Le Coran Et Son Contexte Remarques Sur U
Le Coran Et Son Contexte Remarques Sur U
Le Coran Et Son Contexte Remarques Sur U
LeCoranetsoncontexte
Remarquessurunouvragerécent
The Qurɛān in Context. Historical and Literary Investigations into the Qurɛānic
Milieu, edited by Angelika Neuwirth, Nicolai Sinai, and Michael Marx, Leiden,
Boston:Brill(TextandStudiesontheQurɛān6),2010,864pp.
Ce long ouvrage est le fruit d’un colloque intitulé Historische Sondierungen
und methodische Reflexionen zur Korangenese: Wege zur Rekonstruktion des
vorkanonischen Koran , qui s’est tenu à Berlin en 2004. Il semble que certaines
communications prononcées alors ne soient pas incluses dans le livre. En re-
vanche, plusieurs textes, déjà publiés, avant le colloque, en allemand, sont ici
reproduitsentraductionanglaise.
Le livre doit beaucoup aux responsables du projet Corpus Coranicum1:
l’introduction est en effet rédigée par Angelika Neuwirth et Nicolai Sinai; il y a
deux contributions de Neuwirth, une de Sinai, et une de Michael Marx. Des
collaborateurs du projet, ainsi que des enseignants et chercheurs de la Freie
Universität Berlin (Nora Schmid, Kyrill Dmitriev, Isabel Toral-Niehoff), signent
également un article. Plus généralement, l’ouvrage possède une ligne éditoriale
asseznette,notammentdanssasecondepartie,oùlamajoritédesauteurs(avec
au moins une exception) adhèrent, plus ou moins explicitement, au «paradigme
nöldekien»,quel’onpourraitrésumerendeuxthèses:premièrement,letexteco-
ranique,telqu’ilnousestparvenu,représenteraitl’expérienced’unecommunauté
ayant existé autour de MuKammad à La Mecque et à Médine entre 610 et 632;
deuxièmement,nouspourrions,etmêmenousdevrions,comprendreetorganiser
leCoranselonl’ordre(chronologique)danslequelMuKammadl’auraitproclamé.
Nöldekeallaitjusqu’àaffirmerqueleCoranétaitparfaitementauthentique,au-
trementdit,qu’ilnecontenaitpasd’interpolations(«derKoranenthältnurechte
Stücke»2). C’est certes là une affirmation radicale que certains contributeurs de
l’ouvrageseraientsansdouteprêtsànuancer(etsurlaquelleNöldekelui-même
estplustardrevenu).Néanmoins,unetelleapprocheauraforcémenttendanceà
limiter l’importance du travail éditorial, voire rédactionnel, effectué sur le texte
coraniqueaprèslamortduProphète.
1 Voir la présentation du projet à l’adresse suivante: http://koran.bbaw.de/ (consulté le 1er mars
2012).
2 TheodorNöldeke,OrientalischeSkizzen,Berlin,Paetel,1892,p.56.
OrChr95(2011)
248 Dye
Il est à peu près impossible de présenter une recension détaillée pour un
recueil aussi long – vingt-sept contributions, et plus de huit cents pages. Je
m’attacheraidoncessentiellementàdonneruneidéeassezpréciseducontenude
l’ouvrage,enétantparfoisunpeurapidesurcertainschapitres.J’ajouterai,lors-
quecelameparaîtrapertinent,quelquesremarquesdedétail,etjediscuteraiplus
longuementplusieursaspectsdu«paradigmenöldekien»quiinformelaseconde
moitiédel’ouvrage.
LeCoranetsoncontexte
Le livre comporte deux parties. La première («The Qurɛān’s historical context»,
pp.27-403)contientdouzecontributions.Sonbutestdefourniruncertainnom-
bred’informationssurlecontextepolitique,économique,cultureletlinguistique
duCoranetdel’islamprimitif–pourl’essentiel,l’Arabiepréislamique.Norbert
Nebes(«TheMartyrsofNajrānandtheEndofUimyar:OnthePoliticalHistory
of South Arabia in the Early Sixth Century», pp.27-59) étudie l’un des événe-
mentslesmieuxdocumentésdel’histoiredelapéninsulearabiqueauVIesiècle,à
savoir le massacre de Najrān. Le sujet est bien connu, et Nebes en donne une
synthèseutile3.Enrevanche,jenepuislesuivrequandilécrit:«Wefindanecho
of the events of the time in the Qurɛan, where Q 85: 4 mentions the aVKāb al-
ukhdūd ,i.e.the‹companionsofthepit›.CommentatorsoftheQurɛanhavefre-
quently seen this as being a reference to the Christian martyrs of Najrān burnt
alivebyDhūNuwās»(pp.84-85).Certes,c’estainsiquebeaucoupde mufassirūn
ontcomprislepassage,maisilyadesolidesraisonsdepenserqueleCoranparle
icidetoutàfaitautrechose4.
BarbaraFinster(«ArabiainLateAntiquity:AnOutlineoftheCulturalSitua-
tioninthePeninsulaattheTimeofMuhammad»,pp.61-114),danslatraduction
anglaised’unbelarticledéjàparu5,présenteuneremarquableétudedelasituati-
onculturelledanslapéninsulearabiqueauxVIeetVIIesiècles.Lesrésultatsdes
fouillesrécentes,etdonclestémoignagesarchitecturaux(surlesquelsFinsterinsi-
ste avec pertinence) et épigraphiques, aussi bien du nord que du sud de la pén-
insule, montrent bien l’importance des contacts politiques, religieux et culturels,
entrel’Arabieetlesrégionsvoisines.Ilparaîtdésormaisdifficiledenepasrecon-
3 Onmentionnera,surlemêmethème,unrecueilrécent:JuifsetchrétiensenArabieauxVeetVIe
siècles.Regardscroiséssurlessources ,éditéparJoëlleBeaucamp,FrançoiseBriquel-Chatonnet
etChristianRobin(CollègedeFrance–CNRS,Centrederecherched’histoireetcivilisationde
Byzance, Monographies 32), Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de
Byzance,2010.
4 Cf. Manfred Kropp, «Koranische Texte als Sprechakte am Beispiel der Sure 85», dans Markus
GroßundKarl-HeinzOhlig(Hg.), VomKoranzumIslam(Inârah4),Berlin,HansSchilerVer-
lag,2009,pp.483-491.
5 «ArabieninderSpätantike.EinÜberblicküberdiekulturelleSituationderHalbinselinderZeit
vorMuhammad»,ArchäologischerAnzeiger1996,pp.287-319.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 249
6 Cf.lesremarquesencesensdeJanM.F.vanReeth,«Villecéleste,villesainte,villeidéaledansla
tradition musulmane», dans Christian Cannuyer (éd.), Décrire, nommer ou rêver. Les lieux en
Orient,ActaOrientaliaBelgican°24,2011,pp.121-131,notammentpp.125ss.
7 JefaissurtoutréférenceàR.B.Serjeant,«MeccanTradeandtheRiseofIslam:Misconceptions
and Flawed Polemics», Journal of the American Oriental Society 110, n°3, 1990, pp. 472-486.
VoirlaréponsedeCrone,«SerjeantandMeccantrade»,Arabica39,n°2,1992,pp.216-240.
8 Cf. PatriciaCrone, «Qurayš and theRoman army: Making sense of theMeccan leathertrade»,
BulletinoftheSchoolofOrientalandAfricanStudies70,n°1,2007,pp.63-88.
250 Dye
Orjenevoisrien,danslessourcesétudiéesparSerjeantouBukharin,quipuisse
rendreplusplausiblelathèsedeWatt.
UnemeilleurecompréhensiondelasituationéconomiquedeLaMecquepeut
éventuellement éclairer le contexte de la carrière prophétique et politique de
MuKammad, même si ce n’est sans doute pas dans cette direction qu’il convien-
draitdechercherlesexplicationslesplusdécisives9.Iln’estpascertain,enrevan-
che, qu’elle soit susceptible d’apporter un éclairage substantiel sur le contenu
dutextecoranique,dontlemoinsquel’onpuissedireestqu’ilnemultipliepasles
référencesprécisesauxaspects«profanes»delavieàLaMecque…
Unedernièreremarque.Bukharinfaitunesuggestionassezcurieuse(p.122):
«CronequestionstheidentificationofΜακορβαasmentionedbyPtolemy(…),
withMecca.YetPtolemy’sMacorabadoesnot,asisoftensuggested,reflectEpi-
graphicSouthArabian(…)mkrb(“aJewishsynagogue”),sinceGreek*k(κ)very
rarelycorrespondstosem.*k.ItseemsmuchmoreprobabletoderivetheGreek
namefromArabic maghrib (“West”).Takingintoconsiderationthatthemapof
ArabiathatwasdraftedbyPtolemywasbasedonthenetoftraderoutes,onemay
suppose that the southwestern Uijāz, and especially the region around todays
Mecca,wasknowntotheGreeksandRomansinthemid-secondcenturyCEas
‹theWest›.»Notonstoutefoisque mkrb nesignifiepasuniquement«synagogue»:
ilsemblequ’unesignificationpluslarge,comme«temple,sanctuaire»,soitpossi-
ble.Celadit,lelienentregrec *k(κ)etsémitique *ġ estattestéàplusieursrepri-
ses(p.123).Leproblème,queBukharinnerelèvepas,estquesicetteétymologie
est juste, alors Crone a parfaitement raison de contester l’identification de
ΜακορβαetdeLaMecque10.
Les deux contributions suivantes s’intéressent àdes donnéespostérieures aux
conquêtes arabes. Harald Suermann («Early Islam in the Light of Jewish and
ChristianSources»(pp.135-148)proposeunbrefsurvoldequelquestextesnon-
islamiques sur les débuts de l’islam – textes, on le sait, qui sont antérieurs aux
sourcesmusulmanes(hormisleCoran).Lamatièreestvaste,etonpeuts’étonner
etregretterquel’ouvragen’yconsacrequ’unseularticle11.Suermannselimiteà
quelquesremarques,parfoistrèsbrèves,surunensembledetextesqu’iljugeassez
9 Ilmesemble préférable devoir avant touten MuKammadun prophèteeschatologique –et pas
seulement au début de sa carrière (cela n’exclut évidemment pas des préoccupations de justice
sociale).Lamanièredonttoutuncourantdelarecherche,initiéenparticulierparBelletWatt,
areléguél’eschatologieausecondplan,paraîticitrèsdommageable.
10 Celan’impliquepasqu’iln’yaitaucuneréférencepréislamiqueàLaMecque.Ilesteneffetpossi-
blequ’ilyenaitunedanslesEthniquesd’ÉtiennedeByzance:Μάκαι θνο̋ µεταξ Καρµανι̋
κα ραβία̋(StephaniByzantiiEthnicorumquaesupersunt ,éd.Meineke,Berlin,1849,p.427).
11 Onpeutbiensûrrenvoyer,commelefaitd’ailleursSuermann,àlasommedeRobertG.Hoyland,
Seeing Islam as Others Saw It: A Survey and Evaluation of Christian, Jewish, and Zoroastrian
Writings on Early Islam, Princeton, The Darwin Press, 1997. Voir aussi Stephen J. Shoemaker,
The Death of aProphet.The End ofMuhammad’s Life and the Beginnings of Islam, Philadel-
phia,UniversityofPennsylvaniaPress,2011.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 251
Dans divers travaux, Jan van Reeth a en effet rapproché l’islam primitif du
montanisme14,etnouspourrionsavoiriciunepiècesupplémentaireàverseràce
dossier. Commentant des oracles de Montan, ou plutôt de prophètes montani-
stes15,Tertullienécriteneffet(DeAnima 55.5,éd.Waszinck):«Situsuccombes
pourDieu,commel’exhorteleParaclet,nonpasdansleslangueursdelafièvre,
nisurtonlitdemort,maisdanslemartyre;situportestacroixetquetusuisle
Seigneur,ainsiqu’ill’aprescrit:tonpropresangesttoutelacléduParadis»(sipro
deo occumbas, ut paracletus monet, non in mollibus febribus et in lectulis, sed
in martyriis, si crucem tuam tollas et sequaris dominum, ut ipse praecepit. Tota
paradisiclauistuussanguisest) .OrdupointdevuedeTertullien,l’entréeimmé-
diateauParadisestleprivilègeexclusifdesmartyrs16–idéequel’onretrouve,très
exactement,enislam(maisaussidanslechristianismesyriaque)!
Je ne sais s’il faut supposer ici une influence directe de communautés mon-
tanistes sur l’islam primitif, comme le pense van Reeth (l’hypothèse n’a rien
d’impossible),ousicertainesidéesetmétaphoresapparaissentouréapparaissent
plus ou moins facilement dans des sociétés ou communautés très marquées par
l’influencedelaBibleoudesécritsbibliques,lorsquecertainesconditionssocia-
les,intellectuellesetreligieusessontréunies(parexempleunprophètecharisma-
tique qui se considère investi par l’Esprit). La question mérite manifestement
d’êtreapprofondie.
L’article de Stefan Heidemann («The Evolving Representation of the Early
IslamicEmpireanditsReligiononCoinImagery»,pp.149-195)constitueunefort
bonnesynthèsesurlesdocumentsnumismatiquesdelafinduVIIesiècle.Ilcorri-
gelesthéories,tropaventureuses,deNevoetKorenoudeVolkerPopp.
Lesautrescontributionsdecettepremièrepartieportentsurlecontextelingui-
stiqueetlittéraireduCoran.
Ernst Axel Knauf («Arabo-Aramaic and ɜArabiyya: from Ancient Arabic to
EarlyStandardArabic200CE-600CE»,pp.197-254)étudie,dansuntravailriche
en témoignages épigraphiques et en réflexions comparatistes, la situation lingui-
stiquedel’ArabieetduProche-Orientpréislamique.Ils’intéressenotammentaux
interactions entre l’arabe, l’araméen et le grec. Phénomène intéressant: selon
Knauf, l’araméen apparaît comme une lingua franca sans être pour autant une
langue de prestige (pp.201, 245-246)17. Les réflexions finales sur la langue du
14 Cf. Jan M.F. van Reeth, «La zandaqa et le Prophète de l’Islam», dans Christian Cannuyer et
JacquesGrand’Henry(éds), Incroyanceetdissidencesreligieusesdanslescivilisationsorientales,
ActaOrientaliaBelgican°20,2007,pp.65-79;«Villecéleste,villesainte,villeidéaledanslatradi-
tionmusulmane»,art.cit.;«LatypologieduprophèteselonleCoran:lecasdeJésus»,dansDyeet
Nobilio,Figuresbibliquesenislam,op.cit.,pp.87-105.
15 VoiraussiTertullien,Defugainpersecutione9.4,éd.Bulhart.
16 Voir le commentaire de ce passage dans William Tabbernee, Fake Prophecies and Polluted
Sacraments:EcclesiasticalandImperialReactionstoMontanism,Leyde,Brill,2007,pp.214-215.
17 Mais peut-être faudrait-il nuancer et ne pas sous-estimer le prestige d’une langue comme le
syriaque.Cf.DavidG.K.Taylor,«BilingualismandDiglossiainLateAntiqueSyriaandMesopo-
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 253
Coran(pp.247-248)sontd’uneconcisionextrêmeetgagneraientàêtreclarifiées
etdéveloppées.
Peter Stein («Literacy in Pre-Islamic Arabia: An Analysis of the Epigraphic
Evidence», pp.255-280, version abrégée d’un article déjà paru en allemand18)
montre que la région de l’Arabie occidentale n’est pas marquée par un profond
développement de l’écriture – ce qui n’est pas une surprise. Il s’interroge sur la
présenced’uneculturedel’écritauthentiquementarabe,quiseseraitdéveloppée
danslapéninsulearabiqueavant,ouenmêmetemps,queles«traditionsimpor-
tées»(àsavoirlestraditionschrétiennes(syriaquesetéthiopiennes)etjuives).S’il
s’agit de comprendre le contexte dans lequel apparaît le Coran, j’avoue ne pas
tropsaisirl’intérêtd’uneapprocheexcluantces«traditionsimportées».L’enquête
estparailleurscenséeallerduVIIIesiècleav.J.-C.aumilieuduVIesiècleapr.J.-C.
– une durée très longue, qui pour une bonne part ne relève pas directement du
contexteprocheduCoran.Ladiscussionsurlesupportdesinscriptions(pp.257-
263) est sans doute la section la plus suggestive. Stein choisit cependant de ne
s’intéresserqu’àl’ArabieduSud.Celapeutsecomprendre,puisqu’ils’agitdela
région la mieux documentée en termes d’inscriptions, mais cela exclut le Uijāz
(discussiontrèsrapide,p.273)etlenord-ouestdelapéninsulearabique,quiméri-
taientsansdouteplusd’attention,entoutcassil’objectifétaitdecomprendrela
nature de l’activité scribale dans les milieux censés être responsables de la mise
parécritduCoran,auVIIesiècle.
Jan Retsö («Arabs and Arabic in the Age of the Prophet» pp.281-292), re-
prend plusieurs pistes développées dans son livre The Arabs in Antiquity19.
Quellesquesoientlesréservesquel’onpeutavoirsurcertainesdesthèsesdecet
ouvrage,jenepeuxquesuivreRetsöquandilécrit:«Itisalwaysimportanttokeep
in mind that those who want to arrive at an understanding of the Qurɇan as a
historicaldocumentshouldreaditasifitwereanepigraphictextfromtheearly
seventh century, and not through the lens of later Islamic interpretations»
(p.284).C’estlàunerègleméthodologiquequ’onespèreraitvoirpluslargement
suivie,maisonpourraitsuggéreràRetsöd’allerplusloin,et parexemple dene
pasreprendreàsoncompteleprincipeduclassementchronologiquedessourates,
qui dépend en fait beaucoup de cette même tradition musulmane. Retsö prend
soinparailleursdesedémarquerdel’approchedeLuxenberg:«Itisimportantto
emphasizethatthisdoesnotautomaticallymeanthattheoriginaltextshouldbe
readasanAramaicone,ashasbeenclaimedbyChristophLuxenberg.Theaddi-
tamia», dans James N. Adams, Mark Janse, and Simon Swain (éds), Bilingualism in Ancient
Society: Language Contact and the Written Word, Oxford, Oxford University Press, 2002,
pp.298-331.Cerecueilest,curieusement,absentdelabibliographie.
18 «Stein vs Holz, musnad vs zabūr – Schrift und Schriftlichkeit im vorislamischen Arabien», Die
WeltdesOrients35,2005,pp.118-157.
19 TheArabsinAntiquity:TheirHistoryfromtheAssyrianstotheUmayyads,Londres,Routledge,
2003.
254 Dye
tiontotheconsonantaltextofsignsindicatingvowelsdoesnotimplythatitsAra-
bicpronunciationwasinvented.Thesesignsweremostlikelyintroducedtocodify
analreadyexistingArabicreadingtradition.Boththeconsonantsandthevocal-
izedversionareundoubtedlyArabic,notAramaic,andthereadingssuggestedby
Luxenbergdonotconstituteanimprovementofthetext»(p.285).Laremarque
esttropgénérale.IlestclairqueLuxenbergvasouventtroploin,maisdanscer-
tainscas,iln’yariend’absurdeàlireunetournuresyriaque,ouuncalqueséman-
tique du syriaque, derrière une construction obscure que la ɜarabiyya n’explique
pas20.
La contribution de Tilman Seidensticker («Sources for the History of Pre-
IslamicReligion»,pp.293-321)estlatraductiond’unessaioriginellementpublié
enallemand21.Seidenstickers’intéresseauxsourceslittéraires(arabes,etnotam-
mentpoétiques)relativesàlareligionpréislamique.Ilchercheunevoieentrele
rejetdel’ensembledesdocumentsetleurusagenoncritique.Toutleproblème,
évidemment, estde savoiroù,etselonquelscritères,fairepasserlalimite entre
lesrenseignementsfiablesetceuxquinelesontpas.L’articleestsolide,maisles
informations que l’on peut en retirer sur la religion préislamique sont, comme
l’auteurlereconnaîtlui-même,trèsmaigres(pp.309,315).
Les deux chapitres suivants nous conduisent à al-Uīra. Isabel Toral-Niehoff
(«The ɜIbād of al-Uīra: An Arab Christian Community in Late Antique Iraq»,
pp.323-347) examine la situation culturelle, religieuse et sociale d’al-Uīra à
l’époque préislamique, notamment le rôle des chrétiens lakhmides dans les
échangesculturelsentrelaPerse,laSyrieetlapéninsulearabique.Onregrettera
toutefoisquecetarticle,bieninformé,sefocalisesurleschrétiensd’al-Uīraetne
disepasunmotdumanichéisme(iln’yad’ailleursqu’uneseulementiondumani-
chéismedansl’ensembledel’ouvrage(p.620),cequi,pourunlivredecettetaille,
qui prétend étudier le contexte dans lequel le Coran et l’islam apparaissent, est
assezcurieux).KyrillDmitriev(«AnEarlyChristianArabicAccountoftheCrea-
tionoftheWorld»,pp.349-387)étudieunpoèmedeɜAdīb.Zaydsurlacréation
dumonde.Cetarticleestunmodèledugenre–etcontrairementàlaplupartdes
autres contributions de cette première partie, qui sont en général une synthèse
desconnaissancesdéjàexistantes,ilouvredenouvellespistes.Dmitrievfaitpreu-
vedetoutelaprudencenécessairedansl’examendel’authenticitédupoème(voir
ses remarques, très justes, pp.349-350). Son analyse du début du poème, et les
liens qu’il établit aussi bien avec la phraséologie coranique qu’avec la poésie
homilétique syriaque ou grecque (p.354), sont très suggestifs. On ne peut que
souhaiter que Dmitriev élargisse ce genre d’étude à ce qui, dans l’ensemble du
corpusattribuéàɜAdīb.Zayd,peutêtreconsidéréauthentique.
20 Cf.infra,pp.264-265.
21 «DieQuellenzurvorislamischenReligionsgeschichte»,AsiatischeStudien57,2003,pp.881-912.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 255
La dernière contribution de la première partie est due à Agnes Imhof («The
QurɛanandtheProphet’sPoet:TwoPoemsbyKaɜbb.Mālik»,pp.389-403),qui
étudie deux poèmes de Kaɜb b. Mālik. Imhof règle à mes yeux un peu vite la
questiondel’authenticitédespoèmes,qu’ellecommenteselonuncadred’analyse
très profondément influencé par la Sīra. On peut donc avoir le sentiment que
l’ensembledeladiscussionreposesurdesfondementsassezspéculatifs.
LeCorancommetexte
La seconde partie («Contextualizing the Qurɛan», pp. 407-835) contient quinze
contributions.IlconvientdemettreàpartlebrefarticledeGabrielSaidReynolds
(«ReadingtheQurɛanasHomily:theCaseofSarah’sLaughter»,pp.585-592)22.
Reynoldsexpliquel’épisodedu«riredeSarah»(Q11:69-72),fortobscurpourles
mufassirūn , en le replaçant dans une tradition interprétative plus large – plus
précisémentcelleduchristianismesyriaque.Reynoldsadéfenduetappliquéplus
systématiquementcetteméthodedansunouvragerécent23,d’unemanièrequime
paraîttrèsconvaincante.LeCoranesteneffetuntextetellementallusifdansses
références bibliques qu’il ne peut être vraiment compris que par des gens qui
connaissentdéjàleshistoiresauxquellesilfaitréférence.Iltientainsi,aumoinsen
partie,dugenrelittérairedel’homélie:ilestsouventunesortedeglosed’histoires
bibliques,indiquantlasignification,la morale deceshistoires(aubesoinpardes
choixthéologiquesopposésàceuxdestraditionsreligieusesauxquellesilfaitim-
plicitement référence). S’il y a une tradition littéraire et religieuse (à savoir un
vasteensemblederécitsrelatifsaux«figuresbibliques»),quiestsupposéeconnue
aussibiendurédacteur(oudesrédacteurs)dutextecoraniquequedesesdestina-
taires,ildevientalorsraisonnabledechercheràcomprendredenombreusespéri-
copescoraniquesenlessituantparrapportàleursous-textebiblique.
Or cette méthode court-circuite le paradigme nöldekien, puisqu’elle ne fait
référenceniauxdonnéesbiographiquessurleProphètecenséesêtrefourniespar
laSīraetlatraditionmusulmane,niàlachronologieduCoran.Certainspourrai-
ent néanmoins plaider pour un usage conjoint des deux méthodes, à savoir
une contextualisation du texte coranique dans l’histoire culturelle, religieuse et
littéraire du Proche-Orient de l’Antiquité tardive, tout en restant fidèle à l’idée
a) que la Sīra et la tradition musulmane nous fournissent au moins un noyau
d’informations fiables, b) que les diverses péricopes et sourates coraniques font
référence à des événements de la vie du Prophète, par rapport auxquels elles
22 Une version plus étendue de cet article est parue dans Gabriel Said Reynolds, «The Qurɛānic
Sarah as Prototype of Mary», dans The Bible in Arab Christianity , edited by David Thomas,
Leyde, Brill, 2007, pp.193-206. La question est aussi étudiée dans Gabriel Said Reynolds, The
QurɛānanditsBiblicalSubtext,Londres,Routledge,2010,pp.87-97.
23 Cf.Reynolds,TheQurɛānanditsBiblicalSubtext,op.cit.
256 Dye
doiventêtreinterprétées,etc)qu’ilestpossibled’établirunechronologiedessou-
ratesrelativementassurée.
C’est,mesemble-t-il,legenredepositionquelespromoteursdu CorpusCora-
nicumseraienttentésdedéfendre–etc’estprécisémentcecadred’interprétation
quiinformelaplupartdescontributionsdelasecondepartie.Maisseposentalors
deuxquestions.Premièrement,quefairequandcesdeuxméthodesconduisentà
des résultats divergents? Pour ne prendre qu’un exemple24: la sourate 111 parle
d’un homme surnommé Abū Lahab , «le père de la flamme», ainsi que de sa
femme. Si on adopte l’approche de Reynolds, on comprendra qu’il est question
d’unhommeetdesafemmepunisdanslefeudel’enfer.Enrevanche,sionad-
hèreàuneapprocheplustraditionnelle,selonlaquelleAbūLahabétaitunoncle
duProphètequis’opposaitàl’islam,ondonneradelasourateuneinterprétation
trèsdifférente.
Deuxièmement, le «paradigme nöldekien» est-il réellement justifié? C’est là
le cœur du problème. Pour Neuwirth et ses disciples, les études coraniques ne
doiventpass’écarterducadrefourniparl’œuvredeNöldeke–entoutcasdeses
thèsessurlachronologiedessourates:«DassdamitnichtnurdieAuseinanderset-
zungmitdenvorhervertretenenPositionenentfiel,sondernschließlichsogardie
Grundlage jeder historischen Koranforschung selbst aufgegeben wurde, nämlich
dievonNöldekeerarbeiteteChronologiederSuren,mussausderRetrospektive
als‹gefährlicher›RückschrittderForschungbeurteiltwerden.»25
Ilestévidemmentimpossibled’étudiericicettequestionavectoutelarigueur
nécessaire26. Il convient toutefois d’en dire quelques mots, car on ne peut pas
comprendre TheQurɛāninContext sionoubliequel’undesobjectifsdesaligne
éditoriale est précisément de défendre cet aspect précis de l’œuvre de Nöldeke
(quelsquesoientlesaménagements,correctifsouaméliorationsquisontpropo-
sés).NicolaiSinai(«TheQurɛanasProcess»,pp.407-439)entendainsifondersa
24 Cf.Reynolds,TheQurɛānanditsBiblicalSubtext,op.cit.,p.2.
25 Angelika Neuwirth, «Im vollen Licht der Geschichte: Die Wissenschaft des Judentums und die
Anfänge der kritischen Koranforschung», dans Im vollen Licht der Geschichte , herausgegeben
vonDirkHartwigundalii,Würzburg,Ergon,2008,p.34.
26 Sur la question de la chronologie des sourates, onmentionneral’article récent de Gabriel Rey-
nolds, «Le problème de la chronologie du Coran», Arabica 58, 2011, pp.477-502. Sur la très
grande difficulté à dégager un noyau d’informations fiables à partir des sources musulmanes,
cf.StephenJ.Shoemaker,«InSearchofɜUrwa’s Sīra:SomeMethodologicalIssuesintheQuest
for ‹Authenticity› in the Life of MuKammad», Der Islam 85, 2011, pp.257-344. Sur le travail
rédactionnel effectué sur le Coran après la mort du Prophète, cf. par exemple Alfred-Louis de
Prémare,«ɜAbdal-Malikb.MarwānetleprocessusdeconstitutionduCoran»,dans Diedunklen
Anfänge. Neue Forschungen zur Entstehung und frühen Geschichte des Islam , herausgegeben
vonKarl-HeinzOhligundGerd-R.Puin,Berlin,HansSchilerVerlag,2005,pp.179-211;DavidS.
Powers, Muhammad is not the Father of Any of Your Men: The Making of the Last Prophet,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009; Stephen J. Shoemaker, The Death of
a Prophet , op. cit., chapitre 3; Karl-Friedrich Pohlmann, Die Entstehung des Korans. Neue
ErkenntnisseausSichtderhistorisch-kritischenBibelwissenschaft,Darmstadt,WBG,2012.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 257
défense de la chronologie de Nöldeke sur des bases uniquement philologiques.
Enréalité,lachronologiedeNöldekeestsubstantiellementdépendantedelaSīra
(etellel’estmêmedavantagequeSinain’estprêtàlereconnaître)27,etlesconsi-
dérationsstylistiquesprésentéesparSinainesemblentpassuffisantespourétablir
savalidité.
Eneffet,quelessouratesclasséesdansunmêmegroupe(troispériodesmec-
quoises, une période médinoise) possèdent des affinités stylistiques est patent.
Mais que ces affinités révèlent forcément une évolution chronologique n’est pas
siclair.Celapeutéventuellementêtrelecass’ils’avère(entreautreschoses)que
le Coran n’a qu’un seul auteur et que les différences de genre littéraire entre
sourates, tout comme l’activité éditoriale des scribes (dans leur collecte et leur
réarrangement des péricopes originelles), ne peuvent expliquer ces différences
stylistiques–orcesontlàdeshypothèsesquisontloind’êtreétablies.Enfin,l’idée
quelatraditionmusulmanenousfourniraitdesélémentsfiablespourlesdatations
relativesdessourates(parexemple,hormislatradition,surquoisefonder,dans
bien des cas, pour dire que telle sourate est mecquoise?) est encore une autre
hypothèse.
Ilconvientparailleursd’attirerl’attentionsurunpointjusqu’icipeuremarqué.
Il existe en effet une péricope coranique dont on peut précisément dater le
terminuspostquem,surunebaseuniquementphilologique–orcettedatationne
s’accordeabsolumentpasaveclachronologietraditionnelle.
Ils’agitdel’épisodedeDūl-Qarnayn(Q18:83-102).Laquestionaétéétudiée
récemmentparKevinvanBladel,dansunarticleremarquable28.J’enrésumebri-
èvementlestenantsetlesaboutissants.
Cette péricope coranique ressemble curieusement à La légende d’Alexandre ,
untextesyriaqued’unevingtainedepagesdontlevéritabletitreestNeVKānādīleh
d-Aleksandrōs ,«Lesactesglorieuxd’Alexandre».Lesaffinitésentreletexteco-
raniqueetlaLégended’Alexandresontextrêmementfortes,etdès1890,Nöldeke
avaitreconnudansla Légended’Alexandre lasourcedelapéricopecoranique29.
L’analyselittéraire,repriseparvanBladel,montrebienqueleCorannepeutpas
êtrelasourcedelaLégended’Alexandre .Deplus,ilestarbitrairedepostulerune
sourcecommune(etinconnue)auxdeuxtextes.L’explicationlaplusplausibleest
doncd’admettrequelerédacteurdeQ18:83-102connaît,ets’inspirede,cetexte
syriaque.
SelonNöldeke,quiconsidéraitquelasourate18étaitunesouratemecquoise,
la Légende d’Alexandre avait dû être transmise oralement à MuKammad parmi
27 Cf.Reynolds,«LeproblèmedelachronologieduCoran»,art.cit.,pp.486ss.
28 KevinvanBladel,«TheAlexanderLegendintheQurɛān18:83-102»,dansGabrielSaidReynolds
(éd.),TheQurɛāninItsHistoricalContext,Londres,Routledge,2008,pp.175-203.
29 Theodor Nöldeke, «Beiträge zur Geschichte des Alexanderromans», Denkschriften der Kaiser-
lichen Akademie der Wissenschaften in Wien, philosophisch-historische Klasse 38, 1890, 5,
pp.27-33.
258 Dye
l’ensemble des récits bibliques qui pouvaient circuler à La Mecque. Or cette
hypothèsen’estplustenable,puisqu’onapudaterprécisémentlacompositionde
la Légended’Alexandre .GerritReininkaeneffetmontréqueletexteavaitété
composéàl’occasiondelareconquêtedeJérusalemparHéraclius30.La Légende
d’Alexandre adoncvraisemblablementétérédigéeen629-630(peut-êtreàÉdes-
se).Lapéricopecoraniqueestparconséquentpostérieureà629-630.
Voilà qui pose un problème sérieux pour les partisans de la chronologie de
Nöldeke.Onadoncsuggéréquepuisquelasourate18étaitmecquoise,laLégen-
ded’Alexandre nepouvaitpasêtrelasourcedelapéricopesurDūl-Qarnayn31.
C’est faire preuve à la fois d’une confiance immodérée dans les sources musul-
manes et d’une méfiance surprenante envers l’analyse philologique et littéraire.
L’attitudelaplussérieuseestdoncdeprendreausérieuxl’idéequeQ18:83-102
aétécomposéaprès629-630.Toutleproblèmeestd’entirerlesconclusionsper-
tinentes.
Notons d’abord qu’il y a un point sur lequel van Bladel reste peut-être trop
dépendantdelatraditionmusulmane.VanBladelsedemande,etchercheàmon-
trer,commentletextesyriaqueapuêtreconnudeMuKammad32.Naturellement,
il est possible (même si ce n’est peut-être pas le scénario le plus vraisemblable)
quelapéricopecoraniqueaitétécomposéequandMuKammadétaitencoreenvie
– donc, si on suit la chronologie traditionnelle de la vie du Prophète, entre 630
et 632 (ou entre 630 et 634 ou 635, si on prend au sérieux les témoignages non
musulmansselonlesquelsMuKammadmenaitlesconquêtesenPalestine).Maisil
ne faudrait pas exclure a priori que ce texte ait été connu de la communauté
proto-musulmaneseulement après lamortduProphète.Enl’étatdenotredocu-
mentation,toutcequel’onpeutdireestqueQ18:83-102apour terminuspost
quem629-630–maisnousn’avonspasdeterminusantequem .
Orlasourate18estgénéralementconsidéréecommeétantladernièresourate
de la deuxième période mecquoise (la soixante-neuvième dans l’ensemble du
Coran).EllesesitueraitdoncàpeuprèsaumilieuduCoran .Sionadoptel’ordre
des sourates tel qu’il ressort de l’analyse de Nöldeke et que l’on reconnaît que
Q18:83-102aétécomposéaprès629-630,alorsondoitadmettrequec’esttoute
la seconde moitié du Coran qui a été rédigée après 630. Il y a même toute une
sériedepossibilités,situéesentredeuxhypothèsesextrêmes,àsavoirlarédaction
30 Voir notamment G.J. Reinink, «Heraclius, the new Alexander: Apocalyptic prophecies during
the reign of Heraclius», dans G.J. Reinink et B.H. Stolte (éds), The Reign of Heraclius (610–
641): CrisisandConfrontation, GroningenStudiesinCulturalChange2,Leuven,Peeters,2002,
pp.81–94; id.,«AlexandertheGreatintheSeventh-CenturySyriac‹Apocalyptic›Texts», Byzan-
tinorossika2,2003,pp.150–78
31 StephenGero,«TheLegendofAlexandertheGreatintheChristianOrient»,BulletinoftheJohn
RylandsLibrary75,1993,p.7.
32 VanBladel,«TheAlexanderLegend intheQurɛān18:83-102»,art.cit.,pp.190ss.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 259
detoutelasecondemoitiéduCoranentre630et632,oularédactiondetoutela
secondemoitiéduCoranaprèslamortduProphète.
Ce sont là des conclusions fort paradoxales qu’il est difficile d’accepter en
l’état.Maislespartisansduparadigmenöldekiendevraientenprincipeyadhérer.
UnesolutionpossibleseraitdenierlathèsedevanBladel–soitl’idéequela
Légended’AlexandreestlasourcedeQ18:83-102,soitladatationdelaLégende
d’Alexandre. Il s’agirait sans doute de l’attitude la plus simple, mais aussi de la
plus dogmatique. Une autre solution consisterait à voir dans Q18: 83-102 un
ajoutpostérieur(médinoisoupostérieuràlamortduProphète)àuntextemec-
quois.C’estunehypothèsesensée,maiselleimpliquequelasourate18(dontla
compositionmesemblepourtantmarquéeparuneunitéplusprofondequecelle
desouratescomparables,commelasourate19)aétésoumiseàunprocessusde
rédactionplusprofondetpluslongqu’onnel’envisagegénéralement.Decepoint
devue,déterminerlachronologierelativedessourates,prisesdansleurtotalité,
reposesurunpostulatquin’ariend’évident,àsavoirquel’unitédecomposition
originelle est la sourate. Cela peut certes être vrai dans certains cas, mais sans
doute bienmoinssouventquel’approchenöldekiennen’est obligéede le postu-
ler33. Une dernière solution serait de considérer que le schéma traditionnel
sourates mecquoises / sourates médinoises est dépassé. Il conviendrait alors de
reconnaîtreletravailéditorial etrédactionnel effectuélorsdelacollecte,oudes
collectes,duCoran,toutaulongduVIIesiècle34.
Parailleurs,Sinaivabeaucoupplusloinqu’unesimpledéfensedelachronolo-
gie(déjàdiscutable)deNöldeke.Ilentreprendeneffetdefaireunechronologie
dessouratesàl’intérieurmêmedelapremièrepériodemecquoise(pp.418ss).Il
est à craindre qu’il soit ici excessivement dépendant des détails de la Sīra, aussi
biendanssacompréhensiondessouratesquedansl’idéequ’ilsefaitducontexte
dans lequel MuKammad opère (pp. 425-429). Ses hypothèses paraissent donc ici
trèsspéculatives(voirparexemplepp.425,427-428,surlessourates105et106).
Nora Schmid («Quantitative Text Analysis and its Application to the Qurɛan:
SomePreliminaryConsiderations»,pp.441-460)seproposed’utiliserdesmétho-
des stylométriques pour étudier la chronologie du Coran. Il faudrait une étude
spécifiquepourdiscuterlapertinencedetellesméthodesdanslecas,bienparti-
culier, du Coran. Je me limiterai ici à deux remarques, indiquant les principales
raisons qui devraient inciter à beaucoup de prudence, les arguments de détail
devantfairel’objetd’unprochaintravail.
D’unepart,leCoranestuncorpusplutôtmince,etill’estencoreplussionen
élimineles(nombreuses)répétitions.Oruneanalysestylométriqueserad’autant
plusfiablequelescorpusàanalyserserontplusétendus.D’autrepart,lesoutils
33 Cf.Reynolds,«LeproblèmedelachronologieduCoran»,art.cit.,pp.492-494.
34 Comme le note Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire,
Paris,Seuil,2002,p.280.
260 Dye
stylométriquesfonctionnentbienquandonveutcomparerdeuxcorpusindépen-
dants, dont on se demande s’ils sont rédigés par un seul auteur ou par deux
auteursdifférents.Maissionaaffaire,dansleCoran,àunouvrage«collectif»35,
avecuntravailéditorialimportant(suppressions,ajoutsetdéplacementsdever-
sets,rédactionretravailléed’untextepréexistant,etc.),ildevienttrèsdifficilede
déterminerl’étendueetlanatureexactesdescorpusàanalyser.
Islam Dayeh («Al-Uawāmīm: Intertextuality and Coherence in the Meccan
Surahs», pp.461-498) propose une lecture intertextuelle des sourates débutant
parleslettresUM,àsavoirlessourates40à46.Onpeutaussiincluredanscet
ensemble la sourate 39, thématiquement très proche des sourates 40 et 46, qui
commenceparUM,maisuniquementdanslecodexdeUbayy(p.464).L’article
est toutefois très dépendant de la chronologie de Nöldeke, et il reprend, à mon
sens de manière non critique, l’idée selon laquelle les versets liminaires de ces
sourates, lorsqu’ils parlent de kitāb ou de qurɛān, feraient référence au Coran
(p.462) – une thèse qui ne va nullement de soi: kitāb semble plutôt désigner
l’Ecriture en général (et non spécifiquement le Coran), et les occurrences de
qurɛān susceptibles de désigner le codex coranique pourraient bien être tardives
(contemporainesdelacollecteduCoran).
Angelika Neuwirth, dans sa première contribution («The House of Abraham
and the House of Amran: Genealogy, Patriarcal Authority, and Exegetical Pro-
fessionalism», pp.499-531), illustre son approche du Coran comme un texte qui
serait le fruit d’un processus de communication et de canonisation (voir
pp.525ss).SelonNeuwirth,lasourate19,révéléeàLaMecque,aainsiétél’objet
d’une relecture à Médine, dans la sourate 3. Cette relecture avait un double
objectif:«totacklethebythenburningissueofchristologicalcontroversies;soas
toachievearapprochementtotheChristians,i.e.,ĀlɜImrān;andtocopewiththe
dominant Jewish tradition represented by the Āl Ibrāhīm, whose superiority in
termsofscripturalauthorityneededtobecounter-balanced.»(p.505)
Onnepeutnierl’éruditiondel’auteuretsalectureattentivedutextecorani-
que.Lathèsefondamentaledel’articleest-ellepourautanttenable?Ilestpermis
d’endouter.
Toutd’abord,Neuwirthprétendsefonderuniquementsurdesconsidérations
internesauCoran,etnonsurlesdonnéesdelaSīra(p.504).C’estlàuneaffirma-
tion très curieuse, puisqu’on voit mal quelles données coraniques indiqueraient,
parexemple,quelasourate19estmecquoise36.
Surtout, il faut s’interroger sur les prémisses mêmes de l’article. Selon Neu-
wirth,larelecturedelasourate19développéedanslasourate3reflèteraitlariva-
lité avec la communauté juive de Médine et ferait un pas vers les chrétiens
(p.505).Voilàquisous-entendquelasourate19étaitopposéeauxchrétiens,ou
entoutcasn’enétaitpasproche.Etc’estjustementiciqueseposeunredoutable
problème.
ConsidéronseneffetQ19:1-63,àsavoirlasectiondelasourate19dontQ3:
33-63estcenséeêtrelarelecture.Onserendcomptetrèsvitededeuxchoses37.
Premièrement,quecettesection,dupointdevuedelaFormengeschichte ,avecsa
structureenstrophes,unrefrain(Q9:15,33),etunealternancedepartiesnarra-
tives et dialoguées (Q 19: 4-10 vs Q 19: 3, 11-14; Q 19: 16-17, 22-23, 27-29
vsQ19:18-21,23-26,27-35;Q19:49-50 vsQ19:42-48),ressembleàungenre
littéraire bien connu dans la littérature religieuse syriaque, à savoir la soghitha .
Deuxièmement, la section de polémique christologique (Q 19: 34-40) rompt
l’ensembledupropos,ainsiquelacontinuitédelarimeetl’équilibreentrelesdif-
férentesparties.Laconclusionlapluslogiqueestqu’ils’agitd’uneinterpolation.
Autrementdit,laversionoriginelledeQ19:1-63necontientpasQ19:34-40.Du
pointdevuedesoncontenu,ils’agitd’untextequin'estnullementanti-chrétien–
on voit mal en effet comment on pourrait davantage se rapprocher du christia-
nisme.
Nous n’avons aucune idée du moment auquel Q 19: 34-40 a été interpolé.
Dans sa traduction du Coran, Blachère indique que ce passage est «sans doute
uneadditionintroduiteplustard,aumomentoùMahometaengagélaluttecon-
tre la doctrine chrétienne de Jésus fils de Dieu»38. Or rien ne prouve que cette
péricope anti-chrétienne ait été ajoutée à La Mecque. Ce n’est pas impossible,
maiscen’estpasl’hypothèselaplusvraisemblable.L’ajoutpourraittrèsbienavoir
été fait lors de la collecte du Coran, les scribes qui ont collecté les révélations
éparsesquiallaientconstituerletextecoraniqueayantpuinsérerun logion anti-
chrétienduProphèteàcetendroitdutexte,voirelerédiger .
Voilà qui soulève deux difficultés très sérieuses pour l’analyse de Neuwirth.
Premièrement,seloncetteanalyse,ilestnécessairequelasourate19soituntexte
suffisammentanti-chrétienpourquelasourate3enfasseunerelecturesuscepti-
bledemarquerunrapprochementversleschrétiens:ilfautdoncqueQ19:34-40
ait été interpolé à La Mecque, ce qui n’est qu’une possibilité parmi d’autres.
Deuxièmement,ilfaudraitexpliquerpourquoilaversionoriginelledeQ19:1-63
37 JerésumeicidesanalysesprésentéesdansManfredKropp,«Résuméducours2007-08(Chaire
Européenne)», AnnuaireduCollègedeFrance.Résumédescoursettravaux,108eannée,2008,
pp. 791-793, et Guillaume Dye, «Péricopes, sourates, codex: remarques sur la composition du
Coran»,dans Hérésies.Uneconstructiond’identitésreligieuses.Actesducolloqueinternational
tenuàl’ULB,28-30septembre2011,sousladirectiondeChristianBrouwer,GuillaumeDyeet
AnjavanRompaey,àparaîtrechezEME(Bruxelles-Fernelmont).
38 RégisBlachère,1999(1957),LeCoran(al-Qorɛân),Paris,MaisonneuveetLarose,p.332,note35.
262 Dye
(sansQ19:34-40)estuntexteaussiprochedeschrétiens,puispourquoilasou-
rate 19 s’oppose aux chrétiens dans sa version remaniée, et enfin pourquoi le
ProphèteserapprochedeschrétiensàMédine(àsupposerqueQ3:1-63aitété
rédigéàMédine).Celafaitbeaucoupdeproblèmes,quiontjustementleursource
dans l’idée même d’une interprétation des sourates dont la clé de voûte est la
chronologie de Nöldeke. En revanche, le second article de Neuwirth («Qurɛanic
Readings of the Psalms», pp.733-778), moins préoccupé par des questions de
chronologie, et plus attentif à la Formengeschichte et à l’intertextualité entre le
Coranetlespsaumesbibliques,estplusconvaincant.
Michael Marx («Glimpses of Mariology in the Qurɛan: from Hagiography to
Theology via Religious-Political Debate», pp.533-563) présente une analyse de
la sourate 19 très influencée par les travaux d’Angelika Neuwirth. Les réserves
exprimées précédemment s’appliquent donc également ici. Marx a cependant le
mérited’éclairerl’arrière-planreligieuxdelamariologiecoraniqueparplusieurs
références intéressantes à la poésie liturgique syriaque. Que l’article de Shoe-
maker sur la sourate 19 et l’église du Kathisma ne soit pas mentionné est en
revanchedifficilementcompréhensible39.
Je serai assez succinct sur les quatre articles suivants. Hartmut Bobzin («The
‹Seal of the Prophets›: Towards an Understanding of Muhammad’s
Prophethood», pp.565-583)40 examine brièvement la notion de prophétie dans
le Coran et sa relation avec le modèle que constitue Moïse. Reimund Leicht
(«TheQurɛanicCommandmentofWritingDownLoanAgreements(Q2:282)–
PerspectiveofaComparisonwithRabbinicalLaw»,pp.593-614)étudiel’origine
du commandement coranique stipulant la mise par écrit des accords de prêt.
Ilyvoituneoriginerabbinique.LecourtarticledeFrançoisdeBlois(«Islaminits
Arabian Context», pp.615-624) est un résumé de ses travaux précédents, et
défendrésolumentlanécessitédesituerleCorandanssoncontextearabe.C’est
là une piste d’autant plus prometteuse que notre documentation sur l’Arabie
préislamique s’est beaucoup enrichie ces dernières années. L’ennui est que de
Blois semble ajouter que l’approche historico-critique, notamment celle de la
critique textuelle, telle qu’elle est mise en œuvre dans les études bibliques, ne
pourrait pas s’appliquer au Coran, parce que la nature de notre documentation
surMuKammadetletextecoraniqueseraittropdifférentedecellesurJésusetles
39 Cf.StephenJ.Shoemaker,«ChristmasintheQurɛān:TheQurɛānicAccountofJesus’Nativityand
PalestinianLocalTradition», JerusalemStudiesinArabicandIslam28,2003,pp.11-39.Cetarti-
cleaétévivementcritiquéparAngelikaNeuwirth(«ImaginingMary–DisputingJesus.Reading
Sūrat Maryam and related Meccan Texts within the Qurɛānic communication process», dans
Fremde,FeindeundKurioses(FestschriftGernotRotter),herausgegebenvonBenjaminJokisch,
Ulrich Rebstock & Lawrence I. Conrad, Berlin, Walter de Gruyter, 2009, pp.414-416), d’une
manièrequel’onpeuttrouverétrangementdogmatiqueetinéquitable.
40 TraductiondeHartmutBobzin,«‹DasSiegelderPropheten›.MaimonidesunddasVerständnis
von Mohammeds Prophetentum», dans The Trias of Maimonides: Jewish, Arabic and Ancient
CultureofKnowledge ,editedbyGeorgesTamer,Berlin,WalterdeGruyter,2005,pp.289-306.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 263
textesdesévangiles(pp.616-619).Laquestionesttropvastepourêtreexaminée
ici,maisonpeutavoirlesentimentquelesdifférencesévoquéespardeBloisn’ont
pas la signification qu’il leur prête41. Quant à l’article de Stefan Wild («Lost in
Philology?TheVirginsoftheParadiseandtheLuxenbergHypothesis»,pp.625-
647),ilcritiquelacélèbrehypothèsedeLuxenbergquivoitdansleshouris,nonles
célèbres «vierges du Paradis» mais, plus prosaïquement, des grappes de raisin.
L’hypothèse de Luxenberg pose peut-être autant problèmes qu’elle n’en résout.
Celanesignifiecependantpasquelacompréhensiontraditionnelledespassages
coraniques concernés aille de soi. On regrettera que Wild n’ait pas pu ou voulu
prendreencomptel’articledeJanvanReethconsacréàcettemêmequestion42.
OnpeutaussidéplorerquesadiscussiondeLuxenbergsoitfocaliséesurunseul
exemple:leprincipalintérêtdel’approchedeLuxenbergestaucontrairedepro-
poserbeaucoupd’émendations,dontilconvientdejugerlapertinenceaucaspar
cas,etsansdogmatisme.
Il y a un demi-siècle, le bibliste écossais James Barr avait durement critiqué
certainestendancesdesétudesbibliques:«(…)thereisanormativestraininthe
thought of many people about language, and they feel that in some sense the
‹original›, the ‹etymological meaning›, should be a guide to the usage of words,
thatthewordsareused‹properly›whentheycoincideinsensewiththesenseof
the earliest known form which their derivation can be traced; and that when a
word becomes in some way difficult or ambiguous an appeal to etymology will
lead to a ‹proper meaning› from which at any rate to begin.»43 L’idée dénoncée
parBarr(expliquerlesensd’unmot,nonparsonusagedanslalangue,maispar
sonétymologie,etmêmeuneétymologieétrangère)estprécisémentle«sophisme
étymologique» qui est l’objet du long article, très polémique, de Walid Saleh
(«TheEtymologicalFallacyandQurɛanicStudies:Muhammad,Paradise,andLa-
te Antiquity», pp.649-698). Saleh cite cette remarque de Barr (p.658) et con-
sidèrequ’elles’appliquetrèsdirectementauxétudescoraniques–ouaumoinsà
certainsdesescourants:«HavingdeterminedthatawordintheQurɛanisforeign,
scholarshavegoneaheadandpresumedthatitsmeaninginacognatelanguageor
initspurportedlanguageoforiginwasthedeterminingfactor,andnotitsusagein
itsQurɛaniccontext»(p.649).
Ilyaaumoinsdeuxpointsquel’onpeutaccorderàSaleh.Premièrement,con-
trairementàcequel’onpenseparfois,lesdésaccordsentre mufassirūn nesigni-
fientpasnécessairementquelemotàexpliquersoitd’origineétrangère,ni,s’ilest
d’origineétrangère,quesasignificationvéritablesoitcelledesonétymon.Deuxi-
41 BonnediscussiondansShoemaker, TheDeathofaProphet, op.cit.,pp.140-141,266-277.Surla
questiondelatransmissionécriteet/ouoraledutextecoranique,cf.KeithE.Small,TextualCriti-
cismandQurɛānManuscripts,Plymouth,LexingtonBooks,2011,pp.141-158.
42 Cf.JanM.F.vanReeth,«LevignobleduParadisetlecheminquiymène.LathèsedeC.Luxen-
bergetlessourcesduCoran»,Arabica53,4,2006,pp.511-524.
43 JamesBarr,TheSemanticsofBiblicalLanguage,Oxford,OxfordUniversityPress,1961,p.107.
264 Dye
èmement,lesensd’untermeestbiensonusagedanslalangue,etnonlesensde
sonétymon.
Saleh illustre les dangers et les limites du recours à l’étymologie par divers
exemples,dontcertainsnesontpeut-êtrepasaussiconvaincantsqu’illepense44.
Deux auteurs sont tout particulièrement visés: Michael Cook, pour son bref
ouvrage The Koran. A Very Short Introduction (Oxford, 2000) et Christoph
Luxenberg (pour l’ensemble de son œuvre, si l’on peut dire, mais avec une
attentiontouteparticulièreàlaquestiondeshouris–manifestementunsujetqui
inspire). J’avoue ne pas trop comprendre pourquoi Saleh consacre autant de
pages (pp.664-670) à une remarque de Cook, plutôt marginale, sur le terme
Virāx 45.Deplus,conclureendisantque«lesétudesétymologiquessontavanttout
un outil idéologique dans les études coraniques» (p.670) relève du procès
d’intention.
Saleh porte un jugement très sévère sur le travail de Luxenberg46. Il a certes
raison d’en pointer les sérieuses carences – hypothèses trop souvent hâtives ou
spéculatives, focalisation sur le syriaque (alors que d’autres influences doivent
aussi être prises en compte, et qu’il suffit dans de nombreux cas d’en rester à
l’arabe),oumanquedecontextualisationhistorique.Ondoitnéanmoinsreleverle
caractèretrèsagressifdelacritique,etl’incapacitéàreconnaîtrelapertinencede
certainesintuitionsdeLuxenberg.Onestmalheureusementtrèsloindel’analyse
froideetdépassionnéequel’ontrouvedanscequiestprobablementlameilleure
discussiondeshypothèsesdeLuxenberg,àsavoirlarecensiondeDanielKing47.
44 Jenesuispascertain,parexemple,qu’unesimpleanalysedesoccurrencesdutermeKanīfdansle
Coran soit suffisante «pour nous donner une idée claire et distincte de la manière dont il était
employéetdecequiétaitsignifiépar-là»(p.659).D’unepart,ilpourraitbienyavoirunesubtilité
dans l’usage du terme (Abraham Kanīf = Abraham le Gentil ) qui ne peut s’expliquer que par
l’usage de Kanpā en syriaque (cf. notamment Reynolds, The Qurɛān and its Biblical Subtext,
op.cit.,pp.80-87,etFrançoisdeBlois,«NaVrānī(Ναζωραο̋)andKanīf(θνικό̋):Studiesinthe
religious Vocabulary of Christianity and Islam», Bulletin of the School of Oriental and African
Studies65,1,2002,pp.16-25).D’autrepart,certainessuggestionsdeLuxenberg,visantàémender
IbrāhīmKanīfan(Q2:135;3:95;4:125;6:161)enIbrāhīmKanīfā(AbrahamleKanīf )etàvoir
dansle –āfinall’articledusyriaque(autrementdit,laformulecoraniqueseraitle calque d’une
expression syriaque, figée), méritent d’être prises au sérieux (cf. Devin J. Stewart, «Notes on
Medieval and Modern Emendations of the Qurɛān», dans Gabriel Said Reynolds (éd.), The
QurɛāninitsHistoricalContext ,Londres,Routledge,2008,pp.238-240).
45 D’autantplusqu’ilavaitdéjàécritunerecension,trèsnégative,del’ouvragedeCook.Cf.Walid
Saleh, «In Search of a Comprehensible Qurɛān: A Survey of Some Recent Scholarly Works»,
BulletinoftheRoyalInstituteforInter-FaithStudies5,2,2003,pp.147-152[pp.143-162].
46 Auvudutondel’article,ilestassezétrangedeconstaterquel’ouvragedeLuxenbergestsysté-
matiquement critiqué pour son caractère polémique (pp.670, note 55, pp. 672, 680 (deux fois),
682,684,685,692)…Onseraittentédeciterunevieilleexpressionfrançaise–«l’hôpitalquise
moquedelacharité».
47 Daniel King, «A Christian Qurɛān? A Study in the Syriac background to the language of the
QurɛānaspresentedintheworkofChristophLuxenberg»,JournalforLateAntiqueReligionand
Culture3,2009,pp.44-71.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 265
Notonsd’ailleursquelesobjectionsdeSalehnesontpastoujourscohérentes.Il
opposeparexemplelesérieuxdeBellamyaudilettantismedeLuxenberg(p.680),
mais les émendations de Bellamy présupposent elles aussi une transmission du
Coran essentiellement écrite – en tout cas une transmission où il n’y aurait pas
une tradition orale, fiable et ininterrompue, palliant l’absence ou la rareté des
points diacritiques. Sur ce point, aussi bien Bellamy que Luxenberg s’opposent
àcequesembledireSaleh(p.679).
Concernant le contexte du Coran, il paraît difficile de nier ou de minorer,
commelefaitpourtantSaleh(pp.672ss),l’importancedel’arrière-plansyriaque
(quecesoitdanslesempruntslexicaux,laphraséologie,outoutsimplementdans
lesidées48).LaviereligieusedesArabeschrétiensdel’époqueétaitmarquéepar
unediglossie–lesyriaquepourlaliturgie,l’arabedanslaviequotidienneet,éven-
tuellement, le commentaire des textes liturgiques. Que cette situation ait pu in-
fluencer le lexique du Coran n’aurait rien de surprenant. Naturellement,
l’importancedecetarrière-plannesignifiepasqueleCoransoitécritensyriaque
ou dans une langue mixte, mais il indique qu’on a de fortes chances d’y trouver
dessyriacismes.Lerecoursàl’étymologieestdoncindispensablepourcompren-
drelesensdecertainsemprunts«techniques»,parexemple qurɛān:jevoismalen
effet comment le seul examen des occurrences coraniques du terme (qui est
d’ailleurs,enprincipe,nonunnompropre,maisunnomcommun),sanslerecours
àl’étymonsyriaque qeryānā ,seraitsuffisantpourencomprendretoutelasignifi-
cation.
Plus généralement, il convient d’avoir une notion suffisamment large de ce
qu’estunemprunt:certainstermesarabesontpuvoirleursignification«colorée»,
dansleCoran,parlessignificationsdeleurscognatsdansleslanguessémitiques
proches49. Comme le note King: «In many other linguistic contexts, in fact, the
idea of ‹loan shifting› (Lehnprägung) and ‹loan extension› (Lehnbedeutung), by
which the semantic ranges of words in the target language are moulded by the
semanticrangesofperceivedequivalentsinthesourcelanguage(whichmaybean
equivalentonlyinonespecificarea),hasbeenproductivelyusedintheanalysisof
‹loanwords› more generally»50. Le point important, toutefois, est bien sûr de ne
48 Parmilesnombreuxtravauxàcesujet,citonsuneétuderécente:EmranEl-Badawi,«Condemna-
tion in the Qurɛān and the Syriac Gospel of Matthew», dans Gabriel Said Reynolds (éd.), New
Perspectives on the Qurɛān. The Qurɛān in its Historical Context 2, Londres, Routledge, 2011,
pp.449-466.Parailleurs,mêmesileCoransesitueindiscutablementàuncarrefourdetraditions
(etsouventdestraditionsoralesetpopulaires),ilsemblebienquelesversionsdesrécitsbibliques
les plus proches des récits coraniques se rencontrent en général dans la littérature homilétique
syriaque.
49 PointjustementrappeléparKing,«AChristianQurɛān?»,art.cit.,pp.69,etdéjànotéparArthur
Jeffery,TheForeignVocabularyoftheQurɛān,Baroda,OrientalInstitute,1938,p.39.
50 King,«AChristianQurɛān?»,art.cit.,pp.69-70.Voiraussip.53,surlestechniquesdetraduction
àlafindel’Antiquité.
266 Dye
pasvoirdusyriaquepartout,etégalementdenepasse focalisersurlaseulein-
fluencesyriaque.
Pour résumer: le sens d’un terme est bien son usage dans la langue, mais il
arrivequecesenssoitprécisémentceluidesonétymon,ousoitsubstantiellement
influencé par celui de son étymon – et dans ce cas, le recours à l’étymologie
s’impose. Entre les spéculations sauvages auxquelles peuvent mener certaines
recherchesétymologiques,etlaquasi-focalisationsurleseultextecoraniqueetla
poésie préislamique (alors même que les sources musulmanes classiques sur
la langue du Coran sont très influencées par des considérations théologiques et
exégétiques),ilyadelaplacepourdesapprochesrigoureusesetpragmatiques.
Thomas Bauer («The Relevance of Early Arabic Poetry for Qurɛanic Studies
Including Observation on kull and on Q 22:27, 26:225, and 52:31», pp.699-732)
défend avec vigueur le recours au corpus de la poésie préislamique pour com-
prendre le Coran. Selon Bauer, le refus de prendre en compte ce corpus a été
motivépartroisraisons:«1)thattheQurɇancanandshouldbeunderstoodonits
owntermsalone;2)thattheauthenticityofpre-Islamicpoetryisdoubtful;and/or
3)thatpoetryasliteraturehaslittlerelevanceforreligioustexts»(p.700).
J’avoue n’avoir jamais rencontré la troisième raison dans la littérature secon-
daire.Quantàl’idéeselonlaquelleilfaudraitcomprendreleCoranseulementà
partirdelui-même,elleestévidemmentindéfendable.Restebiensûrlaquestion
del’authenticité.CommelenoteDmitrievdanssacontribution(pp.349-350),elle
doitseposeraucasparcas.Ilseraitsansdoutebond’avoirquelquescritèresen
main.J’enproposeraisdeux(certesinsuffisants,maisquipeuventdéjàconstituer
un bon point de départ): 1) Une profonde méfiance est de mise face à un vers
isoléquiexpliqueunmotdifficileouunhapaxlegomenondansleCoran;2)Lors-
que nous rencontrons une même tournure syntaxique dans de nombreux vers,
de provenances diverses, supposés remonter à l’époque préislamique, alors il
yadeforteschancespourquelesinformationslinguistiquesfourniesparcesvers
soitauthentiquesetpermettent,éventuellement,demieuxcomprendrelalangue
duCoran.
C’est précisément ce qu’il se passe avec plusieurs occurrences de kull dans
leCoran.Lasyntaxedecetermeesteneffetpluscomplexequ’iln’yparaît,etles
parallèlesdanslapoésiepréislamiquesonticifortutiles.Ilestcependantregret-
table que Bauer présente son entreprise en des termes inutilement polémiques:
«Inanycase,aslongasmodernscholarscontinuetoignoretherichesthatliebe-
foretheminthecorpusofpre-andearly-Islamicpoetry,thenthemorelikelyitis
that people like Luxenberg will find a receptive and gullible audience easy to
delude with scandalous claims» (p.703). Il n’y a pourtant aucune contradiction
entre un recours raisonné au corpus poétique préislamique (à condition d’être
prudentsurlaquestiondel’authenticité)etunrecours(prudentluiaussi), dans
certains cas, à une influence syriaque. C’est justement le cas avec la syntaxe de
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 267
Conclusion
Celivreimposantcontientquelquescontributionsdegrandequalité.Néanmoins,
comme on a pu le voir dans les pages précédentes, plusieurs articles paraissent
discutables et/ou exagérément polémiques. On peut d’ailleurs éprouver une cer-
tainegênedevantlaligneéditorialedel’ouvrage.Disons-leclairement:mêmesi
cen’estpasditexplicitement, TheQurɛāninContext estsurtoutconçupourêtre
unebarrièreauxthèsesdeLuxenbergetdequelquesautres«révisionnistes».Ilest
évidemment permis de défendre le «paradigme nöldekien». Ce qui est plus en-
nuyeux, en revanche, c’est la manière dont les travaux des «révisionnistes» sont
examinés.Nonseulementilsnesontpasprésentésavectoutel’impartialiténéces-
saire51,maisilssontl’objetd’unediscussiontrèssélective.Desétudesessentielles
sontignorées:pourneprendrequequelquesexemples,iln’yapasunmotsurles
travaux d’Alfred-Louis de Prémare et de Jan van Reeth, et seulement une
référence aux écrits de Claude Gilliot52. Deux monographies d’Henri Lammens
sont citées53, mais ses travaux fondamentaux sur la Sīra ne le sont pas54. Paul
Casanovan’estmentionnéqu’àdeuxreprises(pp.792,795),sansquel’onprenne
en compte les réflexions, très suggestives, sur le Prophète et l’eschatologie, qu’il
développedansMohammedetlafindumonde(1911-1924).Unetelleoccultation
estd’autantplusdommageablequecesontlàdessavantssérieux,dontleshypo-
thèses, qui ne sont ni arbitraires ni farfelues, s’écartent à la fois du paradigme
nöldekien et des thèses révisionnistes qui situent l’origine de l’islam hors de
l’Arabie.
AngelikaNeuwirthatoutefoisniél’impactqu’unetelleapprochepouvaitavoir
surnotrecompréhensionduCoranetdesdébutsdel’islam:«Dochselbstbeider
AnnahmeeinerEndredaktionerstdurch ɜAbdal-Malik,wiesieAlfred-Louisde
Prémareansetzt,rücktdasDatumderFixierungdesKorantextsimmernochnahe
an den Abschluss der Textproduktion, das Todesdatum des Propheten, heran.
Auch wenn man nicht von einer Redaktion ɜUthmans ca. 650 ausgehen will, so
liegendochaufkeinenFallmehrals60JahrezwischendemAbschlussdesTextes
undseinerverbindlichenVeröffentlichung–eineFrist,die,entgegendenSchluss-
51 Surlesméritesetleslimitesdel’approchedeLuxenberg,onapprendbeaucoupplusdesarticles
de Stewart («Notes on Medieval and Modern Emendations of the Qur’ān», art. cit.) et King
(«AChristianQurɛān?»,art.cit.),quedel’ensembledulivre.Wansbroughestparailleursassez
souventcité,maisiln’estpassûrquesesanalysessoientsuffisammentprisesausérieux.
52 DanslapremièreétudedeNeuwirth (p.515,note33,etp.516,note36)–etils’agitseulement
d’un article de synthèse (Claude Gilliot, «Exegesis of the Qurɛān, classical and medieval», dans
EncyclopaediaoftheQurɛān,volume2,editedbyJaneDammenMcAuliffe,Leyde,Boston:Brill,
2002,pp.99-124).
53 «La cité arabe de }āɛif à la veille de l’Hégire», Mélanges de l’Université Saint-Joseph 8, 1922,
pp.115–327;LaMecqueàlaveilledel’hégire,Beyrouth,Imprimeriecatholique,1924.
54 «Qoran et tradition: comment fut composée la vie de Mahomet», Recherches de Science
Religieuse1,1910,pp.25-61;«L’âgedeMahometetlachronologiedelaSîra», Journalasiatique
10esérie,tome16,1911,pp.209-250.
LeCoranetsoncontexte.Remarquessurunouvragerécent 269
folgerungenvondePrémare,zukurzist,umhinreichendRaumfürmaßgebliche,
d.h.,gezielte,theologischrelevanteModifikationendesTextes,geschweigedenn
dieliterarischeNeukonstruktioneinesarabischenMythosvonGoldenenZeitalter
unterderHerrschaftdesProphetenzubieten»55.
Onaimeraitsavoirpourquoiunepérioded’unesoixantained’annéesestinsuf-
fisante pour donner lieu aux modifications «théologiques» (et textuelles) dont
Neuwirth entend nier la possibilité: la moindre familiarité avec les études néo-
testamentairesmontreaucontrairequedesévolutionsetdesmodificationssub-
stantiellespeuventfacilementseproduireenquelquesdécennies–etlesconflits
et bouleversements qui forment l’essentiel de l’histoire du premier siècle de
l’hégirerendentfortplausiblel’existencedetellesévolutionsetmodifications.
Danslamesureoùilestimpossibled’abordersérieusementcettequestionen
quelquespages,jemelimiteraiiciàunesimpleremarque,àproposdelaposition
deprincipequ’ilconviendraitd’adopterfaceauxsourcesmusulmanes.Enréacti-
onauxexcès decertainesthéoriesrévisionnistes,onapurappelerquelesrécits
musulmans étaient plus anciens, et plus proches qu’on ne le dit parfois, des
événementsqu’ilssontcensésrelater:ilsseraientdoncfiables,etmêmenettement
plusvraisemblablesquelesreconstructionsdes«révisionnistes».
On peut parfaitement accepter que certains récits soient anciens (même s’il
est quasiment impossible de remonter avant, dans le meilleur des cas, la fin du
VIIesiècle,etplusgénéralementledébutduVIIIesiècle),maiscelan’élimineni
les contradictions56, ni les invraisemblances. Surtout, il convient de rappeler «le
rôlede‹l’imaginaire›religieux,théologique,idéologiqueetpolitiqued’ungroupe
humainquiconstruitsesfondationsgrâceàdesrécitsquinesontpasseulement
‹factuels›,maisenpartieadaptésàunepenséethéologique/idéologiqueetpoliti-
que in statunascendi ,àlaquelleles‹événements›doiventseconformer»57.Ilest
ainsi beaucoup plus difficile qu’on ne le pense souvent de tirer des renseigne-
ments historiques fiables à partir des sources littéraires musulmanes58. Difficile,
mais pas forcément impossible. Mais il conviendrait cependant a) de ne pas
systématiquementaborderl’étudehistorico-critiqueduCoranenayantentêteles
«données»etlecadregénéralfournisparlatraditionmusulmane(autrementdit,
denepasinterpréter,consciemmentounon,lesindicesdontondispose,ouque
l’on découvre, selon la trame fournie par la tradition musulmane), et b) de ne
pas rejeter certains résultats de l’approche historico-critique au seul motif qu’ils
contredisentces«données»etcecadre.
Lefaitestque«l’écoleallemande»(sil’onentendpar-làdeschercheurscomme
Nöldeke, Spitaler, Paret et Neuwirth, mais évidemment pas, par exemple,
Schacht), ou si l’on préfère, les tenants du paradigme nöldekien, occupent une
positionplutôt«conservatrice»59.Danslesétudesbibliquesounéotestamentaires,
une telle position est très marginale. Dans les études coraniques, elle apparaît
modérée. Pourquoi? Les études bibliques et néotestamentaires se tromperaient-
elles lourdement en marginalisant les «conservateurs»? Ou est-ce la nature très
particulièredenossources,danslecasdel’islam,quijustifieraituneattitudenon
révisionniste?C’estprobablementcettesecondeexplicationquiseraleplusvolon-
tiersavancée.Onpeutéprouverquelquesdifficultésàlatrouverréellementcon-
vaincante.
Ilyaquelquesannées,ClaudeGilliotavaitproposé,àproposdesétudescora-
niques, d’«en finir avec les merveilles de la lampe d’Aladin»60 – les merveilles
étant, bien entendu, les conceptions insuffisamment critiques d’une partie im-
portantedelarechercheoccidentale. TheQurɛāninContext nousdonnecertai-
nement des garde-fous utiles pour ne pas en finir n’importe comment avec ces
merveilles.Maisjedoutequel’approchedéfendueparcertainesdesescontributi-
onsnouspermettedeprendrecongédelalampemagique.