Visages de La Police
Visages de La Police
Visages de La Police
(2003)
Les visages de
la police
PRATIQUES ET PERCEPTIONS
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posé exclusivement de bénévoles.
Jean-Paul Brodeur
criminologue, professeur agrégé, École de criminologie
Université de Montréal
Jean-Paul Brodeur
[6]
Brodeur, Jean-Paul
Les visages de la police : pratiques et perceptions (Paramètres)
ISBN 2-7606-1865-x
1. Police.
2. Police - Pouvoirs.
3. Justice et politique.
4. Police communautaire.
5. Police privée.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 6
[393]
PREMIÈRE PARTIE
LE MONOPOLE DE LA FORCE
1. Définitions
2. Le rayonnement et les sources de la pensée de Bittner
3. La théorie de la police selon Egon Bittner
4. Une analyse critique des thèses de Bittner
5. Le paradigme bittnérien : rejet ou transformation
DEUXIÈME PARTIE
PROXIMITÉ ET VISIBILITÉ
1. Comportements et opinions
2. La justice pénale en crise
3. Une réponse : la police de communauté
4. L'évaluation du résultat des opérations de police de communauté
5. Une police dissociée
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 7
TROISIÈME PARTIE
RENSEIGNEMENT ET POLITIQUE
QUATRIÈME PARTIE
LA SÉCURITÉ PRIVÉE
1. Quelques obstacles
2. Nouvelles structures
3. Quelques contacts empiriques
4. Disney World et ghettos
Perspectives
1. L'assemblage policier
2. Reconstruction de l'objet
3. Les registres de l'objet
4. L'inventaire des manifestations de la police
Références bibliographiques
[7]
QUATRIÈME DE COUVERTURE
[9]
INTRODUCTION
La perspective élaborée dans cet ouvrage repose sur deux constats. Le premier :
la production de la sécurité n’est pas réductible aux activités de la police publique ;
c'est une tâche qui est assumée par un ensemble très ramifié d'agences, qui ne tra-
vaillent pas nécessairement en partenariat. Le second : la police publique n’est d'au-
cune façon réductible à la police en tenue qui patrouille les rues. Tant la sociologie de
la police publique que celle de la production privée de la sécurité ont méconnu le se-
cond de ces deux constats, sans doute pour la raison que le personnel de sécurité en
tenue est à la fois le plus visible et le plus nombreux. En effet, les travaux sociologi-
ques sur la police publique se penchent pour l'essentiel sur les policiers en tenue. De
façon symétrique, les premiers travaux sur la sécurité privée ont pris pour objet les
activités de gardiennage qui sont assumées par des agents en tenue.
Ces deux observations nous ont conduit à produire ce livre qui présente la varié-
té des modalités de la production de la sécurité, ainsi que les divers visages de la
police. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première consiste en une discussion
des problèmes de construction d'objet et de méthode sur lesquels se bute l'étude
de la police. Le plus considérable de ces problèmes demeure le caractère trop limita-
tif du trait par lequel on a défini la police, à savoir le monopole de la force légitime.
Cette caractérisation de la police s'applique en effet surtout à l'action coercitive de
la police en tenue, qui a fait l'objet des travaux les plus nombreux, comme nous
l'avons affirmé au départ. Le concept de force ou de [10] coercition policière de-
vient plus ambivalent dès que l'on tient compte des activités d'autres producteurs
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 13
de sécurité, comme les enquêteurs, les agents des services de renseignement et,
enfin, tout le secteur privé. Le but de cette première partie de l'ouvrage est de
souligner la complexité de cette notion du monopole de la force légitime, sans toute-
fois proposer qu’on en fasse complètement l'économie.
Ces constats initiaux ayant été posés, nous passons aux diverses composantes de
l'assemblage policier. La police en tenue est, bien sûr, la composante incontournable.
La seconde partie de l'ouvrage, la plus longue, est donc surtout consacrée à la police
en tenue. J'ai abordé celle-ci par le biais des réformes de la police les plus récentes.
Ces réformes ont produit deux modèles qui ont d'abord été confondus. Le premier
modèle est celui de la « police de communauté » (community policing), qu’on désigne
de façon croissante comme police de proximité dans les pays francophones. Le se-
cond modèle est celui de la police de résolution de problèmes (problemsolving poli-
cing), que nous considérons comme une police d'expertise, dont l'action est informée
par l'utilisation du renseignement.
Si ces deux modèles ont été à l'origine confondus, ils se sont progressivement
démarqués l'un de l'autre ; la police d'expertise semble maintenant se détacher de
leur matrice commune. Cette différenciation progressive de la police de communauté
et de la police de résolution de problèmes est un processus complexe qui s'est dé-
roulé pendant plusieurs années. En effet, les polices anglo-saxonnes ont commencé à
se réformer dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945. On peut distinguer
trois moments dans ce mouvement de réforme. On a d'abord créé une appellation - la
« police de communauté » - sous laquelle on a rangé sans grand discernement toutes
les variantes des réformes de la police. Le chapitre 3 de cet ouvrage rend compte de
cette première étape de la réforme. Les réformateurs se sont ensuite demandé de
manière inquiète si la police de communauté ne se résumait pas à la simple adoption
d'un nouveau terme de vocabulaire - certains diront d'une nouvelle rhétorique - plu-
tôt qu’au développement de nouveaux modes d'intervention, où se côtoieraient des
stratégies comme la police de communauté, la police de résolution de problèmes et
une police de tolérance zéro de plus en plus intensive. On a alors pris conscience que
ces stratégies coïncidaient de moins en moins. Les chapitres 4 et 5 font état de ces
tiraillements. Finalement, ces divers styles d'intervention vont acquérir leur autono-
mie, comme le montre de [11] façon explicite le chapitre 6. Le repérage attentif des
métamorphoses du mouvement de réforme de la police publique en tenue est essen-
tiel à l'intelligence de la conjoncture policière actuelle.
La troisième partie du livre porte sur la police en civil et, de façon plus particu-
lière, sur les services de renseignement et de sécurité. Notre travail au sein de di-
verses commissions judiciaires d'enquête nous a permis d'avoir accès à des informa-
tions sur ces services, qui sont légalement protégées par le secret. Les trois thèmes
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 14
que nous abordons dans cette partie sont la confidentialité institutionnelle qui re-
couvre les opérations de ces services, la possibilité de conduire ces opérations en
conformité avec la légalité et le chevauchement croissant du travail politique de la
haute police et de celui de la police de la délinquance de droit commun. Ces questions
ont une résonance nouvelle depuis les attentats commis contre les États-Unis, le 11
septembre 2001.
La dernière partie de l'ouvrage porte sur la sécurité privée. Le thème qui est
privilégié est celui du passage de la police de gardiennage à la police de surveillance
technologique, qui procède à l'intégration des équipements consacrés à la gestion du
risque.
pagnes actuelles contre les formes qu’on pourrait estimer les moins prédatrices de la
délinquance - l'errance des sans-abri, la prostitution de rue, la turbulence des jeunes
- sont enclenchées en grande partie parce que cette déviance est devenue insuppor-
tablement visible. L’une des tâches cruciales de la police est précisément de régir la
scène de l'apparence et de refouler dans les coulisses les personnages dont on ne
supporte pas la vue, parce qu’ils nous renvoient à nos insuffisances et soulignent les
carences de notre solidarité.
Pour faciliter la tâche du lecteur, nous avons regroupé les références aux ouvra-
ges cités à la fin du livre. Cette opération banale ne mériterait pas d'être mention-
née, si elle ne nous avait fait prendre conscience de la place prépondérante de la
littérature de recherche anglo-saxonne parmi les ouvrages cités. Étant moi-même
francophone et ayant écrit cet ouvrage en français pour un public qui communique
dans cette langue, ce constat m’a réveillé de mon sommeil dogmatique, pour repren-
dre la formule du philosophe Kant à propos des travaux de Hume.
[13]
1 Les travaux québécois sur la police ont été recensés par Brodeur (1994b) et par
Limoges (1985). Une grande partie de ces travaux se présente sous la forme de
rapports produits par les gouvernements québécois et fédéral, et de productions
universitaires (mémoires de maîtrise et thèses de doctorat).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 16
Remerciements
J'aimerais pouvoir remercier en mentionnant leur nom tous ceux qui m’ont assis-
té dans la poursuite de ces recherches et qui, comme tous les étudiants à qui j'ai
enseigné ces matières, ont contribué largement à l'élaboration de mes idées. Comme
mes recherches et mon enseignement s'étendent sur plus de 30 ans, il m’est impos-
sible de nommer tous ceux qui y ont contribué. Qu’ils reçoivent tous le témoignage de
ma reconnaissance la plus vive. Il m’est toutefois impossible de ne pas mentionner
mes collègues de l'institut des hautes études de la sécurité intérieure (Paris) et
ceux du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales
(CESDIP), rattaché au CNRS. J'ai trouvé parmi ces collègues, en particulier auprès
de Dominique Montjardet, René Lévy ; Frédéric Ocqueteau et Philippe Robert des
2 Comme il est bien connu des chercheurs, Pierre Demonque est un pseudonyme de
Dominique Monjardet.
3 Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut citer les ouvrages suivants, parmi les-
quels les travaux d'histoire et de sciences politiques figurent en bonne place :
Bergès (1995), Berlière (1996), Berlière et Peschanski (1997), Bigo (1996), Body-
Gendrot (1998), Bruneteaux (1996), Chalom et Léonard (2001), Gleizal (1993),
Gleizal, Gatti-Domenach et journès (1993), jobard (1999), Kalifa (2000), Lagran-
ge (1995), L’Heuillet (2001), Loubet del Bayle (1992), Monet (1993b), Monjardet
(1996), Mucchielli (2001), Ocqueteau (1992 ; 1997), Robert (1999) et Roché
(1996 ; 1998). Les deux tiers de ces ouvrages ont été publiés à partir de 1995.
Plusieurs abordent la police de manière incidente à partir de recherches sur l'in-
sécurité, la violence et l'incivilité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 17
[15]
Première partie
LE MONOPOLE
DE LA FORCE
[17]
Première partie :
Le monopole de la force
Chapitre 1
Mythes et réalités
de la police 4
De même que la criminalité est la part de la déviance qui reçoit le plus d'atten-
tion de l'opinion publique et de ceux qui la façonnent, la police est l'agence de
contrôle social dont l'action est la plus visible et la plus dramatisée. Cette première
homologie n'est en réalité que l'un des indices d'un phénomène beaucoup plus général
et qui nous servira parfois de fil d'Ariane dans notre enquête sur les appareils poli-
ciers. Comme l'ont souligne avec force des auteurs comme Donald Black (1983) et
Peter Manning (1980), la criminalité et l'action déployée par l’État pour la contrôler
peuvent être unies au niveau de correspondances de structure si systématiques
qu’elles paraissent souvent n'être que des images inversées l'une de l'autre. Ce der-
nier énoncé, dont nous fournirons plusieurs illustrations, doit s'entendre dans son
sens descriptif et n'implique en lui-même aucun jugement de valeur sur les opéra-
tions de la police.
4 Une première version de ce chapitre a d'abord été publiée dans la revue Crimino-
logie (Presses de l'Université de Montréal), vol. XVII, no 1, 1984, p. 9-41.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 20
Notre seconde proposition désigne l'un des risques inhérents à l'étude des appa-
reils policiers. À l'instar de Michel Foucault (1975), on a souvent dénoncé la fonction
de diversion que remplit l'amplification des répercussions de la criminalité tradition-
nelle dans la presse, dans le discours politique et dans les idéologies qui légitiment et
réclament un accroissement de la sévérité et de la fréquence des châtiments 6 . Phi-
lippe Robert et ses collaborateurs (1978 ; 1980) ont réussi à montrer que les coûts
tant économiques que sociaux de cette criminalité stéréotypée étaient sans commu-
ne mesure avec l'importance de ceux qu'engendrent des illégalités moins bruyantes,
comme la fraude fiscale ou la délinquance d'affaires. Des réserves analogues doivent
être opposées à l'octroi précipité d'un privilège exclusif à l'étude de l'appareil poli-
cier public, qui n’est que le plus visible de nos systèmes de contrôle. On aurait tort
de croire qu'il est le seul, et surtout de postuler sans autre forme d'examen qu'il
est le plus pénétrant. Par exemple, le contrôle exercé par la police sur les jeunes est
négligeable par rapport à l'impact de l'encadrement que leur fournit l'appareil sco-
laire.
Nous n’en ferons pas moins état, dans la première section de ce chapitre, des
tendances les plus significatives de la recherche. Cependant, nous nous attacherons
plus longuement par la suite à réfuter un certain [19] nombre d'affirmations répan-
dues sur la police et dont la teneur nous paraît relever davantage d'une mythologie
que d'un savoir critique. Dans la dernière partie, la plus élaborée, nous nous efforce-
rons de substituer aux positions critiquées des orientations plus prometteuses.
7 Ce chiffre a été fourni par Reith en 1952 (voir la réimpression de son livre,
Reith, 1975, p. 97). Il a été par la suite fréquemment confirmé, en particulier
par la Commission Katzenbach (United States, 1967). Des données plus récentes
(Skoler, 1977, p. 55) situent ce chiffre à quelque 20 000 corps policiers. Ce
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 22
favorisé les premières mises en chantier d'études empiriques. Pour peu qu’ils aient
été persévérants, les chercheurs ont toujours fini par trouver un corps policier prêt
à les accueillir, alors que la pénétration au sein d'une grande bureaucratie d'État
comme la Police nationale française a longtemps été soumise à des contraintes appa-
remment insurmontables 8 .
L’espace nous manque pour présenter une revue systématique des très nombreux
travaux publiés sur la police et nous renvoyons le lecteur à Cyrille Feynaut et Lode
van Outrive (1978), à Ruben Rumbaut et Egon Bittner (1979) et à Lawrence Sherman
(1980 ; 1986 et 1997) ; ces auteurs ont produit de solides analyses de la littérature
de recherche. Pour ce qui est des instruments bibliographiques, mentionnons Clifford
Shearing, Jennifer Lynch et Catherine Matthews (1979) pour le Canada, Jack Whi-
tehouse (1980) pour les États-Unis et Marcel Le Clère (1980) pour la France et l'Eu-
rope. On consultera également avec profit les Abstracts on Police Science (Police
Science Abstracts, à partir de 1980), publiés par la maison Kluwer (Pays-Bas) depuis
1973.
[20]
La seconde des constantes que nous avons relevées s'exprime dans la négation
soutenue que le rôle essentiel (ou principal) de la police, qu'on l'envisage en théorie
ou en fait, soit de réprimer la criminalité. Le mandat de la police résiderait dans le
maintien de l'ordre, cette dernière notion étant malheureusement entendue dans un
sens assez diffus. L’un des premiers et des plus énergiques défenseurs de cette idée
est James Q. Wilson (1968 ; Wilson et Kelling, 1982) ; elle a par la suite été reprise
avec vigueur par Peter Manning (1977 ; Manning et van Maanen, 1978), l'un des cher-
cheurs américains les plus influents, et par des théoriciens britanniques comme John
Alderson (1979) et Peter Evans (1974). Les études empiriques conduites sur l'emploi
effectif du temps de travail par la police apportent une confirmation réitérée de la
thèse de Wilson 11 .
[21]
L’une des tendances les plus prometteuses de la recherche sur la police réside
dans la recrudescence de l'intérêt pour les études historiques et pour les analyses
comparatives. Comme l'indique la réimpression récente d'ouvrages classiques, comme
ceux de Pierre Clément (1978 [1866]) et de Marc Chassaigne (1975 [1906]), de même
que la somme des sources textuelles et des travaux énumérés dans la bibliographie
de Le Clère (1980), l'importance d'appliquer l'approche historique dans les études
sur la police a depuis longtemps été reconnue, particulièrement en France. L’un des
résultats féconds de l'impact du marxisme sur la criminologie aura été de réactiver
l'intérêt pour les recherches historiques sur le contrôle social. Nous avons été té-
moins, à partir de 1975, de la publication d'une floraison d'ouvrages majeurs, comme
les études d’Iain Cameron (1981) et d'Allan Williams (1979) sur la police française de
l'Ancien Régime et celle de George Leggett (1981) sur la Tchéka soviétique. En An-
gleterre, Tony Bunyan (1976) a renoué avec une tradition d'ouvrages historiques sur
la police qui remonte à Leon Radzinowicz (1956) et Thomas Critchley (1967). Des
études plus brèves se sont multipliées, comme la monographie de Suzanne Pillorget
(1978) sur Feydeau de Marville 12 , les textes réunis dans Jacques Aubert et coll.
(1979), les travaux de Sidney Harring (1976) sur le développement de l'institution
policière aux États-Unis et, enfin, ceux de Sydney Harring et Lorraine McMullin
(1975) sur l'histoire de la police de Buffalo (États-Unis). Au Canada, les travaux de
Lorne et Caroline Brown (1978), ainsi que ceux de Roderick MacLeod (1978), mon-
trent qu'il est possible de traiter de l'histoire de la Gendarmerie royale du Canada
(GRC) d'une manière autre qu’hagiographique. Jean Turmel (1971 ; 1974) a produit
une esquisse de l'histoire de la police de Montréal, qui demeure utile.
[22]
La déterritorialisation de l'objet-police
Le personnel d'un corps de police est en très grande partie composé de policiers
en tenue, affectés pour la plupart à des tâches de patrouille. Il arrive même que de
petits corps n'aient pas d'enquêteur à leur service et qu’ils doivent faire appel à des
voisins plus importants lorsqu’il est nécessaire d'effectuer une enquête dans leur
juridiction. Cette importance quantitative des patrouilleurs s'est reflétée dans les
premières études empiriques sur la police, dont nous avons déjà dit qu’elles avaient
porté, comme celle de Westley, sur de petits services de police. L’étude classique
d'Albert Reiss (1971) a porté sur de grands corps policiers urbains aux États-Unis,
mais son objet privilégié est toutefois demeuré le patrouilleur en uniforme. Cette
circonscription de l'objet-police dans un groupe relativement homogène (les patrouil-
leurs) a eu des conséquences importantes.
13 L’article de Bayley (1979b) est un compte rendu d'une partie des études histori-
ques et comparatives qui ont été faites sur la police.
14 Le maintien de l'ordre et de la paix - peacekeeping, en anglais - est une opération
beaucoup plus variée dans le contexte de l'Amérique du Nord que le simple
contrôle des foules à l'européenne. À moins d'une précision explicite, nous utili-
sons toujours l’expression « maintien de l'ordre » dans le sens plus étendu qu'il
prend dans la tradition anglo-saxonne.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 26
assez curieuse notion de « sous-culture policière », qui n’est en réalité qu’un redou-
blement ethnologique naïf du caractère uniforme du groupe étudié 15 .
- les escouades d'enquêteurs, qui ont constitué la matière des importants tra-
vaux de Greenwood (1975) et de son équipe de la Rand Corporation, de ceux
de Sanders (1977) et, pour le Canada, de ceux d'Ericson (1981) ;
[23]
- les agences de sécurité privée, sur lesquelles une équipe de chercheurs re-
groupés autour de Clifford Shearing, du Centre of Criminology de l'Universi-
té de Toronto, travaille de façon particulièrement soutenue.
cherches sur la police, un certain consensus s'était formé pour concevoir cette der-
nière comme un service réactif, dont l'intervention était déterminée de l'extérieur.
Ce consensus est maintenant remis en cause, l'étude de la mobilisation policière - ce
qui déclenche l'intervention de la police - requérant maintenant de façon croissante
l'attention des chercheurs.
Un changement de perspective :
la police comme accomplissement de la légalité
Au cours des années 1950 et 1960, plusieurs des travaux sur la police effectués
par des juristes comme Kenneth Davis (1969 ; 1975), Jerome Hall (1953 ; 1960) ou
Wayne La Fave (1965) se sont inscrits dans la foulée d'un article très influent de
Herbert Packer (1964), qui proposait de faire la distinction entre deux paradigmes
de l'application de la loi (criminelle). Un premier paradigme, baptisé le « modèle du
contrôle de la criminalité » (crime-control model), était caractérisé par le primat que
le système de la justice pénale accordait à l'efficacité de son fonctionnement aux
dépens du respect de la procédure légale garantissant les droits individuels ; le se-
cond paradigme, désigné comme le « modèle du respect de la procédure » (due-
process model), se définissait, comme son nom l'indique, par la primauté du droit des
gens sur la fonctionnalité bureaucratique. Or, la police est alors apparue aux cher-
cheurs comme le prototype d'une institution qui opérait selon le modèle du contrôle
de la criminalité et qui usait de la [24] discrétion dont jouissaient ses membres pour
rendre une justice expéditive et relativement indifférente aux droits légaux de sa
clientèle. L’ouvrage classique de Jerome Skolnick, justice without Trial (justice sans
procès [1966]) est l'illustration la plus éloquente de cette perspective qui opposait
systématiquement le dérèglement des opérations policières aux exigences mécon-
nues de la lettre (et de l'esprit) de la loi. Des concepts tels que ceux de discrétion
policière et de discrimination envers les minorités se voyaient octroyer un statut
prépondérant dans ces recherches.
Nous commencerons d'abord par préciser que la plupart des fragments que nous
décrirons dans les prochaines pages ne composent pas exclusivement une mythologie
policière que l'on pourrait qualifier de populaire. Certaines des positions dont nous
ferons la critique sont parfois adoptées autant par des chercheurs que par des per-
sonnes qui ne possèdent pas d'expertise sur les questions policières. Cette remarque
s'applique de façon particulière à la première des positions que nous interrogerons.
Nous reprenons d’abord une idée dont nous avons précédemment dit qu’elle nous
servirait de fil d'Ariane, à savoir les homologies de structure entre la criminalité et
le contrôle social tel qu’il est exercé par la police. Nigel Walker (1977) remet en
question de façon convaincante la possibilité de produire une théorie criminologique
générale qui s'appliquerait à toutes [25] les formes de déviance, celles-ci étant trop
hétérogènes pour recevoir le même type d'explication. Ce constat fondamental de
Walker peut aisément être reporté sur la sociologie de la police, dont nous doutons
qu’elle puisse produire une théorie générale qui rendrait compte de façon unilatérale
de toutes les manifestations de la réalité policière. Il importe en effet de faire la
distinction entre au moins trois paliers de réalité afin de percevoir la diversité de
ces manifestations.
Le premier palier, le plus abstrait, est constitué par la notion même ou le concept
de police et son champ de référence. Lorsqu’elle a commencé à être plus fréquem-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 29
Le deuxième palier de réalité, qui nous rapproche peu à peu du concret, est celui
du prédicat - du qualificatif de policier ; son emploi le plus exemplaire consiste à le
joindre au substantif « État » pour former la redoutable expression « État poli-
cier ». Le qualificatif de policier semble alors moins général que la notion précédente
de police, car il distingue, parmi les mesures gouvernementales, celles qui sont d'une
nature répressive et qui ont explicitement pour fin de perpétuer par la terreur ou
l'intimidation la domination d'un groupe sur tous les autres. Il est toutefois capital
de remarquer à cet égard que l'asservissement des membres du corps social est
alors produit par l'action d'une pluralité d'appareils policiers, dont rien ne garantit
qu’ils soient de même nature. Le dispositif policier mis en place par l'Allemagne na-
zie, pour prendre un exemple connu, était composée de pièces relativement dispara-
tes, comme la Waffen des SS, la Gestapo et la police judiciaire, qui continuait d'opé-
rer comme sous la république de Weimar 18 . Or, il est très douteux qu’un appareil
complètement militarisé comme la Waffen des SS, une agence politique de sécurité
d'État comme la Gestapo et un service traditionnel de police judiciaire possèdent
suffisamment de traits en commun pour être uniment désignés, d'une autre façon
que verbale, par le prédicat de policier.
16 Le mot « police » vient du latin politia et du grec politeia, qui signifient « gouver-
nement ». Ces deux derniers mots dérivent de l'expression grecque polis, qui
veut dire « cité ».
17 Donzelot, dans son ouvrage intitulé La police des familles (l 977, p. 12), utilise
cette notion dans son sens le plus large et se réfère d'ailleurs explicitement à
une définition du concept de police proposée en 1768 par Von Justi (dans ses
Eléments généraux de police).
18 Pour le fonctionnement de la justice sous le Troisième Reich, voir Grunberger
(1974, p. 155-168). Pour l'organisation des services répressifs sous Hitler, voir la
magistrale étude de Wormser-Migot (1968, les deux premiers chapitres). Selon
cette étude, les services de police criminelle dépendaient du ministère de la jus-
tice et ceux de la police politique du ministère de l'Intérieur (p. 46-47). D'après
Wormser-Migot (p. 23 1), « on peut dire que de mars 1942 à avril 1945 environ
45 000 Waffen SS ont servi dans les camps » de concentration.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 30
Au terme de notre examen des niveaux de réalité que nous avons distingués, nous
parvenons à la même conclusion quant à la nécessité de concevoir la sociologie de la
police comme une entreprise ouverte et pluridimensionnelle. Cette conclusion s'impo-
se de façon d'autant plus impérieuse que la réalité policière intégrale est constituée
de la somme de ces trois paliers.
Un monopole problématique :
celui de la violence
Il est une affirmation sur la police que l'on entend si souvent qu’elle est mainte-
nant devenue un truisme jamais remis en cause. Nous en avons fait état dans notre
brève revue de la littérature : la police serait censée disposer du monopole légal du
recours à la violence physique. Ce monopole distinguerait la police des autres appa-
reils d'État et constituerait la spécificité de cette institution. Cette concession
d'un monopole nous semble hâtive et elle exprime une prise de position qu’on peut
contester de plusieurs façons.
Ces remarques sont tellement obvies qu’on s'étonne de devoir les faire. On pour-
rait nous rétorquer que les groupes mentionnés appartiennent à des services parapo-
liciers dont le lien avec le monde de la justice pénale est immédiat. Le monopole légal
de l'exercice de la violence demeurerait l'apanage du système de la justice pénale,
sinon de la police. Or, cette thèse est fausse, même quand elle est rapportée de
façon weberienne à l'État considéré dans son ensemble.
Comme l'a remarqué Bittner (1980b, p. 8), il existe en effet une profession qui
partage d'une façon hautement significative ce présumé monopole légal de l'exercice
de la violence physique : c'est la profession médicale, dans une multitude de ses at-
tributions (la pratique de la chirurgie, le recours à certains modes de thérapie, com-
me l'utilisation psychiatrique des électrochocs, l'emploi de drogues et d'autres pro-
duits chimiques dont les effets sur l'organisme sont violents, etc.). Notons à cet
égard qu’infliger des lésions corporelles à des fins médicales est explicitement auto-
risé par l'article 45 du Code criminel canadien. Il y avait jusqu’à récemment, au Ca-
nada, un autre groupe de personnes, dont le nombre était important, qui jouissait
d'une immunité légale par rapport à l'exercice d'une forme non bénigne de violence :
il s'agissait des maris, qui n'étaient pas légalement imputables du viol de leur femme
(cette situation a été modifiée au début des années 1980 par une refonte des dispo-
sitions légales sur les infractions de nature sexuelle).
Il ne fait pour nous aucun doute qu’un examen plus attentif pourrait révéler en-
core mieux à quel point le monopole légal de la violence qu'on attribue à la police
n'est qu’une fiction réconfortante. L’article 43 du Code criminel, par exemple, confè-
re aux parents, à ceux qui les remplacent et aux instituteurs le droit d'employer une
force « raisonnable » pour corriger selon le cas un enfant ou un élève. Un droit simi-
laire est octroyé par l'article 44 du même code à un capitaine de navire pour faire
régner la discipline sur son bateau. L’article 81 du Code criminel autorise explicite-
ment les combats de boxe, dont on sait qu'ils conduisent parfois à la mort de l'un
des adversaires. Cette liste d'exemples pourrait être encore allongée. Nous nous en
tiendrons à ces remarques que nous développerons de façon plus explicite dans le
prochain chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 32
[28]
Le troisième des fragments mythologiques que nous désirons présenter est sans
doute celui qui mérite le mieux cette appellation, car il est largement le produit de la
littérature policière dans sa variante traditionnelle - le roman policier et ses dérivés
audiovisuels - ou sa variante plus récente - le roman d'espionnage et ses sous-
produits. Les effets mystifiants de cette littérature sont nombreux.
- de la victime elle-même,
- de l'infracteur lui-même, qui révèle son crime à la police ou qui, dans des
cas relevant moins d'infractions à la loi que de non-conformisme [29] po-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 33
Le reste des affaires est surtout réglé par l'arrestation du prévenu en flagrant
délit ou au cours d'une fuite avortée et, enfin, au hasard d'un ratissage, souvent
relié à une infraction aux règlements de la circulation. Ces dernières opérations sont
la plupart du temps effectuées par les patrouilleurs.
Ces remarques n’ont pas pour but de déprécier le travail de la police et nous re-
connaissons qu’il existe des enquêtes qui sont brillamment conduites. Par exemple, le
Rapport sur les événements d'octobre 1970 (Québec, 1980, p. 196-201) nous offre
un modèle d'enquête dans les démarches entreprises par la Gendarmerie royale du
Canada (GRC) pour retrouver où était détenu l'otage Richard Cross. Il nous apparaît
important de ne pas se faire d'illusion sur les capacités de la police pour ne pas en-
tretenir des attentes irréalistes à son endroit ; comme en témoignent des affaires
qui mettent en cause des meurtres en série (serial killings) comme celles de l'égor-
geur du Yorkshire, du tueur d'Atlanta ou de l'assassinat, dans l'Ouest du Canada, de
toute une famille de villégiateurs, une police à qui on ne désigne pas explicitement
ses coupables est livrée à l'interminable errance de l'enquête, à laquelle seule la
chance ou le hasard met un terme.
Police ou politique :
une alternative trop simple
Les deux thèses les plus fréquemment énoncées sur la nature des relations entre
l'appareil policier et le pouvoir de l'État s'expriment dans des formules en apparen-
ce opposées. Selon la première, la police constituerait un « État dans l'État », alors
que selon la seconde elle formerait le « bras armé de l'État ». La première formule
énonce ce que nous appellerons la thèse de l'insularité, qui sert souvent d'alibi au
pouvoir politique pour excuser les insuffisances du contrôle qu’il exerce sur les corps
policiers : l'appareil policier est conçu comme une instance autonome qui résiste vic-
torieusement aux contraintes extérieures pour continuer à agir dans son propre in-
térêt. La seconde formule exprime la thèse de l'instrumentalité : la police serait un
instrument relativement inerte qui s'animerait pour répondre mécaniquement aux
19 our des données sur les façons d'identifier les suspects, voir Ericson (1981, p.
136).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 34
Il faut, par rapport à ces deux thèses, reconnaître sans ambages qu’elles peu-
vent toutes les deux être illustrées par l'histoire des corps policiers. Ainsi, il semble
incontestable que tout le domaine du contrôle des informateurs est une chasse gar-
dée de la police, qui résiste farouchement à toute intrusion extérieure. De façon
converse, on ne saurait nier que les membres de la Police provinciale du Québec se
soient comportés comme les hommes de main du premier ministre Duplessis pendant
la célèbre grève de l'amiante de 1949. La polyvalence de la réalité policière assure en
effet d'emblée qu’on puisse y trouver matière à illustrer toutes les positions. On se
tromperait toutefois lourdement en confondant l'illustration d'un propos avec la
démonstration d'une thèse. En tant qu’affirmations générales qu'on ambitionnerait
de rapporter à la totalité de la réalité policière, les thèses de l'insularité et de l'ins-
trumentalité des corps policier sont précisément le produit de cette confusion sim-
plificatrice entre les procédures d'illustration et de démonstration. L’une et l'autre
de ces thèses sont incapables de rendre intégralement compte de leur objet, que ce
soit au niveau des faits empiriques ou de la rectitude des concepts.
L’espace nous manque pour énumérer tous les faits empiriques qui contredisent
les deux thèses dont nous discutons. Nous ne mentionnerons donc que les principaux
butoirs, limitant nos exemples au contexte canadien. La thèse de l'insularité se
heurte à l'intervention systématique du politique dans l'orientation et, souvent, dans
l'administration des activités de la police. Cette intervention se produit d'abord
d'une façon régulière par la promulgation des diverses lois et réglementations qui
affectent l'action de la police. Elle se produit en outre de façon irrégulière, mais de
plus en plus fréquente, par l'institution de mesures de contrôle d'exception, comme
les commissions d'enquête. Comme l'a montré Guy Tardif (1974), enfin, elle s'exerce
de façon diffuse par des pressions de toute nature sur la hiérarchie policière. Au
regard de l'immixtion du politique, la police constitue bien davantage un cirque
qu'une île.
C'est paradoxalement en partie les mêmes faits qui peuvent être allégués pour
falsifier la thèse de l'instrumentalité. Alors même qu’elles constituent une interven-
tion dans les affaires de la police, les commissions d'enquête ont inlassablement fait
la preuve de la laxité des contrôles [31] qu’exerçaient les autorités légitimes sur les
activités policières. Il existe toutefois un autre obstacle factuel contre lequel vient
se briser de façon irrévocable la thèse de l'instrumentalité : c'est celui du syndica-
lisme policier. Il faut volontairement consentir à s'aveugler pour persister à penser,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 35
On peut toutefois invoquer un argument plus général contre ces thèses de l'insu-
larité et de l'instrumentalité. Au vrai, elles ne constituent que deux radicalisations
inversées d'une position qui repose sur un présupposé unique. Il faut en effet que
l'État et l'appareil policier soient respectivement conçus comme des termes jouis-
sant d'une forte cohésion pour entretenir des rapports aussi élémentaires que l'au-
tarcie ou la subordination. Pour prendre un exemple simple, il est difficile de conce-
voir les relations entre un État décentralisé et la myriade de ses corps policiers à
travers les notions globalisantes de l'insularité ou de l'instrumentalité : chacun des
corps policiers considérés entretiendra une relation qui lui est propre avec l'autorité
politique dont il relève, et la résultante de cet enchevêtrement de rapports diffé-
rents sera plus près d'un chaos bureaucratique que d'une moyenne numérique.
- ou bien, enfin, cet équilibre est rompu, auquel cas l'un des termes tend à
s'assimiler entièrement à l’autre, l'idée même d'une relation étant abolie :
l'État devient une police totale ou la police dégénère en une simple milice
gouvernementale.
20 Un pays comme la France est, par exemple, caractérisé par un très haut niveau
de centralisation policière. Il n'y existe que deux grandes organisations policiè-
res : la Police nationale et la Gendarmerie, auxquelles s'ajoutent quelques servi-
ces de renseignement et de contre-espionnage, dont les désignations varient
fréquemment. Or, cette étroite centralisation n’empêche pas que les diverses
pièces de ce dispositif policier ne reproduisent un état de conflit à l'intérieur de
la structure qui les réunit (la « guerre des polices » a fait l'objet d'une littéra-
ture assez considérable, en France). Même dans les meilleures conditions formel-
les, l'hypothèse de la cohésion des services demeure problématique.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 36
[32]
Dans tous les cas, les notions d'insularité et d'instrumentalité sont inadéquates
pour penser les rapports entre la police et l'autorité politique. Ajoutons qu'à l'inté-
rieur de la criminologie radicale, Piers Beirne (1979), Drew Humphries et David
Greenberg (1981) et Steven Spitzer (198 1) ont soumis la perspective instrumentale
à une critique acérée.
Le leitmotiv d'une certaine pensée éditorialiste est que la police ne devrait pas
être « au-dessus des lois ». On entend par là que la loi devrait contraindre également
tous les citoyens, l'égalité se manifestant dans l'application méthodique d'une sanc-
tion à tout infracteur aux lois, quel que soit son statut. Ces remarques simples, qui
prétendent en outre exprimer un idéal démocratique, se fondent sur un ensemble de
postulats, dont la vérité est tenue pour acquise. Soit :
- Le postulat d'uniformité : Toutes les lois pénales sont de même nature. Elles
énoncent des prohibitions, auxquelles sont soumis sans distinction tous les
membres d'une société ; les lois sont, en outre, de même niveau, l'idée d'une
hiérarchie juridique selon laquelle des lois de niveau supérieur déterminent
les modalités de l'observation de certaines lois de niveau inférieur détant
pas envisagée.
Dans le cas du dernier postulat énoncé, nous croyons qu'il suffit de produire,
comme nous l'avons fait, un exemple problématique pour indiquer que le postulat est
faux. En réalité, aucun de ces postulats n’est incorrect, comme nous tenterons de le
montrer lorsque nous reprendrons la question de la légalité policière dans la prochai-
ne section de ce chapitre.
Directions alternatives
Nous allons donc soumettre une série de propositions qui font pendant aux posi-
tions que nous avons critiquées dans la section précédente.
Les propositions que nous formulerons seront marquées d'abord par leur essen-
tielle ouverture : quoiqu’elles prennent la figure d'énoncés généraux, elles ne consti-
tuent que des indications de recherches à accomplir sur un objet dont nous avons
reconnu le caractère bigarré.
Il existe une autre propriété de notre objet, la police, dont nous nous proposons
de tenir compte de façon explicite : celle-ci n’est pas un ensemble d'objets qui
s’exhibent, mais un groupe de personnes qui agissent. Or, il est capital que la sociolo-
gie de l'action reconnaisse que, dans la mesure où la pratique humaine est ordonnée
par des fins, elle s'incarne sous la forme d'une stratégie pour laquelle l'opacité et
l'ambiguïté constituent une dimension délibérément recherchée et entretenue ; cet-
te dimension résiste de manière irréductible à une objectivation théorique complète
(la transparence est la négation même de la stratégie, qu'elle assimile à un compor-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 38
tement mis à plat). C'est donc une erreur profonde que de s'obstiner à épingler sur
un schéma rationalisant une activité qui conçoit son incertitude comme l'un de ses
atouts décisifs. Cette erreur engendre de fortes déconvenues quand elle se double
de la volonté de [34] raidir davantage ces schémas en leur conférant la traduction
rigide d'une législation.
La force de l'imaginé
Dans l'histoire de la police, il existe quelques figures marquantes, comme Sir Ro-
bert Peel, pour l'Angleterre, et les lieutenants généraux de police d'Argenson, Sar-
tine et Lenoir, pour la France. Peu de personnages ont toutefois joui de la réputation
d'exercer un pouvoir aussi légendaire que Joseph Fouché, le ministre de la police de
Napoléon Bonaparte. Il suffit de lire les pages que Sir Leon Radzinowicz (1956)
consacre à l'histoire de la police française pour mesurer à quel point une aura de
pouvoir occulte s'attache au nom de Fouché, dont les agents étaient censés s'être
infiltrés dans tous les secteurs de la vie française. Or, Fouché lui-même, dans ses
Mémoires parus en 1824, s'est expliqué sur la façon dont il a réussi à défendre le
pouvoir de Napoléon contre la subversion interne de l'Empire :
Des études historiques sur Fouché - Eric Arnold (1979), Louis Madelin (1930) et
Jean Tulard (1979) - ont confirmé que son pouvoir reposait plus sur son habileté à
jouer avec les craintes de ses contemporains que sur les effectifs et les ressources
matérielles dont il disposait. L’étude d'Allan Williams (1979, p. 95) sur la police de
l'Ancien Régime est parvenue aux mêmes conclusions : l'effroi que suscitaient d'Ar-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 39
[35]
Ces remarques ont une pertinence immédiate pour comprendre la police de notre
époque. Les révélations des commissions d'enquête sur les méthodes utilisées par le
FBI 21 et la GRC 22 pour réprimer la dissidence politique et lutter contre le terro-
risme montrent à quel point la manipulation des appréhensions et des rumeurs et,
pour parler dans le jargon des services secrets, le recours à la désinformation (en
anglais, disinformation : diffusion systématique d'une fausse information) consti-
tuent des tactiques dont l'emploi est beaucoup plus régulier que le recours à la force
physique. D'une façon analogue, les études déjà citées sur la patrouille policière, en
particulier celle de William Ker Muir, ont souligné que le problème que devait quoti-
diennement résoudre le patrouilleur dans le maintien de l'ordre était de conserver
une image suffisamment intimidante pour inhiber chez le citoyen la volonté de le
défier ouvertement ; un tel défi contraint en effet le policier à affronter tous les
risques d'une confrontation violente avec le citoyen, ce qui est précisément l'issue
que cherchent à éviter la plupart des patrouilleurs.
Il nous reste cependant à boucler la boucle en montrant à quel point les policiers
sont eux-mêmes captifs d'une notion fantasmatique de leur activité. Clifford Shea-
ring et Philip Stenning (1980) présentent un ensemble très intéressant de données
statistiques recueillies au cours d'une recherche sur la formation policière en Onta-
rio. Ces deux chercheurs ont soumis un questionnaire structuré par trois axes à des
policiers qui exerçaient leur profession depuis une période déterminée (de six mois à
deux ans) et postérieure à leur formation dans un institut de police. On leur a de-
mandé d'évaluer la fréquence à laquelle ils accomplissaient une activité donnée, l'im-
portance qu’ils lui attribuaient et la qualité de la formation qu’ils avaient reçue par
21 La plus importante de ces commissions (1976) a été présidée aux États-Unis par
le sénateur Frank Church (Idaho). Une grande partie de ses révélations sont
présentées dans Blackstock (1976).
22 Pour le Canada, les rapports des Commissions Keable (Québec, 1981), et McDo-
nald (Canada, 1981a ; 1981b) ont divulgué d'importants renseignements sur les
activités de la GRC.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 40
Nous ne citerons que le résultat le plus significatif de l'analyse que nous avons
faite des réponses à ce questionnaire : il existe une corrélation négative entre la
fréquence à laquelle les policiers se livrent à une activité et les deux autres axes du
questionnaire (l’importance attribuée à une activité et l'exigence d'un accroissement
de la formation par rapport aux tâches jugées importantes). En d'autres termes, ces
policiers réclament d'être [36] formés pour accomplir des activités qu’ils reconnais-
sent, expérience faite, n'accomplir que rarement et parfois jamais. Le trait commun
des activités en question est leur potentiel de violence et leur caractère dramatique
- par exemple, l'usage d'armes, le contrôle des foules, la répression de l'émeute,
l'administration des premiers soins en cas d'empoisonnement et l'assistance médica-
le en cas d'accouchement.
Le règne du visible
Dans une étude célèbre, lames Q. Wilson (1968) a tenté d'établir une typologie
élémentaire des divers styles d'intervention des corps policiers américains. Il a ainsi
identifié trois styles dominants, soit le style légaliste, le style « gardien » et le style
« service ». Le premier style se concentre, à tout le moins théoriquement, sur la
lutte contre la criminalité ; le deuxième accorde la primauté au maintien de l'ordre,
entendu au sens anglo-saxon de lutte contre l'incivilité et les formes individuelles de
désordre ; le troisième style, comme son nom l'indique, s'attache à fournir de façon
professionnelle des services personnalisés à la collectivité. C'est dans l'optique de
cette triple distinction que s'est toujours déployée la discussion sur le rôle de la
police, qui oppose le maintien de l'ordre au contrôle de la criminalité, conçue comme
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 41
une fonction trop étroite et, à la limite, fictive. Il est à noter que, dans ce contexte,
le maintien de l'ordre ne doit pas être interprété comme le contrôle des foules et
des manifestations collectives, qui constitue ce qu'on appelle en France la fonction
régalienne de la police.
[37]
Malgré leur intérêt pour structurer le débat, les distinctions de Wilson prêtent
le flanc à un triple critique. Elles constituent d'abord une projection sur la réalité
empirique de catégories qui sont originellement juridiques : les trois styles qu’il dis-
tingue ne sont rien d'autre que la reprise pseudo-empirique des trois fonctions tra-
ditionnellement attribuées par la loi à la police, soit la répression et la prévention du
crime, le maintien de l'ordre et de la paix publique et la fourniture de services 23 .
Or, si la notion de contrôle de criminalité est relativement claire, puisque nous pos-
sédons une définition juridique de la criminalité, les concepts d'ordre et de paix
publique, de même que celui de service, sont très imprécis. Non seulement leur signi-
fication est-elle vague, mais ils sont à toutes fins pratiques vides de tout contenu
opérationnel : l'exigence de maintenir l'ordre demeure silencieuse sur la façon dont
la police peut y satisfaire. Ces lacunes sont d'autant plus sérieuses que le maintien
de l'ordre s'est vu octroyer un privilège important dans la définition de la fonction
policière. L’une des conséquences de cette indétermination, bien aperçue par Jean
Susini (1983, p. 180), est que l'action de la police est encore conçue selon une pensée
que l'on pourrait qualifier de magique.
Il est douteux que la notion d'ordre se prête à une définition générale, ne se-
rait-ce que de manière programmatique, sans avoir fait préalablement l'objet d'un
fractionnement visant à spécifier ses divers champs d'application. Selon cette voie
d'approche, que nous empruntons, la question abstraite de la nature de l'ordre se
transforme alors en une interrogation plus précise : quelles sont les caractéristiques
de ce type d'ordre que l'appareil de la police publique s'efforce d'établir dans les
sociétés comme la nôtre ?
Cet aperçu initial peut être développé quand on tient compte de l'action proacti-
ve de la police dans le maintien de l'ordre - une action policière est de type proactif
lorsque la police intervient de son propre chef, sans être sollicitée par l'appel d'un
citoyen. Nous dirons alors que la nature ostensible d'un comportement est constitu-
tive de son caractère d'infraction : tout ce qui s'exhibe est, au regard du maintien
de l'ordre, déjà suspect et transgressif.
Une excellente illustration de cette dernière proposition est fournie par les ras-
semblements sur la voie publique : il n’y a rien dans le fait d'un rassemblement -
d'une simple agglutination de gens - qui puisse requérir de façon aussi constante
l'attention de la police, sinon, justement, son caractère voyant. Il nous semble
qu'une analyse affinée des modes accentués de la visibilité - l'incongru, l’inhabituel,
le bruyant, le criard, il importun, etc. - pourrait jeter un nouvel éclairage sur des
phénomènes comme la mobilisation policière, certaines formes de discrimination et
de harcèlement, et même la genèse de la criminalisation.
Bien que leur formulation soit simple, ces remarques den sont pas moins porteu-
ses de conséquences, dont l'explication pourrait former l'antidote à de fausses sur-
prises et à de fausses espérances. Nous nous référerons à cet égard à deux exem-
ples pris dans des domaines éloignés de l'action policière.
elle ne s'excuse pas, cette carence s’explique aisément à l'intérieur du cadre que
nous tentons d'articuler. [39] Comme nous le montrerons dans le chapitre 7, l'une
des différences entre la dissidence et le terrorisme tient dans le caractère ouvert
de la première pratique. En se manifestant publiquement comme non-conformiste, le
dissident se rend disponible au contrôle policier, dont le champ d'opération est, en-
core une fois, constitué par l'ordre du visible.
Le savoir ignorant
- En troisième lieu, par l'intensité des conflits de pouvoir qui affligent de ma-
nière endémique les organisations policières, le pouvoir se mesurant alors par la pos-
session et la thésaurisation de l'information (voir Manning, 1977, p. 110).
[40]
Le second des faits allégués plus tôt, que nous nous limiterons à consigner, relève
de l'existence d'une médiation entre les instances de la police et du gouvernement.
La nature de cette médiation est juridique. Il s'agit tout simplement de la loi, dont
l'écheveau permet de tisser, dans une certaine mesure, la substance des rapports
qui s'établissent entre l'autorité politique et l'appareil policier.
Il nous reste maintenant à tirer les conséquences des deux faits que nous venons
d'invoquer. Commençons par remarquer que le problème politique d'exercer un
contrôle sur l'appareil policier n’est qu’un prolongement de la difficulté particulière
de superviser ce type d'appareil. La transposition de cette difficulté au niveau poli-
tique ne fait que l'appesantir de la traditionnelle réserve de la classe politique à
répondre des agissements de la police. Les remarques que nous avons antérieurement
formulées sur la nécessité de renoncer à un volontarisme de la transparence pren-
nent ici tout leur sens. L’ambiguïté des directives du politique à l'endroit de la police
est délibérément entretenue et fait partie d'une stratégie de caution mutuelle, qui
obéit à des principes tacites dont la nature peut à tout le moins être esquissée.
Métaphoriquement, nous dirons que les mandats qui sont donnés à la police pren-
nent la forme de chèques en gris. La signature et les montants consentis sont d'une
part assez imprécis pour fournir au ministre qui l'émet le motif ultérieur d'une dé-
négation plausible de ce qui a été effectivement autorisé 26 ; ils sont toutefois suf-
fisamment lisibles pour assurer au policier qui reçoit ce chèque une marge de man-
œuvre dont il pourra, lui aussi, affirmer de façon plausible qu’elle lui a été explicite-
ment concédée. Les deux parties se protègent en établissant la base d'un litige sans
fin, à partir de laquelle ils pourront mener une guerre d'usure contre leurs accusa-
teurs, dans le cas d'un scandale. L’opacité des directives transmises est évidemment
une fonction directe de la prévision qui est faite du caractère illégal ou répréhensi-
ble des opérations qui devront être accomplies pour les mettre en application.
La métaphore que nous venons d'employer en guise d'ouverture peut être tradui-
te en des termes moins figuratifs. Le fait que les relations entre l'autorité politique
et la police s'établissent à travers la médiation des lois donne en dernière instance
un caractère juridique à toute stratégie de contrôle de la police. Or, la procédure
légale se caractérise par la primauté absolue qu’elle accorde au cas spécifique sur
l'invocation d'une [41] conjoncture générale : seul le cas particulier peut satisfaire
aux rigueurs de la preuve judiciaire.
Telle est réellement la nature du chèque en gris auquel nous nous sommes précé-
demment référé. Il est rédigé en des termes généraux et encaissé en opérations
particulières. Cette dissymétrie protège à la fois l'émetteur et l'encaisseur. Contre
le premier, on ne peut faire la preuve qu’il est complice d'une opération dont il n'a
jamais pris une connaissance particulière ; quant au second, il peut toujours arguer,
de façon implacablement raisonnée, qu'une licence générale autorise des pratiques
particulières, sous peine de n'avoir aucun sens.
Il nous reste à reprendre le plus épineux des problèmes que nous avons abordés,
celui des rapports de la police avec la légalité.
Nous avons déjà soutenu que l'assimilation de la notion d'égalité devant la loi à
celle d'une identique vulnérabilité à la loi était une abstraction qui reposait naïve-
ment sur de faux postulats. Avant d'étayer notre [42] position, nous aimerions cir-
conscrire de manière plus précise le champ de la discussion.
En simplifiant quelque peu, un policier peut transgresser la loi pour deux types de
raisons. Il peut d'abord le faire par appât du gain personnel, la plupart du temps
financier. Ces infractions sont habituellement classées par les chercheurs et par les
juristes dans la catégorie de la corruption policière, sur laquelle il existe une littéra-
ture abondante, dont Anthony Simpson (1977) a fait une première revue. Il peut
aussi abuser de son pouvoir, d'une façon qu'il estime profitable à l'accomplissement
plus efficace de ses tâches professionnelles, telles qu’il les interprète. Shearing et
ses collaborateurs (1981 a) ont réservé l'appellation de « déviance organisationnel-
le » à ce second type d'abus. La corruption policière est indéfendable, en droit et en
fait ; il n’en va pas de même de la déviance organisationnelle, dont on peut prétendre
qu’elle constitue la rançon inévitable d'un certain type de service policier (par exem-
ple, les services de renseignement). C'est pourquoi nous consacrerons nos remarques
à celle-ci, dont le caractère est plus problématique. C'est, bien sûr, cette seconde
forme de déviance qui est alléguée quand on réclame que la police soit contrainte par
la légalité.
Venons-en maintenant aux quatre postulats sur lesquels l'affirmation que la poli-
ce ne devrait pas être « au-dessus des lois » est fondée.
priété d'un individu pour y installer ses micros. Or, il serait absurde de re-
quérir d’un suspect la permission d'installer chez lui un système d'écoute
dans le dessein de pouvoir éventuellement l'incriminer ; l'installation d'un tel
dispositif implique donc une violation de domicile 31 . Ces exemples pourraient
être multipliés, pour peu que l'on tienne compte des exigences posées par
l'exécution d'opérations clandestines. Nous renvoyons le lecteur aux rap-
ports des Commissions Keable et McDonald où plusieurs de ces exemples sont
discutés.
La conclusion de ces remarques est que ce qui est perçu superficiellement comme
un débordement policier de la légalité est en réalité institué par la lettre de la loi
elle-même. Avant que l'on ne déplore trop cette conclusion, nous rappellerons qu’à
trop bruyamment répéter que la police s'estime « au-dessus des lois », en réclamant
dès lors une rectification drastique de cette situation, on n'est jamais parvenu qu'à
produire le résultat inverse de ce qui était espéré : non pas une redéfinition de la
pratique policière, de sorte qu'elle soit soumise à la loi, mais bien l'ajustement de la
loi aux exigences des opérations de la police. Le projet de loi initial sur la constitu-
tion d'un service canadien de renseignement de sécurité (C-157) forme le témoigna-
ge le plus éloquent de la volonté politique d'aligner la loi sur les objectifs de l'appa-
reil policier. Peut-être qu'en étant plus lucide que dénonciateur, on parviendrait à
faillir de façon moins spectaculaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 49
- synthèse
la police résiste au sa- le secret policier est im- la police peut être connue
voir pénétrable
[49]
Première partie :
Le monopole de la force
Chapitre 2
Police et coercition 32
Définitions
La définition de la police qui est proposée par David Bayley dans le troisième vo-
lume de The Encyclopedia of Crime and justice se lit ainsi : « dans le monde moderne,
police désigne en général des personnes employées par un gouvernement qui sont
autorisées à utiliser la force physique afin de maintenir l'ordre et la sécurité pu-
blics » (1983, p. 1120 ; c'est nous qui traduisons).
crit la police comme un appareil d'État qui fonctionne surtout à la violence. On trou-
ve dans cette caractérisation les deux idées maîtresses de la définition précitée, à
savoir l'usage de la force et sa légitimation par l'État. Althusser et la myriade d'au-
teurs qui entendent ainsi l'expression [50] « police » ne s'engagent pas dans une
discussion théorique élaborée sur la nature de la police, où seraient développés les
fondements d'une telle définition. Celle-ci est plutôt formulée dans le fil d'un sens
commun relativement informé par la norme juridique.
Cependant, le sociologue américain Egon Bittner a tenté, lui, d'en expliciter les
fondements théoriques. Il n’est pas fortuit que l'auteur de la définition citée plus
tôt soit David Bayley : celui-ci a collaboré avec Bittner à l'élaboration de quelques
études (Bayley et Bittner, 1984 ; 1985). Reprenant un thème énoncé au chapitre
précédent, nous nous proposons de soumettre cette sociologie de la police à un exa-
men critique, puisqu’elle constitue l'effort le plus élaboré qui a été fait jusqu'ici
pour énoncer une théorie fondée sur l'usage de la force physique.
L’un des apports majeurs de Bittner est d'avoir montré les limites d'une théorie
légaliste de la police, qui concevait celle-ci comme un automate du droit, dont la
fonction consistait à appliquer de façon mécanique les lois pénales, sous la surveillan-
ce des tribunaux. Bien que Bittner ait critiqué avec succès cette approche, il ne l'a
pas remplacée par quelque chose d'entièrement différent. L’application des lois pé-
nales est une dimension [51] incontournable du mandat de la police et il n’est pas
d'effort de construction de l'objet qui puisse l'évacuer complètement. Cet effort
serait aussi futile que de nier que les sapeurs-pompiers ont un rôle à jouer dans la
lutte contre les incendies. En d'autres termes, la critique bittnérienne du légalisme a
produit un déplacement plutôt qu’un remplacement de perspective. On doit en dire
autant de notre propre critique d'une théorie de la police fondée sur l'usage de la
force. Son ambition n’est pas d'expulser la force du champ des notions fondatrices
d'une sociologie de la police, mais de tenter de procéder à son décentrement.
Le rayonnement
La pensée d'Egon Bittner est peu connue en France et dans le monde francopho-
ne. La raison principale en est que la sociologie de la police y demeure un chantier
seulement fréquenté par quelques spécialistes dont plusieurs des livres sont relati-
vement récents : Gleizal (1993) ; Gleizal Gatti-Domenach et journès (1993) ; Lévy
(1987) ; Loubet del Bayle (1992) Loubet del Bayle et coll. (1988) ; Monet (1993a ;
1993b) ; Monjardet (1993 ; 1996) ; Monjardet, Chauvenet, Chave et Orlic (1984).
Comme les travaux les plus influents de Bittner appartiennent tous à la sociologie de
la police 33 , il est compréhensible qu’ils soient peu connus - d'autant plus qu’à une
seule exception (Bittner, 1991) ils dont pas été traduits en français.
33 La plupart des écrits de Bittner sur la police ont été réunis dans un livre (Bitt-
ner, 1990). Comme ses travaux sur la police s'échelonnent de 1967 à 1990, on
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 53
Bittner (1974/1990, p. 264) désigne Herman Goldstein comme son mentor dans
ses recherches sur la police. Goldstein est l'un des rares chercheurs dont les tra-
vaux aient une influence perceptible sur les pratiques policières et il est considéré
avec raison comme le père de la « police de communauté » (voir ses travaux sur le
sujet : Goldstein, 1977 ; 1979 ; 1987 ; 1990). Il a rendu un hommage sans équivoque à
Bittner : « L’explication la plus sophistiquée de la myriade des tâches assignées à la
police a été élaborée par Egon Bittner, qui soutient que la faculté de la police d'utili-
ser la force coercitive confère une unité thématique à toute son action » (Goldstein,
1979, p. 27 ; c'est nous qui traduisons).
Aux États-Unis, plusieurs parmi les chercheurs les plus productifs ont adopté la
théorie de la fonction de la police proposée par Bittner ou une variante de cette
théorie (Bayley, 1983, p. 1120 ; 1988 ; Black, 1968 ; 1980, p. 27-30 et p. 109-110 ;
Manning, 1977b, p. 14 ; Skolnick et Bayley, 1986). D'autres chercheurs ont élaboré
une théorie de la police qui est [52] essentiellement un prolongement de celle de
Bittner (Muir, 1977), ou s'affirment les disciples et même les vulgarisateurs des
thèses de Bittner (Elliston et Feldberg, 1985 ; Klockars, 1985a, p. 18 et 120 ;
1985b ; 1988).
ayons pu en juger par leurs écrits et par de nombreux échanges avec eux, sensible.
La police française étant l'un des appareils les plus centralisés du monde occidental,
son lien à l'État est immédiat et son investissement dans le maintien d'un ordre dé-
fini par l'État constitue sa tradition la plus stable. C'est pourquoi les thèses de Bitt-
ner, qui se situent dans l'orbe d'une théorie weberienne de l'État, trouvent d'em-
blée un terrain fertile en France (Monet, 1993a ; Monjardet, 1993).
Bittner ne compte toutefois pas que des partisans et nous nous sommes déjà ré-
féré à un mouvement de critique qui s'est amorcé tant aux États-Unis qu'au Royau-
me-Uni et au Canada. Toutefois, qu’on s'oppose à lui ou qu'on le suive, la recension
des travaux de sociologie sur la police démontre qu’il est la référence incontourna-
ble. Comme Monjardet l'a déjà remarqué, la grande majorité des écrits sur la police
- nous n'avons rien dit des manuels, des précis et des ouvrages collectifs - repren-
nent son modèle coercitif, même si d'autres ont commencé à l'ébranler. L’important
est moins de départager les fidèles des hérétiques que de constater à quel point
cette œuvre est perçue comme exemplaire, quel que soit le degré de conviction avec
lequel on y adhère. Le dernier mot sur cette question revient à Peter Manning qui, en
dépit de sa recension très critique de Bittner, écrit : « Il est véritablement difficile
d'exagérer [l'importance des] contributions intellectuelles d'Egon Bittner dans la
définition du domaine analytique de la recherche sur la police » (199 1, p. 435 ; c'est
nous qui traduisons).
[53]
Les sources
On peut affirmer en deuxième lieu que sa pratique du terrain, très attentive aux
contextes particuliers d'intervention et aux types d'interactions [54] des policiers
avec leurs « clients », est celle d'un ethnographe. Elle est toutefois relativement
étrangère à une perspective structurelle. Bittner a fait la théorie de ce que font les
policiers en tenue, mais il nous apprend peu de choses sur la police en tant
qu’organisation irréductible à la somme des gestes de ses membres et entretenant
des relations complexes avec d'autres appareils. Lorsque Manning (1991) reproche à
Bittner de pratiquer une approche essentiellement analytique, il fait précisément
référence à ce souci presque exclusif des situations particulières marquées par l'in-
teraction de quelques individus.
Le troisième trait de méthode tient dans la sélection que fait Bittner de ses ob-
jets, qui s'inscrit également dans le droit fil de l'ethnométhodologie (Cicourel,
35 L’ouvrage de Westley, Violence and the Police : A Study of Law, Custom, and
Morality, publié en 1970, a exercé une grande influence sur les premiers sociolo-
gues de la police. Westley est véritablement le pionnier des études empiriques
sur la police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 56
1976 ; Cicourel et Kitsuse, 1963). Les recherches de Bittner sur le terrain ont, en
effet, largement porté sur l'intervention de la police auprès de groupes de person-
nes qui ne sont pas en mesure d'exercer un contrôle efficace sur leur propre com-
portement, à savoir les malades mentaux, les alcooliques chroniques, les jeunes en
difficulté et, de façon plus générale, la population des bas-fonds d'une ville (skid
row, pour reprendre l'expression utilisée par Bittner ; voir 1967a/1990, chap. 2 ;
1967b/1990, chap. 3 ; 1968/1990, chap. 14 ; 1976/1990, chap. 9). Sans être déter-
minant, ce choix d'objet est d'une grande importance. En effet, en plus d'éprouver
une certaine difficulté à se contrôler, un grand nombre de ces personnes - les alcoo-
liques chroniques et les malades Mentaux, pour prendre des exemples évidents - ont
également perdu la maîtrise du langage, ce qui les rend peu sensibles à la persuasion,
dont l'instrument premier est le langage. Pour la police, les contrôler implique donc,
presque par nécessité, l'adoption d'un comportement autoritaire qui force la soumis-
sion. Bref, à cause de la nature des terrains de recherche qu’il a choisis, Bittner
pouvait difficilement observer autre chose que des interventions policières manifes-
tant, à divers degrés, une volonté de coercition.
La théorie de la police
selon Egon Bittner
[55]
Cette définition est paradoxale. Prise en elle-même, en effet, non seulement elle
s'applique d'emblée aux appareils policiers les plus répressifs, mais il semble même
qu’elle soit plus apte à définir le rôle de ce type d'appareil policier que celui d'une
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 57
police opérant dans le contexte d'une société démocratique. Or, si l'on replace cette
définition dans l'économie de la pensée bittnérienne, une interprétation répressive
de sa définition se révèle en réalité être un contresens.
La force retenue
L’un des résultats les plus visibles de ces tendances à la modération aurait donc
été la création de la police britannique par Sir Robert Peel, en 1829. Cette création
ne doit pas être interprétée comme celle d'un surpouvoir, qui viendrait s'ajouter à
celui d'autres instances, mais au contraire comme le projet de restreindre systéma-
tiquement l'usage de la force coercitive en octroyant le monopole de son exercice à
un corps de spécialistes.
[56]
que certaines de ses prises de position qui semblent au premier abord manquer de
cohérence.
D'abord, la police se définit beaucoup moins par son usage effectif de la violence
que par sa capacité d'y recourir selon les exigences d'une situation. La police doit
donc être conçue comme un mécanisme de distribution virtuelle de la force coerciti-
ve (Bittner, 1970/1990, p. 125 et 128 ; 1974, p. 256 ; Bayley et Garofalo, 1989). Dans
un texte subséquent, Bittner atténuera davantage l'aspect actualisé du recours poli-
cier à la force en disant que l'usage de la coercition constitue pour la police une res-
ponsabilité plutôt qu'il ne décrit son action effective (1983/1990, p. 27). Notons
que, dès ses premiers travaux, il avait même imagine un avenir où le recours policier
à la force physique cesserait complètement d'être nécessaire (1970/1990, p. 187).
L'interprétation que fait Bittner des tendances qui ont amené la création de la
police est essentiellement normative, l'usage de la force étant décrit comme un ges-
te absurde (foolish) et comme un mal parfois inévitable (ibid., p. 108). La régression
de l'usage de la force lui apparaît donc comme le fruit d'un progrès de la raison et
de la morale. Or, la théorie bittnérienne de la police comporte elle-même une dimen-
sion normative qui est absolument fondamentale : elle est, en effet, tout entière
soumise à l'impératif de modération. L’ouvrage principal de Bittner, The Functions of
the Police in Modern Society, débute par une discussion sur la nécessité de trouver
des critères rigoureux pour évaluer l'action de la police (1970/ 1990, p. 89-90). En
conformité avec cet impératif, il distingue deux ordres de problèmes. Il faut
d'abord produire une description adéquate du mandat de la police : celui-ci sera dé-
fini comme le recours à la force dans des situations qui le justifient. Il faut ensuite
formuler un critère d'évaluation pour mesurer la compétence de l'intervention poli-
cière. À l'opposé du mandat, ce critère résidera dans le caractère minimal du re-
cours à la force. La nécessité de ne recourir qu’au minimum de force justifié par les
circonstances d'une intervention policière est un des leitmotive des travaux de Bitt-
ner (1970/1990, p. 187 et 190 ; 1974/1990, p. 262 ; 1983/1990, [57] p. 27). Le bon
policier est celui qui accomplit bien son devoir en évitant, dans toute la mesure du
possible de recourir à la force.
Mais si le rôle de la police est d'intervenir dans des situations qui réclament
l'usage de la force, il devrait s'ensuivre que les désordres civils collectifs (émeutes,
manifestations violentes, mouvements de foule) constituent la terre d'élection des
interventions de la police. Pourtant, Bittner affirme exactement le contraire :
« [T]outes les fois, dit-il, qu'un simple bris de la paix prend l'aspect d'un conflit
factieux (factional strife), le rôle de la police doit être assumé par une autre force
de l'ordre » (1970/1990, p. 191). Cette position est au premier abord difficile à ex-
pliquer. Bittner soutient, en effet, que l'essence du mandat de la police est profon-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 59
dément incompatible avec toute attitude militaire (ibid., p. 136). Pour lui, il existen-
ce, au sein de la police, d'un corps comme celui des CRS serait intolérable. Cette
extrême réserve de Bittner face à l'engagement de la police dans les tâches de
maintien de l'ordre, entendu comme le rétablissement de la paix dans le contexte de
violences collectives, est largement passée inaperçue parmi les défenseurs français
de sa pensée. Revendiquer la vérité de la sociologie bittnérienne de la police à partir
du maintien de l'ordre à la française revient à l'interpréter littéralement à contre-
sens. Bittner a réagi dans toute son œuvre contre la militarisation de la police, qui
est une des conditions de son intervention en masse au sein de désordres collectifs.
La force généralisée
[59]
Ces exemples pourraient être multipliés, car la théorie de Bittner demeure rela-
tivement indifférente aux tâches de la police judiciaire. En effet, personne n'a été
plus explicite que Bittner lui-même (1974/1990, p. 241) sur les limites de sa théorie,
celle-ci se rapportant au premier chef [60] au travail des patrouilleurs en tenue ; et
encore, elle porte essentiellement sur l'action des simples agents et demeure muet-
te sur celle des gradés qui les commandent.
Bittner a résumé, dans une formule souvent citée, la nature des situations où
doit intervenir la police : quelle que soit leur diversité, ces situations se caractéri-
sent toutes par « quelque-chose-qui-ne-devrait-pas-être-entrain-de-se-produire-et-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 62
à-propos-de-quoi-il-vaudrait-rnieux-faire-quelquechose-maintenant » (1974/1990, p.
249 ; tirets dans le texte, c'est nous qui traduisons).
- elle est individuelle plutôt que collective et ses cibles sont également plutôt
individuelles que collectives ;
- elle ne répond pas aux normes d'un savoir explicite et partagé mais consti-
tue plutôt un métier ou un art (craft) (ibid., p. 254) ;
Les critiques que nous ferons sont regroupées sous trois chefs, en conformité
avec la trilogie de Peirce-Morris, qui distingue la syntaxe, la sémantique et la prag-
matique.
La syntaxe
glementé par la loi et requiert une autorisation judiciaire en dehors des situations
d'urgence véritable.
[62]
En effet, Bittner estime que la part prise historiquement par la police dans la
répression d'aspirations légitimes entretenues par des personnes ou des collectivi-
tés a fait du métier de policier une fonction dont la réputation est souillée (tainted
occupation) (1970/1990, p. 94). C'est pourquoi, quelles que soient leur provenance -
elles peuvent émaner de la police elle-même - et la façon dont elles ont été recueil-
lies, on peut toujours soupçonner les opinions émises sur la police d'être de mauvaise
foi et de manifester très imparfaitement la pensée véritable de ceux qui les expri-
ment publiquement. Bittner lui-même nous fournit un exemple significatif de cette
pratique du soupçon.
Nous avons vu que la police se caractérisait bien plus par son usage virtuel qu'ef-
fectif de la force physique. Un usage virtuel étant par définition inobservable, Bitt-
ner doit chercher le fondement de sa définition du rôle de la police ailleurs que dans
la pratique policière elle-même. Or, ce fondement, il le trouve en grande partie dans
son interprétation de la nature des demandes qui sont faites à la police et qu’il
considère comme un facteur « d'une extraordinaire importance pour la distribution
du service policier » (1974/1990, p. 252 ; voir aussi p. 250-251 et 254). Sa définition
du rôle de la police par la capacité de celle-ci de recourir à la force correspond, af-
firme-t-il avec vigueur, aux attentes et aux aspirations de ceux qui réclament son
intervention (1970/1990, p.123). Toutefois, immédiatement après avoir écrit cette
phrase, il ajoute entre parenthèses la réserve suivante : « même si [cette conception
de la police] entrait en conflit avec ce que la majorité des gens dirait ou voudrait
entendre, en répondant à une question sur la fonction propre de la police » (ibid., p.
123).
Nous ne faisons pas grief à Bittner de cette parenthèse, qui comporte sa part de
vérité. Nous insistons cependant sur la difficulté de vérifier une théorie qui doit
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 65
Depuis les topiques d'Aristote, tous les logiciens s'accordent pour estimer
qu'une définition ne doit pas reposer sur une négation : dire d'une chose ce qu'elle
n’est pas est ne rien dire sur ce qu’elle est. La définition du rôle de la police que pro-
pose Bittner repose sur sa capacité ou sa faculté de recourir à la force. Même en
taisant le fait que cette conception nous reporte au paradigme scolastique de l'acte
et de la puissance, nous pouvons encore soulever deux difficultés. Le concept de
faculté se situe quelque part entre l'affirmation et la négation. Si ce n'est rien dire
d'une chose que de dire ce qu’elle n’est pas, est-ce en ajouter beaucoup plus que de
révéler ce qu’elle peut faire, en précisant de surcroît qu'il est concevable que la fa-
culté qui lui est attribuée ne soit jamais effectivement exercée (Bittner,
1970/1990, p. 187) ? Cette question est d'autant plus pertinente que la faculté en
question porte sur l'usage de la force, ce qui redouble son aspect virtuel et nous
rapproche de la tautologie : la police est en puissance un mécanisme pour exercer la
puissance.
La difficulté de définir la fonction d'un appareil par son recours ultime peut être
illustrée par l'exemple de l'armée. Plusieurs pays possèdent un arsenal nucléaire, qui
est l'arme de recours ultime. Dira-t-on que définir l'armée comme un mécanisme
destiné à la distribution non négociée de missiles nucléaires constitue une procédure
heuristique ? Nous ne le croyons pas, bien qu’il soit toujours possible de construire
une telle définition.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 66
[64]
Lors de nos travaux, nous avons soumis à un échantillon de 646 policiers du Ser-
vice de police de la Ville de Montréal (SPVM ; le service s'appelait alors Service de
police de la Communauté urbaine de Montréal) un questionnaire leur demandant, no-
tamment, de choisir une définition de leur fonction 36 . Une infime minorité de poli-
ciers (3,48%) a choisi ce qui correspondait à une version édulcorée de la définition
bittnérienne (« imposer son autorité » dans les circonstances le justifiant). On peut
évidemment tenter d'expliquer ce faible pourcentage par la réticence des policiers à
indiquer leur préférence pour une conception coercitive de la police. Ce facteur a
sûrement joué. Il existe cependant une autre explication, que nous avons découverte
au cours des entrevues effectuées auprès d'une partie de notre échantillon pour
compléter le travail commencé avec le questionnaire. Plusieurs policiers nous ont
expliqué leurs réserves par rapport à cette définition en alléguant qu'à la différence
des autres choix du questionnaire, celle-ci n’indiquait qu'un moyen - l'imposition de
l'autorité -, sans en préciser la fin.
Maureen Cain (1979) et Robert Reiner (1 992a, p. 458) ont remarqué qu’en dépit
de son vocabulaire, la définition bittnérienne du rôle de la police restait muette sur
la fonction du recours à la force. C'est comme si l'on définissait le rôle des sapeurs-
pompiers par la distribution de jets d'eau sans indiquer que le but de l'opération est
d'éteindre les incendies. Quelques auteurs ont tenté de reprendre la définition de
Bittner en y ajoutant une dimension explicitement fonctionnaliste. Ces efforts ont
produit des résultats d'une extrême pauvreté ou bien susceptibles de soulever la
controverse et de briser le consensus autour de sa définition. Pour Otwin Marenin
(1982, p. 252), la police est habilitée à utiliser la force « pour faire le nécessaire »
(to do whatever needs doing), ce qui est parler pour ne rien dire. Reiner (1992,
p.459, note 12) suggère que cette fin pourrait consister en l'application de la
conception dominante de l'ordre. Cette suggestion est intéressante mais elle équi-
vaut à une refonte en profondeur de la théorie bittnérienne de la police, qui est ca-
ractérisée par son [65] apolitisme. En outre, cette nouvelle formulation briserait à
coup sûr l'unanimité autour de la définition de Bittner.
Bittner hésite souvent entre deux formulations de sa thèse sur le rôle de la poli-
ce. Selon la première, la police a pour mandat de recourir à la force dans des situa-
tions où ce recours est justifié (1970/1990, p. 123). Mais il n’indique pas qui décide
de l'aspect justifié ou non de l'usage de la force et il laisse entendre que des situa-
tions exigent d'elles-mêmes, en vertu de leurs caractéristiques « objectives »,
l'usage de la force pour être résolues (ibid., p. 125). Dans d'autres contextes, Bitt-
ner suggère que c'est l'intervenant policier qui décide, à partir d'une saisie intuitive
de la situation, dans quelle mesure la force doit être utilisée.
Les difficultés attribuables à cette ambivalence ne résident pas tant dans le fait
que l'évaluation par le policier de la nécessité d'utiliser la force est faillible et par-
fois même délibérément erronée (Bittner en est pleinement conscient), que dans
l'extrême hétérogénéité des situations où intervient la police et qui, on peut tou-
jours l'imaginer, réclameront l'usage de la coercition. Pour démontrer que le concept
de l'usage de la force confère une « unité topique » à la diversité des interventions
policières, Bittner (1970/1990, p. 128-129) raconte cette histoire classique du poli-
cier qui offre une glace à un enfant perdu pour le faire patienter au commissariat en
attendant que ses parents viennent le réclamer, ajoutant que si l'offrande de la gla-
ce ne suffisait pas à retenir l'enfant, le policier devrait recourir à d'« autres
moyens » (other means) pour le retenir. Que veut-on entendre ici ? Qu'un policier
peut d'abord offrir une glace à un enfant perdu et qu'il est par la suite autorisé par
son statut à user d'une certaine force physique si l'enfant est trop agité ? Si ce
scénario est plausible, il n’y a pas une seule situation que le chercheur ne puisse
construire de manière à ce qu’elle conforte la théorie bittnérienne sur l'usage de la
coercition. Ajoutons de plus que tout adulte peut user de coercition physique pour
protéger un enfant contre sa propre imprudence.
te directive, un événement [66] signifie tout fait porté à la connaissance d'un mem-
bre du Service nécessitant la rédaction d'un rapport » (SPVM, Procédures opéra-
tionnelles, no 520-6). On ne saurait être plus clair : l'événement est ce qui est cons-
titué/recueilli par la rédaction d'un rapport policier. Ce processus de construction
opère à tous les niveaux. I !intervention policière se caractérise, selon Bittner, par
son urgence. Nous avons donc demandé à notre échantillon de policiers dans quel
genre de situations ils intervenaient : 84% ont répondu qu'ils avaient souvent affaire
à des situations d'urgence et 81% qu’ils intervenaient souvent dans des situations qui
n’étaient caractérisées ni par leur urgence ni par leur violence (en raison de l'ambi-
guïté du terme « souvent », ces deux réponses ne sont pas mutuellement exclusives).
Toutefois, une autre question portant sur les procédures d'intervention et les équi-
pements qu’on utilise dans les situations d'urgence - particulièrement la conduite à
grande vitesse et le déclenchement de la sirène - nous oblige à relativiser la propor-
tion élevée de ceux qui disent intervenir souvent en situation d'urgence : en effet, la
proportion des policiers ayant souvent recouru à ces moyens était tombée au-
dessous de 50%.Tout préliminaires qu’ils soient, ces résultats indiquent que la per-
ception de l'urgence est profondément labile. Il en va ainsi a fortiori de la percep-
tion de la nécessité d'utiliser la force, qui est souvent mise en forme par des enjeux
professionnels. Nous avons siégé pendant quatre ans au sein d'un comité civil chargé
de recueillir les plaintes des citoyens contre les policiers et nous avons pu constater
que dans un nombre élevé de plaintes contre la police pour brutalité, la victime était
elle-même accusée de voies de fait contre un agent de la paix. Le but de cette inven-
tion policière était de justifier ex post facto la force déployée contre le citoyen.
La sémantique
La sémantique ne renvoie pas ici à la théorie du sens des mots, comme en linguis-
tique, mais désigne plutôt le rapport des signes avec ce qu’ils désignent, comme on
l'entend en logique. En d'autres termes, nous allons traiter de la conformité de la
sociologie bittnérienne aux données empiriques, telles qu'elles ont été recueillies par
la recherche. Nous traiterons d'abord des limites générales du bittnérisme et nous
aborderons ensuite un ensemble de points particuliers.
Les critiques de Bittner lui reprochent d'avoir élaboré une théorie qui ne rend
pas compte d'une partie significative des activités de la police. Comme nous l'avons
vu, Bittner a lui-même précise que ses affirmations s'appliquaient surtout à la police
en tenue et, avons-nous ajouté, sans grade. Cet avertissement a été oublié et bon
nombre de ceux qui ont adopté sa théorie la tiennent pour une théorie générale de la
police. Articulée à partir des concepts d'urgence, de crise et de réaction à une de-
mande extérieure pressante, la sociologie de Bittner est tout entière investie dans
une description du présent de l'intervention policière. Or, l'activité policière précè-
de souvent l'événement et, de façon systématique, elle en constitue le suivi. Nous
présenterons donc un relevé de ce qui n’est pas pris en compte par Bittner en fonc-
tion de ce qui précède l'événement, de ce qui lui est contemporain et de ce qui le
suit.
Depuis les premiers travaux de Thomas Bercal (1970), d'Elaine Cumming, Ian
Cumming et Laura Edell (1965), d'Albert Reiss (1971) et de John Webster (1970),
les recherches sur ce qui déclenche la mobilisation policière se sont multipliées (An-
tunes et Scott, 1981 ; Ericson, 1981 ; 1982 ; Punch, 1979 ; Punch et Naylor, 1973 ;
Shearing, 1984 et Walsh, 1986). Pour l'essentiel, ces recherches soulignent la diver-
sité des appels que reçoit la police ainsi que celle des motifs pour lesquels les ci-
toyens réclament son intervention. Dans une étude effectuée pour le compte de la
Commission de réforme du droit du Canada, Martin Friedland (1975, p. 49-50) a es-
timé que l'une des catégories d'appels les plus fréquemment [69] reçus par la police
de Toronto concernait des demandes d'information juridique : plus de 3 000 000
d'appels, sur les 10 000 000 reçus annuellement par 20 services de police desser-
vant une population estimée à 8 000 000 d'habitants. En plus de ses résultats empi-
riques, l'importance de la démarche de Friedland tient dans sa méthode. Il n'a pas
seulement analysé les appels dirigés vers les services d'urgence de la police
(l’indicatif 9-1-1), mais il s'est penché sur les très nombreux appels (de 3 à
6 000 000) qui aboutissaient sur les lignes téléphoniques administratives de la poli-
ce, trop peu étudiées par les théoriciens bittnériens de la police. La nature de ces
appels révèle que les citoyens considèrent la police comme une source d'information
presque autant que comme une source d'intervention.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 71
Shearing (1984, p. 20-22) estime à plus de 35% la proportion des appels reçus
par la police de Toronto se rapportant exclusivement à sa fonction de service. Dans
l'ensemble, ces études auraient plutôt tendance à infirmer la conception homogène
du rôle de la police et n’apportent donc aucune validation aux thèses de Bittner. En
effet, même en tenant compte des demandes d'intervention des préposés aux sys-
tèmes d'alarme installés par les agences privées de sécurité, les appels qui relèvent
de situations d'urgence ne dépassent pas 15% (le vol à main armée, qui constitue
l'une des seules situations d'urgence véritable, ne constitue que 0,3% des appels).
Par contre, les appels des policiers entre eux pour des raisons d'administration in-
terne comptent pour 23,6% du total.
On possède très peu de travaux sur l'action de la police en milieu rural et dans
des territoires spéciaux, comme les réserves amérindiennes. Tammy Landau a soute-
nu, en 1993, une thèse à l'Université de Toronto, où elle s'efforce de démontrer les
insuffisances de la sociologie bittnérienne pour rendre compte de l'action de la poli-
ce dans ces réserves.
Pour ce qui est des actions de la police postérieures à un incident ayant réclamé
son intervention, nous retiendrons l'enquête policière et la prise de rapports. Si l'on
excepte son aboutissement recherché, la résolution d'un crime et une arrestation,
tout le travail de l'enquête criminelle consiste en une recherche d'information. Cer-
tes, l'usage de la coercition peut être pertinent pour rendre compte de l'enquête -
pensons aux pouvoirs des juges d'instruction et, dans un contexte anglo-saxon, aux
autorisations judiciaires de perquisitionner - mais le travail de l'enquête ne saurait
être interprété par une grille d'analyse qui octroie une place privilégiée à [70] l'usa-
ge de la force. Plusieurs des questions relatives à l'enquête s'accordent mal avec la
perspective de Bittner. En effet, comment interpréter, au regard d'une problémati-
que de l'usage perçu de la coercition, toutes ces opérations dont le caractère coer-
citif n'est jamais connu parce qu’elles sont conduites en secret (par exemple, l'in-
terception des communications privées et les diverses formes de surveillance) ? Il
faut insister sur le fait qu’une grande partie des activités de corps comme la Police
judiciaire, Scotland Yard, le BKA ou le FBI américain, qui sont des symboles puis-
sants de l'action policière, tombent en dehors du paradigme bittnérien.
données policières, dont le rôle est déjà déterminant et qui seront appelées à jouer
un rôle croissant.
Il semble donc que le paradigme bittnérien ne puisse se rapporter qu’à une seule
partie - et pas la plus grande ni même la plus significative - des activités de police.
Un monopole fictif
37 Dans son remarquable ouvrage sur la sécurité privée, Johnston consacre le cha-
pitre 6 aux appareils policiers hybrides. Ceux-ci sont constitués par des appa-
reils mixtes qui tiennent à la fois du public et du privé, comme un service offi-
cieux de renseignement fondé aux États-Unis par d'anciens policiers gardant le
contact avec leurs ex-collègues du public, qui leur fournissent des renseigne-
ments de façon systématique. Il existe en outre un très grand nombre d'appa-
reils parapoliciers qui ont été créés par divers services gouvernementaux et qui
peuvent être qualifiés d'hybrides, comme la « police » des postes, des trans-
ports et les sections d'enquête de diverses agences de régulation. Rappelons à
cet égard que le premier assaut contre la secte religieuse de Waco aux États-
Unis, qui a fait plusieurs morts et qui a précipité la crise, avait été donné par un
groupe d'intervention d'un service gouvernemental américain non policier chargé
d'appliquer la législation sur le tabac, l'alcool et les armes à feu. Les appareils de
contrôle hybrides constitueront à l'avenir un chantier de recherche de plus en
plus important. Johnston (1992a, p. 115-117) en fournit une première énuméra-
tion pour le Royaume-Uni.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 74
est ouvertement défiée et elle est en butte à une hostilité telle qu'elle est réticente
à y intervenir, si ce n’est dans le cadre d'un déploiement collectif de force policière.
Le problème de l’insécurité policière est une réalité avec laquelle la police a de plus
en plus de difficulté à composer (qui protégera la police contre les délinquants les
plus résolus et les plus violents ?). Le second changement est plus important : la poli-
ce est maintenant sommée de rendre des comptes par un grand nombre d'instances
(les groupes de pression, les organismes administratifs de surveillance externe, les
tribunaux civils et, enfin, la presse) et de façon encore plus pressante quand elle use
de la force physique. Or, la seule défense que peut présenter un policier accusé
d'avoir abusé de son pouvoir de recourir à la force physique est d'avoir dû l'em-
ployer pour prévenir un crime ou pour procéder à l'arrestation d'un contrevenant.
Lorsque le policier use de son arme, les marges des justifications qu'il doit fournir
sont encore plus étroites. Au cours des quatre années où nous avons siégé au sein
d'un comité de surveillance de la police du gouvernement québécois, nous n’avons
jamais été témoin d'un seul cas où un policier, pour se défendre d'avoir abusé de son
pouvoir, s'en était remis à une prétendue autorisation générale d'exercer la force.
Dans tous les cas, la défense du policier reposait sur son action pour prévenir ou
réprimer un délit. Il ne nous apparaît pas contestable que l'un des effets du renfor-
cement de l'obligation pour la police de rendre des comptes a été de contraindre
celle-ci à faire la preuve que l'exercice de son pouvoir de coercition physique était
exclusivement fondé sur sa mission de lutte contre le crime. Nous donnerons un au-
tre indice de ce changement.
Le recours ultime
L’un des passages les plus cités de The Functions of the Police in Modern Society
est celui où Bittner réfute l'objection que le travail policier est une forme de théra-
pie et de travail social (1970/1990, p. 27). Cette objection, répond l'auteur, néglige
le fait capital que les médecins et les travailleurs sociaux appellent la police quand ils
ne peuvent plus contrôler une [73] situation. Nous avons tenté de soumettre cette
affirmation à une validation empirique en interrogeant des responsables d'institu-
tions susceptibles de recourir en dernière instance aux services de la police (hôpi-
taux, cliniques psychiatriques, centres d'accueil pour jeunes et pour personnes âgées
et prisons). Les institutions visitées règlent elles-mêmes les crises violentes qu’elles
ont à affronter. Le plus souvent, l'intervention de la police est sollicitée pour pren-
dre en charge un client de l'institution qui a été maîtrisé par les soins de son person-
nel et qui, selon les autorités administratives, doit faire l'objet d'accusations crimi-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 75
nelles. La seule exception à cette règle se présente dans les institutions psychiatri-
ques qui utilisent effectivement la police comme ressource de dernière instance,
lorsque leurs patients ont des comportements homicides. Or, le personnel de deux
des plus grandes institutions psychiatriques de Montréal nous a confié que les poli-
ciers étaient réticents à répondre à ses appels, même dans les cas de grande urgen-
ce, car ils ne peuvent espérer qu’un maigre bénéfice judiciaire de ces appels. Les
personnes qu’ils devraient alors arrêter étant à divers degrés des malades mentaux,
elles ne peuvent en effet que difficilement faire l'objet d'accusations criminelles.
C'est pourquoi la police tarde à répondre à ces appels et a tendance à laisser au per-
sonnel de ces institutions le soin de résoudre les crises.
L'emploi de la force
Nous avons interrogé les policiers de notre échantillon sur les stratégies qu’ils
utilisaient pour résoudre les conflits au cours desquels ils intervenaient. À peine
2,33% ont reconnu qu'ils utilisaient la coercition et 51,7% se sont dits en désaccord
avec un recours à la contrainte dans les cas où ils essuyaient un refus de la solution
qu'ils proposaient initialement. Il est évidemment possible de rejeter ces résultats
en alléguant la mauvaise foi des policiers qui ont répondu à notre questionnaire. Ce
serait négliger délibérément la confusion extrême qui règne chez les policiers au
sujet de la légitimité de l'emploi de la force et se fonder davantage sur des présup-
posés que sur l'observation du travail de terrain et sur des entretiens avec des poli-
ciers, auxquels nous nous sommes systématiquement livré. Notons enfin que les ré-
ponses que nous avons obtenues correspondent en fait à la proportion très peu éle-
vée de recours à la violence par les policiers.
[74]
Tous ces résultats ne réfutent pas une théorie qui se dérobe à l'épreuve des
faits. Nous pensons toutefois qu’ils devraient nous faire hésiter à voir dans la socio-
logie bittnérienne de la police le paradigme qui doit être utilisé pour penser l'évolu-
tion future des actions de police, que celles-ci relèvent du domaine public ou du do-
maine prive.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 76
La pragmatique
Soit cette définition de l'instruction obligatoire, que nous avons évidemment fa-
briquée pour les besoins de notre argumentation : l'école publique est un mécanisme
destiné à la distribution non négociable des connaissances, mis au service d'une com-
préhension intuitive du développement d'un enfant. On ne saurait définir de cette
façon l'instruction publique et ajouter d'un même souffle qu'il est souhaitable que
l'enseignant(e) transmette le moins de connaissances possible à ses élèves. Or, c'est
pourtant très exactement ce que fait Bittner en définissant la police comme un mé-
canisme destiné à la distribution de la force coercitive, tout en limitant cette distri-
bution, comme nous l'avons vu, au minimum (rappelons que Bittner [1970/1990, p.
187], considère qu’il est pensable que la police renonce complètement à la force phy-
sique dans le futur). Bittner établit donc une dichotomie entre ce qu’il appelle une
description de la fonction policière, qui repose sur le concept de force, et une éva-
luation de la performance policière, dont le critère basique est une exigence radicale
de limiter l'usage de la force. Cette dichotomie, il faut le souligner, ne s'applique pas
de façon univoque à toute institution qui fait usage de la force. Comme Clausewitz,
on peut en effet soutenir à la fois que la fonction de l'armée est de faire la guerre
et que bien faire la guerre implique l'anéantissement total de l'ennemi par tous les
moyens.
Sans nier les apports très considérables des travaux de Bittner à la pragmatique
de la police, nous soulèverons un problème. La dichotomie bittnérienne entre la des-
cription de la fonction policière et l'évaluation [75] des prestations de la police ne
risque-t-elle pas de communiquer un message d'une redoutable ambiguïté aux inter-
venants policiers ? Ce message s'énoncerait ainsi : votre mission est de frapper, mais
faites-le avec le plus de mesure possible ! Selon ce qu'elle retiendra de ce mot d'or-
dre, la police peut donner aveuglément la charge, comme à Waco au Texas, avec les
résultats désastreux que l'on sait, ou elle peut s'installer dans la tolérance, avec le
risque d'en payer elle-même le prix ou de le faire payer à ceux qu’elle est censée
protéger. Il se peut toutefois - et cette possibilité ne doit en rien être écartée -
que le caractère équivoque du mot d'ordre précité cristallise toute la difficulté
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 77
d'avoir une police efficace dans une société libre. Il arrive à Bittner de traduire la
dichotomie entre la description du rôle de la police et l'évaluation de ses pratiques
par la distinction entre la responsabilité du policier (intervenir dans des situations
qui réclament l'usage de la force) et ses aptitudes effectives (skills) à réduire au
minimum ce recours à la force. Cette polarisation entre les responsabilités et les
aptitudes de la police est peut-être indépassable.
Le paradigme bittnérien :
rejet ou transformation
Comme nous l'avons dit au début de ce chapitre, notre propos n’était pas tant de
montrer que la sociologie bittnérienne de la police devait être écartée que de mettre
en lumière la nécessité d'une réévaluation de la place du recours à la force dans la
définition du rôle de la police. Nous croyons que l'ensemble des critiques que nous
avons formulées à l'endroit de la sociologie de la police développée par Bittner justi-
fie la conclusion que le paradigme bittnérien doit effectivement être transformé, en
conservant ce qu'il y a d'irréductible dans sa vérité. Pour ce qui est de la force, la
caractéristique de la police est moins d'en monopoliser l'exercice que d’avoir recours
dans des situations beaucoup plus variées que d'autres appareils qui partagent avec
elle la prérogative de l'exercer légitimement. Toutefois, cette affirmation ne résout
pas le problème de l'importance qu’il convient d'attribuer à la force dans la défini-
tion du rôle de la police. Ceci étant dit, plusieurs questions continuent de se poser.
elle doit au moins se hisser au niveau des exigences exemplaires d'une sociologie de
la police telle qu’elle a été développée par cet auteur.
Ces remarques nous amènent à soulever une dernière question. Existe-t-il une al-
ternative véritable au bittnérisme, c'est-à-dire à une conception coercitive de la
police ? Cette question est redoutable et on peut l'aborder de deux manières.
[78]
- synthèse
policier est un art fondé sur une tendance actuelle : développer une planifica-
saisie immédiate des exigences tion policière et la police scientifique
d’une situation
[81]
Deuxième partie
PROXIMIÉ ET
VISIBILITÉ
[83]
Deuxième partie :
Proximité et visibilité
Chapitre 3
La réinvention de
la proximité 38
38 Une version préliminaire de ce chapitre a été initialement publiée dans Les ca-
hiers de la sécurité intérieure, janvier 1990, p. 203-240.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 83
de livres) à partir de la spécification de mots clés (en anglais). Voici quelques exem-
ples du nombre de textes associés à une expression clé (nous traduisons en français
les expressions utilisées) :
[84]
- police/réforme : 95 titres
Nous nous sommes donc résolu à rassembler une partie de nos propos autour de
ce thème de la police de communauté pour plusieurs raisons. D'abord, comme nous
venons de le dire, à cause de son importance, voire son omniprésence dans les champs
de la recherche et de la pratique depuis un certain temps. À la fin des années 1980,
le National Institute of Justice du ministère de la justice des États-Unis et la John
E Kennedy School of Government de l'Université de Harvard ont consacré à ce thè-
me une série de fascicules intitulés Perspectives on Policing (Hartmann, 1988 ; Kel-
ling et Moore, 1988 ; Kelling et Stewart, 1989 ; Kelling, Wasserman et Williams,
1988 ; Moore et Trojanowicz, 1988a ; 1988b ; Moore, Trojanowicz et Kelling, 1988 ;
Sparrow, 1988 ; Wasserman et Moore, 1988). L’alliance de l'Institut de recherche
du ministère de la justice et de la plus prestigieuse des universités américaines est
un signe des efforts déployés pour provoquer une réforme de la police qui s'oriente-
rait vers l'établissement d'une police de communauté.
Les réformes accomplies dans d'autres domaines de la justice pénale ont donné,
aux États-Unis, des résultats inverses de ceux qui étaient attendus. Par exemple, le
développement de lignes directrices en matière de détermination des peines, qui
devaient réduire la population carcérale, [85] l'ont fait croître de manière exponen-
tielle jusqu’à plus de 2 000 000 de prisonniers (Blumstein, 1988 ; Garland, 2001b ;
Tonry, 1995). Avertis par ces expériences décevantes, nous devons faire preuve de
circonspection pour ce qui est du mouvement actuel vers la création d'une police de
communauté, dont l'un des aboutissements est à l'heure présente la police de tolé-
rance zéro.
Dans ce chapitre, nous nous proposons d'abord d'identifier les principaux fac-
teurs qui ont engendré les propositions actuelles de réforme. Nous décrirons ensuite
le nouveau paradigme pour la police, proposé par les réformateurs. Nous ferons état,
en troisième lieu, des très nombreuses critiques opposées à ce modèle. Dans une
quatrième partie, nous allons brièvement rapporter des développements qui sont
relativement extérieurs aux projets actuels de réforme. Nous présenterons finale-
ment, en conclusion, nos hypothèses sur la signification des projets actuels de chan-
gement.
L'impasse initiale
Alors qu'on est de plus en plus sceptique par rapport aux effets de la recherche
dans les sciences sociales, il existe néanmoins un domaine où les résultats de la re-
cherche ont eu un résultat positif. Ce domaine est celui des recherches évaluatives
sur les opérations policières. Cette influence s'explique en grande partie par le fait
que les recherches ont été faites sous l'égide d'organismes qui jouissaient de liens
institutionnels et privilégiés avec les milieux policiers, tels la Police Foundation, la
Law Enforcement Assistance Administration (LEAA) et le National Institute of Jus-
tice. D'autres recherches, dont les résultats sont très influents, ont été effectuées
par des organismes privés, telle la Rand Corporation, qui jouissent d'une audience
considérable dans les milieux policiers et gouvernementaux américains. Au Canada, le
Collège canadien de police et son journal ont donné un écho considérable aux travaux
poursuivis aux États-Unis.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 85
La mesure de l'efficacité
des opérations policières
Une série de rapports de recherche d'une remarquable solidité ont été produits
à la suite de recherches empiriques conduites dans plusieurs villes des États-Unis,
avec la collaboration des services de police de ces villes. Plusieurs de ces recherches
ont porté sur les différentes modalités [86] de la patrouille policière (Chaiken,
1975 ; Kelling et Wycoff, 1977 ; Tien, 1977). Ces recherches ont donné lieu à trois
constats d'échecs majeurs, qui ne sont plus véritablement remis en cause.
[87]
Un aveu d'impuissance
Les travaux auxquels nous venons de nous référer ont été produits à la suite
d'une série de bouleversements dans la conjoncture urbaine nord-américaine. Parmi
les facteurs qui ont déterminé de grands ébranlements, on peut citer :
- Les tensions raciales. Les émeutes raciales, qui ont commencé vers la fin des
années 1960, dont jamais véritablement cessé de se produire. La forme la
plus récente de ces affrontements raciaux réside dans la violence exercée
contre des personnes qui ont pénétré dans des quartiers qui leur étaient in-
terdits (assassinats de Noirs dans des quartiers blancs). L’utilisation par la
police des armes à feu contre les membres de minorités raciales a souvent
déclenché de grands désordres (ce problème est particulièrement vif, à
l'heure actuelle, dans la société canadienne [Québec, 1988 ; Ontario, 1989 ;
Malouf, 19941 et en Angleterre [Lord Scarman, 1981 ; Reiner 1985 ; Smith,
1994]).
rience d'une violence aussi extrême que celle de Beyrouth pendant la guerre
civile (Thomas Moore, 1989).
Les remarques précédentes n’ont certes pas pour but de peindre toute l'Améri-
que du Nord sous les couleurs d'une régression à l'état sauvage, mais plutôt de dé-
crire le contexte de l'abandon d'une métaphore. Depuis les années 1950, la métapho-
re qui articulait le discours de la police en Amérique était celle de « l'étroite ligne
bleue » (the thin blue line). Cette métaphore signifiait que la police était le dernier
rempart contre les forces de la violence, du crime et de la barbarie. Cette métapho-
re est maintenant dépourvue de sens : trop de brèches ont été faites dans ce rem-
part pour que la police elle-même continue de prétendre arrêter à elle seule le flot
des actes qui transgressent la loi. Le fait nouveau est précisément que la police a
renoncé à cette prétention. Nous reviendrons sur le sujet dans les pages qui suivent.
Il est néanmoins impérieux de reconnaître qu’i1 n’est plus aucun corps public qui soit
en mesure de revendiquer maintenant le monopole sur l'exercice du contrôle social.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 88
La situation dont nous avons esquissé les traits en est indiscutablement une de
crise. Celle-ci est également sensible au Royaume-Uni, où plusieurs ouvrages affi-
chent leur pessimisme quant à la capacité des appareils policiers à endiguer les va-
gues croissantes du désordre (Fielding, 1988 ; Holdoway, 1983 ; Jones, MacLean et
Young, 1986 ; Kinsey, Lea et Young, 1986 ; Reiner, 1985 ; 1994). La police n’est toute-
fois pas la seule [89] composante du système pénal qui soit affectée par une crise.
La conjoncture est tout aussi défavorable au niveau des instances qui imposent les
sanctions pénales - les tribunaux - et au niveau des instances qui appliquent les pei-
nes - le système correctionnel.
Il n’est pas sans intérêt de s'interroger sur la façon dont les autres composan-
tes du système pénal s'y sont prises pour tenter de résoudre les problèmes très
sérieux qu'elles rencontraient. Pour l'essentiel, les composantes judiciaires et cor-
rectionnelles ont voulu sortir de la crise qui les affligeait en effectuant un retour en
arrière, qui a pris la forme d'une redécouverte des principes de la pénologie classi-
que, énoncés au XVIIIe siècle. Il semble que la réforme de la police s'engage dans la
même involution. Comme on le constatera dans la partie suivante de ce chapitre, le
nouveau modèle proposé par les réformateurs américains équivaut dans une mesure
appréciable à une réaffirmation des principes qui ont prévalu à l'institution de la
police métropolitaine de Londres par Sir Robert Peel, en 1829.
Nous nous interrogerons plus tard sur les chances de succès d'une stratégie
nouvelle qui constitue au moins en partie un retour à l'origine. Il importe toutefois
de souligner que la nature rétrospective des solutions proposées constitue en elle-
même un indice révélateur de la sévérité de la crise. Celle-ci est d'une telle acuité
qu'elle paraît inhiber l'imagination créatrice des réformateurs, dont le premier mou-
vement est de regarder en arrière.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 89
La police de communauté :
un nouveau modèle ?
Nous présenterons le modèle en deux étapes. L’un des fascicules préparés par le
NIJ (Sparrow, 1988) se prolonge d'un bref appendice qui montre les différences
entre le nouveau modèle et l'ancien, en procédant par l'énoncé d'une liste de 14
questions et de leurs réponses. Cet appendice présente des qualités de synthèse et
de clarté remarquables et il a été expressément conçu pour des fins de communica-
tion. Nous proposerons d'abord une traduction libre de cet appendice. Nous com-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 90
menterons ensuite les divers aspects du modèle, à la lumière des recherches effec-
tuées sur la police.
Tableau 3.
Questions Réponses
1. Que sont les poli- Ils forment une agence gou- Les policiers sont des
ciers ? vernementale s'occupant prin- membres du public et le
cipalement de l'application clé public fait partie de la
la loi (law enforcement) police. Les agents de poli-
ce sont ceux qui sont
payés pour consacrer tout
leur temps à remplir des
devoirs qui sont également
ceux de tous leurs conci-
toyens
2. Quelles sont les Leurs priorités sont souvent La police est un service
relations entre la en conflit parmi plusieurs autres,
police et d'autres responsable d'améliorer la
services publics ? qualité de la vie
3. Quel est le rôle Centrer ses efforts sur Une approche plus large,
de la police ? l’élucidation des crimes centrée sur la résolution
des problèmes (problem
solving)
5. Quelles sont les Les crimes qui rapportent les problèmes qui trou-
plus hautes priori- gros (par exemple les vols de blent le plus la communau-
tés ? banque) et ceux qui impliquent té, quels qu’ils en soient
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 91
Questions Réponses
de la violence
8. Comment la police Elle ne s’en occupe que s’il n’y Comme une fonction vitale
considère-t-elle les a pas de <<Vrai>> policier à et une riche opportunité
demandes de servi- faire
ce ?
10. Quel type de Le renseignement sur les inci- Le renseignement sur les
renseignement est le dents criminels (l’étude de auteurs de crimes (de
plus important ? crimes particuliers ou de sé- L’information sur les acti-
ries d’incidents criminels) vités d’individus criminels
ou de groupes criminels)
11. Quelle est la hautement centralisée ; régie accent mis sur les respon-
nature essentielle par des règles, des ordonnan- sabilités locales par rap-
de l'imputabilité ces et des énoncés de politi- port aux besoins de la
policière (police que responsables devant la loi communauté
accountability) ?
12. Quel est le rôle Énoncer les règles et les poli- Prôner les valeurs de
du quartier géné- tiques nécessaire l’organisation
ral ?
13. Quel est le rôle Protéger les policiers impli- Coordonner les efforts
du bureau de liaison qués dans les opérations pour le maintien d’un canal
avec la presse ? contre les pressions de la essentiel de communica-
presse, de telle sorte qu’ils tion avec la communauté
puissent faire leur travail
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 92
Questions Réponses
[92]
Ce qui, dans le nouveau modèle, remplace l'idéologie de la prévention est une re-
définition de l'opération policière comme étant une action qui vise à résoudre des
problèmes plutôt qu’à appliquer la loi dans le cadre d'incidents qui la transgressent.
Cette insistance sur la nécessité de résoudre des problèmes se manifeste dans les
réponses apportées aux questions 3, 6 et 10.
Dans une municipalité de banlieue des États-Unis, les policiers devaient répondre
quotidiennement à de fausses alarmes. On est parvenu à identifier une maison qui
produisait un nombre démesuré de fausses alarmes et on l'a mise sous surveillance.
Il s'est révélé que le système d'alarme était déclenché par le livreur de journaux.
Dans les banlieues américaines, les garçons qui livrent les journaux se déplacent à
bicyclette et lancent les journaux - roulés et maintenus dans un emballage - contre la
porte des abonnés. Dans le cas qui nous occupe, le livreur passait alors que les abon-
nés étaient absents de leur domicile et il déclenchait le système d'alarme en lançant
le journal contre la porte. Le problème a été résolu grâce à l'ajustement du système
d'alarme, dont le mécanisme de déclenchement était trop sensible.
En dépit de son caractère trivial, cet exemple mérite d'être approfondi, car il
révèle certaines des conditions qui doivent être respectées par la police pour résou-
dre des problèmes. De façon plus importante, cet exemple nous fournira l'occasion
d'expliquer certains aspects de la police de communauté.
[94]
La répétition. Cette remarque banale peut être précisée davantage. Un des ca-
ractères particuliers du modèle dont nous tentons de rendre compte est la priorité
qui est accordée à la répétition, que celle-ci se manifeste sous les traits de la répé-
tition d'un incident, d'un comportement délinquant ou de la victimation d'une per-
sonne. Tout ce qui appartient à la répétition se voit octroyer un statut prioritaire
dans ce modèle.
Les carrières criminelles. Dans cet esprit, les travaux sur les récidivistes et les
« criminels de carrière » reçoivent une attention particulière. L’importance accordée
à ces travaux se manifeste dans la réponse 10, selon laquelle le renseignement crimi-
nel devrait viser plutôt les infracteurs que les infractions. Ce principe reflète l'in-
fluence des travaux de Albert Blumstein et coll. (1986), de Peter Greenwood et Allan
Abrahamse (1982) et de Peter Greenwood et Franklin Zimring (1985) sur la nécessi-
té d'identifier et d'appréhender une minorité d'individus qui sont responsables de la
commission de la majorité des infractions courantes. Ces gens sont perçus comme
des criminels de carrière.
Les solutions non pénales. La solution des problèmes identifiés par la police doit
être ajustée à leur nature. On découvrira de cette façon qu'une partie importante
des problèmes à résoudre - sinon la majorité d'entre eux - ne réclament pas de solu-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 95
tion pénale ou même coercitive. Dans le nouveau modèle, la police est effectivement
encouragée à rechercher des solutions alternatives (Goldstein, 1979, p. 250 et suiv.).
Une redéfinition de la gravité des infractions. Sous leur apparente banalité, les
réponses apportées aux questions 5 et 6 dissimulent une profonde remise en cause
de l'évaluation de la gravité des infractions. L’évaluation traditionnelle est forte-
ment influencée par la tradition judiciaire, pour laquelle les infractions contre les
personnes sont les plus graves - surtout lorsqu'un agresseur s'attaque à une victime
avec laquelle il n’a aucun lien et qu'il ne connaît même pas ; quant aux infractions
contre la propriété, leur gravité est évaluée en fonction de l'ampleur des dommages
causés. Dans un essai stimulant, Mark Moore, Robert Trojanowicz et George Kelling
(1988, p. 2-3) ont rappelé que l'évaluation de la gravité d'une infraction ne se rédui-
sait pas à une procédure légale, mais qu'elle devait faire intervenir des critères so-
ciaux et des critères moraux. Moore, Trojanovicz et Kelling remarquent également
que :
[96]
- du point de vue des victimes, les agressions entre des personnes qui se
connaissent et sont liées (par exemple, les cas de violence domestique,
d'inceste) sont souvent perçues comme plus graves que les voies de faits
entre des personnes qui ne se connaissent pas ;
La fourniture de services
Le groupe des répartiteurs de police, qui reçoivent les appels du public et les
transmettent aux voitures de patrouille, ont généralement pour instruction d'effec-
tuer une sélection parmi les appels et de renvoyer les citoyens réclamant des servi-
ces aux agences compétentes (travail social, réseau hospitalier, services des incen-
dies, etc.). Dans le nouveau modèle, cette notion de renvoi perd une partie notable de
son importance et la police de communauté a pour mandat de rendre elle-même les
services réclamés, dans la mesure où ils s'inscrivent à l'intérieur d'une procédure
pour régler des problèmes qui sont estimés être du ressort du maintien de l'ordre.
L’identification de ces problèmes est un processus qui demeure largement discré-
tionnaire.
[97]
La réponse à la question qui porte sur le rôle de la hiérarchie policière (la ques-
tion 12) est formulée dans les termes d'un changement de valeurs. Elle reflète une
prise de conscience de la force de résistance au changement que les hommes en te-
nue génèrent et des limites de l'autoritarisme policier qui s'efforce traditionnelle-
ment d'imposer le changement par le haut. Les avocats de la réforme reconnaissent
que si les valeurs qui sont partagées actuellement par les membres des appareils
policiers ne changent pas substantiellement, la réforme ne se matérialisera que dans
les notes de service que s'échangent les administrateurs de police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 97
Nous passerons rapidement sur la réponse à la question 13, mais non sans noter
que les relations avec la presse ne constituent plus un résidu de l'action policière, et
qu’elles font plutôt l'objet d'une politique explicite (qui n'est pas elle-même déve-
loppée dans ce bref appendice). Il faut peut-être se réjouir que la police soit plus
loquace avec la presse. On ne saurait toutefois sous-estimer le risque d'une manipu-
lation systématique de il information, dont Richard Ericson a fait l'objet de ses der-
niers livres (Ericson et coll., 1987 ; 1989 ; 1991). En agissant de la sorte, la police, il
faut le souligner, n’agit pas différemment des autres appareils gouvernementaux.
Dès qu’une agence de l'État se donne une politique envers les médias, il semble que
celle-ci s'exerce aux dépens de la transparence.
Le retour de la discrétion 39
De toutes les réponses qui définissent la police de communauté, il n'en existe au-
cune qui ait plus d'implications que la réponse 14.
Or, en réaffirmant, d'une part, que la prise de poursuites légales contre un in-
fracteur ne constitue que l'une des pièces de l'arsenal policier et en encourageant,
39 Le terme est ici employé dans le sens anglais de pouvoir discrétionnaire. Certains
auteurs français lui préfèrent le terme de discrétionnarité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 98
d'autre part, la police à rechercher des solutions alternatives aux problèmes qu’elle
est appelée à résoudre, il semble que les réformateurs procèdent à un nouveau dé-
placement du point de décision par rapport à la citation d'un contrevenant devant les
tribunaux. Ce point de décision serait de nouveau reporté en amont de l'intervention
judiciaire et retomberait dans le champ des responsabilités de la police. Cette nou-
velle émergence de la discrétion policière n’aura de résultats bénéfiques que si elle
ne s'accompagne pas d'une reprise des pratiques arbitraires, critiquées à juste titre
par Skolnick et ses émules.
Facteurs d'incertitude
Les réponses que nous avons traduites comportent toutes, à cause de leur carac-
tère synthétique, un certain degré d'ambiguïté qu'il ne nous est pas apparu nécessai-
re de relever jusqu’ici. Il est toutefois deux thèmes effleurés dans les réponses qui
demeurent trop incertains.
On imagine difficilement qu'une telle définition soit proposée aux médecins, aux
avocats ou aux inspecteurs des finances. Nous pensons que le caractère nettement
insatisfaisant de cette définition (de cette indication) révèle une difficulté fonda-
mentale reliée à la notion de professionnalisme [99] policier. La revendication par les
policiers du statut de professionnel a coïncidé, à tout le moins en Amérique du Nord,
avec l'accroissement du prestige de la fonction et surtout avec l'augmentation
considérable des gains salariaux de la police.
Il den reste pas moins qu'il existe une certaine incompatibilité entre le noyau de
la notion de professionnalisme -la possession d'une expertise spécifique - et le ca-
ractère très diversifié des tâches de la police. C'est pourquoi on a usé de deux ex-
pédients pour définir le professionnalisme policier. On a, en premier lieu, tenté de
réduire la fonction policière à la plus dramatique de ses composantes : le contrôle de
la criminalité. Le bénéfice de cette stratégie est qu'elle autorisait la revendication
d'une expertise particulière. Cette réduction était cependant le fruit d'un volonta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 99
risme qui contrastait de façon trop manifeste avec la multiplicité des fonctions poli-
cières. C'est pourquoi on a eu recours à un autre procédé. Le professionnalisme poli-
cier a essentiellement été défini par l'établissement d'un contraste avec des prati-
ques antérieures de la police, quelle qu'en ait été la nature. C'est ainsi que le premier
style d'opération de la police en Amérique du Nord a été décrit comme le maintien
de l'ordre, la notion d'ordre étant définie par des requêtes particulières qui éma-
naient de l'autorité politique. Ce style d'opération était propice au patronage et
vulnérable à la corruption. Par contraste, la première réforme de la police qui a été
instaurée dans les années 1920 a insisté sur l'indépendance de la police par rapport
au pouvoir politique, sur les aspects étroitement légaux du travail policier, ainsi que
sur la lutte contre la corruption (Kelling et Moore, 1988, p. 4-5). Ainsi, ce qui ne
constituait au départ que les éléments généraux d'un contraste a bientôt servi de
base à une définition du professionnalisme policier qui reposait sur les facteurs d'in-
sularité, de légalisme et d'intégrité morale. Cette définition était presque vide de
contenu descriptif.
[100]
Ces problèmes, nous le rappellerons encore, sont l'indice d'une aporie plus fon-
damentale, qui tient dans la difficulté d'ajuster la notion-programme de profession-
nalisme avec la polyvalence du mandat de la police.
Comme nous l'avons vu, la police de communauté n’est pas une invention nouvelle.
Non seulement certains de ses principes sont anciens, mais le programme que nous
avons commenté a été formulé à la suite de nombreuses expériences sur le terrain.
Dans ces derniers cas, le modèle ne peut prétendre régir la pratique ; c'est plutôt
cette dernière qui a constitué la base dont il a été en partie extrait. L’enjeu persis-
tant du débat est de déterminer si la police de communauté constituera une straté-
gie d'ensemble de la police nord-américaine, dépassant ainsi le stade des expérien-
ces ponctuelles.
Le débat continue d'être très animé et s'est même envenimé depuis les tentati-
ves pour redéfinir la police de communauté comme police de tolérance zéro. Il pré-
sente certaines analogies avec la discussion orageuse qui a eu lieu sur le succès de la
réinsertion sociale, certains critiques [101] prétendant que « rien ne fonctionnait »
(Martinson, 1974), alors que pour d'autres la « réhabilitation » des délinquants fai-
sait figure de panacée à tous les problèmes de la justice pénale.
Les critiques de nature formelle procèdent moins à partir des résultats de la re-
cherche empirique qu'à partir d'une analyse théorique de la notion de police de com-
munauté. Nous en distinguons trois.
[102]
Les recherches les plus approfondies (Sherman, 1986 ; Skogan, 1986 ; Rosen-
baum, 1987) ont été critiques à l'égard des méthodes employées pour faire l'évalua-
tion des programmes de police de communauté et ont conclu que « la meilleure ré-
ponse que l'on peut apporter à la question de savoir ce qui a du succès parmi nos ef-
forts pour policer divers genres de communautés est que nous ne le savons pas »
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 102
(Sherman, 1986, p. 379). Dennis Rosenbaum. (1987, p. 118) a tiré de la pauvreté mé-
thodologique des recherches évaluatives des conclusions beaucoup plus radicales que
celles de Lawrence Sherman : il énonce l'hypothèse que des recherches impartiales
pourraient révéler que les programmes de police de communauté ont pour résultat
d'accroître le sentiment d'insécurité des citoyens (les directeurs de ces program-
mes auraient tendance à dramatiser le problème de la criminalité pour recruter plus
de citoyens dans le programme, ce qui produit un effet de panique). Nous repren-
drons cette épineuse question de l'analyse des résultats de l'évaluation de la police
de communauté dans les prochains chapitres, en particulier au chapitre 6. Nous ver-
rons que, pour il essentiel, les incertitudes initiales continuent de peser sur la re-
cherche la plus actuelle (Greene, 2000).
ble doit disposer de critères clairs et reconnus pour évaluer la performance de ses
employés.
Tout déficients qu’ils soient, les critères d'évaluation d'une police traditionnelle
peuvent au moins être définis opérationnellement (interventions dans le cadre d'in-
cidents criminels, identification des auteurs de délits, arrestations, etc.). Or, les
critères dont on se servira pour évaluer la performance des nouveaux policiers com-
munautaires ne s'imposent pas avec la même clarté. Comment évaluer la performance
d'un « solutionneur » de problèmes sociaux ?
Jerome Skolnick et David Bailey (1988a, p. 19) ont mis en doute que les nouvelles
recrues et les jeunes policiers aient la maturité nécessaire à la résolution de pro-
blèmes humains et sociaux complexes. À quoi l'on peut ajouter ceci : les recrues de
la police, comme les autres jeunes, sont profondément influencées dans leurs repré-
sentations et dans leurs attentes par la désinformation à laquelle se livrent les mé-
dias. Dans les représentations médiatiques - films, séries télévisées, etc. - la figure
du policier est plus proche de celle du samouraï que de celle du prêtre-ouvrier. Il est
très douteux que les jeunes qui s'engagent dans la police projettent initialement de
venir y faire du travail social.
Toutes ces résistances risquent d'être institutionnalisées par les syndicats poli-
ciers, reconnus en Amérique du Nord pour leur militantisme et leur corporatisme
étroit. Non seulement est-il prévisible que les syndicats policiers prendront en char-
ge les insatisfactions de leurs membres, mais il faut également souligner que le nou-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 104
veau modèle peut paraître mettre en péril l'une des conquêtes les plus chères du
syndicalisme policier. Nous avons en effet vu que le nouveau modèle introduisait une
certaine part d'incertitude dans la définition de la professionnalisation policière. Or,
le syndicalisme policier a livré quelques-unes de ses plus dures batailles pour qu'on
reconnaisse le statut de professionnel du policier.
Les résistances des cadres. On ne prévoit pas en général que la résistance des
cadres soit aussi vive que celle des hommes du rang. Au contraire, le risque majeur
du modèle est de diviser les corps policiers entre les cadres administratifs, qui s'ef-
forcent d'implanter le modèle, et les policiers opérant sur le terrain, qui rejettent le
modèle. Il n’en demeure pas moins qu'il y a quelques foyers de tension entre le nou-
veau modèle et la hiérarchie policière : le modèle réclame une décentralisation de
l'autorité traditionnellement difficile à réaliser dans une organisation à structure
[105] paramilitaire. De plus, il semble que le modèle pose des exigences relativement
contradictoires en réclamant d'une part une décentralisation de l'autorité et d'au-
tre part une centralisation du renseignement. Ainsi que plusieurs sociologues de la
police Font remarqué (Ericson, 1981 ; 1982 ; Sherman, 1986, p. 354), il existe très
peu d'organisations où l'équation baconienne entre l'information et le pouvoir est
aussi complète que dans la police. C'est pourquoi proposer à la fois de décentraliser
l'autorité et de centraliser le renseignement équivaut à recommander que l'on dé-
centre le pouvoir pour ensuite le centrer de nouveau.
Ces deux conditions peuvent faire l'objet d'une politique pénale explicite, pour
laquelle la répression de la récidive dans le champ de la criminalité courante consti-
tue la priorité. La réalité sociale est cependant infiniment plus vaste que les priori-
tés d'un appareil, même si celles-ci sont défendables. Il est en réalité faux de pré-
tendre que les infractions ne sont commises que par une minorité de délinquants -
pensons à la criminalité de mœurs - et de croire que la criminalité astucieuse n'exis-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 105
En sus des présupposés que nous avons déjà mis en lumière, le modèle de la police
de communauté repose sur au moins deux postulats. Le premier affirme qu’il existe
des ensembles sociogéographiques suffisamment solidaires - qui partagent suffi-
samment de choses - pour qu’on leur applique l'expression de « communauté » sans
abus de terme. Le second postulat est de nature opérationnelle : l'unité géographi-
que où s'incarne une communauté et qui constitue le terrain d'élection de la police de
communauté est le quartier (le « voisinage » ; en anglais, neighbourhood). Ces postu-
lats sont certes raisonnables. Ils peuvent néanmoins être contestés à partir de leurs
implications ou de leur validité opérationnelle.
En second lieu, nous avons déjà vu qu’un taux élevé de criminalité avait pour ef-
fet de pulvériser les structures communautaires, en forçant les habitants au retrait
dans l'attitude terrifiée du « chacun chez soi ». Cette situation, dans la mesure où
elle est correctement décrite, provoque des conséquences :
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 106
- Les quartiers les plus déshérités ne présentent pas les conditions favo-
rables à l'implantation de programmes de police de communauté.
- Les quartiers les plus criminalisés doivent être d'emblée portés au passif
du bilan éventuel de la police de communauté. Schuerman et Kobrin
(1986, p. 98) assignent à la police de communauté l'objectif essentiel
d'empêcher que les quartiers où la criminalité est dans un état émergent
ne basculent du côté des quartiers fortement criminalisés, où [107] la po-
lice - communautaire ou autre - est impuissante. Ces quartiers sont
considérés comme « perdus ».
- Dans la mesure où les quartiers les plus défavorisés - et qui sont égale-
ment affligés des plus hauts taux de criminalité - sont porteurs des pro-
blèmes les plus graves pour ce qui est de l'harmonie sociale, on pourrait
inférer que la police de communauté renonce d'emblée à opérer là où la
crise est la plus aiguë (Skolnick et Bayley, 1988a, p. 35 et suiv. ; Skogan,
1988, p. 69). Si cette stratégie limite l'accroissement des problèmes les
plus dramatiques, elle est apparemment impuissante à les résoudre.
Nous ne prétendons pas que cette position soit la bonne. Elle libère cependant un
ensemble de questions qui doivent être posées. Par exemple : quelle devrait être
l'unité géographique d'intervention d'une police de communauté en milieu rural ?
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 107
La liste des obstacles que doit surmonter la police de communauté apparaît im-
pressionnante, d'où l'importance de la question de l'existence d'une stratégie alter-
native. Nous traiterons brièvement dans cette [108] dernière partie des caractéris-
tiques de cette stratégie. Nous examinerons également quelques autres tendances
dont les effets sont importants dans la conjoncture policière actuelle. Les sujets sur
lesquels nous nous pencherons successivement seront la police proactive, la privati-
sation des forces de l'ordre, le contrôle civil de la police, le recrutement des effec-
tifs et la place des médias.
C'est dans une certaine mesure par abus de termes que l'on peut parler d’une
stratégie alternative. Il n’existe pas une stratégie alternative qui soit suffisamment
explicite pour être représentée comme un modèle rival de celui que nous avons dé-
crit. Ce qui existe tient dans un concept de base et dans divers moyens de l'incarner.
Le concept de base est celui de « proaction », auquel on se réfère sous des appella-
tions plus imagées comme « action policière agressive »ou « stratégie d'attaque
contre le crime » (en anglais, crime attack). Les moyens de réaliser cette stratégie
ont en commun de précéder et même d'anticiper la commission de délits, au lieu de
simplement y réagir. Parmi ces moyens, on peut en énumérer quatre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 108
[109]
- Des interrogatoires conduits dans des lieux publics : Des personnes sont in-
terpellées dans la rue ou d'autres lieux publics et soumis à un bref interro-
gatoire. Elles sont choisies à cause de leur apparence physique, de leur com-
portement ou tout simplement au hasard.
- La saturation d'un quartier par la patrouille : Les quartiers choisis sont des
quartiers qui, encore une fois, ont des taux très élevés de criminalité. Les
patrouilleurs sont à pied ou dans des véhicules.
de surreprésentation d'un lieu dans la provenance des appels font souvent l'objet
d'un programme particulier, appelé le RECAP (Repeat Complaint Address Policing) : la
police des adresses d'où proviennent des appels répétés.
Dans cette police de la répétition, il y a un second programme qui jouit d'une im-
portance considérable : c'est la surveillance et éventuellement la neutralisation des
récidivistes endurcis (les criminels de carrière).
Cette brève énumération n’épuise pas les tactiques utilisées par une police d'at-
taque. Toutes ces tactiques se rejoignent dans leur caractère notablement agressif,
ainsi que dans l'utilisation croissante d'un personnel militaire pour effectuer certai-
nes opérations. La police d'attaque da jusqu'ici pas fait l'objet d'évaluations systé-
matiques (Sherman, 1986, p. 367-372).
William Cunningham et Todd Taylor (1985) nous ont présenté une description
très élaborée des tendances qui ont marqué le domaine de la sécurité privée dans un
monumental rapport, auquel on se réfère souvent sous l'appellation de The Hallcrest
Report. Ces résultats peuvent être très [110] rapidement résumés de la façon sui-
vante : la majorité des prévisions relatives au développement exponentiel de la sécu-
rité privée se sont réalisées. Que ce soit au niveau du personnel employé, des bud-
gets et des services offerts, la sécurité privée égale ou dépasse en importance la
sécurité publique.
Il existe toutefois trois développements qui ont pris, depuis 1985, une ampleur
qui justifie leur mention.
[111]
Ces incidents, la plupart du temps tragiques, ont donné lieu à deux types de ré-
ponse.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 111
Les tensions raciales entre la police et les communautés ethniques ont donné lieu,
tant en Amérique du Nord qu’au Royaume-Uni, à l'institution de commissions d'en-
quête. Ces organismes ont généralement recommandé que l'on accroisse la représen-
tation des minorités ethniques au sein du personnel policier. Ces recommandations
ont partiellement été suivies aux États-Unis, dont les problèmes raciaux existent de
façon aiguë depuis plusieurs années.
On doit s'étonner que les organismes qui recommandent l'embauche par les corps
policiers de membres des minorités dans le but d'améliorer les relations entre la
police et ces minorités n’aient pas pris connaissance des résultats de l'application de
ces mesures aux États-Unis. Nicholas Alex (1969 ; 1976) et Stephen Leinen (1984)
ont montré que le résultat le plus tangible de ces mesures était de reproduire au
sein des corps policiers les conflits culturels et raciaux qui existent dans la société.
Cette remarque ne devrait pas nous conduire à cesser d'embaucher des membres
des minorités, dont le droit à avoir un emploi stable et bien rémunéré doit être res-
pecté par les corps policiers. Le recrutement de membres des minorités est une
exigence de justice sociale et de respect du droit au travail. Si, toutefois, on em-
bauchait des membres des minorités dans le seul dessein d'apaiser les tensions exis-
tant entre les minorités et la police, on risquerait de connaître de cruelles déconve-
nues.
[113]
Cette question est très vaste et nous ne pouvons concevoir de l'aborder au ter-
me d'un chapitre qui est déjà étendu. C'est pourquoi nous nous contenterons de citer
un fait qui a valeur de symbole et qui souligne l'acuité des problèmes.
La place de la police dans les films et les séries télévisées américaines s'est
considérablement accrue dans les 10 dernières années. Il y a quelques années, une
série télévisée a connu une popularité spectaculaire aux États-Unis et dans le mon-
de : il s'agit de Miami Vice, dont le titre réfère au nom de l'escouade qui s'occupe de
la répression du trafic de drogue et d'une grande partie du crime organisé dans la
ville de Miami. Cette série, [114] maintenant abolie, mais dont les épisodes sont régu-
lièrement rediffusés, dépeignait le travail policier un peu comme les films de James
Bond nous montrent l'univers de l'espionnage, c'est-à-dire d'une façon très grossiè-
rement frelatée.
Cet exemple est inquiétant du fait que les pouvoirs publics accordent une impor-
tance démesurée à la mythologie populaire, qui tient lieu d'opinion publique, lorsqu'ils
déterminent les politiques et les priorités dans le domaine de la répression du crime.
On pourrait citer à témoin la pratique de l'administration fédérale américaine de
nommer sous chaque président depuis Ronald Reagan un « tsar » de la répression du
trafic de la drogue (drug czar). Cette pratique est dénoncée comme un leurre par la
majorité des experts, y compris par l'économiste conservateur Milton Friedman, qui
milite en faveur de la légalisation des drogues. L’exemple de la série télévisée Miami
Vice, devenu maintenant contagieux, montre que les moyens mis en œuvre pour pro-
duire des représentations du travail policier sans rapport avec sa réalité sont telle-
ment considérables que les effets de désinformation qu’ils produisent paraissent
invincibles. Au regard du caractère systématique de l'entreprise médiatique de my-
thification du travail de la police, la possibilité de rectifier les croyances et les at-
tentes du public par rapport à la police est devenue infime.
Principales constatations
[115]
Ruben Rumbaut et Egon Bittner (1979, p. 283) proposaient d'établir une distinc-
tion entre rationalité formelle et rationalité substantielle au niveau des recherches
sur la police. La rationalité formelle réfère à l'ordre des moyens dont dispose la
police pour réaliser ses objectifs, alors que la rationalité substantielle réfère à l'or-
dre des fins et à la nature du mandat de la police, dans le contexte d'une société
donnée. Ces auteurs parvenaient à la conclusion que beaucoup de recherches sur la
police, ainsi que les réformes fragmentaires que ces recherches avaient parfois en-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 115
Il semble que l'on ait donné suite à leur vœu : le portrait que nous avons dressé
témoigne d'un souci marqué d'interroger les fins de l'action policière et de dépasser
le cadre relativement étroit d'un questionnement technocratique sur le choix des
moyens de maximiser l'efficacité des interventions policières.
[116]
Les problèmes que rencontre la police proviennent donc de deux sources. On peut
d'abord tenter d'en rechercher l'explication du côté de l'ensemble des rapports
entre la police et la communauté. Cette voie, qui paraît naturelle, n'est cependant
pas la seule possible. On peut aussi se demander si certaines difficultés fondamenta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 116
les ne seraient pas engendrées par un mauvais fonctionnement des autres composan-
tes du système pénal. Cette piste est également prometteuse.
Dans un article publié dans le périodique à grand tirage Newsweek, Meg Green-
field a fait état de recherches selon lesquelles l'engorgement des tribunaux était
tel que l'on pouvait parler d'un véritable effondrement du système judiciaire améri-
cain (Greenfield, 1989). Au cours de recherches effectuées en 1989 dans la ville
canadienne de Victoria (250 000 habitants), nous avons appris que tous les patrouil-
leurs qui devaient assurer la relève de l'après-midi étaient, sauf un, retenus au palais
de justice, où ils devaient témoigner dans des causes qui avaient fait l'objet de mul-
tiples ajournements. Cette situation était loin d'être inhabituelle.
D'une autre façon, il est indéniable que les problèmes extrêmement graves de
surpeuplement des prisons ont des retombées sur la perception qu’ont les policiers
de l'efficacité de leur action. Les sentences d'incarcération n’étant souvent pas
exécutées, les policiers retrouvent dans la communauté des contrevenants qu'ils
s'étaient efforcés de faire condamner à l'emprisonnement.
La distance qui sépare les deux branches du dilemme policier par rapport au
choix d'une stratégie d'intervention pour les prochaines années, nous semble s'être
considérablement agrandie depuis les premières distinctions entre divers styles
d'opérations établies par Wilson, dans un ouvrage qui est resté classique, Varieties
in Police Behavior (1968). Wilson [118] faisait la distinction entre trois styles, selon
qu'ils donnaient la priorité au maintien de l'ordre, à la lutte contre la criminalité ou à
la volonté de pourvoir divers services à la communauté. La plupart des forces policiè-
res pratiquaient à divers degrés ces trois styles, qui n’étaient pas mutuellement in-
compatibles.
Il semble que dans la conjoncture actuelle, la police soit confrontée au choix en-
tre un style social et un style militarisé d'intervention. Tout semble nous indiquer
que ces deux styles ne sont pas compatibles et que d'être acculé à un tel dilemme
stratégique ne représente pas pour la police un développement favorable de la
conjoncture au sein de laquelle elle opère.
On a fait grand cas dans le passé de la différence entre la police des comporte-
ments et la police des opinions, cette dernière étant perçue comme une menace pour
les institutions démocratiques.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 118
Il nous semble maintenant clair que les pouvoirs publics attribuent à l'effort de
réduire le sentiment d'insécurité qui prévaut dans certaines agglomérations urbaines
une priorité égale à celle de s'attaquer aux problèmes de criminalité eux-mêmes.
Comme nous l'avons déjà souligné, il est d'abord loin d'être sûr que ces deux entre-
prises coïncident de façon significative et qu’elles puissent être menées de concert
en usant des mêmes moyens. Il nous semble en outre qu’il faudrait se livrer à une
réflexion approfondie sur les fins de la police, dès qu’on envisage que la cible de ses
opérations puisse déborder de la sphère du comportement extérieur des membres
d'une société et résider dans leurs perceptions et leurs opinions.
Nous avons déjà vu que la métaphore qui présentait l'image la plus répandue de la
police américaine - cette mince ligne bleue qui est le rempart social contre le crime -
était en train de tomber en désuétude. Les métaphores, croyons-nous, jouent un rôle
important dans la constitution d'une identité collective.
- synthèse
Le modèle « communautaire »
Fausses alternatives
[121]
Deuxième partie :
Proximité et visibilité
Chapitre 4
Policier l'apparence 40
Comportements et opinions
Que ce soit dans le domaine de la médecine ou dans celui des autres disciplines
où les praticiens effectuent des interventions auprès de personnes ou de groupes, on
a coutume de distinguer les interventions de type physique des interventions de type
psychique, l'expression de psychique étant entendue ici dans son sens le plus général.
Cette distinction entre l'intervention de nature physique et l'intervention de nature
psychique a été faite sous plusieurs formes différentes. C'est ainsi que, dans un
texte intitulé « Idéologies et appareils idéologiques d'État » * , qui a eu une influen-
ce considérable au moment de sa publication, Louis Althusser (1970) nous a proposé
de faire la distinction entre deux types d'appareils d'État. Le premier type, le plus
connu, est celui de l'appareil répressif qui fonctionne à la violence, c'est-à-dire qui
effectue des interventions impliquant un certain usage de la violence physique. L'ar-
mée et, de façon toute particulière, la police ont été présentées par Althusser com-
me les exemples les plus courants de ces appareils d'État qui fonctionnent à la vio-
lence physique. Dans ce texte, Althusser distingue un second type d'appareil d'État,
qu’il baptise les « appareils idéologiques d'État », et qui ne fonctionneraient pas à la
violence mais plutôt au dressage idéologique. Les [122] exemples présentés par Al-
thusser pour illustrer la nature de ces derniers appareils sont la famille, le droit et,
plus particulièrement, l'école.
Althusser a pris bien garde, dans son texte, d'insister sur le fait que les appa-
reils d'État ne fonctionnaient pas exclusivement à la violence ou à il idéologie, ces
dernières expressions désignant plutôt une dominante qu'un mode exclusif de fonc-
tionnement. Il n'en reste pas moins que dans la perspective développée par Althus-
ser, la police est un appareil d'État qui fonctionne de façon massive à la violence. Le
but de ce chapitre n’est pas d'instruire une polémique contre Althusser, dont l'in-
fluence a maintenant décru. Son texte n'est cité ici que parce qu’il illustre une façon
très répandue de concevoir l'appareil policier. On trouve des façons similaires de
concevoir la police dans la sociologie américaine, en particulier dans les travaux
d'Egon Bittner. Comme nous l'avons dit plus tôt, ce qui caractérise la police pour
Bittner (1970 ; 1974) et ses disciples, comme Carl Klockars, c'est que la possibilité
de recourir à la coercition physique pour résoudre les problèmes qui tombent dans le
champ de ses compétences existe toujours.
Ce propos peut être énoncé ainsi : il faut faire la distinction entre deux modes
de fonctionnement de l'appareil policier. Le premier, qui consiste en l'usage de la
force, est celui qui est le plus couramment associé à l'intervention policière. Il exis-
te toutefois un second mode d'intervention de la police, dont nous aimerions mettre
l'existence en lumière, selon lequel celle-ci s'efforce de modifier les perceptions
des citoyens de leur environnement pour augmenter leur sentiment de sécurité. La
police a fait, depuis qu'elle existe, des efforts soutenus pour accroître le sentiment
de sécurité au sein de la communauté. La mise en lumière de ces efforts ne constitue
donc pas en elle-même une découverte. Il importe toutefois de souligner que jusqu’ici
la croissance ou la décroissance du sentiment de [123] sécurité des citoyens étaient
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 123
Notre thèse est que les opérations policières qui sont les plus aptes à entretenir
un sentiment de sécurité dans la communauté ne coïncident pas avec l'action tradi-
tionnelle de répression du crime qui est l'apanage prétendu de la police. Bien sûr,
nous ne nions pas que l'action répressive de la police ait des effets qui sont parfois
sensibles sur la croissance ou la décroissance du sentiment de sécurité. Néanmoins,
des recherches récentes ont montré que les fluctuations du sentiment de sécurité
au sein d'une collectivité n'étaient d'aucune façon réductibles aux fluctuations de la
courbe des taux d'élucidation des crimes majeurs. En effet, il paraît de plus en plus
clair que la croissance du sentiment de sécurité est un objectif qui ne sera atteint
que par des modes d'intervention qui diffèrent de façon profonde de la répression
ordinaire de la criminalité. Ces modes d'intervention reposent sur les contacts entre
la police et les citoyens, l'instrument privilégié de ces contacts étant la parole
échangée plutôt que l'usage de la force.
[124]
L’analyse qui suit ne prétend pas à l'exhaustivité. Les facteurs dont nous traite-
rons ont été retenus en fonction de leur pertinence pour débattre de la thèse que
nous présentons sur le dédoublement des opérations policières en des interventions
tactiques qui ont pour but de résoudre les affaires soumises à la police, et en la mise
en œuvre de stratégies dont le but est la promotion du sentiment collectif de sécu-
rité.
La surcharge du système
[125|
Bien que ces chiffres soient impressionnants, on aurait tort de penser que le
système pénal américain constitue une exception par rapport aux systèmes des au-
tres pays occidentaux. En effet, Albert Blumstein (1988) a montré que si l'on profi-
lait les taux d'incarcération sur ceux de la criminalité, les États-Unis ne recouraient
pas à l'incarcération plus fréquemment que la plupart des autres pays démocrati-
ques. Lorsque l'on calcule une proportion entre les taux d'incarcération et les taux
de criminalité, les États-Unis ne se situaient pas, en 1988, dans le peloton de tête
des pays qui pratiquent l'incarcération. C'est donc dire que le recours abusif à l'in-
carcération est un fléau qui déferle sur la plupart des pays occidentaux, même s'il
sévit de façon plus particulière aujourd'hui dans des pays comme les États-Unis, la
Russie et l'Afrique du Sud. L’un des problèmes les plus aigus, à cet égard, est la
croissance généralisée dans presque tous les pays occidentaux du recours à l'incar-
cération préventive.
42 Pour tous ces chiffres, consulter le site Web de « The Sentencing Project »
http://www.sentencingproject.org.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 126
La surcharge qui afflige l'appareil judiciaire pèse lourdement sur l'appareil poli-
cier. La police est contrainte de ne donner aucune autre forme de suite que bureau-
cratique à un très grand nombre de plaintes dans le domaine des délits contre la
propriété. Les limites de plus en plus perceptibles de l'action des services publics de
police peuvent être démontrées a contrario en invoquant la croissance très rapide
qu’ont connue les services privés de sécurité. De toute évidence, ceux-ci sont venus
occuper les plages d'opération dont se sont retirés les services publics de police
pour des motifs de surcharge.
Un changement d'idéologie
En effet, la nouvelle idéologie a été élaborée surtout par des juristes et l'on
peut affirmer que la plupart de ses concepts, comme le « juste dû » (just desert),
viennent du droit. On peut également la caractériser sous trois aspects, qui contras-
tent avec les précédents. Cette idéologie substitue à la notion de déterminisme celle
de responsabilité. Cet accent qui est mis sur la responsabilisation de l'infracteur
opère fréquemment comme un facteur d'aggravation des peines qui seront imposées.
En deuxième lieu, ce nouveau courant idéologique éprouve un scepticisme sans re-
cours envers l'approche thérapeutique dans le domaine des comportements déviants.
En conséquence, la notion de punition a de nouveau supplanté celle de traitement. En
troisième lieu, cette nouvelle idéologie repose en grande partie sur une réactivation
de la notion de blâme. Un infracteur est quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un
comportement qui est moralement et socialement blâmable. La composante morale de
cette idéologie est donc beaucoup plus affirmée que dans le cas précédent. Dans le
contexte de la « politique du ressentiment » qui s'est établie en Amérique du Nord,
cette composante morale joue plutôt en défaveur de l'infracteur qu'en sa faveur,
puisqu’elle procure un fondement moral à sa punition.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 128
[128]
une procédure légale qui est complexe et qui agit comme un frein sur l'action policiè-
re.
Il existe maintenant un certain nombre d'indices qui nous suggèrent que les deux
caractères précités de l'intervention policière - intervention qui s'effectue dans des
lieux publics et qui est déclenchée par des comportements perceptibles - de plus en
plus problématiques.
La police, nous venons de le dire, intervient dans des lieux publics. Or, le statut
des espaces commence à devenir profondément ambigu, comme en témoigne une cau-
se dont à été saisie la Cour suprême du Canada en 1976 (Harrison c. Carswell
[1976] 2 R.C.S. 200). Quelques jeunes jouaient de la guitare dans un centre commer-
cial ; certains commerçants s'en sont plaints et la police a tenté de chasser les jeu-
nes gens. Ceux-ci lui ont résisté en alléguant qu'ils se produisaient dans un endroit
public et qu’il n’était dans le droit d'aucun propriétaire de les chasser de cet endroit.
Les jeunes ont finalement dû se rendre à l'action de la police et ont quitté les lieux ;
l'un d'eux a subséquemment été accusé d'intrusion illicite et la cause a été portée
jusqu’en Cour suprême du Canada, qui a tranché en faveur des commerçants qui
avaient voulu chasser les jeunes gens. Néanmoins, dans une opinion dissidente, le juge
en chef de la Cour suprême, le juge Bora Laskin, nous a révélé le caractère juridi-
quement ambigu de ces espaces que constituent les centres commerciaux. C'est en
réfléchissant sur cette opinion dissidente que Clifford Shearing et Philip Stenning
(1981a) ont créé l'expression de « propriété privée de masse » (mass private proper-
ty) pour désigner ces lieux. Cette expression, délibérément contradictoire, a été
forgée pour référer à des lieux dont le statut juridique oscille entre la propriété
privée et la propriété publique. Les raisons de cette oscillation sont multiples. Ces
lieux sont d'abord de dimensions très considérables ; ils ne sont jamais constitués
par un seul édifice, quelle qu'en soit la taille. Ce sont en général des lieux ouverts, où
se trouvent un nombre important de bâtiments. Pensons à cet égard à ces très vas-
tes galeries souterraines que l'on trouve en Amérique du Nord et où un grand nom-
bre de commerçants occupent des boutiques de dimensions variables. La notion même
de propriété privée se trouve dans ces cas subvertie, soit par le nombre de proprié-
taires ou de locataires - tous les boutiquiers qui occupent une galerie souterraine -
ou par le statut du propriétaire, qui est [130] généralement une corporation publique.
Enfin, le dernier trait de ces propriétés privées de masse est d'être fréquentées
non pas uniquement par plusieurs personnes, mais par une véritable multitude de
gens, qui considèrent ces espaces un peu comme des parcs publics.
Le nombre des lieux que l'on pourrait ranger dans la catégorie de propriété pri-
vée de masse a crû de façon exponentielle dans nos environnements urbains. Dans la
cause qui a été soumise à la Cour suprême du Canada, il était question d'un centre
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 130
commercial. Ces lieux nous sont maintenant devenus familiers. Il existe toutefois
tout un ensemble de lieux qui possèdent les traits de la propriété privée de masse,
comme par exemple les galeries commerciales souterraines qui bordent les accès au
métro et les grands parkings souterrains ou en surface. Le réseau de transport,
comme le métro souterrain, nous semble aussi faire partie de ces espaces dont le
statut juridique oscille entre le public et le privé.
L’indice le plus probant du caractère ambigu de ces lieux par rapport à la distinc-
tion du public et du privé se trouve dans la difficulté à trouver des personnes pour
les POLICIER. En Amérique du Nord, les corps de police publics sont notoirement
réticents à patrouiller des endroits tels que le métro, les centres commerciaux, les
galeries souterraines et les grands stationnements, en dépit du fait qu’un nombre
important d'actes délictueux y sont perpétrés. La police invoque à la fois son manque
de ressources et le caractère « privé » de ces lieux pour refuser d'y intervenir. Les
autorités qui gèrent ces espaces doivent alors ou bien créer leur propre service de
sécurité ou encore avoir recours aux services contractuels d’une agence de sécurité
privée. Ces solutions engendrent deux difficultés. La première est de nature finan-
cière : maintenir son propre service de sécurité ou entrer dans une relation contrac-
tuelle avec une agence de sécurité privée implique des frais qui sont la plupart du
temps considérables. Dans des périodes de restriction budgétaire, on a tendance à
remplacer le personnel qui assure la sécurité dans ces endroits par des équipements,
comme des systèmes d'alarme, des caméras vidéo, des distributeurs automatiques et
des appareils de contrôle des accès. La seconde difficulté engendrée par la privati-
sation de la sécurité est que le personnel de sécurité privée qui remplace les poli-
ciers des forces publiques est loin de jouir de la compétence et de la crédibilité de
ces derniers auprès des usagers des propriétés privées de masse.
[131]
Cette hypothèse est pleinement justifiée par le résultat des recherches empiri-
ques, qui assignent trois causes au sentiment d'insécurité, soit l'amplification par les
médias de communication de la fréquence et de la gravité des délits qui sont perpé-
trés dans certains lieux, la rumeur et l'échange d'anecdotes troublantes sur l'occur-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 131
Le second trait général de l'intervention policière est qu'elle est déclenchée par
un événement qui est pleinement visible, sinon public. Il existe bien entendu un cer-
tain nombre d'exceptions à cette règle, comme la délinquance d'affaires. La délin-
quance d'affaires est toutefois le prototype même de ces exceptions qui confirment
la règle. Comme ce type de délinquance est très peu visible, il fait l'objet d'une ré-
pression qui est très irrégulière, voire inexistante par rapport à la masse potentielle
des affaires.
[132]
Les femmes ne constituent pas la seule population qui soit particulièrement vul-
nérable à la violence. Dans la foulée des études féministes, on s'est préoccupé d'une
façon croissante des agressions nombreuses dont étaient victimes les enfants, les
personnes âgées, et de façon plus générale, les personnes que nous qualifierons de
dépendantes (par exemple, les malades). Cette prise de conscience de la vulnérabilité
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 132
L'examen des agressions dont étaient victimes les populations vulnérables énu-
mérées plus haut a révélé le contexte dans lequel ces populations étaient victimes de
violence. Il s'agit en grande partie du contexte de la vie privée, sinon celui de la vie
intime. En effet, la découverte de l'ampleur de la violence faite aux femmes a coïn-
cidé avec celle de l'étendue de la violence domestique, c'est-à-dire de la violence à
l'intérieur du couple et de la famille. D'une façon analogue, l'une des formes les plus
fréquentes d'agression sexuelle dont sont victimes les enfants - l'inceste - se pro-
duit par définition à l'intérieur de la cellule familiale. Quant aux personnes âgées ou
dépendantes, elles font l'objet d'agressions dont les auteurs sont ceux et celles-là
mêmes qui ont la charge de veiller sur elles. Le caractère public de la dénonciation de
la violence conjugale, de l'inceste et de l'agression contre les personnes âgées ou
dépendantes ont engendré une réponse policière que nous désignerons comme le (dé-
but d'un) quadrillage de la vie intime. Il importe de souligner que ce quadrillage n'est
pas une initiative policière (les instances décrites par Donzelot [1977] n'appartien-
nent pas à la police comme telle). Bien au contraire, les corps policiers publics ont
toujours fortement résisté à l'idée de judiciariser les cas de violence familiale. Cet-
te résistance continue de se manifester, alors même que dans plusieurs juridictions
canadiennes et américaines, la police est maintenant contrainte d'intervenir dans le
cadre d'incidents qui impliquent de la violence familiale, ainsi que d'y effectuer des
arrestations qui conduiront éventuellement à des poursuites judiciaires. Cette péné-
tration de la police au sein des diverses sphères de la vie intime est un développe-
ment qui est lourd de conséquences pour le futur.
[133]
La famille étant de plus en plus incapable de prendre en charge ses membres dé-
pendants, il s'est développé un réseau d'établissements qui ont précisément pour
fonction de s'occuper des personnes qui ne peuvent prendre soin d'elles-mêmes.
C'est ainsi que les crèches, les pensionnats, les orphelinats et, dans une certaine
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 133
mesure, l'école primaire, s'occupent des enfants ; les hôpitaux et les cliniques s'oc-
cupent des malades et les hospices prennent en charge les personnes âgées. Or, tant
au Canada qu'aux États-Unis, l'opinion publique a été secouée par divers scandales
mettant en cause les réseaux substitutifs à la famille pendant les 20 dernières an-
nées. De façon particulière, plusieurs enquêtes ont jeté une inquiétante lumière sur
les sévices dont étaient victimes les enfants dans des établissements gérés par la
clergé à qui ils étaient confiés.
On aurait tort de penser que la police est en train d'envahir les familles et les
établissement scolaires ou hospitaliers en Amérique du Nord. On n'a pas encore me-
suré de façon précise l'ampleur de la violence qui régnait au sein de la vie intime et
qui appelait l'intervention de la police. Sans préjuger du degré d'investissement des
forces policières dans ces nouveaux contentieux issus de la vie intime, on peut
d'ores et déjà tirer deux conclusions. On doit d'abord se rendre à l'évidence que les
champs potentiels d'intervention policière se sont très considérablement élargis, en
dépit de la résistance de la police, qui ne voit pas dans ces interventions des activi-
tés qui relèvent de son mandat traditionnel. La seconde de nos conclusions est relati-
ve à la croissance du sentiment d'insécurité. L'insécurité, nous l'avons vu, est une
fonction de la masse des discours qui portent sur des événements susceptibles
d'inspirer des inquiétudes. Or, il est difficile de nier que la violence faite aux fem-
mes, aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes dépendantes ait fait l'objet
d'un débat soutenu dans nos sociétés. Il faut ajouter que certains groupes, comme
les personnes âgées, sont, en raison même de leur vulnérabilité, profondément sensi-
bles aux effets ravageurs de la rumeur. Si nous ne sommes pas à l'heure actuelle en
mesure de prédire quelle sera la nature et l'ampleur des activités policières qui sont
suscitées par l'émergence de ces nouveaux contentieux issus de la vie intime, on
peut néanmoins affirmer que leur existence même est la manifestation d'un senti-
ment largement répandu d'insécurité, que d'autre part ils alimentent.
[134]
matiques sur le rapport entre les médias, la criminalité et la justice pénale (les im-
portants travaux de Richard Ericson et coll. [1987 ; 1989 et 1991] constituent une
exception notable à cette affirmation).
Ces remarques sont fondées, mais incomplètes. La place qui est accordée aux
faits divers et aux cas qui relèvent de la justice pénale est différente, selon le type
de média auquel on se réfère. C'est surtout la presse électronique - la radio et la
télévision - qui accorde une place disproportionnée aux reportages sur des incidents
criminels. Il faut insister sur le fait que le rôle de la presse ne se borne pas à nous
donner une représentation médiatique des événements : loin d'être un mécanisme
d'enregistrement passif des événements, la presse intervient de façon active et
diversifiée dans le cadre d'incidents de nature criminelle.
recherchés et qui incitent les citoyens à la délation. Ces initiatives sont nombreuses
et elles ont même reçu le sceau d'une appellation officielle : « info-crime » (en an-
glais, Crime Stoppers). Ce type d'émission s'est multiplié depuis la création de chaî-
nes de télévision qui, comme CNN et le réseau FOX, se spécialisent dans l'informa-
tion continue, à laquelle ils confèrent le caractère le plus sensationnel possible.
De toutes les interventions actives des médias, il y en a une qui jouit d'une im-
portance spéciale. L’action de la presse est un des facteurs les plus déterminants
dans la genèse et l'entretien du sentiment d'insécurité parmi la population. Dans un
document de travail publié en 1989, la Commission québécoise des droits et libertés
a montré que la panique alors engendrée à Montréal par les groupes de skinheads
avait été orchestrée par des journaux qui se spécialisaient exclusivement dans le
reportage d'incidents criminels. L’hystérie que provoque actuellement les bandes de
motards criminels au Canada constitue l'épiphanie de ces pratiques journalistiques.
Les relations entre la police, les jeunes et les membres des minorités ethniques
ou raciales n'ont jamais été particulièrement détendues. Il semble néanmoins que la
situation se soit encore dégradée et que les conflits entre la justice pénale, les jeu-
nes et les minorités soient encore plus durs. En effet, d'après une étude menée par
un chercheur de la Rand Corporation, 99% des petits trafiquants de drogue traduits
devant les tribunaux d'une grande ville américaine entre 1985 et 1987 étaient des
Afro-Américains (Tackett 1990a ; 1990b). Les statistiques américaines sur l'incar-
cération [136] que nous avons précédemment citées démontrent que plus de 25% des
Afro-Américains dont l'âge se situait entre 25 et 29 ans étaient sous le contrôle
direct des services correctionnels américains (incarcération, probation ou libération
conditionnelle).
durée de trois ans, quel que soit le crime que cette personne avait commis. Ce type
de législation, qui soumet une population déterminée à un régime de peines plus indul-
gent, produit des effets qui sont à l'évidence bénéfiques, surtout quand il s'agit des
jeunes. Il produit également des effets pervers. Le plus important de ces effets est
le ressentiment que causent dans la population ces mesures perçues comme trop
indulgentes. Dans les années qui ont suivi la loi de 1980, on lui a apporté divers amen-
dements pour en accroître la sévérité et pour faciliter le renvoi des jeunes contre-
venants devant les tribunaux pour adultes. Ces mesures n'ont pas réussi à pacifier
l'opinion publique. En 2001, le gouvernement fédéral a fait voter une nouvelle Loi sur
le système de justice pénale pour les adolescents, qui est une refonte complète de la
loi de 1980. Dans la loi de 2001, il est maintenant présumé que des peines pour adul-
tes seront imposées aux adolescents de 14 ans et plus coupables de crimes graves
avec violence. Cette refonte a été effectuée même si le Canada est, avec les États-
Unis, un des pays où les jeunes contrevenants sont incarcérés le plus fréquemment
(Sprott et Snyder, 1999). Depuis la cascade d'incidents violents qui se sont produits
récemment dans des écoles américaines (par exemple, en 1999, à Columbine), la mé-
fiance de certains adultes envers les jeunes et même les enfants s'est exacerbée.
[137]
La sous-traitance
Profitant de ce que les jeunes bénéficient d'une relative impunité devant les tri-
bunaux, des criminels adultes les persuadent de commettre un nombre important de
délits, en leur faisant valoir que les profits qu’ils en retireront excèdent de beau-
coup les risques qu’ils prennent. Au Québec, on en est même venu à soupçonner que
des jeunes avaient accepté une somme considérable d'argent pour plaider coupable à
une infraction de meurtre qu’ils n'avaient pas commise, en espérant que la peine qui
leur serait imposée n’excéderait pas les cinq ans prévus par la loi (le jeune espère
alors n’être pas déféré devant les tribunaux adultes). Il faut se hâter de préciser
que nous ne possédons pas d'études empiriques qui nous révèlent l'ampleur des phé-
nomènes auxquels nous venons de nous référer.
Le déficit de la dissuasion
Le second effet pervers de ces législations est qu'elles sont perçues comme une
mesure d'incitation auprès des jeunes à commettre des délits. D'où une réaction qui
ne se limite malheureusement pas à la dénonciation de la loi, mais qui dénonce tout le
groupe qui bénéficie apparemment de cette loi, c'est-à-dire les jeunes. Cette dénon-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 137
ciation s'accompagne de pressions pour que l'on réprime avec plus de sévérité la
délinquance des jeunes. Ces pressions trouvent un terrain favorable dans les corps
policiers, qui suppléent par leur propre violence ce qu’ils perçoivent être les lacunes
de la loi.
En effet, cette croisade est prise dans le même type de paradoxe que tous les
autres programmes élaborés par une bureaucratie gouvernementale. Lorsqu’un pro-
gramme d'intervention est mis en place et géré par une grande bureaucratie, il perd
rapidement de vue ses objectifs externes initiaux et sa principale fin devient celle
de se perpétuer lui-même. Pour une croisade antidrogue, la façon la plus efficace de
se perpétuer est d'affoler systématiquement l'opinion publique et de la convaincre
qu’en dépit des progrès, le problème demeure grave à cause de nouveaux développe-
ments imprévus (par exemple, l'invasion du crack).
Les facteurs qui précèdent peuvent être classés en deux catégories. Parmi ceux-
ci, certains concernent plus directement l'évolution des opérations policières que
celle de l'insécurité. Le statut ambigu des lieux, tel que nous l'avons décrit précé-
demment, a un lien plus direct avec l'évolution des opérations policières qu’avec celle
de l'insécurité. D'autres facteurs, par contre, exercent leur influence, surtout au
niveau des fluctuations de l'insécurité, comme la médiatisation de la justice pénale.
Toutefois, en dépit du fait que les facteurs antérieurement présentés aient tantôt
plus d'incidence sur les opérations de la police et tantôt plus sur l'insécurité, il den
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 139
reste pas moins qu’ils produisent des effets dans ces deux registres à la fois.
L’ambiguïté des lieux se reflète dans la difficulté de déterminer qui doit POLICIER
certains lieux, où trop fréquemment personne n’assume de tâches policières. Ces
endroits sont alors perçus comme menaçants, surtout aux heures où ils sont déser-
tés par la plus grande partie du public, ces perceptions n’étant pas sans influence sur
le sentiment collectif d'insécurité (voir Note sur l'insécurité, à la fin du présent
chapitre). Nous pourrions faire des remarques similaires sur les effets croisés de
tous les autres facteurs. Bien qu'on puisse identifier une dominante, ils produisent
leurs effets tant au niveau des opérations qu'à celui des croyances et des senti-
ments.
L’un des effets majeurs produits par le jeu de ces facteurs est, nous l'avons vu,
d'augmenter à un point tel la surcharge du système pénal qu'il [140] menace de s'ef-
fondrer. Un autre effet à grande échelle tient dans la dégradation de l'environne-
ment urbain. Celle-ci comporte d'abord un aspect physique : tantôt le centre et tan-
tôt la périphérie de plusieurs grandes villes peuvent être décrits comme des zones
sinistrées. Cette dégradation comporte également un élément humain qui se situe
dans la démoralisation et l'abandon des habitants de ces zones sinistrées. Le titre
pessimiste du livre de Wesley Skogan, Disorder and Decline (1990), reflète encore
adéquatement la conjoncture urbaine, bien que des progrès marqués aient été faits
dans des villes-phares, comme New York. Il va sans dire qu'une telle conjoncture a
appelé des mesures de redressement, que nous tenterons maintenant de décrire.
Une réponse :
la police de communauté
Les problèmes et les tendances que nous venons de décrire ont été à l'origine de
réformes profondes de la justice pénale, tant aux États-Unis qu’au Canada. Ces ré-
formes ont été effectuées à partir de 1970 et ont touché toutes les composantes du
système de la justice pénale, à savoir la police, les tribunaux et les services correc-
tionnels (les services d'application des peines). Ce chapitre portant sur le dédouble-
ment de l'action policière, nous ne dirons rien des réformes qui ont été effectuées
dans le domaine des tribunaux et des services correctionnels. Pour ce qui est d'une
description détaillée du nouveau modèle qui a été élaboré pour structurer les activi-
tés de la police, nous renvoyons le lecteur au chapitre précédent de ce livre, qui por-
te sur la réinvention de la proximité.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 140
- Une approche préventive. La prévention du crime est une exigence qui est
aussi vieille que la police elle-même et dont on ignore la plupart du temps
comment elle se traduit dans la réalité des opérations de la police. L’adoption
d'une approche véritablement préventive implique deux choses. La première,
et la plus obvie, est que la police cesse d'être un mécanisme dont l'action est
presque exclusivement déclenchée de l'extérieur (par l'appel d'un citoyen).
De façon plus profonde, la police ne doit plus se contenter de réagir à des in-
cidents individuels. Elle doit, au contraire, s’efforcer d'établir des liens en-
tre des incidents qui parais sent isolés et de les regrouper en leur donnant la
forme d'un problème que l'on pourrait résoudre de façon permanente en
établissant une politique générale d'intervention. En d'autres termes, l'ac-
cent mis sur la proaction implique un effort systématique de concertation
des interventions.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 141
[142]
Le modèle dont nous venons d'expliciter les principes a été réalisé de diverses
manières et il a donné lieu à un nombre considérable de [143] programmes et d'ini-
tiatives locales. Nous avons choisi de regrouper ces diverses réalisations en deux
catégories, à savoir les variantes orthodoxes du modèle et ses variantes non ortho-
doxes. Les variantes orthodoxes du modèle de la police de communauté sont les pre-
mières dans le temps et elles représentent un ensemble de mesures locales réunis-
sant la plupart des principes définissant le modèle. Les diverses stratégies regrou-
pées parmi les variantes non orthodoxes ne correspondent que de façon partielle et
incomplète au modèle. Ces stratégies ont en effet donné lieu à des mesures qui re-
noncent à une partie substantielle des caractéristiques de la police de communauté.
- Une police de proximité. Les expériences les plus anciennes dans le domaine
de la police de communauté ont consisté à revenir à la patrouille pédestre.
Celle-ci, qui a longtemps été le symbole même de la police de communauté,
poursuit deux objectifs : augmenter la visibilité de la présence policière et
améliorer les contacts avec la communauté. Les expériences de patrouille pé-
destre ont été longuement décrites à partir des années 1980 dans les tra-
vaux de Robert Trojanowicz (1982). À ces premières expériences de pa-
trouille pédestre a succédé une seconde série de mesures, inspirées de la
pratique japonaise de multiplier les points de contact entre la police et la po-
pulation (Bayley, 1979a). Certaines villes nord-américaines, comme Détroit,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 143
ont créé des comptoirs policiers de service et les ont multipliés dans la ville.
Ces points de contacts avec la population pouvaient, par exemple, être instal-
lés dans les locaux d'anciennes boutiques. La multiplication de ces points de
contact entre la police et la collectivité poursuit des objectifs similaires à
ceux de la patrouille pédestre, à savoir accroître la visibilité policière et fa-
ciliter les communications entre la police et les citoyens.
- Une police d'animation. Cette seconde stratégie est plus proactive et ambi-
tieuse que la première. Elle s'est avant tout assigné comme objectif de re-
mobiliser les habitants des quartiers défavorisés et de les amener à prendre
certaines mesures minimales pour reprendre le contrôle de [144] leur exis-
tence. Le moyen utilisé par la police pour parvenir à ses fins est, initialement,
l'organisation de rencontres diverses entre la police et les citoyens. Ces ren-
contres servent d'abord à échanger de l'information pertinente à la sécurité
de la communauté. Cependant, lorsqu’elles suscitent suffisamment d'intérêt,
elles sont utilisées comme point de départ pour la constitution des groupes
de citoyens qui se livrent régulièrement à diverses activités de prévention du
crime en partenariat avec la police. Le programme Tandem à Montréal et le
programme COPE (Citizen-Oriented Police Enforcement) de Baltimore sont
des illustrations de cette stratégie.
La plupart des programmes qu'on peut ranger dans cette catégorie étaient initia-
lement le produit de l'intensification de la croisade antidrogue par le président Bush
(père). C'est pourquoi ils constituent un ensemble de mesures relativement dispara-
tes. Nous allons nous borner à énumérer les plus significatives de ces mesures, en
nous inspirant des travaux de Dennis Rosenbaum (1990).
- Les programmes de délation. L’un des objectifs que poursuit la patrouille civi-
le est de rapporter à la police toutes les activités jugées suspectes en ce qui
a trait au trafic de drogue. Les incitations à la délation sont cependant deve-
nues beaucoup plus systématiques depuis que la télévision a décidé d'assumer
un rôle pseudo-actif dans la répression du crime avec les fameux program-
mes d'info-crime. Notons que les médias tentent de croiser l'incitation à la
délation et le divertissement du public : les reconstitutions de crimes proje-
tées par une chaîne de télévision locale proviennent souvent d'une autre
chaîne du même réseau, qui opère à une distance de milliers de kilomètres, et
elles portent sur des crimes déjà résolus ailleurs.
Cette liste de mesures n’est pas exhaustive. Son intérêt tient dans ce qu'elle an-
nonce, à savoir le déclin de la police de proximité et la montée de ce que nous appel-
lerons dorénavant une police intensive. Au début de ce troisième millénaire, cette
montée a maintenant atteint son apogée avec la police de tolérance zéro.
Étant plus anciennes que les autres, les applications orthodoxes ont donné lieu à
un nombre plus important de projets d'évaluation. Notre discussion de l'évaluation
des applications orthodoxes du modèle sera donc plus approfondie que celle de l'éva-
luation des applications partielles 43 .
43 Parmi les travaux importants qui ont procédé à l'évaluation des applications or-
thodoxes du modèle de la police de communauté, on peut citer les recherches
suivantes : S. Bennett et Lavrakas (1988) ; Curtis (1985) ; Gabor (1990) ; J. R.
Green et Mastrofski (1988) ; Lavrakas (1985) ; Lavrakas et Bennett (1989) ; La-
vrakas et Rosenbaum (1989) ; Murphy et Muir (1984) ; Pate, Wycoff, Skogan et
Sherman (1986) ; Rosenbaum (1987 ; 1988) ; Rosenbaum et Heath (1990) ; Ro-
senbaum, Hernandez et Daughty (1991) ; Sherman (1986) ; Sherman, Milton et
Kelly (1973) ; Skogan (1986 ; 1990) ; Skolnick et Bayley (1986 ; 1988a ; 1998b) ;
Trojanowicz (1986). Le propre de ces travaux est de dépasser le stade impres-
sionniste de l'évaluation et de reposer sur une méthodologie explicite et valide.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 147
outre, plusieurs grands services policiers urbains ont à toutes fins pratiques renoncé
à lutter contre la petite délinquance pour concentrer leurs efforts à contrer la
grande criminalité.
Ces conclusions initiales allaient être reprises sous la forme d'un programme
d'action dans l'article célèbre de Wilson et Kelling (1982 ; 1994 pour la traduction
française) dont nous avons déjà parlé. Dans cet article, les deux auteurs se propo-
saient de donner la réplique aux détracteurs des programmes de police de commu-
nauté. On reprochait en effet au modèle de la police de communauté de délaisser la
proie pour l'ombre, en concentrant ses efforts sur le sentiment d'insécurité, tout en
paraissant négliger la lutte contre le crime lui-même ; on objectait également à la
police de communauté que le privilège qu’elle accordait au maintien de l'ordre par
rapport à la répression du crime avait pour conséquence d'élargir d'une façon in-
contrôlée le mandat des services policiers. James Q. Wilson et George Kelling
n’apportent pas de réponse claire à la seconde des objections dans leur article ; tou-
tefois, ils donnent une réplique convaincante à la première. Comme leur réplique a
fait école et qu’elle a fait l'objet d'élaborations subséquentes (Kelling et Coles,
1996), nous allons en faire l'analyse.
La position élaborée par ces deux auteurs repose en partie sur une métaphore,
indiquée dans le titre de leur article Broken Windows (« vitres cassées »). Cet arti-
cle commence par faire état d'un phénomène [149] bien connu de ceux qui se sont
penchés sur les mécanismes par lesquels un environnement urbain se dégrade : si
quelqu'un brise la première vitre d'un édifice et qu'on néglige de réparer ce carreau
brisé, il se produit fréquemment que toutes les autres fenêtres de l'édifice seront
aussi cassées. Cette métaphore reçoit d'abord une application littérale dans le texte
de Wilson et Kelling : ils font valoir que la dégradation de l'environnement physique
dans un quartier est un facteur qui est très profondément criminogène et qu’il faut
prendre les moyens d'en empêcher la progression. Là n’est toutefois pas le fonde-
ment de leur argumentation, car ils vont plus loin : de la même façon, disent-ils, qu'on
finira par briser tous les carreaux d'un édifice dont la première vitre brisée da pas
été réparée, un quartier qui est d'abord la proie systématique de désordres mineurs
et de la petite délinquance deviendra progressivement un terrain propice à la grande
délinquance et il se métamorphosera en une zone sinistrée ou en un ghetto habité par
de grands prédateurs, qui terroriseront le reste de la population. À partir de ce
constat initial, l'argumentation de nos deux auteurs se déploie selon une séquence de
cinq affirmations dont la plus importante est la deuxième.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 149
4. Les grands délinquants ont alors le champ libre et le quartier qui est pris
dans ce processus de dégradation se vide peu à peu de ses éléments les
plus actifs.
5. Au terme du processus, on trouve une zone habitée par une population dé-
mobilisée (chômeurs, familles monoparentales, enfants, personnes âgées,
personnes dépendantes) qui est à la fois terrifiée et exploitée par ceux qui
y exercent leurs activités criminelles en toute impunité.
[150]
proie pour l'ombre en s'investissant dans des activités dont le principal résultat est
de faire diminuer la peur du crime. En luttant contre le sentiment d'insécurité, la
police de communauté se trouve à long terme à lutter également contre la criminali-
té.
Le 6 décembre 1989, un jeune homme âgé d'environ 18 ans, du nom de Marc Lé-
pine, a pénétré dans les édifices qui abritent l'École polytechnique de l'Université de
Montréal. Il était armé d'un fusil semi-automatique et d'un couteau qu’il a utilisés
pour tuer 14 étudiantes. Après ce carnage, il a écrit une brève note où il expliquait
les motifs de son geste, puis il s'est donné la mort. Dans les jours qui ont suivi ces
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 151
44 Mentionnons à cet égard qu’un grand quotidien de Montréal avait engagé une
procédure judiciaire pour obtenir une copie intégrale de la note de suicide de
Marc Lépine, afin de la publier. Pour justifier devant les tribunaux son refus de
communiquer le contenu de cette note de suicide, la police de Montréal avait fait
témoigner des psychiatres pour démontrer que la publication de cette note pou-
vait provoquer une répétition de ces événements.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 152
fait valoir qu'être sous les feux de la presse était une situation enviable, à cause de
la publicité qu’elle engendrait, et que beaucoup d'établissements auraient souhaité se
trouver à la place de l'École polytechnique. Il a donc conseillé aux autorités de l'Uni-
versité de Montréal d'exploiter à leur avantage les reportages qui ne manqueraient
pas d'être faits sur la tuerie de décembre 1989 et de cesser de déplorer leur sort.
En somme, ce représentant d'un grand quotidien était d'avis que l'École polytechni-
que devait utiliser le fait que 14 de ses étudiantes avaient été assassinées pour faire
mousser la publicité de l'institution. Comme on pouvait s'y attendre, le premier anni-
versaire de la tragédie de l'École polytechnique a été célébré avec éclat dans la
presse et l'École polytechnique a été la proie d'un excès d'insécurité.
Plutôt que de juger l'attitude la presse dans cette affaire, nous formulerons
quelques hypothèses qui pourraient contribuer à l'éclairer. Nos recherches antérieu-
res nous ont amené à fréquenter tant les milieux de la presse que ceux de la police.
Or, nous avons constaté que sous plusieurs rapports, l'attitude de la presse peut
être rapprochée de celle qu'ont adoptée la police et, de façon plus particulière, ses
services de renseignements, il y a environ une vingtaine d'années. En première analy-
se, les points de rapprochement sont au nombre de sept. Nous les présenterons briè-
vement, car de la même façon que l'on peut explorer la dimension [153] discursive de
l'intervention policière, on peut repérer des fonctionnements policiers dans le sys-
tème des médias de communication.
La puissance. Comme la police, la presse est une organisation puissante qui susci-
te la crainte. La puissance de la presse inhibe la critique approfondie et soutenue de
ses activités (on aurait tort de confondre la critique et ces dénonciations épisodi-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 153
La dénégation des bavures. La presse, comme la police, adopte une attitude très
défensive, autant par rapport aux effets pervers qu’aux effets malicieux intention-
nels de son action. Le principe qui est implicitement allégué pour justifier tous les
abus est que la fin justifie les moyens. Le droit du public à l'information, de même
que l'impératif de protéger la sécurité nationale d'un État, peuvent identiquement
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 154
être allégués pour justifier que l'on brise de façon irrémédiable une carrière.
L’attitude la plus fréquemment adoptée pour couvrir une bavure consiste à faire
comme si elle n’existait tout simplement pas.
Peu de recherches évaluatives ont pu être complétées sur les applications par-
tielles du modèle de la police de communauté. Lorsqu’une évaluation a effectivement
pu être menée à son terme, ses résultats se sont avérés similaires à ceux qui ont été
obtenus dans le cas des applications orthodoxes du modèle. C'est ainsi que le groupe
parapolicier qui s'appelait les Anges gardiens (Guardian Angels) a fait l'objet d'une
évaluation rigoureuse (Pennell, Curtis, Henderson et Tagman, 1989). Cette évaluation
a révélé que l'action des « anges » ne produisait pas de diminution de la criminalité
dans le métro, où ils sont déployés. Il semble toutefois que le public se sente davan-
tage en sécurité lorsqu'une station de métro est patrouillée par eux. Nous retrou-
vons donc un résultat qui nous est maintenant familier : les réformes de la police
produisent leurs effets plutôt au niveau de la peur du crime qu’à celui du crime lui-
même.
Un nouveau vigilantisme
Il semble donc que les limites des applications non orthodoxes du modèle de la
police de communauté ne sont pas moins marquées que celles de ses variantes ortho-
doxes.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 156
Nous avons d'abord constaté l'existence d'une crise au sein du système pénal,
occasionnée par la surcharge de ce système dans chacune de ses sphères d'interven-
tion. Nous avons ensuite tenté de fournir une explication partielle de cette crise en
décrivant l'action d'un certain nombre d'éléments. Ces descriptions nous ont conduit
à repérer des facteurs qui opèrent dans des domaines différents. Certains d'entre
eux opèrent davantage sur les fluctuations du sentiment de sécurité, sur la peur du
crime et, de façon plus générale, sur les croyances des citoyens. Certains autres, au
contraire, exercent plutôt leur action sur les taux de fréquence des comportements
délinquants eux-mêmes.
Nous nous sommes ensuite penché sur les solutions que l'appareil policier a tenté
d'apporter à cette crise et nous avons constaté deux choses :
Ces constatations nous amènent à tirer trois conclusions qui visent à relancer le
débat plutôt qu’à le clore.
Deux polices ?
Il nous paraît opportun de faire la distinction entre une police d'osmose, qui
maintenant correspond en gros aux applications orthodoxes du modèle de la police de
communauté, et une police d'intervention, dont les activités prolongent celles de
l'appareil policier traditionnel, avec une « valeur ajoutée » à ses aspects coercitifs.
Une police d'osmose vise à [158] enserrer le social dans les mailles d'un réseau dont
le caractère essentiel est la stabilité. Cette police d'osmose pourrait mettre en péril
les libertés civiles dans la mesure où elle est l'instrument rapproché d'un État cen-
tralisateur -la police de proximité ne doit pas être trop proche de l'État. Une police
d'intervention procède au coup par coup et trouve dans la gestion de crises son mode
d'opération. Le risque ultime qu'elle fait peser sur les libertés est celui du décret
d'un état d'urgence, comme cela a été le cas au Québec en octobre 1970.
du crime et le maintien de l'ordre dans des contextes critiques. L’effet à long terme
de son action peut être une réduction du sentiment d'insécurité.
(159]
Il faut enfin ajouter deux remarques à cette esquisse de deux styles d'opéra-
tion policiers. Le modèle communautaire trouve, comme on l'a vu, une partie de sa
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 159
légitimation dans l'argument que la peur du crime conduit à la multiplication des dé-
lits. Cet argument comporte une partie novatrice qui réside dans la réversion de la
relation de causalité entre le crime et la peur du crime. En dépit de son caractère
innovateur, cet argument peut s'interpréter de façon profondément conservatrice.
L’un des piliers du raisonnement serait alors la croyance qu’en laissant se multiplier
les petits délits, on cautionne les crimes graves. Cette affirmation que le moins gra-
ve conduit au plus grave est l'un des lieux communs les plus persistants de la crimi-
nologie traditionnelle.
Nous avons insisté sur le fait que l'incidence des programmes de la police de
communauté sur le sentiment d'insécurité n’était pas un effet qui avait été initiale-
ment planifié. Dans leur conception originale, ces programmes devaient s'attaquer au
crime lui-même. Or, de la même façon qu’on a prétendu que la fonction créait parfois
l'organe, il arrive que la solution précède le problème et en définisse éventuellement
la donne dans le domaine de l'application des lois pénales. Il faut donc conserver une
attitude critique envers l'engouement que suscite actuellement les stratégies de
rapprochement et se demander si le problème du sentiment d'insécurité n'est pas
délibérément amplifié parce qu’il se [160] trouve qu’on a découvert presque par acci-
dent qu’on disposait d'instruments pour y remédier (très incomplètement). Une re-
cette imparable en politique consiste à créer un faux problème pour se faire élire et
à prétendre l'avoir résolu pour être réélu.
Le retour à la macrosociologie
L’un des résultats les plus durables des politiques conservatrices appliquées dans
les pays anglo-saxons est l'élargissement du fossé séparant les riches des pauvres
(Phillips, 1990). Le problème n’est plus tant le chômage mais le fait que les emplois
visant les jeunes des classes défavorisées ne constituent plus une solution crédible
de rechange au chômage et aux carrières délinquantes (Duncan et Hoffman, 1989).
Un sondage effectué en 1989 dans la région de la ville de Boston a révélé que la ma-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 160
jorité des jeunes pensaient que les bénéfices d'une carrière délinquante dépassaient
largement ceux qui résultaient d'une intégration au monde du travail légal.
La misère de ceux qui sont véritablement désavantagés est telle que la revitali-
sation des zones urbaines où s'entassent les membres de la classe sous-défavorisée
(underclass) ne pourra s'effectuer par des programmes de police de communauté et
qu’elle réclamera des investissements massifs dans l'économie des centres urbains
et dans le champ de l'action sociale (W. Wilson, 1987). Cette situation a déterminé
un certain retour à des perspectives développées par la criminologie dite « radica-
le », qui s'efforçait d'élaborer une théorie macrosociologique de la criminalité et qui
proposait des solutions relevant d'une « économie politique » de la déviance (Taylor,
Young et Walton, 1973 ; 1975). Les travaux de Lynn Curtis (1985) et surtout d'El-
liott Currie (1987 ; 1988) parviennent à la conclusion que seule une réforme en pro-
fondeur des politiques sociales [161] constitue une approche viable pour résoudre les
problèmes de la criminalité aux États-Unis. Malheureusement, à la suite du succès
revendiqué de la répression dans certaines grandes villes des États-Unis, la volonté
de s'attaquer au crime en traitant ses « causes profondes » est mis, depuis le début
du nouveau millénaire, indéfiniment en veilleuse. En effet, l'idée même que le crime
soit causé par des causes profondes (par exemple, économiques) est fortement re-
mise en question (Simonetti Rosen, 1999).
Comment concevoir l'action policière, dans une conjoncture où l'on est de plus en
plus persuadé qu'elle ne peut fournir de solution à certains des problèmes les plus
aigus de la criminalité - drogues et violence - et où on est en outre conscient du man-
que de volonté politique de procéder aux réformes sociales que réclament ces pro-
blèmes ?
les sanctions pénales par des chercheurs comme Hyman Gross (1979) et par des
commissions qui se sont penchées sur la justice pénale, comme la Commission cana-
dienne sur la détermination de la peine (1987). L’opération de la justice pénale y est
conçue comme une double négation dont l'énoncé canonique pourrait être ainsi for-
mulé : il est faux qu'on puisse systématiquement transgresser les lois pénales sans
conséquence. L’action des tribunaux pénaux peut alors être considérée comme un
système d'anti-impunité. À la différence des formulations positives, qui impliquent
que le système pénal produit des effets mesurables - un nombre déterminé de per-
sonnes sont dissuadées de perpétrer un délit ou font l'objet d'une réinsertion socia-
le, etc. - cette perspective se caractérise par sa modestie : la fonction du système
n'est [162] pas de résoudre une situation problématique, mais de la contenir et
d'empêcher qu'elle n’engouffre une société en son entier.
On peut toutefois formuler cet objectif par le moyen d'une double négation, où
l'on nie que l'interdit ait été annulé : il est faux, dira-t-on, de prétendre que l'État
ne condamne plus la consommation et le trafic des stupéfiants. Or, pour que cette
dénégation soit effective, il n’est pas nécessaire qu’elle produise un résultat qui soit
positivement mesurable, ni même qu’elle s'étende à tous les modes de consommation
des stupéfiants (L’État peut tolérer une consommation modérée de drogues douces).
il suffit qu’elle se manifeste de façon perceptible, sinon spectaculaire : les contrôles
non pénaux (famille, école, travail, retraite) feront le reste, comme ils l'ont au de-
meurant toujours fait. En dépit de son échec au niveau des drogues dures et de la
tolérance des drogues douces, la croisade antidrogue réussit à exprimer, ne serait-
ce que de façon ritualisée, que l'État ne s'est pas résolu à ce qu’on transgresse im-
punément la prohibition du trafic et de la consommation de certains stupéfiants. On
est ensuite conduit à faire l'inférence raisonnable que le volontarisme de l'État
« doit bien produire » des effets de conformité aux lois, bien qu’on soit incapable de
les mesurer avec précision. Conçue de cette façon, la répression policière fonctionne
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 162
[163]
- Une personne éprouve de la peur concrète lorsque qu'elle craint d'être vic-
time d'un crime grave, qu'elle arrive sans peine à identifier (les crimes
identifiés par le public américain étaient à cet égard le meurtre, l'agres-
sion violente et l'agression sexuelle).
[164]
Synthèse
les réformes initiales ont peu d'effet sur la fréquence générale des agressions
criminelles, mais provoquent une diminution sensible de l'insécurité (peur du
crime)
[167]
Deuxième partie :
Proximité et visibilité
Chapitre 5
Une police sur mesure 45
Selon Eck et Spelman (1987, p. 33), la police de communauté est née de la survi-
vance de trois stratégies faisant partie d'une tentative peu concluante de mettre en
œuvre la police en équipe : les comptoirs policiers de service, la patrouille pédestre
et la surveillance collective du crime (community crime watch). Toutefois, il y a enco-
re beaucoup plus à dire sur la relation entre la police en équipe et l'évolution récente
de la police de communauté et de la police de résolution de problèmes. En 1973,
c'est-à-dire quatre ans avant la publication de l'ouvrage de Herman Goldstein intitu-
lé Policing a Free Society (1977), qui a été suivi de ses articles classiques sur la poli-
ce de communauté et la police de résolution de problèmes (Goldstein, 1979 ; 1987),
Sherman, Milton et Kelly avaient présenté sept études de cas sur des forces policiè-
res qui tentaient d'instaurer la police en équipe.
Si nous comparons d'une part les éléments de la police en équipe, tels qu’ils sont
énumérés par Sherman et coll. (1973, p. 7), et d'autre part les éléments de la police
de communauté utilisés par Wesley Skogan (1994, p. 176, tableau 9. 1) et par Hornick
et coll. (1993, p. 312, tableau 1) pour leur évaluation respective de la police de com-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 167
munauté dans diverses villes des États-Unis et du Canada, nous sommes contraint de
reconnaître, avec [169] John Eck et William Spelman (1987), que la police de commu-
nauté n'est qu'un vestige de la police en équipe. Nous ressentons en outre une forte
impression de déjà-vu. Par exemple, dans leur description du programme de police en
équipe de Dayton (Ohio), Sherman et coll. précisent que l'un des premiers objectifs
de ce programme était « d'élaborer des structures d'action policière orientées vers
la communauté et adaptées aux différents modes de vie des quartiers » (1973, p.
15 ; c'est nous qui traduisons et soulignons). À la page suivante on peut également
lire : « la patrouille préventive devait être éliminée afin de permettre aux membres
de l'équipe de faire des interventions orientées vers la résolution de problèmes »
(id.). Les expressions que nous avons reproduites en italique dans ces dernières cita-
tions qui datent de 1973 préfigurent de façon exacte les deux labels des réformes
de la police qu’on prétend les plus récentes - community-oriented policing (COP) et
problem-oriented policing (POP). On ne peut qu'être frappé par la récurrence du mot
oriented (orienté) dans le texte de 1973 et la littérature postérieure à 1980. Nous
avons jusqu’ici traduit ces deux notions par « police de communauté » (COP) et « po-
lice de résolution de problèmes » (POP), en faisant l'économie du terme oriented qui
est relativement redondant. Nous maintiendrons ces traductions dans le reste de
cet ouvrage.
reil ». Un retour aux projets de réforme tels qu'ils ont été formulés à l'origine et
une analyse conceptuelle de leurs prémisses pourraient nous aider à discerner plus
clairement où nous allons. L’objet de cette analyse est essentiellement pragmatique :
il s'agit de démêler les fils qui parcourent les projets de réforme de la police et de
ne retenir que les plus prometteurs, le cas échéant. Comme toutes les analyses
conceptuelles, celle-ci est axée sur l'analyse de textes, et plus particulièrement sur
le travail de Herman Goldstein.
Ce chapitre est divisé en trois parties. Nous explorerons d'abord les origines or-
ganisationnelles de la police de communauté et de l'approche par résolution de pro-
blèmes. Nous tenterons ensuite d'établir que la police de communauté et la police
axée sur la résolution de problèmes ne sont pas des approches équivalentes et qu'el-
les peuvent être mises en contraste de diverses manières. Nous proposerons enfin
un examen critique de la police de résolution de problèmes dans le contexte d'une
évaluation de ses résultats et des difficultés à conduire une telle évaluation.
La réforme de la police :
brève revue des développements récents
locales d'îlotage (unit beat policing) : une équipe d’hommes demeurait dans le même
secteur et transmettait des renseignements à une centrale qui en assurait la diffu-
sion et coordonnait étroitement les activités, de sorte qu'un secteur relativement
étendu puisse être couvert par un nombre réduit d'hommes. Il est important de sou-
ligner que ces premières expériences de police en équipe n'ont pas été entreprises
sous la pression externe de la collectivité, mais pour satisfaire des exigences inter-
nes des organisations. L’expérience d'Aberdeen avait pour objet de combattre le
découragement, l'ennui et l'isolement des policiers qui patrouillaient seuls des rues
désertes. À Coventry, la mise sur pied d'unités locales d'îlotiers était une façon de
remédier à une pénurie de main-d'œuvre.
Au début des années 1960, le concept de police en équipe a été introduit aux
États-Unis. Le service de police de la ville de Tucson, en Arizona, et d'autres corps
policiers de petites villes ont tenté de mettre en oeuvre le système d'Aberdeen, qui
avait pourtant été abandonné en Angleterre en 1963 (voir le chapitre suivant). Le
système d'unités locales d'îlotiers a été, quant à lui, étendu à d'autres corps poli-
ciers britanniques en plus d'être adopté par plusieurs corps policiers américains sous
le nom de « police de quartier en équipe » (neighborhood team policing). Selon Sher-
man et coll. (1973, p. XVI), le service de police de la ville de Richmond, en Californie,
a tenté de combiner les systèmes d'Aberdeen et de Coventry.
Selon Sherman et coll. (1973, p. 7), la police en équipe se définissait alors par
sept traits opérationnels :
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 170
Les chercheurs ont tenté d'identifier les principales raisons de cet échec par-
tiel, voire complet. La plus importante réside dans la subversion, sinon le sabordage
du projet par les cadres intermédiaires, qui y voyaient une menace à leur pouvoir. Il
faut souligner que le but de Sherman et de ses collègues consistait uniquement à
déterminer si la police en équipe avait été réalisée ou non sur le terrain. Ils dont pas
évalué son incidence sur les problèmes externes devant être résolus par la police.
[173]
Toutefois, tant Eck et Spehnan (1987, p. 34) que T. Bennett (1990, p. 172)
s’entendent pour dire que la surveillance collective du crime (community crime
watch) n%, à toutes fins utiles, aucune incidence sur le taux de criminalité. Elle peut
tout au plus conférer un sentiment de sécurité aux collectivités et intensifier les
communications entre la communauté et la police, ce qui rehausse l'image de la police
et augmente la satisfaction professionnelle de ses membres. La plupart des études
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 172
Les résultats des études d'évaluation sont, dans l'ensemble, peu concluants.
Comme Ray Pawson et Nick Tilley (1994, p.1) l'ont souligné, il est même difficile d'in-
terpréter le langage alambiqué dans lequel ces études sont rédigées. Les réforma-
teurs de la police étant d'une impatience notoire lorsqu’il s'agit de revendiquer des
résultats positifs, ils n’hésitent pas à troquer la dernière panacée contre un nouvel
expédient. Comme nous l'avons remarqué dans l'introduction de ce livre, on s'est
donc demandé de façon croissante, notamment depuis la publication de l'ouvrage de
Goldstein (1990), si la police de résolution de problèmes coïncidait véritablement
avec la police de communauté, comme on a eu tendance à le penser de façon hâtive,
et si celle-ci ne pourrait pas justement combler les lacunes de la première et ainsi
pallier à son manque relatif de résultats.
d'un problème particulier et correspond, dans cette mesure, davantage à une police
de résolution de problèmes au sens étroit du terme qu’à une police globalement com-
munautaire. Goldstein (ibid., p. 70-71) souligne par ailleurs que le rôle joué par la
communauté est également limité lorsqu’il s'agit, par exemple, d’établir quels sont les
problèmes qui doivent être résolus de façon prioritaire.
Nous nous proposons maintenant d'examiner si cette condition a été remplie par
la police de communauté et s'il était même possible à celle-ci de satisfaire à la ré-
serve de Goldstein.
manière économique et efficace les problèmes des années 1980. C'est ainsi que Gold-
stein est conduit à énoncer les exigences de base que doit satisfaire la police de
communauté pour relever les défis de la situation contemporaine (1987, p. 10). Selon
la plus fondamentale de ces exigences, la police doit précisément se concentrer sur
la substance des problèmes qui se posent à l'extérieur d'elle-même, ce qui revient à
dire que la police de communauté devrait devenir une police de résolution de problè-
mes (Goldstein, 1987, p. 15).
Goldstein s'est intéressé, tôt dans son oeuvre, à l'exercice de la discrétion poli-
cière (1963 ; 1967a ; 1967b) et à l'amélioration de la qualité des services policiers
(1967c ; 1969). Il a été l'un des coauteurs d'un court ouvrage sur la justice pénale
aux États-Unis (McIntyre, Goldstein et Skoler, 1974, p. 5-12), dont il a rédigé le
chapitre sur la police. Bien que sa contribution y soit brève, elle n’en esquisse pas
moins deux thèmes qui reviendront dans tous ses travaux subséquents. Le premier
thème est la découverte de la diversité du travail policier et la grande place qu'y
occupent les tâches consacrées à d'autres fonctions que la répression de l'activité
criminelle grave (McIntyre et coll., 1974, p. 5 ; on estime que ces tâches peuvent
occuper jusqu’à 80% du quart de travail d'un policier). À cet égard, il faut se rappe-
ler qu'Egon Bittner, qui a mis en évidence la diversité des problèmes que la police
était appelée à résoudre, a reconnu sa dette envers Herman Goldstein « dans toutes
les matières concernant la police » (Bittner, 1974, p. 43/1990, p. 264). Le second
thème est le pouvoir discrétionnaire du policier de procéder à une arrestation pour
résoudre un problème qui n’est pas de nature criminelle. Ainsi, la police peut arrêter
une personne pour un délit mineur afin d'envoyer cette personne dans un établisse-
ment de soins de santé (McIntyre et coll., 1974, p. 6). Dans ce contexte, l'application
de la loi n'apparaît que comme un moyen de résoudre un problème d'importance qui
est sans lien avec la perpétration d'un crime. Cette idée que l'application de la loi
n’est qu’un moyen parmi d'autres - et souvent pas le meilleur - de résoudre les pro-
blèmes les plus divers auxquels la police doit faire face deviendra un thème récur-
rent de l'œuvre de Goldstein.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 176
Goldstein développera davantage ces thèmes dans Policing a Free Society (1977),
bien qu’on n’y trouve pas encore l'expression problemoriented policing (police de ré-
solution de problèmes). Ainsi, il souligne une fois de plus que la police a recours à
l'arrestation pour des raisons autres que la traduction en justice d'une personne qui
a commis un délit criminel (1977, p. 23). La police de communauté est brièvement
traitée dans le contexte d'une discussion du projet de police en équipe de la ville de
Cincinnati (ibid., p. 63-64). Bien que le vocabulaire des réformes futures n’apparaisse
pas dans cet ouvrage, leurs fondements y sont déjà [179] élaborés. D'abord, Gold-
stein se rend bien compte de l'importance du temps que la police consacre à des
questions autres que criminelles et considère cette mise en cause du stéréotype de
la fonction policière comme ayant « une énorme signification ». Ceci l'amène à déve-
lopper un cadre conceptuel dans lequel la police est une composante de l'administra-
tion municipale chargée d'une multitude de fonctions (ibid., p. 33). L’auteur dégage
ensuite les principales implications de cette idée absolument fondamentale.
La première de ces implications est que l'appareil policier poursuit par définition
une grande diversité d'objectifs qu’i1 est impérieux de distinguer des méthodes
(moyens) dont dispose la police pour les atteindre. De cette distinction découle l'un
des aperçus déterminants de Goldstein : L’application de la loi n’est pas une fin en
soi, mais seulement un moyen pour atteindre un objectif de police (ibid., p. 32). Plus
tard, Goldstein forgera l’expression « le syndrome de la primauté des moyens sur les
fins » pour critiquer la tendance générale de la police à négliger le produit final ex-
terne de son action au profit de la réforme interne de son organisation (1979, p.
238). La manifestation primordiale de ce syndrome demeure la croyance selon laquel-
le l'application de la loi pénale est en soi le produit final de l'action policière.
[180]
Sans aller jusqu’à suggérer que tout ce qui devait être associé par la suite à la
police de résolution de problèmes était déjà implicitement contenu dans l'ouvrage de
1977, on peut dire que les travaux subséquents de l'auteur se caractériseront par la
création de formules frappantes, comme le « syndrome de la primauté des moyens
sur les fins », basées, en fait, sur ses travaux antérieurs. L’article où Goldstein ré-
alise une percée décisive est étayé par une opposition entre processus interne et
produit externe (1979, p. 238 et 242). Les processus internes sont généralement
d'ordre administratif et ont pour but l'amélioration de l'organisation proprement
dite. Le produit externe désigne la qualité des services fournis à la collectivité.
Goldstein compare la situation régnant dans les corps policiers à celle d'une industrie
privée « qui étudie le rythme de sa chaîne de montage, la productivité de ses em-
ployés et la validité de son plan de relations publiques, mais qui néglige d'évaluer la
qualité de son produit » (ibid., p. 243). C'est précisément pour retourner l'équilibre
en faveur du produit externe que Goldstein développera les thèmes maintenant bien
connus de la primauté du produit final sur les moyens employés (ibid., p. 238-241 ;
1990, p. 3) et de la nécessité de se concentrer sur des problèmes qui sont significa-
tifs pour la communauté (1987, p. 15).
Les ouvrages que Goldstein a publiés après 1979 comportent au moins un nouvel
apport déterminant. D'une certaine façon, en 1977, Goldstein s'attachait surtout à
trouver une réponse aux problèmes auxquels la police devait faire face par le biais
de solutions de rechange à la justice pénale. Par la suite, il consacra beaucoup d'ef-
forts à mettre au point une procédure pour identifier les problèmes, les analyser et
leur fournir une réponse adéquate (1979 ; 1987 ; 1990). Un concept occupe une place
centrale dans le développement de cette procédure : la spécificité. Goldstein nous
met explicitement en garde contre le recours à des catégories trop [181] générales,
comme le crime, le désordre, la délinquance et même la violence pour classifier les
problèmes (1979, p. 244-245). Il montre, par exemple, que même une étiquette rela-
tivement précise comme « incendie criminel » peut en réalité être indistinctement
apposée sur des problèmes très différents, qui ressortissent selon le cas au vanda-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 178
police serait devenu une des victimes du syndrome de la primauté des moyens sur les
fins (id.). Nous avons déjà vu que Goldstein distinguait deux types de liens qui pou-
vaient se tisser entre la police et la communauté (1990, p. 26). Dans un premier cas,
la police sollicitait un engagement permanent de la part de la communauté tout entiè-
re ; dans le second cas, seule la partie de la communauté qui pouvait contribuer de
façon pertinente à la résolution d'un problème spécifique était provisoirement mobi-
lisée. Goldstein se montre sévère à l'endroit du projet plus ambitieux qui vise à en-
gager toute la communauté, et pas seulement parce que ce projet est informe. On
soupçonne que ce vaste effort n'est qu’une tentative de réduire les tensions entre la
police et la communauté et de produire au sein de celle-ci des attitudes plus positi-
ves envers la police. La mesure du succès de la police peut alors résider dans le nom-
bre des réunions invitant la présence de la communauté et le degré de participation
des membres de cette dernière à ces réunions. Le grand risque que court cette stra-
tégie de police de communauté à grande échelle est d’octroyer une fois de plus la
primauté aux moyens sur les fins. Comme le remarque Goldstein, « cette première
orientation - faire une avance générale qui sollicite l'engagement de la communauté
tout entière - rappelle les réformes antérieures de la police. Elle risque de perpé-
tuer le déséquilibre des fins au profit des moyens » (id.).
À en juger par les évaluations jusqu'ici effectuées par des chercheurs, la police
de communauté n’est pas simplement menacée par le syndrome de la primauté des
moyens sur les fins, elle y a déjà à certains égards succombé, à tout le moins dans la
version décrite par Goldstein (1979, p. 237). Dans l'une des tentatives plus systéma-
tiques d'évaluer l'incidence [183] de la police d'orientation communautaire, Wesley
Skogan conclut « qu'à est manifeste que ces programmes ont eu l'effet le plus
consistant sur les attitudes envers la qualité du service fourni par la police » (Sko-
gan, 1994, p. 176 ; c’est nous qui soulignons). En effet, le résultat le plus persistant
des évaluations conduites par Skogan (1994) dans 14 villes ayant fait l'expérience de
la police de communauté tient dans d'importants changements positifs dans les atti-
tudes du public envers la police (ces changements ont été perçus dans 9 des 14 villes
étudiées). Nous ne contestons pas que rehausser l'image de la police puisse être
bénéfique à la qualité de ses services, notamment dans le champ de la police des
minorités - que la police a fini par s'aliéner - et dans celui du contrôle des foules.
L’amélioration de certains aspects de l'organisation policière ne devrait pas manquer
de se traduire, même si ce n'est que de façon très indirecte, par une amélioration
des services fournis par la police. Toutefois, si on se base sur la théorie sous-
jacente à la police de résolution de problèmes, se contenter de modifier l'image de
la police est l'exemple même d'un changement engendré sous l'égide du syndrome de
la primauté des moyens sur les fins, que cette théorie voulait initialement éliminer.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 180
Bien que le besoin d’évaluer les résultats obtenus par la police de résolution de
problèmes soit reconnu - comment pourrait-il ne pas l’être par une stratégie de poli-
ce qui privilégie le produit final de l'action policière ? --, une telle évaluation semble
être hérissée de difficultés. Goldstein pose 11 questions appelant une réponse avant
qu’il ne soit possible de déterminer quel est le mode de prestation de services qui
définit le mieux la police de résolution de problèmes (1979, p. 243). « Comment me-
surer l'efficacité de la réponse à un problème préalablement défini et analysé ? »,
ne constitue que l'une de ces questions et aucune indication ne nous est donnée sur la
façon d'y répondre. Â vrai dire, Goldstein est davantage intéressé à utiliser la re-
cherche sur l'évaluation pour démontrer l'insuffisance des réponses traditionnelles
de la police que pour montrer l'efficacité des solutions de remplacement (ibid., p.
256).
[184]
nous ne savons pas encore comment nous y prendre pour mesurer l'efficacité
d'un(e) policier(ère) à traiter les problèmes dans son secteur de patrouille.
Bien qu’on puisse instinctivement reconnaître les aptitudes d'un policier à ré-
soudre des problèmes, il est difficile de traduire ce mode intuitif d'évalua-
tion en un langage et en des critères d'évaluation pouvant être employés par
les officiers chargés de la supervision et du commandement (ibid., p. 164 ;
c’est nous qui traduisons).
Cela semble en effet très difficile. À cet égard, Goldstein mentionne les super-
viseurs du Service de police de Newport News en Virginie, qui ont incité leurs subor-
donnés à intégrer la résolution de problèmes dans leur travail en reconnaissant de
façon spéciale leurs efforts dans ce sens lorsqu’ils évaluaient leur rendement (ibid.,
p. 164). Dans l'étude de la résolution de problèmes qu'ils ont menée à Newport News,
Eck, Speknan et leurs collègues ont sondé l'opinion de 70% (148) des policiers qui
mettaient en pratique les principes de ce modèle de police. On a demandé aux poli-
ciers :
[185]
Enfin, dans le cadre d'une des tentatives les plus systématiques pour évaluer un
projet amalgamant la police de communauté et la police de résolution de problèmes
(McElroy et coll., 1993, chapitre 4), le rendement des agents de police de communau-
té (community police officers) en matière de résolution de problèmes a été évalué en
fonction de plusieurs critères (par exemple, l'identification et l’analyse des problè-
mes, la conception et la mise en oeuvre de stratégies d’intervention, la capacité
d'engager la communauté). Toutefois, en raison des problèmes liés aux méthodes de
mesure qui sont exposés en détail, « il est important de noter que l'effet [des stra-
tégies employées] sur les problèmes ne fut pas considéré lors de l'évaluation du ren-
dement des policiers » (ibid., p. 71 ; voir aussi p. 64).
devrait plutôt voir que ces stratégies « donnent une impulsion aux conditions per-
mettant à la police de continuer de s'adapter et d'innover » et qu’elles « préparent
la scène pour un processus soutenu d'innovation à tous les paliers » (id. ; c'est l'au-
teur qui le souligne). Ainsi, il semblerait aussi difficile que futile d'évaluer avec pré-
cision dans quelle mesure la nouvelle stratégie a été mise en oeuvre. Pour faire une
telle évaluation, il nous faudrait figer un paradigme précisément caractérisé par son
ouverture.
Tels que définis, les problèmes présentent certaines caractéristiques qui méri-
tent d'être examinées de plus près. Quelques-unes de ces caractéristiques ont déjà
été repérées. La première et la plus fondamentale parmi celles-ci est le caractère
externe du problème par rapport à une organisation policière (Goldstein, 1979, p.
242). Cette caractéristique pose assez peu de difficultés, car elle est pour l'essen-
tiel posée au départ. La deuxième caractéristique, soit la spécificité d'un problème,
est plus complexe, car étant l'aboutissement d'un travail, elle n’est pas immédiate-
ment donnée. En effet, la spécificité d'un problème n’est pas d'emblée manifeste
pour la police de résolution ; elle se révèle au terme d’un processus de repérage,
d'analyse et de déconstruction qui, comme nous l'avons vu, doit dégager le problème
des catégories juridiques et opérationnelles qui en masquent la spécificité. En tant
que catégorie, le problème de police se caractérise initialement par sa non-
spécificité et recouvre un mélange très bigarré de situations problématiques. La
police de résolution de problèmes constitue une nouvelle stratégie par rapport à la
police traditionnelle précisément parce qu'elle va au-delà de la lutte contre le crime
et de l'application de la loi pour s'attaquer à un grand nombre de problèmes telle-
ment hétérogènes qu'il est impossible de trouver un terme qui puisse s'appliquer à
eux tous de manière univoque (Goldstein, 1979, p. 242 ; 1990, p. 66-67). En revanche,
considérées dans leur sens étroit, la lutte contre le crime et l'application de la loi
sont traditionnellement définies de l'intérieur des organisations policières et sont
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 184
Dans ses derniers ouvrages, Goldstein a décrit de façon plus explicite une carac-
téristique des problèmes reliée aux précédentes. Il la définit de [188] la façon sui-
vante : les problèmes mettent en jeu un ensemble d'intérêts qui ne sont pas toujours
compatibles. Ainsi, il énumère au moins 13 enjeux différents dans la résolution d'un
problème de prostitution (1990, p. 40-41). Il va sans dire que ces enjeux sont affé-
rents à des aspects différents d'un problème, qui se situent à divers paliers de la
réalité sociale. Ainsi, Eck et coll. font référence aux dimensions sous-jacentes d'un
problème dans leur définition de la police de résolution de problèmes (1987, « Sum-
mary », p. XV). Il semble donc qu’un problème comporte d'abord un élément spécifi-
que qui tend à limiter son envergure et à simplifier sa résolution et ensuite un élé-
ment structurel qui étend sa portée, creuse sa complexité et le rend beaucoup plus
difficile à résoudre. Nous appellerons l'élément spécifique « facteur de contrac-
tion » et l'élément structurel, « facteur d'expansion ». Ces facteurs ne sont pas
nécessairement en conflit, mais ils sont divergents. Il y a tout un bassin inexploité
de recherches, à commencer par les travaux pionniers de Spector et Kitsuse (1987),
qui abordent la question du facteur d'expansion dans les problèmes qui réclament
potentiellement l'intervention de la police. Bien qu'ils tombent sous l'étiquette inti-
midante d'interactionnisme symbolique, ces travaux sont d'une pertinence immédiate
pour la police de résolution de problèmes.
Les problèmes présentent une dernière caractéristique, aussi importante que les
précédentes. La police doit traiter certains problèmes parce qu’on n'a trouvé per-
sonne d'autre pour les résoudre (Goldstein, 1979, p. 243). Ces problèmes sont rési-
duels et se retrouvent devant la police à cause de sa position cruciale de dernière
instance dans la chaîne du contrôle. Toutefois, constituer l'instance de dernier re-
cours n’équivaut pas nécessairement à être l'instance définitive. Goldstein fait res-
sortir combien la capacité de la police de résoudre les problèmes est limitée, malgré
l'image d'omnipotence qu'elle projette (1990, p. 179). Par conséquent, en raison de
leur nature et des limites de l'intervention policière, un nombre important des pro-
blèmes auxquels la police doit faire face demeurent intraitables et n'admettent pas
de solution définitive (ibid., p. 17 et 36).
Comment concevoir alors la réponse aux problèmes dont nous avons esquissé les
divers traits, si l'on s'en réfère aux travaux des partisans de la police de résolution
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 185
de problèmes ? Cette réponse est déterminée par la nature des problèmes à résou-
dre, par la capacité de la police de les [189] résoudre et par les aspects divergents
des problèmes eux-mêmes, s'il s'en trouve.
D'abord, la police peut intervenir de manière à ce que les incidents qui engen-
drent un problème cessent de se produire (Eck et coll., 1987, « Summary », p. XVII).
Le type de problème qui autorise une solution définitive est en général régi par un
facteur de contraction et Peut être résolu par une réponse sur mesure (Goldstein,
1990, p. 43-44 et chapitre 8). Toutefois, dans tous les cas affectés par un facteur
d'expansion, la solution ne sera pas définitive. Ou bien les incidents diminueront en
nombre et/ou en gravité ou bien la police trouvera des réponses mieux adaptées (Eck
et coll., 1987, « Summary », p. 17). Dans le pire des cas, la police soumettra le pro-
blème à un autre organisme.
Ensuite, plus le facteur d'expansion d'un problème est opérant et plus la recher-
che d'une solution de rechange à la justice pénale sera intensive, car la capacité de
la police à résoudre par elle-même ce type de problème est plutôt limitée (Goldstein,
1977, chapitre 4 ; 1990, chapitre 8).
Enfin, l'action policière sera conçue de façon ultime comme une stratégie de fa-
cilitation plutôt que comme une intervention décisive, « le rôle de la police ressem-
blant davantage à celui d'animateurs (facilitators), qui habilitent et incitent la com-
munauté à maintenir ses propres normes de comportement, qu’à celui d'un organisme
qui assume l'entière responsabilité du maintien de ces normes » (Goldstein, 1990, p.
179). Ce point de vue de gestionnaire sur la réponse policière jure un peu avec une
vision plus autoritaire selon laquelle les pouvoirs de la police devraient être plus
étendus, qui est parfois aussi reprise par Goldstein (ibid., p. 128).
disposition de la police et non son but fondamental. Il est par ailleurs impossible
d'évaluer la prévention du crime d'après des statistiques compilées sur la réaction
policière.
Quels seraient alors les critères d'évaluation adéquats ? Les réponses à cette
question sont à la fois prévisibles et décevantes. Elles sont prévisibles en autant
qu'elles doivent être cohérentes avec les principes de base de la théorie. La police
de résolution de problèmes est essentiellement à la recherche d'interventions tail-
lées sur mesure ; par conséquent, l'évaluation de ce type d'action doit être faite
également sur mesure (Goldstein, 1990). Dans cette cascade, l'intervention s'ajuste
au problème et l'évaluation à l'intervention. La difficulté se trouve dans le fait que
cette réponse est donnée sous forme d'un programme que l'on n'a pas encore com-
mencé à élaborer.
En d'autres termes, ou bien on n'a pas besoin d'une évaluation des résultats ou
bien on ne peut la réaliser. Qu'on ne puisse la réaliser dans le cas de problèmes com-
prenant un facteur d'expansion n’est pas inattendu. Comme la résolution de ces pro-
blèmes requiert la participation d'institutions autres que la police, qui se voit attri-
buer le rôle d'animateur ne portant pas l'entière responsabilité de la solution, la
difficulté d'élaborer un programme d'évaluation qui pourrait recouvrir la diversité
de cette [191] approche multi-institutionnelle devient insurmontable. En outre, il
pourrait s'avérer impossible d'effectuer une évaluation qui tienne compte de tous
les intérêts mis en jeu. Dans le cas de problèmes spécifiques au regard des compor-
tements, du territoire, des personnes et du temps qui y sont impliqués, les effets
d'une réponse peuvent bien être effectivement évidents (Goldstein, 1990, p. 67-68).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 187
[192]
Nous avons exposé certaines des difficultés que pose l'évaluation de la police de
communauté et de la police de résolution de problèmes. Avant de tirer des conclu-
sions trop pessimistes, il serait peut-être opportun de rappeler l'estimation que fait
Goldstein du stade que nous avons atteint dans notre tentative de réformer la poli-
ce : « Sur une échelle de un à dix, j'estimerais que nous n'avons même pas atteint la
première marche dans le développement de notre réflexion et, ce qui est encore plus
important, dans la confirmation de certaines de nos hypothèses » (1987, p. 26).
Nous croyons avoir démontré trois choses dans le présent chapitre. D'abord, il
existe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale un mouvement soutenu préconi-
sant la réforme de la police. Ce mouvement a donné naissance à une profusion de
concepts, comme les unités locales de police (l'îlotage), la police en équipe, la police
au contact du citoyen (de proximité), la surveillance de quartier, ainsi que plusieurs
variantes de la police de communauté et de la police de résolution de problèmes, sans
mentionner les autres tendances en matière de police intensive (intensive policing),
comme la patrouille de saturation, le contrôle coercitif des foules et la militarisation
concomitante de la police. Le problème que soulèvent ces concepts, c'est qu'ils sont
presque synonymes à certains égards et antithétiques à certains autres. La police de
communauté est-elle simplement le résidu tactique de l'échec de la police en équipe
ou un nouveau paradigme qui incorpore toutes ces nouvelles initiatives ? La proliféra-
tion des concepts, stratégies et tactiques ne manquera pas de semer la confusion au
sein des forces policières. Dans cette confusion, on pourrait être tenté de noyer les
besoins spécifiques d'innovation de la police dans l'affirmation vide que « tout cela
est une nouvelle façon de concevoir la police dans son entier ». Nous craignons qu’une
telle dilution ne signifie la mise en veilleuse de l'introduction de changements au-
thentiques et qu’en se contentant de penser correctement, on en vienne à différer
indéfiniment toute forme précise d'action. Pour éviter qu'une réforme nécessaire ne
soit rangée sur les tablettes, il faut reconnaître que ces nouveaux concepts dont pas
de mode d'emploi prédéterminé et qu’il est futile de chercher à aligner une réforme
sur une orthodoxie. Il incombe aux forces policières d'utiliser cette profusion de
projets de réforme comme une boîte à outils qui leur permettra d'élaborer leur
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 189
[193] propre modèle de police, taillé sur mesure pour répondre aux besoins particu-
liers d'un milieu donné (urbain, régional ou rural).
Ensuite, il nous semble peu judicieux de suivre l'exemple de Goldstein dans son
article paru en 1987 ; il vaudrait mieux s'inspirer de Problem Oriented Policing
(1990). En 1987, Goldstein plaçait la police de résolution de problèmes dans l'orbe de
la police de communauté. Comme stratégie de relations publiques, la police de com-
munauté est une étiquette plus attrayante que la police de résolution de problèmes.
Toutefois, le champ d'application de cette dernière est beaucoup plus vaste que celui
de la police de communauté.
Enfin, les difficultés que comporte l'évaluation des produits externes de la poli-
ce de résolution de problèmes sont très réelles et ne doivent pas être sous-
estimées. Pour les aplanir, il nous faudra recourir à un procédé « d'essai et d'er-
reur », qui va requérir un engagement durable dans le temps. Les services de police
devront faire face aux pressions du public et éviter le piège des expériences super-
ficielles à répétition qui tendent à s'annuler mutuellement et qui n'introduisent que
des changements cosmétiques au sein de l'appareil.
non policiers gagne du terrain. Afin de promouvoir à cet égard une action complé-
mentaire plus efficace, le Comité britannique indépendant pour l'étude du rôle et de
la responsabilité de la police (British Independant Committee into the Role and Res-
ponsibility of the Police) a récemment recommandé de définir avec plus de précision
la relation entre les services publics et d'autres formes de police et de la soumettre
à une réglementation plus précise (Morgan et Newburn, 1994). Toutefois, plus nous
étendons le rôle du partenariat au sein d'une entreprise, et plus on doit s'attendre à
ce que la méthodologie qui servira à évaluer leur commun rendement sera complexe.
Nous ne voyons actuellement aucun moyen d'éviter cette complication, tout en pré-
servant l'engagement de trouver des solutions de rechange à la justice pénale qu’a
pris la police de résolution de problèmes.
La suite...
Après avoir rédigé la première version de ce chapitre, nous en avons fait parve-
nir une copie au professeur Herman Goldstein dans sa version anglaise originale. Il
nous a aimablement fait parvenir sa réponse par courrier, le 19 juin 1995, c'est-à-
dire plus d'un an et demi avant la longue entrevue qu’i1 allait accorder au journal
spécialisé Law Enforcement News (LEN, vol. XXIII, no 461, 14 février 1997, p. 8-11).
Dans sa lettre, Herman Goldstein s'est déclaré « en plein accord avec [notre] analy-
se », en particulier sur deux points. D'abord, il a reconnu n’avoir pas accordé assez
d'attention aux problèmes de l'évaluation dans son ouvrage de 1990 sur la police de
résolution de problèmes. Ensuite, il a déclaré qu'il s'était « trompé dans la conféren-
ce donnée à la Faculté de droit de l'Université de New York et dans l'article publié
subséquemment, en acceptant de placer la police de résolution de problèmes sous
l'égide de la police de communauté ». Il continue en affirmant que « depuis ce temps,
la police de communauté est devenue une expression si dépourvue de sens et presque
corrompue que je souhaiterais avoir pu insister sur les différences subtiles et avoir
contribué à les rendre plus tranchantes ».
[195]
police de communauté, telle qu’il la voit maintenant, « est conçue pour mettre l'ac-
cent sur un grand besoin de la police : celui de convaincre la communauté de passer à
l'action ». La police de résolution de problèmes « insiste avant tout sur le besoin de
reconceptualiser l'action de la police considérée de manière plus générale, de
concentrer l'attention sur l'ampleur considérable des problèmes précis auxquels la
police fait face, et de favoriser une approche plus analytique de ces problèmes ».
Ces citations mettent en évidence les deux différences majeures existant entre la
police de communauté et la police de résolution de problèmes. La première tient à
l'envergure des réformes exigées par chacun des modèles : la police de communauté
insiste sur un seul des grands besoins de la police : celui de donner une impulsion à
l'action de la communauté ; la police de résolution de problèmes s'articule à partir du
besoin de reconceptualiser la fonction générale de la police. La seconde différence
pourrait se révéler encore plus importante pour l'avenir de la police. En insistant sur
la nécessité d'une approche plus analytique des problèmes qu’affronte la police,
Herman Goldstein attire notre attention sur le fait que la police de résolution de
problèmes dépend du renseignement, du savoir et de l'expertise. Que la cueillette, le
traitement, l'analyse et la dissémination de l'information soient au cœur de l'activi-
té policière du futur, cela a été reconnu tant par des praticiens de la police qui van-
tent les mérites du programme Compstat (une comparaison systématique des statis-
tiques locales du crime à New York) que par des chercheurs comme Albert Reiss
(1992), Peter Manning (1992) et Richard Ericson et Kevin Haggerty (1997).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 192
[196]
[121]
Deuxième partie :
Proximité et visibilité
Chapitre 6
Police de communauté
et police de résolution
Une des plus grandes institutions américaines d'enseignement des matières inté-
ressant la police, le John Jay College of Criminal Justice, publie un journal hebdoma-
daire intitulé Law Enforcement News. Cette publication est l'une des meilleures
sources d'information sur l'évolution des pratiques policières en Amérique du Nord,
surtout aux États-Unis. Du début des années 1990 jusqu'en 1996, on a consacré,
dans la plupart des numéros de ce journal, au moins un article au community policing
(Police de communauté). Depuis 1996, le nombre des articles portant sur la police de
communauté a chuté considérablement pour presque disparaître en 1999, alors que la
police de résolution de problèmes (problem oriented policing) reçoit une attention
croissante. On aurait tort d'en déduire que la police de communauté est en voie de
disparition, alors qu'elle est bien au contraire en voie de consolidation « officielle »
dans un nombre important de services de police en Amérique du Nord. Quelles que
soient les réserves des dirigeants d'une force policière envers la police de commu-
nauté, il leur est très difficile de se soustraire à l'obligation de se définir par rap-
port à cette conception de l'intervention policière.
Le chapitre est divisé en deux parties, suivies d'une conclusion qui fait briève-
ment le point sur la situation en ce début de millénaire. Nous expliciterons d'abord
les traits qui différencient la police de communauté et la police de résolution de
problèmes. Dans la seconde partie, nous approfondirons la différence entre ces deux
approches en contrastant les évaluations de leur application qui ont été faites.
Police de communauté
et police de résolution
Les réformes entreprises au sein des appareils policiers d'Amérique du Nord de-
puis le début des années 1980 se sont produites sous une variété d'étiquettes : team
policing (police en équipe), police de proximité, community-oriented policing (COP),
problem-oriented policing (POP), police de quartier (PDQ), sans compter les appella-
tions spécifiques comme le Community Patrol Officer Program (CPOP) de New York
et le Chicago Alternative Policing Strategy (CAPS). Tous ces programmes sont ca-
ractérisés par leur éclectisme et ils sont composés de pièces souvent disparates
empruntées à la somme des programmes de réforme développés depuis la fin de la
Deuxième Guerre mondiale. Néanmoins, en dépit de cette prolifération, la plupart
des innovations peuvent se répartir entre deux programmes de réforme, soit la poli-
ce de communauté et la police de résolution. Nous examinerons maintenant leurs
traits communs et leurs dissemblances, en insistant sur ces dernières.
mes locaux, avec son corollaire, la décentralisation des services. Bien que Herman
Goldstein, le père de la police de résolution, se soit provisoirement rangé sous la
bannière de la [201] police de communauté (1987), nous avons vu dans le chapitre
précédent qu'il avait, par la suite, lui-même revendiqué le caractère distinct de ces
deux stratégies. Leurs différences sont en effet nombreuses et profondes.
Les différences
Notre examen des différences sera plus élaboré que celui des traits communs,
déjà discutés dans le chapitre précédent. Il portera sur l'origine des deux modèles,
le caractère général des opérations policières dans leur cadre respectif et les
moyens spécifiques d'intervention de la police en relation avec ces modèles.
Les origines
Les deux modèles décrits sont très différents dans leurs origines, mais ils ne
sont pas des inventions spontanées. Nous allons voir qu’ils se sont développés dans
des contextes précis.
46 Dans certaines de ses variantes, le team policing réclamait une participation ac-
crue des policiers en tenue à l'enquête et, de façon plus générale, une intégra-
tion des premiers échelons du personnel enquêteur avec les policiers en tenue.
Or, c'est précisément cette exigence qui a déterminé l'éclatement du modèle et
sa transformation en police de communauté, strictement limitée au personnel en
tenue.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 197
Il faut apporter une précision sur le lien établi entre police de communauté et
gendarmerie (police en tenue). Les partisans de la police de communauté font sou-
vent valoir qu’en se rapprochant de la communauté, la police en tenue occupe une
position stratégique d'où elle est susceptible de récolter une masse importante de
renseignements pouvant se révéler d'un apport précieux pour ses enquêtes. Cette
observation est fondamentalement juste et des chercheurs canadiens lui ont donné
un prolongement systématique en redéfinissant la police de communauté comme poli-
ce de communication qui dissémine l'information qu'elle accumule (Ericson et Hag-
gerty, 1997, p. 67-80). La difficulté fondamentale que représente cette interpréta-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 198
[203]
[204]
On peut objecter que la police de résolution repose elle aussi sur l'observation
d'une procédure générale, à savoir la séquence déterminée d'étapes à travers laquel-
le un problème est d'abord défini, analysé et enfin traité par l'adoption d'une série
de mesures dont les effets sont, en terme de parcours, rigoureusement évalués. On
ne saurait toutefois perdre de vue que l'application de cette procédure, qui n’est
réglée qu’au niveau de sa forme, a pour fin essentielle la production d'une interven-
tion spécifique et modelée sur les traits du problème à résoudre. Le constat réitéré
sur lequel repose la police de résolution est qu’une intervention qui n'est pas préci-
sément ciblée n'a que peu de chance de réussir.
Le moyen de l'intervention :
police de perception et police d'expertise
sa présence physique ou de sa visibilité, soit par son recours à des échanges publics
avec la communauté ou soit, enfin, par des visites à domicile ou dans les écoles, la
police de communauté s'incarne dans des mesures dont le [205] dénominateur com-
mun est d'être physiquement perceptibles et de fonder leur efficacité sur ce carac-
tère perceptible. La police de communauté est une stratégie qui s'accomplit dans le
cycle du perçu : la police s'offre à la vue pour modifier de fausses ou de mauvaises
perceptions. Le texte le plus cité sur la police de communauté - l'article de lames Q.
Wilson et George Kelling, justement intitulé « Broken Windows » (1982), dont nous
avons déjà discuté - insiste de façon emblématique sur les effets criminogènes de la
perception par le public de l'effondrement de l'environnement physique des centre-
villes, des ghettos, de certaines banlieues et autres quartiers chauds.
Les mesures qui sont prises par la police de résolution pour remédier à un pro-
blème sont, elles aussi, pleinement perceptibles. Il den reste pas moins que ce n’est
ni l'intervention ni sa visibilité qui sont en elles-mêmes les traits distinctifs de la
police de résolution. C'est plutôt la planification de l'intervention au moyen de l'ana-
lyse des divers aspects du problème à résoudre. La police de résolution se démarque
par son recours systématique à une expertise qui allie les ressources de l'expérience
policière avec celles du savoir scientifique. C'est dans cette mesure qu’elle est plus
apparentée aux procédures de l'enquête judiciaire, déjà familiarisées avec les mé-
thodes de la police scientifique. La fatalité de l'expertise est toutefois de ne pou-
voir se passer de l'écriture de rapports, alors que les policiers en tenue sont déjà
écrasés par le poids des formulaires qu’ils ont à remplir. La dépendance de la police
de résolution par rapport à la cueillette de renseignements par écrit est l'un des
obstacles les plus importants contre lesquels s'est heurtée l'implantation de ce type
de programme, comme en témoignent les deux évaluations les plus systématiques que
l'on ait faites de la police de résolution (Eck, Spelman, Hill, Stephens, Stedman et
Murphy, 1987 ; McElroy, Cosgrove et Sadd, 1993). Les succès obtenus grâce à l'utili-
sation systématique d'instruments statistiques pour construire un profil local de la
criminalité et du désordre nous inclinent cependant à penser que la police d'experti-
se est appelée à se développer 47 .
Nous allons maintenant présenter une vue d'ensemble des différences entre la
police de communauté et la police de résolution dont nous venons de discuter.
[206]
La réponse à cette question est, au niveau de la théorie, tout à fait simple. Bien
qu'elles soient différentes, ces deux approches ne sont d'aucune manière incompati-
bles et comportent même une part de complémentarité. À preuve, Herman Goldstein,
le père de la police de résolution, s'est lui-même longtemps rangé sous la bannière de
la police de communauté (1987). On chercherait en vain dans les oppositions que nous
avons tracées des incompatibilités véritables. La situation est donc relativement
claire au niveau de la théorie.
ple, poursuivre en même temps une stratégie fondée sur la visibilité perçue des in-
terventions et sur l'alimentation des opérations par l'analyse - sans provoquer la
confusion de personnels conservateurs trop enclins à voir dans des consignes diffé-
renciées des ordres contradictoires qui offrent des signes d'incohérence. Est-il
possible pour des organisations caractérisées par leur résistance au changement de
mettre sur leurs rails deux trains de mesures différentes ? Nous ne pensons pas que
l'on puisse dicter a priori une réponse à des questions qui se posent dans la pratique.
Il faut toutefois que les organisations policières soient conscientes qu’il existe un
point limite où la flexibilité nécessaire à l'introduction du changement bascule dans
l'incohérence qui le paralyse.
[208]
Les programmes
d'intervention policière :
les évaluations
Nous présenterons maintenant les résultats d'un travail sur l'évaluation des pro-
grammes de prévention du crime préparé en 1996 pour le Congrès des États-Unis
sous la direction du professeur Lawrence Sherman (Sherman, Gottfredson, Macken-
zie, Eck, Reuter et Bushway, 1997). Sherman et ses collaborateurs ont tenté de ré-
unir toutes les évaluations scientifiques des programmes de prévention de la crimina-
lité qui ont été effectuées aux États-Unis depuis le début des années 1960 (certai-
nes vont même plus loin dans le temps). Ils se sont ainsi penchés sur plus de 500
évaluations, qu'ils ont classées en fonction de leur rigueur scientifique selon un ba-
rème élaboré par des chercheurs de l'Université du Maryland. Les évaluations sont
cotées de un a cinq, ce dernier chiffre représentant le meilleur score 48 . Le rapport
Tableau 7.
Évaluations des activités traditionnelles de la police
Tableau 8.
Évaluations des activités de la police de communauté
[210]
Tableau 9.
Évaluations des activités de la police de résolution
Comme on le constatera sans peine, les parties imprimées en gras désignent des
activités dont l'impact est positif, les parties soulignées, des impacts négatifs ou
même inversées et les parties en italique, des impacts divergents ou problémati-
ques.
Les effectifs
La question des effectifs doit être précisée. La conclusion des évaluations sur
l'abolition totale des effectifs repose sur des données relatives aux grèves de la
police (ces grèves sont illégales mais se produisent parfois). On a observé que les
grèves de la police étaient suivies d'une montée très sensible de la délinquance. Les
évaluations sur les résultats de l'augmentation ou la diminution des effectifs poli-
ciers sont moins claires. Elles suggèrent que des augmentations ou des diminutions
d'effectifs sans modification abrupte sont relativement dénuées d'effets.
[211]
Vitesse d'intervention
Les données sur la patrouille vérifient ce qui est sans doute le résultat le plus
fondamental des études d'évaluation : les tactiques policières qui ne sont pas focali-
sées sur des objectifs spécifiques sont vouées à l'impasse.
Interventions ciblées
Parmi les stratégies improductives, celles dont les effets sont en réalité crimi-
nogènes sont un cas à part. La mise sous arrestation systématique des jeunes pour
des infractions mineures et les rafles antidrogues ne font qu’exacerber les situa-
tions et précipitent la perpétration d'actes plus sérieux que ceux dont on tentait
initialement de diminuer l'occurrence. [212] De la même façon, l'arrestation des
conjoints qui violentent leur femme produit des résultats diamétralement opposés,
selon que le conjoint a ou non un emploi. C'est là une question qui a été examinée en
profondeur par Sherman lui-même.
La police de communauté
Dans une intervention remarquée lors d'une conférence organisée par le Police
Executive Research Forum, Wesley Skogan a fait la distinction entre quatre objets
qui devraient être pris en compte par une force policière : le premier de ces objets
est la qualité de l'accueil réservé aux préoccupations du citoyen par la police ; le
second est la criminalité dite « molle » (soft crime) ; le troisième est le sentiment de
sécurité du public, particulièrement le sentiment d'insécurité des victimes de la
criminalité ; enfin, le dernier objet est la criminalité « dure » (hard crime) 49 .
[214]
Ces résultats sont les plus récents mais ils demeurent encore provisoires. mesu-
re que se poursuivent des études d'évaluation rigoureusement structurées, on pro-
cède à des découvertes sensiblement inattendues. C'est ainsi que Mastrofski a ré-
cemment découvert dans son examen de la police de communauté dans la ville améri-
caine de St. Petersburg, que les agents affectés à la police de communauté (commu-
nity police officers) passaient moins de temps en contact avec les citoyens que les
policiers qui répondent en automobile aux appels au 9-1-1 des citoyens (Mastrofski,
1999, p. 1). L’une des inspirations initiales de la police de communauté n’ayant été
rien de moins que de rétablir le contact entre les policiers et les citoyens en faisant
sortir les agents de police de leur véhicule, ce résultat des recherches de Mastrofs-
ki mérite qu’on tente de le reproduire sur d'autres sites.
[215]
Dans les deux cas, il semble que l'élargissement ait échoué. Jihong Zhao et
Quint Thurman ont fait parvenir des questionnaires détaillés à 281 services de police
américains, opérant dans 47 des États du pays. Ils ont reçu des réponses de 221
services, qu'ils ont traitées à l'aide d'une instrumentation statistique élaborée. Les
priorités établies par ces services valorisent de façon univoque les fonctions tradi-
tionnelles de répression de la criminalité violente et du trafic de stupéfiants. Les
fonctions de service et de maintien de l'ordre (au sens anglo-saxon) ont reçu les
scores de priorité les plus bas (Zhao et Thurman, 1997, p. 350). Le résultat des ana-
lyses quantitatives de Zhao et Thurman a été confirmé par des études en profon-
deur conduites par Mastrofski sur deux sites où se pratique la police de communau-
té. Le résultat de ses recherches montre que les objectifs auxquels les policiers
accordent les plus basses priorités sont précisément ceux qui sont valorisés par la
police de communauté (Mastrofski, 1998, p. 2 ; 1999). Le recentrage du mandat de la
police sur la prévention et la répression de la criminalité, comme en témoigne à sa
façon la réingénierie de la répartition des appels prioritaires par le Service de police
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 213
[216]
ve sera perçue comme une trahison par le public. Nous avons commencé ce chapitre
en déclarant qu’on parlait beaucoup moins de police de communauté dans le Law En-
forcement News. De quoi y parle-t-on, maintenant ? Dans la foulée d'agressions très
graves contre des membres de la communauté afro-américaine de New York - les
affaires Louima (extrême brutalité) et Diallo (mitraillé par erreur de 41 coups de
feu) - on y parle de façon croissante de l'obligation de rendre des comptes au ci-
toyen quand son intérêt et ses droits sont violés. Le thème de l'accountability (obli-
gation de rendre des comptes ou « redevabilité ») est maintenant dominant dans le
discours sur la police tant aux États-Unis qu'au Canada, où l'on redécouvre les ris-
ques d'être obsédé par la seule obligation de résultat. En dépit de la gravité de ces
incidents - il y en a eu tant d'autres aux États-Unis - il est douteux qu'ils aient pu
provoquer tant d'indignation s'ils n'avaient pas contredit de manière si manifeste les
engagements d'une police qui s'était déjà affirmée « communautaire » 51 . Ces enga-
gements ne sauraient être pris de façon cavalière : l'approche « service » est aussi
une approche boomerang, quand le service est perverti.
Quelles que soient les réserves que manifestent les évaluations de la police de
communauté ou de résolution, ce mouvement de réforme est en [218] train de provo-
quer un ébranlement considérable dans les milieux de la sociologie et de la criminolo-
gie anglo-saxons. En effet, la coïncidence entre le mouvement de réforme de la poli-
ce et la spectaculaire décroissance de la criminalité violente en Amérique du Nord
engendre la compulsion d'établir une corrélation, sinon un rapport de cause à effet,
entre ces phénomènes. Les réformateurs policiers ne se gênent plus pour mettre en
cause la vulgate criminologique selon laquelle la criminalité est le produit de causes
sociales profondes, telles que la pauvreté, l'exclusion ou l'éclatement de la famille.
C'est l'absence de contrôle qui provoque la délinquance et c'est le rétablissement du
51 Dans une série dévastatrice d'articles sur le corps policier du comté de Prince
George aux États-Unis (1400 policiers pour une population de 800 000 person-
nes), le Washington Post a montré que cette force avait fait feu sur 122 person-
nes, en tuant 47, depuis 1990. Par rapport au nombre moyen de personnes tuées
par membre du service et au regard de la plupart des autres indices mesurant
l'usage de la force létale par un corps policier, celui de Prince George a tué (avec
une impunité complète) plus de personnes que tout autre grand corps policier des
États-Unis. En 1998, deux policiers de ce corps ont revendiqué le droit de légiti-
me défense pour se justifier d'avoir abattu un adolescent, alors que la preuve a
révélé qu’ils avaient tiré 13 fois dans le dos de cet adolescent qui gisait alors par
terre, inconscient. Il faut reconnaître que l'effet cumulé des révélations sur la
violence des corps policiers nord-américains a de quoi ébranler notre foi dans
leur volonté de se rapprocher de la communauté. (Voir la série d'articles de Craig
Whitlock et David S. Fallis dans le Washington Post du 1er au 4 juillet 2001).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 216
contrôle qui la fait reculer. Ce discours est tenu de plus en plus fréquemment par
des réformateurs policiers qu’on ne saurait soupçonner d'être en mal de publicité.
C'est ainsi, par exemple, que Georges Kelling déclarera :
[219]
son existence et surtout la grande séduction qu’elle exerce sur l'opinion publique et,
conséquemment, sur les choix des décideurs politiques.
Les relations complexes entre les attentes du public, le résultat des évaluations
des chercheurs et la gouvernance de la police constituent un noeud gordien qu'il fau-
dra se résoudre à démêler avec plus d'application qu'Alexandre. Comme nous l'avons
rappelé à quelques reprises, le principal enseignement des évaluations des interven-
tions de la police est qu'elles doivent être puissamment focalisées sur des problèmes
précis. Or, les attentes du public par rapport à la police sont à la fois diversifiées et
changeantes. Comment établir des priorités dans un contexte où un public ahuri par
les médias veut, comme l'Antigone d'Anouilh, « tout, tout de suite » ? Gouverner la
police en fonction exclusive de la demande de service du public, c'est vouer son ac-
tion à l'incohérence à très court terme et à démoraliser son personnel. Reconstruire
les attentes du public à partir de ce qu’une institution rétive face au changement
consent à lui offrir équivaut à abolir une police citoyenne au profit d'une institution
retranchée qui est incapable de poursuivre autre chose que son propre intérêt. Il est
évidemment plus facile d'indiquer du haut de la hune où sont les récifs que de passer
entre eux. Une chose au moins est sûre : ce n’est pas en lâchant le gouvernail qu'on
rentrera au port.
[220]
Voici les principales conclusions de l'évaluation conduite par Sherman et ses col-
lègues. Elle prolonge de manière synthétique les analyses produites dans ce chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 218
[223]
Troisième partie
RENSEIGNEMENT
ET POLITIQUE
[225]
Troisième partie:
Renseignement et politique
Chapitre 7
La police politique :
« la haute police » 52
La surveillance policière des activités politiques peut alors être considérée com-
me une caractéristique de base de la haute police et non simplement comme une mar-
ge suspecte de l'appareil policier. Nous soutenons également qu’en raison surtout de
l'évolution technologique, les forces policières occidentales se conforment de plus en
plus au modèle de la haute police.
Dès le départ, il est difficile d'écrire sur la police (policing) des activités politi-
ques, car on risque de s'enliser dans des problèmes de sémantique. Le sens même de
l'expression « policer les activités politiques » est plein d'ambiguïtés. On peut lui
donner un sens restreint et l'interpréter comme la lutte contre la corruption politi-
que ; de façon plus large, l'expression peut désigner les interventions policières au
sein des combats qui se livrent dans toute société pour la conquête et l'exercice du
pouvoir d'État. À cette difficulté initiale s'ajoute le fait qu'au Canada et aux États-
Unis, on ne considère pas la police des activités politiques comme un objet de plein
droit de l'activité policière ; la cible de cette activité policière - la délinquance poli-
tique - ne possède aucun statut légal distinct des crimes de violence contre la per-
sonne tels que définis par le droit pénal commun. Par conséquent, la plupart des gens
prétendent qu’il n'y a pas de prisonniers politiques en Amérique du Nord, alors que
quelques autres, comme Anthony Platt et Lynn Cooper (1974), démentent cette af-
firmation et soutiennent que des notions telles que la délinquance ou la réaction so-
ciale peuvent uniquement être comprises comme le fruit de processus politiques.
Toute forme de police devient alors politique.
Pour échapper à ce dilemme du tout ou rien, nous examinerons d'abord les défi-
nitions implicites de la police politique qui avaient cours lors des travaux de commis-
sions d'enquête canadiennes et américaines instituées pour faire la lumière sur des
allégations d'abus du pouvoir policier. Ces abus auraient été commis dans le cadre
d'opérations offensives menées par les forces policières sous le couvert du mandat
général qui leur est donné de protéger la « sécurité nationale ». Nous nous penche-
rons ensuite sur une première façon de concevoir la surveillance policière des activi-
tés politiques, qui est centrée sur la déviance policière. Après avoir relevé les lacu-
nes de cette approche, nous établirons une distinction [227] entre la basse police et
la haute police et appliquerons cette dernière notion à la police moderne.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 222
Plusieurs comités du Congrès des États-Unis ont passé au peigne fin les milieux
du renseignement américains à la suite du scandale du Watergate qui a éclaté au
début des années 1970. L’enquête la plus approfondie a été conduite par le Comité
spécial du Sénat américain sur les activités des services de renseignements et de
sécurité (Senate Select Committee on Intelligence Activities), présidé par le séna-
teur de l'Idaho, M. Frank Church. Le rapport du Comité (United States Congress,
Senate, 1976) exposait en détail les opérations menées à l'intérieur du pays par le
Federal Bureau of Investigation (FBI) contre les dissidents politiques dans le cadre
de son tristement célèbre programme de contre-espionnage (Counter Intelligence
Program, COINTELPRO). (L’expression « services de renseignements et de sécuri-
té » sera fréquemment utilisée dans cette partie de l'ouvrage sous son acronyme
SRS.)
Au Canada, les enquêtes sur la rectitude des opérations menées par les SRS ont
connu un début difficile. En 1966, le gouvernement fédéral a nommé le juge Dalton C.
Wells pour enquêter sur des accusations portées contre la Gendarmerie royale du
Canada (GRC). La GRC aurait exercé des pressions indues sur le Service des postes
pour que celui-ci congédie Victor Herbert Spencer, soupçonné de s'être livré à des
activités d'espionnage pour le compte de l'Union soviétique. Spencer a été trouvé
mort dans sa maison une semaine avant l'ouverture prévue de l'enquête. Plus tard, en
1966, le gouvernement a nommé une commission royale d'enquête pour examiner la
protection de la sécurité nationale au Canada. La commission publia un rapport ex-
purgé (Canada, 1969).
Les deux principales commissions d'enquête sur la police politique au Canada ont
été mises sur pied en 1977. Elles ont examiné les événements qui avaient entouré la
crise d'Octobre 1970, au cours de laquelle le gouvernement fédéral avait décrété au
Québec l'équivalent d'une loi martiale et y avait envoyé l'armée pour mettre fin aux
enlèvements et à l'agitation politiques. L’objet commun de ces commissions était
d'enquêter sur les agissements du Service de sécurité de la GRC et sur son pro-
gramme de tactiques déstabilisatrices (disruptive tactics), équivalent canadien du
COINTELPRO du FBI. Le gouvernement du Québec a été le premier à [228] mettre
sur pied sa propre commission, présidée par l'avocat Jean F. Keable (Québec, 1981).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 223
53 Aux États-Unis, l'approche centrée sur la déviance policière est illustrée dans
les ouvrages théoriques de Nelson Blackstock (1976), Frank Donner (1980 ;
1990), Gill (1994), Morton Halperin, Jerry Berman, Robert Borosage et Christine
Marwick (1979), Richard E. Morgan (1980), Ford Rowan (1978),Athan Theoharis
(1978), Theoaris et Cox (1989) et David Wise (1979). Cette approche est égale-
ment reprise par la plupart des collaborateurs de Berman et Halperin (1975), de
Robert Borosage et John Marks (1976), de Tyrus Fain (1977), de Howard Frazier
(1978) et de la Columbia Human Rights Law Review (l 973). Pour le Canada, voir
Lorne Brown et Caroline Brown (1978), Robert Dion (1979), Fournier et coll,
(1978), Edward Mann et John Lee (1979), John Sawatsky (1980) et Clifford
Shearing (1981). Puisque le service de sécurité de la GRC a été aboli en 1984 et
remplacé par le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS), on a
cessé de publier des ouvrages sur les abus de pouvoir auxquels il s'est livré. Par
contre, la même approche a été appliquée à des ouvrages sur le SCRS. Voir en
particulier Richard Cléroux (1990 ; 1993) et Normand Lester (1998). L’ouvrage
récent d'Hélène l’Heuillet (2001) constitue une exception notable à cette tradi-
tion d'insistance sur la déviance.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 224
L’approche centrée sur la déviance policière fait la distinction entre les tacti-
ques actives d'intervention, qui ont pour but avoué de déstabiliser et de neutraliser
des groupes et des individus, et les simples opérations de cueillette de renseigne-
ments et de surveillance générale. Bien que distincts, ces deux types d'activités se
chevauchent fréquemment : la déstabilisation et la neutralisation sont souvent ef-
fectuées au moyen de la dissémination publique de renseignements préjudiciables à
des groupes ou des personnes considérés comme une menace à la sécurité nationale.
L’approche centrée sur la déviance policière établit également une distinction entre
des activités licites, comme l'analyse du contenu de publications extrémistes, et les
opérations illégales, comme le libelle diffamatoire, le chantage et le vol ou la des-
truction de biens appartenant à un groupe ciblé. Mais ici encore, bien que la distinc-
tion soit facile à formuler en théorie, elle présente d'innombrables difficultés dans
la pratique, comme en font foi certains jugements récents. Après la publication par
le gouvernement du Québec du Rapport Keable (Québec, 1981), 17 agents de la GRC
ont été accusés de crimes allant de l'incendie criminel et du vol de [229] dynamite au
vol de la liste des membres du Parti québécois, parti qui, au moment du cambriolage,
formait l'opposition officielle à l'Assemblée nationale du Québec. À l'exception d'un
seul policier qui a déposé un plaidoyer de culpabilité, aucun de ces agents n'a été
reconnu coupable devant les tribunaux. Toutes les poursuites ont maintenant été
abandonnées (Doyon et Brodeur, 1990).
daction de son rapport. Au cours de ces deux années, nous avons de plus en plus re-
mis en cause deux traits de l'approche centrée sur la déviance policière, qui ont des
conséquences nocives dans la pratique : d'une part, celle-ci présuppose que les inter-
ventions de la police dans le champ du politique sont complètement protégées par le
sceau du secret - il est de la nature des activités délinquantes de se dissimuler ;
d'autre part, elle tente de manière futile d'établir une distinction entre la dissiden-
ce licite et la délinquance politique criminelle, comme le terrorisme. Ayant fait l'ex-
périence de l'approche centrée sur la déviance policière au Québec, nous utiliserons
essentiellement des événements qui se sont déroulés au Québec et au Canada pour
illustrer notre argument. Nous croyons toutefois que les deux traits que nous remet-
tons en cause se retrouvent dans [230] tous les contextes où l'on pratique une ap-
proche de la police politique centrée sur son caractère déviant.
Le secret qui est censé voiler la déviance de la police politique est, dans une lar-
ge mesure, le produit d'une illusion délibérée. Quand la notion de secret est adéqua-
tement conçue, on constate qu’elle s'applique de façon beaucoup plus restreinte à la
surveillance policière des activités politiques qu’on pourrait le croire. À cet égard, la
Commission royale d'enquête sur la sécurité au Canada - la Commission Mackenzie - a
fait la déclaration significative suivante :
Il est inévitable qu’un service (de sécurité) soit mêlé à des activités qui sont
contraires à l'esprit sinon à la lettre de la loi, et à des activités clandestines, ou
autres, qui peuvent sembler aller à l'encontre des droits de l'individu (Canada,
1969b, p. 26).
du Rapport Mackenzie, qui énonce le résultat des travaux d'une très officielle com-
mission d'enquête, ressemble autant qu’il l'est permis à un document révisé aux fins
de la publication de le faire, à une affirmation claire en matière de la laxité de res-
pect de la légalité par le Service de sécurité de la GRC.
On n'a pas en France d'états d'âme sur le respect de la légalité par les SRS.
Dans l'introduction d'un rapport à l'Assemblée nationale présenté en 2002 par le
député Bernard Carayon, on trouve ces déclarations, qui annoncent avec toute la
limpidité souhaitable que les SRS manquent de transparence :
[231]
En 1977, les Commissions Keable et McDonald ont été établies suite à l'allégation
publique d'abus qui auraient été commis par le Service de sécurité de la GRC et par
d'autres escouades de sécurité opérant au Québec (ces allégations de grande portée
ont été formulées par un ex-membre du Service de sécurité de la GRC, qui subissait
alors un procès pour avoir placé un engin explosif sur le pas de la porte arrière du
domicile d'un homme d'affaires montréalais bien en vue). Une partie du mandat de
ces commissions consistait à déterminer s'il y avait lieu de poursuivre en justice les
agents de police qui avaient prétendument enfreint la loi. Comme il était à prévoir,
ces commissions d'enquête ont produit des illustrations détaillées de l'énoncé géné-
ral qui a été formulé en vain par la Commission Mackenzie 12 années auparavant. Pour
couronner le tout, le Rapport McDonald recommandait exactement les [232] mêmes
mesures que la Commission Mackenzie, à savoir que le Service de sécurité devait
être retiré de la GRC et reconstitué sous forme d'un organisme civil indépendant 55 .
Ainsi, il ne faut pas confondre l'immense difficulté de recueillir des preuves lé-
gales contre les policiers qui auraient entrepris ou autorisé des opérations illégales
avec l'ignorance pure et simple de la nature et des méthodes de la police politique en
tant que telle. Comme tout policier pourrait en attester, la connaissance et la preuve
légale sont deux choses tout à fait différentes ; la première notion concerne la
substance des faits alors que la seconde est, dans une large mesure, une question
formelle de procédure. Les Rapports Keable et McDonald ont confirmé en 1981, à
partir d'incidents spécifiques, ce qui avait déjà été clairement exprimé en 1969. Le
fait de confondre l'absence dune preuve accablante en droit contre des individus mis
en cause et l'absence de renseignements fiables sur les exactions de la police politi-
que ne font que renforcer la tendance au refoulement de connaissances qui menace
nos illusions les plus chères sur les institutions, notamment que celles-ci opèrent en
conformité avec la légalité. Cette confusion fournit également aux gouvernements
une caution commode pour demeurer inactifs devant les abus commis en leur sein.
55 Il n'est pas dépourvu d'ironie qu’en dépit de leur contenu identique, les recom-
mandations des Commissions royales d'enquête Mackenzie et McDonald aient re-
posé sur des motifs carrément opposés. Le commissaire Mackenzie voulait ampu-
ter la GRC de son Service de sécurité parce q2il croyait que le manque de res-
pect pour les lois du Service était incompatible avec l'image sans tache que de-
vait projeter la GRC. Le volume 2 du Rapport McDonald (Canada, 1981a, partie 6,
chapitre 3) a soutenu que le poids des mauvaises habitudes au sein même de la
GRC était tel qu’il rendait impossible toute réforme appréciable du service de
sécurité si celui-ci demeurait sous l'autorité de la GRC.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 228
- si vous n’avez pas matière à instruire le procès d'un suspect, alors votre
critique est disqualifiée ;
- or, une preuve valide en droit pénal est par définition impossible à réunir,
car les opérations policières sont menées sous le couvert du secret ;
- ergo, il faut se taire et laisser faire ce qui a trait aux atteintes aux
droits civiques portées par la police politique.
Le secret dans lequel baigne la police politique, qu’il soit authentique ou fabriqué,
est le produit d'un partenariat entre la police, les hommes politiques, les tribunaux
et, ironiquement, les victimes elles-mêmes des interventions abusives de la police
politique. La presse est un important investisseur dans cette société du secret. Les
membres du gouvernement n’ont ni l'intérêt ni la propension à chercher la confirma-
tion de ce qu'ils soupçonnent ou de ce qu'ils ont appris « en confidence ». En princi-
pe, ils pourraient eux aussi être poursuivis en justice pour avoir tacitement autorisé
par leur inaction des pratiques dont ils connaissaient le caractère illégal. Plus ils sont
renseignés sur des activités illégales, plus ils sont vulnérables à l'accusation de
s'être soustraits à leur obligation de rendre des comptes. C'est pourquoi ils s'immu-
nisent contre toute connaissance explicite d'abus du pouvoir policier. Le troisième
rapport de la Commission McDonald expose en termes saisissants la répugnance du
gouvernement fédéral à donner suite à des indications explicites sur le caractère
généralisé des manquements du Service de sécurité de la GRC à la légalité (Canada,
1981 b).
noncer clairement sur cette question. Les tribunaux dont rendu de jugement sur le
fond dans aucune des 17 poursuites judiciaires engagées au terme d'enquêtes appro-
fondies sur les abus commis par la police politique au Québec au début des années
1970. Des vices de procédure ont été invoqués dans chaque cas et tous les prévenus
ont bénéficié de façon ultime d'un non-lieu parce que les poursuites entreprises
contre eux s'étaient déraisonnablement étendues dans le temps, violant ainsi les
droits qui leur étaient garantis par la Charte canadienne des droits et libertés
(Doyon et Brodeur, 1990).
56 Au cours des audiences de la commission d'enquête dont nous avons été le direc-
teur de recherche, il a été révélé qu’un membre pur et dur de l'une des principa-
les organisations gauchistes du Québec - En lutte - était en réalité un informa-
teur de police. Cette organisation s'est résolue à se dissoudre elle-même dans
les mois qui ont suivi la publication du rapport de la commission, qui a établi au-
delà de tout doute que cette personne était bel et bien un informateur au servi-
ce de la police.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 230
ter le tirage d'un journal. Si elle se limite à fournir la scène d'une pièce animée sur
l'impunité de la police ou l'impuissance du gouvernement, elle peut même renforcer la
volonté des forces policières d'enfreindre les libertés civiles en leur garantissant
que les victimes potentielles de ces violations sont d'avance démoralisées.
La répression de la dissidence
comme exigence de la police
[235]
Nous ne voulons pas contester le bien-fondé de cette critique. La liste des per-
sonnes arrêtées pendant la crise d'Octobre de 1970, ainsi que les types de mouve-
ments qui ont été la cible de déstabilisation policière aux États-Unis et au Canada
depuis le début des années 1960 montrent bien que la police n'était pas, et c'est le
moins qu’on puisse dire, sensible à la distinction entre dissidence et délinquance.
Cependant, une telle insensibilité n'est pas exclusivement attribuable à un type spé-
cifique de police, à savoir la surveillance des activités politiques. À notre avis, c'est
là une caractéristique générale de la police elle-même.
l'incapacité des enquêteurs à identifier les contrevenants dont l'identité n'était pas
d'emblée fournie par les victimes ou d'autres informateurs. Le travail des enquê-
teurs est caractérisé avec justesse, selon les termes employés par Ericson, comme
« le traitement de suspects que l'on a déjà sous la main » (1981, p. 136). Nous esti-
mons que cette déclaration s'applique également et peut-être avant tout à la surveil-
lance policière des activités politiques.
[236]
Jusqu’ici, nous avons employé à dessein les expressions (faire la) « police des ac-
tivités politiques » et « police politique » comme des synonymes approximatifs. Cette
façon de s'exprimer peut créer la fausse impression que la police n’est dite politique
que si elle s'immisce dans les activités politiques des citoyens, que celles-ci soient
licites ou non. À notre avis, ce point de vue est trop étroit, car il suppose que si tou-
tes les unités antisubversives et de contre-espionnage qui opèrent actuellement au
sein des forces policières étaient abolies, on se retrouverait avec des forces neu-
tres [237] (non politiques) d'application des lois pénales. Nous estimons plutôt que la
police politique ne réside pas seulement dans un certain nombre de plans d'interven-
tion effectivement réalisés par des unités spécialisées au sein d'une force policière,
mais qu'elle constitue plutôt un paradigme général pour l'action policière ou, en d'au-
tres termes, un type spécifique d'enchaînement entre un ensemble d'objectifs et les
moyens mis en oeuvre pour les atteindre. Nous décrirons maintenant brièvement
quelques-unes des principales caractéristiques de ce paradigme et expliquerons
pourquoi, à notre avis, les changements tous azimuts qui s'opèrent actuellement dans
les technologies de l'information conduisent de plus en plus les forces policières à se
conformer à ce modèle. Il est regrettable que la plupart des ouvrages sur la police
fassent remonter ses origines modernes 58 à la police préventive britannique 59 . Il
58 Le terme « origines modernes » doit être souligné ici. Les fonctions de police
remontent au début de l'antiquité. Selon Oscar Jacob (1979), des esclaves pu-
blics appartenant à l'État étaient utilisés comme force policière dans la Grèce
antique. La modernité est généralement datée à partir du XVIIe siècle.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 233
[238]
Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation
immense 60 , dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques
sources réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public et en même
temps animer leur commerce ; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui
peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse ; en purger la société,
ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont
d'autres qu'eux ne se chargeraient pas ou ne s'acquitteraient pas si bien ; te-
nir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont
toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent
être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments trop écla-
tants ; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement
et utilement ; pénétrer par des conduits souterrains dans l'intérieur des famil-
les et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas
nécessaire d'en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir
ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme tou-
jours agissante et presque inconnue de ce grand corps ; voilà quelles sont en
général les fonctions du magistrat de police (Fontenelle, cité dans Clément,
1978, p. 334).
Cette description contraste vivement avec les principes de la police énoncés par
Peel (Reith, 1975). La haute police est en fait le paradigme même de la police politi-
que : elle débusque les menaces potentielles dans une tentative systématique de pré-
server les rapports de pouvoir au sein d'une société donnée.
60 Une des tâches initiales de la police française était de veiller à ce que la ville de
Paris soit suffisamment approvisionnée en vivres, afin de prévenir les émeutes.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 235
- La haute police n'est pas seulement tenue d'appliquer la loi et les règlements
au fur et à mesure que ceux-ci sont élaborés par un législateur indépen-
dant 63 . Le chef de la police française était à l'origine un magistrat en exer-
cice ; il était investi de vastes pouvoirs de réglementation et était souvent
chargé par le pouvoir exécutif de commissions spéciales. Le fait qu'a pouvait,
dans certains cas, prononcer officiellement la peine capitale nous permet de
juger de l'étendue de son pouvoir. L’appareil de la police française possédait
une structure double : son personnel supérieur était divisé en commissaires,
qui exerçaient le pouvoir judiciaire, et en inspecteurs, qui exerçaient des
pouvoirs administratifs. Ensemble, le chef de la police française, ses commis-
saires et ses inspecteurs exerçaient les trois formes de pouvoirs (législatif,
judiciaire et exécutif/administratif) qui sont traditionnellement séparés.
63 Encore une fois, Fouché montre qu’il y avait continuité dans la haute police fran-
çaise avant et après la Révolution de 1789. Dans une lettre à Napoléon, il a écrit
que la police, telle qu'il la concevait, devrait être établie avec la mission d'antici-
per et de prévenir les infractions et pour leur faire échec et les empêcher,
« même si elles n'ont pas été prévues par la loi » (cité dans Radzinowicz, 1956, p.
566 ; c'est moi qui souligne). Dans la mesure où les auteurs potentiels de ces
« infractions » sans statut juridique seraient privés d'une manière ou d'une au-
tre de leur liberté (par exemple, arrêtés), cette conception viole la maxime fon-
damentale de droit qui s'énonce dans la formule latine nulle poena sine lege.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 237
Non seulement la haute police fait-elle un usage extensif des agents d'infiltra-
tion et des informateurs rémunérés, mais elle ne fait pas mystère de son enthou-
siasme affiché pour ces méthodes. En procédant de cette manière, elle s'efforce de
maintenir une faible visibilité opérationnelle, tout en amplifiant la peur de la dénon-
ciation. Louis Madelin (1930) et Hubert Williams (1979) ont montré que de 1700 à
1815, l'effroi de la population française, qui craignait d'être espionnée, était sans
commune mesure avec le nombre réel des agents de la police. Quel que soit cepen-
dant le nombre réel d'informateurs utilisés par une agence de haute police, ce type
d'appareil poursuit de façon concomitante une double stratégie d'infiltration réelle
(qui peut prendre une large extension) et d'exacerbation du sentiment d'insécurité
au sein des groupes cibles par la propagation délibérée de rumeurs sur l'ampleur des
effectifs déployés.
L’exploitation du crime à des fins politiques est une pratique policière particuliè-
rement flagrante dans le domaine spécifique de la police des « mœurs » (lutte contre
la prostitution, les jeux d'argent, les stupéfiants et l'alcool). Les maisons de débau-
che ont été traditionnellement protégées à des fins de cueillette de renseignements
et de chantage. Edward Jay Epstein (1977) a fourni un saisissant exemple de gestion
du crime en montrant que J'administration Nixon projetait d'utiliser l'agence amé-
ricaine de lutte antidrogue (Drug Enforcement Agency [DEA]) comme instrument
politique à ses fins et était en voie d'y parvenir lorsque le scandale du Watergate a
éclaté. Une forme extrême d'exploitation du crime est l'utilisation d'agents provo-
cateurs pour « stimuler » la délinquance. Cette pratique est une source de préoccu-
pation majeure tant aux États-Unis (Marx, 1974 ; 1980 ; 1981) qu'au Canada (Bro-
deur, 1992b).
lations sur cette question ayant été faites tant au Canada qu'aux États-Unis 65 . À
cet égard, le rapport établi par le juge Charles D. Breitel (1980) dans le cadre d'une
poursuite civile intentée par le Parti des travailleurs socialistes des États-Unis
contre le procureur général des États-Unis est particulièrement digne d'attention.
Le rapport montre non seulement que ce parti était littéralement infesté d'informa-
teurs du FBI, mais il révèle aussi que le Manual of Instructions du FBI est venu à
toutes fins utiles combler un vide juridique pour les questions relatives à l'infiltra-
tion et au contrôle des informateurs. (Ce sujet relève davantage d'un « trou
noir »juridique que de la proverbiale « zone grise » ; le policier-législateur y trouve
un champ privilégié pour l'exercice de ses prérogatives de fait.) Ainsi, le juge Breitel
a-t-il écrit :
65 Frank Donner affirme que quelque 37 000 informateurs rémunérés ont été mis à
contribution par le FBI de 1940 à 1978, cette évaluation étant considérée
« conservatrice » (1980, p. 137). Les Rapports Keable et McDonald contiennent
des descriptions détaillées de l'emploi d'informateurs par la police (Québec,
1981).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 240
[243]
Enfin, il est bien connu que la police recrute des informateurs parmi les person-
nes qui font face à des accusations criminelles, accusations qui sont abandonnées en
échange de renseignements. Trois des caractéristiques de la haute police dont nous
avons précédemment discuté, soit la complémentation des lois existantes, l'exploita-
tion du crime et le recrutement d'informateurs, sont donc partie prenante dans la
question de l'infiltration 66 .
Bien que significatives, les connexions que nous avons établies jusqu’ici
l’annoncent pas de façon univoque un mouvement de transition vers la haute police.
Cependant, tous les pays occidentaux possèdent maintenant des centres qui procè-
dent à l'informatisation accélérée des renseignements criminels, ce qui décuple les
pouvoirs d'absorption de l'information des forces policières. Ce fait nous apparaît
d'une importance décisive.
Tony Bunyan (1976) a prédit qu’en 1979 au plus tard, le Centre informatique na-
tional de la police britannique (British Police National Computer Unit) compterait
dans ses dossiers plus de 36 millions de noms et d'entrées, la plupart concernant des
véhicules automobiles. En 1982, aux États-Unis, les dossiers criminels de plus de 36
millions de personnes étaient conservés sous forme de données informatiques (Slade
et Biddle, 1982). C'est le FBI qui gère le Centre national de renseignements crimi-
nels (National Crime Information Center [NCICI). Le Système expérimental d'analy-
se et de récupération des dossiers criminels (Electronic Analysis and Retrieval of
Criminal Histories, Projet SEARCH) est une annexe permanente du NCIC (sous l'ap-
pellation de Computerized Criminal Histories - NCIC, ou NCIC-CCH) et contient 1,3
million de dossiers criminels. On pourrait multiplier les acronymes : par exemple,
l'Agence de sécurité nationale des États-Unis (National Security Agency [NSAI)
avait dressé sous l'appellation de MINARET une liste de surveillance des protesta-
- Selon Richard Morgan (1980, p. 164), les policiers s'accordent sur le fait que
des renseignements sur les dissidents politiques ne devraient pas être re-
cueillis au hasard et que toutes les activités de cueillette de renseignements
67 Un article de Daniel Rosen dans ce numéro de Police Magazine est intitulé « Poli-
ce And the Computer : The Revolution That Never Happened » (« La police et
l’ordinateur : la révolution qui n'a jamais eu lieu » ; [Rosen, 1982]). Paradoxale-
ment, on trouve le même constat en 2002. Voir « Hard questions about softwa-
re », (article non signé), Law Enforcement News, vol. 28, no 586, 2002, p. 1 et 10.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 242
- Jerome Daunt (1980, p. 191), un agent du FBI, soutient que les ordinateurs
de la police ne conservent que ce qui relève du domaine public (le dossier cri-
minel, soit la notoire « feuille de route »). En effet, dans la cause Paul v. Da-
vis (1976), la Cour suprême des États-Unis a refusé d'étendre la protection
gouvernementale de la vie privée à la diffusion de renseignements relevant
de la justice pénale (pour la raison douteuse qu’une arrestation par la police
ne serait guère une affaire privée). Cela signifie-t-il qu’une personne arrêtée
sous une fausse [246] inculpation traînera toujours cette accusation dans un
dossier accessible au public et pourrait demeurer captive « d'une prison in-
formatique où tout crédit bancaire est impossible et tout emploi par avance
refusé » (Katzenbach et Tomce, 1973, p. 65) ? Par ailleurs, la position de
Daunt présuppose que toutes les données informatisées relèvent du domaine
public, ce qui pourrait à la rigueur être vrai dans le cas de certains program-
mes informatiques du NCIC, mais est massivement faux en ce qui concerne
les banques de données plus voraces des forces policières locales, qui éta-
blissent des listes de suspects 69 (ALERT : Automated Law Enforcernent
Response Team de Kansas City) et de présumés toxicomanes (IIS : Identifi-
cation and Intelligence System de l'État de New York). Il existe un grand
nombre de ces systèmes locaux aux États-Unis et au Canada. Qu’ils soient ou
non enregistrés dans un ordinateur, les dossiers médicaux ne relèvent pas du
domaine public ; pourtant la police demande l'accès légal à ces dossiers. La
Commission d'enquête sur la confidentialité de l'information en matière de
santé de l'Ontario (Ontario, 1980) a montré que la police avait largement eu
accès aux dossiers médicaux gérés par des médecins-informateurs qui vio-
laient ainsi leur serment professionnel.
69 Selon Albrecht Funk et Falco Werkentin (1978), la police allemande recueille des
données sur des personnes considérées comme des « quasi-suspects » (verdach-
tnâhe).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 244
1982. Cette loi protège davantage les prérogatives de l'État quant à son ac-
cès aux renseignements personnels que le droit à la vie privée du citoyen. Elle
da pas fait, depuis son adoption, l'objet d'amendements significatifs pour ce
qui est de la protection de la vie privée des Canadiens.
Comment peut-on y arriver ? La réponse la plus ordinaire est que l'on devrait
mettre en place des mécanismes de contrôle de l'action policière et la soumettre
ainsi à une forme d'obligation de rendre des comptes (de redevabilité). Le contrôle
est toutefois un exercice qui ressemble fort à l'action policière. De la même façon
qu’il existe deux modèles de police, ne pourrait-il pas y avoir deux paradigmes pour le
contrôle de la police, à savoir le haut contrôle et le bas contrôle ? Nous croyons ainsi
que l'adoption d'une approche centrée sur la déviance policière qui s'en remettrait à
la poursuite devant les tribunaux des policiers ayant violé la loi, est l'exemple achevé
d'une tentative futile de contrer les abus de la haute police par les moyens inadé-
quats du bas contrôle. On devrait donc se demander s'il ne se trouveraient pas cer-
taines caractéristiques de la haute police qui pourraient servir à élaborer une stra-
tégie de haut contrôle. Au moins deux de ses caractéristiques s'y prêteraient. Pre-
mièrement, la haute police n'est pas une entreprise ponctuelle ; elle se poursuit sans
relâche et implique par conséquent une continuité systématique dans le temps.
Deuxièmement, elle se concentre sur la prédiction d'événements futurs à partir d'un
traitement de l'information ; ces prévisions ont pour fin de conjurer l'avènement de
phénomènes indésirables par l'élaboration subséquente de politiques d'évitement.
[249]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 246
Mais encore une fois, qu’est-ce qui nous incitera à agir dans ce sens ? Peut-être
rien de moins qu’une conversion idéologique qui nous ferait réaliser combien nous
sommes devenus vulnérables. Il est consternant de voir la façon dont nous sommes
présentement influencés par la psychologie des profondeurs, qui conçoit l'esprit
humain comme une sorte de banque intérieure de données. Cette machine intérieure,
enfouie au plus profond de nous-mêmes, est réputée si difficile d'accès que seul un
expert en psychologie peut extraire quelques-uns de ses secrets refoulés. Cette
idéologie de l'intériorité nous apparaît complètement désuète en raison des change-
ments qui se produisent de façon incontrôlée dans la société. En tant que sujets hu-
mains, nous sommes la cible d'un processus d'objectivation qui nous transforme en
un ensemble de traces qu’on peut indéfiniment extraire pour les projeter à l'exté-
rieur. Il est donc trop tard pour sauver le peu de ce qui nous restait à l'intérieur ; il
s'agit maintenant de se préoccuper du statut de ce dont nous sommes quotidienne-
ment vidés.
Synthèse
[250]
[255]
Troisième partie:
Renseignement et politique
Chapitre 8
Bleus et gris :
l’alliance méfiante 70
Plusieurs auteurs ont déjà affirmé que les forces policières publiques ne déte-
naient plus le monopole de l'activité de police dans les sociétés modernes (Bayley et
Shearing, 1996 ; Johnston, 1992a ; 1998 ; Reiner, 1992a ; 1994). Leur argumentation
est généralement fondée sur le constat que de plus en plus ce sont des entreprises
privées qui assurent notre sécurité. En réalité, avec ses gardiens et sa technologie
avancée de surveillance, l'industrie de la sécurité privée se substitue davantage à la
police traditionnelle qui patrouille les espaces publics en tenue, q1ielle ne remplace
les enquêteurs qui assurent la police judiciaire. Il existe bien sûr des enquêteurs
privés, mais dans la majorité des cas ceux-ci oeuvrent dans des champs bien déter-
70 Une version préliminaire de ce chapitre a été publiée sous le titre de « Cops And
Spooks : The Uneasy Partnership >>, dans Police Practice and Research, vol. 1,
no 3, 2000, p. 299-321. Il est inédit en français. L’auteur en a fait la traduction
et la mise à jour.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 249
minés et ne sont que rarement perçus comme des éléments qui entament le monopole
policier de l'enquête criminelle.
le. Finalement, nous présenterons un pronostic sur la nature et l'ampleur de cet in-
vestissement dans le futur.
Tendances et théories
Parmi les nombreuses tendances qui peuvent avoir un effet sur les activités poli-
cières, il y en a deux qui méritent une attention particulière. La [257] première est
de nature sociologique. Nous éviterons le jargon du postmodernisme et redirons sim-
plement ce qui est devenu une évidence : nous sommes entrés dans l'« ère de l'in-
formation » 72 . Cette tendance a pour résultat que l'activité de police est de plus en
plus conçue comme reposant sur la production de renseignements. Formulant une
généralisation audacieuse, Ericson et Haggerty sont allés jusqu’à définir le policier
comme un « travailleur du savoir » (knowledge worker) (1997, p. 21), risquant ainsi de
diluer le caractère spécifique du travail policier. En effet, outre les policiers, il exis-
te un nombre élevé de professionnels que l'on serait justifié de décrire comme des
« travailleurs du savoir ». La position d'Ericson et Haggerty den constitue pas moins
une analyse perspicace d'une partie de plus en plus importante du travail de la police.
La seconde tendance - il s'agit, au vrai d'un fait, qui a déterminé une tendance –
n’est pas moins présente dans la littérature spécialisée et dans les médias d'infor-
mation : il s'agit de la fin de la Guerre froide, au sujet de laquelle tout scepticisme
belliqueux devrait maintenant s'être dissipé. L’effondrement du rideau de fer a eu
pour conséquence de faire disparaître une des principales raisons d'être de certains
SRS, comme la CIA aux États-Unis, le SCRS au Canada, la Direction de la surveillan-
ce du territoire (DST) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en
France, et les M15 et M16 (Military Intelligence 5 et 6) au Royaume-Uni : endiguer
l'expansion de l'Union soviétique et de ses satellites. À cet égard, plusieurs livres et
rapports qui critiquent durement la performance de ces services et vont jusqu’à dou-
ter de leur utilité, ont été publiés depuis 1989 (Bissel et coll., 1997 ; United States
Congress, 1997). Autant la presse 73 que les experts des milieux du renseignement
semblent s'entendre sur l'idée que l'ensemble des SRS traverse aujourd'hui une
crise profonde - certains allant même jusqu'à réclamer leur abolition (Draper, 1997 ;
Weiner, 1995).
Ces deux tendances sont exploitées de concert dans l'argumentaire suivant : si,
d'une part, on affirme que le renseignement doit être le nouveau moteur de la police
et si, d'autre part, on remet en cause la pertinence d'une partie importante du man-
dat traditionnel des SRS, il semble évident qu'il serait opportun de réinvestir l'ex-
pertise de ces derniers en matière de renseignement dans la lutte contre la crimina-
lité. L’idée que l'expérience des SRS en cueillette et analyse de l'information devrait
être mise à profit en matière d'enquête criminelle est également justifiée par la
[258] nature transnationale de certains crimes, au premier chef, le blanchiment de
l'argent. Certains auteurs alarmistes ont même suggéré que le crime organisé trans-
national avait tout simplement pris la place du communisme comme principale menace
sécuritaire à l'échelle mondiale (Nicaso et Lamothe, 1995 ; Sterling, 1990 ; 1994).
Ayant adopté les principes de l'économie de marché, les pays de l'ancien bloc sovié-
tique ont tenu un raisonnement similaire, plaçant leurs puissantes mafiyas dans le
collimateur de leurs SRS.
térieure. Il semble que ces interfaces, du moins en ce qui concerne le rôle potentiel
des SRS dans le champ de l'enquête criminelle, soient de quatre types 74 .
La lutte contre le terrorisme est au cœur du mandat des SRS dans tous les pays.
Selon les statistiques du ministère des Affaires étrangères des États-Unis, les inci-
dents reliés au terrorisme international ont décru de 54% de 1987 75 à 1998. Ce-
pendant, le terrorisme a effectué un retour aussi spectaculaire que dévastateur
avec les attentats de l'extrême-droite à Oklahoma City et, surtout, avec les atten-
tats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et contre le Pentagone. Le
terrorisme international [259] a jusqu’ici été conçu comme une criminalité poursui-
vant des fins politiques. Le terrorisme palestinien continue de correspondre à ce
modèle. De nouvelles formes du terrorisme constituent cependant une nébuleuse
d'une violence extrême, à laquelle il est difficile d'assigner des motivations univo-
ques. Y sont regroupées la violence des milices racistes, celle des militants contre
l'avortement et de certains défenseurs des droits des animaux ; on y trouve égale-
ment des meurtres à grande échelle, perpétrés par des sectes religieuses, comme la
secte japonaise Aum Shinrikyo. En général, les experts s'entendent sur le fait que
ces crimes sont différents de la masse des infractions de droit commun, sans être
toutefois accompagnés des revendications politiques typiques du terrorisme classi-
que (Kelly et Maghan, 1998). Le « narcoterrorisme » et les autres formes de violence
criminelle organisée tombent dans une catégorie intermédiaire : leur motif est pécu-
niaire, mais leur moyen est le même que celui du terrorisme : provoquer la terreur
générale au sein de la population et de l'appareil d'État (par exemple, en Colombie).
74 Même si on ne s'attardera pas ici sur cette évidence, rappelons que les actes
terroristes sont des crimes dans tous les pays. Il s'ensuit que toute organisation
antiterroriste est de ce fait automatiquement impliquée dans des activités de
lutte contre la criminalité, au sens large du terme.
75 Voir « Harpers Index », Harpers, décembre 1998, p. 13 et 77 (pour les sources).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 253
Rushdie) et, au Nigeria, contre une journaliste de mode qui a affirmé, en novembre
2002, que le prophète Mahomet aurait pu choisir sa femme parmi les candidates au
titre de Miss Monde. À cause de cette diversité apparemment irréductible, les ex-
plications du phénomène qui ont été proposées forment un véritable éventail de ce
qui est concevable et où se trouvent, aux deux extrémités, le conflit de civilisation
(Huntingdon, 1997) et le nihilisme (Glucksman, 2002).
Le prototerrorisme
Nous utilisons cette expression pour désigner tous les actes visant à appuyer le
terrorisme en tant que tel : trafic d'armes, de matériel explosif et de substances
dangereuses, incluant par exemple les tentatives de subtiliser des ogives nucléaires
sur le territoire de l'ex-URSS.
[260]
Les substances dangereuses sont d'un intérêt tout particulier de nos jours. On
peut les classer en trois catégories. Les substances radioactives, les agents chimi-
ques et les agents biologiques. On trouve dans la catégorie des substances radioacti-
ves des matières fissiles pouvant servir à la fabrication d'armes nucléaires (uranium
235, plutonium 239) et d'autres substances qui, bien que non fissiles, pourraient
être utilisées par des terroristes pour leur radioactivité (césium 137, strontium 90
et cobalt 60), sans compter les déchets radioactifs 76 (Joutsen, 1998, p. 235). De-
puis la fin de la guerre froide les réacteurs nucléaires, les usines de transformation
des matériaux et les arsenaux d'armes de destruction massive ne sont plus aussi
bien protégés qu'ils l'étaient, surtout dans la Fédération russe. Cette situation est
la source de l'appréhension que des groupes terroristes pourraient trouver des ar-
mes nucléaires ou du matériel nucléaire militaire sur le marché noir, appréhension qui
a maintenant l’intensité d'une paranoïa.
76 Dans ces cas, il s'agit de faire exploser un explosif chimique conventionnel qui
disséminera le matériel radioactif (une bombe radiologique, appelée « bombe sa-
le » [dirty bomb]) dans le but de semer la panique dans la population.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 254
La menace posée par ces armes s'est tragiquement révélée bien réelle à Tokyo,
en mars 1995, alors que des membres de la secte Aum Shinrikyo avaient répandu du
gaz neurologique sarin dans le métro, tuant 12 passagers et en blessant plus de
5 000 (Cole, 1997, p. 151-161). Cet attentat aurait pu faire un nombre de victimes
beaucoup plus considérable si les membres de la secte avaient mieux su comment
répandre le sarin. Le terrorisme étant la stratégie du plus faible, l'armement biolo-
gique pourrait bien devenir son instrument de prédilection. En effet, déjà en 1969 un
comité des Nations Unies nous apprenait que « pour une opération à grande échelle
contre une population civile, chaque victime (casualty) pourrait coûter environ
2 000 $ par kilomètre carré si on utilisait des explosifs conventionnels, 800 $ avec
le nucléaire, 600 $ avec des [261] agents neurologiques et moins de 1 $ avec des
armes biologiques » (cité dans Livingstone et Douglas, 1984, p. 7).
Espionnage et contre-espionnage
Ces deux champs d'activité sont également au cœur des opérations de la plupart
des SRS. Comme nous le verrons plus loin, il est probable qu'on trouve dans ce sec-
teur le vrai substitut de la guerre froide. Comme la concurrence sur les marchés se
rapproche lentement de la guerre économique, les SRS se trouvent de plus en plus
souvent impliqués dans des activités de renseignement et de contre-espionnage éco-
nomiques. Ces opérations ne sont pas directement liées à l'activité de police, bien
que la prévention du vol de propriété intellectuelle, implicite dans le concept de
contre-espionnage économique, relève directement de l'application de la loi. La cueil-
lette offensive de renseignements économiques ne relève qu’indirectement de la
police. Ce type d'opération peut toutefois permettre de résoudre des crimes écono-
miques comme la contrebande, le blanchiment de l'argent, la contrefaçon de devises,
les transferts illégaux de technologie et la corruption d’officiels (par exemple, un
chargé de mission révélant contre récompense la stratégie de son pays dans des
négociations commerciales).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 255
L’immigration illégale
[262]
Il ne semble pas déraisonnable d'anticiper que les SRS s'appuieront sur leur
mandat pour revendiquer un rôle de plus en plus important dans l'activité de police.
Il faut toutefois se garder de croire que les SRS se réinventeront un ennemi unique
comme au temps de la guerre froide, bien que la conjoncture actuelle de la « guerre
contre le terrorisme » se prête à cette substitution globale. Dans la prochaine par-
tie, nous tenterons d'évaluer l'importance actuelle de l'activité des SRS dans le
domaine de l'application de la loi pénale et jusqu’à quel point ceux-ci coopèrent avec
les organismes policiers (ou sont en concurrence avec eux).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 256
Tenter de mesurer l'implication des SRS dans l'activité de police est une tâche
ardue. Premièrement, ces organismes opèrent sous le voile du secret, puisque la plu-
part des pays protègent la confidentialité de leurs opérations sous diverses formes
du « secret de la défense ». Par exemple, contrairement aux policiers, les membres
des SRS ne témoignent presque jamais en public devant les tribunaux, aggravant
ainsi la difficulté d'évaluer leur rôle dans l'application des lois, au sens étroit du
terme. La plupart des sources qui nous sont accessibles sont donc incomplètes ou ne
se réfèrent aux opérations que de façon oblique. C'est notamment le cas des rap-
ports officiels produits par ces services.
En deuxième lieu, la supposée fin de la guerre froide est arrivée au début des
années 1990 et demeure, du point de vue historique, un événement relativement ré-
cent. Or, même quand elles ne sont pas militaires ou paramilitaires, les agences de
renseignements constituent des institutions [263] conservatrices, lentes à s'adapter
au changement. Il est donc probable que leur investissement dans des activités d'ap-
plication de la loi soit encore davantage de l'ordre du projet que de la réalité. Les
attentats du 11 septembre ont compliqué la situation davantage.
profilerons ces idées sur l'horizon de ces attentats chaque fois que nous l'estime-
rons opportun. Il est cependant trop tôt pour faire l'analyse complète de la signifi-
cation de ces attentats sur le monde de la sécurité, parce que leurs conséquences
sur les institutions policières sont encore en grande partie à venir, puisque plusieurs
commissions d'enquête se penchent à l'heure actuelle sur la communauté du rensei-
gnement aux États-Unis.
Les conférences de Suède ont réuni des experts internationaux et avaient pour
but d'explorer l'évolution des SRS en Europe et en Amérique du Nord. Des commu-
nications présentées en 1998 ont fait état de la situation en Allemagne, en Belgique,
au Canada, en Espagne, en Estonie, en France, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Pologne,
au Royaume-Uni et en Suède. Les cas des États-Unis, de la Finlande, de la Norvège
et de la Suisse avaient été traités lors de la conférence de l'année précédente.
L’ensemble des intervenants s’est accordé pour dire que les SRS étudiés
s'étaient tous engagés dans la lutte contre le crime organisé ou s'apprêtaient à le
faire. Ce consensus imprévu parmi tous ces chercheurs ne prouve pas, en lui-même,
que les SRS se réorganisent en vue de s'engager dans des activités de police et
d'application de la loi pénale. Cependant, on y trouve clairement un indice de l'exis-
tence d'un phénomène important qui mérite de faire l'objet d'investigations plus
poussées. Nous [264] appuyant sur nos propres recherches, ainsi que sur celles de
nos collègues présents à ces conférences, nous croyons pouvoir montrer que le
consensus qui s'est dégagé de ces travaux n'était pas fortuit, mais fondé sur des
preuves documentaires solides. Il est inutile de préciser que nous ne pourrons passer
en revue l'ensemble des pays que nous venons de mentionner. Nous nous pencherons
sur les faits les plus significatifs.
Le crime organisé
lutte contre le crime organisé - bien qu’elle l'ait nié deux ans plus tôt (Gill, 2003, p.
278 ; voir également United Kingdom, 1995 et Urban, 1996, p. 281-285).
La situation dans les anciens satellites communistes est unique. Là-bas, le besoin
des SRS de se trouver une nouvelle mission a été confronté à un déficit spectaculai-
re de légitimité, ces organismes ayant été impliqués dans d'innombrables et de très
graves violations des droits de la personne (Rosenberg, 1995). De plus, le problème
du crime organisé s'y manifeste avec une telle urgence qu’il semble requérir la parti-
cipation de toutes les « forces de l'ordre » disponibles. Au regard de cette menace,
on da pas eu besoin d'arguer longuement de l'opportunité de substituer aux anciens
ennemis de la guerre froide les réseaux du crime organisé. Cependant, il faut noter
que les effectifs des SRS ont été réduits de façon draconienne [266] par des com-
pressions budgétaires et que, de plus, certains parmi ceux qui avaient perdu leur
emploi ont choisi de se joindre à des organisations criminelles. D'autres travaillent
maintenant à leur compte en tant qu’entrepreneurs en sécurité et en renseignements
économiques, ou ont été recrutés par des firmes occidentales d'experts-conseils, où
ils se sont ligués avec plusieurs de leurs anciens adversaires qui ont eux aussi quitté
les SRS des pays de l'Ouest (Wayne, 1999, p. 4).
Les États-Unis
Nous avons jusqu'ici peu parlé des États-Unis, bien que cette nation se trouve à
l'avant-garde des changements dont il a été question. En octobre 1994, le Congrès
de ce pays institua une commission chargée de réévaluer l'ensemble du fonctionne-
ment du renseignement de sécurité au pays. Puisque « la Guerre froide est termi-
née », lit-on dans le rapport de la commission publié en 1996, il était « sage de faire
l'examen d'une sphère d'activité gouvernementale intimement liée à cette époque »
(United States Congress, 1996, Executive Summary, p. 1).
suivi la chute du mur), reste dans l'ornière d'une conception traditionnelle de la sé-
curité nationale, le rapport préparé pour le Congrès des États-Unis tente de défaire
l'opposition conventionnelle entre sécurité nationale et application de la loi pénale.
Anticipant sur l'avenir, la commission a crée l'expression de « criminalité mondiale »
(global crime) pour rendre compte à la fois du terrorisme international, du trafic de
stupéfiants et d'armes de destruction massive, ainsi que du crime organisé transna-
tional (United States Congress, 1996, chapitre 4, p. 1). Plus important encore, elle
recommandait que :
[267]
Le second rapport d'intérêt pour nous provient d'une autre sorte d'organisation.
Il s'agit d'un rapport produit par le Centerfor Strategic and International Studies
(CSIS ; Centre d'études stratégiques et internationales), un organisme non gouver-
nemental et à but non lucratif qui commandite des études sur certains sujets spéci-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 261
Ce discours est frappant à deux égards. Premièrement, le langage est très pro-
che de celui de la commission du Congrès de 1996 sur la fonction des SRS dans
l'après-guerre froide, dont nous avons parlé plus haut, avec entre autres l'utilisation
de la notion de « criminalité mondiale » (global crime). Deuxièmement, il paraît évi-
dent que les auteurs n’hésitent aucunement à substituer, sans autre forme d'expli-
cation, le crime organisé russe, avec le péril nucléaire en prime, à la menace commu-
niste de l'époque de la guerre froide.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 262
Après avoir considéré tous les indices que nous avons accumulés, nous pouvons
conclure que de nombreux SRS sont effectivement engagés dans des activités d'ap-
plication de la loi traditionnellement réservées à la police, en particulier dans le
champ de la lutte contre le crime organisé. Dans ses rapports publics, le SCRS
confirme cette conclusion, mentionnant en 1997, par exemple, que ses activités se
scindent en deux catégories, soit d'un côté les « activités traditionnelle de rensei-
gnement » et de l'autre, « la sécurité économique, les attaques informatique, la pro-
lifération (des armements) et la criminalité transnationale » (SCRS, 1997, [269]
partie III). Tous les rapports subséquents du SCRS - jusqu'en 2001 2002 - font
référence à ces activités.
Il nous faut pourtant nuancer cette conclusion générale. Non seulement existe-t-
il des variations importantes entre les divers pays, mais dans bien des cas cette évo-
lution des SRS en est encore à son stade préparatoire. Au Canada, le Comité de sur-
veillance du SCRS a conduit un « examen opérationnel » des activités du Service en
1996-1997. Bien qu'il soit question à l'occasion d'espionnage économique, ce rapport
d'audit ne contient pas de section spécifiquement consacrée à des opérations qui
viseraient des activités criminelles intérieures ou transnationales. C'est que, dans la
plupart des pays occidentaux, les SRS sont limités, par la loi, à ne cibler que les me-
naces extérieures ou téléguidées de l'extérieur. Ceci, bien sûr, constitue un obstacle
majeur à leur investissement dans des activités policières. À cet égard, la définition
du renseignement proposée aux États-Unis par la Commission du Congrès est révéla-
trice, bien que peu éclairante :
Bien que « renseignement » soit défini à la fois dans la loi et dans un dé-
cret présidentiel, ni l'une ni l'autre ne permet de bien comprendre le terme.
La Commission croit qu'il serait préférable de définir « renseignement » de
façon simple et large comme toute information au sujet de « choses étrangè-
res » [things foreign] - des personnes, des endroits, des objets et des évé-
nements - nécessaire au gouvernement dans l'exercice de ses fonctions (Uni-
ted States Congress, 1996, « introduction », p. 4 ; c'est nous qui traduisons).
cette notion d'État étranger étant le pivot de la définition d'une menace extérieure.
En outre, les membres de cette nébuleuse terroriste sont recrutés dans les commu-
nautés d'immigrés, dont beaucoup de membres ont [270] acquis la nationalité des
pays qu’ils menacent. Comme Beck (2001) l'a fortement souligné, tous les risques
sont maintenant devenus intérieurs. À cet égard, il est tout à fait révélateur de
constater que le premier chapitre du second rapport d'examen opérationnel du SCRS
que le CSARS a effectuée en 1998-1999 s'intitule « Examen de la criminalité trans-
nationale » (CSARS, 1999).
Dans la première partie de ce chapitre, nous avons déjà identifié quelques types
de criminalité qui pourraient être compatibles avec le mandat généralement assigné
aux SRS. Ces types de crime partagent trois importantes caractéristiques.
Un caractère hybride
États-Unis après l'attentat perpétré par Timothy McVeigh à Oklahoma City. Cet
attentat visait spécifiquement le FBI.
[272]
Une autre raison expliquant l'apparition de ce genre de crime sur le radar des
SRS est leur potentiel de destruction, surtout dans les cas où des extrémistes choi-
siraient d'utiliser des armes biologiques. Aux États-Unis, des cliniques d'avortement
ont été menacées de se faire envoyer des enveloppes contenant le bacille de la mala-
die du charbon, bien avant les attentats de cette nature perpétrés après le 11 sep-
tembre 2001 (ces derniers attentats n'ont pas encore été élucidés). Après l'attaque
au sarin dans le métro de Tokyo, un sous-comité du Sénat des États-Unis s'est pen-
ché sur la secte Aum Shinrikyo. Il est ressorti de son enquête que des représen-
tants de la secte s'étaient présentés comme travailleurs de la santé venus assister
les autorités du Zaïre, en 1992, lors de la crise de l'Ebola - avec l'intention possible
de récolter des échantillons du virus (Cole, 1997, p. 3 et 227, note 7).
Les attentats du 11 septembre 2001 ont fait la somme de tous les dangers et de
toutes les peurs. Ils ont poussé jusqu'au bout la logique de l'hybridité, puisqu'ils ont
mobilisé tout ce que les États-Unis comportent de forces de l'ordre, à partir des
pompiers jusqu'aux militaires, en passant par la police et les SRS. Le ministère de la
Sécurité intérieure (Homeland Security) que le président Bush a créé en novembre
2002 doit coordonner l'action de plus de 130 agences. À la suite de ces attentats
est apparu un mode original de confluence entre la haute et la basse polices : un
pourcentage élevé des effectifs du FBI a cessé ses activités traditionnelles de ré-
pression du grand banditisme pour passer au service des unités antiterroristes de ce
corps (Marquis, 2002).
La complexité
Quels que soient leurs objectifs, il est un trait que partagent le crime économi-
que et le crime organisé (qui, dans le quotidien, coïncident fréquemment) : c'est leur
caractère de plus en plus complexe et sophistiqué (Brodeur, 1997a ; D. Simon et
Hagan, 1999). Bien que la plupart des trafics de base soient restés les mêmes (par
exemple, la drogue), le blanchiment des profits, lui, a fortement progressé grâce à la
complexification de ses opérations. À un palier supérieur de complexité se trouve le
crime informatique ou cybercrime, qui consiste à utiliser les réseaux informatiques
pour commettre des crimes (entre autres, pour blanchir de l'argent) ou pour causer
du tort aux propriétaires et usagers de ces réseaux - par exemple, en vandalisant
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 266
des bases de données avec un virus logiciel [273] (Barrett, 1997). Mises à part les
grandes organisations policières comme le FBI ou le Bundeskriminalamnt allemand,
peu de polices disposent de l'expertise et du matériel technologique nécessaires
pour solutionner ces crimes souvent extrêmement complexes.
Le caractère transnational
Il inutile d'examiner longuement cette caractéristique, qui est un des motifs ré-
currents de ce chapitre. La complexité de toute forme de criminalité est évidem-
ment décuplée dès qu'elle s'étend au-delà des frontières d'un pays. De façon plus
particulière, la somme des déplacements à l'étranger exigés pour lutter efficace-
ment contre ces crimes engendre des coûts prohibitifs pour des organisations poli-
cières dont les budgets sont régulièrement soumis à des compressions.
Depuis les années 1980, la police a connu plusieurs changements importants. En-
tre autres, le développement des modèles de la police de communauté et de la police
de résolution de problèmes a fait l'objet d'un traitement attentif dans la littérature
de recherche (Brodeur, 1998). L’élaboration de ces modèles a été, comme nous
l'avons vu dans la deuxième partie de cet ouvrage, le résultat d'une prise de cons-
cience croissante du fait que les activités traditionnelles de la police, qui se conten-
taient de réagir après le fait criminel, devaient laisser la place à des stratégies de
prévention dont l'efficacité se situe au-delà de la rhétorique. L’accent progressif
mis sur la prévention a engendré deux conséquences dont l'importance a été éclipsée
par la fascination que les nouveaux modèles de police ont exercée.
La première conséquence est l'attention de plus en plus grande portée sur l'éva-
luation et la gestion des risques. Prévenir, c'est conjurer une menace. Que ce soit en
sociologie (Beck, 2001 ; Stehr et Ericson, 1992), en pénologie (Feely et Simon, 1992)
ou en théorie de la police (Ericson et Haggerty, 1997), la notion de risque a supplanté
celle d'événement. Or, la différence fondamentale entre le risque et l'événement
est que le second, bien qu'il soit reconstruit par l'opinion publique, par les médias et
par les historiens, est de l'ordre de la réalité accomplie plutôt que de celui la virtua-
lité ouverte. Le risque, au contraire, est un construit actuariel qui [274] évalue la
probabilité qu'un incident indésirable se produise. Cette construction est donc un
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 267
Au regard des évolutions dont nous venons de faire état au plan de la criminalité
et de la police, voyons maintenant quels sont les aspects du travail de sécurité qui
octroient aux SRS une position priviliégiée dans l'application des lois pénales et dans
la lutte contre la criminalité.
Par souci de simplicité, nous procéderons en comparant trait pour trait les ca-
ractéristiques nouvelles de la criminalité et de l'activité de police avec certains as-
pects spécifiques du travail des SRS, afin de découvrir s'il n’y aurait pas des corres-
pondances.
L'évaluation du risque
Au Canada comme dans plusieurs pays, l'évaluation des menaces contre la sécuri-
té nationale est au cœur du mandat des SRS. La menace et le risque étant des réali-
tés voisines, sinon identiques, dans l'espace virtuel, l'expertise dans l'évaluation de
la première peut facilement être appliquée à l'évaluation du second. Dans la mesure
où l'activité de police s'engagera sur le terrain de l'évaluation et de la gestion du
risque, les SRS peuvent revendiquer avec raison une partie de cet espace.
Vaincre la complexité
Quels que soient les besoins à satisfaire pour s'attaquer efficacement aux pro-
blèmes complexes auxquels font face les organisations policières, il ne fait aucun
doute que l'un d'entre eux sera la cueillette et l'analyse des [275] renseignements.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 268
Nous avons déjà expliqué que la surveillance électronique était un élément impor-
tant des stratégies policières privilégiant la prévention du crime et la gestion du
risque. Celle-ci peut être effectuée au coup par coup, comme c'est le cas présente-
ment pour les organisations policières, qui doivent dans chaque cas obtenir un mandat
judiciaire avant d'utiliser des moyens vidéo ou audio pour surveiller les activités ou
les communications d'une personne ou d'un groupe. Elle peut également être beau-
coup plus large. La plupart des pays occidentaux possèdent une agence similaire à la
National Security Agency (NSA) des États-Unis, qui utilise une technologie extrê-
mement puissante, incluant des satellites de surveillance, pour intercepter un très
Le caractère transnational
Parmi les nouveaux développements dont nous avons fait état, la mondialisation
du crime et l'internationalisation des activités policières sont les plus incontesta-
bles. La police possède déjà ses propres réseaux internationaux, comme Europol, et
les policiers font grand usage de leurs contacts internationaux informels 79 . Cepen-
dant, la police transnationale est une invention assez nouvelle, surtout si on la compa-
re aux réseaux internationaux qui unissent de façon institutionnelle les SRS de plu-
sieurs pays depuis longtemps. Par exemple, c'est en 1947 qu’a été ratifié le traité de
coopération et d'assistance UKUSA liant les agences spécialisées en SIGINT de
l'Australie, du Canada, des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni.
Nous pourrions évoquer plusieurs autres exemples. Par conséquent, dans la mesure où
s'ouvre une ère nouvelle de police transnationale, les SRS peuvent soutenir avec
raison que l'étendue de leurs réseaux internationaux constitue un avantage majeur.
Ainsi, les différents aspects dont nous avons discuté semblent indiquer un inves-
tissement des SRS au plan des activités de police. Cela dit, il ne faut pas oublier que
d'autres aspects de leur travail les disqualifient, à moins qu’ils n'y remédient. Le plus
important est la résistance traditionnelle de ces service à partager l'information.
Cette résistance culmine quand un service de renseignement soupçonne que l'infor-
mation dont il dispose sera utilisée pour porter des accusations criminelles contre
des [277] suspects. En effet, il se pourrait que ces renseignements soient, dans ce
cas, divulgués dans le cadre d'une procédure judiciaire publique et que leur divulga-
tion permettent d'identifier les informateurs de ces services. Dans son rapport, la
Commission de la Chambre des représentants des États-Unis, dont nous avons pré-
cédemment parlé, a reconnu que la révélation publique d'informations confidentielles
en cours de procès criminels était une source majeure de conflits entre les SRS et
les forces de police (United States Congress, 1996, chapitre 4, p. 2). Il semble que
le même genre de conflit entre la police et les SRS existe aussi au Canada (Bronskill,
1999).
Convergences
rien à voir avec la glaciation de la Guerre froide. Ils doivent aujourd’hui faire face à
une concurrence sur leur propre terrain. Comme Potter (1998) le démontre à l'envie,
le domaine de la sécurité économique est très vaste et l'action des SRS n'occupe
qu'une portion restreinte du terrain. De plus, le nombre des firmes privées qui amas-
sent des renseignement économiques est croissant (Gwynne, 1999) 80 ; elles exploi-
tent à présent le monopole que les SRS pouvaient revendiquer dans ce domaine.
[278]
Nos conclusions restent préliminaires et devront être confirmées par une atten-
tion continue à l'endroit de l'évolution de la situation. Cependant, ce chapitre déve-
loppe une perspective théorique qui nous semble solide et que nous maintiendrons.
Dans le chapitre précédent, nous avons établi une distinction entre la « haute poli-
ce » et la « basse police » (police ordinaire). La première se fonde sur la cueillette et
l'analyse d'informations fiables dépassant la sphère de la criminalité et incluant
celles de l'économie et de la politique, tant sur le plan intérieur qu'international ; la
seconde désigne les activités traditionnelles des forces policières publiques, comme
la patrouille, le maintien de l'ordre et la répression de la délinquance de voie publi-
que.
Il nous semble qu'avec l'engouement qui s'est manifesté pour la police de com-
munauté, la recherche sur la police se soit trop exclusivement penchée sur la police
ordinaire, se consacrant même aux méandres de la patrouille pédestre. Nous croyons
que cette conception de l'activité policière est beaucoup trop réductrice et qu'un
réel effort de comprendre la police doit être fondé sur une approche plus complète
et systématique.
80 Plusieurs de ces firmes ont leur propre site Web. Ceux-ci sont particulièrement
intéressants : www.starfor.com, www.kroll-associates.com et www.ingigo.net.com
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 272
synthèse
[281]
Quatrième partie
LA SÉCURITÉ
PRIVÉE
[283]
Quatrième partie:
La sécurité privée
Chapitre 9
Ordre public et ordre privé 81
recueillies de 1975 à 1980 (Shearing, Farnell et Stenning, 1980) et ont été soumises
depuis cette cueillette initiale à des réinterprétations amplifiantes. À l'opposé de
cette procédure, on peut citer l'exemple américain : des firmes de recherches pri-
vées (la Rand Corporation, Predicasts, Hallcrest Systems) accumulent des masses
[284] de données et limitent leurs analyses à la production de recommandations pour
les gestionnaires de la police publique et les agences de sécurité privées. Les re-
cherches qui se poursuivent en Europe constituent un troisième cas de figure. Ces
études sont demeurées longtemps embryonnaires pour ce qui est de la collecte de
données empiriques ; elles pouvaient toutefois s'appuyer sur une maîtrise des pro-
blèmes soulevés par la construction des objets qui a été acquise à l'occasion d'au-
tres recherches, mais dont l'exercice sera fécond dans ce nouveau domaine d'inves-
tigation (Ocqueteau, 1986 ; 1987 ; Robert, 1985 ; 1988). La cueillette des données
empiriques est devenue par la suite plus précise (von Arnim, 1990 ; De Waard, 1999 ;
Gimenez-Salinas, 2001) et les interprétations plus ambitieuses.
Quelques travaux importants ont été publiés depuis les premières cueillettes de
données (Cunningham et Taylor, 1985 ; Reiss, 1988 ; Shearing et Stenning, 1987) et
sont susceptibles de remettre en cause certains des résultats qui semblaient acquis
par rapport au champ de la sécurité privée. Cette remise en cause s'est poursuivie
dans les travaux les plus récents (Johnston, 2000 ; Ocqueteau, 1992 ; 2002). Au
Québec, Martine Fourcaudot, chercheure à l'emploi de la Sûreté du Québec, a com-
plété une importante étude descriptive des agences de sécurité privées qui fonc-
tionnent par contrat (« agences à contrat ») au Québec (Fourcaudot, 1988). Cette
étude empirique a jeté un éclairage sur des aspects de la sécurité privée qui ont été
jusqu'ici négligés. Les travaux de Fourcaudot ont jeté les bases des recherches sub-
séquentes au Québec (Comité consultatif sur la sécurité privée au Québec [CCSPQJ,
2000 ; Cusson, 1998 ; Dégailler, 1998 ; Hayek, Sylvestre et Wegrzycka, 2001).
Dans ce chapitre, nous comptons faire état d'une partie de ces développements.
Notre étude se déroulera en quatre étapes. Nous commencerons par énumérer quel-
ques difficultés qui sont encore irrésolues par la recherche sur la privatisation de la
justice pénale. Nous présenterons ensuite les résultats des recherches récentes qui
nous apparaissent d'une portée théorique suffisante pour entraîner un réaménage-
ment des concepts que nous utilisons pour penser le contrôle social. Dans une troi-
sième partie, nous discuterons quelques aspects de la recherche empirique que Mar-
tine Fourcaudot a conduite au Québec, en les rapportant aux travaux de William
Cunningham et Todd Taylor (1985) sur les États-Unis. En conclusion, nous aimerions
formuler quelques réserves à l'égard d'un modèle de la sécurité privée qui a été
proposé par Shearing et Stenning (ce [285] modèle a été initialement présenté dans
un article influent de 1985 et traduit en français dans la revue Actes en 1987).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 276
Quelques obstacles
Les recherches sur les appareils de contrôle social se butent à des obstacles qui
sont exemplaires. Ces obstacles se ramènent au divorce qui existe entre d'une part
la facilité avec laquelle nous pouvons reconnaître empiriquement les phénomènes qui
ressortissent au contrôle social privé ou privatisé, et d'autre part la très grande
difficulté que nous éprouvons à produire une théorie cohérente de ces phénomènes.
Rien n'est plus quotidien que nos rencontres avec des gardiens qui sont à l'emploi
d'une agence de sécurité privée. Il nous faut cependant reconnaître que nous ne
possédons à l'heure actuelle aucune définition satisfaisante de la sécurité privée.
Les seules définitions qui ont été formulées sont d'une nature négative : un agent de
sécurité privée est une personne qui accomplit des tâches analogues à celles des
agents publics de la paix et qui pourtant n’appartient ni à la police publique ni à un
corps d'armée (Shearing et Stenning, 1981b). Cette difficulté à rassembler des phé-
nomènes obvies sous la forme d'une théorie explicite tient à l'incertitude des caté-
gories et des concepts que nous pouvons utiliser pour structurer ce domaine de re-
cherche. Cette incertitude se manifeste à plusieurs niveaux.
pénale se manifeste de diverses façons. Par exemple, les instances de [286] la pour-
suite sont désignées par des appellations comme « le ministère public », « le procu-
reur de la Couronne » et ainsi de suite, alors que les défenseurs appartiennent à des
firmes privées, qui représentent des intérêts particuliers.
Les variations entre les sociétés dans l'articulation du couple de notions que
constituent le droit privé et le droit public ont leur pendant dans l'histoire. Rien
n’est plus erroné que de voir dans la montée présente de la privatisation une tendan-
ce qui rompt avec l'exercice du contrôle dans les sociétés qui ont précédé la nôtre.
Aux États-Unis, les premiers appareils policiers ont été des agences de sécurité
privée. L’agence Pinkerton (« L’œil qui ne dort jamais ») a été l'esquisse originale
d'une police nationale aux États-Unis. Dans d'autres pays, comme au Royaume-Uni, la
seule évolution qui s'est produite n'a souvent concerné que les appellations : ce qui
était désigné comme une instance privée a été redéfini comme instance publique. On
doit finalement ajouter que la distinction entre le droit privé et le droit public ne
rend pas justice à la complexité de la réalité contemporaine, caractérisée par le
développement inflationnaire du droit administratif
Les remarques que nous venons de faire sur les difficultés à transposer d'une
société à une autre ce qui ressort au droit public et au droit privé prennent une for-
ce décuplée lorsqu’on entreprend de comparer l'articulation du triptyque droit pu-
blic/droit administratif/droit privé dans diverses sociétés. Or, comme l'a montré la
collection d'articles réunis par Shearing et Stenning (1987), le droit administratif
joue un rôle prépondérant dans la régulation des activités de nature économique
(marchés boursiers, droit du travail, réclamations d'assurance, etc.).
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 278
[287]
[288]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 279
Il est facile de citer et de comparer ces chiffres. Il est toutefois beaucoup plus
difficile d'intégrer ce qu’ils signifient au cadre d'une théorie cohérente de la justice
privée. Ainsi, pour prendre un exemple, la notion de profit joue un rôle constitutif
dans toutes les définitions des organismes de sécurité privée. Cette notion de profit
da cependant pas d'application dans le champ des phénomènes d'autodéfense aux-
quels nous venons de nous référer. Il est cependant indéniable que ces phénomènes
sont pertinents pour une théorie de la justice privée.
On s'accorde pour reconnaître que le privé et le public n’obéissent pas à une logi-
que dichotomique, mais que ces notions constituent une polarité, dont seules les ex-
trémités sont des termes simples (l'agence de sécurité privée à contrat, par opposi-
tion au corps de police nationale). Néanmoins, entre ces deux termes opposés, il y a
une place pour des variantes, comme le service privé de sécurité interne d'une com-
pagnie de l'État (les chemins de fer, les ports nationaux, etc.).
Nous venons de faire allusion au fait que le domaine de la justice privée est sus-
ceptible d'une gradation. Dans les premiers travaux sur la sécurité privée (Farnell et
Shearing, 1977 ; Kakalik et Wildhorn, 1971), on établis sait une distinction cardinale
entre les agences de sécurité à contrat (contract agencies) et les agences internes
(in-house agencies). L’agence de sécurité à contrat est une entreprise indépendante,
qui possède plusieurs clients. L’agence interne n’est pas à proprement parler une
entreprise indépendante, mais constitue un service au sein d'une entreprise, qui est
chargé de résoudre les questions de sécurité. Jusqu’à récemment, on comptait parmi
les agences internes tant les agences qui relevaient d'une entreprise privée que cel-
les qui relevaient [289] d'entreprises nationalisées et même de divers ministères
gouvernementaux. Pourtant, dans un rapport qui a fait date, Cunningham et Taylor
(1985) ont substitué une autre paire de notions à la distinction initiale entre les
agences de sécurité privée à contrat et les agences internes. Ils ont conservé l'ap-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 280
pellation d'agence à contrat, mais ont remplacé celle d'agence interne par celle de
proprietary security, expression très difficile à traduire en français. Il s'agit
d'agences (internes) qui disposent, selon Cunningham et Taylor, « d'un mandat (ex-
clusif) du propriétaire », pour protéger ses biens.
Cette variation dans la terminologie serait sans grande importance si elle ne re-
couvrait une différence très importante au niveau du calcul des effectifs. Selon des
données fournies par la firme Predicasts pour l'année 1975 aux États-Unis (Brodeur,
1988b, p. 189), les effectifs des agences de sécurité privée internes étaient plus
nombreux de 50% que les effectifs des agences à contrat (260 000 pour 175 000).
Cette tendance s'est complètement inversée en 1982, soit seulement 7 ans plus tard.
D'après Cunningham et Taylor (1985, p. 113), ce sont les effectifs des agences à
contrat qui dépassent d'environ 50% ceux des agences internes (640 640 employés
pour 448 979). Cette tendance s'est maintenue dans les projections pour l'an 2000,
bien qu’il soit difficile d'évaluer avec précision les effectifs actuels des agences
internes de sécurité (Cunningham, Strauchs et Van Meter, 1990a ; 1990b). Ces ré-
sultats ne sont pas étonnants. On sait, depuis 1970, que les taux d’accroissement des
effectifs des agences à contrat est beaucoup plus élevé que celui des agences inter-
nes. Il a toutefois lieu de s'étonner que la situation ait évolué si rapidement. Une
explication de cet apparent revirement de la situation serait que les catégories utili-
sées par Cunningham et Taylor ne coïncident pas avec celles utilisées en 1975 par la
firme Predicasts. De façon plus précise, il se pourrait que la notion d'agence interne
recouvre les agences de sécurité quasi publiques (certains services rattachés à des
ministères ou à des compagnies nationalisées), alors que celle « d'agence mandatée
par un propriétaire » (proprietary security) serait relativement plus étroite et ex-
clurait du compte certaines agences internes dont le statut privé est problématique
ou dont la fonction ne consiste pas surtout à protéger les biens d'un propriétaire
clairement identifié.
croissante. En effet, ces organismes sont de plus en plus impliqués dans des pro-
grammes de sanctions communautaires et dans la surveillance des détenus en libéra-
tion conditionnelle. Yves Vaillancourt (1988) et Josh Zambrowsky (1988) font valoir
ce point de vue contre celui de Laberge. Nous reviendrons sur ces questions dans la
seconde partie de ce chapitre. Il importe de souligner pour l'instant que la somme
des concepts qui gravitent autour de l'opposition fondamentale du public et du privé
est loin d'être univoque et que les ambiguïtés et les incertitudes qui grèvent ces
concepts se reflètent dans les résultats discordants de la recherche empirique.
La résistance au savoir
Nous ne rappellerons pour mémoire qu'une dernière difficulté, dont nous avons
fait état pour les services policiers publics dans le premier chapitre. Les appareils
policiers opèrent traditionnellement dans la confidentialité et ne s'offrent pas vo-
lontiers au regard du chercheur. Non seulement en va-t-il de même des organismes
de sécurité privée, mais ceux-ci ont des raisons supplémentaires de se dérober au
savoir. Le secret qui pèse sur les opérations policières (sécuritaires) est renforcé
par deux facteurs. L’entreprise commerciale est avare de renseignements sur son
fonctionnement et il arrive même que l'information soit considérée comme un bien à
protéger. En d'autres termes, si les agences de sécurité ont parfois pour mission de
protéger les secrets commerciaux d'une entreprise privée, on doit concéder qu’elles
protégeront d'autant plus leurs propres secrets. Il faut enfin souligner que l'opposi-
tion privé-public opère à un double niveau. Le privé se démarque du public comme
l'intérêt [291] particulier de l'intérêt général. Le privé se sépare également du pu-
blic comme l'information réservée se distingue de l'information publiée.
La sécurité privée est donc triplement occultée. D'abord, parce qu’elle tient de
la police ; ensuite, parce qu’elle est commerce et dissimule ses transactions ; enfin,
parce qu’en vertu de sa définition même, elle ne se publie pas. Ces processus de re-
trait et de dissimulation ont des incidences profondes sur la recherche. Les données
statistiques sur la sécurité privée sont très lacunaires. Elles sont également les
fruits d'extrapolations dont la fiabilité est problématique. Elles sont caractérisées
par des écarts numériques considérables qui se manifestent de façon difficile à ex-
pliquer d'une année à l'autre. Enfin, elles sont parfois carrément inexistantes. Au
Canada et au Québec, seules les agences à contrat doivent obtenir un permis de
l'État pour pouvoir opérer (CCSPQ, 2000, p. 3 et 29). D'après ce rapport, la Colom-
bie-Britannique et la Nouvelle-Écosse « envisagent » de soumettre les agences in-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 282
ternes à un régime d'obtention de permis. Les agences internes ne sont pas soumises
à cette exigence ; c'est pourquoi elles demeurent pratiquement inconnues.
Nouvelles structures
Nous proposons l'hypothèse que cette bifurcation entre deux travées du systè-
me pénal - l'enfermement et la liberté surveillée au sein de la collectivité - va pro-
gressivement correspondre à une bifurcation entre un système correctionnel public
et un système correctionnel privé.
Il est indéniable, en second lieu, que des organismes à but non lucratif sont en
train d'effectuer une percée dans l'administration des programmes de liberté sur-
veillée. Cette tendance s'est amplifiée depuis ses premières manifestations dans les
années 1980. En 1985, les services correctionnels canadiens avaient en effet signé
des contrats avec 146 organismes à but non lucratif pour l'établissement de quelque
60 centres résidentiels destinés à servir de transition entre l'enfermement complet
et la relaxation progressive au sein de la collectivité. Dans la province de l'Ontario,
ce sont des sociétés de bienfaisance ou des organismes à but non lucratif qui assu-
ment de façon croissante la surveillance des détenus en libération conditionnelle. Un
sondage réalisé aux États-Unis en 1982-1983 a révélé que plus de 31 000 jeunes
contrevenants étaient engagés dans des programmes de liberté surveillée et de trai-
tement qui étaient administrés par des entreprises privées (à but lucratif ou non). Il
importe de remarquer que l'entreprise à but non lucratif n’est pas pleinement désin-
téressée. Si elle da pas pour but de maximiser ses profits, elle vise néanmoins à cou-
vrir ses frais et fournir un salaire à ceux qui y sont employés. Certains organismes
charitables réinvestissent dans leurs œuvres de bienfaisance les profits qu'ils réali-
sent dans leurs contrats avec les services correctionnels gouvernementaux. Une
entreprise à but non [293] lucratif constitue donc une entreprise privée et n’est pas
insensible aux bénéfices d'ordre financier.
médiaires et, de façon plus générale, les programmes de remise en liberté surveillée
portent enfin leurs fruits. Toutes ces mesures de surveillance dépendent de l'emploi
d'une technologie de surveillance et la possibilité qu'on y ait recours de façon crois-
sante annonce une participation accrue de l'entreprise privée dans le secteur cor-
rectionnel.
[294]
Le système pénal est tronçonné en trois composantes, à savoir la police, les tri-
bunaux et les services correctionnels. Nous venons de voir que les services correc-
tionnels sont soumis à un processus de privatisation dont on peut prévoir qu’i1 s'ac-
centuera. Il est, en seconde part, maintenant reconnu que les agences de sécurité
privée ont proliféré depuis 1970. Cette tendance est commune à tous les pays occi-
dentaux. En Amérique du Nord, les effectifs et les budgets de la sécurité privée ont
dépassé ceux de la police publique. La privatisation d'une partie très importante de
la fonction policière est acquise ; c'est la signification de ce fait qui seule continue
de nous échapper.
Les recherches intensives qui se sont poursuivies sur la privatisation de deux des
composantes du système pénal ont occulté le fait que la composante centrale de ce
système - les tribunaux - manifestait une tendance inverse. Dans un nombre impor-
tant de pays dont les traditions juridiques sont influencées par le droit britannique,
le processus judiciaire a fait l'objet d'une étatisation accrue. Cette avance de l'État
s'est manifestée principalement de deux manières. La création et le développement
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 285
Nous ne pouvons, à cause du cadre limité de cette étude, discuter de toutes les
conséquences d'une privatisation différentielle du système pénal. Les remarques que
nous venons de faire suggèrent la possibilité d'une crise insoluble au niveau de la
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 286
La technologie sécuritaire :
un effet de déplacement
Les recherches sur la sécurité privée se sont toujours effectuées sur une base
comparative, la montée de la sécurité étant associée à un recul ou un plafonnement
du secteur public. Comme plus de 70% des budgets des forces de police sont consa-
crés aux salaires des policiers, on s'est surtout attardé à effectuer des comparai-
sons au plan des effectifs et à celui des opérations effectuées par des personnes,
que celles-ci appartiennent au secteur public ou au secteur privé. Autrement dit, une
grande partie des travaux ont jusqu'ici comparé les agences de sécurité privée avec
les forces policières publiques au regard de leur l'évolution et leur fonctionnement.
On a ainsi trouvé que la décennie 1960-1970 avait été marquée par une montée des
effectifs des forces policières publiques, alors que la décennie suivante avait été
caractérisée par une poussée spectaculaire des effectifs [296] des agences de sé-
curité privée. On a donc coutume de dater à partir des années 1970 la progression
des services privés de sécurité.
Or, il semble que cette perspective ne corresponde pas en tous points à la réali-
té. Répondant à un sondage effectué par la firme Security World en 1981, 81% des
cadres appartenant à de grandes entreprises prévoyaient une augmentation des bud-
gets consacrés à l'achat d'équipements de sécurité, alors que seulement 47% de ces
cadres prévoyaient que les sommes affectées à l'embauche de nouveaux effectifs
(des gardiens) augmenteraient au-delà du cycle normal de l'indexation des salaires.
Ces prévisions allaient être confirmées par l'estimation des dépenses faites pour
accroître la sécurité privée en 1985. Cunningham et Taylor (1985, p. 121) évaluent les
revenus des entreprises du secteur de la sécurité privée à 15 milliards de dollars
américains au moins, ces revenus se répartissant comme suit : 6,5 milliards sont en-
caissés par des agences privées qui procurent de la main-d'œuvre à leurs clients,
alors que 8,5 milliards représentent des sommes versées pour acheter des équipe-
ments de sécurité. Le marché de la technologie de sécurité a commencé à supplanter
celui de l'emploi d'un personnel investi dans des tâches traditionnelles de surveillan-
ce et d'enquête. Non seulement le déplacement de la main d'œuvre au profit des
équipements ira-t-il en augmentant, mais d'après Cunningham et Taylor (1985, p.
172), la substitution progressive d'une technologie sécuritaire au travail d'une main-
d'oeuvre engagée dans des tâches policières s'est effectuée bien avant 1970 et
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 287
On pourrait être tenté de soutenir que des équipements motorisés peuvent au-
tant être achetés par des forces policières publiques que par des agences de sécuri-
té privée et conclure que la production d'équipements de sécurité est un facteur
neutre dans le partage de la sécurité entre le secteur public et le secteur privé. En
réalité, cet argument est aussi naïf que la croyance que la production d'armes par
des entreprises multinationales ne compte pour rien dans le maintien des tensions
internationales et dans le déclenchement de conflits entre divers pays. La technolo-
gie de sécurité a largement dépassé le stade de la production de véhicules de police.
Elle constitue maintenant un secteur de pointe et elle génère ses marchés autant
qu’elle répond à une demande qui lui vient de [297] l'extérieur. La production techno-
logique consacre l'importance du rôle de l'entreprise privée dans l'intervention et le
maintien de l'ordre. Cette importance est d'autant plus grande qu'à l'exception de
certaines pratiques, comme celle de l'écoute électronique, le recours massif à une
technologie de surveillance, d'identification et d'enquête s'effectue dans un vacuum
législatif complet et n’est contrôlé que par ceux qui ont intérêt à se servir de cette
instrumentation (CCSPQ, 2000).
Compétition ou complémentarité
On peut regrouper en trois thèses les façons dont les chercheurs ont analysé les
relations entre les forces policières publiques et les agences de sécurité privée. La
première de ces thèses est celle de la compétition : le secteur public et le secteur
privé offrent fondamentalement les mêmes services ; ils ne diffèrent véritablement
que par les pouvoirs légaux dont ils sont investis et sont en compétition auprès d'une
clientèle qui est la même. La seconde thèse est celle de la complémentarité : les
deux secteurs ont des priorités différentes - protection des personnes, pour le sec-
teur public, et protection des biens pour le secteur privé - et se relaient dans les
domaines où leurs priorités diffèrent. La dernière thèse est celle du parallélisme :
les agences de sécurité privée opèrent là où les services policiers sont en droit de le
faire mais s'abstiennent en fait de toute action (par exemple, la protection de l'in-
formation) ou bien elles répondent à des demandes particulières formulées par des
groupes qui possèdent des intérêts qui leur sont propres. Jusqu’ici, ce sont plutôt les
thèses de la complémentarité et du parallélisme qui ont été soutenues par les cher-
cheurs.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 288
Cunningham et Taylor (1985) ont toutefois identifié deux sources de conflit qui
semblent progressivement se gonfler, en partie à cause de facteurs que nous avons
déjà identifiés.
Une première source de conflit tient dans la multiplication des fausses alarmes.
Les services de police des grandes villes des États-Unis évaluent que les voitures de
patrouille consacrent près de 15% de leur temps à répondre à de fausses alarmes
(ibid., p. 210-211). Quelques chiffres présentent une image de L’étendue du problè-
me. En 1981, la police de New York a répondu à 400 000 appels résultant du déclen-
chement d'un système d'alarme ; 98% de ces appels se sont révélés de fausses
alarmes. À Houston, on estime que quelque 70 000 systèmes d’alarme ont été [298]
installés ; en 1982, la police a dû répondre à 78 652 fausses alarmes. La popularité
de l'anecdote sur le livreur de journaux qui déclenchait de fausses alarmes dans les
milieux réformateurs de la police illustre le caractère persistant de ce problème.
Le problème que causent ces fausses alarmes ne semble pas devoir se résorber.
Les compagnies privées qui installent ces systèmes insistent pour que la police conti-
nue de donner suite à toutes les alarmes, en faisant valoir que la valeur dissuasive de
ces systèmes est une fonction directe des interventions policières qu’elles suscitent.
D'autre part, les prévisions quant à l'augmentation des achats d'équipements sécuri-
taires autorisent l'hypothèse qu'on installera de plus en plus de systèmes d'alarme.
Il faudra donc trouver un moyen pour que le déclenchement de fausses alarmes ne
réclame pas une part aussi élevée du temps de travail de la police. Les fausses alar-
mes sont un problème sérieux, car elles constituent un facteur de déperdition de
l'intervention policière (le temps que passe la police à répondre à des fausses alar-
mes pourrait être occupé à faire des interventions qui correspondent à un besoin
réel). La mesure prise par un grand nombre de corps policiers est de soumettre à
l'amende le contribuable dont le système d'alarme se déclenche régulièrement pour
d'autres raisons que pour prévenir la perpétration d'un crime. Cette mesure ne fait
qu’accroître les tensions entre le secteur privé et le secteur public, en y ajoutant la
frustration du citoyen soumis à l'amende.
Il existe un second foyer de dissension entre les forces policières et les agences
de sécurité privée dont les effets peuvent être à long terme beaucoup plus lourds.
Ce conflit a été identifié par Cunningham et Taylor en 1985 et il a fait l'objet d'une
étude approfondie de la part d'Albert Reiss (1988). L’étude de Reiss reçoit actuel-
lement beaucoup d'échos en Amérique du Nord.
On sait que les syndicats policiers sont puissants aux États-Unis et au Canada.
Leur puissance s'est surtout manifestée par la négociation des conditions de travail
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 289
Ce problème des emplois multiples existe depuis longtemps et son ampleur est
reconnue. Il existait toutefois une règle tacite à laquelle étaient astreints les poli-
ciers qui occupaient un second emploi : ils devaient éviter de se trouver en situation
de conflit d'intérêts ou de concurrence déloyale [299] (par exemple, en étant pro-
priétaire d'un débit d'alcool). Or, il semble que cette règle soit maintenant massive-
ment transgressée par les forces policières américaines. En effet, les policiers of-
frent à titre privé leurs services d'agents de la paix à une clientèle qui les paie en
sus des heures régulières de travail qu’ils sont tenus de fournir à la force publique
qui les emploie. Les policiers qui sont ainsi employés par une clientèle privée en de-
hors de leurs heures de travail régulières utilisent leur uniforme, leurs armes et
même les voitures de service. Ne sachant pas qu'ils travaillent à titre privé, les ci-
toyens reconnaissent à ces policiers les mêmes pouvoirs qu'ils exercent lorsqu’ils
travaillent à titre d'agents de la paix. C'est même précisément à cause de leurs pou-
voirs accrus que certains organisateurs de concerts rock, d'événements sportifs ou
d'autres manifestations de masse qui risquent de tourner au désordre, préfèrent
employer des policiers plutôt que des gardiens de sécurité.
Comme nous l'avons dit précédemment, nous allons présenter quelques-uns des
résultats d'une recherche sur les agences de sécurité privées, qui a été effectuée
au Québec (Fourcaudot, 1988). Nous n'ambitionnons pas de présenter l'ensemble de
cette recherche, qui pourrait à elle seule faire l'objet d'un chapitre. Nous avons
extrait de ce travail quelques constats empiriques qui nous paraissent particulière-
ment significatifs et que nous [300] tenterons de profiler sur l'horizon d'ensemble
de la situation en Amérique du Nord. Le travail de Fourcaudot (1988) a été systéma-
tiquement comparé au contenu de CCSPQ (2000). Nous avons été étonné de consta-
ter à quel point la situation avait peu évolué ; les conclusions de Fourcaudot demeu-
rent toujours valides.
Effectifs et budget
Les données empiriques sur les effectifs et les budgets sont essentiellement le
fruit de projections et d'extrapolations qui obéissent à des principes différents
selon les recherches effectuées. C'est pourquoi elles sont relativement divergentes.
En dépit de ces divergences, des tendances claires se manifestent.
Les effectifs de la sécurité privée sont dans les pays anglo-saxons considéra-
blement plus nombreux que ceux de la police publique. Même si le calcul des effec-
tifs du secteur privé varie d'une recherche à une autre, on peut sans imprudence
affirmer que les agences de sécurité privée emploient deux fois plus de personnes
que les forces policières. Aux États-Unis, Cunningham et Taylor chiffrent les effec-
tifs du secteur privé à 1,25 million de personnes, alors que les corps de police publics
emploient environ 600 000 personnes. Au Québec, Martine Fourcaudot donne une
estimation conservatrice, qui situe les effectifs privés à quelque 28 000 personnes ;
les effectifs de la police publique sont stables depuis 20 ans, le Québec comptant
quelque 15 000 policiers. On a cru, à tort, que cette tendance était également forte
dans tous les pays occidentaux. En réalité, les travaux de De Waard (1999) et de von
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 291
Arnim (1999) ont montré que les effectifs du secteur privé dépassaient ceux du
secteur public seulement au Royaume-Uni et au Luxembourg et dans les anciens pays
du Bloc de l'est (Hongrie, Pologne et République tchèque).
Ce sont les agences de sécurité à contrat qui emploient le plus de monde. Tant au
Québec qu’aux États-Unis, les seuls effectifs des agences à contrat sont plus nom-
breux que les effectifs des forces policières publiques.
Le nombre des gardiens de sécurité constitue plus de 95% des effectifs du sec-
teur privé. La proportion des enquêteurs - moins de 5% - est moins grande dans le
secteur privé que dans le secteur public.
Le recrutement
On peut affirmer de façon générale que les gardiens de sécurité sont maintenant
recrutés parmi des personnes plus jeunes qu’auparavant. Aux États-Unis, l’âge moyen
de ces gardiens se situait entre 40 et 55 ans en 1972 ; en 1982, il s'inscrivait entre
31 et 35 ans. Il est maintenant sous la barre des 30 ans. Cette tendance au rajeunis-
sement des effectifs est également manifeste au Québec.
dances identifiées ailleurs en Amérique du Nord. Ainsi, 85% des répondants au ques-
tionnaire de Fourcaudot estiment que le roulement des effectifs ne constitue pas un
problème de taille. Respectivement 54%, 71% et 39% du personnel des agences de
sécurité, d'investigation et des agences mixtes étaient à l'emploi de la même firme
depuis plus de trois ans au moment où Fourcaudot faisait ses recherches. Il est tou-
tefois indéniable que certains administrateurs rapportent que le roulement du per-
sonnel est un problème grave. Les résultats obtenus par Fourcaudot ne révèlent pas
que le problème posé par le roulement des [302] effectifs est mineur, ils montrent
que ce problème se pose avec des degrés d'acuité sensiblement différents selon les
agences.
L’une des raisons qui expliquent le roulement du personnel est le manque de moti-
vation de ceux qui s'engagent au service d'une agence de sécurité. Cunningham et
Taylor (1985) ont montré qu’à peine 10 % des personnes qui étaient embauchées par
les agences de sécurité manifestaient un intérêt pour le travail policier. Pour la plu-
part, les personnes qui sollicitent un emploi dans une agence de sécurité privée le
font pour éviter le chômage et déclarent continuer de chercher un emploi dans un
autre domaine.
La formation
employés au maniement des armes à feu et s'assurent que leurs employés qui sont
armés pratiquent le tir régulièrement.
Fourcaudot a toutefois établi que la majorité des gardiens ne sont pas armés. Au
Québec, 15% des agents sont armés, mais cette proportion tombe à 8% si l'on exclut
du calcul les préposés au transport des valeurs, qui, de façon générale, sont tous
armés. Ces chiffres se comparent avec les données recueillies aux États-Unis par
Cunningham et Taylor (1985, [303] p. 55). Ceux-ci constatent une tendance à la bais-
se, depuis 1975, pour ce qui est de l'armement des gardiens de sécurité. D'après les
sondages effectués par la firme américaine Hallcrest, moins de 10% des gardiens
seraient armés. Cunningham et Taylor (ibid.) citent le cas d'une agence dont 35% du
personnel était armé en 1973, alors que ce pourcentage est maintenant de 3%. En
l'absence de données fiables, on ne peut se prononcer sur la situation actuelle. Par
exemple, on sait que les agents qui transportent des valeurs sont en général lourde-
ment armés. Toutefois, dans 5 des 10 provinces du Canada (y compris au Québec et
en Ontario), le transport des valeurs ne réclame pas de permis particulier. On ne
dispose en conséquence pas de données systématiques sur l'armement des transpor-
teurs de valeurs, ces données étant en général recueillies à partir des informations
qui doivent être fournies pour obtenir un permis (CCSPQ, 2000, p. 29).
Les données québécoises sont moins confirmatives à cet égard. Ce sont les sec-
teurs industriel et manufacturier, ainsi que le secteur public (édifices gouvernemen-
taux et institutions d'enseignement), qui forment la clientèle la plus importante des
agences de sécurité privée. Les établissements commerciaux ne viennent qu'en hui-
tième place. Il y a lieu de souligner que les services gouvernementaux et les services
publics constituent au Québec, comme aux États-Unis, l'un des principaux clients des
agences de sécurité privée.
Fourcaudot a trouvé que les principaux employeurs des agences privées d'inves-
tigation étaient les firmes d'avocats. Ce résultat est intéressant dans la mesure où il
réfère à l'existence d'une interface policière et judiciaire au sein de la justice pri-
vée.
Pour ce qui est des services offerts par les agences de sécurité privée, un résul-
tat de Fourcaudot mérite d'être mentionné. Il existe une différence significative
entre le discours qui est tenu par les cadres de la sécurité privée et les services qui
sont effectivement offerts par les agences. Le discours met un accent prononcé sur
le caractère préventif des services offerts (prévention des incendies, du crime et
des pertes économiques). Les tâches qui sont effectivement accomplies sont toute-
fois d'une nature tout à fait traditionnelle, à savoir le contrôle des accès, les rondes
de surveillance, la patrouille, les enquêtes sur le vol à l'étalage, etc.
Nous nous contenterons de très brèves remarques sur ce sujet. Ces remarques
serviront d'introduction à la dernière partie de cette étude. Shearing, Stenning et
Addario (1985) ont étudié comment l'entreprise privée et la police percevaient la
sécurité privée. Les résultats de ces études sont convergents. Elles conduisent à la
conclusion que la police surestime beaucoup la dépendance de la sécurité privée vis-
à-vis des forces policières publiques. [305] Les études sur l'opinion des cadres de
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 295
l'entreprise privée montrent qu’ils sont très critiques à l'égard de l'action de la poli-
ce et de son aptitude à répondre aux besoins de sécurité du secteur privé. D'où la
volonté des entrepreneurs de satisfaire leurs besoins propres en créant une agence
interne de sécurité ou en ayant recours à des agences à contrat qui s'ajustent aux
exigences des firmes privées. Ces remarques suggèrent que la police publique et la
sécurité privée constituent des réseaux d'intervention qui sont relativement auto-
nomes et dont l'action est parallèle, au niveau du contrôle de la criminalité. Les re-
cherches de Fourcaudot ne démentent pas cette hypothèse. D'après son étude, les
agences de sécurité privée ont peu tendance à rapporter des crimes à la police ; à
est, en outre, peu fréquent qu'elles arrêtent une personne et la remettent aux mains
de la police.
[306]
On peut objecter de deux manières cette affirmation. Il n’est d'abord pas assu-
ré que le contrôle privé ait complètement déplacé le contrôle public de la position
hégémonique qu’il occupait. Cette remarque prend tout son poids si l'on tient compte
du fait que l'appareil de la sécurité d'État - la police politique - fait partie du dispo-
sitif de la police publique (voir la partie précédente de ce livre).
Là n'est toutefois pas l'objection que nous voulons surtout soulever. Il nous
semble en effet fondamental de distinguer trois formes de contrôle social : le
contrôle public, le contrôle privé et une troisième forme de contrôle, qu’à défaut
d'un meilleur terme nous appellerons le contrôle sauvage.
des comportements criminels comme étant des réflexes d'autodéfense. Une part
considérable de la violence sociale serait en réalité une contre-violence. Il est indé-
niable [307] que les travaux de Kleck, que nous avons cités au début de ce chapitre,
confirment certaines des intuitions de Black.
Même si nous possédons encore peu de connaissances sur les formes de contrôle
qui s'exercent dans ces parties de nos villes - où l'on aurait tort de dire que seule y
prévaut l'anomie - on peut néanmoins affirmer qu’il est d'une nature profondément
différente de celle du contrôle privé, tel qu'il s'exerce selon un paradigme dont nous
avons donné les traits. Le contrôle sauvage n’est pas instrumental, mais hypernorma-
tif : la transgression d'un code de comportements ritualisés entraîne parfois des
représailles extrêmement violentes. Ce contrôle n’est pas de nature préventive, à
moins que l'on considère des blessures, des mutilations et des exécutions sommaires
comme des mesures préventives. La technologie sur laquelle repose ce contrôle n’est
pas une technologie de surveillance, mais est constituée par des instruments
d’agression. Finalement, ce mode de contrôle repose non seulement sur la coercition,
mais sur l'intimidation, la terreur et la violence.
Nous sommes bien conscient du caractère lacunaire de cette esquisse qui ne vise
qu'à établir un contraste. Il est certain qu’il existe des régions urbaines qui ressem-
blent à Disney World. Mais on aurait tort de méconnaître que d'autres zones urbai-
nes sont à des années lumière du monde de Walt Disney. Ces zones où règne la dé-
possession et où prévalent des contrôles spontanés, sauvages et très durement ré-
pressifs ne sont pas en voie de disparition, mais gagnent du terrain. C'est pourquoi
une théorie compréhensive du contrôle social devrait tenir compte des trois modes
de contrôle que nous avons sommairement décrits.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 298
[308]
Synthèse
Cibles prio- infractions violen- délits contre les biens toute forme d'agres-
ritaires tes sion
* Ces notions ne sont pas clairement distinguées ni au niveau des catégories juri-
diques, ni à celui des catégories conceptuelles : elles se situent dans un conti-
nuum où les différences se mesurent en degrés.
** En 1980, aux États-Unis, cinq fois plus de citoyens ont été tués par d'autres
citoyens reconnus en état de légitime défense que par des policiers apparte-
nant à une force publique. On ne possède pas de chiffres équivalents pour
d'autres années. Cependant, au regard des estimés, l'usage défensif des armes
à feu par les citoyens américains (entre 760 000 et 3,6 millions par année ;
Lott. 1998, p. 11), il est raisonnable de penser que cette disproportion s'est
maintenue, sinon accrue.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 300
[309]
Quatrième partie:
La sécurité privée
Chapitre 10
Privatisation et technologie 82
elles doivent recourir au même mot pour exprimer deux fonctions grammaticales
profondément différentes, soient la fonction substantive et la fonction verbale du
gérondif En français, le même mot « police » est utilisé pour désigner autant l'orga-
nisation que son activité, et il en est également ainsi en italien et en espagnol.
Cette distinction est importante car elle a maintenant acquis un statut fondateur
dans la réflexion sur les mécanismes de régulation sociale. En effet, lorsqu'on se
propose d'étudier la « police », on est implicitement déporté vers une étude du réfé-
rent le plus habituel de ce terme, à savoir la [310] police publique. C'est bien pour-
quoi la plus grande partie des travaux de recherche sur la police portent sur celle-ci.
Si l'on utilise le gérondif policing, qui désigne l'ensemble des activités par lesquelles
une société est policée, on peut alors échapper à la fascination qui est exercée par la
police publique et découvrir que ces activités sont accomplies par un nombre très
considérable de personnes, de groupes et d'organismes dont certains sont publics,
d'autres sont privés et d'autres encore sont d'une nature hybride - cette dernière
catégorie étant encore la plus mal connue, en dépit de son importance. Ces. systèmes
hybrides, sur lesquels nous reviendrons, dépassent beaucoup en importance ce qu’on
désigne en Europe comme les services d'inspection ou encore les polices auxiliaires.
En d'autres termes, la fonction de policer déborde de plus en plus largement l'insti-
tution publique à laquelle elle est rattachée par le sens commun.
Ce chapitre porte plutôt sur le verbe « policer », surtout tel qu'il est conjugué
par des instances privées de contrôle social, et ne se limite pas à décrire de façon
statique des agences publiques et privées de police. Avant d'entrer dans le vif du
sujet, il importe toutefois de conceptualiser de manière plus explicite qu'on ne le
fait d'habitude la distinction entre le public et le privé.
L’étude des mécanismes de régulation sociale est traversée par une dichotomie
entre ce qui relève du privé et ce qui relève du public. Cette dichotomie s'exprime
de manière courante par une série d'oppositions qui s'établissent entre l'informel et
le formel, le local et le central, la prévention des pertes économiques et la réaction à
la violence contre les personnes et, enfin, la société civile et l'État ; le premier de
ces termes traduit habituellement le privé, alors que le second ressortit au public.
Comme la dichotomie initiale entre le privé et le public, sa traduction dans une série
d'oppositions est également problématique et ne possède pour nous qu’un statut pro-
visoire. Il importe toutefois de faire état de ces oppositions et de les regrouper car
elles continuent d'avoir une grande importance dans les travaux.
rielle et comme une opposition entre deux types de processus, soit la privatisation et
la publicisation. Si l'on fait [311] exception de son caractère dichotomique, l'opposi-
tion catégorielle du privé et du public ne présente pas de problème particulier, tant
qu’on ne la redouble pas de l'opposition entre la propriété et l'espace, ce que nous
nous abstiendrons de faire dans le cadre de ce livre. Face à face statique entre des
contenus sémantiques relativement purs, cette opposition est donc d’un usage en
apparence simple. Il en va toutefois autrement de l'opposition entre les processus
de privatisation et de publicisation. Ces processus sont dynamiques et, surtout, ils
sont susceptibles de varier en degré. Cette variabilité dans l'étendue ou l'intensité
de ces processus se répercute à son tour sur leur relation avec l’opposition catégo-
rielle privé-public et rend cette relation plus complexe. En effet, il est absolument
nécessaire d’évaluer la profondeur de pénétration et l'amplitude de l'un de ces pro-
cessus avant de subsumer l'objet sur lequel il s'exerce sous la catégorie du privé ou
du public. En d'autres termes, il ne suffit pas qu’une composante du système pénal
fasse l'objet d'un processus de privatisation pour qu’on en infère de manière quasi
automatique qu'elle appartient dorénavant à la sphère du privé.
Cette description nous conduit à proposer une seconde distinction qui s'établit
entre une privatisation relative d'ampleur variable et une privatisation complète. Le
premier critère de complétude d'une privatisation tient dans la possibilité de vendre
un produit ou de fournir un service à tout client qui désire se prévaloir de l'offre qui
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 303
lui est faite. Ce n’est que lorsque le processus de privatisation a été conduit jusqu’à
son terme que son objet peut être rangé dans la catégorie du privé en tant que telle.
On peut voir dans la légèreté de la structure normative imposée à une composante
privatisée du système pénal un second critère de complétude de la privatisation.
L’application de ces deux critères démontre que les agences privées de sécurité mé-
ritent l'attribution de ce trait à un degré beaucoup plus élevé que les prisons privées
ou que les services privés de surveillance des probationnaires ou des détenus remis
en liberté sous conditions avant l'expiration de leur peine d'emprisonnement.
[313]
Ce chapitre est divisé en trois parties, soit la présentation d'un certain nombre
de constatations que l'on retrouve dans les travaux de recherche et les discours
institutionnels ; la critique de ces constatations d'un point de vue théorique ; enfin,
les conclusions qui découlent des deux premières parties. L’argumentation présentée
peut être résumée ainsi : une prise en compte de toutes les dimensions de la sécurité
privée doit nous amener à conclure sur non seulement la multiplication et J'éparpil-
lement des agents du contrôle social, mais également l'éclatement de son objet.
Il importe, pour que cette argumentation soit bien entendue, d'apporter des
précisions supplémentaires sur sa nature. Nous étant déjà efforcé de montrer que
l'élaboration d'une économie politique du crime n’était pas une stratégie théorique
heuristique (Brodeur, 1984c), nous n'en reprenons pas le programme ; interpréter
notre démarche dans le cadre d'une telle stratégie consisterait à lui faire une vio-
lence qui ne pourrait produire que des contresens. En second lieu, nous réaffirmons
pour notre compte un argument utilisé par Karl Popper pour démontrer la misère de
l'historicisme (Popper, 1956). Comme la découverte scientifique est imprévisible et
que ses retombées influent sur le cours de l'histoire, toute vision téléologique du
développement de l'histoire, selon laquelle celle-ci est aiguillée vers un pôle précis,
est déformante. De la même façon, l'innovation technologique provient essentielle-
ment du développement des connaissances et elle est comme lui relativement [314]
imprévisible ; tout effort pour en produire une dérivation spécifique en la rabattant
sur quelque détermination plus fondamentale ne constitue qu'un exercice spéculatif
rétrospectif, qui témoigne davantage de l'imagination sociologique que de l'entende-
ment des choses. Si la technologie ne pousse pas au hasard comme de la mauvaise
herbe, elle est encore moins un dérivé de la lutte des classes. Finalement, le but de
ce chapitre est de tenter d'abord de confronter la logique de la privatisation à celle
de la technologisation dans le champ de la production de sécurité, et ensuite de tirer
les conséquences de cette articulation dans l'exercice du contrôle social. Pour le dire
crûment, les opérations du secteur public reposent sur le travail d’une main d’oeuvre
fonctionnarisée et réfractaire au changement, alors que celles du privé reposent de
façon croissante sur la prolifération extrêmement diversifiée des équipements. Il
s'ensuit que le contrôle social s'exerce de façon croissante à distance et qu'il re-
nonce à transformer les individus qu'il prend pour cible. Ceux-ci sont totalisés sous
la forme de sous-populations qui constituent une menace à l'équilibre social dont il
faut gérer l'éclatement. Ces transformations sont loin d'être des phénomènes de
surface et sont au contraire annonciatrices d'une mutation de la répression pénale
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 305
L’état de la recherche dans le domaine de la sécurité privée peut être ainsi dé-
crit : à partir de quelques constatations basiques (quoique, nous le verrons, problé-
matiques), on a construit, par interprétation et extrapolation, un phénomène de pri-
vatisation dont l'importance est proclamée partout. Voyons d'abord les constata-
tions et nous nous pencherons ensuite sur le phénomène qui en est inféré.
Première constatation :
la croissance des effectifs des agences
privées de sécurité
TABLEAU 13.
Le nombre des personnes déployées sur le terrain par les agences privées de sé-
curité est maintenant supérieur à celui des personnes déployées par les forces poli-
cières publiques. D'après ce tableau, on trouvait presque deux agents de sécurité
pour un policier public en 1980 ; selon les projections, cette proportion passera pres-
que à trois pour un vers l'an 2000. Bien qu'on ne possède pas en 2003 d'étude aussi
systématique que celle que nous venons de citer, tout indique que cette prédiction
s'est confirmée en Amérique du Nord.
Quelles que soient les comparaisons entre le nombre des personnes déployées, le
taux de croissance du personnel de la sécurité privée est beaucoup plus élevé que
celui des forces policières publiques. Par exemple, la croissance des forces de sécu-
rité privée est presque de 100% en 20 ans, d'après le tableau 13, alors qu'elle est
nulle dans le cas des forces policières publiques. Notons que l'évaluation des taux de
croissance ne fait pas l'unanimité en Amérique du Nord. Il est indiscutable que le
taux de croissance du secteur privé a été très marqué - près de 50% - de 1970 à
1975. Cependant plusieurs chercheurs, comme Philip Stenning, estiment que la crois-
sance s'est fortement ralentie à partir de 1980. Il est très difficile de départager
les positions car les données statistiques que nous possédons sont fragmentaires,
composites et fragiles.
La montée des effectifs déployés par les agences privées de sécurité a fait l'ob-
jet d'évaluations différentes dans divers pays d'Europe. Le manque de données
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 307
Deuxième constatation :
la croissance des dépenses pour la sécurité privée
1980 20 14 34
1990 52 30 83
[318]
Cette escalade des budgets, qui sont affectés autant à l'achat d'équipements
qu’à la réception de services, est sensible dans tous les pays occidentaux. Si tous les
pays ne requièrent pas également les services de gardiens privés, tous dépensent
plus d'argent pour les équipements de sécurité. En Grande-Bretagne, les dépenses
dans le secteur de la sécurité privée ont plus que doublé de 1981 à 1987, passant de
715 millions USD à 1,6 milliard USD. En Espagne, le volume des dépenses est passé
de presque inexistant en 1972, l'année de la création de la compagnie Transportes
Blindados, à 1,5 milliard USD en 1986, les dernières années étant marquées par une
augmentation annuelle de 10 à 15 % des dépenses (Gomez-Baeza, 1988). Ces exem-
ples pourraient être multipliés.
Troisième constatation :
la création de prisons privées
Cette constatation est encore très limitée, bien qu'elle ait eu un effet saisissant
sur l'opinion publique. Dans le chapitre précédent nous avons insisté sur la privatisa-
tion croissante de l'administration des secteurs des peines avec sursis, de la proba-
tion et de la libération conditionnelle. Plusieurs pays, parmi lesquels on retrouve les
États-Unis et la France, ont lancé des programmes de construction d'établissements
privés d'incarcération. En Amérique du Nord, ces établissements recueillent une
clientèle spéciale, comme les immigrants illégaux ou des jeunes délinquants en proie à
des problèmes affectifs profonds. À la suite des attentats du 11 septembre 2001,
les États-Unis ont institué des mesures sévères de surveillance et de détention pré-
ventive pour les immigrants qui ne sont pas en règle ou qui présentent un risque es-
timé élevé. En outre, la violence des jeunes et même des enfants a entraîné un re-
cours croissant à l'incarcération des jeunes contrevenants. Il faut finalement ajou-
ter qu’en dépit d'indices timides de décroissance future, le nombre des personnes
incarcérées aux États-Unis demeure très haut. Tous ces facteurs sont propices à la
croissance de l'incarcération privée.
Le phénomène :
la diversion des responsabilités
Cette affirmation sur le nouvel aiguillage des responsabilités a été reprise par
certaines des autorités les plus respectées en matière de sécurité privée (Bayley et
Shearing, 2001 ; Johnston, 1992a ; Nalla et Newman, 1990 ; Shearing, 1992). Elle a
donné lieu à un processus de construction théorique qui a octroyé au phénomène de
privatisation le statut d'un nouveau paradigme de la régulation sociale. En outre, le
changement de paradigme se serait effectué de manière relativement égale dans
l'espace des pays occidentaux et, surtout, il se serait produit de manière abrupte. Il
faut enfin insister sur le fait que dans le texte précité, le virage allégué est estimé
en fonction de changements au niveau des dépenses et à celui des effectifs déployés
sur le terrain, ces effectifs étant pour l'essentiel constitués de gardiens.
Pérennité et nouveauté
de la privatisation
Comme Philippe Robert (1988) l'a vigoureusement indiqué, les modèles que nous
employons pour penser la sécurité privée sont encore trop simples. Nous tenterons à
présent de montrer que, sous certains aspects, la privatisation a lieu depuis toujours
et qu’elle est relativement indépassable ; qu’un grand nombre d'organismes de
contrôle social sont de nature hybride et ne peuvent être classés ni dans la catégo-
rie du privé ni dans celle du public ; finalement que les aspects les plus originaux de
la privatisation tiennent dans notre dépendance croissante envers la technologie de
sécurité.
police privée, le paradigme d'une police publique est la police de Londres créée par
Peel (comme les Américains et les Canadiens connaissent très mal l'histoire de leur
police, ils ont tendance à transposer le modèle britannique chez eux, en l'adaptant au
besoin à la violence nord-américaine). [321] L’importance de ce fait tient à ce que les
sociologues de la police privée élaborent leur nouveau paradigme en le contrastant
avec le modèle de la police publique, tel qu'il est fourni par la police britannique.
Comme le produit d'un contraste est largement déterminé par le terme initial de
comparaison, le phénomène de la privatisation est conceptualisé dans l'horizon d'une
tradition policière qui est essentiellement anglo-américaine.
Il faut d'emblée faire une distinction entre les activités de police et les méca-
nismes de régulation ou de contrôle social. Sans prétendre fournir une définition, on
peut s'entendre pour dire que le contrôle social est le produit d'un ensemble très
diversifié de procédures de normalisation, dont certaines ont pour fin délibérée
d'empêcher ou de contenir la déviance, alors que d'autres engendrent des effets de
contrôle sans les viser de façon explicite. On pourrait réserver l'appellation
d'agents du contrôle social à des personnes ou des organisations qui, comme la police,
poursuivent délibérément des objectifs de normalisation. Par contre l'appellation
d'instances de régulation sociale serait utilisée pour désigner certaines institutions
comme la famille, l'Église, l'école ou le travail, qui produisent indéniablement des
effets de contrôle mais qui n’existent pas comme tels pour remplir cette fonction.
Or, l'un des paradoxes du contrôle social est qu'il est bien davantage assumé par des
instances qui ne le prennent pas délibérément pour fin que par ses agents qui, comme
la police, ont été créés pour le produire.
La part que prend la police à la régulation sociale est négligeable par rapport au
poids d'instances comme celles que nous venons d'énumérer. Certaines de ces ins-
tances, comme la famille, relèvent du privé, d'autres, comme l'école ou le travail,
relèvent dans des proportions variables à la fois du privé ou du public, d'autres en-
fin, comme l'Église, rentrent mal dans cette catégorisation. Quoi qu'il en soit, la part
du privé au niveau des instances est très considérable. Comme le rôle de ces instan-
ces dans la régulation sociale est absolument déterminant, on doit conclure qu’une
grande part de la régulation sociale, sinon la plus grande, a toujours appartenu au
privé et continuera de le faire. S'il est sensé de parler d'une privatisation de la poli-
ce et, à la rigueur du système pénal, on ne saurait étendre ce constat à l'ensemble
du contrôle social. En effet, la notion de [322] privatisation implique celle de trans-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 313
formation. Or, considéré dans son ensemble, le contrôle social ne saurait être trans-
formé en ce qu'il est déjà, à savoir un contrôle qui relève de la sphère du privé et de
celle de la société civile, qui s'exerce bien souvent de façon locale et informelle.
L'autodéfense
La loi reconnaît au citoyen le droit de légitime défense. Dans un pays comme les
États-Unis, la Constitution permet aux citoyens de porter des armes à feu et de
puissants groupes comme le National Rifle Association s'efforcent de faire échec à
toute tentative de contrôler la vente et la circulation des armes à feu. D'après les
estimations les plus récentes, de 200 à 240 millions d'armes à feu sont actuellement
en circulation (Lott, 1998, p. 1) ; de ce total, 90 millions sont des armes de poing
(revolvers, pistolets automatiques, etc. ; voir Kleck, 1997 ; Kopel, 1995). Avec tant
d'armes en circulation, le phénomène d'autodéfense prend des proportions très im-
portantes. Tel que nous l'utilisons présentement, le terme d'autodéfense désigne
l'exercice individuel de la légitime défense. Ainsi conçue, l'autodéfense n’est en rien
un phénomène nouveau. Bien que les ventes d'armes à feu aient de façon récente
considérablement augmenté aux États-Unis, cela ne signifie pas que les citoyens
américains avaient auparavant déposé leurs armes. Ils ne l'ont jamais fait. Si l'auto-
défense n’est pas un phénomène nouveau, c'est toutefois un phénomène qui est indé-
niablement privé. Ce serait donc commettre un abus de termes que de parler de la
privatisation de l'autodéfense, ce phénomène étant par nature individuel et privé. Il
est même douteux que l'on puisse évoquer une croissance soudaine de l'exercice
individuel de la légitime défense. Pour des pays comme les États-Unis, le recours aux
armes à feu pour assurer sa défense fait partie des plus anciennes traditions. Pour
tous les pays occidentaux, la notion de légitime défense est depuis longtemps en-
châssée dans les lois. La France, comme d'autres pays d'Europe, a connu des pous-
sées d'autodéfense très marquées, qui ont dépassé le niveau individuel pour aboutir
à la formation de groupes de vigilance.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 314
On a fait beaucoup de cas de la privatisation des prisons, mais elle ne semble pas
être la pointe de la privatisation. Comme nous avons tenté de le montrer dans le cha-
pitre précédent, celle-ci se situerait plutôt dans la privatisation des services cor-
rectionnels chargés d'assurer l'encadrement des détenus remis en liberté condition-
nelle ou soumis à des peines de probation. Ce domaine de pénalité, que l'on désigne
dans les pays anglosaxons comme les sanctions intermédiaires, semblait appelé à
prendre une très grande expansion (Byrne, Luriglio et Petersilia, 1992 ; Morris et
Tonry, 1990 ; Simon, 1993). Les sanctions intermédiaires, comme la probation inten-
sive ou l'assignation à domicile sous surveillance électronique, consistent à priver un
individu de sa liberté sans l'incarcérer dans une prison. Comme les prisons étaient
surpeuplées, un mouvement vers les sanctions intermédiaires a alors commencé à se
dessiner avec netteté (Landreville, 1987). il est maintenant difficile de décider s'il
constitue une composante autonome du système correctionnel qui est encore en dé-
veloppement : la privatisation semble progresser tant dans l'incarcération que dans
la liberté sous surveillance, produisant ainsi des effets de composition.
[324]
L’un des signes les plus souvent cités de la privatisation de la police est l'établis-
sement d'un partenariat entre celle-ci et la communauté, dans le but d'établir les
modalités d'une coproduction de la sécurité. Ces modalités sont peut-être nouvelles,
mais il faut garder en mémoire que la collaboration ouverte ou secrète des citoyens
avec la police a toujours été la condition même du fonctionnement du système pénal.
Dans ce partenariat traditionnel, la communauté fournissait l'information nécessaire
à l'identification des suspects ainsi que les témoignages devant les tribunaux, sans
lesquels il est impossible de faire condamner un prévenu (à moins qu'il riait reconnu
son délit). Quant à la police, sa contribution venait de l'exercice des pouvoirs spé-
ciaux dont elle disposait. Ce partenariat remonte à l'institution même de la police,
dans ses deux grandes variantes (voir le chapitre 7). La haute police, originellement
développée en France pour défendre l'État, faisait et continue de faire un large
usage d'informateurs, de délateurs et autres mouchards, qui sont tous des particu-
liers. Tous les pays se sont maintenant dotés, sous diverses appellations, d'un appa-
reil de haute police qui fonctionne de manière similaire. D'autre part, la raison pour
laquelle Peel a tant insisté pour que la police britannique soit courtoise, était que sa
courtoisie constituerait une incitation pour les citoyens à informer la police et au
besoin à témoigner devant les tribunaux. La police de proximité dans ses diverses
variantes constitue à cet égard une réplique du programme de Peel. Nous parvenons
encore une fois à la même conclusion : la nouveauté de la privatisation tient davanta-
ge à ses modalités qu’à la substance même du phénomène.
tion restrictive était utilisée pour compter les effectifs de la police publique. Nalla
[325] et Newman ont démontré que l'accroissement des effectifs au sein des unités
qui assument des fonctions policières dans des ministères (par exemple, les Affaires
sociales, qui se livrent à la chasse aux fraudeurs) et dans divers organismes gouver-
nementaux (comme les commissions des valeurs mobilières, appelées à jouer un plus
grand rôle depuis le scandale boursier causé par la firme Enron et quelques autres,
en 2001) varie, selon les services considérés, entre 50% et 200%. Considérés dans
leur ensemble, ces pourcentages désignent un phénomène d'accroissement sensible-
ment égal à celui des effectifs privés. Nalla et Newman affirment que si l'on avait
tenu compte de ce type public d'effectif, la progression du personnel de la sécurité
privée serait apparue beaucoup moins spectaculaire.
La question soulevée par ces recherches est celle de ce que Johnston (1992a, p.
114) appelle les appareils policiers « hybrides ». Ces appareils sont de deux types. Ce
sont, en premier lieu, des composantes de l'État, dont les membres, souvent, ne pos-
sèdent pas les mêmes pouvoirs que les policiers. Néanmoins, ils peuvent appliquer des
mesures coercitives qui, dans certains cas - par exemple, les agents de l'impôt - sont
même au delà des pouvoirs de la police. En second lieu, d'autres agences peuvent
être qualifiées d'hybrides parce qu'elles sont à demi privées et à demi publiques,
comme les services qui assurent par contrat la sécurité des entreprises nationali-
sées, en particulier dans le domaine des transports. On trouve enfin des agences
complètement privées, mais constituées presque exclusivement d'anciens membres
de services gouvernementaux - en particulier, des services de renseignement - qui
continuent de vivre en relation symbiotique avec l'agence publique au sein de laquelle
ils étaient précédemment affectés. Le projet Total Information Awareness réalisé
par la DARPA par des firmes privées pourrait être qualifié d'hybride.
Johnston (id.) estime que les effectifs des appareils policiers hybrides totali-
saient 57 000 personnes vers 1975, ce qui représentait au moins la moitié des effec-
tifs des corps policiers britanniques. Les appareils hybrides constituent un vaste
champ de recherche qui, sauf exception (Le Doussal, 1991), est à l'heure présente à
peine exploité, à cause de la force de la dichotomie entre le privé et le public, qui
semble interdire l'étude des cas de métissage.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 317
[326]
Nous avons jusqu'ici discuté des questions relatives à la privatisation des servi-
ces, que l'on pourrait décrire comme un mouvement d'offensive du privé qui s'exerce
en direction du public. Or, il existe un mouvement en sens inverse -le privé étant
soumis à l'assaut du public, pour continuer dans la métaphore militaire - dont la for-
ce est également très soutenue. Cette pénétration du secteur public dans la sphère
privée se manifeste de façon très variée. En voici trois illustrations.
On peut finalement ajouter qu’il est fortement question, depuis les attentats de
septembre 2001, de remettre dans les mains des forces publiques tout le domaine de
la sécurité aéroportuaire.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 319
[328]
La prédominance de la technologie
- Selon cette même source, tous les secteurs d'emploi du personnel seront en
diminution en l'an 2000, alors que la fourniture d'équipements progressera.
Par, exemple, les revenus des services de gardiennage diminueront de 9%,
alors que les ventes de systèmes d'alarme augmenteront de 7% (ibid., p.
194). Tout le secteur des équipements connaîtra une forte croissance, alors
que le secteur du personnel décroîtra, dans des proportions variables. Les
chiffres les plus récents valident cette Projection.
- Dans une étude de Security World (1987) sur les tendances futures de l'in-
dustrie de la sécurité privée, à peine 2 pages sur 40 sont consacrées aux
services de gardiennage, le reste étant consacré à la technologie ou à la cri-
minalité informatique.
[329]
- Dans plusieurs pays d'Europe, comme l'Espagne, la France, l'Italie, les Pays-
Bas et les pays Scandinaves, c'est le secteur des équipements à qui l'on pré-
dit la plus grande croissance. Selon Hazelzet (1988), cité par Johnston
(1992a, p. 80), les revenus provenant de la vente et de l'entretien des sys-
tèmes d'alarme progresseront de 16 % par année dans les prochaines années,
progression qui s'est encore une fois révélée au dessous de la réalité (John-
ston, 2000).
Dans une présentation ultérieure du second Rapport Hallcrest, ses auteurs, Cun-
ningham, Strauchs et Van Meter, ont tiré la conclusion ultime de ces observations
qui tient en rien de moins qu’une redéfinition de la sécurité privée. Ils commencent
d'abord par citer une définition courante de la sécurité privée, pour ensuite la criti-
quer sévèrement.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 321
[330]
Prospective
En dépit des réserves et des mises en perspective énoncées dans ce qui précède,
il demeure incontestable que des changements considérables se sont produits au
niveau de la police et de certaines parties des services pénitentiaires. Nous tente-
rons maintenant de réfléchir sur la signification de ces changements, tels qu'ils ont
été analysés dans ce chapitre.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 323
Aiguillonnés par les pouvoirs publics, nous sommes accoutumés de nous représen-
ter l’espace social comme étant divisé en deux par une mince ligne qui sépare les
honnêtes gens des criminels. Comme nous l'avons vu, dans les pays anglo-saxons, cet-
te mince ligne de démarcation est connue sous l'appellation de thin blue line (mince
ligne bleue), qui se réfère à la couleur de l'uniforme de la plupart des policiers.
L’une des conclusions les plus assurées des analyses qui précèdent est qu’au
mieux la « mince ligne bleue » devra dorénavant être tracée en pointillé, les espaces
entre les traits étant remplis par les agences privées de sécurité et par des organi-
sations hybrides. De façon dorénavant plus réaliste, on ne se représentera donc plus
l'espace social comme partagé en deux par une ligne de maintien de l'ordre (privé ou
public). On se le figurera plutôt comme une Polynésie de l'ordre, où les eaux repré-
senteront des espaces de civilité et de paix relative, alors que les iles correspon-
dront à des zones de désordre plus ou moins accentué (dans la variante pessimiste
de cette image, les zones de désordre seraient plutôt représentées par les [332]
eaux, alors que seules les îles continueraient d'être policées). Selon cette nouvelle
métaphore, les zones d'ordre et de désordre s'interpénètrent ; elles relèvent d'une
multiplicité de systèmes de contrôle et de déviance organisée, qui sont tantôt pu-
blics, tantôt privés et, de façon croissante, hybrides.
Nous nous sommes efforcé de souligner que le changement crucial résidait non
pas dans la croissance du personnel de la sécurité privée, mais dans la somme des
revenus générés par la vente d'équipements de technologie de sécurité. Tous ces
rapports sur la croissance de la sécurité privée qui sautent à la conclusion de l'aug-
mentation exponentielle des effectifs du gardiennage à partir d'un examen trop
superficiel de l'accroissement des revenus de l'industrie et des dépenses de ses
clients font trop souvent l’impasse sur le poids de plus en plus lourd de la vente des
équipements et de la technologie (Cunningham et coll., 1990a ; Brodeur, 2002).
Nous reprendrons ici très brièvement un élément des analyses effectuées plus
haut. À cause de la surpopulation des prisons, le système pénal aura recours de façon
accrue aux sanctions intermédiaires. Ces sanctions, qui résident dans une privation
de liberté sans incarcération, reposent sur l'efficacité des mécanismes de surveil-
lance des détenus remis en liberté conditionnelle, soumis à la probation ou à une
forme alternative de privation de liberté, telle l’assignation à domicile. L’efficacité
de cette surveillance dépend en grande partie de la technologie de surveillance élec-
tronique. Si les tendances actuelles se maintiennent, on peut s'attendre à ce que les
forces policières et les agences pénitentiaires de supervision coordonnent bien da-
vantage leur action et pourraient même en venir à constituer un seul appareil intégré
de surveillance, dont les extrémités recourbées l'une vers l’autre effectueraient
leur jonction et en viendraient à se chevaucher. En outre, dans la mesure où ce sont
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 325
les processus de surveillance qui sont les plus susceptibles d'être privatisés, un re-
cours accru aux sanctions intermédiaires, s'il se matérialise, aura pour résultat po-
tentiel une montée accrue de la privatisation.
D'une façon plus générale, on peut dire que la création de la police - que ce soit
en France en 1692 ou en Grande-Bretagne en 1829 - a produit des effets structu-
rels, dont le plus important a été la partition du système pénal en trois composantes
majeures, soit la police, les tribunaux et les services d'application de la peine. On
peut faire l'hypothèse que l'affaiblissement de la composante publique de la police
se répercutera sur tout le système pénal et pourrait résulter dans une recomposition
de ses éléments. En effet, la séquence police-tribunaux-sanction est largement dé-
terminée par le caractère réactif de la police publique, qui n'intervient en général
[334] qu’après la perpétration d'une infraction dont l'auteur doit être jugé et puni.
Si la privatisation de la police entramait une opérationnalisation systématique du
concept de prévention, il pourrait en résulter la création d'institutions nouvelles,
comme des conseils de prévention. Les composantes les plus exclusivement réactives
de la justice pénale, comme les tribunaux et les services d'application des peines,
pourraient également faire l'objet d'une modification de leur clientèle, sinon de leur
fonction. Par exemple, la délinquance contre les biens pourrait être prise en charge
de façon croissante par un sous-système largement privatisé - sécurité privée, tri-
bunaux civils, peines pécuniaires de dédommagement ou de réparation alors que les
infractions violentes seraient sanctionnées par la justice pénale publique. Enfin, il
faudrait (re)définir les relations entre les nouvelles composantes de la justice crimi-
nelle, ce qui déterminerait un accroissement de la complexité du système.
Contre-tendance :
une publicisation montante
À part les réserves que nous avons exprimées dans la seconde partie de ce chapi-
tre, la plupart des tendances dont nous avons rendu compte se déployaient vers la
privatisation. Or, il existe trois façons d’aborder l’étude d'un phénomène : on peut
décrire les entités qui en font la substance ; on peut également rendre compte des
processus où ces entités sont en prise ; finalement, on peut prendre la perspective
des représentations que produit un phénomène tel que le contrôle ou la régulation
sociale. Or, si l'on s'attache aux représentations du contrôle social, force est de
constater qu’il est soumis à un mouvement accéléré de publicisation. Ce mouvement
prend une double forme, selon le support qui est fourni à la représentation, celle-ci
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 326
n’étant en fait rien d'autre que la reconstruction d'un phénomène à partir d'un sup-
port particulier.
Cette percée des représentations informatiques de nos vies privées dans leur
rapport effectif ou potentiel avec la justice pénale a suscité des inquiétudes légiti-
mes. Quels sont les contrôles qui s'exercent sur la possibilité d'employer une sur-
veillance électronique d'ordre acoustique ou visuelle de l'environnement ? Les
contrôles sont essentiellement d'ordre judiciaire, un juge devant autoriser par man-
dat l'installation d'un dispositif permettant d'intercepter des communications pri-
vées.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 327
Au Canada, nous avons fait l'étude des mandats délivrés de 1974 à 1982 par des
juges pour procéder à des écoutes électroniques (Brodeur,1984b). Sur environ 5 239
demandes initiales, 10 ont été refusées ; sur 3 259 demandes de renouvellement
d'écoute électronique, les juges n’en ont refusé que quatre. Au total, il y a eu 14
refus pour 8 498 demandes, soit moins de deux demandes par année. Nous avons
poursuivi l'étude des rapports d'écoute électronique publiés par le ministère fédéral
du Solliciteur général jusqu’en 1992 et nous avons trouvé que moins d'une [336] de-
mande par année était refusée, les juges ne bloquant aucune demande pendant par-
fois plusieurs années consécutives.
On peut ajouter à ces remarques sur la faiblesse des contrôles judiciaires, une
énumération des domaines de la vie privée où les intrusions se font sans que rien ne
les en empêche. Plusieurs pays utilisent ce qu'ils appellent des écoutes administrati-
ves, dont l'usage s'effectue à la discrétion de la bureaucratie d'un ministère (en
France, notamment). Pour ce qui est du secteur privé, Johnston (1992a, p. 101) rap-
porte que pour chaque autorisation donnée par les magistrats d'utiliser un dispositif
d'écoute, il y a 300 de ces dispositifs qui sont mis en service par l'une ou l'autre des
agences privées de sécurité. Finalement, les lieux que Shearing et Stenning ont qua-
lifié de propriété privée de masse sont quadrillés par des caméras vidéo, apparem-
ment sans que les citoyens ne s'en plaignent. En droit anglo-saxon, leur consente-
ment rend cette forme de surveillance légale. On peut prévoir avec certitude une
extension massive de la surveillance par caméras vidéo ; elle est déjà omniprésente
en Amérique du Nord et maintenant au Royaume-Uni.
Plusieurs auteurs ont brandi le spectre d'une société totalitaire, comme celle
décrite par George Orwell dans 1984, en s'appuyant sur des considérations sembla-
bles à celles qui précèdent. Nous ne croyons pas que la menace qui pèse sur les liber-
tés civiles vienne véritablement de ce côté. Il y a d'abord une résistance très mar-
quée au sein de la société civile, et même au sein de l'État, envers l'interconnexion
des banques de données, et plusieurs projets de loi ont été promulgués ou le seront
pour l'interdire. Il est toutefois inutile de souligner que cette mise en réseau va
s'effectuer de façon officieuse et irrégulière, selon les besoins, au cas par cas ou
elle sera effectuée par l'entreprise privée, comme dans le cas de la DARPA. Or,
cette mise en rapport clandestine ou hybride maximise le risque d'erreur, ce qui
constitue selon nous le risque le plus grand. Des évaluations des dossiers informati-
sés de la police américaine par le General Auditor Office montrent régulièrement
qu’un pourcentage aussi élevé que 45 % des dossiers comportent des erreurs. Ken-
neth Laudon (1986), dans un livre désormais célèbre, a montré à quel point les direc-
tions prises par la police américaine dans la constitution des dossiers les rendaient
vulnérables à l'erreur.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 328
C'est pourquoi les modèles d'une mise en surveillance politique et sociale généra-
lisée, comme la société de Big Brother imaginée par Orwell [337] ou le Panoptisme de
Foucault, sont des cauchemars trop rationalistes pour se réaliser. Selon nous, les
oeuvres qui ont la plus grande valeur annonciatrice sont celles de Charles Dickens et
de Franz Kafka. Dickens montre, dans Bleak House, comment, par sa complexité, la
procédure légale terrasse la justice. L’œuvre de Kafka est également exemplaire à
cet égard. Le principal personnage du roman Le procès, Joseph K., est exécuté pour
un crime dont il ignore la teneur et que personne ne semble connaître. Dans la fable
qui ouvre Le château, un autre anti-héros kafkaïen ne pourra jamais pénétrer dans le
palais de la loi, pour des raisons qu’il ne réussira jamais à connaître.
Le privé et le public
Nous terminerons par quelques remarques de méthode. Les analyses que nous
avons effectuées et les conclusions auxquelles nous sommes parvenu jusqu’ici pour-
raient nous conduire à renoncer à l'utilisation de la dichotomie privé/public, jugée
trop simplificatrice.
Nous ne croyons pas que ce soit la voie qu'on doive suivre dans l'immédiat, ces
concepts n’ayant pas encore été analysés dans toutes leurs ramifications. Nous fai-
sons d'abord nôtre une suggestion de Shearing et Stenning (1987, p. 15) et reprise
par Johnston (1992a, p. 222). La dichotomie privé/public a diversement structuré
l'espace à travers l'histoire et elle a été un instrument puissant de légitimation. La
première tâche consiste donc à l'intégrer à une sociologie historique des normes
pour évaluer quelle a été sa fonction dans la mise en place d'un ordre déterminé (et
provisoire) et quels partages elle a justifiés dans l'exercice « légitime » du pouvoir.
La seconde tâche consiste à accomplir une transformation conceptuelle. Il est cer-
tain que la dichotomie entre le privé et le public doit être subtilisée. Nous suggérons
de commencer ce travail en visant l'interstice qui sépare les deux notions et où elles
se recoupent de façon irrégulière pour créer un foyer d'hybridation et de métissage
qui pourrait conduire à une restructuration du champ des notions fondatrices que
nous avons énumérées en commençant.
des réseaux instables et que, pour tout dire, leur mode d'existence est celui de l'hé-
térogène, qui a toujours constitué un champ de résistance à l'ordre avare que veut
imposer la pensée.
[339]
Un nouveau modèle
- le chevauchement des frontière
- secteur privé/secteur public
- contrôle systémique/crime organisé
- menace criminelle/ menace non criminelle (feux, catastrophes naturel-
les)
- l'objet du contrôle social devient le risque plutôt que l'événement dé-
viant
- la technologie conduit à une gestion intégrée des divers risques
- le moteur de la gestion des risques est la surveillance
- surveillance générale des lieux publics, privés et hybrides
- surveillance d'individus perçus comme des facteurs majeurs de risque
(par exemple, détenus en libération conditionnelle)
- convergence des fonctions du personnel des deux extrémités du sys-
tème pénal : policiers et agents correctionnels de gestion de cas
- la surveillance n'est pas encore réalisée ; elle est encore en chantier
et, à certains égards, sert de laboratoire
Conséquences
- érosion de la vie privée
- multiplication des effets négatifs reliés au caractère expérimental des
mesures de surveillance (par exemple, les renseignements colligés sur
des individus sont très fréquemment inexacts)
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 331
[341]
PERSPECTIVES
L'assemblage policier
Les chapitres qui précèdent expriment notre propre thématique, qui accorde une
place centrale à la coercition policière, à ses variantes et à ses substituts. Nous
avons tenté dans l'introduction du livre d'esquisser cette thématique et nous n'y
reviendrons pas, sinon pour reprendre le second des fils directeurs de nos travaux, à
savoir la recherche d'une solution au problème de la complétude dans l'élaboration
d'une théorie de la police.
Parce qu'ils font un large emploi des travaux de recherche sur la police qui ont
été publiés depuis 1950, les divers chapitres de ce livre reflètent au moins en partie
l'état de la recherche sur la police. Dans la mesure où ce reflet n'est pas trop dé-
formant, on pourrait attribuer trois traits à cette littérature, qui peuvent aussi être
rapportés à son objet, la police. Les travaux dont nous disposons sur la police repo-
sent d'abord sur une synecdoque intégrale, une partie de la police - les policiers en
tenue - étant prise pour le tout. Au sein des travaux anglo-saxons qui suivent sur ce
point Bittner, cette partie de la police est même amputée par la théorie d'une frac-
tion de sa réalité : les policiers en tenue sont conçus comme inaptes au maintien de
l'ordre et au contrôle des foules. Cet aspect pourtant très réel de leurs fonctions
est expulsé du champ de la recherche à peu d'exceptions près. La contrepartie de
cette synecdoque du côté de la police elle-même est que toutes les réformes entre-
prises depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont porté sur la police en tenue,
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 332
qui est l'élément le plus visible de la chimie policière mais peut-être pas son plus
dense. La police de communauté a occupé presque toute la scène de la [342] réforme
de la police. À moins de dégénérer en police de tolérance zéro ou en police d'infiltra-
tion, ce type de réforme est sans grande pertinence pour le maintien de l'ordre ou
pour l'enquête criminelle (la police judiciaire). À cet égard, la fiction policière est en
contraste avec la recherche, et ce, de façon saisissante : elle repose tout entière
sur une synecdoque inverse, où c'est l'enquêteur qui s'approprie la totalité de la
réalité policière. Le roman policier ne fait aucune place au policier en tenue, sinon
pour s'en moquer.
Il existe finalement un dernier trait des travaux des chercheurs qui est en
continuité directe avec les précédents. De cette réalité fragmentée de la police, la
recherche a extrait la figure du policier généraliste et polyvalent et a entrepris de
l'examiner. Le policier en tenue est effectivement, dans la tradition anglo-saxonne,
l'emblème de la polyvalence et l'on a vu la grande importance que lui accorde la re-
cherche 83 . Toutefois, comme l'a souligné Hélène l'Heuillet (2001) au début de son
livre, l'agent de haute police est lui-même beaucoup plus près de la figure de Protée
que de celle d'Ajax (nous proposons de voir dans la monomanie de ce dernier la figu-
ration des obsessions attribuées par la littérature à certains enquêteurs, comme le
Javert de Victor Hugo ou l'inspecteur Matthäi, le héros de La promesse de Friedrich
Dürrenmatt). C'est ainsi que nous avons présenté ce type d'agent dans le chapitre 7,
portant sur la haute police.
Reconstruction de l'objet
La police n’est pas un objet facile à appréhender, le mot lui-même étant pris dans
de redoutables ambiguïtés. Après avoir observé les principaux visages de la police,
nous en sommes parvenu à la conclusion qu'une théorie complète de la police devait
comprendre les principales dimensions de son objet, que nous caractériserons en
rapport avec les variantes du mot « police ».
Le substantif « police »
Au regard de son étymologie, le mot « police » provient du grec polis, qui désigne
la cité. Dans ses premières acceptions au sein des traités de police produits en Fran-
ce à la fin du règne de Louis XIV - par exemple, celle de Delamare -, le terme de
police désigne une forme de gouvernance (« la police du royaume »), d'où trois sens
du substantif « police ».
Le verbe « policer »
L’adjectif « policier »
Dans l'espace
Les principaux pays anglo-saxons sont soit des fédérations, comme l’Australie, le
Canada ou les États-Unis, ou des États composites, comme le Royaume-Uni. Non seu-
lement ces États ne possèdent-ils pas d'appareils policiers nationaux, mais les servi-
ces de police dont la juridiction s'étend à toute la fédération comme la Gendarmerie
royale du Canada (GRC) ou le Federal Bureau of Investigation (FBI) aux États-Unis,
sont de création relativement récente. L’unité juridictionnelle de base pour ce qui
est des polices nord-américaines est la municipalité. On compte au Canada quelque
400 forces policières autonomes ; on en trouve 16 000 aux États-Unis, État beau-
coup plus décentralisé que le Canada. Il en suit que la distance entre la police et le
pouvoir exécutif central est considérable et qu'elle passe par un ensemble de média-
tions qui donnent à cet espace un relief accidenté 85 .
d'instruction - est (ou était) dans certains États de la fédération un poste électif ; il
constitue partout un tremplin vers le pouvoir politique 86 . Conséquemment, les servi-
ces policiers exercent souvent envers le DA la même méfiance qu'envers les autori-
tés politiques municipales. Au Canada, les avocats du ministère public comptent parmi
les fonctionnaires les moins payés du gouvernement, au regard de la longueur de leur
formation. Ils sont en général recrutés parmi des juristes en début de carrière -
souvent des femmes - qui ne jouissent pas d’un grand prestige auprès des policiers.
En réalité, la coupure entre le droit et la police est l'une des lacunes les plus visibles
de notre système. Tous les programmes récents de réforme de la police - police de
communauté et police de résolution - s'arrêtent avant l'étape judiciaire et se défi-
nissent souvent contre elle, l'objectif explicite de ces réformes étant de résoudre
les problèmes avant qu'ils ne soient judiciarisés.
Police et syndicalisme
Police et criminalité
Il s'agit d'une dernière différence qui est d'ordre conjoncturel et sur laquelle
nous n’insisterons pas, en dépit de son importance. Les taux de criminalité, même en
incluant les résultats des sondages de victimation, dont cessé de baisser dans les
grandes villes du Canada et des États-Unis depuis le début des années 1990. Le taux
d'homicide de la ville américaine de Boston, pour prendre un exemple significatif, a
chuté de 77% depuis 1990. Cette décroissance de la criminalité fournit aux services
policiers une période de battement pendant laquelle ils opèrent sous une pression
moindre et peuvent se permettre d'expérimenter. Par exemple, ce n’est pas la police
qui est mise en cause par les récentes tueries dans les écoles des États-Unis. Il en
va différemment, pensons-nous, de la police française qui doit affronter depuis plu-
sieurs années des actes de violence collectifs à répétition dans certaines banlieues.
On a de bonnes raisons de croire que l'intermède de tranquillité dont la police a bé-
néficié en Amérique du Nord à la suite de la chute des taux de criminalité, a touché
à sa fin. D'une part, les taux de criminalité se sont remis à croître dans certaines
grandes villes des États-Unis, comme Los Angeles. D'autre part, un ensemble récent
et spectaculaire de phénomènes -la médiatisation tendancieuse de l'insécurité et sa
récupération politique, les manifestations violentes contre la mondialisation, les tue-
ries dans les écoles, les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre contre le ter-
rorisme qui les a suivis et, enfin, la multiplication des affaires impliquant des tueurs
en série (par [349] exemple, à Vancouver et dans la région de Washington) - nous
incline à penser que nous nous sommes entrés dans une ère de haute insécurité.
Dans l'histoire
Les deux traditions que nous venons d'homologuer sont repérables sans diffi-
culté dans l'histoire. La première a son origine en France à la fin du XVIIe siècle,
sous le règne de Louis XIV. La date de naissance de la seconde serait 1829, lorsque
Sir Robert Peel a créé la police préventive britannique. L’histoire des États-Unis est
riche d'enseignement pour ce qui est de la naissance des grandes agences de sécuri-
té privée, telles que Pinkerton. Le but premier de cette déclinaison historique est de
montrer que la police est l’invention relativement récente et de faire ressortir le
caractère spécifique de cette invention. Le maintien de l'ordre par les militaires
remonte, quant à lui, beaucoup plus loin dans le temps et continue de sévir dans des
pays non démocratiques.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 340
Cette rubrique est de loin la plus étendue. Nous y ferons la distinction entre le
public et le privé et, à l'intérieur de chacune de ces deux catégories, entre la sécuri-
té intérieure, la sécurité extérieure et la sécurité hybride, qui emprunte ses traits
aux deux autres catégories.
- Les forces policières qui remplissent l'ensemble des tâches de police : On les
retrouve, selon les pays, sur les plans national, régional ou municipal. Elles se
composent de quatre grands services : la tenue, l'enquête, le soutien opéra-
tionnel et le soutien administratif Elles fournissent en outre, dans certaines
régions, un certain nombre de services, comme les sapeurs-pompiers, l'ambu-
lance et l'assistance à la jeunesse.
- Les corps de police spécialisés : Ces corps sont diversement spécialisés selon
leurs activités, leur objet ou leur juridiction spécifique :
L’enquête: Les exemples types à cet égard sont le Federal Bureau of Investi-
gation (FBI) des États-Unis ou le Bundeskriminalamt de l'Allemagne. Il s'agit
de services d'enquête dont la juridiction est nationale.
[351]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 342
Le maintien de l'ordre : Les corps exemplaires à cet égard sont les Compa-
gnies républicaines de sécurité (CRS) en France ou la Bereitschaftspolizei
(Bepo) en Allemagne.
La lutte contre le trafic des stupéfiants et des armes à feu : Il ne s'agit plus
d'une spécialisation fondée sur une compétence formelle mais sur l'existence
d'une cible déterminée. On trouve ces corps surtout aux États-Unis. Par
exemple, la Drug Enforcement Agency (DEA) lutte contre le trafic de stupé-
fiants à l'échelle internationale et agit souvent comme une instance pro-
consulaire des États-Unis. On trouve également, dans ce dernier pays, une
agence chargée de réglementer le commerce et l'usage de l'alcool, du tabac
et des armes à feu (Alcohol, Tobacco and Firearms, ATF). Ces deux agences
sont parmi les plus controversées des États-Unis, que ce soit à l'intérieur du
pays (ATF) où à l'extérieur (DEA).
- Les corps de police militarisés : On peut citer à titre d'exemple les grands
corps de gendarmerie comme la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la Gen-
darmerie nationale de France ou la Guardia Civil d'Espagne.
Les agents en tenue : On trouve parmi eux au premier chef les gardiens de
prison. S'y ajoutent une grande diversité de fonctionnaires publics, comme
les agents de protection de la flore et de la faune, qui alimentent les tribu-
naux en affaires d'une manière non négligeable (les causes de braconnage
sont un important contentieux au Canada).
[352]
- SIGINT (de l'anglais signal intelligence) : Ces agences recueillent leurs in-
formations par des moyens technologiques. On peut citer la National Securi-
ty Agency (NSA) des États-Unis, le Government Communications Headquar-
ters (GCHQ) du Royaume-Uni et le Centre de la sécurité de télécommunica-
tions du Canada (CST). Avec leurs collègues d'Australie et de Nouvelle-
Zélande, ces agences opèrent le redouté programme d'espionnage « Éche-
lon ». La France a créé en 1992 un service analogue à ceux-ci, soit la Direc-
tion du renseignement militaire (DRM).
[353]
- La police militaire est également de type hybride, car elle opère au sein des
troupes, que celles-ci soient déployées dans leur pays d'origine ou à l'étran-
ger.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 344
La sécurité intérieure
- Les agences spécialisées : Elles varient beaucoup quant à leur taille (une seule
personne peut constituer une « agence ») et la diversité des services qu’elles
offrent. On se bornera à énumérer quelques grands types d'organisation :
Les agences d'enquête : La somme des « privés » qui offrent des services
d'enquête défie la classification à cause de leur diversité.
Les agences intégrées au sein d'une grande entreprise : Il s'agit des agences
« maison » (in-house) qui sont créées par une grande entreprise (une banque,
une compagnie téléphonique, une chaîne d'hôtels, une compagnie d'assuran-
ce). Elles sont polyvalentes et fournissent la somme des services requis par
l'entreprise à laquelle elles appartiennent.
[354]
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 345
La sécurité extérieure
Le secteur hybride
Pour ce qui est du privé, l'hybridité prend deux formes, soient les recoupements
entre la sécurité intérieure et extérieure et les interfaces du public et du privé.
- Les policiers publics, quant à eux, agissent comme un service d'ordre lors
de certains événements privés qui réunissent des foules ; ils sont alors
rémunérés à titre privé, bien qu’i1s soient en tenue et munis de leur arme
de service.
Il est un dernier cas de figure difficile à classer, bien qu'il rassemble un grand
nombre d'activités : les activités de la société civile au sein de programmes d'ac-
tions communautaire pour améliorer sa sécurité. Dans la mesure où ces activités sont
encadrées - parfois de très loin - par la police, elles participent du domaine public.
Dans la mesure où certains groupes Jouissent d'une large autonomie, ils se rappro-
cheraient de l'action privée.
Dans les réserves amérindiennes du Canada, les diverses nations ont créé leurs
propres corps de police (les Peacekeepers ou gardiens de la paix). Il arrive à ceux-ci
de se livrer à des activités policières dont on ignore complètement si elles sont léga-
les ou non. Par exemple, ces « gardiens de la paix » entreprennent parfois des cam-
pagnes de contraventions dirigées contre les automobilistes qui circulent sur le ré-
seau routier public qui traverse en certains endroits les réserves. La plupart du
temps, les automobilistes n'acquittent pas ces contraventions. De telles activités
des gardiens [356] amérindiens de la paix sont tolérées parce qu’on a peu d'idée de
sa légalité et encore moins de volonté de la préciser. Cet exemple local n’est donné
que pour illustrer un problème majeur : il existe une somme importante d'activités
de police qui se déroulent au sein d'un vide juridique tel que la loi ne nous fournit pas
les ressources pour déterminer si elles sont légales ou non. Une partie non négligea-
ble des activités que nous avons classifiées comme hybrides sont de nature extralé-
gale : on ne sait si elles violent le droit, car elles se déroulent ailleurs que dans ses
terres.
Cette catégorie ne renvoie pas aux incidents où la police publique ou même privée
abuse de son pouvoir. Elle comprend des appareils policiers qui opèrent dans l'illéga-
lité. Nous en donnerons deux exemples.
Dans un ouvrage influent, Diego Gambetta (1993) a soutenu que la fonction d'or-
ganisations comme la mafia était d'ordre réglementaire : elles garantissaient les
conditions sous lesquelles les divers trafics pouvaient être poursuivis avec une sécu-
rité relative. Cette fonction régulatrice est analogue à celle de la police. Elle n’en est
pas moins complètement illégale, puisqu’il s'agit d'un encadrement dont le but est
d'optimiser l'efficacité des groupes délinquants.
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 348
Quelle que soit l'illégalité des ces actions policières, on a tort d'en méconnaître
les effets. Un « milieu » criminel ainsi policé aura tendance à être moins violent que
des bandes anarchiques, comme en témoigne la violence débridée engendrée par les
guerres entre les motards criminels du Québec. Il faut aussi voir les homologies
fonctionnelles entre des activités criminelles et des activités de police : un tueur à
gages et un chasseur de primes font pour l'essentiel le même travail.
Le complexe média-police
Il n’en reste pas moins vrai que les médias prennent une place grandissante dans
l'activité de police, surtout depuis la création de chaînes d'information continue, sur
le modèle du réseau de télévision CNN, dont les débordements lors de l'affaire du
tueur en série (le sniper) de la région de Washington, à l'automne 2002, ont été no-
toires. Voici quelques-unes des manifestations de l'implication croissante des médias
dans l'activité de police : les émissions de type « info-crime » sont devenues de véri-
tables invitations à la délation, la presse invitant parfois les citoyens à s'adresser à
elle plutôt qu’à la police ; le journalisme d'enquête est fréquemment le premier à
révéler des comportements qui font par la suite l'objet d'enquêtes criminelles, cer-
tains journalistes exploitent même de façon systématique la notoriété qu'ils ont
acquise à la suite de leurs révélations ; la presse est parfois utilisée par la police
pour communiquer avec un preneur d'otage, l'auteur d'un enlèvement ou un tueur en
série (comme cela a été le cas dans l'affaire du sniper) ; elle est même, à certaines
occasions, l'instrument consentant d'un conditionnement de l'opinion publique à des
fins policières (par exemple, l'augmentation des budgets de la police) ; lors de mani-
Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police. Pratiques et perceptions. (2003) 349
[358]
TABLEAU 15.
Hybrides
Public Privé
(public/privé)
[359]
L’inventaire que nous venons de produire n’est au vrai qu’un aide mémoire. Il ne
constitue pas une invitation aux chercheurs à se livrer à la tâche impossible
d’extraire de ces manifestations disparates de la police une « substantifique moel-
le » dont ils ne seraient que les différents os. Cet inventaire sert trois objectifs.
D'abord, celui de constituer un répertoire d'activités que tous les chercheurs sont
invités à compléter, quitte à en refaire le cadre et les catégories. Ensuite, provoquer
un ébranlement qui rétablisse un équilibre entre la vue trop étroite qui réduit la poli-
ce aux policiers en tenue des appareils publics et une perspective désincarnée pour
laquelle tout concourt à la reproduction du statu quo sans qu'on puisse rien désigner
de manière précise. Finalement, il vise à suggérer que les clivages traditionnels - la
sécurité intérieure et extérieure, la police publique et les agences privées et, de
façon ultime, la justice et la sécurité - sont en train d'être subvertis et qu’on ne les
remplacera pas par une confuse promotion du métissage et de l'entre-deux. Il faut
édifier de nouvelles catégories, agencer de nouvelles compositions entre elles.
[361]
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