S Mervin Entité Alaouite
S Mervin Entité Alaouite
S Mervin Entité Alaouite
), La Découverte,
Paris, 2006, pp. 343-358.
« La création d’une entité alaouite est propre au mandat », a écrit l’intellectuel syrien
Edmond Rabbath [Rabbath, 1928, p. 151]. Le démantèlement de l’Empire ottoman et le
traçage de frontières par la France et l’Angleterre, en 1920, entraînèrent en effet la naissance
de quatre “entités ”, dans la zone sous mandat français : le Grand-Liban, Damas, Alep, le
territoire des Alaouites, auxquels sera ajouté, un temps, l’État des Druzes. Robert de Caix,
l’idéologue du parti colonial, s’était appuyé sur ces “entités cohérentes ” pour diviser la Syrie,
qu’il voulait voir comme un “agrégat de municipes ”, autonomes vis-à-vis du pouvoir
administratif, plutôt que comme un État moderne en devenir [Cloarec, 1998, p. 158]. Dans
une lettre qu’il écrivit en avril 1920, les motivations de sa politique séparatiste apparaissent
clairement : « La paix du monde serait en somme mieux assurée s’il y avait en Orient un
certain nombre de petits États dont les relations seraient contrôlées ici par la France et là par
l’Angleterre, qui s’administreraient avec le maximum d’autonomie intérieure, et qui
n’auraient pas les tendances agressives des grands États nationaux unitaires » [Méouchy et
Sluglett (éd.), 2004, p. 699] 1.
Ainsi fut créé le Territoire des Alaouites, qui fut érigé en État des Alaouites, avec
Lattaquieh pour capitale, en 1922. L’autorité mandataire lui donna successivement différents
statuts, jusqu’à son intégration à l’État syrien indépendant, dont il devint une muhâfaza, en
1937. Délimité par la Méditerranée, à l’Ouest, il s’articulait autour d’un ensemble de
montagnes, le Jabal Ansarieh. Toutefois, comme le note le géographe Jacques Weulersse, qui
lui consacra sa thèse de doctorat, ses frontières avaient été créées en vue d’un but politique
précis, « celui de séparer les populations minoritaires alaouites des musulmanes sunnites, et
de créer ainsi un territoire aussi homogène que possible, où les premières deviendraient la
majorité » [Weulersse, t. I, 1940, pp. 9-10]. Les alaouites, formant une communauté
minoritaire issue de l’islam chiite, constituaient effectivement environ 70% de sa population.
Ce n’est pas l’histoire politique et administrative de cette “entité alaouite ” qui va nous
intéresser ici. Il s’agit plutôt d’envisager les soubassements sur lesquels elle fut fondée, à
savoir les arguments qui servirent les visées séparatistes françaises, puis les changements
induits à plus long terme, pour les alaouites, en tant que communauté religieuse. Ces
bouleversements furent stigmatisés par deux changements de nom successifs : avant 1920, les
alaouites étaient appelés nosaïris, ou ansariyyeh (d’où le nom des montagnes qu’ils habitent)
et par la suite, on le verra, ils se donnèrent le nom de ja‘farites.
1
Ce document fut aimablement fourni par l’historien Gérard Khoury.
1
C’est dire que l’on va tenter ici de lever un pan de leur histoire contemporaine – qui
reste à écrire - en se focalisant sur la tension qui s’instaura entre les aspirations de leurs élites
religieuses et la mise en œuvre d’une politique coloniale, entre l’image que les alaouites
construisaient d’eux-mêmes et les représentations émanant de l’extérieur. Il faut pour cela
revenir quelques décennies en arrière.
Orientalistes, voyageurs et missionnaires
« Les Nosaïris sont un des peuples qui ont eu le privilège d’exciter au plus haut point
la curiosité scientifique de l’Europe », pouvait-on lire dans le Journal asiatique en 1879
[Huart, p.190]. La revue des orientalistes français avait alors publié plusieurs articles sur le
sujet ainsi que des traductions de manuscrits. Les doctrines des nosaïris avaient en effet piqué
la curiosité des savants, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, elles étaient secrètes, car transmises presque exclusivement oralement
par des initiés perpétuant ainsi un groupe social distinct du commun des adeptes, qui
demeuraient ignorants en la matière et se contentaient d’observer des rituels simples et peu
contraignants. Tous respectaient la discipline de l’arcane, tant et si bien que peu
d’informations filtraient sur les croyances et les pratiques des nosaïris. Aussi, pour les sociétés
savantes d’Europe, comme pour les consulats sur place, chaque découverte de manuscrit était
l’occasion de lever un coin du voile sur les mystères des nosaïris. Le Journal asiatique en
publia certains, traduits et commentés, tels ceux trouvés par Catafago, chancelier du consulat
général de Prusse à Beyrouth [Catafago, 1848]. La pièce maîtresse du corpus ainsi constitué
fut un ouvrage publié par ‘Sulaymân efendi’, un nosaïri d’Adana converti au judaïsme, puis
au protestantisme, sous l’aile protectrice des missionnaires de Lattakieh et de Beyrouth
[Salisbury, 1864] ; il fut ensuite assassiné par ses anciens coreligionnaires [Massignon, 1920,
p. 273]. Sans vraiment questionner les conditions de rédaction de l’ouvrage, qui demeurent
floues, les orientalistes y appuyèrent leurs exposés sur la religion nosaïrie, dont les croyances
et les pratiques ne cessaient de les intriguer. Ainsi de René Dussaud, dans un ouvrage publié
en 1900, qui sert encore de base, aujourd’hui, aux études en ce domaine.
L’aspect archaïque des doctrines, ainsi que leur caractère syncrétique, alimentaient
leur questionnement sur les origines, religieuses et ‘ethniques’ des nosaïris. C’était là un trait
d’époque et une manière de chercher à quoi rattacher ce groupe isolé dans ses montagnes. Un
rattachement qui pouvait, éventuellement, servir les missionnaires, comme les politiques. Les
croyances et les pratiques nosaïries avaient en effet des points communs avec le christianisme.
Ainsi, ils vénéraient une trinité : l’essence (ma‘nâ), le nom (ism), et la porte (bâb) ; ils
célébraient des fêtes chrétiennes, et avaient adopté des saints chrétiens. Par ailleurs, ils avaient
une vision cyclique de l’histoire, comme les ismaéliens, dont ils se rapprochaient par d’autres
aspects, tant et si bien que certains auteurs, tel Volney les avaient confondus [Volney, 1959,
p. 216]. Enfin, leurs croyances étaient parcourues d’idées gnostiques, et certaines de leurs
pratiques renvoyaient à l’ancien paganisme local.
Ainsi, René Dussaud y vit un culte d’origine cananéenne ou phénicienne qui se teinta
ensuite de motifs empruntés aux monothéismes apparus successivement dans la région, le
christianisme, puis l’islam. Le jésuite belge Henri Lammens critiqua cette théorie de façon
catégorique, dans les premiers écrits qu’il publia sur la question : selon lui, les nosaïris étaient
d’anciens chrétiens. « Nous croyons donc être dans le vrai en affirmant que la religion
nosairie est une déformation non du dogme coranique, mais de la vérité chrétienne. Les
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Nosaïris ont certainement été chrétiens ; ils ont dû le demeurer même après la conquête
musulmane. Privés d’un sacerdoce constitué, ils auront peu à peu mêlé à leurs croyances
primitives, pour les voiler peut-être, des éléments chi‘ites » [Lammens, 1899, p. 587].
L’intérêt que porta le révérend Samuel Lyde aux nosaïris était, à la base, plus pratique,
puisqu’il avait pour objectif, à long terme, de les évangéliser. Pour cela, il fallait selon lui leur
donner d’abord accès à l’éducation et fonder des écoles [Lyde, 1856, p. 280-281]. C’est ainsi
que ce missionnaire anglican s’installa dans la région, où il résida quelques années, et qu’il
rédigea une monographie traitant à la fois des doctrines et de la situation des nosaïris [Lyde,
1860].
Hormis les quelques manuscrits dont ils disposaient, ces érudits se fondaient, pour
écrire l’histoire des doctrines nosaïries, sur l’hérésiographie sunnite. Or, celle-ci était
franchement défavorable aux intéressés, taxés d’hérésie. L’un des documents de référence en
la matière n’était autre que la fameuse fatwâ du hanbalite Ibn Taymiyya (m. 1328) que publia
Stanislas Guyard dans le Journal asiatique, avec sa traduction [Guyard, 1871]. C’étaient donc
des sources extérieures, hostiles à la communauté, qui la présentaient comme déviante.
De même, les voyageurs qui rapportaient le récit de leur périple au pays des nosaïris se
faisaient souvent l’écho des propos entendus auprès d’informateurs extérieurs à la
communauté. Il n’est que de lire les approximations et les jugements de valeur qu’ils
transmirent pour s’en convaincre. Volney, qui voyagea dans la région au début des années
1780, divisa ainsi les nosaïris en trois sectes : « les Chamsié, ou adorateurs du soleil ; les
Kelbié, ou adorateurs du chien ; et les Qadmousié, qu’on assure rendre un culte particulier à
l’organe qui, dans les femmes, correspond à Priape… » [Volney, 1959, p. 216]. Le ton était
donné. D’abord, l’allégation contient des erreurs qui furent reprises par d’autres auteurs.
Ensuite, elle va dans un sens dépréciatif. Enfin, par le biais d’un pudique euphémisme, elle
fait allusion à des orgies rituelles, auxquelles aucun auteur de déclare avoir assisté, mais qui
alimentèrent bien des fantasmes, des projections et des représentations par la suite. Si certains,
comme Félix Dupont, drogman au consulat de France de Lattaquié, se contentèrent de faire
état de ce qu’on leur avait rapporté [Dupont, 1824, p. 131-132], d’autres, comme Vital Cuinet,
n’hésitèrent pas à blâmer des « mœurs dégoûtantes » [Cuinet, 1891, p. 124]. Dans toute cette
littérature, le nosaïri apparaît surtout comme ‘l’autre’ qui inquiète et fascine à la fois.
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révoltaient, tous étaient susceptibles d’en subir les conséquences [Hokayem, 1988, passim].
“Tous les paysans ou pasteurs qui sont rencontrés, quoique innocents et n’ayant jamais
appartenu aux arrondissements révoltés, sont arrêtés, garrotés, jetés dans des cachots infects ;
et le plus souvent, ils sont condamnés au pal, genre de mort qui est particulièrement réservé
aux malheureux Nesseriés ” [Dupont, 1824, p. 138]. Lyde rapporte lui aussi les nombreux
actes de violence dont il fut témoin dans les années 1850.
La situation des nosaïris commença à changer avec les réformes ottomanes, qui
visaient à en faire des citoyens de l’Empire et à les inclure dans le millet des musulmans. Pour
la Porte, il s’agissait, aussi, de mieux les contrôler, de les enrôler dans l’armée, et de barrer la
voie aux missionnaires chrétiens. Si la mise en œuvre de ces réformes dans la montagne eut
un effet limité, un premier pas avait été franchi. Des gouverneurs cherchèrent à améliorer la
situation des nosaïris et, dans les années 1880, des mosquées et des écoles furent construites
[Douwes, 1999, p. 166-168 ; Mervin, 2000, p. 323]. Certains observateurs affirmèrent qu’elles
restèrent vides et que les efforts déployés par l’administration ottomane demeurèrent vains.
Toutefois, l’historiographie produite par des membres de la communauté, depuis quelques
années présente, une autre facette de cette période, vue comme les premiers pas d’un essor dû,
aussi, aux efforts des religieux nosaïris [Jurdî, 1999 ; Hasan, 1998].
À la fin du XIXe siècle, les nosaïris se déclaraient eux-mêmes musulmans. Cuinet nota
« l’ostentation » qu’ils y mettaient, alors que, selon lui, ils étaient « des idolâtres des pires et
plus ignobles catégories » [1891, p. 123]. Il revint ensuite sur ses affirmations et fit état de la
volonté ottomane des les « convertir » à l’islam en construisant des écoles et des mosquées.
« Ils ne se sont pas montrés insensibles à tant de sollicitude, ajoutait-il, et déjà, on peut
remarquer chez eux de sérieux progrès intellectuels avec une amélioration appréciable du sens
moral » [Cuinet, 1896, p. 19 et p. 141]. Lammens, de retour d’un voyage autour de Safita, se
montra moins convaincu. « On a réuni les chefs principaux qui, pour éviter de plus grandes
extrémités, ont dit amen à toutes les propositions de la Porte… ». Mais, selon lui, « les
Nosaïris ont continué à pratiquer leur religion comme auparavant. Seuls les cheikhs se sont
vus obligés de voiler leurs femmes et de les enfermer, et de renoncer à boire des spiritueux, au
moins en public » [Lammens, 1900].
En 1903, le même Lammens rendit visite à un chef religieux nosaïri, dans l’Antiochène,
« avec l’intention d’écouter, de faire causer ». Celui-ci se plaignit des vexations dont sa
communauté était l’objet, et regretta qu’elle ne bénéficiât d’aucune protection extérieure. « Si
vous deveniez chrétiens ? Cette démarche conférerait aussitôt à la France le droit d’intervenir
en votre faveur », suggéra le jésuite. Devant la réserve de son interlocuteur, il poursuivit en lui
rappelant les projets de la Porte à l’égard des nosaïris, et lui demanda s’ils préféraient se
laisser absorber par les musulmans. « Jamais ! », répondit le cheikh, qui ajouta : « Nous
détestons les musulmans. Quant aux Turcs, vous savez ce que nous avons souffert… ».
S’ensuivit une conversation sur les croyances des nosaïris, entrecoupée de citations du Coran,
où le chef religieux engloba tous les chiites, imâmites et autres, parmi ses coreligionnaires. Ce
qui, pour Lammens, fournissait « une présomption favorable » à la théorie reconnaissant dans
les nosaïris une secte chiite [Lammens, 1915, p. 144-147].
L’animosité marquée par le cheikh contre les musulmans ne visait que les sunnites,
ceux-là même qui avaient exclu les nosaïris par leurs fatwâs, et les Turcs, qui les avaient
opprimés. Ils se rattachaient à l’islam chiite, au sens le plus large, puisque le cheikh cita à la
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fois les imâmites de Perse et les Kizilbach d’Anatolie. S’ils étaient effectivement isolés dans
leurs montagnes, les nosaïris établirent des contacts sporadiques avec des oulémas chiites
duodécimains ; des sources internes font état d’une correspondance de ce type dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle [Hasan, 1998, vol. 2, p. 58]. Il se pourrait qu’un travail de recherche
systématique, dans les sources manuscrites, ouvre d’autres perspectives sur la période
antérieure au XXe siècle, pour lequel on dispose d’écrits imprimés.
La revue al-‘Irfân, publiée à Saïda par des chiites duodécimains du Jabal ‘Âmil, fut le
pilier autour duquel se nouèrent des liens solides et durables entre des cheikhs nosaïris et des
oulémas chiites duodécimains, et elle rendit compte régulièrement de leurs débats. En 1911,
un petit groupe de nosaïris, dont Sulaymân al-Ahmad (1866-1942) et ‘Abd al-Laflîf Mirhij
(1878-1915), qui allaient être les pionniers de la réforme au Jabal Ansariyyeh, fit le voyage
jusqu’à Saïda où ils rencontrèrent les animateurs de la revue. Il y avait là son fondateur, ainsi
que des oulémas ‘âmilites comme ‘Abd al-Husayn Charaf al-Dîn, mais aussi un clerc irakien,
Muhammad Husayn Âl Kâchif al-Ghitâ’. Ensuite, ils entrèrent en contact avec d’autres
Irakiens, ainsi qu’avec Muhsin al-Amîn, un ‘Âmilite qui résidait à Damas, d’où il exerçait son
magistère. Sulaymân al-Ahmad, afin de resserrer les liens et de propager la culture dans sa
communauté, se chargea de diffuser la revue al-Irfân, dans laquelle il publia lui-même. Il y fit
aussi apporter des ouvrages, par l’intermédiaire de ses amis duodécimains, et fut tout aussi
attaché à y promouvoir l’éducation que la réforme des pratiques religieuses. Sa renommée
franchit les montagnes et dépassa les cercles chiites : en 1922, il fut nommé membre de
l’Académie arabe de Damas [Mervin, 2000 ; 2002).
Les cheikhs nosaïris du Jabal Ansariyyeh amorçaient, encore très timidement, un
mouvement de réforme religieuse et culturelle au sein d’une société économiquement et
socialement “en retard ” par rapport à leurs coreligionnaires du nord, plus mêlés aux
populations voisines, et qui disposaient d’élites urbaines [Weulersse, 1940, p. 59]. Ainsi, au
même moment, un érudit d’Adana, Muhammad Amîn al-Tawîl ancien préfet de police de
l’administration ottomane, s’employa de son côté à faire connaître l’histoire des nosaïris et de
leurs doctrines. Son travail l’ayant fait voyagé dans les provinces, où il avait pu glaner sources
et informations, il composa un ouvrage qu’il rédigea, d’abord, en turc. Lorsque les Français
cédèrent la Cilicie aux Turcs, en 1920, il alla s’installer à Antioche, puis à Lattaquieh, et
traduisit le livre en arabe, en le mettant à jour. Il fut publié en 1924 sous le titre : Histoire des
alawîs. [Tawîl, 1966, p. 6-7]. Les nosaïris, entre-temps, avaient officiellement changé de nom,
et des érudits comme Tawîl, qui avaient d’abord entretenu de bonnes relations avec les
Français, n’étaient pas étrangers à cette affaire. Reste que l’objectif de son ouvrage était de
rattacher les nosaïris aux chiites duodécimains. Il participait d’une ouverture des nosaïris sur
le monde, et de leur volonté de s’intégrer à la umma.
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l’attitude de Lammens face au chef religieux auquel il rendit visite en 1903. S’il constata que
les nosaïris se considéraient comme des membres de la famille chiite, il n’en insista pas moins
sur les emprunts de leur religion au christianisme, puis se demanda ce qui restait de l’islam,
après ce syncrétisme [Lammens, 1915, p. 150]. Dans un article sur les nosaïris du Liban, il
écrivait : « Qu’adviendra-t-il de ce peuple, le jour, plus ou moins prochain, où la Syrie sera
pleinement ouverte aux idées européennes ? Nous ne le savons. Mais s’ils se décident à
abandonner leurs anciennes croyances, ce ne sera pas au profit de l’islam orthodoxe. » Car
pour lui, les nosaïris vouaient au sunnisme une haine entretenue par la mémoire populaire le
souvenir qui gardait des oppressions anciennes [Lammens, 1902, p. 476].
En 1916, les Français commencèrent à s’intéresser de près aux nosaïris, avec l’objectif de
chercher le concours des populations syriennes, en cas d’intervention militaire. Le lieutenant
Trabaud, qui occupait l’île de Rouad, établit des contacts avec eux. Le père Jaussen, basé à
Port-Saïd pour les services de renseignements, fut chargé de rédiger un rapport sur les
populations de Syrie, dont les nosaïris. Il y fit une description du pays et de son histoire, puis
y traita la situation présente. Après avoir souligné la haine que les nosaïris portaient « à tout
ce qui est turc ou mahométan », il notait « l’absence de famille suffisamment puissante pour
lever l’étendard de la révolte » contre les Turcs, et la désunion régnant entre les clans nosaïris.
Toutefois, selon ses informations, de nombreux déserteurs étaient repliés dans les montagnes,
et il considérait que les circonstances étaient « très en faveur d’une intervention au Jabal
Ansarieh et dans le Liban ». [Kornallis, 1986, p. 284-285]. Au début de 1917, un émissaire fut
envoyé aux Etats-Unis, afin d’obtenir l’appui du chef de la communauté nosaïrie émigrée.
Celui-ci accepta de coopérer et mit cinq cents hommes à la disposition des Français [Cloarec,
1998, p. 190]. D’autres rapports, émanant de différents postes, faisaient état des bonnes
dispositions des nosaïris à l’égard des Français, qu’ils étaient prêts à rejoindre sur le terrain
militaire ; ils déploraient seulement la faiblesse de leurs moyens 2.
L’armée française débarqua en 1918 et dissout le gouvernements locaux liés à Faysal. Les
nosaïris n’envoyèrent aucun membre de leur communauté les représenter au Congrès syrien
en 1919, et les Français proclamèrent la création du Territoire des Alaouites en septembre
1920. Il leur fallut néanmoins “pacifier ” la région, après le soulèvement d’un chef tribal,
Saleh al-Ali, dans les montagnes ; celui-ci fit sa soumission en juin 1922. L’État des
Alaouites fut créé.
Les nosaïris avaient donc, officiellement, changé de nom. Les rapports militaires
concordent pour dire que les autorités mandataires avaient procédé à ce changement pour les
revaloriser, le terme nosaïri étant dépréciatif et « blessant ». En fait, il leur fallait relever
l’image de cette communauté vivant de l’agriculture, dans le dénuement et l’illettrisme, que la
bourgeoisie citadine de la côte, sunnite, avait longtemps méprisée… et, ce, d’autant plus que
ladite bourgeoisie sunnite était favorable au gouvernement chérifien. La nouvelle
dénomination soutenait surtout l'action française consistant à créer une entité territoriale et
politique autour de cette communauté. Quant aux sunnites, minoritaires, qui habitaient les
villes comme Lattaquieh et Banias, ils étaient dénommés : musulmans.
2
Picard (lieutenant de vaisseau, chef du bureau des Renseignements de la Division Navale de Syrie), « Deuxième
annexe aux renseignements généraux. Note sur les Ansariehs », Port-Saïd, 1/6/1917, 2 p. ; Materne, « Ansarie ou
alaoui (du caza d'Antioche) », Antioche, 15/3/1919, 8 p. Archives MAE, Syrie-Liban, Fonds Beyrouth, cabinet
politique 1926-1941, carton 568.
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Le mot alaouite n’était pas une invention française, mais la francisation de alawî, qui était
effectivement utilisé, au moins par une élite, pour éviter le terme nosaïri. Déjà, dans les
années 1850, le révérend Samule Lyde observait que nosaïri était employé comme un terme
de mépris ; les intéressés avaient adopté le terme fellâh, signifiant paysan [Lyde, 1853, p. 289-
291]. Cinquante ans plus tard, Lammens avait fait la même remarque, mais avait aussi relevé
lors de sa conversation avec le cheikh que celui-ci englobait ses coreligionnaires sous le
vocable alawîs [1915, p. 140 et p. 146]. Enfin, Muhammad Amîn al-Tawîl, qui était en
contact avec les Français, avait intitulé son ouvrage Histoire des alawîs. C’était les rattacher à
‘Alî b. Abî Tâlib, cousin et gendre du prophète, et, pour tous les groupes chiites, le premier
imâm. Les nosaïris se plaçaient ainsi sous l’ombrelle du chiisme tout en insistant sur la
dévotion particulière qu’ils avaient pour ‘Alî.
Quelques mois avant la création du Territoire des Alaouites, Louis Massignon, qui avait
servi dans l’armée d’Orient, chargé d’enquêter sur le statut syrien, publiait un article sur les
Nosaïris. Il y écrivait : « En ce moment, la question de l’autonomie politique des Noseïris se
pose, presque au même titre que celle des Druses, compliquant ainsi la tâche des
réorganisateurs d’une Syrie vraiment libérée et libre ». Et, plus loin, il notait : « Les Noseïris
se donnent à eux-mêmes aujourd'hui le nom d'Alawiyoûn, ‘partisans d’Alî’. C’est en effet une
secte chiite initiatique... » [Massignon, 1920, p. 271-272]. Il ne partageait pas les vues de
Robert de Caix sur l’opportunité de morceler la Syrie. En outre, alors qu’il disposait des
mêmes sources que ses prédécesseurs orientalistes pour étudier les doctrines, il s’appuyait,
d’abord, sur le discours des intéressés pour traiter de leur identité religieuse. Or, on l’a vu,
ceux-ci se comptaient parmi les chiites. Ils allaient bientôt faire un pas de plus dans la voie du
rapprochement avec les duodécimains.
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d'exercer rapidement des fonctions officielles, il fut sollicité par les autorités mandataires qui
le chargèrent de mettre cette juridiction en place et la superviser.
Sulaymân al-Ahmad se tourna vers ses amis duodécimains, tant pour les consulter sur le
processus à suivre que pour leur demander des ouvrages de référence en droit islamique sur
lesquels fonder les décisions des futurs tribunaux. Des ouvrages furent envoyés de Damas, du
Liban-Sud et d’Irak Ainsi, les alaouites adoptèrent le droit des chiites duodécimains, dit
ja‘farite. Ce qui n’était pas pour satisfaire les autorités françaises, précisément soucieuses de
distinguer les alaouites des musulmans. Le gouverneur convoqua Sulaymân al-Ahmad pour
l’interroger à ce sujet. Un désaccord s'ensuivit et le cheikh renonça à ses fonctions en signant
sa lettre de démission : Sulaymân al-Ahmad, grand juge des musulmans alaouites. Pour la
première fois, les deux mots étaient accolés dans un document officiel.
Sulaymân al-Ahmad, et quelques clercs alaouites qui semaient la réforme religieuse et
sociale dans les montagnes avaient aussi des liens avec les sunnites de Damas et soutenaient
l’union avec la Syrie. En 1936, à la veille de la signature du traité franco-syrien, ils publièrent
solennellement un texte où ils proclamaient à la fois leur arabité et leur adhésion à l'islam. Ils
sollicitèrent d’Amîn al-Husaynî, le mufti de Jérusalem, un avis sur la question. Celui-ci
répondit dans une fatwâ détaillée stipulant que les alaouites étaient des musulmans, et qu'ils
appartenaient à la communauté des croyants. Ce fut, certes, une opération politique visant à
contrecarrer la politique mise en place par la France. Cependant, ce fut aussi un pas décisif
dans le rapprochement des alaouites vers le chiisme duodécimain et leur incorporation dans la
umma.
Ce processus se poursuivit après l’indépendance de la Syrie et l’intégration définitive de la
région des alaouites dans l’État, en 19433. Sous l’égide du marja‘ des duodécimains Muhsin
al-Hakîm, et avec l’aide de oulémas libanais, puis irakiens, des mosquées et autres lieux de
culte furent ouverts dans les montagnes et de jeunes alaouites furent envoyés à Najaf, afin d’y
être formés en sciences religieuses. Les clercs alaouites s’organisèrent en association afin de
promouvoir ce rapprochement et de diffuser l’enseignement religieux. Celle-ci s’appelait : la
Société de bienfaisance islamique ja‘farite. Aux critiques formulées par les alaouites qui ne se
reconnaissaient plus dans ce mouvement, ses animateurs répondaient qu’il s’agissait d’un
retour au chiisme, dont les alaouites avaient été longtemps coupés, parce qu’ils vivaient isolés
dans leurs montagnes. Cette idée est toujours développée, aujourd’hui, dans certains milieux
duodécimains et alaouites [Mervin, 2002] .
En 1952, les clercs ja‘farites furent reconnus officiellement par l’État syrien comme un
corps constitué. Ils se mirent à publier des ouvrages sur leurs doctrines, proches de celles des
duodécimains et à réagir aux accusations et aux polémiques. ‘Abd al-Rahmân al-Khayyir (m.
1986) se fit l’idéologue de cette tendance parmi les alaouites, qui acquit plus de visibilité et
devint en quelque sorte leur religion officielle après l’arrivée au pouvoir de Hafez al-Asad,
lui-même alaouite, en 1970. Depuis, bien des réseaux et alliances politiques de la Syrie
s’expliquent par cette inscription des “alaouites ja‘farites ”, qui ont un accès privilégié aux
rouages de l’État, dans l’islam chiite.
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Sur l’intégration des alaouites à l’État syrien, on pourra bientôt consulter les chapitres 2 et 3 de l’ouvrage de
Joshua Landis [2006].
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Si c’est, aujourd’hui, la version officielle de la religion alaouite, c’est aussi, sans doute,
l’arbre qui cache la forêt. On ne sait quasiment rien des doctrines et des pratiques observées
par les alaouites ayant refusé de suivre ce mouvement de réforme, qui a engendré une sorte de
schisme interne dans la communauté. En outre, un autre schisme s’est produit, sous le mandat
français. Alors que certains alaouites voulaient se moderniser, s’ouvrir vers l’extérieur, et
donc se rapprocher de l’islam, d’autres opéraient un repli communautaire, dans une sorte de
crispation sur les spécificités des doctrines nosaïries, revues et portées à leurs extrêmes. Le
mouvement fut créé par un berger, Sulaymân Murchid, nouveau prophète qui se déclara dieu,
mais ne renonça pas pour autant à la vie matérielle, ni aux biens de ce monde, ni au pouvoir,
puisqu’il fut aussi député. Au vu de son succès auprès de ses coreligionnaires, les Français
avaient préféré s’en faire un allié. Ils furent d’ailleurs fascinés par ce personnage haut en
couleurs, et ont laissé des écrits en conséquence, dont une sorte de roman de sa vie, un pavé
qui dort, dans les archives. Cette secte, la murchidiyya, est aujourd’hui très vivace parmi les
alaouites [Franke, 1994].
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à ce sujet. « Il est donc urgent, avant tout, ajoutait-il, d'augmenter notre matériel
documentaire, sur ce curieux syncrétisme oriental, toujours vivant et agissant... » [Nieger,
1922, p. 56]. Sa remarque est toujours aussi pertinente aujourd’hui, puisqu’on a peu avancé
dans la collecte des manuscrits, les travaux récents consistant plutôt en une relecture des
documents disponibles.
Bien plus, Massignon a poursuivi ses travaux sur les doctrines et il préparait un
« Guide de la littérature alaouite » qu’il voulait exhaustif. Il n’en publia qu’une « esquisse »,
où il précisa qu’il ne pouvait songer à achever ce travail sans l’accord des notabilités
syriennes, tant dans les milieux alaouites où il avait déjà obtenu des appuis, que dans les
milieux chiites ja‘farites et dans les milieux sunnites. « Ils savent, poursuivait-il, que mon
dessein n’est pas de pousser à la divulgation de ‘livres secrets’, d’ailleurs analysés
sommairement depuis quatre-vingts ans et plus (…), mais de publier un manuel de
bibliographie » [Massignon, 1939, p. 913-914). On voit déjà combien le rapport du chercheur
à son objet avait changé depuis les orientalistes du siècle dernier. Massignon continua de
réfléchir sur la question. Dans un retour sur sa propre expérience, et avec le recul des années,
il formula une critique acerbe des méthodes d’approche de ses prédécesseurs. Il y blâmait
« l’imparfaite ‘compassion’ apostolique de certains missionnaires français qui, au bout de
vingt ans d’efforts inimaginables, n’ont su faire de leurs ‘convertis’ nusayris que des
‘informateurs’ pour ‘opérations militaires’, finalement évacués sur la Haute-Volta comme
gardes-chiourme des bagnes » [Massignon, 1960, p. 623]. Il regrettait que Dussaud et
Lammens n’aient pas eu « une interprétation psychosociologique du nusayrisme où
l’observateur ‘transférerait ‘ son ‘banc d’essai’ mental, par une science de la compassion, les
comportements mentaux, les prières et les actes religieux nusayris ».
Certes, c’est là toute la démarche, très singulière, de Massignon dans son étude de
l’histoire de l’islam, qui transparaît, et toutes ses contradictions en tant qu’acteur d’une
histoire qu’il n’avait pas voulue. Néanmoins, ses propos sont utiles pour envisager des travaux
qui mêleraient l’histoire sociale, celles des doctrines et la micro-histoire, avec la sérénité qui
s’impose. Les recherches sur les alaouites ont en effet pâti, depuis une cinquantaine d’années,
de quelques tabous. D’abord, la discipline de l’arcane est toujours observée par les alaouites.
En outre, dans les milieux scientifiques spécialisés sur le Moyen-Orient arabe, prendre les
communautés religieuses minoritaires pour objet eut, un temps, des relents d’orientalisme,
alors qu’il fallait s’intéresser à l’État et à la construction nationale, en recourant aux sciences
sociales. Enfin, le sujet devint sensible après l’accession au pouvoir de Hafez al-Asad. La
circonspection et l’autocensure firent le reste. Si quelques travaux émanèrent de chercheurs
fréquentant le terrain, un bon nombre fut effectué sur documents uniquement, aux États-Unis
ou en Israël, par des auteurs qui n’y ont pas accès.
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