiers. Cette appartenance conjointe des
officiers et des hommes du rang au même regroupement de salariés permet à celui-
ci d'exercer un contre-pouvoir d'une redoutable efficacité au sein de l'organisation.
Cette situation ne comporte pas que des désavantages, même si ceux-ci sont consi-
dérables. Elle fait de l'organisation policière un véritable laboratoire des relations
de travail, riche d'enseignements pour qui veut effectuer des réformes durables au
sein de l'institution.

86 Pensons ici au DA de la Nouvelle-Orléans, Jim Garrison, obsédé par la publicité


donnée à ses efforts de démontrer que l'assassinat du Président Kennedy était
le résultat d'un complot.
87 Dans le cadre d'une étude effectuée pour une commission d'enquête québécoise,
nous avons fait parvenir un questionnaire aux plus gros services de police des
États-Unis et du Canada. Dans tous les cas, les associations de travailleurs poli-
ciers regroupaient des officiers et des hommes du rang.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 339

Police et criminalité

Il s'agit d'une dernière différence qui est d'ordre conjoncturel et sur laquelle
nous n’insisterons pas, en dépit de son importance. Les taux de criminalité, même en
incluant les résultats des sondages de victimation, dont cessé de baisser dans les
grandes villes du Canada et des États-Unis depuis le début des années 1990. Le taux
d'homicide de la ville américaine de Boston, pour prendre un exemple significatif, a
chuté de 77% depuis 1990. Cette décroissance de la criminalité fournit aux services
policiers une période de battement pendant laquelle ils opèrent sous une pression
moindre et peuvent se permettre d'expérimenter. Par exemple, ce n’est pas la police
qui est mise en cause par les récentes tueries dans les écoles des États-Unis. Il en
va différemment, pensons-nous, de la police française qui doit affronter depuis plu-
sieurs années des actes de violence collectifs à répétition dans certaines banlieues.
On a de bonnes raisons de croire que l'intermède de tranquillité dont la police a bé-
néficié en Amérique du Nord à la suite de la chute des taux de criminalité, a touché
à sa fin. D'une part, les taux de criminalité se sont remis à croître dans certaines
grandes villes des États-Unis, comme Los Angeles. D'autre part, un ensemble récent
et spectaculaire de phénomènes -la médiatisation tendancieuse de l'insécurité et sa
récupération politique, les manifestations violentes contre la mondialisation, les tue-
ries dans les écoles, les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre contre le ter-
rorisme qui les a suivis et, enfin, la multiplication des affaires impliquant des tueurs
en série (par [349] exemple, à Vancouver et dans la région de Washington) - nous
incline à penser que nous nous sommes entrés dans une ère de haute insécurité.

Dans l'histoire

Les deux traditions que nous venons d'homologuer sont repérables sans diffi-
culté dans l'histoire. La première a son origine en France à la fin du XVIIe siècle,
sous le règne de Louis XIV. La date de naissance de la seconde serait 1829, lorsque
Sir Robert Peel a créé la police préventive britannique. L’histoire des États-Unis est
riche d'enseignement pour ce qui est de la naissance des grandes agences de sécuri-
té privée, telles que Pinkerton. Le but premier de cette déclinaison historique est de
montrer que la police est l’invention relativement récente et de faire ressortir le
caractère spécifique de cette invention. Le maintien de l'ordre par les militaires
remonte, quant à lui, beaucoup plus loin dans le temps et continue de sévir dans des
pays non démocratiques.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 340

Dans les perceptions

La polarité retenue par la recherche entre un fonctionnement instrumental et un


fonctionnement symbolique de la police incite à accorder une place de choix aux re-
présentations de la police et de son activité dans l'étude de celle-ci. L’importance de
cette étude est capitale dans une société de l'information. Les fonctions de la police
sont multiples et elles obéissent à une détermination de priorités qui est faite par
les élus et les organisations policières elles-mêmes. Or, cette détermination des
priorités est de plus en plus sensible à l'image de la police telle qu’elle se Manifeste
dans les sondages d'opinion. Les fluctuations de l'opinion publique dans les sondages
sont à leur tour largement déterminées par la couverture médiatique des matières
afférentes à la sécurité et par la fiction policière (films, séries télévisées, littératu-
re policière).

L'inventaire des manifestations


de la police

Retour à la table des matières

Il nous reste à faire suivre la construction potentielle de l'objet-police dans ses


divers registres d'un inventaire empirique de ses manifestations ou de ses réalisa-
tions. Le but de cet inventaire est de soumettre la construction théorique de l'objet
à un test empirique de validation de son amplitude. C'est pourquoi nous avons étendu
au maximum le champ où [350] ces manifestations sont répertoriées. Dans ses plus
grandes subdivisions, notre inventaire distingue les formes légales, extralégales et
illégales de la police. Le terme de police est ici entendu en son sens intuitif d'un ap-
pareil de contre-violation des normes publiques de comportement.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 341

La police légale (institutionnalisée)

Cette rubrique est de loin la plus étendue. Nous y ferons la distinction entre le
public et le privé et, à l'intérieur de chacune de ces deux catégories, entre la sécuri-
té intérieure, la sécurité extérieure et la sécurité hybride, qui emprunte ses traits
aux deux autres catégories.

Les appareils publics

Formuler de manière explicite les critères d’appartenance d'une organisation aux


appareils publics - par exemple, l'institution légale, la source directe de la rémunéra-
tion du personnel et ainsi de suite - est une tâche complexe, que nous n'avons pas
l'occasion de mener à bien dans ce répertoire. Les organisations que nous identifie-
rons comme publiques sont en général ainsi perçues par le public et la tradition.

La sécurité intérieure. La sécurité intérieure représente la police du territoire


national et de ses habitants (métropole et autres possessions territoriales). Elle est
assurée par :

- Les forces policières qui remplissent l'ensemble des tâches de police : On les
retrouve, selon les pays, sur les plans national, régional ou municipal. Elles se
composent de quatre grands services : la tenue, l'enquête, le soutien opéra-
tionnel et le soutien administratif Elles fournissent en outre, dans certaines
régions, un certain nombre de services, comme les sapeurs-pompiers, l'ambu-
lance et l'assistance à la jeunesse.

- Les corps de police spécialisés : Ces corps sont diversement spécialisés selon
leurs activités, leur objet ou leur juridiction spécifique :

L’enquête: Les exemples types à cet égard sont le Federal Bureau of Investi-
gation (FBI) des États-Unis ou le Bundeskriminalamt de l'Allemagne. Il s'agit
de services d'enquête dont la juridiction est nationale.

[351]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 342

Le maintien de l'ordre : Les corps exemplaires à cet égard sont les Compa-
gnies républicaines de sécurité (CRS) en France ou la Bereitschaftspolizei
(Bepo) en Allemagne.

Le renseignement : La plupart des pays distinguent à cet égard les services


de renseignement qui protègent l’État contre les menaces endogènes de ceux
qui le protègent des menaces dont l'origine est extérieure. Les services qui
protègent l'État à l'intérieur de son territoire sont, par exemple, le Service
canadien de renseignement de sécurité (SCRS, Canada), le FBI dans sa com-
posante de police politique (États-Unis) ou la Direction de la surveillance du
territoire (DST, France).

La lutte contre le trafic des stupéfiants et des armes à feu : Il ne s'agit plus
d'une spécialisation fondée sur une compétence formelle mais sur l'existence
d'une cible déterminée. On trouve ces corps surtout aux États-Unis. Par
exemple, la Drug Enforcement Agency (DEA) lutte contre le trafic de stupé-
fiants à l'échelle internationale et agit souvent comme une instance pro-
consulaire des États-Unis. On trouve également, dans ce dernier pays, une
agence chargée de réglementer le commerce et l'usage de l'alcool, du tabac
et des armes à feu (Alcohol, Tobacco and Firearms, ATF). Ces deux agences
sont parmi les plus controversées des États-Unis, que ce soit à l'intérieur du
pays (ATF) où à l'extérieur (DEA).

- Les corps de police militarisés : On peut citer à titre d'exemple les grands
corps de gendarmerie comme la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la Gen-
darmerie nationale de France ou la Guardia Civil d'Espagne.

- Les services fonctionnellement policiers : Il s'agit de corps de fonctionnaires


qui dont pas le statut juridique de policiers, mais qui accomplissent des fonc-
tions analogues à celles des policiers. Comme les corps policiers, ils se parta-
gent en deux :

Les agents en tenue : On trouve parmi eux au premier chef les gardiens de
prison. S'y ajoutent une grande diversité de fonctionnaires publics, comme
les agents de protection de la flore et de la faune, qui alimentent les tribu-
naux en affaires d'une manière non négligeable (les causes de braconnage
sont un important contentieux au Canada).

[352]

Les fonctionnaires en civil : Ceux-ci appartiennent pour l'essentiel à deux ca-


tégories. La première regroupe les surveillants des personnes en liberté sous
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 343

condition : les probationnaires, les condamnés à des peines de sursis ou des


travaux d'intérêt général, les prisonniers relâchés en libération conditionnel-
le ou sous surveillance obligatoire. La seconde compte les enquêteurs de di-
vers ministères, en particulier ceux qui travaillent pour le fisc et les services
d'aide sociale (pour faire la chasse aux fraudeurs).

La sécurité extérieure. Elle représente la protection du territoire contre


l'agression perpétrée par un État étranger. Elle est assurée par les traditionnels
services de renseignement extérieurs, qui sont pour l'essentiel de deux types :

- HUMINT (de l'anglais human intelligence) : Il s'agit des agences d'espionna-


ge dont les principales ressources sont des personnes (des agents), qui opè-
rent sur le terrain. Les exemples les plus connus sont la CIA, l'ancien KGB ou,
en France, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Le Canada
n'a pas de service de renseignement opérant à l'extérieur du pays.

- SIGINT (de l'anglais signal intelligence) : Ces agences recueillent leurs in-
formations par des moyens technologiques. On peut citer la National Securi-
ty Agency (NSA) des États-Unis, le Government Communications Headquar-
ters (GCHQ) du Royaume-Uni et le Centre de la sécurité de télécommunica-
tions du Canada (CST). Avec leurs collègues d'Australie et de Nouvelle-
Zélande, ces agences opèrent le redouté programme d'espionnage « Éche-
lon ». La France a créé en 1992 un service analogue à ceux-ci, soit la Direc-
tion du renseignement militaire (DRM).

Le secteur hybride. Le métissage mêle dans ce cas-ci sécurité intérieure et ex-


térieure. Il est à remarquer que la distinction entre celles-ci S'effrite.

- Tout de qui relève de la protection des frontières, des douanes et de l'accise


appartient par définition à ce secteur limite. La police aux frontières et la
douane jouent présentement un rôle actif dans la lutte contre le trafic des
stupéfiants et contre l'immigration illégale.

[353]

- La police militaire est également de type hybride, car elle opère au sein des
troupes, que celles-ci soient déployées dans leur pays d'origine ou à l'étran-
ger.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 344

- Les militaires et les policiers dans le cadre d'opérations de maintien de la


paix logent également à cette enseigne. Leur caractère hybride revêt un ca-
ractère particulier en raison du fait que ces opérations visent à protéger
l'ordre international et ne peuvent ainsi être rangées ni sous la catégorie de
la sécurité intérieure d'un État national, ni sous celle de sa sécurité exté-
rieure.

Les appareils privés

Nous reprendrons les catégories utilisées pour baliser le domaine public.

La sécurité intérieure

La sécurité intérieure se définit de manière analogue au secteur public. Les fi-


liales étrangères d’une entreprise sont le pendant des possessions d'outre-mer d'un
État.

- Les grandes agences multi-fonctionnelles : Comme l'agence américaine Pin-


kerton, elles sont l'équivalent privé des grands corps policiers et offrent une
gamme très large de services.

- Les agences spécialisées : Elles varient beaucoup quant à leur taille (une seule
personne peut constituer une « agence ») et la diversité des services qu’elles
offrent. On se bornera à énumérer quelques grands types d'organisation :

Les agences de gardiennage : Elles offrent pour l'essentiel les services de


gardiens en tenue.

Les agences d'enquête : La somme des « privés » qui offrent des services
d'enquête défie la classification à cause de leur diversité.

Les agences intégrées au sein d'une grande entreprise : Il s'agit des agences
« maison » (in-house) qui sont créées par une grande entreprise (une banque,
une compagnie téléphonique, une chaîne d'hôtels, une compagnie d'assuran-
ce). Elles sont polyvalentes et fournissent la somme des services requis par
l'entreprise à laquelle elles appartiennent.

[354]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 345

Les firmes spécialisées dans la fourniture de l'équipement de sécurité : Ces


équipements sont souvent fournis avec leurs opérateurs, comme les
convoyeurs de fonds, qui utilisent des véhicules blindés. Comme on l'a vu dans
le chapitre 10, elles se développent à un rythme exponentiel. Deux types de
firmes fournissant des équipements méritent d'être mentionnés à part, à
cause de leur importance : les fabricants d'armes, qui, regroupés aux États-
Unis au sein de la puissante National Rifle Association, exercent une influen-
ce déterminante sur l'ampleur de la violence dans ce pays, et les firmes qui
offrent des produits et des services pour protéger la sécurité des communi-
cations. Ces dernières sont appelées à une grande croissance.

La sécurité extérieure

Nous ne mentionnerons à cet égard que la renaissance des mercenaires, particu-


lièrement en Afrique. Une firme telle que Executive Outcomes, créée par des vété-
rans de l'armée de l'Afrique du Sud, lorsque le pouvoir y était détenu par les Blancs,
est intervenue dans plusieurs conflits (Davis, 2000). La démobilisation de masses de
soldats dans les anciens pays communistes favorise le développement de ces armées
privées. Le mercenariat relève davantage de l'ingérence que de la sécurité extérieu-
re. À la limite, c'est de l'exportation d'un personnel de combat.

Le secteur hybride

Pour ce qui est du privé, l'hybridité prend deux formes, soient les recoupements
entre la sécurité intérieure et extérieure et les interfaces du public et du privé.

- Le métissage de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure : Un


grand nombre des firmes de sécurité privée opèrent de façon internationale.
Par exemple, la protection des communications peut être offerte autant au
plan national qu’au plan international. On peut à cet égard avancer l'hypothè-
se que la mondialisation va profiter davantage au secteur privé qu'au secteur
public. Il est en effet facile pour une firme internationale d'opérer dans plu-
sieurs pays à la fois et de conclure des accords avec ses différentes filiales.
Par contre, la conclusion d'accords internationaux dans le domaine de la poli-
ce et de la justice pénale est un processus lent et complexe. Dans le domaine
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 346

international, le développement des messageries privées au détriment de la


poste publique [355] nous offre peut-être un indice des tendances futures
en matière de mondialisation.

- Le métissage du secteur privé et du secteur public : On peut distinguer à cet


égard deux cas de figure, soit l'intégration du privé dans le public et un mou-
vement en direction inverse.

- Les phénomènes sont à ce plan nombreux et divers. Les informateurs de


police rémunérés de façon régulière en vertu d'un contrat de services
sont des agents privés agissant en partie pour leur compte et en partie
pour celui de la police. Toutefois, leur statut juridique au regard de cer-
taines lois, comme celles qui protègent la vie privée, est ambigu : ils sont
considérés plutôt comme de simples « instruments » de la police que
comme des personnes de plein droit 88 . En général, la police fait un large
usage du secteur privé dans le monde du renseignement sans qu’on puisse
toujours distinguer ce qui ressortit au public ou au privé.

- Les policiers publics, quant à eux, agissent comme un service d'ordre lors
de certains événements privés qui réunissent des foules ; ils sont alors
rémunérés à titre privé, bien qu’i1s soient en tenue et munis de leur arme
de service.

Il est un dernier cas de figure difficile à classer, bien qu'il rassemble un grand
nombre d'activités : les activités de la société civile au sein de programmes d'ac-
tions communautaire pour améliorer sa sécurité. Dans la mesure où ces activités sont
encadrées - parfois de très loin - par la police, elles participent du domaine public.
Dans la mesure où certains groupes Jouissent d'une large autonomie, ils se rappro-
cheraient de l'action privée.

88 D'après la loi canadienne, toute personne peut clandestinement enregistrer une


conversation à laquelle elle prend part. Il devrait en suivre que la police peut in-
tercepter des conversations privées sans autorisation judiciaire en utilisant un
indicateur porteur d'un micro, qui participe à la conversation des personnes dont
il enregistre les propos. Les tribunaux canadiens ont statué que l'indicateur de
police était dans ces cas entièrement instrumentalisé par la police et qu’on ne
pouvait affirmer qu'il participait à titre personnel à une conversation. Une auto-
risation judiciaire doit donc être obtenue par la police pour utiliser ainsi un in-
formateur.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 347

L’action policière extralégale

Dans les réserves amérindiennes du Canada, les diverses nations ont créé leurs
propres corps de police (les Peacekeepers ou gardiens de la paix). Il arrive à ceux-ci
de se livrer à des activités policières dont on ignore complètement si elles sont léga-
les ou non. Par exemple, ces « gardiens de la paix » entreprennent parfois des cam-
pagnes de contraventions dirigées contre les automobilistes qui circulent sur le ré-
seau routier public qui traverse en certains endroits les réserves. La plupart du
temps, les automobilistes n'acquittent pas ces contraventions. De telles activités
des gardiens [356] amérindiens de la paix sont tolérées parce qu’on a peu d'idée de
sa légalité et encore moins de volonté de la préciser. Cet exemple local n’est donné
que pour illustrer un problème majeur : il existe une somme importante d'activités
de police qui se déroulent au sein d'un vide juridique tel que la loi ne nous fournit pas
les ressources pour déterminer si elles sont légales ou non. Une partie non négligea-
ble des activités que nous avons classifiées comme hybrides sont de nature extralé-
gale : on ne sait si elles violent le droit, car elles se déroulent ailleurs que dans ses
terres.

L’action policière illégale

Cette catégorie ne renvoie pas aux incidents où la police publique ou même privée
abuse de son pouvoir. Elle comprend des appareils policiers qui opèrent dans l'illéga-
lité. Nous en donnerons deux exemples.

En Irlande du Nord, l'IRA (Irish Republican Army) réprime le trafic de drogue


dans les territoires catholiques. Cette répression va bien au-delà de la persuasion ou
de l'ostracisme : les trafiquants se font tirer une balle dans le genou et sont finale-
ment exécutés en cas de récidive. Cette violence est évidemment illégale.

Dans un ouvrage influent, Diego Gambetta (1993) a soutenu que la fonction d'or-
ganisations comme la mafia était d'ordre réglementaire : elles garantissaient les
conditions sous lesquelles les divers trafics pouvaient être poursuivis avec une sécu-
rité relative. Cette fonction régulatrice est analogue à celle de la police. Elle n’en est
pas moins complètement illégale, puisqu’il s'agit d'un encadrement dont le but est
d'optimiser l'efficacité des groupes délinquants.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 348

Quelle que soit l'illégalité des ces actions policières, on a tort d'en méconnaître
les effets. Un « milieu » criminel ainsi policé aura tendance à être moins violent que
des bandes anarchiques, comme en témoigne la violence débridée engendrée par les
guerres entre les motards criminels du Québec. Il faut aussi voir les homologies
fonctionnelles entre des activités criminelles et des activités de police : un tueur à
gages et un chasseur de primes font pour l'essentiel le même travail.

Le complexe média-police

On ne saurait énumérer tous les « partenaires » de la police dans la production


de la sécurité et de l'ordre, car cela équivaudrait à faire la liste de [357] toutes nos
institutions qui contribuent à la cohésion sociale. Cependant, les médias entretien-
nent une relation privilégiée avec la police. Il ne faut certes pas confondre les mé-
dias avec une agence de sécurité privée, même dans son sens le plus large ; la fonc-
tion journalistique n’est pas une fonction de sécurité. La presse se situe donc à l'ex-
térieur de l'assemblage policier. Les médias peuvent bien entretenir une relation
explicite de partenariat avec la police, qui se manifeste dans des émissions de radio
ou de télévision - de type info-crime - où les citoyens sont invités à renseigner la
police sur des affaires déterminées. Toutefois, ces partenariats sont étroitement
tactiques et ne concernent que des secteurs spécialisés de la presse. On ne saurait
dire de l'ensemble de la presse - de l'information internationale, politique, économi-
que, culturelle ou sportive - qu'elle est en ligue avec la police.

Il n’en reste pas moins vrai que les médias prennent une place grandissante dans
l'activité de police, surtout depuis la création de chaînes d'information continue, sur
le modèle du réseau de télévision CNN, dont les débordements lors de l'affaire du
tueur en série (le sniper) de la région de Washington, à l'automne 2002, ont été no-
toires. Voici quelques-unes des manifestations de l'implication croissante des médias
dans l'activité de police : les émissions de type « info-crime » sont devenues de véri-
tables invitations à la délation, la presse invitant parfois les citoyens à s'adresser à
elle plutôt qu’à la police ; le journalisme d'enquête est fréquemment le premier à
révéler des comportements qui font par la suite l'objet d'enquêtes criminelles, cer-
tains journalistes exploitent même de façon systématique la notoriété qu'ils ont
acquise à la suite de leurs révélations ; la presse est parfois utilisée par la police
pour communiquer avec un preneur d'otage, l'auteur d'un enlèvement ou un tueur en
série (comme cela a été le cas dans l'affaire du sniper) ; elle est même, à certaines
occasions, l'instrument consentant d'un conditionnement de l'opinion publique à des
fins policières (par exemple, l'augmentation des budgets de la police) ; lors de mani-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 349

festations, les caméras de la presse se transforment en un vaste système de surveil-


lance vidéo, les policiers obtenant, sous la contrainte judiciaire, les images recueillies
par la télévision pour instruire des poursuites contre les manifestants, qui, n’étant
pas dupes, démolissent les véhicules de la presse avec plus de sauvagerie que ceux de
la police.

[358]

Le rôle singulier de la presse dans l'activité de la police a récemment reçu une


sanction légale officielle au Canada. Il est habituel dans les lois pénales des divers
pays d'attribuer la plus grande gravité (« meurtre au premier degré ») à l'assassinat
de policiers. Au Canada, deux professions sont explicitement mentionnées dans la
qualification du meurtre au premier degré, celle « de personne associée au système
judiciaire » (policiers et personnel pénitentiaire) et celle de journaliste (voir les
articles 231 (6.2) et 423.1 du Code Criminel du Canada.).

Nous proposons d'utiliser l'expression de « complexe média-police » pour homo-


loguer le lien intime qui s'est progressivement noué entre l'institution policière et
une partie de l'appareil médiatique. Cette proposition a pour but premier de susciter
plus de recherche dans un domaine où nous avons peu de connaissances sûres.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 350

TABLEAU 15.

Inventaire des formes légales de police

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Hybrides
Public Privé
(public/privé)

Sécurité * forces policières * informateurs * agences multi-


intérieure * corps spécialisés * policiers hors fonctionnelles
- enquête fonction * agences spécia-
* action commu- lisées
- maintien de l'ordre
nautaire - gardiennage
- renseignement
- enquête
- lutte contre les tra-
fics - agences inté-
grées
* police militarisée
- équipement
* services fonctionnelle-
ment policiers - armes
- en tenue - sécurité des
communications
- en civil

Hybrides * douanes et accises * sources de ren- *multinationales


(intérieur/ * garde-frontières seignement de la sécurité
extérieur) *banques de don-
* garde côtière *police
militaire nées privées
* militaires en mission de
maintien de la paix

Sécurité * HUMINT (services de * sources de ren- *mercenaires


extérieure renseignement) seignement
* SIGINT(interception
des télécommunications)

* La fonction de police contient également des formes extralégales et illégales.


Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 351

[359]

L’inventaire que nous venons de produire n’est au vrai qu’un aide mémoire. Il ne
constitue pas une invitation aux chercheurs à se livrer à la tâche impossible
d’extraire de ces manifestations disparates de la police une « substantifique moel-
le » dont ils ne seraient que les différents os. Cet inventaire sert trois objectifs.
D'abord, celui de constituer un répertoire d'activités que tous les chercheurs sont
invités à compléter, quitte à en refaire le cadre et les catégories. Ensuite, provoquer
un ébranlement qui rétablisse un équilibre entre la vue trop étroite qui réduit la poli-
ce aux policiers en tenue des appareils publics et une perspective désincarnée pour
laquelle tout concourt à la reproduction du statu quo sans qu'on puisse rien désigner
de manière précise. Finalement, il vise à suggérer que les clivages traditionnels - la
sécurité intérieure et extérieure, la police publique et les agences privées et, de
façon ultime, la justice et la sécurité - sont en train d'être subvertis et qu’on ne les
remplacera pas par une confuse promotion du métissage et de l'entre-deux. Il faut
édifier de nouvelles catégories, agencer de nouvelles compositions entre elles.

Bayley et Shearing (2001) soutiennent que la multiplication des appareils poli-


ciers privés ou administratifs modifiera durablement la structure de l'activité poli-
cière. Cette conclusion doit être nuancée. Une lecture plus attentive de Bittner nous
aura prévenu contre le mythe selon lequel la police publique est responsable de toute
la police et que l'avènement du secteur privé va faire décroître son rôle dans la pro-
tection des citoyens. Bittner a insisté avec raison sur le fait que le contrôle policier
public a essentiellement pour cible les classes ouvrières, le sous-prolétariat et les
immigrants ; son exercice ne modifie que très peu les conditions privilégiées de vie
des classes moyennes et supérieures (1990, p. 159). Or, la multiplication des appa-
reils privés vise essentiellement à accroître la protection des classes supérieures et
celle de l'entreprise privée. Il n'y a là rien de véritablement nouveau. Ce qui a chan-
gé, c'est la conscience aiguë que nous avons désormais de ce phénomène. Les actions
privées s'ajoutent à celles du secteur public, dont le mandat et l'action demeurent
relativement inchangés : contenir les classes économiquement défavorisées et leurs
éléments qui font l'objet d'exclusion et de marginalisation.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 352

[361]

Les visages de la police.


Pratiques et perceptions.

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Causes citées

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Harrison c. Carswell (1976) 2 R.C.S. 200.

Fin du texte

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