Nivat Vivre en Russe

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Georges NIVAT (1935 - )

historien des ides et slavisant, professeur honoraire, Universit de Genve.

(2007)

VIVRE
EN RUSSE
Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole,
Professeur de franais la retraite et crivain
Chambord, LacSt-Jean.
Courriel: [email protected]
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/
Une bibliothque dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Fondateur et Prsident-directeur gnral,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Patenaude, bnvole,


professeur de franais la retraite et crivain,
Courriel : [email protected]
partir de :

Georges NIVAT (1935 - )


VIVRE EN RUSSE.
Lausanne, Suisse: Les ditions l'ge d'Homme, 2007, 485 pp. Collection:
Slavica.
M Georges Nivat, historien des ides et slavisant, professeur honoraire, Universit de Genve, nous a accord le 17 aot 2011 son autorisation de diffuser ce
livre dans Les Classiques des sciences sociales.
Courriel : [email protected]
Polices de caractres utilise :
Pour le texte: Times New Roman, 12 points.
Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11
dition numrique ralise le 5 janvier 2012 Chicoutimi,
Ville de Saguenay, Qubec.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Georges NIVAT (2007)


VIVRE EN RUSSE

Lausanne, Suisse: Les ditions l'ge d'Homme, 2007, 485 pp. Collection:
Slavica.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Table des matires


Quatrime de couverture
POURQUOI JE SUIS SLAVISTE
VIVRE EN RUSSE
I.

LES CLS
Quest-ce que la sobornost
D'une russistique l'autre
Morbus rossicus
Les paradoxes de l' affirmation eurasienne
Fuga mundi
Le droit de punir chez Dostoevski
Le thme apocalyptique dans la culture russe
La knose de l'icne russe du Nord

II.

LES MYTHES
La Russie entre livre unique et livre clat
Lanarchisme russe et les penseurs libertaires nobles
Le mythologme de l'ensorceleuse

III. ORTHODOXIE
En orthodoxie
Mre Marie
Quelques haltes dans la Russie orthodoxe
Aujourd'hui en Russie
La guerre des juridictions orthodoxes en France
IV. LES LIEUX
Russie de l'an XII
Dans la ville crbrale
Par jalousie, Moscou nous envoie un album !

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V.

NOSTALGIE SOVITIQUE
Bilan de la culture sovitique
Un ingnieur enqute sur les ingnieurs de l'me staliniens
Une idylle au temps de Staline
Merci, camarade Staline !

VI. PROSE D'AUJOURD'HUI


Babylone russe au fond d'un crne trpan
Valentin Raspoutine, le jansniste de l'Angara
LApproche
La Prise dIzmal
Le Retour du pre, ou la Russie d'aujourd'hui
Le rapiage d'Oulitskaa
Le train de Leningrad Baden-Baden
Incident heureux sur la ligne 17 de trolley
Le soleil des morts d'Ivan Chmeliov
La disparition du dernier crivain sovitique
Gogol chez les killers
VII. LES RACINES POTIQUES
Pasternak de Ma sur la vie au Docteur du vivant
Moulin de l'histoire, moulin de la posie
t froid
La rencontre potique d'Andre Bily et d'Ossip Mandelstam
Alexandre Blok et Andre Bily
Pguy et Ivanov : la posie religieuse en France et en Russie au sortir du positivisme
Le pote en saltimbanque, de Pouchkine Khodassivitch
Les paradoxes de Pouchkine
LAntiquit et le symbolisme russe
Le symbolisme russe en qute de paradis originel
VIII. LES RACINES DE LA PROSE
Dostoevski souffrant et jubilant
1874-1881 : la Correspondance de Dostoevski, ou l'enfer vaincu
Tchkhov et la catastrophe du XXe sicle
La potique de Tolsto
Non au Tolsto de poche !
Une saintet qui ne part ni au lavage, ni au repassage
Deux tmoignages sur la Terreur rouge

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IX. VISION DE SOLJNITSYNE


Entre largissement et miniaturisation : la potique de Soljnitsyne
Lil pre, ou le regard de Soljnitsyne
Le retour du prophte : Soljnitsyne en Russie
Soljnitsyne intervient dans la question juive
X.

LES GRANDS VISUELS


En lisant, en regardant... La grammaire d'Alexeeff
Sokourov ou la qute de l'envers de l'image

XI. MIGRS
Rmizov ou le scribe des annes terribles
Lnigme Aguev a chang de sens
Une tourne des grands hres dans la Nuit du Corrge
Russe de cur, franais de plume. Vladimir Volkoff ou un certain bonheur
de l'exil
XII. FANTMES DU GOULAG
Lhumain invisible ou Vassili Grossman
Friedrich Gorenstein
Dans le hache-viande de l'utopie
Face la Gorgone
Les racines russes du totalitarisme ?
Montrer-regarder le camp
Jerzy Giedroyc
Au pays des morts, la vie vivante
Les rinyes de Littell
XIII. QUELLE EUROPE ?
Un facteur d'icnes iconoclaste : George Steiner romancier
Lme des bufs serbes
Le menti-vrai
Europe-racine, Europe-rhizome
La traverse d'Europe, un rve
DDICACE

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Du mme auteur

Sur Soljnitsyne : essais. Lausanne, L'Age d'Homme, 1974.


Soljnitsyne. Paris, ditions du Seuil, 1980.
Vers la fin du mythe russe : essais sur la culture russe, de Gogol
nos jours. Lausanne, L'Age d'Homme, 1982, deuxime dition
en 1988.
Russie-Europe, la fin du schisme : tudes littraires et politiques.
Lausanne, L'Age d'Homme, 1993 (Slavica).
Impressions de Russie l'An I : Crime, Oural, Haute-Volga. Paris,
ditions Bernard de Fallois ; Lausanne, L'Age d'homme, 1993.
Regards sur la Russie de l'An VI : considrations sur la difficult de se
librer du despotisme. Paris, ditions Bernard de Fallois ; Lausanne, L'Age d'Homme.
Ouvrages dirigs ou codirigs
Soljnitsyne, Paris, L'Herne, 1971. (Cahiers de l'Herne ; 16) (avec
Michel Aucouturier).
Autour du symbolisme russe, Cahiers du monde russe et sovitique,
1974.
Le christianisme russe entre millnarisme d'hier et soif spirituelle
d'aujourdhui.
Cahiers du monde russe et sovitique, 1988.
Un matre de sagesse au XXe sicle, Vjatcheslav lvanov et son temps.
Cahiers du monde russe, 1994
L'Ukraine ancienne et nouvelle : rflexions sur le pass culturel et le
prsent politique de l'Ukraine, Cahiers du monde russe, 1995
Bilan de la culture sovitique.
Transitions, Bruxelles, 2002.
Histoire de la littrature russe.
(avec Efim Etkind, Ilya Serman, Vittorio Strada) Paris, Fayard.
Tome III/1 : Le XXe sicle. L'ge d'Argent. 1987.
Tome III/2 : Le XXe sicle. La Rvolution et les annes vingt. 1988.

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Tome III/3 : Le XXe sicle. Gels et dgels. 1990.


Tome Ier : Des origines aux Lumires. 1992.
Tome II/I : Le XIXe sicle. L'poque de Pouchkine et de Gogol, 1996.
Tome II/2 : Le XIXe sicle. Le Temps du roman, 2005.
Les sites de la mmoire russe. T. I. Paris, Fayard, 2007.

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VIVRE EN RUSSE (2007)

QUATRIME DE COUVERTURE

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Aussi cet ouvrage ressortit l'autobiographie intellectuelle comme l'histoire


de la culture. Les cls de la culture russe orthodoxie, utopie, fuite hors du monde, complexe de l'chec clairent des relectures de Pouchkine, Dostoevski,
Tolsto, Tchkhov, Blok, Bily, Chalamov et Soljnitsyne.
Le menti-vrai de l'idologie communiste y est tudi, ainsi que la presque
indicibilit du goulag en tant qu'image honteuse pour l'homme survivant. De
brves analyses des auteurs actuels voisinent avec de longues plonges dans l'univers des grands visuels russes comme le peintre et graveur Alexeff, le cinaste Sokourov, ou le peintre Music. Des chappes vers la littrature franaise
avec Volkoff, ou serbe avec Tchossitch, largissent l'horizon de la russitude .
Linstabilit de la conscience nationale russe s'claire au fil du livre, ainsi que ce
primat du spirituel qui pousse l'homme russe la fuite hors du monde ou la dissidence, et amena le pote Pouchkine s'inspirer du grand pote puritain anglais
Bunyan et de son Voyage du Plerin.
L'incertitude sur la place de la Russie dans l'Europe, croisement contradictoire
des axes Nord-Sud (des Vargues aux Grecs) et Ouest-Est (le mouvement eurasien) amnent l'auteur une conclusion relativement pessimiste sur ce qu'est au-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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jourd'hui la traverse d'Europe , le dsir d'Europe qui jadis poussa le pote


suisse Blaise Cendrars vers le mirage de la lgende de Novgorod .
Journal de son propre dsir de Russie et mise en perspective de ses tudes sur
la littrature et la culture russes, Vivre en russe, que propose aujourd'hui Georges
Nivat, clt une trilogie dont les premiers tomes furent Vers la fin du mythe russe
et Russie-Europe : la fin d'un mythe.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

[6]

Toutes les illustrations de cet ouvrage sont


empruntes Alexandre Alexeff, et tires de
l'dition des Frres Karamazov parue Paris en
1929. L'diteur et lauteur tiennent remercier
chaleureusement Mme Svetlana RockwellAlexeff qui a donn lautorisation de les reproduire.

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Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[7]

La civilisation europenne a t le briquet avec lequel il a fallu frapper nos masses qui commenaient
somnoler. Le briquet ne communique pas le feu au silex,
mais le silex, tant quil na pas t frapp, ne saurait donner de feu. Le feu jaillit soudain de notre peuple. Ce feu
tait l'enthousiasme, l'enthousiasme du rveil, un enthousiasme au dbut inconscient : nul n'avait encore compris
que s'il s'tait veill, c'tait avec l'aide de la lumire de
l'Europe, pour s'analyser lui-mme plus profondment et
non pour copier l'Europe ; tous avaient seulement senti
qu'ils s'taient veills.
Nicolas Gogol

Ne pas perdre le fil de souffrance et de tendresse qui


rend l'univers de Dostoevski proche de chacun de
nous.
Albert Camus

Je ne veux pas mourir sans avoir vu les deux mots


quune force invincible carte le plus chaque jour, le mot
Russie et le mot bonheur, se rencontrer sur mes lvres
nouveau.
Jean Giraudoux

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VIVRE EN RUSSE (2007)

POURQUOI JE SUIS SLAVISTE

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Mon premier contact avec la langue russe date de l'ge de 16 ans : j'ai li amiti avec un relieur en chambre de ma ville natale de Clermont-Ferrand, il tait du
Kouban et il avait t enrl par les blancs, avait combattu sous Denikine, particip la droute gnrale, et s'tait retrouv Istanbul, comme tant de fugitifs,
cherchant gagner deux sous par des petits moyens, comme les hros de la pice
de Mikhal Boulgakov, La Fuite, qui organisent des courses de cafards avec enjeux. Il avait dbarqu Marseille sans le sou, avec un pantalon et la chemise
quil portait. Georges Nikitine tait relieur en chambre, il fallait ascensionner une
de ces vieilles btisses noires dont Clermont a le secret : sa pice tait vaste, encombre par l'norme presse, avec des cartons entasss sur un bahut immense. Je
garde de lui trois merveilleuses reliures qu'il fit pour trois de mes livres. Ptersbourg, de Bily, est grav d'une superbe Cavalier de bronze en camaeu mauve
d'un ct, de la pyramide virtuelle qui tourmente le fils du Snateur de l'autre.
Kotik Letaev a son cuir grav et incis par une croix aux quatre corbeaux, la croix
o est crucifi le petit d'homme veill la seconde vie consciente. Sans Georges
Nikitine, aurais-je rencontr cette langue merveilleuse, dont l'inventivit potique
mmerveille tous les jours ?
Avec la littrature russe, mon premier contact fut la lecture des Dmons.
Llgante traduction de Boris de Schloezer parut en 1951 au Club franais du
livre, dont mon pre achetait presque toutes les parutions. Ce fut une dcouverte

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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immense. Non seulement la dcouverte de l'me russe divise, de la fivre qui


agite l'criture nocturne de Dostoevski (dont le nom figurait en cyrillique sur la
page de garde), mais, grce l'introduction de Boris de Schloezer, ce fut aussi les
dbuts d'une exploration : Pouchkine dont le pome Les Dmons avait fourni
le titre (Schloezer corrigeait pour la premire fois l'erreur tablie qui voulait que
l'on traduist Les Possds , erreur reprise par Camus), Tourgueniev, si venimeusement moqu sous les traits de Karmazinov, l'archtype du dracin russe . Le plus fascinant tait ce mlange de trivial, de fait divers et d'utopie dvoye : Schloezer me faisait dcouvrir Bakounine, Netchaev et son Catchisme
dun rvolutionnaire, cette Socit de la haine qui voulait dtruire tout et partout en s'alliant aux bandits et aux assassins. La soif de Dieu et la peur de Dieu
fascinent toujours le jeune et le moins jeune lecteur de ce brlot lanc contre les
rvolutionnaires, mais dont l'auteur repenti reste reli par d'invisibles fils, comme
si Dostoevski tait tout jamais un receleur de violence utopique. Ce recel
tait fascinant, comme l'tait l'embrasement de la ville pendant [10] la nuit de
gsine o Marie Chatov accouchait tandis que Marie la Boiteuse prissait dans le
Faubourg, victime de l'ancien forat. La connivence gnrale, l'inquitante joie
intime que cre tout grand incendie, la surprenante atmosphre de nocturne
que cre l'criture du roman me saisirent au cur. Mais j'aimais particulirement
les pages finales de rconciliation avec le peuple, lorsque Verkhovenski pre,
dsempar et retomb presque en enfance, erre dans les chemins russes comme
Lear sur la lande, en compagnie non d'un fou, mais de la vendeuse d'vangiles.
Schloezer, gentilhomme russe parfait, que je connus plus tard, musicologue raffin, traducteur de Chestov, ne parvenait pas aimer totalement l'auteur quil traduisait fidlement (en franais, pas en russe francis), sa prface montrait son
embarras, l'embarras d'un Europen face la Russie en flammes. Cet embarras, je
l'ai connu, et le connais encore, il fait partie de l'amour pour la Russie. Cependant
d'autres lectures vinrent me combler et achever de me convertir : La fille du capitaine de Pouchkine, tout d'abord, o l'ancestrale unit du monde tait tratreusement dfaite par l'insurrection et la complicit d'insurrection. Ldition bilingue
de Raoul Labry, avec son second tome philologique de notes plus volumineux que
le texte mme, fut longtemps mon livre de chevet. Tout y tait enchanteur, par
exemple la note sur le mot loutchina , long copeau de sapin ou de pin qui remplaait la chandelle pour clairer l'isba, que l'on fichait sur un bton, garni d'un
fer, appel svietets , dans le trou de la table du mtier tisser sur lequel on

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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travaillait. Labry ajoutait : Cet antique usage na sans doute pas encore disparu
dans les lointaines campagnes russes. Et je rvais d'aller le vrifier. Ailleurs
c'tait un proverbe, un verbe compos d'une succulence tymologique dtaille et
pourtant mystrieuse, ou un de ces mots monosyllabes qui en russe sont des ppites, ou des grenades smantiques, tel ce petit mot likh , dont Labry expliquait :
C'est une particule d'emploi populaire et familier qui exprime, dans une rplique, une joie mauvaise constater un insuccs de l'interlocuteur. Ces mots clataient ma figure et ils faisaient ma joie, une joie toujours vcue aujourd'hui en
lisant certains auteurs contemporains matres du mot russe, comme Mark Kharitonov, Mikhal Chichkine ou Andre Dmitriev.
Le chemin devant moi tait long. A vingt ans, je suis entr l'cole normale
suprieure de la rue d'Ulm Paris, j'tais latiniste, mais j'ai achev des tudes
d'anglais parce que mes sjours dans des coles anglaises mavaient fait aimer
l'Angleterre (celle de Chaucer, de Shakespeare, de Bunyan, que je retrouvai plus
tard traduit par Pouchkine). C'est l, dans cette abbaye de Thlme de la rue
d'Ulm, que j'ai commenc des tudes de russe. Les professeurs d'anglais la Sorbonne mennuyaient et je suis all couter le prof de russe, Pierre Pascal. J'ai dcouvert un matre tout autre, personnel, souriant, chaleureux, c'est lui qui m'a
converti au russe dfinitivement. A la rue d'Ulm, il avait un lecteur , le pote
russe migr Nikola Otsoup, dont beaucoup plus tard j'ai aim le Journal en vers,
qui, dans une strophe de dix pentamtres trochaques, chante sur le mode ironique
et lgiaque l'exil, le cosmopolitisme culturel, l'europanit russe... LExil m'apparaissait sous les traits du hros d'Otsoup :
[11]
Poussant Ene devant Ulysse
Guerrier, voyageur, et poux,
Projetant Pierre et Mazeppa
Sur l'cran du Rouge et du Noir,
Il suivait chants et oriflammes
De Bagration ou des Croiss,
Il guettait le cor de Roland
Il traversait les popes
Parcourait mythes et lgendes
Sans trve il marchait et marchait...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Cela faisait deux Russie devant moi : celle de la diaspora, de Boris de Schloezer, Nikola Otsoup, du trs souriant Boris Zatsev, que je revois au Conservatoire
russe du Quai de Tokyo en 1962 pour son jubil ; sa carrire fut si longue quelle
me semblait marier au moins deux sicles : il avait eu avec Andre Bily un duel
en 1909, et en 1962 je le voyais lisant au petit public ses rcits italiens si nafs ,
si musicaux... Je revois galement la terrasse de son caf habituel des Champslyses le noir et tnbreux Guorgui Adamovitch, je rencontrais assez souvent le
subtil essayiste Wladimir Weidl, auteur de Russie prsente et absente, un livre
dont la version franaise a prcd la russe, et la surpasse de beaucoup. Ou encore
le compagnon du pote Essenine, lui-mme auteur de rares pomes orientaux rutilants, don juan impnitent, Alexandre Koussikov, dit Sandro un exil pas
comme les autres puisquil avait gard le passeport sovitique, comme Viatcheslav Ivanov, ou encore Vadim Andreev, un pote et prosateur clips par la gloire
de son pre, Lonid Andreev. C'est d'ailleurs bien plus tard que je rencontrai Vadim Leonidovitch, une fois nomm Genve. Il y avait dans la Genve de 1972
trois glorieux survivants de cette diaspora : outre Vadim Leonidovitch, Marc Slonime, essayiste, auteur d'un livre sur les trois amours de Dostoevski (que je
naime pas), le plus jeune dput la Constituante russe que Lnine avait disperse par les baonnettes de ses marins rouges, un homme lgant, qui savait parler
avec une virtuosit inoue de l'humour du grand Leskov. Le troisime tait une
des jeunes Russes de Paris des annes trente, Vladimir Varchavski, homme
sportif et doux, qui a laiss une chronique impressionniste et inoubliable du
Montparnasse russe des annes trente, celui du pote Boris Poplavski, dont le
suicide par overdose, en 1937, tait encore un signe majeur des temps.
Envers tous j'ai une dette, ils ont accueilli avec indulgence d'abord l'tudiant
naf que j'tais, puis le jeune professeur dbutant. Ils mont fait connatre la quintessence de cette ancienne Russie quils avaient emporte avec eux, comme dit
Roman Goul, un migr de l'autre rive de lAtlantique, et que je vis dans le bureau
new-yorkais de sa revue Novy Journal. Ils avaient emport cette lgret d'me,
cette gnrosit d'esprit, et aussi cette irresponsabilit juvnile qui ont fait le
charme et les malheurs de l'intelligentsia russe. Rassa Tarr, l'amie dAnne Heurgon-Desjardin, que je voyais Paris ou aux dcades de Cerisy, qui avait t
l'pouse de Kojve, incarnait mieux que quiconque cette aura de l'intelligentsia,
citoyenne du monde, et enracine nulle part, celle que Dostoevski maltraite si

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cruellement dans Les Dmons, prcisment. Et je noublie pas le plus cosmopolite


[12] d'entre eux, le compositeur Nicolas Nabokov, qui mit en musique les cinq
pomes indits de Pasternak que je rapportai en 1957. Ni le philosophe si virtuose
de la musique des mots et des concepts, Vladimir Janklvitch, dont j'allais suivre
des cours la Sorbonne, comme je suivais ceux d'Alqui. Je n'ai jamais os approcher Janklvitch, mais il incarnait pour moi, autant ou plus que Schloezer,
cette symbiose que l'intelligentsia russe a su composer en exil entre malheur et
flicit, utopie russe et fragilit franaise. Il enseignait Tolsto comme un philosophe du soleil, ou de l'vidence. Lire Polikouchka la lumire de Janklvitch tait
un double plaisir. D'abord parce que mieux que les formalistes russes il expliquait
que Tolsto avait l'esprit ailleurs , et surtout parce quil indiquait un univers
russe o chaque dtail tait cisel dans l'attention au monde, une attention immdiate, rude , dans une vidence apollinienne. Et, ds lors, tait en place le dilemme russe, entre le souterrain et le soleil, entre l'homme dchir et l'homme
intgral. Un dilemme dont, en avanant, on ne sort pas.
Mais il ny eut pas que les crivains migrs, car, en octobre 1956, Pierre Pascal menvoya en URSS, o lui-mme nallait plus puisqu'il avait chapp de justesse, aprs dix-sept ans d'engagement rvolutionnaire, aux grandes purges de
Moscou. Il avait quitt Moscou en mars 1933, et comme il me le dit, un seul Russe l'accompagnait la gare, Boris Pilniak, le chantre de LAnne nue. Je garde les
deux livres ddicacs que Pilniak lui avait donns et dont Pascal me fit don son
tour. J'ai beaucoup aim plus tard la succulence stylistique de Pilniak, un Allemand de la Volga, dont le pseudonyme russe dmontre lui seul l'enthousiasme
slavophile. De tous les prosateurs sovitiques, Pilniak tait le seul quaimait Pascal, il se rendait chez lui Yamskoe Pol. Quelques jours avant de partir pour
rentrer dans cette France bourgeoise quil avait tant dteste, Pascal se rendit une
fois de plus chez Pilniak, celui-ci lui fit cadeau de son roman amricain qui
venait de sortir, OKe ; un journal de voyage o le reporter russe hsite entre
l'apologie de la Sovitie, la dnonciation de l'Amrique d'Al Capone et du Ku
Klux Klan et une admiration qui transperce ici et l. Est-ce Pascal quil fait allusion dans ce livre en disant que chaque nation a son idal, pour les Allemands,
cest tre Beethoven, pour les Franais, c'est tre Napolon ou le pape Pie, pour
les Amricains, c'est tre Rockefeller... La mention des Pie me stupfia, mais je
compris vite : quel autre Franais que Pierre Pascal, le bolchevique catholi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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que , aurait pu lui suggrer le nom de Pie ct de celui de Napolon ? Aux


chers Pascal, dans l'affirmation quil fera trs bon vivre sur terre , crivit Pilniak.
Pascal mettra trois ans rintgrer la fonction publique franaise, Pilniak, espion
japonais et amricain, prira des mains de Staline et ses sbires trois ans plus tard.
C'et t le sort de Pascal sans ce miraculeux retour... Quand je relis ce livre
trange, je les vois tous deux conversant, hrtiques et incorrigibles. Sans doute
Pilniak racontait-il sa rencontre californienne avec les sauteurs et les molokanes amricains, un vestige de l'ancienne Russie populaire et sectante, irrductible toute autorit, et que tous deux aimaient tant...
Javais une chambre aux Monts Lnine, il n'y avait en qualit d'trangers que
deux ou trois Franais, des tudiants des pays socialistes et quelques tudiants
italiens envoys par leur PC ; il y avait l Berlinguer et d'autres, j'ai li amiti
avec l'un d'entre eux, qui s'appelait Enzo. J'avais plusieurs amis parmi les Polonais, dont le chimiste Zbygniew [13] Buczkovski, qui soutint son doctorat Moscou. Il me rvla beaucoup de choses sur la Pologne, la guerre, le ghetto que lui et
sa femme (non juifs) avaient aliment en passant par les gouts, jusqu'au jour o
lui avait t arrt. Il passa un an Auschwitz dans la baraque des condamns
mort, surtout des Polonais. Avec Zbygniew, et aprs le Festival de la jeunesse de
Moscou de l't 1957, j'allai en Pologne et ensemble nous visitmes le camp
d'Auschwitz. Ce ntait pas encore un muse, on y sentait toujours une puanteur
de mort. Silencieusement nous visitmes les lieux o il avait attendu sa mort. Ma
correspondance avec mes parents tait perlustre (jen eus indirectement la preuve
plus tard), mais je leur racontais longuement mes dcouvertes, mes msaventures,
comme celle qui survint en novembre 1956 aprs les vnements de Budapest
quand un ami russe m'emmena une runion du Komsomol o je vis et entendis
un tudiant assez g, qui avait t instituteur avant dentrer l'Universit, et qui,
pris dune sorte dmotion suicidaire, dclara devant la salle bonde : Camarades, savez-vous qu'il y a aujourd'hui dans notre pays des gens qui sont au chmage et dont les enfants ont faim ? J'entends encore le silence de plomb qui tomba
sur la salle, personne ne savait quoi faire. Une activiste courut au pupitre et lana
Vous tes fou ! quelles preuves avez-vous ? J'tais instituteur Louga, rpondit-il, et je me suis aperu que certains de mes lves taient d'une grande faiblesse, je suis all voir les parents, et j'ai dcouvert la ralit. Le mot chmage faisait partie du lexique rserv aux pays capitalistes, l'entendre appliqu la ralit

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sovitique tait une incongruit scandaleuse, indcente, inoue. On mit rapidement


fin la sance, le lendemain son exclusion fut vote ; son cas ntait-il pas aggrav par la prsence d'un tranger ? Les autorits tentrent de me faire partir, mais je
fus protg par le professeur Goudzi, dont je suivais le sminaire, et qui me remit
une lettre dclarant quil tait satisfait de mon travail. Le sminaire avait lieu dans
son grand salon, chez lui, dans une petite rue prestigieuse non loin du Kremlin, o
logeaient beaucoup de nomenklaturistes . J'avais fait un petit expos sur deux
minuscules rcits de guerre au Caucase de Tolsto et je les avais compars la
nouvelle de Mrime LEnlvement de la redoute . Mais j'avais utilis l'expression guerre coloniale de la Russie , mon opposant s'tait indign (les
guerres de la Russie au Caucase taient des guerres de libration ) et le bon
Goudzi, au visage un peu simiesque tout parcouru de rides, avait mis fin l'pisode en disant quelque chose comme : Vous voyez, il est toujours bon d'entendre
des points de vue diffrents. Propos hrtique s'il en est ! Mais l'homme tait
hors du commun, bien qu'il ait donn, comme tous, des gages intellectuels au rgime. Pascal ma confi plus tard que dans un ascenseur, au premier Congrs
Tolsto organis Venise par la Fondation Cini, en 1978, Goudzi lui avait dit
voix basse : Vous savez, moi aussi je suis croyant.
Les temps taient incertains, le XXe Congrs du Parti avait secou les colonnes du temple. Lexpression culte de la personnalit parat aujourd'hui anodine, mais c'tait un dtonateur, et nul ne savait quelle bombe allait exploser. A mon
arrive, j'allais voir comment on passait les examens, une tudiante tira devant
moi un billet sur le culte de la personnalit, elle se sentit mal, on l'autorisa tirer
un second billet. Le Rapport secret de Khrouchtchev ne fut jamais publi par
le rgime, mais on le lisait dans les cellules du Parti et mon ami Zbygniew me dit
qu'on venait de le lire la cellule de la [14] Facult de Chimie. Les journalistes
polonais de Po prostu, en visite l'universit de Moscou, eurent un succs incroyable. Yves Montand, qui vint voir les petits Franais du MGU, tait interloqu. Une tudiante du sminaire de Goudzi me parla de la rsistance en Lituanie,
des frres verts qui avaient tenu le maquis longtemps aprs l'annexion sovitique et la fin de la guerre. Son pre, un communiste lithuanien, avait t liquid, sa
famille dporte. Une de mes premires visites en ville fut pour un vieux monsieur, professeur de latin. Il habitait un coin de chambre dans l'ancien htel particulier de ses parents (ils avaient connu la fameuse densification de l'habitat ),

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rduit un tage, puis une chambre, puis un coin de chambre isol par un paravent. Il revoyait un tranger pour la premire fois depuis longtemps, partag entre
la peur et l'attrait. Install prs de la fentre, ses yeux guettaient en bas la voiture
noire qui aurait indiqu que j'tais suivi.
J'ai voyag, en qute de la campagne russe avec ses lumignons en copeaux de
pin... Il fallait pour cela l'autorisation du Dpartement des visas et registrations
pour trangers de l'Universit, c'tait compliqu, on m'autorisa quand mme
aller avec deux amis franais Pskov et Novgorod, encore dvasts par la guerre,
o on lisait des graffitis en allemand sur les ruines d'glises magnifiques, que j'ai
rcemment revues et admires. Le style lgant et sobre des glises pskovitaines
au long cou ceint d'une collerette de triangles et cubes vids dans le mortier, ainsi que les icnes au style violent et mystique, comme celle, unique chef-duvre,
qui nous montre l'ascension du prophte lie dans une norme bulle de feu rouge,
font de cette rpublique mdivale qui dpendit un moment de Novgorod, mais
sans tre vassalise, un des hauts lieux de l'ancienne Russie libre et cratrice autant que Venise ou Gnes... Nous soulevions dans la cit encore moiti ruine et
qui navait plus vu d'trangers depuis longtemps un manifeste intrt, d'autant
plus que notre rgle tait d'aller au march, l'glise, et au bain public. Sur la
rivire Velikaa encore gele, mais o l'eau commenait sourdre par endroits,
nos fileurs s'talrent, passrent moiti sous l'eau et lchrent... Cet trange
petit jeu se rpta souvent, et il avait des connotations inquitantes. Je suis rcemment retourn dans cette ville magnifique, toute proche maintenant de la frontire avec l'Estonie. A Izborsk, une des plus antiques forteresses russes, on est en
face des vestiges de chteaux des chevaliers teutoniques. Ici passe une des plus
vieilles frontires de l'Europe, ici se sont heurts catholicisme et foi orthodoxe.
Les conqutes de Pierre sont annules, et l'on est revenu au trac frontalier de
l'poque d'Ivan le Terrible. Sous les vieilles murailles roussies d'Izborsk stationnent paisiblement quelques voitures immatricules en Estonie, et donc venues
d' Europe , mais je souponne que ce ne sont pas des Estoniens finnois, plutt
des Russes d'Estonie, qui amnent leurs enfants contempler cette leon de patriotisme quest la paisible Izborsk. A Petchora, plus prs encore de la frontire, on se
plaint que les Estoniens qui viennent faire des achats font renchrir la vie. Dans le
superbe monastre, dont l'enceinte mdivale a t restaure sur une dotation spciale du prsident Eltsine, un jeune hiromoine s'en prend un photographe qui a

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sans doute jet un dbris terre : Ici vous n'tes pas en Occident, ici vous tes
en Russie, il faudra que vous l'appreniez un jour ou l'autre. En un sens, il na pas
tort, mais tout est dans le ton...
[15]
Ds mon premier sjour, j'ai t tonn par le fait que la Russie sovitique
tait trs loin d'tre un pays enrgiment, il y rgnait un vivant dsordre. Gare de
Kiev, Moscou, je voyais des bonnes femmes passer en trombe devant le contrleur, selon le systme du blier , pour ne pas payer. Je navais jamais t communiste, mais j'tais arriv bien convaincu quil rgnait un ordre plus orwellien que cela en Russie communiste. Ce dsordre ma plu. Veux-tu faire
connaissance avec une famille o tout le monde a fait de la prison ? me dit un
tudiant d'histoire. C'tait la famille d'Olga Ivinskaa, et j'allais faire la connaissance d'Olga Vsevolodovna, qui avait purg sa premire priode de camp, de sa
mre, Maria Nikolaevna, galement revenue des camps, de la fille d'Olga, Irina,
et du Classique , le pote Boris Pasternak, qui avait l sa seconde famille, illgitime . Je me rappelle trs vivement sa premire apparition dans le petit appartement d'Olga Vsevolodovna, rue Potapov, quIrina. Emelianova a dcrit dans
son mouvant, savoureux et ironique petit livre de mmoires Lgendes de la rue
Potapov. Je ne savais pas encore que je deviendrais le fianc d'Irina, que je verrais
et vivrais dans le chagrin la mort du pote, les obsques Peredelkino, ternises
par les photos o l'on voit Neihaus le pianiste, Daniel et Siniavski, les deux crivains du souterrain qui avaient dj envoy leurs brlots en Occident, et que s'accomplirait devant nous tous qui pleurions le pome Aot de Iouri Jivago. Les
grands potes sont toujours de grands devins. Je ne pouvais savoir que je serais
expuls d'URSS quelques jours avant l'arrestation de la mre et de la fille, exactement le 6 aot 1960, ni que cette visite la rue Potapov dterminerait tant de
choses dans ma vie. Le premier retour se fit en octobre 1972, inoubliable reprise
de contact avec ce pays qui semblait engourdi dans un communisme moribond, o
les intellectuels frondaient dans leur cuisine en laissant couler bruyamment l'eau
du robinet, o les liturgies du rgime semblaient ne jamais devoir connatre de fin,
o on tait perptuellement la rencontre de l'anniversaire d'Octobre , ou
dans le bilan de l'anniversaire d'Octobre ... Entre 1972 et 1989 j'ai fait de nombreux sjours, marqus par les rencontres avec des dissidents, l'arrestation de Ga-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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briel Superfin, l'amiti avec le pote, dissident, ex-zek, et homme d'un charme et
d'un don potique droutants, Vadim Kozovo, mari d'Irina Emelianova.
J'ai vcu trente ans aprs mon expulsion d'aot 1960 la fin de l'URSS comme
un second bonheur personnel. D'abord le bonheur de voir que la Russie avait russi se librer du totalitarisme et de l'affreuse stagnation et grisaille du temps
des grontes du PCUS, et ce contre tous les pronostics de tous les sovitologues
du monde entier, toujours aveugles et sourds ce pays (et, au fond, rien na chang sur ce point). Et aussi parce qu'il s'agissait d'un bonheur personnel pour moi
qui avais consacr ma vie la Russie, et qui pouvais entirement renouveler mon
contact, et retrouver une symbiose avec ce pays seconde patrie. Seconde naissance et seconde patrie donc, avec ce retour en Russie qui s'effectue depuis 1989.
La Russie d'aujourd'hui a du mal sortir de tant d'annes de cruaut sociale,
d'aveuglement politique, de squelles de son penchant pour l'utopie qui l'a entrane dans le pire despotisme, et de son incapacit vivre en politique une vie
concrte, faite de compromis entre les buts et les ralisations. En revanche, ne
s'est-elle pas libre toute seule, par un effort sur elle-mme ? En un sens, l'intelligentsia est revenue la [16] tactique intellectuelle de la terre brle. Elle campe
sur son Janicule du refus total de toute alliance avec les libraux du pouvoir, et
mme de toute alliance entre elle. Elle laisse donc le terrain libre des fauteurs de
sparation, de mpris, d'antagonismes. Elle se console en se disant qu'il en a toujours t ainsi, pourtant elle jouit entirement du nouveau climat de libert, elle
dite, elle publie, elle voyage, elle colloque, elle parle la radio. La Russie d'aujourd'hui est libre et se pense asservie.
Linstauration de la libert a certes cot beaucoup de dsordre social et d'ingalit, une partie du peuple regrette l'ordre et le pseudo-galitarisme sovitique
(revisit avec des lunettes d'oubli). Le pote-sociologue Alexandre Zinoviev en
particulier, qui voit la perestroka comme une katastroka. Parfait exemple des
contradictions criantes de la Russie actuelle. Je pourrais longtemps numrer les
contradictions de jugement qui ont cours aujourd'hui dans cette intelligentsia et en
Occident aussi. Hier on condamnait la Russie pour ses oligarques, aujourd'hui on
s'indigne du sort.de M. Khodorkovski, et en coute avec sympathie les diatribes
de loligarque en exil Berezovski. Hier on condamnait l'inflation, le non-paiement
des pensions, aujourdhui on ne veut pas voir que la stabilit montaire acquise-a
chang la vie et la mentalit des Russes, mme au niveau des petits budgets. Hier

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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on sympathisait avec le journaliste Kisilev, qui campait sur les restes de la Tlvision indpendante NTV, aujourd'hui on ncoute plus ce quil dit la radio ou sur
sa petite chane de TV. Certes le pouvoir procde des oprations de reprise en
main assez sinistres au niveau des oligarques. Mais pas au niveau de la socit,
cela est impossible pour l'instant. Lhabitude de la libert est entre dans les mentalits, et autoritarisme en haut ne veut pas dire despotisme en bas. D'une manire
gnrale, et contrairement la thse d'un roman assez russi de David Markish,
les Russes, pris individuellement, savent trs bien quoi faire de leur libert, et s'en
servent...
Dresser la liste des intellectuels et artistes russes que j'ai eu la chance de rencontrer serait trop long. Je devrais commencer par Boris Pasternak, que j'ai aim
comme une sorte de pre avant mme de dcouvrir sa posie, et le surprenant renouveau baptismal quelle reprsente pour quiconque s'y immerge... Il faudrait
continuer par beaucoup d'crivains de l'migration russe comme Guorgui Adamovitch ou Wladimir Weidl. Par beaucoup d'crivains sovitiques comme Bella
Akhmadoulina en posie, Valentin Raspoutine en prose. Raspoutine que j'ai rcemment revu Irkoutsk o il rside par dfi envers la capitale, figure inclassable,
puisqu'il tait un mauvais auteur sovitique, tolr par faiblesse, et qu'il est un
des esprits blesss par l'volution de son pays, Il y eut aussi dans mes rencontres
et mes amitis beaucoup de dissidents, de dissidents qui ont le plus souvent migr, ou ont d migrer contre leur gr. J'ai t ami avec Andre Amalrik, fauch
par un camion alors quil allait Madrid protester contre les Pourparlers de la
troisime corbeille (qui s'en souvient ?), avec Siniavski, l'esthte jusque dans
les situations extrmes, Maximov, l'orphelin et le dur de la cour des enfants
sovitiques, Viktor Nekrassov, badaud de gnie en toutes circonstances et ternel
jeune homme, Joseph Brodski, qui m'enseignait son amour pour les grands potes
anglais du XXe sicle et qui ma fait dcouvrir New York, le sculpteur Ernst
Neizvestny, le musicien, prote au talent infini, Flix Roziner...
[17]
Et, bien sr, Soljnitsyne, avec qui je nai pas de liens d'amiti, mais pour qui
j'ai un immense respect, sans songer mme partager toutes ses options (pour lui
les malheurs de l'Europe ont commenc avec la Rforme !). Le week-end que j'ai
pass chez lui Cavendish et qui ma montr comment il vivait est jalon dans ma
mmoire. Soljnitsyne est un classique vivant. Il faut le prendre avec ses thses,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sa lourdeur pdagogique, son bourdonnement de nologismes qui enfle sa phrase,


comme on prend Dostoevski avec certains numros du journal d'un crivain, ou
encore Balzac avec ses thses royalistes, Tolsto avec ses raisonnements pesants
comme des grues portuaires. Certes Soljnitsyne a ses thses, mais moins rigides
quon ne croit, comme il a aussi cette vision interne, cette vision du malheur russe, qui empreint les deux pans de son oeuvre, celle inspire par la dnonciation du
Goulag, et celle de l'incomprhension du destin historique de la Russie : quest-ce
qui l'a fait drailler du cours normal de l'histoire ?
Deux obsessions en forme de dnonciation et de questionnement. LArchipel
du Goulag et la descente aux enfers sous la conduite de son Virgile lui, le petit
maon Ivan Denissovitch, et La Roue rouge, ou la dcomposition-recomposition
l'infini de l'histoire russe la recherche du point initial du draillement, que bien
sr il na pas trouv... Soljnitsyne est un classique, c'est--dire lu par les jeunes
gens, achet dans tous les points de vente de livres, soumis l'cole et son empaillage. Ce qui restera, c'est un grand visionnaire, un grand moraliste, renfrogn la
manire des justes sur les fresques de Roublev Vladimir, et un grand rcit d'histoire qui dconstruit presque la minute la minute... Sa potique de l'histoire russe tient au traumatisme de la dnonciation et la torture du questionnement.
Depuis la chute du communisme, j'ai eu de nouvelles amitis, trs nombreuses, ai commenc aller en Russie comme chez moi. Troisime promotion de
rencontres. Aprs l'URSS et ses dissidents. Aprs l'migration et ses artistes. La
gnration de la chute du communisme et de la Russie libre. Comme si s'tait
brusquement agrandi, tir, multipli par miracle l'lot de libert dont Arkadi Belinkov, un des plus amers dissidents, disait qu'elle avait dur quatre heures au total
en Russie le 14 dcembre 1825 - jour du soulvement des Dcembristes sur la
Place du Snat, autour du Cavalier d'Airain qui n'avait encore que quarante-deux
ans d'ge. Je citerai ici ma rencontre avec le cinaste Alexandre Sokourov, dont
j'admire immensment le talent, la vision du monde extatique et dsespre, d'un
grain visuel rche, asctique, soulev par la musique. Il avait lu mon livre sur
Soljnitsyne, paru au dbut de la perestroka et dont le tirage formidable de la
revue Droujba Narodov l'poque fivreuse de la perestroka presque un million ! avait fait un texte connu de beaucoup. Depuis quelques annes je minitie
l'uvre de Sokourov avec passion. Avec lui le grand art russe se poursuit, qute
morale o l'inquitude thique est insparable de la splendeur esthtique. Son

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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lgie de la traverse, travelogue mystique de la puret russe vers le brouhaha


occidental, pour arriver dans la Hollande industrieuse et mystique du XVIIe sicle,
reprsente par un tableau longuement explor, scrut comme on scrute un souvenir qui se drobe, est pour moi une uvre phare.
Souvent la reprsentation actuelle de la Russie se rsume l'image d'un rgime tsariste qui renat. Le tsar Boris, le tsar Poutine... Les nouvelles se rsument
des pisodes [18] terroristes de la guerre en Tchtchnie. Andr Glcskman, dont
nous avons tous aim les premiers livres, en particulier La cuisinire et le mangeur d'hommes, s'est fait une spcialit de la dnonciation rituelle et vocifrante
de la Russie d'aujourd'hui. Des interlocuteurs s'tonnent ou s'pouvantent que je
puisse retourner dans cet enfer policier, y acqurir un pied--terre, y vivre avec
une profonde reconnaissance pour ce pays. A croire que le malentendu entre Catherine et les philosophes se poursuit : l'Occident cherche autre chose en Russie
que ce quil y a, et il se refuse voir ce quil y a, et qui en fait l'attrait unique.
Il ny a pas en Russie le genre de dmocratie que nous avons. Le pays est trop
vaste, il lui faudra toujours un pouvoir plus fort qu'ailleurs pour vaincre ces espaces, donc ces tendances centrifuges. Il y a en Russie une grande autonomie des
individus, mais elle est corrle une sorte de fraternit dans l'usus quotidien,
dont les Eurasiens comme le prince Troubetskoy, plus connu pour son cours de
Phonologie, ont fait la pierre de touche de la spcificit russe. Un vivre-ensemble
qui a fait traverser la dictature communiste avec moins de dgts que cela aura pu
tre, et qui explique ces conversions la religion russe comme celle de mon matre Pierre Pascal, que je me dois de citer ici : le 27 octobre 1917, l'Institut franais de Petrograd qui navait pas encore t ferm par les autorits, le lieutenant
Pascal traita du sujet Lme russe, par un Latin . Le compte rendu stipule quil
commena en affirmant quil y a une unit d'me dans le peuple russe ; celle-ci
apparat encore mieux si l'on carte de la masse les intellectuels qui en mergent
et dont l'me s'est tant diffrencie du fait des lments reus du dehors. [...] Cette
unit est forme de ces trois caractres qui s'accordent si bien : solidarit indtermination tendance vers l'absolu. Le premier tant l'essentiel, le deuxime en
reprsente le ct ngatif, le dernier le ct positif 1 Bien entendu cette religion russe amena Pascal la religion communiste, et des jugements parfaite1

Pierre Pascal, Mon Journal de Russie 1916-1918, LAge d'Homme, Lausanne, 1975, page
233.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ment partisans, dont il se repentit, mais sans chercher les masquer ou camoufler
puisque son Journal reprend strictement les notes de cette poque. Selon lui,
l'me chez le Russe prdomine sur la raison et sur la volont. Il lui a t impos
depuis Pierre un rgime de civilisation tranger, d'o sa paresse, son fatalisme, sa
rsignation devant l'impuissance, l'inutilit de l'effort...
La discussion qui s'ensuivit prsenta tous les arguments que l'on peut opposer
de telles gnralits, mais la permanence d'une telle discussion sur le sens de
l'action des Russes est un trait de l'histoire intellectuelle russe. Elle se fait sentir
aujourd'hui comme avant-hier. Tout se passe nanmoins comme si les instances
thiques avaient chang de camp : autrefois, la Russie jugeait l'Occident, on faisait appel l'autorit de Tolsto, il inspirait Romain Rolland, Gandhi et tant d'autres, de Russie venait le primat thique de l'homme chrtien occidental. Aujourd'hui, le Parlement de Strasbourg, instance minemment thique, pse chaque
anne l'me russe sur son trbuchet des droits de l'homme. Et il est certain que la
tolrance morale post-chrtienne, dont on lit partout qu prsent elle est le trait
distinctif de l'Europe vis--vis de lAmrique et du reste du monde (amnagement
de la lgislation pour y mettre galit les minorits sexuelles avec les autres,
refus et fichage des sectes religieuses, refus des spcificits vestimentaires [19] au
nom de la lacit) diffrencie l'Europe non seulement de l'Amrique et de l'Afrique, mais galement de la Russie. Au jugement de cette Europe qui prche avec
force un corpus civilisationnel essentiellement constitu d'interdits antireligieux,
la Russie est une pseudo-dmocratie . Ce que l'on concdera tout fait si l'on
compare la Suisse, avec ses cantons, sa dvolution du pouvoir vers la base mme de la socit, le village, la commune, le canton. (Mais de ce point de vue-l, la
France nest gure dmocratique, en tout cas nettement moins, avec sa monarchie
prsidentielle o l'lecteur reprend la main une fois tous les cinq ans.)
So1jnitsyne prche pour une Russie dcentralise, une Russie qui reviendrait
authentiquement au principe de zemstvos, ces organismes de self-government
qu'instaura dans la Russie des tsars Alexandre II et que ne supprima pas le trs
ractionnaire Alexandre III aprs l'assassinat de son pre. Il s'agit d'assembles
territoriales qui reprsentent la terre (comme en Allemagne les Lender), face
au Centre. A eux l'administration des taxes, des coles, des voies et chausses, des
petits hpitaux. Quand on relit ce qucrit leur sujet le trs lucide Anatole Leroy-Beaulieu dans son magnifique ouvrage de 1882 LEmpire des Tsars et Les

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Russes, on voit que les problmes, mutatis mutandis, conservent la mme orientation en Russie. Les hsitations du prsident actuel de la Fdration, Vladimir Poutine, entre la verticale et l'horizontale du pouvoir, le dpouillement de leurs pouvoirs inflig aux gouverneurs aprs que l'attentat l'cole de Beslan le 1er septembre 2004 eut dmontr l'incroyable porosit et incurie des pouvoirs locaux,
puis la restitution d'une partie de ces pouvoirs un an plus tard, font songer aux
hsitations du pouvoir tsariste et relvent des mmes rflexions de LeroyBeaulieu : Aucune mesure lgislative ne saurait entirement prvenir un mal
dont la principale cause est l'ignorance ou l'indiffrence du paysan avec la prpotence invtre de la police. 2 Changez le mot paysan par citoyen , puisque la priode communiste a ananti cette classe sociale qui formait, il y a un sicle encore, l'essentiel de la nation russe, et le jugement reste de mise.
C'est un pays fch avec lui-mme, avec son pass et son prsent, auquel
lactuel prsident tente de restituer de la confiance en soi, d'instaurer un dbut de
rgne de la loi. Et aussi de reprendre les rnes aprs une dcennie d'extravagant
champignonnement des fortunes prives et l'apparition d'aventuriers-veilleurs de
la force conomique russe. Il y a Poutine parce que la majorit des citoyens en
Russie veut Poutine. Quoique form l'cole des Services spciaux, il se rallia au
premier des dmocrates russes, le maire de Leningrad Anatoli Sobrchak (le mme
qui invita dans sa ville, rebaptise la suite d'un rfrendum en SaintPtersbourg, le grand-duc Wladimir Romanov, afin de renouer avec le pass).
Croyant dans l'efficacit d'une bureaucratie d'lite, quil cherche former comme
les Services forment l'intrieur du systme militaro-policier une sorte d'opritchnina 3 part, plus intgre, il est srement plus libral que sa propre majorit, et
[20] l rside un des problmes (et une des inquitudes) pour l'avenir. Il y a dans
son camp des partisans d'une sorte de thocratie sans Dieu, mais avec le patriarche. D'autres sont pour une remise du pouvoir une nouvelle opritchnina. Les
tribunaux, jamais expurgs depuis leur soumission au rgime sovitique, Sont,

2
3

Anatole Leroy-Beaulieu, LEmpire des tsars et les Russes, tome II, Les institutions, Paris,
1882, page 175.
Lopritchnina fut cre par le tsar Ivan IV dit le Terrible pour lutter contre les boyards. Il lui
donna une portion part du pays, retire aux boyards, et soumise un rgime drogatoire.
Linstitution se rendit coupable de multiples atrocits, et son nom est rest odieux dans
l'histoire mythique de la Russie, bien que certains historiens aient tent de la rhabiliter.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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avec la procurature gnrale, une machine qui interprte les dsirs du pouvoir,
mais ensuite nest plus matrisable.
Lorthodoxie russe d'aujourd'hui est varie, spirituellement riche, mais ptit
d'une majorit de prtres qui se cantonnent l'action cultuelle, comme au temps
sovitique (avec l'acquisition de biens en plus), et des fanatiques y sont l'uvre
aussi. Elle reflte le nud de contraires qui se resserre sur ce pays. La socit
russe peut trs bien faire un usage liberticide de sa libert, on l'a vu en 1917, hlas. Il ny aura pas rptition l'identique de la chute dans le despotisme bolchevique, mais il risque d'y avoir autre chose. La grande et violente leon d'histoire
que la Russie s'est inflige elle-mme, si l'on peut dire, est par elle-mme comprise contradictoirement, et c'est l le problme le plus aigu d'aujourd'hui.
Lindividu russe a certes chang, il est plus libre, plus autonome, tonnamment
indpendant. Mais il ne s'est pas constitu en citoyen sachant allier ses entreprises
personnelles avec sa part de responsabilit dans la socit citoyenne. De cet amnagement avec soi dpendra l'avenir russe. Un avenir que le monde extrieur voit
toujours travers un mythe russe : le culte de la personne de Gorbatchev nest
qu'un dernier avatar de la propension du monde extrieur expliquer la Russie par
ses despotes clairs , en somme la poursuite du rve de Voltaire et de Diderot.
Le mirage russe est insparable du culte de l'homme providentiel. Pour l'avoir
refus, Rousseau s'est fait remoucher par Voltaire avec vigueur, un polisson qui a
la manie de prdire la chute des empires, un maniaque qui du fond du tonneau de
Diogne nie les indniables progrs de la Russie de Catherine... Gorbatchev a
trouv ses Voltaires en grand nombre pour l'encenser, et ce d'autant plus qu'il a
chou, et que l'uvre dcisive fut accomplie par Eltsine. Mais l'un correspondait
au prince idal, l'autre en tait le contraire !
La Fdration de Russie da de fdration que le nom, comme l'Union n'tait
union que nominalement, et sovitique encore moins. La Constitution ne prvoit
nullement le dtachement des composantes. Mais dans les faits, aprs le dpart
d'un bon quart de l'empire et le retour de la Russie aux frontires d'Ivan le Terrible, le danger est peru d'une dcomposition de ce vaste territoire qui comporte
encore tant de peuples. Mais ce sont des peuples lis aux Russes depuis des sicles, comme les Tatares, et l'islam russe est prsent depuis trs longtemps. En
tmoigne l'imposante mosque aux minarets bleus qui fait face au Champ de Mars
Saint-Ptersbourg, et qui date de 1913 : elle peut contenir cinq mille fidles.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Quand on va par ailleurs de Moscou Kazan, on rencontre des mosques de plus


en plus anciennes, dont celle de Kasymov, la premire sur ce chemin. Nanmoins
le danger de dtricotage de cet ensemble assez peu peupl, surtout dans sa
partie sibrienne, gage de l'avenir ; les gisements de ptrole qui fait l'aisance actuelle de la Russie subsistent au moins dans les esprits. Certains auteurs de terreur-fiction s'en sont fait une spcialit.
S'il y a peu de chance que cet ensemble, malgr son gigantisme territorial, finisse par clater, c'est que les peuples qui la composent n'y ont pas intrt. La
Bilorussie, vraie rserve naturelle de sovitisme, tente de revenir. Le problme tabou de la Tchtchnie [21] incite tous la prudence : une Tchtchnie indpendante serait bien moins prospre que ne l'est le Tatarstan indus dans la Fdration, mais jouissant d'une grande autonomie culturelle et politique. Si le mouvement indpendantiste tchtchne ne fait pas cole, c'est quil y a tant d'autonomie
varie dans la Fdration et que des peuples si divers y coexistent paisiblement
que ce dsir parait absurde. Le problme tchtchne vient srement en grande
partie de la tradition rebelle tchtchne, de la trs longue guerre de soumission de
ce peuple que la Russie dut mener au XIXe sicle. Aujourd'hui, c'est un problme,
et comme pour tous les problmes sans issues, va falloir attendre l'arrive d'une
autre gnration qui agira d'un tout autre point de vue. Mais noublions pas que le
problme est petit aux yeux de la Russie, ce nest pas la Palestine pour Isral.
Mais il est gros de dangers indirects, il peut pourrir l'arme, la police, il dtruit le
mythe d'un empire d'un autre genre, qui n'a jamais pratiqu l'radication des autochtones. Aucune reservation nest ncessaire en Russie pour garantir la survie des populations autochtones. Le Finnois, le Toungouze et le Kalmouk, auxquels fait appel Pouchkine dans son dernier pome Le Monument , font partie
de cette hyper-identit (comme les linguistes parlent d'hyper-genre) qu'est le Russien. Le danger aujourd'hui vient plutt de la mondialisation culturelle, de l'impact, ici comme ailleurs, insidieux, des tl-shows, des feuilletons made in nowhere qui dstructurent l'habitant de cet ensemble. Et le laissent vulnrable tant la
dpersonnalisation quaux bouffes de nationalisme en retour.
La littrature russe actuelle pratique la drision et la dconstruction, suivant en
cela les grandes lignes de la littrature occidentale. LOccident veut surtout
connatre ces clones de sa propre volution. Ce sont donc Plvine et Sorokine
que l'on connat, ou encore les atrocits verbales de Mamleev. Cette littrature de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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la drision est populaire en Russie auprs d'une certaine jeunesse, mais dans l'ensemble, elle isole la culture du peuple, comme cela navait encore jamais t le
cas, dans un pays o Tolsto, avec toute sa force de dissidence morale, avaient su
identifier la littrature l'me et la qute de sens du peuple. Mais il est aussi une
cole que j'appellerai celle du ralisme magique, qui ne renonce pas la mission
de dnombrement du rel qua la littrature, mais qui pratique une miniaturisation
magique, la rduction un cosmos fantasme, l'univers provincial de Mark Kharitonov, la ville NN d'Andre Dmitriev, la ville fantastique, capitale ptersbourgeoise o viennent patre les lans de la toundra du roman Pras de Guirchovitch. Et,
bien sr, il y aussi les continuateurs du grand ralisme russe, j'y mets Petrouchevskaa par exemple, ou encore Pietsoukh Ce qui fait quau total, la Russie a
peut-tre aujourd'hui une littrature plus intimement relie la vie qu'ailleurs.
Bien entendu, nos universits occidentales, surtout les amricaines, nentendent,
ntudient et ne couronnent que les jeux de l'intertextualit et de la drision.
Lintrt pour la Russie est-il retomb ? Quand j'crivais le premier volet de
ce triptyque, Vers la fin du mythe russe, j'tais en face d'un objet d'tudes et
d'amour qui semblait se drober, se trahir. Je le comparais au panicaut des steppes, ou dboule-champ , chardon qui court sur la steppe et se nourrit sans racines. Tchkhov a ainsi surnomm un de ses personnages : perekati-pole , ou
dboule-champ ... Insatisfaction incurable, nomadisme invtr, le socium russe avait longtemps sembl rtif l'installation, en tout [22] cas la bonne installation , comme saint Benot parle de la bonne industrie. Je venais de dcouvrir
Zinoviev et ses Hauteurs bantes. Ce puissant satiriste, pote et anti-pote voulait
nous imposer l'ide que son Lviathan ivanesque , c'est--dire sovitique, tait
un millenium install pour plusieurs gnrations. J'crivais sous la sduction, mais
aussi contre la sduction de ce nouveau Hobbes. Le Lviathan que dcrit Zinoviev na pas russi l'assujettissement des mes russes la fonction et l'idologie. Lorsque j'crivais le deuxime tome, Russie-Europe, la fin du schisme, le
Lviathan venait de se dissoudre dans la bourrasque de l'histoire, le grand village
Potemkine sovitique venait de s'bouler comme un dcor de papier. Ou plutt,
crivais-je, il vient de se volatiliser, comme les habits des spectateurs de la sance
de magie de Woland dans Le Matre et Marguerite. Je me demandais pourquoi
nous avions tant de peine accueillir nos frres russes au banquet europen, alors
qu'il aurait fallu chanter allluia ! Rtrospectivement, on peut se gausser de mon

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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allluia. Mais je ne le retire pas. Le retour en Europe des Russes, comme celui des
Polonais ou des Baltes, est une chance pour tous. Gardons-nous de la perdre.
Et pourtant, pour la raison que l'utopie, mme dgnre, nest plus au pouvoir en Russie et que ce qui fascinait l'Occident, c'tait exclusivement l'utopie, et
mme la violence induite par lutopie, la Russie ne fascine plus comme lorsque
Staline la cabrait sous son fouet. Nous avons rv par l'entremise de la Russie,
sans vraiment nous intresser aux hommes qui y souffraient et qui y mouraient
d'utopie.
Les dangers du monde se sont dplacs et l'intrt du monde est ailleurs, il va
au monde musulman, il va l o est la violence. Nos valeurs dtaches de toute
verticalit sont trs flottantes, trs horizontales . La fatigue d'tre soi qui en
rsulte est une fatigue de l'Occident seul. Une fatigue en quelque sorte communicative, et le danger de la nouvelle Europe unie (sans la Russie, hlas !) est que
cette fatigue ne passe d'ouest en est, sans profit pour les nouveaux arrivants.
Alors faudrait-il se rjouir pour la Russie de son exclusion ? Non, quand mme pas, et je persiste soutenir qu'une Europe sans la Russie, et avec la Turquie,
sera un non-sens. La slavistique encourt un danger qui est que la Russie soit exclue d'Europe par peur de son territoire et de sa tradition autre. Ses grands jours
sont peut-tre compts, on n'aura plus de Pierre Pascal pour se convertir la religion russe et faire une retraite de six-sept annes dans ce monastre, comme
l'appelait Gogol. Une de mes collgues allemandes croyait rcemment que l'acteur
Sergue Yourski, qui mne grand bruit contre l'actuel prsident, subissait des perscutions de ce fait. Il faut videmment ne pas connatre la Russie et les changements majeurs quelle a connus pour nourrir cette peur d'antan. Le merveilleux
acteur qu'est Yourski est aussi un intellectuel au sens pleinement russe du mot,
il est contre. Alain disait quun citoyen doit toujours tre contre le pouvoir.
Yourski est un disciple d'Alain, c'est tout son honneur. Mais il est aussi tout
l'honneur de la Russie actuelle que, malgr ses dfauts, on y puisse ainsi militer
librement contre le pouvoir. Cette collgue nest pas la seule dans cette erreur, nos
mdias partagent si souvent ce prjug.
Quelle importance ? dira-t-on. Que la Russie aille son chemin, qui est autre,
eurasien, qu'elle suive son penchant invtr pour l'autoritarisme, l'Europe nen a
pas besoin ! Nous voulons bien fter le trois centime anniversaire de Saint-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ptersbourg et admettre que [23] c'est une ville europenne par excellence, mais
elle est la priphrie, elle a perdu sa faade baltique, son hinterland, c'est autre
chose, ce nest plus l'Europe. Qui dit que l'avenir du monde ne se joue pas dans
l'hsitation (rciproque) admettre la Russie en Europe ? Pour faire contrepoids
lAmrique et la Chine, peut-tre d'autres ples de puissance qui se dessinent,
l'apport russe, ou son absence, peut tre dcisif pour que l'Europe fasse poids.
LEurasie russe regardera donc ailleurs, elle regarde dj ailleurs, mme si son
lite est la fois europenne et europhile. Mais c'est tout le problme de l'Europe :
quel est son commun dnominateur ? Une communaut de droit, une donneuse de
leon morale, un magistre social ? Ou bien encore un chiquier du libralisme
conomique, appendice gopolitique de l'Amrique ? Personnellement, il me
semble qu'une Europe qui veut tre Europe pesant un poids dans le monde aura
besoin de la Russie, et que l'alliance de l'Allemagne, de la France et de la Russie
contre l'expdition amricaine en Irak en a t un signe. Mais nous voyons et savons quune large partie de l'Europe ne l'entend pas ainsi. La nouvelle frontire
d'Europe, sur l'ancienne ligne Curzon, n'est pas une bonne frontire dEurope. On
aimerait qu'un homme europen comme l'historien et homme d'tat polonais Geremek le dise, et le dise haut !
Pour moi en tout cas, le cas est entendu, on a tort de ne pas envisager la place
de la Russie dans l'Union europenne, quitte laisser cette place vide pour l'instant, comme l'est celle de la Suisse, ou celle de la Serbie : la gographie fait partie
de notre histoire, le temps est venu de le raffirmer. Il nest pas jusqu' cette haine
de soi russe qui ne soit trs europenne en somme : l'inquitude, le nomadisme
russe, la non-installation dans le bien-tre dont parle la premire Lettre philosophique de Tchaadaev sont des paramtres prendre en compte. Mais aprs une
halte l'auberge, il y a toujours un objet qui ne rentre plus dans la valise quand on
la refait ; pour l'heure, dans l'auberge europenne, aprs la halte de la perestroka,
c'est la Russie qui nentre pas...
Vladimir Nabokov, dans son pome A la Russie , implore son pays absent
de ne plus revenir lui en songe. Les songes sont finis, la Russie est trop prsente
pour venir en rve au chevet du dormeur. Il ny a plus de nuit europenne , tout
est prsent, tout est vident, tout est contrl sur l'cran de scurit. La Russie
nest plus absente et prsente , plus un cauchemar, plus une utopie, plus de
Pierre Pascal pour en faire sa religion , les scribes fredonnent nouveau :

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Grattez le Russe... Reste la Russie, tant pis pour la valise qui repart sur le ruban de l'arogare europenne.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[24]

VIVRE EN RUSSE (2007)

VIVRE EN RUSSE

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Vivre en russe, je veux dire dans la langue russe, a t un des grands bonheurs
de ma vie et le reste. J'y suis tard venu, j'tais encore au lyce Blaise Pascal dans
ma bonne ville de Clermont-Ferrand, j'aimais le grec, le latin, et mme le thme
latin, et mme les quelques rdactions en latin que mon pre, dont j'tais l'lve en
premire, nous faisait faire comme chez les jsuites au XVIIIe sicle. J'adorais
l'anglais, couter la BBC, lire et relire les manuels Carpentier-Fialip de littrature
anglaise, lire Thackeray et les surs Bront. Mais la dcouverte du russe fut une
affaire diffrente : un escalier en colimaon, une vieille baraque mdivale de la
rue Grgoire de Tours, et tout en haut un atelier de reliure, avec l'norme presse
qui trnait au milieu, des fauteuils Voltaire dfoncs, une petite dame charmante
au ruban de velours noir serr autour du cou, la manire des Auvergnates, et un
gant doux, carr d'paules, dont la voix chantante corchait un franais appris
quarante ans plus tt au dbarqu Marseille d'un Cargo o il tait mont Istanbul, engag comme chauffeur : c'tait Guorgui Nikitine, natif du Kouban, un des
derniers jeunes gens enrls par conscription par le gnral Denikine, et donc un
survivant de la guerre civile, faite du ct des Blancs, mais sans avoir t engag
volontaire. Il aspirait les gu la manire ukrainienne, il ne pratiquait pas le
okani , mais je ne remarquais rien, puisque je ne savais pas le russe. Guorgui
Nikitine me prit en amiti et menseigna sa langue, comme il put, sans la moindre
mthode pdagogique. C'tait la bonne mthode, je lui en resterai reconnaissant

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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jusqu mon dernier jour. Plus tard il fit de superbes reliures illustres pour mes
premiers livres.
Je grimpais l'escalier, subjugu par lui et fascin par la langue musicale, chantante, mystrieuse, jeune, si jeune ! qu'il me communiquait. Plus tard, ma rencontre avec Pierre Pascal, dans un amphi de l'annexe de la Sorbonne, ses cours du
jeudi et du vendredi soir, auxquels assistait toujours le professeur Victor Lucien
Tapi, l'historien du baroque, dont je suivais aussi les cours, ont jou un rle non
moins initiatique. Tout cela sera pour un autre livre. Mais en ouverture ce volume ce que je veux C'est tenter de dire le bonheur qu'est la langue russe.
Si j'ai aim la Russie, c'est avant tout parce que j'ai aim la langue russe. On
peut imaginer certains pays sans leur langue, mme l'Italie, mais on ne peut pas
un instant imaginer la Russie sans la langue russe. Quant la langue russe, je l'ai
aime parce que... Mais peut-on vraiment expliquer pourquoi on aime ? Il ne fait
pas de doute que pour moi l'amour du russe balaya mon premier et puissant amour
linguistique pour l'anglais. [25] La rue Grgoire de Tours joua son rle, l'norme
atelier encombr par la presse et par de hautes armoires, sur le sommet d'une
dentre elles Madame Nikitine alla chercher des copies de maths que ma grandmre paternelle (qui avait inaugur le lyce de jeunes filles de Clermont sous Jules Ferry) avait corriges quelques dcennies plus tt... Avec le trs bonhomme
Guorgui qutait son mari nous lisions des contes, les contes crits par Tolsto
pour son Alphabet pour les enfants de Iasnaa Poliana. Il me parlait de Iasnaa
Poliana, son pouse me faisait revivre les cours de maths de ma grand-mre au
dbut du sicle, il s'tablissait un trange cercle magique.
Mon matre improvis pensait navement que si le texte avait t crit pour les
enfants de moujiks, c'est donc quil tait plus facile, et convenait mon apprentissage. Aussi me jeta-t-il dans les contes de Lon Tolsto comme on jette un tout
jeune enfant dans l'eau de la piscine. Aliocha tait le pun, on le surnommait le
pot parce que sa mre l'avait envoy porter du lait la diaconesse et lui avait trbuch et il avait cass le pot. Difficile de rendre la jouissance quil y avait dans
les verbes de mouvements, les itratifs, les verbes daller et retour, tout cela tait
donn d'emble, par une seule forme verbale. Lexpression en tait tellement allge, le message tait si vloce, que l'on avait l'impression quil y avait moins de
pesanteur dans l'air, cet air qui vhicule nos mots, nos intonations, nos rires.
C'tait une joie tonnante, toujours renouvele, d'tre port par cette syntaxe du

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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parler des proverbes et des contes, pleine d'nergies comme les thologiens parlent des nergies de Dieu. Je me souviens toujours du plaisir intense que me donnait la concise formulation : de l partit son sobriquet , une fois quAliocha eut
cass le pot...
Bien sr a n'tait pas vraiment traduisible, mais sans une langue d'adoption,
ou plutt dlection, c'est cette intransmissibilit qui fait toute la magie. Aliocha
reut les bottes frrales , pardonnez ce barbarisme pour rendre l'adjectif d'appartenance. Quel miracle tous ces adjectifs d'appartenance en russe ! Et comme ils
apportent quelque chose de fraternel et de communautaire qui entra en nous par la
langue ! La psychologie des personnages du conte tait simplette, mais le parler et
le penser populaire taient si puissants, si diffrents ! Et la scne d'amour entre cet
innocent dAliocha et la cuisinire Oustinia ! C'tait si bref, si saisissant !

Certes, qui t'as dans l'il ? demanda-t-elle.


Ben, cest toi que je prendrais... Tu viendras avec moi ? [Tu
mpouseras ?]
a alors, le pot ! le pot ! comme t'as su tourner a...

La mort du pot, c'tait galement d'une concision puissante, effrayante.

Ben quoi ? cest-y que tu vas passer ? demanda Oustinia. Et alors ?


C'est-y quon devrait tous vivre, tu crois ?

La force spirituelle de cette langue s'imposa tout de suite. Les nergies qu'elle
contenait, c'tait comme les nergies de Plotin, ou plutt celles que Plotin attribue
Dieu. Tout tait la fois simplifi, raccourci, et amplifi, enrichi. Aliocha avait
oubli ses [26] prires, mais quand mme il priait matin et soir, par les mains,
en se signant . Cette prire par les mains et par le cur, c'tait la langue russe, ce
quelle reclait.
Plus tard, bien entendu, j'appris la grammaire, un rgal par l'entre si diffrente du franais dans l'expression du verbe, un rappel vivant du grec et du latin par
les dclinaisons qui, ici, taient vivantes ! Un rgal par l'tymologie, cette vie des
racines, qui, entes sur prfixes et suffixes, donnent naissance d'immenses tribus

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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langagires, comme dans l'Ancien Testament les immenses gnalogies. Mais ici
rien n'tait mort, achev, la diffrence du franais, et la famille de mots continuait faire souche, faire branche, faire rameaux, la mme racine, selon la
greffe, disait une chose ou son contraire, une chose et mille choses collatrales...
Et puis j'apprenais distinguer le slave au centre, le finnois ougrien, le tatare, le
turc cachs dans les mots les plus courants, et cela aussi, par comparaison avec
la polonais, que j'apprenais avec amour, mais moins d'enthousiasme, tait autant
de surprises inattendues. Le mot kazna , ou fisc, venait du mongol, le mot
sobaka , ou chien, venait du turc. Mais cela nempchait pas les mots slaves
d'tre l, comme des doublets, des triplets. Ces incursions de parlers asiatiques,
comme les invasions venues de l'Est par la steppe, taient un peu de chamanisme
introduit dans la langue pieuse et bonne des Slaves de l'Est.
Le manuel que nous utilisions, le Boyer et Spranski, qui expliquait les
contes, fables, et rcits vrais de Tolsto, fournissait des commentaires grammaticaux aux aspects des verbes, aux expressions proverbiales, aux onomatopes
qui taient comme une autre philosophie du dire.
Le plus tonnant, au fur et mesure que je pntrais plus avant, c'tait l'extrme jeunesse de la langue : certes elle tait antique et vnrable, j'apprenais
bientt l'ancien russe et le slave d'glise, dont la prsence dans la littrature russe
partir de Lomonossov, a dot la langue russe d'une double toffe, d'un double
fond : comme si le latin tait dans le franais, pas l'origine du franais, mais
vivait dans le franais. Et nanmoins cette langue tait perptuellement jeune !
Filant et tissant sans cesse des vocables, des verbes d'une incroyable richesse, des
adjectifs d'une impensable surimpression. Le russe tait un parler adolescent, encore bourgeonnant, qui navait pas jet sa gourme et qui tout russissait : il pouvait tre cinglant comme le franais, bref comme l'anglais, pensif et long la dmarche comme l'allemand, pur et chantant comme l'italien. Il faisait mouche dans
les proverbes et tout le parler populaire qui en drive, il tait transparent comme
un cristal de roche dans les pomes d'amour de Pouchkine, il tait mystrieusement sibyllin dans les posies binaires, diurnes et nocturnes de Fiodor Tioutchev.
Il lui manquait le long cheminement philosophique ? Non, plus tard, je dcouvris
enfin la langue du philosophe Bibikhine, dont les essais phnomnologiques
menchantent, tel son Monde-Moi. En me familiarisant avec les symbolistes russes, en particulier Alexandre Blok et Andre Bily, je vis leur amour pour les

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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exorcismes et formules magiques du peuple : l'tudiant Alexandre Blok avait crit


son mmoire de licence sur les formules magiques, et le folklore russe, encore si
agissant alors qu'il tait mort chez nous, est la cl de sa posie mystique et lyrique, de l'accs au Terrible monde de son troisime tome de posie. Quant Bily,
sans les sortilges russes (et sans Gogol qui est leur manation) il naurait pas
crit La Colombe dargent, c'est--dire il n'aurait pas atteint la maturit cratrice.
[27]
Comme le matin dans la posie de Boris Pasternak, ce jeune gant qu'est le
parler russe, fronce les sourcils, et clate de rire pasternakien :

La jeunesse dans le bonheur fondait, comme


Dans un ronflement d'enfant mi-voix
Ldredon frip par le sommeil.

Le miracle c'est que pour dire frip par le sommeil , le russe, le pote (c'est
un seul et mme tre) nont quun seul mot, et qui dit tout : zaspannaa , et bien
sr ma traduction nest qu'approximative. Le miracle tait quun verbe intransitif
comme spat , dormir, pt avoir un participe pass, et que tout tnt dans l'tranget du prverbe za , marque de fatigue, la fatigue du sommeil. Une voix, des
yeux, un traversin peuvent ainsi tre marqus par le sommeil. Quelle brivet et
quel pittoresque prcisment dans cette marque ! La citation vient d'une posie du
recueil Ma sur la vie, A Hlne . Cette jeunesse conserve dans l'oreiller encore ensommeill, c'tait comme si je dcouvrais toute la langue russe en sa jeunesse et son sommeil enfantin. Lintraduisibilit fournissait un bonheur intense.
Gogol, qui est une sorte de mer ocane du russe lui tout seul, collectionne
les mots grands et petit-russiens, les proverbes, les formules populaires ; on se
perd en lui avec dlices et frissons. Le concert des chiens l'arrive nocturne et
intempestive de Tchitchikov gar par la tempte devant la porte cochre de Mme
Korobotchka (Petite Cassette) est un rgal, un vritable orchestre de chiens, et
orchestre de mots qui se haussent tous sur la pointe des pieds, comme tnor qui
donne sa note haute, ou qui s'enfoncent dans leur large col comme basse qui pousse la note la plus incroyablement basse. On peut passer un bon moment de sa vie
dans l'ombre de Gogol , comme dit Andre Siniavski dans le livre tincelant

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qui porte ce titre. Lanesthsie o est plonge la ville de N par l'arrive et les dmarches incomprhensibles de l'acheteur, l'me morte est avant tout une anesthsie langagire, l'orchestre d'enthousiasme est un orchestre de vocabulaire, la revue
des mes mortes est une parade du parler du peuple russe... Pour ma leon probatoire l'universit de Genve, je choisis le passage qui rend compte de la rumeur
insense qui sempara de la ville : je vais traduire la lettre , comme on sert
la louche : a, faut croire, c'est les Androns qui passent, c'est sornette et baliverne, c'est paire de bottes l'embrouille ! Qui sont les Androns, nul ne sait, pas
plus quen franais, on ne connat l'origine de coquecigrue . Ces Androns
menchantaient, de plus, je leur dois la chaire de Genve...
Dans toute la langue russe, la vraie, pas celle des chancelleries ou des officines idologiques, qui ont svi sous ancien et nouveau rgime tour tour, et aujourd'hui svissent de conserve, il me semble voir passer mystrieusement ces
Androns, dfiler la coquecigrue de l'Incroyabibulle , c'est ma manire de traduire Nebyvalchtchina, un drle de film russe sorti en 1984 qui portait ce titre
amusant, et o Sergue Ovtcharov racontait des contes et histoires dormir debout !
Soljnitsyne a toujours pratiqu comme livre de chevet le dictionnaire de Vladimir Dahl qui contient des milliers de mots qui nexistent pas, mais pourraient
exister, ils sont [28] l, comme le frai du saumon dans la rivire. La rivire, c'est
la langue russe, notre mre Volga de la langue russe... Pieu il y avait, Dieu a
tout fait ! Voil un des milliers de proverbes de sa Roue rouge : ils aident
comprendre que le sens doit tre l, tout prs, mais quon ne le dira pas avec des
grands mots...
Chez Pouchkine, la langue se fait parque et file nos destins :

Un chuchotis de Parque.
Le sommeil de la nuit,
Court, court la vie-souris !

C'est lapidaire comme au fronton dun temple antique, c'est familier comme
un refrain de nourrice. C'est l'oracle de la langue russe qui parle par le pote libertin et troubl par le doute athe...

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En 1956 j'ai fait un long sjour l'hpital de Sokolniki Moscou. D'abord


j'tais dans l'escalier, puis dans le couloir, puis dans une grande chambre de trente lits. On discutait ferme, et j'avais du mal saisir tout, mais j'attrapais des bribes.
Le grand sujet, c'tait : o soigne-t-on mieux les chevaux, au kolkhoze ou au
sovkhoze ? Les protagonistes s'opposaient longuement (on avait tout son temps),
puis le chur entonnait : C'est partout pire ! Et j'admirais l aussi la lapidarit
de la strophe et antistrophe. Un jour, j'avais un norme cancrelat sur ma table de
nuit, un de ceux qu'on appelle en russe les Prussiens . Il me narguait avec ses
longues moustaches. Quand vint enfin l'infirmire, je croyais quelle allait s'indigner de l'intrus. Pas du tout ! Elle s'cria : Oh, ce petit chri ! Stupfi, mais
attendri, j'admirai une fois de plus l'immense tendresse et varit des diminutifs
russes, qui rallongent l'infini le mot, et l'encoconnent dans l'immense fraternit
du vivant que reprsente la langue russe. ( O kako millenki ! )
Dans Le Docteur Jivago, que je lus en manuscrit avant sa publication, mais
avec d'normes difficults car mon russe tait encore lve (il l'est toujours, c'est
une langue qui vous garde l'cole toute la vie ! Quelle chance ce nest jamais
fini ...), j'arrivai au passage o le docteur, emmen de force au camp des partisans,
assiste une sance de dsensorcellement de la vache qui un mauvais voisin a
jet le mauvais il. Iouri Jivago est fascin par l'exorcisme de la vache de la soldate Agafia. Et reste longuement cach suivre l'opration, tout malfici : ah
ce mot merveilleux, qui dit tout en un mot, prcisment...
Il n'y a pas de conclusion cette introduction : je citerai seulement le pote
David Samolov :

J'aime les mots ordinaires.


Comme des pays inexplors,
vidents au premier regard,
Leur sens se brouille ensuite,
On les frotte comme un carreau,
Et c'est a notre boulot !
Il oublie de dire, Samolov, qu'il a la chance de frotter le carreau russe !

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[29]

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I
LES CLS

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[31]

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I. LES CLS
A.

QU'EST-CE QUE
LA SOBORNOST ?

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Sobornost dsigne depuis Khomiakov la nature conciliaire de l'glise, sa


capacit surmonter l'individuel tout en respectant la libert de chaque personne.
Concept slavophile par excellence, il a rapidement dpass les limites de la thologie, et il fait aujourd'hui rfrence une qualit fondamentale de la vie russe, de
la pense russe, et mme de la culture russe.
Le mot est souvent traduit par conciliarit ou encore par synodalit ,
dans la mesure o les conciles de l'glise s'intitulent en russe sobor de la racine
bor qui veut dire prendre , et du prverbe so qui veut dire avec . Le sobor est le rassemblement de toute l'glise. Il a aussi dsign en russe le rassemblement de la Terre russe en la personne de ses reprsentants lus par les diffrents tats d'Ancien rgime, boyards, marchands, clercs, paysans, et ce rassemblement s'appelait Zemsky Sobor. Les conciles cumniques s'appellent, eux,
des vselenski sobory. Enfin, comme la cathdrale o officie l'vque nest pas
d'abord considre dans l'orthodoxie comme le sige d'un lieu d'enseignement,
une cathedra, mais comme le lieu de rassemblement du peuple des croyants, c'est
galement le mot sobor qui la dsigne, que l'on pourrait en l'occurrence traduire

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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par collgiale. Mais sobor on peut aussi ajouter en russe kafdralny qui vient
de cathedra et se rfre la notion de chaire et de lieu de proclamation du dogme.
Le terme sobornost, appel une grande extension, a t utilis pour la premire fois afin de dfinir le caractre de l'orthodoxie par un thologien lac du
XIXe sicle, Alexis Khomiakov (1804-1860), galement officier, pote et dramaturge. Ce terme appartient donc au vocabulaire religieux largi. Il est rapidement
devenu un mot d de la pense slavophile russe, avant de s'largir la pense politique, philosophique ou littraire. On peut l'expliciter comme tant une collgialit unanime et libre dans l'esprit . En 1989, un des thoriciens actuels de la
smiologie, Viatcheslav Ivanov, dput au dernier Soviet suprme de l'URSS,
lanait un appel l'esprit de la sobornost pour que la Russie puisse harmonieusement passer d'un rgime politique l'autre. Des ouvrages sur la sobornost dans la
littrature, la pense russe paraissent tous les jours.
Sobornost, avec pravda (justice-vrit) ou avec narodnost est donc un des
grands concepts par lesquels la Russie entend se diffrencier de l'Occident, toujours accus par elle d'excs de rationalisme et d'individualisme. La narodnost
dsigne l'esprit national et populaire, tandis que la sobornost est l'esprit unitaire
dans la libert des personnes.
[32]
Narodnost est l'un des trois composants de la fameuse dfinition de la Russie
par le comte Ouvarov, ministre de Nicolas Ier : Autocratie, orthodoxie, narodnost . Impossible de traduire par un seul mot ce qui dsigne le lien entre le pouvoir et le peuple, par-dessus tous les intermdiaires, et dfinit le caractre la fois
populaire et national de la monarchie russe.
Ce mythe a pour complment celui de la fuite de l'intelligentsia russe,
thme dvelopp par Pouchkine dans Le Prisonnier du Caucase repris par les
slavophiles, par Dostoevski dans son Discours sur Pouchkine (l881). 4 Par
Tchkhov aussi, dont j'ai cit le Panicaut des steppes .
C'est donc dans un texte en franais de Khomiakov que l'on trouve le premier
expos plus ou moins complet de la notion de sobornost au sens largi et abstrait
de collgialit unanime et libre dans l'esprit . Il s'agit de Quelques mots par un
4

Journal d'un crivain (aot 1880), Gallimard, La Pliade , p. 1345.

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chrtien orthodoxe sur les communions occidentales loccasion dune brochure


de M. Laurentie (Paris, 1853). Lauteur signe du nom d'Ignotus. Il annonce qu'il
prend la plume pour dfendre contre des accusations injustes l'glise catholique
orthodoxe , catholique tant ici la traduction franaise du mot soborny. Dans un
autre article, une Lettre au rdacteur de l'Union chrtienne sur le sens des mots
catholique et soborny propos d'un discours du pre Gagarine, jsuite ,
Khomiakov revient sur la dfinition du mot. Gagarine avait reproch aux orthodoxes de traduire le mot katholikos dans le Symbole de Nice par un terme
fade, sans force, soborny , qui a bien d'autres acceptions, signifiant aussi bien
ce qui relve de la kathdra, du synode, ou mme du social. Khomiakov reprend
donc le terme, l'arrache l'glise romaine et cre cette appellation catholique
orthodoxe tout exprs. Un peu plus tard, Khomiakov reprend la plume en franais pour crire au rdacteur de l'Union chrtienne, en polmiquant toujours avec
le pre Gagarine. Gagarine avait critiqu le terme russe soborny pour son obscurit et son imprcision. Il faisait remarquer que terme russe dsigne une ralit
tout la fois synodale, cathdrale , et mme sociale. Le catholicisme nest
quune universalit gographique, rtorque Khomiakov, la sobornost est une universalit de l'esprit, dit-il en recourant un argument habituellement adress aux
protestants.
Ainsi, dans la polmique avec un transfuge de l'orthodoxie, se dveloppe
l'largissement du sens du mot : la pense occidentale individualiste ne peut parvenir la saisie complte de l'tre, seule la sobornost y parvient, car elle nest pas
la simple addition des composants de ce synode, mais elle surmonte organiquement leur exclusion et leur enfermement dans une limitation gnosologique
(Skobtsova, Khomiakov, p. 41). Mme le yourodstvo ou folie en Christ forme d'asctisme trs caractristique de la pit russe participe dans l'Orient au
processus gnosologique. Le fol en Christ simule la folie, renonce aux biens,
l'hygine et dnonce l'hypocrisie des puissants (le plus connu est Vassili le Bienheureux, au XVIe sicle, enterr sur la place Rouge Moscou), il surmonte les
frontires de l'individualisme par la voie de la drision et du renoncement. En
Occident, la participation de la folie et du dsordre la cration de l'ordre est rigoureusement impossible et interdite. Le dsordre en Orient slave et orthodoxe
participe l'ordre de [33] l'amour parce qu'il procde d'une force et d'un don, alors
qu'en Occident il se ramne une loi... Le principe contraignant de la loi, du

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dogme fait partie de la pense religieuse et philosophique occidentale, alors que la


libert est intgre la sobornost. Il s'agit d'une unit-libert qui nest pas
impose, mais vcue par tous dans l'acte de sobornost.
Vladimir Soloviev, fils d'un grand historien de la Russie et disciple de Khomiakov, mais appel devenir un plus minent philosophe, a dvelopp cette notion dans celle de panhumanit ou d' humano-divinit . Par ce concept, Soloviev voulait rintgrer l'harmonie dans l'humanit totale. Il s'agissait selon lui
d'tablir une interpntration complte des principes individuel et collectif, la
concidence intrieure entre le dveloppement maximum de la personnalit et
l'unit sociale la plus complte (Leons sur la divino-humanit). Ainsi natrait
une collectivit libre dont la pense serait une, mais non contrainte.
Soloviev parlait du principe de obchtchinnost qui est le principe social de la
vie du mir en solidarit conomique, sans que le collectivisme y soit impos. Elle
marque la prdestination de la Russie au communisme primitif, fond sur l'entraide et le refus de la proprit, qui se marque dans la vieille institution sociale du
mir ou collectivit paysanne qui gre les terres, les rpartit, et reprsente la communaut face au pouvoir politique. Cette vieille institution slave est considre
comme ce qui diffrencie la socit russe collectiviste de l'occidentale, individualiste. Le mir proprement dit subsista encore quelques annes au dbut de l're sovitique, puis fut supplant par le kolkhoze et son principe contraignant. On sait
que le mir, ou collectivit villageoise, qui tait solidaire devant l'impt ou devant
la conscription tout autant que face au seigneur terrien, a t l'objet d'une intense
polmique en Russie, certains y voyant le gage d'un communisme futur, reli au
communisme primitif, et organiquement li la vie rurale russe, d'autres y
voyaient la dictature du plus fort sur le plus faible au sein d'une assemble villageoise tenue par les koulaks.
Le thologien Serge Boulgakov rappelle que du point de vue tymologique,
paysan en russe ne veut pas dire paen comme en franais, mais au contraire chrtien. Ce n'est pas un hasard. La nouvelle pense religieuse russe de l'ge d'argent
au dbut du sicle, marque par la pense de marxistes convertis l'idalisme,
puis au christianisme, comme le pre Serge Boulgakov lui-mme, a insist sur le
caractre cosmique de l'homme, sur la ncessit de promouvoir un christianisme
social, une rconciliation de l'homme et de la nature par l'panouissement de
l'nergie conomique de l'homme dans le christianisme et mme dans l'glise, le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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monde tant appel s'ecclsialiser (traduction du terme boulgakovien otserkovlni, mme dans la sphre de l'conomie. Lorthodoxie, dpourvue du principe
monarchique et mme de tout esprit troitement ecclsial, est appele promouvoir une dmocratie conomique. La sobornost, ou esprit collgial (telle est la
traduction que donne du mot Constantin Andronnikof dans le livre de Boulgakov
Orthodoxie), nest pas une dmocratie, mais elle intgre un esprit dmocratique,
et en particulier dans le domaine conomique. Boulgakov tait influenc l'vidence par Dostoevski, qui disait que l'orthodoxie tait notre socialisme russe .
Longtemps avant le mouvement Esprit, les penseurs de lge d'argent indiquaient
donc la voie d'un christianisme conomique intgrant le communisme et le mariant la libert de la [34] personne. Le levain de l'glise de la sobornost rassemblant les fidles dans la libre unit de l'glise tait appel agir dans le monde
entier. Nicolas Berdiaev fut l'interprte de cette ide auprs des chrtiens catholiques franais des Rencontres franco-russes, puis du mouvement Esprit d'Emmanuel Mounier.
Un autre penseur orthodoxe, le pre Paul Florensky, qui prit au Goulag,
nonce dans son livre si singulier, intitul La Colonne et le fondement de la vrit,
que l'orthodoxie a invent un sacrement de fraternisation qui a donn lieu un rite
particulier, l'office de l' adelphopose , rite mi-ecclsial, mi-populaire qui
consiste en l'change des croix et la prestation de serment d'amour amical. Rite
qui confirme quil ne peut y avoir dans l'glise orthodoxe rien qui ne soit gnral,
ni rien qui ne soit particulier. Ni Privatsache, ni droit impersonnel, ce qui correspond au concept de sobornost.
Berdiaev, dans son livre sur la pense de Khomiakov, insiste sur la gnosologie du fondateur de la pense slavophile : Ltre nest donn qu' la conscience
ecclsiale de la communion universelle. La conscience individuelle est inapte
saisir la Vrit. 5 Mais Berdiaev fait reproche au thologien de ne pas avoir su
relier cette grande ide de la communion universelle (sobornost) la cosmologie, et l'me du monde , comme l'a fait Soloviev. Philosophie de l'esprit
intgral, recherche de l'tre concret, ces voies originales, selon Berdiaev, de la
philosophie russe drivent du concept thologique de sobornost.

N. Berdiaev, Alekse Stepanovitch Khomiakhov, 1912, p. 127.

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Berdiaev lui-mme est pass par des tapes trs contradictoires dans sa pense, allant d'un aristocratisme prnant l'ingalit une conception khormiakovienne de la communion familiale, d'une socit avant tout terrienne, c'est--dire
lie la zemchtchina, que l'on pourrait traduire par voix de la terre , qui est un
concept bien diffrent de celui de voix du peuple : La zemchtchina russe est
organique, elle nest pas divise en classes qui luttent en volonts antagonistes.
La terre doit tre la conseillre du Tsar et faire remonter jusqu lui le consensus
de la terre ; la zemskaa douma est la reprsentante de la Terre, et non des classes
sociales en lutte. On vit trangement reparatre pour un instant cette conception
dans le dernier Soviet suprme, celui de la perestroka, o avaient t lus un certain nombre de penseurs slavophiles ou pris de slavophilisme (Sergue Averintsev, ou Viatcheslav S. Ivanov). Pour eux les dcisions politiques devenaient le
fruit d'un consensus. Berdiaev crit que toute l'histoire de la Russie dpend du
rapport de la Terre (Zemlia) au pouvoir. Lintermde ptersbourgeois (deux cents
ans), qui interposa entre le Tsar et la terre la bureaucratie tsariste, fut une catastrophe. Pierre le Grand ordonna que l'on devait crire avec sa porte ouverte :
l'criture navait pas tre un acte isol et sditieux, mais un acte devant tous,
familial, transparent, public.
Incontestablement la sobornost est de ces concepts imprcis o gisent l'originalit, l'attrait et pour d'autres la rpulsion de la pense russe. Intraduisible, le mot
l'est de par ses usages trs polysmiques, en thologie, en politique, dans l'histoire
russe, o il est toujours utilis comme une marque de l'originalit de l' treensemble russe, ou orthodoxe.
[35]
On le trouve aujourd'hui appliqu mme des domaines comme la littrature,
par exemple dans le livre d'un chercheur moscovite, Ivan Esaoulov, sur La catgorie de la sobornost dans la littrature russe. Lauteur analyse le principe de
sobornost dans l'oeuvre de Pouchkine, et en particulier travers le thme de la
solidarit paradoxale entre les hommes, par exemple entre le brigand et futur insurg et le jeune noble. Depuis longtemps le critre a t appliqu l'uvre de
Tolsto. La rencontre entre Pierre Bezoukhov et le simple moujik Platon Karataev
est un exemple de sobornost. Le monde que peroit alors Pierre est un monde
rond, cosmique, o tout est li par un lien organique paradoxal qui ne relve pas
de la raison. Le jeune Petia Rostov ressent dans le trfonds de son tre la sobor-

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nost qui unit tous les soldats, mme les plus grossiers, et qui se manifeste lors de
la venue de l'Empereur Moscou, quand Petia se jette en avant en criant hurrah , tandis que se droule dans la cathdrale un service d'action de grces. Le
sacristain qui sauve alors Petia de la bousculade et le juche sur le Canon-Roi,
qu'on voit encore aujourd'hui au Kremlin, dcrit ce qui se passe dans la cathdrale
et emploie plusieurs reprises le terme soborne qui signifie solennellement,
tous ensemble, pontificalement , mais dont le sens resta obscur pour Petia .
Petia ne comprend pas le sens du mot, mais il le vit intensment puisquil se jette
dans la foule bigarre, en partage toutes les motions, et que son enthousiasme va
tre plus grand encore quand il rejoint ensuite l'arme, cette grande famille o
dj son frre Nicolas se sent aussi bien que dans la maison du pre. La mort de
Ptia un des moments les plus intenses de toute l'uvre de Tolsto est elle
aussi un sommet d'intense liaison de tout avec tout, de sobornost vcue. Mais
l'pisode est trait sur un mode musical, comme si l'on entendait une fugue, o
chaque instrument jouait son motif propre, et sans l'achever, se confondait avec
un autre qui commenait presque le mme motif puis avec un troisime, avec un
quatrime ; puis tous se fondaient en un seul, se sparaient de nouveau pour se
confondre encore tantt en un grave chant d'glise, tantt en un chant de victoire
d'une clart blouissante .
Cette fugue tolstoenne qui accompagne la mort du plus jeune des hros de
Guerre et paix, cest la transposition en un morceau sculier d'un vieux choral
d'glise orthodoxe et russe : la sobornost.
Ce nest quen nous immergeant en nous-mmes, en allant chercher
nos propres racines mystiques dans l'organisme intgral, que nous ressentons notre propre sobornost, que nous connaissons notre moi en tant que
non-moi. Dans l'atmosphre de l'amour ecclsial, dans l'exprience des
mystres sacramentaux, notre singularit est surmonte et le collectivisme
ne recouvre plus la sobornost.
(Boulgakov, La Lumire sans dclin, p. 367)

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[36]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
B.

DUNE RUSSISTIQUE
LAUTRE

Retour la table des matires

La princesse Zinada Schakhovskoy crivit un livre sous le titre Les habits sovitiques de ma Russie. Son ide tait qu'il y avait un invariant, la Russie, et des
variations, un fond stable et des accidents. Lhistoire lui a donn raison : les habits
ont chang, la Russie est toujours l. En va-t-il de mme aujourd'hui avec la slavistique ? J'aurais bien envie de dire mon tour : Les habits nouveaux de ma
slavistique. Ou encore : la slavistique daujourd'hui est-elle la mme que celle
d'antan ? D'ailleurs, quest-ce quantan ? Je suis entr dans l'amphithtre de la
nouvelle Sorbonne , pour les cours du jeudi aprs-midi sur la littrature, et du
vendredi aprs-midi sur le vieux russe et le vieux slave que donnait l'nigmatique
Pierre Pascal, avec son ternel sourire de Joconde, rassurant et inquitant la fois.
Il y avait, tout le temps que j'ai frquent ce cours, et bien aprs, la chevelure argente et spectaculaire de Victor-Lucien Tapi, dont je suivais les cours sur l'histoire du baroque en Europe. C'tait un exemple formidable que de voir un de nos
matres assis comme un lve apprendre le vieux russe avec son collgue. Je fus
reu par Andr Mazon, le slavisant patriarche de l'poque, qui rgnait dans le bureau directorial trs Biedermeyer de style de l'Institut d'tudes slaves, demeure
d'Antoine Meillet achete par le prsident tchque Thomas Masaryk, qui avait fait

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de sa nouvelle rpublique un havre pour les tudes russes exiles. Quoique tran
dans la boue par les autorits sovitiques pour la thse qu'il soutenait concernant
Le Chant du rgiment dIgor ce n'tait pas une chanson de geste du XIIe sicle,
mais un faux la manire d'Ossian datant du XVIIIe Mazon naimait pas les
actes de dissidence qui pouvaient offusquer le pouvoir sovitique, et me tana
vigoureusement pour tre all en Pologne la fin de mon premier sjour Moscou. Le tchquisant quil tait n'aimait pas les Polonais et napprciait pas leur
fronde l'intrieur du vaste protectorat russo-communiste. C'tait un rgal que de
suivre les petites flches perfides que Pascal lui adressait sans cesse dans son
cours public sur Le Chant du rgiment dIgor ; Pascal, slavophile s'il en fut, s'en
tenait la thse de l'authenticit.
Lirondelle, l'an, Mazon, et Pascal, le benjamin s'taient tous trois retrouvs
en 1912 dans le nouvel Institut franais de Saint-Ptersbourg, travaillant l'un sur
le pote Alexis Tolsto, troubadour russe nostalgique de la Russie mdivale, l'autre sur Gontcharov, le pote d'Oblomov et de la rsistance russe la praxis allemande, le troisime sur Joseph de Maistre, l'ultramontain amoureux des soires de
Saint-Ptersbourg. Linstitut franais abritait galement l'historien dart Louis
Rau, l'auteur de la premire grande histoire [37] de l'art et de l'architecture russe,
ainsi que d'un superbe ouvrage sur l'iconographie du christianisme, o l'art orthodoxe est mis galit avec les arts occidentaux.
Octobre 17 cra une rupture, Pascal restant au service des bolcheviks, et ne
s'intressant que partiellement la littrature (Blok parce que dans Les Douze
il fait prcder les gardes rouges par le Christ, Essenine parce quil est un jeune
prodige venu de la campagne russe, Pilniak parce qu'il est un amoureux de la Russie des bylines, des sortilges et de la Rvolution [LAnne nue].) Les tudes littraires restent trs disparates, thmatiques, dissocies de l'histoire littraire (par
exemple le Joukovski de Marcelle Ehrard, ou Le Monde potique dAlexandre
Blok par Sophie Lafitte).
Ma slavistique fut donc celle de Pierre Pascal, qui naimait pas Pouchkine
cause de son athisme suppos et de ses polissonneries, prfrant les fables de
Krylov et leur savoureux langage, privilgiant l'approche sociologique de la littrature en ancien marxiste qu'il restait, et excellant dans la lecture de grands textes
mi-folkloriques, mi-potiques comme l'pope des marchands vieux-croyants
d'outre-Volga de Melnikov-Petcherski. Une de ses lves prfres, Sylvie Lu-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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neau, traduisit et publia chez Gallimard l'immense fresque intitule Dans les forts, et ce chef-duvre de traduction, que l'on doit l'influence de Pierre Pascal,
est injustement mconnu. La grande traduction savoureuse de la Vie de
larchiprtre Avvakum par Pascal, qui accompagnait son livre sur Avvakum ou Les
dbuts du Raskol reste pour moi le nec plus ultra de la traduction inspire. Il faut
dire que l'poque tait aux grands traducteurs stylistes comme Montgault ou
Schloezer. A eux trois ils ont form un magnifique corpus duvres russes dont la
saveur est passe en franais. Les traducteurs compagnons de route, comme Maurice Parijanine, Brice Parain (que j'ai souvent rencontr au caf du coin de la rue
des ditions Gallimard), ou Vladimir Pozner ont, eux, fan, et leurs traductions ne
sont plus lisibles.
Je gotai la slavistique anglaise par mes deux annes Saint-Antonys college Oxford. Il y avait un merveilleux amoureux des langues et du russe en particulier (mais aussi du celte, qu'il apprit sans aucune ncessit familiale ou professionnelle), Max Hayward. Avec lui nous traduisions d'anglais en russe du Chesterton ou du Conrad. Il y avait le bon gant Konovalov, l'lgant Boris Unbegaun,
un Russe dont la famille tait venue dAllemagne en Russie au XVIIIe sicle, qui
avait migr en France et qui, professeur Strasbourg, avait reflu sur ClermontFerrand avec toute l'universit de Strasbourg, avait connu mon pre avant de se
faire rafler par les Allemands, philologue passionn, qui arrivait en vlo, toute
toge au vent... Le collge comptait surtout des historiens, un ancien colonel anglais qui travaillait ternellement sur la Lgion tchque (que Pascal tait all sermonner au nom de la Mission militaire franaise dans l'Oural en 1918, sans aucun
succs autre que de se convaincre lui-mme de la fausset de la propagande franaise pour la poursuite de la guerre), et surtout le plus excentrique des Russes
britanniques, mais qui tait non moins citoyen de la Mitteleuropa, disciple et excuteur testamentaire de Brentano, George Katkov. C'tait le petit-fils du grand
Mikhal Katkov, qui avait dit Dostoevski dans son Messager russe. Il fit un
livre sur l'anne 1917, le rle jou par l'Union des villes pour se substituer au gouvernement, sapant ainsi l'autorit lgitime en Russie. Sa communication au
Congrs des historiens [38] de Stockholm sur Lnine et l'argent allemand reste
lgendaire, la dlgation sovitique se retira avec bruit.
J'tais Oxford lors de la publication du Docteur Jivago, que j'avais lu en manuscrit l'anne d'avant, et il y avait l les deux surs du pote, Lydia et Josphine,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ainsi que Isaiah Berlin, qui avait t leur conseiller dans l'affaire de la publication
du manuscrit que leur avait envoy leur frre. La dcision fut prise de n'en rien
faire, et c'est donc par d'autres voies, par l'diteur communiste italien Giangiacomo Feltrinelli, que le pote russit se faire publier. Le traitement du thme juif
par l'auteur du roman, ce refus ou cet embarras d'tre juif, l'importance du thme
chrtien tant dans les discussions autour de Vedeniapine ou de Simouchka que
dans les vers du docteur ntaient pas bien vus par les deux surs, non plus que
par Berlin.
Max Hayward et Manya Harrari, qui habitaient Londres, traduisaient fbrilement le roman et jtais troitement ml aux problmes de traduction, l'enthousiasme et au secret qui entouraient cette entreprise littraire. Les cours de Isaiah
Berlin qu'il donnait au btiment universitaire de Schools, devant un public enthousiaste, menivraient moi aussi : devant nous, mlant les langues, incrustant
souvent du russe ses longues et nerveuses priodes oratoires, un Europen tressait les diffrentes littratures europennes en un cheveau qui racontait l'histoire
de la libert en Europe. Il tait parfois injuste, partial, et lorsque parut la traduction franaise de son livre Les penseurs russes, o il proclame que la pense russe
est un Janus bifrons, j'crivis que oui, la pense russe, mi-europocentrique, mieuropopte tait un Janus bifrons, mais que chez Isaiah Berlin on ne voyait
quune face de ce Janus, l'occidentale, en particulier son cher Herzen, mais point
l'autre face, en particulier Dostoevski. Il fut piqu au vif et m'crivit une longue
lettre pour se dfendre. J'tais un peu tonn, et surtout contrit d'avoir vis si juste : le matre tait bless... Chez lui, dans son manoir accueillant, o un couloir
cach contenait une surprenante collection de tableaux thmes antireligieux (en
particulier une srie qui reprsentait le dpart de la mre suprieure ), devant le
petit groupe auquel il mavait agrg, il racontait sa fameuse soire chez Akhmatova, o la potesse pensait renouer le fil du temps, et supposa mme que le despote, mis au courant de cette rencontre entre pote russe et diplomate anglais,
avait dcid de lancer en reprsailles rien moins que... la guerre froide. (Un autre
interlocuteur occidental de la potesse me raconta ses entretiens, le peintre Josef
Czapski, qui l'avait vue Tachkent pendant l'vacuation, et avant que lui mme ne
rejoignt l'arme du gnral Anders.)
Je dois donc autant Oxford qu' la Sorbonne, sinon plus, mais je dois encore
plus l'universit de Moscou, bien que le sjour (deux annes en 1956-57 et

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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1959-60) y ait t trs douloureux pour moi certains moments. Je garde un souvenir reconnaissant du professeur Goudzi et de son sminaire sur Tolsto, des
cours passionnants sur Pouchkine (mais avec de grands excursus sur Freud ou
d'autres sujets sulfureux) du professeur Bondi devant des amphis bonds (c'tait
la vieille universit, en face du Mange), de Douvakine et son sminaire sur
Maakovski. Mais Moscou, ce fut aussi les dissidents, les conciliabules dans la
cuisine des Kopelev, l'arrestation de Gabriel Superfin, le rdacteur de la Chronique des vnements, petite publication de samizdat qui mettait en rage le KGB
sans parler de ma propre aventure, les rencontres avec Boris Pasternak, la famille
[39] d'Olga Ivinskaa devenue un moment la mienne, mon expulsion le 10 aot
1960 : la slavistique, ce fut pour moi tout cela, de faon irrmdiablement emmle.
Les textes avaient par la force des choses une saveur particulire, lie leur
destin de textes perscuts. Lire Le Docteur Jivago dans une des ditions maison sur pelure ultra fine, plus tard me faire prter Tiorkine en enfer de Tvardovski, La Grande lgie John Donne de Iosif Brodski, que je recopiai la
main, plus tard encore, et cette fois-ci en Suisse, recevoir le manuscrit des Hauteurs bantes d'Alexandre Zinoviev, rceptionner mystrieusement par la poste,
sans nom d'expditeur, le manuscrit l'criture microscopique du texte d'Edouard
Kouznetsov, Journal dun condamn mort, c'tait autre chose quemprunter
tranquillement un livre la bibliothque de la Sorbonne... Je restituai son manuscrit Edouard, aujourd'hui homme politique isralien, lors de sa libration, quand
il vint parler Genve, l'initiative de Stphane Hessel. Lui non plus navait aucune ide du cheminement de son manuscrit. Non seulement les textes parvenaient ainsi aurols d'un statut de victimes, mais d'une faon gnrale, fonctionnait une sorte de tlphone arabe annonant : il faut lire Novy Mir de dcembre, il va sortir avec retard, mais c'est une vraie bombe, et l'on dcouvrait Une
journe dIvan Denissovitch, le petit veau commenait donner des coups de corne au grand chne...
Depuis que la Russie est redevenue un pays libre, ou presque, que l'on y dite
comme on veut ce que l'on veut, par la force des choses la slavistique na plus ce
parfum de clandestinit, d'interdit ni de dcouverte lie aux destins du monde libre. Il y a assurment une continuit, mais elle nest vraiment marque que pour

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la littrature ancienne, ds que l'on aborde au XXe sicle, la cassure entre l'avant
et l'aprs-perestroka est importante, capitale souvent.
Avvakum, dcouvert avec les cours de Pascal, est toujours l. Mais l'histoire
mme de la redcouverte dAvvakum par Pierre Pascal dans la cave de l'Institut
Marx Engels en 1926 est un pisode li aux alas de la vie sovitique, l'dition
quil dcouvrit avait t jete l avec d'autres livres rquisitionns lors d'arrestations d'acadmiciens ou d'intellectuels. Secrtement, une fois rentr en France, et
aprs avoir soutenu sa thse, il avait correspondu avec des spcialistes sovitiques. Moi-mme, tudiant, envoy par lui la chapelle des Vieux-croyants du
cimetire Rogojskoe Moscou, j'avais dcouvert que son livre tait conserv par
la communaut en grand secret et comme un livre saint... Les commentaires fulgurants qu'en fait Siniavski dans Une voix dans le chur, ouvrage crit au camp et
sorti du camp sous forme de lettres adresses sa femme (il s'agit du camp
khrouchtchvien ; dans un camp stalinien, il ntait pas question de correspondre
avec qui ce soit) ont augment l'attrait du texte, son enchantement. Mme un texte
classique du XVIIe sicle a donc son destin particulier, li au XXe sicle par ce
mlange de violence, de fantastique et de miracle de la survie qua si extraordinairement montr Pasternak dans son Docteur Jivago.
dire vrai, mme la littrature ancienne a connu ses avatars. Prenons le Dit
de la loi et de la grce d'Hilarion. Ouvrons la srie des Monuments de la littrature de 1ancienne Russie publis de 1978 1989 par l'acadmicien Likhatchev. Le
Dit a t rajout in extremis, dans un tout dernier tome paru aprs la perestroka,
en 1994. Si reconnu qu'tait l'acadmicien Likhatchev la fin de l're sovitique,
il ne pouvait pas inclure un texte [40] d'authentique apologtique chrtienne dans
une srie tirage relativement important (50 000). Le Dit de la loi et de la grce
nest donc reparu qu'aprs la chute du communisme. Rappelons quil avait t
invent en 1804 par Olnine, que Karamzine l'avait lu en manuscrit, et qu'il
avait t dit pour la premire fois en 1844. Vladimir Toporov, auteur dune
grande tude sur la saintet en Russie, nous dit dans sa prface qu'il ne pouvait
tre question dans les annes 1970 de publier quoi que ce ft sur ce sujet. Luimme envoya son texte la revue Russian Literature, qui paraissait Amsterdam.
Et bien sr, Likhatchev ne pouvait enfreindre cet interdit. Ce qui fait que sa grande srie des Monuments de la littrature de 1ancienne Russie est aussi un monument de la dmarche en guingois qui tait un aspect tragi-comique de la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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culture sovitique, mme dans le domaine mdival ! Le grand public, lui, navait
rien connatre du Dit de la loi et de la grce, ni du Journal d'un crivain de
Dostoevski, ni moins encore du Docteur Jivago, dont la parution avait pourtant
t annonce par la revue Novy Mir en 1948... La censure n'aime pas les opposants, mais elle n'aime pas non plus les sympathisants. N'oublions pas que l'oeuvre de Gogol avait connu la censure, en particulier le titre des mes mortes avait
d tre modifi. Les bonnes intentions ne font pas forcment le bon serviteur...
Quant aux crivains sovitiques mme bien intentionns, ils ont connu la censure
comme les autres, voire l'arrestation et la mort. Ce fut le cas de Babel ; Gorki y
chappa en mourant de belle mort (encore que l'affaire ne soit pas claircie ce
jour, et son secrtaire fit partie de la fourne du procs de Boukharine l'anne suivant la mort de Gorki) et les uvres compltes de Gorki, pourtant sacr pre du
ralisme socialiste, ne pouvaient tre compltes, tout un institut Gorki dvou y
travaillait, mais on ny trouvait point ni les Penses intempestives de 1917-18, ni
Les deux mes... Le Gorki hostile Lnine et Trotski, le Gorki qui affiche son
apprhension que les bolcheviks ne donnent libre cours la sauvagerie du peuple
russe, trop asiate ses yeux, tait videmment un Gorki totalement bannir
des mmoires. C'est Oxford, pas la Sorbonne, que j'appris connatre ce ct
cach de Gorki, par George Reavey (qui, trangement, avait t un ami de mon
pre pendant son anne berlinoise). Il fit sur ce sujet une brillante communication
un colloque de Saint-Antony's en 1962. A Paris, Boris Souvarine, qui publia en
1964 dans la revue Preuves un article, son Gorki censur , navait pas accs
aux tudiants, et Pierre Pascal se taisait comme un sphinx. Tout le reste rptait
l'envi les mensonges sovitiques. Fadeev navait-il pas d rcrire La Jeune garde
(avant de se suicider) ? Et Leonid Leonov rcrire son Voleur ? Enfin, ironie suprme, pour les uvres compltes de Staline, n'avait-il pas fallu que le Hoover
Institute de Stanford prenne le relais des ditions sovitiques, une fois le dictateur
disparu 6 ?
Parfois les commentateurs sovitiques faisaient des allusions sibyllines aux
uvres ostracises. Les initis pouvaient apprcier une allusion secrte, les autres
restaient dans le noir. Lev Lossev a crit un ouvrage en anglais qui est un excel6

Comme il s'tait aussi charg de publier le tome manquant de la Petite Encyclopdie de la


littrature publie dans les annes 30 par l'Institut des professeurs rouges : le tome comportant la lettre S manquait l'appel, personne nosant crire l'article sur le mme Staline.

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lent rsum du statut particulier de la littrature russe et de la critique sous le rgne de la censure sovitique : [41] On the Benevolence of Censorship, autrement
dit Des bienfaits de la censure. Le dtour quimpose la censure est en effet parfois
bnfique, surtout en posie. Mais, comme le dclara Siniavksi devant le Centre
Pompidou lors de la petite manifestation en marge de l'exposition Paris-Moscou
de 1977, si la mort donne son sens la vie, si la censure donne son sens l'criture, il nen dcoule pas quil faille chanter louange la mort (c'est pourtant ce qu'a
fait Pouchkine dans son Banquet pendant la peste ) non plus qu' la censure...
Lexposition Paris-Moscou tait une somme remarquable, due l'initiative du
remarquable directeur du Centre Pompidou de l'poque, Pontus Hulten, mais elle
avait fait des compromis avec l'orthodoxie sovitique, la limite fixe l'avantgarde russe, en 1930, permettait d'viter les cueils majeurs de la liquidation morale et parfois physique de cette avant-garde (Meyerhold ne figure pas dans les
biographies, sa mort dans les caves de la Loubianka ntant pas un sujet public),
et les ajouts de livres et crations de l'migration russe (par exemple la traduction
de l'Anabase de Saint-John-Perse par Adamovitch) restent totalement inexpliques. Pour la critique scientifique, l'poque et ses compromis avec la raison
d'tat sovitique, ou plutt les sinuosits de la ligne gnrale du parti, qui
dictait alors la vrit, tait calamiteuse, et des tonnes de critique sovitique sont
tombes dans la poubelle de l'histoire littraire. Ajoutons que cette chute a entran celle de pas mal de littrature critique occidentale servilement attache suivre
la ligne gnrale... Et mme d'ouvrages d'histoire. Le plus difiant des exemples
tant l'Histoire de la Hongrie que commit l'historien franais Emile Tersen, membre du P.C.F., et qui faisait partie des intellectuels communistes avec Pierre
Poujade, le russiste Jean Prus, auteur d'un Gorki videmment trs expurg, Pierre
Daix, et bien dautres auteurs dont Jeanine Vergs Ledoux a fait l'histoire.
LHistoire de la Hongrie de Tersen aux vnrables Presses Universitaires de
France connut mme l'ablation d'une page dans une rdition o Rajk, le tratre
titiste , disparut...
tudiant, j'ai assist Moscou au jubil du pote Ilya Selvinski qui devait
avoir soixante ans. On entendait de dlicieuses et minuscules allusions aux preuves subies par le jubilaire, au chemin difficile quavait parcouru l'auteur constructiviste de Oulialiaevchtchina . C'tait l'initiation une langue secrte, o le bon
pote devait avoir souffert tout en restant un bon communiste. Un ami mavait

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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conseill la lecture du pote symboliste Andre Bily, mort en 1934. Le professeur


Nikola Goudzi me dconseilla d'tudier Andre Bily, c'tait un auteur non interdit, mais non recommand. Il tait dans les limbes. Sa Correspondance avec
Alexandre Blok (expurge, comme on le sait maintenant) avait paru en 1939,
une poque o la mise au pas de la littrature sovitique semblait paracheve,
mais le Muse littraire que dirigeait Bontch-Brouevitch pouvait encore se permettre des publications aussi peu idologiques (Blok et son ami Bily y dissertaient sur la diffrence entre Sophia-Cleste et Sophia-Astart ...). Goudzi me
conseillait d'lire pour sujet de recherche le pote symboliste Valri Brioussov,
moins parce quil avait adhr, seul parmi tous les symbolistes, au Parti communiste, que parce quil symbolisait bien l'amiti entre les peuples , un concept
trs actif sous le rgime sovitique. Brioussov avait traduit beaucoup, en particulier les potes franais, ou belges, comme Verhaeren, il tait ce quil fallait un
tudiant franais. Je suivais le sminaire sur Tolsto de Nikola Kallinikovitch,
lequel sminaire avait lieu chez lui, dans [42] son luxueux appartement de la rue
Granovski, derrire le Mange. On y portait encore le deuil de Mark Chtchglov,
un jeune critique qui venait de mourir, et dont les tudes sur Tolsto paraissaient
alors trs hardies (elles portaient sur l'ironie de Tolsto). C'tait l'poque o un
simple article comme celui de Pomerants sur la sincrit dans l'art pouvait
faire sensation (on en voit le reflet dans le Pavillon des Cancreux). J'ai dj parl
de mon professeur Nikola Goudzi. Il avait eu des mots trs durs pour certains
slavisants occidentaux. En ce qui me concerne, j'ai gard bon souvenir du sminaire et de la personnalit du vieil acadmicien. Il mvita par sa lettre de recommandation des ennuis graves, quand, avec deux autres Franais, je fus convoqu
par le recteur Petrovski, devant un aropage qui comportait galement le doyen
des Lettres, Roman Samarine, et nous fmes accuss de fainantise, un chef d'accusation quaimait le pouvoir sovitique, et qui fut celui quon adressa au jeune
pote Brodski, et auquel il dut sa dportation dans le Grand Nord...
La censure s'exerait benotement lorsque l'on achetait un livre ancien, en voici un exemple tir de mes souvenirs : il y avait en face de la Bibliothque Lnine
un bouquiniste qui a aujourd'hui disparu, j'y achetai certaines uvres de Bily, en
particulier les Mmoires, mais le grant se retirait dans l'arrire-boutique afin de
supprimer la mention du prfacier, qui tait Kamenev, nom odieux et qui tait
l'index. Il avait deux mthodes, l'une qui recourait l'encre de Chine, l'autre qui

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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consistait liminer avec une paire de petits ciseaux. Le rsultat est que certains
de mes livres ont sur la page du titre les uns des petites fentres, dautres des rectangles noirs indlbiles...
l'poque du Dgel , selon l'expression invente par Ilya Ehrenburg dans
un assez mauvais roman, quand la littrature commenait vritablement dgeler,
rapparaissaient des noms disparus, le plus souvent ils taient nantis de la prcision in fine victime de rpression illgale , mais d'autres pouvaient disparatre.
Ainsi entre la parution du tome V de la nouvelle Petite Encyclopdie littraire o
il y a un bon article sur Viktor Nekrassov et dans le tome IX, qui comporte l'index, le nom de Nekrassov a disparu car entre-temps il avait migr, et il tait donc
devenu non-person ... Il l'avait d'ailleurs bien mrit, puisquune partie de son
oeuvre sovitique, bien avant son migration, jouait au petit jeu des comparaisons
et allusions, en particulier dans ce trs joli petit texte qu'est Des deux cts de
l'ocan. Et puis, convenons-en, la punition tait bnigne.
Nous rvrions la srie prestigieuse d'Hritage littraire, mais certains des
premiers tomes avaient t retirs de la circulation et d'autres, annoncs, ne parurent jamais, comme le tome II du Maakovski, en raison de la pudibonderie sovitique, dont il convient de rappeler l'importance dans l'exercice de la censure. Ilya
Zilberstein, l'diteur d'Hritage littraire, cumait Paris et y achetait des manuscrits de Tourgueniev, mais observait scrupuleusement les formes qui convenaient
en pays sovitique ; il me demanda d'crire l'article Blok et la France pour le
tome IV du volume consacr Alexandre Blok, et je lui remis un article qui
commenait en affirmant : Blok naimait pas la France, en tout cas pas la France
contemporaine ; il fit la grimace et me dclara gentiment que, mme si c'tait
vrai, cela contrevenait aux rgles de l'Amiti entre les peuples . Quand la fameuse et remarquable srie Littrature mondiale , fonde par [43] Gorki en son
temps, publia un tome intitul Posie du Moyen-Orient, tout le monde se rua dessus, car on savait quil y aurait des morceaux de la Bible. On y trouva en effet le
Cantique des Cantiques, des extraits de la Gense, le Livre de Job, le livre de
Ruth, l'Ecclsiaste... Quelle motion ! Quelle sensation ! Toute l'intelligentsia
s'emballa.
Les diffrentes tapes de ce dgel mritent chacune une tude, elles rsonnaient comme autant de carillons annonant l'tape suivante. Le Mandelstam de la
Bibliothque du pote, par exemple, qui avait attendu quinze annes d'affile l'au-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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torisation finale et qu'avait labor un des grands sauveurs de l'hritage de l'avantgarde, Nikola Khardjiev, fut une sensation extraordinaire. Mme des gens qui ne
connaissaient rien la posie savaient que le petit volume bleu valait de l'or. Il
tait plus recherch que la zibeline au Moyen ge et, comme elle, il servit de
monnaie d'change. On allait l'acheter en Asie centrale, qui avait reu son contingent comme il convenait l'poque, et on le revendait prix d'or Moscou. Il
tait en vente dans les beriozkas, ou magasins devise pour trangers . J'allais
en acheter pour des amis, qui devaient rester la porte car des cerbres exercs
savaient refouler tout Sovitique qui faisait mine d'entrer indment dans ces antres du dollar. On y vendait les Mandelstam ct des piles de Brejnev, et des
touristes amricaines trs excites achetaient l'un et l'autre...
C'tait aussi l'poque o l'on allait rendre hommage Nadejda Mandelstam,
o elle compltait ses Mmoires, et y tranchait de tout, mme au risque de ternir
l'honneur de tel ou tel. Mais la dissidence avait fait d'elle, comme de Lydia
Tchoukovskaa, une pythonisse, dont tout mot tait sacr, et tout verdict dfinitif.
Son verdict sur Nikola Khardjiev tait sans merci. Le jeune lvite en russistique
que j'tais avait bien du mal distinguer le vrai du faux entre ses diffrentes visites aux diffrents gardiens de la dissidence morale et intellectuelle... Aprs des
annes de semi-clandestinit, Khardjiev migra en Hollande, se fit traiter dans son
ancien pays de bradeur des biens culturels russes, alors qu'il les avait sauvs. Heureusement un magnifique recueil dtudes et dhommages sa mmoire a paru
rcemment.
On aime en Suisse dire que tout est propre en ordre. Eh bien, on peut dire que
tout dans la russistique de l'poque tait propre en ordre. Car mme le dsordre
tait bien classifi : il y avait la littrature sovitique officielle, Kotchetov et autres, il y avait la littrature semi-officielle, petit tirage, avec Vassili Belov, Boris
Mojaev, et Valentin Raspoutine, les crivains du village , ou dereventchiki,
tous trois salus dans le Chne et le Veau de Soljnitsyne comme des crivains de
la conscience russe ; il y avait le samizdat, comme la revue Vskhon, enfin il y
avait le tamizdat, ce qui, venu d'URSS, tait publi en Occident, comme La Taupe
de l'histoire de Vladimir Kormer. La slavistique occidentale tait gnralement
prosovitique et tchait en France de vendre du Maakovski sous l'aile d'Elsa
Triolet et d'Aragon, deux figures tutlaires de l'amiti franco-sovitique, et qui
rgnaient chez Gallimard. Moins souvent elle tait antisovitique et veillait faire

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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passer les textes clandestins, publier les impubliables comme les textes oublis
de Gorki : Vladimir Dimitrijevi, depuis son bastion lausannois, joua un rle fondamental pour la dcouverte des grands inconnus de la littrature russe, les manuscrits interdits venus de l'URSS comme Vie et destin de Grossman, dont l'apparition fit et fait toujours date, tant ce livre rsume la descente aux enfers du XXe
sicle, mais sous la conduite d'un [44] narrateur dont la potique est celle de la
bont humaine. Mais aussi les grands textes oublis, gels par la priode sovitique, comme Feuilles tombes, ou Apocalypse de notre temps de Vassili Rozanov,
ou Luvre commune de Nikola Fiodorov. quoi s'ajoute la superbe srie de
textes thologiques orthodoxes, qui ont fait connatre la pense des thologiens
russes en exil, lesquels ont, eux tous seuls, compens et au-del l'absence de
toute pense religieuse dans l'glise officielle soumise Moscou, en particulier
Serge Boulgakov, traduit infatigablement par le prince Andronikov (par ailleurs
interprte de De Gaulle et thologien orthodoxe assez tranchant...). En Amrique,
Gleb Struve et Boris Filipov publiaient Mandelstam et Akhmatova, puis se faisaient violemment tancer par Nadejda Mandelstam pour leur incomptence textologique.
Les dissidents taient des rcalcitrants au caractre de bois, exigeants, fantasques, surprenants. Il me revient en mmoire ici avant tout mon amiti avec Andre
Amalrik, si tt disparu dans un accident de voiture en allant Madrid protester
contre les palinodies des diplomates penchs sur la troisime corbeille des
accords dits d'Helsinki, mais aussi la figure si touchante du dissident et pote Vadim Delonay, emport par une cirrhose. Il y avait l'Internationale de la Rsistance que dirigeait Maximov avec panache, tout en se plaignant que le public franais ne lisait pas ses romans, ce qui tait vrai. Il avait fond la revue Kontinent, o
les guerres fratricides se dclenchrent trs vite, avec le duel Maximov-Siniavski,
qui dura deux dcennies avant que leur haine d'Eltsine ne les jette dans les bras
l'un de l'autre... C'tait l'poque o chaque diteur franais voulait avoir son dissident. Mais l'intrt s'moussait avec la vitesse que met l'Occident changer de
sujet. Une voix dans le chur eut des lecteurs, Ivan Douratchok, pourtant un
livre trs instructif du mme Tertz-Siniavski, nen eut presque pas. KrasnovLevitine, qui vivait Lucerne d'un subside des glises protestantes suisses, neut
pas d'diteur du tout pour sa monumentale Histoire de lglise Vivante, c'est--

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dire du schisme des annes 1920 dans l'glise orthodoxe russe. On retrouva son
corps dans le lac de Lucerne un soir de grand vent...
La littrature de l'migration russe, l'poque, tait bien nous, les russistes
occidentaux, si du moins nous daignions nous y intresser. LUnion sovitique ne
la revendiquait pas officiellement, elle avait certes essay de les faire revenir,
surtout sous Staline, d'abord en 1937, puis en 1948, mais elle n'avait rapatri que
de rares crivains : Kouprine en chair et en os, Bounine dans ses textes seulement,
et videmment seuls ceux d'avant la Rvolution. Encore des uvres dites compltes qui ne l'taient pas du tout ! Dans l'ensemble il n'y avait pas de concurrence
sovitique redouter en ce domaine, mais la slavistique franaise rechignait s'y
intresser, fascine par l'Union sovitique, et ngligente envers un trsor qui tait
ct d'elle. Les archives partaient aux tats-Unis ; que de manuscrits qui auraient pu trouver refuge la Nationale de Paris si celle-ci avait bien voulu les
acheter, sont partis aux archives Bakhmetev de Columbia New York, ou, comme celles de Mrejkovsky et de Hippius, Urbana-Champaign... D'autres partaient en Russie sovitique, comme celles de Rmizov, alors quil avait t publi
Paris, avait li amiti avec Jean Paulhan... C'est Saint-Ptersbourg qu'en 2003
eut lieu une exposition sur ce Paris russe, Paris ne fit rien. Que de belles ditions
devenues rares ! Combien d'archives d'crivains vieillissants qui ont t pilles, de
revues pour happy few [45] dont on a du mal trouver des ensembles complets !
Heureusement certaines dations furent l pour nous sauver du dshonneur, comme
celle qui contraignit, la mort de l'hritire des peintres Larionov et Gontcharova,
laisser en France une partie de ces deux univers magnifiques. Les grands, hiratiques, aptres de Natalie Gontcharova que mavait entran voir Camilla
Gray dans le petit logis de Larionov et Gontcharova, je les ai revus au Muse russe, enfin avec le recul ncessaire. Je ne dis point cela par dpit nationaliste, mais
parce quil et vraiment t naturel que Paris offrt un grand muse pour rassembler l'uvre de la diaspora russe qui, dans les heurs et malheurs de cette ville entre les annes vingt et les annes cinquante, y avait trouv un refuge, et une grande inspiration.
Quand, Cerisy-la-Salle, on organisa une dcade sur le Grand sicle russe ,
on y vit Wladimir Weidl, trs en forme encore, auteur de magistraux essais crits
directement en franais comme Les Abeilles dAriste, ou La Russie absente et
prsente, mais aussi de rcits plus plats dont Maria Rozanova-Siniavski se moqua

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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cruellement plus tard. Et galement le noir Adamovitch qui, Paris, me donna


cinq ou six fois rendez-vous dans son caf des Champs-lyses. Cach au fond de
la Californie, Nikola Morchne, un pote subtil et amricain qui je rendis
visite Monterrey, reprsente pour moi la diaspora d'outre-Atlantique, mais il y
avait aussi Roman Goul, qui je rendis visite New York, en son bureau de la
revue Novy Journal
partir des annes 70 on commena avoir de grandes confrences communes avec les Sovitiques sur les classiques. En particulier la Fondation Cini de
Venise. Mais si l'on voquait l'limination des colonies de tolstoens en fin des
annes 20 en Russie, la dlgation sovitique, aprs un coup d'il en direction de
son chef, se retirait comme un seul homme. C'tait l'poque o la parution d'un
petit rcit vridique d'Y Grekova, La coiffeuse , passait pour un vnement
politique sensationnel, ou les Mmoires d'Ehrenburg, Hommes, annes et vie
pourtant si autocensurs, faisaient sensation. Destins d'crivains, un texte autrement incisif, rdig par Ivanov-Razoumnik en Allemagne dans un camp pour D. P
restait inconnu ou presque (je le dcouvris dans la bibliothque de mon collge
d'Oxford, Saint-Antonys, dans la collection d'un ancien diplomate anglais, Orchard) 7 , et plus oubli encore Le Voyage au pays du Zeka de Margoline, qui prfigurait LArchipel du Goulag (et que traduisit en franais Nina Berberova). Parfois l'on apprenait que les traductions faites de la littrature sovitique obissaient
des diktats de la censure sovitique. Ainsi l'affaire d'Heureuse Sibrie fut en
tous points difiantes. Anatoli Kouznetsov avait protest contre des modifications
apportes par les traducteurs son texte, et entam une action judiciaire ; mais il
fit dfection lors d'un voyage, et dclara publiquement que les traducteurs avaient
raison, et avaient en ralit rpondu son vu. Ainsi tout le corpus des textes
sovitiques tait soumis des distorsions, des manipulations orwelliennes, et
comportait un souterrain mouvant, clandestin, attirant comme la cache d'un trsor.
Slavic Review donna le texte de l' Ode Staline de Mandelstam, que la mmoire de Nadejda Mandelstam navait pas voulu retenir, les Cahiers de Sapporo donnrent de grands indits de Tchaadaev, l'auteur des [46] Lettres philosophiques,
textes qui dmontraient combien l'occidentaliste dclar fou par l'empereur Nicolas pour avoir soutenu que la Russie avait fait le mauvais choix en adoptant la
forme grecque du christianisme tait devenu dans sa rsidence force un slavophi7

Aujourd'hui le texte est devenu accessible.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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le convaincu... Les nigmes russes semblaient se tendre la main par-dessus les


sicles et les rgimes politiques.

*
Las, tout s'est compliqu pour le slaviste tranger depuis la chute de la citadelle qui surveillait la littrature russe comme une criminelle dangereuse. Les auteurs
de l'migration, rapatris, voire mme kidnapps par des diteurs peu scrupuleux, paraissent dans le plus grand des dsordres en Russie, o les centres d'tude
de l'migration ne se comptent plus. Les dissidents ? Il y a belle lurette quon nen
veut plus, ils font la navette entre leur domicile occidental et un pied--terre moscovite ; quelques exceptions prs, ils ne sont pas vraiment rentrs en Russie,
mais y ont leurs uvres compltes. On fta en novembre 2002 les 80 ans
d'Alexandre Zinoviev, dont les Hauteurs bantes mavaient merveill quand je
les lus en manuscrit. Michel Heller et moi le recommandmes aussitt Vladimir
Dimitrijevi. Le 28 novembre 2002 l'intelligentsia russe de la capitale, le prsident Poutine, le chef de l'opposition communiste Ziouganov se pressaient donc
autour du Matre dans la grande salle gnalogique des tsars au Muse Historique
de Moscou. Lauteur des Hauteurs bantes et de Katastroka rassemble ainsi
frondeurs et partisans du pouvoir dans une dmarche paradoxale, mais qui na
jamais cess d'tre la sienne, dnonciation et glorification de Staline la fois !
Seul de tous les dissidents, Boukovsky boude, et la Russie le boude, cependant
que Natalia Gorbanevskaa poursuit son chemin potique tnu, mais authentique,
dans son exil de Paris. Elle resta longtemps apatride, scandaleusement oublie par
les autorits franaises comme par les russes. La France qui donna un jour la nationalit Siniavski, Maximov, Nekrassov, l'avait oublie ! Honneur la Pologne qui lui a donn la citoyennet en 2005 : poloniste et europenne, cette grande rsistante le mritait bien...
Les revues, les grosses revues ? Les anciennes ont survcu, elles ont connu
leur heure de gloire en 89-90 quand les tirages ont dpass le million, tant la Russie s'enivrait de la dcouverte de textes nagure interdits, dissidents ou venus de
l'migration. J'ai moi-mme bnfici de ce phnomne quand mon petit livre sur
Soljnitsyne parut, avant mme le retour des textes de Soljnitsyne dans la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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revue Droujba Narodov, qui frlait alors le million pour ce qui est du tirage et
bien plus pour ce qui est du lectorat. Elles ont survcu, mais en louant leurs locaux tel ou tel trust japonais ou amricain ; les tirages sont retombs en dessous
des 20 000 ; ce qui serait inespr en France, mais elles sont toutes en accs libre
sur Internet (au site Zburnal'nyj zal, ce qui est un phnomne caractristique de
l'Internet russe non encore corrompu par les pages l'occidentale : ce qui en
fait une exception remarquable dans le monde de la Toile. Depuis 1990, combien
de revues petites ou grandes, de tous formats, ont apparu et disparu ! Leur histoire
reste crire. Parmi les nouvelles venues, citons Nestor pour l'histoire, Rserve
inalinable pour l'essai, [47] Le Messager de lEurope avec ses pais dossiers sur
la rforme judiciaire ou la rforme foncire, Art and Times pour l'art et le graphisme, et bien d'autres encore. Quant au Net russe, il est extraordinairement ouvert et gnreux, rien voir avec l'occidental. Des bibliothques entires mises
disposition, le dictionnaire Dahl en libre accs, tous les dictionnaires, toutes les
revues, beaucoup d'crivains contemporains donnent tout sur leur site. Roger
Chartier a dcrit la rvolution engendre par le Net : la lecture a chang, elle est
revenue la technique du rouleau quavait chasse le folio, elle est revenue la
lecture du texte anonyme, quavait chasse au XVe sicle l'invention des volumes
de textes d'un seul et mme auteur. Nous voici donc dans une nouvelle re de la
lecture, et nous ne savons ce que cela donnera en Russie et ailleurs, mais en Russie les prmices sont extraordinairement prometteuses. Le lecteur russe est toujours un des plus avides, la production de livres est surabondante, un miracle sur
quoi je vais revenir, mais le livre est en revanche trs mal distribu, et beaucoup
trop cher pour son destinataire naturel, la dmocratie intellectuelle , comme
disait Pierre Pascal... le Net est la solution : profusion de sites d'auteur, de posie,
de bibliothques assembles par des enthousiastes dsintresss, de groupes de
recherche et de monastres virtuels. Le slaviste daujourdhui ne peut ignorer le
Net, ou alors il ne connat rien de la vie culturelle de son objet d'tudes. Il faut
naviguer, et donc je navigue ; mes premiers essais timides datent de 1998, entran par Natalie Ivanova, critique et rdactrice en chef adjointe la revue Znamia,
qui minitia. Il fallut matriser les encodages, apprendre le KOI 18 et autres sigles... Un pote d'Omsk ma trouv par mon site Internet, et nous avons engag
un dialogue rgulier. Lui-mme publie dans diffrentes revues purement internetiques. Il faudra un jour que jaille Omsk vrifier qui il est. Le serveur Yandex
doit videmment tre mentionn. Quand on sait le manier, il fournit par exemple

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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le secret de toute citation que l'on narrive pas reprer. Plus besoin derrer dans
les uvres compltes de Makov ou de Mamine-Sibiriak, deux mots, un clic et
Yandex fournit une suggestion en gnral exploitable.
C'est dans cette seconde tape de ma russistique que j'ai li amiti avec deux
philologues qui m'ont chacun sa faon normment apport, et qui je me dois
de rendre ici hommage.
La slavistique a maintenant en Russie de nouveaux talages, dont le principal
est sans conteste la revue le Nouvel Observateur littraire (Novo literaturno
obozrni), fond par Irina Prokhorova, et qui ne cesse de publier les recherches
occidentales, et celles des Russes occidentaliss, plus, parfois, des tudes plus
classiques. Igor Smirnov ou Mikhal Iampolsky sont un peu les matres penser
de cette revue. Elle a maintenant une importante bibliothque en marge de la revue, et publie des recherches trs nouvelles comme le livre de Mikhal Vaskopf
L'crivain Staline. Ou Comment fonctionne le vers de Brodski de Valentina Polukhina et Lev Lossev. Tout ce qui dans la production des structuralistes dhier
tait raret introuvable est aujourd'hui republi : Smitike, la revue de Tartu, les
textes de Sarah Mintz sur Blok, les uvres compltes des matres du structuralisme sovitique : Iouri Lotman, ou Vladimir Toporov. Les tudes eurasiennes de
Lev Goumilev quon se passait sous le manteau sont publies des tirages normes, puisquelles viennent alimenter un courant de pense eurasien qui a aussi
des allures de mouvement [48] politique, son matre penser, Douguine, et ses
sites Internet. Les monographies savantes philologiques ou historiques, classiques
cachs ou perdus que republiait La Haye le dfunt et regrett Cornelius Van
Schoonenveld sont repris, divulgus, pas tous, mais beaucoup. Je nai plus demander Alek Jolkovski de menvoyer son dernier article depuis la Californie,
j'ouvre son site et je vois ses derniers travaux, quaussitt j'imprime. Et mme les
bibliothques publiques s'y sont mises. Si la Leninka est reste scandaleusement
longtemps ferme, la Poublitchka de Saint-Ptersbourg a construit son catalogue
informatique, et envoie des textes scanns, moyennant finance il est vrai. La profusion est de rigueur dans les librairies philologiques des deux capitales. On ne
sait plus o donner de la tte dans les librairies-cafs comme Projet Acadmique
rue Rubinstein Saint-Ptersbourg, ou les diffrentes filiales de OGUI Moscou
(dont Pir-Ogui, plus port sur la gastronomie). Toporov, Uspensky, Averintsev et
tant d'autres ont leurs uvres compltes sur les rayons, ct de Foucault, Staro-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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binski ou Derrida. Et mme de vieilles institutions ont su survivre, comme la


Bibliothque du Pote , reprise par un diteur priv et dirige par le pote
Alexandre Kouchner Saint-Ptersbourg. Citons le nouveau Mandelstam superbement complt et annot par A. G. Metz, avec une prface de M. Gasparov, le
Kouzmine de Sajine, le Khodasevitch de Bogomolov ou encore le Goumilev, le
Zinada Hippius, etc.
Le foisonnement dans les sciences de l'homme est particulirement frappant.
Pas seulement le rattrapage du temps perdu avec de trs nombreuses traductions
d'auteurs occidentaux o les Franais sont leaders incontests, pour une fois, grce au plan Pouchkine , c'est--dire l'aide la traduction fournie par la France.
On traduit d'ailleurs aussi la fiction franaise, et pas le plus facile puisque tout
Perec est en cours de traduction, ni la plus classique puisque Houellbecque est en
vente, et qu'il est recens un peu partout... La philosophie a reparu, en traduction,
avec Jaspers ou Derrida, mais aussi en cration russe avec Bibikhine, dont l'inspiration phnomnologique et chrtienne donne des ouvrages remarquables, en particulier La nouvelle Renaissance, ou la philosophe-pote Olga Sedakova qui
Jean-Paul II a dcern un prix de posie chrtienne au Vatican... La thologie n'est
pas en reste, avec, par exemple, Sergue Khorouji, traducteur de Joyce, mathmaticien, et thologien (un peu intolrant, dans la tradition de Florensky).
Les potes sont l, des armes, et le pote conceptualiste Dimitri Prigov 8
annonce sans rire qu'il en est son 33 000e pome. Nul na vu, ni ne verra jamais
ces pomes en leur suite, mais il s'agit d'un remake satirique du roman (ici du
pome) productiviste sovitique, et cette drision qui englobe pass sovitique et
prsent capitaliste est le moteur de beaucoup d'auteurs d'aujourd'hui, comme Plvine, qui cherche refuge idologique dans le bouddhisme. Quant la prose, elle
est innombrable, domine par des femmes : Ptrouchevskaa, les surs Tolsto,
Oulitskaa... Les prix littraires ont soulign le paysage russe de la littrature, le
Booker suivi par l'antibooker, le prix Apollon Grigoriev, le prix Andre Bily, le
prix Triomphe, et tant d'autres, dont certains sont des boues financires pour
crivains en pril. Enfin le patriarche des lettres russes, [49] Alexandre Soljnitsyne, rfugi en sa demeure prs de Moscou, continue de lancer des brlots avec
son tude en deux tomes Deux cents ans ensemble sur juifs et Russes, et nen finit
8

Dcd en juillet 2007.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pas d'alimenter les polmiques pour savoir s'il est antismite ou pas, ou peu, ou
beaucoup. Les tudes sur cet auteur ont champignonn, mais sont dans l'ensemble
marques par la polmique ou le pangyrique. La Russie savante ne s'intresse
pas lui. Et il continue d'tre une voix dans le dsert, ce qui n'est srement pas
pour lui dplaire. Dans son film-entretien de quatre heures avec lui, le cinaste
Alexandre Sokourov tente de percer la carapace du Matre, mais y arrive difficilement.
La russistique a donc chang parce que son objet d'tude a chang. Et je ne
fais ici que mentionner que cette russistique, qui pousait assez docilement l'imprialisme grand-russien sous sa forme sovitique, a dcouvert qu'elle tait
chauvine sans le savoir, quil existait aussi une sphre culturelle bilorusse ou
ukrainienne. Des voyages dans ces deux pays m'ont mtamorphos, je ne suis plus
le russiste exclusif que j'tais, mme s'il est bien difficile de changer ou d'largir
indfiniment son horizon d'investigation. Il ma fallu dcouvrir Bykov en langue
bilorusse, m'initier au magnifique pote ukrainien Vassil Stus, repenser la culture
ukrainienne grce au grand ouvrage de Miroslav Popovic. L aussi, on peut dire
que l'objet dtude a chang, et n'a pas seulement subi une scission. Enfin, il serait
grand temps d'tudier comme il se doit le phnomne de la culture sovitique,
puisque l'objet est manifestement circonscrit et dcd ; mais cela se fait trs peu.
Le regrett Felix Roziner, dans son exil Boston, avait entrepris une encyclopdie
des concepts et realia sovitiques, en collaboration avec le smiologue Viatcheslav Ivanov, mais la mort du premier a mis fin la tentative. En Amrique, des
tudes sur le stalinisme de tous les jours paraissent, comme celles de Geffrey
Brooks. En Russie, de jeunes historiens sont aussi au travail, et par exemple vient
de paratre un livre remarquable sur La vie quotidienne et la conscience de masse
1939-1945 par deux chercheurs qui ont explor les archives du parti, de Beria, etc.
Le tableau qui en ressort est diffrent de celui que nous connaissions. Des gens
simples crivaient de trs courageuses lettres de protestation contre les rpressions
de masse. Une lettre adresse Beria compare ce que fait le matre du pays avec
l'Inquisition. Ce courage cach de simples hommes et femmes russes l'heure des
tortures et des rpressions de masse doit nous faire changer de point de vue sur un
rgime qu'il est maintenant de mode de dfendre, et pas seulement dans les milieux nationalistes russes, mais aussi dans le camp des historiens rvisionnistes amricains, qui mettent la guerre froide au compte de leur propre pays.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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La russistique a chang, comme la vie en Russie, comme la littrature russe.


Le salon du livre de Paris, en mars 2005, a donn une ide de ce changement. Non
par le stand officiel de la Russie, pays hte d'honneur, avec ses bouleaux argents
et un peu ringards, mais par la dlgation dcrivains qui sont venus.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

72

[50]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
C.

MORBUS ROSSICUS

Retour la table des matires

L'expression est de Zamiatine, dans un article consacr Fiodor Sologoub


'( visages , 1924). Larticle reprend le texte d'une intervention de Zamiatine au
jubil de Sologoub, qui avait t ft le 11 fvrier 1924. Y avaient pris la parole
galement Boris Eikhenbaum, Akim Volynski et la potesse Anna Akhmatova.
Evgueni Zamiatine est un Russe qui connat particulirement bien l'Occident. Ingnieur naval, il a sjourn un an en Angleterre, d'o il est revenu avec le rcit
Les Insulaires, une satire de certains aspects du philistinisme petit-bourgeois anglais de mme on trouvera des traces de satire antiamricaine dans Nous autres,
qui nest pas seulement une anti-utopie dnonant le totalitarisme sovitique (bien
sr sans les mots anti-utopie ni totalitarisme qui nont pas encore cours cette
poque), mais galement, et au moins autant, le taylorisme l'amricaine.
Zamiatine est galement un satiriste et stylisateur de la province russe, de l'arriration provinciale russe. Comme l'ont t avant lui presque tous les symbolistes
russes, Sologoub avec son tortueux et immense roman, encore non traduit, Les
Mirages, Bily avec La Colombe dargent, ou encore Blok avec le cycle du
Monde terrible . Et la mme poque Gorki donne aussi une terrible satire de
l'arriration russe. Cependant les motivations sont trs diffrentes : Gorki commence sa dnonciation des deux mes russes, c'est--dire de l'asiatisme de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'me russe populaire, tandis que Bily ou Sologoub s'enchantent de cette arriration, et y voient un gage de rsistance aux forces de dislocations de la raison mcanique venue d'Occident.
Zamiatine rapporte dans ce texte de fvrier 1924 un propos tenu par Blok en
sa prsence : Je commence aimer la Russie d'un amour hassant. Sa thse est
que Sologoub est un rveur, un don Quichotte russe (pour reprendre la classification de Tourgueniev), qui rve sa dulcine Russie. Ce don Quichotte est un
maximaliste. A la moindre goutte d' peu prs , ou de presque qui vient
attnuer une affirmation, il rejette le breuvage quon lui propose. Les Sancho Pana et les Tchitchikov acceptent, eux, avec plaisir, le breuvage o est tombe la
goutte d'-peu-prs, l'idal qui est lgrement corrompu par le compromis avec la
ralit. Tchitchikov ne dit-il pas dans la seconde partie des mes mortes au gnral Betrichtchev, son protecteur : Aime-nous tout noirauds de crasse que nous
sommes, car blancs et purs tout le monde nous aimerait.
Les Don Quichotte russes refusent donc toute concession. Ils exigent un vin
absolument pur ou bien pas de vin du tout, tout ou rien. Ainsi est dfini le chemin
de [51] ceux qui ont reu en partage le douloureux don de l'amour irrconciliable.
Le toqu Don Quichotte et le toqu Sologoub quitteront instantanment Aldonza
parce qu'ils ont une sorte de ractif qui dcle sur-le-champ si dans le vin
dAldonza la vie a t jete ne ft-ce quune molcule d'impuret, ne ft-ce quun
milligramme de compromis. Le verre qui contient ce vin, Don Quichotte et Sologoub le jetteront par la fentre. Non quils naiment pas le vin de la vie, mais parce quils l'aiment plus que personne, parce quils l'aiment trop, d'un amour
blanc .
Et mme l'hidalgo russe en remontre l'hidalgo espagnol, car ce dernier finit
par concder :
Eh bien ! voil qui suffit, mes amis ! Quel chevalier de la Manche fais-je
donc ? Je suis tout simplement le bon Alonso !
Jamais l'hidalgo russe ne fera cette ultime concession au rel !
Zamiatine dfinit Sologoub comme le plus europen des symbolistes russes,
parce qu'il est le seul Russe, aprs Gogol, amalgamer le rel et le fantastique en

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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une forme littraire prcise, selon une recette secrte quont depuis longtemps
labore les matres europens. Si, avec l'acuit et le raffinement europens,
Sologoub avait galement assimil l'me europenne, cette me mcanique et
dessche, il naurait pas t le Sologoub que nous chrissons.
Mais heureusement sous l'habit europen svre et pudique, Sologoub avait su
prserver une me russe incontrlable. Cet amour blanc , l'amour qui exige
tout ou rien, cette maladie absurde, incurable, merveilleuse ce nest pas seulement le propre de Sologoub ou de Don Quichotte, et pas la maladie du seul
Alexandre Blok (maladie dont prcisment il est mort), mais c'est notre maladie
russe, notre morbus rossica. De cette maladie souffre la meilleure partie de notre intelligentsia, et, Dieu merci, elle ne s'en gurira jamais, quoi qu'on entreprenne pour la soigner. 9
On reconnat l la thse que la Russie est l'hrtique des nations europennes.
Dans Le Flau de Dieu, Zamiatine dcrit le jeune Attila envoy Rome et tout
bouillonnant de rage face la civilisation romaine. Le jeune captif barbare, otage
d'un empire lequel est de facto dj otage des Barbares, se lie d'amiti avec un
loup, lui aussi captif dans sa cage, et par une belle nuit, il libre le loup.
Sur le thme d'Attila, Zamiatine a aussi crit une pice de thtre, en complment de son rcit. La pice comporte un pisode burlesque qui met en scne les
rapports entre littrature fausse et vie vraie. Le pote romain Marullus vit la
cour d'Attila et il crit des odes en son honneur.

Marullus J'ai crit une ode. Permets que je la lise. Alors je pourrai mourir en paix.
Attila Mourir en paix ? Eh bien, soit !
Marullus Tremble Rome ! Entends le bruit sourd
Des sabots qui viennent d'Orient !
Nous les Huns puissants, nous allons,
[52]
Comme l'clair sur toi marchons,
Occident ! Vois les Huns puissants !
Attila Dis donc, cela fait longtemps que tu es un Hun

On remarquera que Zamiatine met indment le mot latin morbus au fminin...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Marullus Depuis aujourd'hui ! Non, depuis hier... Que dis-je ? Depuis la


semaine dernire !
Attila Tu es un vieux Hun ! Un Hun comme il nous en faut. (A Edekone)
Demain tu l'enverras contre les Romains, et au premier rang, quil fasse
ses preuves !
(Marullus se jette en arrire et il s'enfuit.)
Zyrkon Ah ! Marullus a la colique...

Cette saynte est une variation burlesque sur le thme des Huns, ou des Scythes, disons des Barbares, tel quil a svi chez les potes symbolistes du dbut du
sicle, au fur et mesure que l'on prenait conscience que l'europanisation de la
Russie du sicle d'Argent s'achverait par un dsastre, baptis soit Rvolution
(le plus grand roman russe du XIXe sicle , a dit Pasternak), soit asiatisme
(lasiatique prenant en Russie le dessus sur l'Europe). C'tait l'poque du pril
jaune , l'expression de Guillaume II, empereur d'Allemagne, et du dpeage de la
Chine par les Occidentaux, y compris les Russes. En 1917 et 1918 avaient paru
les deux recueils intituls Les Scythes, dirigs par le sociologue IvanovRazoumnik.
Lart scythe, ce sont de lourdes plaques d'or arrives avec Demidof la capitale en 1715, naissance d'une collection sibrienne des tsars, et d'un mythe : la Russie est eurasienne plus queuropenne. C'est aussi, partir de 1774, les fouilles
des tumulus de la rgion de Kertch et la dcouverte du pass grec de la Russie
nouvelle. Les antiquits russes sont nes, et elles ne font que crotre et grandir
puisque les dcouvertes des tumulus de l'Alta ont prouv l'existence d'une brillante civilisation antrieure aux Scythes dj au VIIe sicle avant notre re. Naturellement elle n'avait rien voir avec les Slaves, qui napparatront que 1500 ans
plus tard. Mais le mythe est lanc, et il est nourri presque en permanence. Le message donn par le recueil qui date de 1919 est que la Russie sibrienne et mridionale connaissait une grande civilisation scytho-sibrienne, qui est celle de la steppe.
La Russie hsite alors entre mythe protecteur et mythe menaant : cette Russie
scythe, sibro-mridionale, cette Russie des steppes d'abord inquitante est bientt
revendique pour narguer et jeter le dfi l'Europe trop sre d'elle. Limaginaire
russe hsite se situer dans l'Europe bien assise, exprimente, ou l'Europe asiatique, jeune, barbare, mongole et scythe la fois. D'o le balancement entre Don

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Quichotte russe et Attila, le nomade cruel assoiff de libert. Le sort tout particulier que la Russie duque du XIXe sicle a fait au Chevalier la triste figure est
trs emblmatique. Pouchkine fait appel lui avec son pome sur le triste chevalier :

Il tait un pauvre chevalier


Taciturne comme un saint homme
Lair morose et le teint blme
D'esprit hardi et de cur simple.

[53]
Le solitaire chevalier se rend Genve (on est avant la Rforme, sans doute,
mais ce dtail reste mystrieux), il a une vision de la Vierge Marie (pas de la Mre de Dieu, comme en orthodoxie), tombe amoureux de la Madone, et renonce
tout commerce avec les femmes. Ds lors il ne relve plus son heaume, nul ne sait
qui est ce sombre paladin qui a mis un chapelet autour de son cou en guise
d'charpe. Il retourne en son chteau triste et silencieux, prie sans discontinuer la
Vierge, entend l'appel la Croisade, inscrit sur son bouclier Ave, Mater Dei ,
revient et s'enferme nouveau, et meurt sans les sacrements. Cette trange lgende ne put passer l'obstacle de la censure. Lavant-dernire strophe dit en
termes amusants, presque populaires, la lutte du diable pour prendre possession de
l'me du paladin sa mort

Bien vous savez que Dieu jamais il ne pria,


Que jamais jene il n'observa,
Et qu'indcemment faisait sa cour
A la maman de notre Christ.

Ce pome trange dcrit un amour mystique et maladif, exclusif de toute vie


concrte, de tout commerce avec les hommes, une hrsie qui fait prfrer la Mre de Dieu aux trois hypostases de la Trinit. Pouchkine a remploy le pome
dans les Scnes du temps des chevaliers (il devient la romance que chante Franz)
puis Dostoevski l'a repris dans son roman LIdiot.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Lors d'une scne conclave o tous sont rassembls chez les Epantchine, Agla
rcite le pome avec exaltation et le commente. Il est clair quelle voit dans le
prince Mychkine une hypostase du Chevalier la triste figure, qui choue lui aussi changer le monde et retourne en son lieu d'exil en Suisse pour y reprendre un
traitement psychiatrique. Le dtail de Genve a pu intervenir dans le choix par
l'auteur de cette citation si capitale. Il s'explique moins en 1829, lors de la premire rdaction. Genve tait certes connue par ses foires, mais point par ses sanctuaires mariaux. Et l'on peut se demander si le pote, ironiquement, ne choisit pas
la ville de la future Rforme de Calvin parce que prcisment Calvin y instaurera
un christianisme presque sans rfrence Marie, c'est--dire sans lment rotique. Il ne s'agit pas de libertinage, mais de sanctification de l'ros. Genve serait
alors cite par drision, et pour lutter avec ce qui sera le ple d'un christianisme
dsincarn. La maladie du Chevalier triste, provenant l'vidence de celle du
Chevalier la triste figure, est donc l'idalisme anti-europen, antirationnel,
conduisant l'enfermement et la folie, la moquerie (exprime par le diable),
mais aussi au salut. A moins que Pouchkine n'ait confondu Genve avec Gnes
(toutes deux Genova en latin)...
Dans un livre assez htroclite, Iouri Akhenvald a fait un inventaire des occurrences de Don Quichotte dans la littrature russe. Il cite le juriste Ansky, qui
crivait par exemple : La Sibrie est la vraie patrie des Quichotte ; en Sibrie
l'habitude d'errer, de partir en qute d'aventures, est trs frquente. La comparaison entre Russie et Espagne a t faite, et est justifie par rapport un tertium qui
est l'Europe. Les deux pays peuvent tre inclus en Europe en plus , par-dessus
le march, si j'ose dire, bien que l'inclusion europenne de l'Espagne soit plus
ancienne et a t faite par la manire forte par les [54] rois trs catholiques qui
liminrent tout ce qui ne leur paraissait point europen en Espagne : l'Andalus,
les Juifs, tout ce qui avant eux avait fait de l'Espagne un carrefour qui ne correspondait pas au modle d'une Europe latine, catholique, et renaissante. En un sens,
l'oeuvre de Pierre est comparable. Les dix sicles d' invasion andalouse et les
deux sicles de joug tatare ont t traits de manire comparable dans les deux
bouts de l'Europe : extirps de la mmoire.
Dans un clbre discours de 1860 sur les Hamlet et les Don Quichotte, Ivan
Tourgueniev a oppos le hros de Shakespeare celui de Cervants. Le temps des
Hamlet est fini, affirme-t-il, des Hamlet dsesprs et gostes. Voici venu le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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temps des Don Quichotte qui meurent pour une illusion gnreuse. Et le peuple
(les Sancho Pana) est plus proche d'eux quil nen a l'air. Les Don Quichotte
meurent pour une justice sur terre qui nexiste pas sur cette terre. Ainsi Tourgueniev donne de la Russie une interprtation donquichottesque qui a enthousiasm
ses contemporains : la Russie est en marche vers le sacrifice aveugle et vain, inutile en somme. Et peu importe la maritorne grossire qui se cache sous leur Dulcine, le rel fangeux sous l'idal. Gogol avait donn une sorte de portrait d'un Don
Quichotte russe rat en la personne de Tchitchikov, l'acheteur des mes mortes.
Car Tchitchikov sacrifie tout pour une installation sur terre qui ne lui russira jamais. Il a une extraordinaire capacit croire en son rve, mme si ce rve ne sort
pas de la trivialit ; dans la seconde partie, Tchitchikov rve une usine de retraitement des ordures qui transformerait en or tous les dtritus du monde.
Un sicle ou presque plus tard, on retrouve Don Quichotte dans la fable unanimiste d'Andrei Platonov, Tchevengour. La monture de Kopionkine (dont le nom
mme voque la lance du chevalier) s'appelle certes Rosa Luxembourg , mais
le couple de Kopionkine et Rosa Luxembourg errant sur la plate steppe russe o
ils recherchent le communisme est une variante ironique de Don Quichotte et
de sa Rossinante. Au retour, Kopionkine chevaucha jusqu la nuit close, mais
par un chemin plus court. Il faisait largement nuit lorsquil avisa le moulin et les
fentres claires de l'cole. S'ensuit une bataille avec le bruit du vent, le gardien assiste Kopionkine, agite son gourdin et Kopionkine taillade au sabre ce bruit
subversif. Platonov, mieux que personne, a donn forme mythique la maladie
russe .
Dans un article de 1918, Sont-ils vraiment des Scythes ? , Zamiatine avait
pos la question aux rvolutionnaires, aux bolcheviks, tous les nouveaux chevaliers de l'Utopie. Octobre victorieux est une formule qui trahit la Rvolution
trahie. Car le vrai Scythe tend son arc et lance sa flche au hasard, sans but prcis.
Il erre sans fin. Un Scythe sdentaris est un non-sens, un Scythe attir par la ville
n'existe pas. Une rvolution stabilise est une fausse rvolution. Le rvolutionnaire spirituel, c'est celui qui est un vrai Scythe, qui sait que le chemin de la rvolution est un chemin de croix .
La dfaite, le martyre sur le plan terrestre, c'est gage de victoire sur l'autre
plan, le plan suprieur, celui des ides. La victoire sur terre, c'est la dfaite assure
sur l'autre plan, le suprieur. Il n'est point de troisime voie pour le vrai Scythe, le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rvolutionnaire spirituel, le romantique. Une ternelle qute du succs, et un ternel insuccs ! Un ternel Juif errant, une ternelle qute de la Belle Dame, qui
n'existe pas.
[55]
Zamiatine, pour qui l'intelligente est toujours un rvolt, le Scythe spirituel est
toujours un hrtique quattend le bcher, regarde la Rvolution russe et, ds
1918, se lamente : Comme il tait triste de voir l'archer scythe chang en mercenaire, le centaure scythe remis l'curie, l'esprit libertaire marcher au son
des orphons !
En 19 10, Dmitri Mrejkovsky publiait son recueil La Russie malade. Dans
Maman Truie, la rflexion se fait de plus en plus amre, lancinante aussi. Mrejkovsky cherche un secours en lisant les Mmoires du censeur Nikitenko, dont la
longue carrire traverse les rgnes de Nicolas Ier et d'Alexandre II. Nikitenko tait
un libral, partisan du petit petit , c'est--dire l'oppos du maximalisme
dfini par Zamiatine comme morbus russicus . Il se lamente de l'esprit de servilit qui a svi sous Nicolas (sans pargner Pouchkine !), il salue les rformes
d'Alexandre, mais il constate qu'elles s'accompagnent de rpressions plus hypocrites encore que sous son pre. Au rgne de la peur, crit-il, a succd le rgne du
mensonge. Le partisan du petit petit a beau tre libral, il den dplore pas
moins secrtement l'absence de poigne forte, et quand il y a la poigne, dplore
l'absence de libralisme... Tout en Russie doit venir d'en haut, y compris la libert,
parce que ce ne peut tre que la libert de l'esclave. Nikitenko, ancien serf, avait
d crire son ancien matre pour faire librer sa mre et son frre, dont le sort
dpendait alors non de la loi, mais du bon vouloir du matre. Tout ce que nous
nommons beau et sublime consiste en idaux-illusions, et n'est que mensonge ,
telle est la conclusion du pauvre Nikitenko dans ses Mmoires crits secrtement,
pour le tiroir. Autrement dit, constate Mrejkovsky, l'ennemi des nihilistes tait
bien plus nihiliste encore. Le libral russe est un gladiateur qui nest encore quun
esclave dans l'me.
Et contemplant l'lgante statue de Pierre Ier, par Falconet sur la place du Snat, la comparant avec la lourde statue d'Alexandre III par Paolo Tolsto (aujourd'hui devant le Palais de Marbre sur le Quai des Palais, Ptersbourg), Mrejkovsky s'crie : Ce n'est pas un cheval, c'est une truie au gros cul !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Elle est bien plante, la mre Russie avec son Tsar ! Mais est-ce un
cheval, a, non, c'est une truie, ce nest pas un cheval ! Elle ne va pas se
mettre danser. On peut lui arracher la bouche avec le frein, la mmre
Russie ne sait vraiment pas danser, quel que soit le dompteur, et quelle
que soit la musique ! Quant Pierre le Grand sur son coursier d'airain c'est
un acte de dcs , le monument de Falconet ce ne fut quun espoir
tromp, une ferie passagre. Le cul ! c'est le cul l'essentiel de cette monture !

Entre la maladie du maximalisme et la lourdeur paralysante, la Russie, en


somme, louvoie entre deux maux complmentaires quoique opposs...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[56]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
D.

LES PARADOXES DE
LAFFIRMATION EURASIENNE.

Retour la table des matires

Le moment semble venu de rapprcier scientifiquement un mouvement de


pense qui orienta une partie de la pense universitaire russe dans l'migration, le
mouvement dit eurasien 10 , et qui, depuis cinq ou six ans, roccupe du terrain
politique en Russie o il a ses sites internet, ses publications de popularisation,
son chantre, l'historien publiciste Alexandre Douguine (encore que celui-ci, devenu conseiller du prsident, semble vouloir instrumentaliser la marque eurasiste
au profit du pouvoir) 11 . Le mouvement de pense des annes vingt resta relativement peu connu parce quil ne pouvait pas plaire la majorit de l'migration
russe blanche en vertu de ses concessions au pouvoir bolchevique, et il ne plaisait
pas non plus au bolchevisme, quil interprtait dans une grille de lecture non marxiste. Aujourd'hui l'tiquette eurasien est devenue courante sur le march des
ides en Russie, sans que le mouvement initial et ce quil veut dire scientifique10

11

Otto Bss, Die Lebre der Eurasaier ein Beitrag zur russischen Ideengeschichte des 20. Jahrhundert, Wiesbaden, 1961. Marlne Laruelle, La qute d'une identit impriale : le noeurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, 2006.
Aleksandr Dugin. Osnovy geopolitiki. Geopolititc eskoe buduscee Rossii, Moskva, 1999.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ment ait t vraiment tudi. Il explique pourtant de nombreuses attitudes, il dessine peut-tre le contour de l'avenir gopolitique de la Russie, qui nest plus un
empire contraignant comme sous les communistes, mais qui connat une forte
nostalgie de cette priode dans la mesure o cette nostalgie est le seul bien que
prservent certaines masses populaires qui ne participent pas encore l'enrichissement. Ce qui fait qu'entre le dsir europen, qui est rel dans une partie de l'lite
russe, et la tentation de la Realpolitik entre pro-amricanisme de circonstance et
nouvelle alliance avec la Chine capitaliste et communiste, l'eurasisme vulgaris
reste une sduction de l'esprit pour beaucoup de Russes. Les Eurasiens sont pour
Alexandre Douguine les pres fondateurs , ceux qui nous ont appris penser
par l'espace , nous ont prpar rsister la croisade de l'Occident contre
nous et refuser d'tre dfinis comme un secteur arrir de l'Occident .
Le prince Nicolas Troubetskoy, un des fondateurs du mouvement, a pos le
mieux le problme central la question nationale russe : qui sommes-nous ?

La connaissance de soi est un problme tant d'thique que de logique,


le seul qui soit vraiment universel et pour les personnes et pour les nations.

[57]
Lassimilation de la nation une personne remonte au romantisme allemand,
et a nourri la pense slavophile russe. Ce qui est nouveau dans la pense des Eurasiens , c'est que ce connais-toi toi-mme adress la Russie, et doubl d'un
sois toi-mme , conclut, contre toute la tradition slavophile du XIXe sicle, que
la Russie est moins slave qu' asiatique ou plutt touranienne . Une quipe de linguistes, de gographes, d'historiens et d'ethnologues s'employa en faire
la dmonstration. Parti de l'universit de Sofia, le mouvement gagna Prague puis
Paris, c'est--dire les principaux centres de l'migration universitaire russe.
Le caractre slave et la psych slave, crit Nicolas Troubetskoy, sont
des mythes. Chaque peuple slave a son propre type psychique et, de par son
caractre national, le Polonais ressemble aussi peu au Bulgare que le Sudois au
Grec. Il n'existe pas non plus de type physique, anthropologique commun aux
Slaves. Chaque peuple slave a dvelopp sa propre culture sparment et les influences culturelles rciproques des Slaves les uns sur les autres ne sont pas plus

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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fortes que celles des Allemands, des Italiens, des Turcs et des Grecs sur ces mmes Slaves. La langue seule relie entre eux les Slaves. 12
Des arguments scientifiques tayaient cette thse. Nicolas Troubetskoy en
donne plusieurs de diffrents types. Linguistiques d'abord. Dans le vieux fonds du
vocabulaire russe, les concepts les plus intimes sont venus par le persan, alors que
les termes techniques transitaient par les langues romanes et germaniques. Ainsi
le sanscrit deiwos qui a donn deus en latin et dieu dans toutes les langues non
slaves, a pris en russe un sens pjoratif que l'on retrouve dans le div du Dit du
rgiment dIgor, et qui dsigne un tre mchant. Il nous vient par le persan, et
donc aprs la rforme zarathoustrienne (en vieux-persan il a une connotation
malfique, c'est Asmode). La racine div ou dev ayant t accole au dmon ,
c'est la racine baga (riche) qui donna le mot dieu , tant en slave qu'en vieuxpersan 13 :

Il faut supposer que les anctres des Slaves, d'une faon ou de l'autre,
avaient pris part l'volution des concepts religieux qui, chez leurs voisins
les anciens Perses, conduisit la rforme de Zarathoustra.

Troubetskoy poursuit sa dmonstration l'aide du mot russe verit (croire)


quil rapproche de l'avestique (langue du livre sacr zoroastrien) varayaiti, lequel
veut dire choisir et signifie donc que les premiers Slaves comprenaient l'acte
religieux de la mme manire que les zoroastriens, c'est--dire comme un
choix , entre les principes jumeaux et opposs du bien et du mal, d'Ahrimane et
d'Ormuzd...
Nicolas Troubetskoy nest pourtant pas un esprit fantastique comme l'tait le
romancier contemporain de Pouchkine Veltman qui nous devons des fantaisies
linguistiques poustouflantes. Il s'agit d'un des plus grands savants linguistes
quait connu la Russie, il fut le pre de la phonologie, il a jou un rle capital dans
le Cercle Linguistique de Prague (lui-mme avait reu une chaire, et enseignait
Vienne), mais son rle dans le mouvement [58] eurasien est peu connu. Il est
12
13

Kn. N.S. Trubeckoj, K probleme russkogo samopoznanija, sobranie statij, Evrazijskoe


Knigoisdatel'stvo, 1927.
Cf. N.S. Trubeckoj, Izbrannye trudy po filolog sous la rdaction de T Gamkrelidze, Moskva, 1987.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mme vraisemblable que ses diteurs scientifiques sont gns par ce volet de son
uvre, si riche, bien quil soit mort quarante-huit ans. C'est ainsi que les diteurs sovitiques de 1987 nincluent aucun de ses articles eurasiens dans la
bibliographie qu'ils fournissent et, nulle part dans les notes, la prface ou la postface, ne font allusion son rle capital, et si fertile, dans le mouvement eurasien . La postface mentionne seulement la trilogie indite et inacheve
conue par Troubetskoy en 1909-1910, et dont la premire partie tait intitule
De l'gocentrisme , ddie Copernic, la deuxime s'intitulait Du faux et du
vrai nationalisme , ddie Socrate, et la troisime, De l'lment russe , tait
ddie au Cosaque rebelle qui avait mis en pril la Russie de la Grande Catherine,
Pougatchov...
Dans les notes biographiques de Roman Jakobson qui accompagnent la traduction franaise des Principes de Phonologie, le fait eurasien est galement absent, les articles eurasiens du jeune prodige linguiste ne sont pas indus dans la
bibliographie. Or il ne fait pas le moindre doute que Jakobson connaissait parfaitement toutes les publications eurasiennes de son ami Troubetskoy, puisque luimme avait milit dans les rangs eurasiens . Il est vrai qu'en 1984, parut en italien une dition de LEurope et l'humanit de Troubetskoy et que, la demande
de Vittorio Strada, Jakobson prfaa le livre de son ami et voqua son rle dans le
dveloppement de l' Eurasisme .
La carrire savante de Troubetskoy avait donc commenc sous le signe dune
interrogation non conformiste sur le phnomne national... Ds l'ge de vingt ans,
Troubetskoy avait conu un vaste ouvrage en trois volets intitul Justification du
Nationalisme, ouvrage inachev mais dont parut une premire partie, celle prcisment intitule LEurope et l'humanit. En particulier, Troubetskoy avait conu
la notion nouvelle d' aire linguistique , o des langues d'origine diffrente ont
une volution certains gards convergente.
Autre Eurasien notoire, Roman Jakobson prolongea justement cette intuition
d'une parent linguistique russo-asiatique dans un livre paru en 1931, intitul
Pour une dfinition de 1alliance linguistique eurasienne. La notion d'alliance
linguistique, dfinie par Troubetskoy dans un article, paru dans les Annales Eura-

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siennes No 6 et intitul 14 De l'lment touranien dans la culture russe , consiste relier des langues htrognes par leur origine, mais qui vont toutes dans le
mme sens : ici, ce nest pas la parent dans le pass qui joue, mais le voisinage
gographique, ou encore la contigut. Laire eurasienne, qui comprend le rameau
russe des langues slaves, les langues finno-ougriennes de l'Est (outre le finnois : le
votiak, le komi, le zyriane, etc.), des langues du Caucase et des langues turques,
se caractrise par l'absence de ton (la monotonie, oppose la polytonie), et par
une organisation des consonnes selon le timbre (consonnes sourdes ou sonores).
Dj Trediakovski, au XVIIIe sicle, remarquait que les oreilles non russes
nentendaient [59] pas cette distinction entre consonnes sourdes et sonores. En
revanche elle existe ou elle se dveloppe dans toutes les langues de la grande
plaine eurasienne. Et de toutes les langues romano-germaniques, seul le rameau
oriental, savoir le roumain, a introduit cette opposition de timbre dans son systme phonologique tandis quen sens inverse, le hongrois, rameau occidental du
finno-ougrien, l'a perdue...
Pour mettre en relief ce systme des oppositions de timbre, Jakobson recourt
son pote prfr, Khlebnikov, subtil utilisateur des corrlations les plus fondamentales et les plus intimes de la langue russe. LEurasie se prsente donc, du
point de vue de la phonologie, cette nouvelle science invente par Troubetskoy et
Jakobson, comme un immense continent-le entour par des aires polytonie qui
ignorent l'opposition de timbre ( l'exception de l'extrme-occidental irlandais).
De cette parent phonologique dcoule un avantage pour l'extension de l'alphabet
cyrillique : il est le seul noter commodment ces oppositions de timbre et toutes
les petites langues non slaves de l'aire eurasienne ont donc intrt l'adopter. Jakobson fait remarquer qu' l'poque o il s'crivait en alphabet latin, sous l'influence du polonais, le bilorusse demandait 1,5 despace crit en plus de ce que
lui aurait permis l'alphabet cyrillique. Ainsi les savants eurasiens justifiaient l'extension de l'alphabet cyrillique aux parlers et langues non russes de l'aire eura-

14

Evrazijskij Vremennik, Neperiodiceskoc izdanie pod redakcej P. Savickogo, P Suvinskogo


i ka. N. Trubeckogo. Kniga I., Berlin, 1925. De 1921 1929 parut six numros de ces Annales, qui eurent des rdactions changeantes, et mme des titres changeants. Le premier tome s'intitulait Ishod k Vostoku. Predeuvstvija i sversenija. Il parut Sofia en 1921. Le second, Na putjah, parut Berlin en 1922. Le troisime parut galement Berlin, et portait le
titre de Evrazijskij Vrernennik, Kniga tretja. Le quatrime est de 1925. Le cinquime parut
Paris en 1927. Le sixime parut Prague en 1929, et s'intitule Evrazijskij Sbornik.

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sienne, cest--dire de l'empire russe : il faut reconnatre que, sur ce point, Staline
fut leur disciple.
Dans ses Dialogues avec Krystina Pomorska 15 , Jakobson est revenu sur cette
priode eurasienne de son activit de savant.

Je publiai au cours des annes trente des tudes qui prouvaient l'existence d'une vaste alliance de langues eurasiennes englobant le russe et les
autres langues de l'Europe de l'Est, et aussi la plupart des langues ouraliennes et altaques, qui disposent de l'opposition phonologique des
consonnes par la prsence et l'absence de palatalisation.

Jakobson voque l'hostilit suscite par ses thories, et rappelle le mot de Joseph de Maistre, sur quoi il concluait un de ses propres livres : Ne parlons donc
jamais de hasard... En fait, si les dcouvertes de Troubetskoy et de Jakobson
taient menes dans un esprit scientifique, il ne faut pas oublier non plus leur
contexte eurasien ; l'alliance des langues opposition de timbre, c'tait en
dfinitive l'empire russe, la vaste Eurasie, nettement distincte du massif linguistique de l'Europe occidentale, et qui voluait sous l'influence de la langue russe,
elle-mme autrefois relie un Orient perse, que l'Occident navait jamais
connu... 16 D'ailleurs, dans les Dialogues, Jakobson, s'il parle assez peu de son
engagement eurasien , rend un hommage appuy au gographe eurasien
Piotr Savitski, ce visionnaire perspicace de la gographie structurale .
Autre lien entre Russie et Orient : aprs la Perse zoroastrienne, il y eut le
choix de Byzance. Depuis Tchaadaev la thse de la nocivit du choix de Byzance
par la Russie perce sous beaucoup de descriptions de la Russie. L aussi, Troubetskoy prend le contrepied. [60] Comme pour l'influence perse, il faut ici distinguer me et corps . Par son corps, la Russie est attire par l'Occident germano-romain, mais par son me elle est parfaitement panouie dans un contexte
oriental , et en particulier byzantin, c'est--dire dans une symphonie de
toutes les activits humaines, politiques, religieuses et quotidiennes. Les Slaves
occidentaux avaient des orientations beaucoup moins dfinies. Comme ils ne
15
16

Les Eurasiens sont trs discrtement mentionns dans Dialogues (Paris, 1980), et pas du
tout dans Une vie dans Le langage (Paris, 1984).
R.O. Jakobson, K harakteristike evrazijskogo jazykovogo sojuza, 1931.

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touchaient directement aucun des foyers de culture indo-europenne, ils pouvaient librement choisir entre l' Occident germano-romain et Byzance faisant
connaissance de l'un et de l'autre, principalement par des intermdiaires slaves. Le
choix s'exera en faveur de Byzance et il donna tout d'abord d'excellents rsultats.
Sur le sol russe la culture byzantine se dveloppait et embellissait. Tout ce qui
tait reu de Byzance tait organiquement intgr et servait de modle pour une
cration qui adaptait tous ces lments aux exigences de la psychologie nationale.
Cela est particulirement pertinent pour les sphres de la culture spirituelle, de
l'art, et de la vie religieuse. Au contraire, rien de ce qui tait reu de l' Occident
n'tait intgr organiquement, ni ninspirait aucune cration nationale. Les marchandises occidentales taient achetes, mais pas reproduites. On faisait venir
des spcialistes trangers, mais pas pour former des disciples russes, pour excuter des commandes.
On retrouve dans la dmonstration de Troubetskoy les grandes intuitions des
nationalistes russes du sicle prcdent : l'influence occidentale tait pour les Russes, selon eux, un carcan, car leur conception de la vie est globale et non diffrencie, ils admettent l'improvisation libre l'intrieur des formes : la danse russe en
est un exemple, elle fait jouer l'ensemble du corps, et pas seulement les jambes,
comme l'Occident. Elle est dissymtrique alors que la danse occidentale est
construite sur des paires de cavaliers et de cavalires, elle encourage l'improvisation, ce qui ne se retrouve qu'en Espagne, l'autre bout de l'Europe, mais s'y explique par l'influence arabe... Troubetskoy a mme un dithyrambe particulier pour
la prouesse russe (oudal) c'est--dire la folle tmrit, la bravoure sans but. La
prouesse , apprcie par le peuple russe dans ses hros, est une qualit spcifique aux gens de la steppe, mais incomprhensible tant aux Romano-Germains
qu'aux autres Slaves...
Nous ne sommes pas loin id des pages les plus nationalistes de Lon Tolsto :
la danse russe de Natacha Rostov devant son oncle, ou encore les prouesses des
Cosaques russes en mulation avec leurs adversaires caucasiens (la djiguitovka).

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O, quand, comment cette petite comtesse, leve par une Franaise


migre, avait-elle pu, par la seule vertu de l'air quelle respirait, s'imprgner ce point de l'esprit national, s'assimiler ces manires, que le pas de
chle aurait d depuis longtemps effacer ?
(Guerre et paix, II, IV, ch. 7)

Eh bien, la rponse, c'est que la petite comtesse Rostov est une Eurasienne,
une Russe touranise 17 ...
[61]
Troubetskoy montre la touranisation l'oeuvre chez Pougatchov, dont les
meilleurs allis sont les Bachkirs ; il montre que la gamme cinq tons est eurasienne, que les Tatares sont sans peine devenus orthodoxes et, bien entendu, que
la Russie moscovite est la continuatrice naturelle de l'empire tataro-mongol et non
pas de la Russie de Kiev, thse fondamentale chez les historiens eurasiens , et
destine passer dans l'historiographie amricaine grce un Eurasien russe devenu amricain et professeur l'universit de Yale : George Vernadsky. La thse
se rsume chez Troubetskoy en une phrase provocante : Ltat moscovite est n
grce au joug tatare. Jamais le renversement des thses classiques sur la destine
russe navait t aussi scandaleusement affirm. Rappelons que Karamzine proclamait que la nature mme des Russes de son temps porte encore la marque
ignoble quy a imprime la barbarie mongole . Chantal Lemercier-Ouelquejay a
montr avec -propos que le jugement de Karl Marx reprit, grosso modo, celui de
Karamzine :

La boue sanglante du joug mongol ne fut pas seulement crasante, elle


desscha l'me du peuple qui en tait la victime. 18

17

18

Rcemment le slaviste anglais Orlando Finges dans un livre intitul Natashas Dance, a
Cultural History of Russia a pris l'pisode de Guerre et paix pour titre emblme de ses rflexions sur la spcificit russe, un sujet sans fond et sans fin, o chacun, depuis deux sicles, s'exerce trouver une spcificit dont l'essence est par dfinitions ambigu, c'est-dire non rductible une formulation d'hritage simple.
CE Chantal Lemercier-Quelquejay, La paix mongole, Paris, Flammarion, 1970.

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Le renversement eurasien des perspectives historiques, nous le trouverons


dans le livre Hritage de Tchinguiz Khan. Un regard sur l'histoire russe non depuis lOccident, mais depuis lOrient, que le prince Nicolas Troubetskoy a publi
sous les initiales mystrieuses de I.R. 19 (Nicolas Troubetskoy, selon G. Vernadsky). Louverture du livre nous en livre demble la thse :

La conception qui rgnait auparavant dans les manuels d'histoire, selon


laquelle le fondement de l'tat russe fut pos dans la prtendue Russie
kivienne , ne rsiste gure l'examen. Ltat, ou plutt le groupe de petits tats, de principauts plus ou moins indpendantes, quon groupe sous
le nom de Russie kievienne, ne concide absolument pas avec cet tat russe quaujourd'hui nous regardons comme notre patrie.

Lerreur des historiens classiques, selon Troubetskoy, fut de considrer que la


Russie, en rejetant le joug tatare , avait referm une parenthse. Or c'est tout le
contraire : il y a eu fusion de la Horde et de la Russie, la Russie non seulement a
cess de payer tribut sous Ivan III, mais, sous Ivan IV, elle a fusionn avec la
Horde, son propre profit. La Russie dIvan IV, cest la Horde russifie et byzantinise . Dveloppons ces arguments.
Lancienne Rouss tait un systme fluvial, un chemin d'eau qui allait des
Vargues aux Grecs , et avait donc intrt parvenir jusqu Constantinople. La
Russie moscovite hritire de la Horde est un empire eurasien , bas sur l'immense systme des quatre bandes gographiques parallles qui vont de l'ocan
Pacifique au Danube : la toundra, la fort, la steppe et la montagne. Dans ce vaste
systme continental est-ouest, qui dtient la steppe, dtient l'empire eurasien.
Tchinguiz Khan fut le premier l'unifier. [62] Son empire tait un empire qui
s'appuyait sur une aristocratie de nomades. Les valeurs suprmes quapprciait le
grand Empereur, et qui cimentrent son empire, taient la fidlit, la loyaut, la
fermet de caractre : le futur caractre russe . Le sdentaire est, par inclination naturelle, de caractre servile, le nomade de caractre aristocratique. Tchinguiz honorait l'ennemi qui lui avait rsist, il punissait le tratre qui s'tait ralli
lui. Ce systme de valeurs, dont hrita la Russie, ne fait pas de diffrence entre la
19

I.R., Naslede Cingishana. Vzglyad na russkujn istoriyu ne s Zapada, a s Vostoka, Berlin,


1925. les initiales I.R. rappellent celles du pote KR., un cousin de Nicolas II.

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religion et le temporel, ou, si l'on se permet un vocabulaire anachronique pour


mieux comprendre, entre le public et le priv. Certes, l'empire de Tchinguiz fut
vaincu, parce que le chamanisme, qui tait la religion de l'Empereur, ne pouvait
pas attirer les fidles des fois religieuses monothistes, mais lexigence dune foi
personnelle, quelle ft (Troubetskoy clbre la tolrance de Tchinguiz Khan) et la
non-sparation des sphres spirituelles et temporelles, fondements du grand empire eurasien, demeurrent les fondements de l'empire russo-eurasien lorsque
l' ulus 20 moscovite prit la tte de la Horde... Comme l'empire de Tchinguiz ne
prsentait pas de modle religieux attractif, les Moscovites empruntrent artificiellement un modle dj mort, celui de l'tat religieux byzantin. La greffe du
modle byzantin sur l'empire eurasien produisit l'empire russe. Les nombreuses
conversions spontanes de Tatares et leur apport considrable la nouvelle monarchie sont la preuve que ce modle correspondait bien au type psychologique
labor depuis le grand empereur eurasien.
II est tonnant de voir quel point Troubetskoy a su, dans ce petit livre-thse,
remployer et rorienter les grands postulats de la pense slavophile. Par exemple
lorsquil dmontre quaux murs nomades et aristocratiques de l'empire de
Tchinguiz a succd le ritualisme russe : ce qui veut dire qutre russe. C'est
une manire globale, homogne, de vivre, sans sparer le temporel du spirituel,
sans idaliser un mode politique, comme le feront les Europens, mais, au contraire, en cultivant le perfectionnement de soi de faon faire reculer la niepravda
(injustice) par l'action de chacun. Le pouvoir du Tsar s'appuyait sur le ritualisme
russe de la nation. Ltranger, pour le Russe, n'tait pas le paen, le non-Russe,
mais celui qui refusait d'entrer dans cette sphre globale de la profession des
murs russes 21 ... Il ne s'y mlait aucune xnophobie, aucun chauvinisme. Le
nationalisme russe n'a rien voir avec la division intolrante de l'Europe en nations jalouses et exclusives l'une de l'autre...
Ce nest qu'aprs la rvolution mene violemment par le tsar Pierre le Grand
qu'en voulant toute force acqurir la puissance, au sens occidental du terme, la
Russie devint intolrante, chauviniste et militariste. Elle adopta des buts diplomatiques que lui soufflaient les trangers, et qui n'taient pas authentiquement ceux
20
21

Ce mot mongol dsigne le domaine unifi par un khan ; lulus mongol fut proclam en
1206.
Rossija i Latinstvo, Sbornik statij, Berlin, 1923.

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d'un empire eurasien : par exemple la conqute de Constantinople et des dtroits


(les puissances europennes avaient intrt pousser la Russie affaiblir la Porte,
afin de se protger d'elle). Dans la nouvelle Russie europanise, plus personne,
la suite du grand schisme de la socit, ntait plus vraiment chez soi , explique Troubetskoy, en reprenant une formule qui rappelle fortement les formulations tant de Gogol que de Tchaadaev :
[63]

D'une faon ou d'une autre, dans la Russie de l'poque de l'europanisation, personne ne se sentait tout fait la maison : les uns vivaient
comme sous le joug de l'tranger, les autres comme dans un pays quils
auraient conquis, ou encore une colonie.
(Ouvr. cit, p. 39)

Lempire ptersbourgeois mena une politique antinationale .


La mutilation de l'homme russe entrana la mutilation de la Russie ellemme. Un homme russe tait n sous le joug tatare , qui navait nullement
t un joug, mais l'laboration d'un type de preux et de saint, qui devait beaucoup
au modle des vertus exiges par Tchinguiz Khan et qui s'tait greff sur l'orthodoxie. A la russification des mourzas tatares avait fait contrepoids la touranisation des Russes eux-mmes. Or, avec Pierre le Grand et l'europanisation
violente, ce type d'homme rgresse devant un autre type d'homme, intolrant, militariste, exploiteur et tranger dans son propre pays. De plus, cet homme pseudorusse porte un masque. Il fait semblant de professer d'autres valeurs que les siennes vraies, et cette hypocrisie le dfigure encore plus.
Lorsquil aborde la question de savoir dans quelle mesure le nouveau rgime
bolchevique a hrit de l'une ou l'autre des deux faces de l'empire russe, Troubetskoy, malgr quelques nuances, conclut que ce nouveau rgime poursuit l'europanisation de la Russie et tourne le dos la vritable nature eurasienne du
pays. Il n'est donc pas tonnant, note-t-il, que ses meilleurs serviteurs soient,
comme sous Pierre, les sujets originaires des provinces baltes. Et pas tonnant non
plus que tant de voyageurs occidentaux reviennent de Russie sovitique convaincus que si le communisme ne marche pas encore bien l-bas, c'est en raison des

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sauvages russes . Au passage, le lecteur de Soljnitsyne reconnat dans les arguments de Troubetskoy un mme reproche au pouvoir communiste : dpenser en
vain de l'nergie et des moyens russes pour la propagande dans des pays lointains,
qui n'ont rien voir avec l'authentique Russie.

Lerreur de la monarchie antinationale postptrine consistait en ce que,


voyant l'unique danger dans la force militaire et conomique des diffrentes puissances europennes et voulant opposer ce danger une force russe
militaire et conomique quivalente, elle emprunta et elle implanta en
Russie un esprit totalement tranger la Russie, celui du militarisme europen, de l'imprialisme d'tat et du faux nationalisme (chauvinisme). Mais
l'erreur du pouvoir issu de la Rvolution fut que, voyant l'unique danger
dans le rgime bourgeois-capitaliste, il s'est mis, pour conjurer ce danger,
implanter en Russie une vision du monde non moins trangre la Russie et non moins europenne, celle du matrialisme conomique, et raliser en Russie des idaux de communisme crs en Europe et parfaitement
trangers la Russie. (Ouvr. cit, p. 54)

Comme on le voit, c'est son analyse eurasienne qui conduisit Troubetskoy


ses positions antisovitiques.
L'Hritage de Tchinguiz Khan peut vritablement tre considr comme le
plus clatant manifeste des Eurasiens, il apporte les thses les plus centrales et les
plus provocantes quaient labores les historiens et ethnographes de la famille de
pense eurasienne. De plus ses liens avec le pass slavophile et avec les futures
thses de Soljnitsyne sont [64] vidents. Il apparat probable que Soljnitsyne ait
lu ce petit livre, tant la proximit des thses est vidente.
Mais le cur des dmonstrations de Troubetskoy n'en reste pas moins spcifique : sa Russie n'est ni vargo-slave comme celle des slavophiles classiques,
ni europenne, mais russo-touranienne . Ltonnant tribut d'admiration pay
Tchinguiz Khan place la Russie vraiment ailleurs quen Europe, et dans un christianisme qui ne veut pas de lien avec les autres christianismes. La mongolophilie
du grand savant est tonnante dans ses outrances : le linguiste a probablement
souffl plusieurs intuitions l'historien. Ce livre-pamphlet dessine une ligne de
pense nationale russe qui, tout en se situant, par certains aspects, dans la mou-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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vance slavophile , tourne dlibrment le dos aux autres Slaves, coupables de


trahison latine .
Le recueil de 1923 La Russie et la latinit ne touche qu'indirectement notre
sujet. Mais il est entirement imprgn desprit de sparation et d'affirmation de
l'orthodoxie par rapport la latinit. Lune est surnationale , l'autre est internationale , crit le philosophe Ivan Iline, qui deviendra bientt un matre penser du nationalisme russe antibolchevique. C'est que thologiens, philologues et
historiens qui ont contribu ce recueil, quoique rfugis en Occident, se cabrent
tous contre la soi-disant suprmatie de cet Occident.

Le plus symbolique, crit Iline, c'est que le gnie national russe avec
son me surnationale ait accept la plnitude du mystre de la transsubstantiation, alors que la latinit, reste prisonnire de l' internationalisme , n'ayant pas encore surmont la nation, obissant son instinct
de conservation ne peut que s'obstiner dans son unilatralit, et dclarer la
guerre ce quelle ne saurait atteindre, et dont, dans sa suffisance europenne, elle ne saurait mme prouver le besoin. (Ouvr. cit, p. 215)

De quoi s'agit-il ? Une fois de plus de la potentialit orthodoxe transformer


le monde entier en glise (communaut, sobornosi), sans pratiquer la ruineuse
distinction latine entre le sculier et le religieux, le lac et le clrical. Mme
l'tat de fusion et de mallabilit o se trouve la Russie dans ses bouleversements, tat de mallabilit que d'autres esprits, Wladimir Weidl par exemple
dans sa Russie absente et prsente 22 , jugent plutt svrement, semble plusieurs auteurs de ce recueil eurasien la meilleure chance pour la transformation
globale du monde en glise. Le futur historien de l'glise russe (dans l'migration), Kartachov, dclare :

22

Cf. Vladimir Weidl. La Russie absente et prsente. Paris, 1949. Weidl crit de la culture
de l'ancienne Russie : C'est quelque chose de vague, de mou et d'indcis. Il est remarquable que le joug tatare ne joue presque aucun rle dans la rflexion de Weidl : les mmes constantes subsistent pour lui au cours de l'histoire russe, il ny a pas de cassure ; il rsume la premire phase de l'histoire russe par la formule : Un peuple, pas de nation.

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Quand tomberont les murs de la prison communiste, et que la Russie


libre commencera sa restauration, l'glise russe, qui aura connu, dans
son exprience du martyre, toute la force maligne des perscutions de
l'Antchrist, saura poser avec force et justesse devant le monde chrtien le
problme de l'unit chrtienne. (Ouvr. cit p. 143)

[65]
C'est ce problme de l'Eurasie chrtienne qui a fait trbucher les Eurasiens.
Comment vouloir la fois les rythmes de l'Eurasie, le retour au grand mouvement eurasien de Tchinguiz Khan et une sorte dorthodoxisation gnrale du
monde, comme font plusieurs Eurasiens notoires ? A cet gard les polmiques que
menrent les Eurasiens sont instructives. En 1926 parut Kharbine un gros ouvrage de rflexions historiosophiques du journaliste Vsevolod Ivanov ( ne
pas confondre avec l'crivain sovitique du mme nom). Cet ouvrage s'intitulait
Nous (My). 23 Un recueil de 1923 posait dj le problme de La Russie et la latinit. Le recueil a des aspects historiques, thologiques et philosophiques. Il reprsente une sorte de surenchre par rapport aux Eurasiens, sa ptition de principe est
que la Russie doit tre asienne et non eurasienne ; Pierre le Grand avait
repris l'hritage et la volont de Tchinguiz Khan mais, malheureusement, il importa une marchandise europenne sous une forme asiatique... La polmique avec
lAsiate V. Ivanov occupe plusieurs numros de la Chronique eurasienne, une
publication d'abord ronote, puis imprime, ne Prague en 1925 et poursuivie
Paris. Ivanov rvait d'un panasiatisme rel avec la Chine, la Mandchourie, le
Japon...

LOrient, c'est prcisment le Guide : et c'est pourquoi nous autres,


Russes, avec notre Tsar blanc, nous sommes des hommes de l'Orient.

Pour les hommes de l'Asie, le Tsar russe est un khan blanc (ainsi Pierre le
Grand dsignait l'empereur chinois lorsquil lui crivait).
23

Vsevolod Ivanov. My Kulturno-istoriceskie osnovy russko gosudarsrvennosti. Izd.


Bambukovaa Rossia , Kharbine, 1926.

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Auquel des deux foyers mondiaux de culture appartenons-nous ? Vers


lequel tendons-nous ? Vers l'Asiatique ! L et l seulement, dans ces normes espaces de dserts, de steppes, de monts d'meraudes, de cits magiques, de rituel quotidien fix et mesur, de sagesse dbordante d'amour, l
o la tension de l'esprit dans les lans bouddhistes se rsout harmonieusement par une union avec l'esprit pratique du confucianisme, l seulement
nous sentons le souffle de ce qui nous a toujours attir : l'norme richesse
naturelle de la vie elle-mme. En Asie nous sommes chez nous, voil ce
dont nous devons devenir conscients !

Seule la fentre sur l'Asie peut compenser l'erreur de Pierre...


Les Eurasiens recevaient avec le livre d'Ivanov, beaucoup plus superficiel, en
dpit de sa longueur, que la brochure de I.R., un reflet hypertrophi de leurs thories o le danger tait de rduire l'orthodoxie ntre plus qu'une religion de
l'Orient parmi les autres, comme elle l'avait t sous la monarchie de Tchinguiz.
Ils s'employrent donc corriger les thses d'Ivanov, tout en saluant cet cho qui
leur venait des antipodes , et qui pouvait paratre confirmer leurs thses. Dans
sa rponse Ivanov (Chronique eurasienne no 5) 24 M. Volguine affirme :
[66]

Non, la Russie nest pas une chambre froide pour importateurs de


culture europenne ou asiatique. La Russie na pas que des donnes, elle a
sa propre culture de l'esprit, qui est originale, forte et orthodoxe, reprsente dans l'hritage des pres comme philosophie authentique.

Comment dpasser ce paradoxe d'une pense qui se voulait la fois panasiatique et panorthodoxe ? Les Eurasiens ne manquaient pas de mots : ils aimaient, par
exemple, se rfrer la poly-unit culturelle . Le peintre Malevski-Malevitch
offrait une solution avec le scythisme de Dostoevski, dont, pour la premire
24

Evrasijskaa Hronika parut de 1925 1928 d'abord Prague pour ce qui est des quatre
premiers numros, puis Paris. Le numro X parut en 1928 ; ce fut, notre connaissance le
dernier. La publication est prcieuse parce qu'elle fournit une chronique des confrences,
sminaires et dbats organiss par les Eurasiens ainsi que des polmiques quils dclenchrent. Elle donne assez souvent la parole des contradicteurs. C'est une des publications qui
permet d'esquisser la vie intellectuelle et politique de l'migration dans les annes vingt.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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fois, les derniers articles du Journal d'un crivain, sur l'avenir asiatique de la
Russie orthodoxe, devenaient pierre angulaire d'une nouvelle vision de l'avenir
russe (et devaient tre repris dans la vision quexpose Soljnitsyne dans sa Lettre
aux dirigeants).
Un autre interlocuteur des Eurasiens tait l'idologue du nationalbolchevisme , l'historien Nicolas Oustrialov, dont les articles provenaient aussi
des antipodes asiatiques, c'est--dire de Kharbine galement. Oustrialov semblait, par bien des points, proche de la pense eurasienne, mais sa thse centrale
tait quun nouveau nationalisme russe tait en train de natre en Russie bolchevique, contre la volont mme des bolcheviks, et que ceux-ci ntaient plus vraiment communistes, mais des agents du nationalisme russe.
Le philosophe et historien Iline, le plus nationaliste des Eurasiens, se
chargea de lui rpondre, comme il l'avait fait ds le quatrime numro de la Chronique eurasienne, tentant de dfinir les rapports entre pense eurasienne et hritage slavophile. Partant du vieux dualisme romantique et d'origine allemande entre
organicisme et criticisme , Iline compare les deux mouvements et rcuse la
tendance thocratisante qu'il aperoit chez les slavophiles et leur pigone Vladimir Soloviev. Les Eurasiens, selon lui, saluent les formes vigoureuses d'tat et
se gardent d'idaliser le droit, comme l'a fait l'Occident, ce qui l'a men un tat
de faiblesse. Oustrialov parlait de nationalisation d'Octobre , c'est--dire soutenait que la Russie communiste et internationaliste allait, selon lui, vers une volution nationaliste ; le jugement ntait pas si faux, et il fut salu par Nicolas Tatichtchev dans la Chronique eurasienne (VI).
Mais Iline et les matres penser de l'Eurasisme, Savitski, Karsavine, Souvtchinski, voyaient plutt l'Eurasisme comme un substitut organique au communisme bolchevique. Pour bien apprhender leur approche politique qui, aujourd'hui, nous apparat trangement floue ils polmiquaient sur tous les bords, avec
Milioukov d'un ct et avec Oustrialov de l'autre (Oustrialov son tour tait ridiculis par Boukharine !) il faut se rappeler que 1925 et 26 sont des annes ellesmmes trs floues : l'opposition va-t-elle gagner, les bolcheviks sont-ils radicalement diviss ? Lhypothse que Staline pourrait l'emporter est mentionne comme
grotesque dans les rflexions de la Chronique eurasienne.
[67]

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1926 est l'anne trouble par excellence. Le voyage secret de Choulguine 25 en


Russie sovitique donne lieu aux espoirs et aux illusions les plus fous. La manchette de la traduction franaise du livre, en 1927, dclarait :

Sensationnel. Un Russe blanc clbre, que les Bolchevistes reconnaissent comme le plus intelligent de leurs adversaires , rvle ce qui se
prpare actuellement en Russie.

Choulguine rsumait, en deux mots , ses impressions :

Quand je partais l-bas, je navais plus de Patrie... A mon retour j'en ai


une !

Savitski dveloppa une thorie conomique de la patronocratie , c'est-dire d'un pouvoir conomique fort, les patrons pouvant tre privs ou l'tat,
pourvu quils fussent de vrais patrons , c'est--dire mus par autre chose que
l' gosme conomique . Dans le dbat de l'migration sur l' aprscommunisme , dbat dont sont remplies ces annes floues , les Eurasiens
hsitaient sur le problme de la dnationalisation de l'industrie, sur celui des
liberts formelles et sur bien d'autres encore.
En fait, le centre des proccupations eurasiennes , c'est la puissance et la
forme forte de la monarchie eurasienne . Mieux vaut une forme forte et communiste que l'affligeante dbilit d'avant 17, mieux vaut tre le premier au village
que le dernier en ville... La pense eurasienne prend souvent la forme d'aphorismes ou de proverbes, qui sont autant de variations sur le thme un tiens vaut
mieux que deux tu l'auras . Pierre Souvtchinski l'crivait noir sur blanc en 1927 :
la Russie a besoin d'une nouvelle autocratie ! D'ailleurs, au mme moment, le
mouvement voisin des Mladorossy ou Jeunes Russes , prenait aussi son
compte cette demande d'un pouvoir fort, et Karsavine saluait leur mergence dans
la Chronique eurasienne. Finalement, n'tait-ce pas toute l'Europe qui commen-

25

Vassili Choulguine, La rsurrection de la Russie. Mon voyage secret en Russie sovitique,


Payot, Paris, 1927.

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ait avoir la hantise et nostalgie du pouvoir fort, capable de contrebalancer les


forces de dissolution morale ou conomique nes aprs la tuerie de la Grande
Guerre, forces qui allaient se dchaner avec la grande dpression de 1929 ?
Lorsquils voquent la Russie-Eurasie , les Eurasiens parlent du massif populaire ; ils se veulent non pas dmocratiques, mais dmotiques ; l'expression est de N. Alekseev, un professeur de droit qui rejoignit les rangs des
Eurasiens en 1926. L aussi le diagnostic des Eurasiens tait faux, mais ils
ntaient pas les seuls commettre cette erreur. Les masses populaires russes
ont indubitablement et irrversiblement ressuscit la vie politique et sociale ,
crit Souvtchinski en 1927. Seulement, ce massif ne devait pas sexprimer
selon les lois arithmtiques occidentales, ni mme par rapport au seul temps prsent, il devait englober le pass et le futur !
Ni parti politique, ni simple approche gographique et historiosophique, le
mouvement eurasien se considre comme un ordre religieux ; il se veut
l'Orient l'quivalent des ordres religieux occidentaux, jsuites ou francs-maons.
Dans l'Orient russe, selon les Eurasiens, seul le mouvement des starets d'outreVolga peut leur servir de prcurseur (mais pas dans les formes littraires et philosophiques labores par [68] Dostoevski pour son starets Zossime). Ainsi, assez trangement, ils se voient comme un mouvement religieux en marge de toute
orthodoxie et de tout centralisme culturel russe. Cette confrrie ou cet ordre religieux na pas encore accs la mtropole sovitique, mais espre y accder bientt, et elle nourrit ses espoirs du tmoignage de fugitifs sovitiques qui, dans la
Chronique Eurasienne, s'intitulent par exemple : un tudiant sovitique eurasien . Dans l'migration le mouvement eurasien se heurte une vive hostilit qui,
en fait, est son principal aliment : les reprsentants des anciennes mentalits
abstraitement occidentalistes de l'intelligentsia russe des gnrations prcdentes, par leur hargne, confortent les Eurasiens dans leur conviction centrale.
Leurs allis littraires ou historiens sont tous des inclassables . C'est l'historien George Vernadsky 26 dont le livre Esquisse de l'histoire russe reprsente une
26

G.V. Vernadsky, Nacertani russkoj istorii. Cast pervaja, Evrazijskoe Knigoizdatel'stvo.


Sans indication de lieu, 1927. On retrouvera plus tard les thses de cet historien dans son
grand ouvrage History of Russia, paru Yale University Press, et en particulier au tome III :
The Mongols and Russia et dans The Tsardom of Moscow 1547-1682, New Haven and London, 1969. Dans NacertarnieVernadski crit : Dans le processus de dveloppement de
l'empire russe la tribu russe non seulement a tir parti des donnes gographiques du ber-

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version scientifique des thories sur la passation des pouvoirs de la monarchie


mongole la monarchie moscovite. La posie de Marina Tsvtaeva, et plus gnralement la revue Verstes (Versty), revue littraire la plus proche des Eurasiens,
publie par le mari de Tsvtaeva, Serge Efron, o se ctoient Rmizov. Artme
Vesioly, Karsavine et le prince Sviatopolk-Mirski, reprsentent la version littraire. Le principe de Verstes, c'est la frnsie , la frnsie russe, non europenne,
eurasienne ; la revue puise dans les textes sovitiques quelle reproduit tout ce
qui illustre et dveloppe cette potique de la frnsie, forme russe de lubris, dmesure des Grecs : frnsie anarchiste d'Artme Vesioly, frnsie masochiste de
Bily dans Moscou sous le coup, dont est publi un extrait, frnsie tsvtaevienne, frnsie de Rozanov, clbre par Rmizov dans un article ncrologique peu
conformiste, frnsie du protopope Avvakum, exhum ds le premier numro par
Troubetskoy et dont les chapitres sur la Daourie peuvent tre lus comme des textes eurasiens . Lev Chestov, qui participait au comit de rdaction, fournit en
quelque sorte le manifeste philosophique avec son texte sur les discours frntiques de Plotin , montrant la rvolte de Plotin contre le logos et sa parent avec
les diatribes d'Epictte, cependant quArthur Louri donnait une illustration musicale avec Stravinski et la canonisation des genres musicaux bas , lmentaires , ou encore scythes de la Russie. Nicolas Troubetskoy, dans ce mme
numro de la revue, se livre une analyse littraire du Voyage au-del de trois
mers du marchand Nikitine, c'est--dire du plus clbre des textes eurasiens de
l'ancienne littrature russe (1473).
Il est remarquable, crit Troubetskoy, que la seule prire la Russie, une manifestation irrpressible d'ardent amour d'Afanassi Nikitine pour sa patrie, est cite dans le Voyage en tatare, et sans traduction russe.
[69]
Le recours au tatare, ou l'arabe, ou au persan, dans les moments les plus intimes du texte, nest-il pas la preuve de leurasisme du clbre voyageur russe ?

ceau eurasien, mais encore elle l'a pour une large part cr son profit en vue de l'avenir,
comme un tout unique, adaptant pour son bnfice les conditions gographiques, conomiques et ethniques de l'Eurasie. Dans The Tsardom of Moscow Vernadsky souligne toutes
les vertus du royaume eurasien de Moscou qui sont symtriques celles du royaume de
la Horde : la tolrance religieuse en particulier. Le Tsar blanc ne fait que poursuivre
l'uvre de la horde blanche ...

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Troubetskoy nous montre Nikitine pleurant sur le ritualisme russe , mais se


cachant par pudeur sous le masque tatare...
Nous voil revenus ce connais-toi toi-mme russe qui est la racine des
interrogations slavophiles, puis eurasiennes . La rponse est-elle dans la gographie, dans l'histoire, dans le folklore, dans le rituel russe , dans la vocation
russe l' autocratie russe ? En dfinitive tout concourt, pour les Eurasiens,
cette originalit de la Russie, pour laquelle ils bataillent avec l'Occident romano-germain . Malgr leurs efforts pour se distinguer des slavophiles historiques, et malgr de notables divergences, ils sont bien, en dfinitive, un surgeon de
cette insurrection intellectuelle et affective de la Russie contre le modle occidental. Au moment o la Russie bolchevique semble hsiter, o le Parti bolchevique
est ravag par les dissensions, o le national semble rapparatre sous l'internationalisme de faade, o l'Europe occidentale elle-mme commence cder aux
idologies corporatistes qui vhiculent une bonne part du rve romantique, les
Eurasiens marquent un moment important de l'autoconscience nationale russe.
Ils ont jou peu de rle l'intrieur de la Russie parce que le principe de force,
quils adulaient, allait prcisment l'emporter en Russie bien au-del de leurs propres espoirs. Ils ont eu une influence paradoxale dans l'migration russe qu'ils ont
surtout aid se dfinir. Leur signification vient plus en dfinitive de la qualit
des esprits quils attirrent un moment eux, et cela s'explique par le fait que le
mystrieux bybride sur lequel ils btissaient toute leur thorie, Eurasie , non
seulement tait trs bien choisi, mais incarnait le refus d'alignement culturel qui
fait partie intgrante de la culture et de l'histoire russes et qui, sous des appellations changeantes, ne cessera sans doute jamais d'irriter, d'attirer, et d'enchanter...
Un rejeton trs particulier de la pense eurasienne semble tre le gographe et
ethnographe visionnaire Lev Goumilev, pre d'une thorie trs romantique de
l'ethnogense.
Pousss dans leurs retranchements, les Eurasiens dfinissaient l'Eurasie comme un rythme , un rythme autre que le rythme europen, un rythme large, frntique parfois, un rythme qui les accordait au grand empereur mongol, dont ils
avaient fait leur figure de proue. Un rythme qu'ils ont baptis sarmate , ou
scythe , ou eurasien , ou mongol , peu importe au fond l'appellation, le
rythme du Sacre du Printemps, des Chants tsiganes de Selvinski, de La Russie
lave de sang d'Artme Vesioly, des Scythes de Blok, le rythme de la force

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nomade. Paradoxale, laffirmation eurasienne consistait affirmer l'instable,


canoniser l'htrodoxe, jeter le vieux dfi des nomades toutes les forces sdentaires de la vieille Europe abusivement importes dans l'empire eurasien...
Aujourd'hui que la Russie se cherche des pres qui ne soient ni l'ancien rgime, ni le communisme, l'eurasisme se prsente comme une thse originale, prservant la Russie de l'extension pure et simple des thses et critres occidentaux,
sans reprendre la doxie marxiste. Leurasisme peut servir de Bible gopolitique et
offre une alternative Fukuyama et autres thses venues de l'Occident amricain :
l'avenir est dj l ; il est fait de dmocratie occidentale, de libralisme conomique et de fin des cultures [70] concurrentes. La coalition des eurasiens ou affilis
va de l'ex-dissident Alexandre Zinoviev Alexandre Douguine. Beaucoup
d'hommes politiques flirtent avec ce concept. Mais les cartes sont aujourd'hui
brouilles trs momentanment par l'alliance entre le prsident Poutine, qui pourtant a inclus beaucoup d'lments de la gopolitique eurasienne dans son discours,
et le prsident Bush : le terrorisme, l'internationale terroriste empchent pour l'instant l'eurasisme rnov de trop se dvelopper. Les Russes, selon Douguine, sont
un peuple d'empire, et d'empire eurasien, mais ils sont aujourd'hui sans empire,
un stade postempire. Lempire est ncessaire parce que les Russes sont eurasiens,
quils n'ont jamais construit un tat nation et en sont incapables. Ni ceci, ni cela,
pensent les Eurasiens, mais tertium datur , c'est--dire que la Russie ne sera ni
un secteur occidental, ni un territoire en dveloppement, mais un troisime objet.
Un nouvel ulus dirig comme celui de Tchinguiz par des mthodes absolument
rvolutionnaires, et contraires au rationalisme occidental. La Russie telle que la
voient les nouveaux Eurasiens cherchent son nouvel ulus. Douguine avance mme
la thse quelle le trouvera dans une nouvelle alliance avec la Perse, l'Iran chiite,
continental et anti-occidental... La chimre cauchemardesque du roman d'Andrei
Bily Ptersbourg est donc toujours bien prsente : le touranisme, et l'apparition
du Touranien.

Nicolas Apollonovitch se mit rver : il tait un ancien Touranien, il


s'tait rincarn dans la chair et dans le sang d'une vieille noblesse russe
afin d'accomplir le devoir sacr : branler toutes les assises. Lantique
Dragon devait se nourrir du sang dgnr des Aryens et tout dvorer de
sa flamme.

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La pense eurasienne a eu de grands moments, mais elle est reste idologique, mais quand elle a t incarne par de grands savants. Elle tait leur part de
rve idologique. Et ce rve tait double : dtruire l'histoire au profit de la gographie, de l'espace, un espace qui diffrencie jamais la Russie eurasienne de
l'Europe des petits cantons. Et branler les assises pour donner du rve utopique.

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[71]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
E.

FUGA MUNDI

Retour la table des matires

Le monastre russe s'appelle souvent dsert . Ainsi Optina Poustyn le dsert dOptino. Fuir le monde pour rejoindre la terre promise en passant par le dsert, en fuyant au dsert, est un des piliers de la vie monastique et de la vie du
croyant assimil un plerin.
La fuite d'Isral au Dsert a cr l'alliance avec Dieu. La fuite du croyant au
Dsert cre l'alliance nouvelle de chaque croyant. Entre la bonne industrie
bndictine et la fuite au dsert des anachortes, la foi orthodoxe penche toujours vers la fuite, l'errance, le plerinage au dsert, le strannitchestvo (du mot
strannik, l'errant).
D'o une trange parent avec les Puritains anglicans qui voulaient toujours
aller plus avant dans la destruction de l'glise tablie et finirent par imaginer la
fuite hors du vieux monde vers le monde nouveau, la fuite du Mayflower hors du
monde ancien, pcheur. trange paralllisme, mais qui explique une partie de la
psych russe, de la culture russe et de la littrature russe. Le plus connu des Puritains anglais est John Bunyan, auteur de The Pilgrims progress, plerinage rv
de l'me inquite, dsireuse de fuir ses propres pchs et la sauvagerie de ce monde.

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As I walked through the widerness of this world, I lighted on a certain


place where was a Den, and I laid me down in that place to sleep ; and as I
slept, I dreamed a dream. (Je marchais dans le dsert de ce monde et descendis un endroit o tait un antre, je my allongeai pour dormir ; et dans
mon sommeil j'eus un rve.)

Le rve de Chrtien est un rve apocalyptique. Il aperoit un homme qui ouvre


un livre en fuyant sa demeure, qui pleure et tremble en lisant le livre et s'crie :
What shall I do ? Ce cri d'angoisse du Puritain qui ouvre le livre de la prdestination ressemble beaucoup au cri angoiss du rvolutionnaire russe, du croyant
athe (l'expression est du pre Serge Bulgakov) : Que faire ? expression devenue le titre du manuel des hommes nouveaux , le roman didactique de Tchernychevski, et qui fut repris par Lnine. Question pragmatique, question apocalyptique... What shall I do to be saved ? (Que dois-je faire pour tre sauv ?) est
le cri du plerin puritain. Il s'adresse sa femme et ses enfants, leur annonce que
la ville va tre rduite en cendres.
[72]

In which fearful overthrow, both myself, with thee, my wife, and you
my sweet babes, shall miserably comme to ruin, except (the which yet I
see not) somme way of escape can be found, where by we may be delivered. (Dans cette terrible chute, moi et toi, chre pouse, et vous, doux infants, tous nous subirons une effroyable disgrce, sauf si nous trouvons
une voie de fuite laquelle, ne sais encore et lors trouverons le salut.)

Voil le mot cl : escape , fuite. C'est la fuite hors du monde, la fuite de


l'anachorte, l'angoisse de Loth, de ceux qui fuient Sodome et Gomorrhe, qui savent que le livre est crit, ouvert, mais pas encore dchiffrable.

Or, un des plus impressionnants pomes de Pouchkine est inspir par John
Bunyan. Il s'intitule Le plerin ( Strannik ). Il a t crit le 26 juin 1835,
peu de temps avant la mort en duel, mais un moment o le pote, par toute sa
conduite, dj commence rechercher la confrontation fatale.

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C'est un pome crit en hexamtres iambiques, de caractre solennel et envotant. Il dcrit en cinq parties la fuite du narrateur saisi par l'angoisse apocalyptique. Tous s'cartent de lui comme d'un insens.

Je repartis errer, puis de mlancolie


Observant avec effroi tout autour de moi,
Tel un esclave qui trame une fuite sans espoir,
Ou un voyageur qui se hte vers l'abri de nuit.

Un jeune homme vient sa rencontre, avec un livre ouvert ; il lui confie sa


peur et l'adolescent lui conseille la fuite. O fuir ? Et quel chemin choisir ?
Ladolescent, l'ange, indique une faible lueur au loin.
La cinquime partie est la plus tonnante ; marque par une sorte de panique
gnrale, elle aboutit une ptrification presque surraliste. La famille, les amis
de Chrtien, saisis de panique, lui hurlent de revenir sur ses pas, la poursuite s'organise, mais Chrtien leur chappe.
Pouchkine nest plus le pote anacrontique de sa jeunesse, son volution a
t foudroyante, et le voici qui appelle le puritain Bunyan l'aide. Les moments
critiques de son oeuvre sont toujours des appels l'aide d'un illustre devancier : le
Coran, Faust, Shakespeare... Leffroi devant le rel, le recours la folie sont des
motifs essentiels dans l'oeuvre de cet athe du bonheur si paradoxal quest
Pouchkine. Eugne dans Le Cavalier de Bronze, Herman dans La Dame de pique,
tous deux fuient dans la folie. Le hros du Plerin, lui, s'enfuit hors du monde
parce quil ne supporte plus le rel.
Lermontov, dans trois nocturnes ( Nuit I , Nuit II , Nuit III ) et dans
un pome troitement li Nuit I , traite de faon onirique le thme de la fuite
hors de ce monde. Mais le leitmotiv de ces quatre rves celui de Mort (1831)
est un rve double nest pas la fuite, mais son inverse, le sinistre retour contraint
sur terre. Chaque rve est un monde imagin qui offre la fuite hors de ce monde et
chaque rveil est un retour-supplice. Le faux rveil dans le double rve est un
supplice la puissance carre. La tromperie est double. Cette terre est le lieu de
vie, de souffrance ou de dlice. Le rve [73] fait passer un autre lieu de vie, et le
rve dans le rve un troisime. Mort dcrit ce dpart rv hors de la vie, l'ac-

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cs un lieu o il n'y a plus les lourds tourments de mon avenir et de ma mort .


C'est l'accs un monde autre, un monde antrieur o le moi senvole :

Et seule une pesanteur sensible


Dans mon envol me rappelait
Mon terrestre et bref exil.

Ces quatre nocturnes lermontoviens sont des cauchemars de lanti-fuite. Le


rveur rencontre un gant, un livre ou un squelette titanesque qui le contraignent
retourner sur terre. Et c'est le cauchemar du retour la vie terrestre, la pesanteur
et la pourriture. Le livre ou le titan contraignent le moi qui s'envolait retourner
sur terre et rejoindre le cercueil de la vie. Le voici contraint d'assister l'oeuvre de
pourriture. La Mort tient deux tres chers dans chaque main et lui donne le choix :
lequel doit prir ? Il crie : les deux ! et s'enfuit en se tordant les mains.
Moins romantique, le pome de Pouchkine reste trs proche du pome anglais
de John Bunyan, il rejoint le dsir si caractristique du plerin russe de fuir le
monde. Car la vie russe est marque au XIXe sicle par l'europanisation d'un
ct, la fuite hors du monde de l'autre. Le strannik, c'est cet homme de Dieu qui
frappe la porte de la princesse Marie dans Guerre et paix et qui chuchote des
avertissements apocalyptiques. Ne t'installe pas dans la vie, dit le plerin russe. Il
est en haillons, il porte souvent des fers, il est puant. Tolsto les dcrit dans son
Autobiographie, dans Guerre et paix. Comme lui-mme, tous les personnages
quil aime traversent des crises de dgot de la vie. Je hais ma vie , dclare
Pierre Bezoukhov au grand Matre de la maonnerie quil a rencontr par hasard
dans un relais de poste ; et celui-ci lui rpond : Si tu la hais, change-la ! Dans
Rsurrection, Tolsto s'intressera aux plus fanatiques des plerins russes, ceux
qui eux-mmes s'intitulent begouny ou fuyards .
Les fuyards taient une des branches les plus farouches du raskol, des schismatiques de la Vieille Foi. Les philippiens (du nom du moine Philippe) taient
les plus extrmistes. De la branche philippienne se dtachrent d'encore plus
farouches anarchistes et dnonciateurs de l'Antchrist, les partisans du soldat Evfimi, de Pereslav Zalesski et du moine errant Ioann. Ioann proclama au milieu du
XVIIIe sicle que Pierre le Grand tait une incarnation de lAntchrist et qu'il fal-

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lait donc rompre tout lien avec l'tat et la socit, refuser les papiers d'identit, le
service de l'tat, la justice, les impts. Sa devise tait se cacher et fuir . En
1772 Evfimi proclama que tout orthodoxe devait se rebaptiser lui-mme secrtement. Ce fut la secte des stranniki (errants) ou begouny (fuyards). Les fuyards
prchent comme les bogomils (ou les cathares) le refus du mariage. Ils refusent de
dire leur nom. Ils sont totalement anarchistes.
Tolsto dans sa qute religieuse rencontra les fuyards, et leur consacre une
puissante page de Rsurrection.

Comment t'appelle-t-on ? quils disent. Ils se figurent que je vais leur


livrer un titre quelconque. Mais je nen porte aucun, j'ai tout abjur : nom,
domicile, patrie. Plus rien, je [74] n'ai plus rien. Je suis devenu moi-mme.
Comment je mappelle ? Un homme ! Et quel ge as-tu ? Je nai pas
compt, je leur dis. Et d'ailleurs, on ne peut pas compter, puisque j'ai toujours exist, puisque toujours j'existerai. Et qui sont tes pre et mre ?
Je nai ni pre ni mre hormis Dieu et la terre.

Le dialogue entre ce nihiliste de Dieu et le prince Nekhlioudov a lieu sur un


bac, lors de la traverse du grand fleuve sibrien Enisse. Le prince fuit Ptersbourg afin de sauver Katioucha et par l mme se sauver. Au moment du passage
du fleuve, un fuyard lui enseigne un passage bien plus apocalyptique : le passage hors du monde. Pour le peuple, le fuyard n'tait qu'un adorateur du vide,
du trou... Mais en ralit ils enseignaient le passage dfinitif de la mort au monde
la vie dans la mort. La fuite tente Tolsto, Tolsto ngateur, anarchiste, dtestateur de largent, des biens. Il en veut Shakespeare d'avoir tourn en ridicule la
fuite du roi Lear sur la lande. Il fuira lui-mme Astapovo, en 1910, avec son
laquais et son mdecin Makovicki.
En 1903 il crit le brouillon d'un rcit sur la plus mythique de toutes les fugae mundi , celle du tsar Alexandre Ier, depuis longtemps souponn d'avoir mis
en scne sa mort Taganrog en 1825 et de s'tre enfui en Sibrie o il serait devenu un starets , le starets Fiodor Kouzmitch. Tolsto crit une prface, o il
rsume les donnes du problme. Puis viennent les Notes posthumes du dfunt
starets Fedor Kouzmitch . Alexandre a vu un soldat puni, qui est aussi physiquement son double, passer travers la rue verte , c'est--dire soumis au ch-

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timent corporel des verges. Le soldat Stroumenski succombe aux coups. Le Tsar
fait drober le cadavre, il simule la maladie et, avec l'aide de son mdecin, dont il
a achet la complicit, il met ainsi en scne sa propre mort. Dgot par sa vie de
parricide (le meurtre de Paul Ier, son pre) et de pcheur, il va se rfugier dans
l'incognito de la vie paysanne. Le thme du prince mendiant hante Tolsto
pendant une vingtaine d'annes.
Qui est fou, demande le comte Tolsto, et il nest pas le seul. En somme, toute
une marge du peuple russe orthodoxe se pose la mme question, comme si chacun, et toute la socit certains moments, se regardait d'un autre regard, et
s'apercevait quil a jusqu' prsent vcu comme un insens. Il ny a pas en Russie
de tradition sceptique pour attnuer ces crises du mal-vivre. Un autre exemple, ce
sont les femmes folles, ces klikouchis que l'on retrouve partout la campagne
et la ville. Certes elles font penser aux possdes de Loudun, aux sorcires de
Harlem, mais ici il s'agit d'un phnomne passif, et qui touche une part notable du
peuple. Les femmes russes possdes apparaissent ds le XIe sicle. Au XIXe c'est
le monde social aux marges de la socit. Les klikouchis se recrutent chez les
paysannes, parfois les marchandes, jamais la haute socit. Elles expriment dans
leur hystrie le refus du monde. On trouve dans le monde de Dostoevski klikouchi et fols en Christ . Dostoevski a rendu visite un clbre fol en
Christ, Ivan Koresha, qui vivait au milieu de ses excrments dans une banlieue de
Moscou. Dans Les Dmons se retrouve un cho de cette visite, avec l'incursion de
la cavalcade de Youlia Mikhalovna chez le fol en Christ et prophte Semijon
Yakovlevitch. La cavalcade y arrive au moment o vient de se suicider un
jeune garon l'auberge. Pourquoi s'est-on mis chez nous se pendre et se
tirer une balle si frquemment ? demande le narrateur. Le [75] fol reoit en djeunant. Les prsents s'accumulent sur la table. Il envoie les pains de sucre un
marchand, il chasse un autre avec un balai, il crie des obscnits. Le mot russe
que l'on traduit par fol en Christ est yourodivy , tymologiquement, il dsigne le non-beau , le laid, le monstrueux ( ourod ). Ici c'est l'abjection qui
sauve le monde, ce nest pas la beaut. Dostoevski a t fascin par cette fuite
dans l'ignominie, l'obscne, l'impur : le yourodstvo, qui reprsente la beaut invisible du Christ, celle que l'on natteint que par les voies de la fuite hors des
conventions, des formes, du beau...

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On peut citer ici le cas de Pryjov, un contemporain du romancier qui passa


sept ans parmi les fols, les bienheureux, les idiots et les idiotes. Il tait de convictions positivistes, mais il voulait tudier l'ennemi . Le pope et le moine comme
premiers adversaires de la culture de l'homme, Histoire de la libert de la Russie,
Les mendiants en Russie sont ses principaux ouvrages. Dans sa Confession il dclare : Toute ma vie a t une vie de chien. C'est prendre au pied de la lettre :
il vit comme un mendiant, il accumule ses notes dans un sac. Parfois les colle
ensemble et va les vendre. Il publie ainsi la brochure Vie dIvan Yakovlevitch qui,
dit-il, fit dcouvrir le monde des fols en Christ , du fanatisme, de l'ignorance et
de la dbauche, un monde inconnu des gens cultivs et nich dans le giron de l'orthodoxie moscovite.

Je savais dj beaucoup de choses, mais l je fus pouvant. Afin


d'tudier jusquau bout ce monde, je mhabillais d'une simple chemise
longue, je pris la besace et en compagnie d'une bande de bigots et cagots
(150), y compris les filles quils attirent pour les vendre, j'errai de monastre en monastre. Il y avait l la pire solerie, des hurlements hystriques,
sacrilges, commerce d'innocents, chants, prires, lectures des textes saints
et autres hystries, ainsi que sortilges. Le rsultat fut mon livre sur les
fols.

Pryjov fut entran par Netchaev et inculp avec lui aprs le meurtre de l'tudiant Ivanov, qui a servi de trame pour la fable des Dmons. Douze ans de bagne.
Notes sur la Sibrie en fut le produit littraire. Le mendiant russe, y crit Pryjov,
est un mendiant volontaire, il a rpudi la proprit, il s'enrichit de Dieu et porte
la croix de l'humilit et de l'endurance. Oulania, par exemple, vend tout, donne
tout et se fait mendiante cest l'appel de lApocalypse. Pryjov est un ascte du
progrs, un fol du positivisme. Il est dpeint sous les traits de Tolkatchenko
dans Les Dmons. Il est le chien courant derrire le fuyard russe. Et, trangement,
lui-mme se transforme en fuyard...
J'en arrive aux symbolistes russes. Lun d'entre eux devint un begoun alors
que tous en rvaient. Il s'appelle Alexandre Dobrolioubov. N en 1876, quatre ans
avant Blok et Bily. Peu de textes sont rests. Le premier est Natura naturans,
natura naturata, dont voici la ddicace :

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Est ddi Fiodor Kouzmitch,


Le grand serviteur de Dieu !

Plusieurs y ont vu par erreur une ddicace au pote Sologoub, qui avait pour
nom et patronymique Fiodor Kouzmitch. Mais le grand serviteur de Dieu ne peut
tre que le starets Fiodor Kouzmitch. Le livre parait d'ailleurs en 1903 en plein
mysticisme [76] populaire, officiel et intellectuel. Ce sont les ftes de la batification de saint Serafin de Sarov qui vcut trente ans dans la fort et s'adressait tous
en disant : Ma joie ! . Ce premier livre clbre Dieu le Pre, son apparition
Ezchiel. Les pomes comportent des indications musicales.

Adagio maestoso
Sous moi les aigles, les aigles parlants
Sous moi les bois noirs, les laies, les clairires
S'gaillent les btes rugissantes, galopantes,
S'gaillent aux tanires sombres souterraines
Sous moi les aigles, les aigles parlants ;
Oh l ! Les dmons des bois, vous de minuit !
Sortez devant la face du Grand Seigneur,
Sortez, courbez-vous devant votre Tsar !
Sous moi les aigles, les aigles parlants.

Les trois initiales de la devise mystique du prince Mychkine de Dostoevski,


AMD, (empruntes au Paladin de Pouchkine) introduisent un pome presto.

Quimplores-tu, Lumineux ? Aurais-tu soif d'yeux non dchiffrs, de


souffle immatris de la passion ? Ou de sourire, vtu de larmes, ou d'me
jeune vtue de rose ?
Je te donnerai un corps vierge, des jambes impudiques, des lvres enivrantes... Tu viendras la couche matutinale, toi Svre !

Un beau jour de 1901 Dobrolioubov disparat, fonde une secte. De temps autre il rapparat et revient prcher ses frres potes la fuite vers la nature et vers

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Dieu. Ses rares rapparitions produisent une impression phnomnale. Andre


Bily fait ainsi son portrait dans ses Mmoires :

Tout coup il se fit errant ; saisi par un doute ravageur, abandonnant


les livres, il s'enfuit vers les champs d'o il guettait, il poussait la rvolte.
Il fut jet en prison ; on l'en tira grand-peine, le dclarant fou et le cachant dans un asile d'o il fut remis ses parents. Derechef il disparut,
sombra dans le nant. Puis rapparut dans le Nord : prcheur et presque
prophte : de sa propre foi. Il prchait aux paysans le renoncement l'argent, aux biens, aux images, aux prtres ; il se louait comme journalier. Il
ne demandait que la pitance, le vtement et le toit tantt ici tantt l. Son
temps libre, il l'utilisait prcher, polmiquant avec les khysty d'Olonets,
de la Volga, de Vologda. Sa secte croissait : des khysty renonaient aux
envotements collectifs et accouraient lui, le rejoignaient des tolstoens,
dont il tait proche ; il enseignait la prire du silence, le dchiffrement inconscient des vangiles, il composait des hymnes-cantilnes la LumireRaison, et il les psalmodiait avec ses aptres.

Bily dcrit un des retours la civilisation du frre pote, il est Moscou,


de passage, et adjure ses frres de le suivre dans sa fuga mundi :
[77]

Le voici qui vient chez frre Valeri , salue frre Boris 27 .


Donne le livre !
Je le lui donnai. Il l'ouvrit, se noya dans le premier passage venu, le
lut, quoi je ne sais plus ; il releva les yeux sur moi et avec le mme sourire d'enfant, trs simplement il dit :
Et maintenant faisons silence, frre, toi et moi.

Dobrolioubov prche la vie simple et la mort partout prsente, rptant le mot


de Hugo pourriture est nourriture . Puis il disparat et Bily crit : je ne le vis
plus. Tout devint triste dans la course boiteuse de la semaine sept pattes. cette
roue d'Ixion ! En 1905, Dobrolioubov abandonne une besace avec les manuscrits de son Livre invisible. Ses amis l'diteront : vision d'apocalypse, effrois :

27

Valeri Brioussov, Boris Bougaev (dont le pseudonyme est Andre Bily).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Devant vous moi, hommes contemporains ! Vous navez pas besoin de combattre votre chair, votre pourrissement, votre mal. Vous le
nommez, tout cela, nant, abaissement de l'homme, vous le nommez aussi
amour de soi, soin de soi. Comme vous faites des simagres ! comme vous
vous contorsionnez pour ne pas voir !
Non, je ne mentirai pas comme vous, je ne dirai pas que chaque intention chez moi est pure, chez qui est-elle pure ? Vous tes habitus votre
opprobre.
Non, menteur je suis comme le dernier des tratres, ds l'enfance on
mapprit voler, je ne parle pas et je ne trompe pas, mais je vole la vrit.

Dobrolioubov a travers des provinces o svissait la famine :

coutez quelques mots sur mes marches travers les lieux affams.
Ces lieux, je les ai traverss dans l'pouvante. C'tait en bordure de la
province d'Olonets. La terre me brlait les pieds. J'avais peur panique de
regarder les champs, d'entrer dans les lieux habits.

Ou encore il annonce les temps apocalyptiques :

Ami, ils commencent les jours svres,


Le frisson cette nuit a saisi le moindre brin d'herbe.
Au soir le ciel si pur s'est entnbr.
Prservez, amis, ciel pur et toiles.
Prservez, amis, penses pures et yeux svres.
Sans eux comment entrer au paradis de l'esprit ?

Ses visions apocalyptiques portent sur le grand cosmos ou le petit cosmos (le
Moi).

Longtemps je me suis tu, longtemps les sons se sont tus et j'ai plong
mes yeux dans le silence. Et j'ai vu l'irrsistible gravitation des gouttes de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mon sang dans chacune de mes veines. J'coutai leur musique, semblable
la musique des toiles.
Et j'aperus une chelle infinie. Et mes membres, les plus infimes parties de moi, taient chacun sur une marche. En haut de l'chelle je vis mon
esprit immortel. Timidement, obstinment, irrvocablement il la gravissait !

[78]
Dobrolioubov est un cas limite, extraordinaire. Bily, Blok et beaucoup d'autres contemporains ont cherch la fuite dans le peuple, le cosmos populaire. On
tait aux dernires tapes de l'incroyable sparation du peuple et de la socit
cultive, bientt la rvolution allait rvler le gouffre d'incomprhension et de
haine entre peuple et intelligentsia. Les potes symbolistes russes en taient fortement conscients, leur sismographe enregistrait des secousses terribles venir.
Le tremblement de terre de Messine, celui de Pompi (le tableau de Bakst Terror
antiquus, qui fit une norme impression, date de 1910), les signes avant-coureurs
de la rvolution de 1905 qui avait rvl le monde clandestin des jacqueries
venir, tout indiquait que la socit courait une scission profonde, les potes le
pressentaient et tentaient de fuir vers le radeau du peuple. Le hros de La Colombe dArgent d'Andrei Bily va au peuple , est pris dans les filets d'une secte,
celle des Colombes. Le chef de la secte organise une vision collective (radenie)
o le jeune initi entre en liaison charnelle avec l'pouse du menuisier-chef de la
secte (variante du Joseph de l'vangile), puis, ayant donn sa semence, il meurt
touff par la secte dans les bains d'une maison de marchande. Peu aprs parat le
livre d'Alexis Rmizov La cinquime plaie, un pome gogolien confin dans les
mythes oppressants et l'espace envot de la province russe. Le procureur Bobrov
tente d'y appliquer la loi dans toute sa svrit, mais devient lui-mme la cinquime plaie de ce pays, qui n'est pas fait pour la loi, mais pour le cur. Un vieillard qui a dlivr une femme-klikoucha en forniquant avec elle le lui explique : il
ny a pas de criminels, mais seulement des pcheurs, et le pcheur est un malheureux. Bobrov finit dans d'horribles cauchemars.
Le hros lyrique du recueil Cendre dAndr Bily (1909) est lui aussi un errant , et on rencontre dans le recueil quelques-uns des plus ensorcelants thmes
de cet aller au peuple qui ninspire plus le dsir de fomenter la rvolution, comme

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en 1874-75, mais de rejoindre la nef des fous du peuple, pour fuir le monde qui va
prir.

champs de ma terre strile


L-bas vous tes pleins de deuil !
Par tes monts sans limite ni seuil
Cros, espace, bosselle-toi !
Hrissement lointain qui fume,
L-bas, villages chevels,
Torrent dchiquet des brumes
Espace affam de ma terre,
Arme dfaite de mes espaces :
Espaces dans lespace tapis,
Russie, Russie, o puis-je fuir
Tes famines, flaux, orgies ?

Ptersbourg, bilan de tous les effrois russes, s'achve par un nom inattendu : celui de Skovoroda. Skovoroda, premier des fuyards russes, philosophe aux
pieds nus qui allait de lieu en lieu avec sa besace et dans la besace ses manuscrits
en russe, en ukrainien et [79] en latin ainsi que sa flte. N en 1722 dans la province de Poltava, il mourut en 1794 prs de Kharkov. On retrouva dans sa besace
chants et hymnes en latin ou en russe, en ukrainien ou en grec ancien. Son chant
XII du Jardin des chants divins, germ des graines de la Sainte criture, proclame :

Point nirai l'opulente cit.


Vivrai ma vie o le Temps se repose ;
Chnaie ! verte ! mre !
En toi est joie, en toi Paix et Silence !
Ni mer, ni beaux habits je ne dsire !
Ils cachent chagrin, rvolte et effrois.
Chnaie ! verte ! mre !
En toi est joie, en toi Paix et Silence !
Savoirs neufs je ne veux, hors l'Esprit saint
Et christique sagesse o est Douceur...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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... Rien ne dsire hormis le pain et l'eau,


Mendier nest chose amie depuis longtemps
A Pauvret je naspire qu munir !

La thologie orthodoxe est apophatique. Elle dit ce que Dieu nest pas. Elle ne
dit pas ce qu'il est, comme fait la scolastique occidentale. Elle dit le nant du nonDieu. Elle retrouve Dieu par l'absence de Dieu. Elle fuit le rel pour aller au vrai.
Elle naspire pas la bonne installation dans la vie terrestre, la bonne industrie
de l'Occident mdival form par la rgle de saint Benot. Elle demande au chrtien une ecclsialisation plus complte que ne l'exige le christianisme occidental, habitu composer avec le monde, mais elle admet sans grands problmes les
marginaux qui ne veulent pas entrer dans l'glise, mais qui ne la rejettent pas :
errants, starets en marge des monastres. Skovoroda tait les deux, et c'est pourquoi il a retenu l'attention de Bily et de ses contemporains : le philosophe Vladimir Ern lui a consacr un livre, voyant dans l'errant ukrainien le pre de toute la
philosophie russe ultrieure, qui ne spare pas le logos de la vie. Dans une lettre
Skovoroda dit de lui-mme : In solitudine non solus, in absentia praesens.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[80]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
F.

LE DROIT DE PUNIR
CHEZ DOSTOEVSKI

Retour la table des matires

C'est par la traduction des Possds par Boris de Schloezer, dont j'ai eu le privilge de faire la connaissance, que j'ai dcouvert la littrature russe, et en partie
par l'accs l'uvre de Dostoevski. J'ai eu aussi la chance d'avoir pour professeur, la Sorbonne, Pierre Pascal, lequel a eu un itinraire bien particulier : dixsept ans de Russie, un engagement dans le bolchevisme, en tant que catholique ! Il
se voulait un catholique bolchevique . Il en tait un unique en son genre, je
crois. Et en plus, il tait un dostoevskien. Parmi les livres que vous pouvez lire
sur Dostoevski, il y a donc ceux de Pierre Pascal : son Dostoevski, l'homme et
l'uvre constitue un classique. Son Dostoevski devant Dieu est rvlateur tant de
Pascal que de Dostoevski, puisque, comme Dostoevski l'poque de son engagement rvolutionnaire, Pascal voulut changer le monde dans le sens des vangiles. Faire advenir les nouveaux temps apostoliques... Dans le tome III de l'Histoire de la littrature russe, que j'ai codirig chez Fayard, Le temps du roman, on
trouvera le trs bel article de fond sur Dostoevski d Jacques Catteau, auteur
galement de La potique de Dostoevski, et diteur de la Correspondance en
franais. La bibliographie sur Dostoevski est immense, et elle crot sans cesse
parce que le sujet de fond de l'univers romanesque dostoevskien na pas fini de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nous interpeller : il s'agit en somme de la finitude et de l'infinitude de l'homme.


Une des faces de cette thmatique est la capacit qu'a l'homme de faire le mal, en
tant que mal, et pour ainsi dire par choix du mal, contre Dieu. Et en corollaire le
droit de punir : crime et chtiment sont au cur de tous les grands romans de Dostoevski.

La question du droit de punir dans la Russie de 1860


La Russie des annes 1860 discutait normment du droit de punir. Et plus
particulirement du droit de punir par la mort. Labolition de la peine de mort
navait pas eu lieu en Russie puisqu'elle tait dj en vigueur depuis le XVIIIe
sicle, avec des exceptions pour les crimes de rbellion et lse-majest. C'tait
Elisabeth Petrovna qui avait aboli cette peine de mort. Sa motivation tait une
motivation chrtienne, mais elle l'avait remplace par une peine physique infamante qui nous semble aujourd'hui fort barbare : l'arrachement des narines.
Larrachement des narines, ajout la marque [81] au fer rouge, faisaient du
condamn un personnage reconnaissable jusqu' la fin de ses jours, mme aprs sa
sortie du bagne.
Mais on discutait nanmoins beaucoup du droit de punir, parce que la Russie
voulait passer d'un systme ancien, archaque de justice, un systme moderne.
La Russie avait lu le livre de Cesare Beccaria, Des dlits et des peines, paru en
1764 Harlem, comme beaucoup d'ouvrages sditieux des Lumires, qui paraissaient en Hollande. En Russie il fut aussitt traduit sur ordre de l'impratrice philosophe de toutes les Russies, Catherine II, Catherine la Grande, qui fit venir Diderot chez elle Saint-Ptersbourg, qui acheta les bibliothques de Diderot et de
Voltaire, qui avait en la personne de Frdric Grimm un agent actif dans toute
l'Europe des Lumires, pour assurer la liaison avec les philosophes et rabattre vers
elle livres, uvres d'art et nouveauts... Aussi l'Impratrice avait aussitt lu le
livre de Cesare Beccaria, premier ouvrage des Lumires, sur l'humanisation et la
rnovation de l'institution punitive qu'on appelle la justice . Ldition russe Des
dlits et des peines date de 1766, deux ans aprs la publication Harlem. Curieusement, deux ans plus tard, le livre n'en fut pas moins mis l'index par le gouvernement de Catherine : rsultat des atermoiements de la philosophe sur le trne

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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qui, ds que cela la gnait dans son gouvernement autocratique de l'immense empire, faisait mouvement arrire.
Donc Catherine II donne mission Grimm d'inviter Beccaria SaintPtersbourg, o il recevrait une pension, et o il travaillerait librement la poursuite de son uvre et sa rflexion sur ce quest l'institution du juger et du punir. Et
la fameuse Grande Instruction de Catherine, qui date de 1767, l'anne qui suit
la traduction russe de Beccaria, et prtendait conclure les travaux d'une commission qui avait sig plus d'un an, fait de nombreux emprunts Beccaria, comme
aussi Montesquieu ; la Grande Instruction labore avec un groupe d'amis,
est destine au Snat, au lgislateur qui sous ses ordres devait mettre sur pied un
code civil. Ce qui ne fut pas accompli. De toute 1entreprise, il ne reste donc que
l'Instruction, laquelle en son chapitre X contient plusieurs thses de Beccaria.

Premire thse : le droit de punir ne peut venir que de la loi et non pas
d'un quelconque individu souverain ou suzerain.

Seconde thse : la proportionnalit de la punition, laquelle doit tre tablie


par la loi galement.

Troisime thse sur laquelle nous reviendrons : la peine capitale na aucun effet social et, par consquent, il convient de l'abolir ; et donc, le droit
de punir ne doit pas aller jusqu l'excution de celui qui a commis le crime.

Ce nest pas un hasard si le premier grand roman de Dostoevski reprend, mais


en le mettant au singulier, le titre de Beccaria. Comme il ny a pas d'article dfini
ou indfini en russe, on peut bien comprendre Le crime et le chtiment ou
Un crime et un chtiment . En passant au singulier, on effectue une sorte de
double opration : le roman de Dostoevski est la chronique d'un crime, la gense
d'un crime, l'excution d'un crime, l'instruction concernant ce crime, et quant la
punition, elle semble occuper [82] moins d'espace, bien que les personnages du
roman en parlent beaucoup. Raskolnikov est condamn au bagne, mais cette punition est en somme auto-inflige, puisque le crime tait parfait, quil nexistait
point de preuves, et que sans l'aveu de Raskolnikov, son crime ne serait pas rest

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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impuni, un innocent aurait t puni sa place. La punition n'est que l'pilogue : on


se retrouve en Sibrie. Neuf mois ont pass, Raskolnikov est au bagne, en lui un
homme nouveau est n. Le temps de gestation d'un petit tre humain, neuf
mois, est ici report sur le temps de gestation de cet homme nouveau, vanglique, qui est n de son crime et de l'aveu de son crime.
Pas seulement un crime, mais le crime, car on passe du cas slectionn par
Dostoevski, une sorte de mtaphysique du crime : quest-ce qu'un crime ?
Quest-ce que le chtiment d'un crime ? En quoi peut consister l'acte de juger,
l'instruction d'un crime ? Le mot russe pour dire crime , c'est le mot infraction , et le crime selon Dostoevski est avant tout une infraction l'humain, au
divin qui est dans l'humain, et qui fait que l'homme est homme.
Beccaria est maintes fois cit dans les revues russes des annes 1860 qui sont
un moment d'intense effervescence intellectuelle, sociale, politique, en Russie
aprs la mort du trs autoritaire Nicolas Ier, la dfaite de la Russie devant les Anglo-Franco-Turcs, dans la guerre de Crime, guerre qui va rveiller la Russie et
dclencher les grandes rformes entreprises pas le nouvel empereur Alexandre II.
Monte sur le trne un rformateur. Il y a une grande agitation, Le dernier jour
dun condamn mort de Victor Hugo bnficiait en Russie d'une norme clbrit, et fut un texte accompagnateur pour Dostoevski.
Largument essentiel contre la peine de mort, c'est la possible erreur judiciaire. Dostoevski a rencontr des cas de condamns victimes d'erreur judiciaire au
bagne. Il y avait le cas du jeune noble Ilinski, un dbauch, qui avait t condamn pour parricide, et puis sont apparus des circonstances et des faits nouveaux qui
l'ont totalement innocent. Il a t extrait du bagne et blanchi. Avec la peine de
mort, on naurait pu l'extraire du bagne.
Il y a aussi la peine que le meurtrier s'impose lui-mme : ce qu'on appelle
la mort morale . C'tait la thse de la tte de Mduse de Feuerbach, thse
reprise dans le livre d'un professeur berlinois, Bernard, auteur d'un ouvrage, traduit en russe aussitt quil parat Berlin, et qui a pour titre La peine de mort. Ce
juriste soutient que celui qui a tu, ou bien devient fou, ou bien se suicide, ou bien
se ptrifie moralement, comme s'il regardait la tte de Mduse. Autrement dit, il y
a une justice qui fonctionne indpendamment de l'institution judiciaire. Point

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nest donc besoin de mettre en uvre une telle institution judiciaire. En tout cas,
mme si on le fait, quelque chose de plus important se passe paralllement.
Dans Crime et chtiment * , Raskolnikov est montr dans un grand isolement
social, coup de tout groupe social. Le raskolnik , c'est le schismatique religieux qui s'est coup des autres. C'est par ce nom quon dsignait les Vieuxcroyants , ceux qui n'ont pas voulu suivre la rforme des textes sacrs lance par
le dernier patriarche au XVIIe sicle, Nicon. Les vieux-croyants voyaient l une
abomination. Donc, dans le nom mme de Raskolnikov , il y a la thse fondamentale de Dostoevski : le meurtrier se coupe de la socit, et donc se punit luimme.
[83]
Dans les brouillons de Crime et chtiment, on voit une petite runion d'tudiants chez l'unique ami de Raskolnikov, Razoumikhine, discuter du sujet de la
peine de mort, de la punition, de la peine en gnral, et ce juste aprs le meurtre
de l'usurire. Le meurtre vient d'tre connu : double meurtre puisquil y a eu le
meurtre de l'usurire, que personne n'aimait, et le meurtre de la sur de l'usurire,
une sainte femme, Elisabeth, que tout le monde aimait beaucoup.
Je cite un passage de ce brouillon :

Il y a des milliers d'imbciles, de borns, d'handicaps, ceux-l, nen


parlons pas. La punition intrieure existe-t-elle ? La piti existe-t-elle ? La
piti envers la punition elle-mme ? Messieurs, je suis incapable de soutenir une discussion, et cela, je ne le veux pas, mais dire mon avis, cela je le
peux. Je vais le dire, mais sans rpondre vos objections : le crime
nexiste pas.
Pas possible, tu ne parles pas srieusement, s'cria Razoumikhine.
Laissez-le parler. Au fait, au fait, l'accomplisseur peut.
Quel accomplisseur ?
N'importe quel accomplisseur, toute activit, mme mauvaise, est utile,
annonciateur d'une vrit neuve, prophte d'un monde nouveau, avec ses
embardes dignes de la place publique, jusquau triomphe de ce quil y a
de plus vil, jusquau nihilisme.

[Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je vous ai traduit, comme j'ai pu, le brouillon : lire et traduire un brouillon est
difficile, parce quil n'y a pas forcment de syntaxe, l'auteur crit pour lui-mme,
il dpose ses ides fulgurantes qui lui traversent l'esprit. On a de nombreux brouillons pour Crime et chtiment mais hlas, nous n'avons pas tout. Pour Les Dmons
(traduit parfois Les Possds), on dispose de l'intgralit des brouillons. C'est aussi le cas de LIdiot. Il s'agit donc d'ides qui traversent l'esprit de Dostoevski et
qu'il faut interprter. On voit ici, combien cela concerne l'ide de punir. La punition intrieure existe-t-elle ?
Un autre passage de ce brouillon est trs surprenant : on ne sait pas qui parle.
Quelqu'un dit : Le crime nexiste pas. Le crime est hors de l'enceinte de l'humain, car tout ce qui est dans l'enceinte de l'humain doit avoir son utilit, puisque
cest l, dans l'enceinte de l'humain. Donc le crime doit tre utile...
Lhomme Dostoevski a eu affaire la justice, avant que l'crivain Dostoevski ne rflchisse sur la justice. Catherine II, prince philosophe, n'appliqua jamais
sa propre Instruction , c'est--dire rforme judiciaire . Par suite, la procdure judiciaire en Russie resta discrtionnaire , compltement ingale selon les
tats sociaux, les catgories sociales, et non publique, jusquen 1864. Il y a deux
grandes dates dans l'histoire de la Russie avant 1917 :
21 fvrier 1861 : l'abolition du servage. Dans toutes les paroisses de toutes
les Russies, on lit l'oukase imprial qui affranchit l'homme russe du servage, et
refait de la Russie un tat chrtien.
Et puis 1864, anne de la rforme de la justice.
Auparavant, nous avions eu des tentatives de rforme de l'institution judiciaire
par Catherine II, par Alexandre Ier et par Nicolas Ier, lequel demande Speranski
d'laborer un code des lois, ou plutt un rassemblement des lois ou corpus des
lois. Ce code des [84] lois de Speranski est paru aprs la mort de Nicolas Ier et le
tome XV rassemble toutes les lois pnales. Il parut en 1857. Mais en 1848-49,
quand le jeune Dostoevski commence sa carrire, quand il s'enflamme pour des
ides socialistes, il est fouririste, c'est--dire partisan de Charles Fourier (Besanon 1772 - Paris 1837). Lorganisation socitaire qu'il prne repose sur les phalanges ou phalanstres (de phalange et monastre ), petits groupes de
travailleurs associs en une sorte de cooprative par actions. Cette utopie ne put
pas se raliser, malgr les tentatives de Fourier, mais le fouririsme eut des

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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adeptes. Lide du phalanstre enthousiasme Dostoevski, car la vie sociale n'y est
point organise partir de l'gosme individualiste, mais elle est fonde sur une
conomie collective, ce qui sera visible mme dans le costume, puisqu'au lieu
d'avoir les boutons sur le devant de son corps, on aura les boutons dans le dos, et
donc on aura toujours besoin de quelqu'un pour s'habiller : c'est le principe de
l'entraide.
Autre grand inspirateur : Lamennais. Il prne la subordination du pouvoir
temporel au pouvoir spirituel. En 1830, il fonde avec Lacordaire et Montalembert
le journal Lavenir. Condamn par Rome en 1832, il est lu reprsentant du Peuple en 1848 l'Assemble constituante. Lamennais marqua profondment le jeune
crivain Dostoevski, qui frquentait un groupe de jeunes qui lisaient Fourier,
Considerant, Cabet, Pierre Leroux, grand socialiste chrtien, ou encore SaintSimon, Helvtius. On se runissait les vendredis chez un certain Petrachevski, qui
avait une trentaine d'annes. On tait vingt, trente ou parfois mme cinquante, et
on dbattait de questions comme la censure et son abolition, le servage et son abolition, la rforme de la justice, etc.
En avril 1849, lors d'une dernire runion du cercle de Petrachevski, o se
rendaient les deux frres Dostoevski, Fiodor et Mikhal, on lut une traduction des
Paroles dun croyant de Lamennais, un puissant pome en forme de vigoureuse
paraphrase de l'Apocalypse, pome de la foi et de la rvolte. Quiconque a lu ce
pome peut imaginer l'effet que ce texte pouvait avoir en 1849 sur des esprits jeunes exalts rvant d'manciper la Russie. Cette apocalypse moderne, exaltant la
rvolte des peuples, fut lue, non pas en traduction russe, mais en slavon d'glise,
la langue liturgique de l'glise orthodoxe, celle de la divine liturgie de tous les
dimanches. La traduction avait t faite par un des membres du cercle Petrachevski.
Toutes les biographies de Dostoevski rapportent le fait : cette toute dernire
runion, Fiodor Dostoevski a lu le texte d'une lettre de Bilinski parvenue d'Ems,
o le critique, conducteur des esprits de la Russie, soignait la phtisie qui allait
l'emporter. Il s'adressait Gogol, qui venait de publier Extraits de la correspondance avec mes amis, o l'auteur des mes mortes devenait un trange pre spirituel : il s'adressait ses amis en leur disant ce qu'il fallait faire. C'tait des propositions qui ne consistaient nullement rformer le pays, il s'agissait d'une rforme
de chaque me. La lettre de Belinski est une sorte de proclamation de la Russie

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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progressiste la Russie ractionnaire, un cri de douleur devant un grand gnie qui


fait fausse route et risque d'garer les autres.
Dans la nuit du 22 au 23 avril 1849 qui suit cette lecture, tout le groupe est arrt : chacun chez soi, au petit matin. Chacun est amen la Chancellerie secrte
et, au soir, ils partent tous pour les casemates de la forteresse Pierre-et-Paul, casemates dans lesquelles [85] les prcdents rvolts, les dcembristes , avaient
t en dtention, les uns avant d'tre pendus, car il y avait eu cinq pendaisons, et
les autres avant de partir pour la Sibrie.
Donc voil l'crivain dans une casemate, glace, sans lumire, humide, au niveau de l'eau. On peut encore visiter ces casemates de nos jours. Une commission
militaire va procder aux interrogatoires : le gnral Doubelt surveillait la procdure, l'isolement de chaque inculp tait total, mais l'ancien rgime russe procure
des raisons d'tonnement par rapport aux dictatures d'aujourd'hui : on pouvait
commander de la littrature. Dostoevski lit les revues littraires rcentes. En mai,
Dostoevski fournit la commission une explication dans laquelle il se dfend
d'avoir frquent assidment Petrachevski : Je ne me rappelle pas m'tre exprim entirement, tel que je suis chez Petrachevski. Il admet y avoir lu la lettre de
Belinski Gogol, puisquil a lu, la veille de l'arrestation, cette lettre publique,
mais, dit-il, d'un ton neutre, et il a lu aussi la rponse de Gogol, sans indiquer s'il
tait pour l'un ou l'autre. Or il est assez vident que Dostoevski devait tre partag, dans la mesure o la sincrit de Gogol, son appel la conscience individuelle, ne pouvaient pas ne pas le toucher.
Enfin, il dfend le socialisme de Fourier comme un systme pacifique qui
n'engendre aucune haine et qui ne peut pas faire de mal au systme social de l'empire.
En juin, il subit quatre interrogatoires, l'enqute s'acheva en septembre : deux
dcisions seront prises, l'une qui est la peine de mort, mais elle est soumise aussitt une autre commission, et cette autre commission, pour le cas o l'Empereur
dciderait de gracier les criminels, propose des peines substitutives : pour Dostoevski, ce fut d'abord huit ans de bagne, puis quatre. Il semble que c'tait l une
proposition qui tait faite en tenant compte du caractre de Nicolas Pavlovitch,
lequel aimait assez avoir le beau rle et donc gracier. Le Tsar effectivement usa
de sa clmence, diminua les peines, commua toutes les peines de mort. Dos-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

124

toevski fut condamn quatre ans de bagne, et huit de service militaire, en tant
que simple soldat. Dostoevski prit cette condamnation comme une grce particulire de l'Empereur, parce que, l'inverse de l'ancien bagnard, le soldat recouvrait
ses droits civiques.
Seulement, la grce de l'Empereur ne devait tre annonce qu'aprs le simulacre de l'excution. Ainsi ce petit matin de septembre 1849 resta tout jamais dans
l'esprit de lauteur, il est en particulier dcrit dans une page de LIdiot. Il reste
aussi tout jamais dans l'histoire. Lcrivain Vladimir Volkoff en a fait le sujet
d'une nouvelle remarquable trois variantes . Sur la place d'armes du rgiment
Semionovski, soldats et public sont rassembls. Trois poteaux sont plants. Il y a
l un prtre avec son crucifix, et on donne lecture des sentences fictives.
Condamnation mort. Dostoevski a expliqu que son premier mouvement fut
de dire : Ce n'est pas possible. Ensuite, il comprit quil allait tre excut.
Pendant une vingtaine de minutes, il a vcu les derniers instants d'un condamn
mort.
Ensuite ce sera le bagne pendant quatre ans. Sans visite et sans correspondance. La dernire lettre son frre chri Mikhal, date d'avant le simulacre d'excution, et la lettre suivante est de quatre ans plus un jour, aprs l'arrive au bagne.
L il sera en butte la haine du peuple pour les nobles, autrement dit pour les
intellectuels. Dostoevski fait l'exprience d'une vie carcrale pendant quatre ans,
il assiste des scnes sauvages, des [86] punitions corporelles, ce qu'on appelle la rue verte : 500, 1 000, 2 000 ou 3 000 coups de verges entre deux ranges
de soldats. On endure selon le degr de rsistance de chacun. Il y en a qui meurent
3 000 ou 4 000 coups de verges, et d'autres qui sont sortis vivants de 10 000
coups. Les Souvenirs de la maison des morts sont un compte rendu de la vie au
bagne. Un compte rendu un peu biais parce que 1auteur dsire, par-del les
questions que pose la cruaut institutionnalise, affirmer galement la bont du
peuple russe. Ils ont inspir en 1924 un opra au compositeur tchque Janacek, La
maison des morts, o l'indcision de Dostoevski quant la suprmatie du bien ou
du mal, du sadisme ou de la bont dans l'me de l'homme, est magnifiquement
traduite en musique.
Les Souvenirs de la maison des morts (littralement Notes de la maison morte) constituent une sorte d'enqute sur l'application de la peine. La censure ne
trouva rien redire un texte qui portait sur un sujet brlant dans tout systme

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

125

judiciaire, et qui l'tait encore plus en Russie. Elle s'inquita d'un dtail : certaines
scnes trop douces pouvaient donner l'ide que le pouvoir imprial avait trop
d'gards envers des criminels. Au chapitre II des forats buvaient de la vodka ou
jouaient aux cartes la nuit en mangeant du pain blanc, alors que toute la Russie
paysanne est au pain noir. Le prsident du comit de Censure de SaintPtersbourg crit la Direction gnrale de la Censure :

Des individus non volus moralement, et que seule la rigueur des peines retient du crime, pourraient dduire de l'humanit des mesures prises
par l'administration que le chtiment pour les crimes graves est assez faible.

Dostoevski crivit alors un autre texte pour commenter son texte, et ajouter
quil ne faut pas croire que le bagne est si doux que cela. Mais la Direction gnrale de la Censure donna finalement son imprimatur sans que l'auteur ait remanier le texte.
Dostoevski, dans le rajout qu'il voulait faire, expliquait que malgr tous les
adoucissements quapporte le gouvernement imprial au sort des bagnards, le
bagne nen reste pas moins une souffrance morale intense. On a l'impression en
lisant ce texte (pas encore traduit en franais) que Dostoevski se dfend contre
tous ceux qui jusqu' aujourd'hui trouvent que la prison est trop confortable : aujourdhui on parlera de poste de tlvision dans chaque cellule, ou d'ateliers avec
ordinateurs. Dostoevski rappelle la privation fondamentale : une seule chose
manque, l'air libre. La libert.
Deux thses s'opposent dans les Souvenirs la maison des morts autour de la
question : les bagnards sont-ils des fauves ? Le Polonais Miretsky lance Dostoevski, en voyant six bagnards assassiner sauvagement un jeune Tatar : Je hais
ces brigands. A ce moment-l le narrateur bagnard, alter ego de Dostoevski,
s'insurge : Non, moi je ne peux pas har ces sauvages, ils sont tout de mme le
peuple russe. Et Dostoevski se rappelle ce moment-l le serf Mare qui l'avait
consol dans son enfance, un paysan mal dgrossi, mais si doux, si consolateur (il
en reparlera dans son Journal dun crivain).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

126

Je fixais les visages que je rencontrais, cette brute la tte rase, dshonore par les marques au fer rouge, hurlant sa chanson d'ivrogne, ctait
peut-tre le serf Mare, pouvais-je lire dans son cur ?

[87]
Donc, il y a peut-tre des trsors dans cette brute : personne ne dispose de mthode pour peser les mes.
Et puis par ailleurs, en voyant le bourreau l'uvre, Dostoevski, ou plutt le
narrateur Gorientchikov, dclare :

Je suis d'avis que le meilleur des hommes peut tomber avec l'habitude
dans la grossiret et la stupidit des btes fauves. Les facults de bourreau existent en germes chez presque chaque homme moderne, mais ces
facults de bestialit se dveloppent ingalement.

On peut affirmer que ces deux thses se retrouveront dans toute l'oeuvre de
Dostoevski. Ce sera l'antinomie de Sodome et de la Madone, de la brute et de
l'homme reflet du divin. Limmense machine judiciaire, la commission du crime
et l'application de la peine tel est le champ o se joue cette antinomie. Lhomme
peut tre le reflet de Dieu, comme le simple serf Mare, ou peut tre le bourreau,
ce bourreau quil y a dans l'homme le plus moderne , selon la formule de Dostoevski.
Le bagnard Dostoevski fut libr le 24 fvrier 1854. Il crit aussitt une lettre
son frre Mikhal pour raconter tout ce qu'il lui est advenu depuis son entre au
bagne : les fers ports pendant quatre ans (la premire des choses en entrant au
bagne est de passer la forge, et la sortie, on repasse la forge), le transfert, le
froid terrifiant, le monde grossier et les cris des bagnards, l'touffante promiscuit
et la premire crise d'pilepsie en 1850. Il y a dans la lettre comme dans les Souvenirs une sorte d'archipel du bagne d'ancien rgime. D'ailleurs Soljnitsyne se
rfre Dostoevski, mais videmment pour, ironiquement, relever la bienveillance de l'ancien bagne par rapport au nouveau Goulag...
En janvier 1877, un quart de sicle plus tard, Dostoevski voque l'affaire Petrachevski dans Le journal d'un crivain, il revient sur son pass parce qu'un jour-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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naliste a crit quavec les petrachevskiens avait commenc la dgradation morale du rvolutionnaire russe. Du temps des dcembristes, ils taient de milieu et de
niveau intellectuel suprieur, puis ils dgnrrent.
Dostoevski a certes abjur ses ides rvolutionnaires, mais en lisant cette insulte il se rebiffe. Lami du procureur du Saint-Synode, le dfenseur du rgime
s'crie : non, les petrachevskiens ntaient pas une variante dgrade du criminel
politique russe. Ils taient brillants comme leurs ans, seulement ils ne connaissaient pas vraiment le peuple. Nos rvolutionnaires disent autre chose que ce
quil faut et traitent d'autre chose, et cela depuis un sicle. Autrement dit, c'tait
du gchis, mais ce n'tait ni dgradation ni dchance.
La revue du ministre de la Justice, afin de prparer la rforme, publia des
tudes comparatives sur les principaux systmes judiciaires europens. On institue
un Ordre des Avocats, on institue des jurys d'assises pour les affaires criminelles.
On institue l'inamovibilit des juges, la publicit des dbats qui deviennent
contradictoires. Autrement dit, la Russie prend ce quil y a de plus avanc dans le
systme judiciaire de l'Europe de son temps. Ce qui reste, grosso modo, le systme judiciaire jusqu' aujourd'hui. Pour les petites affaires, certes, la paysannerie
conservait ses cours de justice populaire, avec des juges lus et un droit coutumier.
[88]
Les rformes passionnrent Dostoevski. Les affaires criminelles sont trs
souvent voques dans ses articles, en particulier dans tous ceux du Journal d'un
crivain. Il parle de l'affaire Karova, en mai 1876. De l'affaire Kornilova, en octobre 76 et en avril 77, parce que cette affaire fut rejuge. De l'affaire du gnral
Hartung qui se suicida juste aprs sa condamnation par le jury d'assises en octobre
77.
Il pense que le jury d'assises conduit ruser : l'avocat fait l'apologie du crime
pour mieux blanchir madame Karova. Ou bien il fait appel la notion d'irresponsabilit. Ou bien il voque constamment l'influence du milieu . Expression la
plus dtestable de toutes selon Dostoevski. Influence du milieu , comme si
l'homme, et en particulier le criminel, tait un automate conduit par le milieu. Il
ne peut pas y avoir pire injure pour le criminel que la thse du sociologue selon
laquelle le crime est engendr par la misre. Dostoevski a lutt contre cette thse

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

128

tout au long de ses crits, autant quand il tait socialiste que lorsquil est devenu
antisocialiste.
C'est la procdure elle-mme qui invite les jurs mentir et rpondre
non quand cela devait tre oui, mais parce quils veulent l'acquittement.
Laccuse a bien voulu tuer sa rivale (il s'agit de l'affaire Kornilova) ; les jurs ont
nanmoins rpondu non , parce quils voulaient l'acquitter. Dostoevski se dit
heureux quelle soit relche, mais inquiet quelle soit acquitte. On a oubli que
le Christ ajoute toujours au pardon : Va et ne pche plus.
Or les verdicts de clmence affirmant qu'un crime avr navait pas eu lieu se
sont multiplis en Russie dans les annes 60-70. Ou alors on condamne deux
ans de bagne une mre qui a eu un geste infanticide, et on va priver les autres enfants de leur mre. Cela aussi indigne Dostoevski.
Rendant compte du suicide du gnral Hartung, Dostoevski crit :

La faute est partout et dans les murs et dans les errements de notre
socit instruite, et dans les caractres forms et dresss par cette socit,
et aussi finalement dans les us et coutumes de nos jeunes tribunaux, emprunts au-dehors et insuffisamment russifis.

Face au spectacle judiciaire, l'auteur du Journal d'un crivain est minemment


dubitatif :

Le procureur en rajoute, il ment. Lavocat en rajoute, il ment. Quest


donc devenu lhomme ? Lhomme suprieur, civilis ? Le sentiment
dhumanit s'mousse et ce ne sont pas les pmoisons thtrales qui le restaureront,

C'est que toujours, selon Dostoevski, joue un processus mcanique


damplification dans la procdure du procs moderne. Il rve dune justice qui
serait sans spectacle. Je cite :

Lamplification artificielle disparatra des deux cts, tout apparatra


alors sincre et vridique. Et toutes ces utopies ne seront ralisables que

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

129

tout au plus quand il nous poussera des ailes, quand tous les hommes seront devenus des anges, et alors il n'y aura plus besoin de tribunaux.

[89]
Le spectacle judiciaire le passionne donc. Mais il y voit toute la texture de
l'histoire inacheve de l'homme : l'institution judiciaire doit rester pour l'instant,
mais elle ne sait pas peser les mes. Elle amplifie les indices, elle est thtre.
Lhomme y est :

soit acteur dpossd de son autonomie,

soit spectateur rduit une communicabilit purement thtrale.


Linstitution judiciaire moderne, en somme, dresponsabilise l'homme, dresponsabilise celui qui a commis le mal. Luvre romanesque de Dostoevski va tre une pathtique revendication de responsabilit du criminel.

Je voudrais mattarder sur un pisode judiciaire cit par Ivan Karamazov, dans
sa grande confrontation avec Aliocha, confrontation pour et contre Dieu.
Ivan voque l'affaire Louis-Frdric Richard qui est l'avant-dernier condamn
mort de la Rpublique de Genve. Parmi les petits faits que Ivan collectionne
pour instruire son procs contre Dieu en raison de la prsence du mal dans la cration, il y a cette affaire Richard dont il a pris connaissance par l'intermdiaire de
brochures de pasteurs Genevois qui ont t traduites en Russe.
Une de ces brochures raconte les derniers moments de Louis-Frdric Richard
condamn mort le 25 mai 1850 et excut le 11 juin suivant. Elle cotait 15 centimes et se vendait au profit de l'enfant de Richard. Une autre brochure que je suis
all lire aussi aux Archives de Genve a pour titre : Un nouveau tison arrach du
feu ou l'histoire vridique de la condamnation et de la mort de Louis-Frdric
Richard excut Genve le 1l juin 1850. Dostoevski, visiblement, connaissait
l'institution genevoise quon appelle les pasteurs consolateurs . Le pasteur
consolateur , depuis le XVIIIe, avait accs au prvenu et puis au condamn. Il
tait charg de rdiger un testament de mort , c'est--dire un rsum de toutes

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

130

les conversations quil avait eues avec le condamn, jusqu son excution, en
tentant de l'amener la repentance et la conversion en bon pasteur quil
est, c'tait l son mtier et en mme temps, en essayant de voir s'il nobtiendrait
pas de nouvelles rvlations majeures pour l'affaire. Donc le testament de mort
tait strictement confidentiel et allait aux autorits de la Rpublique.
Dans le cas de Richard, les pasteurs consolateurs parvinrent le convertir.
Encore une heure de moins, quel bonheur, bientt je serai dans les bras de mon
Dieu ne cesse de rpter Richard, selon ce que rapportent les brochures. Enfin
vient le jour de l'excution publique en Place Neuve de Genve et Richard dit :
Voici le plus beau jour de ma vie qui commence et il embrasse tout le monde,
y compris le directeur de la prison. On ne saurait imaginer brochure plus difiante.
Mais la lecture quen fait Ivan Karamazov, et avec lui Dostoevski, est tout
autre : pour lui, cela dmontre la prsence du bourreau en l'homme, en tout homme. Seulement c'est la prsence du bourreau genevois et protestant, qui dit :
Meurs dans le Seigneur, sa grce t'accompagne.

Voil un vrai bourreau, dit Ivan : Meurs dans la grce du Seigneur... Je tire sur la guillotine et ta tte tombe dans le panier. Chez
nous, les Russes, dit Ivan, on prfre des mthodes plus directes : le knout
et les verges...

[90]
Et Ivan rapporte plusieurs affaires, dont celle de la fillette martyrise par sa
mre, avec la complicit du pre. Laffaire tait juge Radkov.
Aprs quoi, Ivan cite l'affaire du garonnet, dvor par la meute de chiens d'un
gnral, parce que le garonnet, en lanant une pierre, avait bless par inadvertance un lvrier. Le gnral, propritaire du lvrier, avait impos que la mre de l'enfant assiste au spectacle de la meute de chiens se jetant sur l'enfant pour le dvorer. Lavocat obtint l'acquittement.
Maintenant il faut en venir l'essentiel : le crime et la peine dans l'univers romanesque de Dostoevski. Existent trois crimes essentiels :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le crime idologique crapuleux : c'est celui de Raskolnikov.


Le crime pdophile : viol denfant. Il est prsent dans Crime et chtiment : le
crime impuni commis par Svidrigalov qui s'auto-punit par son suicide. Mais il est
commis aussi par Stavroguine et il est commis dans de nombreux autres interstices de l'univers romanesque. Il ny a presque pas d'univers romanesque chez Dostoevski, sans que l'on voie ce crime sur l'enfant.
Le troisime est le parricide. C'est le centre du roman final : le parricide mental commis par Ivan, Dimitri, Aliocha, les trois fils lgitimes du vieux dbauch
Karamazov et Smerdiakov le fils illgitime.
Crime et chtiment est le compte rendu psychologique d'un crime crapuleux
sous couvert d'idologie. Laction est contemporaine. Un tudiant pauvre, sous
l'action de thories mal digres, dcide de tuer une vieille usurire qui nest utile
personne. Le roman comporte la structure d'un roman policier, mais cette structure est prise de l'intrieur. Comme nous suivons pas pas Raskolnikov, nous
sommes dans la conscience de Raskolnikov. Il ny a pas de suspens pour savoir qui a commis le crime et comment il la commis. Tout le suspens tient en
deux questions : comment y a-t-il eu une erreur judiciaire, et est-ce que Raskolnikov va s'auto-punir ou non ? Le suspens est uniquement psychologique : Raskolnikov entre en dlire, supportera-t-il la pression psychologique norme de son
crime ?
Il y a un barrage idologique que Raskolnikov a labor lui-mme : le droit
tuer un pou. Le droit tre un Napolon social. Si on en reste au langage purement psychopathologique, on dira : le barrage supportera-t-il la pousse nvrotique ? Le criminel est pourchass par la police, traqu par le juge Porphyre et tout
le suspens est intrieur.
Nous, lecteurs, savons tout d'avance. Raskolnikov est convoqu chez le juge
parce quon a retrouv sa montre mise en gage chez l'usurire qui a t assassine.
Porphyre dcrit lui-mme sa technique : faire attendre le suspect... le mener jusqu' la fivre crbrale. Raskolnikov a l'impression que Porphyre sait tout, puisque lui-mme sest dj amen, sans Porphyre, jusqu la fivre crbrale. Le
martyre de Raskolnikov va durer un mois : il finira par avouer, sous l'influence de
la jeune prostitue vanglique, Sonia Marmeladov, qui lui fait lire le texte sur la
rsurrection de Lazare.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Dans une lettre Katkov o Dostoevski lui explique ce que sera le roman, il
crit :

La loi divine et la nature humaine ont triomph. Le criminel dcide


d'accepter la souffrance pour racheter son acte. Il y a de plus dans mon rcit, une allusion cette ide que la [91] peine inflige juridiquement au
criminel effraie infiniment moins ce criminel que ne se le figurent les lgislateurs, ne serait-ce que pour la raison que lui-mme rclame moralement
cette peine.

Or Raskolnikov est un tudiant en droit. Il a publi un article sur le droit des


hommes extraordinaires selon ses mots Napolon tant, aux yeux de Raskolnikov, l'exemple mme des hommes extraordinaires le droit enfreindre
la loi ancienne, tout simplement parce que le moment est venu de forger une loi
nouvelle, pour franchir une nouvelle tape, vers le bonheur de l'humanit, selon
les dires des socialistes. Le juge Porphyre a lu l'article de Raskolnikov, dans La
parole priodique, et curieusement, Raskolnikov ne sait pas que son article vient
de paratre. Vous vous appliquez dmontrer qu'au moment o s'accomplit le
crime, le criminel est toujours un malade , dit Porphyre. Ce qui a particulirement intress Porphyre, cest la thse de ce droit au crime qui est insr in
fine et qui est valable pour les hommes extraordinaires . Nietzsche fut frapp
par la lecture de Crime et chtiment, et certainement par cette dialectique de l'acte
extraordinaire, puisque l'article de Raskolnikov expose la thse en gense, selon
laquelle la morale n'est valable que pour les faibles. Et que pour les rares hommes
qui apportent du neuf, il nest pas besoin de cette morale.
Lami de Raskolnikov, Razoumikhine, s'inquite de ce paradoxe comme il
s'inquite de la thse du crime gnr par le milieu social. En somme de cette discussion mergent deux thses sur le crime :

l'une dite socialiste selon laquelle le crime c'est la protestation de


l'homme exploit ;
l'autre prnietzschenne , selon laquelle le crime, quand il est l'uvre des acteurs des grands bouleversements historiques, devient un haut
fait.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Selon l'interprtation de Vladimir Marinov, dans Figures du crime chez Dostoevski, on passerait entre Crime et chtiment et Les frres Karamazov du matricide au parricide, le gnie de Dostoevski tant de briser les barrires entre
lintrapsychique et lintersubjectif

Svidrigalov, qui suit les fillettes et abuse d'elles, est le criminel pdophile par
excellence ; dans son ultime songe, au moment de se suicider, il revoit une fillette
qui lui tend les bras. Dans Les Possds, dans le chapitre non inclus, celui de la
confession de Stavroguine qui a abus de la petite Marthe, il s'en confesse l'vque Tikhone. Il se rend chez l'vque, un pre spirituel qui dispose du don de lire
dans les mes qui viennent vers lui. Bernanos a emprunt ce thme Dostoevski.
Stavroguine a fait imprimer une confession en cinq feuillets, l'tranger, il la
fait lire pour la premire fois quelquun et, ensuite, il compte l'envoyer aux
journaux et tous les amis de sa mre, la Gnrale. Mais le 2e feuillet manque,
celui qui raconte le moment du viol. Juridiquement Stavoguine se sait inattaquable car il n'y a aucune preuve, la petite Marthe s'est pendue de remords, se considrant coupable. Il est all chez sa logeuse, a observ sa victime comme un naturaliste. Il n'y a aucune sexualit dans ce crime. Stavoguine, en enlevant le 2e feuillet, empche quon sache le dernier mot, mais il y a un sadisme crbral extraordinaire.
[92]
Stavroguine est un violeur mental qui a men la petite Marthe cette expression trs forte : J'ai tu Dieu... Sous-entendu, en laissant souiller ce cur de
mon intimit o vivait ce Dieu.
Ces deux figures, Svidrigalov dans Crime et chtiment et Stavoguine dans
Les Possds, sont des fragments de ce que Dostoevski appelait de grands pcheurs : ce sont deux grands pcheurs qui chappent au tribunal, qui constituent
leur propre tribunal, et chacun des deux se pend. Dans le thtre du procs, ils
reprsentent la figure dmoniaque du drglement rotique. De la perversion qui a
un fondement essentiellement mental et du criminel qui n'arrive pas avoir son
procs, qui donc doit instruire son procs contre lui-mme. La socit est ainsi

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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faite qu'elle ne leur accordera pas de procs. Lun et l'autre sont poursuivis par
l'image de la fillette lubrique reprsentant un ros dprav, l'ros impossible dans
leur monde scind en deux. Ils ne connaissent pas l'ros qui porte vers la vie, vers
l'autre. Plus encore que Raskolnikov, on peut dire que ce sont des schismatiques
de la vie .

Enfin, le parricide parachve la srie des grands crimes. Comment relier ce


thme au fait biographique le moins comment dans la biographie de Dostoevski,
et de ses frres ? C'est lassassinat de leur pre, par des paysans dans la petite
proprit de ce dernier. Aprs la mort de leur mre, le veuf, le docteur Dostoevski, s'tait retir dans cette petite proprit quil avait achete sous la forme d'une
petite gentilhommire qui comptait une trentaine d'mes. Le revenu tait trs faible. C'tait un homme de caractre trs difficile. Il semble qu'il ait t tu par ses
propres serfs. Laffaire fut sans doute touffe par la famille, parce que s'il et
commenc y avoir une instruction judiciaire, comme tout le village avait particip cette affaire, tout le village allait partir au bagne, et ce moment-l, la proprit des Dostoevski perdait toute valeur.
Le docteur Dostoevski avait pris une servante comme maitresse et avait eu
une fille illgitime dans ce village. C'tait aprs la mort de son pouse, il n'y avait
l rien qui correspondit avec Svidrigalov ou Stravoguine. Or le jeune Fiodor Dostoevski qui, ce moment-l faisait ses tudes d'ingnieur Saint-Ptersbourg,
avait l'habitude de demander rgulirement de l'argent son pre. Quand lui parvint la rumeur que son pre avait t tu par ses serfs, qu'il tait rduit la misre,
que s'est-il pass en lui ? Nous nen savons rien. Il n'en parle pas.
Or le retentissement a d tre trs fort chez un Fiodor Dostoevski qui portait
la paysannerie russe aux nues, allant jusqu la sanctifier. Il n'a pas pu ne pas tre
trs fortement affect par ce meurtre. Lui, Fiodor, qui rclamait souvent de l'argent ce pre, nest-il pas coupable d'avoir pouss ce pre commettre des exactions sur le dos de ces paysans, pour leur soutirer des revenus plus consquents ?
Aucun exgte de Dostoevski ne nous rvle quoi que ce soit. On a l'impression
que le non-dit nvrotique s'est tendu certains commentateurs de Dostoevski.
On est aujourd'hui trs circonspect sur cet pisode ; le seul qui l'ait largement et
fond exploit, ce sera Freud.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Citons-le :

Affectivit exceptionnelle, fond pulsionnel pervers qui devait le prdisposer tre un sadomasochiste ou un criminel, et dons artistiques.

[93]
Voil selon Freud, les trois facteurs de la personnalit de Dostoevski. La nvrose se manifesta selon Freud en hystro-pilepsie. C'est la grande thse de
Freud sur Dostoevski : ce nest pas une pilepsie congnitale, hrditaire, mais
une pilepsie acquise, et une pilepsie acquise de par le parricide qui a t commis mentalement. La haine du pre et l'amour du pre trouvent habituellement
leur solution dans l'angoisse de castration et le sentiment de culpabilit et donc
une trs forte tension entre le moi et le surmoi. Ce qui expliquerait, selon Freud,
l'acceptation totale de sa punition par Dostoevski. Il accepte le bagne et mme
deviendra un avocat du rgime tsariste. Ce qui explique une oeuvre fonde sur la
revendication de la responsabilit du criminel, qui ter sa responsabilit, en expliquant le crime par la sociologie, quivaudrait le livrer nouveau l'angoisse
et la castration. Freud crit :

Ce n'est gure un hasard si trois des plus grands chefs-uvre de la littrature de tous les temps, dipe roi de Sophocle, Hamlet de Shakespeare, et Les frres Karamazov de Dostoevski, traitent tous du mme thme,
le meurtre du pre.

Rivalit sexuelle avec le pre selon Freud, meurtre du pre primitif de la horde, selon Vladimir Marinov qui sappuie sur le texte de Freud Totem et Tabou,
avec le thme du pre et de la horde. Le crime dans Les Frres Karamazov est
envahissant, il pervertit toute la fratrie ou toute la horde. Le pre Fiodor reprsente le pre orgiaque et dprav. Smerdiakov qui est le fruit du viol d'une femme
vagabonde et faible d'esprit qui passait par l, que le vieux dprav Fiodor Karamazov a prise derrire une palissade, et qui avait pour nom Smerdiatchaa ,
la puante ; et son fils, c'est le puant , Smerdiakov.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

136

Il y a donc Smerdiakov qui est laquais chez son pre biologique, il y a Dimitri
le romantique, le schillerien, l'me ardente qui est un sauvage domestiqu, qui
selon Freud a peur de la femme pure, Katarina Ivanovna qui il a t fianc. Il y a
Ivan, le rvolt studieux, le philosophe, la fois dtach des pulsions et secrtement complice de Smerdiakov, et puis il y a enfin Aliocha (ou Alexis) qui est le
fils mystique avide d'extases, mais d'extases dionysiaques dira Freud, interprtant sa faon l'pisode vanglique des noces de Cana, que voit en songe Aliocha.
Le procs joue ici un rle essentiel, sa mise en scne occupe une bonne moiti
du roman. Il y a l'enqute prliminaire, le dplacement du juge instructeur Mokroe, o Dimitri dpense bride abattue son argent pour sduire Grouchengka, le
recueil des tmoignages, la grande liturgie du procs avec les deux draperies menteuses que sont le rquisitoire et la plaidoirie.
Le Point de dpart du roman est l'histoire d'un certain lieutenant Ilinski que
Dostoevski avait connu au bagne, fils dbauch cribl de dettes, condamn
vingt ans de bagne pour l'assassinat de son pre, et puis innocent et relch. Ds
la rencontre chez le starets Zossime, le pre spirituel d'Aliocha, qui joue le rle du
pre de substitution idal, il est question du statut mtaphysique du crime, car
dans le salon du couvent, o sont rassembls tous les protagonistes, nous apprenons quIvan (tout comme Raskolnikov) a crit un article que commentent les
invits du starets. C'est un article crit en rponse un prtre auteur d'un ouvrage
sur les tribunaux ecclsiastiques et leur territorialit [94] juridique. Ivan soutient
que ce n'est pas l'glise de rejoindre le giron de l'tat, mais que c'est l'tat
encore rest paen, d'entrer dans l'glise et alors le crime et le jugement changeront radicalement : le criminel ne sera plus soumis une peine violente et inefficace. Le criminel sera excommuni, un point c'est tout. Ce sera le chtiment terrible qui fera disparatre le crime, car le criminel, au moins en Russie, est un
croyant.
Zossime approuve. Il dit que tous ces envois aux travaux forcs, aggravs autrefois encore de punitions corporelles (car depuis 1864 on a aboli les punitions
corporelles, la rue verte et autres punitions corporelles qui sont dcrites dans
les Souvenirs de la maison des morts) ces envois et ces punitions namendent personne et surtout neffraient aucun criminel. Le membre nuisible est retranch mcaniquement et envoy au loin, drob la vue. Un autre criminel surgit sa pla-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

137

ce et peut-tre mme deux. La solution vraie, vous avez raison Ivan, cest la
conversion de la socit l'glise, donc la rgnration totale de l'homme. Ivan,
l'athe, ne voit que cette solution, comme le starets, homme de Dieu, mais la diffrence entre les deux, c'est que Ivan voit cette solution mais ne peut pas y croire.
Ce serait des Noces de Cana tout jamais, ou, en employant le vocabulaire
thologique orthodoxe, ce serait l'apocatastase , c'est--dire le relvement de
toute chose la fin du monde, dans une vision o il ne peut pas y avoir d'enfer,
rien quune dissolution totale du mal.
En somme dans cette discussion, l'athe et le saint se rejoignent : Si Dieu
nest pas, alors tout est permis (fameuse formule reprise par Sartre) il ny a,
alors, ni vertu ni amour. Et Satan, lors de lhallucination d'Ivan, rappelle ce dernier qu'il a crit un pome intitul Le Cataclysme gologique . Satan dit
Ivan :

Puisque Dieu et l'immortalit nexistent pas, il est permis l'homme


nouveau de devenir un homme-dieu ; ft-il seul au monde vivre ainsi, il
pourrait dsormais, d'un cur lger s'affranchir des rgles de la morale
traditionnelle auxquelles l'homme tait assujetti comme un esclave. Partout o Dieu se trouve, il est sa place, partout o je me trouverai, ce sera
la premire place. Tout est permis, un point c'est tout.

Ivan a beau lui dire : Tu n'existes pas, tu es mon reflet, tu es ma maladie.


Lautre lui rpond : Si je n'existais pas, tu ne discuterais pas avec moi. Et finalement, Ivan se rappelle la scne o Luther qui avait vu le diable, lui avait jet
l'encrier la figure.
La proximit des deux ples qui aimantent le roman (et la pense de Dostoevski) est fondamentale. Ivan, l'auteur du pome gologique, et l'inventeur de
la lgende du grand Inquisiteur, et Zossime, le pre sraphique. Tous deux pensent que seul Dieu peut vraiment instruire le procs du mal. Seulement la diffrence est que l'un croit et que l'autre ne croit pas.
Du rapprochement de ces polarits contraires nat le roman et l'extraordinaire
fivre qu'il entretient en nous quand nous le lisons. Smerdiakov le meurtrier rend
trois visites Ivan, juste avant et aprs le meurtre. Ces trois visites sont extraordinaires, car elles mettent en uvre l'osmose du pseudo et du vrai intellectuel.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

138

Smerdiakov vient dire Ivan, dans la troisime conversation : Vous-mme dsiriez vivement la mort de votre pre. Les rumeurs traversent tout le microcosme
de la ville o se passe le crime. Son nom mme veut dire la ville o l'on pousse
le btail : on songe l'pisode vanglique [95] des dmons qui sortant du possd, entrent dans les porcs et les prcipitent la mer. Passage mis en exergue aux
Possds de Dostoevski. Ivan rpond :

coute, monstre, je ne crains pas tes accusations, dpose contre moi


toutes les accusations que tu voudras. Si je ne t'ai pas assomm tout
l'heure, cest simplement parce que je te souponne de ce crime et que je
veux te livrer la justice. Je te dmasquerai

Face la spectaculaire erreur judiciaire se droule un autre procs, plusieurs


autres procs dans l'me de chaque protagoniste. Le principal procs a lieu dans
l'me d'Ivan, l'inspirateur du meurtre ou meurtrier mental. Dans cette troisime
entrevue, il y a un dtail qui est extraordinaire : Smerdiakov a apport la preuve
que c'est lui qui a bien tu, c'est la fameuse enveloppe dans laquelle se trouvait
l'argent qui a disparu, enveloppe portant les trois numros que connait Ivan.
Smerdiakov relve la jambe de son pantalon, il abaisse sa chaussette et il en
sort la liasse des 3 000 roubles :

Tu m'as fait peur avec ce bas, dit Ivan.


Vraiment, vous ne saviez pas, rpond Smerdiakov.
Non, je ne savais pas, je croyais que c'tait Dimitri. Ah frre, frre, dis
moi, coute : tu as tu seul, sans mon frre [sous-entendu : sans l'aide de
Dimitri ?].
Seulement avec vous, avec vous seul.

Smerdiakov cache la liasse de billets sous un livre, un des nombreux ouvrages


de lectures thologiques d'Ivan. Il s'agit du livre contenant les Sermons de notre
Saint Pre Isaac le Syrien . vque de Ninive au IVe sicle, Isaac tait un grand
ascte et aptre du vu de silence.
Pendant le procs, au moment o Ivan voudrait tmoigner, il est terrass par
une attaque crbrale, il perd alors la raison. Il ne saurait y avoir de conclusion

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

139

ces rflexions sur Dostoevski et la justice , puisque Dostoevski da pas trouv


la conclusion dfinitive.
J'ai mentionn l'affaire Richard qui s'est joue la fin de la priode de la
peine de mort Genve. Laffaire Richard est intressante, parce quelle a rvolt
Victor Hugo. Le pasteur Bost avait demand Victor Hugo son soutien pour la
rvision de la Constitution de la Rpublique de Genve, afin d'abolir la peine de
mort. Depuis Guernesey, Hugo ragit avec chaleur :

Ce que vous faites est bon. Vous vous tes adress moi, je vous remercie. Vous mappelez, j'accours, me voici. Genve est la veille d'une
de ces crises normales, qui pour les Nations, comme pour les individus,
marquent les changements d'ge. Vous vous gouvernez vous-mmes, vous
tes des hommes libres, vous tes une Rpublique. Hlas, le sombre rocher
de Sisyphe, quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la socit
humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d'obscurit, d'ignorance et d'injustice, de rancur, qu'on nomme pnalits ?

Nous voici revenus Beccaria, l'ajustement de la justice humaine aux lois de


la civilisation, qui pour Dostoevski sont les lois divines. Hugo ajoute :
[96]

Quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine ? Quand donc ceux qui lisent l'vangile comprendront-ils le gibet du
Christ ?

On croirait lire l du Dostoevski pur : cela explique l'amour que porte Dostoevski Hugo. Mais Dostoevski agit diffremment. Il met en scne dans le dbat un lment non rationnel que l'on retrouve la fin de la lgende du Grand
Inquisiteur.
Une fois de plus Zossime et Ivan se retrouvent. Zossime, dans ses entretiens
pris en notes par Aliocha, nous dit :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

140

Souviens-toi que tu ne peux tre le juge de personne, car avant de juger un criminel, le juge doit savoir quil est aussi criminel que l'accus et
peut-tre plus coupable de son crime.

Telle est la thse centrale de Zossime. Ce dernier nie l'enfer, bien que ce moine orthodoxe doit croire en l'enfer sur un plan thologique. (Dans l'orthodoxie, il
n'y a pas de purgatoire, mais un enfer.) Il nie l'enfer, cette invention thologique
qui semble tre l'image de la justice humaine, et non pas l'inverse.

C'est un pch nous dit-on de prier Dieu pour ceux qui sont en enfer et
l'glise les repousse en apparence. Mais ma pense intime, c'est quon devrait prier pour eux aussi.

Quant au Pome d'Ivan, c'est un long rquisitoire de l'Inquisiteur de Sville,


du XV, contre Jsus qui vient de rapparatre de faon anonyme dans les rues de
Sville. LInquisiteur, c'est--dire toute l'glise chrtienne tablie, surtout l'glise
catholique romaine selon Dostoevski, a voulu corriger l'uvre du fondateur
Jsus. LInquisiteur s'est adress aux faibles et aux humbles et prtend faire leur
bonheur en les dchargeant du poids de leur libert. La thse tait dj dans Les
Possds. Les hommes humbles prfrent que l'on s'occupe deux, et de ne plus
avoir le poids de leur responsabilit, de leur libert :

Demain sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des


charbons ardents au bcher o tu monteras, car si quelquun a mrit plus
que tous le bcher, c'est toi. Demain je te brlerai.

Ivan conclut :

Voil comme je voulais terminer. Tout coup le Prisonnier [avec une


majuscule, c'est du Christ quil est question] s'approche du vieillard [le
Grand Inquisiteur], et il baise en silence ses lvres exsangues. C'est toute
la rponse.

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Ainsi la rponse de Dostoevski au problme du crime et de la peine, c'est que


face tous les discours, rquisitoires, plaidoiries, la vraie rponse ne tient pas en
un mot, elle est hors des mots, compltement apophatique. Le dbat, l'aveugle
dbat enflamm, le dbat judiciaire, aura lieu en vain, parce quil ny a pas de
dernier mot judiciaire, ce nest pas dans le domaine des mots que cela se passe.
Telle est la thse fondamentale de Dostoevski.

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[97]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
G.

LE THME APOCALYPTIQUE
DANS LA CULTURE RUSSE
Dsormais il n'y aura plus de temps. Apocalypse X,
6
Si nous admettons que cet ange la voix de sept
tonnerres na pas voulu profrer des inepties, il faut qu'il
ait voulu dire que dsormais il ny aura plus de transformation.
Emmanuel Kant, La fin de toute chose.

Retour la table des matires

L'iconographie russe reprsente beaucoup moins souvent lApocalypse que


liconographie occidentale. Elle ignore le genre des Danses macabres inspires en
Occident par les grandes peurs, et qui a donn des chefs-duvre comme la tapisserie d'Angers ou les fresques de l'abbatiale de la Chaise Dieu. Une des raisons en
est que le livre de lApocalypse fut absent du canon de la bible orthodoxe grecque
du IXe au XIVe sicle. Le patriarche Photius l'avait en effet supprim. En Russie,
le thme apocalyptique apparat donc avec retard, au dbut du XVIe sicle, et ne
prend une certaine ampleur quau XVIIe sicle, en particulier dans les cycles de
fresques de l'antique ville de Yaroslavl. Il rapparat sous une influence occidentale, celle des fameuses gravures de Drer qui ont circul en Russie comme dans

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

143

le reste de l'Europe et qui eurent partout un trs grand succs. 28 La cathdrale de


la Dormition au Kremlin de Moscou possde une des trs rares icnes sur le thme de lApocalypse, due au matre Dionissi et ses lves. Licne frappe par sa
complexit, allie l'nergie des figures, celle des anges ou des chevaux annonciateurs, mais elle est remarquable aussi par sa luminosit et la tendresse des coloris 29 . Lors de la restauration de la cathdrale de l'Annonciation, en 1947, on mit
au jour des fresques peintes vers 1505 qui reprsentent le jugement dernier. Mais
c'est surtout au XVIIe sicle et surtout Yaroslavl dans l'glise du Nouvel-Elie et
dans celle de Toltchkovo que les cycles apocalyptiques sont tonnants. Une des
diffrences entre lApocalypse russe et les Apocalypses occidentales est certainement leur douceur et leur grce : alors qu'en Occident le fantastique l'emporte,
conforme d'ailleurs l'esprit du livre, l'orthodoxie russe hsite reprsenter le
dsordre. Les jugements derniers sont en gnral de sages compositions en
tages o la position centrale est occupe par le Christ Juge, l'enfer tant relgu
dans le coin droit infrieur sous forme d'une bouche qui absorbe un chemin de
[98] sang descendant. Lordre du cosmos reste intact, alors que l'Apocalypse dpeint le dsordre le plus violent. Lorthodoxie prfre ce quelle appelle l'apocatastase, c'est--dire le retour de toutes choses leur place, dans l'ordre cosmique.
Des thologiens orthodoxes contemporains comme Kallistos Ware ont crit que
l'enfer est la privation du regard de Dieu : une pure absence de Dieu. Nous sommes loin du texte rugissant de saint Jean... Mais nous sommes proches de la fin
de toute transformation selon Kant.
sa manire paradoxale, en 1918, rfugi au monastre de la Trinit-SaintSerge, au nord de Moscou, Vassili Rozanov crira dans son Apocalypse de notre
temps 30 :

28
29
30

Cf. Louis Rau, Iconographie de lart chrtien, tome II, P.U.E., Paris, 1957.
Cf. V. Lazarev, Dionissi et son cole in Istorija russkogo iskusstva, Acadmie des
Sciences, Tome IV, Moscou, 1955.
V. Rozanov, Lapocalypse de notre temps. Traduit par Jacques Michaut, LAge d'Homme,
Lausanne, 1976, p. 53.

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Nul doute que l'Apocalypse n'est pas un livre chrtien, mais antichrtien, et que le Christ qui y est mentionn, quoique rarement, avec un
glaive sortant de la bouche , et des pieds semblables au jaspe et la
sardoine , na rien de commun avec celui dont nous parlent les vangiles.
Rien dans cette ordonnance du Ciel ne rappelle les images chrtiennes. En
somme tout est nouveau...

Pour le paradoxaliste des temps nouveaux, l'Apocalypse exige, appelle et


commande une religion nouvelle. Voil son essence. Mais alors que s'est-il donc
pass ? La rponse est que les hommes et le monde traversent une crise apocalyptique, mais que le christianisme ne la traverse pas. Le monde est nouveau et il
rugit comme l'Apocalypse, mais le christianisme reste le mme, doux et lunaire . Rozanov annonce en somme, juste avant de mourir de faim dans son refuge
monastique, que l'Antchrist de saint Jean et mme le Christ de saint Jean, aux
pieds de jaspe et de sardoine, ont dtrn le Christ, le vrai.

LApocalypse nest pas une parole, c'est quelque chose que l'univers a
vomi aprs que l'autre Matre de cet Univers a prononc ses paroles prophtiques et menaantes, et parl pour la premire fois du jugement de ce
monde.

Aucun texte russe n'oppose de faon aussi clatante l'Apocalypse au canon


chrtien du Nouveau Testament. Comme toujours, il est malais de dfinir de quel
ct est Rozanov, du ct des rugissements et du glaive nouveau, ou du ct du
doux Sauveur... Les btes sont sorties, le lion, le taureau, la vierge et l'aigle rugissent, tout est devenu hurlement de la force. Et le Christ, lui, est venu pour ne pas
pouvoir . Peut-tre ces tragiques gmissements de Rozanov au moment o l'histoire s'ouvre comme un volcan et l'ancienne Russie chrtienne tombe sans que
rien ne l'ait violemment pousse, nous indiquent les raisons de ce refus du dsordre de lApocalypse dans l'ordre liturgique et cosmique de l'icne. La psych russe et orientale nest que trop porte l'angoisse des Fins dernires, il fallait la
contenir. Une rencontre inattendue de la pense de Rozanov avec celle d'Emmanuel Kant mrite d'tre observe. Kant crit dans La fin de toutes choses :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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S'il advenait un jour que le christianisme cesst d'tre digne de tout


amour, alors la pense dominante des hommes son gard serait marque
par le rejet et le dgot, car en matire de choses morales il nest pas de
neutralit, et moins encore de coalition entre des principes antagonistes. Et
lAntchrist, que l'on considre comme le prcurseur du jugement [99]
dernier, tablirait alors, bien que pour peu de temps, son rgne, vraisemblablement fond sur la peur et l'gosme. Mais ce serait alors la fin inverse de toutes choses. 31

C'est bien de cette fin inverse de toutes choses que nous parle Rozanov
dans son Apocalypse de notre temps.
Lordre du monde que les icnes nous montrent et nous apprennent, ce canon
cosmique et cette hirarchie de la louange tendant vers l'ternel que nous communique la liturgie ont pour mission d'tablir dj ici-bas le Royaume hors du
temps. Tandis que l'inquitude apocalyptique, forte, mais repousse en marge de
l'orthodoxie, s'exprime dans la fuite, comme nous l'avons vu au chapitre dernier,
fuite au monastre, et une fois au monastre fuite au skit du starets. On peut
toujours fuir plus loin. Et le dsert des Pres spirituels, l'errance du Plerin russe
sont comme la soupape de sret d'un ordre lumineux et harmonieux, mais taraud par l'inquitude des chances. Certes, ni la fuga mundi , ni le dsert ne
sont spcifiquement russes ou orthodoxes : il y des dserts ou refuges l'angoisse
apocalyptique dans l'Occident, et le mot est un des mots prfrs des Huguenots
franais dsignant la fuite pendant la perscution. Cette fuga mundi a nanmoins
pris en Russie un aspect spectaculaire, complmentaire l'ordre splendide de la
liturgie. Ce fut par exemple la fuite des dfenseurs de la Vieille foi devant les
innovations dmoniaques du patriarche Nicon au XVIIe sicle, l'autodestruction par le feu de communauts entires lorsque les sbires du pouvoir, assimils
l'Antchrist, parvenaient dans leurs refuges d'outre-Volga et de la rgion de Kostroma o, ds le milieu du XVIIe sicle, s'taient formes des troupes errantes de
rigoristes qui allaient jusqu' la ngation de toute organisation, sculire ou ecclsiale. Moussorgski a donn une version dramatique de cette fuite dans son opra

31

Emmanuel Kant, La fin de toutes choses, trad. de l'allemand, Actes Sud, 1996, p. 5.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

146

de la Khovantchina. La grandeur du chur dans la fort, juste avant l'arrive des


sbires de Pierre, et la mort par le feu, ont une surprenante majest.
Pierre Pascal aime comparer la rpression de la vieille foi au fond des forts
celle de Port-Royal en France. La rpression de Port-Royal ressemble en effet
par sa cruaut celle de la Vieille foi, mais elle fut plus limite. On sait par Sainte-Beuve que les corps des messieurs enterrs dans l'abbatiale furent dterrs, un
tmoin dcouvrit les chiens errants occups les dchiqueter scne qui dtonne
au moins autant dans le grand sicle que les autodafs dans l'uvre civilisationnelle de Pierre. On peut galement songer aux dragonnades . Les rpressions de Pierre furent autant, sinon plus violentes. Les autodafs se multipliaient,
vingt mille environ en une demi-douzaine d'annes. Pierre Pascal rapporte une
hymne des schismatiques clbrant le dsert :

Comme crit le fils de Basile


Notre vnr pre Ephrem :
Fuyez, mes chers,
Dans les bois noirs. 32

Au dbut des annes soixante du XIXe sicle, l'opinion russe commence s'intresser aux schismatiques, aux fuyards , aux khlysty . Un fonctionnaire
charg de la rpression [100] contre les Vieux-croyants, Melnikov (qui prendra le
pseudonyme de Petchersky, que lui donne son ami Vladimir Dahl) commence une
longue srie de publications sur toutes les branches des hrsies russes, en particulier les raskolniks . Influenc par ces publications, le pote Apollon Makov
crit une scne dramatique en vers sur le thme du fuyard, intitule, comme le
pome de Pouchkine dont nous avons parl au chapitre prcdent, Strannik .
Ce long pome qui met en scne un Plerin, son disciple Gricha et un mendiant,
comporte un lment de sauvagerie dconcertant : le starets, nourri par les martyrs
de la Vieille foi et par lApocalypse, exige du novice de commettre un crime, de
tuer la marchande chez qui il vit en l'assommant d'un coup de coffre. Le coffre
doit lui tre rapport et l'argent brl ainsi que la hutte, avant le dpart pour une

32

Cf. Pierre Pascal, Avvakum et les dbuts du Raskol, Paris, 1938, rd. Mouton, La Haye,
1963, p. 130.

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147

nouvelle errance. Le pote et philosophe symboliste russe Dimitri Mrejkovsky


fera plus tard un loge de ce pome, crit dans un mtre archasant. Lui-mme
consacrera un tome de sa trilogie sur les destins religieux de l'humanit Pierre et
l'Antchrist, c'est--dire aux schismatiques qui se sont opposs de toutes leurs
forces aux rformes de Pierre. Quant Melnikov-Petchersky, il crit une immense
et superbe dilogie sur les adeptes de la Vieille foi, Dans les forts , puis Dans
les montagnes . Ces deux pomes en prose, qui allient la mythologie cosmique
paenne aux croyances et aux murs des familles patriarcales de raskolniks dans
l'outre-Volga, sont si majestueux que l'on a pu parler au sujet de leur auteur d'un
Homre russe. Peu peu conquis par les rebelles religieux quil tait charg de
surveiller, Melnikov devient un chantre de la Vieille foi, se persuadant que l'avenir de la Russie est chez eux, que l'ordre et la pit, le got du travail des marchands et des artisans vieux-croyants pourront devenir la pierre de fondement
d'une nouvelle Russie, cependant queux-mmes reviendront l'orthodoxie rnove par leur retour. Lodysse vieux-croyante de Melnikov est bien plus harmonieuse que le pome de Makov, mais elle a laiss des traces. Lorsqu'au dbut du
XXe sicle les intellectuels russes s'enthousiasmrent pour le modle culturel de la
Vieille foi, on clbra les autodafs, le refus du monde pouss l'extrme tel que
l'incarnrent les raskolniks de l'poque d'Avvakum. Mrejkovsky, Bily, surtout
Kliouev, pote paysan qui appartenait la secte des Khlysty de la rgion
d'Olonets dans le Grand Nord, ont chacun trait de cette version russe de l'Apocalypse... Ils ont amalgam deux chiliasmes, l'un que nous venons d'voquer, la
Vieille foi, une vision de lAntchrist l'uvre dans l'histoire russe depuis le
XVIIe sicle, et l'ide d'un Refuge dans les forts, l'autre plus moderne, le millnarisme scularis du socialisme russe, qui prit en Russie des formes extrmes d'attente eschatologique de la Rvolution, et de terrorisme accoucheur de l'avenir.
Eux aussi ont cultiv le mythe de la fuite.
En 1899 le philosophe Vladimir Soloviev, un des pres du symbolisme russe , la veille de sa mort, rpudie ses positions philosophiques antrieures, fondes sur la critique de la raison occidentale , puis sur l'ide d'une thocratie en
marche, et, aprs relecture de l'Apocalypse, il rdige ses fameux Trois entretiens
o est incrust le Rcit de lAntchrist , inspir par la Lgende du Grand
Inquisiteur que raconte Ivan Aliocha dans les Frres Karamazov. Mais d'autres sources se croisent dans ce texte, la lecture des gnostiques, sur qui Soloviev a

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

148

beaucoup crit, celle aussi d'apocalypticiens sculariss comme l'astronome Camille Flammarion, collectionneur de visions de fin du monde. Dans Les mondes
imaginaires et les mondes rels, Flammarion annonce un ouvrage [101] d'astronomie spculative . Les Trois entretiens sont, eux, un ouvrage d'apocalyptique
spculative. LAntchrist de Soloviev proclame la paix ternelle, comme Kant
dans son fameux projet. Pour ce faire il dcrte la fusion de toutes les religions,
l'Union des tats dEurope et le rgne mondial d'un nouvel Empereur, aid par un
mage, Apollonius, qui se fait proclamer Messie. Le rcit apocalyptique de Soloviev est fond sur les peurs de la fin du XIXe sicle, et en particulier le pril
jaune qui tait alors en grande mode. En exergue sont placs des vers du philosophe :

Panmogolisme ! quoique le nom soit sauvage,


Le son men parait caressant,
Comme s'il tait gros du prsage
D'un grand dessein de Dieu. 33

Cette petite apocalypse de poche fit grande impression sur toute une gnration qui fut soumise aux peurs et la sduction du terrorisme. D'autant plus qu'elle s'accompagna d'une clbre confrence Sur la fin de l'histoire mondiale qui
frappa de stupeur les auditeurs : l'orateur sentait monter un brouillard, une angoisse annonant la fin du monde. Une fin du monde quil n'tait pas le seul prdire : Mrejkovsky annonait, lui, la venue de Cham (le Mufle), c'est--dire pressentait que de la torpeur europenne sortirait le rgne de l'Antchrist. La rvolution de 1905, la dfaite de la Russie devant l'Orient incarn par le Japon, le rire
rouge , pour reprendre un clbre titre de Leonid Andreev, tout concourait
crer une atmosphre d'attente de fin du monde que Bily exprime avec force
dans un article, y ajoutant la grimace du monde entrevue par Nietzsche juste avant
sa folie.

33

Vladimir Soloviev, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. Coll. Sagesse
chrtienne , O.E.U.L., Paris, 1984, p. 185.

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Le tourbillon qui s'est lev dans la Russie contemporaine et qui a soulev la poussire doit inluctablement crer une atmosphre d'effroi rouge
une nue de fume et de feu - parce que la lumire en traversant la fume l'enflamme. Il fait se rappeler quil est un fantme, dragon qui fond
sur nous depuis l'Orient : nuages et brouillards. 34

Une gigantomachie se dchane dans le brouillard, une gesticulation arienne.


Le chaos qui grondait sous l'apparente unit pouchkinienne risque de rapparatre
tout moment.

La posie russe par ses deux courants s'enracine dans la vie de l'univers. Le problme quelle soulve na de solution que dans la transfiguration de la Terre et du Ciel en une Nouvelle Jrusalem. LApocalypse dans
la posie russe est appele par la venue de la fin de l'histoire mondiale. Elle seule peut apporter la cl de l'nigme pouchkinienne et de l'nigme lermontovienne. 35

Un singulier contrepoids cet apocalyptisme russe est reprsent alors par la


Philosophie de la Cause commune 36 de Nikola Fiodorov, publie par ses disciples aprs [102] sa mort, en 1906, et qui propose aux hommes la tche de ressusciter les anctres, tche filiale qui vitera au Pre d'avoir procder lui-mme au
Jugement de la Colre, ce Pre que nous connaissons par les critures, et qui est
reprsent sur les icnes du Jugement Terrible. Car l'ternelle sparation entre les
damns et les Justes contrevient l'idal de filiation universelle de Fiodorov : tous
ensemble, dans une immense communaut, une immense fraternit-sororit. Et
cette cause commune s'achvera par la Rsurrection de tous les Pres par tous les
Fils ; alors la Nature, notre ennemie temporaire, deviendra notre amie ternelle.
On sait que Fiodorov eut une influence posthume norme sur la gnration des
utopistes de la Rvolution, que ce soit Maakovski ou Andre Platonov : l'idal
d'une rconciliation totale sduit la psych russe. Le Jugement, la Sparation lui

34
35
36

Andre Bily, Lug zeleni (Le pr vert), Moskva, 1910, p. 227.


Ibid., p. 246.
Rdition anastatique de LAge d'Homme, Lausanne, 1986.

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150

fait trop mal. Et le concept orthodoxe d'apocatastase, ou relvement de tout le


rel dans la splendeur de Dieu, est une faon de reprendre l'interdiction de
lApocalypse quavait dcrte le patriarche Photius. Au fond l'Apocalypse devait
tre corrige pour tre accepte par les Russes, et elle le fut. En un sens, une part
de l'action rvolutionnaire relevait de l'Apocalypse, une autre de l'apocatastase.
Les terroristes de la premire dcennie du XXe sicle taient familiers du texte
de saint Jean. Savinkov, le plus clbre des terroristes, lisait rgulirement l'Apocalypse : Mrejkovsky lui rendit visite dans la clandestinit et le trouva absorb
dans cette lecture. Savinkov crivit d'ailleurs un roman sur la terreur qu'il intitula
Le Cheval blme, allusion au troisime cheval de l'Apocalypse. Parfois ce sentiment apolitique apparat dans une version bouffonne comme dans le roman Un
dmon de petite envergure de Sologoub, centr sur un surveillant-gnral. de collge qui instaure une tyrannie trange et pathologique relents sexuels dans son
collge. Il s'agissait bien pour Sologoub d'exprimer le sentiment d'une fin des
temps , mais d'une fin mesquine, o Satan prenait la forme d'un surg de collge hant par une bestiole cache dans les papiers peints de la tapisserie, comme
le Stavroguine de Dostoevski est hant par une araigne rouge.
Une fois la Rvolution plus ou moins passe, les textes sovitiques de la premire dcennie reviennent souvent sur des thmes de fin du monde au sens
d'un achvement et d'un avnement de l'utopie. On le trouve chez plusieurs grands
auteurs des annes vingt : Platonov, Sefoulina, Pilniak et Boulgakov. Le roman
de Pilniak LAnne nue qui se prsente comme l'effacement de tout l'ancien au
profit de l'dification du nouveau peut aussi se lire comme l'avnement de la fin
des temps. Songeons simplement l'nigme de l'toile rouge sur les bonnets des
gardes rouges, puis sur les tours du Kremlin (en remplacement des croix orthodoxes) : nvoquent-elles pas lApocalypse ? Et cette vocation est exploite par
Boulgakov dans sa Garde blanche, place de faon trs explicite sous le signe du
Livre eschatologique qui clt la Bible.

Grande et terrible fut cette anne, mil neuf cent dix-huitime de la


naissance du Christ. [...] Et je vis les morts et les grands de ce monde qui
se prsentaient devant Dieu, et des livres furent ouverts, et l'un d'eux tait
le livre de vie, et les morts furent jugs selon leurs actes qui taient consigns dans les livres. Alors la mer rendit les morts qui taient en son sein et
les tombeaux et l'enfer rendirent les morts qui taient en leur sein et cha-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

151

cun fut jug selon ses actes. Et celui qui ne fut pas inscrit dans le Livre de
vie, celui-l fut jet dans le lac de flamme, et je vis un nouveau Ciel et une
nouvelle Terre, car l'ancien Ciel et l'ancienne [103] Terre passrent et il
ny eut plus de mer. [...] A mesure quil lisait le livre bouleversant, son esprit devenait comme un glaive tincelant qui s'enfonait dans les tnbres. 37

Boulgakov nest pas fiodorovien , Il n'est pas en qute d'une universelle


fraternit de ressuscits. Il s'interroge sur le mystre de tant de massacres et sur
l'impuissance des hommes lucides dans le chaos sanglant. Aussi c'est bien le Jugement dernier sans retouche aucune qui inspire son texte, dont la seconde moiti
fut interdite de publication en 1924. Disons quen un sens il est plus occidental que Fiodorov et que ceux que Fiodorov a inspirs, Maakovski et surtout
Platonov. Car les gueux de Platonov, qui errent dans la steppe la recherche d'un
point mythique quils appellent Communisme, exsangues, affams, soumis aux
sept plaies de la nouvelle gypte, ne sont-ils pas en qute de l'toile nouvelle ?
Ironiquement, le futuriste Kroutchonykh intitule un de ses opuscules
LApocalypse dans la littrature russe, reprenant un titre d'Andre Bily :
LApocalypse dans la posie russe. Les sarcasmes de Kroutchonykh tentent d'en
finir avec l'apocalyptisme russe :

Le thme de l'Apocalypse et de la Fin du monde nest pas oubli de


nos jours. Et si en Russie on l'a foutu dehors, l'tranger nos petits apocalypticiens jouent encore aux Mrejkovsky, et vont gueulant quen RSFSR
est apparu l'Antchrist et que les temps sont proches , tenez-vous
prts . [...] La littrature russe avant nous les futuristes tait spiritualiste et pleurnicharde, elle tournait dans la roue du diable : attraper le diable, le dnoncer, le maudire ou bien en faire un loge mlancolique. 38

Bien sr le thme apocalyptique ne disparut pas sous les attaques grossires et


vhmentes de Kroutchonykh et des autres aveniriens , et ce d'autant plus
quon peut lire une part de l'utopie de Khlebnikov non comme une subversion de
l'Apocalypse, mais comme une nouvelle hypostase des visions de Patmos... Plus
37
38

Mikhal Boulgakov, La garde blanche, Paris, 1970, p. 328.


A. Krucenyh, Apokafipsis v russkoj literature, MAF, Seriya tcorii No 3, Moskva, 1923, p. 3.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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prt de nous, le thme apocalyptique prend les formes tragiques de Psaume, de


Friedrich Gorenstein, o Dan, l'Antchrist, Dan la vipre ralise les prdictions
d'Ezchiel et apporte son peuple les quatre flaux du glaive, de la famine, de la
luxure et de la peste. Lenvahisseur nazi, Staline et le simple homme russe lanc
contre les juifs se chargent de raliser les flaux de la fin du monde.

Dan savait quaimer l'homme signifie surmonter son dgot pour lui,
cependant, mme les grands prophtes leurs moments de faiblesse ne
peuvent dissimuler leur rpulsion envers les hommes.

LAntchrist Dan a piti des victimes cependant que Christ a piti des perscuteurs. La fin du monde est lie au problme de la sparation et de l'Unit de la
victime et du bourreau. Le cinquime et ultime flau sera la Faim de la Parole du
Seigneur, parce quelle aura quitt le monde 39 .
[104]

Ces temps sont proches, et la faim de la parole du Seigneur sera, peuttre, le cinquime et le plus terrible flau du Seigneur, le flau annonc
par le prophte Amos, comme les autre prcdents l'avaient t par Ezchiel.

Et de ce cinquime flau le Christ ne sauvera aucun pcheur. La vision de Gorenstein, habite par une colre qui ne le quitte pas, est une des plus terribles de la
littrature contemporaine. Dans Premier Second avnement de Slapovski, c'est un
groupe de punks de banlieue qui crucifie un faux prophte d'aujourd'hui afin de
hter la Parousie. Dans les bas-fonds se rejoue la prophtie des prophtes d'Isral
et de l'avnement du Messie, mais cet avnement nest que drision et sauvagerie.

39

A noter quen 1905 dj, Alexis Rmizov avait publi un roman apocalyptique intitul La
cinquime plaie, pome gogolien confin dans les mythes oppressants et l'espace de la province russe. Le procureur Bobrov tente d'y appliquer la loi dans toute sa svrit, mais il
devient lui-mme la cinquime plaie du pays, qui nest pas fait pour la loi, mais pour le
cur. Un vieillard qui a dlivr une femme en forniquant avec elle le lui explique : il ny a
pas de criminels, mais seulement des pcheurs, et le pcheur est un malheureux. Bobrov finit dans d'horribles cauchemars.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

153

Autre variante du mythologme apocalyptique dans un pome d'Andre Voznesenski, Char Pe , o figure le chien Canis apocalyps (Sobakapokalips).

Europe-plus. Plus-plus-plus j'pionce avec...


LAPOCALYPSE, C'EST POUR DANS QUATRE HEURES
Et lapp ok-lipse-lipsi et cha-cha-cha 40 .

Cette variante burlesque et ludique du pome d'Alexandre Blok, Les Douze , crit en janvier 1918, l'heure o Rozanov crivait son Apocalypse de notre
temps, reprend le thme du cabot qui suit les douze gardes rouges avins dans les
rues de Ptersbourg dsol par la rvolution. Un cabot qui vient d'ailleurs du
Faust de Goethe, o il accompagne Mphisto. Ici et l la fin du monde survient
dans un monde culbut par le Rvolution o surviennent Apocalypse et antiApocalypse, Christ et Antchrist.

Devant eux, avec le drapeau rouge, invisible dans la tempte, invulnrable aux balles, d'une tendre dmarche au-dessus des tourmentes, dans un
clatement nacr de neige, couronn de roses blanches, Jsus-Christ.

Ce final blasphmatoire du pome des Douze est connu de tous. Mais on a


oubli que derrire les gardes rouges marchait le cabot affam . C'est lui qui
rapparat dans le pome ironique de Voznesenski.

La salle est bleue de marijuana


Mille yeux et cabot divagant,
La Rvlation de Jean
Nous parle de cette bte-l.

40

Andrej Voznesenskij, Char-pej, novye stixi i poemy, Moscou, 2001, p. 62.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Petit viatique humoristique contre la peur bien relle de la fin des choses, le
pome de Voznesenski s'achve par une pirouette libratrice de toute angoisse.

Bte terrifiante, baptise Fatum


Le corps couvert d'yeux
Cette bte, c'est le pied
Pour les messieurs opticiens...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[105]

VIVRE EN RUSSE (2007)


I. LES CLS
H.

LA KNOSE DE L'ICNE
RUSSE DU NORD

Retour la table des matires

Licne russe dans sa forme la plus pure, la plus transcendante , c'est-dire l'icne du Nord de la Russie, celle de Vologda, Novgorod et ses colonies septentrionales, nous met en face du plus grave des problmes mtaphysiques : peuton reprsenter le divin ? Peut-il y avoir un lien matriel entre Dieu et sa crature ?
Dans les religions paennes, la rponse est tout naturellement : oui ! on doit
mme reprsenter le divin, ce sont les idoles, ce sont les reprsentations magiques. Dans la religion juive, la rponse est : non ! interdiction absolue, mais il est
dit que l'homme est l'image de Dieu, et cela est une nouveaut absolue. Dans le
christianisme naissant il y avait trs peu d'images, des symboles sur les parois des
catacombes, comme le poisson, ichtus , qui est l'anagramme du Christ, ou des
images sacrilges dues aux ennemis du christianisme naissant : l'ne en croix.
Nanmoins le Christ affirme : Celui qui m'a vu a vu le pre . Il s'agit bien
de visuel. Le processus visuel est indirect certes ; mais il conduit Dieu, et il est
blouissant : qui voit le Fils voit le Pre. Le pre, non reprsentable par dfinition,
est vu travers le Christ, son Fils, par le fait de l'incarnation.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Saint Luc, premier iconographe chrtien, selon la tradition, fait le portrait de


la Vierge. Au roi d'phse, Jsus envoie son portrait, mais un portrait acheiropote , c'est--dire non fait de main d'homme. Puis il y aura l'Image de la Vronique, l'image du Saint Suaire. Aux VIIe et VIIIe sicles la crise de l'iconoclasme
Byzance revt une violence inoue, impensable pour nous aujourd'hui. Destruction
de toutes les images, rbellions armes, rpressions sauvages. Car les images arrives Byzance la fin du VIe sicle posent une alternative redoutable. Argument
contre : peindre une icne, c'est vouloir circonscrire l'insaisissable divinit du
Christ, cest blasphmer. Argument pour : le Verbe s'est fait chair, donc visible
nos yeux. LIncarnation du Christ induit l'intercession du Christ, la mdiation
dans l'conomie cosmique du monde cr et de son salut signifie aussi que l'invisible peut devenir visible.
Quest-ce que l'image dite icne ? cest larchtype saisi dans sa beaut, mais
circonscrit dans la matire. La beaut inengendre dans le Pre, mais engendre
dans le Fils.
Pour Eusbe de Csare, ami de Constantin, la beaut du divin dans le Christ
est non reprsentable, la beaut quil avait dans l'homme Christ soumis la mort a
t engloutie dans le divin, par le divin, c'est--dire la Vie. Dans l'homme, seule
l'me est l'image de Dieu, mais l'me n'a pas de forme.
[106]
Le Deuxime Concile de Nice en 787 exige nanmoins le remplacement des
symboles (l'Agneau) par des figures (le Christ).

Honorant les figures et les ombres en tant que symboles de la Vrit et


bauches donnes en vue de l'glise, nous prfrons la Grce et la Vrit,
en recevant cette Vrit comme l'accomplissement de la Loi. Nous dcidons donc que dsormais cet accomplissement soit marqu aux regards de
tous dans les peintures, que soit donc rig la place de l'Agneau antique,
sur les icnes, selon son aspect humain, Celui qui a t le pch du monde, le Christ, notre Dieu.

Le but de l'icne est la mdiation entre l'Incr et le Cr, mais c'est aussi l'enseignement de l'glise, la prdication vanglique. Dans l'icne, on vnre la per-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sonne ou hypostase reprsente. Licne appartient aux objets dits sacrs : Croix,
calice, vases sacrs, Livres saints. Il y a dulie (vnration) et non latrie (adoration).
Mais en 726 le grand Christ au-dessus de la porte de Bronze du palais imprial
fut dtruit et remplac par une croix. La grande guerre de l'iconoclasme allait se
dchaner pendant deux sicles.
Calvin reprit les arguments iconoclastes : il faut, dit-il, trier dans le fatras
moyengeux (les angelots, les Sibylles, les bbs dodus, etc.) Dieu seul est tmoin suffisant de soi . Ou encore lesprit humain est une boutique perptuelle
pour forger des idoles. Luther tait plus tolrant, Calvin le fut moins. Le vandalisme protestant svit fortement en France. On trouve dans le roman de Mikhal
Chichkine le Cheveu de Vnus une superbe description de l'impression d'amas de
corps, de parties du corps que donne Rome avec ses statues et ses peintures surcharges de chair. C'est une description calviniste de Rome...
Rembrandt est le peintre de la Rforme parce que la lumire iconique de Dieu
est prsente mystrieusement dans ses tableaux. Le peintre qui a la foi peut s'essayer reprsenter le divin, le passage du divin dans la matire vivante de la
Cration. Les plerins Emmas sont un tableau inspir par une foi intense et
qui donne voir le non-visible : le divin du tiers non reconnu, le Christ cach
aux regards mais devinable par la lumire. C'est le principe de l'icne sans tre du
tout une icne, car le tableau de Rembrandt peut inspirer la mditation, ou mme
l'oraison, non la vnration.
Et plus tard l'art abstrait, celui de Mondrian, ou celui de Malevitch, pensera le
divin, l'Absolu, par la knose du visuel, c'est--dire l'abstraction, en soustrayant la
part la plus grossire du matriel, en rduisant par knose ce matriel ntre plus
quune trace de spirituel. Le Carr noir de Casimir Malevitch est lui, contrairement au tableau de Rembrandt, une sorte d'icne, en tout cas trs proche des
icnes les plus abstraites du grand Nord russe. Mais trs loin des icnes baroques, par exemple les icnes ukrainiennes du XVIIIe sicle, qui redeviennent des
tableaux, et en quelque sorte retombent dans le pch de la Rome regorgeant de
corps et de chair.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le philosophe Henri Maldiney, dont l'ouvrage Ouvrir le rien, lart nu (2000)


nous apporte une rflexion sur l'art abstrait, l'art qui s'ouvre tout parce qu'il n'est
pas esclave du rel.
[107]

Une uvre d'art livre son ciel en dployant son essence. Mais elle n'est
pas un ceci. On ne peut pas faire signe vers elle l'intrieur d'un monde.
Lespace qui s'ouvre en elle est le champ du regard intrieur dont s'claire
son visage, de ce regard qu'elle est en devenant ntre.

Le philosophe Pavel Florensky, et d'autres aprs lui, les historiens de l'art


Ouspensky et Jguine 41 , ont cherch le sens profond de la perspective inverse
qui est si caractristique de l'icne, en particulier de l'icne du grand Nord russe.
Or la perspective inverse, mal nomme parce que cette appellation semble la
dfinir exclusivement par rapport l'invention (postrieure) de la perspective par
les Italiens du Cinquecento avec Uccello comme praticien puis Vasari comme
thoricien, alors que c'est avant tout un regard du monde cr vers nous, ce n'est
pas nous qui regardons le monde, c'est le monde qui nous regarde, ce sont les strates rocheuses du paysage, un paysage, rupestre avant tout, c'est--dire o la matire est rduite l'essentiel, la roche, le magma primitif issu des entrailles terrestres
qui, par lamelles courbes inclines vers nous comme de la matire aimante par
un puissant aimant situ devant l'icne, nous regarde, nous prescrit la participation. Et dans cette relation forte qu'tablit l'icne, l'injonction vient vraiment de
l'image, le destinataire de cette injonction nest pas le regardant , il est vraiment le regard , celui qui est convoqu sous un regard. Un regard qui est autant celui du Cr que celui du Crateur.
Licne dans sa knose des formes tend vers ce que Casimir Malvitch appelait le zro des formes . Il crit en 1916 dans Du cubisme et du futurisme au
suprmatisme. Le nouveau ralisme pictural :

41

Pavel Florenskij, Obratnaja perspektiva in izbrannye trudy po iskusstvu, Moskva 1996.


Leonid Uspenskij, Bogoslovie ikony pravoslavnoj cerkvi, Koalomna, 1997. L. Zegin, Ikonnye gorki prostranstvennovremennoe edinstvo zivopisnogo proievedenija, Tartu 1965.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Quand disparatra l'habitude de la conscience de voir dans les tableaux


la reprsentation de petits coins de la Nature, de madones ou de Vnus
impudiques, alors seulement nous verrons l'uvre picturale. Je me suis
transform en zro des formes et me suis repch du trou d'eau des dtritus
de lArt acadmique. J'ai dtruit l'anneau de l'horizon et je suis sorti du
cercle des choses, partir de l'anneau de l'horizon dans lequel sont inclus
le peint et les formes de la Nature.

Malvitch, on l'a dj not, se rapprochait ainsi, tant dans son art que dans ses
articles thoriques de la thologie apophatique, du Dieu-Rien des pres de l'glise
comme Grgoire de Nysse.
Le philosophe Henri Maldiney parle d'une autophanie. Licne correspond
beaucoup de ses analyses, mais elle n'est pas une autophanie, elle une thophanie.
Elle montre le divin. Elle nest pas un vcu psychologique. Mais un surgissement
de la Lumire incre dans notre monde cr. Et elle ne peut tre regarde vraiment sans rpondre ce regard, cest--dire sans prire. Elle est, comme disent les
moines, molionnaya, ce qui indique quelle est faite de toutes les prires dites
devant elle, que ces prires sont partie [108] d'elle comme l'me du corps. Elle est
informe par les prires au sens aristotlicien du terme. Elle nest pas un tableau neuf que l'on rajoute une galerie de peintures, et quand l'iconographe le
remet l'glise, qu'elle est bnie par le prtre et qu'elle apparat aux fidles, elle
ne fait que commencer sa vie d'icnes. Elle est une porte du Visible vers l'Invisible. Du Cr vers l'Incr.
Effectuons un tout petit chemin parmi quelques icnes.
Licne de la Mre de Dieu de Vladimir, qui fut apporte Kiev depuis Constantinople en 1191, puis transfre par le prince Andr Bogolioubski la ville de
Vladimir, dans la cathdrale de la Dormition. C'est l'icne la plus vnre, la plus
miraculeuse. Lorsquen 1395 le khan de la Horde d'Or arriva une fois de plus sous
Moscou, l'icne miraculeuse fut transporte solennellement de Vladimir Moscou. Elle prit place la cathdrale de la Dormition au Kremlin. Il en fut fait des
centaines de copies La mre de Dieu est le thme premier des icnes de Russie,
avec celle de Vladimir, celle dite de Kolomenskoe, o Dieu bnit la Mre assise
sur un trne avec l'Enfant sur ses bras, celle de la Mre de Dieu orante, les bras
levs pour l'oraison dans un geste sacr trs ancien, on la trouve dans le sanctuai-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

160

re, derrire l'autel, la mre de Dieu Hodigitria, qui montre du doigt son fils, l'Enfant-Dieu qu'elle porte sur un bras, ou encore la Mre de Dieu trois mains, ou
encore la Mre Galaktrophusa, allaitant l'Enfant. Mais la prfre de toute la Russie, c'est la Mre de Dieu de Tendresse (Oumilnia), peinte Vologda, dans le
nord, o le prince de Moscou Vassili le tnbreux avait t relgu en 1446.
Pourquoi la Russie a-t-elle tant aim et vnr cette icne ? A cause de la tendresse qui la baigne. Tendresse des deux ovales des Faces de la Mre et de l'Enfant,
harmonie rythme de la bordure du voile, unit affectueuse des deux tres divins,
rythme dansant des jambettes de l'Enfant. Une harmonie plus quhumaine, une
lumire incre, venue de nulle part, sans source terrestre, ou plutt dont la source
est le divin. C'est l'cole de Roublev, et c'est le plus haut degr de la dsindividuation et de la personnalisation. Lhistorien Dimitri Lysimachie a dit que ctait la
nature russe elle-mme. Aux matines, dans la liturgie orthodoxe, on chante le canon : Peignant Ton image tout honorable, le divin Luc, auteur de l'vangile du
Christ, inspir par la voix divine, reprsenta le Crateur de toutes choses dans tes
bras.
Autres sujets aims par la Russie tout particulirement : la Dormition de la
Mre de Dieu, avec le Christ emportant emmaillote la petite me de la Verge,
Christ svre, attentif ce transport prcieux, et l'me emmaillote dans une mandorle danges musiciens... Le Christ a parfois l'air absent, tonn de devoir accomplir cet enlvement de l'me de sa Mre. Ou encore l'icne En toi se rjouit (O Tebe radouetsia), avec son cosmos pur, paradisiaque o les arbres et
les temples emplissent gracieusement le fon blanc, o la Terre en plaques rocheuses blanches souleve par le regard de la Cration est peuple de saints, dans une
grandiose Transfiguration du monde. Un autre thme favori de l'iconographie
russe du Nord est la descente aux Enfers, avec la bouche noire des enfers, et la
terre qui s'ouvre, l aussi en lamelle chtoniennes comme pousses par une ruption de l'Esprit dans la matire. L aussi l'aspect lamell des montagnes, o les
plaques s'cornent les unes les autres, referme l'espace dans une sorte de conque
protectrice au lieu de le faire fuir l'infini. C'est un espace plein, antrieur nous.
[109]
Dans la psych russe, il y a cette knose du visuel, ce regard du Cr qui est
fix sur l'homme russe, et sous lequel il se trouve de la naissance la mort.
Licne et son visible rarfi, pur, transcend par le divin traverse le paysage

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

161

russe, lui aussi rarfi. La knose du visuel fait partie de l'quation russe, elle
contrebalance les accs de violence, la brutalit, qui sont aussi des lments de la
psych russe.
Il y a trs peu de Jugements derniers dans l'iconographie russe, moins encore
d'apocalypses. Ce qui triomphe, iconographiquement parlant, c'est lAnastasis, la
Rsurrection. Celui qui se lve, srieux et comme absent du monde, mais entranant dans un relvement tout le cr, tout l'humain.
Dans le Jugement Dernier de Solvytchegodsk, qui date de 1580, on voit l'immense ordonnancement du Cosmos, et l'Hads ny occupe quune infime part. Le
serpent droule ses volutes, mais les anges combattent dur ! et les justes sont bien
rangs. coutons le pote Ossip Mandelstam dans Le bruit du temps : Sur leurs
icnes, les gens de Novgorod et de Pskov s'irritaient de la mme faon ; serrs en
rangs les uns sur les ttes des autres, les laques se tenaient droite et gauche,
gens de dispute et de jurons, tournant vers l'vnement dun air tonn leurs ttes
intelligentes de paysans poses sur des cous pais, et votant rageusement de leurs
vilaines barbes au jugement dernier.
Telle est bien la Russie du Nord, la Russie svre et secrtement violente,
mais soumise la Tendresse comme au harnais du divin.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

[111]

VIVRE EN RUSSE (2007)

II
LES MYTHES

Retour la table des matires

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Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[113]

VIVRE EN RUSSE (2007)


II. LES MYTHES
A.

LA RUSSIE ENTRE
LIVRE UNIQUE ET LIVRE CLAT

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Timeo hominem unius libri , dit un proverbe latin inscrit au fronton de la


Socit de lecture de Genve. Les Russes ont pendant longtemps t des lecteurs
d'un seul livre : le Psautier. C'est dans le Psautier que le Russe apprenait lire,
quil ft noble ou de petite extraction. Le Psautier slavon a laiss des traces ineffaables dans la psych russe ; le profond sentiment religieux li la lecture faisait qu'en effet l'homme russe mdival, l'homme russe du peuple bien longtemps
plus tard tait l'homme d'un seul livre, le Livre. Et il en est rest la profonde
conviction que le livre doit dire toute la vrit et que plusieurs livres ne peuvent
que mentir. Les schismatiques de la Vieille foi, dits raskolniks, eurent, bien entendu, leurs propres livres sacrs, et surtout cette tonnante Vie de lArchiprtre
Avvakum, monument de modernisme expressif ent sur une structure mentale mdivale, livre dimprcation et de consolation qui, comme les grands prophtes
juifs, accompagnait le Vieux-croyant durant toute sa vie. Et les ouvrages portant
sur le livre sacr d'Avvakum en devenaient eux-mmes sacrs : je me souviens
avoir vu une sorte d'ostentation du livre en franais de mon matre Pierre Pascal
sur Avvakum et les dbuts du Raskol qui tait prserv au cimetire de Rogojskoe,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en pleine priode sovitique, comme une sorte de Bible, personne pourtant ne


pouvait le lire car il tait en franais... On en voit l'effet dans la trilogie biographique de Gorki, racontant sa naissance la lecture grce au Psautier, et dans bien
d'autres ouvrages qui racontent la culture acquise dans le peuple. Bien sr l'aristocratie connaissait le pluralisme des livres, elle avait sa bibliothque, encore que
celle-ci soit longtemps reste trs limite. On sait que la bibliothque de thologie
d'Ivan IV reste quelque part scelle dans les murs du Kremlin : c'tait un objet
d'opprobre, du fait qu'il y avait des ouvrages des Alloslaves, hrtiques latins ou
rforms... Andr Siniavski a tudi ce sentiment presque mystique qui relie le
Russe au livre : mme aprs une certaine scularisation, l'ide est reste ancre
que le livre devait tre un livre total, disant toute la vrit. Non pas le livre absolu
et impossible de Mallarm, mais le livre de la rvlation, le livre de la vie. Gogol
a t hant par cette ide, ses mes mortes se voulaient un livre unique, comme la
Divine comdie de Dante, une transposition de l'ambition mdivale dans les
temps modernes, o tout serait dit sur la faon de refonder le monde, dexploiter
ses vices pour le bnfice du salut. Gogol a toujours t perscut mentalement
par l'ide de l'chec, prcisment du fait de cette ambition mdivale. Il acheva sa
vie tourmente par une sorte de manuel de vie, de livre spirituel pour la direction
des mes, les Extraits de la correspondance avec mes [114] amis, s'attirant les
foudres du critique Bielinski prcisment parce qu'il voulait diriger les mes.
Tolsto aussi, grand esprit religieux, voulait, quoiqu'en dissidence avec son temps
et avec la religion tablie, crire un livre vivre, et ses trois grands romans prsentent tous, des titres divers, cette ambition de direction des mes. Dostoevski
acheva sa vie avec le mme type d'ambition, lorsquil crivit les Frres Karamazov, o non seulement le starets Zossime envoie Aliocha dans le monde avec une
mission d'clairer le sicle, mais tout le livre, inachev, devait prendre la forme
d'une sortie du monastre vers le monde. En un sens, le livre hagiographique sovitique du type du roman d'Ostrovski Et 1acier fut tremp relve galement de
ce genre, mais abtardi.
Lhomme russe devait donc avoir des livres de chevet, c'est--dire des livres
qui l'accompagnent toute sa vie, des livres de vie, des livres d'dification. Lorsque
la culture russe s'mancipa de l'glise, se modernisa et s'europanisa, au XVIIIe
sicle, elle resta tributaire d'une conception didactique, dificatrice de la littrature. Aussi le classicisme russe du Sicle des Lumires ne donna pas de trs grands

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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chefs-duvre. Mais au dbut du XIXe sicle, quand l'influence franaise se fit


plus forte, que les modernes l'emportrent sur les anciens , et qu'apparut un
jeune prodige appel Pouchkine, il revint prcisment Pouchkine d'crire ce qui
devait rester un livre de chevet pour bien des Russes de gnration en gnration,
et jusqu' aujourd'hui. Eugne Onguine est ce livre, aussi devons-nous nous y
arrter. Les huit chapitres de ce roman en vers (des ttramtres iambiques), sa
strophe si originale, invente par Pouchkine (trois quatrains aux rimes alternes,
plates et embrasses, plus un distique final), en font un long chapelet versifi que
beaucoup de Russes mmorisent encore aujourd'hui. Qui en tout cas na pas tent
de matriser en sa mmoire les 5 541 vers du pome, aid par la structure de la
strophe onguinienne et par les rimes astucieuses du pote ? Plusieurs de mes
amis ont su le pome par cur plusieurs tapes de leur existence, mais bien sr
il ne reste pas intgralement et jamais dans les tablettes de la mmoire. Pourquoi
le pome est-il devenu un pome national, et pourquoi a-t-il t un livre de chevet
par-del les distinctions sociales et mme les rvolutions qui ont secou la Russie ? Probablement parce que ce pome dit la profonde dichotomie de l'me russe
entre le dsordre et l'ordre, parce qui1 est un reflet de la gographie mentale de la
nation avec ses noms de famille si russes, mais qui dcoulent des noms de fleuves : Onga, ou Lena, pour Onguine et Lenski, parce qu'il donne le rythme mme
de la vie russe avec son enracinement si profond, jusqu aujourd'hui, dans l'espace rural, et avec l'invitable dracinement, la biglossie, la biculture, le double
pouvoir en chaque me russe : l'un venu de la ruralit, de la foi russe (elle-mme
un mlange de paganisme, de superstitions et de christianisme), l'autre venu de
l'Europe, des Lumires, de la civilisation du XVIIIe sicle que la Russie sut porter
un si haut degr. Entre la mtaphore antique, la pointe ironique, l'observation
malicieuse de la campagne, la chronique des murs, la stnographie des conversations de salons et l'moi secret des curs, Eugne Onguine donne l'impression
d'effectuer un vaste tour initiatique de la vie russe. Dostoevski, en 1880, dans un
trs clbre discours publi dans le Journal d'un crivain, a attribu l'universalisme du pome la leon de soumission au rythme du monde que donne l'hrone,
Tatiana, au hros : soumission la loi, soumission l'ordre malgr le dsordre
intrieur. Et cette soumission secrte reprsente, crit-il, la leon [115] que
Pouchkine donne au cur russe sditieux. Pouchkine est notre tout, a dit le pote
Apollon Grigoriev, formule d'autant plus surprenante que Pouchkine est un produit de la culture franaise et de la haute ducation au Lyce imprial : mais ce

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tout est rest dans la psych russe du fait de la prodigieuse souplesse stylistique du pome l'intrieur du corset jamais en dfaut de la strophe onguinienne.
Ni les pomes populistes de Nikola Nekrassov ni les romances du pote Fet
nauront jamais le statut de livre de chevet quaura eu Eugne Onguine. A l'poque sovitique, peut-tre, un pome long aura un statut quelque peu similaire : le
Vassili Tiorkine d'Alexandre Tvardovski. Le pome dit les tribulations du paysan
Tiorkine durant la Deuxime Guerre mondiale. Il est crit en vers trochaque de
quatre pieds, alors que le pome de Pouchkine est en vers iambique, c'est--dire
qu'au rythme fringant et occidental de Pouchkine rpond le rythme campagnard, populaire de Tvardovski, et qu'au hros mondain, blas, et soumis la leon de soumission la loi que lui dicte Tatiana, rpond le hros gouailleur, peuple et dbrouillard de Tvardovski, mais lui aussi soumis un destin qui le dpasse de loin. A la subtile leon du monde rpond la lourde leon de la vrit
de la guerre. Tiorkine a aussi t un livre de chevet, un livre o des gnrations de
Sovitiques ont reconnu la vrit, surtout lorsquils ont reu par le samizdat la
suite indite de Tiorkine, ce Tiorkine en enfer, qui circulait sous le manteau quand
j'tais moi-mme tudiant en Russie dans les annes cinquante. Au Dgel les Russes n'eurent pas des livres de chevet, mais des enregistrements de chevet, si l'on
peut dire : ce furent les cassettes de Boulat Okoudjava et Alexandre Galitch. Ils
furent eux seuls bien plus que Brassens et Piaf mis ensemble : c'tait la fronde et
la nostalgie, la soumission et la plainte qui s'expriment par ces voix de chevet ; leur diffusion fut inoue, et il n'est pas exagr de dire que ces deux voix-l
ont fait tomber le monument totalitaire.
Mon ami, l'crivain Victor Nekrassov, lorsque je fis sa connaissance, en tait
sa septime relecture de Guerre et paix de Tolsto. Autrement dit, le plus long des
trois romans de Tolsto est certainement, lui aussi, un livre de chevet. Comme le
roman en vers de Pouchkine, il fait accomplir au lecteur russe une sorte de rvolution complte, biographique, idologique, intellectuelle : non seulement il marie,
comme le dit son titre, emprunt Proudhon, l'intime et le familial, la paix avec la
guerre, le public et l'historique, mais surtout il fait passer tous les hros par
l'preuve de la vie, la dsillusion venue de la guerre comme de la paix, et cette
cole de vrit leur apprend dsapprendre. Car Tolsto invite essentiellement
adopter une autre vision, renoncer aux explications rationnelles et idologiques,
se confier au rythme mme de la vie, et son roman, qui nous fait traverser tant

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de souffrances collectives, tant de recherches individuelles de la vrit, nous fait


aussi avancer tout simplement dans la marche des gnrations : commenc dans la
nursery, il s'achve dans la nursery, seulement la roue a tourn d'une gnration
entire. Livre de chevet, Guerre et paix le fut parce quil donnait une leon trs
russe : une leon fonde sur l'abandon par le seigneur russe de sa culture europenne, et sa dcouverte d'une sorte de sagesse du peuple, inconsciente, mais forte, symbolise par Platon Karataev, et manifeste dans des bribes de phrases dtournes de leur sens, des visions du sens dernier de la vie l'occasion de trbuchements de la langue et de mots mal entendus. Natacha et Pierre, le prince Andr, la leon de sagesse donne par le vieux chne, le dsordre de la bataille, et
[116] l'ordre mystrieux du dsordre : voil les grandes leons d'un livre qui reste
effectivement un livre de chevet pour tous les lecteurs russes au moins une tape
de leur vie, mme si tous ne le relisent pas sept fois comme ce grand enfant
qu'tait Nekrassov, l'auteur d'un petit et beau livre sur les leons de la guerre,
Dans les tranches de Stalingrad. Un livre de chevet est forcment un livre d'ducation, d'apprentissage : Tolsto apprend se simplifier, se dfaire de la culture,
du rationalisme, de l'acquis. Et cette leon reste jamais parce qu'elle comble un
appel intrieur de la psych russe.
Samizdat : le mot recouvre une ralit mystique du livre, le livre interdit, le livre quon se passe dans la clandestinit : par le samizdat, le livre prservait son
statut de rvlation mystique, de livre unique et sacr. Vassili Tiorkine en enfer,
complment interdit au pome officiel, circula en samizdat. Une anecdote de
l'poque sovitique disait qu'une grand-mre surprise recopier Guerre et paix
tous les soirs dans un cahier d'colier expliquait : je veux que ma petite fille lise le
livre de Tolsto et elle naccepte de lire que du samizdat. En un sens Tolsto, ds
son vivant, avait connu le samizdat : la version non expurge de Rsurrection a
circul ainsi ; En quoi consiste ma foi, et bien d'autres crits condamns par l'glise officielle ont galement t recopis en sous-main et ont circul sous le manteau ; j'ai moi-mme un tel exemplaire, reli en cuir noir, et datant de la fin du
sicle dernier. Comment ne pas voquer la priode enflamme des lecteurs de
samizdat, ceux qui recevaient un texte tap la machine, ou encore recopi la
main, pour une ou deux nuits, des nuits blanches passes avaler des textes qui en
recevaient videmment un sens tout transfigur ? Livres non de chevet, mais de
nuit, de nuit blanche, et dont la trace tait bien plus forte que celle d'un livre lu

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dans le processus normal. Le pome d'Anna Akhmatova par exemple, le Pome


sans hros, fit partie de ces textes clandestins qui flamboyaient mystrieusement,
ou encore les Notes sur Akhmatova de Lydia Tchoukovskaa, ou encore les Mmoires de Nadejda Mandelstam. C'taient des textes qui sacralisaient les grands
potes du souterrain : Akhmatova ou Mandelstam, qui leur servaient de Talmud
mystique. Soljnitsyne eut naturellement son heure de lecture enflamme, lui aussi, quand il fallait lire Le Pavillon des Cancreux en une grande nuit blanche, avaler LArchipel du Goulag en trois nuits. On en sortait reint, mais galement mtamorphos.
Mais y avait-il des auteurs autoriss que l'on puisse cataloguer dans les livres de chevet ? Certes la gnration des communistes enthousiastes, qui a exist
dans les annes vingt et trente, a eu ses livres de chevet, dont certains livres d'dification socialiste qui nous semblent si indigestes, comme Et lacier fut tremp,
dj mentionn, et qui date de 1934. Mais il y eut surtout des livres mi-autoriss,
publis avec retard et petits tirages, introuvables, et de ce fait encore plus dsirables. D'abord le pote Essenine : la gouaille, le lyrisme tendre, le dsespoir de
ce jeune prodige potique sorti de la campagne russe il se suicida aprs avoir
ralli la rvolution et senti quelle craserait tout son monde intime , Essenine le
confident des curs, le livre de chevet, le livre des mmoires. Pour son unique
exemplaire se bat un des zeks de Soljnitsyne au Goulag. Il y eut aussi les livres
satiriques d'Ilf et de Petrov, Le Veau dor et Les Douze chaises : une multitude
d'expressions passrent dans la vie courante, on parlait ilf-petrovien comme langue de ralliement, une faon de dominer le quotidien, de persifler la bureaucratie,
de clbrer [117] les petits malins. La reparution de ces chefs-d'uvre dans le
milieu des annes cinquante fut un vnement pour des millions de gens, les armant de mots cocasses pour affronter la vie mesquine et ritualise sovitique. Le
hros principal, le grand combinateur Ostap Bender, a acquis une vritable
existence indpendante de ses crateurs, et une multitude de ses rparties cocasses
et expressions paradoxales sont passes en proverbe. Encore aujourd'hui tout Russe rit sous cape rien quen pensant Ostap et aux douze chaises dans l'une desquelles sont cachs les diamants. Un peu plus tard, dans les annes 70, deux frres
qui crivaient ensemble, les frres Strougatski, occuprent leur tour les esprits
par leurs rcits fantastiques, d'anticipation et de satire indirecte : on les lisait avec

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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passion, on vivait dans leur monde, sur leur pente (un de leurs meilleurs livres
est L'Escargot sur la pente).
La censure, le monopole d'dition, la dissidence, les ouvrages mi-tolrs miinterdits comme Les Douze chaises n'ont aujourd'hui plus leur place dans une socit russe qui est depuis dix ans ouverte tous les vents, surtout dans le domaine
de l'dition. Des phnomnes typiquement occidentaux sont apparus : la vogue
des hebdomadaires, par exemple, ces succdans de la culture qui paralysent la
vraie lecture en mobilisant les heures de loisir. Et, bien entendu, les thmes interdits et tous ceux qui se situaient dans la frange entre le permis et l'interdit s'talent
aujourd'hui l'envi. Il ne reste plus gure de place pour les livres de chevet, et la
Russie n'en a peut-tre gure plus actuellement que nen a l'Occident. Pourtant
d'tranges emportements ont t nots sur le march de la lecture. Ce fut, au dbut
des annes 90, l'incroyable engouement pour l'crivain anglais Tolkien, un engouement qui dpassait largement les frontires de la jeunesse. Des clubs de jeunes tolkienistes apparurent partout, les ditions russes de Tolkien inondrent le
march, s'talrent dans les couloirs du mtro, au sortir des bouches de mtro, sur
les marchs des banlieues et des bourgades. Lengouement est un peu pass aujourd'hui, mais Tolkien reste srement un des auteurs les plus vendus et les plus
chris. Puis apparut Marinina : cette femme ancien officier de police est devenue
en l'espace d'une demi-dcennie un auteur de best-sellers, une prsence forte sur
le march de la lecture, et mme plus encore : elle compense elle seule des dcennies de famine dans ce domaine. Les romans policiers quelle produit un
rythme trs soutenu ont pour cadre la Russie d'aujourd'hui avec sa criminalit
diffuse, ses murs relches, ses diffrents jargons. Son succs tonnant tient
videmment au mariage d'une bonne tude de murs avec des intrigues constamment renouveles et qui diffrent tout fait des classiques du genre (ce qui lui
vaut d'ailleurs d'tre traduite en plusieurs langues). Ltoile de Marinina n'a pas
faibli, mais une autre toile est apparue dans un genre bien diffrent : le roman
historique. Son auteur se cache sous un pseudonyme, B. Akounine, ce qui donne
le nom de l'anarchiste princier Bakounine. En fait, il s'agit d'un homme de lettres,
rdacteur en chef de Littrature trangre, une des grandes revues. Ses romans
ont le charme du coloris historique, du dpaysement, et mettent en scne des protagonistes intrpides qui ont quelque chose des hros de Dumas pre. Ils sont si-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tus au XIXe sicle, pendant la guerre avec la Turquie, la fin de la dcennie 1870
pour la plupart.
Mais quid du livre de chevet, du livre unique que l'on lit et relit, o l'on vient
se ressourcer aux heures d'acdie ou de dsespoir ? Eh bien ce livre-l probablement [118] nexiste plus, hormis les classiques dont j'ai dj parl et qui sont loin
d'avoir achev leur carrire. Certes il y a bien parmi les post-modernistes un
auteur prfr, Plvine, ingnieur dont le hobby est d'crire des textes savamment labyrinthiques, contrefaons ironiques de tous les genres classiques, inspires par la parodie, l'humour et une sorte de philosophie orientale qui s'explique
par la conversion de l'auteur au bouddhisme. La satire de Plvine porte tout autant sur les anecdotes et le folklore de l'poque sovitique que sur le patchwork
des strotypes amricano-russes qui encombrent l'heure actuelle la psych russe. Plvine est traduit en franais, mais une large part de ses pirouettes et sarcasmes parodiques ne passe pas le mur de la traduction.
Ainsi nul risque aujourd'hui que la Russie devienne ou plutt redevienne le
pays d'un seul livre ! Voyez la posie postmoderne avec ses textes alatoires,
comme les cartes que le pote Gandlevski battait chaque nouvelle lecture de ses
vers au dbut des annes 1990, de faon ce que le texte ne soit jamais le mme,
et quil nait aucune chance de jamais rapparatre dans l'esprit du lecteur sous la
forme premire, qui a t abolie. Reste Pouchkine, qui sa faon tait postmoderne, se moquant des lois du genre romanesque, plaant sa prface Eugne Onguine la fin du chapitre VII.
J'ai rendu hommage au classicisme.
Un peu tard, mais nous avons la prface !
Ainsi dirons-nous avec lui : j'ai rendu hommage au livre de chevet russe, un
peu tard, mais nous sommes srs qu'il ne mourra pas !

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[119]

VIVRE EN RUSSE (2007)


II. LES MYTHES
B.

LANARCHISME RUSSE
ET LES PENSEURS LIBERTAIRES
NOBLES

Retour la table des matires

Lanarchisme est principalement une cration des Russes. Ainsi commence,


dans LIde russe, la rflexion de Nicolas Berdiaev sur ce qu'il appelle la passion
russe de dtruire. Une passion thorise et mise en pratique au XIXe sicle par la
classe suprieure, c'est--dire la noblesse russe. Bakounine, le prince Kropotkine,
ou encore le comte Lon Tolsto ont cr tout un corpus de textes qui est un catchisme de l'anarchisme, et qui s'est transform en une vritable potique de l'anarchie.
Avant eux, bien sr, les lments anarchistes prexistaient dans le peuple russe, et engendrrent toute une lgende populaire en contrepoint de l'histoire officielle de l'Empire. On peut mme dire que la chronique lgendaire des rvoltes,
des brigands, des innombrables jacqueries formaient une sorte de contre-histoire
de la Russie. Dans cette lgende de la Rvolte, une particularit trs forte de l'histoire russe, c'est l'importance de l'imposture : une longue srie d'imposteurs se
faisant passer pour les tsars lgitimes. On ne compte pas les faux Dimitri, les faux

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Pierre III. Et cette propension l'imposture entretenait le feu utopique dun autre
ordre, juste et populaire, qui viendrait travers la rvolte et le soulvement. Ces
grands rvolts populaires, qui s'affublaient d'un titre usurp sans tromper personne, la chanson populaire russe les a clbrs. Ainsi Stenka Razine, qui brlait,
pillait et massacrait au XVIIe sicle au nom de la justice populaire, ou encore le
grand Pougatchov au XVIIIe, qui rassembla contre lui une arme rgulire de la
Grande Catherine, et non seulement devint le hros de bylines ou chansons populaires piques tardives, mais fascina le pote Pouchkine qui, aprs avoir tudi les
archives du gouvernement d'Orenbourg, crivit d'un ct son Histoire de Pougatchov, et de l'autre La Fille du Capitaine, o l'on devine le formidable et ambigu
attrait quil exerce mme sur le jeune noble Griniov et sa fiance, alors qu'il a
massacr les parents de Macha. Une nostalgie de la vie de rapine des anciens
mondes, un puissant dsir de rejoindre les bandes dferlantes de Tamerlan et des
grands conqurants venus dAsie, chefs mongols, ou tatares, court en sourdine au
travers de l'histoire populaire russe.
Serge Essenine qui, en 1922, a clbr Pougatchov dans un long pome, ne
dit-il pas :

Asie, Asie ! Pays bleu,


Sein de sel, de sable et de chaux,
O la lune au ciel passe lentement,
[120]
Crissant des roues comme le Kirghize.
Voici longtemps que je me languis de toi,
De me joindre tes bandes nomades
A tes vagues dferlantes,
Poussant vers la Russie, comme l'ombre de Tamerlan.

Aux brigands dferlant en hordes de l'Est s'ajoutaient les schismatiques de tout


poil qui fuyaient la Russie centrale, et en particulier les tenants de la Vieille foi
qui refusrent les rformes du patriarche Nicon au XVIIe sicle. Milliers d'hommes et de femmes qui fuyaient les sbires d'un tat acharn les soumettre, adeptes de centaines de sectes clandestines qui refusaient l'ordre officiel. C'est eux que
clbre Modeste Moussorgski dans son opra La Khovantchina (le prince Kho-

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vanski tait un des chefs des insurgs religieux). A la soumission, ils prfraient
l'autodaf. Et leur chef religieux, le protopope Avvakum, dont la Vie, dicte ses
disciples au fond de sa prison de glace de Poustozersk, par bien des aspects ressortit l'anarchisme. Ce grand rvolt a d'ailleurs t chant par le pote Maximilian Volochine, au dbut des annes 1920, et il est vident que Volochine voit
dans la figure de ce magnifique trublion religieux une figure de grand rvolt qui
peut inspirer ceux qui refusent le terrorisme bolchevique :

Notre rvolte est du dlire,


Notre maison est dvaste,
Notre douleur nest plus nous.
Mais que cette coupe ne s'loigne
Ni de nos lvres, ni du dol d'autrui !
Et si parmi nous se lvent
Toutes les rages du futur
C'est toujours le vieux rve russe
Que nous rvons sous d'autres noms !

Lindomptable Avvakum, ajoute le pote, resta douze ans enfoui sous terre,
mangeant boue et merde, mais encore prchant, car sa langue, coupe par le bourreau, avait repouss !
Bakounine fut un seigneur russe de la trempe dAvvakum. Pour lui, les villages russes, avec leur tradition de communisme primitif, c'est--dire le communisme de la communaut du mir , bouteront le feu toute l'Europe bourgeoise,
en passant par les paysans du Jura suisse et de la Calabre italienne. Marx, pour lui,
nest qu'un pangermaniste hglien. Le stade ultime de l'humanit s'appelle la
Rvolte. En 1842, Bakounine achve son mai sur La raction en Allemagne 42 , et
il lance sa devise de la passion pour la destruction , une passion qui, pour lui,
est le seul chemin vers le vrai christianisme . D'ailleurs, cet hglien, qui voit
en la Contradiction un concept total, absolu, vrai , fait aussi appel l'Apocalypse, qui condamne svrement les Tides. Faisons confiance l'ternel Esprit
qui dtruit et qui annihile simplement parce qu'il est l'insondable et ternellement
crative source de toute vie. Car la passion de la [121] destruction est aussi une

42

Le livre fut publi sous le pseudonyme de Jules Elysard.

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passion crative. Dans son livre Dieu et ltat, Bakounine s'en prend la religion
tablie comme la science et aux positivistes. Si Dieu existait, il faudrait l'abolir , dclare-t-il, en inversant ironiquement la formule de Voltaire.
Quand un chef d'tat parle de Dieu, quil soit Guillaume Ier, l'empereur
knoutogermanique, ou Grant, le prsident de la grande rpublique, soyez
srs quil s'apprte tondre un peu plus son mouton de peuple.

Alexandre Herzen nous a laiss un beau portrait de Bakounine, dans un chapitre de ses Mmoires Pass et mditations, mais il ne parle pas, et pour cause, d'un
pisode de la vie de Bakounine qui est fort trange, la Confession. Bakounine
avait inquit le pouvoir tsariste tout particulirement lorsquil avait domin le
fameux Congrs slave de Prague, convoqu en 1848, pour annoncer la libration
des peuples slaves du joug des despotes. La raction venue, il avait t remis aux
autorits tsaristes par le gouvernement suisse de l'poque. Il passa trois annes en
forteresse, d'abord Pierre-et-Paul Saint-Ptersbourg, puis dans l'ancienne forteresse sudoise de Shlusselburg. C'est l qu'il rdigea, de sa pleine initiative, l'intention de son gelier en chef, une tonnante Confession qui ne fut publie qu'en
1923, dans la Russie sovitique, pas mcontente de porter un coup au prestige des
anarchistes par cette publication. Dans ce document, il professe l'intention du
Tsar ; bourreau des peuples , une commune haine de l'Occident bourgeois, et
l'Empereur ne put que lire avec plaisir (il annota de sa main). Je pense qu'en
Russie plus quailleurs il faut un pouvoir dictatorial fort, uniquement soucieux
d'lever et d'clairer les masses. Plus tard, chapp de Sibrie, Bakounine s'installa en Suisse, Genve, et exera une forte influence sur les anarchistes suisses,
surtout jurassiens, mais il tomba aussi sous le charme ambigu dun extraordinaire
jeune cynique venu de Russie, et qui dbarque Genve en 1869, Netchaev, le
fameux auteur du Catchisme dun rvolutionnaire, prnant une organisation
cloisonne de la conjuration rvolutionnaire et une abjuration totale de toute
considration morale dans le choix des moyens. De l'anarchie la dictature absolue, le pas thorique tait franchi. Il s'y ajouta le crime afin de sceller l'quipe des
conjurs, ce fut l'assassinat de l'tudiant Ivanov Moscou, qui devient dans Les
Possds de Dostoevski l'assassinat de Chatov par le groupe de Piotr Verkhovenski. Car Dostoevski, qui dcouvrit l'affaire en lisant les journaux, vit l la

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naissance d'un systme dlirant de mensonge et de cynisme sanglant, une justification du chantage par passion rvolutionnaire . Selon Vra Zassoulitch, Netchaev tait conduit non seulement par la haine du gouvernement, mais plus encore par celle de la socit et des gens instruits. Il alla sans doute jusqu' dnoncer
des camarades la police tsariste afin de mieux amorcer l'incendie. Ainsi naquit
une longue tradition de provocation, de collusion ambigu entre les terroristes et
ceux qui les combattaient. Jusquen 1917 le soupon plana. Et de grands procs
internes aux groupes de combat du Parti de la terreur, le Parti SR eurent lieu, en
particulier pour juger Azef, qui avait commis des assassinats des deux cts, mais
qui fut absous par le tribunal de camarades que prsidait Bourtsev.
Au demeurant, le Catchisme d'un rvolutionnaire nonait au paragraphe 6 :
[122]

Dur envers soi-mme, le rvolutionnaire doit galement tre dur envers les autres. Tous les tendres sentiments qui rendent l'homme effmin,
tel que les liens de parent, l'amiti, l'amour, la gratitude, l'honneur mme,
doivent tre touffs en lui par la seule et froide passion pour la cause rvolutionnaire.
Bakounine nouvrit les yeux sur les cts inquitants et mme sclrats de
Netchaev qu regret, et sa longue lettre de rupture envoye de Locarno le 2 juin
1870 (et publie par l'historien Michael Confino 43 ) est remarquable par le sentiment de gne et de pusillanimit de l'auteur de la lettre, un noble russe libertaire,
mais encore engonc dans les notions d'honneur, fascin par le sclrat issu du
peuple et qui a repris les traditions des grands atamans-brigands sanguinaires de la
rvolte populaire russe.
Lidal de notre peuple est la possession commune de la terre et
l'mancipation totale de toute contrainte tatique. A cela il aspirait l'poque des Faux-Dimitri, celle de Stenka Razine, celle de Pougatchov.

43

Les principaux documents qui permettent de juger de l'ampleur de l'emprise queut Netchaev sur Bakounine ont t publis par l'historien Michael Confino, Cahiers du Monde
russe et sovitique, Mouton diteur, Paris-La Haye, vol. VII-4 (octobre dcembre 1966),
vol. VIII-1 et VIII-3 (1967), et forment un ensemble impressionnant et passionnant.

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Dans cette longue dclaration d'amour du, Bakounine affirme encore :

S'il me faut choisit entre brigandage et vol de ceux qui occupent le trne et vol et brigandage du peuple, je me rangerai sans hsiter du ct de ce
dernier.

La dictature sera collective et invisible. Des petits groupes ne dsirant rien


pour soi conduiront l'ocan populaire dchan vers l'organisation de la libert
populaire la plus complte .
Le prince Kropotkine, autre grand anarchiste, raconte dans ses Notes d'un rvolutionnaire que le frre du tsar Alexandre II vint lui rendre visite dans sa cellule
de la forteresse Pierre-et-Paul ; il s'adressait lui en lui donnant du Prince et il
avait du mal comprendre l'engagement de Kropotkine. Le prince connut bien
d'autres prisons, dont celle de Lyon en 1882, aprs l'explosion au caf Bellecourt.
En France comme ailleurs il tait entour par une nue d'agents de l'Okhrana tsariste. Dans un autre ouvrage, son thique, Kropotkine analyse le dveloppement
de la morale dans l'humanit, et il tente d'accorder la nature la morale, dans un
mouvement contraire celui de Darwin. Kropotkine connut tous les drames de
l'anarchisme russe : la degoevtchina , du nom d'un anarchiste enrl par l'Okhrana tsariste, et qui fut contraint par ses camarades dassassiner en 1883 un chef
de la police, l' azeftchina. , du nom dAzef , dj mentionn, agent de l'Okhrana
sans doute, mais qui avait, pour se rendre crdible auprs de ses camarades, assassin le ministre de l'intrieur Plehv, et enfin la bogrovtchina du nom d'un
rvolutionnaire, collaborateur de l'Okhrana qui, en 1911, au Grand Thtre de
Kiev, en prsence de l'empereur Nicolas II, assassina bout portant le Premier
ministre Stolypine par une dcision individuelle. (Soljnitsyne en a fait un pisode
central de [123] son roman historique Aot 14.) Les dgts de l' entrisme des
terroristes du Parti SR dans la police secrte (et vice-versa) furent normes. Souvent consult dans ces affaires de doubles allgeances ambigus, le vieux prince
estimait que la fin ne justifiait pas tous les moyens, et il condamnait cet entrisme fatal. Mais il tait dpass par la logique perverse des deux ennemis. Andre
Bily consacra son grand roman Ptersbourg une description potique et policire de cette extraordinaire confusion de la terreur et de la rpression secrte,
ce long pisode de la Provocation qui marque l'poque anarchiste de la Russie.

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Comme dans son roman, une bombe tique taquait dans l'estomac du pays, qui
retenait son souffle...
Le dbat sur le recours ou pas la violence dans l'instauration d'une anarchie
au service du bonheur de tous prit en Russie un relief particulier. Aux terroristes
de la Volont du Peuple qui abattirent le tsar librateur Alexandre II le jour o il
avait sur sa table de bureau le projet d'une constitution de son ministre LorisMelikov, puis aux lutteurs des groupes de combat du Parti des Socialistes Rvolutionnaires qui exterminaient les dignitaires (comme on voit dans le rcit pathtique de Lonid Andreev Le Gouverneur), s'opposa le comte Tolsto qui prchait
une autre anarchie. Tolsto ne honnissait pas moins le rgime tsariste, et n'en tait
pas moins ha, mais il tait l'aptre de la non-violence, qu'il tirait de l'enseignement de l'vangile. Dans son roman Rsurrection (1899), Tolsto a peint des portraits de rvolutionnaires au bagne. C'est eux qui font l'ducation de Katioucha, la
prostitue victime d'un sducteur, et faussement accuse d'un crime. Ltude des
brouillons de Rsurrection m'a amen dmontrer combien dans la premire rdaction Tolsto tait plus svre pour les rvolutionnaires. Il voit dans leur action
le rsultat de pulsions sexuelles inassouvies... Il gomma un peu la thse dans la
version finale, mais il reste une forte condamnation du recours la violence rvolutionnaire.
Le prince Nekhlioudov, qui est l'ancien sducteur de Katioucha, et qui la suit
au bagne pour tenter d'allger ses souffrances, rencontre sur un bac, en traversant
le fleuve Enisse, un adepte de la secte des begouns ou secte des fuyards. C'est
une tape dans la vie de l'homme ; refus de l'impt, refus de la conscription, et
mme refus de l'tat civil : le begoun refuse de dire son nom. On sent que Tolsto,
qui en avait rencontr, est profondment admiratif de ces fuyards et pense que l
est la solution, une solution quil tentera in extremis pour lui-mme en fuyant de
chez lui, et en mourant dans une petite gare anonyme, Astapovo.
Lanarchisme fut une composante de la Rvolution russe que l'historiographie
sovitique a naturellement minimise, voire masque. Dans le Journal de Russie
de Pierre Pascal, qui fonda Moscou le groupe bolchevique franais, on voit que
les anarchistes sont trs prsents. Lui-mme avait deux amis anarchistes italiens
venus Moscou, et ensemble ils fondrent une sorte de commune dans une villa
rquisitionne de Yalta. On y discutait sans fin pour dcider si l'on avait le droit
de prendre un gardien pour l'hiver, cest--dire de recourir un travail lou, au-

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trement dit l'exploitation de l'homme par l'homme... Le drapeau noir des anarchistes flotta une dernire fois dans les rues de Moscou pour les obsques de Kropotkine.
En 1917, un jeune paysan ukrainien tait venu consulter Kropotkine, il s'appelait Nestor Makhno. Brutal, fougueux, il rassembla dans l'Ukraine soumise aux
Allemands [124] par le Trait de Brest-Litovsk une arme au drapeau noir de
presque 45 000 hommes. Ses exploits guerriers impressionnaient Lnine. Kiev en
proie la guerre civile changeait de mains tous les mois. Lanarchie balayait victorieusement les riches terres du tchernoziom. Makhno rcusait la loi, le rglement, la justice. C'tait au peuple de faire souverainement la justice, en dehors de
toute loi crite. Makhno fut peu peu limin par l'Arme rouge, Kiev fut dlivr
de son ataman nationaliste Petlioura. Dans le roman Torrent de fer Serafimovitch
montre comment la niasse anarchiste des partisans peut petit petit s'autodiscipliner et, en somme, se bolcheviser. La littrature sovitique passe ainsi peu peu de
l'loge de la vie lmentaire, anarchique des masses populaires, la clbration de
la volont des hommes en vestes de cuir et la poigne inflexible : les commissaires.
Deux semaines aprs les obsques de Kropotkine Moscou, Kronstadt et ses
marins rouges se soulevaient contre la dictature des bolcheviques et les marins
socialistes et anarchistes lanaient leur fameux SOS au monde entier. Trotski alla
reprendre l'lot rvolt grce aux glaces et la cavalerie rouge. La dictature du
proltariat tranglait la vieille libert anarchiste russe ne sur les chemins du bandit Stenka Razine, le vieux rve de la justice populaire et directe.

Ouvre-toi, abme sanglant,


Et dans la plnitude de l'tre,
Devant le peuple, le monde et les toiles
Que resplendisse ta justice !
Maximilien Volochine, 5 janvier 1923)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

179

P-S. On peut consulter sur le sujet les ouvrages de fond suivants :


Franco Venturi, Il Populismo russo, Turin, 1959, trad. franaise Gallimard,
1972.
James Joll, The Anarchists, Harvard, 1980.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

180

[125]

VIVRE EN RUSSE (2007)


II. LES MYTHES
C.

LE MYTHOLOGME
DE L'ENSORCELLEUSE

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Renata, Carmencita, Lolita, trois figures de femmes drives de la psych russe, mme si toutes trois sont trangres et l'une d'elles, la troisime, a trouv son
expression en langue anglaise. A quoi nous ajouterons Larissa, l'hrone du Docteur Jivago, dont le statut d'trangre est moins vident, mais qui est la fille d'une
femme belge installe Moscou.
Renata est une sorcire du XVe sicle allemand, l'hrone du roman de Brioussov LAnge de feu, Carmencita est la fameuse gitane de Mrime et de Bizet, entre si violemment dans l'imaginaire d'Alexandre Blok, Lolita est elle aussi semiespagnole, Dolors pour les formulaires.
Le paradigme de la femme sorcire, possde et possdante vient du Moyen
ge. Il a svi dans l'histoire, les murs, l'imaginaire. Les derniers procs en sorcellerie datent de la fin du XVIIe sicle. En Russie les cas de klikouchestvo (type
d'hystrie fminine qui tait rpandu dans la paysannerie et le monde des petits
marchands russes) se poursuivent jusque dans les annes 70 du XIXe sicle. En
tmoigne le livre de Pryjov. En Pologne catholique la possession dmoniaque

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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persiste aussi trs longtemps. Lcrivain polonais Iwaszkiewicz tirera un roman


de l'affaire de Loudun : Sur Marie des Anges, allant, lui aussi, chercher la sorcire chez le voisin.
Peut-tre la vrit sur la femme est-elle difficile dire sans ce dtour.
trangement quelques grands portraits de femmes dans la littrature russe du XXe
sicle font en tout cas ce dtour et raniment le mythologme de la femme possde.
Renata, que le hros Ruprecht rencontre Cologne vers 1530, entrane le jeune homme, tour tour marin, valet d'armes, conquistador, dans l'univers de la
sorcellerie. Elle croit reconnatre en lui l'ange-dmon Madiel qui lui apparat depuis l'ge de huit ans et lui interdit toute union charnelle. Elle l'entrane dans son
lit, mais pour le contraindre la chastet. Ruprecht, pour se dlivrer d'elle, rend
visite une magicienne, au Dr Faustus, aux millnaristes de Mnster, aux exorcistes et court mme au sabbat. Renata se dtourne alors du souvenir de Ruprecht et
cherche Madiel sous les traits d'un comte autrichien de blanc vtu, Heinrich. Citons une scne o, dans la cit de Cologne, Renata perscute Ruprecht pour qu'il
l'aide retrouver Heinrich. Survient le dmon Elimer.
[126]

Renata fut prise d'un tremblement irrsistible et, assise sur son lit, serrant de ses doigts fins ma main quelle avait saisie, se mit poser rapidement question sur question.

Elimer annonce la venue du comte blanc. Renata est folle de joie, se laisse enfin caresser par Ruprecht :

La souffrance de la voir jubiler se prolongea bien au-del de minuit, en


dpit de toute notre fatigue et, comme j'tais rest genoux auprs du lit
de Renata couter sa joie enfantine, lorsquelle me dit d'aller dormir, je
tenais peine debout sur mes jambes engourdies.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Elimer trompe Renata. Le comte blanc ne vient pas, la jeune femme entre en
convulsions : On et dit que c'tait quelqu'un d'autre qui regardait par ses
yeux.
Entre au couvent de Saint-Ulf, Renata devient sur Marie et entrane la moiti du couvent dans les convulsions et le commerce avec les dmons. A son procs elle avoue tout. Oui, elle a commerc avec le Diable, oui, elle en a eu jouissance bien plus grande quavec les hommes. Oui, il y avait jaculation, mais le
sperme tait froid. Il en naquit une souris blanche quelle touffa. Sur Marie
refuse l'vasion et meurt dans son cachot devant Ruprecht.
Ce roman autour d'une sorcire est aussi le roman d'un triangle amoureux impossible. Heinrich n'aime pas charnellement Renata, qui refuse l'treinte Ruprecht. Chacun reconnut le triangle Nina Petrovskaa, une des surs Argonautes , Andre Bily et Brioussov. Les Mmoires de Nina 44 donnent partiellement
la cl. Sans doute le recul qu'prouvait Bily au moment de conclure une union
passionnelle joua un rle. La correspondance de Brioussov rvle un tre ardent,
bless, dont les confidences Nina Petrovskaa sont ardentes. J'exprimente la
cadavrisation de l'me comme si elle tait morte, et moi vivant sans elle (27
juin 1906).
Renata, comme d'autres hrones du symbolisme russe, symbolise la femme
possde, mais inaccessible, sensuelle, mais tratresse. Vladislav Khodassievitch a
fait un sort au drame de Nina-Renata dans son livre Ncropole. C'est le premier
chapitre : La fin de Renata . Khodassievitch vient d'apprendre la mort en migration de Nina et se remmore la scne o elle vint couter Bily au Muse Polytechnique avec un revolver cach. Elle entra dans son rle de Renata , crit-il,
en soulignant la dangereuse symbiose chez les symbolistes entre la vie et l'oeuvre.
Bily, Blok fournissent comme Brioussov, Ivanov, Alexandre Dobrolioubov
ou encore Mintslova de nombreuses illustrations de cette symbiose. La femme
leve au rang de Sophia universelle et la femme tzigane, trangre et dmoniaque, sont au cur de la posie de Blok (comme la Grouchenka de Dostoevski est
au cur du conflit entre pre et fils).

44

Hritage littraire no 85, 1976 (en russe).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Chez Blok, plutt que le cycle de Fana, tout autant remarquable pour illustrer
mon propos, retenons celui de Carmen. Carmencita, la forme longue du prnom
espagnol, est utilise une fois dans le prologue au cycle, et rime avec lanita
(les joues), une [127] rime fade, alors que Carmen revient de faon lancinante
dans tout le cycle et rime avec izmen (la trahison).
Carmen est l'trangre qui entrane vers la mort. Nietzche en a fait par l'intermdiaire de Bizet l'antidote des fausses hrones de Wagner. Blok, on le sait, dans
l'hiver 13-14, fut subjugu par la mise en scne de Carmen de Bizet au Thtre du
Drame musical et par l'interprtation de Lioubov Andreeva-Delmas. La scne,
rajoute par le metteur en scne, o Carmen tire les cartes Tsouniga en regardant Jos, le fascina et il lui consacre la pice centrale de son cycle. C'est la scne
de l'envotement :

l'heure terrible o elle lit


Dans la main de Tsouniga son destin,
Et plonge son regard dans les yeux de Jos.

Le pome s'achve par l'oubli de soi, de la terre paternelle :

J'oubliai les jours,


Le cur s'enfla de sang,
Effaant toute patrie.

Lenvotement est thtral, au deuxime ou au troisime degr, mais Carmen


est comme Renata une dvoreuse. Michelet dans La Sorcire rhabilite magnifiquement la sorcire : elle est la protestation de la nature contre l'asservissement
asctique du christianisme. Dans Le Monde femme, Michelet fait l'loge de la Juive du Cantique des Cantiques : Trois choses sont insatiables et une quatrime
encore qui ne dit jamais : assez ! Lenfer, le feu et la femme, la Terre qui boit
altre. La force du dsir, mais du dsir mystrieux est rvle par la femmesorcire, elle rompt les barrages habituels. On peut songer au pome o Verlaine
fait le rve d'une femme inconnue et que j'aime et qui maime, son regard est
semblable au regard des statues . Il y a trs peu de statues dans la littrature russe

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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(hormis la posie de Pouchkine), peut-tre en raison de l'interdit orthodoxe de la


reprsentation en trois dimensions. Les Vnus sont donc toutes importes et ornent essentiellement les parcs de Saint-Ptersbourg. Mais le regard de Carmen
plong dans les yeux de Jos fait penser ce vers de Verlaine. La Carmen de Blok
est associe la perdition et au renouveau, la cration et la neige de mars. Love en serpent, Carmen voit des rves invisibles au pote et clbre la passion
tzigane.
Lolita est une autre trangre. La nymphette Dolors entrane son adorateur
dans un supplice sans fin. Amricaine, bien sr, mais le livre n'est-il pas bti sur
un sous-sol russe, la lettre de Lotte Haze tant une sinistre parodie de la lettre de
Tatiana, une nostalgie la Tourgueniev servant parodiquement de fond aux retrouvailles avec Mrs Chatsfield avant celle avec Quilry, le kidnappeur de la ravissante dmone ?
Efim Kourganov a montr dans un petit livre intressant 45 le rapport troit
entre Lolita et le pome de Nabokov sur Lilith, la premire femme d'Adam. Lilith
n'apparat vrai dire que dans le livre d'Esae, mais elle est centrale pour la Kabbale et surtout le [128] livre du Zohar. Elle est l'ennemie des nouveau-ns, la tentatrice des hommes seuls, une dmone succube qui a mme sduit le pre des dmons Samal. A vrai dire avant le livre de Kourganov, on avait dj relev la
phrase suivante qui apparat au chapitre V. Humbert tait parfaitement capable
de forniquer avec Eve, mais c'tait Lilith qu'il rvait de possder. Humbert
Humbert voque d'ailleurs l'amour de Dante pour Batrice (neuf ans) et de Ptrarque pour Laure (douze ans) afin de justifier son amour illicite pour Lilith. Laquelle est moins la premire femme dAdam que sa fille, ne du ventre lilial comme Lolita de Lotte. Une certaine Mlle Edith, maquerelle parisienne, lui promet
d'arranger la chose .
La dfinition mme de la nymphette est une nature non pas humaine, mais
nymphique, c'est--dire dmoniaque . La premire nymphette de H.H. tait Annabelle Li, comme l'hrone de Poe. Et Kourganov remarque justement que Lo
remplace Li et cela nous donne Lolita. La relation avec Poe est galement probable. Le pome de Ligeia , qu'elle fait lire au narrateur, commence par
Loe ! . Interjection, mais qui a pu faire son chemin dans l'esprit de l'auteur de
45

Lolita et Ada, S.R, 2001 (en russe).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Lolita puisque c'est l que nous trouvons l'expression de imp of the perverse
reprise par Balmont dans un rcit et par Brioussov dans une posie.
Imp of the perverse, c'est videmment Lo, Lolita, Lolilith et la fameuse nuit
lAuberge des Chasseurs enchants est d'vidence une scne de tentation. La petite dormeuse a l'air veille (rejouerait-on dans un autre registre Lternel mari ?).
Si une corde de violon peut souffrir, j'tais cette corde dit H. H. en paraphrasant le plus magicien des symbolistes, Annenski.

Larcher comprit tout, se tut.


Le violon prolongeait l'cho.
Et ce qui pour les humains tait
Musique, pour lui tait douleur.

Larchet et les cordes. Sur le violon de l'rotisme, Lolita tourmente jusqu'au


matin son soupirant peureux comme une biche.

Je ctoyais peine son halo tide et ferique que la petite Dolors suspendit son souffle et j'eus l'impression hideuse qu'elle tait parfaitement
veille et claterait en hurlement au moindre contact de mon ignominie.

Le contexte quasi mythique de cette scne de possession-dpossession est soulign par le vacarme des camions cyclopens qui changent de vitesse dans la pente devant l'htel des Chasseurs enchants. H. H. est dpossd, traduit en justice,
des lambeaux de moelle et de sang collent lui et son rcit. Le mle pris de
la nymphette dmone est sacrifi... la sorcire devient Mrs Schiller et vit en Alaska.
Kourganov poursuit sa lecture cabalistique de Nabokov par Ada o l'lment
dmoniaque est vident puisque Van est galement dsign comme le fils de
Daemon et que sa sur-pouse ne l'est pas moins. Car Ada est dmone plus encore que Dolly, le dmon nymphique. On sait que Nabokov avait lu et admir la
Confession sexuelle [129] d'un anonyme russe crite en 1912, publi par le sexologue amricain Avelock Ellis. La Confession insiste beaucoup sur la libert des
murs en Russie de l'poque, sur la trs grande tolrance, dans tous les milieux.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le contraste est grand entre le tableau que fait moiti ingnument l'anonyme
de 1912 et le mythe symboliste de l'ternel fminin, de la Sophia incarne. Un
document sans grande grce sur ce hiatus, ce sont les Mmoires de Lioubov Dmitrievna Blok, Faits et fictions longtemps tenus secrets par les autorits littraires
sovitiques. La jeune Lioubov Dmitrievna ignore le monde de la Confession anonyme, son rcit porte principalement sur la souffrance que lui inflige son fianc
(le Pote) qui souffre d'impuissance sexuelle, scind quil est en deux parts douloureuses : l'amour physique pour les prostitues des les, l'amour mystique pour
la Fiance. Lpisode de son amour avec l'ami de l'poux, le pote Andre Bily,
augmente encore son mal-vivre. Jusqu ce qu'enfin survienne celui qui lui donne
l'accomplissement sexuel, et quelle nomme le page Dagobert . C'est Sologoub que Lioubov Blok emprunte le nom de page Dagobert , dans le prologue
au Triomphe de la mort. Combinant son thme favori de Alfonsa-Dulcine (venu
de Don Quichotte) avec celui de la sorcire, Sologoub annonce en prologue au
Triomphe de la mort la suzerainet de la femme magicienne aux yeux de serpent,
aux charmes mortifres.
Les amants de Sologoub vont au cabaret en fiacre.

Monsieur le pote, o nous a-t-il amen ? ici tout est mort, sombre,
immobile c'est un cabaret. Notre cocher me plat. Dans mon pome je
raconterai notre sortie, et je le baptiserai troka, dit le pote. A votre place, monsieur le pote, je l'appellerais automobile. Non, ma dame, troka
est mieux. J'ai trouv deux bonnes rimes : gitana et vodka. - Ce sont de
bonnes rimes, Monsieur le pote, mais seule la premire me plat. Et automobile n'a pas de rime... Si, il doit y en avoir une. Laquelle ? On entend une voix impassible. Snile !

Le don-juanisme modernis avec l'automobile a beau nous faire passer du


Moyen ge la Belle poque, la sorcire est toujours l et lance depuis la coulisse : La mort !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Sologoub semble mme avoir fait glisser d'un roman l'autre le schma de Lilith et Eve, les deux pouses dAdam, l'une qui se refuse et l'autre qui accomplit.
Tout le cycle Actes magiques est consacr la sorcire 46 :

La sorcire me tend son poison,


Elle me murmure : dans ce feu
Cach grand'joie tu trouveras.
Tourments et sanglots et tortures !
N'aie pas peur, tu ne mourras pas !

Le pome A Lilith l'enchanteresse met en scne Adam au paradis :


[130]

Quand la rose du soir arrose


Les marches gantes des monts
Lilith vient moi, la sorcire,
Par les longues voies de l'azur.

Toute l'uvre de Sologoub est d'ailleurs parcourue par les senteurs dltres
du poison de l'ensorceleuse. Que ce soit dans le grand roman Charmes du jour des
morts ou dans sa posie. Dans Chants magiques , il s'adresse directement la
sorcire, lui demandant d'aller cueillir l'herbe hrtique des charmes du jour des
morts

Bourse Pleine tu recevras


Je veux oubli et joie ivresse !
Va par la sente non fauche
Cueille-moi la fleur-joie hrsie !

46

Fedor Sologoub, Plamennyj krug, Izd. Grzebina, Berlin-Petersburg-Moskva, 1922, p. 117 et


suite.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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On retrouve la lutte d'Eve et de Lilith en filigrane dans plusieurs des grands


romans russes du XXe sicle, en particulier Le Docteur Jivago de Pasternak et Le
Matre et Marguerite de Boulgakov.
La Marguerite du Matre est, elle, la bonne sorcire, qui dlivre par l'abandon
apparent au dmoniaque. Mais elle ne parvient pas emmener le Matre au paradis, tous deux resteront dans les limbes, mi-chemin du tourment et de la flicit,
dans le repos qui est l'absence de tourments. Car les bonnes sorcires , les
sorcires protectrices ne peuvent triompher totalement. Disparatre est leur lot. Ce
sera le lot de la Larissa du Docteur Jivago, emmene de Varykino par son ancien
sducteur, l'avocat Komarovski, venu l'enlever au moment o le docteur, l'amant
(le Tristan de ce roman, selon Denis de Rougemont) est incapable de dcider quoi
que ce soit pour la dlivrer de la mort qui s'approche (Strelnikov, son ancien mari,
risque d'tre fusill comme tratre, et son pouse et sa fille sont en grand danger).
La dchance du docteur Iouri Jivago est accompagne par une sorte de diminutio de ses amours, qui s'achvent par le refuge auprs de la lingre Marina, un
peu comme Oblomov de Gontcharov refuse l'amour gal et orgueilleux d'Odintsova pour se rfugier auprs d'une cuisinire de Saint-Ptersbourg. Mais aprs
tout le plus grand des mythologmes littraires russes, celui cr par Pouchkine
avec son Eugne Onguine, n'est-il pas l'amorce de cette diminutio feminae, puisque Eugne refuse l'amour galit et harmonieux de Tatiana ? Un refus auquel
Dostoevski a tent de donner sens en l'interprtant par le biais de la loi : Tatiana
est l'acceptation sage de la loi, Eugne en est le refus (ou l'acceptation trop tardive). Avec l'ensorceleuse les choses semblent se jouer en sens inverse. Larissa est
mi-chemin entre la Loi (Tania) et la dchance (Marina).
Peur du fminin ? Insuffisante influence bnfique des protectrices ? Dans la
posie de Blok l'image fminine volue catastrophiquement depuis l'image de
l'Intercession de la Protectrice ou de la Sagesse, ou de la Belle Dame mdivale
(celle du pote anglais Keats) jusqu la sorcire envotante du cycle de Fana , puis Carmen la tratresse bien-aime, puis Katia la dvergonde du pome
des Douze , puis enfin la chienne [131] du dernier pome sur la Russie.
Quoique trs diffrent, le parcours de Iouri Jivago est aussi un parcours de dchance.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Pour l'interprtation j'aimerais me rfrer un texte de Iouri Lotman que jai


dj utilis en d'autres circonstances. Lotman y dmontre que l'Occident recourt
au contrat , dans lequel la Russie voit toujours un pacte dmoniaque, tandis
que le Russe prfre le don total de soi . En effet dans l'article sur deux modles de culture, conclure un pacte et se donner autrui , Lotman 47 indique
que dans la tradition russe populaire, la notion de contrat est toujours dmoniaque. D'o le soupon l'gard de l'tranger, de l'Occidental, dont la culture, y
compris amoureuse, est fonde sur le pacte, le contrat. On peut se demander si
l'ensorceleuse n'est pas celle qui exige un don total et gratuit, et par consquent ensorcelle, mais derrire la remise de soi se profile le pacte avec une
force malfique trangre. Lensorceleuse rompt les barrages et les engagements
prcdents, mais le danger se profile d'un pacte non voulu avec le malfique. Et
l'chec est patent : chec de Ruprecht, de Iouri Andreevitch, du Matre et de H.H.
Le pacte mauvais se profile dans le pome de Iouri Jivago Conte , sur le
thme de la beaut quon doit livrer par contrat au monstre (thme de la pice Le
Dragon de Chvartz). Dans le chapitre A nouveau Varykino , o les loups qui
guettent le soir sont assimils prcisment au dragon mythique qui veut enlever la
bien-aime, Lara, lasse de leur libert chaotique , rve dobligations qui les
contraindraient une vie ordonne. C'est alors quelle part avec Komarovski.
Le dernier vers du cycle de Carmen est extrmement rvlateur :

J'aime aussi trahir, Carmen tratresse !

Lensorceleuse et l'ensorcel se rencontrent en terrain de trahison, hors du nid


russe, dans une sorte d'exterritorialit de la passion, implicitement ou explicitement condamne.

47

Iouri Lotman, Boris Ouspenski, Smiotique de la culture russe. Trad. du russe par Franoise Lhoest, LAge d'Homme, Lausanne, 1990.

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VIVRE EN RUSSE (2007)

III
ORTHODOXIE
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VIVRE EN RUSSE (2007)


III. ORTHODOXIE
A.

EN ORTHODOXIE

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L'orthodoxie est la branche orientale de la chrtient, ne de la division de


lEmpire romain en deux Rome (la deuxime est Constantinople), et du schisme
de 1054 d l'adjonction par les Occidentaux du filioque au symbole de Nice. Je crois en l'Esprit saint qui procde du Pre et du Fils. Les glises de la
Rforme ont adopt l'adjonction, mais sans lui donner l'importance capitale et
surtout belliqueuse quelle a prise dans l'pre querelle entre latinit et Orient.
Quest-ce au juste ? Si le Saint Esprit procde directement du Pre, comme le Fils,
cela veut dire qu'il est ahistorique, prsent et immanent en chacun, et chacun libre
entirement de faire appel aux deux fondements : celui de l'conomie du salut, par
le Christ, ou celui de la spiration, du pneuma, souffle par l'Esprit. Lorthodoxie a
dvelopp un mode de spiritualit la fois trs liturgique, avec des offices particulirement longs et splendides, mais aussi une spiritualit intrieure, presque
monacale pour chaque appel. Ladjonction du filioque implique l'action de l'Esprit dans l'histoire. Son refus implique un certain ahistorisme. La question,
mousse dans les glises dOccident, reste vif dans celles d'Orient.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Les glises orthodoxes sont nationales, gales en dignit, le patriarche de


Constantinople ayant une primaut symbolique (il est aujourd'hui enferm dans
un Istanbul musulman, et n'administre directement quune poigne d'orthodoxes).
Les grandes glises sont la russe, la serbe, la roumaine, la grecque, la bulgare. Le
langage liturgique est le grec, le slavon, ou toute autre langue adopte, mais
l'adoption d'une nouvelle langue est trs longue, ceux qui en Russie veulent changer la langue liturgique se heurtent une hostilit parfois violente (le slavon
d'glise du vieux bulgare nest plus compris aujourd'hui par la plupart des
fidles).
La vnration des icnes est aussi un grand signe distinctif de ces glises et a
donn lieu un art qui a engendr de grandes uvres mystiques, comme l'cole
de Novgorod dans le nord de la Russie, et qui reste vivant encore. Liconographe
suit le canon et fuit l'originalit, contrairement au peintre de la Renaissance italienne, qui a form notre conception occidentale de l'image religieuse. Un MichelAnge orthodoxe n'est pas pensable. Le croyant orthodoxe, tourn vers son autoperfection, est appel pratiquer outre la prire orale, la prire mentale et aussi
prire du cur, adquation totale de la vie et de la respiration la prire.
Le communisme a fait subir la plupart des glises orthodoxes un long martyrologe, avec des saints, des glises des catacombes, et aussi des serviteurs du
pouvoir (et tout [136] simplement des agents du KGB). Vieille tradition que
l'union avec le pouvoir sculier, venue de la symphonie byzantine , et qui a fait
beaucoup de mal l'glise russe. Redevenue libre, elle subit la sduction d'une
alliance troite avec le pouvoir, ne comprend pas assez les bienfaits de la sparation entre glise et tat. Le Patriarche Alexis II joue un rle assez en vue aux
cts du pouvoir actuel. Il tait en 2002 Minsk en Bilorussie chez le prsident
Loukachenko (souponn aujourd'hui d'avoir donn son aval un escadron de la
mort coupable de plusieurs disparitions), tandis que le pape Jean-Paul II tait
Kiev. Situation contraste qui indique bien la reprise d'une certaine rivalit entre
les deux grandes confessions, l'Ukraine avec ses catholiques de rite oriental (les
uniates ) tant le champ de querelle le plus vif.
Si les tensions avec Rome sont vives aujourd'hui (nettement plus qu' la fin du
rgime sovitique), elles le sont aussi avec les protestants, pour d'autres raisons,
qui tiennent surtout aux aggiornamentos sans fin des glises protestantes : bndictions d'unions homosexuelles, ou Dieu au fminin n'ont rien arrang puisque

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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depuis longtemps l'orthodoxie tient la prtrise (mais ses prtres se marient), et


n'ordonne videmment pas de femmes. Mais une lecture commune des Pres
orientaux de l'glise rapproche encore les points de vue.

L'orthodoxie ne consiste pas nier le monde dans son authenticit,


mais faire en sorte que le centre de l'humanit tourne vers Dieu soit le
coeur embras par la prire et non pas la raison autonome ni la volont autodtermine.
Pre Serge Boulgakov, La Lumire sans dclin,
LAge d'Homme, 1990, Lausanne

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[137]

VIVRE EN RUSSE (2007)


III. ORTHODOXIE
B.

MRE MARIE

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La Russie orthodoxe d'aujourd'hui a dcouvert une figure de l'migration qui


peu peu s'impose elle : la figure de Mre Marie Skobtsova (1891-1945), rcemment canonise. Pote trs prcoce, peintre d'icne et de fresques, elle appartint l'poque bohme de l'avant-garde russe, puis migre Paris aprs un engagement rvolutionnaire chez les socialistes, mre de trois enfants, elle entre
l'Institut Saint-Serge de Paris, y subit la forte influence du pre Serge Boulgakov
et se fait moniale dans le monde en 1931. Elle ouvre un refuge 77 rue de
Lourmel Paris, y accueille les dshrits et les juifs pourchasss. Elle est arrte
par la Gestapo le 9 fvrier 1943, passe deux ans Ravensbrck, est envoye au
four crmatoire le 31 mars 1945. Ses posies, ses icnes, ses opuscules de thologie et de philosophie font dcouvrir la Russie d'aujourd'hui une page extraordinaire de l'orthodoxie exile en France.

Moi moi insupportable ! Quel besoin


Ai-je de mon esprit sourd-muet ?
J'entends la chasse autour de moi,
Les cavaliers renverss dans la nuit.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je ne compterai pchs ni plaies.


Quun autre s'en charge ! Je pars au combat.
Le Juge saura : ces ailes qui memportent,
tait-ce de l'imposture ?
J'enclos le fardeau en mon cur.
Je lie les ailes dans mon dos.
Le Seigneur les dlie, s'il le faut !
Et que retombe sur moi la faute ! (Cycle Repentir 1931)

Lisa Pilenko, Elizaveta Iourevna Kouzmine-Karavaeva, E. Skobtsova, Iou.


D., D. Iouriev, MM, mre Marie : ses diffrents noms et pseudonymes esquissent
le chemin vari, contradictoire de cette me assoiffe qui fut artiste bohme, pote
de l'ge d'argent, peintre, iconographe. Elle attendait l'explosion, la catastrophe,
comme toute sa gnration, issue de la posie d'Alexandre Blok. D'une vie chaotique sur une terre ivre, mendiante et absurde , elle passe une vie de religieuse dans le monde (scandalisant [138] beaucoup de ses contemporains). Sa posie,
ses mystres font songer Pguy. Sa foi est guerrire. Car dans la nuit de la
nouvelle barbarie, l'Europe devient bourreau.

Deux triangles, une toile !


Le bouclier de David, notre pre.
Signe d'lection, pas de honte !
Don de gloire, pas de malheur !
Isral, de nouveau perscut !
Mais quest la perversion d'homme
Quand dans l'clair du Sina
De nouveau te rpond Elohim !
Que ceux marqus par le signe,
Ltoile aux six branches,
Puissent d'une me franche
Rpondre au signe qui asservit ! (crit Paris, en 1942, peu avant la dportation)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

197

De l'insouciance des annes d'avant 1914, chante par Anna Akhmatova dans
son Pome sans hros ses pomes juifs , crits entre deux repas servis aux
orphelins, les icnes violemment expressionnistes qu'elle peignait, les broderies
la Klimt reprsentant la Dormition de la Vierge ou le Sauveur, Mre Marie a franchi toutes les tapes de la nuit europenne au sicle d'Auschwitz. Elle est entre dans les mines de sel du sicle-bourreau. Son uvre nous revient, mystrieuse et contraste.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

198

[139]

VIVRE EN RUSSE (2007)


III. ORTHODOXIE
C.

QUELQUES HALTES
DANS LA RUSSIE
ORTHODOXE

Retour la table des matires

Le Temple du Christ Sauveur reconstruit au centre de Moscou avait t difi


sur ordre de l'empereur Nicolas Ier par l'architecte K. Ton. La copie conforme
s'lve nouveau aprs le dynamitage de 1931. Lnorme bulbe dor vogue
l'horizon des rues du quartier de l'Arbat. Limmense crypte abrite nouveau les
noms des rgiments et gnraux vainqueurs de Napolon. Moscou est la ville
sainte...
Saint-Ptersbourg on a rouvert les temples luthriens, les glises catholiques, la mosque de cette capitale d'un empire multinational qui tait trs accueillant pour toutes les confessions. Tout rcemment la superbe glise des Finlandais
fut inaugure par le gouverneur de la ville et la prsidente de la Finlande, rue
Grande des curies. Non loin le Temple du Sauveur-sur-le-Sang, aux bulbes polychromes torsads rappelant Saint-Basile sur la Place Rouge, et qui fut bti sur le
lieu du meurtre d'Alexandre II en 1881, rutile de loin et des hordes d'autobus y
font halte, les forains y vendent leurs icnes, leurs chapkas et leurs matriochkas.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

199

Des centaines d'glises restaures dans les deux capitales, des milliers dans
tout le pays, 26 grands sminaires, 5 acadmies spirituelles, 480 monastres
grands et petits (18 en 1989, 1 025 en 1917), 19 000 paroisses (6 000 il y a dix
ans) - la Russie a repris son visage orthodoxe, du moins la Russie historique, car
d'normes quartiers-dortoirs et cits ouvrires restent sans glise du tout.
Orthodoxe la Russie ? Plus, ou moins qu'avant 1917, quand avec un billet de
dix roubles le lycen achetait son bulletin de jene obligatoire ? Les baptiss
sont srement une majorit dans la Russie d'aujourd'hui, mais les pratiquants ,
si l'on peut appliquer ce terme occidental, ne sont gure plus de 4 %, d'aprs les
enqutes sociologiques, o souvent la rponse : orthodoxe voisine avec celle
d' athe . Autrement dit orthodoxe nest pour beaucoup quune marque sociale
et nationale. Une norme faade, mais catholiques et protestants gagnent du terrain sans avoir pignon sur rue. Des ouvriers vont chez les baptistes, on y chante en
russe, alors que le culte orthodoxe est en langue sacre, le slavon, des intellectuels
vont chez les luthriens, d'autres chez les catholiques. Le danger est faible
nanmoins, mais le penchant orthodoxe pour une glise officielle narrange rien...
Ivanovo est une ville manufacturire au nord-est de Moscou, ne au XIXe sicle. Une grande ville morne avec des friches industrielles dues la chute du communisme.
[140]
Mais aussi en pleine renaissance. Entre autres de l'glise. J'ai pass quelques
jours au monastre de la Prsentation-de-la-Mre-de-Dieu. Ce n'est pas un ancien
monastre ferm par les bolcheviks. Dans une grande glise en style nouveau de
1909, leve par un riche marchand, devenue entrept sovitique, un homme
poigne a cr de toutes pices un monastre, compltant le btiment, crant un
ensemble o voisinent un couvent de moniales, un dispensaire, une imprimerie,
une boulangerie, une cole de catchisme bref un lieu de rassemblement de plus
de deux cents personnes gravitant autour de l'archimandrite, le pre Ambroise.
Ambroise est connu pour son intransigeance, il est auteur d'un manuel simpliste
sur la faon de se confesser.
D'emble il me propose de me rebaptiser puisque tout baptme non orthodoxe
na pas de valeur. Je passe un autre sujet pour ne pas trop lirriter. Nous parlons
alors de l'action dans les prisons, o svit une effroyable tuberculose. Il me dit

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

200

quil entre dans les cellules surpeuples ou bien, parfois, confesse travers le judas, baptise au milieu des dtenus... Drogue et flaux de la Russie actuelle lui sont
bien connus.
Je mange au rfectoire, avec des nonnes, des ouvriers, des novices. trangement tout le monastre voudrait polmiquer avec moi, un peu comme au XVIe
sicle. Gentiment, mais polmiquer. On annonce des confrences pour le public
de la ville sur le danger des catholiques, le danger des protestants, le danger des
sectes, des sodomites, etc. Un trange mlange, leur fais-je remarquer. Pour le
pre Silouane, avec qui je parle au rfectoire, mme la Roumanie nest plus orthodoxe depuis quelle a reu le pape. Pour le pre Nicphore, qui peint une
splendide icne de l'Apocalypse dans la crypte de l'glise, l'Occident a souill l'art
tout jamais. Nathalie, une novice, me dit : il faut tre malade pendant au moins
deux ans avant sa mort pour pouvoir se vider intrieurement. Nous sommes tous
en perdition, renchrit le pre Ossipov, tous dans le mme avion qui tombe, mais
seuls les orthodoxes ont le bon parachute. Et un parachute, a ne se partage pas...
Dolorisme, intolrance, superbe mtonnent, mls quils sont beaucoup
d'actions gnreuses, courageuses mme. Une nergie admirable, une intolrance
qui laisse perplexe.
LUkraine s'est dtache de la Russie en 1991. C'est un vaste pays, l'ancien
grenier de l'Europe, le point de suture entre Occident latin et l'Orient byzantin : les
uniates, ou grco-latins reconnaissent le pape, ont leurs propres ordres monastiques comme les basiliens, mais leur liturgie est byzantine. LUkraine est en proie
aux dmons de la sparation, mais, Dieu merci, le caractre ukrainien est doux, et
par consquent les choses s'arrtent au seuil de la guerre civile.
On en vint nanmoins aux mains quand l'glise autocphale (rfugie nagure
au Canada) voulut enterrer son mtropolite sur le territoire sacr de Sainte-Sophie
(actuellement un muse) : le cercueil dgringola et le mtropolite est enterr devant le porche de l'enceinte, sur le trottoir... A quelques pas de l, l'immense monastre Saint-Vladimir est reconstruit et sert de centre une autre glise autocphale, celle du mtropolite Philarte, anathmatis par le Saint-Synode de Moscou. Quatre dnominations se partageant l'orthodoxie en Ukraine, c'est beaucoup !
Mais cela relativise les choses, et a fini par entraner une sorte de tolrance, enco-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

201

re que les autorits [141] favorisent nettement Philarte et son glise nationale
(pas question de thologie dans tout cela !).
Lglise moscovite reste pourtant nettement majoritaire. Et c'est une glise imposante, dont le mtropolite et les autorits sont plus tolrants quen Russie :
ma conversation avec le remarquable recteur de l'Acadmie spirituelle de Kiev
men a convaincu. Sur le boulevard Krechtchatik Kiev, ct du kitsch effroyable du centre commercial souterrain de la Place de l'Indpendance, une glise catholique affiche un portrait immense de Jean-Paul II. Voil ce quon ne verrait pas
en Russie o l'rection de quatre vchs catholiques est ressentie comme un crime de lse-territorialit.
Kiev, berceau de la chrtient des Slaves de l'Est, Mre des villes russes ,
est une cit splendide aux sept collines, aux immenses jardins ; elle abrite deux
hauts lieux de la chrtient : Sainte-Sophie, qui a videmment pris Constantinople
pour modle, avant d'essaimer dans toute la Russie, en particulier Novgorod, et
le monastre des Grottes, un ensemble monastique antique, une suite de catacombes o reposent les saints momifis, avec des galeries en bois qui serpentent d'une
catacombe l'autre. Quant au second monastre d'Ukraine, celui de Potchaev,
l'ouest, il est un bastion orthodoxe en territoire catholique.
Je noublierai pas ce jour de juin o je me rendis avec Constantin Sigov et
toute sa famille aux Grottes pour six heures du matin. Cinq cents mtres dambuler dans la ville-jardin monastique, voici l'entre des Grottes du bas. Par des
corridors troits peine clairs par des lumignons distants, je descends l'glise
souterraine de l'Annonciation. Liconostase est taille dans le rocher, en style roman pour mes yeux d'Occidental. Nous sommes une trentaine, certains restent
dans les couloirs d'accs, tant l'glise est minuscule. Quelques enfants, un nouveau-n. Un chur de trois hommes. Le rgent du chur est un spcialiste du
chant du XVe sicle (il dchiffre de nombreux manuscrits musicaux du XVe sicle
o le plain-chant est not par des petits crochets). Loffice s'interrompt vers neuf
heures pour les confessions, puis reprend avec la communion. Pendant les confessions, deux jeunes gens se relaient pour lire les heures. Vers dix heures nous sortons du souterrain, blouis, et comme venus d'un autre monde.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[142]

VIVRE EN RUSSE (2007)


III. ORTHODOXIE
D.

AUJOURD'HUI EN RUSSIE

Retour la table des matires

Lglise aujourd'hui en Russie ? Le sujet est immense, les situations trs varies. Mais il faut commencer par le commencement. C'est--dire la joie toujours
renouvele de constater la vitalit du christianisme dans ce vieux pays : des paroisses vivantes, jeunes, animes, des confrries socialement trs actives, des prtres jeunes, surchargs par leur ministre, baptisant, visitant les prisons, animant
leur communaut. Il ne faut pas juger l'glise orthodoxe russe l'aune des apparitions sur l'cran de la tl de Mgr Cyrille de Smolensk, le bras droit du patriarche
Alexis II, et surtout pas quand il vient, lui aussi, aprs (hlas ! hlas !) Soljnitsyne, joindre sa voix ceux qui rclament le retour la peine de mort. Certes la
tentation byzantine d'une alliance trop troite avec le pouvoir est l ; bien l. Un
soir de Pques je fus choqu de voir la tlvision, aprs l'office de toute la
nuit , la nouvelle cathdrale du Christ Sauveur, difie sous Nicolas Ier pour
clbrer la victoire de 1812 sur Napolon et rdifie par le maire Iouri Loujkov,
le patriarche, dans une courte conversation off avec le prsident Poutine revenu d'une visite clair en Tchtchnie, tenir ce discours : Monsieur le prsident,
merci pour votre nergie et votre dvouement, nous devons prier pour les soldats

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

203

russes tombs dans ce combat. J'attendais la suite : une prire pour les victimes
civiles, russes et tchtchnes ! Mais elle ne vint pas. C'est cela qui gne quand on
observe aujourd'hui l'glise orthodoxe russe : des positions trop nationalistes, un
rappel insuffisant des exigences chrtiennes qui transcendent par dfinition les
problmes nationaux.
Une certaine orthodoxie russe rebute parce qu'elle se veut ferme, trop au service de la renaissance de l'tat russe. La guerre en Tchtchnie est une impasse
dramatique, au moins aussi insoluble que le conflit en Palestine. Nul nen dtient
la cl. Mais en attendant la solution, la partie russe se doit de maintenir son propre
moral par une conduite aussi irrprochable que possible. On est loin du compte et
le patriarche ne remplit pas son rle de rappel des rgles thiques du combat ne
pas oublier...
Nanmoins, que serait la Russie sans l'orthodoxie aujourd'hui ? C'est son
poumon, son souffle de spiritualit, dans un pays moiti en dsarroi, moiti en
renaissance. Le prsident Poutine semble maintenir mieux la distance ncessaire
entre glise et pouvoir que ne faisait son prdcesseur Eltsine. Il est plus rserv,
par nature, sans doute. Et c'est mieux ainsi. Il faut aussi mentionner la parution
rcente d'un long document du Saint-Synode qui porte sur l'action sociale de
l'glise. Il reprsente une tentative pour donner une direction d'ensemble, il est
unique dans le monde orthodoxe, son axe est de donner la [143] vie du pays une
rducation morale. Certains aspects des problmes de l'glise d'Occident (le
Pacs, ou les mariages homosexuels en Hollande) sont incompris, totalement
trangers cette glise qui lutte pour remettre sur pied un monde trs dmoralis.
Pour mieux prsenter cette glise, j'ai interview, deux fois, un an d'intervalle, un de ces prtres si actifs qui font l'glise aujourd'hui, et qui aident la reconstruction morale du pays. Il s'agit du pre Alexandre Stepanov, cur d'une des innombrables nouvelles paroisses de la ville de Saint-Ptersbourg. Son glise ne se
voit pas, c'est l'ancienne chapelle du ministre de la Flotte tsariste, un btiment sur
le Quai de l'Universit. Lglise est au premier tage, toute lumineuse, car le sanctuaire est perc de splendides fentres qui donnent une vue sur la Nva,
lAmiraut, les palais. Une vue couper le souffle, et qui peut distraire le prtre...
Il a fond une confrrie, il aide vivre un orphelinat qui se partage le local, nouvellement restitu, avec l'glise. Il est l'glise en action.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

204

Petit, rbl, barbe bien taille, yeux malicieux, lvres svres, il peut inspirer
le respect comme la confiance. Il inspire visiblement les deux. Les fidles qui
l'entourent ont amnag une cuisine-rfectoire, une antichambre, le bureau du
prtre, des locaux pour les soeurs-infirmires de la confrrie de Sainte-Anastasie
quil a refonde. Dans la cour, l'autobus retap de la paroisse permet d'emmener
les paroissiens en plerinage, ou les anciens repris de justice dont il s'occupe en
voyage. Sur le quai est arrim un norme paquebot allemand qui a amen une
cargaison de touristes. Dans les fentres, les chemines et le pont de l'norme navire occupent le ciel. Voici, peu prs fidlement nots, les propos du pre
Alexandre :

Lglise d'aujourd'hui est une glise de nophytes. Mme les grandsmres sont des nophytes, elles ont t toutes des komsomols (Jeunesses communistes). Jusqu'en 89 il y avait trs peu de familles croyantes.
Cela entrane une certaine fermeture au monde. Elles disent : j'ai jet le tlviseur. On a peur de l'Ouest, et surtout des missionnaires protestants
amricains, on a l'impression quil y a une agression de l'Ouest. On veut
conserver, congeler la foi. On mprise la culture sculire. Mais les choses
vont un peu mieux, les croyants redeviennent plus ouverts.
Moi-mme je viens du cercle du pre Valentin Sventitski. Nous lisions
le Psautier la maison, je me suis converti 26 ans. Ma famille respectait
la religion, mais ne croyait pas, mon pre tait un ingnieur sovitique ;
autour du pre Valentin nous voulions fonder un mouvement de noviciat
blanc , aller dans le monde, on commentait des chapitres de l'vangile
dans des appartements. J'ai commenc catchiser, comme le pre Kotchetkov, mais moins spectaculairement. Ensuite en est venu me demander
d'aller la prison de Gorelovo, prs de Pskov. J'avais trente ans, c'tait
passionnant. Parmi mes anciens repris de justice, l'un est devenu hiromoine, l'autre s'est mari et nous aide. Il y en a toujours qui viennent ici
Ptersbourg, mais c'est par la ferme que nous exploitons que nous les faisons revenir la vie. Il y a eu des checs, l'un a repris le chemin de la drogue et est parti avec l'argent. Le gardien de notre glise, Kolia, un SDF
que j'ai fait installer ici comme chauffagiste (il s'occupait des poles, avait
sa petite pice), est reparti il y quelques mois. Peut-tre il va de monastre
en monastre, peut-tre il est revenu sa vie de dchance.

Une chane se forme, nous en envoyons dans certains monastres, en particulier le monastre de la Montagne-Sainte, ct de la proprit de Pouchkine. Les

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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monastres emploient des centaines dhommes paums , c'est une aide sociale
qui ne dit pas son nom.
[144]
Le pre Lev Bolchakov, qui vient du mme groupe que le pre Alexandre, a
lui une paroisse en Carlie, il est de passage. On sent entre les deux hommes une
grande confiance, ils s'paulent. Lev est plus rigoriste. Il s'occupe aussi de toxicomanes, de malades du sida (l'pidmie est en ce moment foudroyante en Russie). C'est chez nous comme en Afrique. Nous avons deux chambres d'enfants
infects dont nous nous occupons. C'est une catastrophe.
Les autres confessions chrtiennes ont toujours t prsentes SaintPtersbourg, capitale de l'empire fonde par Pierre le Grand, et qui vient de fter
son tricentenaire en 2003. Le premier lieu de culte ici a t luthrien, puisque
Pierre faisait venir surtout des Allemands, des Hollandais, des Ingriens (pays baltes). On voit au centre de la ville des temples allemands, sudois, finlandais, armniens. Tous avaient t ferms par le pouvoir sovitique. La cathdrale luthrienne de Saint-Pierre-et-Paul sur la Perspective Nevski tait devenue une piscine.
Il y a trois ans, j'y tais entr, la piscine occupait la nef, les gradins pouvaient servir pour les fidles. Le bassin, pour les baptmes collectifs, me disait en riant
l'vque allemand. Je suis all le revoir en juin dernier. Lglise est toute rutilante,
les locaux sont impeccables, il y a une passionnante exposition temporaire de la
fondation Goethe sur les Allemands en Russie. Le bassin a t recouvert par un
parquet, la nef a perdu de sa hauteur, mais c'est plus confortable. Il va y avoir ce
soir un concert de musique allemande du XVIIIe sicle. Georg Kretchmar, l'vque, venu de Hambourg, est un homme doux, imposant, affable. Il me reoit dans
l'ancien bureau du directeur de la piscine.

Quand nous avons repris vie, aprs 1990, nous avions en vue les
congrgations luthriennes allemandes chasses en Asie centrale par Staline. Mais beaucoup d'Allemands ont migr vers leur pays d'origine. Aujourd'hui nos congrgations sont surtout en Europe, Russie et Ukraine. Les
enfants ne parlaient que russe, il a donc fallu passer au russe. Nos liturgies
sont en gnral bilingues. Dans l'Est et en Asie, les congrgations sont restes ritualistes, pitistes, assez fermes sur elles-mmes. Ici, en Russie, elles sont plus ouvertes, et des intellectuels viennent nous qui n'ont aucune
tradition familiale. Nous devenons une vraie glise russe. Il y a 150

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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congrgations dpendant de mon archevch, six diocses, 150 000 fidles


environ, plus un sminaire thologique ici Piter . Le patriarche, qui
est estonien, et d'une famille anciennement luthrienne, a de bons rapports
avec nous. Nous avons Vladivostok une femme pasteure, une Slovaque,
qui fait un travail magnifique. Mais cela nous vaut des frictions avec les
fondamentalistes amricains qui nous financent, et qui sont contre l'ordination des femmes [il s'agit du Missouri Synod]. Les paroisses d'Asie sont
plus proches des baptistes, celles d'Europe plus proches de l'orthodoxie.
Nous avons des activits diaconales avec les orthodoxes, une centaine de
pasteurs. Nous navons pas avec les orthodoxes les barrires psychologiques quont les catholiques. Je crois quavec les orthodoxes nous pourrions faire revenir la foi chrtienne une bonne moiti de la population. Et
beaucoup d'intellectuels russes viennent nous.

Ce que ne me dit pas Mgr Kretchmar, c'est que le Missouri Synod vient de
fomenter un schisme contre lui en dtachant les paroisses de Bilorussie. Spectacle attristant, semblable celui de l'glise russe hors frontires qui vient tout juste
de se rconcilier avec [145] le Patriarcat de Moscou aprs avoir cr un schisme
sans aucun avenir. La conversation que j'ai avec le professeur Pastor, un physicien
qui a t lu prsident du Synode national luthrien de Russie, complte mes informations. Le schisme gagne la Sibrie luthrienne. Le fondamentalisme est
donc l'oeuvre : les baptistes voulaient mme rebaptiser les luthriens qui venaient eux... ce que ne font pas les orthodoxes. Or il y a des conversions d'orthodoxes au luthrianisme, ou plutt des intellectuels russes attirs par la vie des
communauts protestantes de ce type. Je quitte l'glise de Pietri, comme on l'appelle familirement, avec le mme sentiment d'espoir que dans la communaut du
pre Alexandre. Au demeurant M. Pastor et le pre se rencontrent pour les uvres
diaconales chrtiennes interconfessionnelles de la rgion de Saint-Ptersbourg.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[146]

VIVRE EN RUSSE (2007)


III. ORTHODOXIE
E.

LA GUERRE
DES JURIDICTIONS
ORTHODOXES EN FRANCE

Retour la table des matires

Nice, Biarritz sont des noms de lieux connus maintenant de toute la Russie.
Mme par ceux qui nont pas les moyens d'y aller en villgiature comme faisaient
grands-ducs et riches libraux avant la Rvolution de 1917 (par exemple la famille de Vladimir Nabokov Biarritz). Et comme font aujourdhui des milliers de
touristes russes fortuns. Les colonies russes du XIXe sicle y ont construit des
glises, comme Baden-Baden, ou Vevey en Suisse, ou Paris la rue Daru
dans le XVIIe arrondissement. Or, depuis quelques mois, la guerre fait rage entre
deux des trois juridictions qui se partagent les fidles orthodoxes en France :
l'glise russe hors frontire, qui date des annes 1930, le patriarcat de Moscou et
lArchevch russe d'Europe, qui s'est plac sous l'autorit du Patriarche cumnique, c'est--dire du patriarche de Constantinople.
Le conflit n'a jamais t doctrinal, il a toujours t un conflit de juridiction ecclsiale, mais il est devenu aujourd'hui une guerre immobilire. Lglise de Biarritz, rattache Constantinople, a failli tre prise d'assaut par un nouveau prtre
moscovite , l'glise de Nice a vu arriver un huissier de justice. En 1908, le tsar

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

208

Nicolas II avait donn le terrain en bail emphytotique l'glise russe pour y


construire un temple, et le bail arrive chance. On devine que les questions
juridiques feront les dlices des experts. Mais en attendant, une bataille verbale
fait rage, l'ambassadeur de Russie Paris tente d'apaiser les tensions, le maire de
Nice va Moscou, et en revient rassur. Sur le site internetique de Orthodoxie
de tradition russe en Europe occidentale 48 on change des coups mme pendant
le carme, parfois avec excs, parfois avec douleur.
Car il s'agit en fait d'un tournant important pour l'orthodoxie. Les trois juridictions se rencontrent depuis longtemps dans les camps de vacances, les mouvements de jeunesse orthodoxe. Des thologiens de renom comme Vladimir Losski 49 ou Mgr Basile Krivochine 50 de Bruxelles, n'ont jamais quitt l'glise de
Moscou, pensant que l'indignit n'tait que passagre. Ce fut encore le cas du chirurgien Anthony Bloom, devenu moine, prtre puis vque de Souroge (l'quivalent des titres in partibus de l'glise romaine) Londres, dont la pit active, la
sagesse matrise ont converti beaucoup d'mes bien au-del [147] de
lAngleterre. Ce fut le cas d'Olivier Clment 51 qui a tant fait pour laborer une
thologie renouvele de la saintet de la chair, et le retour aux Pres de l'glise.
LInstitut Saint-Serge Paris, fond en 1925, relve juridiquement de Constantinople, l'glise hors frontire (qui n'est reconnue canoniquement par aucune glise
orthodoxe, ni la serbe, ni la grecque, ni la roumaine, ni Constantinople) a son Sminaire spirituel Jordanville en Amrique, auprs du monastre de la SainteTrinit fond en 1948.
la chute du communisme, on put penser que l'glise de Moscou et celle de
Jordanville se rapprocheraient, il n'en fut rien : la seconde essaima mme en Russie, sur le territoire de la premire. Mais aujourd'hui la rconciliation est en marche, l'hospitalit eucharistique est mutuellement accorde, un Concile San Francisco de l'glise russe hors frontire a dcid du retour au bercail (juridiquement
parlant). En revanche les choses se gtent entre Moscou et Constantinople (sur
tous les fronts dailleurs, en Estonie autant quen France). Le nouvel vque de la
48
49
50
51

[email protected]
Nicolas Lossky, 1903-1958, est, entre autres, l'auteur d'un Essai de thologie mystique de
lglise orientale.
Mgr Vassili Krivochine, 1900-1985, est l'auteur d'un ouvrage sur Grgoire de Palamas.
Olivier Clment, n en 1900, se fit baptiser trente ans.

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Mtropolie dEurope occidentale, Mgr Gabriel, qui officie la rue Daru Paris,
pour la premire fois dans l'histoire, est un non-Russe, il est flamand, mais il officie en slavon dglise (j'tais moi-mme l'office du jeudi saint, rue Daru, Pques 2006 et il y avait affluence). Les tentatives de main mise de Moscou sur le
patrimoine immobilier russe, en France, Budapest, Jrusalem, ne sont pas
l'unique pomme de discorde.
En 2003, le Patriarche Alexis II adressa aux glises russes d'Europe occidentale une lettre o il leur proposait de se runir enfin, sous l'autorit de Moscou,
mais en pleine autonomie tant financire que statutaire. Lexarque serait Mgr Anthony Bloom, dj mentionn, mais alors mourant. Cette runion devant prluder
la cration ultrieure dune glise locale orthodoxe, comme le veut la tradition
sculaire de l'orthodoxie, o l'on est pass, avec saint Cyrille et son frre saint
Mthode, de la langue liturgique grecque la langue slavonne (en Bohme). Simplement, les changements dglise se faisant avec une lenteur qui dfie les gnrations, il s'agit d'une perspective d'un ou deux sicles...
Il y a des glises francophones dans les trois juridictions, la langue de l'office
n'est donc pas obligatoirement le slavon d'glise. Ce nest pas vraiment cela qui
fait problme (le slavon tant mal compris mme en Russie, gure plus que le
latin avant Vatican II). Mais une grande part de l'orthodoxie occidentale issue
des tourments de la guerre civile russe, de la perscution en Russie communiste,
et des invitables schismes juridiques (quil n'est pas utile de rappeler ici, mais
qui le sont abondamment sur les sites o la bataille fait rage) ne dsire pas
rejoindre Moscou pour d'autres raisons que le soupon dimprialisme ecclsial
(rel !). Les vques dans cette nouvelle orthodoxie sont lus, les lacs jouent un
trs grand rle, l'cumnisme est devenu une seconde nature. Or le fonctionnement de l'glise russe, avec son Saint-Synode inaugur par Pierre le (sans patriarche, puisque Pierre l'abolit, et quil ne fut rtabli quen 1917, interrompu en 1924
avec la mort du patriarche Tikhon qui mourut assign domicile, rtabli par Staline en 1943) est fondamentalement autoritaire. Au fond, les opposants Moscou
pensent quil est temps pour l'orthodoxie occidentale de s'manciper, d'inventer
une orthodoxie moderne, indpendante de tout pouvoir, socialement plus active,
cumniquement [148] mieux lie aux frres chrtiens. A quoi les tenants de
Moscou rtorquent que le document du Synode archipiscopal d'aot 2000 sur
l'Enseignement social de l'glise russe a pratiquement reni l'ancienne soumission

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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politique au pouvoir sculier, qui porte le nom de sergianisme, du nom du mtropolite Serge qui, en 1927, fit acte d'allgeance, et lana l'glise dans la collaboration avec le rgime qui voulait sa perte, les rcalcitrants allant au Goulag.
On comprendra qu'il est malais de prendre parti. Il y a trop de varit dans la
renaissante glise russe, trop de contrastes. Il y a une minorit admirable, ouverte,
et surtout inlassablement l'uvre d'vanglisation, et il y a aussi une majorit
trs nationaliste, prte perscuter les clercs indpendants comme le simple prtre
sibrien qui refusa daller bnir les locaux de la prison o est dtenu l'ancien oligarque Mikhal Khodorkovski 52 ; le pre Serge Tataturikhine, en poste Krasnokamensk, s'est vu de ce fait suspendu a divinis par son vque... Le pouvoir
actuel mentionne officiellement l'influence l'tranger de l'glise du patriarcat de
Moscou parmi les lments d'autonomie de la Russie qui la distinguent de l'Occident, un lment qui l'empcherait d'entrer en Europe unifie si la chose tait envisageable 53 . Soljnitsyne dans une interview trs rcente vient dapporter son
soutien la politique de stabilisation du prsident Poutine (mais en demandant de
svir sans hsitation contre les actes de xnophobie). Et il apporte aussi son soutien au Patriarcat quand celui-ci, par la voix de Mgr Kirill (le ministre des Affaires trangres du Patriarche) demande qu'on complte l'institution des droits
politiques et citoyens par l'institution de la responsabilit morale . Soljnitsyne
prcise : la ralisation des liberts ne doit pas menacer l'existence de la patrie, ni
offenser les sentiments nationaux ou religieux 54 . C'est dire que les sensibilits
ne sont pas les mmes en Russie et en Occident, mme chez l'auteur de l'Archipel
du Goulag, qui a tant fait pour changer le cur de l'Occident. De plus, il est des
orthodoxes en Occident qui ne ressentent pas le besoin dunit organique des
glises orthodoxes qui, rappelons-le, n'ont pas de principe monarchique , le
Patriarche cumnique de Constantinople nayant quune prsance, mais pas de
pouvoir. Sans aller jusqu penser en termes de fdration d'glises comme les
protestants, ils disent ne pas prouver le besoin dune unit visible. Comme le phi-

52

53

54

Rappelons quil s'agit de l'ancien patron de la firme ptrolire Youkos, condamn en 2005
huit ans de travaux forcs quil purge dans l'Extrme-est sibrien, non loin des lieux o furent bannis les insurgs dcembristes par le tsar Nicolas Ier.
Confrence Genve en janvier 2006 de l'ambassadeur Nikola Spasski, secrtaire du
Conseil de Scurit de la Fdration de Russie, sur les grands axes de la politique trangre
russe.
Interview du 28 avril 2006 Moskovskie Novosti.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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losophe Vladimir Soloviev qui, dans son Rcit de lAntchrist, imagine dans les
temps de la dernire perscution Pierre, Paul et Jean runis avec une poigne de
fidles pour tenir tte l'Imposteur, mais sans prsance hirarchique.
Nice et sa cathdrale russe, que visitent tous les touristes, retrouveront, esprons-le, la srnit, mais la question reste pose : la place de l'orthodoxie dans
l'Occident non orthodoxe. Filiale de l'glise russe historique et restaure dans une
autonomie qu'elle navait jamais eue dans l'Ancien Rgime, ni bien sr sous le
communisme, ou forme nouvelle du christianisme occidental ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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VIVRE EN RUSSE (2007)

IV
LES LIEUX
Retour la table des matires

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VIVRE EN RUSSE (2007)


IV. LES LIEUX
A.

RUSSIE DE L'AN XII


I Irkoutsk

Retour la table des matires

Irkoutsk est cinq fuseaux horaires de Moscou. On y va en avion depuis l'aroport de Domodidovo, un norme caravansrail bourdonnant de toutes les destinations intrieures de ce continent quest la Russie. Autrefois misrable, il est
aujourd'hui ultramoderne, toujours en travaux, aussi puissamment dmonstratif de
l'essor russe que Moscou elle-mme o les gratte-ciel nostaliniens postmodernistes fleurissent l'envi. Je vais l'aroport par la toute nouvelle navette ferre qui
part de la gare Paveletski. L aussi, comme tout est chang : tout est astiqu, la
police contrle les entres dans les salles d'attente. On peut enregistrer sa valise et
partir les bras ballants.
Dans l'avion, on distribue des journaux, il y a les Izvestia, qui sont maintenant
en couleurs, et, miracle, il y a le virulent journal d'opposition Novaa Gazeta, o
Anna Politkovskaa tenait avant d'tre assassine une rubrique au vitriol contre le
prsident Poutine. Je mempare du dernier exemplaire. On a dj vol sept mil-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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lions de roubles pour liquider Basaev, il en reste encore dix voler , annonce la
manchette. Tiens, les Sibriens seraient-ils des frondeurs ?
Irkoutsk, charmante ville dont le centre historique est deux tages au plus,
subsistent de trs nombreuses maisons de bois demi enterres dans la terre, car
la chausse monte inexorablement. Quelque chose est reste de cette Irkoutsk o
vinrent en relgation aprs leur peine de bagne les principaux condamns du procs des Dcembristes. La maison du prince Troubetskoy date de 1851, Sergue et
son fils Ivan y vcurent jusqu l'amnistie accorde par Alexandre II son avnement. C'est une jolie maison de matre, modeste, avec sa lanterne, ses rduits
provision demi enterrs, le piano et le tapis persan dans le salon, le coffre de
voyage du prince. Ils avaient t environ 70 condamns, regroups au bagne de
Tchita, avant d'tre envoys Aok dans les environs d'Irkoutsk. Troubetskoy,
Poggio, Lounine ont ici fond des coles, des dispensaires pour les enfants ; ils
taient des civilisateurs, envers et contre tout. Sur le bureau, un bronze reprsente
Nicolas Ier leur bourreau. La demeure, en bois galement, du prince Volkonski
n'est pas loin. On y voit un piano-pyramide et un tchoubouk turc pour fumer en
compagnie. Le pouvoir sovitique a mis du temps reconnatre les dcembristes,
ce genre de rvolts n'tait pas du got de Staline (non plus que les terroristes qui
[152] turent Alexandre II). Mais l'intelligentsia sovitique vouait un culte aux
rvolts venus des rgiments impriaux et de la noblesse ancienne. Natan Eidelman, biographe de Lounine, et des autres hros du 14 dcembre 1825, sillonna le
pays pour y porter la bonne parole dcembriste . Le muse date de 1965. Il a
survcu la perestroka ; ici tout est idyllique : le logis seigneurial, l'idal dmocratique des rvolts, la continuit avec l'poque finissante du sovitisme. En ces
deux oasis d'lgance nobiliaire, on respire une Russie qui aimerait tre tout entire dcembriste . (Les prisonniers de la premire pice de Soljnitsyne, La Rpublique du travail, bagnards sovitiques, se dnommaient eux-mmes les nouveaux dcembristes ...)
Octobre est encore doux, la jeunesse dambule sagement. On prpare les lections du gouverneur (les dernires, car le prsident Poutine a dcid de remplacer
les gouverneurs lus par des gouverneurs confirms par les Parlements locaux sur
proposition du Prsident de la Fdration). Lactuel gouverneur est un sans-parti,
et il a le soutien notable de la gloire littraire du lieu Valentin Raspoutine. Toujours timide, d'une colre rentre contre la dcadence d'aujourd'hui (depuis 1989,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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il dnonce le gnocide dont le peuple russe est, selon lui, la victime), Valentin
Raspoutine vient de publier un roman, le premier depuis longtemps : Fille dIvan,
Mre dIvan ; l'action de cette nouvelle longue se passe prcisment Irkoutsk.
La vie d'une famille ouvrire est chamboule une nuit o la fille ne revient pas.
Elle a t viole par un Caucasien du march local. Le pre et la mre commencent une longue enqute anxieuse pour retrouver leur fille. Mais c'est la mre qui
a toute l'nergie, c'est elle qui pie le magistrat instructeur, se persuade qu'il va
librer le violeur contre un pot-de-vin, elle qui abat le violeur caucasien. La nouvelle est construite avec la rigueur d'un drame classique, les motions y sont pudiquement retenues, la vengeance de cette mre russe est emblmatique : elle se
sacrifie pour sauver sa fille, mais aussi l'honneur russe. Les pres ont failli, et aujourd'hui il ne reste plus que les mres pour tenir tte la boue qui monte...
Comme toute l'uvre de ce Sibrien taciturne, Fille dIvan, mre dIvan est un
texte immerg dans le parler populaire ; il se veut prophylactique, si l'on ose dire,
il laisse un got trange, un vague relent de racisme xnophobe. Mais l'atmosphre violente du march, la corruption des autorits, la dmission des pres y sont
peintes avec une force indniable. Depuis 1Incendie (1986), Raspoutine navait
plus retrouv cette force narrative. Lui-mme habite en plein centre, et ma visite
chez lui apporte plus de mutisme que d'information. Le fils de l'crivain enseigne
l'anglais, et il a fond une cole de langue qui fonctionne l't au bord du lgendaire lac Bakal ; les trangers y viennent, l'cole a du succs.
Irkoutsk comme ailleurs on restaure les glises, on restitue des difices religieux, mme aux catholiques OU aux bouddhistes, qui sont assez nombreux. La
vieille glise catholique (construite pour les anciens bagnards polonais) est aujourd'hui une salle de concert, avec orgue. Mais on a autoris la construction sur
une hauteur au nord du fleuve d'une vaste basilique catholique qui abrite le sige
d'un des trois diocses catholiques rigs par Jean-Paul II (qui servent de pomme
de discorde entre lui et le patriarche Alexis II). Ldifice rappelle en petit la cathdrale de Brasilia, vaste pousse de bton avec une immense verrire. Les signes d'une pit catholique l'ancienne sont touchants et [153] un peu incongrus
dans cette capitale sibrienne, mais la foi romaine nest-elle pas arrive avec les
dports polonais ?
Il y a deux marchs Irkoutsk, l'un est le march de toujours, l'autre est
Chankha , le march aux puces chinois, un grouillement de vendeurs et

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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d'acheteurs, de marchandises venues de Chine, et colportes par les navetteurs . C'est ici que se passe l'action du dernier rcit de Raspoutine. En allant
vingt kilomtres visiter un village o le prince Volkonski avait t assign rsidence avant Irkoutsk, j'ai rencontr d'autres Chinois : au bout d'un de ces
chemins de terre dfoncs qui font l'unit profonde de la Russie, en cherchant
avec notre voiture le banc de Volkonski , une pierre dominant le fleuve Angara, nous nous sommes embourbs et avons cherch de l'aide dans un baraquement
trange, entour d'une clture peu aimable : c'taient les Chinois ; deux, ils ont
repris des terres abandonnes par le kolkhoze et font venir au printemps leurs
compatriotes ; ils produisent des lgumes pour Irkoutsk et repartent chaque hiver,
en laissant trois gardes. trange ! la Russie a t tellement dkoulakise ( dpaysannise ) que des Chinois viennent ici louer des terres, cultivent lgumes et
fruits en embauchant la main-d'uvre locale fminine, et repartent avec les mauvais jours. La population locale ne les aime pas, mais il n'y a plus de kolkhoze, les
fermiers ont chou (le coq rouge a eu raison d'eux, c'est--dire les incendiaires !) et les lgumes ainsi produits sont bon march. Il ny a plus queux
pour donner du travail nos femmes , soupire-t-on.
Au village d'Ourik, un des deux villages dcembristes , le pope ultrafondamentaliste voudrait expulser du cimetire orthodoxe les restes des conjurs
de 1825 qui ont failli leur serment pour le Tsar . Son collgue de l'autre village, Oust-Koudrinsk, me raconte la chose sans l'approuver. Lui s'occupe de fonder un tablissement pour adoucir les derniers mois des malades condamns. Ce
sera une btisse ct de son glise, en pleine restauration : la vue sur lAngara
est sublime, on entendra les cloches, on pourra aller l'office en clopinant... Le
pre Serge est jeune, il s'active refaire le bulbe du clocher, il rve aussi d'une
cole paroissiale, concurrente de l'cole publique. A Ourik, l'inimiti entre l'glise
et l'cole, o se tient un petit muse encore trs sovitique, est totale, les menaces
d'anathme ne sont pas loin.
Irkoutsk est une cit universitaire assez extraordinaire. La nouvelle Universit
conomique est florissante, flambant neuf, un cinquime de la population est estudiantin. Partout y a, mme dans les universits d'tat, des sections prives o
il faut payer. La grande affaire est maintenant le sursis militaire des tudiants : le
prsident Poutine a rcemment indiqu qu'il serait refus certains tablissements ; certes, est clair qu'il existe en Russie des universits-bidons o tout

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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s'achte, mais la nouvelle rglementation la carte risque fort d'ouvrir la porte


de nouvelles et grandioses possibilits de concussion. Quadviendra-t-il Irkoutsk, cette petite Athnes sibrienne ? Plus gnralement, un des problmes du
pays est le rejet total de l'arme, de la ncessit de servir : chacun tente de s'y
soustraire. Ltat est reconstruire...
La bibliothque de l'Universit d'tat est dans l'ancienne rsidence du gouverneur au bord de l'Angara. lgant btiment noclassique, tandis que la cathdrale,
plus loin sur le fleuve est un chef-d'uvre baroque. Dans une ancienne caserne
s'est log un institut de recherche sociologique qui travaille sur les mentalits
d'aujourd'hui et sur [154] la mmoire historique. C'est l que je donne un sminaire sur les soubresauts de la mmoire historique en France (Algrie, Papon, etc.)
qui suscite une longue discussion. Je les coute raconter leurs recherches sur les
Vieux-croyants perdus dans la taga, mais qui ont survcu toutes les perscutions, sur les Bouriates, sur les villes minires retournes une conomie de subsistance naturelle. Un collectif de chercheurs s'est cr et a form des liens avec
des points trs loigns de cette immense province d'Irkoutsk ; il mne des recherches pour comprendre ce qui fait vivre les hommes dans ces contres si recules o la structure sociale est reste sovitique, mais o l'conomie sovitique
s'est croule.
Dans la rue, des limonoviens vendent leur journal : ce sont les partisans
d'Edouard Limonov, souvent des skinheads. Pour eux, Poutine est un dangereux
tratre la patrie. Un jeune journaliste, ancien sminariste, mexplique longuement que le gnocide russe est perptr par Poutine lui-mme, qui a pris la suite
d'Eltsine. Plus loin ce sont des activistes de Rodina (la Patrie), un mouvement qui
l'emporte ici sur le parti du Prsident, Unit (Edinstvo), aux lections. Ni l'un ni
l'autre rassemblement n'est trs actif. Mais deux missaires de Rodina viennent
d'tre assassins un soir d'octobre, la veille de l'lection, et la tl locale ne parle
plus que de cela.
Lvnement, Irkoutsk, ce fut, l'an pass, l'rection d'un immense monument
Alexandre III, le tsar ractionnaire qui acheva la liaison ferre MoscouOcan pacifique, unifiant la Sibrie. Le monument datait de 1903, il avait t dmont par les Sovitiques, il vient d'tre refait l'identique par une firme locale.
Dans la ville, les ttes normes de Lnine, les rues Marx ou Engels, les avenues
Marat (Marat non seulement est clbr dans l'ex-URSS, mais est devenu un pr-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nom courant) font aujourd'hui un trange voisinage avec le Tsar massif et court de
taille qui vint bout des anarchistes Russes, qui lana l'ide du tribunal international de La Haye, qui supprima quelques rformes de son pre. Comme tout le
pays, Irkoutsk vit dans la dichotomie. Mais vit bien, mange bien, se chauffe bien,
et s'intresse peu Moscou. Ici c'est la vraie Russie, un peu dplace, un peu eurasifie , Alexandre III nouveau la protge...

II Arkhangelsk
Arkhangelsk, dans le nord de la Russie d'Europe, jouit d'une situation magnifique, dominant la mer Blanche. La ville n'a jamais chang de nom, bien que son
nom soit celui de l'Archange Michel. Des glises ? il n'en reste que trs peu, pratiquement une seule, hors la ville, o s'est install l'vque. Les autres, 88 exactement, ont t rases soit dans les annes trente pour l'dification des marins trangers qui devaient trouver ici une ville du futur, athe et socialiste, soit dans les
annes soixante, ou dans les annes Khrouchtchev, qui furent une calamit pour
l'architecture urbaine russe (il s'agissait de remodeler l'amricaine). La bibliothque de la province domine la mer. Au loin, dans cette immense mer intrieure
(devenue un cimetire de sous-marins atomiques), l'archipel des les Solovki, o
je rve d'aller. La destruction des glises a enrichi un muse dont la salle des icnes est une merveille. La conservatrice, Roxane Alexeevna, qui me fait visiter,
parle du gnocide russe, elle aussi, et des destructions causes par les nazis. Je
[155] lui fais remarquer que jamais Arkhangelsk ne fut occupe : le corps expditionnaire anglo-franais, en 1918, s'en approcha, tira quelques obus, mais n'entra
pas. Les nazis encore moins... C'est de vos propres mains, lui dis-je, que les glises ont t dtruites. Elle le sait, et parat soudain prs de s'crouler d'motion. J'ai
souvent rencontr en Russie ce genre d'motion, ce refus d'endosser les malheurs
et crimes du communisme, et l'ide d'une conjuration de l'tranger reste trs vivante. Il faut dire que le complexe 1812 n'est pas non plus sans fondement.
Chaque anne d'immenses armes de volontaires, fanatiques d'uniformes et de
mdailles, rejouent la bataille de la Moskova...
Je suis invit par le pre Ioann, dont l'glise est trente kilomtres, l'est de la
ville, au-del de la rivire Ostrovka, dans une bourgade dont les btisses khrouch-

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teviennes tombent en ruine, o l'eau courante, non potable, coule marron fonc.
Le pre habite une isba sans eau courante, il faut aller au puits, la palanche et les
seaux sur l'paule. Il a trois jeunes fils, sa femme, qui a t infirmire, ne travaille
plus. Face cette isba isole, deux grandes glises ; l'une en bois datant de 1688,
dont il ne reste plus que le clocher et l'ossature ; elle fut hangar et table l'poque sovitique ; le clocher est de forme pyramidale, donc trs ancien, puisque le
patriarche Nicon interdit ces formes de clochers, juges trop antiquisantes...
Lautre date du dbut du XIXe sicle, orne de cinq bulbes en bois bleu clair et
une dcoration intrieure plutt sulpicienne du dbut du XXe, avec l'glise
chaude au rez-de-chausse et l'glise froide au premier (non chauffable). Au fond
de la coupole de l'glise froide me regarde un monumental Sabbaoth rong par
l'humidit ; dans l'immense iconostase sont enchsses d'anciennes et vnrables
icnes, dons des paroissiennes dans les annes de perscution (o il ne faisait pas
bon conserver chez soi une icne). Du haut du clocher, une lvation surprenante, on voit les forts au sud, la mer Blanche au nord, et les lignes noires des petites
usines de la rgion, insres dans un lacis de marcages. Il y eut ici au dbut du
XXe une mission intrieure, qui a abouti la publication de Conversations spirituelles de Zaostrovie. Lglise a toujours fonctionn : la tnacit d'une demidouzaine de femmes starostes (acceptant la difficile charge d' anciens ,
c'est--dire la mission de ngocier avec les autorits), le courage et le sacrifice de
plusieurs prtres qui furent dports pour leur rsistance morale, plus la chance
ont valu ce temple d'tre le seul de toute la province rester ouvert au culte.
trange aberration que ce temple chrtien en plein pays d'athisme militant !
Rappelons que dans les annes Khrouchtchev, qui avait repris les perscutions
religieuses des annes trente, il ne restait plus dans l'URSS que 240 glises ouvertes au culte, en voici donc une ! La dchristianisation n'en est pas moins profonde
et les paroissiens ne se recrutent pas ou presque pas dans le bourg de Zaostrovie,
mais viennent d'Arkhangelsk, et surtout de Severodvinsk, plus l'est. Severodvinsk, ancienne ville ferme o l'on btissait les sous-marins atomiques, est une
cit socialiste en perdition : d'immenses friches industrielles, des plans d'eau vides. Il ne reste plus comme activit que le renflouage partiel des sous-marins : il
s'agit de les relever du fond de la mer, en leur injectant de la matire plastique, de
les hler vers le port de Severodvinsk, et de prlever leur moteur atomique pour
viter une mortelle pollution de la mer Blanche. Les Norvgiens, premiers intresss, financent moiti ce programme, qui fait survivre le port. Triste pilogue

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pour une grande cration sovitique. Lusine que je visite fabrique galement des
carafes en verre compact qui sont [156] ensuite ciseles, assez grossirement, et
deviendront des carafes cognac (armnien). Latelier de fonte et de soufflerie a
un petit air dantesque, et j'ose peine le comparer aux ateliers de Murano sur la
lagune de Venise. Mais les ouvriers sont satisfaits, l'usine est privatise, elle est
pour l'instant sauve. Or le directeur est un des paroissiens du pre Ioann. Ou plutt un membre de la fraternit fonde par ce trs jeune pre. La fraternit est allie
la fraternit de saint Filarte du pre Guorgui Kotchetkov Moscou, le moderniste de l'glise orthodoxe, actuellement relev a divinis par le patriarche,
mais son rseau de fraternits embrasse au moins dix mille fidles. Je dois dire
que les runions (le samedi et le dimanche) d'une bonne centaine de frres mont
beaucoup impressionn : par la diversit sociale (ouvriers, patrons, bibliothcaires, enseignants, infirmiers), par l'extrme dvouement la fraternit. Les runions comportent un repas en commun, des agapes , o une coupe de vin
chaud circule de frre frre, chacun pouvant dire une prire ou une invocation.
J'avais en participant aux agapes de Zaostrovie, dans ce coin perdu du nord de la
Russie, l'impression de vivre des temps proto-apostoliques. La catchse, une
catchse pour adultes qui dure un an plein, est un des buts principaux de la fraternit. Selon l'antique tradition, les catchumnes sortent du temple quand commence la liturgie proprement dite et que le diacre proclame Catchumnes, sortez ! (ailleurs ce rite est depuis longtemps oubli !) Aprs le baptme, outre la
vie hebdomadaire du groupe, il y a des plerinages, en Finlande (o il y a deux
monastres orthodoxes et de nombreuses glises), Moscou chez le pre Kotchetkov, ou dans d'autres fraternits relies au centre de saint Filarte. Le mouvement est une sorte de revival intrieur l'orthodoxie, avec traduction de la
liturgie en russe courant, initiation la thologie occidentale (surtout celle de
Berdiaev, de Boulgakov, de Frank, les grands penseurs orthodoxes de l'migration). Lambition est de lutter contre le ritualisme vide, la collusion de l'glise
avec les pouvoirs. Lidal orthodoxe d'ecclsialisation de la socit est ici mis en
pratique, avec des difficults inhrentes toute vocation militante : en gnral
seul un des conjoints fait partie de la fraternit, des problmes familiaux se posent, l'immersion de la vie civile dans une vie ecclsiale pour lacs est chose exigeante, et je me demande, tout en admirant cette collectivit ardente, si elle n'exige pas trop de ses membres.

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Les les Solovki sont des hauts lieux spirituels de la Russie, et un des ples
mystiques de notre monde : j'y suis arriv par un minuscule avion, par une journe
glaciale et lumineuse d'hiver. Lavion apporte des mdicaments et des lgumes
l'le o vivent un millier de solovkiens . La piste minuscule est 800 mtres de
l'norme forteresse monastique. Une isba sert de logis pour le responsable du lieu
(ds que le vent se lve les vols sont annuls, ou l'avion repart sans atterrir). Les
normes blocs de granit qui composent les soubassements de la forteresse monastique donnent d'emble le ton ; svres et cyclopens, ils semblent dfier les vicissitudes de l'histoire. Pourtant ici, dans la cathdrale de la Transfiguration, les chlits des dtenus taient superposs trois par trois dans les annes 1920-1930. Le
camp fut un des premiers du rgime sovitique, ouvert sous Lnine. Oleg Volkov,
l'acadmicien Likhatchev y ont sjourn et nous ont racont la duret de ces annes. Certes le monastre cohabita quelque temps avec la prison, certes prtres et
vques dtenus se runissaient clandestinement le dimanche. Mais [157] que
d'atrocits ! je me rends skis sur le mont qui domine l'le principale, le mont de
la Hache. Il y a un mtre de neige immacule, l'glise au sommet du mont, d'o
l'on voit tout l'archipel, est garde par un seul moine. C'est ici qu'tait le cachot
pour les dtenus rcalcitrants, c'est sur cet escalier raide qui dvale vers la mer
que l'on jetait comme des bches les dtenus vers la mort : ils arrivaient en bas
tout dchiquets. C'est ici que certains dtenus taient appels Vridlo , c'est-dire remplissant temporairement la fonction de cheval . Lescalier du supplice
est aujourd'hui aussi raide, mais tout neuf : une inscription annonce qu'il vient
d'tre reconstruit avec l'aide du gouvernement royal sudois... Piotr Desen, petit
homme aux yeux bleus, trs doux, est venu d'Ukraine, il y a dix ans ; il est entr
au couvent comme novice, mais il na pas support la discipline, ni les moqueries
contre son chien. Il est rest trs pieux, va tous les jours l'office, et n'a pas quitt
l'endroit bien qui1 n'ait pour vivre quune minuscule pension d'invalide. Piotr
mamne chez lui, il habite une des rares baraques inchanges depuis le dpart des
zeks ; on voit chez lui les chlits, la crasse, l'troitesse du dortoir. Le vieux
chien responsable de son abandon de l'habit monastique est l, bien sr, au milieu
dune infirmerie danimaux. Il a fond un petit muse du camp, mais le directeur
du Muse des les Solovki, un muse fond dans les annes 60, qui emploie une
douzaine de collaborateurs, a fait dtruire ce rival minuscule. Le camp-prison fut
ferm en 1939, et le Goulag essaima sur le continent. Les soldats prirent la succession et ruinrent dfinitivement les glises. Pour eux on construisit trois caser-

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nes, et c'est dans l'une d'elles que je m'installe, invit par Piotr et Nadejda. Piotr
est le journaliste de l'le, il envoie chaque semaine par le petit avion l'enregistrement de son mission hebdomadaire, qui sera diffuse depuis Arkhangelsk. Nadejda a fond une cole de musique pour enfants, elle reoit des aides financires
des Sudois et des Norvgiens. Le grand chef de l'le est donc M. Lopatkine,
conservateur du Muse. Un despote craint, dont la sur dirige le muse des les
Kiji sur le lac Ladoga : une vraie dynastie ! la vie de l'le est rythme par la rivalit secrte entre l'higoumne du monastre, le pre Iosif, et le directeur, celui-ci ne
cde que pas pas les lieux monastiques, instaurant une taxe de 70 roubles l't,
au moment des plerinages, pour l'entre sur le territoire monastique, taxe norme, surtout pour une famille entire, et inepte. Le plus amer de tous est l'architecte en chef du Muse, Vladimir Sochine, un homme qui a refait les votes, les cloches depuis maintenant trente ans, et qui se trouve limin par le directeur : les
travaux sont interrompus, il s'agit de faire de l'argent avec cette merveille septentrionale qu'est le monastre. Je vais faire cracher les Solovki, s'il le faut, il y
aura un casino , ainsi me sont rapports les propos du directeur, et Vladimir Vassilievitch d'ajouter entre les dents : Et un bordel aussi ! Lt, l'envahissement
est en effet spectaculaire, la musique pop est dverse par les marchands ambulants, les filles vont en bikinis, ct des plerins venus honorer saint Zossime,
fondateur au dbut du XVe sicle du premier ermitage, et saint Savvati, son disciple et successeur.
Survivre dans ce lieu ne se fait qu' deux conditions : les uns se rattachent
l'glise, les autres au cabaret. Pour ces derniers le taux de suicide est trs lev.
La beaut du lieu est telle que plus dune centaine de citadins venus des grandes
villes en visiteurs s'y sont installs, comme Piotr, et sont devenus des fidles des
offices monastiques. Un Polonais, Mariusz Wilk, s'est install ici pendant trois
ans, a pous une fille du pays, crit un livre [158] sur les Solovki. (Son livre a t
traduit en franais). On me montre l'isba o il a vcu, car il est reparti, il a abandonn sa femme, et son livre a t reu comme un crachat par ceux qui men parlent. Il voudrait les Solovki sans les hommes, rien qu'avec les btiments.
Cette semaine d'hiver passe dans l'ancienne caserne o Piotr a rnov un logis (au milieu d'une baraque dont tout le reste est d'une crasse et d'un abandon
indescriptible) sont parmi les jours les plus miraculeux de ma vie : la vue sur l'anse de la mer, les remparts normes jalonns de tours avec leurs coiffes de bois

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pentues, la vieille baraque juche sur des tais pour l'hiver, l'ancien gnrateur
lectrique l'abandon, et les chapelles disperses autour de la silhouette des cathdrales qui ont l'air hisses sur les murs d'enceinte, est extraordinaire. Nous
sommes alles prendre un bain dans l'tuve d'un riche paysan, qui fait chauffer
pour nous ce soir sa bania (il faut payer 40 roubles par personne, quatre au
maximum). Le silence l'aller comme au retour est total, les bottes crissent sur la
neige sche, les congres font deux mtres de haut. A l'tuve, on retrouve deux
jeunes gens, tous deux enseignants l'cole, venus du continent . Cyrille, prof
de maths, guitariste, ne sait pas s'il restera une deuxime anne : c'est dur de vivre
ici, dans le long isolement hivernal. Vania, le prof d'histoire, semble dcid rester, le charme agit sur lui. Au retour du bain, en marchant entre les deux murs de
neige, avec une loupiote de rien pour indiquer le chemin, c'est le mirage : l'aurore
borale occupe un tiers du ciel, je l'ai d'abord prise pour une montagne marron,
mais elle fume, des sortes de flammes vertes en parcourent la circonfrence.
Leffet est divin. Le mari de la voisine de Piotr commandait la milice locale. Il
vient de partir avec pravis d'une semaine faire la guerre en Tchtchnie.

III Les deux Russie


Le monastre est ren avant la perestroka, et cela est important pour bien
comprendre les Solovki. Aujourd'hui, sur instruction du patriarche, de nombreux
monastres revivent, on y envoie une douzaine de moines chargs de diriger la
restauration matrielle du lieu, puis d'y clbrer le culte et d'attirer les plerins et
touristes. Tel est le cas actuellement du clbre monastre de Tikhvin, en Carlie,
au nord de Saint-Ptersbourg (auquel vient d'tre restitue une des plus vnres
icnes de Russie, qui avait t emporte en Amrique). Rien de tel ici, o c'est un
ermite moldave qui est venu de son propre chef s'installer dans les ruines du monastre. Comme jadis c'est l'autorit morale dun ermite qui a recr le lieu. En
reprenant l'avion, je regarde l'archipel, ceintur de glaces (mais le Gulf Stream qui
meurt ici fait que jamais elles ne sont entirement solidifies jusquau continent :
aucun bagnard vad ne pouvait rejoindre le rivage ... ) L-bas, au nord, j'aperois
Anzer, o se trouve une filiale du monastre o hivernent cinq moines qui ne retrouveront le lien avec la civilisation que lorsque la navigation sera rtablie au

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dbut de l't. Ils ont leur rserve de patates, et chantent l'office monacal puisant
jour et nuit...
[159]
L'orthodoxie aujourd'hui en Russie prsente tant de visages. Il y a le visage
bestial, celui de cet aumnier que j'entends dire publiquement que les mres de
soldats , qui rgulirement protestent contre la guerre en Tchtchnie, sont des
putes qui ont elles-mmes tant de sang sur leur conscience, puisquelles pratiquent
toutes l'avortement. Le pre Alexandre, Saint-Ptersbourg, dont j'ai dj parl en
est scandalis, comme le sont la plupart des orthodoxes. Ce visage bestial existe,
mais il reste isol. En revanche, le grand danger qui guette l'orthodoxie est l'alliance avec les pouvoirs sculiers, l'indiffrence aux problmes moraux et sociaux, voire, comme l'a rcemment dnonc Alexis II lui-mme, la simonie, la
vente des bndictions d'usines, de rgiments ou de salles de spectacles... Mais le
pre Iosif d'Ivanovo, cet ultra-conservateur qui a cr un monastre partir de
rien, fond une infirmerie, une boulangerie industrielle, se rend rgulirement
dans les cellules surpeuples des prisons, a ordonn plusieurs prtres d'origine
juive, convertis l'orthodoxie ? mais le pre Alexandre qui anime une fraternit,
un orphelinat, un asile la campagne pour dtenus de droit commun librs et
paums ?
Il n'y a pas que les orthodoxes. Aux les Solovki, j'ai rencontr la mre d'un
jeune boulanger dArkhangelsk, un jeune homme qui aide les vieux, les aveugles,
les sourds-muets. Lev cinq heures, il court au travail, en sort 16 heures et
jusqu la nuit secourt les malheureux. Il est en effet devenu adventiste ds l'ge
de quatorze ans. Dans la ville on l'appelle l'homme de Dieu . Evgueni avait un
pre athe, fonctionnaire sovitique, un de ses frres est businessman, comme on
dit en Russie, un autre fait ses tudes. Lui est sur la voie de la saintet, et c'tait la
premire fois que je rencontrais ce type d' homme de Dieu , vnr par tous, en
dehors de la forme orthodoxe du christianisme.
La nouvelle Russie, c'est Evguni, le directeur d'usine qui finance la fraternit
de Zaostrovie, c'est Youlia, la fille d'crivains devenue journaliste d'enqute, tonitruant contre le rgime et la concussion, ce sont ces mres de soldats prisonniers
des Tchtchnes qui arpentent le pays. J'ai rencontr l'une d'elles SaintPtersbourg, son fils fait prisonnier a t tortur parce qu'il refusait de se convertir

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

226

l'islam, ils sont trois tre morts ainsi, et l'glise orthodoxe devrait, selon elle,
les batifier 55 . Mais elle-mme na pas le tlphone, l'administration le lui refuse
pour son association, et elle va perdre la minuscule pension laquelle elle a droit.
Tous symbolisent les douleurs, les paradoxes, et aussi la vitalit spirituelle de
cette Russie cache. Une Russie qui fait contrepoids celle, vidente, de l'essor
conomique, du gigantisme de la construction Moscou, du nouveau consumrisme, avec ces hypermarchs d'audiovisuel, de matriau de construction qui ont
surgi partout, ceinturent les villes, barrent la nuit de leurs enseignes.
La Russie que j'essaie de voir, de comprendre et d'aimer est une Russie qui rsiste l'occidentalisation, non par esprit de contradiction, mais parce qu'elle est
incapable dadopter les critres occidentaux. Ldition russe connat aujourd'hui
un boom extraordinaire, tout est traduit : la philosophie, la littrature de fiction,
les sciences humaines connaissent une effervescence comme jamais depuis les
annes 1905-1914, l'ge d'argent de la culture russe. Les immenses librairies en
libre accs Moscou, Saint-Ptersbourg [160] vous coupent le souffle. Le cinma russe a repris une intensit spirituelle avec Sokourov, ou sociale avec Todorovski, Barabanov. La littrature de fiction, qu'elle pratique la dconstruction
post-moderniste ou le ralisme magique, est riche d'inventivit et exprime sa
faon les paradoxes douloureux ou grotesques d'aujourd'hui. Mais la Russie est un
peu comme ce hros de Todorovski, mon demi-frre Frankenstein , qui rentr
du service militaire avec dans les yeux d'horribles scnes de mutilation, dbarque
Moscou pour tenter de se faire faire une coteuse opration l'il par son pre,
un businessman de rang moyen avec femme, matresse et deux enfants. Lentre
dans la famille de cet tre trange, inquitant et touchant, sorte de prince Mychkine, mais qui revient non d'une clinique psychiatrique de Suisse, mais d'un cauchemar sans nom (le mot de Tchtchnie nest pas prononc une fois dans le
film), reprsente tout le paradoxe de la coexistence de ces deux Russies, celle qui
est moderne, amricanise, prospre, entreprenante, et celle qui inquite, qui a vu
dans son cauchemar ce que l'homme ne doit pas voir, qui dsarme par la bont
dans la cruaut, la compassion dans l'indiffrence apparente. Une Russie tche de
se dfaire de l'autre, comme les familles bourgeoises sment en pleine nature le
chien fidle mais aveugle dont on ne veut plus, et qui encombre pour les vacances. Pavlik, le fils inattendu qui dtruit la bonne famine de classe moyenne sup55

C'est chose faite pour le soldat Evguni Rodionov.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rieure o il dbarque, qui rve d'un diamant pour remplacer son il manquant, qui
trangle le clochard cach dans le grenier, qui dtonne dans les soires de la dolce
vita moscovite, et qui finalement entrane toute la petite famille dans son dlire de
guerre et de perscution, c'est la Russie cache, non prsentable, traumatise par
la violence clandestine. Seule la petite Annenka, quil entrane dans son rve,
semble avoir de la comprhension pour ce demi-frre surgi du nant, avec sa trogne inquitante de Frankenstein. Dans la gare o ils ont fui tous les deux, elle
saute la corde comme une petite folle, et lui, avec son bandeau noir sur l'il,
semble partir pour le dlire qui le tuera : les deux Russie ne se rejoignent que dans
l'incongru et l'enfance de la vie.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[161]

VIVRE EN RUSSE (2007)


IV. LES LIEUX
B.

DANS LA VILLE CRBRALE

Retour la table des matires

Pendant la longue nuit d'hiver la ville horizontale de pierre et d'eau referme


son tau de brouillard et de peur dilue, jauntre. La traverse des immenses ponts
est un immense cheminement l'intrieur de soi, les mes passent furtivement,
fantmes du manteau vol de Gogol, doubles de l'homme du Souterrain qui soulve son couvercle l'heure o tous les contours s'estompent.
Rendez-vous ma t donn ce soir aux studios de Lenfilm . Je connais ce
ddale darmatures gantes et vides, ces couloirs pisseux, ces ossuaires de films
qui ont vcu, et fait la grandeur de cette ville du temps quelle tait Leningrad.
Rendez-vous mystrieux. Nous sommes dix exactement ce soir-ci, et l'accompagnatrice qui dlivre les billets nous explique que l'acteur Leonid Mozgovo va
jouer pour nous, une fois de plus, la six centime peut-tre, dans une soupente
anonyme et perdue de Petrogradskaa Storona, qui est le nom de la plus grande
des les au nord de la grande Nva. Il jouera Le Songe dun homme ridicule. Ridicule, mchant, tortur par le non-tre le petit hros de Dostoevski sort non de sa
trappe, mais d'une malle cule quoi nous navions pas prt attention dans un
coin de cette pice dlabre, au fin fond d'une cour de Ptersbourg, la troisime

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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depuis la rue, septime tage sans ascenseur, o nous sommes assis sur des siges
bancals, contre la paroi d'un infime deux pices aveugle o sans doute vivait
Marmeladov, et rentrait, chaque nuit, Sonia, l'humble et la sainte, celle qui sauvera Raskolnikov de lui-mme. Jouer l'homme-rve et l'homme-moignon, l'utopie
qui tourne au vinaigre de la hargne, jouer Dostoevski pour dix spectateurs assembls ce soir par le bouche bouche du tlphone, il faut tre fou de cette
ville comme l'est ce magnifique acteur !
Son nom d'ailleurs, Mozgovo, comment ne me chuchoterait-il pas des chos,
puisque le refrain du roman malfique dAndr Bily, Ptersbourg, c'est prcisment le jeu crbral , mozgovo en russe, Mozgovo comme l'acteur du Songe,
comme toute cette cit horizontale sortie du delta par une volont, une seule, celle
d'un gant qui affectionnait les petits estaminets hollandais, arrachait les dents aux
passants, correspondait avec Leibniz, un gant qui mit en branle ce gigantesque
jeu crbral, o les ombres et la ville tissent une connivence de peur, de soumission et d'incantation.
La ville-faade, on achve de la lessiver, rafistoler et repeindre ; la ville bourreau, on ne la repeindra jamais. Elle tisse avec les palais un texte de ville nul
autre pareil, celui quaimait et peint le grand Doboujinski. Loin de Venise et de la
Palmyre du Nord, au-del [162] des faades, comme Venise, disait Brodski qui
naimait que les les (Manhattan tait la troisime).
Un texte et un jeu crbral, une saillie d'illusionniste, une injection de baroque
dans un espace de palais et de brumes. La cration d'une flotte, d'une Acadmie,
d'une statuaire, d'une grande puissance, d'une grande posie... O le marquis malintentionn, Astolphe de Custine, ne voyait quimitation dEurope et style amricain (une autre imitation), nous voyons, nous, un greffon d'antique sur la force
slave, une union miraculeuse de toute l'Europe avec un delta qui charrie la force
de l'Asie et la solitude du Nord. Helsinki, si proche, si romanovienne nous
aide mieux saisir l'unicit de Ptersbourg, o tout est ordre comme dans le Pome sans hros dAnna Akhmatova, mais ordre tragique et agonisant, o my future is in my past (TS Eliot)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Toi qui des pas devenue ma tombe,


Ville en granit, infernale, chrie,
Blme, glace d'effroi, tu te tais.
Notre sparation n'est quillusion.

Vient le printemps, la lumire tourne au blanc aveuglant, annonant les nuits


blanches, ces longs jours sans fin quexalte la monte au ciel des ponts, comme on
voit dans un film d'Eisenstein. Les statues encapuchonnes du jardin d't sortent
de leurs caissons d'hiver, les parcs se reposent pour schage , et les palais se
refont une faade. Lhiver 2002-2003, c'est toute la ville qui tait encapuchonne
d'chafaudages, puis l'ange de la Place des palais revint sur sa colonne, son collgue de la forteresse Pierre-et-Paul tincela nouveau dans le ciel de l'autre ct
du monde, c'est--dire de l'immense Nva, le chteau Michel, fantaisie gothique
d'un Paul Ier, Grand-Matre de l'ordre de Malte rfugi Saint-Ptersbourg, a retrouv sa flche d'or et ses douves d'une autre Europe. La fentre de la chambre
o Paul fut assassin est juste gauche de la chapelle ; Dostoevski y dormait
avec son frre quand le chteau maudit fut transform en cole d'ingnieurs.
Au fond c'est la premire restauration de la ville. Ne au XVIIIe sicle, elle
tait jeune encore quand Pouchkine y faisait ses frasques, y buvait en compagnie
d'un hussard nomm Tchaadaev, puis, poux de l'tincelante Natalie, Kamerjunker de Sa majest, allait au bal, comme on le voit dans le film de Sokourov
LArche russe, tte basane et boucle entraperue entre volants et chamarrures...
La ville se rajeunit d'un coup aprs 1903, quand la maison franaise de travaux
publics qui fit la tour Eiffel jeta un nouveau pont, le pont de la Trinit, entre le
Champ de mars et l'le d'en face, celle qui s'tend derrire la Forteresse. En un rien
de temps elle devint un immense lotissement, et un exemple unique de Belle poque homogne et fantaisiste, un petit Paris. Mais de restauration point encore !
Dj les cours ptersbourgeoises avaient sinistre rputation fin XIXe. La priode
sovitique abma relativement peu, ne restaura presque rien, l'abandon poursuivit
son travail potique. Ce premier lifting d'aujourd'hui aura ses limites : dues au
financement, la gabegie, l'immensit de la tche. Et, pourquoi ne pas l'avouer :
il nous plat que Ptersbourg prserve sa double nature, ce raffinement [163] d'un
rve mang par l'ombre, de la ruine contournant l'imprissable granit. On peut

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nouveau souper chez Wolf et Branger o soupa Pouchkine avant le duel, on peut
dner aux chandelles dans l'antre des potes de 1913, le Chien errant, on peut encore se perdre dans les les, errer autour des porches de l'Arsenal ou de la Nouvelle Hollande... Tout Ptersbourg nest qu'une avenue infinie leve la puissance
n. Au-del de Ptersbourg il n'est rien. (Andre Bily)

Deux extraits des Souvenirs de Lydia Tchoukovskaya sur Anna Akhmatova.

Vous nen avez pas assez de Ptersbourg ? demanda-t-elle aprs un long


silence.
Moi, non !
Moi, si ! le lointain, les maisons, tout est de la souffrance fige. (2 mai
1939)
Parviendrons-nous jamais nous dtacher de cette ville ? dis-je.
Pour moi c'est chose faite, rpondit Tamara ;
Moi aussi, jai vu son autre face, dit Anna Akhmatova. (11 mai 1940)

Ptersbourg du mythe, Ptersbourg du ddale, Ptersbourg des Palais, Ptersbourg des arrire-cours aux murs immenses dlavs et inquitants, tels que Doboujinsky les a peints avec une sorte de rage dsespre. Ptersbourg sur l'eau,
rve europen de Palmyre du Nord, mirage dans l'interrgne entre l'aqueux et le
brumeux, Venise du delta qui rpond aux coupoles de San Giorgio par le palladisme de ses palais, aux mirages hollandais par la flche de ses clochers o s'installe l'ange de l'Apocalypse, l'ordonnance du ballet des pierres et du jardin versaillais par ses palais priphriques, par sa structure en toile, par sa statuaire immense. Rozanov, qui n'tait pas n en cette ville, en clbra l'gypte inquitante,
ses sphinx et ses sphinges, ses lions, ses centaures. Ptersbourg vit par l'isolement
et par le contraste. S'il est une structure binaire en Russie, c'est bien celle-ci :
Moscou-Ptersbourg. Moscou l'ancienne, la douairire, ville circonfrence, villearbre. Ptersbourg la crbrale, sortie du geste d'un empereur immense, parfois
pris de colres violentes, mais pris des estaminets hollandais et des intrieurs des
artisans qui il emprunta l'art de la charpente, afin de crer un des deux grands
chefs-duvre de la Russie, sa flotte. Car, comme l'a dit le pote Brodski, fils de
la Ville, la posie russe et la flotte russe sont les deux chefs-duvre les plus inat-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tendus de la Russie, et tous deux lis la Ville de la Nva, elle aussi chef-d'uvre
totalement inattendu. Car rien nindiquait que ce pays terrien et fluvial, pris dans
la plaine eurasienne, aurait une capitale sur l'eau, une grande flotte et une grande
posie ! Par un caprice du maire actuel de Moscou, une statue gre de filins du
Tsar-marin est alle se loger dans Moscou la terrienne, la proue de la seule le,
pas trs pittoresque, quait la ville antique, mais le vrai Tsar-marin, il est ici, dans
le souvenir des vers de Pouchkine, dans les Pices minuscules de son Palais dt,
dans les vestiges de son premier Ermitage, o l'on a reconstitu en cire le Tsar,
install un bureau gigantesque dans un cubicule minuscule : un gant dans une
cabine de bateau...
Le film d'Alexandre Sokourov LArche russe, qui a t tourn en un seul plansquence d'une heure et demie, est un parcours, camra numrique au poing, dans
le ddale de [164] l'Ermitage et du Palais d'Hiver. Il commence ici, sous l'opra
pastel et or, dans l'estaminet hollandais, se poursuit par la terrasse suspendue o
passe la jeune Catherine impratrice, qui va tant changer la ville, que l'on revoit
douairire vieillie courir aux latrines o elle va trpasser, aprs quoi un long parcours nous mne aux salons d'apparat, la salle de bal, aux appartements du dernier des tsars, Nicolas II, l o sigea aprs son arrestation le gouvernement provisoire. Le film est un torrent de chamarrures et de mousseline, un flux de menuets et de quadrilles, un miroitement d'paulettes et de rubans. Un petit marquis
de noir vtu y circule d'un groupe l'autre. Il Nest pas nomm, mais nous savons
le nommer, il s'appelle marquis de Custine, et il vient ici en 1839, il assiste ce
bal, aprs quoi il rdige son rcit de voyage fielleux et admiratif. Mais le film de
Sokourov ne vit que pour les dernires minutes du film, lorsque le flot chamarr
descend le grand escalier d'apparat, un des trois cents escaliers du palais gigantesque, et que le flou les engloutit, tandis que la camra se retourne vers les fentres,
o apparait la nuit, et dans la nuit un raz de mare qui monte, peut-tre ce dluge
qui menace la Ville sur le delta depuis sa cration, et une voix murmure : maintenant nous sommes entre nous.
Eh bien, non, jamais les Russes nont vraiment t entre eux dans la Cit de
Pierre. Allemands et Polonais, Finnois et Sudois, franais de cour, artisans de
Bavire ont colonis la ville, l'ont difie, orne, ont peupl de professeurs ses
Acadmies, de causeurs ses salons, de gnraux ses tats-majors. Les glises de
toutes les nations campent ici, avec leurs faades jsuites ou hollandaises, leurs

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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vitres larges de temples luthriens. Et mme la grande Mosque est venue se loger
sur le Ct de Petrograd , au nord de la Forteresse Pierre-et-Paul. La ville est la
porte sur le monde, tapie au fond du golfe, comme Venise dans sa lagune. Et c'est
d'elle que partirent toutes les rvolutions. Elles ne viennent en Russie que du haut,
a dmontr aprs bien dautres l'historien Natan Eidelman.
C'est ici que furent crites Les Soires de Saint-Ptersbourg par l'ambassadeur
de la cour de Turin et Savoie, Joseph de Maistre. Tandis que son frre ornait les
salons de ses gravures, et les faences de ses figurines. La ville fut btie par des
architectes trangers et russes, russifis ou rests allemands, ou tessinois ou italiens, tous unis dans leur succession pour crer une ville qui nous frappe par son
unit alors que le marquis de Custine l'tait par son mauvais got l'amricaine.
Lhistorien Moisse Kagan a raison de parler dans son livre sur la Ville d'une sorte
de classicisme la russe, le mme quen Europe, mais russifi par les dimensions,
l'immensit du ciel, de la Nva, la rusticit de la statuaire parfois. De cette capitale si une et si diverse sont parties tous les grands bouleversements qui ont secou
le corps de la Russie : l'europanisation l'asiatique de Pierre, l'abolition du servage d'Alexandre II, ralisant ce pour quoi les Dcembristes avaient t pendus,
ici aussi. Et puis les grandes rvoltes lentes de 1905 et de 1917. C'est ici que vint
buter sur les mitrailleuses le flot du proltariat des banlieues, conduit par le prtre
Gapone ; ils apportent au Tsar leur supplique, que Pguy, aussitt, dans ses Cahiers de la Quinzaine, compare au plus grand des textes, dipe Roi, de Sophocle.
Par ce que le peuple russe qui traverse les ponts gigantesques et va au palais, ce
sont les suppliants de Sophocle, et pour Pguy, les suppliants sont videmment plus grands que les supplis. En l'occurrence le suppli est le Tsar, qui
deviendra plus tard un suppliant, puis un supplici.
[165]
Ptersbourg-Moscou : le contraste est saisissant et il nourrit surabondamment
la littrature russe. Gogol, le chantre d'un Saint-Ptersbourg qui torture le petit
fonctionnaire , l'homme sans importance cras par les espaces et par les hirarchies, Akaki Akakivitch, dont le nom veut dire celui qui ne fait pas le mal, se
heurte ici au mal aveugle et sourd, l'Administration et les Brigands. Point de pelisse qui vaille ici ; et l'humanisme ici n'est quartifice. Gogol qui, dans un petit
texte cisel, oppose les deux capitales. Moscou est une vieille casanire, elle cuit
les beignets, elle coute dans son fauteuil le rcit qu'on lui fait des affaires du

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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monde. Ptersbourg est un petit dlur, jamais la maison, toujours se pavaner


sur la frontire devant l'Europe. Moscou est du beau sexe, Ptersbourg du sexe
mle. Moscou, il y a les fiances, les beaux partis, Ptersbourg seulement des
fiancs. quoi Bielinski rpond : Ptersbourg et Moscou sont deux faces, que
dis-je, deux partis pris qui en s'unissant peuvent avec le temps former un tout
harmonieux, en s'inculquant l'une l'autre ce quelles ont de mieux.
Mais ce nest pas dans la littrature que cette union se fera, dans l'histoire non
plus d'ailleurs. Et Tolsto qui dteste Ptersbourg a construit Guerre et paix sur
l'opposition entre les deux villes. Voyez l'ouverture : le salon de Mlle Scherrer, les
rouages de la machine parler beau, l'orateur franais le marquis de Mortemart,
les prdicateurs catholiques, la rapacit du prince de cour Basile, et voyez maintenant le ct Moscou : le Club anglais, la maison des Rostov, havre de bienveillance, de ptillante jeunesse, d'amourettes charmantes, de dvouement extraordinaire
et sans grands mots prononcs quand vient l'heure de l'preuve nationale. Sans
compter l'extraordinaire douairire, Mme Akhrossimova, qui danse avec le comte
le Danilo Cooper , pendant que tous les domestiques regardent par la porte.
Bien sr le comte se ruine, il est gnreux sans compter, et compter il faut prsent dans la Russie qui se modernise. Mais quel altruisme, quelle ville chaleureuse, et l-bas, quelle noire vanit, quels errements de l'esprit, quel refus du sacrifice ! Anna Karnine amplifie encore le contraste. Le trajet d'Anna entre les deux
villes lui sera fatal. Karnine est la personnification de la ville de pierre, au cur
de pierre, Stiva Oblonski de la ville organique, cervele et d'heureuse nature.
Tolsto, non content d'avoir si bien rduit Ptersbourg sa fonction administrative
et moralisante sans cur, fait une duplication de Karnine dans son romanpamphlet Rsurrection. Et revient encore l'attaque dans son Hadji-Mourat...
Eugne Onguine galement oppose les deux villes, mais dans un systme
plutt triangulaire qui comporte Ptersbourg-Moscou-la province et ses gentilhommires. La capitale nouvelle est celle o le jeune dandy fait sa toilette, va au
thtre, court se montrer dans trois ou quatre grandes maisons et rentre chez lui
l'heure o les travailleurs sortent au labeur. A l'autre ple, la campagne, o vivent
les Larine, et o se retire Eugne, o il dclenche le drame ; le dernier est Moscou, o se rend la bonne madame Larine la foire aux fiances avant que l'on
ne retourne Ptersbourg pour revoir Tatiana mtamorphose en grande dame,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pouse du gnral. Tatiana a accompli le priple initiatique de la vie russe : campagne Moscou Ptersbourg, mais sans rien trahir d'elle-mme.
Ptersbourg est le lieu de l'amiti entre le hros Eugne et son moi le narrateur ; comme on le voit dans cette strophe du chant I :
[166]

Quand la nuit tendait ses voiles


Au loin l't sur la Nva
Et quau ciel brillaient les toiles,
Que de fois, il nous arriva,
En rvant de notre jeunesse
Ou de quelque ancienne matresse,
Dans ce calme dlicieux
D'errer tous deux silencieux !

La boucle que fait la narration d'Eugne Onguine est un peu celle de toute la
littrature russe depuis la fondation de Ptersbourg : le substrat slave et orthodoxe, la capitale dchue, mais bonne et humaine, la nouvelle capitale europenne,
mais insupportable l'homme naturel. Radichtchev, dans un clbre Voyage de
Saint-Ptersbourg Moscou avait, en autant de chapitres qu'il y avait de relais de
poste entre les deux capitales, fait un tableau allgorique des misres de la
paysannerie soumise encore l'esclavage. Pouchkine lui rpond dans son voyage
en sens inverse. Beaucoup plus tard viendront d'autres pomes qui sont autant de
travelogues comme on dit en amricain, mme quand les rangs de prsance
auront t changs et que Ptersbourg, devenu Leningrad, aura t dchue de son
rang de capitale par Lnine. Et tout cela pour arriver l'acrimonieux et symbolique Voyage de Leningrad Saint-Ptersbourg de Mikhal Kouraev, un voyage
encore plus symbolique que celui de Radichtchev, puisquil est un voyage de
simple mutation toponymique, avec le retour de l'ancien nom, et l'apparition de la
dchance affairiste dans la moribonde merveille de l'art, o nous naissons plus
rarement que nous ne mourons , prcise le cruel ironiste dmographe. Pendant
soixante-dix ans, Saint-Ptersbourg avait perdu son nom, le nom du saint de son
patron fondateur. Le nom initial tait d'ailleurs carrment nerlandais, plus
quallemand, puisque Pierre appela sa ville Sankt Piterburh. Et l'crivain soviti-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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que Pilniak, dans un petit rcit de 1922 intitul Sa Majest Pieter Komodor, reprit
ce nom pour mieux marquer l'tranget de Pierre et de son projet pour la Russie.
Les imprcateurs y rdent autour de la capitale en construction, les loups s'en approchent dans les hivers de famine, l'excuteur des basses uvres de Pierre, Tolsto soumet la question les faux prophtes qui annoncent le second dluge, et le
Tsar imposteur, dans un jargon de soudard mtin de hollandais et de bas latin,
donne l'ordre d'carteler ses plus proches auxiliaires...
Ds les annes vingt du XXe sicle, Pilniak, mieux que d'autres, sentait venir
le temps des tortures. Pour la ville dchue ce fut un temps terrible, celui du complot de l'Acadmie, des arrestations massives d'universitaires, de tous les cidevant de la ville, avant que le tourment de la cit ne ft parachev par le blocus,
et que la ville mourante exsangue, relie au continent, c'est--dire la Russie, par
un seul chemin entre les eaux, la ville trangle et martyrise ne soit jamais lie
son second hros ponyme, Lnine, ce nom phmre qui fut sien pendant ses
plus terribles annes. Ptersbourg fut la fentre sur lEurope, crit encore le misanthrope Kouraev, et le porche sur le futur. Aujourd'hui la ville me regarde par
les yeux de ses vieilles qui crvent de faim. La ville s'enfonce dans l'inconscience. Nous ne devons pas lire ce voyage au sens premier, pas plus que les autres :
Ptersbourg est, reste, restera un symbole, une ville-texte, une [167] ville pancarte, comme dans le fameux pome de Blok Les douze. Douze gardes rouges mchs parcourant les rues de la ville affame derrire eux, un cabot devant, invisible et invulnrable, couronn de roses blanches, Jsus-Christ . Le pome est
scand par les rafales de vent et les gmissements d'une petite vieille qui regarde
les calicots rvolutionnaires en travers des avenues et se lamente : Oh, combien
de culottes, on aurait pu tailler l-dedans ! . Le peintre et illustrateur Guorgui
Annenkov et d'autres l'ont illustr, transcrivant en hachures le rythme violent, les
slogans, les hululements du vent, les dbris de Requiem, la vision messianique.
Annenkov a galement laiss un beau roman sur ce Ptersbourg de l'utopie et de
la famine o Altman dcore la Place des Palais d'immenses calicots proclamant :
Guerre aux palais !
Le mythe de Ptersbourg , la premire occurrence majeure, nous la trouvons dans le titre d'un livre du slaviste italien Ettore Lo Gatto qui porte ce titre ; le
texte de Ptersbourg , nous en trouvons la premire occurrence dans un numro spcial de la revue des structuralistes sovitiques de Tartu, Smeiotik, paru en

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237

1984, un numro spcial sur Ptersbourg o l'article cl est celui de V. Toporov


sur Ptersbourg et le texte de Ptersbourg. La ville engendra ds sa naissance
des mythes, c'est--dire des lgendes qui vcurent leur vie indpendamment de la
ville relle. Lgendes des Schismatiques qui voient en Pierre lAntchrist venu sur
terre, lgende reprise par Mrejkovsky dans son roman historique Pierre et Alexis,
qui raconte l'excution du fils de Pierre par ordre, et en prsence de son pre.
Linfanticide et le parricide ont contamin toute l'histoire russe, toute la psych
russe. Fallait-il construire Ptersbourg un tel prix ? De Mrejkovsky Gorenstein, nombreux sont les textes thse pro ou contra qui abordent le problme du
sang qui pse sur les fondations de la ville.
La rvolte des Dcembristes succda une inondation terrible, comme en est
jalonne l'histoire de la ville sur le delta, enrichit le mythe, et ce d'autant plus quil
tait tabou, et ne pouvait tre manifest. Plus tard, l'assassinat d'Alexandre Ier, le
tsar librateur, deux pas de son palais d'Hiver, prs de la place des curies,
viendra encore davantage ensanglanter la lgende de la ville dfinie dans
LAdolescent de Dostoevski la ville la plus fantastique du monde . Depuis,
l'glise du Sauveur-sur-le-sang , en style vieux russe, implante dans le texte
architectural de la ville comme une pine trangre, dresse haut ses bulbes moscovites en plein paysage ptersbourgeois : l'union eut lieu, mais dans le sang du
monarque ! le mythe est celui quenfantrent Pouchkine et Gogol. Complmentairement, de faon indissociable. Gogol avec ses cinq rcits Ptersbourgeois, la
brillante et nigmatique Perspective Nevski, la cruelle Pelisse (habituellement
traduite par Le manteau, mais comment un manteau peut-il devenir l'pouse
d'Akaki ?) pelisse qui narrive pas protger le malheureux Akaki, le gothique
Portrait consacr vnalit dmoniaque de l'art dans la capitale de la dbauche
crbrale, et le surraliste Nez, vritable chef-duvre de la schizophrnie en art.
Et surtout les Notes du fou avec leur draillement paranoaque. Ptersbourg est
une ville anxiogne, nous dit Gogol. Pouchkine a chant Ptersbourg mieux que
tous, mais lui aussi a donn une figure ambigu et pathogne la ville ne de la
volont du gant qui naimait maladivement que les toutes petites pices. Le texte
fondamental du mythe est videmment Le cavalier dAirain. Les deux parties du
pome sont en saisissant contraste : le prologue clbre Pierre et sa ville comme la
Gense [168] clbre la cration et le Crateur. La seconde partie, intitule Rcit Ptersbourgeois , dit la triste aventure d'un petit homuncule de la ville, Eug-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ne, rendu fou par la perte de sa fiance dans l'inondation de 1824, et qui, dans un
face face tonn avec la statue de Falconet, rige sur la Place du Snat, invective le Fondateur. Puis il sent la statue s'animer et le poursuivre sur le pav de la
ville. Falconet neut gure de carrire en France, mais le cheval cabr sur la Place
du Snat avec son empereur couronn de laurier fait de lui, et de Catherine qui
commanda l'uvre, l'auteur d'un grand mythologme. Petro Primo Catherina
secunda, l'inscription sur le socle de granit, a aussi jou son rle : en courtcircuitant toute une srie de souverains, en tablissant une sorte de majestueuse
filiation, Catherine mentait et inscrivait le mensonge dans le roc.
Linvective d'Eugne, le martlement du sabot de la statue anime, ce face-face du minus et du gant fondent le mythe dans sa version malfique.
Lhallucination est complte, le fondateur a fait uvre de Crateur, il a cr la
Petropolis du nord, il a fait reculer les flots, il a ceintur les lments de granit, il
a attir les flottes du monde, cr ex nihilo une arme, un Champ de Mars, une
flotte, un port, une ville, un ngoce, des thtres, un berceau de civilisation, mais
sa ville est cruelle pour l'homme. Triste sera mon rcit , dit le narrateur de la
seconde partie. Et les flots font irruption telle une bande de brigands rapinant un
village. Au fond, c'est cette symbiose de la rupture et de la rapine qui est au cur
du mythe : et elle veut dire que la culture russe, l'blouissante civilisation ptrine,
l'tincelante europanisation o l'Imitateur a su dpasser l'imit, o Pierre a su
battre Charles de Sude, apprendre les mtiers de l'industrieuse Hollande, l'ingnierie anglaise, le raffinement franais, reste une digue fragile que le flot peut
tout moment rompre. Ptersbourg nest pas sous les eaux, mais Ptersbourg est en
sursis perptuel, en danger de rupture de la digue...
Dans son Prologue, Pouchkine a lui aussi rendu hommage au fatal contraste
des deux capitales :

Et l'ancienne Moscou plit


Devant la jeune capitale ;
Devant une veuve royale
La jeune reine resplendit.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Tout le prologue est donc hymne la Cration ( Je t'aime, chef-d'uvre de


Pierre ! ), clbration de la cration ex nihilo ( Devant lui, la mer tait vide ) et
envoi de la ville dans l'histoire de l'Europe et du monde :

Vis, resplendis, ville de Pierre,


Comme la Russie reste fire,
Inbranlable en ta beaut !
Llment que tu as dompt
Puisse-t-il oublier sa haine !
Que jamais sa colre vaine
Ne vienne en son repos troubler
Le fondateur de la Cit !

[169]
En complet contraste avec cet envoi dans le monde de la nouvelle capitale,
le rcit qui suit dit l'angoisse des Russes, des quidams victimes de l'hybris civilisationnelle de leur Matre. La statue de Falconet, cabre au-dessus de la Nva,
devient symbole de la fracture dans l'histoire russe depuis la rvolution ptrine.

O vas-tu ? ta course insense


Un jour va-t-elle s'arrter ?
matre de la destine !
Ta main de fer nous a dompts
Et prs du gouffre ta folie
A fait se cabrer la Russie.

Rarement statue se sera en effet pareillement anime : rapparaissant un peu


partout dans la littrature et la posie russe, et surtout dans le gnial roman de
Bily, Ptersbourg, o la statue anime monte lourdement jusqu'au grenier du
Terroriste et vient poser son gros cul lunaire face au Terroriste terroris. Du coup
la liaison malfique avec la Rvolution et l'attente eschatologique de la fin sont
tablies potiquement et thmatiquement. Presque la mme anne dans un pome
d'Innokenti Annenski o la ville est reprsente comme un chevalet de torture de
la conscience russe, le gant sur le roc est compar un amusement d'enfant,
mais un amusement sanguinaire :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

240

Le gant couronn de lauriers sur son roc


Demain deviendra simple jouet d'enfant...

Angoisse et psychotisation des petits hommes qui ne supportent pas la tension


ne de l'intervention chirurgicale de Pierre dans l'organisme suppliant de la Russie. Pouchkine en a donn une seconde version, en prose, celle-ci, dans son rcit
de La Dame de pique. C'est Boldino, pendant quil est dans les terres de sa famille, coinc par une quarantaine qui frappe toute la province cause du cholra,
que Pouchkine crit ce rcit Ptersbourgeois , dont la gloire en France doit
autant Tchakovski qu' la traduction de Mrime ; la dame de pique signifie
secrte malveillance dit l'pigraphe. Tout commence par la table de jeu, et Ptersbourg est ici la capitale du risque et des commotions sociales, comme chez
Dostoevski, qui en montre les tripots dans LAdolescent. On jouait chez Naroumov, lieutenant aux gardes cheval. Une longue nuit d'hiver s'tait coule
sans que personne s'en apert, et il tait cinq heures du matin quand on servit le
souper. Lanecdote des trois cartes secrtes et gagnantes frappe le cerveau
dHermann, le hasard le mne une nuit devant la maison de la vieille comtesse,
qui fut la matresse de Cagliostro. Toute l'Europe galante, joueuse, aventurire a
trouv refuge dans la capitale du Nord, comme l'ordre souverain de Malte, chass
de Malte, trouva refuge dans cette mme Palmyre et fit du tsar fou Paul Ier son
Grand Matre, bien qui1 ne ft pas catholique. Des forces malfiques sont donc
l'uvre. Lintrigue amoureuse avec la jeune pupille de l'antique douairire friponne ne saurait arrter l'autre intrigue, celle qui lie Hermann avec le jeu et le dsir
maladif de faire carrire fulgurante, qui est la marque du socium ptersbourgeois.
Deux ides fixes, crit le romancier, ne [170] peuvent coexister dans le monde
moral, de mme que dans le monde physique deux corps ne peuvent occuper une
seule et mme place. Trois Sept As effacrent bientt dans l'imagination d'Hermann l'image de feue la vieille comtesse. Ptersbourg est et sera dans la littrature russe une ville de monomaniaques, seule la folie y crot son aise, aucun
contexte familial, social ou traditionnel ny protge le dracin qui l'habite.
Dracin donc Raskolnikov, qui y cultive son ambition de devenir le Napolon de la socit capitaliste, et qui s'arroge le droit de tuer au nom de l'ide. Mo-

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nomaniaque Svidrigalov, le dbauch, qui pie derrire la cloison de la chambre


o Raskolnikov fait son aveu la prostitue vanglique Sonia.
Svidrigalov se rfugie dans une chambre sordide d'htel de passe, dans les
les , ces les o se trouvaient les tripots et les maisons louches. On entend le
canon : Le signal, l'eau monte, pensa-t-il. Il se lve, va l'le Petrovski et songe se pendre un grand arbre noy de pluie, tandis que passeront dans le flot les
rats noys et les frusques des hommes. J'ai choisi le meilleur moment, songea-til. Un brouillard opaque et laiteux enveloppe toute la ville, il marche sur le pav
de bois, puis dans la boue, un ivrogne mort gt dans la gadoue, passe un chien
pel, un factionnaire dans une gurite hargneux : Passez votre chemin ! Moi,
mon vieux, je vais l'tranger. l'tranger ? En Amrique. En Amrique ?
Svidrigalov tira le revolver de sa poche et l'arma. En voil une plaisanterie, ce
nest pas le lieu. Et pourquoi ce nest pas le lieu ? Mon vieux, la place est bonne
quand mme. Si on t'interroge, dis que je suis parti pour l'Amrique.
Cette Amrique de l'utopie, que l'on retrouve dans Les Dmons, cette Amrique non moins artificielle que Ptersbourg, elle a su, sans doute, elle, l-bas,
mieux rconcilier l'homme exil avec son propre bannissement. Le suicide du
grand pcheur, du barine dvoy Svidrigalov, fait pendant l'enclin de Raskolnikov sur la Place au foin : l'un se sauve en se rconciliant avec la Terre russe, l'autre se perd en se noyant dans le brouillard de la ville la plus fantastique du monde.
La ville tripot, la ville fantme est galement au cur de LAdolescent.
LAdolescent ira jouer dans un tripot des les et y subira une humiliation de plus,
en se faisant accuser faussement de tricherie, une de ces humiliations qui font,
avec le chantage, le tissu social et psychologique de la ville tourmenteuse. L
naissent et souffrent les familles de hasard, opposes aux vieilles familles remparts de Tolsto, comme le souligne Dostoevski lui-mme dans son pilogue.
Ptersbourg, selon un des terroristes matres chanteurs du roman est une plaie
purulente. La dcomposition, voil l'ide principale du roman , note l'auteur
lui-mme dans son brouillon. Quod medicamenta non sanant, ferrum sanat.
Les manieurs du fer chauff rouge sont prts oprer le corps purulent de la
Russie, tal en cette ville comme sur un teatro anatomico . Ils le feront bientt
d'ailleurs, et Berdiaev diagnostiquera le don dostoevskien de lucidit dans le recueil De Profundis de 1918 (interdit par les bolcheviks). Nous sommes loin de la
ville-prodige architectural, loin de la clbre Promenade du ct de l'Acadmie

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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des Arts (1814) du pote Batiouchkov travers la ville-muse, matrice de toutes


les rflexions sur l'art de Ptersbourg, et modle pour tant de potes, dont Brodski.
[171]

Les superbes btiments, dors par le soleil matutinal, se refltaient


dans le miroir pur de la Nva, et tous deux, nous nous crimes : Quelle
ville ! quel fleuve !

Cette ville de Batiouchkov est unit forte, volition architecturale ltat pur,
celle de Dostoevski est toute dcomposition du corps social (une seule fois dans
toute son uvre Dostoevski accorde un regard la ville de Batiouchkov, dans un
bref passage de Crime et chtiment)
Le problme du mythe de Ptersbourg est celui de la recherche dun pre, ou
dun protecteur. Le Fondateur, le Pre-Jhova (Pierre est explicitement compar
au Dieu de la Gense) tend la main vers les lments aqueux et dit : ici sera ma
ville ! Mais, comme on le voit au prologue du Cavalier dAirain, il savre incapable de protger ses sujets des sa dextre tendue et imprieuse. Les eaux dfont
chaque nuit ce que lon a construit chaque jour . Custine stonnait de la thtralit de la ville. Un thtre pour dmnager en une nuit, des dcors donnent sur le
vide des coulisses, et les collines de Saint-Ptersbourg, ces immenses espaces
meurtriers que Gogol a si bien dcrits dans La Pelisse, et Dostoevski dans Crime
et chtiment nen finissent pas de souffler le vide. Dj le prince Odoevski, pote
philosophe, ami de Pouchkine, auteur des Nuits russes, faisait dire un de ses
personnages : On sest mis construire une ville, mais ce qudifie la pierre, le
marais le reprend. On a dj entass beaucoup de pierres, rocher sur rocher, poutre sur poutre, mais le marais reprend tout et il ne reste la surface des eaux que
fondrires. Le Tsar pendant ce temps a construit son bateau, il se retourne, et hop
! plus de ville ! (Sylphide, 1835) Une des Nuits russes du mme Odoevski met
en scne le sourire de la mort . La Nva est en crue, une calche luxueuse est
arrte par un cortge funbre, le vent soulve le suaire et la jeune femme pousse
un cri. Elle a reconnu son ancien soupirant. La belle et son mari arrivent au palais,
o leau monte encore, tandis que lorchestre joue. Dj les murs se lzardent,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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cde une fentre, puis une autre, leau sengouffre et dj envahit la salle Et
voici pouss par les flots le cercueil flottant de lamant ! leau saumtre entre en
sifflant dans les oreilles, fouette le cerveau, aveugle le regard, et le mort se penche
et dit : Salut, Lise ! raisonnable Lise !
Les Nuits russes, chef-duvre du romantisme hoffmannien russe, sont un
hymne la nuit et au dluge. Le dluge qui submerge la Ville de la Nva annonce
la dliaison de toutes les relations humaines, la prochaine fin du monde.
Le texte de Ptersbourg, aprs Pouchkine et Gogol, comprend ces deux lments contradictoires : le mythe de lengloutissement toujours possible et le spectacle rassurant du corset de granit et des grilles en fonte dores lor fin.
Limmatriel et le dur. Le mythe et larchitecture. La gnration symboliste, celle
issue des dcadents de la fin du sicle, reviendra longuement sur le texte de Ptersbourg et en crira de grandes pages : ce seront en art le Monde de lArt, le
Peterhof de Benois, qui drive de son Versailles, les gravures lgantes de Somov, le libertinage, les ftes galantes, lexplosion du ballet avec Diaghilev qui se
transporte Paris, du thtre avec la nouvelle Commedia dellarte de Meyerhold,
alias docteur Dappertutto, la bohme du Chien errant et du Tripot des comdiens , deux caves la mode o apparat une beaut terrible avec sa noire frange,
Anna Akhmatova. Tous les potes symbolistes ont crit dans le livre de [172]
Saint-Ptersbourg, les Ptersbourgeois comme Blok et les Moscovites comme
Bily. Les plus grands lgiaques de l'poque sont natifs de la Ville-Mythe : Sologoub, magicien pathogne, Annenski, dont l'ennui baudelairien est reli la
nostalgie de l'Antiquit. Ses trfles qui vont par triades ne sont pas explicitement ptersbourgeois, mais leur angoisse et le poids de la dpression y sont un
effet de la Ville-Surmoi, bourreau de ses habitants. Le grain de l'angoisse est
concret, l'expression de la ville reste sublime. Tant et tant de mmoires ont compos une sorte de guirlande la gloire de ce Ptersbourg de la Veille, veille de la
guerre, de la Catastrophe, de la dchance. Tous les anciens participants nous
confient l'esprit de fte tragique des dernires annes de la brillante capitale. Citons en particulier Sur les rives de la Nva, les souvenirs de la potesse Odoevtseva.
En 1904 Viatcheslav Ivanov, philologue qui a err de Berlin Genve, de
Mommsen Saussure, rentre avec sa sulfureuse pouse Lydia Zinovieva Annibal,
et ils crivent un nouveau chapitre du mythe, celui de leur maison au sommet d'un

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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immeuble de rapport en bordure du jardin de Tauride. Ce sera la fameuse Tour


d'Ivanov. L brillera Kouzmine, le pote de l'amour l'antique, l paratra pour la
premire fois Anna Gorenko, qui prendra le nom de plume dAkhmatova, cette
jeune femme dont Blok saluera la beaut terrible . La cit de la bohme, de
l'lgance nuovo stilo, des nuits enfumes sous les votes peintes par Soudekine,
tout ce Ptersbourg symboliste est la fois raffin et dsespr. Nous sommes
les enfants des annes terribles de la Russie , dit un pome d'Iambes, le plus violent des cycles de Blok. Ptersbourg coupable, ftard, Ptersbourg des les o l'on
va se livrer la dbauche, mais sans l'lgance de la Venise de Casanova. Ptersbourg de la Veille, car tout empli du pressentiment de la fin. Les eaux vont monter, les Huns vont revenir, les Scythes vont camper sous nos murs comme jadis les
Barbares sous ceux de Rome. Blok meurt en 1921, l'anne o l'ex-mari
dAkhmatova, le pote Goumilev, est fusill. Akhmatova nmigre pas.

Je ne suis pas avec ceux qui ont abandonn


Leur terre au dpeage de l'ennemi.

Elle reste dans la ville amoindrie, dtrne, elle est installe dans une petite
pice d'un appartement communautaire dans une aile de l'ancien Palais Cheremetiev envahi et dcati. Cette maison sur la Fontanka va devenir le lieu magique
de sa solitude et de son Pome sans hros. Le pome a mri en vingt ans, il est n
Leningrad, aux annes de terreur, comme son Requiem, il s'est poursuivi en
vacuation Tachkent, puis nouveau Leningrad. Il a trois fonds secrets, comme la cassette. Il est un pome nigme, comme la ville affame, dlabre est un
palimpseste d'elle mme. Mais le front du palais ne dit-il pas Deus conservat
omnia ? C'est l'piphanie, le Nouvel An ancien style ; la potesse est seule,
elle attend, et elle voque :

En mon palais de la Fontanka,


Par cette nuit brumeuse, il arrivera trop tard
Pour boire le vin du Rveillon...

[173]

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Comme la seconde partie du Cavalier dAirain, la premire partie ici s'intitule


Nouvelle ptersbourgeoise . Le Commandeur du Don Juan de Mozart cogne
la porte. Di rider finirai/Pria dell'aurora dit la voix fatale, qui ? l'poque,
la Ville, la femme-pote ? Blok est voqu, lui qui a crit les Pas du Commandeur , qui a entendu ces pas, et eu la vision dans une nuit ptersbourgeoise
hache par des phares jaunes d'automobile de quelque chose de dmonique, d'un
envahisseur... La fte est triste et hoffmannesque en cette veille de 1913, un sicle
d'une longue paix va s'achever. Au Thtre imprial Marie on joue un Don Juan
mis en scne par Meyerhold, des ngrillons changent les dcors devant le public,
on se croirait au XVIIIe sicle, et on ne sait pas qu'on entre dans un sicle nouveau
et sanguinaire. Est-ce le livret de Petrouchka qui sert de fil la fable ? ou est-ce la
fable qui sert de fil la vie ?

Ici sous la baguette d'un divin maestro,


Le vent sauvage de Leningrad,
Et dans l'ombre d'un cdre sculaire,
Je vois la danse des ossements de courtisans.

Dans le triptyque du Pome sans hros, avec sa structure crypte triple fond,
ses parties mtapotiques hors fable, le pote se heurte l'incomprhension de
l'diteur et du public absent. De son exil intrieur le pote hle sa propre ville
fantme :

Et ma ville cousue se dresse...


Les lourdes pierres de tombeau
Psent sur tes yeux insomniaques.
Il me semblait que tu me poursuivais,
Toi reste l-bas pour prir
Dans l'or des flches, l'argent des eaux.

Cousue , car on y a cousu des milliers de sacs pour la protger de la guerre,


et l'auteur aussi, de ses mains, a cousu sa ville...
Un pote et chercheur, Lev Lossev, a dchiffr dans un vers du Pome sans
hros une sorte d'anagramme de Ptersbourg, qui serait donc le vrai hros sans

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nom, en plus des autres interprtations (le Pome trois fonds a au moins trois
ddicataires).

Dans la touffeur glace d'avant-guerre


Pcheresse et menaante,
Grondait une sourde rumeur.
Mais alors qui l'entendait ?
peine elle alarmait l'me,
Mourait dans les neiges du fleuve.

Ce bruit sourd, c'est le sisme qui vient, qui vient par Ptersbourg, et cette
touffeur dans le gel , c'est le paradoxe mme, l'oxymoron de la ville pcheresse
et menaante.
[174]
En 1941 Chostakovitch emportait avec lui le manuscrit de la Septime Symphonie, quittant la ville assige pour Koubychev. Une des variantes de la fin du
Pome y fait allusion.

Mais aprs moi, tincelante de mystre,


Celle qui s'est nomme la Septime
Se prcipitait vers un festin inou.

Dans son Tmoignage, souvenirs recueillis par Salomon Volkov, Chostakovitch dit quil composait en relisant les psaumes de David, et quil aurait aim
quon en lt avant chaque excution de la partition... Son opra bouffe Le Nez lui
avait valu les premires remontrances dans les annes vingt. La septime allait le
faire rentrer momentanment en grce. Des pans de son oeuvre sont ainsi lis la
Ville de Gogol et d'Akhmatova. La clbre Leningradka , avec son ample premier mouvement, ses afflux de stridences triomphales, son dernier mouvement
lgiaque, incarna pour plusieurs gnrations l'esprit de rsistance de la ville martyre. Humour grinant et pathtique : le mythe continuait avec le compositeur, sa
vie double, diurne et nocturne, gogolienne et pouchkinienne. Leningrad, aprs
Saint-Ptersbourg, continua encore quelque temps d'tre la capitale du modernis-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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me russe, comme elle avait t le berceau de Nabokov, celui de Stravinsky ou


celui de Balanchine, mais ces trois-l avaient transport Saint-Ptersbourg sur
d'autres rives .
Cependant de nouveaux monuments potiques s'rigeaient, Benedikt Lifchitz,
quoique futuriste, donnait forme classique la musique en pierre de la ville. Ossip
Mandestam la lestait de mythologie grecque et lui inoculait sa prescience aigu de
la catastrophe venir. Il suffit de mettre en parallle deux de ses pomes, l'un de
1916, l'autre de 1930, pour sentir passer le srieux du tragique, qui chasse le mythologique.
Le premier rattache la ville au Royaume des morts des Anciens :

Petropolis transparent nous mourrons.


Sur nous rgne ici Proserpine.
A chaque souffle nous buvons la mort,
Chaque instant pour nous est final.
Desse de la mer, terrible Athna,
Relve ton puissant casque de pierre !
Petropolis rgne Proserpine.

La desse Athna trne au fronton de la bibliothque impriale fonde par Catherine. Les deux desses se disputent la ville, celle de l'esprit et du savoir, celle
des infernaux paluds, mais c'est la seconde qui l'emporte sur la premire. Proserpine sur Athna...
Puis en 1930, le clbre pome, pitom de cette prescience du malheur :

Me voici dans ma ville chrie en pleurer,


Connue en chaque veine et chaque ganglion.
[175]
Te voil donc revenu, eh bien ! vite avale vite
De Leningrad les mornes rverbres !
Ptersbourg ! non, je ne veux pas mourir :
Tu as tant de mes numros de tlphone.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ptersbourg, j'ai encor des adresses


O je peux retrouver les voix des morts !
Qui vient moi par l'escalier noir ! Sur ma tempe Chaque coup de la
sonnette est comme un coup de feu !
La nuit durant j'attends des htes chers
Tranant comme un bagnard les chanes du verrou.

De la mythologie des morts antiques on est pass l'angoisse matrialise par


l'huile de foie de morue jaune et paisse du brouillard Ptersbourgeois, et l'attente de l'arrestation, aux coups de sonnette comme des arrachements de chair vive.
La ville se peuple de numros de tlphone o ne rpondent plus les morts.
La ville est prte pour un pome encore venir, le Requiem dAkhmatova, office des morts psalmodi devant les files tires dans la nuit aux guichets des prisons : le guichetier prendra-t-il le baluchon pour l'homme, le fils, le pre arrts ?
En janvier 1931 Mandelstam crit ces trois vers, sinistre et puissant rsum de
l'angoisse qui colle la ville :

Aide-moi, Seigneur, passer la nuit !


J'ai peur pour ma vie, qui est Ta servante.
Ptersbourg, tu es comme un tombeau !

Qui occupait prsent palais et hauts immeubles de rapport ? quelle nouvelle


culture avait envahi le Ptropolis de Mandelstam ? Une rponse nous est donne
dans l'trange petit livre ou exercice en dgnrescence de Vaguinov, Le
Chant du Bouc. Ptersbourg mapparat depuis quelque temps dans une lumire
verdtre qui scintille et qui clignote une lumire horrible, phosphorescente.
Vous croyez que les rues sont pleines de gens ? soulevez un chapeau vous librez une tte de couleuvre ; examinez cette vieille dame c'est un crapaud qui trne en remuant le ventre. Je n'aime pas Ptersbourg, c'est la fin de mon rve. La
chronique du dernier reprsentant de la haute culture , le pote Koptiolkine, est
une sorte de chronique du vulgaire et de l'abaissement. Les noms de rue ont chang, les murs ont chang, tout doit changer. Lheure est au kitsch sovitique, aux

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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bucoliques rouges. J'ai vu les parcs avant les champs, les Venus de Milo avant
les paysannes. D'o pourrais-je ressentir de l'amour pour la campagne ? , dit le
pote inconnu . La dchance de Koptiolkine s'achve lorsqu'il doit durant la
nuit la plus terrible de sa vie se rendre l'vidence : Cette culture quil dfendait
n'tait pas la sienne, il nappartenait pas au monde des esprits lumineux auxquels
il s'tait rattach. Il ne ferait rien de sa vie, il passerait comme une ombre, ne laisserait aucune trace, si ce [176] nest des mauvais souvenirs. Vaguinov, qui appartenait au mouvement de l'Obriou, ces absurdistes de la fin des annes vingt
qui proclamaient un art rel , fait entendre non le chant du cygne, mais le
chant du bouc . Son hros Rotikov fait le tour des pissotires pour noter les
aphorismes du peuple, ou le tour des cimetires pour relever les belles pitaphes.
Il achte bon march des porcelaines de Saxe aux ci-devant et les revend cher aux
nouveaux matres. Ptersbourg est devenu une salle des ventes, on purge la socit de ses trsors suranns, et l'criture est une bonne purge elle aussi... Le mythe
est devenu kitsch et vulgaire, mais il remplit bien la panse...
Rotikov, c'est le pseudonyme que s'est donn un historien dart qui vient de
publier Saint-Ptersbourg en 2000 un bien trange guide, celui de Ptersbourg
gay , mais il naime pas le mot. Palais par palais, rue par rue, la ville dvoile
son histoire sociale, ses secrets artistiques, ses coteries, et ses murs caches :
anciennes casernes, dortoirs de pages, ministres aux murs clandestines. Cet envers du dcor splendide tait connu, mais clandestin. Et voici que Rotikov, horresco referens ! enrle dans son immense registre dlictueux Pierre et son grossier
ami d'enfance et de toujours, Menchikov, l'homme pris dans le ruisseau, devenu
grand seigneur, concussionnaire notoire, amant peut-tre de l'impratrice ! Honni
soit Rotikov par qui arrive le scandale, en ce tout dbut de XXIe sicle, la veille
du glorieux Tricentenaire !... Mme si nous savons que dans la socit d'hommes
qui enfonait les pieux dans le delta pour fonder la Ville, il ny avait point de
femmes...
Alors le priple s'achve-t-il ainsi ? dans la taverne bon march o se conclut
Le Chant du Bouc ? Lauteur, crit Vaguinov, discute avec ses acteurs le plan
de sa nouvelle pice, ils se disputent, ils s'emportent, ils prononcent des toasts la
grandeur de l'art, ils nont pas honte, ni du crime, ni de leur mort spirituelle.
Mort spirituelle de Ptersbourg ? Non, le priple ne s'arrte pas l, ne s'arrtera pas sans doute tant que ce lieu de pierre et de culture sera hant par les vivants

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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et les morts. Pour le Tricentenaire les ouvrages pleuvent, ici comme en Russie.
Parmi eux se dtache un volumineux ouvrage sur Saint-Ptersbourg. Trois sicles
de culture. C'est le livre d'un musicien et musicologue auquel nous avons dj fait
allusion, qui l'on doit d'avoir sauvegard les confidences de Chostakovitch,
comme celles de Brodski : Salomon Volkov. Son ouvrage est autre chose qu'un
ouvrage de plus sur la ville. Il s'ouvre par un souvenir personnel et prserve ce ton
personnel jusqu la fin, tout en offrant une mine de renseignements. On est en
1965 et le jeune Volkov avec quelques amis du Conservatoire vont offrir une
vieille dame seule pour son anniversaire un concert de chambre dont elle sera le
seul public. On est Komarovo, sur la cte nord du golfe de Finlande, dans ce
quelle appelait ma cabane . Ils jouent un quatuor de Chostakovitch : Nous
sortmes sur le perron. Aprs quelques instants de silence, elle dit : la seule chose
dont j'avais peur, c'tait que cela s'achve. Un superbe compliment, qui vaut en
somme pour la ville tout entire considre comme uvre d'art, comme musique
architecturale.
Les palais que l'on restaure en hte aujourd'hui changent de coloris, le vert
amande est revenu vtir le Palais d'hiver, qui longtemps fut ocre fonc. Il tait
ocre fonc quand le Nikola Apollonovitch dAndre Bily le longeait furtivement
dans son domino rouge. Les vernis d'aujourd'hui se dlavent rapidement. Le palais
nobaroque des Beloserki-Belozerski [177] dj deux fois a chang de vture en
cinq ans. Le Pierre le Grand de l'artiste Chemiakine, gant massif au visage minuscule et mauvais est gigantesquement tass dans un immense fauteuil de bronze
derrire la forteresse Pierre-et-Paul. Le canon tonne toujours midi, comme depuis la fondation de la Ville. Et le trajet de Moscou Saint-Ptersbourg est toujours un trajet mythique, qui nous fait changer de monde, passer de la douairire
rutilante et aujourd'hui pleine d'nergie triomphale et insolente l'ancienne capitale dfrachie et toujours magique. On nen finit pas dans la littrature russe d'effectuer ce voyage littraire. Comme par exemple dans le livre posthume de Leonid Tsypkine, rverie sur Dostoevski mene dans le train qui conduit le narrateur
de Moscou Leningrad, au dbut de la perestroka. C'tait un train de jour, mais
on tait en hiver, en plein hiver, fin dcembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s'tait donc mis faire sombre trs tt... Le narrateur est
mdecin, il a chip sa tante le livre rcemment paru des Mmoires d'Anna Grigorievna (la seconde pouse de Dostoevski). Il va loger Leningrad, chez une

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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amie de sa mre, qui lui racontera une fois de plus le terrible blocus de la Ville,
mais il ira surtout au Muse Dostoevski, car il collectionne les lieux, les atmosphres, les doubles de Dostoevski. Dans la vitre du train se refltent d'autres
trains, celui de l'ancien bagnard rentrant de sa relgation en Asie qui va s'installer
Tver, mi-chemin des deux capitales, celui qui mne le couple impcunieux
vers un Baden-Baden o les grands seigneurs de la littrature russe logent dans
des suites luxueuses et eux logeront dans de misrables meubls, lui perdant au
jeu, elle ravaudant les hardes et attendant leur enfant. Les phrases de Tsypkine,
sans crier gare, font drailler le lecteur d'un train l'autre, d'une ville l'autre,
mais en dfinitive nous retournons toujours la ville mirage, la ville bourreau,
celle des hommes blafards et des places d'armes irrelles de beaut et de viduit,
cur de la Russie, cur, mais cur anatomis et transform en muse , ddale
puant de cours et d'impasses. Un extraordinaire Ptersbourg va merger, une
me de Ptersbourg , comme dit Artsybachev, l'auteur d'un livre paru en 1922
et qui servit de guide des gnrations de somnambuliques de la ville qui cherchent la maison de Raskolnikov comme si elle tait plus vraie que celle des
autres habitants...
Le texte de la ville y tait intriqu au texte de la littrature, ici comme Venise, Bruges aussi peut-tre. Trois villes mirages dans l'lment aqueux primordial. Rien n'a chang, et pourtant on dirait que l'clairage nest plus le mme. Il
y a une lumire jamais vue qui se pose la pointe de certains sommets, comme
la pointe des paratonnerres quand l'orage approche. Ce nest point de Ptersbourg quici il est question, mais de la Maremme du Rivage des Syrtes de Julien
Gracq, et pourtant le suspens de la cit condamne est presque le mme, les
droits historiques ont la mme volatilit, on est l et ici en lieux clandestinement
consanguins. Il rgne le mme malaise dans la ville , semblable celui que
Freud diagnostiquait dans la civilisation. Mirage ou bouche d'ombre, lieu de dportation et lieu de fte intemporelle, les villes-mythes ont deux formes, celle de
la pierre, celle de l'art. Leur dualit les fait souffrir. Ce sont lieux contre nature,
erreurs jamais commises , comme le dit le pote de Ptersbourg, Innokenti
Annenski :

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[178]

Jaune hiver, vapeurs de Saint-Ptersbourg,


Neiges jaunes collant aux plinthes,
Je ne distingue plus ni Toi, ni moi,
Mais unis jamais, a je le sais !
Ni kremlins, ni miracles, ni reliques,
Ni mirages, ni larmes, ni sourire...
Rien que ces blocs charris depuis le Nord
Et le remords d'une bvue inique ! (1910)

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Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[179]

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IV. LES LIEUX
C.

PAR JALOUSIE, MOSCOU


NOUS ENVOIE UN ALBUM !

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Moscou et Saint-Ptersbourg, la jeune reine et l'antique douairire ! Comme


pour nous prouver que la rivalit des deux capitales nest pas teinte, Olga Morel
et l'Imprimerie Nationale nous offrent un enchanteur album de photos qui font
dcouvrir la Moscou des glises (mille trois, dit Blaise Cendrars), des jardins, des
palais princiers, des folies de marchands, des campagnes aujourd'hui intgres
dans l'immense anneau de la ville.
Olga Morel, qui a sjourn huit ans dans l'ambassade de France, ce palais de
style no-vieux-russe la riche dcoration la franaise construit par le marchand
Igoumnov, est une promeneuse, comme elle dit, une bonne et infatigable promeneuse. Et dans ses pas ont march trois photographes de grand talent, qui nous
livrent des vues pastel, automnales, lumineuses, aqueuses, futuristes de la vieille
et toujours rajeunie cit. Elle est incroyable cette ville, dans sa fantaisie insouciante, ses caprices architecturaux, son ct htroclite qui finit toujours par enchanter
avec le secours de la patine de l'abandon, de la ronce et de l'ortie qui poussent en

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pleine ville ct du Hyatt, de la vitrine Dior ou de l'glise de Saint-Nicolas


Pyji ou de la Rsurrection Kadachi.
Sept gares, autant de caprices architecturaux, sept gratte-ciel staliniens poussant haut leurs toiles rouges dans le ciel (mais le livre s'arrte l'architecture
stalinienne) et dupliquant en quelque sorte la couronne des tours milanaises du
Kremlin : Moscou est un double, triple diadme bigarr, htroclite, attendrissant,
un inpuisable mixte de ville et de campagne. Andre Bily en a chant ce ct
campagne la ville qui ne consiste pas, comme disait l'humoriste suisse, construire la ville la campagne, mais lcher la campagne dans la ville comme un
troupeau de chvres.
Et comme Olga Morel se fait un plaisir (un peu risqu) de nous traduire tous
les noms biscornus des glises, tout le puzzle toponymique, la promenade et aussi
un plaisir philologique... Les frises, les encorbellements du dbut du XXe s'imbriquent dans les merveilles noclassiques d'aprs 1812, les vestiges palatiaux du
XVIIe sicle, l'ubris torsade de Saint-Basile sur la Place Rouge (en fait sept diffrentes glises exigus communiquant par des escaliers de guingois). Cet envol
polychrome de pierre et de stucs est l'image la plus connue de Moscou.
Olga Motel nous restitue l'immense rgal de tant d'autres envols, vestiges,
abandons mlancoliques, illades de la statuaire ou colonnades d'curies clairevoie, toute une solide rverie de pierre et de brique dont Tolsto nous dit que Napolon en tait comme drogu. Moscou est une pte que tant de mains ont modele, et modlent encore [180] furieusement ! et pourtant, et pourtant l'criture est
l, unique, comme celle d'un grand crivain, inimitable...

Moscou. Textes d'Olga Morel, photographies d'Alexandre Viktorov, Alexandre Rozanov, Ekaterina Chorba. Imprimerie Nationale.

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V
NOSTALGIE
SOVITIQUE

Retour la table des matires

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[183]

VIVRE EN RUSSE (2007)


V. NOSTALGIE SOVITIQUE
A.

BILAN DE LA CULTURE
SOVITIQUE

Retour la table des matires

Faire le bilan est une opration de comptabilit : actif et passif doivent s'quilibrer et il existe de multiples astuces comptables pour y parvenir. Cette opration
est-elle faisable pour un objet aussi difficile cerner que la culture sovitique ? Culture s'oppose classiquement civilisation, c'est pour les anthropologues un ensemble de conduites, implicites et explicites, acquises et hrites ou
innes, qui dfinissent un groupe d'hommes, le distinguant d'autres groupes d'autres hommes ou d'autres nations ou peuples, et qui produisent des artefacts qui
sont en somme la civilisation... On dispute du caractre impos, contraignant de
toute culture, ainsi que de sa nature symbolique. En fait, on constate grosso modo
l'existence de deux coles dans l'anthropologie, l'une labore une dfinition plus
behavioriste , l'autre une dfinition plus symbolique. Dans le premier cas, il
s'agit d'un ensemble de conduites apprises et transmises de gnration en gnration, dans l'autre cas, il s'agit d'un ensemble de croyances et de doctrines qui
confrent la vie d'un groupe un sens et qui rationalisent la vie quils mnent en-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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semble. Lanthropologue amricain Robert Redfield dfinit en 1941 la culture


comme un ensemble de notions partages rendues manifestes dans des actes et
des artefacts . La culture sovitique a certainement t trs explicite, dans la mesure o elle se voulait une innovation, souvent radicale, la cration d'un homme
nouveau (l'expression avait sa connotation religieuse puisquelle venait des pitres de l'aptre Paul, comme pas mal d'autres concepts sovitiques qui drivaient
implicitement du christianisme). Le problme se complique du fait quaprs une
priode trs iconoclaste, la culture sovitique se voulut aussi hritire de la culture
russe, et, dans une moindre mesure, des autres cultures nationales des groupes
nationaux formant l'Union sovitique. Isaiah Berlin parlait de buts, valeurs et
reprsentations du monde qui sont manifests dans les lois, les discours et les routines d'un groupe qui se veut autonome . Or autonome, l'Union sovitique se
voulut trs fort, encore que pas tout de suite, mais l'inflexion autarcique imprime
par Staline et justifie par l'ide de l'encerclement capitaliste fit mme driver la
culture sovitique vers une sorte de dlire paranoaque, dont une manifestation fut
la campagne anticosmopolite, ou encore la rcriture non seulement de toute l'histoire politique, mais galement de l'histoire des sciences.
La culture sovitique avait son ct behavioriste trs marqu, un ensemble de
rites sociaux dont le satiriste Alexandre Zinoviev a compos ses tranges opras
bouffes langagiers, ensemble de gestes moralisateurs, rgulation des mcontentements par des [184] rites de critique, pas seulement les autocritiques et autres rites
de dnigrement de soi, mais aussi les rites de la satire sovitique ou la rubrique
des lecteurs vigilants , tradition certes trs encadre de l'hebdomadaire satirique Krokodil
Les procdures administratives et bureaucratiques, les slogans moralisateurs
aux murs des cantines, les coins rouges , avec leurs journaux manuscrits, leurs
tableaux d'honneur et leurs tableaux de dshonneur, les reproducteurs , ou
haut-parleurs, jacassant incessamment dans les champs, ou dans les dortoirs d'ouvriers ou d'tudiants, les procdures pour se procurer les produits dont la pnurie
tait une partie de la culture sovitique et engendrait donc des trajets clandestins
connus de tous, livres vendus sous le comptoir, prt nocturne de livres interdits
lus d'une traite, tout cela faisait partie de la vie sovitique... Un sous-sol
d' anecdotes servait de soupapes aux aspects contraignants et touffants de
l'absurdit du rgime, anecdotes qui traversaient toute la socit sovitique, et

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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taient devenues la fin du rgime une partie quasiment admise, presque reconnue dans les rapports sociaux, tout cela composait un socle oral et non officiel,
mais partag par tous.
En un sens, les opposants et les dissidents ont partag cette culture sovitique,
pas le catchisme de diamat (matrialisme dialectique) et de istmas (matrialisme
historique) auxquelles il fallait quand mme bien se prparer en vue des examens,
ni celle du Cours abrg d'histoire du PCUS , mais cet ensemble behavorial
qui tait reconnaissable entre tous et faisait qu'on se sentait en URSS ds la premire heure, un peu comme l'odeur du trafic, si spcifique en raison du mauvais
raffinage du ptrole, vous prenait la gorge ds le trajet de Vnoukovo puis Cheremetievo vers le centre de Moscou. Je me rappelle l'dition nouvelle des Douze
chaises parue pendant mon tout premier sjour d'tudiant en URSS : c'tait un
vnement majeur ; tout le monde s'arrachait le livre nouveau autoris et disponible en quantit trs insuffisante (toujours le principe de la pnurie !). La dcouverte d'Ilf et Petrov par la jeune gnration fut une sorte d'panouissement dans la
culture sovitique : Ostap Bender parlait bolchevik et se sauvait par l'humour
et l'auto-drision, c'tait un acte de rajeunissement de la culture sovitique. Il ne la
mina pas, mais la renfora en lui constituant une aura gentiment satirique. Lorsque le systme implosa, il s'croula sans secousse extrieure, et la libert culturelle jaillit : il se produisit une sorte d'extriorisation du processus de dlitement qui
tait depuis longtemps en marche. Lcrivain Viktor Erofeev proclama en 1989 la
mort de la littrature sovitique : et l'on vit les tirages artificiels des pontifes honnis de la littrature servile (Kotchetkov, Gribatchev, Tchakovski) s'crouler, on vit
les revues se lester d'une littrature jusque-l interdite : dissidence, migration,
littratures trangres dans les domaines interdits comme la sociologie ou la philologie.
Mais la culture sovitique pouvait-elle mourir en un instant ? La symbolique
peut-tre, mais la behavoriale en aucun cas. A Krasnoarsk, lors d'un voyage mmorable que nous fmes Alexandre Arkhangelski et moi, nous logions dans un
sana de jour pour ouvriers mritants d'une usine de tlvision, la Flche rouge.
J'y donnai rendez-vous un jeune homme qui mavait abord la fin d'une de
mes confrences et qui, sminariste, fils de parents qui taient des professionnels
de l'athisme, voulait me parler en tte--tte. J'arrivai en retard : le jeune homme
tait aux prises avec la dejournaa ou gardienne [185] du sana. Elle lui deman-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dait son laissez-passer et voulait le renvoyer. Lorsque nous lui arrachmes sa victime et crimes Vous oubliez que l'Union sovitique, cest fini ! , inopinment,
elle clata en sanglot, reconnaissant qu'en effet, quelque chose de capital avait eu
lieu, mme si les apparences taient toujours les mmes. La culture symbolique
s'effondrait. Lactuel prsident, Vladimir Poutine, a voulu faire rtrospectivement
une place l'ancienne symbolique en faisant adopter deux drapeaux : l'ancien
drapeau tsariste pour la symbolique civile, l'ancien drapeau rouge pour l'arme.
De mme, l'hymne retenu a t en dfinitive l'ancien hymne du Parti, puis de
l'Union sovitique, mais avec de nouvelles paroles, mais ces paroles ont t crites par l'auteur des trois versions antrieures, le vieux pote Mikhalkov. On a voulu y voir un retour l'ancien rgime sovitique ; il s'agit d'autre chose, de la reconnaissance du rsidu de culture sovitique rest dans les vieilles gnrations et
de son exploitation trs cynique par le pouvoir. La culture d'aujourd'hui est clate, quasiment schizophrnique : entre un soubassement qui reste symboliquement
sovitique et une bohme postmoderniste bruyante, incomprise dans le peuple,
mais apprcie par la nouvelle middle class, et une subculture mdiatique aux
deux mamelles feuilletonesques : sovitique, amricaine et latino-amricaine
(Hollywood, les feuilletons mexicains, etc.).
On discute aujourd'hui dans l'anthropologie pour savoir si l'anthropologie peut
tre la science objective qu'elle prtend tre. N'est-elle pas toujours le point de
vue d'une culture sur d'autres cultures ? Pouvons-nous avoir un regard objectif sur
une culture demi dfunte, et qui est si troitement associe cette formidable
mergence du bloc communiste et progressiste au XXe sicle ? Les slavistes
savent quel point il serait injuste et tout simplement absurde de nier l'existence
d'une production culturelle sovitique. Dans tous les domaines, il y a eu une culture sovitique. Parfois, elle a pris une inflexion dlirante, comme en cyberntique
et ou en linguistique, et le bras sculier du Parti a envoy au camp de la mort cybernticiens ou linguistes. Plus souvent, les fourches caudines de l'idologie officielle, administre de loin par les officiers traitants du KGB, de prs par les partorg de toutes les organisations scientifiques ou d'enseignement, de toutes les
maisons d'dition, ont entran des mutilations, des carrires reintes, des hommes briss et qui se retiraient dans un triste anonymat comme un des hros de La
Facult de linutile de Iouri Dombrovski. Il y eut des domaines forts, ceux qui
correspondaient l'idologie comme la folkoristique, avec ses quipes de cher-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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cheurs qui partaient recueillir les pleurs et les chants rituels des diseuses de
villages du Nord. Le cas des encyclopdies est trs parlant. Je me sers encore
d'encyclopdies sovitiques, comme l'Encyclopdie historique parue de 1961
1976. Bien entendu elle comporte des articles qui nont plus qu'un intrt de tmoignage sur l'poque, comme les vieilles revues de mdecine qui ne renseignent
plus que sur l'histoire de la mdecine. Mais elle comporte aussi des milliers et des
milliers d'informations toujours fiables. Il y a une sinusode du degr de soumission des encyclopdies sovitiques l'idologie. Celles des annes trente sont
ouvertement tendancieuses, comme l'Encyclopdie littraire de l'Acadmie des
Professeurs rouges, intressante parce quelle polmique avec la science bourgeoise de faon ouverte. Celles du stalinisme de la maturit sont extrmement
appauvries, comme la troisime dition de l'Encyclopdie sovitique. Celles
d'aprs le Dgel se remplument, se revivifient, mais [186] restent soumises une
censure interne trs sensible et parfois des diktats dus aux dlations de tel ou tel
envieux. Le cas de la nouvelle Petite Encyclopdie littraire, parue en sept tomes
de 1962 1978, subit curieusement un regel qui se manifesta la parution des
derniers tomes, sous le brejnvisme, et se marque par exemple par la disparition
de l'crivain Viktor Nekrassov de l'index gnral du dernier tome, alors quil a
droit un article logieux la lettre N. Le rgime ne craignait pas le ridicule...
Les annes 1960-70 sont d'ailleurs assez fastes pour les encyclopdies : Encyclopdie du Thtre qui parat de 1961 1967, fort riche en informations, pauvre en
illustrations. Encyclopdie de la musique qui parait de 1973 1982, et, bien que la
priode soit celle de la stagnation brejnvienne, elle cache en son sein des
articles trs nourris qui eussent t impensables sous le stalinisme, y compris sur
Webern ou Wagner, longtemps interdits (mais Wagner avait brivement rapparu
pendant l'alliance sovito-nazie de 1939-1941). LEncyclopdie Philosophique
reprsente un cas trs particulier. Le philosophe kivien Miroslav Popovitch en
apprciait la richesse et les nouveauts (articles sur l'idalisme, sur Soloviev, sur
les penseurs chrtiens) tandis que Sergue Averintsev s'insurgeait en rappelant
tout ce quil en avait cot quelques conjurs pour faire passer certains articles.
Les diffrents secteurs de lAcadmie de Sciences menaient des existences trs
diversifies : celui de la logique auquel appartenait Popovitch (et galement le
futur satiriste Alexandre Zinoviev) tait relativement tranquille, camouflant ses
audaces sous des formules mathmatiques, tandis que celui de l'histoire tait videmment sujet tous les coups de vent idologiques. Cependant, partout svis-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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saient les fonctionnaires du Parti et du KGB, savants rats qui se vengeaient parfois mesquinement de leurs collgues plus dous ; et Averintsev rappela que les
contributeurs de l'Encyclopdie philosophique qui partaient pour Isral devaient
tre rays, leurs articles paraissaient sous un autre nom, ou disparaissaient. Chaque article tmraire tait l'objet d'une longue et prilleuse manuvre mene par
les savants authentiques contre la confrrie des censeurs internes la maison.
En somme, il s'agit ici d'un problme mthodologique et dontologique pour
apprcier la culture sovitique : doit-on le faire la lumire des rsultats acquis,
ou des dcombres de tout ce qui fut censur et dtruit ? Dfinirons-nous sovitique comme labor l'poque sovitique ou labor malgr l'poque sovitique ?
On peut dire que cette problmatique est prsente dans absolument toutes les
productions scientifiques ou ditoriales sovitiques. La superbe dition acadmique de Dostoevski parue de 1972 1983 avait un petit tirage qui devint infime
pour les tomes finaux comportant Le journal dun crivain. Mais que de richesses
dans les encoignures des volumineux commentaires, travail dirig par Guorgui
Friedlender. LEncyclopdie des Mythes des peuples du monde, parue en deux
tomes en 1980 et 1982, fut un vnement pour les connaisseurs mis au secret
des audaces que l'on trouvait dans le corps de certains articles, comme pour le
grand public qui mit plus de temps en dcouvrir la richesse. Les contributeurs
taient les plus grands savants de l'poque comme Vladimir Toporov, Viatcheslav
Ivanov ou Sergue Averintsev qui est d, par exemple, le remarquable article sur
Jsus-Christ.
[187]
Il faudrait faire une histoire de toutes les grandes publications sovitiques celles des annes trente comme l'dition jubilaire de Tolsto, qui se poursuit au-del
de la guerre de 1941-1945, mais avec des commentaires trs appauvris, ou encore
la prestigieuse srie Hritage littraire due essentiellement Ilia Zilberstein (mais
aussi Makachine, V.V Vinogradov dans les dbuts), et dont certains tomes
sont des monuments comme le Goethe de l'anne 1932, ou les deux tomes du
Bounine de 1972, prcurseurs d'un tournant important vis--vis de l'migration, ou
le Maakovski de 1958 dont le second tome ne parut jamais en raison du scandale
de la publication partielle de la correspondance avec Lili Brik. (La pudeur sovi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tique est soi toute seule un thme explorer). On se doit aussi d'voquer une
autre srie non moins prestigieuse, celle de la Bibliothque de littrature mondiale
fonde par Gorki, et qui donna au public des grands textes de culture europenne,
jusqu'aux textes religieux de la Renaissance, comme les Lettres des hommes obscurs ou un choix des uvres d'rasme de Rotterdam, et aussi de larges fragments
de la Bible juive sous l'appellation littrature du Moyen-Orient (cependant que
la diffusion de la Bible en tant que telle restait interdite, et que les confiscations
d'exemplaires imports pouvaient s'accompagner d'arrestations). Le prestige de
ces tomes leur donnait de nombreux lecteurs, et le systme de distribution travers l'Union faisait quon pouvait se les arracher Moscou et les trouver librement sur les rayons d'une librairie dAsie centrale. Ce n'est que lorsque la chronique raisonne de toutes ces grandes entreprises ditoriales sera faite, ainsi qu'une
tude de leur lectorat, qu'on pourra aborder plus sereinement une histoire de la
culture sovitique, argumente et plus proche des ralits sociales.
On peut s'tonner quen dfinitive le pays de l'homme nouveau, qui voulait
enterrer l'ancienne culture bourgeoise judo-chrtienne, ait fait de si larges
concessions la culture ancienne. Certes Dostoevski disparut sous Staline des
ventaires des libraires, certes Tolsto ne paraissait qu'avec des prfaces condescendantes qui l'enrgimentaient sous la bannire de Lnine qui avait dit de lui
(heureusement !) qu'il tait le miroir de la Rvolution . Mais enfin on pouvait
avoir accs au premier dans certaines bibliothques et au second dans des ditions
neuves, c'est--dire que le jeune lecteur pouvait quand mme se frotter ce message tonnant de Tolsto qui, s'il y rflchissait, ne refltait en rien celui du Parti
qui exerait la dictature. Plus gnralement, c'est toute la littrature classique quil
et fallu ostraciser, Pouchkine en tte. Car on avait eu beau dclarer Pouchkine
ntre , et faire de son jubil en 1937 une grande fte nationale, le texte luimme rsistait l'idologie et enseignait l'indpendance de l'esprit, la compassion,
le respect et l'humour, et mme une approche de la religion. Maakovski et les
futuristes avaient en leur temps propos de le jeter par dessus bord... Ils navaient
pas tort pour la cration d'un homme totalement nouveau. On peut aller plus loin,
l'historien du thtre Anatoli Smelianski soutient que la culture sovitique fut en
dfinitive le croque-mort du pouvoir sovitique . Et certes Mao fut plus consquent lorsquil dcida l'abolition de toute l'ancienne culture chinoise y compris
l'opra traditionnel chinois : de Confucius Mozart tout, absolument tout devait

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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disparatre. Le bilan de ce mlange de culture et culturocide en Russie sovitique est mitig : on connat le jeu du chat et de la souris que joua Staline avec les
crivains (les fameux coups de fil Pasternak et autres), on [188] peut constater
les tranges survies d'crivains pargns comme Pasternak dj cit, ou Mikhal Boulgakov, ou encore Andr Platonov, dont la place aurait trs bien pu se
trouver dans l'immense martyrologe... Le thtre, l'poque sovitique, remplaa
l'glise : on en construisit normment, chaque petite ville eut son thtre, comme
elle avait auparavant son clocher, et il fallait bien fournir ces thtres en rpertoire. Ils taient plus de 700 qui avaient rang de thtres d'tat. Le sens que donnait
le jeune acteur Sergue Yourski son personnage de Tchatski dans la pice de
Griboedov Le malheur davoir trop d'esprit entretenait une sorte de fronde travers tous les thtres o il se produisait. Yourski donne d'ailleurs une formule
saisissante de la soviticit : Un peuple fut cr en partie sous le knout, en
partie par le cinma. Et il ne s'agit pas seulement du film idologique, encore
quil ait produit les chefs-duvre de Sergue Eisenstein, mais une production
populaire de qualit dont le Tchapaev (1934) des frres Vassiliev est le meilleur
exemple. Il met en scne, d'aprs le livre des frres romanciers proltariens Fourmanov, un hros rouge de la guerre civile, Vassili Tchapaev (1887-1917). Il ne
s'agit pas d'un film d'avant-garde fond sur l'art du montage, comme La Grve ou
Le cuirassier Potemkine, mais d'une sorte de western sovitique o Tchapaev fait
figure de Tarzan sovitique. Et ce Tarzan sovitique entra dans le folklore, devint
matire d'innombrables anecdotes et devint le symbole d'un rapport hrocomique de la population son histoire, instaurant une relation semi-mythique et
bon enfant avec le pouvoir.
Le cinma a galement dmontr, dans certains cas, que la censure pouvait l
comme en littrature aiguiser la mtaphore et donner un coup de fouet l'invention. Ainsi le livre de Lev Lossev, crit aprs qu'il eut migr aux tats-Unis, Des
bienfaits de la censure, montre le rle de la langue d'Esope dans la culture
sovitique, en centrant l'tude sur un texte qui est videmment un chef-d'uvre du
genre, la pice d'Evguni Chvarts Le Dragon (1943) laquelle, bien sr devait
symboliser le rgime hitlrien, mais pouvait tout aussi bien s'appliquer, dans le
secret des consciences, au rgime sovitique. Mme chose survint en 1965 dans le
cinma avec le film de Mikhal Romm intitul Le Fascisme ordinaire, qui reprsenta le maximum de sincrit que pouvait supporter l'cran sovitique dans les

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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annes 60 , selon le critique. En fait, une pice comme Le Dragon mettait le critique en porte faux : insinuer que l'auteur avait en vue le pays du socialisme
pouvait se retourner contre l'auteur de l'insinuation. Staline en personne avait autoris, donc les insinuations taient criminelles. Ivanov-Razoumnik, dans Destins
d'crivains, crit la hte dans un camp de D.R en 1945, en Allemagne libre
par les Amricains, nous rvle le jeu sadique que menait Staline avec les exgtes de service dans un petit portrait trs drle d'Alexis Nikolaevitch Tolsto,
l'crivain migr revenu, devenu un des commensaux prfrs du Guide, et qui
s'panouit avec le regain de nationalisme de 1935, l'poque des grandes purges...
Ivanov-Razoumnik dnonce avec son fouet satirique la servilit de Tolsto et des
exgtes de service. Or, de faon crypte, n'est-ce pas ce que fait ds 1943
Chvarts dans sa pice ferique Le Dragon ? Servilit, peur et mensonge (dans le
meilleur des cas par omission). Bien entendu ces omissions semblaient naturelles,
invitables, et les gens au courant souriaient et savaient ce quil fallait sousentendre. Il n'en reste pas moins que le mensonge par omission tait patent, et
qu'il a constitu [189] un des fondements de la culture sovitique. La rcriture
constante de l'histoire pour les besoins d'une vrit par essence fluctuante tait
dans toutes les penses des spectateurs et des lecteurs un tant soit peu veills.
Mais le nouvel arriv sur la scne culturelle, celui qui navait pas connu l'ancienne culture, ne pouvait pas deviner ce quon lui cachait, ni mme qu'on lui cachait
quelque chose. Insidieux, le mensonge par omission tait toujours prsent.
Lambigut des textes tait certes potentiellement porteuse de sens, mais la
mise au rancart de la mmoire pour certains pans de la culture ancienne tait efficace : l'homme sovitique tait mutil par dfinition, et les grands artisans de la
culture sovitique, mme si nous admirons leurs uvres ou certains de leurs exploits, sont nanmoins coupables dans ce que j'appelle le culturocide incomplet . Le ralisateur Mikhal Schweitzer, maintenant dcd, a dclar aprs la
chute du communisme : la censure ne ma jamais empch... Lev Lossev cite
des comptines d'enfants crites par des crivains sovitiques anonymes comme
exemple d'ambigut, ou du moins de textes dont on pouvait faire un usage impertinent. Ainsi cette comptine :

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Je suis une petite fille ;


Je joue et je chantonne.
Je connais pas Lnine,
Mais je naime que lui.

Il nen reste pas moins vrai que cette culture tait encercle par l'anticulture,
que thtre comme cinma, art comme posie taient assigs par la sinistre
grande zone de peur du rgime, par le Goulag et son ombre porte. Il suffit de
songer Meyerhold, ce gnie tragique qui rentra volontairement et consciemment
dAmrique au dbut des annes 1930, alors quil pouvait faire carrire Hollywood, et qui subit toutes les tapes de l'tranglement, puis de l'arrestation, des
tortures, de la destruction de soi, du reniement. Ses lettres Bria et Molotov,
crites dans les geles de la Loubianka, sont des documents pathtiques. A Bria,
il crit le 3 dcembre 1937 : J'ai t ramen de Leningrad, o j'ai t arrt, en
proie une ide fixe qui tait que je devais me sacrifier, estimant que le chtiment
que j'avais dj subi (fermeture de mon thtre, dispersion de la troupe avec laquelle je travaillais, privation de la salle de thtre en cours de reconstruction place Maakovski) tait insuffisant aux yeux du gouvernement. J'ai entrepris d'aider
le magistrat instructeur trouver un crime que j'aurais effectivement commis.
D'o toutes sortes de dtails et d'exagration de caractre monstrueux. Je vous
supplie de me convoquer devant vous. Je vous donnerai des explications compltes. Il suffira d'une seule dposition devant un nouveau juge d'instruction pour me
laver de la lie qui s'est accumule dans mon dossier et je subirai le chtiment que
je mrite pour ce que jai effectivement commis et non pour ce qui est le fruit
d'une imagination morbide. 56 Or le retour volontaire des Meyerhold vers un
destin qui ne pouvait tre que tragique, et dont les dlinaments taient dj perceptibles quand ils revinrent d'Amrique, pose le problme de l'attachement la
Rvolution, dont Meyerhold avait t un chantre, [190] et un crateur des plus
avant-gardistes. Petit petit le moi de Meyerhold se ddouble, d'un ct il est le
chantre de la Rvolution, de l'autre il est accus d'tre un suppt du trotskisme,
d'avoir t enrl dans le trotskisme par Olecha, etc. Il est la torture entre son
56

Grard Abensour, Vsvolod Meyerhold, ou l'invention de la mise en scne, Paris, Fayard,


1998, p. 498.

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engagement rvolutionnaire et sa propre servilit envers les inepties de la propagande stalinienne (servilit qui tait celle de tous, chacun devant videmment
rendre hommage l'idologie du mensonge dlirant). Les crateurs de l'avantgarde avaient tous plus ou moins cru qu'ils taient chargs de la part culturelle de
la Rvolution. La rponse du pouvoir stalinien fut particulirement lourde en ce
qui les concernait : leur martyrologe est plus charg que celui des crateurs
bourgeois rallis.
La vie prive, mme sous Staline, continuait, malgr les arrestations de proches. On peut dire que les accommodements entre les particuliers et le rgime
rendirent celui-ci efficace et possible, vivable, en somme, en dpit du fragile
plancher de peur sur lequel chacun se trouvait. Catherine Clark, Boris Groys, Jeffrey Brooks ont tent de montrer l'enracinement de la culture stalinienne dans un
romantisme qui tait partag par une partie de la population. Avec l'affaiblissement du rgime, ce furent l'anecdote, la chanson des bardes (Vyssotski ou Galitch), le genre universel mais oral de l'anecdote qui tinrent lieu de lien tolr entre
les couches sociales. Les mythes sont des mythes quand ils se prolongent sans que
leurs porteurs soient conscients de la chose. Et il est certain qu'aujourd'hui, quand
la culture sovitique est morte parce que le rgime a implos, ce qu'il reste de
cette culture mrite partiellement l'appellation de mythe ; une immense nostalgie
entoure les films sovitiques, les affiches sovitiques, le cirque sovitique, le thtre sovitique, tout ce que l'on peut appeler panem et circenses staliniens. Le
noclassicisme stalinien est devenu un objet-culte pour le postmodernisme. Le
pass sovitique est devenu dcor d'une pice nostalgique, d'un soap-opra de la
mmoire fausse.
Et pourtant c'est maintenant quon peut enfin crire l'histoire de la culture sovitique comme de la socit sovitique : l'enqute orale est possible puisquil
reste des survivants nombreux et puisque la parole est redevenue libre (ce qui ne
veut pas dire vrai). Et on voit scrire de nouveaux chapitres de cette culture dont,
par exemple, Alexandre Etkind a crit certains en sattaquant l'histoire de la
psychanalyse sovitique, d'autres tudient les archives, ou encore l'limination des
colonies de tolstoens, des esprantistes, des sectes thosophiques ou autres,
l'anantissement de certaines branches de la science, en particulier de lAcadmie

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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des Sciences de Leningrad 57 . Les auteurs des rcentes publications sur l'affaire
des historiens de Leningrad se posent une question qui nous semble particulirement pertinente dans le contexte de la survie de la culture sovitique : La
publication intgrale des actes d'accusation, des tmoignages recueillis par les
enquteurs sovitiques ne peut-elle pas aboutir une nouvelle greffe du mensonge
dans le public ? Sommes-nous certains que le lecteur non prpar pourra distinguer la vrit de l'affabulation ?
[191]
En 1997, Felix Roziner, crivain, peintre, chanteur et compositeur migr
Boston, avait avant sa mort entrepris une encyclopdie de la vie sovitique, en
collaboration avec Viatcheslav Vs. Ivanov, mais son dcs a mis fin au projet,
encore qu'il en reste un gros manuscrit, dont le sort ne nous est pas connu. Que
cette rvaluation de soixante-dix ans d'histoire et de culture soit difficile est chose bien comprhensible si l'on songe la difficult quil a eue pendant presque
deux sicles l'historiographie franaise tudier objectivement la Rvolution de
1789-1815, et les ouvrages de Franois Furet firent scandale parce quils modifiaient le point de vue jacobin si longtemps dominant dans l'historiographie rvolutionnaire. Furet d'ailleurs, avant de mourir, nous a laiss son Pass dune illusion o il applique la mme mthode la Rvolution russe. Furet montre l'adoption du modle jacobin par les Bolcheviks, soucieux de prouver que 1789 prfigurait Octobre 17, mais subissant les prjugs universalistes insparables de la nature bourgeoise de 1789. Leur idal tait l'anne 1793 : la constitution tout juste
vote est mise de ct parce que la Rvolution na plus d'autre fin qu'elle mme.
De cet pisode exceptionnel, les bolcheviks ont fait la rgle : l'absence de rgle a
t rige en rgle ! La dictature est un pouvoir qui s'appuie directement sur la
force et qui n'est soumis aucune loi , crit Lnine en 1921. Il s'agit de la dictature du proltariat, et cette absence de loi est un idal. Souvent avec Efim Etkind
nous avons parl de cette difficult, et dfini la culture sovitique comme un
trange mixte de culture et d'anticulture, deux principes antagonistiques trs actifs
pendant ces sept dcennies.

57

LAffaire acadmique, ou liquidation de l'cole historique de Leningrad en 1929-1931 a fait


l'objet de publications exhaustives. Akademiceskoe delo, Sankt-Peterburg, 1996 et 1998. Le
deuxime tome prpar par S. Egorov, M. Lepehin et E. Fomin. V. Paneah, Tvorcestvo i
sudba istorika : Boris Aleksandrovik Romanov, S.-P., 2000.

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La culture sovitique se devait d'accepter implicitement ou explicitement selon les moments cette absence de loi, cratrice de volontarisme historique, c'est-dire de bolchevisme. Mais l'admission de cette loi de la non-loi prend des aspects
diffrents selon une alternance qui peut tre distingue assez aisment. Il est une
notion particulire dans l'histoire de la pense russe qui donne naissance un de
ces mots intraduisibles qui font la spcificit de certaines langues et cultures : ce
mot intraduisible est sobornost , ou conciliarit, dont j'ai dj parl. Invente
par le thologien lac Khomiakov, la notion a reparu de nombreuses poques et
les annes 1990 ont tent en vain de faire renatre cette conciliarit. La perestroka, selon l'historien Alexandre Akhiezer, cherchait un retour une conciliarit
aprs une priode d'autoritarisme dur. Pour lui, la NEP, le Dgel, la perestroka
furent des priodes de conciliarit qui alternaient avec des priodes d'autoritarisme syncrtique dur (lninisme et communisme de guerre, stalinisme, brejnvisme). Logicien de l'absurde bureaucratique, simultanment dnonciateur et laudateur du stalinisme, Alexandre Zinoviev, l'auteur des Hauteurs bantes, est en luimme une dmonstration vivante de cette tendance des alternances de syncrtisme autoritaire et de conciliarit plus souple. Satiriste paradoxal, il est amoureux
de l'objet que sa satire dtruit. Les Hauteurs bantes mettent en exergue cette bipolarit oxymoronique de l'essence sovitique. Le hros de notre jeunesse est un
hymne la culture russe populiste et syncrtique version sovitique : les rengaines
ouvrires et faubouriennes (tchastouchki), les slogans, les calicots dploys, une
sorte de fte permanente qui cache la peur permanente, les samedis rouges, les
polmiques byzantines sur le maintien ou la disparition des contradictions dans la
socit et dans la littrature sovitique. Millions de victimes, dizaines de millions
d'enthousiastes nous dit Zinoviev dont l'allgorie la [192] plus rmanente est celle
du lit de Procuste : la socit sovitique satisfait secrtement les hommes parce
quelle galise tout, elle comble la rancur, l'envie, la hargne qui sont le moteur
de la psych humaine, en galisant tout la manire du brigand Procuste.

Nous feuilletions les pages,


Et des feuillets rugueux
Staline affreuse image
Surgissait nos yeux.
Prisonniers de la peur,
Chaque jour nous chantions

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Lhymne de sa grandeur,
Pleins de vnration.

Cette prosternation quotidienne est donc accompagne par des chants et hymnes quotidiens. Le pote satiriste ajoute :

Lorsque le temps aura pass,


Nos passions nauront plus de sens.
Des esprits froids et pondrs
Dcouperont nos existences,
Les classant par commodit,
Leur accolant des tiquettes
Et les notant comme au lyce
Pour que l'image en soit plus nette.
Les plus justes eux-mmes lasss
De leur vindicte accusatrice
voquant nos pertes passes
Parleront d'oeuvre rdemptrice

Il est de mode de se moquer du sovok ou petit automate born sovitique,


mais ce sovok , sous le nom de Homoso , est le hros de Zinoviev. Pour le
philosophe paradoxal, il est le symbole de l'unit, de l'holistique sovitique. Le
chercheur amricain Jeffrey Brooks dans son ouvrage Thank you, Comrade Stalin ! Soviet Public Culture from Revolution to Cold War soutient que Staline a
dfinitivement remport la victoire lorsque est venu s'accoler son nom le pronom notre : Notre Staline symbolisant le triomphe de la fusion syncrtique, c'est--dire la greffe du besoin holistique sur sa personne. Rappelons-nous
que la Rvolution ses dbuts avait rig le Nous en unique objet du culte populaire. C'tait le Nous des Constructeurs de Dieu, le Nous des potes de la Forge, le
Nous du Proletkult (et aussi le Nous du roman anti-utopique Nous de Zamiatine),
le Nous de Maakovski quand il crivait :

Les proletkult ne parlent pas


Du Moi
Ni de la personne.
Le Moi

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[193]
Pour les proletkult,
C'est une grossiret.

En un sens, tous les dbuts de la Rvolution, comme l'a montr Siniavski dans
son premier livre, crit en collaboration avec Menchoutine, La posie des dbuts
de la Rvolution, c'est une variation sur le thme asiatique d'Alexandre Blok :
Oui, les Scythes, c'est nous ! . La potique du Nous driva peu peu vers celle
du Notre, notre Staline, notre Pouchkine. Le problme crucial concernant chaque
acteur de la culture sovitique devient alors de dfinir : est-il ntre ou pas ntre ?
des ntres ou pas ? Ce principe de sparation fut rig en principe majeur par le
rgime communiste toutes les chelles et tous les chelons, il est complmentaire du principe holistique : dans la famille (l'affaire de Pavlik Morozov, le dnonciateur de son pre, qui prfra la parent de classe la parent par le sang),
dans le collectif de travail, dans la politique internationale. Cette schizophrnie
chelle de l'univers contentait videmment un besoin inquisitorial. Et on sait que
la littrature, le cinma sovitiques fournirent une ample production sur le thme
du schisme socital : eux et nous, ntre et pas ntre, Gorki le tout premier. Plus
tard les zeks, tels que les dcrit Siniavski dans plusieurs textes sur le Goulag de
l'poque khrouchtchvienne, inversrent le schma : Eux, c'tait les privilgis du
rgime (tout le rgime reposait sur des privilges d'un type nouveau, non li
l'argent : carte de ravitaillement, accs des magasins spciaux ou des maisons
de repos), tandis que Nous, c'taient le peuple des bagnards, quelque chose comme une Union sovitique l'envers.
Je voudrais parler ici d'un livre trs reprsentatif des dbuts de cette culture du
schisme socital. Il s'agit d'un livre collectif 58 , ou mme crit sous la dicte du
collectif social, en l'occurrence des kolkhoziens de la fin des annes 30. Les kolkhoziens s'assemblent ; on leur fait des lectures de prose sovitique rcente, et ils
en discutent avant de porter un jugement qui est toujours en conclusion une sen58

Krestjane o pisateljah, opyt, metoifika i obrazcy krestjanskoj kritiki sovremennoj Rudaestvennoj literatury. Red. Agranovskij et Hoffenseffer, Krasnyj Proletarij, Moskva,
1938.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tence : Ntre , ou bien Pas ntre . Lide tait quen crant un nouveau lecteur, on devait crer aussitt aprs, par voie de consquence, un nouvel crivain.
Linitiateur de cette nouvelle critique collective par les kolkhoziens tait un enthousiaste de la Commune Le Matin de Mai dans l'Oural, un certain Adrian
Toporov. En crant les cadres d'apprciateurs de masse de la littrature de fiction, on fera ressortir les jeunes pousses littraires. Que veut le lecteur de masse ? Il veut que la littrature lui apprenne mieux vivre, et tablir les bonnes
distinctions dans les questions quotidiennes d'actualit. Dans l'ensemble on apprend que le collectif nest pas content de ce quon lui lit publiquement : ni Prichvine, ni Olecha, cest--dire ni un auteur issu du peuple et qui a dj crit de longues chroniques sur ses plerinages au milieu du peuple avant la Rvolution, ni un
jeune et nouveau prosateur qui tente de montrer la lutte entre l'ancien et le vieux
monde en l'expliquant par l'envie ne le satisfont. Ils s'adressent Adrian Toporov : cris au gouvernement sovitique de notre part : envoyer au diable ces
productions, afin qu'elles ne viennent pas souiller notre littrature ! On lit aux
paysans assembls le rcit de Babel La Vie [194] authentique de Pavlitchenko,
Matthieu Rodionytch . La violence du rcit, un skaz oral o un ancien valet
de ferme raconte avec quelle sauvagerie il a tir vengeance de son ancien employeur noble ds qu'est arrive la bonne petite anne 18, la mignonne , ne
plat pas aux kolkhoziens qui probablement flairent inconsciemment l'esthtisme
de cette posie de la brutalit o se complat l'auteur de Cavalerie rouge. La rsolution est la suivante : Nous nous tonnons du talent de l'crivain Babel tresser
tant de mensonge et d'absurdit dans un petit rcit. Totalement inutile au village.
En somme, la condamnation de Babel, excut par Ejov, est ici approuve. Mme
svrit envers d'autres crivains d'avant-garde, comme Vsevolod Ivanov dont les
Rcits dun partisan sont aussi rcuss. Deux auteurs les satisfont entirement :
l'un est Neverov, l'auteur de Tachkent, ville bl (1923) qui raconte le trajet de
deux garons pousss par la faim vers le sud. Les kolkhoziens apprcient le rcit
vridique de la famine et la compassion pour les affams. Il inculque la compassion pour le proltariat misrable . Lcrivain Sefoulina leur plat encore plus
car elle fait croire en une vie lgre, joyeuse qui vient notre rencontre.
Comme on le voit, de Neverov Sefoulina, on passe insensiblement l'esprit
mme du stalinisme : la vie est devenue plus joyeuse . En revanche Pasternak
dont on lut le pome Spektorski est condamn : C'est une sorte de malversation qu'il faut craser.

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Lpoque veut que tous les crivains s'efforcent d'entrer dans le collectif que
ce soit Ehrenbourg avec son roman sur le plan quinquennal La seconde journe,
ou Valentin Kataev avec En avant le Temps ! Le hros ngatif de La seconde
journe est un ennemi de classe cach, qui aimerait se raccrocher au train de l'histoire et du proltariat, et qui finalement devient ntre . Voici un chantillon de
son hostilit de classe camoufle : Sans doute aucun d'entre vous ne comprend
ce qu'est la culture, pense-t-il. Pour les uns, c'est savoir se moucher dans un mouchoir. Pour les autres, c'est acheter des livres de l'dition Academia que vous ne
lirez jamais et que vous ne pouvez pas comprendre. Vous avez chass tous les
hrtiques et tous les philosophes et potes. Vous avez tabli l'alphabtisation
gnrale, et avec elle l'ignorance gnralise. On sent dans ce journal secret
l'influence de Zamiatine, l'crivain sovitique migr avec l'autorisation de Staline. Volodia est une forme nouvelle d'homme inutile, version sovitique et ngative de ce qui au XIXe sicle tait positif : aujourd'hui il faut difier le monde nouveau, l'homme inutile est un insecte inutile. Il est prcisment l'homme de l'ancienne culture. Le petit hrtique qui maugre n'est pas perdu dfinitivement
puisque la littrature sovitique aime aussi les happy end. Il se rend au meeting
potique sur le chantier, il entend un jeune activiste dclarer qu'enfin il aime Pasternak (C'est l'poque o Boukharine vient de dclarer quil est le meilleur pote
sovitique). Volodia se sent mtamorphos, il sent quil va bientt, lui aussi, appartenir au puissant tronc collectif Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de NOUS. A
prsent je prononce avec assurance ce mot : NOUS.
En effet Staline unifia en un puissant arbre tous les petits moi . Les potes
et crateurs qui n'taient pas d'avant-garde, les symbolistes comme Bily ou Marietta Chaguiniane, les ralistes la Tolsto sont accepts, intgrs, condition,
bien sr, de faire amende honorable, et de subir des prfaces condescendantes qui
les prsentent comme en bonne voie, mais pouvant mieux faire. Le martyrologe
des crivains et des [195] acadmiciens est long, mais le systme laissait aussi
survivre des crivains non proltaires, rallis de faon maladroite et peu convaincante. Au fond, le rgime tait plutt heureux de cette maladresse et de l'incompltude de ces ralliements : on pouvait tout moment en faire reproche leurs
auteurs. En revanche, comme l'a bien montr le dramaturge et slavisant sudois
Lars Kleberg dans sa pice Les Apprentis sorciers, que joua Antoine Vitez au
Festival dAvignon en 1988, l'avant-garde devait disparatre de la culture soviti-

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que parce qu'il convenait d'instaurer un systme alatoire de survie o personne


ne pouvait prtendre tre l'expression de la Rvolution, ce qui tait prcisment la
prtention de l'avant-garde, des Babel et des Meyerhold. La pice de Lars Kleberg
met en scne une rencontre d'hommes de thtre progressistes en 1935 Moscou
pour fter un vieil acteur chinois, que l'auteur ne montre pas. Brecht, Stanislavski,
Meyerhold, Piscator, Eisenstein sont l. Ils rglent leurs comptes de manire brutale, froce, sans se rendre compte que le dragon va les manger. Le reprsentant
du CC leur dicte la ligne gnrale. Le portrait de Staline monte lentement au mur
(comme dans le film de Mikhalkov Soleil trompeur). Les uns s'adapteront, les
autres mourront la Loubianka. Leffort que fait le Volodia de La Seconde Journe d'Ehrenbourg est aussi l'effort de toute la culture sovitique pour s'adapter,
dans les honneurs, l'humiliation et la peur. Les Mmoires de Korne Tchoukovski
sont trs silencieux sur ce processus, alors que leur auteur tait vraiment un crivain sovitique, authentique crivain, mais qui se laissait cantonner par le pouvoir
dans une niche . Une page nous livre une confidence tonnante :
Hier au Congrs j'tais assis au 6e ou 7e rang. Je me retourne : Boris
Pasternak. J'allai lui, l'emmenai vers les premiers rangs. (Il y avait une
place libre ct de moi.) Tout coup paraissent Kaganovitch, Andreev,
Jdanov, et Staline. La salle en fut bouleverse. Mais LUI restait debout, un
peu las, penseur et majestueux. On sentait une norme habitude du pouvoir. Une force et en mme temps quelque chose de doux, de fminin. Je
regardai derrire moi : tous avaient des regards d'amoureux, des visages
tendres, inspirs et rieurs. Le voir, rien que le voir, ctait pour tous un
bonheur. Demtchenko s'adressait tout le temps lui. Et tous nous tions
morts de jalousie, quelle chance elle avait ! Nous recevions chacun de ses
gestes avec dvotion. Jamais je ne me serais cru capable de tels sentiments
[...] Pasternak me murmurait tout le temps l'oreille des mots d'enthousiasme son sujet. Et tous deux nous dmes ensemble : Ah ! cette Demtchenko, elle nous le cache. 59

Demtchenko tait une femme ouvrire de choc, une stakhanoviste trs


choye par le rgime l'poque. Le passage nous montre le fonctionnement de la
soumission amoureuse au rgime son apoge. Dimitri Chostakovitch, dans ses

59

K. Tchoukovski, Dnevnik 1930-1969 Moskva, 1994, p. 141.

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Mmoires 60 nous livre aussi un prcieux tmoignage sur les diffrents tats
d'me de ces crateurs tenus en bride, mais admis survivre, et mme enrls
dans le systme des honneurs sovitiques. Lorsque La Vie pour le Tsar de Glinka
fut nouveau autorise l'excution, on la joua Moscou sans la prire du dernier acte, mais Leningrad le directeur de l'opra Pazovskii refusa de la supprimer, et elle passa la censure. Cela nempche pas les plus intimes et [196]
cruelles souffrances s de cette culture musele. Les Mmoires de Cholokhov, rdigs sous le pouvoir sovitique, et confis, comme on le sait, Salomon Volkov,
sont mes yeux le plus expressif tmoignage sur cette souffrance. Je peux aussi
voquer les confidences que me fit un jour en 1959 Boris Pasternak sur les monologues qu'il faisait seul dans la direction du Kremlin. Je compris enfin pourquoi
il y avait tant de monologues dans Shakespeare, et que ce ntait pas une fiction
thtrale. Rapproche de la page du journal de Tchoukovski, cette confidence
montre le fonctionnement d'une schizophrnie douloureuse et camoufle par le
sujet soi-mme.
Le problme qui nous occupe n'est pas de faire une histoire des perscutions,
ni une histoire de l'enthousiasme sovitique, qui fut galement rel, mais de dfinir la sinusode trs particulire de ce mlange de censure interne et externe qui
caractrise la culture sovitique et qui a donn quelques chefs-duvre qu'on
n'imagine pas en dehors de ces conditions, tel Le dragon de Chvarts. Les tourments n'pargnaient personne. Fadiev rcrivit sa Jeune Garde par ce qu'elle ne
rpondait pas aux exigences de la censure, alors qu'il tait un des crivains sovitiques les plus fidles et les plus conformes. Le gendarme littraire qu'il avait
t en 1947 quand commena la campagne contre le cosmopolitisme et la servilit devant l'Occident vcut si mal cette rcriture contre sa volont et les autres
phnomnes de schizophrnie crs par la situation de la culture sovitique qu'il
se suicida en 1956. Citons aussi Leonid Leonov, dont le beau roman des annes
vingt, modle de constructivisme littraire, Le Voleur, fut compltement rcrit
dans les annes 50. Exemple d'adaptation d'un crivain sovitique de grand talent.
Siniavski a dfini la double nature de la culture sovitique son plus bel panouissement stalinien : d'un ct la monumentalit noclassique (en architecture,
c'est patent), de l'autre les conduites de clandestinit petite dose : les anecdotes,
60

Tmoignage. Les Mmoires de Dimitri Chostakovitch. Propos recueillis par Salomon Volkov. Trad. par Andr Lischka, Albin Michel, Paris, 1980.

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la chanson, la langue dEsope. Mais cette double prsence pouvait entraner des
dysfonctionnements psychiques tragiques.
La pnurie qui tait un principe de la distribution des produits dans l'conomie
sovitique tait galement un principe dans la gestion de la culture sovitique :
toute son histoire est jalonne de variations dans l'exercice de la censure, les retours d'auteurs, l'injection petites doses d'uvres trangres ou de l'migration
(cela commence en 1937 sous Staline avec le retour de Kouprine). Le retour
de Mandelstam, c'est--dire ses premires rditions aprs les annes de disparition du pote des librairies et des bibliothques fut, entre autres aspects, un exemple remarquable par la gestion de la pnurie : le recueil du pote prpar par Nikola Khardjiev a attendu quinze annes, crant un dsir presque mythique du
livre dont on connaissait l'existence et, sa parution, une sorte d'agiotage et des
phnomnes d'accaparement et mme de rtention en vue de rserver le livre la
clientle trangre, mme si elle ne connaissait pas le russe, parce que le Mandelstam tait devenu une sorte de monnaie exceptionnelle, comme la zibeline au
Moyen ge. Ainsi le pouvoir a prserv partiellement la culture, celle des temps
antrieurs, et celle de l'extrieur, mais en faisant un produit dficitaire. Ce qui fait
d'une part quil y avait un dsir fort de cette culture, et d'autre part qu'une grande
part du public en tait prive. Les crateurs comme Iouri Olecha en taient conscients : ils ont tent de satisfaire la demande sociale, qui tait en fait celle de
l'administration du Parti, qui exploitait le complexe de culpabilit de l'crivain
russe vis--vis du peuple [197] ( complexe de Tolsto ), et donc ils ont remis les
armes de leur culture l'hgmonie proltarienne, mais ils ont tent de prserver
un coin de leur imaginaire qui tait en relation avec la catastrophe vcue. Plus
tard, Olecha fut accus par Arkadi Belinkov, dans un livre paru en tamizdat, de
reddition et d'avoir accept sa mort intellectuelle. Belinkov tait un juge cruel.
Le Livre dadieu d'Olecha, paru posthumment, et qui nous donne une version
plus complte et plus authentique du journal de l'crivain, dont le Dgel nous
avait fourni une version dulcore sous le titre de Pas un jour sans une ligne, nous
aide comprendre cet crivain si intimement li au destin paradoxal de la culture
sovitique. La pense de me faire mendiant me vint brusquement , crit l'crivain, expliquant ainsi son ide d'un retrait, dune sorte de fuite de Tolsto , ce
que Belinkov qualifiera de reddition. Ce devoir de rduction, de disparition lui
semble dict par une poque monumentale quil ne comprend pas, et quil

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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narrive pas servir. Mais, par ailleurs, il confie aussi au journal des cauchemars
extrmement dangereux o il voit le martyre de ses amis de l'avant-garde supplicis par le rgime. Il note en mai 1950 :

Bientt on tua Raikh [l'pouse de Meyerhold]. On dit quon lui a crev


les yeux., il y eut cette rumeur, sans doute dnue de fondement. Les yeux
si beaux de Zinada Raikh, et qui, malgr leur dmonisme regardaient d'un
regard soumis et attentif de petite fille. C'est Perets Markish, tu lui aussi,
qui me l'a dit. Ils m'aimaient, les Meyerhold, ils m'aimaient d'un amour
importun que j'ai fui...

Ainsi voyons-nous le cauchemar greff l'intrieur d'un crivain. Les yeux


crevs, en l'occurrence, ne sont-ils pas un cauchemar symbolique, le symbole
dune ccit brutalement impose, d'une culture sovitique aux yeux arrachs
comme dipe ?
En somme l'crivain sovitique vivait dans son abri, et savait que l'arrachement brusque pouvait survenir tout moment. Il buvait la fontaine de l'utopie, et
se voyait contraint l'automutilation dans la peur de la disparition. Comme les
hros d'un autre dgrad de la culture sovitique, Andre Platonov, il avait
reconnu depuis longtemps que le temps du corps humain, tide, bien-aim, entier
tait pass : chacun tait dans l'imprieuse ncessit d'tre un mutil (Tchevengour).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

277

[198]

VIVRE EN RUSSE (2007)


V. NOSTALGIE SOVITIQUE
B.

UN INGNIEUR ENQUTE SUR


LES INGNIEURS DE LME
STALINIENS

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Le livre de Frank Westerman sort de l'ordinaire : il est insolite de voir un ingnieur, hydraulicien en l'occurrence, se lancer dans une chronique romance d'un
grand thme de la littrature sovitique : le roman de production , et plus prcisment le roman hydraulique . Le marxisme la Staline se fit fort de changer
la nature, et mme de redessiner la carte physique de la terre sovitique. Certes on
a en d'autres lieux rig barrages et dtourn cours deau, mais le projet de faire
de Moscou une capitale maritime ouverte sur les quatre mers (Baltique, Glaciale,
Caspienne et Mditerranenne), et plus tard celui de dtourner les principaux
fleuves sibriens coulant de l'Alta vers le nord en direction de lAsie centrale, ou
encore celui d'alimenter les dserts turkmnes avec de l'eau du septentrion de la
Russie sont autant de rves promthens qui on tourn au cauchemar cologique,
laissant sur la carte ex-sovitique d'immenses blessures : mers disparues, fleuves
drouts, lagunes dessches, et bien d'autres calamits. Frank Westerman,
Moscou au tournant du millnaire, occupe ses loisirs lire Paoustovski et son

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

278

roman productiviste Le Golfe du Kara-Bogaz : il sagit d'une lagune relie la


Caspienne par un goulot o s'engouffre l'eau sale qui vient alimenter une immense pice d'eau qui s'vapore mesure. La ville dcrite par Paoustovski a disparu
de la carte. Notre Hollandais se lance sa recherche, et dcouvrira le Turkmnistan d'aujourd'hui, conduit par un Guide schizode, Niazov, dit Turkmenbashi, qui
a donn le nom de sa mre un mois de l'anne, et le sien propre un autre. Les
pages qui dcrivent l'escapade au pays du Pharaon des dserts turkmnes, riche en
gaz, et par consquent arros par le pactole de nos grandes firmes internationales,
ce qui lui a permis de faire construire par Bouygues une gigantesque mosque
six minarets de 63 mtres de haut, imitation de celle du roi Hassan Casablanca,
cependant quun cran totmique diffuse sans rpit ses images sur la grand-place
de la capitale. Cette expdition au pays de Turkmenbashi est un des meilleurs
moments de ce livre vagabond.
Les grands travaux hydrauliques gnrent la dictature, car il faut pour leur mise en route, puis l'entretien des digues, une poigne despotique, l'ide est ancienne,
et elle a t avance par l'historien hongrois Szamuely et d'autres en tudiant la
Chine. Pierre le Grand avait ses plans pharaoniques, repris plus tard par Staline,
auteur du Canal Belomor, du Volga-Don, du Canal du Fergana, du Canal Lnine
rebaptis Turkmenbashi [199] aujourd'hui. Tout le sel du livre de Westerman
consiste associer son enqute historique avec une enqute littraire sur le roman
hydraulique, dont Paoustovski est l'initiateur, et Gorki le pontife avec la brigade
d'crivains qu'il emmena sur le chantier du Volga Don, rapportant de cette quipe un des plus vils loges du travail esclavagiste que l'histoire ait jamais connu.
La famille des romans hydrauliques comporte Gladkov (Le Ciment fut la Bible de
trois gnrations d'lves sovitiques !), le Polonais Jasienski (mort au Goulag),
Marietta Chaguiniane, Leopold Averbakh (mort au Goulag) et bien d'autres. Westerman voit une sorte de combat entre les ingnieurs et les potes pour l'accomplissement du rve pharaonique de Pierre Ier et Staline. Et l'ingnieur-pote qui
domine tristement ce combat, mais survcut aux perscutions, c'est l'ingnieur
hydraulicien Andre Platonov, dont les rcits sont de superbes fables ambivalentes
sur l'esclavagisme social, et qui, avec Les cluses dpiphane, fournit une sorte
de rcit matriciel sur les grands travaux insenss des despotes : on y voit l'ingnieur anglais Perry, qui a rat son canal, livr aux mains du bourreau de Pierre.

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Au dernier moment il demande : o est la hache, mais le bourreau lui rpond :


pour toi, pas besoin, mes mains suffiront... le Goulag tait encore au berceau !
Le livre de Westerman a une structure tiroirs, il superpose l'enqute de l'ingnieur celle du littraire-apprenti, et aussi une biographie de l'crivain Constantin Paoustovski, avec ses infidlits conjugales et son ardeur staliniste (luimme avait honte de son dernier roman productiviste La Naissance de la mer, et
l'limina soigneusement de ses uvres par la suite mais il ne fut pas le seul !).
La potique communiste et le roman de production , nous rappelle Westerman, ont bel et bien exist, bel et bien enthousiasm des masses...

Franck Westerman, Ingnieurs de l'me, traduit du nerlandais, Paris, Christian Bourgois, 2004.

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[200]

VIVRE EN RUSSE (2007)


V. NOSTALGIE SOVITIQUE
C.

UNE IDYLLE
AU TEMPS DE STALINE

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Anton tait un homme avec qui il tait difficile de dialoguer. Il nentrait facilement en contact quavec la terre, les pierres, la neige, les arbres et le mtal, la
matire inerte en gnral. Anton est le nom que prend l'auteur, Alexandre
Tchoudakov, grand philologue russe devant l'ternel, et depuis deux ans romancier dbutant. Un dbut extraordinaire vrai dire. Anton est un livre-tabli o
l'amoureux des scies gones, des limes et des clous a fait entrer une gigantesque
matire biographique qui, autour de l'extraordinaire figure de son grand-pre, le
sminariste de Vilno devenu enseignant dans les steppes kazakhes, montre presque en bandes dessines la survie de la tribu familiale. Grand-Pre a inscrit dans
l'me du petit Anton une sorte d'encyclopdie de l'humain : il a rponse tout, il
connat tout, l'arboriculture, la pisciculture, les plantes, comment faire un thermomtre au mercure, ou composer un calendrier universel. On se croirait chez
Robinson Cruso, mais on est en bordure d'un des plus terribles camps d'Asie
sovitique, dans une bourgade o les Kazakhs ne font rien, les relgus ne savent
rien faire, et seule la tribu de Grand-Pre trime, de l'aube la nuit, aide par

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'inoubliable cheval pie grivel, Garon . Grand-mre a t leve l'Institut


des jeunes filles nobles, mais dirige avec brio l'activit mnagre et productrice du
clan.
Lincroyable vlocit du rcit, la compression des anecdotes, souvent tordantes, le regard naf de l'enfant Anton, collectionneur de mots entendus et lus, dou
d'une mmoire photographique des textes qui fait la joie des adultes, des centaines
d'pisodes qui dfilent apparition d'un oncle flambeur l'insolente chance, ou
histoire du perroquet de la Grande Catherine qui rpte le petit nom du dernier
amant de l'impratrice, ou lgendes de porchres staliniennes dmasquant des
espions... Le socium que dcrit Anton fait penser l'appartement du gnral dans
le film de Guerman Ma voiture, Khroustaliov ! , la densification stalinienne
s'applique l'espace social comme au temps des vies.
Est-ce parce quAnton a la tte truffe de pomes et de manuels d'obsttrique
ou de brochures politiques ? la narration elle aussi est truffe de saillies, de perles
humoristiques. S'y croisent les destins de la saga tribale et l'apprentissage de la vie
de cet adolescent qui noublie rien dans une socit o oublier aide survivre.
Avant sa mort, Grand-pre fera encore mine de gonfler ses pauvres biceps, lui que
l'on a vu au premier chapitre dans un duel avec le forgeron qui fera plier le
bras de l'autre . Ce match Intelligentsia versus [201] peuple est dclar nul.
Et, en somme, la chronique de cette tribu fabuleuse fait aussi match nul avec les
tribulations de la vie.
Roman-idylle, comme le film Le bonheur de Medvedkine, Anton s'inscrit dans
l'immense charivari tragique du stalinisme, et pourtant le bonheur clate, dborde
dans cet album de photos o tout a la nettet d'un prcipit chimique. Grand-Pre
a recr le jardin du Luxembourg aux confins nord du Kazakhstan, on survit dans
les sautes trpidantes de la ligne gnrale du Parti, une probit foncire sauve la
tribu, et annonce la victoire de l'immortalit de l'me. Tout dfile comme dans les
sances de magie de l'hypnotiseur sovitique Messing, Ah ! si seulement il pouvait y avoir un pour cent de vrit dans la Pravda ! dit Grand-pre. Et pourtant
Anton y croit ! Personne ne vous a jamais dit que vous ressembliez au Brutus de
Michel Ange ? lui demande un philosophe qui habite d'anciennes latrines, et
dont la thse est que le beau est rvolutionnaire et que la rvolution a rafrachi notre socit .

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D'un coup, Alexandre Tchoudakov a su s'installer dans une marge de la littrature encore inexploite, et nous offre un livre insolite et succulent (dont, hlas, la
traduction nest gure la hauteur). Il s'est install ici, comme dans son uvre de
chercheur littraire, aux marges de la grande littrature. De mme que la revue
illustre du XIXe sicle rvle davantage que beaucoup de faux chefs-d'uvre,
ainsi la province russe, jusque dans le grand charroi stalinien des destins humains,
gagne le concours Lpine de la survie et prserve secrtement un filon d'une bont
inextinguible.

Alexandre Tchoudakov, Anton, traduit du russe, Paris, 2003.

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[202]

VIVRE EN RUSSE (2007)


V. NOSTALGIE SOVITIQUE
D.

MERCI,
CAMARADE STALINE !

Retour la table des matires

Lire toute la presse sovitique de 1917 1953, mort de Staline, nest pas une
mince affaire. Ne pas s'y perdre, savoir trouver les fils directeurs d'une lecture
faisant sens, est presque une gagure, gagne par Jeffrey Brooks dans un livre
d'environ trois cents pages et une quarantaine de reproductions de premires de
journaux. Il fallait du souffle et une patience de bndictin, il fallait les ressources
des bibliothques amricaines, compltes par celle de la Poublitchka Leningrad, et de la Leninka Moscou. Brooks est l'historien du livre, et de l'imprim
(brochures, images d'pinal) dans la Russie d'Ancien rgime, il a donc mis au
point sa mthode d'interprtation des phnomnes d'ouvrages et presse de masse.
Il nous rappelle quavant la Rvolution les diteurs russes du livre grand tirage
avaient imprim des dizaines de millions d'exemplaires de textes de fiction occidentaux, et environ vingt millions d'exemplaires de policiers et rcits sensation
dans la dcade 1905-1914, sans oublier les deux mille films de production russe

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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entre 1908 et 1917 ; c'est dire que la production d'une culture de masse tait trs
active ds avant 1914.
Ce foisonnement fut jugul par la Rvolution, qui mit fin au pluralisme, au
mercantilisme de cette production. Fait encore plus important que la progressive
suppression des productions de l'avant-garde, sur laquelle on insiste en gnral
davantage.
Le monopole d'dition nintervient pas tout de suite, bien sr, dans l'dition,
mais presque tout de suite dans la presse. La Pravda et Izvestia devant rester des
journaux d'lite, il fut fond d'autres journaux pour la masse, comme Les Pauvres
(Bednota) destin aux besoins de la paysannerie sortie de l'illettrisme. Brooks
nous montre que pendant les annes 20 le pouvoir commanda des dizaines d'enqutes pour connatre les dsirs du lectorat populaire et essayer d'y rpondre. (Par
exemple une enqute pendant la guerre civile auprs de 12 000 soldats de l'Arme
rouge). Mais ds la fin des annes vingt, le pouvoir abandonna tout effort pour
connatre les besoins de ce lectorat, et s'adressa un lecteur idal qui devait par
dfinition tre clair, et acquis. On abandonna tout effort pour regagner le lectorat de la presse bon march d'ancien rgime. Commence alors une tape d'dification socialiste qui porte tous les traits d'un isolationnisme grandissant, tant vis-vis de l'extrieur que des masses internes. C'est ce que Brooks appelle le dbut de
la reprsentation thtrale, qui va durer tout le rgne de Staline et aboutir ce
quil appelle une conomie morale du don : le public est appel apprhender
l'conomie [203] comme un vaste don offert par les autorits, et plus particulirement par le camarade Staline. Cette partie du livre, qui nous montre les mcanismes dlirants de cette religion du don, ou de l'offrande de toute la vie mme
quotidienne d'un vaste peuple est la plus tonnante. Le 30 dcembre 1937, la
Pravda montre Staline dans le rle de pre Nol : d'un ct le guide, de l'autre
l'arbre, les enfants, et les cadeaux : tout est mis en place pour l'interprtation de la
vie du pays en termes de reconnaissance un pater familias nourricier. Vient aussi
le leitmotiv du dvouement , complment au don, ou plutt rponse au don.
(trangement, on peut se demander si le roman de Nabokov, Le Don, avec la figure centrale d'un Tchernychevski en rincarnation du Christ, nest pas entre autres
une variation ironique sur ce thme de la propagande sovitique.)
En septembre 1939, avec l'invasion de la moiti de la Pologne attribue
l'URSS par les accords avec Hitler, c'est encore le thme du dvouement qui est

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mis en oeuvre, et la Pravda montre un paysan polonais qui se jette avec tendresse
et imptuosit sur la bouche d'un soldat rouge pour l'embrasser.
Dans le chapitre sur la littrature et les arts dans la presse sovitique, Brooks
souligne l'arrive de nouveaux ditoriaux qui sont signs nous : plus besoin
d'avoir un auteur, cest le collectif qui parle et qui condamne ! Nous jugeons le
suicide de Maakovski exactement comme tout autre abandon d'un poste rvolutionnaire , crit la Pravda en 1930. Le chapitre Honneur et dshonneur apporte d'tranges rappels historiques : par exemple l'affrontement arm en l't
1938 la frontire sovito-mandchoue avec des troupes japonaises. Il y eut 717
morts et 3 279 blesss sovitiques, ce qui nest pas mince, et cela fut suivi l'anne
suivante par un affrontement plus svre encore qui entrana 6 831 pertes et
16 000 blesss. C'est pour l'anniversaire de la premire bataille, celle du lac Kalkhan que fut lanc le slogan Pour la Patrie, pour Staline, pour le communisme ,
qui allait devenir le mot d'ordre de la Grande Guerre patriotique. Car la bataille du
lac Kalkhan et celle de la rivire Khalkin Gol furent escamotes, la Pravda ne fit
mention que de treize morts : l'alliance avec Hitler interdisait l'exploitation de ces
affrontements militaires avec le Japon, son alli. Plus tard le slogan fut massivement utilis, et a symbolis le dvouement absolu Staline. Le Japon tait oubli...
Autre chapitre trs clairant, celui o Brooks nous montre l'volution de l'exploitation du souvenir de la Guerre de 1941-1945 entre Staline et Brejnev. On
passe insensiblement dune laudation sans rserve du courage et de la fermet
guerrire d'une arme et d'un peuple conduits par Staline l'vocation des pertes
immenses (auparavant minimises, mme quand il s'agissait de demander des
rparations), et une dploration des victimes. A partir de 1956 on ne montre plus
de joyeux combattants, mais des vtrans se recueillant sur des tombes.
Thank you, Comrade Stalin ! Soviet Culture from Revolution to Cold War est
donc une analyse de l'volution de la pice thtrale donne par les mdias sovitiques, et de l'volution du tableau qui passe devant les yeux des lecteurs sovitiques de la naissance de la presse de Parti l'avnement du monopole absolu du
Parti, mme les bolcheviks de premier plan dcouvraient l'un aprs l'autre que la
presse du Parti ne leur tait plus ouverte. Lmergence d'une gigantesque moralit mdivale de l'conomie du don, dune formidable mise en scne collective
du dvouement , occupe la scne, cependant [204] que les vestiges de ralits

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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extrieures vhiculs par cette presse thaumaturgique sont eux-mmes escamots,


maquills, rapidement effacs. N'oublions pas que l'oncle de Tver, dans le Premier Cercle de Soljnitsyne, cet opposant terr dans la plus humble des cabanes,
au fin fond de la province et dans le plus insignifiant des emplois, commet le forfait suprme de conserver, bien cache, la collection complte de la Pravda des
annes vingt et trente : Innokenti y dcouvre le mensonge en marche. La reprsentation thtrale du jour chassait celle de la veille. Et nul ne devait sembler s'en
apercevoir. Mettre bout bout les Pravda c'est exhiber l'histoire d'une reprsentation.

Jeffrey Brooks, Thank you, Comrade Staline ! Soviet Public Culture from Revolution to Cold War, Princeton, 2000.

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VI
PROSE
DAUJOURDHUI
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VI. PROSE DAUJOURDHUI
A.

BABYLONE RUSSE AU FOND


D'UN CRNE TRPAN

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Lorsque en 1990 l'crivain Viktor Erofeev crivit un de profondis pour la


littrature sovitique, il ne croyait pas si bien faire. S'il est un domaine o tout a
vraiment t boulevers en Russie, c'est vraiment le domaine littraire ! Non que
tous les anciens crivains aient disparu : d'mouvants humoristes comme Valri
Popov ont une longue carrire de publications davant, mais se sont renouvels
avec maestria aprs, d'habiles conceptualistes qui s'brouaient dans la clandestinit sont apparus dans les mdias et dans les nouveaux hypermarchs du livre qui
ont remplac les vieilles succursales poussireuses de Goslitizdat : c'est le cas de
Dimitri Prigov, dont les installations rivalisent avec les litanies en similisovitique, ou de Viktor Erofeev lui-mme pass des provocations esthtiques
d'Une beaut russe et de lEncyclopdie de lme russe aux souvenirs de son enfance dans une famille de bon aloi stalinienne (Le bon Staline).
Tout a chang : l'tat ne distribue plus les rcompenses et les grands tirages
qui couvraient d'or sans aucun lien avec la demande du public (mais il tente de
reprendre la main avec de nouveaux prix d'tat), les ditions prives se sont mul-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tiplies et consolides, en particulier Vagrius pour toute la prose actuelle, et


N.L.O. pour toute la nonfikshion , comme on dit maintenant en russe, la suite
des Amricains. La foire du livre de Moscou attire certes moins que Francfort,
mais celle de Non-fiction est depuis quelques annes un immense succs, car
les sciences humaines ont fait un bond prodigieux : thologie, philosophie, musicologie, critique, freudisme voisinent avec tous les genres de fausses sciences la
mode...
Quant la fiction, elle produit une masse considrable de textes, qui ne passent plus toujours par le filtre des grosses revues comme l'poque de Pouchkine, de Dostoevski ou d'Alexandre Tvardovski. De jeunes crivains surgissent
de province comme Alexis Ivanov, qui rside Perm, et dont le pass mythique
de cette antique cit, qui a mme donn son nom une priode gologique ! inspire tant son grand roman historique L'or de la rvolte (il s'agit du trsor cach de
Pougatchev, un des faux Pierre III) que dans son roman de murs sur un jeune
prof bohme et des lycens d'aujourd'hui, Le prof de go a bu son globe ! D'anciens clandestins du samizdat, comme Galkovski, l'auteur d'un roman interminable qui mrite amplement son titre, L'impasse infinie, se font diter en contradiction avec leur anticonformisme radical affich. Novy mir, qui vient de publier une
trange et grinante politique-fiction de Galkovski, Lami des canards, o les
units d'humains et de robots vivent dans des nids souterrains, loin de la real-life.
Mais la [208] rdaction estime de son devoir d'avertir les lecteurs que beaucoup
de personnages se distinguent par leur grossiret de murs et de conduite. A
l'avance nous prsentons nos excuses.
Le net russe, hyper actif, a ses ditions virtuelles, ses prix littraires virtuels,
sa posie virtuelle, toute une Babylone virtuelle, pour reprendre l'appellation
d'un des sites les plus importants, qui fait srement plus que doubler la surface
littraire sur papier. Les revues anciennes et nouvelles sont toutes offertes sur la
Toile, affiches sur un site Journalny zal qui, volens nolens, a entran tout le
monde littraire derrire lui, et, hlas ! n'a pas son quivalent l'Ouest de l'Europe, moins encore en Amrique, o les pages s'y opposeraient de toute faon.
Les sponsors existent pour les ditions sur papier, on trouve grce eux de
grandes anthologies de potes de moins de trente ans, d'absurdistes ou de philosophes. Mais la toile de toute faon est bien plus efficace...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Mais alors, que nous dit cette Babylone littraire ? Elle est videmment clate, elle parle moins nettement qu' l'poque du samizdat, l'poque o le tlphone arabe indiquait tout de suite les publications quil fallait lire dans l're sovitique finissante. Aujourd'hui Journalny zal moffre trente revues, les exsovitiques classiques, relookes, et toujours fort intressantes : Novy mir, Znamia, Zvezda, mais aussi anciennes nouvelles du XIXe sicle qui ont ressuscit
comme le Messager de lEurope, ou Annales patriotiques et les nouvelles nouvelles, comme Rserve intouchable, ou encore Nouveau mcnat, sans compter celles de la diaspora rapatries, comme Kontinent, la revue fonde par Maximov
Paris, ou Slovol Word, la revue new-yorkaise fonde par Dovlatov.
clate, parce qu'elle n'a plus de gouvernail idologique, ni le gouvernail du
ralisme socialiste, enterr par Erofeev, ni le gouvernail de la dissidence. Certes le
ralisme nest pas mort, en un sens les femmes qui marquent cette littrature, Petrouchevskaa, dramaturge autant que prosateur, pote du socium concentr, ou
Oulitskaa, romancire qui aborde le monde ordinaire en frlant le pathologique,
ou Tokareva avec son aplomb de conteuse montent chacune sa faon une sorte
de garde du ralisme, et disent la socit actuelle. Mais il y a aussi toute la prose
de la drision, postmoderne et provocatrice, au fond dsespre, avec les romans
virtuels de Pelevine (converti au bouddhisme), avec Sorokine et ses bouffonneries
tristes et sa savante pornographie, ou le pote gar en prose Gandlevski, celui
dont le crne trpan, travers par un rush de grossirets venues de la rue et
de rencontres littraires dans l'underground peut nous servir daffiche pour cet
article...
Dans un article de novembre dernier, Natalia Ivanov, critique et historienne de
la littrature, a proclam la naissance d'un genre hybride, une hybridation la
Lysenko, mlangeant les gnes du thriller et de la science-fiction, pratiqu, selon
elle, par les auteurs de grande littrature Axionov (Moskva-kva-kva) ou Petrouchevskaa (les Nouveaux Robinsons) ou Makanine (Underground). Un genre,
qui prouverait une projection dans le futur, trangre la grande littrature russe,
sre d'elle-mme et de son statut mythique. Oui, il nat srement un hypergenre en ce moment dans la littrature russe, fait de stylisation forcene et d'incursion dans la littrature de masse, de [209] conversions aux religions orientales et
d'talage intime comme on n'avait jamais encore vu dans les lettres russes.

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292

La littrature russe tait peut-tre mythifie, comme le dit Natalia Ivanova,


mais elle tait surtout domine par le primat de l'thique. Elle se voulait toujours
plus que de la littrature : prophtique ou dissidente, Tolsto ou Dostoevski,
institutrice de libert intrieure comme la posie de Pouchkine ou la prose de
Tchekhov. Soljnitsyne aujourd'hui en est, depuis la mort d'Astafiev, et le (presque) silence de Valentin Raspoutine, le seul vestige.
Mais elle se proccupe encore de capture de Dieu , et c'est cela que l'on lit
entre les entrelacs complexes de la prose de Mark Kharitonov de Guirchovitch
(galement musicien, rsident Berlin) ou dans les fables miniaturises d'Andre
Dmitriev. La vie continue proclame Guirchovitch en montrant un troupeau de
rennes qui pitine la Place des palais Saint-Ptersbourg. Ce pitinement d'une
ville-mirage devenue toundra sibrienne signifie-t-il que la vie ne continue pas, ou
qu'elle continue prcisment sous la forme d'un pitinement ? Lpoque sovitique a sombr dans le Lth pense son hros, Prass. Le Livre ferm de Dmitriev
renvoie au Livre ouvert de Kavrine (autre pskovien) et renvoie donc un ouvrage sovitique presque dissident, et pitin en son temps par la critique en sentinelle. Mais alors, la vie est referme comme un livre ? La rponse me semble donne
par Kharitonov dans un chapitre de La mallette de Milachevitch, intitul jardin
perdu ou la ruse de Dieu . On y trouve ce fragment du philosophe disparu Milachevitch en qute de qui s'est lanc le hros narrateur : le samovar, propritaire
de l'espace non-euclidien . Nos auteurs recourent tous les trois cette ruse de
Dieu du samovar, c'est--dire de la vie domestique o s'est rfugi Dieu, tandis
que le grand livre de l'Histoire se refermait.
D'autres recourent la drision, l'automassacre, une sorte de dadasme
daprs dsastre. Le dsastre tant la perte de la boussole qui avait toujours guid
la littrature russe. Citons Chante, Derrida ! , un pome de Pso Korolenko :

Chante la derridaderridera
chante la derridaderridera
dieu soit lou j'ai mon crincrin
merci toi mon ptit crincrin
j'ai un cadavre (quest pas un havre)
et dans ce havre un ptit bateau
la guigne va me sauter dssus

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

293

mon ptit violon va en crever


mais mon cadavre pas
je saisirai mon cadavre
j'y mettrai le ptit bateau
et quil sera sur l'eau
je chanterai tue-tte
j'oublierai ma guigne
[210]
chante la derridaderridera
chante la derridaderridera
dieu soit lou j'ai mon crincrin
merci toi mon p'tit crincrin

Traduction-adaptation d'un extrait de Chante Derrida de Pso Korolenko,


tir de Neuf dimensions, anthologie de la posie russe, Moscou, N.L.O. 2004.
Cette anthologie compose par Ilia Koukouline fait appel neuf critiques qui ont
chacun choisi sept potes nouveaux, plus sept autres choisis en complment
par Koukouline, ce qui fait 70 potes...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

294

[211]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
B.

VALENTIN RASPOUTINE,
LE JANSNISTE
DE L'ANGARA

Retour la table des matires

Le pote Nikola Nekrassov crivit en 1872 un long pome en deux parties sur
les femmes russes . Il y chantait l'exploit moral de deux femmes russes, deux
princesses, qui avaient quitt tout le luxe de leur vie d'aristocrates pour suivre au
bagne, Nerchinsk dans le fin fond de la Sibrie, trois jours de traneau d'Irkoutsk, leurs poux condamns pour participation au complot du 14 dcembre
1825. Lexploit de ces femmes est rest tout jamais dans la lgende russe. La
princesse Volkonsky, qui, dans le pome, raconte sa vie ses petits-enfants, clbre avec motion le peuple russe, le rude peuple des bagnards dont la fluette princesse n'avait jamais eu se plaindre :

Vous tous, je vous salue bien bas !


Merci ! merci, hommes simples
Qui nous aidiez tout simplement !
Pas un de vous ne se moqua,
Pour vous malheur est saintet...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

295

La longue nouvelle de Valentin Raspoutine Fille dIvan Mre dIvan (qui


est un hybride de roman et de nouvelle, comme tous les textes de Raspoutine) est
comme un lointain cho au pome de Nekrassov. Son titre aurait pu tre La
femme russe , car l'hrone, fille d'Ivan, et mre d'Ivan, femme dAnatole, a pris
le relais des deux princesses femmes de dcembristes . C'est sur elle que tient
prsent l'honneur et la survie du peuple ; elle ne vient pas d'une lointaine capitale
plus europenne que russe, elle na pas connu les gouvernantes franaises et les
bals la cour, elle na pas suivi son mari au bagne tout simplement parce que l'hrosme est pass du ct de la femme russe du peuple, c'est elle la dcembriste
d'aujourd'hui, celle qui rsiste moralement l'arbitraire. Sa rvolte na rien de
politique, ne doit rien aux mentors occidentaux, c'est la rvolte d'une mre courageuse et d'un temprament ombrageux devant l'offense subie par sa fille qui a t
viole par un freluquet caucasien, mais l'offense subie est plus gnrale encore
puisque cest tout le pays qui est violent, tout le peuple qui est dboussol,
convulsivement riv aux violences de l'cran de tlvision, bouscul dans ses atres traditionnels, inond de pacotille chinoise et de revendeurs escrocs. Un peuple qui a perdu l'axe mme de sa vie. croire que, comme lance Anatole, l'poux
de l'hrone, tous ont t dbarqus d'un camion-remorque norme, comme des
dports, sans pass ni racines.
[212]
Les racines, c'est depuis toujours le thme central de Raspoutine, ce Sibrien
timide aux yeux doux, mais qui ne supporte pas les mauvais traitements de la vie.
Sa rvolte avait commenc sous le rgime sovitique. Il appartenait ce quon
peut baptiser la rsistance morale, ou la dissidence douce : rvolte contre le saccage du sol natal par l'norme machine brutaliser et industrialiser du marxisme
au pouvoir, rvolte contre le vide spirituel, contre la liquidation de la vie paysanne. Avec Astafiev, son voisin de Krasnoarsk, avec Vassili Belov, enracin
dans le Nord de la Russie, avec Zalyguine il reprsentait une sorte d'opposition
tolre, publie dans certaines limites, et reconnue par le lointain Alexandre Soljnitsyne depuis son exil amricain.
En 2000, le prix Soljnitsyne fut remis Raspoutine en la Maison de l'migration russe de Moscou, et son loge prononc par l'auteur de LArchipel du Goulag.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

296

la frontire des annes 70 et 80 se produisit dans la littrature sovitique un tournant qui ne fit pas de bruit et ne fut pas immdiatement remarqu, car il ntait accompagn d'aucune provocation dissidente. Sans
rien bousculer et sans dclarations explosives, un groupe d'crivains se mit
crire comme s'il ny avait aucune directive officielle concernant le socialisme raliste ; en le neutralisant discrtement, ces crivains se mirent
crire dans la simplicit, sans concessions, sans encenser le rgime sovitique, comme s'ils avaient oubli son existence. Leur matriau tait
pour l'essentiel la vie la campagne, eux-mmes taient issus de la campagne, et c'est ce qui explique (mais la condescendance satisfaite du cercle
des intellectuels, non dnue d'envie, l'explique aussi) qu'on se mit les
appeler les crivains ruraux . Il et t plus juste de les baptiser crivains moraux .

C'est en effet un mystre que la relative tolrance queut le rgime de Brejnev


pour ces crivains, dont Raspoutine. On peut peut-tre l'expliquer par le fait que
plusieurs des dirigeants provenaient eux-mmes de la campagne et se retrouvaient
en partie dans les uvres de Raspoutine ou de Belov, de Choukchine ou d'Astafiev.
Lentre dans la littrature de Raspoutine se fit avec un petit rcit trs dlicat,
La Leon de franais, et surtout avec Vis et noublie pas, un de ces rcitsnouvelles, qui ont en russe pour nom gnrique povest , qui veut dire chronique, et qui excde la nouvelle par son ampleur, mais ngale pas le roman par la
minceur du thme central (toujours ax sur un pisode dramatique rvlateur,
comme dans la nouvelle au sens italien du terme de novella). Chez Raspoutine, ce
genre allie une grande subtilit potique une forte tendance l'allgorie. La vie
sovitique enseignait vivre en oubliant : la ligne gnrale du Parti faisait de tels
zigzags, l'histoire sanglante des purges pratiquait de telles coupes dans le matriau
humain que se rappeler tout quivalait un crime politique et menait sa propre
perte. Londe d'Innocent, le hros du Premier Cercle de Soljnitsyne garde en
cachette dans son isba misreuse une collection de journaux sovitiques des annes vingt dont la seule conservation tait un crime, puisque petit petit tous les
dirigeants politiques bolcheviks, purs et chtis, taient devenus des non persons, comme les nomme Orwell. Or Vis et n oublie pas aborde prcisment un des
tabous les plus pais du non-dit sovitique, le phnomne massif de la dsertion

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

297

au moment de l'entre en guerre de 1941. Mais en centrant la dynamique potique


de son rcit non sur le dserteur, mais sur l'pouse du dserteur, la seule connatre le secret, et qui va [213] le ravitailler clandestinement en traversant grand
risque le redoutable fleuve Angara, Raspoutine sut mettre jour ce drame, lui
donner un relief saisissant, un pilogue tragique, et surtout une signification allgorique plus gnrale quoique inexprime : il y a dans l'humain une fibre que l'on
ne saurait anantir.
Lentement, avec l'conomie de moyens et de mots qui est la sienne Raspoutine est lui-mme un grand taiseux , peu fait pour les dclarations la presse, et
souvent tomb dans les traquenards tendus par les mdias trangers, qui ne l'aiment pas Raspoutine construisit une uvre d'une grande homognit : Le dernier dlai, Adieu la Matiora, LIncendie. Adieu la Matiora est un long rcitpome en prose sur l'anantissement d'un village qui va tre noy pour les besoins
d'un barrage hydrolectrique. Une sorte de long pleur , comme les aimait le
peuple russe, et comme les folkloristes en ont recueilli des centaines en parcourant les campagnes de la seconde moiti du XIXe sicle aux dbuts de l're sovitique. Une Russie anantit l'autre, les adieux de la vieille Nastia ses anctres,
l'isba quelle nettoie et embellit pour la remettre aux destructeurs, comme on fait
la toilette d'un mort, les dprdations, vols et viols des tombes, toute la grossire
violence qui accompagne l'engloutissement de cette sovitique Kitge conduisent
au tragique le plus classique : le malheur devait arriver. LIncendie, paru au tout
dbut de l're Gorbatchev, rsonne comme l'annonce de la perestroka, c'est--dire
du dsastre. La rapine, l'indiffrence, la grossiret ont pris le relais de la Russie
ptrie de bont et de courage qui tait celle des anctres, celle que chantait l'autre bout de la Russie le philologue et idologue en chef du caractre national
russe , l'acadmicien Dimitri Likhatchov. Lincendie rougeoie, une moiti du
village retrouve les vieux gestes de l'entraide, l'autre moiti regarde avec une joie
maligne. Lincendie va se rpandre sur toute la terre russe...
On sait que, comme Astafiev et d'autres crivains sibriens, Raspoutine leva
une protestation contre le projet titanique de dtournement des fleuves sibriens
qui ont la particularit de couler vers le Nord, c'est--dire les rgions striles de la
terre sibrienne. Un projet promthen voulait les faire couler vers le sud et les
chauds dserts en attente de colons. La protestation des crivains eut raison des
apprentis sorciers, du moins jusqu' prsent, car on voit reparatre le projet ces

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

298

derniers temps. Respecter la pauvret apparente de la terre sibrienne, c'est, pour


Raspoutine, respecter son trsor cach de spiritualit.
Au nom de quoi Raspoutine lve-t-il sa voix grle, mais que rien ne saurait
jamais touffer ? La rponse est difficile donner, car il nest pas un chrtien orthodoxe dclar, il nest pas et ne peut pas tre, non plus que Soljnitsyne, un
nostalgique de l're communiste, comme cela est devenu si frquent dans la Russie amnsique d'aujourd'hui. Mais depuis la perestroka, et l'norme remuement de la Russie, Valentin Raspoutine dnonce une perte collective des fondements du pays. Les anctres sont trahis. Mais par qui ? Est-ce la tlvision qui
est coupable, elle que Raspoutine a toujours dteste, comme il dteste la chanson
syncope pop, l'engourdissement de l'me dans le bruit moderne ? Est-ce le sournois envahisseur allogne, en l'occurrence le Caucasien qui tient la moiti des
marchs et qui maltraite nos filles ? Est-ce nous-mmes, les Russes d'aujourd'hui ? Mais alors depuis quand ?
[214]
Tolsto n'hsitait pas dnoncer la Russie elle-mme pour les maux dont il la
voyait accable, et l'expliquait par l'abandon des fondements moraux de la Russie
rurale, du peuple paysan. Il y a certes du tolstosme chez Raspoutine, mais le lecteur de Fille dIvan mre dIvan percevra aussi dans l'uvre une petite clochette
obstine qui dsigne pour principal coupable le Caucasien , et qui met mal
l'aise. Certes Raspoutine a retrouv pour sa nouvelle une sorte de simplicit antique : tout se droule de faon inluctable, le monde vnal et bruyant qui a succd
au monde harmonieux, mais dur de Tamara Ivanovna conduit les plus faibles la
perte de leur identit, les plus vnaux la concussion, les plus faibles au dsespoir. Tamara Ivanovna agit comme une Antigone d'Irkoutsk. Elle a devin que le
procureur qui enqute sur la plainte de sa fille pour viol par un Caucasien va se
laisser acheter, elle entrevoit mme la scne juste au moment o de son sac
main, travers le cuir, et sans la moindre hsitation, elle tire sur le coupable, exerant ainsi son antique droit de vengeance. Aprs quoi elle se sent libre, elle subira ses cinq ans de bagne avec dignit, elle sera applaudie par le public des assises, elle a fait justice, l o son pre est trop vieux pour agir, son mari trop faible,
son fils trop tourdi. Le mari Anatole se sait faible, et il philosophe avec un vieux
SDF local sur la faon de rester homme . Elle, elle est reste femme, mre et
fille, tigresse dans la vengeance, avec la mme nergie masculine quelle mettait

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

299

conduire des camions quand elle a rencontr Anatole son mari au dpt des camions. Jadis, disent les matrones qui commentent son acte, il fallait enfanter et
enfanter sans cesse pour tre une mre hrone (titre que l'on dcernait du temps
de l'Union sovitique), et maintenant, il faut les dfendre, ceux qu'on a enfants,
le revolver au poing...
La scne centrale qui clt la premire partie, o l'on voit Tamara se cacher
dans l'enceinte de la procurature, se cacher dans un tas d'immondices, remonter
furtivement et entrouvrir la porte du juge est un grand moment. Un moment de
thriller et un instant de tragdie antique. Lacte est ici son tat pur, Tamara
est Antigone.
Mais Raspoutine a voulu faire plus, et si le portrait du pleutre mari Anatole,
qui narrive pas s'adapter au dlabrement des institutions sovitiques et tarde
quitter son ancien dpt de camions, est relativement convaincant, si celui de son
copain Diomine, parti ds la chute de la maison communisme et qui tient un kiosque priv sur le march et a pu s'acheter une Mercedes, est lui aussi relativement
convaincant Diomine, quoique dbrouillard, na pas perdu tout sens de la solidarit et du vieil honneur paysan en revanche, le portrait d'Ivan, le fils lycen qui
peine terminer ses tudes, hsite entre les skinheads et les cosaques , chacun
de ces groupes autoproclams voulant instaurer l'ordre par la brutalit (la descente des skinheads locaux dans la boite de nuit) ne nous convainc pas vraiment. Lauteur a confi au jeune homme un peu de son propre amour pour le mot
russe, pour la densit potique et tymologique du mot russe, et ces hymnes philologiques sont ici peu justifis par l'conomie du rcit. Raspoutine veut-il nous dire
qu'Ivan est appel tre un crivain ? Sa dcouverte du thesaurus de la langue
russe est-elle une future catharsis qui aura lieu plus tard, au-del de l'pilogue ?
Le rcit nen dit rien, et ne peut rien en dire puisquil est centr sur autre chose.
Autant la langue image de l'auteur, ses dialectismes, sa densit populaire intraduisible font la force de [215] Raspoutine, autant ces digressions sur les dcouvertes philologiques de l'adolescent Ivan, qui na gure hrit le courage de son Antigone de mre, laissent perplexes.
Il y a, nous semble-t-il, dans la gaucherie de ces lignes secondaires emmles
l'intrigue principale, quelque chose de rat, bien sr, mais aussi de touchant et
d'inquitant : Valentin Raspoutine, le reclus d'Irkoutsk, le chantre et le dcouvreur sovitique de la Sibrie, l'amoureux collectionneur du parler paysan, le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

300

moraliste misanthrope, bref, ce jansniste de lAngara, peine mettre en place sa


propre vision du monde. Ce nest pas hasard, c'est au contraire tragique ncessit :
aucune catharsis toute faite ne lui semble en vue, et il exprime en cela le dsarroi
de toute une, ou mme deux gnrations. La blessure intrieure ici est l'essentiel,
les explications sociologiques ou dmographiques semblent rajoutes. Une fois de
plus, par la voix inflexible dans sa faiblesse de Raspoutine, s'lve la plainte. Une
fois de plus, le tragisme l'emporte sur l'avenir et sur l'espoir, et l'on songe aux
mots du philosophe Vladimir Weidl, dans La Russie absente et prsente :
Lhistoire de la Russie est un chec . Dite par un non-Russe, la formule serait
une insulte, et une grossiret. Dite par un Russe tortur, elle est un cri. Un cri de
douleur...

Valentin Raspoutine, L'honneur de Tamara Ivanovna, Paris, 2006.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

301

[216]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
C.

LAPPROCHE

Retour la table des matires

LApproche est un cheminement trange, labyrinthique vers une solution d'un


problme qui n'est jamais pos avec clart. Lapproche est en relation gmellaire
avec Les Saisons de la vie, un texte compos de plusieurs rcits, dont l'auteur est
un personnage du roman princeps de Kharitonov, Zimine. Zimine s'est fait drober un roman, intitul ainsi, par un aigrefin ressemblant beaucoup aux doubles
pervers de Gogol, dans un petit bar de la Moscou d'aujourd'hui ; l'diteur, appel
Charov (ou Ballon), lui a pris son manuscrit, qui n'existait quen un seul exemplaire, et qui dcrivait les tours et ruses d'une sorte de charlatan thrapeute. Le
roman, la rencontre avec Charov, les scnes du rcit se superposent tel point que
Zimine se demande si le charlatan ne lui parle pas dans la langue de son propre
personnage.
Et lorsquil cherche rcuprer son manuscrit, Ballon a clat comme un ballon d'enfant dont le fil a lch : Zimine est presque heureux de l'tat de nantisation o le laisse cette perte, mais une lettre de lecteur vient le tirer de ce doux nirvana, un homonyme a lu son livre, y a dcouvert le secret de sa propre vie intrieure, et l'invite venir le voir. Puis survient, plus tard, une seconde lettre, Zimine 2 est mort et Zimine 1 est invit ses obsques, mais l'adresse, nigmatique,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

302

semble renvoyer une de ces villes sovitiques o avait lieu la fabrication d'armes
secrtes, et quaucune carte n'indiquait.
Voici donc Zimine parti pour une destination inconnue, outre Volga, avec de
succinctes indications de trains et de bateau prendre. Le priple initiatique le
conduit vers un lieu indfini o semblent vivre des survivants d'une guerre, ou
encore des tueurs gages au repos. Zimine est attendu, mais les aventures qui se
succdent ont peut-tre lieu dans l'imagination du charlatan que lui-mme a invente dans son roman lApproche. Le voici donc devant un ordinateur, invit par
la machine frapper un code, et petit petit il rpond la machine, o se trouve
effectivement son texte perdu et mme certaines de ses penses perdues. Zimine 2
tait, semble-t-il, le matre de ces lieux, un invalide, homme sans jambes, qui passait sa vie devant l'ordinateur. Le dialogue entre les deux Zimine par ordinateur et
code interpos nous fait driver dans l'univers trs kharitonovien d'un outremonde qui n'est pas celui de la science-fiction, mais plutt la recherche du sens
des mots, l'outre-texte...
Le retour ne s'effectuera pas ; arriv l'embarcadre il est pri de remonter, il
arrive en un lieu plus dpouill encore, et le roman se termine par la rencontre
avec un petit garon qui lui rclame des contes parce qu'il a perdu sa mre, probablement dans la [217] guerre qui a exil les gens dans ce mouroir cach. Le sommeil approche, la fin approche, le repos aprs le cauchemar de la vie et des mots
qui forment un texte d'angoisse. Qu'il dorme tout son content ! quelque chose s'est
approch, quelque chose qui nous approche du repos...

Mark Kharitonov, L'approche, Paris, 2004.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[218]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
D.

LA PRISE DIZMAL

Retour la table des matires

La Prise dIzmal est un grand roman dont la gestation dura des annes, en
Russie, et l'criture vint au jour en Suisse, Zurich, o l'auteur habite. Izmal n'est
nullement la citadelle turque prise par le gnral Souvorov en 1790, et chante par
le pote Derjavine dans un pome clbre, mais un petit numro de cirque auquel
rve une fillette : des souris dresses s'emparent d'un fortin en fromage. Leurre,
mais leurre grandiose, ce roman expatri est un pitom de l'ivresse russe des
mots, de l'ivresse russe de l'autongation...
Un trange cheminement rhtorique, o des voix d'avocats et de procureurs, se
coupent et se compltent en une longue plaidoirie adresse tantt au public athnien, tantt une salle d'audience de la province russe, o la plume bgaie, trace
une partition musicale hsitante, conjure magiquement des paysages et des scnes
de criminalistique... Le rythme narratif est lent, dense, mais des sautes de personnages mi-phrase donnent la narration des secousses tranges sans modifier le
motif. Ce motif, qui est repris par un chur l'antique, c'est la kyrielle des crimes
humains, la sinistre traque du crime que l'institution judiciaire poursuit de civilisation en civilisation.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Trois dieux slaves paens se rendent une audience dans un trou perdu o l'on
juge une mre infanticide, affaire Kramer contre Kramer , un avocat dont
l'identit va changer plusieurs fois prpare sa plaidoirie.
Que la Russie soit ! pense Peroun, dieu du ciel, et la Russie comparat dans la
vitre embue du train. Que la Russie vienne la barre ! pense l'auteur, et elle comparat dans un long chapelet de crimes. Qu'il est doux de har la patrie , dclara
au XIXe sicle Petcherine, pote et jsuite russe... Nous vous informons par la
prsente quil faut avouer. Il n'y a pas d'autre issue. C'est pourquoi, cher Hypride, toi qui es mordant mais magnanime, qui sais obtenir le pardon des sclrats,
pardonne-nous nous aussi et envoie-nous en recommand ta photographie et ta
biographie sur deux pages et dis nous combien de poissons gars tu as sauvs du
hameon dans cette mer humaine, et si tu nas pas mordu le sein de ta mre quand
tu tais petit.
La gographie comme le calendrier de ce roman de magie noire sont sujets
des sautes d'humeur, on passe des Samoydes auxquels rend visite un explorateur
allemand l'gypte o le mme devient Mose et entend la voix de l'ternel. C'est
que le filetage du temps est cass, et que la vis sans fin d'un mauvais infini
tourne dans le vide.
[219]
En somme, il s'agit d'un immense acte d'accusation, d'une litanie des vilenies,
mais o la conspiration est plutt celle des mots que des hommes, car les hommes
sont insignifiants. Un magicien du cirque lit travers les enveloppes ce que les
spectateurs ont crit. Ainsi lisons-nous en travers de ce texte enrob de mythologie toutes les vilenies dissimules d'une humanit rsume dans la bourgade russe.
Le narrateur nous fait monter pour finir dans un arostat de l'imaginaire russe,
un carrousel fol de citations de tous les rveurs et utopistes engendrs par ce pays
dfile en maelstrm, citations o l'on reconnat l'Anne 4388 du prince
Odoevski, le Que faire ? de Tchernychevski, les contes immoraux d'Afanassiev,
ou le Jugement de Chemiaka, un anonyme du XVIIe sicle. On a l'impression d'un
norme autoclave du rve russe, d'une machine dlirer qui s'emballe ; le pays o
coulent lait et miel alterne avec les pires cruauts.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ce ralisme magique, en forme de litanies judiciaires et de sortilges paens, a


exig de l'auteur une sorte de chute , un pilogue presque biographique o l'auteur devient personnage, sa femme Francesca aussi, la mort de la mre de l'auteur
est protocole avec une prcision presque impudique. Lenfant de l'auteur et de
Francesca nat par csarienne, mais on est en Suisse maintenant, et le contrleur
demande au jeune pre qui rentre son billet, qu'il da pas. Insolite pilogue qui
brouille encore plus le statut narratif de cette prose puisque ce morceau d'autobiographie vient clore un texte entirement fabriqu de glissandi des diffrentes partitions de la fable...

Mikhal Chichkine, La prise dIzmal, Paris, 2003.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[220]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
E.

LE RETOUR DU PRE,
OU LA RUSSIE D'AUJOURD'HUI

Retour la table des matires

Quelque chose se passe en Russie, difficile dfinir, impalpable, mais apprhend par beaucoup. Quelque chose revient, un changement de gnration a lieu,
le pays se retrouve seul face un Occident moins sr de lui, malgr les discours
martiaux du prsident Bush. La Russie sent quelle doit se redfinir : sagrger
la communaut des nations occidentales ne donne rien. Ce nest pas seulement un
retour du nationalisme sous des formes souvent criardes et vulgaires. C'est plutt
la sensation que la Russie, aprs l'ouragan des annes Eltsine, doit se dbrouiller
seule, doit se penser nouveau par elle-mme avec son pass de grande puissance
triomphante ou paria. Trois films de l'anne portent sur le thme tourguenevien
par excellence de Pres et fils. Tourgueniev, dans son clbre roman de 1862,
marquait la rupture entre les pres de l'ancien rgime patriarcal et les fils de la
gnration iconoclaste et nihiliste. Le passage des gnrations se fait toujours
douloureusement, le parricide nest jamais loin des esprits.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Alexandre Sokourov, dans Pre et fils, poursuit sa mditation sur les relations
intimes du noyau humain, commences avec son merveilleux Mre et fils (1996).
On a vu de l'inceste dans ce film o le pre, frapp par un cancer, aviateur revenu
au civil, et son fils, qui a les vingt ans de son pre au moment de son roman avec
une femme morte la naissance du fils vivent ensemble dans un logis spartiate
d'une cit nordique (Vyborg) aux clairages parfois mridionaux (Lisbonne), et o
leurs treintes d'avant la sparation s'achvent par des parties de ballons risques
sur une terrasse coupoles qui semble proche de l'Olympe des dieux. Le cinma
de Sokourov, par sa lenteur, ses attentes existentielles est le contraire du clip tlvisuel, de l'inattention infantile de notre style de vie, et il irrite, il contraint une
retraite intrieure, il invite la Russie un retour aux sources baptismales de sa
saintet.
Mais voici quun autre, plus jeune descendant de Tarkovski prend le relais,
Andre Zviaguintsev. Il a eu le prix des dbutants Venise, et cela, en principe,
est plutt ngatif en Russie, o l'Occident est considr comme un donneur de
leon que l'on rcuse. Mais, miracle, les salles o passe Le Retour ne dsemplissent pas, les sites de discussion sur le film enflent, Le Retour a touch un ressort
secret de la Russie. La lenteur du regard, l'intensit tarkovskienne est ici aussi
prsente, mais au service d'une fable trange, qui nen finit pas de susciter des
questions et des polmiques. Une femme vit seule avec ses deux garons, l'an
est soumis, le cadet est un sauvageon (admirablement jou). La premire scne
nous le montre face une bande d'adolescents quil narrive pas suivre, [221]
incapable quil se sent de sauter dune haute tour mtallique dans un bassin. Ce
mirador de l'impossible reviendra la fin du film. Dans l'intervalle le pre, qui a
abandonn sa femme pendant douze ans, revient, et pour tablir son autorit sur
les fils, les emmne dans un trange priple trs tarkovskien au bout d'un chemin
de terre dans le paysage svre du lac Ladoga, puis sur une le : l'an adopte vite
ce pre nigmatique, viril, violent, le second le supporte mal et se rvolte pour de
bon sur l'le quand il semble aux deux enfants que le pre les a emmens leur
perdition. Mais le retour a une structure initiatique. Quel est le trsor que le pre
est all dterrer dans une cabane abandonne, ct du mirador ? Le petit rvolt
s'enfuit, monte au mirador, comme dans la scne initiale. Son pre, en voulant le
rejoindre, tombe, et les deux enfants ramnent dans la barque le corps du pre, et,
sans le savoir, le trsor.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Retour du pre ? Retour du trsor, retour des enfants mancips aprs la mort
initiatique du pre : l'le tnbreuse, le lac aux temptes sauvages symbolisent-ils
la Russie ? Le public sort mu, dsempar. Il sent obscurment qu'il s'agit de lui,
de cette Russie violente, orpheline, et qui doit aujourd'hui s'manciper des poncifs
que lui a infligs l'histoire comme autant de traumatismes encore actifs.
Un troisime film complte cette interrogation, Pauvre, pauvre Paul de Vitali
Melnikov. Le film est splendide, tourn Gatchina et au Chteau Michel, sur les
lieux o le fils de Catherine vcut et fut assassin avec la complicit de son fils
an Alexandre, le futur Alexandre Ier. Le scnario s'inspire d'une pice de Mrejkovsky (1908), et le destin de l'empereur fou est ici rsum, au bnfice du Tsar,
son assassinat. On le voit renvoyer sa garde et faire sa prire juste avant l'intrusion
des conjurs. Le parricide est le moteur de ce spectacle o les yeux fous et la figure nerveuse d'un petit empereur occupent souvent tout l'cran (il est jou par l'acteur Soukhoroukov). Tuer le pre ? ce fut aussi le moteur des Frres Karamazov,
la veille du second rgicide russe du XIXe sicle, en 1881. Et la Russie d'aujourd'hui, ce tournant incertain, entre une modernisation galopante et un retour
inquiet de fivre nationale, scrute le chef des conjurs, le comte Pahlen, admirablement jou par l'acteur Yankovski : peut-on trahir un souverain pour sauver son
empire ? Pahlen, haute figure sillonne de soucis, rpond par le silence qui vaut
acquiescement. Le Retour est en marche. Quel retour ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[222]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
F.

LE RAPIAGE D'OULITSKAA

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Lioudmila Oulitskaa a t lance par ses lecteurs franais. C'est parce quelle
avait fait carrire en France, grce Gallimard, que les mdias russes se sont plus
intresss elle. Elle fait partie des nouveaux ralistes, de ceux qui n'ont pas renonc capturer dans leurs filets le rel social, noueux, sans transcendance de
notre socit actuelle, et surtout de cette socit postsovitique en dshrence de
grandes verticales spirituelles, qui a hrit un socium confus, griffu, dense, et o
s'est prcipit l'appel de l'individualisme. Il y a Pietsoukh, il y a Petrouchevskaa,
il y a Oulitskaa. Le prix Booker russe vient de la couronner.
Les nouvelles qui composent Un si bel amour prsentent un mlange de ralisme et de nostalgie du pass avec une forte inclination pour le mdical, le mystre du physiologique dans l'homme, les heurts et les rencontres de gnrations
trs loignes, qui ont vcu des Russies polairement opposes. Ainsi Lilia, l'arrire-petite-fille du vieux qui se meurt d'un cancer en appliquant la bouillotte chaude
strictement interdite sur son ventre douloureux : Lilia vient le voir et elle est fascine par les lgendes de la bible juive que lui raconte l'anctre. Parents et grandsparents de Lilia nont que mpris pour ces balivernes, ces contes sur Gdon ou

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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David, ces guerres, ces sages, ces rois aux noms extravagants, mais ils laissent
s'accomplir la mystrieuse passation de lgendes entre quatre gnrations que tout
spare. Lilia est ostracise l'cole, car elle est juive et c'est l'poque de l'antismitisme d'tat qui ne dit pas son nom. Bodrik, un larron dlur, le fils de la
concierge qui la maman de Lilia fait des cadeaux sans fin, la perscute consciencieusement. Haine-amour d'adolescent, rancune de classe. Bodrik habite un
rduit en terre battue. Aaron l'anctre meurt pour de bon, Bodrik dans son rduit a
une commotion crbrale, Lilia dans les cabinets voit du sang dans sa culotte et
prend ses premires rgles pour les prmisses de la mort, et quelque part dans une
riche datcha le Guide suprme est en train de crever. On est le 2 mars 1953, la
mort de Staline sera rvle dans quelques jours. La vie, la vie faite de sang et
d'humeurs, d'ingalits de destin et de lgendes tenaces prend toujours le dessus :
Quant la fillette enferme dans les cabinets, cette nuit-l, tout le monde l'oublia.
Autre nouvelle : le retour du pre divorc en visite de l'tranger o il est devenu riche, et qui tout trac charme les enfants, la grand-mre et toute la tribu
contre le gr de la mre, ou encore Un si gentil garon , savoir comment on
devient homosexuel dans le milieu pudique et homophobe de l'Union sovitique.
[223]
Oulitskaa a du bagout, du talent, de l'audace. On peut ne pas apprcier une
certaine grossiret de la trame spirituelle de cette humanit, mais quoi sert-il de
s'y opposer ? Elle entre dans notre esprit comme la vieille femme trange d' Une
soupe l'orge perl , toute rapice de couleurs disparates, avec sur un il une
taie blanche pareille elle aussi un rapiage saugrenu. Et tout ce rapiage fait
vaguement mal l'me, sans doute parce que nous ne voulons pas le voir en
nous...

Ludmila Oulitskaa, Un si bel amour, Paris, 2002.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[224]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
G.

LE TRAIN DE LENINGRAD
BADEN-BADEN

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On peut songer au train o Anna Karnine lit son roman anglais, ou au train
o le prince Mychkine fait la connaissance d'un jeune homme trangement fivreux, le marchand Rogojine, ou au train de banlieue qui graine les tapes mystico-alcooliques du hros de Veniamine Erofeev dans Moskva-Petouchki : les
voyages ferroviaires ne manquent pas dans la littrature russe.
C'tait un train de jour, mais on tait en hiver, en plein hiver, fin dcembre,
et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s'tait donc mis faire sombre
trs tt... Ainsi s'ouvre le rve du narrateur d'Un t Baden-Baden. Radichtchev a fait Saint-Petersbourg-Moscou, Pouchkine en rponse a fait le trajet inverse, et la littrature russe est abonne cet aller-retour entre la ville relle et la ville
rve.
Le narrateur est mdecin, il a chip sa tante le livre rcemment paru des
Mmoires d'Anna Grigorievna Dostoevskaa. Il va loger Leningrad, chez une
amie de sa mre, Guilia, qui lui racontera une fois de plus le terrible blocus de la
Ville, mais il ira surtout au Muse Dostoevski, il collectionne les lieux, les at-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mosphres, les doubles de Dostoevski et ce train draille sans cesse vers d'autres
voies, il croise celui du relgu qui rentre en Russie, et va s'installer Tver, michemin des deux capitales, puis celui qui mne le couple impcunieux vers un
Baden-Baden o les grands seigneurs de la littrature russe logent dans des suites
luxueuses (Tourgueniev, Gontcharov), et eux logeront dans de misrables meubls, attendant les lettres de change de la maman d'Anna lui perdant au jeu, elle
ravaudant les hardes et caressant son ventre o grandit leur enfant.
C'est un carrousel magique qui tourne dans la vitre du train : salons du casino,
contorsions de funambules aux cintres vertigineux de la vie, miroitement du palais
de cristal, et tout au bout cette mer o nagent les deux pauvres amoureux qui
s'battent, Anna et Fiodor. Elle est menue, cherche tout le temps son faux chignon, il a des yeux doux, une barbe maigrichonne, un grand front bomb qui clate sous tant de honte, et tant de fiert : mais derrire lui, le traquant jamais il y a
le Krivtsov du bagne, le garde-chiourme avec son cou de taureau , son menton
massif sangl dans le col rigide de l'uniforme. Ce cou de taureau , c'est sa propre dfaite devant le mur de la vie vivante , c'est pour lui chapper quil va
laborer un immense rve de crime et de punition qui est appel devenir la littrature russe elle-mme. Et comme dans un cauchemar, comme dans Pages chuchotes du cinaste Sokourov, il tombe, tombe et tombe toujours dans l'humiliation qui clapote l en bas.
[225]
Susan Sontag a crit une prface enthousiaste ce trs beau texte d'amateur.
Tsypkin, l'auteur d'Un t Baden-Baden, tait un mdecin juif, un refuznik qui
l'URSS moribonde refusait le droit d'migrer. Son roman ne vit le jour qu'en
tamizdat , New York, en 1982, sept jours avant sa mort... Le roman de Tsypkin est beau, mais non parfait comme le dit la prfacire, et il y a certainement des
ppites inutiles, le dsir touchant et maladroit d'en dire trop. Mais ne barguignons
pas autour de notre plaisir, plaisir dcouvrir ce travelogue et les tapes d'une
nvrose gniale. Lcriture de Tsypkin est subtile, accrocheuse, divagante.
Pourquoi les juifs aiment-ils tant celui qui ne les aimait pas, se demande Susan
Sontag ? Pourquoi ce cannibalisme juif envers Dostoevski, dissqu, ador
par des cohortes de chercheurs juifs ? Question de dfi, de reflet dans le miroir, de
jalousie entre deux peuples lus ? Les meurtres imaginaires ensanglantent les

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mains. Des petites figures grotesques tombent dans la neige. Est-ce lui ou ceux
qu'il n'aime pas ? Dans le miroir du casino, soudainement, le reflet dans la glace
lui renvoie Issa Fomitch, le Juif du bagne, maigrichon, et l'auteur de La Maison
morte lui jette les sandwichs dont il vient de bourrer ses poches : un misrable
contre un misrable...

Leonid Tsypkine, Un t Baden-Baden, Paris, 2003.

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[226]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
H.

INCIDENT HEUREUX
SUR LA LIGNE 17 DE TROLLEY

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En mai dernier, nous saluions l'apparition d'Alexandre Ikonnikov : le revoici,


avec Lizka et ses hommes. Terminus, septime ciel ! tout le monde descend ,
disait son hros. Eh bien avec Lizka c'est un peu le contraire, tout le monde monte. Comme elle est brave, faite pour le bonheur cette Lizka sur qui pleuvent les
msaventures comme vache qui pisse !
Mais elle ne s'en fait pas, elle hberge en son amour tous les paums de la vie,
tous ces hommes noirs que l'ours de la taga a griffs au visage et qui sont
condamns une ternelle solitude par la tribu qui les fuit. La tribu, c'est la Russie
absurde, bureaucratique, cruelle, avec ses sombres blagues relent tragique, mais
Lizka hume l'air, coute ppier les moineaux aprs chaque tuile , et chaque fois
c'est pour la premire fois... Le disque d'Ikonnikov nous fait passer les tribulations
de Lizka au grand galop, comme dans un conte libertin du XVIIIe sicle, puis le
disque ralentit, s'raille un peu, parfois s'alourdit d'adagios... Lizka se marie avec
un autre conducteur de trolley qu'elle croisait chaque jour sur la ligne 17 du haut
de son engin. Un mariage rituel o le fianc doit enlever de haute lutte la fiance

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hors de sa citadelle, le dortoir ouvrier surpeupl o elle a ses copines. Dont


l'inoubliable Nina, toujours battante, jusquau jour o la grand-mre de son soupirant lgue l'appartement avidement convoit par les deux tourtereaux de lointains parents... C'est qu'il est plus difficile de prendre d'assaut la vie que la fiance
dont la cl est cache dans un des trois bocaux rituels. Lizka, ses copines, ses
hommes et son pays vont chacun son train : respectant une vieille coutume de la
tribu russe, qui est de rgulirement casser l'ancien sans avoir la moindre ide
du nouveau qui va surgir .
Et de la casse il y en a aussi autour de Lizka parmi ses amants ! Aprs le petit
chef Komsomol reconverti en dput dmocrate et homme d'affaires vient l'ancien
de Tchtchnie, Max, qui revoit chaque nuit la caisse dpose sur la route de son
blind : les Tchtchnes y ont soigneusement rang les bras, les jambes et la tte
de Kolia, quils avaient fait prisonnier avant-hier. Roule blind, roule la tte de
Kolia ! Max a une prothse et une canne terrifiante avec quoi il peut tuer, et un
jour tuera. C'est un peu toute la galerie humaine qui dfile, surtout la masculine,
avec gigolos de bourgade sibrienne et Robin des Bois vengeur des bas-fonds exsovitiques. Lizka a beau les aimer tous, force de se faire gruger, elle les vomit tous et leur lance : je nai pas besoin de vous, ni les hommes, ni les femmes ! je veux tre seule ! Je vais macheter un chien.
[227]
Et comme pour nous sduire dans une coda inattendue, voici qu la fin du livre l'crivain lui-mme dbarque dans la bourgade sibrienne, veut monter dans
un trolley de la fameuse ligne 17, s'tale sur une plaque de glace, tempte, et
s'namoure de la conductrice : le disque est reparti ! Lcrivain moscovite tout
baubi ne comprend pas que la jeune femme extraite du bourbier soit reste
insouille et intacte en dpit de toutes les pripties de l'existence . Lizka change
le bourbier en or, mais reste indompte, et quand elle sort, jamais il ne sait si elle
rentrera la maison ; car le bonheur c'est fuyant, mais a existe, il a un visage, il a
un corps : Lizka.

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[228]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VI. PROSE DAUJOURDHUI
I.

LE SOLEIL DES MORTS


DIVAN CHMELIOV

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Le soleil des morts est celui de la Crime d'aprs la guerre civile : Wrangel est
battu, les ci-devant ont fui vers Istanbul, les matelots rouges font bombance et la
Tchka arrache leur dernire poigne de grains ou de pois aux malheureux
paysans, fantmes humains, zombies doutre-tombe, tandis que la mer, en bas,
dpose son bleu blouissant et le soleil dcape les ossements des hommes et des
chevaux sur le plateau.
Ivan Chmeliov (1873-1950) vcut deux ans dans cette Crime moribonde. Son
Soleil des morts est une sorte de journal potique et funbre, recueil de confidences de mourants (mais lui-mme prfre le mot d' pope ). Mosaque de petits
textes au prsent de narration, comme si cet abattoir humain face au soleil mridional devait durer l'ternit. Mosaques de rencontres, de rcits de compagnons
de misre fous comme le docteur, qui finira par faire de sa datcha son propre bcher, comme le petit Tatare dment qui veut troquer son cheval squelettique
contre un bout de pain, la petite Aniouta qui ne marche qu'en se cachant le visa-

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ge... Morte la nature, haches les amandaies opulentes, en all le Dieu des temples ! La pelote des jours n'a plus de sens. Le jour qui nat ne veut plus rien dire.
Lart de Chmeliov est brut, brutal, avec une tendresse folle et une rage qui se
dverse en insultes sur l'Europe opulente qui ferme les yeux et s'intresse aux
audaces sovitiques. Dans ce paysage de pierres brles, o une poigne de
rustauds bouffis font la loi, l'antique vie est revenue, la vie des anctres des cavernes . Peu peu tous les esprits desschs par la faim finissent par driver, et
cette Apocalypse Yalta sombre dans des confidences dmentes aux poulettes
famliques ou des imprcations que nentendent que les pierres.
La tuerie danse et gigote, le docteur fou ne se rappelle plus le Notre Pre, des
souris lui rongent le cerveau, tandis quil songe l'essentiel , qui n'est que la
dcomposition totale. Lessentiel ! Lpope clate et drisoirement cruelle de
Chmeliov avance sans le rencontrer : l'essentiel serait plutt derrire, dans notre
cou, comme une haleine de mort, un rugissement sourd de l'Antchrist : Que le
soir vienne vite ! Moi, moi, qui suis-je ? Une pierre roulant sous le soleil... Une
pierre avec des oreilles et des yeux . Une pierre qui attend qu'on la pousse du
pied dans le vide...
Chmeliov le tendre, le voluptueux, le trs pieux nous pousse impitoyablement
du pied dans le vide. Ce texte oubli vient se ranger dans les grandes imprcations
de l'homme du XXe sicle face la bouffe d'inhumain, un inhumain survenu dun
coup, et qui aveugle comme le soleil de la Crime, indiffrent et patibulaire...

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VI. PROSE DAUJOURDHUI
J.

LA DISPARITION DU DERNIER
CRIVAIN SOVITIQUE

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Avec Vassili Bykov, ou Vassil Bykau (1924-2006) S'en va un des derniers


grands chantres de la Grande guerre patriotique qui faillit anantir l'Union sovitique, mais finalement mit l'Allemagne hitlrienne genoux. Comme Viktor Nekrassov (avec l'inoubliable Dans les Tranches de Stalingrad), comme Vassili
Grossman (avec Pour une juste cause et plus encore Vie et destin), comme Viktor
Astafiev, (avec Maudits et tus), Sotnikov et d'autres rcits de guerre de Bykov
ont pour thme obsessionnel non pas l'histoire des fronts, des dfaites et des
contre-attaques, ni la glorification des armes sovitiques, mais le corps corps de
l'homme avec la violence, la cruaut, l'inhumain qui pntrent en son me et coulent dans son sang. Luvre de Bykov est noire, tragique, presque totalement dsespre. Forts et villages de la terre bilorusse, martyrise par la collectivisation
puis par l'invasion allemande sont le thtre d'une infinit de petits pisodes o les

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inflexibles et les couards, les bourreaux et les torturs se cognent aux mmes limites. Comme Rybak et Sotnikov, le moujik violent et rus et le preux inflexible
dans la cave de torture des Polizai allemands d'un bourg de leur pays, la Bilorussie martyre.
La guerre a obnubil les esprits russes parce qu'elle avait fait souffler la violence et la libert dans les mes du soldat sovitique, parce que l'preuve avait t
totale, l'homme russe tait pris dans l'tau de la barbarie allemande et de celle de
Staline et ses services. Il est difficile l'Occidental de comprendre un si long cauchemar, une si longue hallucination. Bykov avait fait ses tudes l'Institut de
peinture de Vitebsk, il fut mobilis dix-huit ans, servit encore dix ans volontairement aprs la fin de la guerre. Il s'essaya dabord la satire, mais en vint vite
son sujet central, celui de sa vie, La traque de l'homme par l'homme pour reprendre un de ses titres.
Aprs l'indpendance de la Bilorussie, il est devenu un farouche opposant du
rgime, vivant en Finlande, en Tchquie, en Allemagne, mais sans renoncer sa
nationalit. Hostile l'Union russo-bilorusse, partisan d'une Bilorussie europenne, il a, plus que Svetlana Alexivitch, prononc des jugements terribles sur
le chef de kolkhoze qui a impos (grce au suffrage universel) une tutelle tatillonne sur le pays. Il est pourtant dit dans ce pays, du moins ses textes sovitiques . Lui-mme crivait en bilorusse, et s'autotraduisait. On le trouve en ditions scolaires Minsk. Pour son dernier rcit sur Tchernobyl, il a reu en 2000 le
prix Triomphe Moscou. Pourquoi vivez-vous chez vos anciens ennemis, lui demandait-on. LAllemagne m'offre l'hospitalit, rpondait-il, et je [230] ny ai pas
peur de recevoir un coup de massue dans l'escalier de ma maison de Minsk. Il est
pourtant mort pendant un sjour dans son propre pays. C'est un destin tragique en
dfinitive que celui de ce fuyard qui tait perscut, mais non ostracis, qui cherchait pour son pays une voix europenne que son peuple semble ignorer totalement. Nous sommes tombs dans une fosse, dclarait-il, et nous y resterons encore trs longtemps, j'en ai peur.
tort ou raison le dernier survivant de la tuerie de 41-45 ne voyait pas d'issue pour son pays. Pas dans l'avenir immdiat...

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Un texte posthume est venu confirmer ce diagnostic. LHeure des chacals est
un trange rcit dont le hros, petit homme malmen par la vie, est mystrieusement contact pour entrer dans la garde prsidentielle. Il devient un chacal , est
tent par l'ide d'approcher le despote, et de l'assassiner. Mais le chacal ne sera
pas un Brutus... Lorsque l'occasion se prsente enfin, il renonce aussitt son
projet de tyrannicide.

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VI. PROSE DAUJOURDHUI
K.

GOGOL CHEZ LES KILLERS

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Pourquoi faut-il que le titre russe On est des grands soit devenu Les Enfants
de Saint-Ptersbourg ? Serait-ce parce que le Tricentenaire de la ville, marketing
oblige, est pass par l ? Le thriller de Sergue Bolmat est en ralit le contraire
d'un roman adulte : toute l'inconscience des ados cruels, immoraux, bombards de
violence par les mdias, dnus de sentiments et mme de psychologie, fait de ce
texte un petit mule de Plvine, le grand matre de la jeunesse dont les titres de
romans ont galement t massacrs dans les traductions franaises. Enfin, bon,
a ne change rien au crpitement des balles, aux caractres amibiens d'ados miartistes, mi-bouddhistes... mais qui ont brusquement des vellits d'action, deviennent colporteurs de phallos en cellulod, lchent une rafale de kalachnikov, ou
vont l'agence touristique s'acheter Chypre, Malte ou lAmrique, avec ou sans
permis de sjour, avec ou sans de travail. Tout se vend, l'Amrique comme le buttage d'un mafieux concurrent, ou les posies composes la gloire dune lessive.
Intrigue il y a bien sr : les trois ados ne sont devenus killers que parce quils
ont vol le portable d'un killer professionnel qui venait, lui, de se faire crabouiller dans la rue. A eux maintenant de recevoir les ordres sibyllins, d'aller aux ren-

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dez-vous avec le donneur d'ordre, d'excuter le mafieux vis, tout en tombant


amoureux. Ce mobile sert de fil dAriane, et puisquil sonne, il faut bien rpondre,
et il faut bien tuer. La scne d'achat dun kalachnikov dans un arsenal de l'arme
est assez croustillante.
D'intrigue amoureuse, on ne saurait vraiment parler, bien que Tioma le pote
colporteur de phallos ait lch Marina enceinte, et prte pouser par dpit le
mafieux quelle doit buter. Pour finir, c'est Tioma, revenu Marina qui dans une
scne de grand guignol crpitante descendra le bandit amoureux.
Monument aux annes 90 et leur mythe de la violence, fantaisie gogolienne
mtine de thrillers d'aujourd'hui, ce petit livre rageur et drle par moments a des
ambitions littraires. Lauteur, qui a des lettres, tire sa rvrence finale sur un
pastiche de la Perspective Nevski de Gogol. Il y a cinq ou six ans maintenant que
le cinma et la littrature russe ont dpass cette tape boutonneuse et ructante
de leur mancipation perestroevskienne, et le fantastique parfois amusant de
Bolmat fait mme un peu ringard. C'est du nickel pour vitrine nopostmoderniste, habilement ficel, mais un peu lassant. Ce nest pas La Vierge des tueurs du
colombien Fernando Vallejo : l au moins le mlange faramineux de sang, de
sperme, de kalachnikov et de bon Dieu est si tonitruant quon sent derrire la
[232 page crpiter Medellin et sa folie meurtrire ; ici, la tentative de colombiser la ville du gant Pierre le Grand fait totalement long feu...
Dans la bagnole de luxe du mafieux que Marina et son insparable amie corenne Kho ont reu commande de liquider, le tlphone portable du mafieux se
met grener la Marche turque de Mozart. Le mafieux prend la communication et
lance, irrit : Mais liquide-le, bon dieu, lui et toutes ses raclures juives. Avant
qu'il ne te morde les burnes. Je suis occup. La scne de sduction n'est pas gche pour autant. Seul Gogol, peut-tre, proteste du fond de sa tombe o l'on dit
qu'il fut enferm pas encore mort. Il doit cogner et hurler dune voix inaudible :
non, pas a, pas moi ! mais la Marche turque du mobile touffe cette voix...
Sergue Bolmat, Les enfants de Saint-Ptersbourg, Paris, 2005.

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VII
LES RACINES
POTIQUES

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VII. LES RACINES POTIQUES
A.

PASTERNAK DE
MA SUR LA VIE
AU DOCTEUR DU VIVANT

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On est l't 1900, la famille Pasternak, parents et enfants (Boris a dix ans,
Alexandre huit), va Odessa. Un couple tranger ngocie avec le mcanicien un
arrt non prvu Kozlova Zasseka, petit arrt prs de Iasnaa Poliana o les rapides ne s'arrtent pas. Ltranger me parat une silhouette entre les corps, une
fiction au plus pais de la ralit .
C'est Rilke avec Lou. Ils connaissaient les parents Pasternak, changent quelques propos. Une voiture cheval attend le pote et sa compagne la petite gare.
Sauf-conduit aurait d tre une longue lettre Rilke. Le texte lui est ddi, car
Rilke est mort, vient de mourir le 31 dcembre 1926. Sauf-conduit est un texte en
prose, secou par des instants pasternakiens d'extase : couter Scriabine, dcouvrir le Pome de la fin de Marina Tsvtaeva, vivre la mort de Dostoevski, Venise songer l'alliance inoue du beau et du mal.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Pendant la guerre civile, on dlivrait des sauf-conduits pour passer travers les lignes adversaires. La vie entire de Boris Pasternak (1890-1960) est
comme un sauf-conduit. A travers l'histoire, la rvolution, la vie.
La ralit, comme une fille btarde, sortait demi nue de sa rclusion et
s'opposait tout entire, des pieds la tte illgitime et dshrite, l'histoire lgitime. Rilke ne reut pas la lettre qui incluait cette phrase.
Pasternak est le pote des hangars grands ouverts de la vie, l'adversaire de toute rclusion. Mais la vie telle quelle est, l'histoire illgitime devenue lgitime,
comme toute rvolte qui l'emporte, l'a parfois reclus.
Voici donc une autobiographie sans aucun moi. Et voici une oeuvre lyrique
sans aucun je. Ou plutt le moi, c'est l'impersonnel de la vie, la vie vivante disait
Dostoevski en parlant de cette rsistance du vivant au convenu, aux limites, au
rationnel.
Tsvtaeva (dont Pasternak disait qu'elle pouvait le remplacer, mais lui pas) a
crit le plus pntrant de tous les textes de l'immense pasternakoviana ; il est baptis LOnde de lumire . Elle y dfinit Pasternak comme la fois l'Arabe et
son cheval. Autrement dit, un centaure dont le moi est moiti humain, moiti
animal la vie mme. Mais pas n'importe quel cheval, le plus frmissant de tous,
le plus ombrageux, le cheval arabe.
Iouri Jivago, le mdecin, le pote, le hros vellitaire du roman qui couronne
l'oeuvre de Pasternak rvait d'un livre total qui serait un Livre de vies . O les
vies seraient un [236] peu comme les heures dans un livre d'Heures, un fragment,
ou plutt une composante de liturgie.
Le rapport posie-prose est intime dans toute l'oeuvre de Pasternak, non pas
du tout parce que sa prose serait potique comme on dit, c'est--dire rythme, tangente la posie, comme c'est le cas pour la prose de certains romantiques, l'Allemand Jean-Paul, ou le Franais Maurice de Gurin (lauteur, prcisment, du
Centaure ), ou le pote-prosateur russe Andre Bily, mais parce que posie et
prose ont chacune une mme vise de la vie, un mme effacement du moi, un
mme flou si l'on veut, mais un flou baign de ralit, ballott par l'ocan des
dsirs qui clapotent sur la ville.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je tire cette mtaphore du long pome Spektorski qui est, avec le rcit en prose
L'Enfance de Luvers une sorte de carrefour, de nucleus de toute l'oeuvre. On y
rencontre le thme de l'offense subie, du hros flou qui louvoie avec le Haut mal,
qui est le malaise du pote face l'histoire qui impose son joug ; on y voit aussi le
thme de l'Oural, o le pote a travaill un semestre en 1916, monstre manufacturier o se forge un dessein.
Sauf-conduit dit une somme d'checs : et d'abord la rencontre avec Scriabine
et le renoncement la musique. Le pote explique son destin de pote clamant le
primat d'une simplicit inoue, mais toujours proclam pote difficile par les
quinze ans de mutisme dus cet engagement musical rat.

Une abstention de quinze ans impose la parole qui avait t sacrifie au son me condamnait une originalit comme une certaine infirmit
condamne l'acrobatie.

La dfaite, l'infirmit sont ncessaires l'art. Il faut tre le rvolt Savonarole,


mais Savonarole dompt . Lchec amoureux Marburg, pendant son anne
d'tudes en Allemagne, la tentation de fuir le modle potique quest Maakovski
sont les checs suivants. Il y avait entre nous des similitudes incontestables. Je
m'en rendais compte. Je comprenais que si je narrivais pas faire quelque chose
avec moi-mme, elles se multiplieraient l'avenir.
Dans le roman, l'art est dfini comme des travaux pratiques contre la mort.
Et dans Sauf-conduit, nous trouvions dj :

Il existe dans le monde la mort et la prescience, l'incertitude nous est


chre, ce que nous connaissons d'avance nous effraie et toute passion est
un bond de ct excut l'aveuglette pour viter l'inluctable qui fonce
sur nous.

Alors il faut l'chec amoureux pour dcouvrir le laconisme, et ne pas tomber


dans le romantisme bavard. La dcouverte de l'Orient vnitien pour sentir tangiblement l'unicit de nos cultures, l'touffement par le pome Maakovski de
Maakovski pour se percevoir soi-mme comme une totale nullit et donc re-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

328

partir potiquement zro. Il fallait se protger, et ainsi nat le recueil Par dessus
les obstacles et le refus du pote de concevoir sa vie comme une vie de pote ,
la Lermontov, la Alexandre Blok, la Maakovski, avec le suicide du pote
comme dernier trope potique.
Le pote Pasternak s'est donc fait en se dfaisant. C'est de ce laconisme ,
tiss d'chec et d'incertitude que parle son premier texte Le Trait dApelle.
Faire la preuve de son identit la manire d'Apelle, c'est prcisment se dfaire de son identit. Mais le monde biographique boursoufl auquel Apelle et
Zeuxis renoncent [237] en dit beaucoup moins que le moindre trait d'Apelle .
Et le trait dApelle se retrouve dans le moindre fragment pasternakien du monde.

Les mouchoirs rayaient l'obscurit comme des thermomtres qu'on


secoue.

Tout est sign dApelle : les adieux, la chaleur, la suffocation, la fivre.


Le chapitre VI du Trait dApelle s'achve sur Ils quittent le 8, souriants
et troubls, comme des coliers jouant au sige de Troie dans la cour o l'on entasse les bches.
Heine-Zeuxis a rpondu Relinquimini-Apelle en sduisant sa matresse,
Camilla, par un stratagme. C'est alors qu'apparat cette phrase sur les enfants qui
jouent le sige de Troie. Qu'est-ce que le sige de Troie ?
Le sige de Troie, c'est l'Histoire, c'est la violence, c'est la ruse (avec le cheval
de Troie, les Grecs s'emparent de Troie), c'est l'art puisque c'est l'Iliade. La mme
mtaphore apparat en prlude au pome Haute Maladie. Elle ouvre mme le
pome par la perception haletante du sige et de la prise de Troie.
On court, on entend dire que la place se rend, on ne sait qui croire. Il y a des
explosions. Lpope de Troie prend naissance.

Ennemi est un mot obtus


Encore plus ambigu que chant
Je suis un hte. Ici, partout,
Dans tous les univers

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

329

Est une haute maladie,


Htesse passagre.
Ma vie entire j'ai tent
D'tre pareil aux autres
Mais le sicle dans sa beaut
Me laisse en vain me lamenter
Et veut me ressembler.

Hte du sicle ? ternellement tranger au rel comme l'taient les potes


symbolistes, Bily, Blok qui murmuraient : Nous sommes les enfants des annes
terribles de la Russie ? Ou bien fascin par le sicle dvoreur d'homme qui
s'adresse Mandelstam :

Sicle mien, fauve mien, qui saura


Regarder au fond de tes prunelles
Et de son sang recoller
De deux sicles les vertbres ?

Non, ce n'est ni le refus ni la fascination par le monstre, c'est la honte surmonte de chanter le quotidien quand le quotidien est mis en miettes, c'est le besoin
d'tre pareil aux autres . Encore une fois le trait dApelle !
Le pome dcrit le IXe Congrs des Soviets qui eut lieu au Grand Thtre
Moscou. Lhistoire voudrait se refaire l o chantent habituellement les tnors.
[238]

Nous sommes ici parce quau thtre la terreur


Chante pour le parterre le mme chant
Quauparavant, suivant la partition,
Le tnor chantait sur la haute maladie.

Le tnor chantait l'amour, le Congrs chante la Rvolution. On est au thtre.


Le rle-titre est tenu par la Terreur, revenue de 1793 comme une partition dj
chante. Il fallait une audace presque inconsciente pour proclamer en ttramtres
iambiques que la Terreur voulait se faire aria !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

330

Dmitri Bykov rappelle ce sujet quen 1937 lorsquon demanda Pasternak


de signer un appel la terreur, il refusa en disant : Ce nest pas comme signer
une contremarque au thtre ! Nouveau trait d'Apelle !
Pendant l'entracte, on donne des contremarques au spectateur qui veut prendre
l'air. Et quand, rencontrant un auteur, il lui demande un autographe, il tend la
contremarque. Cet autographe de la posie sur la contremarque de la terreur, Pasternak le refuse. Pour ne pas cabotiner. Mais ne pas cabotiner, c'est prcisment
manifester un courage inou. La haute maladie est plus rsistante quil ny parat.
Lhte des mondes rsiste plus que le comploteur engag.
Le pote rsiste parce quil se sent un droit profond et non ngociable de rsister la fausset. Il y a la Rvolution et il y a l'opra-Rvolution. Il y a les matins
du monde et les dcors de faux matins .
Ce qui relie le Pasternak de Ma sur la vie, de Haute Maladie, de Vagues au
Pasternak du Docteur Jivago, c'est l'merveillement devant la naissance du jour.
On sort du sommeil et on dgringole dans le rel. Lacuit de la perception est le
critre premier du rel authentique. Il y a deux expressions de ce rel aigu, vivant,
matutinal. Lune violente : le rel, cest l'Histoire. Elle a des matins, mais sitt
aprs elle impose son joug. Lautre expression est l'Art, qui est un prcipit de
rel.
Je reviens Tsvtaeva parlant de Pasternak :

C'est un balbutiement, un gazouillis, un clat, il est tout projet dans


demain. Il est l'engouement d'un nouveau-n et ce nouveau-n, c'est le
monde.

Je ne peux pas prolonger la citation. Pasternak y est dfini insulaire, puril et


paradisiaque et elle conclut : Il a t cr avant Adam , donc avant le sixime
jour, avec les autres ordres de la Cration...
Dans un de ses premiers textes critiques, La Raction de Wasserman , le
jeune pote, encore futuriste, se moque du nouveau march potique, o il n'y a
plus de lecteur en attente de posie, mais seulement des lecteurs consommateurs
du dernier artefact littraire. Le texte a inspir Jakobson sa dfinition clbre de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

331

Pasternak pote de la mtonymie (le dplacement par contigut) et de Maakovski pote de la mtaphore dnude, exhibe ( Le Nuage empantalonn ). La posie est un douloureux chevauchement de sensations .
Un exemple clbre : Dfinition de la posie .
[239]

C'est abrupt sifflement dvers.


C'est craquement de glaons crass.
C'est la nuit qui engle la feuille
C'est deux rossignols en un duel.
C'est pesante touffeur du pois
C'est larmoyant univers dans ses cosses,
C'est figaro des pupitres et des fltes,
Versant sa grle sur la grille.
C'est tout ce quil importe tant la nuit
De happer aux fonds flous des baignades,
Et porter une toile au vivier
Dans la paume tremblante et humide
Plus plate que plancher l'eau la chaleur,
Le ciel envahi par un aulne.
Elles pourraient se gausser, ces toiles,
Si l'univers n'tait pas un trou perdu !

Il y a l le rossignol, la nuit, le monde comme un pois dans sa cosse, Figaro et


Mozart, les toiles portes au vivier comme un poisson vif, le ciel vu travers le
branchage d'un aulne.
La syntaxe est rptitive, accumulative ; le bruitage du vers est obsdant,
comme une grle ou un concert d'insecte. a siffle, craque, grle, larmoie, happe,
tremble, touffe. Staccato ostinato !
Et puis la pointe ironique : ce trou perdu du monde ! Cette dfinition de
la posie fait partie de Ma sur la vie, le seul livre potique sur l'an 1917... Lan
de rvolution, l'anne proclame charnire du Temps.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Un recueil fait de lyrisme saugrenu, de bgaiement phontique, de moquerie


narquoise. Cet univers trou perdu , c'est celui o se fait la rvolution, o se
dfait Troie, o la Haute Maladie lutte avec l'encasernement du nouveau.
Et l'on retrouve la sensation du petit matin o s'veille le monde et sortent des
salles de jeu les ftards.

Comme il fait tt ! de telles heures du matin


Ouvrant les poumons aux quatre lments
Les joueurs impnitents se battent au champ de billard
Et crient quelquun d'eux Bon voyage.

Le Docteur Jivago, fruit du rve d'un livre total, rve d'un Balzac potique, est
un duel de l'histoire asservissante et de l'art affranchisseur. Il sera achev trente
ans plus tard. Mais le non-dit de Ma sur la vie est ici pris en compte. La dfinition de la posie est la mme, sa mise en oeuvre est largie. La nature participe au grand matin rvolutionnaire, les arbres font meeting, mais le moteur pasternakien de l'Histoire est [240] devenu apparent : c'est la compassion. coutons le
chuchotement qui se fait en Jivago, dont le nom mme voque le Vivant.

En ces minutes semblait comprhensible ce qui forait bruire et


s'incliner l'une vers l'autre les ombres de la nuit, et ce quelles susurraient
l'une l'autre, peine capables de bouger leurs feuilles alourdies de sommeil, telles des langues qui susseyent en s'entortillant. C'tait cela mme
quoi pensait en se tournant et se retournant sur sa couchette Iouri Jivago,
la nouvelle que la Russie tait saisie de rvoltes grandissantes, la nouvelle
de la Rvolution, de son heure fatale et difficile, de sa grandeur finale probable.

Le roman prend en compte les immenses prodromes de la Rvolution, l'offense subie, l'offense de la femme maltraite, objet de commerce. Il y a dans cet immense prambule quelque chose de dostoevskien, un crime et chtiment jou en
sourdine, la basse de l'uvre.
Larissa Fiodorovna n'est pas Nastassia Filippovna du roman LIdiot, mais la
rvolte contre l'offense subie est commune aux deux romans, leur dynamique

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

333

motionnelle. Iouri Jivago n'est pas le prince Mychkine, il est un mdecin, il nest
pas un malade. C'est par l'art qu'il tente de rconcilier les parts dchires du monde, alors que Mychkine veut rconcilier les hommes saisis de pulsions par un
mouvement dsarmant du cur. Et pourtant l'chec des deux les apparente. Compassion, renoncement sont les deux armes de celui qui n'a pas d'arme, et qui s'offre en oblation, comme Spektorski, comme Jivago.
Mais il s'effectue dans le roman une prise de sens qui le diffrencie profondment : sans prvenir, le rel cristallis par la piti, authentifi par l'oblation devient liturgie. C'est le pome qui ouvre l'appendice du roman, le recueil de vers de
Jivago. C'est Hamlet qui devient le Christ. Ou plutt le sacrifice de Hamlet qui
devient celui du Christ.
Le thtre faux de l'histoire devient thtre vrai de la passion selon Shakespeare et devient Vie selon le Christ.
Strelnikov, le mari de Larissa, homme intgre et terrible chef rvolutionnaire,
bientt pourchass par les procureurs de la Rvolution qui la transforment en joug
et en violence brute, vient Varykino, a avec Jivago une entrevue avant de se
suicider. Lara est dj enfuie. Il s'auto-accuse.

C'tait la maladie du sicle, la folie rvolutionnaire de l'poque. Au


fond d'eux-mmes, les hommes taient tout diffrents de ce qu'ils taient
dans leurs discours ou dans leurs actes. Tous avaient des raisons de se sentir coupables de tout...

Strelnikov s'accuse, comme le Raskolnikov de Dostoevski. La Russie s'est


mise flamber comme un cierge expiatoire pour toute l'infortune et tout le malheur humain . Il est ce cierge, il brle, se sent impur parce quil est trop pur.
Ce n'est pas s'accuser quil faut, c'est s'offrir. Et l'oblation de soi par le Docteur Vivant est quasiment invisible. C'est une saintet perdue dans un immense
anonymat. C'est pourquoi le pome Hamlet a une si dconcertante conclusion.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[241]

Tout se tait. Je suis mont sur scne


Et j'coute, adoss au montant
De la porte, la rumeur lointaine
Qui mannonce tout ce qui mattend.
Je suis la cible des tnbres
Cent jumelles sont braques sur moi,
S'il se peut encore, Abba mon pre,
Cette coupe carte-la de moi !
Ton dessein ttu, pourtant je laime,
Et ce rle, je le prends en gr.
Mais un autre drame est sur la scne :
Donne-moi pour cette fois cong.
Mais on a pes l'ordre des actes,
Rien ne peut changer le dnouement.
Je suis seul. Les pharisiens sont matres.
Vivre, ce nest pas franchir un champ. (Trad. de Michel Aucouturier)

Toute la potique du pote semble change. Ce nest plus le nous de Haute


Maladie ( Nous tions musique dans la glace ). C'est l'entre solitaire de Hamlet sur la scne, pour un monologue. Dans ses Remarques sur les traductions
de Shakespeare , le pote-traducteur exclut de Hamlet la tragdie de la volont . Non, Hamlet sait ce quil fait, il sacrifie le privilge de prince, ses prrogatives d'hritier du trne au nom dun but plus lev :

Ds le moment de l'apparition du spectre, Hamlet renonce lui-mme


pour accomplir la volont de celui qui l'a envoy .

Et peu importe que Hamlet ait t averti de la fausset du monde par des
voies surnaturelles , l'important est qu'il soit devenu juge de son temps. Pasternak explique ainsi les brutalits de certains monologues de Hamlet. Il prlude au
dnouement comme la messe prcde la mise en terre.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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C'est l qu'intervient la substitution du Christ Hamlet, et que la brutalit devient annonciatrice de la mise en terre, et donc de la Rsurrection.
Jivago juge son temps. C'est lui le pote cach qui a raison contre les tribuns,
les excuteurs, les Saint-Just. Cela, c'est l'auteur de Jivago qui le sait. Hamlet
a pour sujet lyrique plus le crateur de Jivago que Jivago lui-mme.
Lacte d'criture est devenu jugement et condamnation d'un monde faux. La
haute maladie de Jivago, correspond la haute destine du prince. Tous
deux venus dnoncer l'abme qui spare apparence et ralit, fausse vie et vraie
vie.
Est-ce un appel la prouesse ? au don public et thtral de soi ? Non, c'est
contrecur que le pote est devenu juge de son temps, seul contre tous. Mais sr
de soi comme Hamlet en dpit d'hsitations, comme le Christ en dpit de la prire
au Pre
Gethsmani. Le pote du quotidien pris dans l'intransigeance de la posie, le
pote du trait d'Apelle , du laconisme inou est devenu victime traque, et toutes les jumelles du monde sont braques sur lui,
Extraordinaire volution du pote de Ma sur la vie vers la prire et l'oblation
chrtienne, en somme vers l' Imitation du Christ de Thomas a Kempis. Simplement le laconisme potique est devenu laconisme de la saintet. Je voudrais
conclure par les deux dernires strophes du pome Le Prix Nobel . Rappelonsnous que la main droite est celle qui bnit.

Mais la traque est plus pressante.


Non, ma faute est ceci :
Ma main droite est hors d'atteinte,
Celle que mon cur chrit.
Et le cou est pris dans la corde,
Je voudrais quen ce moment
Ma main droite puisse encore
Essuyer mes yeux brlants.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Et je voudrais rapprocher l'auteur de Jivago et celui des Essais. Montaigne


crivait : Les hommes se donnent louage : leurs facults ne sont pas pour eux,
elles sont pour ceux qui les asservissent : leurs locataires sont chez eux, ce ne sont
pas eux.
Au sicle de la Terreur gnralise toute une socit, le pote du point du
jour, le pote de Ma sur la vie, le pote du jardin, comme on a dit moqueusement, rejoint le noble bordelais contemporain d'un autre dsastre, les guerres de
religion. Il ne s'est pas donn louage, il a rsist une socit entire qui se
donnait louage. Mais il a rencontr celui qui veillait pendant que tous dormaient.

Sans combat il s'tait dpouill


Comme on renonce des biens emprunts.

Sans l'pilogue en vers, le roman serait une trace qui s'efface. Lpilogue apporte la cl et donne la vraie lumire. De surcrot, en somme.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

337

[243]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
B.

MOULIN DE LHISTOIRE,
MOULIN DE LA POSIE

Retour la table des matires

La chane ARTE a diffus un film du jeune ralisateur allemand Gerold Hofmann Les aventures dun roman, Le Docteur Jivago . Le montage d'une suite
d'interviews de survivants des annes 60 du sicle dernier nous a rappel avec tact
et motion ce que fut l'incroyable tourment dun pote qui ds les annes 30 avait
conu un grand texte en prose mettant en scne l'histoire de la Russie au XXe sicle travers le destin dsordonn d'un mdecin, le docteur Iouri Jivago, dont la
premire pouse migre tandis quil reste en rgime bolchevique, connat un
amour bouleversant avec une femme, Lara, dont le mari est un chef bolchevique
bientt liquid par la Rvolution quil a servie ; plus tard, Lara est arrte, le mdecin pote se met en mnage discrtement, dans Moscou, avec une lingre, puis
il meurt, pris d'une attaque dans un tramway. Dcadence apparente d'un homme
dont les vers, retrouvs par ses amis aprs sa mort, disent l'angoisse, le remords,
l'merveillement devant le monde. Il s'identifie Hamlet, et, travers Hamlet, au
Christ.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je suis la cible des tnbres.


Cent jumelles sont braques sur moi.
S'il se peut encore, Abba, mon pre,
Cette coupe, carte-la de moi. (Trad. de Michel Aucouturier)

Cette prire du Christ avant la Passion inspire tout le roman. Et Pasternak luimme, comme tous les grands potes, savait l'avance son propre destin : mourir
de mort naturelle pendant que les perscuteurs sonnent l'hallali. La perscution,
sans la gloire du martyre...
Car la Passion vint : rejet du roman, envoi du manuscrit l'tranger, o il est
publi par le richissime diteur communiste italien Feltrinelli, (qui mourra plus
tard de mort violente en raison de son engagement dans les Brigades rouges), attribution du Nobel, campagne de presse haineuse contre le rengat qui doit supplier Khrouchtchev de ne pas le proscrire, puis, aprs sa mort, le 30 mai 1960,
l'arrestation d'Olga Ivinskaa, l'inspiratrice des bons et des mauvais jours, le prototype de Lara, celle qui sont ddis les vers les plus beaux de l'pilogue.
[244]

Adieu, jours de dtresse et d'affliction.


Sparons nous, toi qui jettes le gant
A tout l'abme de l'humiliation,
Femme de ton combat je suis le champ.

Dans le film de Gerold Hofmann, la fille d'Olga, Irina Emelianova, raconte


avec prcision l'histoire dramatique du manuscrit, les codes enfantins que prvoyait le pote pour avertir une amie de Paris, Jaqueline de Proyart, au cas o
Olga serait arrte (un tlgramme devait annoncer qu'elle a la scarlatine ).
Hoffmann a inclus un petit film pris l'poque par Irina, o l'on voit le pote et
Olga, dans un cheminement lent et inoubliable.
Les archives d'Olga Ivinskaa furent confisques, et jamais rendues ce jour.
La mmoire d'Olga Ivinskaa, depuis longtemps rhabilite par les tribunaux,
continue d'tre insulte. KGB, quand tu nous tiens !...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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La revue Novy Mir avait refus le manuscrit du Docteur Jivago, trente ans
plus tard elle le publia : les temps avaient chang, ils s'appelaient maintenant perestroka . Le fils du pote, Evguni Borisovitch, fils d'un premier mariage,
commena alors la collation de tout l'hritage littraire du pote. On lui doit d'innombrables ditions partielles, la publication de brouillons du roman, d'indits de
toutes sortes. Depuis longtemps le roman interdit est dans toutes les librairies de
Russie, dans de multiples ditions de poche. Quant la posie, celle du futuriste
htrodoxe que fut toujours Pasternak, celle de Ma sur la Vie, de Seconde naissance, ou de pomes rvolutionnaires comme Le lieutenant Schmidt, elle aussi est
depuis longtemps disponible partout, tudie en classe, commente l'universit.
Mais l'heure du pillage tlvisuel a aussi sonn. Et le monstre sacr des missions culturelles russes, Eldar Riazanov, vient de faire entrer Pasternak dans sa
srie sulfureuse Parlons des trangets de l'amour (citation de Pouchkine). Il
s'agit d'une srie de tlfilms sur les plus fameux triangles amoureux de la
littrature russe, Gorki, Maakovski, et bien d'autres. Voici donc Olga Ivinskaa
confronte posthumment avec la seconde pouse du pote dans une mission de
fort mauvais got laquelle, hlas, hlas ! le fils du pote contribue...
En revanche, la bonne nouvelle, c'est que les ditions Slovo, diriges par Diana Tavekelian, se sont lances dans une dition complte prtention acadmique, c'est--dire apportant les brouillons, les variantes, des indits, toute la correspondance qu'on a pu rassembler. Les deux premiers tomes, consacrs la posie
lyrique, viennent de sortir Moscou. Ils rassemblent donc essentiellement l'oeuvre avant Le Docteur Jivago, la posie futuriste et novatrice des annes 20 et des
annes 30, quoi s'ajoutent les posies de guerre, celles de Jivago, et les vers du
recueil Lclaircie, ces pomes de la fin, si diffrents, dune simplicit extrme , dont Hamlet , avec des variantes fort intressantes. Au total onze tomes
de prvus, dont le dernier comportera des souvenirs de contemporains. La prface
est de Lazare Fleishman, un remarquable dfricheur du contexte littraire, politique et social des annes 20 et 30, de l'universit de Stanford.
[245]
Rappelons qu'en franais le lecteur bnficie de l'excellent volume de la
Pliade, dirig par Michel Aucouturier, qui nous emprunterons les traductions
de ces deux quatrains, crits durant la dernire maladie, un moment o nul ne

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pouvait penser que le pote perscut deviendrait un grand classique de la Russie


future :

Mon me, vase frle,


O comme en un moulin,
S'crase et s'entremle
Ce dont je fus tmoin,
Fais du pass poussire,
Ainsi que fut tass
Lhumus des cimetires
Par quarante ans passs.

Au moulin terrible de l'histoire soppose ainsi le moulin de la posie, et c'est


celui-ci qui, en dfinitive, emporte la victoire, et fait des cimetires un chant imprissable...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[246]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
C.

T FROID

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La prose de Mandelstam semble tomber de son arbre potique, comme un


fruit coup au scateur. Car on a toujours une impression de scateur dans le maniement que fait des mots ce pote toujours en colre, et toujours en tat d'extralucidit. Un scateur qui coupe sec, franc, et nigmatique parfois. Les petites proses ici rassembles par Guislaine Capogna-Bardet, compltent le Bruit du temps,
ou le Sceau gyptien, les deux chefs-d'uvre en prose qui dcoupent, chacun
leur faon, un espace autobiographique dans des instantans pris au grand magnsium de la photo potique.
t froid , ce titre d'un des textes est presque un oxymore, Mandelstam aime le froid, ou plutt le chaud et froid, le contraste, l'inattendu. Le rel qu'il dcoupe nous enchante par ces instantans, tel ce passant juif qui crapahute comme
un scarabe, se frayant un passage entre les maisonnettes, dans la boue clapotante, les bras carts, et les pans noirs de sa redingote chatoyant de reflets roux.
Les dtails sont la fois dlicieusement absurdes, et dans le mme temps, ce sont
eux qui justifient le paysage, comme on justifie un texte en lui donnant sa r-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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gle. La rgle ici, cest le hasard ncessaire, l'espace nou l'acteur du regard, le
court-circuit entre l'art et le monde qui attend ce soubresaut. C'est Altman qui a
fait votre habit ? demande le pote un passant du quartier juif
La mchancet littraire est ici son aise. Le symbolisme russe avec ses images extraterritoriales, Andre Bily avec ses longues phrases calcules pour des
vies de Mathusalem , la prose ornementale russe des annes vingt, avec les
sauterelles des observations, remarques, notes : tout un nuage de folklore marchant sur nous, comme une plaie dgypte... la prose contemporaine fait aux
oreilles de Mandelstam un bourdonnement dense de grillons.
Il pargne souverainement, ou il condamne sans appel. Khodassievitch, pote
de 1'understatement potique, lui plat avec toutes les variantes quil a donnes
du thme de l'avorton . Tchkhov est condamn : donnez trois billets de chemin de fer aux trois surs, et la pice est termine ! car Tchkhov n'est quun
galimatias de sous-rubriques de permis de sjour ... Le Thtre d'Art de Moscou rejoint en enfer son auteur ftiche : un thtre antithtral, le thtre d'une
gnration de puritains qui aimaient les ides et dtestaient le mot : pour un intellectuel, se rendre au Thtre dArt, c'tait presque comme communier, aller
l'glise.
[247]
Or Mandelstam aime et clbre le cinma et son action rapide, le thtre de
Meyerhold proche du cirque et du mime, l'acteur qui travaille sans filet , devant tous, comme un trapziste. C'est soud dans le mot , dit-il de l'acteur
Yakhontov.
Les plus beaux textes de ce recueil sans unit autre que la plume despotique
de Mandelstam sont des proses en transe potique, o rgne la mtonymie, o le
march de Soukharevka entre en rage comme un derviche de la secte des khlysty,
o la cohue sent l'incendie, le malheur et l'insomnie...
Les emballages du march rvlent dans leurs cornets d'alatoires et saugrenus fragments de Vies de saints, ou de Rglement officiels : une mosaque littraire qui plat l'auteur de ce grand puzzle du rel, quil moud rapidement, d'un tour
de manivelle narrative.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Il y a toujours du despote en Mandelstam, mais avec beaucoup de tendresse.


Les forces architecturales dorment en nous, il les rveille. La posie reoit en usufruit tout le rel, et il nous transmet son propre droit de jouissance vie. Point
nest besoin de connatre les auteurs ou les acteurs dont il fait des esquisses si
nergiques : sa vigueur est communicative, nous recevons le texte comme un
grand coup de balai de bouleau sur le dos du baigneur dans l'tuve russe. Il est
bon d'tre trill par Mandelstam.
Et quand il aborde le thme du nationalisme qui a dtruit l'Europe, et dit de
celle-ci quelle a encore un crne d'enfant aux fontanelles non consolides, nous
dcouvrons l'extrme actualit de ce pote qui aimait Lnine, et qui fut assassin
par la Rvolution tombe dans la tyrannie.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[248]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
D.

LA RENCONTRE POTIQUE
D'ANDRE BILY ET
D'OSSIP MANDELSTAM
Qu'est-ce que l'image un outil dans la mtamorphose du discours
potique crois ? l'aide de Dante, nous comprendrons. Mais Dante ne
nous fera pas faire lapprentissage : il a fait demi-tour et a dj disparu. Il
est lui-mme un outil dans la mtamorphose du temps littraire qui s'enroule et se droule, et que nous avons cess de percevoir, mais que nous
tudions, chez nous et en Occident comme une paraphrase des soi-disant
formations littraires.
Mandelstam
Brouillons dEntretien sur Dante

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La thse de Mandelstam est que la langue potique ne peut se laisser enfermer


dans la culture, qui est une paraphrase des formations littraires . La langue
potique rsiste l'tau o on veut la contraindre parce quen elle prdomine
l'autonomie du matriau . Dante, l'Arioste ou le Tasse sont des exemples parfaits de cette autonomie parce qu'en eux sont plus videntes encore l'explosivit,
et l'inattendu de l'harmonie. Tous trois sont apparus sur fond de faim de posie. Sans cette faim, pas de posie ! Telle tait la faim de Pouchkine. Les vers
doivent tre pain quotidien, ce pain quotidien dont parle la prire de Jsus au Pre.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Da oggi a noi la cotidianna manna. (Purgatoire, XI, 13) Envoie-nous la


manne de tous les jours !
Da nispochletsya dnevnaa manna ! (traduction de Lozinski)

La posie doit tre coute et prononce, il faut dformer son visage, bouleverser la paix du visage, arracher le masque.

Quoi donc apparente Pouchkine aux Italiens ? La bouche travaille dur,


le sourire propulse le vers, les lvres s'empourprent allgrement et intelligemment, la langue pousse contre le palais avec confiance.

Le mouvement principal est le mouvement des lvres, le mouvement d'un


orage qui mrit comme un phnomne mtorologique . Le noyau de la posie,
c'est, en premier lieu, un noyau explosif d'nergie, c'est orage qui clate ou
pas .
[249]
Le XXXIIe chant de l'Enfer, selon Mandelstam, tout coup tombe malade
de slavonisme, d'un slavonisme insupportable et superflu pour l'oreille italienne .
Slavonisme, Slavianchtchina , c'est l'orage des sons imprononables, des
chuintantes qui se tlescopent. LEnfer est une problmatique consacre la physique des corps durs... Tout ce chant est ddi au fond, au fond de l'enfer, au fond
du cosmos. Plus profond, il ne peut tre, plus froid, il ne peut tre. Il s'agit de l'absolu du froid, c'est moins 270 degrs, et tout, absolument tout est gel.

Si je trouvais d'cre, rythmes et rauques,


Et tels comme sirait au morne gouffre
Sur quoi les autres rocs se boutent,
De ma matire je presserais le suc
Mieux plein ; mais tant sec de verve,
Non sans moi vais-je plus outre ;
Car ce n'est tche tenir en vain gab,
Recenser le fin fond de lunivers,
Ni jeu d'enfant qui babille sa mre.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

346

Cette traduction dAndr Pzard pche par une certaine prciosit qui trahit la
rudesse de l'original, les fioritures archaques ne seraient pas du got de Mandelstam, et l'vidence dulcorent le texte et l'interprtation qu'en donne l'auteur
d'Entretien sur Dante. Autre exemple, le fin fond na videmment pas la duret du simple fondo a tutto l'universo de l'original, et Lozinski est ici plus fidle.
Un peu plus loin Mandelstam cite le passage o est dcrit le lac gel :

Lors vis-je un lac qui par pre gele


Eut semblance de verre et non d'eau vive.
[...]
Ainsi serres jusqu'o se peint vergogne,
Dans la glace gisaient les ombres blmes,
Sonnant des dents refrain de cigogne.

Mandelstam dcrit la puissance d'une musique de la pesanteur , la vitesse


croissante des corps qui tombent, l'inertie giratoire de la navette, l'action du levier
et du cabestan, et enfin la dmarche de l'homme ( postup ) en tant que matrice
de toutes ses dmarches ( postupki ).
Relevons la proximit entre posie et mcanique, le lien avec les lois de la
physique et avec la dmarche de l'homme. La dmarche ( postup ) est
un concept trs fondamental dans la pense d'Andre Bily. C'est la physique interne de l'homme, c'est sa gomtrie mobile, la somme de ses gestes et dmarches,
ou actions. A la fin de lEnfer, apparat la figure terrifiante d'Ugolin, les pcheurs
s'entre-dvorent, s'entre-mchent, et Mandelstam commente ainsi cet effrayant
passage : C'est une entire escouade de Gargantua qui rpte un alphabet explosif. Des gants nouveau-ns qui apprennent sur la crte labiale.
[250]
LEnfer est la somme de mouvements physiques, des concepts urbanistiques.
Le Purgatoire et le Paradis sont plutt des clbrations pyrotechniques. Le plantarium de Dante, insiste Mandelstam, est loin de la conception d'une horloge
mcanique parce que le moteur de cette ingnierie de cristal nagit pas par trans-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

347

mission ni par petites roues dentes, mais par un transfert infatigable de puissance
en qualit.
Pourquoi la Divine Comdie est-elle ce transfert magique et enfantin d'nergie ? cest parce que le cintisme de Dante est m par l'infantile phontique italienne, par un babil de nouveau-n, qui est ainsi une sorte de dadasme ternel.
Lauteur de cet trange dchiffrement de la physique phontique du pome de
Dante parle mme de zaoum , ou de langage transmental du pote italien,
comme s'il s'agissait d'un futuriste du Moyen ge. Mandelstam montre la lapidarit du pome, son dsquilibre interne qui sont le moteur de la phontique.
Lhsitation smantique, l'infraction l'homognit de l'image, une sorte de perptuelle improvisation, de cri perptuel, d'clat sonore ( vykrik ) sont la caractristique majeure de Dante (relevons que Mandelstam reprend le concept d'hsitation smantique dont Tynianov a fait une dominante de la posie de Blok).
Mandelstam cite ce vers :

Cosi gridai colla faccia levata !


Ainsi criai-je, la tte jete en l'air !

C'est donc le cri qui domine sur l'architecture, le pote crie miod et a devient mied (littralement miel devient airain), ou encore la et a devient
liod (littralement aboi devient glace), Mandelstam ici ne cite plus, il invente
des mtamorphoses phontiques similaires, pour rendre compte de la labilit sonore du pome de Dante (videmment, il faudrait trouver en franais d'autres
quivalents.)
Ces surprenantes quations phontiques et smantiques me font penser au texte de Bily, Kotik Letaev, dont le titre mme est un tonnant attelage phonticosmantique. Lalliance de quelque chose qui se glisse furtivement (Kotik, diminutif du prnom Konstantin en particulier, et allusion au chat) et quelque chose qui
vole (1etat = voler), Donc a glisse et a vole, c'est sur le sol, C'est dans les airs.
Quant la cosmogonie de Kotik Letaev, elle est construite sur une opposition qui
est aussi pour ainsi dire une mtathse : stro et roi. Autrement dit, l'ordre et l'essaim, l'ordre et le dsordre. Quelque chose de trs parent des oppositions miod-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

348

mied, ou la-liod. Dans ma traduction du rcit de Bily, j'ai recouru l'quivalent


suivant, bien imparfait :

Mes premiers instants furent des bulles Bulle, boule, tout bouleroule fut ma premire philosophie. Je pullulais dans des boules et plus
tard je roulais dans des bulles, en compagnie de la Vieille ; Boule et Roue
sont les premires formes : premiers agglutinements de bulles, abullissements de glute...

lire Entretien sur Dante, on pourrait croire que Dante avait lu Roman Jakobson, Les types linguistiques d'aphasie , ou encore Les lois sonores du
langage d'enfant et leur place dans la phonologie gnrale .
[251]

Il me semble que Dante avait attentivement tudi tous les dfauts du


discours, avait prt l'oreille aux bgues, aux murmurants, aux nasillants,
ceux qui avalent les lettres, et il apprit normment auprs d'eux. Ainsi aije envie de parler du chant XXXII de l'Enfer. Une musique labiale particulire abbo galbo bobbo Tebe plebe zebe, converebbe . On dirait quune nourrice a aid crer cette phontique. Les lvres tantt font
une moue enfantine, tantt s'tirent comme une petite trompe.

Et Mandelstam peroit mme une sorte de nasillement de canard slave dans


Osteric, Tambernic, cric , ou encore une phontique de criquet, ou une tendance au zro phontique comme au zro absolu du froid. La potique de Dante rejette la pense syntaxique. Son but est de donner sous forme d'alphabet pars, d'alphabet sautillant, brillant et claboussant les lments mmes qui, de par la loi de
la rversibilit de la matire potique, doivent s'unir en formules significatives. 61

61

La rversibilit dont il s'agit ici na videmment rien vois avec la Rversibilit baudelairienne, elle-mme emprunte Joseph de Maistre et au concept du salut collectif, o les pchs de certains retombent sur tous, mais les vertus d'autres sauvent tous.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Il en rsulte une sorte de petite danse hraclitenne de moucherons d't. Le


concept essentiel ici est la rversibilit. La rversibilit de la posie, de l'nergie
potique. La danse hraclitenne des atomes.
Le visible chez Dante, tel que l'interprte Mandelstam, nest pas adapt une
visibilit petit rayon. Il s'agit plutt d'une accommodation de rapace. Mandelstam dcrit cette accommodation nocturne de l'il dans sa rapacit : se focaliser
sur le proche quivaudrait la ccit. On ne peut saisir le lointain que par la vue
latrale.
Qui lutte avec le crpuscule, dchiffrant les objets lointains, ne peut distinguer ce qui est prs. Mandelstam traduit lui-mme un passage du chant XXVI
de l'Enfer pour se faire comprendre. Ce passage contient tous les lments de cette vision rapace. Et la comparaison de la traduction de Mandelstam avec celle de
Lozinski est frappante. Dans une des deux traductions, tout est m par l'nergie, il
se produit une sorte d'ascension authentique le char du prophte Elie se prcipite
dans les nues , tandis que dans l'autre traduction, tout est plus majestueux, tout a
plus de relief et nous voyons le char d'Elie dj enlev dans le ciel.
Et il est caractristique qu'emport par son interprtation du vers de Dante,
Mandelstam en vienne lire incorrectement le premier vers du passage cit.

Quante il vilan, qua1 poggio si riposa


Parfois se reposant sur la colline
[...]
Le vilain voit mille mouches de feu... (Pzard)

Mandelstam traduit :

Kogda mujichonko, vzbirajouchtchisya na kholm


Quand le ptit paysan grimpe la colline

[252]
Lozinski, plus fidlement crit :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

350

Kak selianin, na kholme otdykhaa


Quand le villageois sur la colline se repose

Il est vident que Mandelstam na pas voulu voir le vilain au repos, mais au
contraire sa dure ascension sur le sommet, aussi il accumule les expressions
l'tonnante ascension , la puissance d'orgue , le vertige , autant d'lments dune dynamique d'ascension, alors que chez Lozinski le paysage semble
bucolique. (Le passage de Dante compare les mille mouches de feu que voit le
paysan au repos de midi avec les yeux brlants du char d'lie son dpartir ,
comme dit Pzard.)
Nous rencontrons encore une autre thse trs tonnante dans le texte de Mandelstam. La thse des langues se cachant l'une l'autre. Ainsi, derrire l'italien serait
le grec, le secret et chri idiome grec . Et de la mme sorte Mandelstam sentait
la prsence du grec dans les profondeurs du russe. Autrement dit tout l'Entretien
sur Dante est une expdition gologico-linguistique, en langue russe, vers les trfonds de la langue italienne de Dante afin de pntrer les structures cristallines
de sa roche, d'tudier ses mouchetures, ses veinures, ses ils et l'expertiser en tant
que cristal de roche soumis aux plus alatoires variations . Mandelstam s'arme
donc du marteau du gologue et s'enfonce dans les couches translucides du cristal
de Dante.
Retenons les dates. Premier rendez-vous de Bily fut publi pour la premire
fois Berlin en 1921 dans la revue Znamia . Puis, la mme anne, publie sous
forme de livre par la maison Alkonost de Petrograd. Entretien sur Dante fut
publi pour la premire fois Moscou en 1967 ; Nikola Khardjiev conservait le
manuscrit du texte depuis 1937, l'Entretien avait t crit Stary Krym et Koktebel, en Crime, en 1933. Ainsi douze ans sparent ces deux textes, et leurs destins furent trs diffrents. Cependant le dnominateur commun des deux textes me
semble vident. Les deux potes prennent chacun le marteau de gologue pour
descendre en expdition gologique dans les trfonds de la langue potique. Il
s'agit dans l'un et l'autre cas de splologie linguistique. Son gnome gologue abat
les consonnes ; pas les voyelles, car on peut penser que, comme dans la langue
sacre hbraque, les voyelles ne s'crivent pas... Mais qui est le gnome, qui est le
pote ? sont-ils identiques ? Non, sans doute pas ; il s'agit d'un double du pote,
d'un gnome de L'Or du Rhin. Il y a le gnome, le pote et le trsor de la langue. Le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

351

pote est la fois le four et le trope mis au four, la fois la migraine qui vrille la
tempe, et la tempe elle-mme.

Mon pic de gnome concasseur


Entasse consonnes en in-folio.
Je suis le trope stylistique
vous, idiomes linguistiques !
Je suis le four craquant au feu,
Je cuis, et farce les vers.

[253]
Andre Bily crit le lundi de Pentecte, c'est--dire le jour de l'Esprit (Dukhov den), le jour de la Descente du Saint-Esprit. Vingt annes plus tt, il avait
compos sa Symphonie, la premire, et tait devenu pote.
Premier rendez-vous est avant tout un rendez-vous avec la langue, avec les
mystres et les sacrements de la langue, mystres contenus d'un ct dans l'Apocalypse de Jean, et de l'autre dans la physique atomique.

Langue, frmis du mot secret !

La danse des mots mne la danse des sens. Le monogramme du Christ est
inscrit dans le mot Vie, et il est quivalent la formule de l'explosion de l'atome
trouve par Curie, aux mystres de la structure biologique dchiffrs par Mendeleev. Lancien tudiant chimiste Boris Bougaev est devenu le pote Andre Bily, boulanger-chimiste des mots, qu'il cuit dans son four (dukhovka) le jour de
l'Esprit.

Dans le laboratoire enfum


J'apprends la dcomposition.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le pome danse par cercles smantiques. Les visions apocalyptiques, empruntes Ezchiel, nous montrent les symboles des vanglistes, le Taureau, le Lion,
l'Homme et l'Aigle.

Comme Taureau, rugis, jubile !


Comme Lion, parcours le sang !
cur ! brandis ta dpouille !
Aigle, tu me transperces !

Le pote accomplit une anabase vers les religions primitives, tout comme
Dante, accompagn de Virgile, visitant le monde antique paen. Il s'agit du mme
cosmos antique, des mtamorphoses et de la suie allgorique . Aujourd'hui les
rles ont chang, et il ny a plus de mtamorphoses, ou plutt le chimiste Bougaev tudie les nouvelles mtamorphoses que sont les formules chimiques et
l'atome. Bily traduit les antiques mtamorphoses en formules nouvelles et les
assemble dans le pome.

Le traducteur est un relieur.


Au prsent, il relie l'ancien.

Comme chez le Dante de Mandelstam, toute l'nergie de la posie est lie la


gologie, ici elle est relie la physique de Curie.

Le monde explose chez Curie


Bombe d'atomes qui clatent
En torrents d'lectrons
Hcatombe non incarne.

[254]
Ironie et pathtique se conjuguent. Lhcatombe est non incarne, mais elle
est menaante.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Mandelstam avait eu des mots svres pour Bily dans sa recension des Carnets d'un Toqu en 1923. Il se moque de la manie qu'ont les symbolistes d'apprhender partout des mystres mystiques, par exemple lorsque dans le rcitcauchemar de Bily le serveur du restaurant Praga de Moscou se ddouble sous
l'effet du miroir. Mandelstam se moque de l'anthroposophie chre Bily, il se
gausse de l'ide de Steiner de construire le Temple de Jean, donc de l'Esprit, dans
l'endroit le moins spirituel qui puisse tre l'Europe rassasie des pensions sanatoria suisses. Pour lui, le gnial crateur de Ptersbourg a laiss dgnrer sa prose potique en une danse absurde, dpourvue de tout got. Ni les Carnets d'un
toqu, ni la Glossolalie ne pouvaient plaire Mandelstam, qui y voyait un dvoiement ridicule, une trahison de la lucidit potique.
Et cependant nous connaissons les vers crits par Mandestam la mort de
Bily, en janvier 1934 :

Tes yeux d'azur, ton large front brlant


Guettaient la hargne rajeunie du monde.
Comme neigeon, il entourbillonnait Moscou,
Incompris et compris, embrouill et lger...
Comme les libellules au ras des roseaux
Les gras crayons accouraient sur le mort.

Les libellules sont ici venues de Tioutchev, en passant par Premier Rendezvous, o le sens tourbillonne, comme lgres libellules dans le ciel.

L-bas dans ma tte-geyser


S'brourent les nerfs chanceux
Ainsi que sur l'tang s'pand
Le voile fin des nvroptres,
Les pensers planent dans le ciel
Labiles comme libellules.

Ainsi les vers se jouent des sens et des mots, les nerfs deviennent nvroptres (smysly et koromysly) et labile devient libellule (strekoza et
strekocha), transformation des mtamorphoses ovidiennes et des formules de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

354

Curie. Les explosions sont pleines de jeu, et le monde entran dans les tourbillons de Thomson semble jouer un jeu de mutations ludiques. Plus loin dans le
pome, le don du Valda , un pome de Glinka qui clbre les clochettes fabriques dans le Valda, ces monts de la Russie centrale, se transforme en un opus
hindou darvalda , voquant les Upanishads, et les rvlations du Dala-lama.
La cavalcade foltre des sens tantt dbouche sur la sagesse himalayenne, tantt
au contraire se perd dans le brouhaha de l'orchestre qui, avant le concert, s'accorde
dans la fosse.
[255]

moments de l'impossible !
On astreint les instruments !

Et c'est prcisment le concert qui est le noyau du pome. Le morceau excut


rappelle le premier rendez-vous avec la Dame, et galement le premier rendez-vous avec les rbus de la chimie et de la physique.

Le sens accrot le chaos des ttes,


Et il avale le cur brlant ;
Les sons s'en vont insignifiants,
Chacun s'isole absurdement.
Hors des pensers fuient les aigles,
Hors des curs l'image du lion,
Et les lourds bufs quittent les vux,
Le son ne lie plus le monde Un.

La musique est une construction phmre, un instant de monde Un , un


instant o les nergies d'Ezchiel et de l'Apocalypse apparaissent. Lunit mystique n'est pas dans une hraldique du monde, mais dans la dynamique des sens,
dans la dbandade des signes. Il se joue un scherzo anatomique , et la rversibilit du discours devient vidente : retour la phontique infantile, au balbutiement de la fourmilire. Nous retrouvons les principes de la potique d'Entretien
sur Dante. En particulier cette rversibilit phontique et smantique qui est es-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sentielle aux deux potes. Rappelons encore ce vers de Dante auquel Mandelstam
fait un grand sort :

Mettendo i denti in nota di cigogna.


Sonnant des dents refrain de cigogne (Pzard)

Il y a l quelque chose qui rappelle la comptine denfant faite pour faire grincer les dents, une sorte de bestiaire enfantin et d' agace-oue . Dante est le
plus grand et le plus indiscutable pote de la rversibilit et de la matire potique
en procs de rversion.
Et maintenant retour au Bily de Premier rendez-vous :

Bourdon ! l'essaim des matrones mgres


Chuinte et chafouine dans tous les coins
Voici la queue est arrache, entrechats !

Le passage illustre merveille le propos de Mandelstam sur la potique enfantine agace-oue de Dante.
Que se sont dit les deux potes sur la plage de Koktebel, les deux derniers ts
de la vie de Bily, lorsqu'ils taient ensemble ?
Nous ne le savons pas, car ni Klavdia Nikolaevna, la femme de Bougaev, ni
Nadejda Iakovlievna, la femme de Mandelstam ntaient admises ces longs entretiens. Mandelstam parlait srement de Dante, et de son texte sur Dante qui tait
en gestation ; [256] on peut penser que Bily s'en enthousiasmait. Le chef d'orchestre du pome du Premier rendez-vous pouvait mieux que quiconque comprendre cette exgse phontique et dynamique du pome de Dante, la force
acoustique que Mandelstam dchiffrait dans le texte italien, derrire son mysticisme, ses allgories mdivales. Bily ne pouvait que rappeler son pome lui.
Ils taient au parfait unisson, aprs les dsaccords du dbut des annes vingt. De
plus, tous deux des parias, dont le sort tait pratiquement scell, mais seul Mandelstam le connatra, car il survcut Bily, et connut la Grande terreur. Peut-tre
les libellules voletaient et planaient acrobatiquement alentour. Sans doute on de-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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vinait que le chur antique et les dieux paens ntaient pas loin. La gologie
tourmente des monts d'alentour offrait son exgse de la dynamique du monde.
Peut-tre Ossip lisait-il Boris ce passage de son commentaire-pome : Dans la
danse du chef d'orchestre qui tourne le dos au public, c'est la nature chimique des
accords de l'orchestre qui trouve son expression. La baguette n'est autre qu'une
formule chimique dansante intgrant des ractions que seule sait apprhender
l'oue . La baguette contient tout l'orchestre, comme la formule du chlore
contient tout le chlore. Et sans doute le chimiste Bougaev, alias le pote Bily,
dansait-il son enthousiasme sur la plage, dans un de ces tourbillons corporels que
dcrivent tous les mmoiristes. La langue tissait et voltigeait autour d'eux. Il rpondait Mandelstam que la posie est un semis de coquecigrues atomistiques.

Le destin tragique insuffle


Sa fumerolle atomistique.

Et sans doute Mandelstam s'tonnait d'avoir pu si longtemps ignorer le gnie


interprtatif de son ami, de ce pote fol en Christ et frre en posie, auteur de l'insense pome linguistique de la Glossolalie, de ce pote russe qui parlait en
langues comme les premiers aptres. S'crivaient secrtement les vers futurs,
qui seront tracs sur le papier la mort du frre fol en posie :

On te coiffa de la tiare bouffonne


Matre et bourreau, souverain et idiot !

Les libellules se posaient sur les roseaux de la berge, sans mme sentir l'eau,
et celui qui allait survivre jusquau martyre pensait :

Nos vies tout droit des croquemitaines ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[257]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
E.

ALEXANDRE BLOK
ET ANDRE BILY

Retour la table des matires

Cest un des hros sans nom du Pome sans hros : Alexandre notre Soleil , comme crivit Akhmatova le jour de ses obsques, en 1921.

Et son verbe a su dire


En quel espace vous tiez,
Hors du temps projets,
En quels cristaux, en quels limbes d'ambre
L-bas au delta du Lth-Nva.

Ce fleuve Lth qui embrasse puissamment Saint-Ptersbourg, c'est celui qui a


vu au Chteau Michel le rgicide tu par toute l'histoire russe au XIXe sicle, mais
qui a nourri le sous-sol karamazovien de la Russie parricide. Ce rgicide est voqu dans une superbe scne du roman potique dAndre Bily Ptersbourg paru
en 1913. Paul Ier fut assassin le 11 mars 1801 dans sa chambre coucher par des
conjurs qui avaient mis au courant le Tsarevitch. De derrire la mousseline,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

358

dans l'embrasure, sur l'argent mobile de la nuit, l-bas tremblait une ombre noire
et malingre .
Quatre-vingts ans plus tard, autre rgicide ; l'empereur Alexandre II est dchiquet par une bombe, on est un premier mars. Alexandre Blok dans Chtiment
rappelle cette date :

Et cette heure diurne du sicle


La dernire, on l'appelle le Premier mars !

Les deux potes frres , Blok (1880-1921) et Bily (1880-1934), dont les
uvres et les vies sont si proches, ont tous deux voulu inscrire des pitaphes dans
la culture russe. La vengeance des fils est le vecteur de Chtiment, la terreur est le
vecteur de Ptersbourg. Limprcation et le sortilge sont des armes potiques de
Blok, qui intitule un de ses cycles Iambes et un autre Les Mondes terribles. Le
sortilge malfique et le leitmotiv obsdant sont les armes potiques de la posie
comme de la prose de Bily. Et le parricide implicite dborde largement leur uvre, on le retrouve partout, en particulier dans l'uvre de Mrejkovsky qui crit sa
Trilogie romanesque et historiosophique du meurtre dans le palais. Les Erynnies
sont l'oeuvre en Russie. Les pas du Commandeur sonnent en mineur comme au
dbut du Don Juan de Mozart. Un pome de Blok de [258] 1913 intitul ainsi
souligne l'arrive lourde du destin aveugle. Il cogne la porte, il va rclamer des
comptes au libertin insouciant, la ville dbauche traverse par les phares jaunes
des automobiles dans la nuit de Ptersbourg.

Dans le menaant brouillard du matin


Sonnent les cloches une dernire fois :
Donna Anna se relvera le jour de ton heure ultime.
Anna se lvera le jour de ta mort.

Cette heure blafarde du matin, qui est celle du Monde Terrible et de Chtiment, celle dont la trace est si frquente dans les Carnets de Blok, celle du retour
des les et de la dbauche dsesprante, celle o sonnent les pas de Celui qui va
entrer dans la maison et rclamer le festin de mort, c'est l'heure de Blok, l'heure de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

359

toute sa posie tantt drolatique, tantt macabre, toujours tendue comme une corde de violon dans un menaant ralenti. Romantique, adorant sa mre, correspondant avec un pre absent qui enseignait l'universit de Varsovie, le pote a travers mtoriquement trois phases : celle de la Belle Dame , o il invente pour
la Russie un monde courtois qu'elle n'a point connu, et quil tudie l'Universit,
puis celle des Tziganes, des guitares de la posie d'Apollon Grigoriev, son dieu en
posie, celle aussi du monde violet de la peinture de Vroubel, qui meurt fou aprs
avoir peint des dizaines de Dmons d'aprs Lermontov. Et enfin il s'abme dans la
phase finale de la Joie-Souffrance de son hros dans le drame lyrique La Rose
et la Croix, troubadour et cathare, amoureux de l'impossible, et l'impossible c'est
la Russie, une Russie qui hait l'intelligentsia, et donc qui le hait lui. Une Russie o
rdent le meurtre collectif et le pillage des manoirs seigneuriaux (ce qui arrivera
celui de la famille). Blok finit par la vision des Douze, dans un pome jailli en une
nuit de janvier 1918 : douze gardes rouges comme douze aptres, la ville fin du
monde, le cabot de Mphistophls derrire ces drles d'aptres et le Christ devant. Le pote allait sombrer mentalement trois ans plus tard, malade du tabes
dorsalis, laissant la Russie les plus dsesprs vers quelle ait jamais crits :

! si vous saviez, enfants,


Le froid et la nuit des jours venir.

Autre sismographe du malheur en marche, Andre Bily est, lui aussi, un enfant de l'universit, le fils d'un professeur, mais de Moscou. Et lui aussi un rveur
de la Toison d'or, un Argonaute qui, un moment, crut dcouvrir dans la Russie des
sectes violentes la Parousie venir. Fils de Gogol dont l'uvre est prsente en lui
chaque pas, tant par l'enchantement stylistique que par la passion thosophique,
ou l'exposition pathtique au ridicule ; crucifi par sa propre imagination, Bily
est inclassable. Dans Ptersbourg, une sorte de long et lent sortilge qui tient aussi du polar et de l'vocation des morts, deux dominos traversent la ville qui rend
les habitants transparents et crbraux : un domino rouge dmoniaque, instrument du parricide fantasm, et un domino blanc presque invisible, le Christ.
Mais la bombe clate, la ville tient bon, mais se fissure, [259] l'homme survit mais
devient idiot. Et les cris du pote un moment migr Berlin, en 1921, dansant
frntiquement le fox-trot et reniant sa foi thosophique, transforment certains de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

360

ses vers en hurlements grand-guignolesques. D'ailleurs le grand guignol ne va


plus le quitter. Il s'insinue par toutes les brches fictionnelles de Moscou, trilogie
qui fait pendant Ptersbourg. Rentr en Union sovitique, le pote pantin tragique narrive pas excuter la commande sociale que le rgime lui impose.
Trotski le traite de haut dans Littrature et rvolution. Quand Boris Bougaev, en
littrature Bily (ce qui veut dire Le Pur) meurt, Mandelstam crit des vers
blouissants sur ce patineur vertigineux, ce rassembleur d'espaces, ce matre
en turquoise, ce martyr, ce guide, cet idiot . Bily est mort d'un coup de soleil, en
vrai Argonaute. Il avait lui-mme prdit sa chute d'Icare dans l'espace muet de la
Russie, sous le regard malfique des forces qui, toute sa vie l'ont guett, lui, le
disciple russe de Zarathoustra, le naf gar au milieu des champs mchants qui
guignent l'ternit.

Elles crvent de chaud, les isbas,


En louchant mchamment.
Le soir, vers le champ
Inconnu et qui se tait.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[260]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
F.

PGUY ET IVANOV :
LA POSIE RELIGIEUSE
EN FRANCE ET EN RUSSIE
AU SORTIR DU POSITIVISME

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la fin du XIXe sicle, les deux pays, France et Russie, connaissent une prdominance intellectuelle nettement anticlricale. Le positivisme a gagn les esprits. La notion de progrs, d'historicisme, les thories de Taine, celles de Mikhalovski occupent le terrain.
Les grands matres de la pense franaise sont des non-catholiques, des positivistes, des potes de l'histoire comme Michelet, ou de l'humanit comme Hugo
pour qui le divin se construit dans une marche vers l'Homme collectif, vers l'Humain, le Peuple, la Justice. Il s'agit sans doute d'une pense religieuse scularise,
mais elle ne laisse plus de place l'glise tablie, qui vit d'une autre vie, avec les
nouveaux miracles, les nouvelles basiliques que l'on construit Paris (Montmartre) et Lyon (Fourvire). Un foss semble se creuser entre la religion catholique
ritualiste et la pense progressiste.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Pour la Russie, le problme est assez similaire, quoique diffrent.


Lintelligentsia, comme l'a dfinie Boulgakov, un ancien marxiste pass la pense idaliste, puis l'orthodoxie, est devenue une sorte d'ordre religieux antireligieux, une fraternit athe du progrs. Partout est dchiffrable une imitation du
christianisme , et bien plus tard Nabokov dans Le Don s'amusera dans un chapitre scandaleux pour cette intelligentsia assimiler la figure antireligieuse de
Tchernychevski la figure du Christ. Mais le constat est parallle celui que l'on
peut faire en France : la forme historique du christianisme, l'orthodoxie, a vcu...
Dans la France positiviste, celle de Comte, de Flaubert, de Maupassant, de Zola, de Louis Pasteur, l'apport religieux des temps anciens est moqu ou ignor,
moqu dans La Faute de labb Mouret ou dans le conte de Flaubert Un cur
simple : le religieux est un reliquat touchant, mais risible. Cependant Verlaine le
premier mit fin de faon radicale et gniale cet ostracisme du religieux avec le
recueil de Sagesse. Lauteur de ce livre na pas toujours pens comme aujourd'hui. Il a longtemps err dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de
faute et d'ignorance. Des chagrins trs mrits l'ont depuis averti, et Dieu lui a fait
la grce de comprendre l'avertissement. Il s'est prostern devant l'autel longtemps
mconnu, il adore la Toute Bont et invoque la Toute-Puissance, fils soumis de
l'glise, le dernier en mrite, mais plein de bonne volont. C'taient des mots
d'une nouveaut radicale dans la France de l'poque, et mme dans l'Europe de
[261] l'poque. On n'en trouvera point l'quivalent dans la posie ni dans la culture russe qui va de Mrejkovsky Berdiaev. Le face--face de Dieu et de Verlaine
est direct, biblique, et catholique :

Mon Dieu m'a dit : Mon fils il faut maimer, tu vois


Mon flanc perc, mon cur qui rayonne et qui saigne.

Huysmans, puis Claudel, Francis Jammes et une pliade de potes catholiques, dont des juifs convertis comme Max Jacob (mort en dportation) ont profondment modifi les choses, transfigurant littralement le paysage intellectuel
franais. Les cinq grandes Odes de Claudel ont inaugur un renouveau lyrique
sans prcdent depuis la Pliade, une posie lyrique libre, ample, avec une force

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pique, un souffle biblique. La liturgie affleure, mais insre dans une posie urbaniste, unanimiste...

Mon me magnifie le Seigneur.


les longues rues amres d'autrefois, et le temps o j'tais seul et un.
La marche dans Paris, cette longue rue qui descend vers Notre-Dame.

Les grands thmes catholiques se sont inscrits dans le livre de la posie franaise d'o ils avaient disparu l'ge du positivisme. De tous les potes catholiques, le plus militant, celui qui a le plus balay l'ancien humanisme rabougri, mais
sans renier le socialisme des Michelet et des Hugo, a t sans conteste Charles
Pguy. Jeanne dArc , le Mystre de la Charit , le Porche de la deuxime
vertu , le Mystre des saints innocents , la Tapisserie de Sainte Genevive , les Quatrains , et, pour moi par-dessus tout Eve ont mtamorphos la
posie franaise. Le souffle extraordinaire, l'haleine liturgique de ces pomes
taient impensables dans la France positiviste.
Je choisirai un moment de l'immense pome Eve , raz-de-mare de quatrains en rpons, en chanes, en greffons de litanies sur une trame presque hsychaste de prire perptuelle par le souffle humain. C'est le rcit de la Rsurrection
des morts, tir de l'Apocalypse et de toute l'iconographie chrtienne, inspire par
la vision d'Ezchiel, forme par les grands Jugements derniers byzantins, transforme par la vision verticale de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

Femme vous mentendez, quand les mes des morts


S'en reviendront dans les vieilles paroisses
Aprs tant de batailles et parmi tant d'angoisses,
Le peu qui restera de leurs malheureux corps
Et quand se lveront dans les champs de carnage
Tant de soldats pris pour des cits mortelles,
Et quand s'veilleront du haut des citadelles
Tant de veilleurs sortis d'un terrible hivernage

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La leve des corps correspond la descente du Matre. Les hosannas ne montent plus des cloches, les Ave Maria ne tombent plus avec l'anglus, l'antique Satan recule devant le Saint des Saints.
[262]

Quand on nentendra plus que le sourd craquement


D'un monde qui s'abat comme un chafaudage,
Quand le globe sera comme un baraquement
Plein de dsutude et de dvergondage
Quand l'immense maison des vivants et des morts
Ne pourra plus montrer que sa dcrpitude,
Quand l'antique dbat des faibles et des forts
Ne pourra plus montrer que son exactitude...

Limmense exhaussement de l'univers se poursuit avec la puissance lente des


litanies de Pguy, les martyrs se lvent, l'homme se lve de la plus antique tombe :

Quand tout se lvera pour un appareillage


Qui sera le dernier des appareillements
Quand les ressuscits s'en iront par les bourgs
Encor tout baubis et cherchant leur chemin...

Le pote peu peu nous fait sentir en notre tre profond l'immense dmembrement et l'immense remembrement du monde. Il me semble que ce dmembrement-remembrement, c'est la potique mme de Pguy, un dmembrementremembrement du langage qui est l'image de celui qui s'accomplit dans le monde
sous la pousse du divin. En somme, une immense variation sur le thme du jugement dernier.
George Steiner a parl dans son magnifique livre des Prsences relles de l'art
comme d'une eucharistie. En ce passage de la fresque d'Eve, n'avons-nous pas une
prsence relle du thme de la Rsurrection des morts ? Et ne pouvons-nous pas

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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entendre dans le pome de Pguy un immense dveloppement de l'affirmation du


Symbole de Nice, si bien rendue dans la liturgie orthodoxe russe en raison de
l'emploi du slavon d'glise : Tchaou voskresenie mertvykh... (J'attends, j'espre la
rsurrection des morts Et exspecto resurrectionem mortuorum.)
Pguy est un grand matre de l'actualisation des thmes catholiques (chrtiens,
mais dans leur version catholique). Claudel est un exploitant de cette foi, de cette
foi en friche quand il y pntre, et il la met en forme mystriale, en dialogue, dans
LAnnonce faite Marie.
Pguy l'actualise. Comme il actualise Sophocle quand il lit la rvolution russe
de 1905 la lumire d'Antigone. Quand il lit dans la supplique au Tsar des ouvriers de Petrograd l'antique supplique des Suppliants dans dipe Roi.
Grce Sophocle, il retrouve dans la rvolte russe la suprmatie du suppliant
sur le suppli. Nous voici revenus aux temps antiques. La force du faible est la
marque des plus hautes penses de l'Hellade. Elle prfigure le christianisme. Mais
pas mtaphoriquement, en acte, en actualisation. Et le misereor super turbam du
christ qui pleure sur la foule (Marc 7,2) reprend plus fort encore cette lamentation
qui englobe le suppliant et le [263] suppli. Ldition Pliade de Pguy nous fournit le texte de l'article sign Durel dans le Bulletin des professeurs catholiques de
l'Universit portant sur Eve.
Polyeucte except, que Pguy nous enseigne mettre au-dessus de tout, tout
permet de penser que cette Eve est l'oeuvre la plus considrable qui ait t produite en catholicit depuis le XIVe sicle. Et l'auteur dcrit l'interminable adresse
de Jsus Marie comme le plus extraordinaire ressourcement dans l'uvre de
Pguy. De la liturgie de Pguy Georges Sorel disait. C'est de la thologie dtendue , ou encore que c'tait du dogme, mais exprim avant le dogme, psychologiquement antrieurement au dogme...
Le ressourcement de Pguy fait penser celui d'Ivanov, son contemporain
(mais qui vcut beaucoup plus longtemps). Il s'adressa pour commencer
lAntiquit, et il n'y renoncera jamais. Ensuite il s'adresse au christianisme, c'est-dire quil suit l'ordre de la Rvlation. En posie russe, la barrire entre liturgie
orthodoxe et posie fut plus forte, reste plus forte quen posie franaise ; le symbolisme russe l'a beaucoup branle, mais il n'a pas vraiment russi la faire tomber.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Les Socits de pense religieuse et philosophique ont en dfinitive chou


faire tomber le mur de prventions entre intelligentsia et religion orthodoxe. Mrejkovsky et Vassili Rozanov ont labor des variantes gnostiques ou intimistes
sur le christianisme historique. La liturgie ne les a pas inspirs. En dfinitive
Pouchkine avec son pome de sa dernire anne qui cite la prire de pardon de
saint Ephrem le Syrien est all beaucoup plus prs de l'essence de la liturgie que
ces potes nochrtiens. Alexandre Blok et Andre Bily ont certes tent une fusion plus intime entre posie et liturgie, les thmes liturgiques sont nombreux
dans leur oeuvre. Bily est all en plerinage au monastre de Diveevo, l'anne
aprs la canonisation solennelle de saint Sraphin de Sarov (1903). Dans la correspondance quil eut avec Ivanov, il accuse celui-ci de ne pas tre vraiment chrtien, accusation qui peut sembler trange ceux qui connaissent mal l'histoire du
symbolisme russe et restent sur l'ide de la conversion dIvanov au catholicisme,
pisode bien plus connu (et tardif) que le rapprochement que tenta Bily avec
l'glise orthodoxe dans sa propre vie. Mais les emprunts la liturgie resteront en
dfinitive assez lointains, ce ne sont presque jamais des prires authentiques
comme dans le pome de Pouchkine Otsy poustynniki... La jeune KouzminaKaravaeva, qui plus tard prendra, comme Boulgakov, ou comme Ellis, le chemin
de l'glise relle, et deviendra moniale orthodoxe Paris (prcisment sous l'autorit spirituelle du pre Boulgakov), crit en 1912 :

Fille lointaine des Scythes porte-feu


Depuis toujours je peine en captivit.

Une captivit qui semble avoir t celle de toute une gnration, qui cherchait
le chemin de l'esprit, mais refusait la voie de l'glise historique. Aussi, toute la
posie symboliste d'avant la Rvolution ( l'exception sans doute de Blok) est-elle
captive des thmes de lAntiquit, c'est--dire de la religion antique, dont on recherche le feu religieux, et pas du tout seulement la surface des mtaphores mythologiques. Et voici la prire de la potesse dans Notre Dame :

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[264]

Je mappuierai aux votes sombres


Et j'attendrai, Reine des peuples,
Que tes miracles me restituent
Lazur de Ton firmament.

Viatcheslav Ivanov rinterprta le mythe de Dionysos cartel pour faire de ce


dieu paen supplici une approche du dieu crucifi. Mais la captivit par l'Antiquit paenne subsistera, me semble-t-il, jusqu la conversion au catholicisme, et
alors seulement natront les pomes du Carnet romain sur les thmes mariaux.
Si nous relisons un pome de l'anne 1890, intitul LAscte , nous voyons
qu'il est crit sous le signe de l'vangile, puisquil porte en exergue les mots de
l'vangile de Jean (Jean, 14, 10) Az jivou, i vy jivy budete , mais le sujet du
pome est l'Ascte, l'ascte qui clbre un monde sur lequel la hache est tombe,
comme sur la tte du Baptiste, un monde o l'image du fourneau de Promthe
transparat :

Ils se fondent au brlant du creuset,


En flammes ternelles d'Amour.

Le thme du creuset nous renvoie au fond promthen, ou l'alchimie. Le mot


corybante nous renvoie l'Antiquit, les corybantes tant des prtres de Cyble
qui se livraient des danses orgiaques.

Et moi, corybante, seigneur de la chair mortelle,


Je dansai aux sons des fers de nos captifs.

La prsence relle du christianisme a mis beaucoup de temps s'instaurer


dans la posie de Viatcheslav Ivanov. Comme dans celle du symbolisme russe
dans son ensemble.

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Et si nous relisons le pome autobiographique d Enfance (Mladentchestvo),


nous y trouvons l'cho des visites de quakers, ou encore le visage de la mre absorbe dans la lecture de l'vangile, mais nous ny trouvons pas de souvenir de la
liturgie orthodoxe. En revanche, la fin du pome voque plusieurs apparitions de
nature surnaturelle. Il y a d'abord le vieux moine qui apparat l'enfant, hte
des moissons de l'enfance . En capuche, avec une petite barbe, dans sa soutane
noire il fixe l'enfant d'un regard mystrieux. Il est le Visiteur. Il y a aussi saint
Nicolas de Mire qui apparat au pre, infatigable ngateur de Dieu, juge critique
des poques qui ont tiss les mythes . Licne du saint, protecteur des malades
(entre mille autres fonctions) est au-dessus de lui. La mre aperoit l'hte mystrieux avant mme le pre, elle trbuche sur le tapis de surprise. Enfin il y a celuil mme qui est descendu de l'icne.

Et je vois c'est Lui qui entre,


Le tout svre, de son cadre descendu...
Tu l'as brod ? c'est bien lui !
Il me tend la coupe et me dit
De rpter aprs lui la prire...

[265]
Le pome s'achve par la vision des deux anges de Lumire et de Tnbre qui
se tiennent auprs de l'iconostase de l'glise de Saint-Spiridon prs des tangs
Purs (aujourd'hui disparue). La strophe comporte d'videntes rminiscences de
Pouchkine, de son pome en tercets dantesques Au dbut de la vie . Le pote y
dcrit un jardin aux statues antiques paennes, aux hautes frondaisons, o il se
retire dans la solitude. Deux dmons y sont reprsents, l'idole de Delphes et
un Hermaphrodite. A l'glise de Saint-Spiridon, le petit Venceslas Ivanov aperoit
devant chaque plate-forme droite et gauche de la sola, l o chantent les
deux churs, deux idoles de cuivre, dont l'une est qualifie de dmon , ainsi
commence-t-il distinguer la lumire des tnbres dans le symbolarium du monde, ainsi que faisait l'adolescent Pouchkine dans le jardin l'antique...

Un rai d'ambre baise mes paupires


Et crit le mot joie sur le mur

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Et le cur en moi soudain


S'est fig dans une flicit aurorale !
Tout dort. Dserte est cour de sable !
Je cours au jardin embaumant.
Dans les fleurs jouent les papillons
Ainsi que des fleurs ailes.
Pour la premire fois une force solaire,
Que ne connut pas mon premier paradis
M'emplit la poitrine l'excs
Et sans bruit s'y dposa.

Cette plnitude rappelle l'trange ivresse qui emplit le jeune Pouchkine, lie
non aux anges de l'glise, mais aux idoles du jardin. Lun pressent la plnitude du
cur, l'autre celle de l'amour, mais ne s'agit-il pas d'un cho ? Ivanov nest pas
encore dtach de l'Antiquit, il ne s'en dtachera jamais vraiment. Ainsi s'achve
le pome Enfance .

Une source a jailli ; dans l'eau vive


Se contemple mon nouveau double...

Le dialogue mystique avec Dieu n'est peut-tre pas une tradition dans la culture russe, la posie russe, comme il l'est dans la posie espagnole, grce au gnial
Saint-Jean de la Croix, comme il l'est devenu dans la posie franaise partir des
sonnets de Verlaine dans le recueil Sagesse. La simplicit, l'immdiatet du dialogue de Verlaine le pcheur et de son dieu ont marqu la posie franaise d'un tutoiement direct avec Dieu qutrangement, la posie russe, mme dans tout l'effort
symboliste, nest point parvenue atteindre.

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[266]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
G.

LE POTE
EN SALTIMBANQUE,
DE POUCHKINE
KHODASSIVITCH
Le domino, pour mieux voir, releva le loup sur son
front. Les dentelles de la barbe, de part et d'autre du visage,
semblrent deux somptueuses ailes.
Andre Bily, Ptersbourg.
Un bout de chemin ensemble (ib.)

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La mission du pote en Russie a t dfinie par Pouchkine non pas dfinitivement, mais indlbilement. Tout pote crit, tout lecteur lit de la posie en gardant la trace de trois pomes de Pouchkine. Il s'agit du Prophte , qui date de
1826, du Pote qui date de 1827, et de Au pote , de 1830. Le pote dcrit
l'appel de la vocation potique comme un supplice qui rend sensible tout l'univers, et qui fait de l'homme pote et pcheur un prophte de Dieu ressuscit par le
Verbe divin. Le Pote dit la vanit du pote avant le moment de son lection,
puis son isolement et la souffrance laquelle le soumet cette lection. Au po-

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te fait du pote son seul et propre juge, sa seule juridiction. Lallusion au trpied
de la Sibylle l'inclut dans les voyants, un peu comme Michel-Ange dans la vote
de la Sixtine a ml les sibylles aux prophtes de l'Ancien Testament, Vritable
mutant, le pote est le plus misrable de tous les tres avant son Election, mais
aprs il devient prophte, il entre au Ciel de la Sixtine.
C'est sur ce fond de tradition pouchkinienne que Jean Starobinski nous servira
d'introducteur puisque son beau petit livre Portrait de 1artiste en saltimbanque 62 voque le lien entre l'exposition du pote et celle du clown face la foule.
Le mythe en est n en France et en Europe dans les annes trente du XIXe sicle.
Gautier, Banville ont clbr le clown, stupfis par son agilit, sa lgret, qui
succdent sans prambule la gaucherie. Baudelaire a dcrit la dchance du pote en clown, dans son pome l'Albatros :

Ce voyageur ail, comme il est gauche et veule !

Et dans son pome en prose Le vieux saltimbanque , Baudelaire dcrit un


pauvre saltimbanque, vot, caduc, dcrpit, une ruine dhomme, adoss contre
un des poteaux de sa cahute [...] Il tait muet et immobile. Il avait renonc et abdiqu. Sa [267] destine tait faite. Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumires...
Le cirque, cet uf rond, ce mandala des joies, de la souffrance et du rire humains, contient essentiellement cet tre pitoyable mais agile, lourdaud mais acrobate, grotesque mais qui semble avoir des ailes dans le dos : le clown...
Le pitre, c'est moi , disait le peintre Rouault, dont la srie de toiles sur le
thme du clown est particulirement tragique et nous conduit jusqu' l'assimilation du clown au Christ. Le pitre, c'est--dire l'exil, l'artiste hors de son vrai lieu
(et il ny est jamais, nous ont dit tous les romantiques), l'artiste en habit paillettes, vritable roi de drision , comme le Fils de l'homme dans les vangiles.
Laforgue, lui, dclare avec une outrance misricordieuse :

62

Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Genve, 1970.

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Ne jetez pas la pierre


Aux blancs parias, aux purs pierrots !

Et puis il y a Mallarm et son pome Le pitre chti , o il se dcouvre que


le gnie du pitre tait insparable de son fard. Il s'agit sans doute d'une rponse
Baudelaire. Nous avons deux versions de ce sonnet de jeunesse, celle parue en
1887 et le brouillon rejet, qui fut publi par le gendre de Mallarm. Ce brouillon
confirme qu'il s'agit bien de l'image du clown qui se jette par une fausse fentre
dans le dcor et, en retirant son fard, perd son gnie, car ce fard tait tout mon
sacre . Ce pome prfigure bien trangement La Baraque de foire d'Alexandre
Blok o le pote se jette aussi drisoirement par le dcor de papier dans un faux
vide. Relisons la premire version que nous donne en annexe l'dition de la Pliade :

J'ai, Muse, moi ton pitre, enjamb la fentre


Et fui notre baraque o fument tes quinquets.

Les symbolistes russes ont aim cette image du pitre qui se dfenestre dans la
cabane du guignol. Blok, bien sr, avec sa pice, que mit en scne le jeune
Meyerhold. A la fin de la saynte, Arlequin saute par la fentre, se rend compte
que le paysage est en papier, fait une cabriole dans le vide et se retrouve dans les
bras dune Morte au linceul blanc qui nest autre que Colombine. Dans une autre
saynte grotesque, LInconnue, on entend le dialogue du pote et du bouffon sur
le thme de l'amour, de la posie et du service de l'tat. Il me semble parfois
que si j'tais au service de l'tat, je parviendrais chapper mon angoisse dclare le pote au bouffon, avant de lui arracher une touffe de cheveux,
Andre Bily, lui aussi, a recouru l'image du masque, du bouffon, de l'autodrision pour dsigner le pote. Dans son roman o tout Ptersbourg devient une
baraque de foire, passent deux dominos, l'un rouge, dmoniaque, l'autre blanc,
christique. Le domino, pour mieux voir, releva le loup sur son front. Les dentelles de la barbe, de part et d'autre du visage, semblrent deux somptueuses ailes.
Entre le domino dmoniaque et pitoyable et l'ange blanc aux ailes caches, le
chemin nest pas long... Bily reprend le thme, de faon plus drisoire que ja-

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mais, dans son Chansonnier berlinois , en [268] particulier avec sa petite


baraque foraine sur la petite plante Terre o les mots du pote sont dmesurment accueillis par le boum-boum d'une grosse caisse.
Mais c'est chez un pote d'une facture plus classique, Vladislav Khodassievitch, que nous trouverons un vrai portrait du pote en acrobate de cirque. Ce sont
sept distiques en ttramtres amphibrachiques de Lacrobate (inscription pour
une silhouette) . Toutes les rimes sont masculines, chaque dernier pied est donc
tronqu, le vers comme tendu l'extrme, tel le fil sous le poids de l'quilibriste
qui passe d'une maison l'autre en traversant la rue au niveau des toits :
De toit en toit est tendu le fil,
Lger et grave avance l'acrobate.
Sa perche dans les mains, il est devenu balance,
En bas, les badauds ont le nez retrouss.
On se pousse, on chuchote : Vois, il va tomber !
Et chacun attend, tout mu, quelque chose.
A droite une vieille sa fentre,
A gauche un ftard, verre en main.
Mais pur est le ciel, sr le fil.
Lger et grave avance le funambule.
Vienne chuter le bateleur,
La foule vaine se signe, crie Ah !
Pote, passe ton chemin, indiffrent tout :
Toi-mme, nes-tu pas du mme mtier ?
Le dernier distique reprend comme une drision le conseil dj donn par
Pouchkine, puis par Tioutchev au pote : Pote, ne t'attache pas l'amour de la
foule !
Tioutchev, dans Silentium :
Tais-toi, cache-toi et camoufle
Ce que tu sens, ce que tu rves.

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LAcrobate est trs khodassievitchien dans son extrme simplicit, presque la navet, de sa mtaphore, de sa structure. Les distiques, venus de la posie
antique, sont eux aussi dune forme extrmement simplifie.
Un autre pome de Khodassievitch peut tre rapproch de lAcrobate , tir,
lui aussi, du recueil Comme sied au grain (Putem zerna), le petit pome Le singe . C'est du montreur de singe dans la rue quil s'agit, et ce montreur de singe
avec son animal tmoigne d'une tape antique, d'un sicle dor de la vie de
l'homme, lorsque homme, animal et cosmos taient encore en harmonie. Ce qui
est d'ailleurs le thme d'une srie [269] de posies de Khodassievitch sur la double
nature de l'homme : animal et esprit, corps et me. Tout ou rien, vite ou rien : les
traits potiques de Khodassievitch ont quelque chose du haku, du trait de lavis.
Le clown aussi doit faire vite, sans expliquer.

C'tait la canicule. Les bois brlaient. Le temps


Se tranait. Dans la maison d' ct
Chantait le coq. Je poussai le portillon. L, adoss la palissade, assis sur
un banc
Somnolait un Serbe errant, efflanqu, noiraud ;
Une lourde croix d'argent pendait
A sa poitrine dnude. On voyait couler
La sueur. Sur la palissade tait juche
Une guenon en rouge robe ;
Elle mchait avidement les feuilles
Du lilasUn collier de cuir
O pendait une lourde chane
Lui serrait la gorge. Le Serbe mentendit,
Se rveilla, s'essuya la sueur et me demanda
De l'eau, mais peine y trempa ses lvres
Trop froide, peut-tre ! Et dposa la soucoupe sur le banc.
La guenon aussitt y mit ses doigts.
Et saisit deux mains la soucoupe. Elle but genoux, les coudes
Poss sur le banc. Le dossier touchait presque au menton
Derrire l'occiput dgarni, on voyait la bosse
Du dos. Ainsi sans doute Darius but-il
A une flaque sur le chemin, le jour o il s'enfuit
Devant la puissante phalange d'Alexandre.
Elle but tout et jeta la soucoupe loin du banc,
Se releva et oublierai-je jamais cet instant ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Me tendit sa main calleuse et noire


J'avais serr des mains de femmes, de beauts,
De potes, de puissants, jamais main
Jamais navait eu telle noblesse de dessin.
Jamais main navait touch la mienne
Si fraternellement ! Et Dieu mest tmoin !
Personne navait plong ses yeux dans les miens
Avec tant de profonde sagesse en vrit
Jusqu'au fond de mon me ! et cette pauvre bte
Ranima en mon cur de douces lgendes antiques,
En cet instant, la vie me parut intgre,
Il me sembla que le chur des astres et des vagues marines
Des vents et des sphres entraient prcipitamment
Dans mes oreilles comme une musique d'orgue,
Y grondait comme autrefois
Aux jours autres, aux jours immmoriaux.
Et le Serbe s'en fut, en frappant son tambourin,
Le singe assis sur son paule gauche se balanait en mesure,
Comme sur un lphant un maharadjah.
[270]
Un norme soleil pourpre, priv de rayons,
Pendait dans une brume opaline. La chaleur
Sans clair se dversait sur le bl atrophi.
Ce jour-l fut dclare la guerre.

Le singe est crit en vers blancs, des iambes de longueur varie. Cette prosodie souple est trs caractristique de Khodassievitch, on le retrouve par exemple
dans Musique , et le genre s'apparente aux Penses libres de Blok, cest-dire un style narratif et mditatif libre. Comme toujours chez le pote de La
lourde Lyre et de Comme sied au grain, dont l'acerbe Sviatopolk-Mirski disait :
Un petit Baratynski du souterrain, le pote favori de ceux qui naiment pas la
posie , le vocabulaire est volontairement chosal ; plus que concret, il prlve
du chosal dans le monde et le soumet une transmutation. Parmi les oprations
potiques les plus caractristiques de Khodassievitch est la miniaturisation, une
variante, mais une variante in mdias res , si j'ose dire, de l'pigramme classique, variante concrte et drisoire.
Il en rsulte une saisie extrmement personnelle du monde, une rduction un
duo de la chose prleve et du pote prdateur de la chose. Et cette saisie est si

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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chirurgicale, en dpit ou cause de sa microscopie, quil en rsulte mme une


sorte de narcissisme dont le pote est fort conscient, puisquil le dcrit dans son
pome Midi , un des pomes italiens.

Et tout ce que j'entends,


Transfigur par une sorte de miracle,
Pntre dans mon cur si profondment
Que je nai plus besoin ni de mots ni de penses
Et que je regarde dun regard en arrire
En moi-mme,
Et si captivante est l'humeur vive de l'me
Que, tel Narcisse, je me jette du haut de la rive terrestre
Et je plonge l-bas, l o je serai seul
Dans mon univers natal, primordial,
Face face avec moi, ce moi un jour perdu
Et retrouv prsent. Et cest peine si j'entends
La voix de ma voisine me demander : Pardon,
Quelle heure est-il ?

Ce regard d'Orphe est accroch aux choses, aux dtails prosaques, il est la
transfiguration potique, il est donn par la petite guenon du montreur serbe de
singe, et tout le primordial reflue en une tonnante anamnse vers l'Un. Quant
Darius vaincu et buvant une flaque, c'est la fois la lgende des temps antiques,
l'infiniment petit du chosal, et l'harmonie. Cependant que la duret des temps actuels est donne par le soleil sans rayon, par le bl atrophi et par la pointe
finale : Ce jour-l, la guerre fut dclare.
[271]
Si lAcrobate est une variante khodassievitchienne du Prophte de
Pouchkine, Maison , dans le recueil Comme sied au grain est une variante de
A nouveau j'ai rendu visite... Pouchkine exprime dans une dmarche narrative
toute simple la mtamorphose du temps, et la soumission sa loi.

... Beaucoup a chang


Dans la vie et pour moi,
Et moi-mme, soumis la loi, j'ai chang aussi.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

377

Le pome de Khodassievitch montre que les choses n'ont gard que l'armature, que l o nichait la vie ordinaire, o tout tait intime et pudiquement quotidien, tout est aujourd'hui en ruine et exhib. Le ton est puissant et sublime,
l'adresse est faite directement au Temps, lment de l'histoire de l'homme qui aime nomadiser. LHistoire est ruine, l'Histoire est une vieille qui arrache aux
ruines du matriau pour se chauffer. C'est l'histoire de Rome, mais rapporte un
humble village russe.

Sans rien dire, je mapproche, et je l'aide


Et tous deux nous uvrons, en bonne harmonie,
Pour le temps. Le soir tomb,
La lune verte se lve derrire le mur
Et son reflet faible, comme un filet d'eau,
Coule sur les carreaux du pole effondr.

Ce filet d'ternit qui coule dans l'infiniment chosal, c'est la posie, selon
Khodassievitch, dans son exhibition drisoire.
Le titre du recueil fait videmment allusion l'vangile de Jean, au clbre
verset si le grain ne meurt (XI, 24). En lisant et rcoutant les filets potiques
de Khodassievitch, on a envie de dire : si le pote ne meurt . Une faon trs
classique et trs droutante de revivre le destin de Pouchkine, pre de la posie
russe. Si le pote ne meurt, comment porterait-il des fruits ?
Derrire les distiques si simples de Khodassievitch, les ars poetica classiques
sont empils. En un sens, avec lui, on sait quon revit en mineur ce qui fut dj
vcu en majeur, c'est--dire quon est en plein classicisme o, comme disait La
Bruyre : Tout est dit et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans quil y
a des hommes et qui pensent.
Darius, rincarn dans une humble guenon... Tout est second, mais on peut
dans ce recul prouver le vertige de la toute premire harmonie.
Limage du prophte, celle du prophte qui de tous les enfants vains du
monde est le plus vain de tous , reste omniprsente chez Khodassievitch.
Dans un article de 1927 sur Sirine (Nabokov), il compare le critique au bateleur

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

378

de foire comme, dans LAcrobate , il compare le pote l'artiste de foire.


Tout vrai artiste, crivain, pote, au sens large du terme, est un monstre, un tre
que la nature elle-mme a spar des hommes normaux. Plus frappante est sa dissimilitude avec le milieu qui l'entoure, plus elle est pesante et souvent il arrive que
dans la vie courante le pote essaie de [272] dissimuler sa monstruosit, son gnie. Pouchkine le cachait sous le masque du joueur, la cape du bretteur, la toge
patricienne de l'aristocrate, la redingote bourgeoise du ngociant en belleslettres. Et le bateleur-critique qui appelle le bon peuple venir voir le monstrepote lance : Entrez, venez voir le miracle du XXe sicle, l'homme aux deux
estomacs ! De mme l'entre dans le roman de Ptersbourg, o l'image de
Pouchkine est omniprsente, le pote bateleur nous invite entrer dans le cirque
de l'histoire russe. La grosse caisse fait boum-boum, le singe boit la flaque de
Darius. Et sur la boite d'allumettes o figure un trois-mts, un petit marin dans le
hublot fait signe au pote qui manipule la boite...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

379

[273]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
H.

LES PARADOXES
DE POUCHKINE

Retour la table des matires

Pouchkine a toujours suscit des ractions contraires. Sa nature subtile est irrductible un engagement unilatral, une formule de manuel. Est-il ami du
Tsar ? amoureux de la libert ? Est-il un voltairien libertin ? ou presque croyant,
du moins la fin de sa courte vie ? Est-il un libral, chantre des liberts, ou un
dnonciateur des excs de la libert, un dtestateur de la Terreur, qui excre les
assassins d'Andr Chnier, et se moque des liberts parlementaires ?
Critique converti au marxisme et migr revenu en Russie sovitique, Sviatopolk Mirsky l'accusa de servilit envers Nicolas Ier. Mirsky finira lui-mme Magadan, victime comme Chnier. Un autre pote migr, le Californien Nikola
Morchne, l'accuse lui aussi de servilit dans une ptre au pote qui porte l'trange devise en exergue. No Taxation without Representation ! , ce qui est videmment une rponse au pome de Pouchkine Extrait de Pindemonte , et qui,
de par la formulation ultra-librale, est presque une provocation.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

380

Toujours m'ont indign


Votre indiffrence aux droits,
Votre enthousiasme pour le pouvoir,
Votre mpris de la libert formelle.

Morchne se veut un fils de lAmrique, attach la Constitution et aux liberts formelles. Il dnigre donc cette libert intrieure que Pouchkine oppose aux
liberts formelles dans Extrait de Pindemonte :

La libert intrieure ? Dieu den garde !


Je chante la libert patente,
Pour les btes comme pour les gens,
C'est la devise de mon Amrique.

Extrait de Pindemonte clbre tout au contraire la libert intime du pote,


de l'homme, oppose celle du sujet ou du citoyen.

Ne point rendre compte, servir


Soi seul et ne complaire qu soi !

[274]
C'est presque la leon des Essais du sieur Michel de Montaigne, ou celle
d'rasme de Rotterdam, une leon rarement retenue en Russie, et qui distingue
Pouchkine du courant dcembriste et de ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligentsia russe. C'est presque Toute ma petite prudence en ces guerres civiles o
nous sommes s'emploie ce qu'elles n'interrompent ma libert d'aller et venir.
Ou encore Mon opinion est qu'il faut se prter autrui et ne se donner qu soimme. Ce qui donne chez Pouchkine :

Selon son bon plaisir vaquer ici ou l.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

381

Certes il est vrai que Montaigne tait plus libre que ne le fut Pouchkine. Rappelons nous : je suis si affadi aprs la libert que, qui me dfendrait l'accs de
quelque coin des Indes, j'en vivrais aucunement plus mal mon aise.
Pouchkine l'espace non explicitement concd tait interdit. Mais l'empire
tait grand, le pote en profita. En vivait-il plus mal l'aise ?

Viendra-t-elle l'heure de ma libert ?


Il est temps, j'en appelle elle.

La strophe L du chapitre I d'Eugne Onguine nous apporte une rime trs


symbolique, la rime beg breg (fuite rive) :

Quand commencerai-je ma libre fuite ?


Il est temps de fuir la triste rive
D'un lment qui mest hostile.

Cependant, peine le pote s'est-il enfui par l'imagination vers d'autres rivages et d'autres cieux plus clments, il s'imagine dans cette fuite mme malade du
mai de Russie, et ne songe plus que nostalgiquement au pays abandonn. Depuis
le midi libre et libertin auquel il aspire, il ne pourrait, une fois enfui, que soupirer
aprs l'obscure Russie.
Cette fuite toujours possible, mme si elle n'est pas ralise, me semble caractristique de Pouchkine. Lextraordinaire varit des interprtations auxquelles il
donne lieu jusqu' aujourd'hui vient sans doute de l. Non seulement il s'imagine
autre, mais il est lui et l'autre. Par exemple, Pouchkine chante et la loi et la rvolte, l'ordre et le dsordre. La Fille du Capitaine clbre et la fidlit du vieux serviteur de l'arme et l'esprit de la rvolte, paradoxale connivence entre le rvolt et le
jeune loyaliste, sorte de fraternit des curs purs par-del des allgeances contraires. Dans Eugne Onguine, dans La Dame de pique, et plus encore dans Le Cavalier de bronze on peut dchiffrer la mme ambigut fertile de sens multiples et
apparemment contraires. Pour rsumer le pome sur Saint-Ptersbourg, par exemple, on peut dire que Pouchkine chante la fois le torrent dvastateur (compar

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

382

l'irruption des brigands) et la digue protectrice, l'oeuvre de Pierre et l'humble


plainte d'Eugne, l'histoire et la non-histoire...
Dostoevski a fait de cette ambigut pouchkinienne le moteur mme de l'oeuvre et de son message : selon lui, le pote russe sait rincarner toute l'Europe dans
sa [275] diversit contradictoire, la sublimer, en faire une capacit russe de surmonter les diversits cratrices de sens pour crer un sens plus grand, plus sublime, une humanit intgrale , dit-il dans son discours de 1880, une panhumanit
comme dira l'ami de Dostoevski, le philosophe Vladimir Soloviev. Mais ce n'est
pas la sublimation qui est vraiment la conclusion pouchkinienne d'o vient prcisment la difficult rsumer Pouchkine un engagement mais plutt la
mystrieuse et hraclitenne coexistence des contraires.
Pouchkine ne fut jamais en Italie, mais il se voit tel qu'il et t s'il avait t
en son Italie chrie. Byron ne fut jamais en Russie, mais Pouchkine le voit tel
quil et t s'il avait t en Russie, et il lui pardonne les erreurs commises dans
son Don Juan.
En revanche, Pouchkine a du mal pardonner son pote frre et ami Adam
Mickiewicz. Il crit Le Cavalier de bronze en rponse la troisime partie des
Aeux. Le reproche fait Mickiewicz, c'est en somme son univocit. Dans les
Dziady, la statue de l'idole n'a qu'un sens et un seul, elle rsume le despotisme,
l'oppression, la morne nature de la ralit russe. Dans le pome de Pouchkine, la
statue certes est oppressive, mais elle est aussi quivoque, symbole de la beaut et
de la majest de la ville cre par le Fondateur, donc la fois beaut et oppression,
et sagesse et folie, et justice et vengeance.
Il me semble que cest l'appropriation de l'altrit qui est la marque pouchkinienne par excellence. Le fondement de son universalisme. Lautre doit rester
autre, il ne faut ni fusion, ni rejet. Mickiewicz a pch contre l'esprit en s'enfermant dans la condamnation, l'imprcation. Ce que dit prcisment le pome
consacr Mickiewicz en 1834 :
Il vcut parmi nous
Dans notre tribu pour lui trangre.
Nulle haine ne l'habitait et nous
Nous l'aimions.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

383

Le Mickiewicz d'alors tait sublime ; par l'art, il s'levait au-dessus des divisions, il enseignait l'espoir d'une humanit rconcilie. Mais il partit pour l'Occident et ses vers s'emplirent de poison. La haine est devenue son inspiratrice, (je
traduis par haine le mot zloba , qui veut galement dire la colre).
Le cur, surtout pour un orthodoxe, ne doit pas connatre la haine, et voici
que, superbement, le pome de Pouchkine s'achve par une prire :

... De loin nous parvient


La voix haineuse du pote, et pourtant
Si familire. Seigneur, claire
En lui le cur par Ta vrit et par Ta paix !

En Pouchkine coexistent le dmon, le petit-bourgeois, l'aristocrate, l'picurien


et le chrtien inquiet. Llve de l'Antiquit et le familier de la liturgie du grand
Carme. Et Pouchkine avance avec une rapidit intrpide et surhumaine dans son
dveloppement spirituel. Il avance derrire le bouclier des imitations , des recours aux textes d'ailleurs : presque chaque grande tape de son cheminement est
marque par une traduction, une [276] imitation, fut-elle mme une mystification.
C'est peu de dire qu'il aime se camoufler derrire des originaux dont certains
nexistent pas avant davancer plus loin dcouvert : Imitation du Coran ,
Imitation de l'italien , Imitation d'Anacron , Imitation de l'italien ,
Imitation dOssian. , imitation de l'Arioste, imitation de Dante, traduction des
lisabthains, grande prosopope confie Chnier... Comme s'il lui fallait aller
rechercher en terrain autre de quoi protger sa dernire mtamorphose, la nouvelle
et rapide avance de sa pense. La plus extraordinaire de ces incursions est la traduction de la prire de saint Ephrem dans le pome de sa dernire anne : Les
pres du dsert...
Il aime les brusques courts-circuits, les accolades inattendues, comme dans ce
pome sur Le jeune Russe jouant aux quilles o la statue du jeune paysan russe fait face au Discobole de l'Antiquit.
Voltairien, il reprend Voltaire pour son pope contre la Pucelle au nom dun
descendant de Jeanne d'Arc. Lantithse est le moment favori de sa pense potique, comme dans son pome sur Andr Chnier o c'est toute l'histoire rcente

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

384

qui est relue la lumire de l'antithse, cest--dire de la hache rvolutionnaire qui


a dcapit le pote de La jeune captive :

malheur ! songe insens !


O est la libert, o est la loi ? au-dessus de nous
Ne rgne plus que la hache !

Cet oxymoron historique de la hache libratrice joue un grand rle dans la rflexion politologique de Pouchkine, contrebalanant trs tt dans son oeuvre le
libertinage politique et philosophique, comme en tmoigne justement le pome
Andr Chnier , qui date de 1825, juste avant le soulvement. La terreur, en
tant que fruit indirect des Lumires, est vraiment un rve insens , et le restera
tout au long de l'oeuvre du pote historien ; elle explique son ralliement relatif au
Tsar et ce que plus tard certains baptiseront si injustement sa servilit : l'entrevue avec Nicolas Ier, les vers quil lui ddie, cette sorte de dialogue du pote et du
despote, qui est une constante dans l'histoire russe. Comme les derniers moments
de Socrate sont entrs dans l'histoire de l'humanit, Pouchkine voudrait y faire
entrer ceux de Chnier. On a dit quil s'agissait dune allusion sa propre situation, mais il sagit de bien plus : le pote face au tyran, et surtout le tyran moderne, le tyran-peuple :

Je suis condamn au billot. Mes dernires heures


S'tirent. Demain le supplice. D'une main solennelle
Le bourreau brandira mon chef par les cheveux
Devant l'indiffrente populace.

La prosopope o le pote Pouchkine donne la parole au pote Chnier est


une variation sur le pome de Chnier Au pied de l'chafaud, j'essaie encore ma
lyre... Ce thme, en se modifiant, deviendra dans l'oeuvre pouchkinienne celui
du banquet pendant la peste, de la fte dans le dsastre, de l'imposteur gmissant
sur son cheval [277] blanc au lendemain d'une droute sanglante. Le thme de la
vie dangereuse de l'artiste, toujours attir par l'abme.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

385

Dans un petit texte sur la Paix perptuelle , texte datant de 1821 et qua
dit Tomachevski dans les uvres compltes de 1937, le trs jeune Pouchkine
rflchit dj en politologue sur le fameux projet de l'abb de Saint-Pierre portant
le mme titre (1712), sur la rponse de Leibniz, sur les commentaires bien plus
tardifs de Jean-Jacques Rousseau (1761). Pouchkine y envisage l'tablissement de
la paix perptuelle dans le monde non par la Rvolution ou par les Lumires, mais
par le retour d'Henri IV ou de Sully, hommes raisonnables et pratiques qui sauront
rendre le projet de paix perptuelle raisonnable. Il est intressant quici, en croire la reconstruction du texte laquelle se livre Tomachevski, Pouchkine suive de
prs Rousseau, et recopie dans son manuscrit un assez long passage du commentaire de celui-ci. Or que disait Rousseau ? Cela ne peut se faire que par des
moyens violents et redoutables l'humanit . Pouchkine commente ainsi Rousseau : Il est vident que ces terribles moyens dont il parlait, c'taient les rvolutions, or nous y sommes ! Quel sentiment aigu de l'histoire, du moment de
l'histoire que vit le jeune politologue ! Rousseau parlait avant la Rvolution,
Pouchkine se situe aprs : or nous y sommes !
Mme mrissement dans le domaine de la foi religieuse. Je ne suis pas n
pour glorifier le sacr dit Pouchkine, qui fut ses dbuts, sous l'influence des
matres du XVIIIe sicle, un incontestable libertin, mais qui assez vite s'loigna de
ce libertinage et y vit par la suite une sorte d'enfantillage. Ainsi parle-t-il de La
Gabriliade dans son Entretien imaginaire avec Alexandre Ier . Ou encore le
thme du dmon, qu'il emprunte d'abord Byron, puis Goethe dont l'influence
va grandissant sur lui : le clbre pome de 1823 Le dmon , tait initialement
intitul Mon dmon . Dans une note, crite deux ans plus tard, Pouchkine interprte lui-mme son dmon comme l'esprit qui toujours nie de Goethe.
C'est--dire le relie Mphisto, et au thme du salut de l'me confronte celui
qui toujours nie . Le dmon de Pouchkine est un visiteur mystrieux, un sducteur qui hante sa jeunesse, et dont la principale caractristique est le refus de bnir
la cration. Il est l'adversaire de l'amour et de la libert, ou plutt il en est le douteur, le ngateur. Ce pome est comme une annonciation mystrieuse de l'ange du
mal, mais rien ne nous dit que l'ange dchu est cout.
On a beaucoup parl de la religion de Pouchkine, parfois on l'a tir excessivement du ct de l'orthodoxie, parfois on l'a maintenu artificiellement dans un
voltairianisme prolong. En fait Pouchkine, a, semble-t-il, volu trs rapidement,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

386

mrissant vertigineusement dans son rapport la religion. Les tapes de ce mrissement sont, comme presque toujours chez lui, discrtement et mme timidement
indiques dans des pices intitules imitation de , traduit de : ces formules
typiquement pouchkiniennes cachent la progression de la pense, une progression
rapide et dcisive qui le mne de l'athisme une sorte de foi dans la religion antique, puis au thisme reprsent par imitation du Coran , enfin aux pomes
chrtiens de la fin. Pouchkine naffichera jamais son sentiment intime : camouflage de l'homme du monde, rserve de lhomme des Lumires, et plus encore peuttre une sorte de pudeur fondamentale dans [278] ces questions existentielles ? le
pote nannonce jamais les couleurs, ne claironne jamais les tapes nouvelles de
sa pense la plus secrte.
Il semble tre pass par une phase de croyance la religion antique, croyance
qui allait beaucoup plus loin que l'habituel recours la mythologie en tant
quornement. On croirait que Pouchkine croit rellement au royaume des ombres,
voit de ses yeux intrieurs le coloris spia trange de cette contre des enfers antiques. Ce sera par exemple les imitations du pote persan Hafiz, avec cette
adresse au jeune guerrier pudique qui peut-tre sera pargn par la mort, mais
point par la dcrpitude physique. Ailleurs, le thme athe en sa variante dsespre ou en sa variante consolatrice nourrit plusieurs pomes ; pas seulement en un
sens anacrontique, mais vraie croyance aux lieux infernaux, aux votes sous lesquelles nous descendrons, aux ombreuses contres ; ainsi dans Au dbut de la
vie, il est une cole , pome en tercets dantesques ; les votes sont peut-tre celles du parc voisin avec ses statues antiques aux charmes ambigus (l'idole de Delphes et l'Androgyne), mais le pome reste profondment mystrieux, enracin
dans les charmes rels de la religion paenne.
Le thme religieux chrtien apparat ici et l, mais parfois avec une force
tonnante, comme dans cet pisode du rcit Dombrovski, lorsque le vieux Dombrovski, dpouill de tous ses biens par le despote local, son ancien ami et camarade, aprs la mascarade du tribunal, est frapp de folie et s'crie en plein prtoire : Quoi ! souiller ainsi l'glise de Dieu ! Hors dici, engeance de Cham !... Les
valets font entrer les chiens dans la maison de Dieu ! Les chiens courent l'intrieur de l'glise. Cette puissante maldiction qui retentit au milieu du texte et
nous suggre que la Russie est elle-mme une glise souille parcourue par les

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

387

chiens et Doubrovski junior, devenu brigand, assume un rle de vengeur comme


on en trouve dans les lgendes chrtiennes.
Parmi les cinq ou six pomes chrtiens de la dernire anne de Pouchkine, l'un
deux reprend le thme de la sainte indignation contre l'glise souille par le pouvoir ; c'est le pome La puissance sculire , o le pote s'indigne que le tombeau du Christ soit protg par une garde arme comme s'il s'agissait dun dpt
du fisc. Le plus frappant de tous ces pomes est bien sr l'imitation de la prire de
saint Ephrem le Syrien qui fait partie de la liturgie du carme. La supplique est
poignante et comment ne pas croire que pour crire un tel pome il faut soi-mme
avoir pri ? A la prire de saint Ephrem correspond le quatrain, lui aussi indit du
vivant de Pouchkine, bien sr, comme tous les pomes de l'anne 1836 dont nous
parlons, un quatrain o le pch est puissamment reprsent dans la concision
mme de l'image de la poursuite du cerf par le lion.

En vain je fuis vers les hauteurs de Sion,


Lavide pch me court aprs,
Ainsi enfouit sa gueule dans le sable
Le lion affam sur les traces du cerf

Le thme de la fuite loin du pch, nous l'avons vu, inspire le plus puissant de
tous les pomes chrtiens de Pouchkine, le Plerin (Strannik). Lui aussi est
une imitation, c'est--dire que le pote dissimule son volution spirituelle sous le
leurre de la traduction, [279] en l'occurrence il fait appel au grand pote puritain
anglais John Bunyan. Et son thme est le thme puritain par excellence de la fuite
hors du monde, de la fuga mundi , de la terreur du pcheur rendu conscient de
son pch, et de la mtanoa, du retournement de l'me qui fuir tous ce qui la retenait jusqu' prsent. Ce pome a t crit peu de temps de la mort du pote, une
mort dont on ne peut s'empcher de penser quelle fut recherche par le pote, tant
son acharnement vouloir le duel fut extraordinaire, et sans vouloir minimiser
l'inconduite de Georges d'Anths. Elle traduit un besoin forcen de changer la vie,
de retourner le cours des choses vcues. Plus tard, ce fut un grand puritain russe
qui appliqua la lettre le programme du plerin, Tolsto.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

388

En un sens le pote tente de voir la fois tous les ges de la vie, toutes les
postures de l'homme. L est peut-tre le secret de cet universalisme de Pouchkine,
dont Dostoevski cherchait la cl dans son discours de 1880, mais tout est dit avec
tant de concision, et les tapes de cette vision universelle se succdent si vite que
lecteurs et exgtes ont du mal apprcier l'ampleur de ce regard pouchkinien sur
l'homme : on sait que l'incomprhension grandit vertigineusement entre le pote et
le public de son temps.
C'est en l'anne 1830, o le pote se fiance, o l'inquitude renouvelle son
inspiration que s'crivent quelques-uns des plus nigmatiques de tous ses pomes.
En cette anne a lieu l'change potique avec le mtropolite Philarte. Celui-ci
rpond au petit pome de Pouchkine Don vain, don du hasard... . Ni en vain, ni
par hasard la vie me fut donne, rpondit l'homme d'glise, mais par Dieu, et
Pouchkine son tour lui rpondit par une sorte de contrition et d'acte de reconnaissance pour cette main tendue. Chose trange, il relie dans ce pome le feu
dont son me est embrase l'moi sacr du pote. Embrase par un feu, dont
l'origine religieuse semble vidente alors.

Lme rcuse la nuit des vanits,


Et la harpe du sraphin
Parvient au pote en son moi sacr.

Les tercets dantesques du pome Au dbut de la vie , dont nous avons dj


parl plus haut, restent mystrieux malgr toutes les exgses, comme l'a not
encore tout rcemment le critique Vadim Vatsouro qui leur consacre un chapitre
de son livre. La femme qui enseigne en l'cole du commencement de la vie estelle allgorique ? Serait-ce la Batrice de Dante, ou peut-tre une prophtesse
chrtienne qui met en garde contre les blandices du parc antique et les deux idoles
paennes qui troublent l'colier rveur rfugi sous les frondaisons interdites ?
Batrice contre Apollon et Venus, ou contre l'androgyne, si bien sculpt par Canova, que l'on peut voir la Villa Borghse Rome, et dont Pouchkine parle dans
le pome Qui connat le pays o brille... . Les tercets, en tout cas, nous indiquent quil s'agit d'une initiation, d'un voyage initiatique comme dans La Divine
Comdie. Un autre pome de cette si tonnante anne nous dit encore mieux le
chemin du pote, ce viator poeticus qui veut fuir et revenir de sa fuite. Il s'agit du

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pome Quand parfois le souvenir... (Kogda poroj...). Le pote y exprime son


double dsir de bruit et de silence, de banquet et de solitude, d'Italie et de septentrion. Mais, en dfinitive, c'est le mouvement du pome qui est le plus remarquable, ce mouvement [280] de fuite double : la fuite rve vers l'Italie, et la fuite
rve en retour de l'Italie vers la Russie, une Russie nordique, finnoise :

Une le triste, une rive sauvage.

C'est l que nous trouvons l'expression utlyj moi celnok , mon frle esquif , pour dsigner le mtier potique du pote, expression si tonnante par sa
discrtion, et qui correspond si bien au vu dinvolution, de rduction, de fuite
vers l'intrieur de soi qui semble alors, par moments, habiter le pote par ailleurs
si gnreux dans sa verve et son imagination, de Rouslan et Lioudmila aux
Contes, ou aux Chants des Slaves de l'Ouest. Lexpression avait plu Gleb Struve, qui la choisit pour en faire le titre d'un de ses recueils de vers, consacr
l'migration. De tous les paradoxes pouchkiniens, celui de cette mystrieuse involution, de cette rduction volontaire, de cette fuite loin des pompes potiques est
certainement le plus nigmatique de tous.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[281]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
I.

L'ANTIQUIT
ET LE SYMBOLISME RUSSE
LEurope sans la philologie ne serait mme pas
l'Amrique, mais un Sahara civilis et maudit par Dieu.
Ossip Mandelstam, De la nature du mot

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La gnration symboliste russe, ou plutt les deux gnrations symbolistes


russes, et celle de Valeri Brioussov d'un ct et celle de Blok et Bily de l'autre
les ans et les juniors (une distinction dont on ne peut pas faire l'conomie, puisque les intresss vivaient ainsi leurs diffrences) ont incorpor
lAntiquit leur interprtation mythologique du monde. Le plus remarquable des
mythopotes du symbolisme russe tait aussi un grand antiquisant, le pote Viatcheslav Ivanov, tard venu la posie, et dont la premire vie avait t consacre
l'tude tant de la posie et de la religion grecque que de la civilisation et du droit
romain : comme on le sait, il avait t faire une thse de doctorat en droit romain
auprs de Theodor Mommsen Berlin. Il y fut son lve de 1886 1891 et crivit
une thse, publie bien plus tard par la socit impriale d'Archologie, intitule :
De societatibus vectigalium publicorum populi romani . Il est noter quil ne

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

391

reut pas le doctorat berlinois, ayant nglig de se prsenter un dernier examen


oral. Il fut fait docteur bien plus tard, Bakou, en 1921, pour son texte sur le dionysisme et la religion du dieu souffrant. Ce qui fait que, an par l'ge, il tait potiquement de la gnration des juniors . Ce dtail biographique a jou un grand
rle, car le dernier venu des grands potes du symbolisme russe tait dj un savant antiquisant tout fait form, disciple du rnovateur allemand des tudes latines. Ses deux ouvrages sur Dionysos ou la religion du dieu souffrant ont jou un
rle capital dans les discussions et les enthousiasmes d'un mouvement potique
qui voulait changer la vie autant que la posie, ce qu'ils appelaient thurgie .
Tous, bien sr, taient fils de Nietzsche, et avaient commenc leur mtamorphose potique en mditant sur la Philosophie de la tragdie. Nietzsche leur a
appris l'extase dionysiaque ; Dionysos pour Ivanov est un dieu rel, c'est, comme
il le dit, l'Ancien Testament des Grecs .
Lextase sera vraiment le mot, ou plutt le verbe-cl de la philosophie symboliste. Sans l'extase, il n'y aurait sur terre que l'incommunicabilit des miroirs. Fio,
ergo non sum, dit encore Ivanov dans son recueil potique Transparence, c'est-dire que je dois sortir de moi pour rencontrer l'autre et devenir moi. La religion
grecque revue par Nietzsche leur [282] semble tous la cl qui ouvrait la voie
l'extase. Une extase qui, bien entendu, rejoint partir d'un certain moment la mystique chrtienne et, en particulier celle des pres orientaux, des pres cappadociens comme Cabasilas.
Bily disait dIvanov quil tait un laboratoire o il y avait et les fouilles de
Mycnes et l'pigraphie la plus savante. Peu d'entre eux, part Ivanov, ont fait
de vraies tudes d'hellniste ou de latiniste. Bily, qui avait fait des tudes de
chimie, tait pourtant au courant des querelles qui secouaient le monde des professeurs, ces figures de cariatides qu'il voyait dans le salon de son pre, le professeur mathmaticien Bougaev. Il y avait l Rostovtsev, parfois de passage Moscou, et il y avait galement Zelinski. Dans ses Mmoires, Bily mentionne les
deux, tous deux rencontrs la Tour de Viatcheslav Ivanov, ce clbre salon rond
au dernier tage d'un immeuble en face du jardin de Tauride Saint-Ptersbourg.
Ivanov, crit-il dans un morceau de bravoure d'Entre deux rvolutions, tait un
dionysiaque de la gnration ane, il intriguait en faveur de Rostovtsev contre
Zelinski, et cela le faisait rire en douce. Il y eut d'ailleurs des moments d'aigu
msentente entre Bily et Ivanov, la largeur idologique et l'extraordinaire tol-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rance de murs d'Ivanov parvenant choquer Bily. Il s'crie alors mchamment : Viatcheslav a lou aujourd'hui un appartement en orthodoxie avec la
mme facilit qu'il avait lou un logis dans le labyrinthe en Crte.
Ivanov considre Dionysos comme le titan qui aprs s'tre dtach de l'orchestre du monde, tente de le recomposer. Victime et destinataire des sacrifices omophages, il est l'origine du thtre o se joue et rejoue sans fin le mystre de son
dpcement et de sa reconstitution. Annonciateur d'une nouvelle Renaissance, que
la Russie n'avait en fait pas connue du tout, ou presque pas, ni au Quattrocento ni
au Cinquecento, Ivanov annonce donc la renaissance d'un thtre dionysien, dun
thtre de vie, oppos au thtre bourgeois fond sur l'illusion et sur la distraction.
Lui-mme reconstruira ce thtre dans deux pices : Tantale, qui date de 1905, et
Promthe, qui date de 1915. Ce sont des mystres sacrificiels , comme il les
intitule. Variantes des premiers mythes, l'un comme l'autre figures du Dieu souffrant, Tantale se dilapide lui-mme, aboutit la mort dans l'immortalit, ce qui est
un supplice effroyable, Promthe, spar de sa femme Pandore (Dionysos est
androgyne), enchane sa femme et se retrouve enchan, en tat de non-libert
dans la libert , comme l'crit le pote lithuanien Thomas Venclova. Tous deux
sont des variantes de Dionysos dchiquet... Les pices d'Ivanov ne sont pas jouables, mais contiennent de trs belles pages, comme le chur la victime et la
pluie dans Tantale.
Ivanov tait de plain-pied avec l'Antiquit grecque et romaine. On s'en rend
compte en lisant les superbes pages de ses Entretiens de Bakou avec son lve
Mosse Altman, entretiens conus comme ceux de Gthe avec Eckermann. Parmi bien des preuves de cette intimit avec l'Antiquit, on trouve ce dialogue quil
mne entre hellnisme et latinisme. Les Romains, dit-il, ntaient pas vraiment
capables dcrire des comdies, ils avaient l'esprit trop lourd pour cela. Ce nest
pas Aristophane se moquant de Socrate tout en l'aimant ; J'aimerais, ajoute-t-il,
crire sur Nietzsche comme Aristophane crivit sur Socrate, et que, nanmoins,
Platon mait sous son aisselle. Ce nouveau Platon serait bien sr un jeune symboliste russe, disciple de Nietzsche, peut-tre Bily.
[283]
Le dbut de sicle tait une priode dintense activit traductrice : Annenski
traduisait Euripide et Ivanov traduisait Eschyle, les ditions Sabachnikov avaient

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mis sur pied un plan grandiose de nouvelles traductions des classiques de l'Antiquit et appelaient y participer savants philologues et potes symbolistes, Zelinski, Jelebev ou Speranski d'un ct, Ivanov, Kouzmine, Minski ou Annenski de
l'autre. Zelinski, Annenski et Ivanov firent le serment de traduire l'un Sophocle,
l'autre Euripide, le troisime Eschyle. Rostovtsev crivait Ivanov, qu'il considrait comme un ami depuis leur sjour commun Rome en 1893 (ils allrent ensemble Pompei) : Eschyle en russe est plus important que plusieurs confrences donnes aux Cours Raeff. Nous allons attendre avec impatience tant Eschyle
que Dionysos renaissant. Dans une missive en vers son ami Iouri Verkhovski,
de 1913, texte publi par Nikola Kotreliov dans l'dition d'Eschyle de 1989, Ivanov dcrit l'arrive de l'inspiration, cent sources au fond de la caverne dialoguant avec la Sibylle, la prison marmorenne du masque tragique, la nuit dionysiaque bouillonnant hors des lvres grandes ouvertes du masque. Ainsi de moi
prend possession le dmon aux cent bouches d'Eschyle.
On voit par l combien la traduction est pour Ivanov un exercice proche de la
cration, et mme de la cration mdiumnique, de la frnsie de l'extase. Altman,
qui tait au pied du matre, fascin par son Mystre, qui l'entendit donner un cours
sur la Perse au retour Bakou d'un voyage initiatique en Perse mme, naimait
pourtant pas toute la posie antiquisante d'Ivanov, et nous partageons sa rticence.
Lhiratisme de beaucoup de pomes antiquisants dIvanov est assez froid, en
dpit de cette exaltation dionysienne. Mais les russites sont aussi au rendez-vous,
comme dans son extraordinaire Songe de Mlampe ou encore dans cette
Mnade qui ouvre le recueil Cor ardens. La strophique complexe du pome
fait alterner des vers trochaques de quatre pieds et des dimtres trochaques, l'effet recherch tant de restituer la posie magique des mystres religieux paens.
Assoiffe, la Mnade implore Dionysos de lui accorder le fouet de l'orage... Reconstituer l'extase paenne est le projet secret de toute la posie ivanovienne. Cependant le pote, plus tard, aprs son retour dans le giron du christianisme et son
allgeance au catholicisme semble renoncer l'esprit hellne tel quil l'avait dfini, et ressuscit. Ainsi dans le pome Palinodie il dclare : Le miel de ton
Hymette, en suis-je vraiment rassasi ? Ajoutant que les masques de la nuit lui
causent aujourdhui de l'effroi, et qu'il entend une voix lui dire :

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Abandonne, serviteur, le temple dcor des dmons,


Et je menfuis, et je suce dans les pimonts de Thbes
Le miel sauvage du silence et les amres acrides.

Bily ntait pas un hellniste, mais le rve d'hellnisme emplit sa vision ;


partir de la Premire Guerre mondiale, il vit le cataclysme comme la lutte de la
petite Athnes contre la multitude perse. Ses trois crises de 1915 et 1916 sont
l'cho d'une symbolique bataille que l'on ne voit pas directement. Il lit Hraclite,
dont une nouvelle traduction russe vient de paratre, et quil cite dans son pome
autobiographique en prose Kotik Letaev car toute la mmoire du sujet drive du
feu, qui est l'lment premier. Ce qui ]284] fascine le pote, c'est le substrat archaque, mythologique dans la pense du Grec de l're classique.
Qui s'enfonce dans la pense des premiers philosophes grecs sent ses cheveux se dresser, entend dans son corps cogner son pouls, voit se hrisser tous les
invisibles poils de toutes les invisibles terreurs. Car, ajoute-t-il, les penses reptiliennes grecques affleurent sous l'harmonie du Ve sicle. Mais la queue reptilienne de la pense grecque s'est peu peu raccourcie, elle est devenue queue de
bouc et elle s'est mise joyeusement danser, elle est devenue satyrique. Pour finir,
la pense grecque a expuls l'archaque, elle s'est pure, elle est devenue pur
logos : Plotin, Philon, saint Jean l'vangliste. La pense grecque devient pour
finir pense alexandrine, rencontre manque des cultures, apparition des mages, et
ce passage ressemble une crise d'pilepsie intellectuelle et collective. Dans Le
songe de Mlampe d'Ivanov, on trouve le mme archasme reptilien :

Nous sommes les Reptiles causes,


Spares des buts-Serpents ,

chantent les filles de la terre autour de Mlampe. Valri Brioussov, quant


lui, s'empare de thmes latins, et laisse deux romans inachevs sur des sujets lis
l'Antiquit latine et, en particulier, au dialogue de Virgile et dAuguste. Brioussov
tait un encyclopdiste, il voulait rassembler toutes les cultures du monde, une
ambition venue de la Renaissance, que la Russie da pas connue, et qui est com-

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mune plusieurs crateurs de ce dbut de sicle. Il a, plus que tous les autres,
nourri l'ambition quavait la gnration symboliste russe d'tre un quivalent tardif de la Pliade franaise, pratiquant abondamment le recours aux titres en latin
ou en grec : Me eum esse, ou encore Tertia vigilia ou encore Stephanos. Chez
Ivanov, on ne compte pas ces titres en latin ou en grec : Speculum speculorum,
Cor ardens, Carmen saeculare , Leoni aquila alas , ou Ultima vale , etc.
Les vers romains ou latins de Brioussov sont trs nombreux, et l'on en
trouve au dbut des annes 1890 (le recueil Les favoris des sicles, la traduction
de LArt daimer d'Ovide, le dbut de la nouvelle traduction de l'Enide) puis
dans les annes 1910, en particulier dans le recueil Les songes de l'humanit, qui
nous offre une Ode dans l'esprit d'Horace , une Ode dans l'esprit de Catulle ,
et plusieurs petits pomes dans l'esprit de lAnthologie latine, ou des potes rotiques romains, mais cette seconde priode latine de Valri Brioussov a surtout
donn deux grands textes en prose, avant tout le roman latin LAutel de la
victoire. Brioussov lit Gibbon, lit les textes latins du bas empire et s'intresse tout
particulirement au IVe sicle de notre re. C'est--dire un moment charnire qui
videmment lui inspire une comparaison avec l'poque quil vit lui-mme. LAutel
de la victoire est compos de quatre parties, qui correspondent aux quatre saisons.
Le hros en est un jeune Romain, Junius, qui est envoy Milan auprs de saint
Ambroise. Lancienne religion de lAutel de la Victoire entre en lutte avec la
nouvelle. Junius, qui est au service d'une patricienne, Hesperia, hsite entre les
deux orientations opposes. Brioussov donne en annexe une norme bibliographie
et a rdig des notes qui prouvent que l'accs aux sources est bien de premire
main. Il est aid [285] d'ailleurs par le professeur Malne ; pour se prparer, il lit
ou relit Virgile, Stace, les historiens romains comme Ammien Marcellin, il traduit
Ausone, il lit les ouvrages de Gaston Boissier (La fin du paganisme, Paris, 1909),
d'ailleurs traduits en russe en 1911, et d'Albert de Broglie sur la chute de l'empire.
Symmaque devient dans son roman un personnage essentiel, le principal contrepoids Ambroise de Milan, le futur archevque et saint. Voici une de leurs entrevues : Laissons les dieux, dit Symmaque, et pensons aux hommes. La religion
de nos pres enseignait l'honneur, le courage viril, elle glorifiait la force ; la religion du Christ enseigne la douceur, l'humilit, conseille de cder l'adversaire.
Lempire est encercl par les ennemis, partout les Barbares passent les frontires,
province aprs province, les territoires chappent nos prfectures. Par tes mesures impitoyables, Ambroise, tu aboutiras une de ces deux variantes : ou bien tu

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priveras l'empire de courageux guerriers, ou bien tu fomenteras une guerre civile


entre partisans de l'ancienne et de la nouvelle foi. Dans l'un et l'autre cas ce sont
les ennemis de l'empire qui triompheront. N'es-tu pas un Romain, ne chris-tu pas
par-dessus tout la gloire de la patrie ? Que prisse Rome ! s'cria d'une voix de
tonnerre l'vque. Et Ambroise jure alors que l'autel de la Victoire ne sera pas
rtabli au Snat.
Brioussov tait trs critique d'un roman qui avait fait grand bruit sur un sujet
voisin, le premier tome de la trilogie de Mrejkovsky intitul Julien lApostat
Mrejkovsky, qui prchait un christianisme du Troisime Testament , comme
il disait, c'est--dire aprs l'Ancien Testament des Juifs, le Nouveau du Christ,
devait venir le Troisime, celui du Saint-Esprit, et d'une nouvelle conscience
religieuse . Julien l'intressait comme un cas de rsistance l'volution inexorable de la vie spirituelle de l'humanit. Mais le livre de Mrejkovsky est rempli
d'inexactitudes, celui de Brioussov est fond sur une connaissance prcise de
l'empire des Antonins et il rpond une idologie diffrente, indiffrente au progrs de l'esprit : il tudie le cas de Rome, les ftes des divinits paennes, l'agonie
d'une religion. Mrejkovsky dessine le dpart du christianisme, Brioussov s'intresse au choc des cultures (il met en annexe une longue tude qu'il a faite sur le
commerce entre l'gypte et l'Orient indien sous les Antonins).
LAutel de la victoire et l'autre roman latin de Brioussov, Jupiter renvers, texte inachev, sont d'une lecture assez difficile ; mais d'autres textes antiquisants de
Brioussov ont beaucoup de grce, ce sont par exemple Le corps d'Hector , ou
Le dlire de Virgile mourant ; Brioussov nous dcrit traits rapides et nerveux
dans ce dernier texte la venue d'Auguste chez le pote mourant aprs son insolation Mgare en Grce. Auguste aime se promener incognito, dans des rues
semes de gardes habills en civil et qui le saluent, lui et ses deux ou trois acolytes, comme s'ils taient le peuple. Auguste entre chez le pote alit, sans se faire
annoncer. Brioussov voque laconiquement l'arrive du princeps, la fausse libert
qui rgne autour de lui. La potique du rcit est fonde sur la brivet, le minimalisme des dialogues de faon viter les fausses psychologisations, et l'inachev
qui en rsulte n'est pas effet du hasard, mais certainement voulu : il s'agit d'un
fragment de cette mort du pote dont nous ne savons peu prs rien par les documents, mais o l'on retrouve le thme fondamental de toute la posie russe depuis Pouchkine : le dialogue du Tsar et du pote, du princeps et de l'artiste. Com-

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me Pompei ne nous donne que des fresques fragmentaires, Brioussov vise recrer le fragmentaire de notre [286] connaissance de lAntiquit dans sa ralit
psychologique. Il ne tente pas de grande stylisation excessive la Flaubert.
Chute de l'empire, succession des civilisations, rle du pote face aux terreurs
de son temps, tels sont les grands thmes antiques emprunts par le symbolisme
russe. En 1911, Bakst expose son clbre tableau Terror antiquus qui rsume la
peur de l'engloutissement ressenti par sa gnration, et qui inspirera Viatcheslav
Ivanov une superbe mditation. La rvolution une fois faite, Blok son tour recourt lAntiquit pour dire son interprtation des temps nouveaux dans un article
trs admir, Catilina . Il fait de Catilina le bolchevik romain, mais surtout il
prsente d'une surprenante faon le lien entre Catulle et Catilina. Catilina, le dbauch devenu le justicier, avance sur le fond noir de la ville, fou furieux la tte
d'une bande de dbauchs devenus des vengeurs. Ni le corrompu Salluste, ni le
bavard Cicron, ni le moralisateur Plutarque ne savent rendre compte de Catilina
et de sa fureur, seul Catulle l'lgiaque en est capable : Blok voit dans le pome
Attis de Salluste, quil analyse mticuleusement, un quivalent potique de
Catilina.

Puis voyant son corps priv des organes virils


Souillant la terre d'un sang tout frais encore,
Elle saisit en hte dans ses mains de neige
Le tambourin lger, ton tambourin, Cyble !

Et Blok d'ajouter en commentaire : Entendez-vous le pas ingal, agit du


condamn, le pas du rvolutionnaire o vibre le souffle d'une colre devenue musique imptueuse ? Blok cite ce moment de sa dmonstration le texte d'Ibsen
consacr Catilina : Ibsen est videmment son prcurseur, son alter ego. Le message tant que la posie de la rvolte trouve son exutoire non dans la rhtorique de
Cicron, mais dans le dsespoir de Catulle. Catilina rebelle et assassin de tout ce
quil y a de sacr dans la vie s'avre digne d'entrer aux Champs-lyses, et il mrite de recevoir notre amour , ainsi conclut Blok son article si paradoxal.
Catilina et Catulle, le pote et la rvolution... Le pote pour cette gnration
de symbolistes qui vit les prodromes de la grande secousse et qui cherche un mo-

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dle dans la posie antique, est l'oppos de la surdit des hommes. Un autre
grand pote symboliste, Annenski, avait en 1906 crit sa tragdie l'antique Famira le joueur de cithare sur le thme du pote emport par l'orgueil, qui dfie les
dieux et que Zeus condamne la surdit et la perte de la musique. La gnration
symboliste s'est adresse l'Antiquit parce quelle se sentait vivre dans une troisime Rome qui, son tour allait prir, parce qu'elle interrogeait l'Aphrodite indiffrente et grandiose qui domine le tableau de Bakst, Terror antiquus, tandis que le
raz de mare tragique engloutit les cits de l'archipel antique. Dans un article intitul l'Hellnisme et nous , Ivanov donne ce qui est une cl pour comprendre
cet envotement : nous sommes des somnambules attirs par Rome comme les
Barbares. La norme des relations historiques qui entranent le monde barbare
vers l'unit de la culture dfinit le caractre des contacts entre lme russe et la vie
spirituelle de l'Occident .

[287]
Barbares par dfinition, les Russes apportent au monde romain en flammes, au
Colise incendi par les Vandales que l'on voit sur la couverture de la revue Les
Scythes en 1917, une annonce quils ignorent eux-mmes. Aprs la gnration
symboliste, intimement mle eux, viendra la gnration des acmistes, celle
des futuristes, toutes deux ont aussi hrit de cet envotement par la posie antique : Mandelstam attribue la langue russe un hellnisme qui la sauvera d'elle-mme, Benedikt Lifchitz dcrit les dbuts du futurisme dans la proprit administre par le pre des frres Bourliouk sous les aspects d'un retour lAntiquit
grco-scythe. C'est d'ailleurs par un pome de Lifchitz datant de ses tout premiers
dbuts, en 1911, que nous terminerons : la flte de Marsias.

Le jour de ta mort, obissant


A l'ordre mystrieux, chantera
La flte condamne de Marsias.

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Marsias, le satyre phrygien, avait dfi avec sa flte le dieu joueur de cithare,
Apollon. Marsias, vaincu dans ce duel musicien, avait t cruellement puni. Toute
la posie russe de cette renaissance du dbut du XXe sicle rejoua le duel de
Marsias le Barbare avec Apollon le Citharde de la posie russe avec l'hritage
dApollon. Et s'identifiant Marsias, elle attendait le chtiment...

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[288]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VII. LES RACINES POTIQUES
J.

LE SYMBOLISME RUSSE
EN QUTE DE PARADIS
ORIGINEL
Lazur bleu du Retour de l'ternel a pris chez nous un
got de cadavre.
Andre Bily,
Ligne, cercle, spirale

Retour la table des matires

Dpasser la frontire entre les arts n'est pas propre au symbolisme russe, il a
hrit cette ambition du romantisme allemand, et mme on peut dire que l'ambition d'chapper au fini de l'art est aussi ancienne que l'art lui-mme. Le non
finito est propre tous les grands arts in statu nascendi, il est certains moments
l'acm que recherche l'artiste, mme si son client cherche lui le finito : alors
l'bauche sera pour l'artiste et l'uvre finie pour le client de l'artiste. Il y a pour
Baudelaire le bon et le mauvais vague . Le bon vague permet de gommer
les frontires artificielles et d'tablir les correspondances entre le peintre et le pote, Delacroix et Baudelaire, entre l'architecture et la musique. On trouve chez
Baudelaire non seulement le temple de la nature et la fort de symboles du fa-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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meux sonnet tant comment des Correspondances , mais aussi la porosit entre
la matire dure et l'effluve :

Il est de forts parfums pour qui toute matire est poreuse. On dirait
quils pntrent le verre ( Le flacon )

Troisime lment de cette mutation constante et insidieuse des choses : la


Rversibilit, cette rversibilit qui est dabord un concept catholique de la rversibilit des fautes depuis le premier Adam, et qui devient la fluctuation des mes
dans une grande conomie du salut quil ne peut embrasser. Les phares de
Baudelaire sont les grands artistes rversibles, Dante, Goya, Delacroix. Ceux pour
qui l'chelle de l'tre peut se renverser, le beau embrasser le laid, le laid inclure le
beau. Andre Bily, comme tous les autres symbolistes russes, a t baudelairien , mais la comparaison quil fait de Baudelaire avec Nietzsche est assez tonnante : Baudelaire reprsente la race romane, Nietzsche la race allemande (la gnration symboliste est nourrie de concepts de races) : l'un, le Franais, tablit le
dualisme de la contemplation, l'autre, l'Allemand, tablit le primat de l'acte crateur. Et, en effet, l'influence de Nietzsche vient apporter une autre porosit entre
les paramtres essentiels de la vie : la contamination entre art et vie.
C'est d'ailleurs ce qui a fait que la gnration symboliste russe a pu tant aduler
le matre de Iasnaa Poliana, qui n'tait pas tendre envers le symbolisme, comme
on sait. [289] Ce sont la fuite de Tolsto hors du monde, sa thorie de l'art comme
une contagion, enfin sa mort Astapovo qui ont tabli de faon prophtique pour
leur gnration le lien entre l'acte dart et l'acte de foi ou de vie, cette fameuse
thurgie dont Andre Bily et son frre en posie Alexandre Blok parlent dans
leur Correspondance. Entre le matre enfui et les prophtes de la nouvelle conscience religieuse , il s'tablit alors un vritable court-circuit, dont la marque est
reste dans le recueil La religion de Tolsto, paru en 1912, aux Editions Pout
( Le Chemin ) 63 . Andre Bily y dclare : Dans son dsir de dire l'indicible,
Tolsto est banni : de ce fait il est hors datteinte. Mais le sens authentique de cette
exclusion de Tolsto hors de l'aujourd'hui, le sens de son silence et de sa qute
lapparente aux bannis du monde entier.
63

O religii Lva Tolstogo, Moscou, 1912, p. 164.

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Et cette fuite de Tolsto, qui l'apparentait aux grands asctes et aux prophtes
religieux, avait toujours t le rve des jeunes symbolistes, comme en tmoigne
l'ascendant qu'eut sur eux le pote Alexandre Dobrolioubov, le pote de la fuite
dans le grand cosmos de la vie russe, celui qui avait fond une communaut de
frres et dont les retours inopins et brefs la vie des villes, telles les visites impromptues Brioussov ou Bily, ont laiss un souvenir imprissable. Dans son
Livre invisible, Dobrolioubov cite John Ruskin sur l'galit des choses grandes et
des choses petites aux yeux du Crateur, et lgale part de mystre que grandes et
petites choses comportent. Sur quoi Dobrolioubov le prophte raconte ses errances sur la terre affame, qui lui brle la plante des pieds. Cette fuga mundi, ou
fuite hors du monde pcheur est aussi une composante, l'vidence religieuse, de
l'attente apocalyptique de la gnration symboliste. Elle reprend dailleurs un thme qui avait galement tourment Pouchkine, le Pouchkine du pome de
LErrant ( Strannik ), de la dernire anne de Pouchkine, qui lui avait t
inspir par le pote puritain anglais John Bunyan. Le religieux rejoint ici l'art ;
l'anarchisme et l'asctisme se conjuguent au prophtisme. Lart total des symbolistes est proche de la mort de l'art.
Autre tentation, celle de Viatcheslav Ivanov et de son ami Guorgui Tchoulkov recrer un art total et religieux la manire antique, un art mobilisant toute
la cit comme le thtre Athnes ou les mystres Delphes. Il s'ensuivit une
violente querelle autour de l'anarchisme mystique , une querelle qui confrontait
nostalgiques de l'unit chrtienne du Moyen ge et nostalgiques de l'unit thtrale de la Cit antique. Ajoutons encore les goethens , ceux qui, sous l'influence
du Gthe de la Seconde partie de Faust et du Gthe thoricien des formes et des
couleurs primitives, sont en qute dun substrat archaque du monde naturel. Andre Bily passa par une phase aigu de goethisme conjugu la thosophie
du Dr Rudolf Steiner. Entre Emili Medtner et lui clata une trs violente polmique sur l'exgse de Goethe. Le rsultat fut un combat quasiment scolastique o il
s'agissait pour Bily de dfendre l'organicisme mystique de Goethe contre les
interprtations trop kantiennes de Medtner.
Derrire la virulence de la polmique se cachait la qute d'un art plus wagnrien que celui de Wagner, alliant son, couleur et pense et ce fut l'apparition de
ces deux prodiges : le Russe Scriabine et le Lithuanien Tchiurlionis. Tous deux
reprsentent [290] un point extrme de rupture des frontires, d'invasion du total

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dans la conscience de l'homme. Mais ce davantage d'art va de pair avec un


plus d'art du tout , la vie vivante prenant le dessus, avec ses fortes pulsions de
mort ! Et cela se manifestera dans l'attirance pour les aspects les plus violents de
ta rvolution russe, la rpulsion envers les biens matriels et les biens spirituels, la
qute d'une nudit asctique. Loubli salvateur, ce Lth o veut entrer Mikhal
Gerchenson, contrairement son interlocuteur Viatcheslav Ivanov (dans leur Correspondance dun coin lautre qui date de 1919), ou encore la joie mauvaise de
Blok apprenant que Chakhmatovo, la proprit familiale, a t pill par les
paysans. Les Douze , ce pome en bande dessine o le Christ mne la troupe
des pillards, c'est aussi, sa faon, l'aboutissement du Sicle d'argent. Et Bily
fait pendant avec son pome primitif, lui aussi, Christ est ressuscit , o tirent
les mitrailleuses, prcdant de peu ses Carnets d'un toqu, o il hurle la mort,
vocifrant quil veut crire comme un sabotier, c'est dire saboter l'art ! un rve de
destruction des limites, comme le rve tolstoen de gommer la frontire entre art
et vie.
La part de l'occulte dans la culture du dbut du sicle est grande. D'ailleurs elle est de mieux en mieux tudie, depuis l'ouvrage dirig par Bernice Glatzer Rosental jusqu la monographie de Nikola Bogomolov. Lpisode le plus tonnant
est la forte emprise de l'anthroposophie sur les intellectuels russes, quoi fait
pendant la forte influence russe sur l'anthroposophie. La gnose tourmente les esprits qui rclament hic et nunc le pourquoi du monde et qui ne supportent pas de
vivre avec des parts d'inconnu en jachre. Cette impatience gnostique caractrise
toute l'poque symboliste russe. Le pote Viatcheslav Ivanov qui traduisit les
Hymnes la nuit de Novalis crit que Gthe avait dit du pote : Empereur il
ntait pas encore, mais allait devenir. Comment comprendre : Napolon allait
devenir empereur, mais Novalis, en quel sens ? Lun et l'autre, explique Ivanov,
veulent et russissent abattre les frontires, celle entre la rvolution et la monarchie universelle en ce qui concerne Napolon, et pour le pote mystique celle entre l'individualisme et la conciliarit renouvele du christianisme. Il s'agit de
retrouver le grand chur de la Foi globale et conciliaire de Dante. Renouveler
l'exploit de Dante l'heure o sont ensemble atteles Rvolution et Hirarchie,
Libert et Satit.
Assurment Ivanov reprsente le versant conservateur de la dmarche dstabilisatrice de l'Age d'Argent, conservateur en ce sens qu'il vise une restauration

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totale de la Mmoire humaine : s'il veut et proclame la sortie extra muros de l'art,
c'est pour retrouver les Ides Mres gthennes, l'antique matrice de toutes choses. Il clbre l'Extase, cet tat de posie mme qui est clbr dans le Pome de
l'Extase de Scriabine ; et cette Extase doit nous ramener au bercail, c'est-dire dans la Maison du Pre 64 . D'autres, et en particulier le grand destructeur
philosophique de cet ge, le philosophe Chestov, ne vont pas vers la Maison du
Pre, mais partent vers l'inconnu glacial. Les deux attitudes ont nanmoins une
commune racine : ne pas rester intra muros. Ni prisonniers des murs [291] de
l'art, ni captif de ceux de la vie. Car tout le vivant nat de l'Extase et de la dmence (V. Ivanov, Regard sur l'art de Scriabine ).
Comme Alexandre Dobrolioubov, le pote errant, Ivanov recourt une distinction spinozienne : forma formata et forma formans, dans un article ainsi
nomm, et rdig en italien. Natura naturata, natura naturans, intitule Dobrolioubov un de ses deux recueils. Il s'agit d'un concept de potentialit et d'accomplissement du potentiel inspir par l'aristotlisme et sa conception des formes.
Tout le rel est en mouvement entre potentiel et ralisation. Un mouvement ascendant et descendant de l'acte crateur, que tous les symbolistes russes ont dcrit,
chacun sa manire, Blok par exemple dans son pome l'Aviateur , et quils
ont assimil au mouvement de Zarathoustra le prophte de vie de Nietzsche montant sur la montagne puis descendant dans la valle. Quant la rfrence Spinoza, elle nest pas due au hasard : c'est au livre I de lthique que l'on trouve, dans
la troisime partie, le dveloppement sur nature naturante et nature nature, lequel drive de l'aristotlisme et s'oppose avec force la mthode de Descartes.
Lintuition centrale de Spinoza est la qute de la batitude, non la qute de la vrit ou de la bonne mthode. Ce qui pour Descartes est substance, pour Spinoza est
attribut : l'espace, l'tendue, le pens sont des attributs, et tout conduit la totalit.
Il ny a de batitude possible que celle qui se porte l'unit de l'tre, et c'est sur
cette unit que la connaissance doit porter. On voit en relisant Spinoza avec les
principaux thmes du symbolisme russe prsents l'esprit que l'me humaine en
tant que mode ternel du pens qui est dtermin par un autre mode ternel du
pens renvoie l'infini, c'est--dire l'entendement ternel et infini de Dieu. De
mme quil y a chez Spinoza substitution du point de vue de la production au
64

Lexpression est utilise par Serge Essenine dans un article o il rend compte du livre de
Bily, Kotik Letaev.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

405

point de vue de la cration, il y a dans la qute infinie de tous les modes dtre du
symbolisme russe une religiosit peu christique, davantage fonde sur l'effort incessant des modes de l'tre persvrer dans leur tre, produire de l'tre. La
synthse des arts est une modalit de cette production indfinie et infinie de toujours plus dtre dans le phnomnal. Et cette production repousse toujours davantage les limites de l'art, les gomme, les amalgame.
Linfluence de Mallarm sur le symbolisme russe s'explique par cette recherche d'une religion sans acte de cration initial. Une sorte d'aprs-midi solaire immobile o se conjuguent les lignes sonores et les lignes de couleur comme dans
LAprs-midi d'un faune .

Et de faire aussi haut que l'amour se module


vanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos
Une sonore, vaine et monotone ligne.

Bernard Weinberg clans son livre The Limits of Symbolism interprte 65 ce


moment comme l'vanouissement des lignes de la passion et de la vision pour ne
garder que [292] la ligne sonore de la musique. Brioussov et Annenski ont traduit
et tudi Mallarm, comme l'a montr Roman Doubrovkine dans sa thse sur la
Rception de Mallarm en Russie. C'est--dire deux potes qui ne sont pas nos
yeux les plus reprsentatifs du symbolisme russe producteur de religieux. Chez le
pote Blok, le principe de l'absence, principe mallarmen reli celui du nonfinito, est un principe potique fondateur. Tynianov a tudi les anacoluthes blokiennes qui crent ce sentiment de non-achev, et donc d'ouvert vers l'infini.
Lidal mallarmen du livre unique et infini est explicitement mentionn par
Bily. Le voici Munich o il a fui aprs l'pisode tragi-comique de son amour
pour Lioubov Blok qui l'a men presque jusqu la dmence. Lorage est pass ; il
reprend le texte de sa dernire Symphonie, la quatrime, symphonie en paroles et
en silence qui se veut transcription du principe wagnrien musical des leitmotive,
mais aussi transfert d'un art dans l'autre. Il commente ainsi dans ses Mmoires,
65

Bernard Weinberg, The Limits of Symbolism, Studies of Five Modern French Poets, Chicago, 1966.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

406

Entre deux rvolutions : J'extirpai le texte dj prpar jadis de ma Symphonie,


pensant la retravailler, rvant diffrents trucs techniques ; par exemple je dsirais modeler le matriau de la phrase comme Wagner modle le matriau de la
mlodie ; je conus une thmatique selon une ligne rythmique svre ; et des thmes auxiliaires : deux femmes, l'une ange , l'autre dmon , mais unies dans
l'esprit du hros en une seule, non selon les rgles de la logique, mais celles du
contrepoint. Mais la fable ne cdait pas cette formule, la fable restait pour moi
monolithique, tandis que la formule voulait la briser en deux mondes. Le monde
des hallucinations et le matriel. La confusion de ces deux mondes engendrait des
illusions et dissociait le quotidien. La fable se recomposait dans le paradoxe du
contrepoint. J'tais condamn briser l'image dans un tourbillon de sonorits et
d'clats de lumire. Ainsi s'difia La Coupe des temptes. Elle manifesta jamais
l'impossibilit de la symphonie en mots. A Munich, je crus pouvoir rsoudre
ce devant quoi avait recul Mallarm.
Plus tard Bily tentera la fusion par un autre biais, prsent dj dans Ptersbourg, mais qui devient le principe crateur de Kotik Letaev : la cnesthsie,
c'est--dire l'apprhension des diffrentes parties du corps depuis l'intrieur, une
sorte de prsence des parties dans le tout, qui amne des tats de dralit. Rotik
Letaev, un livre gnial, ne fut pas compris par les lecteurs d'alors. La Coupe des
Temptes, plus axe sur la synesthsie ou traduction dune srie sensorielle dans
une autre, fut, elle, un chec gnial.
Il y a un aveu d'impuissance presque congnital dans cette tentative symboliste de surmonter les limites, ou plutt de remonter au moteur initial de toute forme,
aux nergies, aux potentialits premires. Au cur de cette symphonie de l'indchiffrable se trouve la tempte, ou plutt le tourbillon, la spirale en mouvement, la
colonne de feu, c'est--dire la trace phnomnale de Dieu lorsquil se montre au
peuple juif, thophanie sous forme de spirale sonore, de tempte langagire.
Dans la nue neigeuse, dans la colonne, la colonne-tempte descend vers nous !
Et nous dis : je sais avec vous ! , dis-le nous ! (Bily, La Tempte de neige.)
Outre Vroubel et Scriabine, qui sont les deux plus grands matres de la synthse des arts en ce dbut du sicle en Russie, il y a aussi le peintre et compositeur
lithuanien Tchiurlionis, n en 1875, mort en 1911, auteur de vastes pomes symphoniques o il ne fait usage que des cordes, renonant tout fait aux percussions.
La Fort date de [293] 1900, La Mer date de 1907. La Fort fut donne

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

407

Saint-Ptersbourg en 1912 pour le premier anniversaire de sa mort, car entre


temps les symbolistes russes avaient fait de lui un de leurs hrauts : ses toiles intitules Sonates , vastes mouvements colors inspirs partiellement par le Japonais Hokusai, surimposes ses symphonies mystrieuses, permettaient de voir en
lui un pre de la synthse des arts. Ce fut proclam avec emphase par Viatcheslav
Ivanov dans une confrence intitule Tchiurlionis et la synthse des arts , publie en 1911 dans la revue Apollon, puis reprise dans le recueil Sillons et bornes
dont le titre mme fait allusion au problme des limites du symbolisme. Ivanov y salue l'art visionnaire de Tchiurlionis, et y donne l'essentiel de sa thorie sur
la synthse des arts. laborer les lments de la contemplation visuelle selon des
lois venues de la musique : voil la formule de Tchiurlionis. Les nergies invisibles, trs semblables aux nergies dont parlent les grands thologiens cappadociens, Grgoire de Nysse ou Nicolas Cabasilas, sont une extase, une sortie vers
Dieu. Ivanov voit en Tchiurlionis un visionnaire de lme du monde selon Goethe. Lextase, ou exode hors du phnomne (comme chez Scriabine), emprunte
plusieurs chemins. Ivanov note galement que Tchiurlionis, en tant que lithuanien, est trs proche des formes linguistiques anciennes de l'indo-europen, donc
plus apte que d'autres remonter vers les Formes Mres. Cette ascension, ce sursum comme il dit, en reprenant un terme de la liturgie catholique (sursum corda),
s'effectue selon une spirale ascendante.
la spirale, prcisment, Bily attache une fonction philosophique toute particulire dans un article de la revue Les Travaux et les Jours 66 . Tchiurlionis sort
du phnomne parce qu'il suit le chemin mme de la religion, en qute de ralisme cosmique . Il recherche le grand lien perdu de la religion et le recherche
par la voie de la synthse des arts et de la synesthsie. Voie qui est double, soit
mythologique et intuitive, soit magique et cosmique. Lart, celui de Scriabine ou
de Tchiurlionis, est un mystre syncrtique, rappelle Ivanov en reprenant une
formule de Veselovski, c'est--dire quil dcoule de l'unit de l'acte religieux et
magique, et que la division des arts nest venue qu'aprs. Dans une postface de
1914, Ivanov ajoute la note aryenne sur l'indo-europanisme de l'me lithuanienne de Tchiurlionis et rajoute galement une autre rfrence philosophique,
emprunte cette fois Leibniz, sa Monadologie. Il s'agit de la notion d'entlchie, qui est l'quivalent leibnizien des nergies cappadociennes, ou encore de la
66

Andre Bily, Linija, krug, spiral' simvolizma , Trudy i dni, No 4/5, 1912.

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natura naturans, cest dire la chane des finalits contenues dans le vivant, et qui
conduisent de l'animal l'esprit. Tout est en harmonie et respire l'un dans l'autre. Telle serait la formule philosophique du symbolisme russe dans sa recherche de l'unit premire en amont du phnomne.
Tchiurlionis en son temps a suscit en Russie un enthousiasme norme, et qui
tonne un peu. Une rcente exposition l'a remis pour un temps la mode Paris.
Une partie de l'art symboliste a mal vieilli parce que l'abstraction en peinture, le
dodcaphonisme en musique et la mort de la littrature ont appos une date
sur beaucoup d'uvres symbolistes. Mais l'attrait des grands checs symbolistes
reste immense, et cela concerne [294] aussi bien la peinture de Tchiurlionis que
les Symphonies de Bily, ou encore le piano couleur de Scriabine. La folie qui
guettait ces tentatives leur a donn un sceau d'authenticit, comme par exemple
Vroubel, dont les immenses toiles qui, dans leur chatoiement minral, tentent de
saisir la matire intemporelle du Dmon de Lermontov, persistent envoter.
Vroubel a tant fascin Blok prcisment parce quil tournait autour du mystre de
la dchance du Dmon, de la chute de l'esprit dans la matire, ce vice invitable
de l'art...
Lincomprhension est galement un thme rcurrent, correspondant la notion des potes maudits l'poque du dcadentisme franais. Tchiurlionis, crit
Ivanov, tait solitaire et incompris, et la solitude de ces de l'chec guette aussi
bien la qute mallarmenne d'un ct, que la qute steinerienne de l'autre, celui de
Bily. La folie de Nietzsche reste l'emblme de cette chute et de cet chec. La
folie de Vroubel, les crises de Bily qui dans les Notes dun Toqu se prsente luimme comme un idiot, un savetier qui gche l'objet d'art. Ou encore bien sr le
naufrage de Blok la fin de sa vie, du fait de la syphilis (comme Baudelaire), du
tabes dorsalis, mentionn dans l'pilogue de Ptersbourg. A realibus ad realiora
selon la formule d'Ivanov, cette ascension se termine par le foudroiement de
l'idiotie, pire que la chute d'Icare.
Blok commente consciencieusement dans son Journal du 26 mars 1910 Le
symbole doit devenir dynamique, crit-il, se transformer en mythe... Un mythe est
un jugement o le sujet est un symbole et le prdicat est un verbe (ou quelque
chose d'intuitivement nouveau). Ltape de l'idiotie est trs concrte : le panopticum, le muse de cire, la baraque foraine, la ritournelle des Douze. Le monde

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devient un automate, il s'obscurcit, envahi par le violet vroubelien et par les jappements discordants (vizg)
Un autre site symboliste fut la rencontre clbre de Stravinski et Schnberg
dans l'album du Blaue Reiter. Combien de tableaux de Kandinsky portent des
noms musicaux : Improvisation, Composition ! et ses pices de thtre : Sonorit
jaune, Sonorit verte. La peinture de Kandinsky tente d'introduire dans le tableau
un lment venu de la musique : le temps, une sorte de perception de la temporalit travers les tonnants signes que nous devons lire sur l'espace du tableau.
D'ailleurs Kandinsky eut des visions synesththiques, comme Bily ; il en rapporte une dans ses Regards sur le pass. On croirait lire quelques versets des Symphonies de Bily. Seul l'accord final de la symphonie porte chaque couleur au
paroxysme de la vie et il triomphe de Moscou tout entire en la faisant rsonner
comme le fortissimo final d'un orchestre gant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc,
le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des maisons, des glises, avec chacune sa mlodie propre... Lohengrin lui semble alors tre la meilleure ralisation
de cette Moscou-l.

Je voyais mentalement toutes mes couleurs, elles taient devant mes


yeux. Des lignes sauvages, presque folles, se dessinaient devant moi. Je
dosais aller jusqu' me dire que Wagner avait peint en musique mon
heure de Moscou. Mais il mapparut trs clairement que l'art possdait
une beaucoup plus grande force que je ne l'avais imagin tout d'abord, et
que de plus la peinture pouvait dployer les mmes forces que la musique.

[295]
Kandinsky s'intresse alors cet exemple de Gesamstkunst quest la symphonie Promthe de Scriabine avec son clavier de couleurs. Un sommet de la tentative sera l'anne 1912 et l'change entre Schnberg et Kandinsky : La sonorit
jaune me plat normment, c'est exactement ce que j'ai essay de faire avec ma
Main heureuse , lui crit alors Schnberg : Seulement vous allez encore plus
loin que moi dans le renoncement toute pense consciente, toute action
conventionnelle. Les deux uvres des deux crateurs vont l'extrme limite de
l'art total, l o un art fait appel un autre pour sortir de ses frontires extrmes et
tenter une ascension plus nergique vers le Total. Laction scnique est faite de

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lumires qui changent, de mouvements, il ny a aucune intrigue. Nous retrouvons


ce bon vague dont nous parlions liminairement. Les mystres ainsi crs invitent videmment le spectateur auditeur devenir mme cocrateur de l'oeuvre,
tant le vague invite une collaboration. Ce que Viatcheslav Ivanov devait illustrer
dans son change avec Gerchenson :

Nous savons que lorsque l'homme sera accompli, Adam se remmorera tout entier dans chacune de ses images, il se verra dans le fleuve du
temps coulant rebours jusquaux portes de l'den, et il se souviendra de
son paradis originel.

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VIII
LES RACINES
DE LA PROSE

Retour la table des matires

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VIII. LES RACINES DE LA PROSE
A.

DOSTOEVSKI SOUFFRANT
ET JUBILANT

Retour la table des matires

Jacques Catteau poursuit la publication de la Correspondance complte de


Dostoevski, et cela nous vaut le tome II de cette superbe entreprise : nouvelle
traduction, complte cette fois-ci, prcise et colore, par Anne Coldefy-Faucard,
annotations dtailles, prface enleve aux formules qui font mouche : l'instrument de connaissance du matre russe que nous livre Catteau est parfait et, comme
il s'agit de Dostoevski, il ne peut laisser personne indiffrent. Bien sr l'entreprise
s'appuie sur les prdcesseurs : essentiellement la publication de Dolinine, tage
de 1928 1959, et l'dition de lAcadmie des Sciences sovitique (annes 1980).
Elle intgre quelques lettres que Dolinine ne connaissait pas, mais que ses successeurs avaient ajoutes (comme les trois lettres au slavisant franais Jules Legras,
traduites par le destinataire et dont les originaux sont perdus).
1865-1873 : les annes de la flambe du gnie, allant de Crime et chtiment
aux Dmons, englobant le sauvetage de l'homme par la toute jeunette Anna Snitkine, les simulacres renouvels de suicide par le jeu, enfin la maturit avec le

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Journal dun crivain, dialogue entre l'crivain et ses contemporains, Livre de


l'humanit o doit se rvler le secret du salut de l'homme engag dans le malheur
de l'histoire. Anna Snitkine a vingt ans quand elle le sauve : elle vient d'apprendre
la stnographie et Dostoevski lui dicte en quatre semaines Le joueur tout en
poursuivant la rdaction de Crime et chtiment. Non seulement elle lui pargne la
servitude totale auprs de l'diteur Stellovski qui l'avait li par un contrat lonin,
mais elle accepte de l'pouser, lorsque l'crivain, de vingt-trois ans son an, lui
fait tout trac sa proposition (comme il avait dj tent auprs de plusieurs jeunes
femmes, dsempar par sa propre solitude aprs la mort de Marie Dmitrievna). Ce
labeur napolonien d'criture le sauve donc plus d'un titre : Ania devient son
pouse, le pari est gagn, la mort recule. Car il ressort de cette Correspondance
un corollaire de toute l'uvre : le dsir forcen de frler la catastrophe, un appel
de l'abme qui, entre autres, le rend esclave du jeu o il perd systmatiquement,
malgr les promesses qu'il fait lui-mme et Ania de jouer comme un juif ,
mais esclave aussi de ses propres textes, vendus avant d'tre crits, miss littralement comme au poker.
Quelle force trange chez cette jeune Anna Grigorievna pour supporter, encourager mme les excursions aux maisons de jeu comme celle de Saxon-lesBains quand ils habitent tous deux Genve. Genve dteste, une vraie Cayenne , une immonde rpublique , un repaire de bassesse et de truanderie ! Or
elle l'encourage parce quelle [300] est consciente du masochisme tragique de ce
compagnon qui joue l'criture comme une ultime martingale de dsespr. Un
jour, c'est fini, la promesse est tenue, lui ne touchera plus la table de la roulette
et Ania mettra de l'ordre dans les dettes, les contrats, les diteurs. Cette petite
femme l'aura sauv de lui-mme. Quelle reconnaissance nous lui devons, nous les
lecteurs ! Comme aussi ceux des amis qui ont support les plaintes dlirantes,
les complaintes harassantes, les sempiternelles demandes d'argent de l'crivain
toujours aux abois, toujours retomb dans le jeu. Au tout premier rang de ces amis
extraordinaires le pote Apollon Makov. Cet esthte nonchalant a t dune
bont infinie. Strakhov aussi, l'ami de Tolsto, l'diteur de la revue LAurore, o
Dostoevski retrouve ses thses slavophiles sous la plume d'un autre ancien fouririste : Danilevski.
Ah, Ania, j'ai toujours ha les lettres : comment veux-tu dans une lettre raconter certaines choses ? Les lettres de Dostoevski nous disent son mal de vi-

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vre : il souffre toujours de quelque chose et, Genve, c'est pire que partout ailleurs, il y enterre leur premire enfant, Sonia, il y voit les faux socialistes parader
au Congrs de la Paix, il s'y fche dfinitivement avec Tourgueniev. Hors de la
Russie, il se sent comme un poisson hors de l'eau . (Ibsen disait que rien nest
plus drle que l'ide d'un poisson hydrophobe ; eh bien, c'est un peu Dostoevski Genve !) Il est toujours en proie aux plaies d'argent, il met en gage sa
montre, la retire, l'engage nouveau, et ainsi de suite, sans fin. Il aime l'Europe de
la Pinacothque de Dresde, ou du Muse de Ble, mais ailleurs il la dteste : il y
sent trop couler flot le venin contre la Russie, contre le salut chrtien de
l'humanit, contre tout ce quobscurment il veut dire au monde. Il hait l'Europe
de Tourgueniev, qui a crit : Si la Russie sombrait, il n'y aurait l ni perte ni
motion pour l'humanit. Il dteste ce tratre russe rampant devant les Allemands, l'cume aux lvres ds quil parle de la Russie, Il ne supporte pas ses
embrassades europennes. Ils s'apercevront une ultime fois la gare Cornavin
sans changer un mot. C'est qu'il est habit par un dsir fou, mystique, aussi forcen que le jeu qui l'aspire et le trane exsangue vers les tables de jeu europennes. Ce dsir, c'est un Pome sorti tout prt de sa tte, comme une gemme minrale de sa gangue.
Cette foi en la naissance du Pome apparat sans cesse, de mme que la foi
dans les miracles de la sincrit. Il croit quun mot sincre change le monde et le
cur des hommes, et quen confessant sa fange il fera natre du neuf, du pur. Il
rve d'un rve de sincrit, il embote mme les lettres, crivant Makov ce qu'il
va (pourrait) crire Katkov, son diteur et l'diteur du Messager russe, et cette
flambe de sincrit reflte comme une torche dans le miroir de la lettre un
autre va tout sauver, n'est-ce pas ? (Katkov multiplie les avances financires avec
patience, et surtout avec foi dans le talent de son auteur.) Dostoevski dcrit sa
tte comme un lieu de passage de grands vents, il y entrevoit des ides normes,
salvatrices, comme celle de LIdiot, crit Genve, et qui se veut le portrait de
l'homme bon dans une Europe qui ne croit plus au bien ni la bont depuis le
Christ (mais il y a quand mme Don Quichotte, le bon Pickwick et Jean Valjean :
Cervants, Dickens, Hugo, il les reconnat !). Alors il proclame des hosannas :
Je suis prsent dune telle vigueur ! d'une telle vigueur ! Il lit les journaux
russes pour y rechercher dans les faits divers qui disent en trois lignes l'corchement vif des mes, et [301] cela doit donner son grand Livre de la vie et du salut,

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mme s'il faut chercher comme une aiguille perdue dans le foin (ce sera le
Journal d'un crivain, partir de 1873).
Un livre, un matre livre nous aide comprendre ce mystre de Dostoevski
corch, celui, enfin traduit, de Viatcheslav Ivanov, son Dostoevski, Tragdie,
Mythe, Religion. Le grand pote et mystagogue russe du XXe sicle tait un historien de la religion de Dionysos, et le dieu souffrant cartel est videmment sa cl
de lecture pour l'crivain souffrant et cartel que fut Fiodor Mikhalovitch, comparable dans toute la culture europenne Dante seulement, selon Ivanov. Car le
dieu souffrant, dispers et remembr, le dieu de la tragdie antique rvlait le
mystre de l'identit de la vie et de la mort. Or Dostoevski ne nous fascine tant
que parce quil a repris, avec la force d'Eschyle, mais dans le contexte de l'Europe
industrielle, ce thme ardent de l'identit de la vie et de la mort. Toutefois Dante
avait un guide : Virgile, et toute la sagesse antique, tandis que Dostoevski, selon
Ivanov, na point de guide, et se joint la foule des rprouvs. Celui qui avait
vcu le simulacre de l'excution capitale, qui avait connu l'cartlement comme
Dionysos, tel un processus d'individuation et de dissolution , revit sans fin cette structure dionysiaque de son tre. Le roman tait sa prire de remembrement, le
miracle de sa rsurrection, car il faisait se lever en lui le peuple des autres, c'est-dire Dieu.

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[302]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
B.

1874-1881 :
LA CORRESPONDANCE
DE DOSTOEVSKI,
OU L'ENFER VAINCU

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Je tiens pour phnomnale ma situation littraire : comment un homme


crivant systmatiquement contre les principes europens et qui s'est
jamais compromis avec Les Possds, autrement dit par son caractre rtrograde et son obscurantisme, comment cet homme-l, malgr tous les
europisants, leurs revues, leurs journaux, les critiques qui leur sont infods, peut-il nanmoins tre reconnu par notre jeunesse, notre jeunesse
dboussole, cette pourriture nihiliste et le reste ?

C'est son ami le Haut Procureur du Saint-Synode, Constantin Pobiedonostsev, que Fiodor Dostoevski crit ces lignes, en septembre 1879. Il nexagre en
rien : de rengat, partisan du rgime autocratique, il est en train de devenir l'idal
vibrant de toutes les jeunesses russes, y compris la plus nihiliste. Rien aujourd'hui,
ni personne, ne peut nous donner l'ide d'un tel enthousiasme universel comme

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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celui que cra le roman Les Frres Karamazov, ce roman-fable sur le meurtre du
Pre, et presque la veille de sa mort, le fameux discours de Moscou, prononc
l'inauguration de la statue de Pouchkine. On pleurait, on lui baisait les mains, on
se rconciliait, exactement comme dans l'pilogue du roman devant la pierre ,
lorsque Aliocha runit les enfants qui ont martyris le petit Hypolite.
La fonction cathartique de la littrature n'avait jamais jou un tel degr, et au
niveau de tout un peuple, depuis l'entourage du Tsar jusquaux plus humbles employes.
Le tome III de la Correspondance de Dostoevski nous livre la marche de
Dostoevski vers la naissance de cette uvre immense, sulfureuse et lumineuse
la fois. Plus de jrmiades concernant l'argent, Anna Grigorievna a mis en ordre
ses affaires littraires. Sa famille ne le harcle plus. Fiodor Mikhalovitch, pour la
premire fois de sa vie, crit toujours dans la fivre, mais sans avoir le couteau
sous la gorge. Aucune exgse ne remplacera la lecture de ce tome magnifique,
pour la toute premire fois traduit intgralement et excellemment comme les deux
premiers, par Anne Coldefy-Faucard, et surtout prsent par le matre des tudes
dostoevskiennes en France. Prsent nest pas le mot. Pour qui a lu l'uvre de
Catteau, c'est l'vidence son meilleur texte, dense, brillant, replaant avec aisance Dostoevski dans la chronique de sa vie, le mystre de son oeuvre au noir,
l'ampleur sans prcdent du problme mtaphysique embrass : l'origine du mal,
et le refus du monde tel qu'il est par la jeunesse rvolutionnaire. Le [303] pathtique dnonciateur des dmons incarne aussi le refus de l'acquiescement couard,
la rdemption par la rvolte sublime, la prsence-absence d'un Dieu personnel,
traqu par les hommes, mais les aimant un un, silencieusement, comme fait le
Christ dans la Lgende du Grand Inquisiteur .
Catteau, avec sa prface et son ensemble de notes, nous livre vraiment une
lecture profonde, haletante, prcise toujours, de la Correspondance et du grand
roman qu'elle annonce, dfend, prcise, que nous voyons quasiment natre. On
retrouve le critique flamboyant de La Potique de Dostoevski dans l'vocation de
la distribution caravagesque entre les tnbres de la nuit tragique et la lumire
de l'acte de foi en l'homme , mais on dcouvre aussi le philosophe en qute de
traces laisses par Renan ou par Fiodorov, l'auteur de la Philosophie commune,
qui prnait la rsurrection de tous les pres . Et l'ampleur des notes nous aide
saisir le dialogue ardent du Matre avec ses contemporains qui l'interpellent de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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partout, comme ces quatre tudiants de Moscou qui se plaignent d'avoir t battus
par des bouchers, ou encore avec l'tonnant Juif Kovner, le Pisarev juif , c'est-dire l'idologue que Dostoevski devrait har, mais non, il lui rpond avec sympathie et attention, mais sans prendre de gants : Jamais je n'aurais parl des juifs
dans les termes que vous employez pour les Russes. On croirait entendre une
polmique de nos jours, un dialogue acerbe d'aujourd'hui entre Soljnitsyne et tel
ou tel de ses contradicteurs. Le dialogue avec les contemporains est insparable
de la fournaise tnbreuse o s'labore la grande fable policire du Parricide. Ici
est le mystre du rapport direct entre Dieu et les penses drisoires souleves
par les gens , comme dit Kovner, c'est prcisment ce qui passionne et soulve
Dostoevski. Comme le peuple juif depuis quarante sicles !
La sincrit, voil ce qui sauve, ce qui sauve les rvolts purs, comme dira
plus tard Camus, ce qui sauve la jeunesse russe gare, le cynique Kovner qui
crit depuis son cachot, ou Aliocha doutant de son starets. Tous sont sauvs, fors
les insincres, et encore... Aprs avoir pntr dans le noyau de la fission de la
rvolte, Dostoevski voudrait en extraire tous les humains, comme la Vierge lorsquelle descendit aux Enfers selon un apocryphe quil aime tant et remploie dans
le roman. Il est hant par le rel mais un rel que l'on ne voit que dans la compression de la souffrance et l'clair de la prophtie. Luttant pied pied contre la censure interne de son rdacteur Lioubimov, la revue de Katkov, Le Messager russe,
qui le publie, il parle d'angoisse dans la recherche du nud du problme. Il voudrait soulever l'humanit pour la sauver. Son starets dclare : LEnfer, c'est
peut-tre l o l'on ne peut plus aimer.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

420

[304]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
C.

TCHKHOV
ET LA CATASTROPHE
DU XXe SICLE

Retour la table des matires

Dans LApothose du dracinement, Lon Chestov crit : On estime que le


couronnement des sciences positives est la sociologie, qui nous promet d'laborer
des rgles de vie commune si bien que le besoin, le chagrin et les souffrances disparatront jamais de la surface de la terre. Mais nest-ce pas une illusion ?
Pour Chestov, la Russie aime l'informe parce quelle veut en finir avec les
commencements et les fins dernires, parce que tout la pousse dans un grand
courant idologique qui embrasse tout, toutes les ides et toutes les reprsentations (et c'est prcisment ce qui fait le caractre propre au roman russe, fleuve
sans rives, telle notre Mre Volga dans le roman de Gontcharov Le Ravin). Et,
pour ces mmes raisons, la Russie rcuse une forme dexpos qui est affectionne
par l'Occident : l'aphorisme. La forme aphoristique, explique-t-il, est contraire
tout ce qui fait la spcificit de la pense russe.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

421

C'est l'informe, c'est mme l'apothose de l'informe, car enfin comment pourrait-on parler de forme acheve du point de vue extrieur quand
toute ma mission consistait prcisment maffranchir une fois pour toutes du problme des commencements et des fins ?

Chestov lui-mme recourt l'aphorisme mais d'une manire trs spcifique. Il


voque avec dgot la faon dont Socrate passe ses derniers instants, en croire
Platon : il parle, il parle ... La Russie ne fait pas autre chose que Socrate : elle va
mourir, mais elle crit, elle crit ... Les jours sont compts, mais le comte Tolsto
prche sans fin qu'il ne faut rien faire, la non-action . Comme si nous ne nous y
livrions pas dj assez comme a : Nous ne faisons rien une dose tout fait
suffisante...

Lcrivain est un gladiateur. Saltykov s'indignait de la position de quidam


(obyvatel) du lecteur, l'crivain, il crit son petit morceau, le lecteur il lit son
petit morceau... . Et c'est tout ! Eh bien non, Chestov nous dit que l'crivain veut
que le lecteur, aprs l'avoir entendu, parte l'assaut des citadelles. Et le lecteur, de
son ct, ncoute l'crivain que lorsque celui-ci crit avec le sang de son
cur . Alors quelle place y a-t-il pour l'aphorisme dans tout a ? Quest-ce que
La Bruyre viendrait faire l ?
Prcisment, relisons La Bruyre :
[305]

Giton est enjou, grand rieur, impatient, prsomptueux, colre, libertin,


politique, mystrieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de
l'esprit. Il est riche.

Tout est dit, tout est dans la pointe finale. Ou encore :

Le peuple na gure d'esprit, et les grands nont point dme : celui-l


a un bon fond, et point de dehors ; ceux-ci n'ont que des dehors, et qu'une
simple superficie.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

422

C'est magnifiquement formul, cisel. Et tout est dit ! Est-ce tout ? non, l'auteur est aussi un humaniste, pas seulement un observateur cruel. Faut-il opter ?
Je ne balance pas je veux tre peuple.
Tout le classicisme, le classicisme latin, franais surtout, vise cette forme
aphoristique, crer l'ide que tout peut tre dit, et mme que tout est dit , avec
ce petit rajout racoleur pour mes sensibles : je veux tre peuple .
Passons maintenant aux aphorismes de Chestov sur Tchkhov.

Anton Tchkhov dit la vrit non par amour ou par respect de la


vrit, et pas non plus, comme le pensait Kant, parce que le devoir nous
commande de ne pas mentir, mme si nous sommes menacs de mort.

Mais alors pourquoi donc Tchkhov dit-il la vrit ? Chestov soutient que
Tchkhov ne dit pas non plus la vrit par hrosme, emballement, ni sous l'empire d'une folle audace, ou encore par orgueil et par dfi envers le Ciel. ( Tchkhov
marche toujours vot, tte basse, et jamais n'adresse ses regards vers les cieux,
car l-haut, pour lui, il ny a aucun prsage lire. ) Eh bien alors, pourquoi donc
dit-il la vrit ? Parce que le mensonge a cess de l'enivrer... Et que dit ce diseur
de vrai, ce pravdaphile comme l'appelle Chestov ? Ce quil dit est trs simple,
et tient dans un aphorisme latin, repris par Hobbes : homo homini lupus...
Lhomme est un loup pour l'homme.
Vivre avec cet aphorisme en tte est chose difficile : Qui veut aider les
hommes ne doit pas mentir. Il faut dissiper la peur, la peur de soi comme celle
des autres.
Un contemporain de Tchkhov et de Chestov, Maxime Gorki, tait un grand
menteur, un apologiste du mensonge : que l'on relise son petit texte, une sorte de
fable en prose intitule : Au sujet d'un canari qui mentait et d'un pivert qui aimait la vrit . Le canari dclare : J'ai menti, c'est vrai, j'ai menti, car j'ignore
ce quil y a l-bas, derrire le bosquet, mais je voulais tellement croire et esprer ! Le problme est que Gorki, avec qui Tchkhov manifesta publiquement sa
solidarit lorsquil fut lu lAcadmie et que son lection fut refuse par le Tsar,
a effectivement normment menti au fur et mesure quil s'est laiss sduire par
Staline. Et la fable anodine de 1893 ntait pas anodine du tout.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

423

Chestov a bien vu que le thme tchkhovien par excellence, c'est le mensonge


soi-mme. Il dcortique un rcit de Tchkhont, intitul Un malheur . On y
voit le marchand Avdieiev qui a sign les yeux ferms les documents d'une banque aujourd'hui en banqueroute frauduleuse. Avdieiev ne veut pas se rendre
compte quil a tremp dans les malversations, et Tchkhov dmonte merveille le
montage du mensonge auprs des [306] autres (mais qui ne trompe personne) et
surtout auprs de soi. Mme aprs le jugement, aprs la condamnation, il faut
encore six mois Avdieiev pour renoncer au mensonge, cesser d'tre en colre
contre le monde entier, et commencer pleurer sur soi. Je me rends la maison
comme au supplice capital. Il nadmet la ralit que lorsqu'il vit venir lui faire
leurs adieux sa femme et son fils Vassili, lorsquil reconnut grand-peine dans la
petite vieille maigre et misrable son Elisavieta Trofimovna, nagure si corpulente et si vigoureuse, et lorsqu'il aperut sur son fils, au lieu de l'uniforme de lycen,
un veston trop court et us et des pantalons de coutil ; alors il comprit que son
destin tait dcid, quelle que soit la nouvelle dcision du tribunal, et que le pass
ne reviendrait pas. Et pour la premire fois depuis la dcision du tribunal et depuis
son incarcration, il chassa de son visage l'expression fche et il pleura amrement.
Ce rcit date de 1887, et il est intressant noter quil existe un autre rcit du
mme titre dat de l'anne prcdente. L, le malheur est moins grave : le petit
fonctionnaire Potoukhine est renvoy pour s'tre saoul une fois de plus. Il a surtout peur de rentrer la maison, c'est--dire quil redoute tant sa femme qu'il a
l'impression d'aller au supplice capital. Il en a si peur qu'il ne lui dit rien mais crit
un billet : J'ai fait la noce, j'ai t renvoy. Mais elle, elle lui donne encore un
peu boire, histoire d'allger son mal aux cheveux, et lui dit : Ne te laisse pas
dcourager ! Autrement dit, il s'est tromp sur sa femme, mais aussi sur le destin, car il retrouve une place et invente la morale de l'histoire : Le vice, ce nest
pas de boire, mais de ne pas comprendre les ivrognes. Et il ne passe jamais devant un ivrogne sans lui donner l'aumne. Et il a sans doute raison, ajoute l'auteur... autrement dit, mme si a finit bien, l'homme se ment toujours soi-mme.
Voici donc deux types de mensonges devant soi, l'un tragique, l'autre attendrissant : comme l'homme a peine ne pas se jouer une comdie dont il est la
premire victime !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Chestov continue son raisonnement en s'adressant au hros d'une morne histoire. Le professeur se demande s'il vaut mieux tre roi avec le droit de grce ou
crapaud envieux et morose.

Est-ce que le monde est devenu pire et moi meilleur, ou est-ce moi qui
suis devenu aveugle et indiffrent ? Si ce changement a eu lieu par suite de
la perte gnrale de mes forces physiques et intellectuelles, car je suis malade et je perds tous les jours du poids alors, je suis plaindre, mes nouvelles penses ne sont pas des penses normales, je dois en avoir honte et
ne pas en tenir compte.

C'est toute la perception du monde qui se modifie.

En moi ont lieu des choses qui ne conviennent quaux esclaves : jour
et nuit j'ai la tte obsde par des penses mauvaises.

Et s'instaure en lui une philosophie insidieuse, qui est celle d'Araktchiev :

Tout ce qu'il y a de bien dans le monde ne peut tre sans le mal, et toujours il y a plus de mal que de bien.

[307]
Ce Tchkhov-l ne saurait recourir la forme de l'aphorisme, prcisment
parce quil dfinit ainsi de faon informe notre prsence au monde, notre Stimmung, comme disent les Allemands, et que la prsence au monde ne saurait rpondre des aphorismes. Elle est toujours informe, informe et infinie. Cependant
Tchkhov affectionnait la forme aphoristique, en tmoignent ses Carnets. Nous y
lisons par exemple : Aller Paris avec sa femme, c'est comme aller Toula
avec son samovar. Ou encore : Le vice n'est pas un sac dans lequel nat
l'homme. Ou : Plus facile de demander de l'argent un pauvre qu un riche.
Aussi le Tchkhov de Chestov reste-t-il soumis une incessante torture : crer
partir de rien, ex nihilo , et dtruire tout le visible. Que ses personnages vien-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nent bout de la force destructrice en eux (Un malheur no 1) ou pas (Un malheur
no 2), peu importe ! Vae victis ! Dans la foule de Chestov, je dirais : Tchkhov
pratique l'aphorisme quand il se laisse aller au pessimisme absolu, la cruaut et
l'indiffrence. Il pratique l'informe quand il est un existentialiste. Il y a chez lui
beaucoup d'hommes moroses (le professeur d'Une morne histoire), il y a chez lui
quelques hommes heureux (Constantin dans La Steppe). Mais il nexiste pas de
critres qui permettent de prdfinir l'homme.
Chestov pressentait de toutes ses fibres la Catastrophe, c'est--dire l'croulement de la rationalit europenne. Comment lire Tchkhov aprs la Catastrophe ?
Contre les innombrables et insipides mises en scne de Tchkhov dans tous nos
festivals de thtre, o pas un Avignon ne se passe sans une douzaine de mises en scne tchkhoviennes plus ou moins indignes, plus ou moins bties sur
l'indigence thtrale et dont toute la philosophie est une banale potique de l'ennui, ce qui est quand mme trs rducteur, il existe aussi dans la littrature russe
d'aprs la Catastrophe deux appels Tchkhov qui me semblent trs forts et trs
significatifs : il s'agit de Grossman et de Gorenstein. Tous deux juifs, tous deux en
proie un pessimisme inspir par la prsence du mal dans le monde o ils ont
grandi, et en particulier l'abomination de l'hitlrisme ordinaire, et son reflet dans
le stalinisme et l'antismitisme d'tat en URSS. Grossman tait un bon Sovitique
jusqu sa dcouverte que la dnonciation de l'antismitisme et du gnocide juif
par Hitler navaient pas vraiment leur place dans la patrie du socialisme. Le Livre
noir confectionn sous sa direction et celle d'Ehrenbourg ne put pas voir le jour, et
du coup Grossman rvisa toutes ses positions et crivit une suite son grand roman de guerre : Vie et destin. Vie et destin oscille entre la dnonciation et la comprhension, et c'est finalement Tchkhov que l'auteur s'adresse en dernire instance. Je me rfre une grande conversation sur la littrature russe et le mal,
situe au milieu du livre. Les uns disent, il nous faut un nouveau Tolsto ('avait
t le mot d'ordre de la fin des annes vingt), les autres disent : Dostoevski ne
nous a servi rien, c'est en vain quil nous a mis en garde dans Les Dmons.
Tchkhov est mieux loti, dit Sokolov. Il est reconnu par la priode antrieure, et la ntre aussi lui fait place.
Tu parles ! lana Madiarov en frappant la table de la paume de ses
mains. Tchkhov chez nous nest reconnu que par suite d'un malentendu.
Comme d'ailleurs son successeur Zochtchenko.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[308]
Aprs quoi s'ensuit un hymne vritable Tchkhov qui, nous dit ce personnage, a pris sur ses paules tout le poids de la dmocratie russe avorte. Le chemin
de Tchkhov, cest le chemin de la libert. Nous, nous avons pris un tout autre
chemin. Or les personnages de Vie et destin reviennent plusieurs reprises sur
ce problme de la Russie et de la libert.

D'Avvakum Lnine notre humanisme et notre libert sont tendancieux, fanatiques, sacrifient impitoyablement l'homme une humanit
abstraite. Mme Tolsto avec ses homlies sur la non-rsistance au mal est
intolrant, et surtout ne procde pas de l'homme, mais de Dieu. Ce qui lui
importe, c'est que triomphe l'ide qui affirme la bont, mais nous savons
bien que les thophores tentent toujours d'instaurer Dieu en l'homme par la
force. Et en Russie particulirement, dans ce dessein, on ne s'arrtera devant rien, on nhsitera pas briser, tuer. Tchkhov, lui, a dit : que Dieu
s'carte, que les grandes ides progressistes s'cartent, commenons par
l'homme, soyons bons, attentionns envers l'homme, nimporte quel homme, que ce soit un vque, un moujik, un industriel millionnaire, un bagnard de Sakhaline, un serveur de restaurant. Commenons par le respect,
la piti, l'amour de l'homme, sinon nous narriverons rien. C'est a la
dmocratie, la dmocratie russe inexistante ce jour.

Celui qui prononce ces paroles, Madiarov, explique en outre que si l'tat tolre Tchkhov, c'est--dire le fait diter, c'est parce qu'il ne le comprend pas, parce
quil est incapable d'apercevoir en lui l'aptre d'une dmocratie.
On voit quel point Tchkhov joue dans cette conomie de l'espoir chez
Grossman un rle cach fondamental. Parce que Tchkhov existe, tout nest pas
perdu, le sang ne coule pas en vain, la Catastrophe est intrieurement surmonte.
Tchkhov joue un rle similaire et plus surprenant encore chez un autre grand
auteur de la Catastrophe, un autre juif, un auteur que certains ont pu taxer de russophobie tant ses jugements sont tranchants, violents, Friedrich Gorenstein... Dans
sa priode sovitique, avant d'migrer Berlin, o ce dtestateur des Allemands
s'est paradoxalement install, Gorenstein avait dj, lui aussi, manifest que
Tchkhov tait son refuge.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Tchkhov avait le talent de dcouvrir le bonheur aux endroits inattendus, non adapts cela, et de trouver du bien l o on ne l'aurait mme pas
cherch, dans des situations extraordinairement inappropries pour le bien.
C'est pourquoi dans le monde actuel qui a revendre moins de la foi fanatique et monolithique que de l'incroyance fanatique, dans ce monde o notre morale humaine doit se colleter pas seulement avec un adversaire
convaincu, mais aussi avec des forces confuses dont la direction est
contradictoire, trouble et fantomatique, dans un tel monde Tchkhov nous
est tout particulirement indispensable ; nous avons un besoin prcis de
Tchkhov, de son talent de remporter des petites victoires tactiques sans
hausser le menton comme les grands tnors, tous ceux qui ddaignent la
terre et ont les yeux fixs sur le ciel, sur une victoire stratgique globale
qui se perd dans le futur.

Ces phrases sont crites la veille du renversement du communisme, en octobre 1989, dans un pays qui sapprtait imploser, et o Gorenstein faisait appel
Tchkhov le [309] mdecin, le mdecin de zemstvo, l'observateur de l'immense
comdie humaine, et le dcouvreur de l'humain travers la bigarrure du social.
Tchkhov, crit-il, est comme la lune ou le soleil, une donne de notre monde.
Et le doux, le bon, le dlicat Tchkhov dans ce combat sera impitoyable.
C'est--dire renversera les fausses valeurs qui pullulent.
Chalamov dans ses Rcits de la Kolyma nous montre le gel de l'me, la paralysie de l'humain. Il crit dans Ration sche : Nous comprmes et c'est l'essentiel que notre connaissance des hommes ne nous donne rien d'utile dans la
vie. Gorenstein, malgr son pessimisme imprcateur, semble au contraire avancer l'ide que la connaissance de l'humain que nous donne Tchkhov aide dans la
vie ; elle ne donne pas de cl, mais elle dispose cette douceur impitoyable ,
qui n'est pas un trope, un oxymoron, mais la cl mme du monde tchkhovien.
Tous deux accordent Tchkhov un don de rsistance au desschement, la paralysie du langage humain.
Car le premier, Tchkhov nous montre lui-mme comme la vie peut s'engourdir, et le discours s'tioler. C'est le sens du terrible petit rcit Envie de dormir ,
o une jeune bonne commet un infanticide, touffe le bb dont elle a la charge,
uniquement parce qu'elle a envie de dormir . Mais l'crivain cherche quand
mme pntrer dans l'me d'autrui, pour comprendre par compassion cette terri-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ble envie de dormir qui nous prend parfois au milieu de la vie. Ou encore si
l'on prend le terrifiant personnage du rcit Le Petchengue , on retrouvera cette
somnolence de l'me en un homme qui a tout ptrifi autour de lui. Autour de la
maison elle-mme, la chouette hulule, monotone : je dors, je dors ! Au fond,
tant Gorenstein que Chalamov ont t hants par Tchkhov parce qu'ils ont cherch chez lui jusqu'o l'homme peut abandonner des parts de lui-mme, et comment il peut revenir la vie, dcongeler en quelque sorte...
Je conclurai en citant encore Chalamov, lorsqu'il voque cette cession par
l'homme de son tre, cette pouvantable diminution de sa prsence au monde.

Lun donnera son bras, l'autre son oreille, l'autre son dos, l'autre encore
son il. Toutes les parties du corps. Et toi, que vas-tu donner ? Il me regardait attentivement, j'tais nu. Tu donneras quoi ? Ton me ? Non, disje, pas elle. Lme, je ne la donnerai pas !

Un refus et une foi que tous deux, diffremment certes, ne trouvaient que chez
Tchkhov, pas chez les grands prophtes russes ou juifs qui avaient cru fournit la
bonne formule coups de trompettes, mais chez l'humble mdecin des mes et
des corps russes...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[310]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
D.

LA POTIQUE DE TOLSTO

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La comparaison entre Balzac et Tolsto est un topos vident pour les lecteurs :franais de Guerre et paix. Le philosophe Alain, qui a fait de Tolsto un de
ses matres, l'gal de Stendhal et de Balzac, crit ds 1908 ce que plus tard dvelopperont les formalistes russes, et leur suite Nina Gourfinkel 67 :

Les vraies ides de Tolsto, je les trouverai hors de sa philosophie,


dans ses romans, et mme justement dans les romans o il na point voulu
mettre des ides. Rsurrection est une belle uvre, certainement, mais qui
ressemble encore un peu trop une leon de morale. Guerre et paix, Anna
Karnine, voil les purs chefs-duvre. Ce sont des livres qui ne prouvent
rien. C'est une peinture vraie, sans psychologie bavarde. Rien nest expliqu et l'on comprend tout ; on fait bien mieux que comprendre, on voit.
C'est comme si l'on vivait avec tous ces gens-l, sans tre vu. Lun entre,
lautre s'en va ; on le retrouvera tout l'heure. Analysez ce quils disent ;
ce nest pas remarquable. On les touche presque, tant ils sont vivants.
Cherchez maintenant la ficelle ; il ny a point de ficelle. Vous ne trouverez
ni exposition, ni priptie, ni dnouement. Cela se noue et se dnoue du
mme train que la vie. 68

67
68

Nina Gourfinkel, Tolsto sans le tolstosme, Paris.


Alain, Propos, 8 octobre 1908, Pliade, page 102.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

430

Autrement dit le philosophe franais s'enchante de ne pas apercevoir les ficelles habituelles, de dcouvrir une nonchalance et une navet qui sont celles de la
vie. Proust aussi comparait souvent Tolsto Balzac, au dtriment de ce dernier.
Balzac est antipathique, crit-il, grimaant, plein de ridicule, parce que l'humanit est juge par un homme de lettres soucieux de faire un grand livre, dans Tolsto par un dieu serein. Chez Tolsto, tout est naturellement plus grand, comme les
crottes dun lphant ct d'une chvre. 69 Cependant Proust attribue la grandeur naturelle de Tolsto autre chose que l'anomie releve par Alain. Il crit de
Guerre et paix, toujours dans la mme note de date incertaine :

Cette uvre nest pas d'observation, mais de construction. Chaque


trait, dit d'observation, est simplement le revtement, la preuve, l'exemple
d'une loi dgage par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l'impression de puissance et de vie vient prcisment de ce [311] que ce nest
pas observ, mais que chaque geste, chaque action n'tant que la signification d'une loi, on se sent se mouvoir au sein d'une multitude de lois. Seulement, comme la vrit de ces lois est connue par Tolsto par l'autorit intrieure quelles ont eue sur sa pense, il y en a qui restent inexplicables
pour nous.

Voici donc deux grands admirateurs de Tolsto qui expliquent l'immense impression de fidlit la vie quil leur donne par des moyens opposs. Pour l'un
c'est l'absence de systme, et mme l'imbcillit de ses thses, pour l'autre c'est au
contraire la prsence d'un vaste systme, mais non expos, qui rendent si efficace
l'oeuvre de fiction de celui qui par ailleurs est aussi un moraliste, mais dont la
prdication ne les touche pas.
Alain a raison : il y a en Tolsto un refus absolu de raisonner, en profonde opposition son tolstosme qui va aller grandissant partir dune certaine date. On
s'en rendra compte en prenant une petite uvre, assez peu connue, mais trs caractristique de l'crivain : Bonheur familial. En 1959, pendant quil travaille ce
texte, Tolsto est nerveux, son ami Botkine crit Tourgueniev :

69

Proust, Contre Sainte-Beuve, Pliade, p. 657.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je le vois assez souvent, mais ne le comprends pas davantage


quauparavant. C'est une nature passionne, capricieuse et fantasque. Et
qui plus est, le moins adapt possible la vie avec d'autres gens. Il est tout
rempli duvres crire, de thories et de schmas, lesquels changent
presque chaque jour.

Lui-mme est absolument mcontent de ce petit texte, et il crit au mme Botkine, le 3 mai 1959 :

Quai-je fabriqu avec mon Bonheur familial ? cest une vraie tache
sur ma rputation non seulement d'crivain, mais d'homme... Pas un mot
de vivant ! Et une horreur de langue, rsultat d'une horreur de pense, inimaginable ... 70

Quest-ce que Bonheur familial ? C'est en deux parties l'histoire d'une trs
jeune fille qui tombe amoureuse de son tuteur, un ancien ami de son pre et un
voisin, homme plus g quelle, mais incarnation de la bont. Lauteur dcrit longuement, pas pas, l'namourement de la jeune fille, l'accord des deux mes, la
beaut du monde transfigur par l'amour. Puis la deuxime partie raconte leur
dsaccord : ils quittent la campagne, vont Ptersbourg, dans le monde, elle y a
du succs, elle oublie leur bonheur ancien, aux eaux, en Allemagne, elle cde
presque aux avances d'un bel Italien, ils rentrent en Russie, ont une explication
orageuse, elle lui reproche de lui avoir laiss sa libert, il explique quil fallait
quelle dcouvrt par elle-mme les valeurs de la vie, ils se rconcilient dans un
second bonheur, plus calme, et qui na rien de commun avec le premier. Aucun
vnement, aucune grande passion. Le rcit est crit au fminin, par la jeune
femme, ce qui est caractristique du dsir de Tolsto de pntrer dans les tres, de
changer de sexe, ou mme d'espce vivante, puisquil fera parler un cheval dans
Kholstomer.
[312]
Bonheur familial correspond une des hantises majeures de l'crivain : dcrire
le plus simple, et en particulier le bonheur. Tolsto s'est attach dans presque tou70

dition jubilaire, tome 60, page 296.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

432

tes ses uvres la description du bonheur, celui qui rgit la maison du comte
Rostov, o rgne une atmosphre d'namourement gnral, celui que ressent de
faon plus adulte Levine dans Anna Karnine, quand il dcouvre que Kitty l'aime,
quand il fauche avec ses paysans, ou encore la chasse. Laccord de l'homme
avec la nature se produit chez lui, comme pour tous les grands crivains nobiliaires de sa gnration, la chasse, mais il atteint alors une plnitude homrique.
Lharmonie du noble avec le paysan est la deuxime grande source de bonheur.
Les crtes de bonheur qu'prouve l'homme contredisent le christianisme et son
enseignement sur la chute et le pch. Mais elles contredisent aussi un autre pan
de l'uvre de ToIsto, qui est le sentiment de rpulsion envers les autres. En un
sens, Bonheur familial peut tre compar Lcole des femmes de Molire : un
homme plus vieux fait l'ducation et veut le bonheur dune jeune fille pure, et elle
s'mancipe. Mais il ny a pas une once d'humour en Tolsto, et il dtestait prcisment l'ironie, parce qu'elle souillait cette recherche de l'harmonie prtablie
entre les tres et entre l'homme et la nature. Il est rousseauiste jusque dans la
moindre de ses phrases, mais aussi parce qu'il savait quau fond de lui-mme tait
une violente dose de poison capable de dverser un fiel terrible sur les champs du
bonheur humain.
Lorsque je regardais devant moi l'alle o nous marchions, il me semblait
quon ne pourrait pas aller plus loin, que l-bas s'achevait le monde du possible,
que tout devait rester fig dans cette beaut. Mais nous avancions et le mur magique de beaut s'cartait devant nous, nous laissait entrer, et l-bas, semblait-il, il
devait y avoir aussi notre jardin connu, les arbres, les alles, les feuilles sches.
Ce mur magique de beaut qui s'ouvre devant les personnages de Tolsto est
toujours prsent. Son auteur tait mcontent de Bonheur familial parce qu'il avait
trop schmatis, que l'on voyait l'il nu les rouages du bonheur tolstoen. Et
aussi les rouages du dtraquement de ce bonheur. Nul besoin pour cela de grandes
preuves, de tribulations shakespeariennes (plus tard il va lacrer Shakespeare
parce que Shakespeare dtruit son idal d'art contagieux , o l'art suit la vie par
osmose). La seconde partie de Bonheur familial c'est l'histoire de l'embrumement
de ce bonheur. Il ne se passe rien que de trs habituel : la jeune femme s'ennuie,
son mari l'emmne contrecur dans le monde. Elle n'aura pas une liaison avec
un hros de notre temps , rien, ou presque rien, mais le scalpel de Tolsto met
nu toutes les inflexions de ce dtraquement. Oui, nous tous, dit-il, et vous en

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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particulier, les femmes, nous devons vivre toute cette sottise de la vie afin de revenir la vraie vie. Impossible de le faire rien qu'en croyant les mots de quelqu'un. Vivre la vie pour revenir la vie. C'est le cycle court et si banal de l'hrone de Bonheur familial qui dcouvre la souillure du superficiel. Mais c'est aussi
le cycle de Natacha Rostov, qui retrouve le bonheur familial aprs sa trahison du
prince Andr, et revient, grce Pierre, ce bonheur familial qui infusait avec
tant de force dans la maison de son pre. Les deux parties du rcit Bonheur familial sont trs simplettes, bonheur de tomber amoureuse, blandices de la socit et
de ses valeurs factices, retour [313] la famille, mais aprs l'preuve du temps.
Anna Karenine sera incapable de parcourir ce cycle tolstoen, mais Kitty et Levine le parcourent pour elle. Ils sont le grand rouage du bonheur familial, c'est-dire biologique, dans un monde qui sacharne le dtruire.
Aprs le bonheur familial, c'est le bonheur guerrier que Tolsto aborde avec
Guerre et paix. Il n'est toujours pas un crivain professionnel, il est un gentilhomme qui a servi, et qui a aim servir. Suars, en tudiant la photo o on le voit
en compagnie des auteurs du Contemporain, en 1856, est frapp de le voir en uniforme d'officier ; il se tient derrire les autres crivains, et il a plutt l'air de les
surveiller que d'tre leur compagnon. Officier, il veut sauver la Russie nobiliaire.
Il y aura toujours en lui du junker, comme dit mchamment Tourgueniev, et ce
junker restera mme sous l'anarchiste aristocrate. La guerre n'est pas ce que
vous pensez est la thse qui inspire ses tout premiers textes, militaires. C'est le
prototype d'autres reintements auxquels se livrera Tolsto plus tard, vis--vis de
l'art, de la religion, de la proprit. Dans Sbastopol en dcembre, Tolsto ne narre
jamais un fait militaire, il observe, il juge, il dtruit. C'est la mthode, si l'on veut,
de Stendhal avec Fabrice Waterloo, mais Stendhal est un militaire contre son
gr, et il oppose la jubilation de la jeunesse la grossiret de la guerre. La mthode de prdilection de Tolsto, c'est la juxtaposition de deux discours, ou encore
la discordance entre le discours et le geste. Lhpital est ici la porte d'entre dans
la guerre, comme plus tard il sera une part essentielle de Guerre et paix lorsquAndr verra Anatole amput non loin de lui. Tolsto narrateur s'adresse au lecteur comme dans les romans du XVIIIe sicle : Oui, vous tes srement dsappoint ... Vous passez au milieu des lits, et vous cherchez une physionomie
moins revche ... ou encore : Les mots vous manquent... C'est que le dcalage est norme entre l'apparence fausse de la guerre et sa ralit chaotique et gros-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sire. Dans Sbastopol en mai, la description est particulirement dissonante entre


la mort de Proskoukhine, qui se regarde mourir de l'extrieur, et la fausse mort de
Mikhalov. Le sentiment prvaut que c'est pas a (en russe ne to), c'est--dire
que prvaut une inadquation grossire et incomprhensible.
Le critique marxiste hongrois Lukacs dit que le grand thme de Tolsto est la
dsillusion : dsillusion dOlnine dans le rcit Les Cosaques, ou d'Andr et de
Pierre qui doivent abandonner leur admiration pour Napolon, ou leur enthousiasme pour la franc-maonnerie, dsillusion de Natacha aprs sa fuite avec Kouraguine, dsillusion dAnne et de Vronski qui voient leur amour fondre comme
dans Bonheur familial mais quaucun nouvel amour rassis et adulte ne peut sauver. Dsillusion du prince Nekhlioudov dans Rsurrection, avec cette diffrence
que dans ce dernier grand roman, la dsillusion est place demble ds le dbut
du roman et que le roman entreprend de narrer un retour l'idal.
Tolsto abhorre tout effet de distanciation comme il s'en trouve dans les popes, ou encore dans le roman historique, par exemple La Fille du capitaine de
Pouchkine. Au contraire, la distance entre nous et le hros doit s'annuler le plus
possible. Les rapports sont horizontaux, trs peu verticaux dans le temps (d'o les
accusations d'anachronisme dont fut l'objet Guerre et paix). Bien au contraire les
invariants dominent : on aime, on hait, on jalouse exactement de la mme faon
hier et aujourd'hui. Ds son premier rcit de guerre au Caucase, Tolsto, dans Incursion, reprend d'ailleurs la discussion que mne [314] Socrate dans le dialogue
de Platon Lachs sur ce qu'est et ce que n'est pas le courage 71 . Et il dmontre que
nest pas courageux celui qui en a l'air, et est courageux celui qui n'en a pas l'air.
Dans l'pilogue de Guerre et paix, Nicolas Bolkonski fait un rve, il voit Pierre et lui s'avancer la tte dune arme. Oncle Nicolas les arrte et fonce sur eux
deux, leur arme est compose de fils de la Vierge, lignes blanches obliques qui
emplissent l'air. Loncle Nicolas leur barre la route, Nicolas se retourne vers Pierre, mais Pierre nest plus l, son pre le prince Andr le remplace, mais il n'a pas
de contours. En le voyant, Nicolas se rendit compte que l'amour lui tait ses
forces. Cet ultime rve du jeune orphelin par quoi s'achve l'immense roman
met en confrontation les rveurs et les hommes de la ralit, son propre pre et
71

Cf. Georges Nivat, De paix dans la guerre guerre dans la paix , in Guerres et paix,
sous la direction de Michel Porter, Jean-Franois Fayet et Catherine Luckiger, Genve,
2000, p. 799-806.

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Pierre d'un ct, de l'autre Nicolas, son oncle, qui a su remettre de l'ordre dans la
maison Rostov, au prix de la rpression dune jacquerie paysanne. Ce rve fait la
part belle l'esprit de vaillance (Pierre) mais il donne le dernier mot l'esprit de
tnacit (Nicolas). C'est l'esprit des grands hommes qui l'emporte, celui de Plutarque, celui de Mucius Scaevola. Autrement dit Tolsto prouve la fin de son roman pope une grande jouissance clbrer ce en quoi il ne croit pas, et contre
quoi lutte toute son uvre. La ligne du roman familial contredit ici la ligne du
roman national : mieux vaut tre fidle un pre qui a chou, que servir une ralit quon approuve. Nicolas Tolsto clbre Plutarque par autodrision en quelque sorte.
La coexistence de deux idaux contradictoires est fondamentale dans la potique d'un Tolsto qui ne veut pas trancher, qui pense que la guerre est une boucherie, mais, comme Proudhon, qui fut son dieu au dbut des annes 1860, pense
aussi que la guerre tranche dfinitivement des diffrends, sans que le droit ait rien
y voir. Koutouzov somnole pendant le fameux conseil de guerre qui prcde la
bataille de Borodino, mais cest lui qui gagnera la guerre des Scythes. Et si
Pouchkine a crit son pome Le chef de guerre pour plaindre Barclay de Tolly, l'auteur du plan de guerre, relev de ses fonctions par l'Empereur au tout dernier moment en raison de son origine trangre, Tolsto, lui, n'a nullement ce
scrupule : la petite Malacha qui observe le grand-pre somnolent depuis le pole
comprend trs bien le fond des choses :

Malacha, qui regardait les yeux carquills tout ce qui se passait devant elle, comprit tout autrement le conseil de guerre. Il lui semblait que
c'tait seulement une lutte personnelle entre Grand-pre et Longues
basques , comme elle appelait Bennigsen.

Et elle a raison, Koutouzov, qui sait que la patience et le temps sont les meilleurs allis a dam le pion au gnral trop intrpide. Aprs le conseil de guerre de
Fili, quand la dcision d'abandonner Moscou a t prise, Koutouzov, pour mieux
illustrer la philosophie de l'histoire de Tolsto, avec un naturel surprenant dit son
aide de camp : Non, mais je ne m'attendais pas cela et se demande intrieurement : Mais quand donc a t prise cette dcision, l'abandon de Moscou ?

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[315]
Le monde paysan, que Tolsto connat trs bien, auquel il consacre quelques
annes de sa vie quand il fonde l'cole de Iasnaa Poliana pour mettre en uvre
les ides du romancier allemand Auerbach dans son roman La Vie nouvelle 72 , est
la troisime grande source de bonheur vcu. La vie est alors le meilleur des textes
crire, surtout pas dans une version hroque, mais dans une humble version de
service du peuple. Tolsto se prsenta Auerbach Berlin, en 1861, en lui disant :
Je suis Eugne Bauman , c'est--dire je suis le hros de votre roman, l'aristocrate qui emprunte l'identit d'un simple instituteur dsireux de fuir en Amrique,
tandis que lui va rester au service du peuple et des enfants. tre autres, sortir de sa
petite identit, entrer dans la grande identit collective, ce nest pas seulement une
ide de Tolsto, c'est aussi un lment profond et rcurrent de sa potique. Que
penserait de nous Platon Karataev, demande son mari Natacha la fin de Guerre et paix, en faisant, elle aussi, fusionner la vie avec le peuple, un personnage de
roman avec un autre personnage de fiction, comme si l'imitation de la vie devait
s'exercer dans le texte comme dans la vie. Le service du peuple (oppos l'idologie socialiste qui nest pas au service immdiat des hommes) tablit un pont
entre le barine et le serf, un pont que toute l'uvre littraire de Tolsto va tenter de
jeter, dans un lan fusionnel, mais absolument pas sentimental, et prend souvent
des tournures dramatiques. Peu aprs Bonheur familial, il crit une nouvelle qui
met en face le barine et le monde paysan, Polikouchka. L aussi deux parties, une
opposition simple. Polikouchka, est un serf domestique, bon artisan, mais hbleur,
voleur, poivrot. Il a femme et enfant, et la barynia s'est prise de lui parce
quaprs un larcin il lui a demand pardon, et elle pense l'avoir sauv. Le village
dlibre sur le choix de trois recrues quil faut envoyer l'arme. La barynia
pargne Polikouchka, et du mme coup condamne une famille qui a trois jeunes
hommes en envoyer un des trois. Elle ne pense surtout pas payer un remplaant, tout en se figurant tre trs humaine. Le mir qui dlibre est lui aussi cruel,
le pre et oncle des trois jeunes, Doutlov, est un vieillard svre qui ne pense
mme pas racheter son neveu. Polikouchka perd une enveloppe avec l'argent
de la barynia, il se pend, et son dernier-n s'touffe dans la panique qui rgne
72

Voir l'excellent ouvrage fondamental de Boris Eikhenbaum, Lev Tolsto, en deux tomes,
Leningrad, 1928 et 1931. Les deux parties sont reprises ensemble dans l'dition de Tchizevski chez Fink Verlag en 1968.

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lorsque l'on dcouvre son corps au grenier. Lenveloppe est retrouve la barynia
nen veut plus, elle en fait cadeau au svre vieillard qui la lui rapporte. D'abord il
songe se l'approprier, puis se repend, et rachte son neveu. On a l un des
trs grands rcits paysans de Tolsto, o il montre la complexit sociale du village
et de ses institutions dauto-gouvernement l'intrieur du rgime de servage. Et il
commence montrer cette chane du mal que cre l'argent. Il dveloppera l'ide
jusqu' l'outrance d'une allgorie fanatique dans Le faux coupon. Comme il dveloppera l'extrme le thme de la cruaut paysanne dans le drame Puissance des
tnbres. D'ailleurs le principe narratif de Polikouchka ressemble celui d'un
drame : aucun jugement port, les faits cruels, l'indiffrence de la plupart des
spectateurs, les mmes invariants sont l'oeuvre du haut en bas de l'chelle sociale. Ce nest plus le bonheur familial, mais le malheur social, bien que personne
n'ait voulu le mal, et qu'il n'y ait pas de meurtre commis. Le tragique agit ici dans
un contexte auquel [316] il nest pas habitu, ou plutt le lecteur europen nest
pas habitu : le Tolsto juge, lieutenant de l'ternel sur cette terre est n, et il va
exercer ses forces sur des segments de plus en plus grands de la socit.
Le projet d'un vaste roman historique a pris forme trs tt, lorsquil a voulu
crire un anti-Herzen au sujet des Dcembristes : montrer que les anciens rvolts
vnrs par toute la Russie librale ne sont pas des hros, mais des hommes avec
toutes leurs faiblesses. Comme Thackeray, il a en tte un roman sans hros, une
sorte de Vanity Fair, o les personnages sont aux prises avec les plus grands
mouvements de l'histoire qui soient. Lencyclopdie de la vie humaine doit tre le
liant, non le tragique, ni l'pique, ni le lyrique. Et il choisit pour ses personnages
les moments les plus fluides, et en particulier fonde sa potique du roman sur les
actes manqus, les oublis, les rves insolites, les bvues du destin. Bref les moments o le hros n'est pas matre de soi par dfinition. Le texte donne l'impression de bafouiller, le dessin dtre un brouillon. Aussi la mise la scne de Guerre et paix par Fomenko Moscou en 2000 est-elle une remarquable interprtation
de ce flou tolstoen : on a l'impression de dessins crits dans les marges, d'esquisses avortes, de pas de danse sans achvement. C'est un roman statique finalement que Guerre et paix parce quune scne chasse l'autre, et que l'on a l'impression, comme dit Andre Bily, de cubes d'enfants, qui devraient composer un
paysage, mais il faut les empiler... Depuis le brouillon des Dcembristes, Tolsto
na fait que reculer l'action dans le temps, c'est--dire remonter le temps de la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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vieillesse du hros et l'histoire dj faite vers la jeunesse et l'histoire qui bafouille


encore. Le rcit sur les Dcembristes est situ en 1856, mais ensuite on remonte
1812, puis 1805. Mais en somme les causes restent toujours inconnues, et le
mieux est de changer les dcors et de remonter le temps. Et parmi tant de scnes
qui arrtent le temps, ces scnes de remmoration, de souvenirs esquisss, de
mots entendus en rve, ou en semi sommeil, retenons la scne si frappante du
demi-sommeil de Pierre qui prend part en civil la bataille de Borodino, et rve
d'tre soldat, rien que soldat, c'est--dire entrer de tout son tre dans cette vie
commune . Il entend une voix et cette voix dit qu'il faut atteler, mais lui entend
qu'il faut accorder. La proximit des deux mots devient paronomase apocalyptique, rvlation smantique par le dplacement phontique, zapriagat et sopriagat
se confondant.

La guerre est la plus difficile subordination de la libert humaine aux


lois de Dieu, lui disait une voix. La simplicit, cest la soumission Dieu,
pas moyen d'y chapper. Eux sont simples, eux, ils ne parlent pas, ils agissent. Le mot dit est d'argent, le mot tu est d'or. Lhomme ne saurait rien
possder tant qu'il craint la mort. Mais celui qui ne la craint pas, tout appartient. S'il n'y avait plus de souffrance, l'homme ne connatrait plus de
limite, et il ne connatrait plus soi-mme. Le plus difficile (continuait en
rve de penser ou d'entendre Pierre), consiste savoir accorder dans l'me
le sens de tout. Tout accorder ? se disait Pierre. Non, il est impossible
d'accorder toutes les penses, mais il faut les atteler, voil ce quil faut !
Oui, c'est a, atteler ! atteler ! rptait Pierre avec un enthousiasme intime,
sentant que ces mots taient les seuls qui pouvaient exprimer ce quil voulait exprimer, et quainsi trouvait sa solution tout le problme qui le torturait. Oui, c'est accorder quil faut !, il est temps d'accorder ! Faut atteler, Votre Excellence, il est temps !, rptait une autre voix. (Guerre et
paix, Tome III, partie III, chapitre IX)

[317]
Laccord gnral est la vise philosophique et potique de Tolsto. Les crtes
d'enthousiasme intime, de bonheur intense et indicible sont les moments o
l'homme tolstoen accorde tout avec tout. Et ces moments sont dus, comme ici,
des tats de demi-sommeil, de baisse de la vigilance psychologique et potique
des mots. Constantin Lontiev a t le premier relever, dnombrer et expliquer
chez Tolsto ces demi-dlires, comme celui du petit capitaine Touchine qui, sous

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la mitraille, a l'impression que quelqu'un fume la pipe. Il ne s'agit pas du tout


d'une mtaphore, mais d'un tat de semi-dlire. Dans Anna Karenine, les rves
jouent un rle qui dans d'autres rcits pourrait tre dfini classiquement comme
prmonitoire, la manire des rves de lAntiquit, mais le petit moujik arm du
marteau qui poursuit Anna dans son rve est avant tout une hallucination sonore.
Indubitablement, ils enchantent par l'exactitude scientifique, dirais-je, de la
psycho-mcanique de Tolsto 73 dit justement Lontiev, en analysant ces rves. Nanmoins, ils ont indubitablement plus de liaison avec la trame logique de
la fable dans Anna Karenine que dans Guerre et paix, ce qui fait d'Anna un roman
nettement plus europen , plus classique que Guerre et paix.
Il ny a pas que les rves, les attelages de mots, les occurrences fantasmagoriques de concrtion phontique jouent galement leur rle dans le cheminement
psychique de la narration. Ainsi, la fin du second tome de Guerre et paix, survient un moment de tristesse dans la maison des Rostov. Natacha est fiance, mais
supporte mal l'absence du prince Andr. Elle demande au bouffon : Quest-ce
que je vais mettre au monde ? Le bouffon rpond : De toi sortiront des puces,
des libellules et des faucheux. Elle monte l'tage chez le matre de danse et
entend une conversation sur la chert compare de la vie Moscou et Odessa. Et
brusquement elle dit : Lle de Madagascar. Ma-da-gas-car, reprit-elle en accentuant chaque syllabe, et, sans rpondre Mme Schoss qui lui demandait de quoi
elle parlait, elle sortit. A son frre Ptia qui la rencontre elle demande de la
prendre sur son dos, puis saute terre en criant : Plus besoin ! l'le de Madagascar ! Les quatre syllabes Ma-da-gas-car sont un talisman phontique qui fait
remonter la prime enfance. Natacha et Nicolas se remmorent le jour o ils ont
cru apercevoir dans le cabinet de leur oncle un ngre totalement inattendu. Le
ngre est reli aux quatre syllabes magiques. Et tout l'enchantement de l'inconscient masqu par la culture. Autant de dclics de l'inconscient, ou du demiconscient, que l'auteur fait fonctionner pour crer un monde statique, o prsent,
pass et futur se tlescopent, et composent une contre magique, un royaume
magique . La remmoration peut dailleurs aller plus loin que la naissance, et
Andre Bily s'en est souvenu en crivant son petit texte de souvenirs d'enfance et
d'avant-enfance, Kotik Letaev.
73

K Leont'ev, Analiz, stil' i vejanie. 0 romanah gr L. N. Tolstogo. Kritceeskij etjud, Brown


University Slavic Reprints, Providence, 1965, P. 70.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le tolstosme a nui Tolsto ; il a nui son criture lorsqu'il s'est transform


en prdicateur, certains de ses textes sont aujourd'hui illisibles, comme son trait
Du sens de la vie ; les lecteurs sautent rgulirement les longs dveloppements
dans Guerre et paix sur les forces obscures qui mnent l'histoire d'hommes.
Homme du XVIIIe sicle, Tolsto est un imitateur de Sterne, un admirateur de
Rousseau, il aime les explications [318] mcanicistes lorsquil s'agit de l'histoire,
il voit d'immenses mcanismes l'oeuvre de faon indpendante de la volont des
hommes, des sortes de manufactures de la socit. La conversation mondaine
(dans le salon Ptersbourgeois de Mlle Sherrer) et les flux et reflux des armes
sont des mcanismes qui obissent des lois de la physique sociale, et non du tout
au vouloir des beaux parieurs mondains ou des gnraux d'tat-major. Et ce mcanicisme de Tolsto fait parfois de lui un auteur d'une particulire scheresse, en
contraste avec cette intoxication du vivant qui est le fondement de sa potique.
Il est un des meilleurs peintres de la femme : sa Kitty, son Anna sont des portraits
de femmes d'une grande profondeur, et nous avons vu que ds Bonheur familial, il
s'exerce crire au fminin afin de pntrer dans le monde psychique de la femme. Mais le thoricien qui s'emporte contre les femmes parce que l'oeuvre de
chair est oeuvre de Satan prte sourire. Il parlait du sexe et de la fornication
avec une brutalit biblique, a dit Gorki. Il lui manquait totalement la culture antique, la culture du priapisme antique, et Thomas Mann 74 voit ici la diffrence
entre Goethe (quil admirait) et Tolsto. Tous deux trs pris de leur corps, tous
deux trs biologiques , mais l'un transfigurant la force du dsir priapique en
mythe antique, l'autre en remords d'ascte chrtien qui s'autolacre. La Sonate
Kreutzer en est le rsultat le plus connu. La force de sentir le corps et le dsir y est
condamne, mais condamne de manires contradictoires, comme toujours chez
Tolsto : il y a le rcit, et il y a la postface. Cette dernire est peu convaincante,
tandis que le rcit de Pozdnychev a une force bousculante. Pozdnychev na pas
expliquer, ni justifier, ni regretter l'enfer quil a cr pour sa femme et pour lui :
l'enfer est l, c'est une donne de sa vie, cest l'envers des crtes de bonheur qui
font aussi Tolsto et son monde. Il suffit de lire cette phrase :

74

Thomas Mann, Gthe et Tolsto, Paris-Neuchtel, 1947.

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Parfois je la regardais verser le th, elle balanait une jambe, elle portait la cuiller sa bouche, aspirait en elle le liquide et je la hassais justement pour cela, comme si c'tait la plus repoussante des actions.

Lintoxication de la vie est devenue l'empoisonnement de la vie, le sensuel


Tolsto a t retourn comme une peau de lapin... Les tentations du Pre Serge
font penser aux tentations des Pres du Dsert, mais sont serties dans une fable
dmonstrative o l'asctisme nest quune passe, fausse, de la vie spirituelle. Mais
c'est bien la force priapique du dsir qui secoue le texte lorsque la visiteuse vient
nuitamment frapper la porte de la masure de l'ascte et que celui-ci regarde tressauter le crochet. Pour finir, on le sait, il s'amputera d'un doigt, en attendant de
s'amputer de l'organe de Priape. Marie Smon l'a bien dit : Tolsto est le pote de
la sacralit du corps et du sexe, mais il est aussi un froce et trs ridicule dnonciateur du sexe, et un dtestateur grotesque de la femme. 75
Son ami, le pote Fet disait :

Il est extrmement intressant d'observer, ft-ce du coin de l'il,


comment fonctionnent les rouages moraux d'une machine aussi remarquable que Lon Tolsto. Il faudrait tre idiot pour s'quiper soi-mme et
branler en soi de pareils rouages.

[319]
Tolsto le philosophe pense que le Nirvana est un rien qui est tout dans la vie,
il conduit ses personnages vers l'apprhension du Nirvana, tel le prince Andr
regardant le ciel au-dessus de lui Austerlitz. Essayant de comprendre les contradictions de Tolsto et de les interprter, l'essayiste anglais Isaiah Berlin a lanc sa
thse sduisante du renard et du hrisson . Se rfrant un vers dArchiloque
qui dit le renard sait beaucoup de choses, mais le hrisson en connat une grande , Berlin fait de Tolsto un hrisson qui aurait, paradoxalement, galement
l'instinct d'un renard. C'est--dire qu'il veut dmontrer une thse, une grande cho75

Marie Smon, Les femmes dans l'uvre de Lon Tolsto ; Paris, Institut d'tudes slaves,
1984.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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se son obnubilation par le pch, sa lutte contre les hros , sa ngation des
glises tablies, tout le corpus du tolstosme , mais il a un instinct de renard
fouineur, divaguant, qui court un peu partout. Berlin le compare Joseph de
Maistre qui prche une sorte de christianisme despotique aux antipodes de Tolsto, mais est, lui aussi, un observateur paradoxal des dsordres quil hait. Le mcanicisme de Tolsto, lve de Diderot, La Mettrie et Cabanis explique l'aridit de
certains champs tolstoens ; son instinct de renard, son intoxication par la vie expliquent l'admiration qu'il inspire Alain ou Proust.
En somme l'identit du personnage et plus gnralement de l'homme est le
grand problme de Tolsto et la cl de sa potique. Dans Rsurrection, qui est un
roman combien plus didactique que les deux grands prcdents, il a lui-mme
dfini l'homme comme une fluidit, un coulement du biologique. La confession
est un genre qui le hante, et mme la confession dans un journal quotidien, afin de
retenir le vivant. Mais il y a deux sortes de tentatives dans son uvre, l'une qui est
le journal pour soi, ratur, et hant par l'examen de conscience, la confession des
pchs de la chair, les rsolutions prendre ; c'est le journal calviniste , si l'on
peut dire, de Tolsto. Lautre qui est crit comme une oeuvre d'art, adress un
lecteur, et qui tente de restituer le temps dans sa texture mme ; c'est la fameuse
Histoire de la journe d'hier, qui dcrit le 25 mars 1851, mais narrive en fait qu'
dcrire la veille de cette journe. Tolsto ici est l'lve de Sterne, dont il s'exerce
d'ailleurs traduire en russe le Voyage sentimental. Chacune des deux tentatives
fonde une sorte de potique de la course de l'criture derrire le temps, ou plutt
la dure. Course condamne, bien sr, comme celle dAchille derrire la tortue,
mais qui reviendra longtemps encore dans les grandes trames romanesques que
l'on peut souvent dcouper en autant de tentatives d' histoire de la journe
d'hier . Il admire et fait traduire, dite le Journal dAmiel parce que ce quAmiel
crivait pour lui, sans songer la forme, tait plein de vie et de naturel, alors que
ses traits taient morts. Il admire le Rousseau de la Confession dun vicaire savoyard, parce que l'ide d'un dieu qui parle directement au cur, hors de toute
forme, l'enchante. Devenir autre, chapper au moi parce que l'homme est toute
fluidit et na pas de contour propre. Ainsi il tentera de devenir le simple scribe de
la vie, et ce sera l'tonnant petit texte Destin de femme, recueilli sous la dicte
d'une paysanne de Iasnaa Poliana et repris avec enthousiasme par l'crivain, publi par lui en 1902 dans son Mdiateur (Posrednik). Car il s'agit vritablement

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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d'tre un mdiateur, un fil conducteur laissant passer la vie. Ce qui l'enchante,


c'est l'entre en matire si simple, in medias res (comme Tolsto l'avait appris de
Pouchkine, et comme commencent ses deux premiers grands romans), c'est la
langue paysanne concise, forte, peu image, mais toute dans l'nergie des verbes.
Vidno, ne moja volia propiti menia. Impossible de [320] traduire tel quel ce
court passage dans aucune autre langue europenne. Cela donnerait peu prs
ceci : Sr, c'est pas ma dcision, on ma bue (c'est--dire livre un fianc
sans mon consentement, en buvant avec le futur beau-pre).
Cette fuite de Tolsto dans l'intraduisible, dans la vie populaire mise nu, c'est
aussi la fuite tolstoenne, celle qui le tourmenta toute la fin de sa vie, l'instar
du starets Fiodor Kouzmitch, dont la lgende voulait quil tait Alexandre Ier
ayant fui la couronne, aprs substitution d'un autre corps Taganrog. Tolsto en a
fait un rcit la premire personne. Le starets Kouzmitch a su fuir, Tolsto fuira
Astapovo, la potique de Tolsto fuit vers le radicalement primaire, primitif, essentiel. Tout en maudissant l'art, le faux art, l'art qui se veut art et donc ne l'est
pas, Shakespeare y compris. Son dernier chef-duvre est une uvre posthume,
Hadji Mourat. Le vieux matre y porte ses ides fixes, son intoxication du rel,
son laconisme voulu, imit de l'art brut, du parler paysan l'extrme point de perfection, une perfection la fois voulue et honnie. Ltude des brouillons montre,
comme trs souvent chez Tolsto, que le premier jet tait beaucoup plus violemment ironique, agressif envers la civilisation et le colonialisme russe quil dnonce et caricature en la personne de l'empereur Nicolas Ier. Il en allait de mme dans
les brouillons de Rsurrection o Karnine tait infiniment plus grotesque. Mais
ensuite le matre gomme l'ironie, il ne renie rien de sa violence, mais
l' intoxication par le rel prend le dessus. Par ce sujet Tolsto revient ses dbuts, la potique du Caucase, si forte chez lui, mais il nest plus son propre personnage comme dans Les Cosaques, il devient le greffier du rel, rapportant le
destin et la mort tragique de Hadji Mourat avec une extrme sobrit, un laconisme dramatique et surtout tranger tout psychologisme. Il note le 21 mars 1898,
en pleine rdaction du rcit : Il existe un jouet anglais, le peep-show. Sous un
verre apparaissent tantt une chose, tantt une autre. C'est ainsi qu'il faut montrer
l'homme Hadji Mourat, l'poux, le fanatique, etc. 76 Cette rflexion sur le kalidoscope humain illustre la potique du rcit o les scnes dfilent dans une indif76

dition jubilaire, tome XXXV, p. 594.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

444

frence apparente au jugement moral. C'est le prologue qui donne la cl, ce prologue sur la bardane aperue dans un foss, au milieu d'autres fleurs, norme chardon moiti mutil par la roue d'une charrette, mais qu'admire longuement le
narrateur (tel tait le premier titre du rcit : La Bardane). Ce long prologue sur les
fleurs d'automne au bord des chemins, le bouquet que cueille le narrateur, le chardon (appel aussi en russe le tatare ) qui aussitt cueilli se fane, font merger le
souvenir de cet homme-chardon, dont la tte coupe fut promene par les Russes
de place forte en place forte aprs son vasion et sa mort violente.
Dieu, quelle nergie !, pensai-je, l'homme a tout vaincu, il a ananti des millions de plantes, et celle-ci ne se rend pas ! Et il me revint en mmoire une ancienne histoire du Caucase, dont je fus partiellement tmoin, que j'ai partiellement
recueillie auprs de tmoins, et que j'ai complte par l'imagination. Cette histoire, telle quelle s'est forme dans mon souvenir et dans mon imagination, la voici.
[321]
Et la fin du rcit ces deux lignes laconiques : Eh bien cette mort, elle me
revint en mmoire la vue du chardon cras au milieu du champ ventr.
Cette potique que l'on pourrait baptiser la potique du Chardon est le
dernier mot du matre : l'antipsychologisme, le primitivisme, l'admiration de
l'homme non corrompu par la civilisation (le Tchtchne contre le Russe), du parler non corrompu par l'europanisme (le paysan contre l'intellectuel), le refus de
juger 77 (tout en condamnant les matres et les agresseurs), le retour une sorte de
narration pure, mais sertie dans la mtaphore botaniste : Tolsto nous le dit,
l'homme est simple nergie, l'art est nergie de vivre, la fuite hors de l'art est le
grand art, la plus belle nergie.

77 Mark Aldanov, dans un petit livre fort intressant, L'nigme de Tolsto (Berlin, 1923), fait
remarquer que dans une lettre son frre, cinquante ans plus tt, Tolsto avait voqu l'pisode de
la reddition de Hadji Mourat aux Russes en la qualifiant d' acte abject . Le personnage ntait
pas encore entr dans le cercle enchant de la potique du chardon...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

445

[322]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
E.

NON AU TOLSTO
DE POCHE !

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Lditeur russe de Guerre et paix de poche, Zakharov, a le mrite d'afficher


les couleurs. Premire rdaction du roman : 1 deux fois plus courte, et cinq
fois plus intressante, 2 presque plus de digressions philosophiques, 3 cent
fois plus facile lire : tout ce qui est en franais est remplac par une traduction en russe de lauteur lui-mme, 4 beaucoup plus de paix que de guerre ! 5 Le prince Andr et Ptia Rostov restent en vie ! Plus hypocrite, l'diteur franais ne parle que d'un Tolsto de poche d'un tiers plus court , o les
rflexions philosophiques sont rduites l'essentiel, et o l'action est resserre .
Si bien resserre, amoureux de Tolsto, que vous ny trouverez plus ses longueurs et sa gaucherie narratives (qui sont un analogue dcriture de la balourdise
de Pierre Bezoukhov). Ne cherchez donc pas Platon Karataiev ! il a disparu, ne
cherchez pas la splendide mort de Ptia dans la charge des partisans que commande Dolokhov, ni la fugue musicale qui emplit tous les recoins du ciel, et dont
Ptia, qui ne connait pas la musique, se sent l'invisible chef...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Certes l'immense fugue de Guerre et paix nest pas sortie tout arme du cerveau de Tolsto. Certes il a longuement pein, hsit, et le texte prsent a bien
exist, quelques infidlits graves prs. C'est un rudit sovitique, Zadenchnour, que l'on doit les minutieuses recherches et descriptions de tous les manuscrits, de tous les repentirs, et de la marche de l'auteur vers ce texte antiromanesque, anticanonique, dont il tait fier et mcontent la fois. Mais il n'en reste pas
moins vrai que l'uvre enfin complte, avec ses digressions philosophiques, avec
les discours de sagesse de Platon Karataiev, avec la mort en fugue de Ptia Rostov, avec le dernier soupir du prince Andr et le chagrin de Natacha face la blessure bante de l'tre, a connu de nombreuses rditions du vivant de l'crivain, et
mme si c'tait la comtesse qui s'en occupait, rien, strictement rien ne conduit
penser que son mari ntait pas au courant et dsapprouvait. Et donc rien ne donne
le droit moral de raccourcir et modifier le chef-d'uvre.
Le traducteur a mme cru bon de moderniser le franais de Tolsto tel quil fut
crit pour les passages en franais, et il a donc aplati ce sabir savoureux de la haute aristocratie russe qui combattait Napolon en dissertant dans la langue de Rivarol. L aussi, s'il est vrai quil y eut une rdaction o Tolsto, pris de repentir,
tourna en russe les rouages en franais de sa machine conversation mondaine, il
nen reste pas moins que les ditions dfinitives comportent cet lment important
d'une diglossie, d'un ddoublement [323] linguistique qui marque la nature dnationalise de la haute socit russe. Cet lment, hautement satirique, annonce les
infiltrations langagires chez Nabokov, quand franais ou anglais s'immiscent
dans le rcit russe, ou le russe dans l'anglais de Pnine. Ce sont les Arlequins de
Nabokov, et Tolsto aussi a les siens. Le traducteur a consciencieusement agi
comme un cancre qui, pour dissimuler ses emprunts au dictionnaire Gaffiot, modifie un mot par-ci, un mot par-l... Bien sr il y a de l'artifice recourir en traduction aux jeux typographiques pour distinguer le en franais dans le texte de ce
qui est traduit du russe, mais toute la partie du roman sur le schisme entre haute
socit russe et peuple russe porte prcisment sur cette diglossie artificielle, avec
les anecdotes que l'on ne peut dire quen russe, les laquais qui font semblant de
comprendre le franais, et ce dragon de Mme Akhrossimova qui ne parle jamais
que le russe...
Un des titres que Tolsto hsita donner son uvre avant quelle ne devienne ce que nous connaissons fut Tout est bien qui finit bien. Loeuvre tait divise

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en quatre parties : A Ptersbourg , A Moscou , A la campagne et La


guerre . Certes l'esprit de Tout est bien qui finit bien est finalement prserv grce l'pilogue (disparu, videmment, dans l'dition du Seuil), en ce sens que la
machine du temps historique et biologique qui a lentement tourn ses meules dans
l'immense roman finit par revenir au point de dpart, qui est la nursery, non plus
celle de la maison du charmant et superficiel comte Rostov, o une bande d'adolescents est en tat de perptuel namourement, mais celle de Natacha et Pierre,
grandis, mris par les preuves.
Sais-tu qui je pense ? Platon Karataiev. Que ferait-il ? est-ce qu'il t'approuverait ? demande Natacha son mari. Non, il ne mapprouverait pas, dit
Pierre aprs avoir rflchi. Ce quil aurait approuv, cest notre vie de famille. Il
dsirait tellement voir partout la beaut, le bonheur, la paix, que je serais fier de
nous montrer lui. Tolsto a beaucoup hsit, oui, mais en dfinitive cette approbation-l lui tenait au cur. Guerre et paix, crivait-il en 1868, est-ce que
l'auteur a voulu et pu exprimer dans la forme o cela s'est exprim. La place de
la traduction que nous recensons ici est en annexe au texte complet, dans un
Pliade par exemple. Sans compter que pour substituer une autre traduction au
succulent chef-duvre dHenri Mongault, il faut savoir faire mieux, ce qui est
loin dtre le cas.
Au XIXe sicle on publia Gogol en tondant ses phrases longues d'une page selon une coupe la Voltaire : le public franais ne supporterait pas un quivalent
de l'original. On peut aussi raccourcir Ulysse, monder Ada, simplifier
LAdolescent, ou murer quelques-unes des trop compliques rues obscures du
sommeil de la Recherche. S'il faut lire cette esquisse de Guerre et paix, ce nest
qu'aprs le texte dfinitif, et avec d'autres esquisses. Partir de l'ensemble, et descendre dans les travaux d'approche, non l'inverse. Prenez la Pliade, ou toute autre
traduction, au nom de votre propre plaisir de lire, ne prenez pas ce Tolsto de poche !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[324]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
F.

UNE SAINTET QUI NE PART


NI AU LAVAGE,
NI AU REPASSAGE

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quoi tient l'enchantement dun rcit ? Une sorte de pacte se noue entre le
narrateur, l'crivain, le lecteur, et ici le traducteur : la vie vaut la peine dtre
conte, le chuchotement de la confidence ou le cri long de la douleur qui rend fou
sont des modes du conte, le lien fondamental qui fait que l'tre humain peut tre
dit, qu'il peut tre compris, et que lui-mme peut pntrer dans l'me et le corps
d'un autre humain. Le rcit de lui-mme est une victoire sur l'incommunicable.
Leskov, a suggr le grand byzantinologue Sergue Averintsev, poursuit cette
longue ligne du dit chrtien, qui est un dit de la piti, de la compassion,
de la folie en douleur et en Christ. Un dit qui commence avec le psaume 130
de David, ce pome des montes attendrissant qui fait de l'me un nourrisson :
Je ne ninsinue pas dans des grandeurs
Et des merveilles de trop pour moi.
Je l'ai fait gal et silencieux, mon tre,
Comme un nourrisson sur sa mre,
Comme un nourrisson sur moi, mon tre. (Traduction d'Andr Chouraqui)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Il est une littrature qui ne sinsinue pas dans les grandeurs, qui se nourrissonne sur le giron de l'crivain, qui lui-mme se fait nourrisson dans le giron du
Dieu de toute piti. La littrature des pauvres, des pauvres en esprit, en biens matriels ou spirituels, des pauvres tout courts... Leskov, depuis ce psaume 130, en
passant par les Batitudes du Christ, par une multitude d'apocryphes touchants,
dhymnes attendrissants, par les Fioretti du Poverello d'Assise et par les contes de
la pieuse Russie paysanne, par le rcit d'Alexis fils de Dieu, tant aim galement
de Dostoevski, est l'hriter du christianisme des pauvres, du christianisme qui ne
connat pas la rhtorique, ni les Bossuet ou les Philarte, ni l'hellnisme des thologiens, ni les pompes de l'glise.
Et de toute son oeuvre immense, encore peine dfriche par la traduction
franaise, protge par la difficult d'un dire populaire, savoureux, compatissant
parviennent nous des processions de plerins, d'errants qui, leur tour, mettent
en marche cette piti vaste et simple qui fait la grandeur sans crpuscule de la
littrature russe, parce qu'elle ne cesse de nous faire dcouvrir le dire humble de la
souffrance humaine.
Ces quatre Rcits de Gostomiel, cest Ins de Morogues qui les a choisis, aims, traduits en un parler savoureux mi-solognot, mi-vaudois. Auteur d'une belle
thse sur Leskov et [325] le problme fminin 78 , elle-mme venue d'un milieu qui
semblait l'oppos de ces hros sans lustre ni pedigree de la campagne russe, elle
a dcid de les lier en une gerbe. Une gerbe de toute la duret, de toute la cruaut,
de toute limmense misre et l'immense bont de la vie paysanne russe.
Grands enfants jamais immatures, ces moujiks supportent tout, mais pas le
rgisseur anglais qui les traite bien, mais qui se moque d'eux, et les attache par un
simple fil un fauteuil de son salon. Dans cette scne du Railleur, o nous retrouvons l'humoriste Leskov, l'intendant anglais a ligot le moujik coupable par un fil
tnu, symbolique : ce fil de culture importe, ce fil qui attache le moujik une
civilisation extrieure qu'il nadmettra jamais, qui l'attache comme un insecte,
comme une bestiole au char europen, jamais il ne le supportera ! Plutt les verges, le fouet, le bagne, ou la mort ignominieuse ! Eh bien, qui sont-ils donc, ces
78

Ins Muller Bigot de Morogues, Le problme fminin et les portraits de femmes dans l'uvre de Nikola Leskov, Peter Lang, Berne, 1991.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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simples d'esprit, des adolescents en crise ? Des braves btes de somme ? Des dissidents de l'Europe rationnelle, incorrigibles demeurs, ptris de ruse et de navet
dsarmantes ? De toute faon, ils protestent contre ce fil du Railleur, et ils iront au
bagne, au bout du monde vivant, pour ne plus tre symboliquement attachs...
Voyez comme ces brutes paisses, ces paysans implorent le Bon Dieu de les
dlivrer de la scheresse et, embobins par un mystrieux vagabond de passage,
dcident quil leur faut dterrer un mort et faire avec sa graisse une bougie que
seule la pluie teindra. La pluie vient, elle teint la bougie humaine, le mort est
parti, en all avec l'inondation, et le village reste avec sa crasse de superstition, sa
solidarit dans les tnbres et sa bont cache sous la rudesse et parfois l'effronterie des femmes qui triment. Oui, grands enfants, subissant la brutalit des matres,
les transplantations, comme leurs frres les esclaves amricains (on est vers 1850,
avant la libration des serfs par Alexandre Ier, le Librateur). Sans le vouloir ni le
savoir, ils contribuent l'expansion d'un immense empire terrien, pousss en troupeau pouilleux par des hommes pratiques terribles 79 , qui les connaissent et
les mprisent. Rien ne semble devoir changer cette immmoriale simplicit enfantine du peuple que dcrit 1eskov. Mais au fait, ces hommes pratiques , ne sontils pas aussi l'oeuvre chez nous, au pays de l'efficacit et du fil la patte ? Certes
on ne s'pouille plus sur des barges bondes menant les colons malgr eux vers
des terres promises de Sibrie impeuple. Les plaies d'gypte ont disparu, mais
d'autres sont venues, et la leon de Leskov et de son narrateur-alter ego reste
couter : Pourquoi ne trouve-t-on pas sur la route des malheureux le geste simple de compassion qui sauverait si facilement ? Oui, pourquoi ?
Le Passionnaire d'une paysanne est, lui, un pur et superbe chef-d'uvre. Pas
seulement parce que la passion dune jeune femme de la campagne victime de la
cruaut des hommes, d'un rgime patriarcal brutal et grossier, de lois iniques, d'efforts grotesques et de zle pervers des agents de la civilisation anglaise , cest-dire europenne, ainsi que d'une psychiatrie monstrueuse, est une figure de sainte. Mais aussi parce que Leskov conduit son calvaire, par le chemin rigoureux de
la tragdie classique, droit, inexorablement, vers la mort. Mais une [326] mort

79

C'est le mme homme pratique qui fait descendre du trottoir et crever de peur et d'humiliation l' homme du souterrain de Dostoevski, le mme homme pratique que chantera
plus tard la littrature sovitique , quil soit commissaire en tunique de cuir, ou ingnieur
des mes rduquer.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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russe, une mort sur les chemins, gele, transforme en femme perdue, hystrique
et souille par les hommes inconscients qui passent dans son brouillard de folie.
C'est vraiment une tragdie l'antique, mais ici ce malheur inexpiable passe
par le destin paysan, l'obscurantisme et la dsinvolture grotesque. Les noces immondes, les ftes perverses, les accointances criminelles font un sinistre paysage
qui na rien de folklorique. Mais il y a les bienveillants rencontrs en chemin, la
forgeronne, ou le marchand qui donne sa douceur et, par l'coute, gurit les femmes klikouchi c'est--dire hystriques, dont la littrature russe est pleine encore
jusqu' la fin du XIXe sicle, eux aussi figures de saints, frustes, mais saints.
Lpre malheur, le fiel ranci certes triomphent, mais contrairement au proverbe
russe qu'un jour Alexandre Soljnitsyne a mis en exergue de ses rflexions, ici ce
n'est pas une goutte de goudron qui gte un tonneau de miel , c'est le contraire,
le tonneau de goudron est sauv par la goutte de miel. Car le miracle, nen dplaise aux hommes pratiques , cela existe...
Pour aimer Leskov, il faut aimer cette goutte de miel qui coule dans son uvre depuis les sources dniques de la Bible. Pour traduire Leskov, il faut aimer
ce miel au rude parfum paysan. Et l'oeuvre dIns de Morogues, que nous avons
perdue il y a si peu de temps, est empreinte de cet amour... Quil nous suffise de
relire sa belle traduction des pages les plus miraculeuses du Passionnaire de Gostomiel

De la fentre qui ne donnait pas sur le jardin, on voyait au loin le


champ de Novougorsky, le couvent et les moulins vent des faubourgs...
Krylouchkine regarda le champ clair par la lune, soupira, et, ayant ouvert machinalement sa vieille pinette, il posa ses doigts de vieil homme
sur les touches tremblantes, puis, d'une voix encore forte, bien que dj un
peu chevrotante, il entonna Je vois ta chambre splendide, mon Sauveur ! je nai pas de vtements, mais j'y entre . Puis il chanta Dieu
saint , puis le triple Seigneur aie piti ! de Bortniansky, et encore
Ouvre-nous les portes de la misricorde .

Il faut, avec Leskov, entrer dans ce chant liturgique qui enlve la lpre hideuse
du monde, il faut suivre les efforts de ce simple et saint gurisseur : ces dbris de
Lgende dore incrusts dans la noirceur du monde jettent une vive lumire. Or
l'coute du monde est trs forte dans les moments de silence liturgique, de babil

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de la nuit et des insectes, de douceur du chuchotis de la nature, et ces moments


nous conduisent une brve symphonie trs mystique, quoique passagre. Car la
violence reste aux aguets, toujours, prte prendre son lan dans la nuit.

Chez nous, crit Leskov, le malheur nat humble et orphelin : on le


presse, on le serre, et il ne voit rien de la vie. Malheur celui que Dieu a
dot d'une me droite, d'un cur brlant et impatient : on va le rosser ds
son plus jeune ge, et cela durera jusqu'aux planches de son cercueil. Il
passera pour un grossier et pour un querelleur et on lui mnera une vie si
dure que plus d'une fois, il redira la prire du pauvre Job : Enlve-moi,
Seigneur, de ce bas monde.

Car en ce bas monde de drliction, on t'aura de toute faon : Ce qui ne part


pas au lavage, part au repassage.
Et pourtant Leskov, ce doux chroniqueur de la tnbreuse Gostomiel, nous
convainc que parfois a ne part ni au lavage, ni au repassage...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[327]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
G.

DEUX TMOIGNAGES
SUR LA TERREUR ROUGE

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Lintelligentsia russe appela de toutes ses forces le malheur qui lui chut avec
la transformation de la rvolution en terreur. Gorki se mfiait fondamentalement
du peuple, qu'il connaissait bien, et dnona en Lnine et Trotski deux apprentis
sorciers qui ouvraient la boite diabolique des mauvais instincts du peuple. La Terreur rouge fit l'objet d'un dcret du 5 septembre 1918. On publie aujourd'hui deux
textes qui viennent ajouter au paysage de cette Russie en tat de guerre civile
cruelle. Lun est du journaliste Melgounov, chef d'un petit parti socialiste en
1917, plusieurs fois arrt, et finalement migr. Son livre date de 1923, il est
dot d'une prface trs pertinente de l'historien Georges Sokoloff. Le constat de la
torture dans les nouvelles geles rouges est argument et terrifiant.
Lautre est le journal de la femme coryphe du symbolisme russe, Zinada
Hippius, qui signait le plus souvent d'un pseudonyme masculin, Antoine
lExtrme. Elle avait vu le diable trois fois, en chair et en os, tout comme Vladi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mir Soloviev avait eu trois visions de Sophia, la Sagesse. Les trois visites eurent
lieu en 1901, 1918, la troisime en 1925.
Le diable de 1918 avait l'air d'un agent provocateur de la Tchka. On tait en
plein boulement de la Russie, Hippius et son mari (un mariage blanc qui dura
cinquante ans), Dimitri Mrejkovsky, voyaient le dchanement par la fentre : ils
habitaient en face du Palais de Tauride o sigeait le Soviet, elle voyait les foules
pitiner le parc, Kerenski et les ministres se faire applaudir ou honnir. Son Journal quelle appelle le carnet noir , commenc avec la guerre, s'achve Varsovie en 1920 et nous n'en avons quune partie. Les Mrejkovsky, accompagns de
leur compagnon de toujours, Dmitri Filosofov, franchirent illgalement, en janvier
1920, la frontire avec la Pologne. Ils sjournrent Varsovie avant d'aller Paris, bnissant l'arme polonaise dans la guerre polono-sovitique qui fit rage en
cette anne.
Le couple tait, grce Zinada, d'une lucide cruaut dans beaucoup de ses jugements : l'ivresse folle de la guerre, puis le pourrissement gnral, la surenchre,
la complaisance de l'intelligentsia envers les brutes, tout est nauseux. Lpisode
du complot (avort) du gnral Kornilov, la volte-face de Kerenski dans cette
tragi-comdie sont vus comme une comdie grotesque (Cholokhov enflera l'pisode l'extrme dans Le Don paisible). Leur position allait contre tous : les sociodmocrates, les constitutionnalistes, Milioukov autant que Kerenski. La Russie
allait-elle se traner jusqu l'esclavage ? Il faut vouloir, crit Hippius, et plus personne ne veut rien d'exact, de pertinent. Kerenski, d'abord [328] jug avec indulgence, finit par la culbute. Gorki est un Hottentot gentil qui a eu sa verroterie.
Le couple misait sur Boris Savinkov, un SR qui avait assassin Plehv, le
Premier ministre, en 1903, puis le grand-duc Serge ; il tait un de leurs amis et
elle avait tenu sa plume pour le roman qu'il avait crit en 1913, Le Chevalier blme. Des pressentiments apocalyptiques communs les liaient. Savinkov fut ministre sous Kerenski, assassin par la Tchka plus tard.
Les jugements-couperets se succdent dans ce Journal. Mais on ne saurait refuser Hippius, outre sa morgue et sa misanthropie, une tonnante capacit tenir
le pouls de la rue, traquer les lchets de l'intelligentsia face au chaos grandissant, et l'indiffrence de fond de l'Europe :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Europe ! au nom de la raison universelle, au nom de la culture unifie de l'humanit, incline l'oreille vers nous ! entends notre voix demi
touffe. Nous avons beau tre des Russes, nous appartenons au mme et
unique Esprit !

Les canailles vendent la Russie Brest-Litovsk. Les laquais SR de gauche se


joignent aux canailles bolcheviques. La Russie est devenue une charogne. Et les
Wells et autres compagnons de route nagent dans l'aveuglement...
Voici venues les perquisitions, la Terreur rouge, la dictature des illettrs, c'est
un esclavage assyrien : l'expression sera reprise par Nadejda Mandelstam dans
ses Mmoires. Hippius est un mlange de lucidit gnrale et d'aveuglement dans
les jugements particuliers. Et surtout l'me cercle de fer de la Madame Roland russe (moins l'chafaud !) nentrana personne. Les jeux se faisaient ailleurs,
les visions du diable ny changeaient rien. Mais quel regard derrire ce face-main !

Serguei Melgounov, La Terreur rouge en Russie 1918-1920, Paris, 2005.


Zinada Hippius, Journal sous la Terreur, Paris, 2006.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

[329]

VIVRE EN RUSSE (2007)

IX
VISION DE
SOLJNITSYNE

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Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[331]

VIVRE EN RUSSE (2007)


IX. VISION DE SOLJNITSYNE
A.

ENTRE LARGISSEMENT
ET MINIATURISATION :
LA POTIQUE
DE SOLJNITSYNE

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Le Dictionnaire russe d'largissement lexical a t tabli par Alexandre Soljnitsyne pendant son sjour au Vermont avec l'aide de son fils Stepan. Lors de
mon sjour Cavendish en 1987, j'avais eu le privilge de voir l'avancement de ce
si singulier opus. On sait que les quatre tomes du Dictionnaire explicatif de la
langue vivante grand-russe ont accompagn l'auteur pendant toute son existence,
et en particulier au Goulag. Il en apprenait des articles par cur. Le dictionnaire
de Soljnitsyne drive de celui de Dahl (1863-1866). Il ne fournit ni exemples, ni
explications, il s'agit d'une simple liste des extensions possibles et souhaitables
que l'auteur voit en l'tat actuel de la langue, dont il na de cesse de dplorer
l'atrophie sous l'influence de l'idologie et aujourdhui des importations abusives.
Lire et relire le Dahl a t pour lui une gymnastique de l'esprit. Il en a tu et relu
les quatre tomes en s'en imbibant, et son propre dictionnaire est conu comme un
exercice de dveloppement des poumons de la langue. Une sorte de respiration

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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lexicale. Il ne s'agit pas du tout de fixer protocolairement l'tat actuel de la langue


russe, telle que parle et usite aujourd'hui, o d'ailleurs elle souffre d'une irruption d'anglicismes, il s'agit bien plutt d'largir la capacit thoracique, le volume
lexical de l'homme russe. Fortifier les poumons de la langue, manifester l'nergie
secrte de la langue, son mouvement . Pour ce faire l'crivain lexicographe fait
confiance son flair langagier personnel . Il privilgie les potentialits latentes
de la langue, par exemple l'extraordinaire fontaine langagire que reprsente encore aujourd'hui la drivation des substantifs verbaux, source toujours vivante de
nologismes directement assimilables, comme prcisment le substantif verbal
nakhlyn, que ne donne pas Dahl, lequel donne en revanche la forme fminine du
mot, nakhlyn. Nakhlyn indique l'accumulation des humeurs qui ont fait irruption,
un accumulat , ou un irruptat , si l'on osait former des mots sur le type de
exsudat , mais il manquerait ces mots toute la dynamique interne au mot russe... C'est que le verbe semble trs justement Soljnitsyne le moteur de la langue
russe, un moteur incomparable du fait de sa drivation toujours vivante.
Le substantif verbal et la nbuleuse de ses drivs forment un nid langagier, comme dit Dahl, qui regroupe le vocabulaire prcisment par nids (gnezdo), le nid donnant asile aux oisillons-mots nouveau-ns, qui vont prendre leur
essor en s'envolant du nid. Plutt que le mot nakhlyn conviendrait le mot vykhlyn
(exruption ?), car il s'agit [332] d'une sortie en force des nouveau-ns lexicaux,
d'un envol, d'une sorte de dgorgement du langage.
Il est en soit remarquable que l'auteur de La Roue rouge, engag dans un
chantier historique si immense, et dont maintenant nous savons qu'il tait accompagn par au moins deux autres chantiers : Eux et nous, l'histoire des rapports
entre Juifs et Russes pendant les derniers deux sicles de l'histoire russe, d'une
part, et d'autre part un journal du roman (que l'auteur nest pas encore dcid
rvler) et qui a lui aussi une ampleur inusite pour un journal accompagnant une
cration (voyez le Journal des Faux Monnayeurs de Gide) ait de surcrot voulu
se consacrer ce dictionnaire ! Que ce dmiurge de la langue ait driv une part
de son nergie la confection d'un dictionnaire vrai dire fort peu pdagogique,
et fort peu utilisable, est vraiment un exploit, tout comme une curiosit. Un phnomne qui nous montre une constante de son oeuvre que l'on pourrait baptiser
d'largissement continuel comme lui mme baptise son dictionnaire. De la racine
lexicale mre au nid d'o s'envoleront les mots, du bref pome en prose, la miet-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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te (ou krokhotka) la fresque gigantesque de La Roue rouge, elle-mme baptise narration en segments de temps , fresque qui compte plus de 6 600 pages
typographiquement trs serres dans l'dition de Ymca-Press Paris (prpare sur
ordinateur par Natalia Dmitrievna, l'pouse de l'crivain) nous avons le mme
largissement, la mme gymnastique respiratoire de la narration. Car mme cette
fresque, cette grande toile narratrice, une des plus vastes jamais peintes en littrature (les autres sont des assemblages de tomes spars, comme La Comdie humaine, ou encore Les Rougon-Macquart) ne lui suffit pas : il l'intitule prcisment
narration en segments de temps , ou encore en dlais dcompts prcisment parce quil entrevoit une respiration du texte plus vaste encore. Le temps est
mesur parce que l'criture ne suit pas la matire narrative, parce qu'il arrive tout
juste capter la dynamique du temps de chacun des segments retenus, ces
nuds mathmatiques o se croisent les lignes de force. Ce nest pas que,
comme son prdcesseur et modle ou contre-modle, Tolsto, il ait ambitionn
d'aboutir une narration qui colle si bien au temps vcu que l'criture serait devenue le temps, ni non plus que, comme Proust, il ait ambitionn de recoller le
temps vcu grce de cyclopens mcanismes de remmoration complts par
des clairs en arrire comme l'pisode de la madeleine trempe dans le th. Non, il
s'agit d'une autre victoire sur le temps. Il s'agit de mettre nu la raction nuclaire
du temps de chaque tape historique, un projet plus scientiste, inspir non par les
lois de l'volution (Zola), mais par une vritable foi historienne, qui apparente cet
auteur aux grands facteurs d'histoire du dbut et du milieu du XIXe sicle, quand
on croyait encore pouvoir dire l'histoire de faon exhaustive (Michelet pour la
version romantique, Guizot pour la version factuelle). Pour recourir son lexique,
on pourrait dire quil est le mesureur des ractions en chane de l'histoire. Non
l'arpenteur, car il ne croit pas une histoire en volution, il la voudrait telle, mais
il la voit secoue de dflagrations, il vient sur les lieux mesurer la radioactivit de
l'histoire. Le premier nud mesure un millier de pages, et il s'agit essentiellement
de mesurer la catastrophe de la dfaite du gnral Samsonov : Samson nest plus
Samson, l'empire nest plus l'empire, il reste une poigne de rescaps dans la fort
de Grnfliess, et le narrateur mesure ce qu'il leur reste d'nergie spirituelle, intrieure, il les scrute parce que de ce noyau [333] et de lui seul pourra ventuellement repartir une dynamique de l'histoire russe. Il lui faut mille trois cents pages
pour le second nud qui mesure l'cart entre l'opinion publique et le pouvoir, et
dlimite une fissure qui devient irrsistiblement et catastrophiquement une faille

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

460

irrmdiable. Il lui faut trois milliers de pages pour un troisime nud qui mesure
l'boulement ( obval ) : l'boulement de l'arme, du pouvoir, de ses serviteurs,
de toute l'armature spirituelle de la Russie depuis le fond des ges. Et encore mille
trois pages pour un quatrime segment qui mesure l'anarchie ( narodopravie ), la Russie incontrle et incontrlable, ce que, par des moyens narratifs
tout diffrents, Rmizov a montr dans sa Russie dans la tourmente. Mais ces
himalayas d'criture ne le satisfont pas encore, et de loin. Il ne s'agit que d'un
renvoi aux segments proprement dits ( otsyl ) et l'auteur insatisfait rajoute
in fine un supplment qui n'a pas de prcdent dans l'histoire de la littrature
mondiale.
Les quatre nuds auxquels son rcit renvoie lui semblent indiquer suffisamment la fatalit de la hache qui pse sur l'histoire russe et qui tranche ces nuds
(la hache de la proclamation secrte de 1860, publie dans La Cloche, et quil cite
en exergue toute La Roue) il tient informer le lecteur d'un ancien projet en
vingt nuds et quatre actes. (Avril 17 est le dbut du Second Acte ). Et il ajoute un appendice qui reprsente un rsum, un compendium des seize nuds manquants. Autrement dit, l'auteur insatisfait tient donner le projet d'une uvre virtuelle, de segments absents qui, s'ils taient crits, multiplieraient par quatre le
volume de l'ensemble...
Le volume de ce qui est dj crit et mon ge me contraignent interrompre
la narration. La Comdie humaine ne pouvait pas avoir de tomes implicites, La
Roue rouge en contient car la raction explosive est en marche, et les temps sont
dduits les uns des autres. Quelques rcits apparis ( Dvoutchastnye rasskazy ) des annes postrieures l'achvement de La Roue peuvent d'ailleurs nous
indiquer la tonalit de ces tomes absents : par exemple le rcit Ego. Ainsi, largissement du lexique, respiration de la syntaxe, largissement de la narration historienne au-del mme des tomes crits par le systme des ractions en chane implicites : le rcit se distingue encore par le fait qu'il inclut une multitude d'units
minimales de temps, des instants d'histoire, o tout se joue en quelques minutes,
dans les curs vides et sur les visages, et ces plus petites units de narration sont
amplifies linfini, dmesurment, presque jusqu' crer un effet d'hallucination.
Lorsque la narration de Soljnitsyne nest pas souleve par l'effet d'largissement, par cette dflagration narrative et historienne, l'auteur court un relatif
chec, ou du moins son style s'affadit considrablement, devient calcifi, didacti-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

461

que, exagrment pdagogique le didactisme de La Roue a sa beaut, mais c'est


moins vident pour le pdagogisme des konspekty ou schmas pdagogiques que
reprsentent certaines de ses uvres Notes sur la littrature sovitique, parues
dans la revue Novy Mir, appendice La Roue rouge (cent vingt pages serres) et
maintenant Eux et nous, un compendium des lectures de l'auteur sur la question
russo-juive depuis le troisime partage de la Pologne (et donc l'entre en masse de
population juive dans l'empire russe) jusqu' nos jours (mais ce compendium a
aussi sa potique ! Il s'agit de textes presque totalement dnus de cet largissement narratif, et, par voie de consquence, galement dnus d'largissement
[334] lexical et syntaxique. On ny retrouve presque pas le grand styliste de La
Roue soufflant au texte son dynamisme verbal, son largissement nologique, ses
anacoluthes brillantes et inattendues.
Certes, comme nous l'avons dit, les moments bruts, les moments didactiques
sont nombreux dans La Roue rouge, mais ils ont un rle constructif, potique. Ici
ils talent le matriau, sans lui insuffler de dynamique ni narrative ni dmonstrative. Il faut dire que l'historien So1jnitsyne pche par une foi souvent excessive
dans le document, prcisment parce qu'il l'insre dans sa mosaque sous forme de
matriau brut, opration dlicate pour l'historien qui doit soumettre ce document
la critique. Les comptes rendus parlementaires de la Douma lui ont par exemple
servi se forger une ide trs ngative de Milioukov, leader parlementaire, et il
n'a pas assez tenu compte du genre du discours parlementaire qui, toujours, comporte sa rhtorique invitable. Ou encore dans Eux et nous, il croit pouvoir aboutir
la vrit historique parce quil compile abondamment des textes pris aux historiens ou publicistes juifs : voyez ! eux mmes concdent que... La thse qui court
dans la trame de cette compilation est que les torts sont rciproques entre ces deux
peuples messianiques. Soljnitsyne coud ensemble des citations de Doubnov ou
Gessen, afin d'attnuer la responsabilit russe. Il est ici historien compilateur, il
n'est pas historien des archives, il croit trop au document fini, manifeste. Il ne va
pas chercher les brouillons de l'histoire.
Le rsultat est un texte, certes trs intressant, une somme de citations par un
marathonien de la lecture, mais sans le souffle de La Roue parce que sans le principe de l'largissement . Dans La Roue les citations forment un sous-texte important, des collages la manire de Dos Passos, mais ces collages sont dans le
flux d'un dynamisme narratif : ainsi l'assassinat de Stolypine, gigantesque flash-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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back rajout dans la trame d'Aot 14, est un vaste mouvement, emport par la
mtaphore de l'quilibriste qui s'avance son risque presque mortel sous les cintres du haut chapiteau d'un cirque (Bogrov, bien sr !) : toute la dynamique est
largie par la mtaphore, le document arrach sa littralit par la potique de
l'expansion. Il en va ainsi pour les longs morceaux didactiques, pour les immenses
portraits (celui de Nicolas Ier, par exemple, soutenu par la contradiction interne
entre un homme juste et un homme limit, presque incapable), les moments d'intense posie militaire ( die hchste Zeit , dit-il en allemand), des moments d'intense posie de l'action, o encore les scrutations de chacun, quand le narrateur
enfonce son regard dans les regards des protagonistes avec l'avidit d'un prdateur : il faudra un jour faire la liste des mthodes narratives de ce pome historicomilitaire, de cette chronique didactique. Plus que tout ce sont les chapitres-crans
qui donnent la dynamique interne du tout : emprunts eux aussi Dos Passos,
mais drivs du secret dsir qua toujours eu Soljnitsyne d'crire du thtre (un
thtre o souvent les didascalies prennent le dessus sur le dialogue !). Il ouvre
l'cran gant et prcipite sur nous les premiers plans dramatiques de son action
potique.
La roue apparat au chapitre 24 d'Aot 14, dans le long piaffement de Lnine
qui sent arriver la rvolution et veut imprativement quitter la petite prison suisse.
Voici que le long apprentissage monacal de la rvolution, les sempiternelles chamailleries l'intrieur du Parti, la froide observation de l'histoire, une immense
attente sont enfin couronns :
[335]

Elle tourne la lourde roue charge d'lan ! Elle tourne comme la roue
rouge de la locomotive, et il faut lui conserver son mouvement puissant.
Lui qui jamais n'a fait face la foule, qui jamais encore na montr du bras
leur direction aux masses sur quelles courroies relies cette roue, relies son cur brinquebalant, tirera-t-il pour quelle s'branle non dans le
sens o elle commence tourner mais en sens inverse ?

Le branle est donn, l'histoire, la narration. Et voici la seconde et triomphante apparition de la roue : c'est au chapitre 30. Lcran de la scne de guerre
est grand ouvert, et passe un fourgon fou qui perd une de ses roues :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Et soudain il s'en dtache une roue ! une roue se dtache en marche et


toute seule !
dpassant le fourgon ! voici qu'elle roule droit devant elle !
Elle est de plus en plus grande !
Elle occupe tout l'cran !
UNE ROUE ! elle roule, illumine par l'incendie ! effrne ! irrsistible !
crasant tout sur son passage !

C'est la roue de feu du prophte Ezchiel, une roue d'yeux qui se prcipite sur
la masse aveugle et passive des jouets passifs de l'histoire. Dans sa vision de la
Gloire, Ezchiel voit des chrubins en forme de roues de feu, et des vivants qui
sont tous accompagns par des roues.

Quand les vivants avanaient, les roues avanaient leur ct ; et


quand les vivants s'levaient au-dessus de la terre, les roues s'levaient. Ils
allaient dans la direction o l'esprit voulait aller, et les roues s'levaient en
mme temps. C'est que l'esprit des vivants tait dans les roues. (Ezchiel
ch. 1)

La roue nest pas ici la roue de fortune, indiffrente aux hommes, mais la roue
de l'esprit, qui accompagne les humains, et partage leurs errances et leurs erreurs.
Ce que l'auteur veut nous faire sentir, c'est cet carquillement de la roue
d'yeux, cet norme agrandissement, largissement de l'histoire, de la matire mme de l'histoire. Prenons un autre exemple, on pourrait en donner des centaines.
Lauteur une fois de plus scrute les yeux et leur demande : pourquoi vous tesvous transforms ? Prenons l'pisode de l'assassinat par les meutiers de l'amiral
Nepenine au chapitre 418 de Mars 17, le quatre mars.

Certains visages dont plus expression humaine. D'o leur vient tant de
haine ?
Les visages des officiers auraient-ils des os diffrents ? un autre va-etvient intrieur ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Luniforme noir est le mme, mais il y a de la dlicatesse et de la


culture.
Et prsent voici le trouble, perdu le regard circulaire ! vivre ensemble ?
impossible dsormais ! ce sont deux races diffrentes, qui ne peuvent plus
vivre cte cte, eux qui marchent pourtant encore dans le mme gros
plan, qui marchent vers o ?

La scne est haletante, la fois visuelle et lyrique, cantilne pour une race qui
va prir, descendue sauvagement, pitine terre.

Deux silhouettes, celle de l'amiral, courte et trapue, et derrire lui, celle d'un grand escogriffe de matelot qui lui fond dessus.

[336]
Ce sont ces moments d'intense dynamisation lyrique qui trouent le texte, et
l'emportent, poussant l'immense train des textes plus descriptifs : le Tsar dans son
wagon, les penses de Milioukov, celle de Chliapnikov en vadrouille de clandestin dans Piter , les douces nuits sur le Don, le village natal de Blagodariov,
Kamenka o rgne encore la rgle du Mnagier du XVIe sicle ! ou encore le cirque Truzzi Saint-Ptersbourg, les cabarets des symbolistes russes dans la capitale. La tendance reconstituer un document est trs forte. Ainsi les penses de
Kovyniov, inspir par Le Don paisible, par lui attribu Krioukov (dont Cholokhov ne serait que le plagiaire), deviennent un journal, tonnant de posie rble,
courte, dense, la manire de l'auteur lui-mme. Mais il y a aussi les raisonnements de Varsonofiev, l'astrologue , dont les grandes visions historiosophiques
rappellent celles de Vladimir Soloviev, tandis que les dductions conomiques
d'Obodovski voquent les crits de Tikhomirov, le terroriste repenti, un favori de
Soljnitsyne. Passent des centaines de proverbes, clatent des milliers de coups de
feu, surgissent d'innombrables affichettes de journaux sur les murs, et les cris des
petits vendeurs percent les rues de la capitale en crue d'histoire : mais tout cet
immense torrent de penses, de visions instantanes, d'arrts sur visages tordus
par la haine, tout ce matriau brut de l'histoire est pris dans une dynamique : le
fragment s'largit, il devient vision, hallucination. Linfiniment petit, la ppite de
rel explose et balafre l'espace interstitiel du texte.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Et c'est sur ce fond dexplosion que certains moments daccalmie, de grand silence retentissent de faon presque assourdissante. En un sens, tout le nud de
Novembre 16 est une accalmie, un moment de prire, mais de prire malingre,
tiole.

Les oiseaux naiment pas toutes les forts. Dans le petit bois maigrichon de Driagoviets, ils taient beaucoup moins, et tout tait plus ennuyeux...

Lair se rarfie, le front est fig, chaque tertre est prsent connu. C'est un peu
le processus inverse de l'largissement : l'miettement du rel... Un vide qui fait
mal l'me, et tout coup des clats de menace arrachs comme par l'clair et
spcialement pour toi aux espaces terrestres . Ici Soljnitsyne parvient presque
la subtilit tnue du pote persan Omar Khayam qui dissuade le jeune homme de
marcher trop imptueusement car il risque de pitiner les restes de ses anctres.
Chez Soljnitsyne, c'est sur ses propres restes futurs que le soldat peut passer,
foulant inconsidrment sa mort lui...

Et quotidiennement foulant l'herbe de tes bottes, tu passes peut-tre chaque jour juste ct de la petite croix de ta propre mort. (Novembre, ch. 1)

Ainsi on peut dire que les immenses espaces narratifs de La Roue rouge sont
tisss de moments o soit l'espace s'largit indfiniment comme un monde en dflagration, soit le temps se rarfie l'infini. Et ce sont, comme dans LArchipel
des moments de lyrisme intime latent, et qui font contrepoids l'normit de
lemprise textuelle, de l'empan crivain.
Dans le recueil Sur les brisures, Soljnitsyne a compos un diptyque potique
tonnant, ses pomes en prose, crits les uns au dbut de sa carrire d'crivain, les
autres la fin, il y a peu de temps. Ce sont des miettes venues l'auteur avant
et aprs les deux grands massifs (glyby, comme il dit) dcriture volontariste,
celui du Goulag, celui de [337] la Roue (les deux tant lis par un lien de causalit). Le rsultat est une symtrie dans la composition de l'uvre de Soljnitsyne,
trs caractristique de l'homme et de l'crivain. Comme si l'auteur avait compos

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sa vie dcrivain aussi soigneusement que son rcit Le premier cercle, le plus mathmatique de ses textes. Sans revenir sur ce que j'ai dj crit sur ce texte, je rappellerai que Le Premier Cercle est bti comme un parfait miroir autour de la vision centrale du Graal (sur le tableau du peintre Kondrachev) et quil obit une
parfaite symtrie.

En l'Homme de nature est fiche une certaine Essence. C'est comme le


noyau de l'homme. C'est son moi ! et l'on ne saurait dire qui est premier
moteur dans cette formation...

Le tableau n'est quune esquisse, l'esquisse de l'uvre centrale que le peintre


porte en lui : la vision de Parsifal lorsqu'il aperut pour la premire fois le Chteau, le Graal. Le tableau est de format haut, vertical, une sorte de fente, ou de
meurtrire par o passe le regard. Nul doute que Soljnitsyne a pens sa propre
uvre lui comme une vision travers cette meurtrire, ou ce judas optique de
l'art en situation extrmale, celle mme qui menace le peintre Kondrachev au
Goulag. Seulement ce judas est immense, il compte des dizaines de milliers de
pages. Cependant dans les pomes en prose, le dessein, la vise, sont exactement
les mmes que dans les uvres himalayennes...
La structure spirituelle de cette uvre est la fois hsychaste et platonicienne.
Platonicienne, parce que nous ne voyons que le reflet des Ides, nous restons dans
la caverne. Hsychaste parce que l'ambition est de transmuer le rel en prire,
d'largir le souffle de l'histoire et de la narration une sorte de prire perptuelle.
La fragmentarit se change alors en universalit pneumatique, les miettes lyriques en gigantesques narrations et devant nous s'ouvre un immense bassin visuel . Je traduis ainsi le mot quaime tant l'auteur, okoiom. Okoiom est beaucoup
plus que simplement horizon (un mot tranger, grec, emprunt, donc honni !).
Ainsi un des moments pneumatiques d'Aot 14 est la vision de Moscou
quAgniya offre son fianc du parvis de l'glise de Saint-Nictas-le-Martyr.

Anton poussa un ah ! c'tait comme s'ils s'taient tout d'un coup extirps du resserrement de la ville et avaient dbouch sur une falaise avec un
lointain immense et ouvert.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ce saisissement du souffle et du regard est ce que vise Soljnitsyne. Dans le


petit pome en prose, cela donne :

Nous devnmes une infime et reconnaissante particule de ce monde.


De ce monde qui se crait l pour la premire fois aujourd'hui, sous nos
yeux.

Et si maintenant nous sautons aux dernires miettes , nous lisons :

Si vous dsirez voir d'un seul regard, d'une seule prise visuelle (encore
ce mot GN) notre Russie pas encore tout fait engloutie, ne manquez
pas de voir le clocher de Kaliazine !

Il s'agit de l'trange clocher demi englouti que le voyageur rencontre sur la


mer artificielle de Rybinsk, en descendant la Volga.
[338]
Ce souffle potique tend aussi morceler l'criture en versets presque bibliques : inspiration-expiration. Prire du cur. Le texte voudrait prier. Le pote,
mais pas seulement, l'historien aussi respire selon cette prire perptuelle. Il inspire le matriau, il expire le texte. Il est presque touff, et puis survient le miracle
de l'largissement des poumons. Poumons du texte, poumons de l'histoire. On
trane un meeting qu'il abhorre le colonel Vorotyntsev (alter ego de l'auteur
plusieurs gards) :

Et tout coup, certains pas faits dans cette procession, il ressentit


comme une libration de son propre corps. La misrable silhouette de colonel qui se tranait derrire les prisonniers de guerre, ce ntait pas lui
non, lui s'tait soulev dans l'air, plus haut que tout le reste, et il planait
au-dessus de ce ramassis d'ivrognes, et puis il resta sans effort en lvitation au-dessus de tout ce guignol, au moins trois fois sa propre taille. Et
ce ntait plus ni la rpugnance, ni la haine quil ressentait l'gard de ces
insenss. Ils n'taient que de sots acteurs, des aveugles... (Avril 17, ch. 42)

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Lautre alter ego de l'auteur, l'crivain Kovyniov crit son journal et recueille
des citations, des choses entendues (comme fait Soljnitsyne dans ses petits carnets l'criture microscopique) :

Se fondaient en une seule masse les impressions de l'inondation et celles de la rvolution. Et comme pour l'inondation, combien de dbris, de
dtritus seront apports, combien de fosses seront creuses ! utiliser dans
mon texte.

Soljnitsyne remploie d'ailleurs ici l'image du barrage rompu que Pouchkine


a si puissamment mise en scne potiquement dans la seconde partie du Cavalier
de bronze. Soljnitsyne voit par exemple ainsi la figure, qui lui est presque sympathique, de Goutchkov, ministre de la guerre dans le gouvernement provisoire.

C'tait comme un barrage de sept sagnes de haut et d'une bonne verste de long. Il avait cd en cent quarante endroits diffrents, et Goutchkov
tout seul dansait en dessous, tentant de dboucher les trous avec ses propres doigts ! (Avril, ch. 131)

Quant aux dtritus de l'histoire, ils encombrent en effet de vastes champs narratifs de La Roue rouge, mais l'auteur ne se rsout pas admettre que l'histoire
soit un champ de dtritus. Il a beau crire des philippiques et mises en garde
contre l'boulement de la socit, il ne saurait se rsigner, comme Andre Platonov, envisager que la fabrique d'inhumain ait en effet pour rsultat de vastes
champs d'ordures, d'ordures humaines. C'est aussi, on le sait, le cur de sa polmique toujours prsente souterrainement avec l'auteur des Rcits de la Kolyma.
Ainsi la mosaque de l'histoire, cette fragmentation inoue de la narration qui
va jusqu' dcrire minute aprs minute les rues de Petrograd en folie rvolutionnaire, c'est la fois en un sens l'effet de l'explosion et aussi une prise de vue des
dbris aprs la rupture du barrage. Soljnitsyne est un peu lui mme ce pathtique
Goutchkov quil dcrit tentant de boucher les trous d'un barrage gigantesque ; car
la tentative sojnitsynienne de remonter la chane des explosions nuclaires de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'histoire russe, pour tcher de voir o et quand le barrage avait cd, est ellemme pathtique. Un gnial chec, serait-on tent [339] de dire sous forme
d'oxymoron. Il s'agit d'une potique volontariste titanesque, mais qui ne peut
qu'chouer en un sens, parce qu'elle veut embrasser l'inembrassable : mme pas
seulement toute la ralit d'un moment donn (les unanimistes l'ont tent, entre
autres Jules Romain dans ses Hommes de bonne volont en 27 tomes), mais une
chane de dflagrations et d'boulement, une dilatation du moment historique qui
amplifie chaque moment, chaque nud, et dans le mme temps un miettement
presque atomistique de l'historique, pouss quasiment jusqu l'abolition de la
trame narrative. Par ailleurs il me semble mme quune sorte d'amertume grandit
dans La Roue rouge au fur et mesure que s'largissent les nuds (ils ne se resserrent pas !), et que l'chec de la qute devient plus vident : l'auteur ne trouvera
pas vraiment la cl de la Catastrophe : le Tsar et son incomptence ? l'irresponsabilit des libraux ? la folie des terroristes ? le manque d'hommes d'action en Russie ? les pactes avec le diable du juif Parvus ? l'incroyable volont de Lnine ? ou
simplement la dgnrescence des visages russe ? Oui, mais pourquoi ont-ils dgnr ? La potique de la fragmentation est intimement lie tant la beaut du
texte qu' l'chec de la thse. Non, la Roue de feu ne sera pas recompose, les
roues accompagnant les hommes dans la vision d'Ezchiel rebondissent chaotiquement sur terre, dans une pluie de grlons comme des versets bibliques.
Grandes formes pour grandes actions ? Petites formes pour les petites actions ? C'tait la potique classique : aux mouvements des peuples l'pope, aux
mouvements du cur amoureux l'lgie. Soljnitsyne ne se sent pas li par cette
tradition. Il fragmente l'infini la grande forme, il insuffle l'pique aux toutes
petites. Un de ses rcits par paires, La confiture d'abricot , est consacr l'crivain Alexis Tolsto, un de ses prdcesseurs dans la tentative de saisir toute la
Rvolution russe dans un seul grand texte narratif totalisant : Le Chemin des
tourments, un texte commenc dans l'migration, poursuivi sur les traverses du
stalinisme. Soljnitsyne a tout pour har ce flon crivain. Mais il s'attaque lui
diffremment : il s'attaque au styliste. Dans sa riche datcha, Alexis Tolsto a reu
une lettre d'un bagnard, et tal dans une courte scne tout son cynisme mais
aussi son got pour le style fort, le style tortur, le style des protocoles de question de la Chancellerie secrte au XVIIe sicle.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Pendant que l'on fouettait celui-ci, ou quon le pendait l'estrapade, ou


quon le brlait vif avec des balais brandons il s'exhalait de la poitrine
du supplici la langue nu, la langue des tripes.

Tolsto est la fois l'obscne flatteur du tyran et le goteur des protocoles de


supplice dits au XIXe sicle par Novombergski. Eh bien, Soljnitsyne va retourner le propos, il va prendre en sens inverse cette situation dcriture extrmale : c'est l'crivain qui doit tre le supplici, c'est de lui-mme quil doit recueillir
cette langue fragmente par la douleur. Il doit lui-mme passer par le supplice de
la fragmentation ! On songe au supplice du Prophte de Pouchkine (venu du prophte Esae) ou encore au dieu cartel, Dionysos, dont Viatcheslav Ivanov faisait
le modle du crateur.
Supplici, l'crivain aura la chance d'apercevoir l'ternel par la meurtrire
troite du fragment de rel. Lironie, si important ciment dans toute la premire
moiti de son uvre, et en particulier dans LArchipel du Goulag, manifestait le
retournement de [340] l'esthtique antique, aristotlicienne. Mais, en avanant
dans l'uvre, on rencontrera de moins en moins d'ironie. Comme si le document
et le didactisme dvoraient l'ironie, comme si prenait le dessus non le fragmentaire reflet de l'ternel, mais un amer concassage de l'histoire.
Rmizov, auquel j'ai dj fait allusion, passe dans le texte de La Roue rouge.
Lorsque la matresse de Kovyniov, en proie un cauchemar, saute d'un glaon sur
l'autre, d'un fragment sur un autre fragment, nous avons la Russie souleve par le
tourbillon de Rmizov, mais sans l'humilit presque d'un fol en Dieu qui donne au texte de Rmizov son parfum si singulier. Lesthtique du fragment, si diffrente chez l'un et chez l'autre crivain, s'inscrit dans des projets d'criture polairement opposs. Car l'un ne cherche pas la cl, l'autre la veut dsesprment.
Lorsque la bien-aime de Kovyniov lui raconte comment elle sautait sur un jeu de
marelle en l'attendant dans ses rves, essayant de deviner qui allait venir la dlivrer, nous avons un cauchemar bien diffrent de ceux de Rmizov : un cauchemar
qui dit essentiellement l'tiolement du rel, sa rduction l'absurde du dbris :

a les bat la tte, la nuque, a les relance comme une balle, a leur
jette les mains en l'air quand arriveront-ils s'agripper une pierre, une
racine, une tige vas-y attrape ! Mme si tes yeux n'ont rien discern, at-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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trape ! plus loin il ny aura pas le moindre appui, rien ne te sauvera ! (Octobre 16)

Rmizov est bien dans la mme situation de drliction, mais il dclare :

Moi non plus, je nai rien, rien partager je suis un mendiant, je suis
la rue ! mais j'ai la plus grande des richesses, plus grande que toute provision ! j'ai la parole ! et je veux la partager : la dire au monde entier, dsagrg et recru de malheur. (La Russie dans la tourmente, LAge
d'Homme, page 325)

Soljnitsyne n'a sans doute pas su ou voulu ou pu arrter son enqute comme
Rmizov, en criant sa propre nudit, en faisant de sa misre son manteau de
secours. C'est que le visionnaire veillait constamment dans le dos du concasseur
historien ! Au demeurant, So1jnitsyne serait-il Soljnitsyne sans cette dilatation
du rel, cet empan titanesque de l'criture qui veut mettre l'histoire la question ?
Une ambition qui est du sicle des grands visionnaires historiens, le dixneuvime, une criture qui est du sicle de l'impulsion du mot, le vingtime...
Tandis que la respiration, cet hsychasme de l'criture, vient srement des grands
prophtes juifs... Le mendiant Rmizov et le prophte mathmaticien Soljnitsyne, par del des biographies trs opposes, aux deux extrmits de la mme
histoire, celle de la Catastrophe, et par des moyens totalement incomparables nous
disent tous deux un monde qui se dsagrge, une ralit qui n'a plus d'appuis. Un
temps qui nest nullement retrouv...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[341]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
B.

LIL PRE, OU LE REGARD


DE SOLJNITSYNE

Retour la table des matires

Luvre de Soljnitsyne hsite entre les grandes et les petites formes littraires, allant de l'infime pome en prose de dix lignes jusqu' l'ocan de La Roue
rouge. Rarement un crateur aura connu de telles amplitudes. Mais la tension de
sa prose reste identique sur dix lignes ou sur six mille pages, ou plus exactement
la tension du pome en prose se retrouve tout au long des ocans textuels que sont
La Roue rouge ou LArchipel du Goulag. Car l'crivain Soljnitsyne est un artilleur qui tire tir tendu, si l'on peut lui appliquer une caractristique technique de
son arme...
Quiconque a lu Aot 14 a t frapp par ladquation de son style l'action
militaire. Jamais il natteint pareille tension et pareille plnitude dans les scnes
civiles , car dans l'action militaire son regard d'artilleur est braqu droit sur
l'homme : et ce regard est un jugement dernier, sans appel. La fraternit militaire
affranchit l'homme de l'corce, du surplus, des lourdeurs, et ses portraits de militaires ns comme ceux de planqus ou de gnraux poltrons embusqus dans
les GQG sont d'une acuit sans merci.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Dans les annes 90, une fois ses deux grands massifs d'criture achevs (le
Goulag et La Roue), rentr dans sa Russie comme on retourne au chevet d'une
mre malade, le vieil crivain est revenu avec bonheur aux formes rapides, potiques du dbut de son uvre, ce qui nous a valu de nouveaux pomes en prose et
surtout de nouveaux rcits, dont la plupart sont des rcits apparis , qui projettent deux faisceaux de lumire crue sur deux pisodes distincts et distants, mais
dont le rapprochement invite le lecteur des courts-circuits du jugement percutants et violents.
Il en va ainsi dans le premier de ses deux rcits de guerre rassembls sous la
mme jaquette que vient de traduire Nikita Struve. Au hameau de Jeliabouga est
un de ces rcits en deux parties qui vous poignardent en boomerang. Premire
partie : la perce de Neroutchi lors de la reprise d'Orel, des souvenirs la premire personne, o nous partageons l'intensit des combats qu'a connus le lieutenant
So1jnitsyne qui commandait une batterie de reprage par le son, destine aider
l'artillerie dfinir les cibles ennemies. Dur train-train guerrier, puis stupfiante
intensit de l'attaque : la tte qui se dtache du corps, le ciel qui s'arrache la terre
et, au-del de l'insomnie et de l'ivresse, une lgret infinie, presque d'ange...
Lme est comme carbonise, la tte enfle, et cette sensation ne veut pas passer, la tte penche en avant, les yeux te brlent. Le monde dissoci drive dans
une sorte de non-tre, se remettra-t-il jamais en place ? La matire chimique de la
guerre, a le connat, il en restitue les molcules les plus pineuses, les plus cruelles [342] avec une intensit lyrique. Il y rencontre des curs simples, il s'y sent
bien, comme quiconque a connu peu ou prou ces moments intenses.
Seconde partie : cinquante-deux ans plus tard, en mai 1995, l'crivain est invit revisiter les lieux, il retourne sur la cote 259-0. Mais qui sont ces deux vieilles
dentes ? Elles le saluent, mais elles grommellent. Eh bien, l'une d'elles rpond
au nom rarissime d'Iskita, donc c'est bien elle la jeune fille qui avait trouv refuge dans son blindage lors des terribles bombardements de 43 ? Mais comme les
isbas sont chtives, rien de nouveau en cinquante ans, mais beaucoup d'ancien a
disparu. C'est la misre, et c'est la colre ds quon apprend que l'crivain et les
chefs sont l. On ne leur livre mme plus de pain, alors qu'elles se contenteraient d'un passage tous les trois jours...
Le silence est tourdissant si l'on songe la furie des combats de 1943. La misre est elle aussi assourdissante... Le chef promet, les veuves ont droit des pen-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sions qu'on ne leur sert pas. Un happy end est possible, tout petit, tout infime,
et peut-tre l'crivain ne sera pas revenu pour rien sur cet humble coteau russe
couronn par des saules.
Le deuxime rcit est un tombeau pour un officier tomb dans un pisode
militaire en Prusse, alors que par l'incurie des chefs d'en haut, on avait laiss artillerie et batterie de reprage avancer toute allure jusqu la mer Baltique, mais
l'infanterie ne suivait pas. Et c'est un tombeau pour Pavel Boev, un homme inapte
l'hypocrisie de la vie sociale en Russie sovitique, dont tout l'tre se ncrosait au
vu des atrocits de la collectivisation des annes trente, mais cet homme a revcu
avec la guerre, depuis la Finlande, jusqu' ce bourg prussien dAdlig o, dans le
silence et la neige, un calme effroyable prcde l'attaque ennemie. Couardise des
gnraux, cruaut repue des commissaires politiques : tous les thmes de l'uvre
antrieure de Soljnitsyne sont l, mais en raccourci, dans la puret de ce mdaillon guerrier, rageur et mlancolique.
In cauda venenum... La prose brve de So1jnitsyne est cruelle, presque dsespre : ces instantans de bravoure et d'ineptie, de cruaut et de simplicit de
cur sont le pass. On croyait que tant de sacrifice apporterait la rvolution , la
vraie, celle de la libert et de la fin des flaux artificiels. Un demi-sicle plus tard,
il nen est rien, constate l'crivain. Le pass est devenu une trappe, le prsent est
sans issue. Comment aider la pauvre vieille dente quest devenue Iskita ? Inutile de trop vouloir l'aider.

C'est tout le dispositif du pays quil faudrait assainir. Qui le ferait ?


Des hommes qui en seraient capables, on nen voit pas. Il y a longtemps
quil ny en a plus en Russie. Il y a longtemps. Nous restons assis.

Hach par l'motion, le lyrisme simple de So1jnitsyne est toujours bien vivant. Le cur du rcit cogne toujours trs fort ; c'est toujours lui, le crateur du
petit Ivan Denissovitch. Merci !

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[343]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
C.

LE RETOUR DU PROPHTE :
SOLJNITSYNE EN RUSSIE

Retour la table des matires

Soljnitsyne aura-t-il t pour la Russie un prophte non rclam ? A l'aube de la perestroka, et lorsque, semblait-il, les coups de boutoir de l'auteur de
LArchipel du Goulag, du Premier Cercle de La journe dIvan Denissovitch allaient enfin enfoncer les portes de l'tat totalitaire affaibli contre lequel ce lutteur
n, ce Voltaire du XXe sicle, avait tant combattu le vieux dissident rsidait dans
l'tat amricain du Vermont ; en cette studieuse retraite, entour de sa famille, il
achevait l'immense entreprise de sa vie, conue, selon ses dires, ds l'ge de seize
ans, et pour laquelle le cycle du Goulag navait en somme t qu'une sorte de vaste parenthse dicte par la vie, La Roue rouge. Absorb par une uvre gigantesque autant qu'historique, aussi didactique que romanesque, le reclus de Cavendish
observait les vnements qui menrent la chute de l'Union sovitique travers
un double prisme historique : pour lui il s'agissait d'une rptition de fvrier 1917,
lequel tait une rptition du premier Temps des Troubles (Smouta), au dbut
du XVIIe sicle. Or prcisment le corps corps avec le matriau historique
concernant l'anne 1917 il a lu la presse, toutes les minutes parlementaires, de
trs nombreux mmoires l'avait persuad que tout avait t perdu non en octo-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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bre, mais en fvrier 1917, c'est--dire que non les bolcheviks taient les coupables, mais les libraux en leur catastrophique indiffrence aux fondements de la
vie russe. D'o un rquilibrage de son immense fresque, d'o l'trange pilogue
en cent vingt pages serres par quoi finit le rcit en segments historiques de La
Roue rouge : le rsum de ce qu'auraient pu tre les nuds suivants s'il avait
pouss la narration au-del d'avril 1917. Terminer par un immense rsum de tomes jamais mort-ns, la chose est originale, sans prcdent mme ! C'est donc
Cavendish, pendant les annes cruciales de la perestroka quil achve son grand
uvre, et c'est nanti d'une cl interprtative labore en lisant le matriau historique de fvrier, mars et avril 1917 que le prophte rentra, avec un norme retard
sur les vnements qui secourent la Russie. Ce retour eut lieu le 27 mai 1994,
vingt ans aprs l'expulsion manu militari de 1974.
Nombreuses avaient t les voix qui rclamaient son retour plus tt. Et trs
nombreux les malveillants qui avaient annonc quil ne rentrerait pas du tout, enchan qu'il tait l'Amrique et son confort moral et matriel. C'tait, bien sr,
faire injure grave l'auteur de La Ferme de Matriona, ascte s'il en ft, c'tait ne
pas comprendre le ct volontariste d'un homme qui ne se laisse jamais dicter sa
conduite par les circonstances : le rgime sovitique n'avait pas russi le mettre
sa propre heure, mme quand [344] Khrouchtchev lui avait accord ses faveurs :
ce ntaient pas les criards de l'migration ou d'ailleurs qui allaient l'influencer !
Mais le premier malentendu tait n : d'aucuns croyaient qu'il devait rentrer pour
prendre le leadership d'un mouvement politique, mais lui continuerait, et continue
toujours de faire passer son uvre d'crivain avant toute chose. Bien entendu sa
mission d'crivain comporte un magistre moral, mais un magistre qui drive de
la primaut de l'crivain. crivain et matre vivre, dans cet ordre, et pas l'inverse.
Sa femme et lui-mme avaient imagin un retour peu ordinaire galement
dans le droulement : ils arriveraient par l'extrme Est de l'immense Russie, leur
avion les ferait atterrir Magadan, cette porte de l'enfer blanc du Goulag de la
Kolyma, qui avait conduit une mort sre tant de millions de zeks (dtenus, dans
le jargon administratif pnitentiaire). La BBC tait charge de filmer ce retour,
Alexandre Isaevitch embrasserait la terre martyre, comme fait le pape, il rencontrerait les anciens zeks chaque tape d'un long et majestueux retour qui le
mnerait de Magadan Moscou en plusieurs semaines. Jamais tel trajet, si

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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contraire tout le mouvement de l'histoire russe qui va d'ouest en est, et non


l'inverse navait t entrepris par aucun dirigeant ou matre penser de la Russie. Les tsars ntaient jamais alls plus loin quIrkoutsk ; Lnine pas plus loin
que la Lna (o il avait t relgu par le rgime de Nicolas II). Personne navait
jamais vraiment regard la carte de l'immense Eurasie russe, ni vu qu Krasnoarsk on nest jamais encore qu' mi-chemin de cet immense pays-continent. Ce
priple grandiose de Magadan Moscou modifiait le cours de l'histoire russe, et
restera srement dans les annales. Il convient enfin de rappeler que Mikhal Gorbatchev avait longtemps interdit le retour des uvres littraires de Soljnitsyne :
ce n'est qu' l'automne 1989, et aprs bien d'autres publications d'migrs, que la
revue Novy Mir fut autorise publier un texte du proscrit, un fragment de
LArchipel du Goulag. Or l'auteur rvait d'un retour triomphal de cette uvre,
destine crer les conditions d'un retournement moral du pays. Il fallut attendre
encore deux ans pour cela, et l'on resta bien loin du rve du matre qui tait de
voir son livre de repentance et de dnonciation dans chaque isba russe. Des bouts
de l'uvre paraissaient Moscou, d'autres Ptersbourg, d'autres Saratov :
c'tait la dispersion. Et lorsque vinrent les uvres plus ou moins compltes, ce fut
dans d'assez petits tirages : de toute faon la crise conomique ntait pas favorable aux grandes entreprises ditoriales. Quant la metanoa, ce retournement moral, son heure tait passe...
La tlvision, qui tait alors d'tat, c'est--dire le Premier programme d'aujourd'hui, l'ORT, proposa au proscrit de retour de lancer une mission dont il serait le matre et qui aurait sa place tous les quinze jours dans les programmes,
une heure de grande coute. La srie dura deux ans : le matre y apparaissait un
peu compass, mais toujours clair fugitivement par un de ces clairs sourires qui
transforment l'austrit de son visage au profil dostoevskien face macie et
barbe clairseme mais dbride... Un grand nombre d'interlocuteurs se succdrent face lui, ils posaient des questions, mais servaient vrai dire plutt de fairevaloir, mme quand c'tait le russisant franais Nikita Struve, son diteur Paris,
le pote chrtien Iouri Koublanovski, un migr de la troisime migration rentr
au pays, ou le chirurgien des yeux et homme d'affaires [345] Fiodorov. Parfois,
souvent mme, ce furent de bien plus obscurs faire-valoir. Jamais des journalistes
professionnels dont on aurait pu attendre des questions incisives dans le cadre du
respect d au Matre. Dans le mme temps, il recevait un norme courrier qui

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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parvenait son ancien appartement, rue Gorki (redevenue rue de Tver, comme
avant la Rvolution), un appartement qu'on lui avait confisqu en le chassant de
Russie sovitique en 1974 et qui lui avait t restitu par la Mairie de Moscou : l
des escouades de fidles, des femmes surtout, en particulier ces Invisibles dont
il a fait le portrait mouvant dans son supplment au Chne et Le Veau, recevaient, et reoivent toujours les solliciteurs, les visiteurs venus de toute la Russie,
et dpouillent un courrier immense au dbut, et encore trs substantiel aujourd'hui. Car, du jour au lendemain, l'crivain avait repris le rle de prophte public
qui est si souvent revenu en Russie aux crivains, Lon Toisto en particulier,
mais mme Boris Pasternak, en pleine poque sovitique (je me rappelle les
solliciteurs cocasses et touchants qui venaient le voir Peredelkino). Tous les
vendredis, le Matre revient ce bureau, au centre de la ville, et y reoit les solliciteurs en tout genre. C'est l aussi quest rpartie l'aide sociale aux anciens zeks
qu'il continue gnreusement distribuer par le canal du Fonds qu' a cr, et dont
le fonctionnement fut clandestinement poursuivi en Russie aprs son expulsion,
en particulier par Alek Guinzbourg. Ce fonds d'aide a dsormais une existence
bien plus longue que tous ceux qui existrent avant lui, en particulier celui de
Tolsto pour aider les perscuts religieux russes contraints l'migration au Canada. Revenons aux missions de tlvision de Soljnitsyne. Pour rsumer d'une
formule, je dirais que Soljnitsyne pendant ces deux ans quelles durrent devint
le porte-parole des humilis et des offenss de toute la Russie. Beaucoup en Occident, mais aussi dans la capitale russe, disent de Soljnitsyne qu'il a perdu toute
audience, sans mme se douter de ce courrier norme, de cette audience trs importante travers tout le pays : seulement il ne s'agit pas d'intellectuels, il s'agit
d'un certain pays profond, avec ses dshrits, ses toqus, ses chercheurs de
Dieu... Une Russie que ni l'Occident ni les intellectuels russes ne connaissent,
dont ils nont mme aucune ide.
Les reproches qui pleuvaient sur l'crivain taient l'vidence contradictoires : on lui reprochait de ne pas s'engager suffisamment dans la vie politique et,
dans le mme temps, on brocardait le soi-disant prophte. En fait, la Russie d'Eltsine tait profondment engage dans un processus qu'elle ne matrisait pas : rformes conomiques trs rapides o il s'agissait de sortir au plus vite de la proprit d'tat qui avait t dsastreuse pour le pays, formation d'une classe d'oligarques en comptition et accuss de mettre le pays en coupe rgle, affronte-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ments frontaux entre un prsident rformateur, mais souvent vellitaire et un Parlement o les communistes faisaient une loi chaotique. Dans les vnements d'octobre 1993, le putsch avort des partisans du vice-prsident Routsko (dont certains arboraient la croix gamme) et la raction du prsident Eltsine, qui fit donner
l'artillerie contre le Parlement, Soljnitsyne qui tait encore aux USA ne prit pas
la parole, il hsitait encore, mais de retour en Russie ses propos furent de plus en
plus acerbes contre le prsident et les dmocrates qui jetaient le pays dans la
ruine, selon lui. Il fut certes reu deux ou trois reprises par le prsident, qui ne
lui tenait pas rigueur de ses attaques cinglantes. Soljnitsyne lui proposa ce qui
tait et reste son [346] ide politique majeure : abolir le parlementarisme l'occidentale et revenir la Russie des zemstvo, c'est--dire du self-government local,
tel qu'il avait t mis en place par une rforme d'Alexandre II, tel quil subsista
sous son successeur pourtant trs ractionnaire, et qui donna la Russie active, rformatrice du docteur Anton Tchkhov, un mdecin de zemstvo. Le peuple doit
exercer son pouvoir non par des partis, mais par des dlgus qui doivent tous tre
indpendants, locaux, et pouvoir rvoquer l'chelon suprieur. Lide fleure un
peu le corporatisme, elle est srement dangereuse pour l'unit d'un pays aussi immense, et Soljnitsyne lui-mme admet quil faut un prsident fort pour contrepoids. Aux lections de 1996, qui virent la rlection dEltsine en dpit de tous les
pronostics, des voix avaient demand avec insistance Soljnitsyne de se porter
candidat, il refusa toujours net jamais cette ide ne l'a tent. Mais son pronostic
sur la catastrophe en marche dans son pays s'aiguisait : Nous navons pas dtruit
seulement le systme communiste, nous achevons de dtruire ce qui reste du soubassement de notre vie , telle est sa thse depuis quelques annes. Bientt il ne
restera rien de la Russie, bientt la langue russe sera comme le latin aprs l'Empire romain. De ces visions apocalyptiques, que l'auteur a souvent de la peine
conjuguer un message d'espoir pour le vaste public htroclite qui met sa
confiance en lui, sortiront La Russie sous l'boulement, son pamphlet politique le
plus dur, et La Question russe, o il cherche expliquer pourquoi les dirigeants
russes ont toujours nglig les intrts du peuple, au profit de l'empire.
Quant la guerre en Tchtchnie, il la condamne avec dautant plus de facilit
que ds le dbut il a affirm quil fallait donner l'indpendance aux Tchtchnes
comme aux Baltes, mais il veut une fermeture de la frontire avec ce pays, pourtant li la Russie depuis bientt deux sicles, et dont plus de la moiti de la po-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pulation vit en Russie : dans la pratique les ides de Soljnitsyne, l non plus, ne
sont pas trs applicables. Il prche galement pour la runion des quatre principales rpubliques issues de l'effondrement de l'URSS : les trois Slaves de l'Est, Russie, Ukraine, Bilorussie, plus le Kazakhstan parce qu'il a une majorit de Russes
ethniques : du coup la Komsomolskaa Pravda o il exposa cette thse fut interdite au dit Kazakhstan, o la presse officielle kazakhe se dchana contre le grand
chauvin russe...
1998 est l'anne de son jubil : il a quatre-vingts ans. Les articles sont nombreux, preuve que le vieux gant est toujours bien prsent sur la scne du pays,
mais certains sont carrment iconoclastes : surtout celui d'Oleg Davydov, dans le
quotidien moscovite LIndpendant, intitul Le dmon de Soljnitsyne : la
thse en est que ce nest pas Dieu qui pousse ce prophte, mais son dmon de
l'orgueil, sa soif de la gloire. Le critique impertinent reut le prix anti-Booker,
prcisment pour son impertinence, assez bien enleve du reste. Ce nest pas la
premire fois que le reproche est articul, Siniavski y avait eu recours, mais le
jubil en fut gt.
Trois films furent tourns et devaient passer sur trois chanes le 10 dcembre
1998, jour de l'anniversaire du matre. Deux seulement furent diffuss, on va voir
pourquoi. Le grand metteur en scne Alexandre Sokourov, aux longs films oniriques, aux longues squences nigmatiques et obsdantes (Mre et fils, ou encore
Moloch) tourna un portrait du Matre o il soumettait le visage de celui-ci la
mme interrogation lente de la camra : le rsultat est fort, mais pour esthtes et
happy few. Lonide Parfionov tourna, [347] lui, un film en quatre sries, assez
traditionnel dans sa construction, trs bien document, incrustant dans le rcit des
fragments de films antrieurs, comme celui de la BBC, Ou encore les interviews
de Pivot : le rsultat est un trs bon film ducatif, qui a srement t trs utile
pour les jeunes gnrations. Enfin, Oles Fokina voulut faire un film plus polyfocal, interviewant des amis et des proches (dont l'auteur de ces lignes), et utilisant
de longues squences tournes chez les Soljnitsyne dans leur maison de Nikolina
Gora : Natalia Soljnitsyne s'opposa la diffusion du film, arguant que les interviews chez eux avaient t faites pour un tout autre but. Oles Fokina navait t
admise qu'en tant qu'pouse du constructeur de la maison des Soljnitsyne, mais
elle n'avait pas le droit moral d'utiliser cette intimit pour faire un film. Laffaire
fit assez grand bruit, et les ennemis de l'crivain reprirent courage. Toutefois le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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grand public resta avec les images des deux films prcits, et qui sont de bons
films, mais dont les auteurs sont sans doute rests captifs de l'image que l'crivain
veut donner de lui-mme.
Ajoutons quun des amis de l'auteur, un autre gant de retour dans la patrie,
Iouri Lioubimov, mit en scne dans son ancien thtre ftiche, la clbre Taganka
Moscou, une version thtrale du Premier Cercle, intitule Charachka (prisonlaboratoire dans le jargon bureaucratique stalinien) : le formalisme de la mise en
scne de Lioubimov, le cercle qui court en anneau ferm au dessus des ttes des
spectateurs du parterre et o passent les acteurs, la violence symbolique de certaines images (Innokenti nu dans une sorte de cercueil), la beaut du texte, un des
plus platoniciens de Soljnitsyne, o il cherche dans quelle mesure l'homme
est habilit collaborer avec le mal pour parvenir faire le bien tout est fort
dans ce spectacle, mais sa dualit mme, modernisme de la mise en scne, platonisme du texte, jargon de la charachka, symboles d'une beaut plus que terrestre
ne pouvaient que dcevoir les uns ou les autres des admirateurs de Soljnitsyne et
de Lioubimov, ce qui fut peu prs le cas. A Lyon, dans le mme temps, un opra
de Gilbert Amy sur le mme texte parvenait peut-tre une synthse plus puissante : l'uvre est splendide, mais le spectacle na eu que trois ou quatre reprsentations.
Soljnitsyne continue faire fonctionner son Fonds d'aide aux anciens dtenus, il continue galement publier les tomes de sa Bibliothque de la mmoire
russe, une trs importante srie de mmoires et d'tudes choisis dans l'afflux de
manuscrits qui lui parvient de toute la Russie profonde. Enfin il a fond une
Maison de l'migration russe , et il a institu un Prix Soljnitsyne, attribu en
1997 un grand savant philologue, Vladimir Toporov, sans doute avant tout pour
les travaux sur la saintet russe au Moyen ge : Toporov est un des grands smiologues issus de l'cole de Lotman, il n'est pas un compagnon de combat de Soljnitsyne. L'anne suivante, le prix a t attribu l'crivain Valentin Raspoutine,
en qui Soljnitsyne voit srement bien davantage un alli dans la lutte contre le
dsastre culturel russe. Dans son discours d'acceptation, Raspoutine compare les
nationalistes russes un petit groupe rfugi sur un radeau de glace qui drive
dans des mers chaudes et cherche en vain la rive...
Qui est aujourd'hui Soljnitsyne dans la Russie actuelle ? Il n'est plus un prophte en activit (comme on parle des volcans en activit), mais pourrait-il le re-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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devenir ? Depuis l'arrive au pouvoir du prsident Poutine, il se tait : rien sur la


possible drive autoritaire, [348] rien sur le programme poutinien de dictature
de la loi , rien sur son programme conomique trs rformateur, ou sur la remise
au pas des oligarques qui formaient un tat dans l'tat. Rien non plus sur la seconde guerre en Tchtchnie : une fois de plus le prophte ne parle pas quand on
le voudrait. Mais par ailleurs son attitude politique est quand mme assez marque : Bondarenko l'a appel le leader du nationalisme russe . La formule n'est
valable que si l'on veut bien ne pas y mettre de tonalit agressive : Soljnitsyne
prche activement le renoncement dfinitif de la Russie l'emploi de la force avec
ses voisins, il n'a jamais demand de rintgrer manu militari les 25 millions de
Russes gars dans les dbris de l'Union sovitique (surtout en Ukraine). Et si on
lui demande s'il est gn d'tre parfois sur la mme longueur donde que les
communistes, il rpond par des sarcasmes : le communisme finissant ne l'intresse
pas. Et puis le rgime sovitique ne l'accusait-il pas jadis dtre en collusion avec
l'Occident ?

Reste l'crivain. Est-il mort ? pas du tout ! Certes il a mis fin l'criture de ce
massif gigantesque qu'est La Roue rouge, mais quel crivain, aux abords de la
vieillesse, ne doit rduire l'ampleur de ses fresques ? En revanche ses Rcits en
deux parties sont un magistral retour l'art des formes resserres, l'art du rcit
qu'il matrise si bien, et l'ironie de ces diptyques qui est due surtout au bifocalisme (un panneau sovitique, un autre actuel au lecteur d'en tirer la morale...)
est tout fait efficace 80 .
Certes d'autres publications de l'crivain laissent plus dubitatif A-t-il raison de
livrer ses notes de lectures sur certains crivains sovitiques des annes 20 quil
aime bien pour la richesse de leur langue, Malychkine ou Pantelemon Romanov ?
A-t-il raison de livrer au public ses rflexions sur le pote Brodski, qu'il a lu avec
normment d'attention, mais quil critique de faon assez trique, ne comprenant pas vraiment le projet potique de Brodski dont les dissonances et le cosmopolitisme culturel l'irritent ? Il y a l, dans ces cahiers de notes, du matre d'cole.
Mieux vaudrait les garder pour soi au lieu de les grener dans sa revue chrie,
80

Pour en juger, il nest que de lire Ego, suivi de Sur le fil traduits du russe par Genevive et
Jos Johanner, Fayard, 1995.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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celle de La Journe dIvan Denissovitch, Novy Mir. En revanche, c'est un rgal


pour les sojnitsyniens qui y trouvent matire mieux comprendre leur auteur.
Paraissent galement en ce moment des fragments de la suite du Chne et le
Veau, suite dj parue en livre dans sa traduction franaise, mais pas en russe : il
s'agit de Le Grain tomb entre les meules, trs beau texte, qui a tout le dynamisme
du Chne et le Veau, mais dont la rancune l'gard de certains migrs, aujourd'hui dcds, peut dconcerter et aurait ncessit tout le moins une prface explicative. Et puis le vieil crivain est revenu ses toutes premires amours : le
pome en prose, dans la tradition inaugure en russe par Tourgueniev. Les Miettes
du dbut de sa carrire de plume sont maintenant compltes par les Miettes de la
fin de vie : brefs paragraphes en prose qui ont le grain serr de la posie (Soljnitsyne reproche Brodski de proclamer la prminence de la posie sur la prose,
mais pourquoi ce prosateur en botte de sept lieues en revient-il ces molcules de
posie ?). C'est la nature qui fournit dans ces courts fragments potiques les observations [349] laconiques que le moraliste reporte sur l'homme et son inachvement. La miette sur le vieillissement trahit une motion nouvelle, et une
mditation sur la mort qui vient :

Un vieillissement lumineux est un chemin vers le haut, pas le bas.


/Veuille Dieu ne pas nous envoyer le vieillissement dans la misre et le
froid.

En 2001, le prsident Vladimir Poutine rendit une visite l'crivain, leur discussion dura plus de deux heures et se poursuivit par un dner quatre (les deux
pouses taient de la soire), prpar par l'crivain, qui aime cuisiner.
Latmosphre fut trs amicale. Bien entendu Soljnitsyne est revenu sur ce qui est
son ide fixe : il faut un retour aux zemstvo. Ces organismes de gouvernement
local crs en 1864 par une rforme d'Alexandre II, donnaient le pouvoir et l'obligation de rgler les affaires locales (financires, scolaires, vicinales, sanitaires)
des organismes locaux lus, qui furent trs actifs, et devinrent aussi une sorte
d'opposition modre et librale au rgime. Lide de l'crivain est de courtcircuiter le personnel politique national quil considre comme corrompu et inefficace. Il est peu probable que le prsident entende revenir la rforme de 1864,
mais on sait quil recommande plusieurs gouverneurs de province de s'en inspi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rer, et quelques jours aprs la visite prsidentielle, le gouverneur de Tioumen,


Leonid Roketsky, annona publiquement qu'il avait eu une conversation d'une
heure avec Soljnitsyne sur les moyens de rformer la vie locale. Lcrivain lui
aurait dit quil suivait depuis longtemps son action, et l'encourageait poursuivre.
Interrog sur ce genre de visites, le secrtariat de l'crivain a dclar quil y avait
longtemps qu'il recevait de telles visites et demandes de conseils... Une chose est
sre : la rencontre entre le prsident et le prophte a eu lieu, et a t chaleureuse.
Ils ont constat leur unit de vue sur le danger de dsintgration que court la Russie d'aujourd'hui, et il ne fait pas de doute que le pouvoir recoure encore l'aide
prestigieuse de l'crivain. Ce nest pas tout fait la vieille symphonie entre le
Tsar et le Patriarche, comme elle existait Byzance, mais c'est peut-tre le dbut
d'une synergie de la parole et de l'action. De quoi rchauffer le cur du vieil crivain qui se mprisait la Russie de Eltsine et des rformateurs libraux tout crin.
Il faut remonter Alexandre Ier et son amiti pour l'historien Karamzine pour retrouver une telle dmarche. Karamzine, rappelons-nous, avait mis en garde le Tsar
contre des rformes trop rapides lors de leur entrevue de Tver, chez la sur de
l'empereur. En 2007, le prix d'Etat a t accept par Soljnitsyne. Son pouse Natalia l'a reu en son nom au Kremlin.
Somme toute, si le prophte ne rgente pas son pays, il y vit, il y cre, il est le
porte-parole des humilis et des offenss, il en est rest l'imprcateur toujours
sincre, parfois maladroit. Et les dirigeants du pays semblent rechercher parfois
son avis, sans qu'on puisse dire s'ils le suivront. Le vieux matre a gard la main
quand il prend le papier et empoigne son porte-plume d'acier l'criture minuscule, cette criture hrite des temps hroques de la clandestinit. Il est rentr, il a
su rentrer et trouver une place mal reconnue, mais unique. C'est quand mme un
exploit dans la Russie d'aujourdhui. Et en Occident, vous voyez l'quivalent ?

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[350]

VIVRE EN RUSSE (2007)


VIII. LES RACINES DE LA PROSE
D.

SOLJNITSYNE INTERVIENT
DANS LA QUESTION JUIVE

Retour la table des matires

Ni Balzac ni Zola n'ont eu l'ide de rassembler le matriau inutilis de leurs


grands chafaudages romanesques pour en faire un manuel d'histoire. Alexandre
Soljnitsyne, infatigable lecteur, collecteur de fiches (crites de son criture microscopique de zek) a runi une part de son norme matriau pour cette histoire
des Russes et des juifs pendant deux sicles ensemble .
Pourquoi deux sicles ? Parce quavant le premier partage de la Pologne
(1772), il n'y avait gure de Juifs dans l'empire, et parce qu'aprs la Guerre des
Six Jours l'norme colonie juive de l'URSS ou bien prit le chemin d'Isral ou bien
dcida de s'assimiler dfinitivement. Lauteur sait qui1 sera tax dantismitisme,
il l'a t pour certains chapitres de son Archipel du Goulag (les listes de dirigeants
juifs du Goulag), ou pour Lnine Zurich (le juif Parvus vient comme un Tentateur offrir l'aide allemande Lnine).
Soljnitsyne n'est pas antismite, son livre est une puissante vocation de
presque tous les grands problmes de l'histoire des juifs depuis l'organisation des
shetels en Galicie jusqu' la lancinante question de l'galit des droits qui empoi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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sonna la fin de l'Ancien Rgime, l'adhsion massive des juifs dans l'laboration de
l'tat sovitique puis stalinien, et en finissant par l' alya sovitique, cet norme
dpart pour Isral qui fait qu'aujourdhui, sous la direction de l'ancien dissident
Chtcharanski, le parti russe est incontournable la Knesset.
Cet athlte de la lecture nous donne un ouvrage captivant, mais qui pose des
questions. Tout d'abord ce nest pas un ouvrage historien. Lauteur ne recourt pas
aux sources premires, il travaille de seconde main : Encyclopdie juive du dbut
du XXe sicle et celle de la fin de ce mme sicle, revues juives russes de l'migration rcente (une plate-forme trs troite de rflexion), des revues comme
22 en Isral, et bien sr les grands historiens russes comme Milioukov (une de
ses ttes de turc). Le rsultat est un pullulement de guillemets qui font que l'auteur
a l'air de se dfausser. Ou encore veut faire avouer quelque chose aux auteurs
juifs. La recherche occidentale sur le sujet est totalement absente dans ce livre.
Par exemple sur les Protocoles des Sages de Sion, ce faux de l'Okhrana tsariste
qui passa en Allemagne dans les annes vingt et y rpandit ses miasmes dltres
sur le complot juif (ouvrages de Cesare de Michelis et autres).
Les deux tomes, que spare la coupure de 1917, nont pas la mme tonalit, et
l'on peut penser que Soljnitsyne a retravaill son second tome au vu des ractions
[351] critiques au premier. Le premier est surtout l'histoire du statut social et juridique du juif. Des pisodes peu connus ne peuvent manquer d'intresser le lecteur,
par exemple la mission de Derjavine, grand pote qui parraina le jeune
Pouchkine, mais aussi grand dignitaire qui rdigea un mmoire sur les juifs dans
les territoires nouvellement acquis ; le rle des juifs qui affermaient la distillation
deau-de-vie y est dnonc comme nocif pour le moujik russe. On a l un strotype assez caractristique, et envers lequel l'attitude de l'auteur est ambigu.
Soljnitsyne affectionne les sujets pineux, mais son leitmotiv est de toujours
demander aux Juifs de reconnatre eux aussi leurs torts : par exemple l'entre en
masse de jeunes juifs dans le mouvement terroriste de la volont du Peuple, leurs
gros contingents dans l'administration stalinienne, etc. Il ne mentionne l'indignation des plus grandes voix morales de la Russie (Tolsto ou Korolenko) que comme une des ractions de l'poque, il tente opinitrement un dcompte des torts
rciproques, il dnonce toujours l'amplification des crimes russes par un Occident
russophobe (lors des pogromes, lors de l'affaire de la fausse circulaire de Plehve
ordonnant la police de laisser faire).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le ton est parfois pathtique. On ne peut pas dire que So1jnitsyne soit particulirement svre envers les juifs, mais il leur applique son systme de pense :
la nation est une personne morale, comme l'homme individuel, elle pche, elle
doit se repentir, faire pnitence. Dieu sait s'il a pouss ses propres compatriotes
faire pnitence ! Sur ce point il est fidle lui-mme. Mais la nation juive estelle vraiment passible du mme appel la contrition ? Vladimir Soloviev ne pensait pas quon dt avoir les mmes exigences vis--vis des petites et des grandes
nations. De celles qui asservissent et de celles qui sont asservies.
En approchant de notre poque, l'auteur s'enfonce dans des polmiques avec
tous les publicistes juifs russes qui ont crit sur le sujet depuis les annes 70,
l'poque des refuzniks . Il s'en prend, entre autres, Grigori Pomerants, qui lui
avait suggr de faire d'un des personnages positifs du Premier cercle un Juif
afin que la balance des bons et des mchants ft gale ! On voit par cet exemple
aberrant le degr de confusion de cette mle publiciste. On comprend l'effort
pour s'lever au-dessus, mais dans ce livre Soljnitsyne n'y russit qu moiti. En
revanche il est mouvant de voir le vieux lutteur se dfendre pied pied contre les
attaques subies au long de sa vie publique en Occident. Utrachauvinisme, ditesvous ? Et quand les petits gars des familles de koulaks gelaient en pleine taga,
o aviez-vous vos yeux ? votre langue ?
Le bt blesse en revanche dans ce livre quand l'auteur veut incriminer tout un
peuple, ou plutt l'appeler au repentir. Les nations sont-elles des sujets kantiens ?
A-ce un sens ? Pour Soljnitsyne, oui !
La conclusion, o il se demande si Isral a survcu par l'exil ou contre l'exil,
pose une de ces questions insolubles qui la fois irritent et fascinent ds quon
parle, comme disait Dostoevski, de la question juive . Deux sicles ensemble
est mettre aux minutes d'un procs o le verdict ninterviendra qu la fin des
temps...
Alexandre Soljnitsyne : Deux sicles ensemble. Tome I : 1795-1995, Juifs et
Russes avant la Rvolution, tome II : 1917-1972, Juifs et Russes pendant la priode sovitique, Paris, 2002 et 2003.

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X
LES GRANDS
VISUELS

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X. LES GRANDS VISUELS
A.

EN LISANT, EN REGARDANT...
LA GRAMMAIRE D'ALEXEEFF
Laria de l'opra traditionnel correspond en fait un
passage de la quantit la qualit : l'excs d'une accumulation motive intense transmue brusquement le dialogue ou
le rcitatif mouvement en jaculation lyrique immobile.
Julien Gracq, En lisant en crivant
Pour Svetlana Rockwell-Alexeeff, Svet

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Alexeeff, ce magicien, a franchi d'un pas lger les frontires des arts. La gravure, l'eau forte, sont des mtiers qui pratiquent le trait, le trait dur et dfinitif ; la
gravure a longtemps servi fixer les traits des personnages clbres, a popularis
les tableaux illustres que le quidam ne pouvait pas voir, elle vhiculait un squelette plus ou moins grossier des choses. Alexeeff lui a fait jouer un rle de transgresseur, de pont sensuel entre les arts, entre posie plastique et dessin de la fable,
et mme entre le fixe et le mobile puisque ses films anims sont plutt des gravures animes, touches par le rameau enchant de la lumire en marche. Car la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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lumire donne son souffle tous les textes quil touche, qu'il effleure, et quil
accompagne avec tant de profondeur que souvent ce sont les textes qu'il a touchs
qui semblent accompagner la mlodie en noir et blanc de ses illustrations. En lisant et en regardant ces diptyques merveilleux que sont Les Frres Karamazov de
Dostoevski-Alexeeff ou La Dame de pique de PouchkineAlexe7feff, je me suis demand si la transmutation opre par Alexeeff ne
correspondait pas cette jaculation lyrique immobile dont parle Julien Gracq
propos de laria. Pour se laisser pntrer par ce lyrisme immobile, mais tout
trpidant de mouvement interne, il faut apprhender l'uvre du romancier et de
son illustrateur comme une seule uvre, autrement dit il faut renoncer ce
concept btard et serviteur de l'illustration .Alexeeff nillustre pas, il transmue, pntre dans la logistique mme du texte potique, et il l'irradie de lumire.
Boris Pasternak reut en octobre 1959 un exemplaire du Docteur Jivago illustr par Alexeeff, c'est--dire par les clichs des diffrentes tapes de l'cran
d'pingles, invent par Alexeeff et Claire Parker en 1935. Ce fameux cran, tel
que je l'ai vu chez eux, tel quon le voit dans un petit film d'Alexeeff sur luimme, est une sorte de structure de l'tre, d'assemblage de molcules en attente de
leur aimantation. Ou encore un rayon de miel non encore visit par l'essaim. Arrive la lumire, rasante ou znithale, glorieuse ou [356] brouille, le stylet s'y promne comme le regard du Crateur de la gense, et l'appareil photographique en
fixe les moments c'est Dieu accompagn de son reporter, caress par le projecteur, et fix dans l'instantan. Un procd unique mais si congnital au texte, et
mme la page imprime qui, elle, attend les caractres de Gutenberg, quil semble mtamorphoser le cheminement rampant des caractres en hachures de noir et
blanc. Le miracle de la transmutation frappa Pasternak : sa propre existence de
Peredelkino tait elle-mme tout hsitante dans la trame automnale des arbres
dj dpouills et des troncs laiteux des bouleaux. On et dit que les trois textes
s'agraient : celui de la vie, celui du texte, celui de l'cran d'pingles. Le pote
crivit une amie : Il ma rappel tout ce qu'il y avait de russe et de tragique
dans l'histoire et que javais oubli.
Rappeler ce que l'on avait oubli, voquer ce qui existait en latence, faire surgir de l'cran de lumire, de ce rayon miel onirique, l'essentiel de la vie, telle est
bien la tche magicienne d'Alexeeff. Et chose trange, ce tragique des choses

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quil nous exhibe est tout baign de srnit : tout apparat vraiment sub specie
luminis. Exactement comme dans le pome d'histoire en prose potique de Pasternak :

Soudain les yeux et les oreilles d'Antonina Alexandrovna s'ouvrirent :


elle perut tout la fois la clart du cri des oiseaux, la puret du bois solitaire, la douce srnit diffuse alentour : Quelle merveille ! s'exclamat-elle la vue de la splendeur qui l'entourait.

Eh bien, cette clart des cris, cette puret des ombres, cette hymne sacramentelle, elles sont passes directement du texte dans l'illustration. Ou serait-ce l'inverse ? Ou les deux simultanment dans un court-circuit d'art ? De son ct
Alexeeff explique :

Lorsque je lus le roman de Pasternak, son effet sur moi fut bouleversant. J'eus trs prcisment le sentiment quaprs quarante annes de silence, mon frre an, disparu, madressait une lettre de 650 pages.

Ici tout est prendre la lettre : le croisement entre le vcu et le fictionnel,


une de ces concidences dont est faite la trame vnementielle du roman de Pasternak lui-mme ; le retour du frre disparu (dans le roman c'est le demi-frre du
docteur, Evgraf, qui rapparat in fine, comme un deus ex machina) ; et surtout la
fraternit, le sentiment d'un an qui rompt les sceaux du rel, chasse la nuit de la
maison ferme depuis longtemps. Alexeeff avait vcu les mmes scnes de guerre civile dans la mme rgion de l'Oural.

Chaque ligne du texte me proposait une multitude d'images vraies de


la Rvolution telle quelle avait t vcue par ses contemporains. Ma mmoire visuelle, sensible au moindre dtail, est une sorte de camra dont on
pourrait, aprs plus de quarante ans, dvelopper le film.

Luvre d'Alexeeff c'est exactement non la recherche du temps perdu, mais


l'instant de la redcouverte du temps perdu, l'instant magique o dans le bain de

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nitrate apparat la pellicule du monde, son damier ocell, sa trame nielle. Pas une
trame inerte, mais vivante, tel le rayon de miel dans le rucher des images. Car
Alexeeff a donn le mouvement cintique ses illustrations, groupes en squences filmiques, en phrases smantiques par son accompagnement de la phrase du
texte princeps.
[357]

Leur guide conduisait une jument blanche qui venait de pouliner.


C'tait un vieillard aux grandes oreilles et aux cheveux hirsutes et blancs
comme la neige. Pour des raisons diverses, tout ce quil portait tait
blanc : ses savates d'corces taient neuves et n'avaient pas encore noirci ;
son pantalon et sa chemise taient passs, blanchis par le temps.

Tonia, la femme de Jivago, se rend en charrette Varykino avec les siens,


c'est la premire retraite vers l'asile de paix, le pass, le cocon de la vie maternelle
en alle. Ce blanc laiteux, ce blanc de la substance lacte du monde naissant, c'est,
on l'a reconnu, le blanc ocell, pliss, frmissant, soyeux, rugueux, innombrable
de l'eau-forte alexeevienne, la substance onirique profonde de son monde lui,
ce lait primordial aux fontaines duquel il nous entrane tout au long de son uvre.
Le fils de la blancheur est le noir : un poulain noir comme la nuit court devant
la jument blanche comme bouleau. La paix remplissait leur cur ; leur rve se
ralisait , poursuit le pote. Et moi, je tourne la page : voici le rve ralis, il
occupe la double page, plus de marges, plus de lgende, tout est offert dans le plat
d'un cran-page, la page du livre, l'cran d'pingles, l'cran-page de l'tre-aumonde. Les troncs blancs de la boulaie strient musicalement la moiti haute de
l'cran, se fondant en une onde de feuilles argentes, nous avanons dans la fort
des contes russes, des contes de toujours. Comme le trot de la jument laiteuse est
ample, majestueux, et comme le poulain miniature est noir, gauche, mais inluctable dans cette procession magique ! Vakkh Bacchus le guide, a son chef
chenu pensif, ses jambes dans les bottes de tille encore non noircies pendent pataudement et majestueusement, les occupants de la charrette sont quatre, un
homme, les jambes lourdement pendantes, trois femmes. Le pli de la double page
est occup par un tronc opalin de bouleaux, la lumire semble filtrer de partout :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nous sommes au centre, au cur de la beaut, d'ici partent tous les rayons de
l'uvre.
Le mouvement pousse les personnages d'une page l'autre, il faut tourner la
page pour les suivre, un peu plus grands, un peu plus avancs : comme dans la
cintique ralentie du kabouki, o la gesticulation est dcompose. Vritable procession d'hommes et d'nergies, qui parcourt les hachures lumineuses de la page :
le train funbre de l'enterrement de Jivago-pre par o s'ouvre le livre semble
donner le mouvement principal : horizontal, au tiers infrieur de la double page,
de gauche droite. Mais quand Iouri Jivago revient Varykino non avec Tonia sa
femme, comme la premire fois, mais avec Lara et la fille de Lara, cette fois-ci le
traneau va de droite gauche, et le bain de lumire est plus gris, d'un gris perl,
doux, suivi par les instantans de l'installation dans la maison abandonne des
Mikouline : robinsonnade en pleine tourmente rvolutionnaire, rve d'arrt sur
image du bonheur impossible. Les cases et carrs d'un Alexeeff, volontiers cubiste noclassique, reprsentent le pole russe, la table, la fentre sur le monde neigeux avec sa lune la Jules Laforgue (combien d'autres lunes vont danser dans les
contes anims de ce magicien, et surtout dans Une nuit sur le mont chauve !) ...
De droite gauche encore : la procession nocturne de la Vigile du Jeudi saint,
rebours du train de l'histoire, lumignons et femmes noires penches sur la flamme
en marche vers le porche du monastre.
Parmi ces suites cintiques, une des plus belles est celle du cauchemar du docteur qui va avoir le typhus, dans en face de la maison aux statues . Le corps
laiteux de Lara emplit la fentre, les rats divaguent dans la pice marque par
l'abandon. Une pice [358] immense lui succde avec toujours le mme corps
sculpt de marbre blanc obturant les fentres, et plus loin encore, Varykino,
dans la pice o serpille Lara, fichu nou au-dessus du front, l'autre Lara, Lara
rve ; Lara lacte, Vnus antique aux bras relevs sur son chignon derrire la
tte. Ces apparitions du fantasme de Lara forment une sorte de suite onirique,
jaculation lyrique du texte , mais pas illustration directe du texte...
Et puis il y a encore cette ville provinciale dserte, o pavs et bornes de pierre bossellent l'espace de la page, o les trous blancs des croises rythment des
faades figes dans l'hiver et le crpuscule, ils scandent le texte d'Alexeeff, avec
gros plans sur ce mme pav o gt un corps, o se dresse un soldat coup mitorse par la prise de vue (presque une ptrification magique). Et quand ce nest

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pas le blanchoiement de la neige, c'est celui d'un printemps mystrieux, vide, rsill par un lait de lumire qui enrobe les formes, avec une figure sculpte dans
l'incertaine lumire, une savate qui trane, et toujours cette mme borne autour de
laquelle tourne l'immobilit. Cette immobilit saccade traduit la vision de
l'histoire qui baigne, tout comme fait une lumire d'hiver balbutiante. Comme si le
dcor s'emplissait de cris que nous nentendons pas, et la lanterne hsitait entre
nous infliger ou nous pargner le pire. Il en rsulte une pure transparence hypnotique, celle d'un film, un film moins muet quinaudible, dont la grammaire est misculpturale, mi-architecturale.
Pour comprendre mieux cette grammaire, regardons prsent le plus extraordinaire mixage de texte et de forme qu'ait cr Alexeeff, le Colloque entre Monos
et Una, d'aprs Edgar Poe. Les premires eaux-fortes ont le dessin en damier infiltr de lumire des annes vingt, comme on voit sur Les Nuits sibriennes de Joseph Kessel : lumire que crachent ces longues chemines hrisses de panaches
qui traversent les carrs blancs et noirs d'une faade d'atelier qui emplit tout le
cadre et mtamorphose le monde en fabrique mtallurgique : ici on forge sans fin.
Mais que forge-t-on ? Une philosophie, une posie, une dlivrance ? Nous entrons
dans le dialogue de Poe par une arche mystique, constelle d'toiles la Fra Angelico ( bleus et ors de Fra Angelico : la radiance, l'effulgence des vtements
d'autel , dit Gracq). Et puis ILS surgissent, dans la rouille grise d'un cosmos incertain, cte cte, deux corps nus, tts, Monos et Una, LUI et ELLE. Monos
conduit son monologue, il raconte l'utopie, les vertes feuilles qui se recroquevillent devant la chaude haleine des fourneaux, le monde-fournaise, le mondefourneau, le monde-cornue qui mtamorphose le vert de la nature en rouge de la
forge. Revoici Monos et Una, leurs corps ont pli, le fond s'est crevass, il est
devenu une laque perce de bouches noires aux chancrures de feuilles mortes. A
leur pubis transparat le trou blanc que fait le squelette. Avanons encore dans le
texte-image : cette fois-ci leurs corps se perdent moiti dans le damier o s'rigent les chemines de l'Usine du futur, o les taches deviennent lambeaux de fumes, chiquier mystrieux des fumes du grand alambic. Le temps avance, la
Terre se dcrpit, Monos et Una sont tous deux morts, l'un a rejoint l'autre, leur
dialogue n'en est que plus mystique. Incontestablement, ce fut pendant la dcrpitude de la Terre que je mourus. Sont-ils morts sur l'image qui suit ? formes
phagocytes par un paysage en tages, noir et lumire, o les montagnes ont pris

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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la place du damier des fentres de l'atelier Terre, ils ont prsent leurs ctes zbres de blanc, leurs corps diaphanes, des arbres jouvenceaux ont fleuri dans les
redents du damier [359] montagneux, leurs faces sont aveugles, leurs bras immenses pendent, ils sont toujours en lvitation, on les dirait prts se dsincarner totalement. Le corps prissable avait t frapp par la main de la Destruction, crit
Baudelaire. Mais il subsiste une sorte de lthargie dans le tombeau, et les voici
tous deux, jumeaux prsent, traverss de stries blanches, comme en ascension
mystique dans le champ des nuagelets qui ont rempli les cases de l'tre. Monos
rejoint Una dans la tombe, il lui adresse son monologue. Le sentiment de l'tre
avait la longue disparu. Le tombeau est devenu un habitacle cosmique de rien,
ce mlange de nant et d'immortalit, et nous retournons dans la dernire eauforte au semis stellaire du dbut, parmi les choses futures .
Il fallait une audace extraordinaire pour traduire cette Rvlation d'outre-mort
dans l'acide et le cuivre. Mais prcisment la main tendue par Alexeeff Baudelaire, qui la tend Poe, qui la tend la Mort forme une de ces chanes de transmutation dont Alexeeff a le secret et la nostalgie. Animus appelle Anima, le conscient tend vers ce qui l-haut clate dans le ciel vide.
On retrouve cette main tendue la fin des cent gravures d'Alexeeff pour Les
Frres Karamazov, dans une cent-unime, non incluse, o la main du graveur se
tend vers celle de Schiffrin, son diteur. On est en 1929, ge bni pour l'illustrateur russe hberg par l'Occident, temps d'explosion de son gnie. En frontispice,
il commence par regarder Dostoevski droit dans les yeux, comme dans Monos il
regarde Baudelaire ddoubl en Poe. Le front est immense, les yeux petits, attentifs, et ils nous vrillent. Ils vont nous regarder pendant tout le livre, pendant les
cent gravures.
Elles sont vraiment extraordinaires, pas des illustrations, mais des exfiltrations
du texte, une plonge dans ce regard fou du Matre du frontispice. Voici Lizaveta
la puante, accroupie : elle tire la langue la main gante du barine, dont on ne
voit que les jambes de pantalon et les escarpins, elle ne verra rien d'autre de lui,
mais un croissant de lune s'est infiltr entre cette langue tire et ces jambes de
gandin obse. Nous approchons de l'idal de Sodome, que voici la page 136 : la
femme sans tte dnude un sein, carte les jambes, sa dentelle ourle toute la gravure troite pour loger l'entire forme. Et en face, plus loin, Dimitri, la main sur la
table, raclant son imaginaire luxurieux, les yeux exorbits, le haut-de-forme cam-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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p de biais sur un fond de rayures diagonales qui inquitent comme des svastikas.
Qui aurait dit que Smerdiakov, le quatrime fils, le btard, le fils de la Puante,
aurait cette lippe pendante sur un visage au couteau, cette silhouette allonge,
presque dgingande sur le damier de l'office o se joue le drame du crime collectivement pens et excut par les mains du Btard, caches dans son dos ? Et voici un des grands moments de dlire : Dimitri foule aux pieds son pre ; le vieillard
bedonnant, crne rond, trogne hurlante est couch en diagonale dans la feuille,
pieds en haut, tte en bas, assailli par les bottes et semelles d'autres pieds qui veulent l'craser comme une ordure, et qui sont ceux de Dimitri, invisibles, au-dessus
de la gravure. Plus loin revoici le vieux Karamazov, pas si vieux que cela (il a
cinquante-cinq ans), mme trogne cartele par un rictus de masque grec, dansant
avec furie, mches noires en cornes diaboliques, et qui veut craser le cafard qui
rampe devant lui. Ce cafard, c'est Dimitri, et la trouvaille de l'illustrateur est
d'avoir extrait d'une expression fugitive du [360] vieux pre lubrique dans son
dialogue avec Aliocha cette mtaphorisation extraordinaire, o Kafka rejoint Dostoevski.
Beaucoup plus loin la gravure le livre de job , qui accompagne un pisode
de la vie du starets Zossime, apporte dans un clair qui dchire cruellement la
page noire et grise des visions dApocalypse : chevaux la renverse, femme nue
s'enfonant dans le soufre, branches tordues gesticulant leurs zigzags dans le vent
tourbillonnant qui habite ce jugement dernier. Ah ! les mains en dlire
dAlexeeff ! ces mains qui volettent, qui tournent dans ses Gogol, ses Dostoevski, son Kessel, ou mains sinistres apposes comme des graffiti sur les parois de la
caverne humaine. Mains sur le tapis de jeu dans les bois gravs en couleur illustrant La Dame de pique en 1928, toutes tendues vers le centre du tapis brun, noires ou blanches, tenant couteau, Chibouque ou magnum de champagne, mais toutes prtes happer les pices de monnaie parses sur le carr du jeu. Mains de
derviches tourneurs voletant par-dessus les ttes dans les folles Nuits sibriennes,
mains accusatrices braques comme des revolvers dans la scne du tribunal des
Frres Karamazov, mains esquissant une inquitante capture dans Une nuit sur le
mont Chauve... Mains gantes de blanc applaudissant toutes seules dans Anna
Karnine... Mains haut-gantes de Grouchenka qui cache sataniquement ses appas, mains noir-gantes des femmes que l'avocat fait pleurer tandis quau premier
plan la main blanche de l'avocat brandit la baguette du chef et dirige l'orchestre

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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invisible de la comdie sociale. Dans la gravure On fouille Dimitri , elles sont


une douzaine encager la forme noire de Dimitri, soulevant sa paupire, palpant
ses jambes, son cur, ses bras, ses chevilles, elles scintillent dans la nuit d'un cachot sans barres, elles sont la grande Surveillance, celle dont l'homme est l'objet
social et mtaphysique, elles prfigurent l'homme captif de Kafka. Bien sr le
matre absolu d'Alexeeff, c'est Gogol, le prestidigitateur inquitant qui articule,
dsarticule, double, ddouble, ralentit le film de la vie, le dcompose en paillettes
absurdes, qui sont autant de nez autour de nous, de nez que l'on tire, des pieds de
nez que l'on nous fait, que nous faisons. Et le petit film anim d'Alexeeff sur Le
Nez est un juste et srieux hommage son matre. Dans le dcor noclassique de
Ptersbourg, duplicata des propres rves d'Alexeeff tels quon les retrouvera dans
ses Contes d'Hoffmann, avec quelle disgrce et quel aplomb le Nez chamarr
promne sa morgue et ses galons !
Alexeeff sait transgresser le cadre du dessin, du film, de la gravure, du texte.
Il prend les tableaux mis en musique par Moussorgski, leur restitue leur plasticit,
mais dans le cintisme lancinant d'un carrousel de formes esquisses qui bondissent et meurent dans l'instant. Il sait galvaniser la surface comme si l'clair tombait dessus, et il tombe rellement dessus ! Une des plus gniales planches des
Frres Karamazov, celle o Ivan perd la raison : silhouette tordue, noire sur un
frottis malfique de gris, avec ces mains gigantesques qui tentent de dsincarcrer
la tte de l'tau, et cette sinusode assourdissante de l'clair qui lui traverse le
corps comme celui d'un supplici par l'lectricit... clair blanc, frontire un instant entrevue entre raison et draison, court-circuit des opposs de l'tre !
Au fond, est-il russe, Alexandre Alexeeff ? Est-il exclusivement russe ? Russe il l'est par la mmoire, une mmoire totale, magique, celle qui faisait trembler
Pasternak devant son illustrateur. Russe par le tourbillon passionnel de l'me, les
carrousels sabbatiques de ses films anims, la violence de ses Karamazov, la douceur de lait de Meliouzeevo [361] dans son Docteur Jivago. Mais comme il sait
aussi tre franais ! allemand ! ces figures grimaantes dans son Hoffmann, les
staccatos de ses violons en deuil dupliqus l'infini sur l'tagre du conseiller
Crespel, les ruelles baroques de ses contes germaniques, les vagabondages irrels
et romantiques de ses bathyscaphes la Andersen... Mais le plus tonnant c'est sa
capture de l'esprit franais, par exemple dans La pharmacienne de Jean Giraudoux. Toute la sagesse lgrement ridicule de cette France dpartementale, de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'Olympe du dpartement de l'Indre est l dans les bois noirs figs et les sages
images de la devanture de la pharmacienne, et voici s'avancer l'amoureux aux
yeux bands, pris par la main par Amour, bambin aux ailettes boucles. Dans
Voyage au pays des Articoles dAndr Maurois, il a su galement capter avec une
superbe nettet la douceur insolente du modern style glissant dans le rve utopique et humoristique de Maurois, il nous emmne chez l'lgante ngresse ou dans
l'den de ses amoureux la mode 1920. La fiole de la pharmacienne est parfaitement gomtrique, cartsienne, mais enferme dans l'humour doux-amer ce personnage en qui se tord et lance sur nous l'clat de son talisman magique : la fiole
et son captif font entrer Alexeeff dans les lettres franaises de l'entre-deuxguerres, ce paradis temporaire et miroitant d'esprit.
trangement, Alexeeff semble avoir devanc certaines esthtiques de la
confusion d'aujourd'hui : Tony Oursler projetant des ttes animes sur des corps
de poupe ou encore sur les feuillages nocturnes de Central Park. Bien avant,
Alexeeff mixait avec gnie les formes et les cadrages des arts de l'image. Il migrait d'un art l'autre, comme dans ses films danimation, o danse et rebondit un
petit pierrot sur les touches du piano. Vers la fin de son uvre, parfois, son art
s'approche de l'orfvrerie, ce sont maux, incrustations mystrieuses de couleurs,
reflets d'or des Scythes sur des bijoux de rve : et l'on aboutit l'art du Dit dIgor,
ces broches de papier o la couleur tendre se fond dans sa voisine, et se
chamarre comme dans la poterie de Goudji. Ou encore aux sfumato gris perle
dAnna Karnine, suite nacre o le texte nous parvient comme travers le tissu
onirique d'un second espace. Dans un long corridor courbe, stri sur ses quatre
surfaces, savance un oiseau en robe de mousseline, tte de squelette, la Mort...
Une mort tendre, arienne, une mort en mousseline. Les scnes de la campagne
russe parviennent nous comme en de tendres maux, peupls diaphanement de
moujiks en chemises et de marchands en surtouts. Quel crve-cur que le texte
n'accompagne pas cette suite de rve ! Avec Alexeeff, le texte languit de l'image
et l'image languit du texte...
Entre les sfumato parcourus par les ombres acres de ses chimres dansantes
et les maux spia o s'incruste l'humanit des contes, Alexeeff nous emmne
ailleurs, toujours ailleurs. Regardons ses migrants , dans le conte dAndersen
du mme nom :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je glissais sur la lande , dit la lune, et nous, nous glissons sur la lumire d'Alexeeff, nous ascensionnons, tenus par sa main magicienne,
nous regardons la carriole des migrants comme les oies sauvages regardent les petits humains en bas. La lumire rasante vient d'un soleil absent.
Les ombres sont immenses, poses tendrement sur la route. La route est
courbe, elle mne o ? Elle mne au pays o nous pouvons dire : Un
soir, en Alexeeff

Et, tremblant de peur l'ide que cette main magicienne ne nous lche, nous
nosons mme pas articuler : merci maestro, merci frre, merci Aliocha !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[362]

VIVRE EN RUSSE (2007)


X. LES GRANDS VISUELS
B.

SOKOUROV OU LA QUTE
DE L'ENVERS DE L'IMAGE

Retour la table des matires

Il menvahit comme l'eau et la lumire dun second baptme. Vie et mort reprenaient leur place dans mon propre monde. La terre reprenait sa place. Elle traait ses griffures dans l'tre, sur mon tre, elle vibrait comme vibre l'tre du monde dans le Cri d'Ensor. Des choses fondamentales se mettaient en place. Un cosmos, cette terre griffe, un chemin tortueux, la trace dans l'tre de notre marche,
une respiration profonde des arbres et des nuages qui poignait l'me, un ciel qui se
trouait parce que, derrire ce ciel, quelque chose ou peut-tre quelqu'un appelait
silencieusement.
Le fils portait sa mre. Le fils offrait sa mre mourante la Terre, il lui donnait une dernire fois la Terre. C'tait un dialogue trois : Mre, Fils, Terre. Rien
ne se disait, hormis ce moment o le Fils abandonne sa mre, court chercher l'album de cartes postales, ces messagres du pass. Et, revenu en courant, lui lisait
les messages, palimpseste du vcu irrmdiable et singulier, puis se taisait. Lentement ils se regardaient l'un l'autre. Le cinma est fait de tant de regards, la vie
est faite de bien plus encore de regards, mais jamais je navais aussi violemment

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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partag des regards qui ntaient pas moi. Lherbe tait hyperverte, le ciel hypersombre, la Terre plus expressionniste qu'un champ de Van Gogh. Peu
mimportaient les filtres quaime poser Sokourov sur son objectif, ce que je
voyais c'tait l'explosion du visuel. Un visuel qui envahissait tout : Sokourov me
laissait voir, dvorer de mon propre regard l'intensit de ces regards, je regardais
les regards et j'apercevais l'tre du monde, l'attente du monde. J'tais riv sur leur
regard partag. Que voient-ils l'un dans le regard de 1autre ? Sans doute la mort,
et la beaut du monde et la mort dans une mme liaison si forte quon sait que la
Mre va mourir, et que le monde va changer. Une mort magnifique et bouleversante, parce quelle tait la plnitude absolue.
Je songeai alors Boris Pasternak crivant sur son lit d'hpital cet hymne au
monde dont je ne citerai ici quun vers :

Seigneur ! que Ton uvre est parfaite.

Et juste aprs j'entendais le Fils de Sokourov murmurer :

Monde de Dieu, comme tu es merveilleux !

[363]
Je dcouvrais le monde sokourovien, ce monde-image qui ondule sous le souffle d'un esprit qui est sans doute, en tout cas pour moi, l'Esprit Saint. Un monderegard ou plutt un monde regardant-regard. Comme dans l'icne mystique du
Nord de la Russie, la Terre tage en cailles cosmiques fuit non vers l'horizon,
mais se courbe et se penche vers moi qui la regarde et qui la vnre. La terre de
l'icne me regarde autant que je la regarde. Elle me dit mystrieusement mon appartenance profonde elle. Et dans le film de Sokourov le cosmos me regarde, et
madresse un mystrieux appel. Comme le saint en lvitation colore dans l'icne,
le fils et la Mre, la Mre et le fils minterpellent galement, bien que leurs regards soient plongs l'un dans l'autre, comme dans une Mre-de-Dieu-de-laTendresse . Quel est l'envers de leur regard ? que voient-ils au fond de cette dvoration visuelle ? c'est le moment o toujours passe dans l'cran de Sokourov un

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nuage essentiel, qui envahit le cosmos, un nuage mystrieux clair par-derrire


comme un personnage de La Tour, et qui verse son averse de lumire. Quel est
l'envers de ce nuage ? Qui envoie cette lumire ? ce silence ? Quelle respiration
fait onduler ce champ d'ombelles, cet piderme caress de la Terre ? Ces images
si pleines, si simples, si silencieuses ont srement un envers, elles viennent moi
pousses par un souffle, par un esprit...
Le portement de la Mre par le Fils sur ce chemin griffant la Terre est devenu
pour moi une image irrvocable. Le Fils porte la Mre longuement, tacitement
seuls craquent ses godillots cette femme au nez acr, jeune encore, cette momie l'il de braise. 81 Il porte sa naissance et sa mort lui. Il porte le Temps,
celui qui use et qui prserve la fois. Puis, accroupi contre un pin, face au cosmos
qui se donne dans un aperu d'immensit mais nous ne voyons ce lointain quun
instant peine car l'il de Sokourov veut nous montrer l'infiniment loin dans l'infiniment proche il regarde. Puis se pelotonne, et pleure. Il pleure sa condition de
fils, donc d'tre-dans-le-temps. Il est n de cette femme quil porte dans ses bras,
que ses bras portent comme un enfant. Il sait que bientt il devra restituer la
Terre.
La frontire entre image et nant s'identifie chez Sokourov la frontire entre
image et plnitude. En un sens, il accomplit le rve symboliste et baudelairien non
seulement dans des correspondances , mais plus encore de la fusion des arts.
On entend toutes les paroles confuses du monde, on palpe avec des mains
d'aveugle la crote visuelle du monde, on frissonne comme un nouveau-n au
vent du Monde. Sokourov est sans doute le seul ralisateur dont la bande-son peut
parfois prcder le tournage, ce qui est le cas pour la premire partie de Voix de
1esprit, un film documentaire en cinq parties sur la guerre aux confins du Tadjikistan. Dans cette premire partie de quarante minutes, on entend Mozart (des
mouvements des concertos pour piano 19, 13, 23), Olivier Messiaen (Vingt regards sur lEnfant Jsus) et Beethoven l'andante de la Septime Symphonie). La
voix de Sokourov nous commente la musique lgre et tragique de Mozart, l'insoutenable andante du 23e concerto, musique d'un martyr, petit homme malade,
confront ds 1785 l'angoisse. Rien encore nannonce la guerre. Le tournage sur
cette bande-son eut [364] lieu ensuite en rpublique Komi, dans un paysage im81

Il s'agit de l'actrice Gudrun Geyer.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mensment dsespr, une baie embrume, une steppe enneige, un chapelet de


pins sombres, un petit feu qui point par intermittence dans le coin gauche, des
cris de mouettes touffs : quarante minutes de plan fixe o seule change la focale, et parfois passe une petite silhouette inquitante d'homme. Vers la fin seulement s'annonce le thme de la guerre : dans un lent fondu apparat un jeune homme endormi, sa tte ptrifie, le srieux tragique inscrit dans son rve de soldat
qui dort entre deux alertes ou deux angoisses. Les voix de lesprit sont un long
adagio sur l'angoisse lgre de la sentinelle qui ne sait pas si la seconde suivante
sera celle de sa mort ou pas. Le film sur Dostoevski, Pages en sourdine (soustitre : Sur des motifs de la littrature russe du XIXe sicle ) a pour motif central l'homme dracin de Dostoevski, Raskolnikov, et l'Homme du sous-sol, mais
le cinaste a renonc toute fiction ou mme embryon d'intrigue. C'est un dialogue image-musique et Dostoevski ici dialogue avec Mahler. Leau dans le cauchemar de la chute rpte qui dialogue avec Les chants des enfants morts de Mahler, angliques violons et stridentes fltes. Correspondances entre l'angoisse de
la musique, l'angoisse de l'image, le pointill de l'image fixe et les paroles
confuses du narrateur-ralisateur dont l'haleine est ainsi toujours prsenteabsente.
La primaut du son dans plusieurs des crations de Sokourov est vidente, elle
est une protestation contre la vnalit du son et de l'image aujourd'hui, une clameur contre le harclement de l'image, du spot et du clip. Il s'agit vritablement
de produire un exorcisme contre le monde sacrilge du visuel omnivore contemporain. Mozart et Mahler, les crissements et chuchotis gravent un monde sonore
puissant qui connat galement les silences, de prodigieux silences qui nous disent
que mieux vaut tre sourd quassourdi, aveugle qu'aveugl.
Et nous verrons la main d'aveugle de Sokourov palper lentement le tableau,
que ce soit Van Gogh ou Pieterson, dans un retour la naissance du visuel. Le
soleil s'est en all loin dj. On ne le fera pas revenir. Mais la toile est chaude
encore , murmure la voix de Sokourov dans Llgie de la traverse. Souvenons-nous du soleil en all qui hante Dostoevski, venu des tableaux de Claude
Lorrain ; ici le soleil en all na mme plus laiss son clat, mais sa seule chaleur
pour la main qui tte le tableau.
La toile est encore chaude, le monde est encore chaud, beau encore. Mais la
cacophonie nous assige de tous cts ; et Sokourov tente de sauver le monde

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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souill. Habit par ce monde second quest l'art, il nous inculque peu peu que le
monde est lui-mme une uvre d'art. Non quil y ait concurrence entre deux artistes, le Crateur de la Toile premire du monde, et le crateur de la toile seconde
de l'art. Pas concurrence, mais prolongation. Et si le Crateur ne peut ne pas figurer dans les Muses auxquels Sokourov nous entrane et auxquels il restitue une
force premire, lui, Sokourov, peut nous donner pressentir sa prsence et sa
cration ternellement prolonge dans le cosmos. Ce crateur peut se retrouver
dans l'il fascinant de la vieille couturire japonaise de Vie humble, o l'acte de
coudre le kimono dapparat devient un acte grandiose, effrayant mme, aussi superbe que les premiers versets de la Gense. Lil norme, le doigt gourd, le silence craquel de frmissements, comme est craquele de faon imperceptible une
poterie, peine griffe par le stylet du matre. Quelque chose est en train de natre
devant [365] nous : natre et mourir dans un mme acte. Parfois s'entend nouveau la voix grave de Sokourov, et elle reprend son lent murmure, sa lente chronique. La porte coulissante en bois de l'antique demeure japonaise glisse sur le
rail du temps. Je me rappelle comme tout devint intressant pour moi, le vent,
les choses, les bruits, toute la vie. La vieille dame allume son brasero en soufflant l'aide d'un roseau, et c'est la cration du feu. Elle verse le contenu d'une
cruche, et c'est la cration de l'eau. Dans le ciel, par-dessus le dragon du fate
sculpt, la troue du ciel comme toujours chez Sokourov lance son rai de lumire : le Crateur veille. Mais c'est la vieille dame qui renouvelle l'uvre de cration, tandis que le paysage dans l'embrasure glace reconstruit une estampe d'Hokusai avec l'application d'un artisan. Le paysage est artiste comme la couturire
est artiste. Les staccato ostinato des crissements d'insectes accompagnent souffles
et plaintes de la grande maison en bois la maison du monde. Lil, le nez, la narine sont vus la loupe, la narine surtout avec sa grande touffe de poils. Les doigts
au-dessus des braises tentent de se rchauffer. Les insectes bourdonnent malgr le
froid, et les bois embrums fument. Le roulement du tonnerre, comme si souvent
accompagne l'image : les dieux sont l, derrire le nuage. Le nuage dont l'entrelacs se fait et dfait. Quelque chose va natre, Dieu va recrer le monde, nous attendons une piphanie. Non, c'est la motocyclette qui arrive. Les doigts gourds
ont enfin enfil le fil. Patiemment : le temps passe dans un sablier immense au
goulot troit. Un cur simple de Flaubert est en comparaison presque un opra
kitsch. Les doigts, l'il, la respiration, l'insecte sur la natte. Dieu-la Mre coud le
monde. Le monde sera bien cousu, bien ourl.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Quatre mois durant Sokourov est rest aux cts de cette humble couturire du
monde. Et sa patience lui quivalait celle de l'ouvrire l'il de cyclope. Il
attend, il attend la transfusion, la surimposition des images, le transfert de rtine.
Il attend humblement.

Seigneur ! comme ton uvre est parfaite !

La voix de Sokourov reprend :

Il me semblait quelle voulait me dire quelque chose, mais elle se tut.

La rtention du sens est ici l'accomplissement total, impossible, la capture du


temps. Sokourov est un voleur non du feu, mais du temps. On sait que l'ekphrasis
est un procd de rhtorique o un art est comme incrust dans un l'autre. Que ce
soit le rcit de Thramne dans Phdre (morceau de cinma dans la tragdie) ou
la Galerie des gnraux dans le pome de Pouchkine Un chef de guerre (peinture dans la posie), ou encore le tableau du Lorrain dans LAdolescent de Dostoevski, il y a incrustation. Non-fusion des arts, mais incrustation. Chez Sokourov, le tableau fusionne avec le film, l'image seconde entre dans l'image premire.
Il y a transfusion de rel, jusqu' ce que tout s'inverse et c'est alors le paysage qui
semble incrust dans le tableau, et le rel qui semble incrust dans le fictionnel.
Lil qui voit a compltement dvor le monde vu.
[366]
Sokourov a commenc son chemin par Andre Platonov. Le monde rarfi de
Platonov est son premier inspirateur. Un monde rduit l'essentiel, l'intime, la
chaleur du corps, au souffle du cur. Les tres platonoviens tendent leurs bras les
uns vers les autres travers un monde d'herbes rares, une steppe maigre o souffle
le vent. Lhomme y est un dchet, un dchet de chaleur, d'espoir et d'utopie. Le
premier film de Sokourov s'adressait Platonov et transcrit l'cran son rcit La
Rivire Patoudagne. Le film La Voix solitaire d'un homme montre un homme
l'poque de la famine, de la destruction du monde ancien et de la fabrication d'un
monde nouveau, reprsent par la roue horizontale que poussent des hommes en

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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haillons. Ici se conjuguent les formes hves, dcharnes, spirituelles du Greco et


la musique lancinante de Mahler. Le Nikita de La Rivire Patoudagne, nous dit
Sokourov, c'est l'histoire d'un cur faible ; un cur faible qui ne supporte pas
encore la vie, ni l'amour. Un homme qui n'affronte pas encore la vie virilement.
Son union avec Tatiana ne peut S'accomplir du fait de son impuissance. Et une
autre union, non moins charnelle, ne peut s'accomplir, celle de l'homme solitaire
avec la vie collective. Tous sont puiss par la guerre et les privations. Lhomme
platonovien est essentiellement fatigu. Et hant par des cauchemars d'invasion de
son tre intime :

Soudain il se leva et s'assit. Il haletait lourdement sous la peur, comme


s'il s'tait puis dans une course invisible. Il eut un rve terrible ; un petit
animal replet, nourri de bl, suant sous l'effort et l'avidit, essayait de ses
petites pattes tenaces de pntrer au milieu de son me pour lui brler le
souffle.

Les deux tres esseuls du film tendent les bras l'un vers l'autre, mais
narrivent pas s'unir, il faut la fuite de Nikita, son humiliation, son asservissement volontaire auprs d'un tanneur, o il travaille vider une fosse puante. La
petite bte replte et avide est l, qui ronge le cur. Les tres sokouroviens, tout
comme ceux de Platonov n'ont vraiment rien, ni bien spirituel, ni bien charnel. Ils
ont faim, et cet avoir est tout ngatif. Sokourov faisait d'ailleurs prouver la vraie
faim ses acteurs. Et pourtant, comme il est dit dans son Carnet, un rve de Fragonard (lEscarpolette) passe fugitivement, un rve de bonheur 82 . Tandis que
Nikita s'humilie dans la fange, Tania longe le fleuve la recherche d'un endroit o
se suicider. Et quand il revient enfin elle, tout ce qu'on voit, ce sont les deux
personnages assis cte cte, comme sur l'escarpolette de Fragonard, les jambes
ridiculement et grotesquement ballantes. Des jambes ballantes qu'on reverra dans
Humble vie, les jambes empantalonnes de la vieille femme japonaise. Dans les
notes prparatoires de son journal de 1978 Sokourov note :

82

Sokourov, recueil de textes, d'tudes et de photos, sous la direction de Ljubov Arkus et de


Dimitri Saveliev, Ed. Seans, Saint-Ptersbourg, 1994.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le but idal la cration de la vrit. Le grotesque platonovien. La vie


tendue par l'ide ne pas oublier que tu vis, ne pas se perdre soi-mme de
vue. Organisation du chaos.

[367]
Ne pas Oublier que tu vis ! rien en effet ne s'oublie plus vite chez les hros de
Sokourov, comme ceux de Platonov...
Pages voix basse est une mise en images de l'atmosphre dostoevskienne,
avec les faades aveugles des immeubles de rapport dlabrs de Ptersbourg, les
passages vots et obscurs qui vont d'une cour l'autre, les escaliers suintant la
mort, et tout l'espace qui chuchote la menace, la violence. Ce n'est nullement
l'cranisation de Crime et chtiment, c'est Crime et chtiment sans le crime, sans
l'usurire, sans le chtiment. Mais ce sont l'alination, la dislocation mme de
l'homme et de son dsir tenace de se sauver, l'tat pur ; bien que l'on reconnaisse
des situations des romans, passant fugitivement. Les espaces vots, les lieux
hants par l'eau qui clapote sinistrement, le cauchemar de la chute rpte au fond
de l'immense cage d'escalier et l'eau brise au fond de ce puits fantomatique. C'est
la chute du moi vers un ressac intime o il ne subsiste vraiment plus que la peur et
la hantise de s'oublier soi-mme. Le Raskolnikov de Sokourov, ce schismatique
de l'tre, venu d'un sous-sol aqueux de la ville-cauchemar, transfre dans les images la potique du roman sans en reprendre l'intrigue. Revoyons cette scne muette dans la foule o devant une statue titanesque de cheval un moujik la force
muette et grossire secoue le hros par les cheveux (transcription d'une scne des
Notes du sous-sol). En prparant son film Sokourov notait :
Il faut absolument tre conscient que notre mission est de crer un espace unique, o que nous tournions notre camra : la nature, ou une rue de
dcor, il faut partout au-dessus de nous des votes, il fuit l'enfermement,
pas de libert d'espace, des votes, des votes. Ces votes peuvent avoir
un dessin lgrement vari, mais les contours identiques ; au dbut elles ne
se remarquent presque pas, ensuite elles irritent un peu par leur monotonie, puis elles deviennent une part essentielle et inalinable du spectacle. 83

83

Extrait du scnario du film in : Sokourov, recueil de textes, ouvrage cit.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Cette solfatare rveuse de cette ville vote noye dans la vapeur, c'est plus
quun rsum onirique de Dostoevski, c'est toute la littrature russe du XIXe sicle empile dans un cauchemar, comme le roman de Ptersbourg par Andre Bily. Pages voix basse est le film-pitom de la nvrose de la culture russe du
XIXe sicle. Le hros la fin du film s'assoupit entre les pattes d'un norme cheval-titan sculpt dans la pierre, symbole de l'empire, symbole de l'oppression de
l'tat envers la voix solitaire de l'homme . C'est la fois l'Eugne de Pouchkine dans La Dame de pique, et dans l'opra de Tchakovski, et l'homme du soussol, Raskolnikov le schismatique (ou le schizo), et l'Adolescent de Dostoevski.
Lhomuncule victime s'assoupit entre les pattes de l'Espace Tyran. S'lve alors le
Chant des enfants morts de Mahler et les Kindertotenlieder deviennent
l'hymne de la culture russe morte selon Sokourov. Le long travelling final sur une
lionne de pierre, le hros blotti entre les pattes du monstre, ses mains caressant les
cuisses immenses, ses lvres cherchant les ttines, avec l'accompagnement de
rires lgers travers le bruit obsdant de l'eau, tandis que monte la voix pure du
troisime des Kindertotenlieder , chant par Lina Mkrtchian. Le titre initial du
film tait [368] d'ailleurs Mahler , ce qui confirme l'antriorit de la partition
musicale sur l'argument dostoevskien. Les enfants morts timidement font entendre leur voix.
D'ailleurs ce film forme avec Cercle second et avec Pierre une trilogie de la
mort . Cercle second nous montre un homme revenu enterrer son pre et aux
prises avec la mort elle-mme sous la forme d'une jeune entrepreneuse des pompes funbres sovitique. Jamais le bruitage, si essentiel, n'avait atteint chez Sokourov une violence telle. Jamais l'change des regards n'avait t aussi brutal et
envotant. Le fils soulve la paupire du pre mort pour un long change hallucinatoire. Puis le silence revient, assourdissant, l'il est referm. Dehors le paysage
spia, comme sur une vieille photo davant 1914 (procd qu'affectionne Sokourov), prend des reflets de flamme. Le calme est revenu grce au vacarme et l'on
songe au rcit de Gogol Une terrible vengeance ou encore son autre rcit V,
V le monstre qui se fait soulever ses paupires de fonte par des esclaves gnomes.
Heureux ceux qui nous sont proches et qui sont morts avant nous , dit le final
de cette lgie primitive du pre et du fils 84 . Plus diaphanes et maigres sont les
84

Pre et fils forme diptyque avec Mre et fils. Toujours la hantise des rapports essentiels,
ceux dont est faite la fibre de l'homme, ceux qui restent quand tout est us.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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corps, plus leur accrochage au monde semble obstin. Dans le film que Sokourov
a tir de Madame Bovary, Sauve et prserve, un norme final qui nen finit
plus nous montre la lente progression du corbillard, corbillard norme, disproportionn qui cahote dans une haute valle dsole. Dans Pierre c'est le retour de
Tchkhov sous forme de fantme dans sa propre maison de Yalta, mergeant de la
baignoire devant un autre Tchkhov, alter ego plus jeune. Il revient en quelque
sorte dans son propre texte, rend visite au cimetire et dit, en voyant le jardin par
lui-mme plant : Comme le jardin a grandi ! Dans La Cerisaie, Ranevskaa,
dans un long monologue, dit :

mon enfance, ma puret ! c'est dans cette chambre denfant que je


dormais, que je regardais le jardin. Le bonheur s'veillait en moi tous les
matins, et il tait exactement le mme, il na pas chang. Blanc, il est tout
blanc ! mon jardin ! Ah, si je pouvais menlever des paules cette lourde
pierre, si je pouvais oublier mon pass !

Le titre du film est ainsi justifi par la pierre du pass que les hros tchkhoviens aimeraient tant enlever de leurs paules. Au Tchkhov rincarn et sorti
de la baignoire du temps apparat un autre Tchkhov, son double jeune sur qui
prcisment ne pse pas encore le poids du temps, ni la pierre du texte dj crit.

Vous tes l pour longtemps ? Vous ne vivez pas ici ? Non, pas ici.
Sur la montagne. D'ailleurs je naime pas vivre.

Tchkhov senior est maintenant debout sur le lit avec un trange oiseau, pas
vraiment la mouette que l'on attend. Peut-tre cette rincarnation le libre-t-elle
pour un moment ? Le jeune alter ego, celui qui n'a pas encore vcu, est en face de
lui, interdit. Ensuite, vous verrez, vous serez jeune. Ensuite, vous connatrez
l'ennui. Ensuite le vide. Tous deux sattablent, se regardent. Le jardin de Yalta
est blanc, pas de fleurs, mais de neige. Puis [369] ils montent au-dessus d'un fjord,
tout se fait gris, laiteux. Un norme nuage progresse dans le ciel. Je vais fermer
la fentre. La pierre retombe. Le temps un instant vaincu retombe comme une
pierre.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Plus de la moiti des films de Sokourov s'intitulent films documentaires ,


mais la frontire entre le documentaire et le fictionnel est trs imperceptible. Qu'il
tente de saisir Chostakovitch au moment de la condamnation de sa Huitime Symphonie, Chaliapine l'occasion de la venue de ses descendantes Moscou, ou
encore la fragilit d'Eltsine, ou la grandeur obstine de So1jnitsyne, ou la joie de
la Victoire le jour de la parade de 1945, Sokourov lit pour sujets des -cts de
l'histoire qui sont toujours une approche droutante 85 . Lhistoire est dans son
uvre au mme titre que les nuages menaants dans le ciel, la pierre du pass, le
monde des tres esseuls de Platonov : l'histoire est un jeu sans psychologie, une
configuration des choses et des hommes alatoire. On devient vite le paria du village, comme Nikita dans La voix solitaire de l'homme. Sa ttralogie, dont il na
pour l'heure accompli que trois volets, porte sur le mystre du pouvoir, et de l'humain dans l'inhumain du pouvoir : Hitler (Moloch), Lnine (Signe du taureau) et
Soleil (Hiro-Hito). Le quatrime panneau devrait s'inspirer du Doktor Faustus de
Thomas Mann. Au risque d'tre incompris, Sokourov, quand il montre l'histoire,
aime surprendre les tyrans au moment o ils ne sont que des hommes ordinaires,
dans leur ordinaire, leur fragilit parfois ridicule, comme l'est Hitler dans une scne de lit avec sa matresse Eva Braun au chteau de Kehlshteinhaus, spcialement
construit pour Hitler en 1939. Lhistoire reste aux portes du chteau, bien quelle
sourde sous les portes, par exemple avec la requte que vient prsenter un pasteur
au chteau pendant que Hitler se distrait trangement deux jours durant avec ses
compagnons fidles, dont le nabot Gring, et toute une minuscule cour, dans une
atmosphre de Walhalla minral. Un SS scribe note en sautillant autour de l'immense table o sont assis Hitler et ses commensaux (quatre hommes et trois femmes) les gniales penses du Fhrer sur la construction de navires en forme de
gouttes d'eau... Un pique-nique silencieux les rassemble nouveau dans un dcor
nu de rochers d'opra. Hitler pique-niquait donc ? Quant Lnine, paralys quasiment captif dans le domaine de Gorki o le Politburo l'avait confin durant les
deux annes que dura sa maladie, bgayant, sujet des crises de violence, enroul
dans des draps glacs par de robustes soldats de lArme rouge, est-il un tre mutil et impuissant comme tous les autres humains ? trangement nous retrouvons
dans Signe du Taureau comme dans Moloch une scne de pique-nique o les deux
85

Ce sont les films : La sonate dalto, lgie, L'lgie sovitique, Conversations avec Soljnitsyne, Le sacrifice du soir.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

512

hros sont surpris dans leur vie d'humain vulnrable. Nadejda et son mari sont
emmens en voiture dcapotable dans un champ envahi d'ombelles magnifiques.
Partout veillent les soldats silencieux du Politburo. Vladimir et Nadejda s'effondrent dans la haute herbe du champ, comme des gamins : peine la silhouette
vote du Guide apparat de temps autre, puis tout se termine par une habituelle
crise du malade. Avec le dcor de Gorki ( La colline ), o vivait Lnine pendant ses dernires deux annes, on croirait voir une [370] gentilhommire classique la Tourgueniev, et telle que Somov les stylise sur ses toiles prcieuses. Le
photographe de service avec son appareil magnsium semble l comme un tmoin pitoyable de l'Histoire en personne, venue contempler le dsastre personnel
de celui qui a chang la face du monde. Et surtout le triangle tendre de Lnine, sa
sur et sa femme cre une aura incongrue de sous-entendus charnels, tendres,
sensuels. Par exemple lorsque Nadejda qui fait la lessive de son mari hume longuement sa chemise, comme si elle retrouvait l'odeur de leur intimit, une odeur
de bonheur dans le malheur qui arrive sans gard. Les scnes de dialogue (en allemand) de Lnine avec le mdecin allemand attach sa personne sont un trange change. Le malade refuse quon l'aide, il lance tous de sa voix perante :
Ja sam ! Ja sam ! c'est--dire Je le ferai moi-mme ! comme il a fait pour
la Rvolution, comme il a mis bas l'immense empire seul contre tous.
Pour vrifier son fonctionnement crbral et suivre les progrs de l'hmiplgie
le docteur allemand lui demande de multiplier 17 par 22 (cest--dire la date de la
Rvolution par la date de son attaque !) et cette multiplication impossible hante
sans fin le cerveau du malade. Pendant le pique-nique, vautr dans l'herbe haute et
bruissante, l'herbe ternelle de la Terre et du bonheur impermable l'homme, il
demande : Aprs moi, comptez-vous vivre ? Aprs moi le vent continuera de
souffler ? et Nadejda lui rpond : Tout continuera aprs comme avant.
Le vent continuera de souffler comme il fait dans tous les films de Sokourov,
Nadejda survivra, captive du Politburo. Et le fils grossier du Guide, ce Staline en
manteau blanc (comme dans le film La Chute de Berlin) qui vient rendre visite
son pre spirituel et vrifier que le captif reste bien captif (on a coup le tlphone
qui reliait Lnine au reste du monde) prendra le pouvoir, prolongera et dfigurera
ce qua fait le pre. Juste aprs la scne de la visite de Staline Lnine, on voit
Lnine renvers sur son lit, son corps en diagonale de tout l'cran, violemment
barr de rais de soleil, les jambes de guingois, lacets dfaits : un vrai pantin de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Chagall en lvitation. Troisime tableau, Soleil, nous montre la solitude de l'empereur Hiro-Hito pendant l'croulement de son empire, l'trange grammaire d'un
monde rarfi par le protocole et l'cho du dsastre, la confrontation avec le vainqueur amricain.
Robert, c'est le titre d'un des plus beaux films documentaires de Sokourov.
Robert le peintre franais si apprci de Catherine que l'Ermitage en possde des
centaines de toiles, c'est prcisment une des plus tonnantes surimpressions de
peinture dans le texte filmique de Sokourov. Film-cl o tout s'intgre l'intimit
onirique : dans l'immense autobiographie iconique de Sokourov cette surimposition de sa vie lui, du peintre Robert et de paysages du Japon forme une sorte
dascension hlicodale vers le mystre, vers la saisie du plus intime et du plus
secret. Ce mouvement ascendant exprime l'attente de l'piphanie de la rvlation
du dernier mystre. Cette attente piphanique me semble le commun dnominateur de tous les filins de Sokourov, quils soient de fiction ou documentaires. Attente de la mort qui viendra donner le sens dernier, attente de l'tre qui va enfin se
rvler, attente de l'Esprit qui va enfin souffler. Avec quelle patience extraordinaire Sokourov na-t-il pas film des dizaines et des dizaines de visages anxieux,
graves, endormis ou puiss de jeunes soldats pendant ses tournages sur l'arme,
que [371] ce soit Voix des esprits ou bien Devoir militaire. Extraits du journal
d'un commandant de vaisseau, en cinq parties. Tous ces visages graves de jeunes
marins qui montent la garde aux confins arctiques, ou de jeunes soldats qui gardent les frontires asiatiques de l'empire forment une longue suite d'icnes mystrieuses et inquites, en attente : attente de la fin de leurs obligations, mais aussi
attente de la mort, attente de l'essentiel... Si seulement ils savaient comme il est
parfois indispensable d'tre non libres , note dans son journal le commandant de
vaisseau pendant l'inspection des corps des jeunes marins qui vivent l'attente de
leur libration.
Les confins arctiques de la plante se superposent aux confins existentiels de
l'homme. Le commandant s'obligeait se remmorer un rcit de Tchkhov mot
mot. Pas seulement parce que tel un prisonnier, il doit survivre par une vie
intrieure cote que cote mais galement parce que Tchkhov lui aussi a regard des centaines de visages d'hommes, les scrutant avant de dire, comme dans
le rcit La princesse : quel droit ai-je de les juger ? Cette garde monte par
l'arme c'est la garde monte par l'homme aux confins de l'histoire et de l'espace.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ni le paysage, ni la tempte, ni le cosmos maussade ne changent ou ne vieillissent. Le commandant pense, lui qui vieillit insensiblement : Peut-tre toute la
vie a besoin quon la repense depuis le dbut ? LHistoire chez Sokourov, c'est
ce besoin d'tre repens, pendant le quart sur le pont, pendant la garde interminable sur la crte. Le blizzard blanc s'empare du ciel et de la terre, il obnubile tout
l'cran de Sokourov et Sokourov nous torture par cet tirement sans fin ni limite.
Il ne voulait plus penser rien. Il avait envie d'entendre l'endormissement de sa
conscience. Dans sa vie plus rien narrivera. Et il sera ce qu'il est aujourd'hui.
Le commandant de vaisseau, Lnine, Tchkhov rejoignent tous chez Sokourov
ces confins douloureux de l'endormissement. Deviendront-ils pierre ou monteront-ils vers le ciel ?

La traverse est un autre grand thme, complmentaire, de Sokourov. La traverse, ou plutt la frontire, la limite avec toute l'ambigut du mot : peut-on ou
pas aller au-del ? Ses deux derniers films de muse , celui de Rotterdam et
celui de l'Ermitage Saint-Ptersbourg, nous invitent des traverses tant travers l'espace qu travers le temps, et plus encore les couches de notre propre psych. LArche russe fut tourne en un seul plan, comme la premire partie de Voix
spirituelles, dans la journe du 23 dcembre 2001, dans les salles du clbre palais-muse. Le travail consista ensuite en retouches l'cran numrique pour modifier les couleurs, faire plus ou moins ressortir tel ou tel personnage dans la foule
des figurants et surtout crer la bande-son. Je ferme les yeux et je ne vois plus
rien, que mest-i1 arriv ? dit la voix hors champ de Sokourov, lui-mme menac par la ccit, et qui dut subir une troisime opration des yeux pendant le travail. Le film sera comme tant d'autres un rve, une piphanie. J'ai pu refaire exactement le priple que fit Sokourov dans le palais pendant cette longue scne de
tournage qui restera dans l'histoire du cinma. Arriv prs de l'entre du petit
thtre de l'Ermitage, bti au-dessus du troisime Palais d'Hiver, il traversa les
pices reconstitues de ce palais miniature reconstitu partir des vestiges retrouvs sous le thtre mme, puis il passa dans les coulisses de l'adorable thtre o
il avait fait construire tout exprs une machine faire le tonnerre comme il y en
avait l'poque baroque, puis il s'engagea travers les [372] sombres couloirs
souterrains du Nouvel Ermitage vers l'ancien Ermitage et vers le Palais d'Hiver
avec son jardin intrieur suspendu o l'on voit marcher Catherine jeune au bras

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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d'un laquais, puis la mme Catherine vieillie courir sur le toit du palais, peut-tre
vers les lieux d'aisance o elle va rendre son dernier souffle, les grandes salles du
palais, la salle du bal, la salle du trne o a lieu le bal auquel est convi Custine,
enfin la salle manger particulire de Nicolas II, seule pice du palais conserve
peu prs en l'tat (c'est l que fut arrt in corpore tout le gouvernement provisoire en octobre 1917). On y voit en spia l'trange dner final du Tsar, de la Tsarine
et de leurs filles peu avant la catastrophe. La traverse d'escaliers noirs, les interminables corridors font partie de la potique trange de ce film construit sur le
ddoublement de l'auteur entre sa propre voix qui commente et un personnagehrault, le marquis, l'vidence le marquis de Custine, qui visita en 1839 l'empire
de Nicolas Ier et crivit dans son clbre Voyage en Russie : En contemplant
Ptersbourg, et en rflchissant la vie terrible de ce camp de granit, on peut douter de la misricorde de Dieu. Sokourov lui rpond en faisant dfiler devant lui
les scnes de l'histoire russe depuis le pass jusqu' l'avenir. Il sait que la Russie
est un vaste thtre, un camp de granit (phmre camp de nomades dans l'ternel
du granit), il sait que les tsars meurtriers de leurs fils voulaient, comme le dit Custine, apprendre vivre leurs peuples, bref ; que la Russie est un oxymoron vivant.
Sokourov ne donne pas demble sa vraie rponse. Au dbut, et pendant presque tout le film, on va pouvoir croire qu'il s'agit d'opposer au sarcasme du marquis la splendeur de cette nouvelle Europe, de cette Europe bis, qui est plus authentique que l'autre duplicata de l'Europe, l'Amrique, quoi la comparait le
marquis insolent et subtil. On s'attarde donc un instant devant un Pierre et Paul de
Vronse, devant Le Fils prodigue de Rembrandt. Nicolas Ier reoit les ambassadeurs persans venus demander pardon pour le meurtre de l'ambassadeur de Russie, le pote et comdiographe Griboedov, massacr par la plbe de Thran en
1829. Les malheurs ne parviennent qu'assourdis jusqu' ce palais somptueux qui
est un second Vatican, avec ses Galeries Raphal. (Le Marquis fait remarque :
Raphal nest pas vous Et la voix off reprend en cho : nest pas
nous ! ) Lors du final somptueux, la fin du bal, l'immense foule chamarre descend solennellement l'escalier de parade ; la Russie europenne va mourir, mais
quelle splendeur ! puis tout devient spia puis noir, l'cran s'teint pour renatre
mtamorphos. Une porte s'ouvre sur le vide, le lointain, la mer, le froid. C'est la
vraie Russie, pas celle du Vatican bis. Des fumerolles de brume et de neige enva-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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hissent tout. La voix dclare : Quel dommage que vous ne soyez plus l. Nous
allons embarquer. Ici est la mer, et nous allons naviguer pour l'ternit ! Ainsi la
courte traverse de l'Europe par la Russie na dur gure plus quun sicle, le
Marquis ne s'embarquera pas pour observer l'arche russe qui s'loigne. Personne
ne s'embarque hormis les Russes insenss. Lternel moutonnement de l'esprit et
du vent s'est empar du plus flamboyant, du plus somptueux des crans de tous
Sokourov, la traverse baroque est acheve, la vraie traverse commence...
L'lgie de la traverse (ou du chemin) est une autre traverse, mais elle recoupe tous les thmes de Sokourov, et elle restera indissociable de LArche russe
qui lui fait suite chronologiquement. Tout dbute comme au livre de la Gense.
Tout commence comme [373] une longue et superbe descente vers la terre depuis
le cosmos. Quelque chose qui fait penser au dbut du long pome de Lermontov,
Le Dmon.

Au dbut il y avait un arbre, un arbre automnal ; il perdit son feuillage ; et il ne resta plus que des fruits, des petits fruits jaunes, tout petits,
laisss pour les oiseaux.

Ainsi commence cette sorte d'pope du dpouillement. Puis tout continue par
d'interminables anaphores potiques et iconiques.

Ensuite tomba la neige, ensuite il y eut des nuages tranges, pas des
nuages d'automne, des nuages d't. Le ciel tait sombre, profond, on entendait le tonnerre. Ensuite il y eut un mouvement au-dessus de l'eau. Puis
il y eut des oiseaux et ils volaient au-dessus de l'eau, sans doute pour la
beaut.

Cette lente et superbe descente vers le rel, quoi correspond une lente et superbe mergence de l'tre, de la solitude (mais de qui, pour qui ?), de la beaut
(mais aux yeux de qui ?) devient une apprhension du monde aux deux sens du
mot. Et nous allons faire la traverse de l'Europe, allant de la Russie vers les
confins de l'Occident, la Hollande, refaisant au fond le priple de Pierre le Grand
lorsquen 1697-1698 il alla apprendre ce qutait l'Occident, et se mit son cole,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en particulier en restant plusieurs mois incognito comme ouvrier de construction


navale Saardam puis Amsterdam. Le marquis, lui, tait venu d'ouest en est pour
dcouvrir les splendeurs et l'asservissement de la Russie, Sokourov va en sens
inverse, mais dcouvrira la perte du sens et l'inanit de l'Occident moderne, se
rfugiant dans l'Occident des petits matres hollandais, ces admirables peintres qui
taient des chantres de la ralit et du labeur sanctifi.
Le priple va donc commencer par les monts du Valda, ce massif o prend
naissance la Volga et d'o coulent tant d'autres fleuves russes, vers les quatre
points cardinaux, chteau d'eau de la Russie centrale, massif de puret et de silence, et nous sommes au monastre de Sainte-Marie. Un baptme y a lieu, les visages sont svres, presque moroses comme sur une fresque de Roublev Vladimir.
A quoi pensent-ils tous ? dit la voix de Sokourov. C'est un peu la Prire du
Christ au Pre tendue au monde entier : pourquoi mincarner ? Me veulent-ils
vraiment ? et de quoi vais-je vivre si la beaut c'est aussi la drliction ? Nous
quittons ces fonts baptismaux du monde et nous avanons par les autoroutes de
Pologne et d'Allemagne, nous faisons la rencontre dans une caftria au bord de
l'autoroute d'un jeune homme heureux (la rencontre a vraiment eu lieu, et Sokourov s'est laiss guider par le hasard). Une rencontre qui fait penser celle qui a
lieu dans La Steppe de Tchkhov (un autre road movie si j'ose dire) : Constantin
s'approche du brasero des campeurs et leur raconte son bonheur, les plongeant
tous dans un trange dsarroi... Lhomme heureux de Sokourov a t incarcr en
Amrique pour dtention de drogue, il a surmont l'preuve, il est revenu, il est
heureux. Si tu es heureux, quoi te suis-je bon, homme que je ne connais
pas ? pense Sokourov haute voix pour nous.
Mais l'apprhension de notre monde se poursuit :
[374]

Ensuite il y eut un arbre en fleurs sur mon chemin. Est-ce que je ne


suis pas au Japon ? non, je ne suis pas au Japon.

Et voici un mur, une fentre, il entre, c'est une demeure riche, mais abandonne. Le parquet est protg par un plastique, on croirait que tout est empaquet
pour un dpart. Il s'approche du mur o il y a un tableau,

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Ensuite j'examinai le sujet du tableau, c'est un navire qui vient de rentrer, la sparation a d tre longue. Probablement ils cherchent distinguer
qui les attend terre.

C'est donc un retour qui est le sujet du tableau. Et, sur le tableau, les marins, le
cur angoiss, sont en train de scruter, comme nous aussi, comme le cinaste,
comme nous tous. Ce narrateur dont nous entendons la voix de velours, il tait
parti o ? Sur quelle plante ? Sur la plante de l'homme ridicule de Dostoevski ?
Puis on distingue un moulin sur une le, une barque avec ses passagers.

Enfin j'aperus des hommes. Un jour leurs familles sont restes sur les
lieux ancestraux et cette soire, c'est leur jour ternel. Visiblement le pass
tait glacial, et toute cette vie si belle ntait si belle qu cause du vent
cruel et du froid des cieux. Le Seigneur devait les observer avec une particulire attention, et il les prouvait avec svrit.

prsent nous sommes vraiment dans le muse, et nous entrons dans diffrents tableaux. Lil dvorateur de Sokourov nous entrane dans la Tour de Babel
de Breughel, puis dans un nigmatique vallon du peintre moins connu Pieterson,
puis dans la vie ternelle de Jan Saenredam. Et l'hallucination dj prouve dans
le film Pierre reprend. Sokourov se dplace dans le temps comme dans l'espace,
de faon trangement alatoire, comme sur un rai de lumire travers la poussire. Tiens, dit-il, je me rappelle qu'il ny avait pas d'enfants. Lenfant qui est
tir dans le petit chariot au premier plan n'tait donc pas l initialement. Quand
tait-ce donc ? Quand Saenredam peignait le tableau daprs nature, ou dans une
premire bauche du tableau (ou de la ralit) mais c'est donc que l'auteurnarrateur tait l, aux cts du peintre, et qu'il le regardait peindre ?

Je me rappelle bien ce ciel, parfaitement bien. Parce que j'ai longuement


attendu le moment o je verrais l'envers et o je lirais ce qui y est crit.

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La traverse, on le voit, ne peut pas s'achever, la cration de Sokourov non


plus. Comme Rembrandt ne pouvait s'arrter de peindre ses autoportraits, Sokourov filme sa propre traverse, toujours la mme, toujours diffrente parce que la
spirale du temps a fait une rvolution. C'est le mme et autre. Lire l'envers de
l'image, c'est l'ambition, la souffrance et l'chec de Sokourov. Lire l'envers de
l'tre, et peut-tre mme l'envers de Dieu. Le creator minor, l'artiste dans sa traverse, sur son arche, voudrait dchiffrer l'envers du Creator major. Et il nous
transforme, nous partenaires silencieux de cette impossible traverse travers
l'tre, en pierre, comme dans son Tchkhov, en pierre souffrante.

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XI
MIGRS

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XI. MIGRS
A.

RMIZOV OU LE SCRIBE
DES ANNES TERRIBLES

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Les Russes ont deux fois rvolutionn l'criture, une premire fois vers 18601870 avec les premires grandes uvres de Dostoevski et de Tolsto qui ont insuffl la dissidence et tabli le primat thique dans le tissu romanesque, une seconde fois vers 1910-1920 quand Rozanov, Bily, Rmizov ont invent une sorte
de rduction de la littrature l'intime, au biologique, rduction qui a prfigur
une certaine mort de la littrature .
La Russie dans la tourmente est un des grands textes de cette rvolution du
mot, il s'agit d'un genre humoral, intimiste, comme l'ami de Rmizov et son compre dans leur survie factieuse et tragique en un temps de violente tempte historique, Vassili Rozanov, l'avait invent avec Feuilles tombes. Mais cette chronique des annes 1917-1924, que l'on peut comparer LApocalypse de notre
temps, qui est le troisime panier de Feuilles tombes, a des traits qui n'appartiennent qu' Rmizov. Jusquici connu en franais par la traduction des Yeux tondus, livre de mmoires trs myopes , et par quelques contes publis par Jean
Paulhan, Rmizov tait un lutin et un magicien non seulement de l'criture, mais
du signe en toutes ses variantes : calligraphe, illustrateur, il avait quelque chose
du lettr chinois qui dessine son texte plutt qu'il ne l'crit. Seule la Russie pou-

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vait enfanter un esprit aussi paradoxal : ses sympathies rvolutionnaires lui valurent deux exils, l'un au pays des Zyrianes, dont il tudia le folklore, l'autre dans
lAthnes du Nord russe, c'est--dire Vologda, o Berdiaev et bien d'autres
taient en exil. Ses premiers romans ressortissent cette littrature de la compassion et du primat thique qui s'tait impose avec les grands matres du roman
russe ds 1862. Leur atmosphre est obsessionnelle et dsespre. Par exemple le
rcit La Cinquime Plaie, qui marie de faon trs caractristique l'apocalypse et le
folklorique : un mariage qui va s'imposer dans l'criture de Rmizov dfricheur et
dchiffreur de vieilles chroniques russes, qui devient un expert dans les critures
cursives des XVIe et XVIIe sicles et dcouvre, dans la navet et la cruaut des
textes privs de ces poques, l'intimit avec le pass, avec les hommes qui ont
souffert avant nous.
La Russie dans la tourmente est la fois une chronique distancie et un journal trs intime : une sorte de peau, de viscre intime transforme en parchemin o
s'crit l'histoire vue par le bon bout, c'est--dire l'infiniment petit. La structure, le
grain du texte est inimitable : un mlange de notations de rue, de scnes
descaliers ou de cours dans un Saint-Ptersbourg affam, o rgne l'arbitraire et
la mort, mais aussi de brusques modifications de focale, un superbe pome central
qui est une variation sur Hraclite et [378] la seigneurie du Feu dans l'histoire
humaine, de brusques sautes de sicle, o, sans quitter le prsent narratif, nous
sommes transports dans un Saint-Ptersbourg naissant o la volont d'un seul
homme, coups de trique, cre un lieu de beaut unique au monde.
Les rves ont toujours jou un rle primordial dans l'uvre et la vie de Rmizov : il notait tous ses rves, il les racontait ses amis, qui y figuraient tous dans
des hypostases totalement loufoques et inattendues. Il a crit des livres entiers de
rves, comment la clbre Cl des songes de Martyn Zadeka. La Russie dans
la tourmente fait pulluler les rves jusqu'au moment o la faim l'emporte, et l'auteur chroniqueur note : plus de rves. Puis ils reprennent un beau jour, mais le
lecteur a beau tre averti typographiquement, les passages au rve racont nous
leurrent continuellement dans ces graffiti rmizoviens de la vie.
Toute la culture russe de l'poque dfile dans ce livre, mais sous une forme totalement incongrue : silhouettes dcrivains affams, nettoyage des latrines, apparitions fantomatiques du pote Blok ou du pote Goumiliov lequel, en pleine famine, sollicite de Rmizov sa promotion au rang de comte dans l'imaginaire Ordre

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de la Grande Chambre Libre des Singes (une des facties de Rmizov, quil.
transporta avec lui en exil, dans sa rue Boileau du XVIe arrondissement). Ou encore l'annonce de la mort de Rozanov, qui s'est teint d'inanition la Trinit
Saint-Serge, de nombreuses fulgurances d'Andre Bily qui passe comme un
clair dans les rves, se casse la queue , virevolte comme un petit dmon aquatique... Une scne centrale du livre est le dlire de l'crivain qui est alit, brise les
planches de son cercueil et s'envole de la Terre vers ses surs les Etoiles et vers
le Feu hracliten. Les sept Frres ouragans des contes russes rudoient la Russie, l'entortillent :
Une tornade de feu tournoie sur la Russie salets, poussires, puanteur, tout tourbillonne. La tornade vole vers l'Occident, notre tornade scythe entourbillonnera le vieil Occident, culbutera le monde entier.
La catharsis vient du souvenir, souvenir de la procession de la Dormition de la
Vierge, des enclins et prosternations dans les trois cathdrales du Kremlin, et du
vide quand la cloche s'arrtait : Cur russe, quelle force t'a dvast ?
Ce livre d'heures qui est aussi un carnet des humeurs de la vie, un journal des
fantaisies et cauchemars d'un esprit enfant qui tait un des plus dous scribes de la
Terre russe n'apporte pas de rponse la question, mais il nous prend comme une
fivre, et ne nous lche plus.
On vient au monde dans la vaste et riante contre de Pouchkine et de
Gogol et vlan ! ds la premire seconde une main impitoyable nous assne un coup de fouet sur les yeux tiens, la voil ta riante contre.
Rmizov, c'est un peu la jument du moujik de Dostoevski, qui en prenait
plein les yeux elle aussi. Si elle avait su parler, elle nous aurait dit ce que souffle,
danse, dfque, et griffonne ce parchemin plein de douleur, de douceur...

Alexis Rmizov, La Russie dans la tourmente, Lausanne, 2000.

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[379]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XI. MIGRS
B.

LNIGME AGUEV
A CHANG DE SENS

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En 1936 la revue russe de Paris, Les Nombres, que dirigeait le pote Otsoup,
reut un manuscrit qui venait d'Istanbul. Nom de l'auteur : M. Aguev, inconnu de
tous. Titre : Rcit avec cocane. Otsoup fut merveill par la fracheur, l'impudence, l'espce d'introspection lgante et grossire la fois, sans recul, d'un rcit en
quatre parties qui composaient en fait un roman. Les tnors de l'migration chantrent tous l'apparition d'un matre, mais on ne savait qui. Survint la guerre, on
oublia Aguev. En 1983 Lydia Chweitzer le traduisit en franais, et il obtint un
franc succs, mais l'nigme restait entire.
En 1990 le livre parut en Russie, et bientt l'nigme commena trouver un
dbut de solution. Gabriel Superfin, un fin limier des archives en tout genre, refit
une lecture du roman, pensa que le lyce priv o tudiaient les quatre garons
dont il est question pouvait livrer la cl en consultant la liste de la promotion qui
avait quitt le lyce en 1916. Et en effet trois des personnages du roman figuraient
sur la liste de cette promotion, mais pas celui du hros principal. En revanche un
nom de la promotion figurait galement sur les admissions, la Facult de Droit,
o tait entr le hros Vadim. Ce nom tait Mark Levi. Plus tard, Levi fut retrouv

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dans les archives parisiennes d'Otsoup, il avait bien envoy son manuscrit depuis
Istanbul, puis correspondu avec le rdacteur en chef de Nombres. Il tait rentr en
URSS, expuls par les Turcs, en 1943, souponn d'avoir tremp dans l'assassinat
de l'ambassadeur allemand. Il acheva sa vie en 1975 Erevan, o il enseignait les
langues. Jamais il ne rclama son d de gloire, mais les quittances des droits d'auteurs qu'il avait touchs Istanbul sont bien l pour attester qu'Aguev nest ni
Nabokov, ni aucun de ceux auxquels on a pu penser.
Lide de republier ce beau texte vingt ans aprs est heureuse, beaucoup le dcouvriront avec merveillement cette nouvelle occasion. En revanche il est affligeant davoir reproduit la prface de Lydia Chweitzer telle quelle. Car il n'y a
plus d'nigme, et l'honntet exigeait une mise jour de ce texte. Il n'y a plus
d'nigme, mais il reste quand mme une inconnue : qui tait vraiment Mark Levi ?
que signifie son trange biographie en zigzag, comment peut-on tre l'auteur d'un
seul livre ? Un texte est-il assimilable une comte ?
Vadim est donc lve au lyce priv Kleiman de Moscou pendant la guerre
(en ralit Kreiman). Il est d'une famille pauvre, il a honte de sa mre, une vieille
fripe qui il finira par voler l'unique souvenir quelle a de son mari, une broche
quil met au mont-de-pit [380] pour acheter de la cocane. Il aime sauvagement
les femmes, il les drague dans les alles sombres du Boulevard circulaire, il guette
le regard stupide et froce du consentement qu'il lit sur leurs yeux, il connat les
meubls bon march. Par forfanterie intrieure, il emmne dans un bouge la petite
Zinotchka alors quil se soigne pour une gonorrhe. Et toute sa vie il gardera les
dix kopeks que la malheureuse lui a donns, alors quil l'avait contamine. Dostoevski n'est pas loin dans les grandes ruminations sur le ddoublement de l'tre
humain, sur la peur que les ppites de bonheur ne s'chappent, sur la joie noire
enfreindre les lois du Dcalogue. Nabokov s'tait intress au sexologue amricain Havelock Ellis, qui avait publi la Confession sexuelle dun anonyme russe
en 1913 (qui fut lue par Nabokov, et entra sans doute dans la gestation de Lolita).
Aguev nous montre sa faon les murs libres assez tonnantes de la Russie
d'avant la catastrophe. Ou plutt pendant, car la guerre fait dj rage, et Vadim se
demande s'il tuerait un petit garon allemand. Plus tard avec Sonia, une femme
marie qui tombe amoureuse de lui, Vadim dcouvre l'amour, prouve et la torture du bonheur qui va fuir, et le ddoublement entre le corps et l'me. Il ne peut
aimer une femme que bestialement. La superbe lettre de Sonia qui, aprs une lon-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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gue dgradation de leur amour, se spare de lui fait songer Lise, la prostitue
des Notes du souterrain, mais une Lise plus forte que l'homme du souterrain, et
qui lui signifie son cong.
Quand nous devenons meilleurs, nous devenons pires, dclare Vadim. Il sombre dans la drogue, il exprimente l'extrme division de son tre en ppites de
froid touffant, il marche sur les givres de l'me, il passe de l'heureuse ptrification du corps devenu verre fragile la dilution de tous les atomes. Il adore et il
hait ces atomes de temps et de bonheur qui vont le torturer jamais. La scne du
vol de la broche, oniriquement lgre, pas de loup dans une sorte de cristallisation de tout l'tre, est superbe. Elle est la matrice de tout le roman. Vadim pitine
la mre, le sacr, le plus prcieux. Et bien que rien ne soit dit ouvertement, il est
clair que ce pitinement de la mre pour l'migr russe qui vit Istanbul de petits
boulots avec un passeport paraguayen, reprsente le pitinement de la mre Russie, une folle chute dans l'abme dlicieux de l'angoisse qui a fait jouir et sombrer
toute une gnration.
Prophtes russes, crit Vadim la fin du quatrime rcit de ce roman, nattisez
pas dans nos mes les sentiments levs et humains, nous ne deviendrons que des
chiens encore pires. Vadim, lui, n'a pas migr, il vgte en toxicomane dans la
Sovitie ; Burkewitz, un des condisciples, nagure tolstoen, est devenu chef des
hpitaux, un mot de lui peut sauver l'pave qui se prsente un soir d'hiver la
porte d'un tablissement qu'il dirige ; mais Burkewitz, le trs humaniste, refuse.
La balanoire de l'me humaine est alle tellement fort du ct de l'altruisme utopique quil ny a plus de piti ordinaire pour quiconque. Vadim, comme Gogol
brlant la seconde partie des mes mortes, c'est--dire ce qui devait tre le Paradis
de la Divine comdie russe, brle son corps et son me, puis se suicide la cocane, comme fit le pote russe de Paris Boris Poplavski peu prs l'poque o
Levi crivait.
Il n'existe qu'un seul second texte de Mark Levi, une toute petite nouvelle intitule Un sale peuple , et qui est donne dans un encart du livre rdit par Belfond. On est Moscou en 1924, le hros vit entass avec sa mre et toute la famille dans une petite [381] pice. Il trane le temps dans une salle du tribunal, il coute les plaidoiries, il dchiffre les fils invisibles qui relient les accuss aux gens qui
peuplent la salle ; un jour il voit condamner un directeur qui lui avait refus de
l'embaucher. Dans l'antichambre, aprs la condamnation, se droule une saynte :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

528

un vieillard sermonne un jeune Juif qui refuse de se fliciter du verdict alors que
l'accus tait un antismite patent. Et vous, un Juif, vous dites que vous le plaignez ? lance l'atrabilaire vieillard. Moi, je vous le dis tout net, vous autres
Juifs, vous tes des faiseurs d'histoires, vous tes... un sale peuple. On a beau faire, avec vous rien n'est jamais assez simple, assez bien...
Levi, l'auteur d'un hapax littraire nous rvle sans doute ici une raison de son
silence : entre le Paraguay et le retour en URSS rien n'tait simple, et il voulait
mme plaindre l'antismite condamn la prison. Il poussait l'escarpolette des
sentiments un peu loin, un peu haut. Ailleurs il analyse la haine qui le prend au
thtre pour un homme qui se mouche ct de lui : trangement les phnomnes
les plus rpugnants nous attirent, les plus innocents nous rendent fous. Y a-t-il des
brouillons, des correspondances, des notes secrtes de ce dandy dostoevskien et
juif ? Non, il a tout cach, ou tout dtruit, ou tout abandonn, impossible vraiment...

M. Aguev, Roman avec cocane, traduit du russe, Paris, 1999.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

529

[382]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XI. MIGRS
C.

UNE TOURNE
DES GRANDS HRES
DANS LA NUIT DU CORRGE

Retour la table des matires

Gazdanov, qui est d'origine osste (Caucase du Nord), apparut dans la prose
de l'migration russe au dbut des annes trente. Il fut aussitt compar un autre
dbutant, Sirine (Vladimir Nabokov). Tous deux avaient pour thme le got amer
de l'exil, mais la cruaut de l'observateur plus que la nostalgie du sentimental.
Tous deux observaient ironiquement leur socit daccueil, la berlinoise pour Nabokov, la parisienne pour Gazdanov. Tous deux ont inscrit leurs hros dans le
tissu social occidental, souvent par le biais d'une intrigue policire. Il y a des
points de convergence entre le policier de Nabokov Roi, dame, valet et Le Retour
du Bouddha de Gazdanov.
Nabokov s'extirpa de ce genre en tressant les fils de Mnmosyne dans le mystre mme de la langue russe, ce qui donnera en 1936 Le Don, son chef-duvre
en langue russe. Gazdanov, lui, ne sortira pas du feuilleton sur la vie empoisonne
de l'migr russe qui cherche non seulement un gagne-pain en faisant le taxi, mais
tente galement de maintenir un quant--soi, une hygine de culture face la d-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

530

chance et la musiquette du dsespoir. Malmen par le ressac de l'histoire, son


hros souffre d'une trange quoique lgre infirmit existentielle : une difficult
mettre ensemble les bouts de sa vie, assumer le ravaudage de l'intrigue de sa
propre biographie. Exil en terre trangre, il voit des folies lentes irriguer les
cerveaux de ses compagnons, et il sent une petite folie se faufiler sous ses propres
paupires. tranger, comme chez Camus, mais la mtaphysique de l'absurde y est
moins aigu.
Le Retour du Bouddha commence par ces mots : Je mourus. Il s'agit d'un
cauchemar, comme en eut par exemple Tolsto et quil dcrit dans Le Sens de la
vie. Suspendu dans le vide par une corde que rongent des souris, le hros gazdanovien agite des paillettes de nostalgie en se moquant de soi.
Le Paris de Gazdanov est aussi celui de Francis Carco, avec la gouaille, les
couleurs, les odeurs, les dchets humains, les mes empoisonnes, les contrastes
sociaux, la nuit des smokings, et celle des putains, les souvenirs des demimondaines, les ouvriers enchans un labeur insane, les rages sexuelles qui
s'emparent de notaires en goguette ou de proltaires malheureux, tous fantmes
du non-tre . La vie est fausse, comme les colliers des belles-de-nuit, et les
dents de la tenancire du bistro o se rfugie le philosophe-chauffeur-de-taxi de
Chemins nocturnes. Gazdanov n'est pas cruel, il a de la piti pour les esclaves des
bas-fonds, il sait apercevoir sur la fresque nocturne de la [383] dchance une
petite chaleur de soleil couchant, une lumire charnelle dans la nuit qui voque le
Corrge.
Grce l'intrigue policire, Le Retour du Bouddha est moins alatoire que les
autres textes (en particulier la Soire chez Claire, son texte le plus beau, saga dcousue de l'exil, o la soire en question ne joue qu'un rle infime). Le bouddha
est une statuette en or, avec un beau saphir sur le nombril, quachte Pavel
Alexandrovitch, un ami du narrateur. Ils se sont rencontrs quand Pavel Alexandrovitch tait un clochard. Un jour, sur un banc du Luxembourg, le narrateur a fait
don de dix francs son congnre plus mal loti que lui. Puis la roue du destin a
tourn : un hritage apporte une petite fortune l'ancien clochard qui pouse Lida,
qui quitte le trottoir pour lui. Il retrouve son bienfaiteur du Luxembourg, en fait
son ami. Cependant Lida a conserv son ancien souteneur, et, un soir d't, Amar
le Tunisien vient en catimini assassiner Pavel Alexandrovitch juste aprs que le
narrateur a quitt l'appartement. Lenqute prend la tournure du cauchemar kaf-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

531

kaen. Les indices sont accablants. Mais l'inculp voque par hasard la statuette
du Bouddha, or elle a disparu. Bouddha mnera l'enquteur sur la piste du vritable assassin. Et disculpera l'un, faisant guillotiner l'autre.
Hritier de la petite fortune du dfunt, entr en possession de la statuette, le
narrateur continue de souffrir de cauchemars. Un jour quil contemple la statue
jaune, il la voit s'largir imperceptiblement, envahir la pice, se transformer en
rve de mort. Le Bouddha contient mort et survie et, comme un chromo gigantesque, affiche la loterie qui mne les hommes...
Gazdanov quitta vers 1950 Paris pour Munich, travailla Radio Liberty et
mourut en 1971. Oubli de la littrature, qui le rattrape aujourd'hui, et c'est un
juste retour de la roue de fortune.

Gato Gazdanov, Le Retour du Bouddha, Paris, 2002.


Gato Gazdanov, Chemins nocturnes, Paris, 1991.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[384]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XI. MIGRS
D.

RUSSE DE CUR,
FRANAIS DE PLUME.
VLADIMIR VOLKOFF
OU UN CERTAIN BONHEUR
DE L'EXIL

Retour la table des matires

Intrieurement, je l'appelais V.V., comme un des grands stylistes et des grands


hrtiques de la littrature russe, VV, Rozanov. Vladimir Volkoff, crivain russe
de langue franaise, crivain franais d'me russe reprsente l'aboutissement littraire de l'migration russe. Une migration o il nat sans avoir connu la patrie de
ses anctres, un exil qui, comme il le dclara Jacqueline Bruller, auteur d'un
beau livre dentretiens avec lui, tait devenu sa patrie. Lexil est ma patrie ,
claironne ce titre superbe ; mais ce n'est pas tout fait exact, pas toute la vrit.
Car le fils dmigrs, descendant de soldats qui avaient servi le trne tant du ct
de son pre que de sa mre, a, lui, servi la France. Lorsque je lui rendis visite
Macon en Gorgie, il memmena chez un ami fermier, un fermier lorrain qui avait
quitt la France et ses tatillonnes rglementations pour s'tablir au pays des shrifs. Vladimir tait donc ami d'un shrif local, faisait partie d'un club de tir, et
nous allmes tirer au pistolet. Cela ne m'tait plus arriv depuis l'Algrie, o

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

533

j'avais servi peu prs en mme temps que lui, mais sans rempiler, comme lui
avait fait, et mon sjour avait t relativement abrg par une blessure de guerre
qui menvoya l'hpital du Val de Grce. J'avais, dans la rserve, le rang de capitaine, il tait rest lieutenant. Mais il connaissait l'arme bien mieux que moi. Ce
jour-l, je ne sais pourquoi, je tirai mieux que lui, il se mit au garde--vous et lana un amusant A vos ordres, mon capitaine ! Larme, le service militaire,
paradoxalement, rendirent nos relations plus proches. Je n'tais pas militaire dans
l'me, je n'tais quun russisant, un russisant qu'il apprciait car je connaissais la
littrature russe sous un autre angle que lui. Sa connaissance des lettres russes,
reue de son enfance, sans riche bibliothque ancestrale, sans tudes russes au
lyce, tait typiquement le bagage mythique et potique quemporte avec elle
toute famille russe : Pouchkine, Lon Tolsto, Dostoevski, le pote et romancier
Alexis Konstantinovitch Tolsto, qui joua un rle capital dans sa mythologie personnelle, et puis il y avait, dans l'ducation reue de sa mre surtout, une perception de la Russie qu'il garda de son enfance sa mort si prmature.
Pourquoi Alexis Tolsto ? Lhumour, la virtuosit stylistique, la cration avec
deux de ses cousins du personnage mythique, l'auteur-leurre Kozma Proutkov
(c'tait en ralit le nom de son laquais), personnage sentencieux et bte qui enchantait les jeunes [385] gens moqueurs 86 , et plus gnralement, l'indpendance
d'esprit et la bienveillance de cet homme chevaleresque, qui faisait partie de l'entourage du tsar Alexandre II avec qui il avait jou enfant, mais gardait une ironie
moqueuse envers la Russie mme tsariste tout lui plaisait chez Alexis Tolsto.
Lequel n'a eu qu'un quivalent dans la littrature franaise, et que Vladimir Volkoff aimait, je crois, Prosper Mrime.
Parfois Vladimir me tlphonait pour recueillir de moi un dtail sur la littrature russe. Assez souvent je pouvais rpondre. J'tais un de ses consultants . Je
garde avec motion tous les livres de lui qu'il m'a envoys avec des ddicaces, en
particulier celle de Chroniques angliques, pardon d'avoir l'air de me vanter : A
G.N. parce que chaque fois que j'ai besoin d'une intervention anglique sur la
Russie, l'histoire, la littrature, la langue, c'est lui que je tlphone... Inutile
d'ajouter quavec son enfance russe et ses lectures athltiques il connaissait bien
mieux que moi certains aspects, mais c'tait un jeu... jamais sa double face, la
86

Volkoff s'enchantait aussi du Dictionnaire des ides reues de Flaubert, et de la firme


Homais et progniture .

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

534

russe, avec sa garde des ombres , cette liste des dfunts pour qui il priait chaque jour (mais o il y avait des Franais), et dont il a fait un livre mouvant, tout
simple, simple comme une prire quotidienne, et puis sa face franaise, trs franaise, franaise de style et de panache, commence l'cole communale normande, continue au lyce, la Sorbonne, l'arme... Et comme il aimait guerroyer
contre tout l'tablissement littraire, car il tait un d'Artagnan n, par got de la
provocation comme par refus des alignements autres que militaires.
Il ncrivait pour ainsi dire pas en russe. Sa mre a traduit, et il a fait publier
son Vladimir Soleil Rouge en russe, et, je crois, Le Retournement 87 . Ce sont des
traductions damateur. Je suis intimement persuad que l'heure de Volkoff sonnera en Russie, mais il faudra pour cela le traduire professionnellement, et, ma
connaissance, il n'y a eu, dans la nouvelle Russie, quune seule traduction, d'un
des plus magnifiques textes dailleurs, Chroniques angliques. Mais pour que
sonne vraiment l'heure de Vladimir Volkoff en Russie, il faudra que la Russie
accepte un fils qui en dfinitive est plus franais que russe puisqu'il a exprim son
ardeur, son panache, sa pudeur, sa russit , si j'ose dire, en langue franaise
nourrie de Monluc. Or la Russie actuelle, dans sa convalescence nationaliste, admet assez peu le phnomne : elle rapatrie avec ivresse tous les grands noms de
l'migration, parfois les corps et pas seulement les uvres, comme on le vit l'an
dernier pour le gnral Denikine et pour l'crivain Ivan Iline. Elle est fire de ses
peintres qui ont fait carrire en Occident, les Lanskoy, les Bouchne, les Kandinsky, de ses philosophes y compris Kojve qui avait coup son nom de famille
Kojevnikov, de ses sociologues comme Pitirim Sorokine, professeur Harvard,
ou ses historiens, comme [386] George Vernadski, professeur Yale, de ses musiciens, ses danseurs, ses chorgraphes, de toute cette immense cohorte de crateurs qui est venue insminer l'art d'Occident. Mais prcisment elle veut les rapatrier, or, en littrature, la chose est plus complique. Car l, la palette qui fait
passer de l'crivain russe en exil l'crivain franais ou amricain qui reste russe
87

Le titre, srement d Volkoff, est tout diffrent : 0peratsiya Tviordy znak. Tviordy
znak , le signe dur , est une lettre que la rforme de l'orthographe de 1918 a presque fait
disparatre de la graphie du russe. crire avec le signe dur ( la fin des mots se terminant en
consonne dure) tait l'quivalent d'un acte de rbellion, d'un dfi anticommuniste. La potesse Marina Tsvtaeva na jamais abandonn le tviordy znak , mme aprs son retour en
URSS. Mais Volkoff nappartient pas aux tenants absolus du tviordy znak , en ce sens
quil a eu une certaine comprhension pour la Russie communiste, tout en dtestant le principe, bien sr.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de cur est pleine de nuances qui vont du blanc pur au noir profond. Il y a les
migrs dont la carrire avait commenc sous l'Ancien rgime, Rmizov ou Mrejkovsky, Bounine ou Aldanov. Peu d'entre eux ont conquis la gloire mondiale :
Bounine avec son prix Nobel de littrature en 1930, et encore ! Aldanov et Mrejkovsky taient certes traduits, avaient en France de bons tirages. Mais la gnration suivante, ne la cration littraire en migration, la gnration non remarque comme a dit Sergue Varchavsky 88 , les potes comme Poplavski,
incarnation du Montparnasse russe, jusque dans son suicide, Adamovitch, que j'ai
eu l'honneur de connatre et frquenter un peu au Fouquets, son lieu de vie sur les
Champs-lyses, Nikola Otsoup, dont j'ai t l'lve, dans la mesure, trs faible,
o lui-mme tait pdagogue, toute cette seconde cohorte a galement t rapatrie , en ce sens que ses uvres, depuis la perestroka, ont t publies en Russie, le plus souvent htivement, affubles de prfaces assez grossires, mais sans
obtenir la notorit panrusse dans la Russie d'aujourdhui Lexception cest Sirine, autrement dit Nabokov. Et avec Sirine, nous nous rapprochons du cas Volkoff : Sirine a chang de langue, crivant Les Chasseurs enchants, en 1939, en
russe, et les dveloppant plus tard aux tats-Unis sous le titre de Lolita. Un de ses
chefs-duvre, et qui met en scne l'migr russe par excellence, Pnine, est crit
en anglais, et pens moiti en russe et moiti en anglais. Le franchissement de
la langue, opration dlicate, risque pour un crivain, fut une russite pour Nabokov. Et pas seulement pour lui : Joseph Kessel, ou encore Romain Gary, premier pseudonyme de Romain Katzev, et qui en prit un second, Ajar, quand sa
premire identit littraire l'ennuya (et les deux pseudonymes voquent en russe le
feu et la braise ardente), sont des cas non moins remarquables que Nabokov, mais
eux ncrivirent qu'en franais : il n'y eut pas franchissement de la langue. Les
souvenirs de Nabokov, Conclusive Evidence, deviennent ensuite Autres rivages,
ou Drouguiy berega en russe, puis refranchissent la ligne et s'intitulent dans leur
deuxime hypostase anglaise, Speak, Memory. Changement de rive, changement
de langue : comme le Styx, le fleuve Mmoire mne outrepart... Trois titres pour
une enfance daristocrate russe la franaise, anglicise pour les besoins de la vie
matrielle en Amrique, et rerussifie, y compris le chapitre qui initialement avait
t crit non en anglais, non en russe, mais en franais, Mademoiselle , sur la
gouvernante suisse venue de Lausanne. Un chapitre donc qui a quatre fois chang
88

Nezametchennoe pokolonie (La gnration non remarque) parut en 1956.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de rive, peut-tre parce que l'esseulement de Mademoiselle dans la Russie ses


yeux barbare, dont elle ne connat pas un tratre mot de la langue qui y est parle,
symbolise dj, pathtiquement et comiquement, cet exil est ma patrie de
Volkoff. Il y eut des livres crits en franais, comme Les Abeilles dAriste de
Wladimir Weidl, et ensuite seulement transfrs par l'auteur en russe, et
dailleurs nettement moins bien russis en russe quen franais. Lorsque Volkoff
monta [387] avec ses tudiants amricains le Dialogue des Carmlites de Georges
Bernanos 89 , il tait dans son lment : le mot, pas le paysage, l'art, pas la vie.
Dans Cyrano, la pice adore de Rostand, dans le Dialogue des Carmlites, il est
face aux mes d'lite qui sont des mes toujours seules, et indomptables, des mes
dexils. Il est dans l'exil vertical. Lexil vertical de Vigny, qu'il a dcouvert en
lisant le Journal du pote orgueilleux et mlancolique d' Eloa . Il dit Jacqueline Bruller propos de l'Amrique : Comme je nai pas de racines, cela ne me
drange pas tellement de vivre ici ou l. Au dbut ce sentiment dexil tenait en
grande partie au paysage, absolument dmesur, sans commun multiple avec l'individu. Oui, mais dans cet exil mis en abyme dans l'exil, comme on inscrit un
texte dans un autre texte, comme il fera jouer la pice de Blok-Beaujeux dans le
roman d'Olduva, incluant de surcrot une saynte en abyme dans la pice incruste dans la prose, il y avait une dterritorialisation propice au gnie propre Volkoff, et cest l que nat son chef-duvre, la ttralogie des Humeurs de la mer.
Dans le cas de Volkoff, il me semble que les deux langues qui veillent sur lui sont
toutes deux mises en abyme, l'une dans le blason de l'autre.

*
Le premier livre par quoi j'ai dcouvert Volkoff mavait t prt par des
amis : il s'appelait Le Trtre, comme le tratre qui commet la trahison, mais avec
l'accent circonflexe du prtre qui sacrifie le corps du Christ sur l'autel. Lauteur

89

Comment pour Volkoff ne pas aimer Bernanos, malgr son catholicisme, mais le Bernanos
de la Grande peur des bien-pensants ne peut que lui tre proche. Toutefois le Volkoff pamphltaire est moins acide, moins mprisant en dfinitive que le Bernanos des pamphlets. Il y
a l aussi une question de stylistique : celle des annes trente nous droute par un venin gratuit, excessif et contre-productif. A noter que Maurras na jou aucun rle dans les lectures
et le royalisme de Volkoff.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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s'intitulait Lavr Divomlikoff. Les amis qui m'avaient prt le livre me dirent que
le bruit courait que l'auteur vivait en URSS, en somme c'tait du tamizdat bien
camoufl. Lhistoire, celle d'un agent du KGB envoy en mission au grand sminaire puis l'Acadmie spirituelle, faisant carrire dans l'glise russe orthodoxe
soumise au rgime sovitique, mais encore prsente sur terre, est en somme retourn par le Dieu quil sacrifie chaque Divine liturgie. Il est accus par les
Services de mal servir, le voil tortur douze heures de suite, le voil qui a peur
du chalumeau dont la flamme s'approche, mais heureux du martyre que Dieu lui
envoie. Il confesse avoir complot, il lche le nom du chef du complot, c'est Jsus 90 . Le lendemain un autre officier traitant prend le relais, tout est chang, la
ligne gnrale a chang, la direction a compris que l'radication du religieux se
ferait par d'autres moyens, il est renvoy sa mission premire, avec traitement et
solde affrents.
[388]
Qui mne le jeu ? qui est l'officier traitant, qui sert qui ? le trtre ? Jsus
ou les Organes ? Au fond tout Volkoff tourne autour de cette question. Je dois
dire que le roman ne me convainquit pas entirement et que je reste encore aujourd'hui relativement insensible au Trtre, ou au Retournement, toute la partie
de l'uvre de Volkoff qui correspond son engouement pour la dsinformation,
dont il voit les prmices gniales dans la pense du premier stratge de l'histoire
humaine, le Chinois Sun Tsu. Le chef du Directorat suprme du Montage fait graver et afficher dans son bureau les penses de Sun Tsu. Dans l'art de la guerre,
le suprme raffinement, c'est de s'attaquer aux plans de l'ennemi , cest--dire
dentrer dans l'me de l'adversaire. Dans l'amour fou de Volkoff pour le thtre, il
y a videmment la mme passion dentrer dans l'autre. Le Montage est une variante dveloppe, plus psychologique du Trtre, de mme que LHte du pape est
une variante thologique du Montage. Dans ces deux textes, sur quoi je reviendrai, Volkoff a affin des variantes bien plus convaincantes que celle du Trtre.
90

En revanche le problme de la torture l'arme occupe une grande place dans son uvre, et
la grande scne superbe o le colonel Beaujeux propose au lieutenant Miloslavski de prendre le commandement de son Deuxime bureau, o Milo refuse parce quil ne veut pas torturer, o Beaujeux lui annonce quavec lui on ne torturera plus un seul prisonnier, expose
deux conceptions, l'une guerrire et l'autre chrtienne du refus absolu de la torture. En
revanche, dans Le Tortionnaire, son dernier roman, Volkoff fait cder son hros la tentation, et montre prcisment l'enchanement bestial auquel la torture amne. On remarquera
que Milo est orthodoxe, alors que Lavilhaud est catholique...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Mais toujours des variantes de la question volkovienne par excellence : qui infiltre
qui ? Le divin l'humain, ou l'humain le divin ?
Ce thme de l'infiltration est congnital l'uvre de Volkoff, prcisment
parce que sa patrie est l'exil, or l'exil est une infiltration, subie, mais qui peut devenir accepte, et mme lective en somme. C'est une infiltration, ce nest pas un
mtissage de culture comme sont les cultures croles, ou latino-amricaines, c'est
un jeu de signes de piste, et l'on trouve chez Volkoff l'quivalent du jeu de signes
de piste auquel Nabokov se livre si merveilleusement dans Pnine et si pathologiquement dans Look at the Harlekins (Regarde, regarde les Arlequins !), sa dernire uvre. Car pour Nabokov, en dfinitive, plus rien na de substance, tout est
camoufl, masqu, arlequin . Non seulement les lieux typiques de l'exil russe,
du cosmopolitisme la russe : ce sera Cannice, un santon fait de Cannes et de
Nice, deux des lieux du plerinage russe par excellence 91 , mais ce sera aussi un
masque de sa propre uvre, une drisoire autoparodie. Chez Volkoff ce ne sera
pas tout fait la mme volution, mais une certaine involution sur sa propre uvre est galement sensible. Car l'isolement s'est aussi fait sentir dans l'uvre de
Volkoff, ne serait-ce quen raison de sa mise au ban par l'establishment, qui venait parachever l'isolement de l'exil.
Cependant Volkoff, entr dans l'exil et le thtre de la littrature par le franais, y est rest, et son franais est un franais gouailleur, charpent, travers de
pointes et de jeux de mots, brillants comme du Sacha Guitry, mais qui, nous le
verrons, s'enrichit dun substrat potique russe qui le mne vers des moments de
lyrisme absolus. Longtemps Volkoff s'exera, chercha son genre, se fit la main
avec des policiers, des vaudevilles, des petites pices. Il est un homme de thtre
tous gards, le monde est pour lui une scne de thtre, qui finira par tre une
scne de mystre comme les mystres mdivaux. La scne toujours est creuse
de chausse-trappes, mais elle est plus vraie que le roman et plus vraie que la vie :
tout y est dit, tranch, dfinitif Or la scne est franaise et russe. Elle est intersection , pour reprendre le titre du tome trois de son chef-d'uvre Les [389]
Humeurs de la mer. Cet homme de thtre, en dfinitive, a crit son chef-d'uvre

91

Sur cette Cte dAzur autant russe que franaise, o grands-ducs et fils de marchands tuberculeux allaient mourir en beaut et occupent tout le haut du superbe cimetire de Menton...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en langue de prose, voisine du thtre, mais diffrente du thtre, parce quelle est
en qute du temps, comme chez son matre, Lawrence Durrel.
Le titre mme de ce chef-d'uvre est intraduisible en russe car il nexiste pas
en russe la mme polysmie que prsente le mot humeurs . Llment liquide
des corps physiques, et la variabilit psychique des tres 92 . Volkoff aimait
Proust, A la recherche du temps perdu, il le dclare plusieurs reprises, mais sa
faon : l'norme fresque mmorielle de Proust montre un carrousel des hommes,
le disque revient sur le mme cercle, mais tout a chang, tout a vieilli, il faut retrouver des instants sertis dans la mmoire involontaire. Volkoff, lui aussi, veut
matriser le temps, le temps de l'homme changeant, des gnrations qui se courent
aprs, des fils qui cherchent les pres, des pres en qute de leur fils. Il veut laborer un roman relativiste, comme Durrel dans le Quatuor dAlexandrie. Je sais
bien quune uvre d'art, c'est d'abord une perspective , dit Solange Beaujeux
en lui reprochant de ne pas crire comme Tolsto dans La Guerre et la paix. Les
Humeurs de la mer sont un livre-monde difficile tenir dans sa main. Le hros
central nen est pas russe, mais franais, c'est Beaujeux, alias Blok, ancien officier
en Algrie, ancien professeur de thtre dans une petite universit amricaine, o
il monte ce qui est sans doute sa propre pice, Olduva, crite en pentamtres accentuels (une ide volkovienne pour rajeunir la prosodie franaise) sur le premier
homo erectus, qui venait d'Olduva en Afrique. Le chapitre Antoine de La
Garde des Ombres nous donne un magnifique portrait du prototype de Beaujeux,
Antoine. Antoine Reboul, c'tait la rencontre en France, dans l'arme franaise,
avec le soldat rv collectif qu'taient pour Volkoff tous ses anctres Volkoff
ou Porokhovshtchikoff 93 . C'tait l'intersection avec les anctres, c'tait le pre
franais alors quil n'avait eu quun pre russe, dont il dcrit sans grands effets de
style le dcouragement dans l'migration, la vie dure, les incomprhensions entre
le pre et le fils et sa tentation par le retour en URSS, quand, aprs la Victoire,
l'URSS de Staline invita rentrer tous les migrs, ce qui fut l'opration retournants . Devant les candidats retournants , migrs rongs par un petit dsespoir intime, l'URSS de Joseph Staline faisait miroiter ce cadeau sans quivalent
92

93

On peut imaginer la traduction Volnenia moria, qui a, je crois, t utilise une fois par lui.
Le mot volnenie ayant une polysmie voisine de celle du mot franais humeur. Il signifie
agitation tant physique que morale.
Le nom des Volkov vient du mot loup , le nom des Porokhovshtchikoff vient du mot
poudre .

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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pour les exils : le retour. Vladimir Volkoff donne d'eux un portrait grandiose et
pathtique avec le hros du Montage. Eh bien, Beaujeux, c'tait un autre montage,
le montage presque russi, le preux devenu un sage, retir dans son le mditerranenne, un chercheur de bonheur qui l'avait presque trouv, et allait enfin avoir le
fils longtemps dsir aprs avoir servi de pre de substitution ses hommes
l'arme, Arnim, le jeune homme qui se croit issu de ses uvres, ses acteurs
(parmi lesquels le Noir est effectivement issu des uvres de Beaujeux). Mais le
montage de Beaujeux est tout diffrent, prcisment parce qu'il a beau jeu en
main, que comme le noble et gnreux Monluc sous les murs de Sienne aux mille
tours, il a nargu la mort et reu en cadeau la vie. Car les Humeurs de la mer sont
une qute du bonheur, donc demble se situent par-del l'exil et le dsespoir de
l'exil. [390] Ses hros connaissent des moments de grand bonheur, parce quils
connaissent d'instinct la leon de Monluc et de tous les grands potes du courage.
C'est un bonheur diffrent de celui que cherchent tous les hros de Stendhal, que
Volkoff naimait pas. Le comte Mosca et son lve Fabrice sont heureux par cynisme acquiesc. Mais la vie ne procure dans le monde volkovien la pointe du
bonheur qu l'extrme bord du prcipice, et je le souponne d'avoir ador les
Petites Tragdies de Pouchkine, surtout le Festin pendant la peste, que Marina
Tsvtaeva, qui ntait pas faite pour le moindre dbris de bonheur, traduisit avec
force dans son franais bien elle :

Le trou, le flot, le feu, le fer /Oh, toute chose qui nous perd
Nous est essor, nous est ivresse !/Ivresse de la perdition, Es-tu, peuttre, quen sait-on ? /D'une immortalit promesse ?

De son pre, de son grand-pre, il a fait de trs beaux portraits dans La Garde
des ombres. Je ne suis pas tranger, je suis rrrrusse, disait le grand-pre , en
roulant terriblement les rrr , ce que ne faisait pas le petit-fils, grce un instituteur qui il rend un hommage marqu. Portrait moins enthousiaste de son pre,
qui revient de quatre ans de captivit en Allemagne, o il a vu, prisonnier franais
(il tait dans la Lgion), les soldats sovitiques affams par les Allemands bien
plus que les autres captifs et il faillit demander son passeport sovitique la rue
de Grenelle. Il s'en est fallu de peu quil ne se soit dcid s'inscrire parmi les
Vozvrachtchentsy, ces retournants dont le film Est-Ouest a trac l'histoire. Au

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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hros du Montage, qui est par certains aspects trs proche de son pre ce dsir
lancinant de rentrer cote que cote, les films sovitiques qu'on va voir le dimanche matin (avec le petit Vladimir) mais qui, bien sr, devient, lui, un vrai agent
sovitique, Volkoff confie cette rflexion :

Il arrivait Alexandre peu prs ce qui arrive l'adolescent qui a toujours cru en Dieu parce qu'il voyait des glises, des images saintes, des
croix, des sacrements, et qui dcouvre que tout cela ne prouve rien, que
cela peut n'tre quune gigantesque mise en scne. On lui avait parl d'une
certaine Russie qui tait cense exister quelque part dans le monde, et il en
avait dduit qu'une autre Russie, ternelle, essentielle, luisait quelque part
en dehors du monde. Mais quen savait-il ? Et si ctait le cas, en quoi lui
appartenait-il ? de quelle manire taient-ils unis ?

De quelle manire est-on uni la Russie, voil une question qui hante l'migration russe, de Bounine Sirine, et qui taraude les personnages de la face russe
de l'uvre de Volkoff.
Le portrait du pre est simple, direct, mouvant dans l'aveu des diffrends entre le pre parti du foyer et le jeune homme qui voque pudiquement la sparation
entre ses parents, une certaine dchance de son pre, sa propre rigueur et presque cruaut de jeune homme envers un pre quil condamne. La Garde des ombres voque l'engagement du pre dans le mouvement des Mladorossy, ou Jeunes
Russes, que cajole le grand-duc Kirill, leurs visites aux fortifs de Paris pendant
les week-ends qua accords au [391] peuple des travailleurs le Front Popu
que dteste ce monarchiste russe 94 , le voyage de noces des parents : vingt-quatre
heures Versailles, les jouets que fabrique le pre pour l'enfant son retour de
captivit, l'ouvrier turc ct de qui il meurt lhpital, tout est saisissant de vrit. Les tracasseries administratives de la France pour ces htes quelle ne comprenait pas et qui elle reprochait les emprunts russes perdus jamais, la misre de
la Normandie avec ses masures encore en terre battue, la sympathie du petit peuple pour les malheureux : en dfinitive il y a dans l'accueil de la France pour cette
Russie ancienne, glorieuse et misreuse, quelque chose de touchant. Et quon re-

94

Ces fortifs quillustrera de faon gniale un autre migr, Annenkov, dans un livre sur la
banlieue parisienne intitul Extra-Muros.

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trouve travers ces mdaillons que tresse le conteur-priant dans sa prire du soir
avant de s'endormir. Et quelle vision finale, l'appel cette garde des ombres
pour l'aider le jour de sa fin venu plus tt que prvu, hlas ! rsister aux griffes des dmons qui tenteront de l'entraner vers le gouffre ! Or, que dans cette
sainte garde il y ait ct des anctres russes un lieutenant franais, et frre d'armes, Andr, qui fit mettre en berne le drapeau tricolore sur son fortin kabyle parce
quAlbert Camus venait de mourir nous montre quel point le compagnonnage
d'arme tait essentiel pour Volkoff, or c'est un compagnonnage quil ne rencontra
vritablement qu'une seule fois : dans l'arme franaise...
Volkoff a confi des traits du mysticisme cathare de son frre d'armes franais
certains personnages des Humeurs de la mer. Peut-tre mme peut-on trouver la
conception cathare de la descente de l'me dans le mal, puis de sa rintgration , dans le personnage de Beaujeux-Can, en qui Milo voit le diable incarn,
mais un diable qui se dbrouille pour faire le Bien, et retrouver la puissance tutlaire de la Lumire. Tel est bien le sens de l'opration Jos par quoi s'achve le
tome III de la Ttralogie, et qui conduit Milo en prison. Et de plus la fraternit
cathare joue aussi son rle, et si la qute de la paternit joue l'vidence un rle
essentiel chez Volkoff, rle symbolis par le personnage dArnim dans les Humeurs, la qute du frre n'en est pas moins essentielle, seulement ce frre est toujours un frre d'armes... On pourrait mme se hasarder dire que la paternit est
du ct russe, la fraternit est du ct franais. Les Humeurs de la mer contiennent tout Volkoff, et mme beaucoup plus que Volkoff, dans la mesure o un
grand crivain est surpass par son criture. Certes la prtention d'tre matre du
temps comme matre des mes, comme matre des armes, cest Volkoff. Mais
l'inextricable jeu des volonts qui veulent matriser le destin et du destin qui matrise ceux qui veulent matriser s'applique presque tous les personnages des Humeurs. De soi l'auteur lui-mme parle comme d'une trajectoire sur on ne sait quelle ligne zodiacale, ou encore d'un extranarrateur qui s'adresse soi-mme des
paquets recommands qui seront dlivrs avec un retard de plusieurs annes. Tout
ce relativisme volkovien est au service dune brillante et inflexible volont de
surtout ne pas perdre le ticket de cette poste mystrieuse. Et comme l'action du
chiffrage-dchiffrage est le ressort fondamental de son uvre, sans que l'on sache
bien qui est le Chiffreur suprme, Volkoff narrateur ne renonce jamais l'engrenage de la narration, mais lui fait subir des torsions magiques et douloureuses. Le

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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message dchiffrer nest pas un message en extraterrestre, il est [392] bien de ce


monde, de cet instant, mais les instants se croisent et recroisent dans une intersection qui est leur destin de toujours.
Intersection est le titre d'un des autres livres de la Ttralogie, mais il rvle la
structure fondamentale de l'crivain Volkoff. Ce ne sont pas des intersections engendres par le hasard, ce hasard pur qui joue par exemple un rle moteur dans le
roman du Docteur Jivago. Et ce nest pas non plus un univers de mtissage des
destins, comme chez les grands latino-amricains. Dans l'intersection volkovienne, le chiffrage-dchiffrage nest jamais achev. Prenons Les Humeurs de la mer,
dont le titre mme dit la ductilit des destins, tous rouls dans la mer, tous soumis
ses humeurs, mais tous aussi associs trs intimement dans le mme lment
humide et nourricier. Au dbut d'Intersection, Volkoff prcise sa chronologie :
Les Humeurs de la mer ne suivent pas un ordre chronologique. Il prend pour
anne d'origine l'anne du tome I, Olduva ; quil dsigne par N, et il date La Leon danatomie, N + 1, mais avec un flash-back de N-25. Intersection c'est en
somme une seule et grande scne situe en N-5, donc situe au milieu de La Leon d'anatomie. Et Les Matres du temps sont N +7. Deux tomes sont composs
en abyme, c'est--dire qu'ils incrustent des uvres crites par le protagoniste :
Frank Beaujeux, alias Franois de Beaujeux, Olduva tant une pice de Frank,
thme africain, reliant le nud des Humeurs l'origine de l'homme en Afrique, et
Les Matres du temps tant une srie de pomes de Franois qui voudrait dire la
fin, la cible de la flche, la dfinitive transmutation de l'espace en temps quest la
vie de l'homme.
Or dans cette structure double variable (la variable du temps de l'action, de
N-25 N + 7, avec les arabesques infinies du sismographe temporel sur le papier
enregistreur de l'esprit humain et la variable encore bien plus fondamentale de la
cration artistique qui recre la spirale temporelle sa faon) je ne parlerai pas
des uvres de Beaujeux, c'est--dire du Volkoff franais, amoureux de la France
mme dans un certain rejet de la France, et qui finit par emmener son hros Franois en une tour ronde dans les montagnes de Majorque o, sans renoncer dchiffrer les intrigues dont le monde est tiss, il va enfin trouver l'harmonie avec
Solange. Solange, ou Svetlana, ou Photine, qui, elle, est venue de l'autre monde,
de la Russie tnbreuse, qui est la fille de la gouvernante des enfants de la maison
des Miloslavski, vieille famille de boyards devenue une typique famille d'intellec-

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tuels antitsaristes de l'intelligentsia russe d'avant 1917. La famille se retrouvait


dans la gentilhommire ancestrale de La Tchaka ( La Mouette , comme dans la
pice de Tchkhov), il y avait dans cette famille une vieille nounou, la jeune
femme franaise, Mlle Bernard, et souvent aussi un jeune pote juif, Boris Bernhardt, amis du fils Mikhal 95 . Elusive Bernard subira tous les alas de la Rvolution, comme Mme Guichard et sa fille dans Le Docteur Jivago. Elle deviendra la
matresse de Boris Bernhardt, devenu, lui, un des coryphes de la ligne gnrale du nouveau rgime bolchevik en littrature, puis un favori de Staline, un pontife idologue, comme Jdanov aprs 1945. Volkoff imagine pour lui une longue
carrire d'agent d'influence littraire, avec congrs en Occident et envois la torture des rcalcitrants (une sorte de mixage de Jdanov et d'Ehrenbourg). [393] Il
russit en faire un personnage attachant autant qu'inquitant, et surtout il lui
prte une fille, ne d'Elusive, et l'amour de ce pre pour sa fille Svetlana (ou Solange), comparable celui de Quasimodo pour la sienne, est une des grandes inventions de Volkoff. Bernhardt est sacrifi dans l'ultime purge imagine par Staline, le complot des Blouses blanches , qui ici est devenu le complot des crivains saboteurs . Inspir par les grands procs de 37, celui de Bernhardt et ses
complices est narr avec brio, Volkoff prtant son jeune procureur, le fringant et
terrifiant Bezborodko, les dents oratoires et cruelles de Vychinski. Mais le Matre
suprme reste toujours indevinable, et dans la nuit qui suit la condamnation
mort, il ordonne de gracier Bernhardt et de l'exiler en France. (On peut songer
Zamiatine qui avait aussi t envoy en France.) Bernhardt avait d'avance organis, en grand matre prestidigitateur et devineur des changements de la ligne gnrale quil est, le changement d'identit de sa fille. Dans une villa au bord d'une
falaise qui plonge dans la Mditerrane (les alentours de la Cannice de Nabokov !), il organise une diversion l'intention des espions qu'il sait le suivre la
trace, fait partir Svetlana, puis, comme Trotski, est assassin par un argousin de
Staline qui maquille son crime de faon ce qu'il soit attribu aux fascistes russes.
Or toute la face sombre de cette Russie bernardienne est comme claire par
l'oncle Mikhal, le jeune Miloslavski, un pote dont Elusive tait amoureuse, qui
est peut-tre le pre de Svetlana et qui, aprs avoir disparu de l'URSS pour l'migration, est rentr en Russie rouge. La figure romantique et prcieuse de Mikhal
95

Notons que le patronyme de Bernard nest pas anodin, puisque Volkoff l'a choisi en fonction des Frres Karamazov, o Dimitri appelle Bernard les athes russes (les saintbernards du socialisme)

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tient toute dans un pome sur le rverbre auquel font allusion de nombreux personnages, mme sans avoir lu le pome. Appelons cela l'axe du rverbre . Le
pome est en franais, en pentamtres accentuels libres 96 . Le pome s'intitule
A l'ombre de la lumire , il dcrit la marche dans le vent glac du pote transi,
affam, tournoyant comme une toupie :

Et moi qui ne suis pas un frileux, qui ne suis pas un glouton,


Je marchais en pensant aux frileux, aux gloutons de ce monde,
Je marchais vers lui et je pleurais sur eux.

Lpaule introduite dans le froid comme dans une porte , le marcheur


avance dans la tourmente et va vers un rverbre, parisien sans doute, qui sera son
axe, son mitan, la borne de son stade romain. Et il entend le vent lui cracher dans
l'oreille :

Retourne d'o tu viens, tu nas rien moissonner ici !


Retourne d'o tu viens, tu nas rien vendanger ici !
Nos glises pointues vespasiennes accoles,
[394]
Nos billets souterrains ne sont pas pour toi !
Tes camarades ont pu donner leur sang pour les ntres,
Ton prince peut avoir pri par loyaut pour nous,
Nous voulons danser en attendant la retraite.
Et tu ne connais ni fox-trot, ni tango.

En relisant cette ballade du rverbre , je crois dceler une ironie secrte :


nest-ce pas la France de Pguy, incomprise par Volkoff, qui naimait ni Pguy ni
96

Je ne peux ici dvelopper toute la thorie de Volkoff sur la greffe du vers accentuel sur la
prosodie franaise, c'est un de ses emportements favoris, il y a consacr tout un livre en anglais, Vers une mtrique franaise, plaidant pour un vers franais accentuel. Cet ouvrage
provient de sa thse de doctorat, et il est ddi son onde du ct maternel, Pierre Porohovchikov, ou oncle Ptia , qui a, semble-t-il, jou un trs grand rle dans sa formation.
Un grandissime monsieur , dit le neveu dans La Garde des ombres. Mais le neveu se
trompe en traduisant le surnom que lui donnait la nounou de famille : samodour ; il traduit le Farfelu , l o il faudrait plutt le Tyranneau , mais il est des fautes de traduction induites par l'affection. Ensemble oncle et neveu publirent les Vers centaures, que je
n'ai pas pu trouver.

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Claudel, nest-ce pas cette France des Mystres de Pguy 97 , France aux clochers pointus (mais aux vespasiennes accoles, ajoute l'exil russe), qui rpond
l'Exil : Tu ne maimes pas ? va-en ! Le misreux exil arrive au rverbre, pose
sa main sur la tige de fonte aux fleurs moules, en fait le tour, et rentre au pays.

Et j'ai fait le tour de son tronc nausabond,


Et je suis reparti pour d'o j'tais venu.

Le pome de Mikhal Miloslavski, c'est le pome de l'exil volkovien, mais un


exil rv, au moins autant que celui de Nabokov dans Glory, o le thme du retour fantasm est conduit l'extrme : Parfois il pensait que la Russie secouerait
le mauvais songe, que la barrire d'octroi bariole se lverait, et que tous rentreraient, occuperaient leurs anciennes places et, Seigneur ! ce que les arbres
avaient pouss, ce que la maison avait rapetiss, quelle tristesse et quelle flicit,
et quel parfum a la terre... Mikhal termine ainsi sa ballade :

De temps en temps je jetais un regard derrire moi,


Et le vent nous knoutait toujours coups redoubls,
Mais ce ntait plus moi qui avais faim et froid,
C'est le rverbre qui soudain s'teignit.

Le pome du rverbre fait songer aux Douze de Blok, ce pome en vers


libres, crit par une nuit de janvier 1918, et qui disait la tourmente de vent, une
ville affame livre aux pillards, une petite vieille qui regardait un calicot rvolutionnaire qui aurait tellement mieux servi faire des bandes molletires pour les
gosses... Le pome de Blok dit toute la hargne du nouveau monde qui a pris la rue
et le monde en sa main. Ici le vieux monde o s'est rfugi le fugitif lui lance sarcastiquement : Que veux-tu qu'un rverbre fasse d'un ivrogne de plus ?

97

CarlaVolkoff a eu la bont de mindiquer certaines des lectures favorites de Vladimir, ce


qui a complt ma connaissance, mais videmment il reste des trous. Je pense que Volkoff
ne pouvait pas aimer Claudel, ni Pguy par excs de proximit, pour ainsi dire, et parce que
le catholicisme affich de l'un et de l'autre faisait mal intersection avec sa foi orthodoxe
renouvele au contact du thologien Serge Boulgakov.

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Miloslavski est rentr, il a falsifi les enqutes sur ses origines, il a renou
avec Bernhardt, le bourreau raffin, l'occupant de la Tchaka, qui a pris Elusive
pour femme. Dans l'engrenage de ses basses uvres, Bernhardt lche d'abord Miloslavski aux bourreaux de la Loubianka, puis Elusive son tour. Il est dailleurs
prt payer de sa chair, quil naime [395] pas, car il sait que le bourreau sera
dvor par la machine torture qu'il a servie. Saturne dvorant ses enfants, c'est la
plus vraie, la plus intime mtaphore de la Rvolution. Au fond de lui-mme il ne
songe sauver que sa fille, la Lumire, Photine, baptise en secret par la Nounou
des Miloslavski, Svedana qui, machinalement, tous les soirs, prie pour ses morts,
y compris l'oncle Mikhal. La gentilhommire des Miloslavski 98 se trouve prs
de Saint-Ptersbourg, et Bernhardt y est arriv comme prcepteur par les nuits
blanches, quand le ciel est vraiment comme une mamelle presse sur le monde . En un sens, cest toute l'ancienne Russie, cette mamelle presse sur le monde... La Russie de Volkoff est la fois prcise, et comme vue de loin, dans le lait
du souvenir. Avant ses nombreux voyages en Russie post-communiste, o il refit
le priple de Michel Strogoff, rendit visite ses anctres Omsk, lana depuis
Saint-Ptersbourg une bande dessine sur saint Vladimir c'tait une Russie irrelle, hrite par l'enfance, la mre, le pre, les contes et les livres. Un souvenir
de ce qui navait pas t. Son dmontage de l'histoire russe, de cette paranoa qui
s'empare de tout un peuple, de ce Matre qui martyrise parce quen histoire nous
sommes des grossistes , tout fait grand guignol, mais tout serre nanmoins le
cur ; tel son comique et pitoyable bourreau littraire qui rentre langer sa fille
aprs avoir trill des crivains dont le sort physique et moral dpend de lui... Ses
aveux publics au Grand Procs du Complot des potes sont extraordinaires : J'ai
fait de mon mieux pour plonger la littrature soc-raliste dans un tat de putrfaction nausabond. Je suis pourri jusqu la moelle des os et j'ai le besoin irrpressible de faire pourrir tout ce que je touche. Volkoff, comme dans tous ses romans
futurs, a une faon outrancire et vraie dans son outrance de montrer le fonctionnement d'une Russie incubatrice de Vrit, et donc accoucheuse de violences sans
prcdents.
98

Volkoff a voulu faire de la gentilhommire, nud de la vie seigneuriale russe, berceau de la


littrature et de la culture russes, un nud de son roman, mais un nud mythique, puisque
cette culture-l a vcu, On songe en le lisant non seulement aux innombrables niches de
gentilshommes, Otradnoe, le fief campagnard des Rostov de Guerre et paix, mais plus encore Oredje, le domaine estival des Nabokov, o l'on prouvait aussi l'influence des nuits
blanches.

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Lintersection qulabore Volkoff est videmment d'ordre mystique puisque


les anges, qui sont en continuelle action et interaction, avec leurs protgs (lesquels les malmnent autant queux tentent de les protger), dialoguent sans relche sur le proscenium. Un proscenium qui est ici l'Algrie de la fin de priode
franaise, celle o Volkoff a servi (moi aussi), et qui revient dans toute son uvre, y compris son dernier roman, posthume, Le Tortionnaire. Un proscenium o
se dbattent Franois et Solange, elle assistante sociale sous identit usurpe, lui
colonel dans un rgiment qui mne une dure rpression, o l'on fait la chasse aux
terroristes, mais sans torturer. 99 Le colonel est un baroudeur jovial, donjuanesque, dlicat et brutal, pote. Il est ce que Volkoff a t partiellement, aurait voulu
tre partiellement, mais aussi ne pouvait pas tre (Beaujeux est franais de souche). Lintersection n'a pas lieu quentre Solange et Beaujeux, mais galement
entre Solange [396] et le frre pun de Miloslavski : dans Les Matres du temps,
Beaujeux retir en sa tour Majorque reoit la visite dun ancien subordonn qui,
lui, a pay de deux ans de prison sa dsobissance inspire par l'OAS, Milo, Milo
qui va se faire moine orthodoxe, afin de parachever son ascse de combattant,
Milo, ou plutt Miloslavski. J'avais un oncle, confie-t-il Solange. Il avait migr. Des annes, il a vcu en France. Et puis il a crit un pome sur un rverbre
et il a dcid de rentrer. Un soir, il est venu voir mes parents pour le leur dire. Je
ntais pas encore n alors. Il prtendait que c'tait le rverbre qui lui avait command de rentrer. Vous savez que les moines changent de nom ? si on me le permet, je prendrai le sien. Solange, son tour, dans une conversation matinale,
rvle Milo qui elle est, quelle connat la chre gentilhommire de la Tchaka,
quelle prie tous les soirs pour Mikhal, le frre quil na pas connu.
Ainsi les Humeurs de la mer organisent l'intersection entre une Russie dpossde d'elle-mme, dmonise, livre au Matre des bourreaux, et une France en
proie au dcolonialisme ; mais les deux ples de la chane sont eux-mmes des
vecteurs mouvants dans une sorte de jeu gnostique o le Mal accouche du Bien,
o tout pre est une imitation ou une caricature du Pre, o tout est antithse, tout
est vide par rapport un plein. Pcheur par rapport un Sauveur. Le Rverbre
99

trangement, Volkoff aura beau dire et redire quil na pas tortur, quil a toujours refus
de torturer, du fait quil pose la question de l'usage de la torture dans ses romans, il est
constamment souponn davoir tortur. La preuve tant tire... de son uvre... Ainsi a-t-on
pu accuser sans fin Nabokov d'avoir viol les fillettes, ou Soljnitsyne d'avoir t un agent
du KGB.

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est la borne du cirque, la meta autour de quoi tourne le char de l'homme, l'extrme avance de sa course, et qui ramne Miloslavski en Russie sovitique, o il
mourra aux mains des sbires de son ancien ami Boris Bernhardt. Le binme Russie-Occident nest en somme qu'un des aspects dautres polarits plus puissantes
et plus cosmiques, le binme Pre-pre, le binme Crateur-pote, le binme Paradis-utopie. Et ce binme se rsume deux auteurs de prdilection, deux potes
de l'action comme du verbe qui sont tous deux aduls par le marionnettiste qui a
souffl vie et indpendance ses marionnettes : Tolsto et Monluc. Le grand batailliste russe qui dcrit comme une musique la mort au champ d'honneur du petit
Ptia Rostov, et le chroniqueur vaillant seigneur qui crivait firement : Un
homme en vaut cent, et cent nen valent pas un : courageux capitaine qui se
mettait sous le feu ennemi au sige de Sienne pour sauver ses hommes mais bourreau contre son cur qui faisait trucider sans hsitation des sditieux en sa Gascogne natale du temps de l'insurrection huguenote !
On peut aimer ou pas le panache de Volkoff narrateur, narrateur du temps et
de ses avatars, bretteur avec Dieu dans sa mire, mais on ne peut refuser sa Ttralogie ce quelle est : un des grands livres franais de la seconde moiti du XXe
sicle. Pourtant, on le sait, ce n'est pas elle qui apporta l'auteur le parfum de
gloire et le ressac de clbrit. Elles lui vinrent des exercices en retournement
auxquels il se livra ds quil eut achev l'criture gigantesque des Humeurs. Le
Retournement, Le Montage, LHte du pape. Un jour Franois Mauriac avait dit
en parlant de Claudel : Tout engranger pour le compte du Pre, tout, etiam peccata . Cette devise, nen dplaise Volkoff et son aversion pour Claudel, pourrait aussi tre celle de Volkoff lui-mme. Sauf que les pchs dans l'univers de
Volkoff ne sont pas comptabiliss la manire catholique, mais simplement
pris en charge comme une obligation d'humain face au divin, une obligation de
faiblesse face la toute-puissance.
[397]

*
Je le redis, je ne suis pas un fanatique de sa thorie sur le rle universel de la
dsinformation ; Volkoff croyait, je n'y crois gure, mais certains de ses romanspomes de montage-dmontage sont si talentueusement agencs que le monde

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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prend une structure de message chiffr. La gouaille et la dsinvolture extraordinaires du conteur en dsinformation font passer des formules normes, l'emporte-pice, comme celle-ci, attribue au hros du Montage : je serai l'incube de la
pense franaise ! La srie de livres ravageurs que le monteur met en place
comporte deux livres blancs , l'un sur Dieu, et l'autre sur la police. La conversation qui nous le rvle a lieu au restaurant russe de Paris par excellence, A la
Ville de Petrograd , en face de Saint-Alexandre-Nevski, rue Daru, dans le XVIIe
arrondissement. Par amusement et pour garer son lecteur, Volkoff, de surcrot,
creuse des galeries langagires russes sous sa forteresse franaise : quivalents
des diminutifs russes, termes d'affection comme Mon tout en argent ou traduction de prires orthodoxes en slavon d'glise. La dmesure est l aussi l'appel :
l'odalisque slave et parisienne chez qui ont lieu les rendez-vous entre officier traitant et officier trait dit Alexandre, qui se plaint d'avoir la gueule de bois :

Les dsirs de mon seigneur sont des ordres Nous vodkerons. Rien de
tel pour faire passer ce que vous avez. Cela s'appelle opokhmelitsia quelle langue ! appartenir une race qui a invent le russe et le knout !

Vrais et faux imposteurs se succdent cadence acclre dans les coulisses


du montage, les libelles dissidents s'chappent comme de la vapeur des prisons
psychiatriques sovitiques, prenant tournure de bylines absurdes et pastichant la
littrature russe dopposition du XIXe sicle : le vrai faux dissident fait passer son
libelle Que pense la Vrit russe des mass media, ou la Cloche Chtie . Allusion, bien sr, La Cloche de Herzen, qui tait publie Londres et lue par toute
la Russie, Tsar compris, et la cloche d'Ouglitch, qui fut solennellement fouette
pour avoir tolr le meurtre du Tsarvitch ! Allusion aussi La Vrit russe, un
code de lois russe du XIe sicle, et plus tard un projet de dictature la romaine
rdig par Pestel, un des Dcembristes pendus aprs le coup d'tat manqu du 14
dcembre 1825. C'est toute la dmesure de la pense historique russe qui est ici
pastiche, ou plutt reformule dans un inquitant simulateur idologique. Le plus
inquitant de ces simulateurs est le Vatican 100 de LHte du pape : Volkoff, on

100

Volkoff nignorait pas le pome satirique de son cher Alexis Tolsto sur la Rvolte au
Vatican .

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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le sait, a exploit l'pisode de la mort du mtropolite Nicodme dans le bureau de


Jean-Paul Ier, lequel allait dcder son tour deux semaines plus tard.
Lintersection est ici, si l'on peut dire, au plus haut niveau thologique ! On
retrouve le got de Volkoff pour les montages idologiques si intriqus qu'on ne
saurait les dmler : comment dire si Ilia est plus mtropolite que gnral du
KGB ? ou plus gnral que mtropolite, ou l'un des deux seulement, ou les deux
la fois... Les grands dialogues avec le patriarche, puis avec le pape, sont de magnifiques exercices en thologie, o l'auteur s'essaie convertir un langage en un
autre, le russe en franais, et l'orthodoxe en [398] catholique, et vice-versa.
LHte du pape a tout d'un thriller d'espionnage, avec filatures, enlvement et
exfiltration d'agent, avec lupanars clandestins et empoisonnements la Borgia.
Les deux protagonistes, tous deux issus de la figure du trtre , sont tonnamment vivants, Volkoff ayant russi la gageure de leur donner une double existence
tout en les affranchissant du mensonge. Et le dialogue entre les deux chefs d'glise, o l'un voudrait arracher l'autre le troisime secret de Fatima, mais qui se
termine par la mort de l'un et l'absolution donne par l'autre, est un moment mystique qui transcende le simple thriller.

*
J'ai dj mentionn l'amour de Volkoff pour un de ses auteurs d'enfance,
Alexis Tolsto. C'est par sa mdiation que l'enfant Volkoff est entr dans l'histoire
russe, ainsi d'ailleurs que dinnombrables autres enfants russes : plus prcisment
par le roman le Prince Serebriany, chef-duvre de cruaut et d'harmonie, mais
aussi par les grandes ballades historiques. A. Tolsto y a russi le prodige de dnoncer la terreur du Terrible, les pages les plus sanglantes de l'histoire de son pays
et du royaume, tout en insminant la narration des moments potiques et tendres : l'me sauvage et tourmente d'Ivan IV, les murs violentes de l'poque, le
vieux moulin dans les marcages avec son meunier-sorcier, les chansons piques
ou lgiaques, les scnes au monastre o le fils du bourreau dIvan, Maliouta
Skouratov, se fait moine pour expier les pchs abominables de son pre... Alexis
Tolsto tait pote, chroniqueur et humoriste, un pote satiriste dont la ballade
Histoire de l'tat russe de Gostomysl jusqu' Timachev a pour toujours form

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

552

le rapport persifleur quont les Russes avec eux-mmes, le petit refrain goguenard
de la ballade tant devenu une comptine presque inconsciente qui s'grne en tout
temps et en tout lieu de la Russie :

coutez, les enfants !/Ce que Pp va dire.


Notre pays est grand,/Mais il ny a pas pire !

Vladimir Volkoff a donc dcid de reprendre le flambeau d'Alexis Tolsto


peu prs l o celui-ci l'avait laiss, lorsque Godounov devient le favori d'Ivan le
Terrible. Ce nud d'histoire russe est celui qui a attir tous les potes, depuis
Pouchkine, qui avait pris l'argument de sa tragdie Boris Godounov chez l'historien Karamzine : un souverain vertueux, mais qui a ourdi, ou laiss ourdir, un
assassinat, celui du tsarvitch Dimitri Ouglitch. De ce fait le tsar Boris est perscut par les cauchemars du remords (dans des scnes shakespeariennes, inspires de Macbeth, il voit et revoit chaque nuit des garonnets sanglants en travers
de ses yeux 101 ). Le Temps des Troubles, qui spare la mort du tsar bourreau,
fou et moine la toute fin de ses jours, de l'avnement du jeune prince Romanov,
fondateur d'une nouvelle dynastie appele forger l'empire russe et rgner [399]
jusquen 1917, ce Temps des Troubles, si caractristique par une incroyable et
trs russe succession d'imposteurs 102 , tait devenu lors de la Rvolution et de la
guerre civile un poncif du roman historique. Un autre Tolsto, le troisime, Alexis
Nicolaevitch. Tolsto, y fait constamment allusion dans le premier tome de sa
trilogie Le Chemin des Tourments. 103 Pour Alexandre Soljnitsyne, c'est une

101

102

103

Les historiens nous ont depuis dmontr l'inconsistance de l'accusation porte contre Godounov, mais il tait trop tard : le pre de l'historiographie russe, Karamzine, avait fait son
uvre, Pouchkine avait crit sa tragdie shakespearienne, rien ne pouvait plus effacer le
sang de la conscience de Boris. Lopra de Moussorgski parachevant cette erreur judiciaire
de l'histoire...
On retrouve le fourmillement des imposteurs au XVIIIe sicle, et c'est srement un des traits
spcifiques de l'histoire russe. Et une des sources des montages volkoviens. Mais il y a
un imposteur franais dans le Professeur d'histoire, un certain Capet, qui se persuade qu'il
descend des rois de France.
Alexis Nikolaevitch Tolsto fut un retournant de la premire heure. Sa trilogie est remarquable en ce que son inspiration glissa de l'apologie des blancs la glorification de Staline (du premier tome paru en migration, puis lgrement retouch au troisime tome, qui
dcrit la bataille de Tsatitsyne post glorificationem ducis). Il va de soi que Volkoff avait
aussi attentivement lu la Trilogie.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

553

vidence que la Russie qui s'autodtruit sous Eltsine est un retour au Temps des
Troubles. Autrement dit cette rfrence est presque maladivement cultive dans la
mmoire russe. Le moine dfroqu Grigori Otrepiev, le boyard Chouski, le Second Faux Dimitri, dit le Voleur de Touchino, l'intrusion des soldats de Sigismond II de Pologne, avec Sapieha leur tte, l'appel de Chouski la Sude, le
sige de la Trinit Saint-Serge par Sapieha et ses Polonais, le Faux Thodore,
l'lection au trne russe de Ladislas, fils de Sigismond de Pologne, l'assassinat du
Second Faux Dimitri Kalouga, l'appel la rsistance contre les Polonais de Liapounov, l'insurrection mene par le boucher et chevin de Nijni-Novgorod Minine
et par le prince Pojarski, la fuite de Ladislas et enfin la convocation d'un Concile
de la Terre (Zemski sobor) et l'lection en avril 1613 de Michel Romanov, fils de
Feodor, devenu le patriarche Filarte : tels sont les principaux jalons de ce Temps
des Troubles, et Volkoff lit et relit tous les historiens classiques russes : Nicolas
Karamzine, bien sr, le pre de l'historiographie russe, mais plus encore Serge
Soloviev, quil suit trs fidlement dans sa relation des vnements, et auquel
d'ailleurs il exprime sa reconnaissance et rend son d.
Ainsi nat la srie des romans historiques qui tous tournent autour du destin de
la famille Psar. Psar signifie valet de chiens . Et l'on se rappelle que le dernier
des Psar invents par Volkoff est le hros du Montage, et que son nom de code,
Opritchnik, vient de la milice sauvage quIvan IV avait forme, dont les emblmes taient le balai et la tte de chien, symboles qui reparurent dans Moscou
l'poque du pacte Ribbentrop-Molotov, c'est--dire quand Staline ne cachait pas
son admiration pour les mthodes de Hitler avec ses SS. La trilogie de Volkoff
reprend les principaux pisodes du Temps des Troubles (Alexis Tolsto a aussi
crit une trilogie dramatique sur la priode, mais, trop statique, elle a beaucoup
moins inspir Volkoff que les ballades et le roman Le Prince Serebriany). Ce qui
domine dans la trilogie (Les Hommes du Tsar, Les Faux Tsars, Le Grand Tsar
blanc), c'est la jubilation narrative du Russe Volkoff amen dcrire en franais
imag et gouailleur la Russie de la fin du XVIe sicle, un Kremlin aux chausses
de bois, des faubourgs d'artisans gorgs de chalands et de marchandises, une Trinit-Saint-Serge grouillante de plerins, des salles de banquets encore souilles du
sang des massacres d'hier, des noces forces, des repaires de brigands, un monde
de suppliants et de bourreaux, d'effronts imposteurs et d'aristocrates vendus ou
vendant. Ce sont aussi, bien entendu, les entreprises despionnage, le Vatican d-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

554

lguant son Imposteur pour [400] retourner , autrement dire convertir la Russie
orthodoxe. Le jsuite Possevino ourdit donc la conversion clandestine du souverain futur de la Russie, son retournement , opration commandite par le pape
Clment VII, mais dcommande par son successeur Paul V. Dans une des ses
belles scnes de dialogue-affrontement quaffectionne Volkoff, et qui expliquent
aussi son got et talent pour le thtre (en particulier dans la pice Yalta : autres
temps, mais mme ruse de l'histoire). Volkoff s'amuse donc trs srieusement
imaginer la confession de l'imposteur Dimitri, Cracovie, recueillie par un envoy du pape, il sait subtilement distinguer la direction dme du pre spirituel
orthodoxe de la confession-rcurage d'me des catholiques... Dimitri, engourdi,
rcur, admis la communion latine, viol pour ainsi dire par le pre Barezzi,
donc retourn , car si mme il revient sa foi orthodoxe, il se sentira toujours
tratre lui-mme... Autre stratagme narratif, mais des plus efficaces, les deux
frres ennemis, Sergo et Alexandro Psar, de sang tatare et de fidlit russe, l'un
servant le Voleur de Touchino, l'autre le tsar Boris. Ce Tatare qui avait l'air d'un
bard de muscles tait tout simplement tout ce qu'il restait de fidlit en Russie
pour le tsar Boris. Dans le Grand Tsar blanc, le dsordre et la violence culminent en de superbes scnes que Volkoff a empruntes au pesant et toujours trs
dtaill Serge Soloviev, mais en lui donnant une flamme ardente ; telle la scne
o le mtropolite Filarte, dpouill de sa mitre, cape violette, robe dore, icne
d'or et d'mail qui paradait sur son poitrail, prsent vtu d'un bourgeron d'ouvrier, coiff d'un grotesque bonnet tatare, est promen par les Polonais dans les
rues de Rostov en compagnie d'une catin demi-nue. La servante de Dieu Afrossinia te demande pardon, monseigneur, d'tre assise aux cts d'un saint , dit la
catin, et le mtropolite dans son accoutrement de drision lui rpond : Il n'y a
quun seul saint et qu'un seul Seigneur. Tu ne connais pas les abmes de mon
cur. Que la servante de Dieu Afrossinia prie le Christ pour l'indigne vque Filarte. Lauteur poursuit : Et ils voyagrent en silence, indiffrents aux moqueries de l'escorte, priant l'un pour l'autre et pour la Russie. Il y a dans certains
moments de grandeur de la Trilogie comme un reflet d'un des livres franais
qu'aimait particulirement Volkoff, Cinq Mars de Vigny dont la rigueur narrative
et la droiture militaire l'enchantaient.
C'est un vieux devin qui explique Alexandro ce que le meunier d'Alexis
Tolsto disait aussi sa faon :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

555

Lglise ne triomphera qu la fin des temps, et, pour le moment, il


faut bien que nous vivions dans le monde tel quil est, avec les serpents,
les astres, les lchi des bois et des marcages, les rousssalki des rivires,
les domovo des maisons. C'est aussi pour combiner tout cela que les tsars
ont leur utilit. Le Tsar, vois-tu, ce n'est pas seulement un homme qui
gouverne les hommes, il a un corps de lion et une tte dange, il communique avec la cave du monde et son grenier, tout prendre ce nest mme
pas un homme du tout, mais plutt un monstre de l'Apocalypse. C'est ainsi
quil faut entendre les tsars. Ils prennent sur eux tout le mal du monde et,
que nous avons de la chance, ils le transforment en bien. Cela ne va pas
sans danger pour leur me immortelle. 104

[401]

Volkoff ntait pas sans savoir tout ce que les slavophiles ont crit sur le Tsar
qui porte le poids du mal, affranchissant son peuple du pch, un rle de porteur
de Dieu l'envers, si l'on peut dire, mais ici il se plat donner une variante populaire, potique du mythe du Tsar sauveur du peuple.
La grande originalit de la trilogie, je ne crains pas d'avancer une lapalissade,
c'est qu'elle soit en franais, dans un franais succulent, bariol, farci de termes de
mtiers, de guerre, de thologie. Lisons la description de l'choppe du boucher
Minine, appel sauver Moscou avec le prince Pojarski :

104

Dans Du roi, Volkoff prcise avec sa verve inimitable sa dfinition de la royaut, elle est
avant tout biologique : que le Roi vive, voil ce quon lui demande avant tout, et ce pour
quoi on est prt se sacrifier. Il ne dveloppe point l'ide du Roi prenant sur lui le pch du
monde. Dans sa lettre finale au prince (il s'agit du grand-duc Wladimir, qui V.V. avait t
prsent l'ge de 19 ans, avec qui il fonda lAssociation Saint-Wladimir) il dit : Nous
sommes amens nous demander le visage que prendrait un tat qui se voudrait d'abord
humaniste. Ce pourrait tre, Monseigneur (je le dirais au prince dans les yeux), un visage
d'homme. Nous avions parl, Vladimir Volkoff et moi, du grand-duc Wladimir, puisque
j'ai eu le privilge de le connatre en tant que mon voisin Saint-Briac-sur-mer.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Chaque fois quil menait un animal l'abattoir, il lui embrassait le col,


il lui caressait l'chine et lui parlait avec douceur : Pardonne-moi, Buf,
lui disait-il, ou Mouton, ou Cochon, selon le cas, tu vas prir sous mon
merlin, mais ne va pas croire que j'aie quelque colre contre toi. Tu es,
comme moi, une crature du Seigneur Dieu, et c'est lui qui a voulu que tu
serves la nourriture des hommes. Je veillerai que tu ne souffres point, ou
le moins possible. Ne sois pas surpris du coup qui va te frapper : nous le
recevons tous un jour ou l'autre, et nous ne souhaitons quune chose : que
notre mort profite la sainte mre Russie.

Ce nest pas seulement un amusement stylistique, c'est la tentative de transvaser dans la langue franaise le parler populaire russe, imag, tiss de doublets,
toute la trame paenne galement de la foi russe, si prsente dans le Prince Serebriany, et si parlante lcrivain franais Volkoff dont l'enfance avait t
nourrie, dans une masure normande qu'il dcrit dans La Garde des ombres, par les
contes et bylines russes d'une Russie absente mais prsente. coutons Marina
consoler son second Imposteur, qui tremble de peur en apprenant l'approche des
troupes de Minine et Pojarski :

Mon beau cosaque ignorant ! Mon conqurant candide ! On t'a dit


quil y avait une Russie, et tu y as cru, mais il ny a pas une Russie, il ny
a que des Russes. Ce nest pas la Russie qui marche, mon beau bta, c'est
un boucher et un troupier : depuis quand crains-tu les bouchers et les troupiers ?

coutons aussi la marieuse, dans l'pilogue de la Trilogie, s'expliquer sur sa


dmarche rituelle :

Plus clairement, mon pigeon ? Comment donc, mon pigeon ! Vous


avez engendr-allait, toi et ta femme, la plus belle fiance de Kostroma.
C'est comme qui dirait une cygne blanche, une colombe dodue. Nous, de
notre ct, nous connaissons un faucon d'azur, un aigle incomparable...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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La catharsis du conte populaire est l'uvre, mais il s'y ajoute le filtre (magique ?) du transfert de langue, quon peut aussi baptiser troc de langue, ou surimposition des langues, ou contamination des langues.
[402]
l'exercice magique et mme sacr de la traduction Volkoff a consacr une
des Chroniques angliques, et il vaut la peine de s'y attarder, mme si son sujet ne
touche pas directement la nature bipolaire de l'crivain. LAnge la promesse raconte la traduction de la Bible par les Septante. Le roi Ptolme a libr
cent mille esclaves juifs, envoy des royaux cadeaux au Grand-prtre de Jrusalem et demand une traduction du livre sacr juif, car il veut tout avoir en sa Bibliothque. Symon, un des savants juifs en partance pour Alexandrie, invoque
l'ange protecteur des traducteurs, Zagzaguel.

Quest-ce, au demeurant, que traduire, sinon remonter de la langue de


dpart jusqu' une ide qui peut s'exprimer dans toutes les langues et redescendre ensuite dans la langue d'arrive ? Il ne s'agit pas d'un va-et-vient
d'une langue l'autre, mais d'un mouvement ascendant puis descendant,
d'un jeu trois, deux langues et une ide, et non pas entre deux langues.
Sauf quil peut quelquefois en aller autrement. Si, au dpart, cest la langue qui a command l'ide et non l'ide la langue, comment faire pour
obtenir de la langue d'arrive un mandement qui aboutisse la mme
ide ? Quen penses-tu, ange Zagzaguel ?

Souponneux, Ptolme fait tirer au sort les quipes qui vont traduire les trente-six livres du Livre. Les problmes vont bientt commencer pour Symon :
comment traduire dans la langue de Platon le tison enflamm pos sur les lvres
du prophte ? Les Grecs ne se moqueront-ils pas ? Notons que Volkoff choisit
prcisment l'expression biblique par laquelle Pouchkine, en un clbre pome, a
dfini le pote, celui sur les lvres pcheresses de qui le Prophte a dpos le tison enflamm . Symon s'est vu attribuer dans le palais de Ptolme la traduction du livre d'Isae, il a soixante-douze jours devant lui et un tachygraphe sa
disposition. Il traduit le clbre passage o l'glise chrtienne voit l'annonciation
de l'Incarnation. Et voici que la traduction, par une nuit toile, se modifie d'ellemme. le mot parthenos apparat, l o tait crit le mot nymph . Ainsi

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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apparat l'ide de la Vierge qui enfante. Symon comprend que par le miracle de
la traduction, le texte d'Isae vient de prendre enfin sa vraie signification...
Par cette belle fable, Volkoff plaide pour une traduction active, cocratrice, et
nhsite pas prendre pour exemple une des phrases les plus mystrieuses de la
Bible. Un des grands agrments de son uvre est le jeu avec le mystre de la traduction. Pas la traduction au sens habituel du terme, encore que Volkoff ait traduit, avec rigueur et vivacit, une grande partie des Rcits de Tchkhov, francisant merveille le texte afin de lui enlever ce faux vernis du pittoresque russe qui
a tant dform en particulier le dramaturge Tchkhov. Il veut qu'il y ait Tchkhov
le farceur, Tchkhov le tendre, Tchkhov le cruel, mais par-dessus tout l'crivain Tchkhov fidle au serment d'Hippocrate et, par l, la justice de Dieu qui
ne reconnat point les visages, et fait pleurer sur les bons comme sur les mchants. Ce qui fait que l'crivain Volkoff a donn une des belles dfinitions qui
soit de l'crivain Tchkhov :

Il nest pas, semble-t-il, un personnage, si disgraci quil soit, sur qui


ne s'panche la sympathie, le dbusquant par la mme occasion de ces
limbes de l'indiffrenci o nos personnages ont accoutum de se cacher
de nous comme Adam se cacha de Dieu aprs sa chute.

[403]
Ses traductions de Kachtanka, de Vanka, ou de La Steppe sont autant de merveilles. Un peu comme si la compassion de Tchkhov, dbordant d'une langue
dans l'autre, assumait une sorte de communion des saint . Et c'est aussi une
communion des saints que la traduction pour lui, simple et gnreuse o, sur la
pointe des pieds, l'me tente de voir l'Autre versant. On trouve chez Volkoff une
tentative pour transvaser le mystre d'une langue dans l'autre. Ainsi la petite Svetlana des Humeurs de la mer, tous les soirs, rpte la prire :

Empare-moi, Seigneur,/par la force de Ta vivifiante croix, et me


conserve de tout mal./Aie piti de ma petite maman, d'oncle Mikhal supplici,/et de moi pcheresse !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Il y a l une prire que les orthodoxes rptent constamment, la prire la


Croix vivifiante. Mais le mot oukrepi est traduit ici avec une inhabituelle rudesse par empare-moi , et le narrateur prouve le besoin de nous fournir une
explication, car il a recours au vieux franais : emparer au sens de fortifier. Ce
quexplique l'ange Grand-Michel l'ange Petit-Michel : Je vous l'ai dit : c'est
une langue morte. Emparer signifie entourer de remparts. Mais la vieille femme
elle-mme, je vous assure, ne comprenait pas les trois quarts de ce quelle disait.
Ou du moins, elle n'en comprenait pas l'enveloppe verbale, l'corce rationnelle.
Les langues sacres ne sont pas faites pour autre chose : elles compensent, grce
l'estompement de leur distance, la prcision trompeuse des mots humains. Quelle explication de texte administre par des anges ! Traduisant ici, un acathiste
saint Serge, l, la liturgie des Vigiles Pascales, Volkoff s'exerce transfrer le
sacr. En particulier dans son rcit thme serbe, La Crevasse, dont le hros est
un pope paysan, devenu tchetnik (rsistant monarchiste) aprs avoir assist impuissant au massacre de toute sa famille par les Allemands et leurs collabos.
Dans une autre des Chroniques angliques, Volkoff imagine trois rcits apocryphes sur le jugement et la fausse excution de Dostoevski, sur la place d'armes
du rgiment Semionovski, dans la nuit du 22 au 23 avril 1849. C'est un rcit magnifique, une rverie sur l'crivain le plus prophtique et le plus rembrandtesque
de la littrature europenne. Premire hypothse, le conjur Dostoevski est excut, selon le jugement de la Cour martiale. Deuxime hypothse, il est graci et,
nuitamment, convoqu chez le Tsar. L, au Palais d'Hiver, se droule une scne
dostoevskienne , mais comme il nen manque pas dans l'histoire russe, le tte
tte du captif et du Matre, du supplici et du Bourreau, en l'occurrence du prisonnier Dostoevski, arrach au ravelin de la forteresse Pierre-et-Paul, et qui, en
entrant chez le Tsar, se signe devant l'icne. C'est l'icne qui accompagnait Pierre
la bataille de Poltava, dit le souverain, tonn par la foi orthodoxe du rvolutionnaire. Le Tsar demande au prisonnier qui il est en ralit. Et le prisonnier,
dans une trange galit entre roi et bagnard, demande son tour : Et toi, qui estu, Sire ? , forant le Tsar de toutes les Russies dfinir sa mission. Alors le Tsar
dclare au prisonnier qu'il lui confie la mission d'aller au bagne, de rencontrer le
peuple, et de lui faire rapport quatre ans plus tard. La scne du retour au Palais,
quatre ans plus tard, d'un homme maci, longue barbe, aux allures de fol en

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

560

Christ est superbe. C'est la confrontation du Prophte et du Roi, de Nathan et David...


[404]

Il faut que tu saches que tu ne libreras pas le peuple russe en lui promettant le bonheur. Il ne ressemble pas aux autres peuples, il ne s'intresse
pas vraiment au bonheur.

Vladimir Volkoff, lui, s'intressait au bonheur, et c'est pourquoi il fut aussi


consciemment, profondment franais de plume qu'il fut russe de cur, profondment et sciemment, mais point potiquement, puisquil ncrivit pas en russe.
Dans cette deuxime variante, le Tsar coute le prophte bagnard, affranchit les
serfs avec dix ans d'avance sur l'histoire (dix ans de gagns !), vite la Russie la
guerre de Crime... Troisime variante, la vraie : la grce arrive au dernier
moment, mais sans rendez-vous secret au Palais d'Hiver. Et l'avenir rserve
Dostoevski la gloire, mais le chaos au Palais du Tsar russe... Une variante vrit terrifiante et potique puisquelle nous a donn Fiodor Dostoevski. Volkoff
aurait prfr la variante emphatique, l'impossible, celle o le Roi et cout le
Prophte.
Nous allons travailler ensemble, toi et moi , dit Nicolas Ier, Dostoevski.
Nous allons travailler ensemble, toi et moi, auraient pu dire la langue franaise
la langue russe, dans une de ces prosopopes totalement folles qu'aimait tant Vladimir Volkoff... Le Mistre de saint Vladimir, un de ses plus beaux textes, en est
la preuve vivante. Pastiche de byline, premire vue :

Ce nest pas le soleil rouge qui luit au ciel,/c'est Kiev la belle cit o
l'on festoie
Chez le prince le plus radieux, chez Vladimir.

dit le mnestrel, et Vladimir Soleil Rouge chante en rpons :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Te voil donc, Kiev natale, cercle/De cerisiers fleuris, crnele de


heaumes.
Ma maternelle Kiev ! Ma sourcilleuse !/Ma savoureuse ! J'ai jou sur
tes vieux quais
Et les bouchons que je confiais au Dniepr/Voguaient peut-tre bien
jusqu Byzance,
La ville de pourpre des chrtiens...

Il fallait du culot pour faire un mystre franais mdival avec la vieille Chronique de Nestor, pour emparer de bonne langue franaise ancienne le rcit de
la conversion de Vladimir, prince paen, qui Hilarion, le mtropolite, l'auteur du
fameux Sermon sur la Loi et la Grce demande : Comment le Christ a-t-il pris
feu en toi ? Il fallait du culot pour clore la pice de Yalta par le chant de la
poissonne de la Volga :
Je scrte sans relche, j'exsude, je saigne/Mon suc de femelle, mes
perles noires,
Mes prunelles innombrables, mes yeux succulents,/Ma descendance
chrie, dvore ;
Je suis, sous l'eau de la terre, la poissonne,/russe, maternelle, intarissable,
La mine de sel noir du monde, l'esturgeonne,/Le pardon, la chance toujours redonne,
La bonde dbonde de fcondit.

Et s'il mest permis de pasticher mon tour Vladimir Volkoff, V.V., je dirais
que les deux langues, la franaise et la russe devaient la fin de Yalta, comme la
fin de presque tous ses livres, tre toutes deux derrire lui, comme les anges gardiens d'Intersection, et se congratuler en souriant. Nous connaissons le nom d'un
des deux anges, c'est Zagzaguel, l'ange de la traduction. Qui est l'autre, Vladimir ?

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

[405]

VIVRE EN RUSSE (2007)

XII
FANTMES
DU GOULAG

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VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
A.

HUMAIN INVISIBLE
OU VASSILI GROSSMAN

Retour la table des matires

Voici un rare cas o il nous est donn de remonter vers les sources dun auteur
gnial, de dcouvrir les prmisses de son gnie aprs avoir succomb sa puissance tragique. Vie et destin a paru en Occident quand ce texte fondateur pour la
littrature du XXe sicle tait oubli dans son pays, son auteur mort de chagrin,
les exemplaires tous saisis par le KGB. Le pouvoir sovitique ne voulait pas d'un
Tolsto sovitique qui comprenait l'immensit des destins, des souffrances, des
contradictions de l'homme vivant dans l'utopie ralise, qui se nommait alors
Union sovitique. Et quand le monde entier lisait et hurlait de douleur avec les
personnages de Vie et destin, la bureaucratie littraire sovitique se frottait les
mains : elle avait liquid un ennemi potentiel : oh, sans le liquider physiquement,
et mme aprs avoir tent de l'acheter, or cet homme tait un vritable crivain
sovitique, et Vie et destin tait la seconde partie de Pour une juste cause, dont le
titre initial, interdit par la censure, avait t Stalingrad.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Pourquoi Stalingrad ? Parce que la mesure de l'homme fut prouve dans le


brasier de Stalingrad . S'il est un monument sovitique qui parvient surmonter
son style pompeux, c'est l'immense monument du Mamaev Kourgan Stalingrad,
dit encore la cote 102, o s'accrochrent les troupes venues en renfort quand la
ville semblait devoir succomber aux assauts de von Paulus ; ce monument voque
Vad Yashem par la litanie des noms inscrits dans la stle, par le labyrinthique
cheminement du souvenir propos au visiteur.
Vassili Grossman venait du mouvement le plus utopique de la littrature sovitique, ses amis taient des crivains du groupe de Pereval , fond par Voronski dans les annes vingt, des utopistes unanimistes dont les plus connus furent
Ivan Kataev et Andre Platonov. Lunanimisme est le fondement potique de la
prose de Grossman, une sorte deucharistie, de solidarit humaine fondamentale,
de Voie lacte du plerinage humain sur cette terre. Rappelons-nous les hros de
Tchevengour, de Platonov, qui errent dans la steppe cherchant se coaguler, en
qute d'un point utopique appel communisme. Grossman chante sans se forcer
l'unanimisme de la mine, de la centrale hydraulique, de l'atelier, ou encore l'immense Volga qui est appele charrier tant de sang bientt. Une sorte de paganisme actif, mtallurgique mme, emplit certaines pages, o le travail de
l'homme devient visible dans l'incandescence de la fonte liquide ; le vent de la
rvolution qui soulevait les poumons de l'homme collectif passe dans les nostalgies sombres ou lumineuses de ses personnages.
[408]
Grossman se veut le Tolsto de l'humanit nouvelle : ce qu'a fait Tolsto pour
la noblesse russe dans Guerre et paix, l'amalgame des mes nobles avec le peuple
souffrant, le rejet de la puissance des objets et de l'gosme, la fusion des deux
mes, il le fera pour l'homme rvolutionnaire qui rejoint et entraine le peuple dans
l'preuve inoue inflige par la guerre.
De plus, Grossman croit ce qu'on pourrait appeler la fiction seule : un
droit souverain qu'a la fiction de s'emparer du rel, un droit qui mtamorphose
l'crivain en Dieu le pre, crateur du ciel et de la terre, des amours et des souffrances de l'me collective. Grossman ne transpose pas servilement Tolsto, simplement il le dpasse, il le surmonte. Sa famille Chapochnikov, qui se retrouve

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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une dernire fois en plein dbut de la guerre et des privations, ce sont les Rostov,
comme c'est aussi sa propre belle-famille. La mort de Tolia quivaut celle de
Petia Rostov, mais les tribulations sont tout autres. Pierre Bezoukhov, c'est Strum,
le savant juif, dont la mre est prise par l'occupation allemande, va se retrouver en
zone occupe, tre mene de force dans le ghetto pour y crever, et sa dernire
lettre son fils, que le rdacteur sovitique avait supprime de Pour une juste
cause, est un monument d'humanit qui serre le cur. Non que Grossman soit un
crivain juif, ni mme quil soit avant tout, comme le dit son exgte Simon Markish, un crivain russe de destin juif (il n'a pas pri en tant que juif), mais il sait
que le destin de juif est une des voies de la connaissance tragique de l'homme :

Le paysan qui nous a annonc quon tait en train de creuser les fosses
communes raconte que sa femme a pleur toute la nuit et quelle se lamentait : ils sont tailleurs et cordonniers, ils travaillent le cuir, ils rparent les
montres, ils vendent les mdicaments dans les pharmacies... que va-t-il se
passer quand on les aura tous tus ?

Que dire des hommes, ajoute-t-elle, ils m'tonnent en bien et en mal.


Et cette immense humanit assemble sur l'aire battre o svit le flau de
l'histoire, bien que Grossman ne puisse pas encore tout dire, nous dit les peurs, les
trahisons, les mfiances, les hrosmes, que ce soit celui du bataillon de condamns revenus du camp, et que l'on tient l'il, ou des simples soldats qui vont tous
mourir en dfendant la gare encercle sous un dluge de feu, ou la maison six bis
de Vie et destin dans laquelle l'hrtique Grekov sauve deux amoureux en les renvoyant l'arrire et meurt avec tous ses hommes.
Qui prendra les huit cents pages de Grossman ne les lchera pas pour une
simple raison : Grossman croit l'homme, la vie, et la juridiction suprme de
la littrature. Non seulement il ne se pose pas la question de la mort de la littrature, ou de sa dconstruction, mais cette question mme cesse d'exister en face de ce
brasier d'criture.
Entre les premire et deuxime parties de ce Stalingrad , l'auteur s'est-il
converti l'antisovitisme, a-t-il ouvert les yeux sur la nature profonde du rgime ? Oui et non : il est le mme, mais il a compris qu'il devait se redresser totale-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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ment. Il poursuit l'reintement des mes dans la fournaise de Stalingrad, mais il a


compris que l'utopie lacte de Platonov conduit la servitude totale voulue par
Staline et ses cohortes cyniques qui obissent perinde ac cadaver.
[409]
Lorsque l'on demanda son avis Cholokhov sur la publication de Pour une
juste cause il rpondit : A qui donc avez-vous confi la tche d'crire sur Stalingrad ? tes-vous devenus fous ? Je suis contre... Le cruel imposteur tait contre
parce qu'il concevait la littrature comme une fabrique ragissant la commande :
il ne pouvait comprendre que Grossman crivait par la grce de Dieu .
Cette publication vient-elle trop tard ? Nos soires ne sont plus libres, notre
imaginaire est atrophi, nos visions du rel hachures par un zapping culturel et
iconique que rcuse la grande littrature par son existence mme. Grossman
d'abord essaie de comprendre et montrer cette immense machinerie d'humain
cruel quest une grande guerre : on sort de sa lecture moulu mais instruit comme
un bleu pass par le champ de bataille, une bataille devenue une ralit non seulement pour les hommes mais aussi pour les animaux :

Les fourmis, les hannetons, les gupes, les grillons et les araignes qui
habitaient les steppes environnantes ne purent ignorer la bataille ; la terre
creuse de trous et de galeries tremblait jour et nuit, secoue jusque dans
ses trfonds. Les musaraignes, les livres, les zizels mirent plusieurs jours
s'adapter l'odeur de suie, la nouvelle couleur du ciel, au tremblement
du sol, la chute de glaise dans leurs terriers.

la panique cosmique du vivant, Grossman oppose la chimie nouvelle des


mes : les avares se mettent dilapider leurs richesses, les gnreuses deviennent
tnbreuses... En somme dans cette tolstoenne comdie des erreurs , l'homme
nest jamais ce que l'on croit, et surtout pas la somme de ses donnes personnelles. Rien n'y faisait : Grossman pouvait tenter de peindre la vanit de Hitler dans
ses rencontres avec Mussolini, la duret de Staline, l'incroyable rserve d'nergie
des humbles, il n'tait jamais dans la ligne . Ai-je raison devant les hommes,
et donc devant Dieu ? crivait-il, inquiet, son ami Semion Lipkine. Tant qu'il
sera lu, ft-ce par un seul, Grossman sera justifi...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

Vassili Grossman, Pour une juste cause, traduit du russe, Lausanne, 2000.
La dernire lettre, Lausanne, 2000.
Vie et destin, Lausanne, 1983.
Semion Lipkine, Le destin de Vassili Grossman, Lausanne, 1990.

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[410]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
B.

FRIEDRICH GORENSTEIN

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Friedrich Gorenstein, mort en 2002 Berlin o il vivait, migr de Moscou,


depuis 1979, tait un des grands imprcateurs du XXe sicle. Sa voix de prophte
courrouc tait inimitable. Il laisse une uvre remarquable, connue, mais insuffisamment. Il fut dramaturge (en particulier LInfanticide, sur le drame qui mena
Pierre le Grand torturer et tuer son fils le tsarvitch Alexis), scnariste de films
(Solaris pour Tarkovski, Esclave de lamour pour Mikhalkov-Kontchalovski), et
surtout romancier la frontire du roman social et de la fable mythique. Il avait
perdu l'ge de trois ans son pre, fusill en 1937, cinq ans sa mre. Il fut donc
lev dans un orphelinat sovitique, et connut cette dure lutte pour La Place
(LAge d'homme, 1991) qu'il dcrit dans son superbe roman ainsi dnomm (la
place de dortoir, la place dans le socium sovitique si compact, si dur, et que dcrit un autre dissident, Zinoviev, la place de la Russie dans le monde). Mais surtout il prit conscience avec la guerre, la liquidation des Juifs dans les territoires
pris par Hitler, puis l'antismitisme stalinien d'aprs-guerre, de la superposition de
plusieurs flaux. Psaume, roman-mditation, sur les quatre flaux du Seigneur

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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(Gallimard 1979), dcrit les tribulations d'un personnage appel Antchrist, tmoin des perscutions allemandes puis staliniennes. Ces deux flaux envahissent
la prose de Gorenstein comme un gaz asphyxiant. Youpin, crit-il dans Psaume : le Russe s'en rince la gorge lorsqu'il est enrou de colre ou transpire de
joie. La puanteur morale, la violence de certains textes sont dures supporter.
Et pourtant Gorenstein est aussi un doux. Un conteur tonnant, dont un chefduvre est Compagnons de route ou encore La rue des Aubes Rouges, un des
rcits du recueil ainsi nomm (LAge d'homme, 1990), dont un des personnages
s'intresse la vie sentimentale des plantes. Il demande pardon aux pulmonaires
quand il casse leurs tiges et se demande ce quelles ressentent lorsquelles meurent de froid.
Toute la littrature russe apparat dans les interstices du monde brutal et lyrique de Gorenstein, Pouchkine, et surtout Tchkhov, son remde prfr contre le
dsespoir. La musique de Scriabine le captive, il lui consacre un roman-pome, un
roman sur l'instant o l'on suffoque d'un excs de flicit .
Moments rares, mais forts dans la vision si sombre de ce Juif qui lut domicile
Berlin pour vivre au milieu d'un peuple quil excre, un peu par autopunition.
Bien sr, depuis dix ans, il avait conquis son public en Russie, mais ses paroxysmes irritaient la critique et le lecteur. Publi par LAge d'Homme Lausanne,
Gorenstein tait venu [411] en Suisse rcemment, il avait apprci qu'une thse
(due Korine Amacher) lui ft consacre l'universit de Genve, mais son cur
tait toujours dans le bourbier amer et doux de la rue des Aubes Rouges , l o
tout est rouge, de sang, d'amour...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[412]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
C.

DANS LE HACHE-VIANDE
DE L'UTOPIE

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Le pote Zabolotski, qui passa plusieurs annes au Goulag, fut aussi un chantre de l'agriculture socialiste, de la bonne marche de la nature duque par l'homme :

Unissant folie insense et raison


Parmi les sens vides, nous ferons une maison,
Une cole des mondes encore venir.

Or la folie insense, la brutalit, la destruction de tous les sens que peut avoir
l'homme et son passage sur terre l'emportrent dans une aventure qui se rclamait
pourtant des Lumires et qui pour beaucoup fut, pour certains reste encore un
produit de la raison mtin de violence hglienne.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Le Goulag revient la mode , si l'on ose recourir ce mot indcent. Deux


remarquables publications en sont porteuses : l'album photographique du Polonais
Tomasz Kizny, et l'dition nouvelle des Rcits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Ces deux produits de l'art, et bien dautres encore, reposent le problme de
l'insoluble question : comment dire l'indicible ? . Ici ce nest pas l'indcence
des charniers d'Auschwitz, ce nest pas le silence des victimes analys par Bruno
Bettelheim dans un livre clbre, Le cur inform, ce nest pas le suicide des potes rescaps comme Celan. Ici, dans la fabrique d'inhumain du camp de servitude
communiste, nous nous heurtons cet alliage de raison et de folie du pote
Zabolotski, et il reste jamais difficile de faire parler les reliques et les charniers
du Goulag au-del de l'utopie communiste, qui habita tant de curs, et dans un
pays rest aussi idologique que la France o le Livre noir du Communisme fit
encore scandale il y a peu dannes. Aussi est-ce sans doute Buchenwald quil
faut aller en prlude ce voyage au bout du Goulag, puisque, comme le note Jorge Semprun dans sa prface au livre de Kizny (une des trois prfaces), le Goulag
stalinien prit directement la suite du Lager hitlrien.
Le grand et superbe tome de photos collectes par le Polonais Tomasz Kizny
pendant quinze ans de patience, avec des historiques de chacun des immenses
chantiers staliniens du Goulag, avec des statistiques sans commentaires, des tmoignages sans passion laisse quand mme le lecteur dans un tat de trouble : le
photographe n'tait pas l quand crevaient les hommes rduits l'tat de limaces
famliques (Chalamov), les photos d'aujourd'hui retiennent des visages apaiss
de survivants, ou des affiches de thtre du [413] Goulag, ou des paysages hallucins o la taga a repris ses droits l o jadis grondait et grouillait la forge du
communisme. Ce catalogue du Goulag sur papier glac a-t-il droit l'existence ?
Lintention nest pas en cause, mais plutt le mdia de l'exploration de l'indicible.
Les photos officielles montrant des foules de dtenus s'activant avec pic ou pelle
dans d'immenses fosses sont au fond le mieux parlant du livre. Avec aussi les
photos de la voie morte , cette ligne de chemin de fer qui devait relier la Petchora, au nord de la Russie, au Kamtchatka en passant par Norilsk et les zones
polaires inhabites et inhabitables. Les zeks y moururent comme des mouches, et
tout s'immobilisa la mort du tyran : locomotives enfouies dans la fort, rouillant
dans la taga, et Kizny nous montre l'unique habitant actuel d'Ermakovo, bourg
abandonn qui fut la capitale de ce dsert de l'utopie mangeuse d'hommes.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Mieux apte nous livrer l'indicible est peut-tre le film : la camra scrutant les
survivants, dans le regard duquel est inscrite la trace de ce quaucun homme ne
devrait avoir vu. Ce fut la technique de Shoah de Jacques Lanzman, ce fut, il y a
peu, celle du diptyque grandiose de Goulag, le temps de leau (l'archipel des Solovki, camp ferm en 1939), et Goulag, le temps de la pierre (depuis la Vychera
o fut Chalamov sa seconde peine, jusqu' la Kolyma d'Extrme- orient sibrien). ARTE nous fit dcouvrir ce pur chef-duvre dIossif Pasternak, aid pour
le scnario par Hlne Chatelain, mais combien l'ont-ils vu ?
Le visage burin, simiesque d'un petit survivant rest sur les lieux du martyre
en dit plus long qu'une enqute d'histoire orale par toute une brigade d'historiens
de Moscou. Mais saluons quand mme ces nouveaux historiens qui uvrent en
Russie actuelle. Il y en a Moscou, en Sibrie.
Reste la littrature. Elle est insurpassable. Comme chez Dante lorsquil nous
mne au plus profond des cercles de son enfer, et en particulier celui du froid,
o il pressent ce que sera l'exprience concentrationnaire au ple du froid. Elle est
indicible et elle est dite par deux ou trois qui, comme Chalamov, comme Wiesel,
comme Kertesz, ont survcu. Survcu un destin sans destin, la minralisation
de l'tre humain. On rencontrera dans le livre de Kizny ceux qui ont aid le crevard Chalamov survivre en le prenant dans l'hpital au moment o sa vie allait
finir asymptotiquement au nant. C'est ce nant que les Rcits de la Kolyma nous
font sentir. La descente vers toujours moins d'humain, au-dehors et au-dedans, et
pour finir, l'homme crachat gel, l'homme souillure recroqueville, l'homme bourreau jusque dans l'enfer dantesque du dernier cercle. Mme une pellete de
charbons incandescents, mme le feu de l'enfer n'aurait pu rchauffer mon
corps.
Luba Jurgenson, avec une minutie philologique double d'une audace philosophique, compare l'approche de l'athlte Soljnitsyne avec celle du crevard miracul Chalamov. On sait que le second refusa au premier d'crire en commun
LArchipel du Goulag. Elle a de superbes pages sur le texte scrtion du corps, le
texte pain de survie.
Il nous reste ces deux monuments gigantesques et opposs : l'encyclopdie de
la violence communiste, les tablettes glaces de la mort programme par l'utopie,
LArchipel du Goulag, les Rcits de la Kolyma. Complts, retraduits, ces Rcits

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de la Kolyma prennent [414] enfin en franais leur vraie grandeur : ct de Primo Lvi, de Paul Celan, de Imre Kertesz.
Lart... Il est impuissant, mais il est le seul. Rien d'autre ne rendra justice
tous ceux broys dans le hache-viande, dans ce cne renvers que dcrit Dante et
dont la pointe est en bas, au centre de notre terre. Une justice qui veut simplement
dire que l'art s'approche de l'extinction de l'homme, et donc de l'art aussi. Mais
Chalamov et Soljnitsyne ont survcu. La chanson du zek grce eux retentit
dans nos crnes comme la ritournelle de l'enfer :

Sois maudite, la Kolyma


Saloperie de plante !
Personne nen reviendra,
La folie nous engloutira...

Par la maldiction, par la prire, ou par l'oubli psychotique, chacun s'en sort
comme il peut, ce n'est pas de l'art facile digrer...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[415]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
D.

FACE LA GORGONE

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Le livre de Chalamov Vichera ajoute un nouveau tmoignage, portant sur une


autre priode, les dbuts du Goulag, c'est--dire les annes vingt, mais surtout il
apporte des questions sur ce grand crivain quest Chalamov, et sur la texture des
hommes qui ont rsist la machine de dpravation totale.
Sur les annes vingt et les camps de l'poque, c'est--dire ceux des les Solovki (dans la mer Blanche), avec leur archipel de dpendances sur le continent, nous
avions dj bien des livres, et surtout celui d'un trs grand monsieur : Oleg Volkov, Les Tnbres. Volkov tait un barine, un chrtien, un slavophile plein de
compassion pour le paysan russe : bref un reprsentant de l'intelligentsia noble
russe par excellence jet dans un camp de l'utopie marxiste o certains dtenus
taient temporairement transforms en cheval . Chalamov, lui, tait un marxiste, mais d'obdience trotskiste, un trs jeune homme qui avait t responsable
d'une typographie clandestine l'Universit de Moscou dans les annes 1926
1929, o il fut arrt. Donc il arriva au camp de Vichera, dans le nord de l'Oural,
avec son enthousiasme d'oppositionnel, sa foi en la rvolution, et sa tte de cabo-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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chard : il s'tait fait contre son pre, un ancien missionnaire orthodoxe dans les
les aloutiennes amricaines, pope de Vologda. Le portrait de son malheureux
pre devenu aveugle et oblig de vendre sa dernire icne dans les annes vingt
est un des plus saisissants des Rcits de la Kolyma.
Vichera n'est pas un texte achev, il porte les marques d'un brouillon : redites,
phrases interrompues, concisions inexpliques, mais il permet de mieux comprendre ce jeune marxiste cabochard qui se retrouve dans un camp l'poque o le
Goulag nest encore qu'un gamin qui donne des peines de cinq ans, une misre, compar aux 25 ans qui vont bientt venir avec l'anne 1937. Les portraits de
compagnons, de directeurs, d'hommes du peuple sont nombreux et certains recoupent ceux des Rcits de la Kolyma. Mais surtout on voit avec tonnement le jeune
Chalamov collaborer activement avec les autorits d'un Goulag qui a encore des
missions industrielles ralistes, des ingnieurs bagnards pleins d'enthousiasme,
des chefs qui ont confiance dans ce jeune parce quil est quand mme marxiste.
Bien sr le jeune Chalamov fait ses coles, et quand il intervient alors que le chef
rosse un dtenu, il le fait pour se prouver lui-mme qu'il existe bien comme personne morale ; il subira une demi-heure de gel nocturne tout nu dans la cour
comme punition, et il comprendra la leon : au camp, on ne voit rien, on ne dit
rien, on nentend rien. Il ne donnera aucun tmoignage contre ses suprieurs
[416] accuss, il s'obstinera dans un comportement minimaliste mais en soi trs
courageux. On dcouvre aussi, peut-tre mieux que dans le livre d'Oleg Volkov,
le fonctionnement encore relativement humain du systme pnitentiaire des
annes vingt, et le grand tournant que fut la perekovka , la refonte, c'est--dire
la mise au point d'un systme d'alimentation de chaque dtenu en fonction de la
norme remplie : cela ira de cent grammes de pain deux kilos. Le rsultat fut
phnomnal : les droits communs vicirent tout le systme, firent inscrire leur
compte le travail des caves, et des millions d'tres en moururent. On reste tonn
devant certaines insensibilits de Chalamov, qui sont de l'poque et de son milieu,
par exemple envers les koulaks, mis dans le mme panier que les saboteurs et
les trotskistes ; or il s'agissait d'une mesure prcise : dporter la moiti, la meilleure moiti, de la paysannerie russe, et les effets en sont encore trs actuels, hlas !
A tous les Kstler, Chalamov rtorque propos de la torture qui fut tablie officiellement en 37 (baptise mthode no 3) quelle fonctionnait comme la pnicilline plus tard, universellement...

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Vichera, c'est la premire dtention de Chalamov : il na pas encore tout compris, et le Goulag na pas encore pris toute son ampleur ; Kolyma, c'est la seconde
dtention de Chalamov, qui durera deux dcennies, qui fera de lui un zek dans
toutes ses fibres, et qui nous donnera son chef-duvre, les Rcits de la Kolyma,
qui sont avec LArchipel du Goulag, le livre le plus important en langue russe sur
l'homme face l'extrme. Vichera, ce brouillon de la Kolyma, brouillon d'une
histoire qui s'apprte la gigantesque automutilation d'un pays, doit tre lu pour
mieux nous faire comprendre l'horreur face l'extrme, c'est--dire la naissance
de Chalamov. Chalamov qui avait pleinement conscience d'tre l'Eckermann non
de Gthe, mais de la Gorgone Histoire.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[417]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
E.

LES RACINES RUSSES


DU TOTALITARISME ?

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En 1909 parut un recueil d'articles appel avoir une norme rsonance dans
la vie politique de la Russie : le recueil des Jalons, publi par Nicolas Berdiaev,
qui dclencha une polmique pendant au moins deux annes. Rcemment la srie
Pro i contra que fait paratre Saint-Ptersbourg la maison d'dition de l'Institut humanitaire chrtien russe vient de lui consacrer un trs gros volume de 850
pages. De quoi s'agit-il ? Seule la premire Lettre philosophique de Pierre
Tchaadaev avait dclench un sisme comparable, avec sa thse que la Russie
avait fait un mauvais choix en empruntant les voies de l'orthodoxie byzantine au
lieu de la forme latine et catholique du christianisme.
Le reproche que fait l'intelligentsia russe Berdiaev en 1909, quelque soixante-dix ans plus tard, est apparent celui de Tchaadaev, en gros ceci : la pense
russe ne sait pas distinguer l'exigence de justice de l'exigence de vrit. La polysmie du mot mme qui est utilis en russe, le mot pravda, qui signifie et justice

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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et vrit, a sans nul doute jou ici son rle, encore qu'il existe en russe un mot
pour dsigner la vrit ontologique, istina, qui vient de la racine du verbe tre.
Linitiateur du recueil avait t l'historien Mikhal Gerchenson, qui tait le publicateur des slavophiles, et prchait une sorte de tolstosme de la simplification
de la vie et de l'me. Les six autres auteurs taient des philosophes et publicistes
qui s'opposaient la domination positiviste encore en vigueur en Russie, dans
l'intelligentsia, qui, selon eux, appauvrissait la vie spirituelle du pays. Berdiaev
attaque frontalement : l'intelligentsia russe a toujours privilgi l'amour de l'galisation niveleuse, du bien commun et populaire, paralysant, et touffant presque
tout amour pour la recherche de la vrit philosophique . Il appelait de ses vux
le feu purificateur de la philosophie. Serge Boulgakov, qui devait devenir prtre
orthodoxe, achevant ainsi le chemin du ralisme l'idalisme qui mena Berdiaev,
Frank, Struve et bien d'autres du marxisme l'idalisme, puis, souvent, l'orthodoxie, dcrivait les traits religieux de l'athe russe, dont tout le comportement
tait marqu par les mmes postures et les mmes enchanements que la foi religieuse. Il expliquait cette surprenante situation par l'crasante pression du rgime
policier autocratique, et sa consquence, l'isolement de la pense russe dans ce
qu'il appelait un monodisme politique et un comportement de penseur clandestin. Boulgakov a certainement raison, de mme que Berdiaev, lorsqu'il voit
comme une composante essentielle de la vie intellectuelle russe le maximalisme.
Plus tard, avec son humour grinant, Siniavski expliquera que les bolcheviks ne
pouvaient [418] que gagner dans une Russie voue au maximalisme puisque leur
nom mme disait quils voulaient plus (bolche) que les autres. Appels ainsi du
fait qu'ils avaient eu la majorit dans un vote historique l'intrieur du Parti, les
bolcheviks gardrent ce nom, et les mencheviks eurent la faiblesse de se laisser
enfermer dans l'inverse : eux voulaient moins, et donc pouvaient moins... Le recueil des Jalons tait inspir par l'chec de la rvolution de 1905 : la Russie avait
rv de rvolution, 'avait t, comme l'crit magnifiquement Pasternak, le plus
grand roman crit au XIXe sicle, mais la rvolution de 1905 navait pas
triomph ; elle n'avait pas non plus chou, elle avait abouti un compromis entre
l'autocratie et le parlementarisme. Mais le refus quasi hystrique de ce compromis
fut la marque de toute une gnration, qui ne savait pas voir les possibilits nouvelles : le maximalisme offens tait prfr au compromis, par dfinition mme.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ce maximalisme tait nourri par des lments trs htrognes, mais ils
concouraient tous au mme but. Il ne faut pas par exemple sous-estimer le rle du
tolstosme, qui perdit de son poids ds la disparition du matre de Iasnaa Poliana,
mais le vieil imprcateur tait toujours l, telle la statue du commandeur, pendant
toute la premire dcennie du sicle. La non-violence comme rponse au mal
avait des effets sur toutes les couches de la population, et en particulier sur le
corps des officiers ; le dfaitisme est facile tracer dans cette dcennie, qui vit la
dfaite effective de l'Empire devant le Japon, et la joie maligne que toute l'opinion
publique conut de cette catastrophe militaire. Tsushima renfora le mode de pense pire c'est, mieux c'est .
Le texte posthume de Tolsto Hadji Mourat, qui est un de ses textes les plus
puissants, et qui dnonce la conqute du Caucase, et en particulier de la Tchtchnie, par les forces russes sous Nicolas Ier, guerre coloniale acheve quarante
ans avant la rdaction de l'uvre, en 1861, comporte contre Nicolas Ier des pages
d'une violence inoue et d'une ironie meurtrire. Le pouvoir, on le sait, ne savait
que faire de Tolsto dont la dissidence tait installe au cur mme du pays, et
dont la mort aprs la fuite Astapovo devint un vnement mondial autant que
russe.
Parmi les inspirateurs de Tolsto se trouvait Nicolas Fiodorov, bibliothcaire
au Muse Roumiantsev, c'est--dire la future Bibliothque nationale russe. Deux
de ses disciples ditrent en 1909, aprs sa mort, ses penses sous le titre La philosophie du bien commun. Fiodorov fut regard comme un saint par beaucoup. La
philosophie de la fraternit est au centre de sa pense, et elle correspond une
tendance gnrale de la pense russe : rejeter la spculation philosophique occidentale, cartsienne surtout, considrer comme irrels les problmes du moi et
partir de l'vidence des autres, des frres comme dit Fiodorov. Lhomme comme
un tout, cette conception holistique de l'humanit, est appele un grand dveloppement dans la culture proltarienne, dans l'uvre si fascinante d'un Andre Platonov. Le christianisme est recommencer, pensent beaucoup. Une proposition
tout particulirement frappera, la rcupration de tous les pres et l'envoi des pres morts sur des plantes hors de la terre surpeuple. Ide que l'on retrouvera
chez Maakovski comme chez Platonov. En dfinitive il s'agit d'une pense utopienne optimiste. La tendance de la pense russe vers l'utopie est connue, un livre
en a fait rcemment le dcompte non exhaustif, lHistoire de l'utopie de Leonid

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Heller et Michel Niqueux. Le refus de se sparer, l'obligation morale de la fusion


avec [419] un Homme collectif, cest aussi la thorie de l'ingnieur Bogdanov qui
eut une telle influence sur Gorki, et russit le sparer de Lnine. Ltoile rouge
et LIngnieur Menni sont des utopies de grands travaux collectifs, de vie collective de l'homme laborieux, de tectologie. Gorki, qui se convertit la foi utopienne
de Bogdanov, crivit en 1909 le texte le plus connu de la construction de
Dieu , confession fonde sur le bonheur que procurent les grands travaux collectifs, et la foi religieuse qu'ils font natre. La sance du Conseil de la Fdration
des grands travaux est le moment crucial du livre de Bogdanov : les frres doivent
arbitrer entre deux ingnieurs pour la poursuite des grands travaux, mais il s'avre
que l'un est le pre de l'autre. On rejoint le thme de la rcupration des pres,
cher Fiodorov.
Ce ct gnostique et collectiviste de la pense russe, auquel n'tait pas tranger Vladimir Soloviev, un admirateur de Fiodorov lui aussi, a jou un rle important dans ce qu'on appellera la chimre russe du XXe sicle, une chimre utopienne, consonance religieuse, qui voulait crer un homme nouveau , dont le nom
tait emprunt l'aptre Paul : la mimesis vis--vis du christianisme naissant est
capitale.
Un autre lment a t la friabilit intellectuelle lAge d'argent, puisque c'est
ainsi que Berdiaev a baptis l'poque du renouveau culturel et religieux du dbut
du sicle. Le symbolisme russe se diffrencie trs notablement de ce qui porte la
mme tiquette en France ou ailleurs : d'abord, il intervient une gnration plus
tard, et puis il est surtout bti sur un sentiment apocalyptique de la ralit.
Luvre la plus typique tant celle dAndre Bily, Ptersbourg, un pome en
prose sur l'effritement du monde et de la socit. Au cur de l'intrigue la provocation policire qui s'infiltre dans les mouvements rvolutionnaires, mais aussi
dans le rel, dans la psych malade des tres humains. Le fils du dignitaire d'empire, Nicolas Apollonovitch, qui reoit une bombe pour assassiner son propre pre, se promne avec cette bote sardines trafique sur lui, puis l'avale en plein
dlire, et se transforme en tic-tac infernal de l'explosion programme. Bily s'est
inspir pour le personnage de son terroriste, Doudkine, de Kaliaev et de Guerchouni.
Lattente de l'attentat, le dlitement de l'me et de la socit sont aussi au cur
de l'uvre de l'crivain le plus populaire de l'poque, Andreev, ou, dans un style

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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plus grandguignolesque, de celle d'Artsybachev. Un petit livre intressant du


menchevik Valentinov paru en migration nous livre les rflexions tonnes et
amuses de ce rvolutionnaire calme sur la fbrilit du milieu intellectuel symboliste quil frquentait.
Les bolcheviks ont beaucoup jou de la surenchre que cet tat des lieux intellectuels favorisait. La cration de partis libraux fut trs difficile. Soljnitsyne
dans sa Roue rouge dmonte longueur de pages, fort didactiques et tisses d'emprunts aux discours prononcs la Douma, quel point les Cadets (Consitutionnels-dmocrates) pousaient facilement la rhtorique l'opposition frontale de
leurs faux allis socialistes. La cration d'une pense librale fut le fait de petits
groupes. Le prince Eugne Troubetzkoy fut de ceux-l, il tenta de crer une revue
d'inspiration librale et chrtienne la fois, l'Hebdomadaire moscovite, elle eut
peu d'influence.
Son cousin, le linguiste, le prince Nicolas Troubetzkoy nous fournit un exemple de la drive nationaliste de la pense russe : derrire le trait de phonologie
qui le rendit clbre se cache un ensemble de textes tendance eurasienne , du
nom de ce courant [420] n dans l'migration, Prague et Sofia, et qui avait
pour principe fondamental que la Russie tait plus eurasienne qu'europenne, que
tout l'opposait l'ensemble romano-germanique , quelle tait axe sur un
concept total de la vie : gographes, folkloristes, linguistes comme Troubetzkoy et
Jakobson, militrent dans ce mouvement dont une partie finit par rejoindre le bolchevisme en tant que force lmentaire de l'ensemble eurasien. Patrick Sriot a
traduit en franais ces textes paralinguistiques, comme il dit, qui dtonnent dans
l'uvre du linguiste. Jakobson dmontra l'existence d'un massif de langues eurasiennes, comportant le russe et les langues de l'Oural l'Alta, disposant de la
mme opposition phonologique des consonnes par la prsence ou l'absence de
palatalisation. Ce concept d'alliance de langues tait nouveau, et trs utilisable
politiquement parlant. Lorsquil se rappelle cette poque de son uvre dans ses
dialogues avec Krystyna Pomorska, Jakobson cite trangement Joseph de Maistre : Ne parlons donc jamais de hasard...
Linfluence de Maistre sur la pense russe na pas encore t vraiment analyse dans toute son ampleur, mais il nous suffira de rappeler cette affirmation de
Berdiaev dans son livre LIde russe : les ides thocratiques et providentialistes
de Maistre, qui taient conservatrices en Occident, eurent en Russie une influence

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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rvolutionnaire grce en particulier Tchaadaev ; elles donnrent le branle la


pense russe qui est une pense essentiellement historiosophique : qua voulu la
Providence en crant la Russie ?
D'ailleurs les hsitations si nombreuses de Berdiaev tant du point de vue purement philosophique entre providentialisme et affirmation d'une libert absolue
antrieure Dieu mme que du point de vue politique : passage d'une opposition totale l'URSS, puis semi-ralliement, sont elles aussi un exemple de friabilit
idologique. Berdiaev constate que Nietzsche a dtruit les valeurs morales universelles et que les marxistes reprennent leur compte cette destruction ; face aux
deux morales concurrentes, Berdiaev dresse un constat, ne tranche pas vraiment ;
nous entrons dans Un Nouveau Moyen ge, crit-il, qui est d la barbarisation
du monde. Mais le socialisme ressemble la socit thocratique voulue par de
Maistre, tandis que la dmocratie affirme en mineur un droit l'imperfection. Un
Nouveau Moyen ge s'achve par un appel une nouvelle socit thologique.
Dans la Roue rouge, sa grande fresque historique en plusieurs nuds, Soljnitsyne a bien vu que le maximalisme de l'intelligentsia russe, si bien diagnostiqu
par Berdiaev, avait constamment entrav la cration d'une socit civile en Russie, et en particulier dans l'troite priode 1909-1914 o elle aurait fort bien pu se
dvelopper, et en effet se dveloppa, mais fut emporte par la guerre. Aussi voiton que les hros prfrs du romancier sont les maximalistes passs par l'preuve
de la passion idologique et rallis la sagesse du compromis et des petites actions. Ainsi dissmine-t-il dans son texte des personnages cls comme l'ingnieur
Arkhangorodski, ou encore un personnage historique qui a ses faveurs majeures
dans Le Problme russe Soljnitsyne lui accorde une importance toute symbolique, je veux parler de la figure de Lev Tikhomirov, un rvolutionnaire de La Volont du Peuple qui migra de Russie en 1882, devint un pourfendeur de la dmocratie, et revint partisan d'un pouvoir monarchique fort.
[421]
Ainsi le rengat Tikhomirov campait sur des positions qui n'taient pas loignes de celles de Lnine pour ce qui est de la dnonciation de la dmocratie et du
parlementarisme. Dans la Roue rouge, Soljnitsyne s'est attach analyser la vie
parlementaire russe la Quatrime Douma, dans la mesure o il lui semble que
l'irresponsabilit de la Douma et de ses chefs bourgeois, comme Milioukov, quil

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dteste bien plus que Lnine, est la vraie source de la Catastrophe qui s'abat ensuite sur le pays.
Une chose est certaine : la tentation d'un pouvoir d'origine militaire na jou
aucun rle majeur en Russie : l'pisode du gnral Skobelev, vainqueur dans les
guerres russo-turques de la fin des annes 1870 et seul gnral avoir t tent
par une gloire politique fit long feu... Et dans la suite, c'est--dire pendant la priode sovitique, aucun putsch militaire ne joua jamais aucun rle. Kornilov
n'avait gure de chances ; il est abondamment tourn en ridicule par Cholokhov
dans le Don paisible et non sans quelque raison. Ce sont les marins aux ordres de
Lnine qui joueront le rle fatidique, une simple poigne d'hommes. La vraie racine du totalitarisme en Russie est la friabilit de l'opinion et de la socit civile,
l'errance idologique de l'intelligentsia, sa soumission l'ide de rvolution, de
progrs de l'histoire, de raison de l'histoire. Plus tard, dans la priode sovitique,
ni Toukhatchevski, ni Joukov ne purent, dans des registres bien diffrents, jouer
de rle politique : Staline excuta l'un et asservit l'autre.
La difficult dfinir un tat russe en dehors de l'Empire est galement un paramtre important. La socit russe du dbut du sicle est parcourue de mouvements nationalistes violents comme le mouvement des Centuries noires, l'antismitisme et les pogroms de Kiev ou d'Odessa. N'oublions pas qu'en 1911 l'opinion
s'enflamme contre le Juif Beilis, en jugement Kiev pour avoir, selon l'accusation, commis un sacrifice rituel d'enfant chrtien. Les assises disculperont Beilis,
autrement dit la machine judiciaire russe fonctionne de faon satisfaisante, mieux
que l'opinion publique dans son ensemble. Un des crivains les plus en vue du
Sicle d'argent, Vassili Rozanov, crit et publie le Rapport des Juifs 1odorat et
au sang, o il fait driver la culpabilit juive de la religion juive mme (l'absence
des voyelles dans l'criture hbraque prouvant par elle-mme le cryptage et la
dissimulation). Son ami Florensky, le futur prtre orthodoxe et victime du Goulag,
aujourd'hui trs encens, mathmaticien et homme remarquable beaucoup
d'gards, crivit un chapitre de ce livre, qui se trouve aujourd'hui dans l'enfer des
bibliothques. Lors d'une fameuse sance de la Socit de pense religieuse et
philosophique de Saint-Ptersbourg, Rozanov fut exclu, mais pas l'unanimit.
Le pote Alexandre Blok s'abstint, comme nous le raconte Aaron Steinberg dans
ses Mmoires en russe, que j'ai publis.

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Ajoutons que les Protocoles des Sages de Sion, ce faux venu de France, firent
une grande carrire en Russie, mais ajoutons aussi que Stolypine convainquit le
Tsar quil s'agissait d'un faux. Cependant le mal tait fait, et le texte passera de
Russie en Allemagne dans les annes 20. Sa double carrire est surprenante, et
d'ailleurs non acheve ce jour, en particulier j'en ai une rdition que j'ai achete
dans le narthex de la cathdrale de Novotcherkassk, dans le sud de la Russie, au
cur du pays cosaque.
Terminons ces rflexions par l'exemple du pote Alexandre Blok. Il n'tait pas
politis, il partageait avec Bily et ses amis symbolistes une apprhension apocalyptique du lendemain venir. Et quand ce lendemain arriva, la rvolution, avec
ses jacqueries, [422] avec la mise sac de sa chre proprit de Chakhmatovo
prs de Klin, il accepta tout avec enthousiasme et presque masochisme. Lhomme
de confiance de la mre du pote rend compte dans une lettre de novembre 1917
que tout a t dvast par les paysans, la bibliothque disperse : Il n'y a pas de
mots pour un tel outrage, un tel vandalisme , crit l'intendant. Blok accepte et
s'incline : la culture est une violence faite la pauvret, crit-il dans son Journal
de janvier 1919. Laccumulation des biens culturels est aussi condamnable que
celle des biens matriels. La civilisation est une surcharge pour le monde.
Dans la misrable Russie, la musique du primitif, de l'lmentaire, est mieux audible quen Occident. On retrouvera ces thmes dans la Correspondance d'un coin
lautre entre l'historien des slavophiles, Mikhal Gerchenson, et l'hellniste
Viatcheslav Ivanov. Le premier dit son compagnon dhpital : il faut tout oublier, il faut entrer dans le fleuve Lth, le second dfend la mmoire. Les paysans
de Chakhmatovo, eux, avaient dj tranch. Le maximalisme venu la fois de la
base misrable et de l'intelligentsia partiellement fascine par la tabula rasa avait
triomph pour longtemps. Il semble aujourd'hui apais. Pour combien de temps ?
l'avenir russe dpendra de la rponse cette question.

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[423]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
F.

MONTRER-REGARDER
LE CAMP

Retour la table des matires

Montrer le camp exterminateur, regarder le camp de la mort lente... Il y a


peut-tre impossibilit, ou encore grande obscnit vouloir figurer cela, et
vouloir le regarder. Trs peu d'artistes ont assez survcu au camp pour l'avoir reprsent graphiquement. D'ailleurs comment reprsenter le presque rien, la chute
dans un espace rduit au plat et au vide ? Dans les camps nazis, il y eut cet extraordinaire artiste, Musi, avec ses petites concatnations prcieuses de destins empaills nous regardant. En Russie sovitique, il y eut Sviechnikov, dont Grenoble
a quelques trs belles uvres en son muse. Comme Musi, Sviechnikov est
tonnamment graphique . Ses feuilles contiennent avant tout du blanc ; le blanc
de la neige sur la zone, comme dit le zek Siniavski La page blanche ici nest pas
mallarmenne, elle est la rduction de l'homme dans ce Lviathan immensment
froid du presque rien. Des arbustes minuscules, des corridors vides, de minuscules corps gisant dans le vide blanc. Tout est nain, des tres acphales rampent,
bougent un peu dans le linceul de la drliction. Ainsi Sviechnikov fait signe ce
quil ne faut pas voir, ce que nul homme ne devrait voir, comme dit Chalamov.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Donner droit d'intrusion dans le camp, c'est donc plus affaire de l'criture, et
c'est elle qui est la grande dnonciatrice. Mais les illustrations de Chemiakine
pour LArchipel du Goulag ont aussi t tentatives d'intrusion. Elles ont soulev
l'ire de Soljnitsyne, mais l'admiration de Siniavski.

Tu apprendras des victimes elles-mmes quon leur administre un lavement sal dans la gorge et quon les enferme 24 heures dans un box
pour que la soif les torture.

Des figures noires, normes, empoignent le martyr presque nu, au sexe exsangue, tandis que l'norme poire occupe le centre du dessin, avec le visage jeune du
Gorgien bourreau en chef sur la ligne d'horizon d'une icne. On peut illustrer les
prmisses du camp, le cachot, la torture, l'isolateur, la prison encore vaguement
romantique , mais le camp blanc et asymptotique au rien, c'est presque impossible...
Limaginaire ou l'ustensile ! Ou les deux, voil comment on entre dans ce
monde. Lexposition de Genve (2004) nous a montr l'ustensile. Limaginaire
sera complter. Chalamov va chercher le cahier gel que les zeks retrouvent
avec motion : les dessins d'un fils de leurs bourreaux. Il y a plein de palissades,
et l'Ivan Tsarvitch des contes file avec une mitraillette. Presque un dessin de
Sviechnikov...
[424]
Parler des camps pour ne pas rester dans le mutisme autistique de la victime,
si bien dcrit par Bettelheim, est la gageure de la grande littrature russe du Goulag : Chalamov, Soljnitsyne, Evgunia Guinzbourg, Evguni Fiodorov. On peut
entamer une chronique, imaginer une Iliade, comme Fiodorov prcisment. Jules
Margolin fut le premier chroniqueur du voyage au pays de l'me qui gle plus
vite que le crachat. Mais son livre, traduit par Nina Berberova en 1948, ne fut pas
lu, l'idologie rgnante refermait d'elle-mme les pages du livre. Soljnitsyne se
lance dans une sorte d'Iliade-confession, son essai d'investigation artistique .
Anti-pope qui dit non la violence du combat pour Troie et Hlne, mais la violence de la mort lente dans un archipel que ne touche pas l'Aurore aux doigts de
roses, mais la Bestialit aux doigts bureaucratiques. Lindustrie pnitentiaire,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'me et les barbels, l'extermination par le travail... Il classe, catalogue, mais en


mlant confession la saint Augustin et tableaux des grandes drives pnitentiaires poussant btail humain. Et, par drision, il imagine un Ethnologue naf tudiant cette tribu. La tribu arrive aujourd'hui, momifie, au Muse dEthnologie, et
pour de bon... On est ici l'envers de tout l'humain. Et c'est l'Ironie de cet Envers
du monde qui organise un jugement, gigantesque et spectaculaire, o le doigt de
Dieu est tendu, et qui veut peut s'y accrocher.
Chalamov ne tend pas ce doigt, il pianote dans l'inhumain, il glisse un regard
froid au crevard affal sur l'pluchure vole dans un infime rsidu dordures. Il ne
se sauve que par la distanciation classique au sujet, pouchkinienne presque. La
racaille joue aux cartes guenilles et vies des dtenus. Autrefois on jouait la dot de
l'pouse. Pour Chalamov le chirurgien, la littrature russe a commis l'erreur fatale
de canoniser la Piti. Dans la nouvelle Maison morte, la piti est un fossile gel
d'avant le Goulag...
Et pourtant la grande littrature russe, rene de cette preuve partage avec un
peuple anesthsi par l'Utopie, a su dire, a su montrer, a su continuer le rcit de la
Maison morte. Et c'est peut-tre pourquoi de ce ct-ci de l'horreur, celle du
communisme exterminateur, il y eut moins de suicides de rescaps que de l'autre,
celui du nazisme exterminateur. La blessure fut dite, et ce fut un immense bienfait. En revanche, le droit ne fut pas dit. Mais tel est le destin russe : la morale
juge, le droit reste nain. Un pote du Goulag, Ilia Gaba, disait des nouvelles Sodome :

Coupable un peu ? Coupable en tout !

Goulag, le peuple des zeks, Muse d'ethnographie de Genve, Genve, 2004.

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[425]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
G.

JERZY GIEDROYC

Retour la table des matires

Lhomme qui vcut et mourut Maisons-Laffitte, prs de Paris, Jerzy Giedroyc, tait une lgende vivante pour toute la Pologne. A lui seul il quivalait un
gouvernement, tout un rgime, il fut la rsistance au communisme polonais, la
bte noire de bien des chefs de la Pologne populaire, Gomulka avait, dit-on, dans
un mouvement de colre pitin un exemplaire de Kultura. Or Kultura, la revue
fonde en 1946 par ce reprsentant d'une vieille famille aristocratique polonolituanienne, tait ce qui faisait trembler les premiers secrtaires du parti ouvrier
polonais pour une raison simple : Giedroyc avait emport avec lui en exil, dans
cette banlieue de Paris, la culture polonaise, la rflexion polonaise, le prestige
polonais. Dans l'histoire de l'exil europen Kultura tient une place part, unique,
fantastique. Une place que la Pologne nouvelle lui a d'emble reconnue, organisant des expositions sur les quarante ans, les cinquante ans de Kultura, lui consacrant des livres. Giedroyc tait le matre que tous les penseurs, les hommes politiques allaient voir en prenant le train de banlieue qui d'habitude emmne surtout
des turfistes ou des banlieusards.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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La maison qu'il avait achete servait de phalanstre pour son quipe, on y


voyait le peintre Josef Czapski et sa sur Maria, on y voyait le mnage des
Hertz : tous confectionnaient la revue, commentaient le monde. La Bibliothque
de Kultura tait devenue le plus riche ensemble littraire et philosophique crit en
polonais avec Witold Gombrowski, le pote Herbert, le dramaturge Mrozek, avec
Jelenski qui l'on doit l'anthologie de posie polonaise du Seuil, avec l'essayiste
Herling-Grudzinski, l'auteur de l'inoubliable tmoignage sur le Goulag Un monde
part, et qui vient lui aussi de disparatre il ny a pas longtemps Naples. Et bien
sr Czeslaw Milosz, qui reut le Nobel en 1980. Tous taient lis Kultura de
faon intime, parce que le Matre de Kultura tait leur matre, leur ami, leur dpositaire. Kultura tait la Pologne sans censure et sans surveillance, mais elle ne
restait pas enferme dans les thmes polonais, comme l'enfermement dans une
langue peu connue hors de Pologne aurait pu y conduire : Kultura, grce ses
liens avec toute l'Europe, et en particulier la Russie dissidente, construisait le futur. C'est l que furent publis les premiers textes dissidents de Siniavski alias
Tertz. L que parurent deux tomes hors srie en russe sur les rapports polonorusses, si chers un homme comme Czapski. Plus tard Giedroyc se lia d'amiti
avec Michel Heller, l'exil et l'historien russe, qui tint pendant des annes une
chronique de l'actualit russe. Plus rcemment encore un jeune Polonais qui rside
aux les Solovki, [426] Mariusz Wilk, publia une srie de chroniques sur la vie
dans ce retrait septentrional de la vie russe qui est galement trs passionnant.
Krzystof Pomian, l'historien, tait depuis longtemps l'ami intime du vieil diteur et a publi son autobiographie, ou plutt l'a recueilli dans leurs entretiens, ce
qui donne ce livre extraordinaire : Autobiographie quatre mains, parue en polonais en 1996. Une srie Archives de Kultura paraissait aussi Varsovie, en codition Kultura et Czytelnik, on y trouve des monuments pour l'histoire de la pense
polonaise et europenne comme la correspondance entre Giedroyc et Kot Jelenski, des lettres qui vont de 1950 1987, ou encore celle avec Gombrowicz, qui va
de 1950 1969. Une norme correspondance le reliait galement au journaliste
Mieroszewski qui habitait Londres. La collection de Kultura, la Bibliothque de
Kultura, l'imprgnation de deux gnrations d'intellectuels polonais par Kultura
sont l'uvre unique d'un homme qui ne sortait pas de sa tanire, cette maison de
banlieue dont Czapski a fait le dessin, devenu vignette, qui orne les livres consacrs ce phnomne unique dans l'histoire europenne. Car l'Europe est consti-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tue de rsistance intellectuelle, et d'exil. Mais ni Hugo Jersey, ni Herzen


Londres dont fait uvre aussi grandiose, aussi obstine que ce vieil homme que
personne n'a abattu, n avec le sicle et mort avec lui. Mort dans sa maison d'dition, dans son atelier-phalanstre, au combat. Pourquoi tait-il rest en exil aprs
la libration de la Pologne du joug communiste et russe ? parce que Kultura, ce
Vatican polonais extraterritorial, c'tait le pays , et il n'avait nul besoin d'y retourner : le pays venait lui. Parce qu'il avait dcid de ne pas lguer Kultura aux
jeunes, mais savait et prfrait que Kultura mourt avec lui. Parce que l'Europe
c'est a : des lieux de dfi, des Ferney d'o l'on dirige le dbat des ides, et Maisons-Laffitte tait un Ferney, Gombrowicz, dans son Journal dit :

Communisme ? anticommunisme ? L n'est point la question. Pour


vous il ne sagit pas d'tre pour le communisme, ou d'tre contre, mais
plus simplement d'tre. C'est cela, tre telle est la postulation minimale
que je propose, moi, l'intelligentsia de Pologne, la conscience polonaise.

Un programme accompli, et au-del par le gant discret qui vient de nous quitter.

Mariusz Wilk, La maison de 1Oniego, Lausanne, 2007.


Jerzy Giedroyc, Autobiographie quatre mains (en polonais), texte tabli par
Krzystof Pomian, Varsovie, 1996.

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[427]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
H.

AU PAYS DES MORTS,


LA VIE VIVANTE ...

Retour la table des matires

Lorsque la cour d'Elseneur le prince Hamlet invite jouer des comdiens


ambulants qui ont frapp la porte du chteau, ce thtre dans le thtre nous vaut
un des plus extraordinaires moments quait jamais offert l'art dramatique europen ! Car c'est le thtre, cette version sculire des ftes religieuses d'Athnes,
qui ici reprend la fonction prophtique de la religion : rvler aux hommes le sens
cach de leur existence. La pice joue Elseneur s'intitule, selon Hamlet, La
Souricire thtre dans le thtre, crime royal mis en abyme , elle agrge le
crime, la peur et les vilenies des acteurs rels du chteau d'Elseneur.
Lopra que Janek compose en 1928 sur les Notes de la maison morte de
Dostoevski a pour centre au deuxime acte un opra dans l'opra, ou plutt
un guignol dans le bagne. Les bagnards ftent Nol. Ils ont eu droit un festin
exceptionnel et, le troisime jour, un divertissement thtral, Le Jeu de Kedril et
de Don Juan et La Pantomime de la Belle Meunire. Deux sayntes tragico-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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bouffonnes qui exhibent drolatiquement les penchants paillards et criminels de


l'homme. Ou, comme dit Hamlet Ophlie : Action sournoise et mauvaise, et
tout le mal qui s'ensuit . Les deux sayntes joues par les bagnards ont un trange effet de catharsis sur les malheureux. Dostoevski insiste beaucoup sur cette
action pacifiante : Tous les ntres se sparent joyeux, contents, couvrent d'loges les acteurs, remercient le sous-officier. Pas la moindre dispute. Tous sont
contents, contre leur habitude. Ils ont mme l'air heureux. [...] On a permis ces
malheureux de vivre un peu leur guise, de se distraire comme tout le monde, de
passer une heure en oubliant le bagne. Et voici l'homme moralement transform,
ne ft-ce que pour quelques minutes seulement.
Le chapitre sur le spectacle joue dans les Notes de la maison morte un rle
moins minent que dans l'opra de Janek. Pour les besoins d'un spectacle chant, le compositeur qui fut son propre librettiste devait choisir des scnes
chanter. Il groupa l'essentiel de l'action en quatre rcits de bagnards et un spectacle. Lacte I nous montre l'arrive du noble Goriantchikov au bagne, nous fait
entendre le chur des bagnards (essentiellement le chant du chur consacr
l'aigle bless) et se concentre sur le premier rcit, celui de Skouratov, narrant le
meurtre du major qui l'a envoy au bagne.
Lacte II est consacr la fte, et au repos qui est accord cette occasion aux
bagnards ; d'abord le deuxime grand rcit chant, celui de Skouratov racontant le
[428] meurtre de Louisa, puis le spectacle du Don Juan et de La Belle Meunire.
Avec son grand mouvement orchestral o l'on entend le tambourin des bagnards.
Lacte III comporte le rcit de Chapkine ( comment se faire tirer et arracher
les oreilles ) et le grand rcit de Chichkov, mari et assassin dAkoulka. C'est
alors qu'apparat le seul lment d'action de l'uvre : tandis que Chichkov narre le
meurtre d'Akoulka, condens de toute la vilenie et toute la btise humaine allies
pour torturer, humilier et tuer cette jeune femme, l'autre hros du rcit, Filka, qui
a caus les malheurs d'Akoulka en lui faisant la cour puis en l'accusant d'avoir
faut avec lui, est mourant, ses gmissements ponctuent le rcitatif, et il rend
l'me au moment du tragique pilogue du rcit. A cet instant il est reconnu par le
narrateur. Les deux coupables de la mort d'Akoulka taient donc runis dans l'enfer du bagne et ne le savaient pas ! Dans le texte princeps de Dostoevski, le rcit
est plus long, le second protagoniste, Filka, n'est pas prsent au bagne, alors que
dans l'argument de Janek, il se cache sous le nom de Louka et meurt l'hpital

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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en coutant Chichkov narrer le martyre d'Akoulka. Ce grand rcit, marqu par les
interruptions de Tchrvine, avide de savoir plus vite le dnouement, est probablement le sommet de l'uvre. Tendresse et frocit, sauvagerie des murs
paysannes, asservissement passif de la femme son destin nous conduisent de
l'idylle bucolique et de la tendresse lyrique une extraordinaire culmination marque par l'intervention l'antique du chur des forats horrifis. Janek n'a d'ailleurs pas exploit toutes les horreurs du rcit de Dostoevski. Il a voulu endiguer
le dferlement de rage et de perversit dramatique par les interventions rgulires
de Tchrvine, qui sont autant de refrains retardateurs, soulignant le ct rituel de
ce skaz , ou rcit oral qui, ici, est rcit chant.
Les quatre rcits enchsss, les deux sayntes bouffonnes nous donnent
comprendre le lien intime entre la maison des morts et celle des vivants. Les mes
des forats sont des mes mortes en ce sens quune infinie insensibilit les caractrise. Mais ce sont des mes vivantes en ce sens que leur crime vit en eux, quil
les habite comme il habite le non-bagne , ce vaste et cruel monde paysan d'o
viennent la plupart d'entre eux et qui est, en somme, une prparation au bagne,
l'antichambre des morts.
Dostoevski est le grand matre de la peinture des mes auto-tortures, boiteuses, qui ne parviennent pas tre elles-mmes. Le milieu social de ses romans est
la ville, ses bas-fonds, ses tricheurs et ses humilis. Mais au bagne prdomine le
milieu paysan et les diffrents rcits des meurtres pour lesquels les codtenus de
Goriantchikov sont dans les fers sont autant de drames de l'obscurantisme paysan.
Avant le Tchkhov des Paysans ou le Tolsto de La puissance des tnbres 105 ,
Dostoevski dpeint le noir Erbe d'un inonde o l'infanticide et l'homicide accompagnent souvent la clandestinit du sexe, sans compter les portails peints au
goudron nuitamment pour dnoncer les filles qui ont faut, et qui sont ainsi dsignes l'opprobre. Katia Kabanova, l'autre grand opra de Janek, est crit
d'aprs un drame marchand terrible du dramaturge Ostrovski, L'Orage, et nous
plonge dans la mme violence obscurantiste. Je te laverai les pieds et puis je
boirai l'eau , dit Avdotia, une des paysannes martyres mentionnes dans les Notes de la maison morte. Ce singulier lavement de pieds venu des icnes et des

105

Janek a compos sur ce texte de Tolsto un opra inachev.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

595

fresques du temple [429] orthodoxe dnonce bien l'envers infernal et sacrilge


d'une Sainte Russie qui cache ses horreurs sociales.
Janek transpose dans son criture musicale violente, griffue, parfois ructe,
vomie, hurle, la violence de ce double pays des morts : celui du bagne, et celui
qui a nourri le bagne, la maison morte et la socit pourvoyeuse d'mes mortes. Il
y a au bagne de la tendresse celle qui aurole le doux Daghestanais Alia
comme il y a dans l'avant-bagne une stridence et une frocit sauvages.
Janek ne pouvait transcrire le si tonnant chapitre de Dostoevski sur le
bourreau, o l'crivain explique le bagne par la part de bourreau toujours latente
en l'homme. La cruaut et le sadisme sont le fond de l'homme, ici comme l.
L alle verte , c'est--dire la double range de soldats entre qui le condamn
passe pour recevoir mille, cinq mille ou dix mille coups de verge, nest que la
version militaire, pnitentiaire d'une cruaut bien plus perverse encore dans le
monde libre . Lalle du supplice par o passe la malheureuse Akoulka dans sa
courte vie de paysanne ne lui laisse aucune chance de survie. Les facults de
bourreau existent en germe chez presque chaque homme moderne , crit Dostoevski au chapitre Lhpital , expliquant que la tyrannie est une habitude
qui volue finalement en maladie. Ou encore : Je suis d'avis que le meilleur des
hommes peut tomber, avec l'habitude, dans la grossiret et la stupidit des btes
fauves.
Janek, au fond, a illustr cette contagion de la sauvagerie. Comme le texte
donneur de Dostoevski, l'opra rcepteur de Janek montre la mort des mes.
Mais il redcoupe l'action et la narration en fonction des besoins d'un rcit chant
qui ne peut excder deux trois heures, retenant du cadre narratif des Notes le
temps de la peine subie par Goriantchikov depuis son arrive au bagne d'Omsk
(tout le premier acte) jusqu' son dpart pour la libert, ce qui lui permet d'achever
l'opra sur un chant de libert et de dlivrance de l'aigle encag, final nettement
plus emphatique que celui de Dostoevski qui nuance la joie de la dlivrance : Je
noterai ici, au passage, que, avec notre propension au rve et par suite de la longue privation, la libert, en prison, nous paraissait plus libre que la libert relle.
En revanche, Dostoevski le croyant termine sur les mots la rsurrection des
morts , l'esprance de tout chrtien qui rcite le Credo, tandis que Janek l'anticlrical supprime l'pisode de l'exemplaire de l'vangile donn Goriantchikov

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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par une femme Tobolsk (en fait une pouse de dcembriste, car il en restait
Tobolsk, en 1850, lorsque le convoi du bagnard Dostoevski y passa).
crit quelques mois de la mort du compositeur, De la maison des morts est
un texte musical dont la violence, la rudesse, les grinantes alternances de tendresse et de cruaut doivent, musicalement parlant, Moussorgski, de Falla ou
Stravinski, mais galement au contexte inquiet qui a succd la boucherie de la
guerre mondiale d'o est ne la Tchcoslovaquie indpendante, qui prira dix ans
plus tard. Un autre bagne, infiniment plus dvoreur d'hommes, est dj n et en
pleine expansion : le Goulag. Et il est difficile de ne pas voquer ici cette autre
maison morte aux millions d'occupants qu'Alexandre Soljnitsyne, bien plus
tard, en 1972, appellera Archipel du Goulag. Le texte de Dostoevski est prsent
dans les marges de Soljnitsyne, comme un renvoi un Goulag-enfant qui navait
pas encore droul son ampleur universelle. So1jnitsyne suit peu ou prou le modle de ses prdcesseurs. Les impressions des premires journes (la moiti du
[430] texte de Dostoevski, tout le premier acte de Janek) occupent une place
prpondrante : la chute dans l'Erbe paralyse pour longtemps le bagnard ou le
zek, et mobilise toutes ses forces de survie. Mais LArchipel mentionne en ricanant les imperfections criantes du bagne d'Omsk : on y mange sa faim, l'hpital est commun aux forats et aux gardiens. Allons donc ! La faim constante, la
dlation, la propagande sans relche (au lieu des congs et de la fte des
prisonniers du deuxime acte de Janek) caractrisent le Goulag stalinien et
poststalinien. Lnormit du brassage humain, l'inexistence des motifs d'arrestation tout diffrencie le Goulag du bagne d'Omsk.
Mais une donne leur est commune : la zone du Goulag n'est que l'picentre de la frocit de la grande zone , celle du pays entier. Dostoevski relie la
mchancet humaine du bagne celle de l'homme hors bagne. Soljnitsyne relie
la peur et la dchance de la petite zone celle de la grande zone. Et sans doute
faut-il galement rappeler que l'opra de Gilbert Amy Le Premier Cercle est venu
interprter musicalement le Goulag, comme Janek a interprt le bagne tsariste
vcu par Dostoevski. Lopra d'Amy fut donn Lyon en 1999, le compositeur a
lui aussi tir lui-mme le livret de l'uvre de Soljnitsyne, tentant lui aussi d'organiser la coexistence entre un chur d'Incarcrs et plusieurs protagonistes,
ajoutant des projections cinmatographiques oniriques sur un cran, et de longs

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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passages parls. Tentant lui aussi d'inoculer de la tendresse et du lyrisme un


univers violent et pauvre.
Les Notes de la maison morte, le plus clbre texte sur le bagne tsariste (avec
Lle Sakhaline d'Anton Tchkhov et Rsurrection de Lon Tolsto) partage avec
la littrature du Goulag le souci de relier la petite zone la grande zone , mais deux grandes diffrences sautent aux yeux. Les auteurs du Goulag
considrent la maison morte dostoevskienne avec la commisration quon
doit un bb : la violence institutionnalise d'Ancien Rgime est encore dans les
langes. Varlam Chalamov, dans ses remarquables et froces Rcits de la Kolyma,
semble hausser les paules face la galerie des monstres de Dostoevski (Gazine, Orlov, Koreniov, Petrov, V. Antonov) :

Dostoevski, dans ses Notes de la maison morte, relve avec attendrissement les actes et le comportement de malheureux qui se conduisent
comme de grands enfants, s'enthousiasmant pour le thtre, se querellant
comme des gosses sans mchancet. C'est que Dostoevski n'a ni rencontr, ni connu de gens issus du vrai monde des truands.

Autrement dit, la Maison morte nest quun jardin denfant, compare au Goulag qui gle les mes plus vite que le froid absolu de la Kolyma ne gle un crachat...
Deuxime grande diffrence entre le Goulag et le bagne de la Maison morte :
Dostoevski souligne qu'il a peru de mieux en mieux, au cours de ses quatre ans
de bagne, la profonde bont du peuple russe, une conclusion qui est radicalement
trangre Chalamov et presque tous les auteurs de la littrature concentrationnaire de l'poque communiste. Certes, Goriantchikov se heurte tout d'abord
l'hostilit des condamns de droit commun l'gard des nobles, dont il fait partie.
Mais peu peu cet obstacle disparat et si, dans la premire partie, le narrateur se
sent isol au milieu de criminels sans le moindre indice de repentir , cette impression de maison morte recule et s'estompe. Goriantchikov apprend discerner les tres rels sous l'habit du bagnard.

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[431]

Les hommes sont partout des hommes. Mme au bagne parmi les brigands, en quatre annes, je distinguai enfin des tres humains.

Pas seulement les tres bons qu'il remarque d'emble, tel le jeune et touchant
Aliea (qui s'prend de la figure du Christ, un christ transform par la lgende) ou
encore le Vieux-croyant qui sauve son me par la prire, ou encore le simplet
Souchilov. Mme parmi les autres, soldats, vagabonds, paysans, si les raisons de
leurs crimes sont varies, et s'il leur arrive d'en tirer vanit devant leurs camarades, moins qu'ils ne se clotrent dans le mutisme, ne parlant que pour jurer effroyablement, en dfinitive ce sont des tres dous d'un sens inn de l'art, de la
chanson, du proverbe, des tres venus du peuple, et honntes leur faon. Et plus
avance le rcit, plus Dostoevski semble aimer ces grands enfants. Des enfants qui
certes peuvent tre redoutables. Mais des enfants. Un peu comme le brigand Pougatchov chez Pouchkine, dans La fille du capitaine.
Le bagne de la maison morte est un lieu dsol, mais o l'on peut dcouvrir et aimer le peuple, en dpit de ses accs de violence qui restent souvent incomprhensibles. Ce ne fut pas du temps perdu pour moi, crit Dostoevski
son frre en 1854. Si je ny ai pas connu la Russie, du moins, j'y ai bien connu le
peuple russe, comme peut-tre cela est arriv trs peu dhommes. Nul doute
que Janek nait t fascin par cette ambigut que lui apportait Dostoevski,
bien plus que Ostrovski qui Janek a emprunt l'argument terrible de la pice
L'Orage, entirement immerge dans les tnbres : un peuple la fois froce et
enfant, un peuple la fois bourreau et pote, pote dans sa misre, bourreau surtout de lui-mme.
LEurope o se trouve Janek la fin de sa vie semble en rmission de ses
pchs et de ses guerres intestines effroyables. Mais dans ce quon peut considrer comme une brve accalmie, Janek, une fois de plus, a prt l'oreille ce que
lui disait la littrature russe. La Russie-maison morte s'avre au fil des annes de
supplice un lieu de rdemption, et une maison de vie. Un grand contemporain de
Dostoevski, un de ses diteurs aussi, le pote national et populaire Nikola Nekrassov, a chant, lui aussi, en 1856, les occupants de la Maison morte, les Mal-

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heureux , comme dit le peuple russe en parlant des criminels emmens au bagne.
Lui aussi a serti le rcit dans un contexte de folklore, de posie populaire qui,
avec ses adages percutants, ses ostinato rptitifs, impose le rythme de la mortrsurrection au dit des souffrances humaines, et rsiste au processus de mort. Nul
doute que l'pre, le strident et le tendre pome vocal et instrumental de Janek ne
soit inspir par cette tradition de la louange des malheureux . Accompagn du
doux et tendre Alicia, Goriantchikov traverse l'aride et ricanant monde des morts
vivants du bagne, et il y dcouvre la vie.
Janek confie souvent les stridences et discordances de ce monde terrible
l'orchestre, et le rcit lyrique des destins des malheureux au rcitatif vocal. Il
recoud le texte de Dostoevski, le dramatise en inventant l'pisode des retrouvailles au bagne des deux bourreaux d'Akoulka, mais reste fidle la grande leon de
Dostoevski : derrire les pieux, dont chacun reprsente un jour d'enfer, la Vie
vivante brle encore dans les mes, braise obstine. Svoboda, svoboditchka !
chante le chur en voyant l'aigle prendre son envol sans mme se retourner. Libert, petite libert chrie !

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[432]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XII. FANTMES DU GOULAG
I.

LES RINYES DE LITTELL

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Ce livre vous prend la gorge, la tte, aux tripes, son criture vous emporte
comme une houle norme ; depuis longtemps la langue franaise navait reu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce nest pas une rvolution dans l'criture,
c'est une rvolution dans le fret fictionnel ; une nef charge de tant d'histoire, de
nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reu depuis longtemps. On
allait chercher ailleurs, chez les Russes en particulier. Larmateur du navire est la
langue franaise, le boucanier un Amricain domicili Barcelone, mais la mer
qui1 laboure est le fleuve humain, dans son immensit.
Tout passe dit Grossman, en reprenant sarcastiquement l'aphorisme d'Hraclite. Les monceaux d'affams crevant sur les routes, les filles ventres, les
salopards vides d'humanit... Tout passe, rien ne subsiste, eh bien non ! a ne
passe pas, a remonte comme un dglutis venu du fond de la panse infernale.
Dostoevski, prsent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait dj la question : le bourreau et la victime sont-ils de la mme engeance, sont-ils interchangeables ? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe ? Les

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Bienveillantes drangent profondment, parce qu'elles ne sont pas un document,


elles incluent du document, elles ont ingurgit une masse colossale de document
et de tmoignage sur ce qua t la fabrique de l'inhumain au XXe sicle, mais les
voici, ces remontes d'innommable dans les 900 pages du roman d'un jeune Europen amricain, elles nous apportent le psychotisme d'une Europe qui semblait
tre entre en une hystrie dont on ne sort plus. D'aucuns pourront penser que
l'hystrie est en l'crivain, que la vrit si colossale de cette violence psychotique
doit se trouver dans l'auteur, puisquil na pas connu les camps, et que sa famille
n'est pas rescape de l'horreur. Peut-on par le mdium d'une criture romanesque
aller si loin dans le dcrire historique ?
La rponse de cet immense et violent roman quon peut dfinir comme un
dlire historique est dans le roman lui-mme. Lauteur na pas choisi le dlire
de l'criture, ce nest pas un Antonin Artaud, l'auteur n'est pas dans le statut ambigu de la littrature que Russes et Amricains dsignent comme non-fiction ,
bien quil ait aval, cela se voit avec vidence, d'normes doses de nonfiction , probablement des Mmoires de Gring aux Carnets de Stalingrad de
Vassili Grossman.
Je suis tent de dire que l'envol terrifiant de ces Bienveillantes dmontre
l'Europe que a ne passe pas , et si a ne passe pas, c'est que c'tait dj l, c'est
dj l, depuis [433] toujours, depuis les Atrides, depuis dipe, depuis le premier
viol. Et c'est l parce qu'il y a dans l'homme un norme et monstrueux inceste
permanent, une fornication dmente de la raison et de l'animalit. Littell nous
drange monstrueusement parce qu'il a retourn l'histoire de la violence du XXe
sicle comme on retourne un lapin corch, et qu'il a jumel sa rponse au viol de
l'humain par les totalitarismes une autre rponse, dj donne par Freud quand il
voque la leve des censures du Surmoi, et cette rponse est le sadisme psychique, la rcession sexuelle, l'inceste. La part de psychotisme individuel du narrateur ne rtrcit pas l'norme raz de mare d'immonde, elle ne le circonscrit pas,
elle l'explique, ou du moins elle en donne un mcanisme interne , effrayant
comme tout dlire, et que ce dlire ait pour moteur l'inceste d'un frre et d'une
sur, que le sororicide accompagne le gnocide nest pas la moindre marque satanique dans ce livre. Cela nous fait penser deux romans qui nont pas l'ambition
de dire le flot historique de l'immonde, comme ces Bienveillantes, mais qui drivent directement d'un dsir dexplorer l'innommable : C'est l'inceste dans la ver-

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sion musicale et dsinvolte, allusive et infiniment drangeante de LHomme sans


qualits de Musil, et cest l'inceste dans le flux dlirant et fantasmatique d'Ada de
Nabokov. Ici Inceste et massacre se nourrissent l'un l'autre de faon vidente,
s'entretressent comme deux ttes de dragons, mais dans les deux romans prcurseurs cits, ne sont-ils pas des manifestations de la mme ruption de lave indfinissable surgie du a de l'homme europen qui coute Bach et entend venir la
vague norme de l'holocauste ?
Le lapin retourn et corch, c'est nous, cest notre rempart rompu contre
l'boulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation europenne, c'est
notre classement au rayon du crime imprescriptible (parce que oubliable) de la
fabrique d'inhumain, de la monstruosit du camp, le docteur Menger, les bourreaux de la Kolyma d'Evgunia Guinzbourg, les tortureurs rotiques de La Leon
d'impit de l'crivain serbe Tima. Contre ce flot d'innommable nous avions le
rempart des tmoins de l'inhumain qui avaient canalis l'horreur dans le grand
chenal de la condamnation morale au nom des religions du Livre. Notre plus fiable rempart, c'tait La Nuit de Wiesel, c'tait Le Dernier des Justes de SchwarzBart, c'tait tre sans destin de Kertesz, c'tait plus encore les grandes cathdrales
d'criture salvatrice : LArchipel du Goulag de Soljnitsyne, o l'explorateur de
l'inhumain perd pied parfois, mais jamais ne perd la foi en une ligne de dmarcation qui quelque part, toujours partage l'humain en deux, entre le bien et le mal.
Ou encore Vie et destin de Grossman, ce second volet d'un roman sur Stalingrad,
le premier tait encore inscrit dans la norme sovitique (mais avec des infractions
tranges, terriblement oses) et le second volet avait dfinitivement rompu avec la
biensance de l'idologie sovitique, avait rompu avec les vestiges de cette philosophie du progrs et des Lumires qui, qu'on le veuille ou non, marquait certaines
pages de la littrature sovitique : Grossman avait franchi la frontire, s'tait pos
la question de la jonction des inhumains entre les camps nazis et les camps communistes, avait lanc ce dfi terrible au Communisme : tu as le mme visage de
Bte ! mais Grossman avait un matre penser, qui tait Tchkhov, le sceptique,
mais qui croit quand mme aux petits pas de l'humain, aux humbles rtractations,
aux minuscules doses de gnrosit. Tchkhov et accessoirement Dickens, les
deux matres rsister aux humiliations. Avec Grossman, [434] ce n'tait pas le
coup de reins soljnitsynien aprs le fouet du camp, la torpeur de l'assommoir
inhumain, non ! mais c'tait quand mme l'homopathie du bien, telle qu'on la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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voit l'uvre dans l'immense procession des petitesses humaines de Tchkhov.


Wiesel, Soljnitsyne, Grossman, c'taient eux qui avaient lev les digues contre
le flot de boue ftide, et mme ce persifleur de l'extrme qu'est Chalamov, en dfinitive, sauvait une part de l'humanit malgr les mes gelant plus vite quun
crachat, malgr les crevards jous aux trictracs par les truands, Chalamov ne
peut pas faire autrement que d'en appeler aux survivants de l'humain dans le monde de l'inhumain, il en est, et les mdecins qui l'ont aid surmonter les heures o
le crevard quil tait allait crever, en sont aussi. Et d'autres encore. Le truand nest
pas toute l'humanit. Grossman avait dcrit l'enfer inhumain de l'pouvantable
bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger l'lot de la maison No 6 , les deux
jeunes gens qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant
la mort inluctable. Lamour existait encore, l'humain tait sauvable, dose homopathique du moins. Et puisque Stalingrad est dcrit dans Vie et destin comme
dans Les Bienveillantes, il vaut la peine de comparer un instant ces deux visions
d'enfer : car l'enfer est enfin vu dans ses deux dsincarnations : empilements de
cadavres, peur noue ce qui reste de vivant en toi, anthropophagie clandestine,
et surtout enfer blanc, enfer du gel absolu, quelque chose qui apparente galement
Les Bienveillantes Chalamov, puisque Chalamov dcrit le froid infernal, celui
que Dante peint au chapitre 28 de son Inferno. La mme dgradation, le mme
ensauvagement s'empare de l'homme des deux cts. Mais il y a cette maison de
l'lot No 6. Les hommes y sont devenus libres, le chef Grekov na plus obir au
commissaire politique, dans un monde o la vie c'est le mal , lui et ses quelques hommes rendus sereins par le dchanement de l'enfer de la guerre s'mancipent du mensonge, de la grande ide lumineuse .
Lauteur des Bienveillantes connat trs bien la littrature russe, et semble
jouer avec elle, il joue lui faire cho, mais un cho ravageur. Sa petite musique
(le roman est divis en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve
humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littrature russe est retourne
comme lapin corch entre toccata, allemande et gigue : les plus grandes scnes
de Grossman, les revoil rejoues de l'autre ct, du ct des SS, avec les Aktion
spciales, les humains pousss la fosse putride o la plus grande preuve de
compassion pour les frres humains est dentrer dans le sang et la merde jusquaux genoux pour donner le coup de grce une fillette. Et la grande scne de
Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi o il se retrouve prisonnier,

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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cette envole oratoire du nazi qui dit au bolchevik : Mme si nous prissons,
nous savons que vous achverez la tche qui est la ntre , la voici reprise, mais
une chelle gigantesque, comme si toute cette mare d'excrment et de misre qui
ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe sicle. Le narrateur, l'Obersturmfhrer Dr Aue, voit en rve Hitler portant un chle de prire,
dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement : Au fond
nous rcusons ensemble l'homo conomicus , refait cette grande plaidoirie sur
les deux peuples lus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner
avait dj mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando
isralien au fin fond de la fort amazonienne.
[435]
Aue serait-il, comme il le prtend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien
amricain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de
Hitler ? Pas tout fait, car Aue, homme distingu, mlomane qui souffre de
navoir pas appris jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il Lcriture du dsastre dans sa retraite de survivant cach dans le grand fleuve humain ?), ami de
Brasillach et de Rebatet, Europen en somme, mais revenu ses origines vlkisch , fils d'un pre allemand qui a fait la premire guerre en bourreau animal,
et d'une mre franaise remarie quil hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections ralistes la dmence de la Solution finale, organise des
panels scientifiques grotesques pour dterminer si les Bergjuden du Caucase sont
juifs de sang ou de culture, il lit Lermontov, visite les lieux o le pote se fit tuer
en duel par Martynov, cite Augustin s'tonnant que Jrme pratique la lecture
silencieuse, mais cette distance nest quune mise en scne. En dfinitive le grand
secret, c'est l'adquation de la gigantesque orgie de sang son propre chaos primaire intrieur : en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le
prince des Dmons de Dostoevski, Stavroguine.
Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubre,
Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravit qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir pomranien de son beau-frre, et voit dans un dlire onirique sa sur-jumelle-pouse, avec qui il a forniqu au sortir clandestin de leur
enfance. Dans un maelstrm de sadisme, d'onanisme dlirant, il saccouple nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est

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pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme


le Pavillon des Cancreux, le roman s'achve au zoo, pas celui de Tachkent, celui
de Berlin en flammes, o les abris antiariens sont des cloaques de merde et de
cadavres, o l'hippopotame flotte dans un dluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le
boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, le Gttedmmerung nest
pas pour lui, il ne suivra pas son Fhrer. Dans le bunker dj demi noy, un Hitler snile et tremblant dcore quelques SS mritants, et lorsquil arrive devant
Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez.
Ds lors le film s'acclre, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch,
avant de s'achever au zoo.
Stavroguine est porteur dune croix, cest ce que veut dire son nom. Aue est un
monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre
dans un univers excrmentiel onirique, tuant sa mre et son pre de substitution,
devant les jumeaux dus la fornication clandestine de sa sur jumelle, tranglant
sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de drliction quest
devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des dmons, mais
il n'existe plus pour Aue, il na plus aucune consistance. Linhumain, excusezmoi, a nexiste pas, il ny a que l'humain et encore l'humain ; l'inhumain nest
que l'effet de la persistance diabolique et obstine de l'humain dans l'homme :
Baby Yar, Sobibor, Madanek, l'Aktion hongroise extorque Horthy, la faveur de
Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne passe , [436] parce que
tout est dict par les rinyes, ces Eumnides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dvorent le sein de la jeune fille pendue Kharkov.
Que veulent dire ces rinyes, autrement dit ces desses de la Vengeance ? Littell nous l'explique : les Grecs n'attribuaient aucune circonstance attnuante au
meurtrier du fait que son crime tait d au hasard : dipe ne reconnaissait pas son
pre, peu importe ! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entire, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'tait ainsi. Les
sadiques en tout genre que ctoie l'Obersturmfhrer Aue sont de pauvres types,
telle est notre Dik ! Et le roman, en un sens, contredit tout le rcit historique
construit depuis ce Crpuscule des Dieux hitlrien : on a cr un imaginaire
historique cohrent, sans voir que sa cohrence tait ailleurs : dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes

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les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne
lieu une note qu'envoie Aue Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain
invent par Speer. Le matricide dans la villa dAntibes est bien plus en accord
avec le dchanement de bestialit infantile que dcrit ce roman effrayant, l'humour vitriolaire, o les taches de lumire creuses par la torche du narrateur
crent une pouvante insidieuse, visqueuse, indtachable comme un vtement
souill et puant. Les petits normes crnes des morts vifs du peintre Musi murmurent Nous ne sommes pas les derniers , le bourreau de la maison des Atrides
europenne, murmure aussi Nous ne sommes pas les derniers . Et c'est bien l
ce qui angoisse la lecture de cette confession que ne lira aucun vque Tikhone.

Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, 2006.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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XIII
QUELLE EUROPE ?

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XIII. QUELLE EUROPE ?
A.

UN FACTEUR
D'ICNES ICONOCLASTE :
GEORGE STEINER
ROMANCIER

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En 1979, dans la livraison de printemps de la revue amricaine The Kenyion


Review, parut un texte de fiction de George Steiner, intitul The Portage to San
Cristobal of A.H. George Steiner men donna un exemplaire, je lisais pour la premire fois une fiction de celui que je connaissais par son After Babel ou son tude
sur Tolstoy or Dostoevsky. Le roman me bouleversa.
Genve, sa venue avait t un vnement, il nous avait secous tous par ce
feu intrieur et cette ironie tantt dsarmante de bienveillance, tantt violemment
cruelle. Avec l'auteur de After Babel, l'tude des textes devenait un dangereux
maniement d'explosifs. Son sminaire sur la dramaturgie de Shakespeare devint
rapidement un mythe social, s'y ctoyaient tudiants et auditeurs de la ville, fascins par ce lecteur-chaman qui arpentait la scne de lAula et faisait transpirer au
texte une sueur d'angoisse. Ce lecteur qui savait le texte mieux qu'un acteur professionnel et qui connaissait les gloses accumules mieux quun universitaire

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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d'archives refusait ostensiblement la posture du commentateur : la vie et son tragique devaient tre au rendez-vous entre le texte et le lecteur. Et devant une Genve amielienne qui n'aime pas se placer sous le regard, devant nous tous qui
craignons les textes ds que nous pressentons que leur lecture peut dposer en
nous l'explosif il dambulait, mi-pyromane, mi-danseur du mot. Plus tard il me
donnera lire un de ses plus petits textes, dont le titre en franais dpasse de loin
l'anodin titre en anglais : Comment taire ? Je reviendrai sur ce texte, mais ds
l'instant o je le lus, il me sembla dtenir la cl de l'exgse steinerienne : comment taire ? le pseudo commentaire tait, et le vrai commentaire tue.
Eichmann avait t captur en 1960, son procs avait t fait Jrusalem en
1963, Hannah Arendt en avait t la greffire, inattendue dans ses attendus sur le
mal absolu et l'homme ordinaire Eichmann (Eichmann Jrusalem : un rapport
sur la banalit du mal). Linjuste avait t jug et puni par le pays de ses victimes,
le Bien avait triomph, mais le mal restait camper, et il campait mme au pays du
Bien. Steiner qui est un Juif inquiet d'avoir survcu, un esprit tortur de comprendre l'nigme du mal, et plus encore l'nigme de l'lection, a poursuivi, et poursuivra sans doute toujours la question du paradoxe de l'lection. Quest-ce qu'tre le
peuple lu ? Lnigme et les contradictions de la notion mme d'lection ont
donn naissance la fable du Transport de A.H.
[440]
Dans son ouvrage sur Sophocle et le mythe d'Antigone, tincelant livre intitul Les Antigones, George Steiner dfinit la pice de Sophocle comme le texte humain qui rassemble le plus gnialement les cinq grandes constantes des conflits
inhrents la nature humaine.

Laffrontement des hommes et des femmes, de la vieillesse et de la


jeunesse, de la socit et de l'individu, des vivants et des morts, des hommes et des dieux.

Ce sont des conflits dont la rsolution est impossible pour la simple raison
quils sont constitutifs de l'homme, ce ne sont pas des preuves auxquelles il est
soumis, ce sont des constantes de lui-mme, o l'homme se dfinit dans l'affrontement et l'affrontement fait l'homme. Lagon, l'agir-contre est toujours en mou-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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vement. Ce qui veut dire quon ne peut pas arrter l'histoire, qu'on ne peut pas
prserver une mmoire sans conflit de mmoire, qu'on ne peut ngocier que des
armistices entre les adversaires, jamais des paix ternelles. LOccident, expliquet-il dans une confrence datant de 1974, est une nostalgie de l'absolu , et les
grands facteurs d'absolu, ou plutt d'ersatz d'absolu depuis que la transcendance
judo-chrtienne s'efface, ce sont Marx, Freud et Lvy-Strauss, trois Juifs qui ont
forg la nostalgie aigu du jardin perdu 106 . Et pourtant certaines constantes
se veulent immuables et en quelque sorte incessibles, l'Alliance de Dieu et de son
peuple en particulier, mme toute l'histoire d'Isral est une histoire de rsistance
du peuple Dieu. Les grands mythes sont des conflits du commencement, et des
conflits non ngociables. Ils renaissent sans fin, surtout les mythes grecs, parce
quils nous remettent incessamment face au conflit qui recommence.
George Steiner a t, est un lecteur en action ; si quelqu'un cherche et trouve
les prsences relles dans le texte, c'est lui. Lui le traqueur des faux glossateurs,
des faux lecteurs, des imposteurs de la lecture universitaire ou commercialement
hollywoodise. Taire ou tuer.
Il a donc t un grand lecteur de la littrature russe, ds son Tolsto ou Dostoevski, mais plus encore avec les grands textes de la dissidence. Entrer en dissidence tant l'acte mme fondateur de la cration. Lecteur inquiet, parfois mme
suspicieux, de Soljnitsyne, piant la chute du prophte, lecteur fascin de Vassili
Grossman, et en particulier de Vie et destin, et plus encore des pages thme juif
de ce livre incandescent, en particulier la Lettre son fils de la mre de Strum
(cette lettre a t joue au thtre, tant elle est elle seule un nud du conflit),
et galement le thme de la descente la Shoah mene narrativement le plus loin
que faire se peut, jusque dans la rduction cendre, mais une cendre parlante,
accusante, provocante. Car Grossman ne renonce pas au pouvoir du mot pour dire
l'indicible, il force l'indicible dans le dicible, il l'treint dans un corps corps qui
na pas d'quivalent, nous semble-t-il. Il y a dans Vie et destin cette page trs
puissante que nous avons dj voque, celle o l'Obersturmbannfhrer Liss
convoque au camp allemand o il croupit le prisonnier communiste Mostovsko.
Liss veut, dans la conversation nocturne avec le prisonnier, lui faire prendre conscience de leur parent troite, idologique et devant l'histoire.
106

George Steiner, Nostalgia for the Absolute, CBC Massey Lectures 1974, Toronto, 1974.

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[441]

Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage ha, nous regardons dans un miroir. L rside la tragdie de notre poque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez Pas en nous ?

Le visage du Tentateur s'approche plus prs encore et murmure :

Nous sommes vos ennemis mortels, bien sr, mais notre victoire est en
mme temps la vtre. Si c'est vous qui gagnez, nous prirons, mais nous
continuerons vivre dans votre victoire.

Le sducteur propose Mostovsko, staliniste pur et dur, de collaborer au nom


d'une communaut d'idal, une communaut monstrueuse des voleurs d'absolu.

Aujourd'hui vous tes effrays par notre haine du judasme. Mais il se


peut que demain vous la repreniez votre compte.

Mostovsko, un instant, est tent. La voix sductrice lui dit encore :

Il ny a pas de gouffre entre nous, nous sommes des formes diffrentes


d'une essence identique : l'tat-Parti. 107

Cette saisissante scne de sduction, de miroir entre les deux totalitarismes est
comme l'anti-ple de Vie et destin alors que son ple positif est la Maison 6
bis qui, sous le dluge de feu de Stalingrad, abrite les amours de deux jeunes
gens qui vont prir dans un instant. Minuscule et prissante, la libert est ncessaire aux poumons de la narration de Grossman. Le livre de Grossman, un des
plus grands livres du XXe sicle, tente de dire ce qu'il y a de plus difficile dire :
107

Le Vie et destin du metteur en scne de Ptersbourg Lev Dodine est construit sur cette symtrie des deux systmes.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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la liaison entre le mal et le mal, entre le bien et le mal, entre le Dieu absolu et le
Dieu bafou, mais coresponsable du sicle des camps, des gaz, et de la Kolyma.
Lorsque Sofia sent s'effondrer contre elle sous la douche d'Auschwitz le corps du
garonnet David, qu'elle a adopt dans la cohue des femmes et des enfants allant
nus l'abattoir, elle murmure : Je suis mre. Car on peut devenir mre par le
malheur.
La lecture de Grossman fit un effet puissant sur l'imaginaire de Steiner. Et le
Transport en est un reflet, je suppose. Mais dans une autre cl, et sans l'extraordinaire quilibrage de Grossman entre l'inhumain et l'humain, qui fait que Grossman nous entrane vers une catharsis. Tandis que Steiner reste ambigu... Dans
Comment taire ? on voit la mre d'Isaac deviner le dessein effroyable de Dieu et
de son serviteur Abraham, et quelque chose comme la maternit par le malheur
s'esquisse, qui ressemble la transfiguration morale de la mre de Strum chez
Grossman. Ce qui est pass d'un roman l'autre, c'est l'interrogation dramatique sur
le mimtisme des voleurs d'absolu, l'effet de miroir entre les deux grands flaux
qui ont voulu exterminer l'homme simple, l'habitant naturel d'une terre soumise
la vengeance apocalyptique du Dieu invisible. La scne entre Liss [442] et Mostovsko va tre rejoue dans son roman, mais une bien autre chelle, et dans un
cadre imagin, hallucinant. (Bien sr, avant Grossman, d'autres avaient tent le
rapprochement entre les deux totalitarismes, ne serait-ce que Hannah Arendt, dans
la rflexion politique, ou Margret Buber-Neumann dans son exprience rapporte,
mais aucun texte navait encore mis en scne ce monstrueux inceste.) Sans craindre les excs ni le baroque, y aspirant au contraire de toutes ses forces, le romancier fabuliste invente une seconde capture d'Eichmann, mais cette fois-ci celle de
A.H., c'est--dire Adolf Hitler, au fond de l'Amazonie.
La fable est puissante, le dcor est sauvage, le marais amazonien immense, la
jungle verte et venimeuse lacre, engloutit et enveloppe dans son placenta primaire tous les tres. Il y a peut-tre, videmment, du dj vu dans cette jungle vorace
qui rappelle le film de Herzog Aguirre ou la colre de Dieu. La petite troupe de
Juifs que Lieber, le traqueur du Fhrer depuis trente ans, a lance sa poursuite
vient de dcouvrir le traqu. Vous ! c'est le premier mot, c'est le premier chapitre,
cest presque tout le livre : Vous ! l'incarnation du mal. Et la fin du chapitre le
vieillard rpond simplement, en allemand : Ich ! moi ! Ce vocatif la deuxime
personne (You en anglais, et la place de la traductrice j'aurais mis Toi ! parce

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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quil s'agit d'une sorte d'antiphilosophie du Tu, de l'altrit : face au monstre peuton dire, penser un instant Tu est moi ?) A.H. est aussi un Tu , qui l'on
peut s'adresser, que l'on peut regarder, aider marcher, plaindre mme... Et tout le
livre est un tonnement devant ce brlant paradoxe : le Tu peut tre l'horreur, le
mal personnifi , mais prcisment personnifi ne veut rien dire, pas plus dans
la fable de Steiner quau procs de Jrusalem o Hannah Arendt regarde le petit
Eichmann se dfendre.
Peut-on donc incarner le mal ? A cette question, le metteur en scne russe Sokourov, dans son puissant film Moloch, rpond non. Et Steiner connat d'avance
cette rponse. C'est un des conflits permanents o se construit le monde, le conflit
entre mmoire du mal et poursuite de la vie, entre jeunes et vieux, entre pass
mme infernal et prsent, ptri de biologique. Comme le Verbe, le Mal peut devenir Chair, Viande mme, comme dit le romancier Novarina, mais viande qui parle
et qui souffre.
Le livre est bti comme un dbat mdival entre l'me et le corps, ou entre Satan et Dieu, ou entre Dieu et Job. Il y a l'acte d'accusation, il y a le tmoignage
fou, il y a la plaidoirie pour clore la dfense. C'est un procs, mais pas Jrusalem, dans la jungle amazonienne, et pas en vrai , mais en plus vrai encore, devant Dieu. Lieber est le traqueur, l'organisateur de la chasse l'homme, de la capture, et il vient d'tre averti par des messages radio cods changs entre lui (nom
de code : Adjalon) et Simon, le chef de l'quipe en chasse (nom de code : Nemrod) : A.H. est captur, le Mal est entre nos mains, squestr, neutralis (mais il
se cachait, et ne reprsentait plus le danger du Mal). Et le rquisitoire d'Adjalon
est extraordinairement puissant, un formidable rappel de la haine subie, des atroces tortures, des humiliations, des mres et des filles nues qui ont d manger la
merde, des tres rampants encore vivants dans la chaux, des enfants jets la fosse de Sobibor... Il faut d'abord jubiler de la capture et ensuite se prmunir contre
la piti possible.
[443]
Adjalon Nemrod. Message reu. M'entendez-vous ? Adjalon Nemrod. Gloire Dieu. Au plus haut des cieux. Et tout jamais. Le soleil
s'est arrt sur Adjalon. Et nous avons remport la victoire.

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N'oublions pas le sens des noms de code : Adjalon est une montagne au nord
de Jrusalem, Nemrod est le puissant chasseur de la Gense. Adjalon sait que
Hitler dsormais est pour ceux qui l'ont captur un homme vivant, un vieillard, et
que la piti peut les circonvenir. Il faut rchauffer la haine, raviver la mmoire des
martyrs de tous ges, tous sexes, toutes nations, toutes origines, tous ont pri
cause de ce vieillard qui a donn vie au vieux rve de meurtre total, qui a donn
visage au monstre collectif.

Veillez sur lui plus tendrement que s'il tait le dernier fils de Jacob.

La capture du Fhrer en clandestinit parvient aux oreilles des espions, des


protecteurs du mal, des colonels de toutes les juntes, des tyrans, des bourreaux
toujours renouvels, elle parvient aux services de renseignements des Vainqueurs
et des juges de Nuremberg. Elle nest vrit admissible par personne. Dostoevski
a laiss ici sa trace, lui qui dans Les Frres Karamazov imagine dans sa Lgende du Grand Inquisiteur le retour du Christ au temps trs chrtien de l'Inquisition : et le Christ n'a rien faire dans l'histoire chrtienne. Linquisiteur le relche
en lui enjoignant de se taire. Et d'ailleurs le Christ de cette fable-l ne parle pas, il
se tait. A.H. est un autre revenant, le revenant du Mal. Lui ne se taira pas. En attendant, tous les puissants qui veulent que l'ordre de l'aprs-guerre subsiste s'inquitent. Le vieux colonel-mdecin sovitique qui avait eu examiner le cadavre
du Fhrer et avait exprim des doutes, vite rtracts sous les tortures des bourreaux du KGB car Staline avait dcid que Hitler tait mort, reoit la visite des
successeurs de ses bourreaux d'il y a trente ans. Le vieil homme tremble de peur
et se rfugie derrire ses aveux dalors. Les chancelleries doutent, envoient des
espions stipendis, s'apprtent djouer tout nouvel exploit d'Isral, il ne doit pas
y avoir un Second Procs.
Le groupe progresse dans l'enfer amazonien. Le paludisme frappe l'un deux ;
le vieillard, au contraire, semble se ragaillardir au fur et mesure qu'il avance
avec ses gardiens. Le brancard sera pour Gdon qui dlire au lieu de A.H. et Gdon en dlire est le tmoin qui souffre de la mmoire. Son tmoignage est le lien
gomtrique au centre du roman. Pourquoi rouvrir la plaie encore purulente ? dit
le tmoin. Lieber le traqueur vit pour sa haine de A.H., mais nous que fait cette

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haine ? Gdon ne sait plus qui il est, qui est A.H. Un compagnon essaie de le
consoler en lui confiant son interprtation de l'histoire : les Juifs sont dans l'histoire pour retarder le Jugement dernier, car personne ne veut du Messie. Ils nous
hassent parce que nous leur avons mis sur les paules le Messie Jsus.

Les Juifs sont le paratonnerre, les foudres divines les traversent jusqu la racine et les rduisent en cendres. Et grce cette ruse nous retardons la venue du Messie. Nous prions pour sa venue tous les jours, mais
nous lui chuchotons de ne pas venir...

[444]
Le mourant rtorque : Sottises, des mots que tout a ! Hitler aussi faisait
danser les mots, nous tous sommes des danseurs de mots. Et c'est alors que le
mourant ose son interprtation blasphmatoire : il est de ntres. Hitler est des ntres, il est un juif cach, lui aussi il a voulu ruser avec le jugement dernier, pouvoir y arriver seul, face face.

tre le dernier Adam, voil ce qui1 a voulu, le vieux Spieler.

Le tmoin est donc fou, son tmoignage ne sera pas retenu par le tribunal...
Mais de toute faon tribunal il n'y aura pas, ils n'arriveront pas livrer leur prise,
les hlicoptres des fascistes commencent les reprer dans la fort touffante,
les espions des grandes puissances sont dj tous au rendez-vous dans la bourgade
ignoble et suffocante d'Orosso, la seule destination possible au terme de cette reptation dans l'enfer humide et venimeux. Il faut donc en finir, la troupe des justiciers est diminue, ils ne sont plus que quatre, plus l'Indien qui les a longuement
pis et s'est joint eux. On va commettre un avocat d'office pour le jugement,
l'Indien sera tmoin, mais l'inculp refuse tout avocat commis d'office, il se dfendra bien tout seul. Vient donc le troisime grand moment, le dernier, la plaidoirie de la dfense.
La plaidoirie dA.H. est videmment le morceau brlant, le brandon mme
que l'auteur a voulu jeter, et pour l'amour de quoi il a invent toute la fable. Mis

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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au thtre dans une version scnique due Christopher Hampton, Le Transport de


A.H. suscita Londres des remous, presque une meute. Des jeunes Juifs assigeaient le thtre, trouvant insupportable que parole soit rendue Hitler. Surtout
que ces paroles sont par excellence, comme dit Dostoevski, un gourdin deux
bouts. C'est--dire une chane argumentaire ambigu, utilisable charge ou dcharge, la gloire ou l'incrimination. On retrouve dans la dfense d'Hitler des
arguments auxquels Steiner a recouru ailleurs, positivement. En particulier la srie
des hypostases du messianisme juif, d'abord en Jsus, puis quand le christianisme
vacille, en Marx, puis quand le marxisme se corrompt, en Freud. Toujours l'hermneute qui colporte le ssame-ouvre-toi de lAttente, de l'Absolu, est juif Toujours il est du peuple lu, ce peuple envoy sur terre pour empcher les hommes
de vivre innocemment, pour leur infliger la souffrance, la maladie, comme a dit
Nietzsche et ceux venus aprs lui. Et voil que Hitler, le Hitler de George Steiner,
le sait autant que son crateur. Mthodiquement le vieil homme va donc numrer
les hypostases du peuple lu : le Dieu du Sina, invisible, mais qui voit tout, inaccessible, mais qui exige tout. Et puis le Christ et sa terrible douceur. Le Juif
n'avait-il pas assez contribu faire de l'homme un malade ?

Non, messieurs, car il y a un troisime acte notre histoire.

Et ce troisime acte est celui-l mme qui se joue entre Liss et Mostovsko,
entre la meute nazie et la meute fanatique des bolcheviks, mais c'est toujours le
chantage de la transcendance.
La fable de Steiner est grandiloquente, manifestement elle ne craint pas, recherche plutt le grandguignolesque, mais elle nous introduit au cur d'un paradoxe fondamental [445] pour lui : un miroir mimtique fonctionne entre le bien et
le mal. Il fonctionne entre le peuple lu et ses ennemis, il fonctionne au fond mme de l'homme et de l'hermneute George Steiner, et alimente sa rflexion fondamentale sur les mcanismes des prsences relles . Au demeurant, il nous
conduit au cur mme de la politique d'aujourd'hui puisque Isral, aujourd'hui,
est un miroir de violences. Et mme ce miroir flambe de plus en plus, bien plus
encore que lorsque Le Transport de A. H. tait en gestation. Son A.H. conclut

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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d'ailleurs ainsi : sans mon holocauste, jamais vous 1auriez eu votre tat, je vous
en ai fait cadeau. J'ai continu votre uvre de messianisme.

Ce fut l'holocauste qui vous donna le courage de l'injustice.

Ce viol du Bien au cur du bien, ce viol du Verbe au cur des mots. Tout se
concentre dans le paradoxe et l'nigme de l'lection. Steiner nous exhibe ce paradoxe dans sa fable, comme un saint montre sa plaie sur un retable difiant. Il l'a
fait dans bien d'autres textes, en particulier ce Comment taire ? qui est une rflexion potique sur le sacrifice d'Abraham. Comment un pre peut-il lever le
couteau sur son fils ?

Pas un pre juif ne considre son fils sans songer qu'il lui sera peuttre ordonn de lui ter la vie.

Le mal est ici situ intimement entre l'humain et le divin. Le divin est le grand
risque incrust au cur de l'humain. Labsolutisation est ne de ce petit peuple
juif, et l'absolutisation peut bien nomadiser, elle revient et elle reviendra toujours
lui. George Steiner, au sortir de certaines de ses fables si violentes, si provocantes, aussi acres ct manche que ct lame, m'apparat tel un facteur d'icnes
qui serait iconoclaste ; ou, pour reprendre un mot d'Ibsen, un poisson qui serait
hydrophobe...
La justice est sujette dispute, la force est trs reconnaissable et sans dispute , dit Blaise Pascal. Mais force et justice sont prises dans un incestueux nud
qui durera jusqu' la fin et au Jugement. The Reich begot Israel... , tels sont les
derniers mots de A.H. Le Reich engendra Isral. Dans les gnalogies du bien,
qu'aiment tant les critures, en voici une que nous nattendions pas, et que nous
donne avant de prir avec les autres le vieillard Hitler de George Steiner. Mettre
ensemble la justice et la force, comme en rve Pascal, supposerait qu'on mit fin
leur incestueux couple.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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[446]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XIII. QUELLE EUROPE ?
B.

LME DES BUFS SERBES

Retour la table des matires

I1 existe en Europe un immense romancier que l'Europe ne veut pas reconnatre, c'est--dire ne veut mme pas lire. Il est serbe, il s'appelle Dobritsa Tchossitch. Il nest pas grand parce qu'il est serbe, ni parce quil est, avec l'Albanais
Kadar, un des derniers crivains vivants qui ont t malaxs par la grande utopie
communiste et le grand hachoir humain qu'elle est devenue inexorablement. Il est
un immense crivain parce qu'il est le dernier des crateurs de grands romans piques. Lpique meurt avec lui, l'pique est mort. Il ncessite une confrontation
entre le vivant et le mort l'individu et le collectif, l'homme et les dieux, le vouloir
personnel et lAnank de la tragdie grecque. Tchossitch a su mettre en confrontation ces grandes et insolubles oppositions. Il a pu le faire parce quil est serbe et
que la mort d'un destin national a t vcue par la Serbie plus tard que par les autres peuples de l'Europe, entre Premire Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, titisme, bagne pour les staliniens antititistes, et croulement de la Yougoslavie. Seul un grand corps corps avec l'histoire, un combat la vie et surtout
la mort avec l'histoire peut engendrer de l'pique. C'est ce que nous donne Tchossitch.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Superbement indiffrent aux prches sur la mort du roman (tout comme


Soljnitsyne), Tchossitch tisse et trame une sorte de texte-essaim qui bourdonne,
fanfaronne, gmit. Au centre de l'essaim : la reine, qui est la Mort. C'est elle qui
malaxe le tissu de vie que le romancier pique a emml : paysans de Prerovo, le
village mythique, familles bourgeoises de Belgrade ou de Nich, parlementaires,
jeunes gens s'gosillant en querelles politiques. Ce sont eux, les jeunes gens qui
sont au cur de l'essaim, parce que c'est eux qui vont mourir. Rarement l'me, le
dsespoir, la navet, la prsomption des jeunes hommes ont t si magnifiquement apprhends. Il n'y a pourtant rien de juvnile dans ce monde de jeunes
adultes pas encore tout fait librs de l'irresponsable jouvence. Ils se saoulent,
ils jouent aux cartes, ils maudissent les rois, ils attendent la mort, comme des
hommes adultes. Mais prcisment, c'est leur extraordinaire et violente, instantane mtamorphose de grands enfants en hommes vieillis par la mort qui cre la
fascination la plus profonde de ce livre.
Le reste, la gouaille, le chaos, la solitude du Commandant en chef, la lumire
des vergers (surtout les prunelaies, les merveilleuses prunelaies de Prerovo !), la
mer de brouillard, les amoncellements de cadavres et la ronde insoutenable des
chevaux entravs que fauche une mitrailleuse allemande, la flte du soldat Dragoutine, la canne du clairvoyant et [447] solitaire misanthrope Voukachine Katitch ternel opposant , tout cela, c'est le rucher de l'essaim, un rucher qui a
nom Serbie, et qui chancelle et va s'crouler.
Le cheval moreau d'Adam, Dragan, a presque plus de prsence que le gnral
Michitch. Lindomptable pur-sang, rtif comme la Serbie, dont la perte rendra
inconsolable Adam, le poussant quasiment dserter pour le retrouver. Il vaut
plus quun royaume, plus que le cheval blanc de l'imposteur polonais, le Faux
Dimitri, dans Boris Godounov, il vaut tout le reste du vivant. Mais les colverts ou
les canards sauvages qui s'abattent sur l'effroyable tournis des chevaux massacrs
nont pas moins de mystrieuse prsence. La guerre concerne autant le monde
animal que le monde humain, peut-tre mme plus... Le silence de la Serbie martyrise par l'expdition punitive du gnral autrichien Potiorek, c'est avant tout le
grand, l'incroyable silence animal. Quand la guerre est en l'homme, il se fait galement en lui un silence effroyable.
Le Journal de l'tudiant bigleux Ivan Katitch est un magnifique fragment de
vie intellectuelle qui vacille et se recompose dans l'ensauvagement simplificateur

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de la guerre. La mort, c'est aussi bien celle du frre d'armes que la sienne propre.
Il se fait quelque chose d'impossible distinguer, une sorte de mort jumelle, des
morts soudes entre elles. Ivan crit en songeant Bogdan, son frre d'arme qui
vient de disparatre :

Nous nallons quand mme pas mourir tous les deux. Se souviendra-til de moi, est-ce que je le mrite ? Dans son combat pour l'avenir, ne pourrais-je pas tre son chagrin dans une certaine solitude ? tre un chagrin
pour un ami, cet espoir change pour moi jusqu'au sens de la mort.

Et si Le Temps de la mort est un sombre pome, hymne et lamentation la


fois, pour les jeunes gens, c'est aussi parce qu'il est la forte et dcide rvolte du
fils serbe contre le pre serbe. Une rvolte qui sourd grandit et vainc l'amour des
pres, l'amour du village, l'amour de Prerovo, une rvolte dont le journal de l'tudiant caporal-chef Ivan contient, dans ses adresses son pre, des fragments explosifs comme une grenade fragmentation.
La Serbie, pays sculaire, sept sicles courb sous le joug ottoman, peu peu
relev, tient debout, en apparence, par l'amour des pres, le respect des anctres,
tout ce qui, en Europe, fait d'elle un pays archaque, mpris autant qu'admir. Les
jeunes gens runis sous le flau de la mort, entre la rivire Drina et les monts du
Suvobor, excrent leur naissance. Comme Cioran, ou comme Kierkegaard, ils
dsavouent le pre qui les a engendrs, l'amour de leurs parents qui leur a donn
naissance. Ivan va jusqu' excrer le Pre, Dieu le Pre, qui a sacrifi Dieu le Fils.
Sacrilge et dsespr, crit dans son journal : Le Christ na pas russi en tant
que religion parce quil a t conu en tant que fils. Et Ivan Katitch, non moins
rvolt que son homonyme Ivan Karamazov, ajoute avec une incroyable insolence : Lorgueil et la duret, c'tait et cela reste mon apprciation de Dieu le Pre. Dans la Serbie orthodoxe, va-nu-pieds et paenne, cette rvolte est le ferment, elle est le noyau d'nergie de l'lmentaire serbe. Vnrer et rcuser le pre.
Le rcuser parce qu'on le vnre.
[448]
Tchossitch construit avec le gnral Michitch une magnifique figure de soldat
paysan, de Napolon issu de la glbe, il le ptrit de ses mains de sculpteur la

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Rodin, il l'exhausse, il en fait la figure tutlaire du Pre qui prend sur lui le terrible poids du sacrifice des Enfants. Tchossitch le conduit jusqu' la superbe scne
finale, lorsque, revenu dans son humble maison natale o l'occupant fritz
campait et souillait tout encore deux jours auparavant, le Pre vainqueur et le pre
vaincu par ce sacrifice de tant d'Isaac trace dans la cendre des traits nigmatiques
qui disparatront ds qu'on balaiera les cendres de 1'tre. Quest-ce que ce graffiti
mystrieux ? dit-elle comme la main qui crivit toute seule sur le mur du palais du
roi Belchassar, fils de Nabuchodonosor, Men, Tekel, Fares , ce qui veut dire
comme l'interprta Daniel le voyant : Compt, Pes, Dpec ? Une pesante
prdiction semble en effet surgir des cendres de cette misrable et auguste maison
paysanne.
Larbre est aussi une des mtaphores gantes qui btissent ce pome, on y
trouve l'homme-arbre, l'arbre dans le crpitement des combats, l'arbre refuge du
vivant et l'arbre simple repre pour les tirs, l'arbre qui a brl par forts entires
dans l'tre de l'antique demeure paysanne... Le paysage lui aussi entre en branle
tout entier, se convulse littralement. Le Rudnik, le Rajac et le Suvobor entrent en
collision ; tout le relief enneig, tordu par la tourmente, aveugl par la neige en
rafale entre dans une sorte de tragique sarabande. C'est la nature entire qui souffre, qui hurle, qui avance et qui recule comme la fort de Birman.
Bien sr, Tchossitch dialogue avec Tolsto. De bout en bout, presque brasle-corps. Non qu'il ait fait un calque. Mais parce que le type de bataille qu'il empoigne et sculpte dans sa phrase gouailleuse, tendre et tendue, c'est le type de bataille qui a commenc avec Napolon. Les stratgies l'chelon de 10 000 hommes, le dialogue artillerie-infanterie, les assauts main nue aprs la boucherie
cent mtres les uns des autres. Pas encore de blinds, pas encore d'aviation. La
baonnette achve l'ouvrage du canon et du fusil. La guerre sanglante, dj sans
hros, mais pas encore dpersonnalise. Quiconque veut empoigner cette ralit
humaine dix mille ttes, dix mille corps, dix mille curs doit se mesurer Tolsto. Tchossitch se mesure Tolsto. Le grand-pre Katitch connat par cur Guerre et Paix. Tous le connaissent. C'est le grand roman frre, et c'est le peuple grand
frre. Mais, comme Soljnitsyne dans Aot 14 (et trs diffremment, plus puissamment), Tchossitch corrige au passage.

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Tu crois srieusement que Bolkonski, mortellement bless, a t mu


par le bleu infini et les nuages bleus qui passaient ?

La puanteur, les excrments, les viols et les vols, la lourde cruaut humaine
l'emportent, s'imposent et lestent la prose de Tchossitch comme un fardeau de
boue, de fange, et avant tout de peur. Cela Tolsto l'avait vu ds les Rcits de Sbastopol, mais navait pas voulu en faire le cur de son rcit.
On subsiste et l'on vit aussi grce la peur , crit Ivan Katitch dans son
Journal. Il faudrait apprendre aux hommes la peur. Elle est leur allie...
[449]
Lhiver du Suvobor est bien plus terrible que l'hiver chez Tolsto. Quelque
chose l'apparente l'hiver de Chalamov, ces blocs de froid absolu, ces assauts
du gel qui conglent jusquau trfonds les mes humaines. Entre la Kolyma et son
Goulag tortur par le froid et par les truands et ce Suvobor o errent des fantmes
vids de leur vie, o l're glaciaire semble jamais revenue, o l'homme vid de
soi ne se sait plus soi-mme il est une comme une parent, une historique
connivence. Tchossitch dcrit l'hiver 1914, mais il crit aprs la Kolyma, une Kolyma que lui, le communiste dissident, a su deviner. C'est par l'absurde et par
l'ignoble que l'humain peut tre sauv. Danilo Protitch crit ses parents et revoit
la scne : une tourmente de neige dont on ne trouve pas la description mme
dans les romans russes , et o l'on mourait de gel et de faim obstine. Deux Fritz
agitaient dans cet ouragan du froid deux clochettes pour faire croire aux affams
quil y avait l deux bliers vivants pour les attirer, les capturer ou les tuer.
Danilo a descendu les deux bliers vivants . Lpisode est grotesque, humiliant. De faux bliers attirant la mort des hommes moutons.
Ces pisodes o l'homme contrefait l'animal ne sont que drision. Car le monde animal est meilleur que le monde humain, bufs et chevaux serbes, battus,
harasss tirent dans un ocan de boue et de neige le peu de pain de munition et
d'obus qui, allis l'incroyable obstination de l'homme serbe, feront tourner la
roue de la guerre. Lordonnance du gnral Michitch, ce simple paysan Dragoutine, quil a sauv d'une bastonnade froce que lui infligeait son suprieur, dit au
gnral, devenu marchal :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

624

Quant cette immense bataille serbe, je vous le dis du fond du cur,


ce sont les bufs ; qui nous ont sortis d'affaire, Monsieur le Marchal [...].
Si cela est possible, quand dans votre ordre vous fliciterez l'arme, mentionnez aussi les bufs serbes. Le btail serbe, Monsieur le Marchal.
Pour l'amour de Dieu. Et de la justice. J'ai vu beaucoup d'hommes sans
me, mais je nai jamais rencontr de buf qui n'ait eu une me.

On songe en aspirant le souffle violent de la prose de Tchossitch l'ptre de


Paul aux Romains : Toute la cration ensemble soupire et souffle (8-22).
De loin ceux qui nont pas lu Tchossitch et nont de lui quun vague souvenir
de lutte nationaliste, de mmorandum de l'Acadmie serbe s'imaginent quil
est un propagandiste serbe. Qui nest pas entr dans ce puissant transfert d'espace,
de temps et de souffrance quest Le Temps du mal de Dobritsa Tchossitch ne peut
avoir ide de la mesure de cet crivain. Ce ne sont pas les adversaires, ce ne sont
pas les autres qui chuchotent Delenda est Serbia , c'est la terre serbe qui se
cabre sous ce chuchotement, sans que l'on sache, hauteur de cette pope, si les
Caton auront raison ou pas. La Serbie dans les pomes narratifs de Tchossitch
nest que le souffle, le premier et le dernier souffle d'une poitrine humaine crase, torture, qui a t vol le temps, le temps de vivre, le temps de respirer, le
temps de sentir l'cre et dlicieuse senteur des prunelaies l't dclinant.

Il y a beaucoup de ttes humaines sur cette funeste terre qui valent


moins quun buf ou un beau fruit. Or le mal engendre le mal. Laubpine
ne donne pas de pommes.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

625

[450]
VIVRE EN RUSSE (2007)
XIII. QUELLE EUROPE ?
C.

LE MENTI-VRAI
Conformment cette directive de l'ennemi du peuple
Trotski, le bloc des droitiers et des trotskistes adopta sa dcision monstrueuse : assassiner Gorki. 108

Retour la table des matires

Le dramaturge juif roumain Mihail Sebastian crivait le 5 fvrier 1944 dans


son Journal :

Titre possible pour un essai : De la ralit physique du mensonge .


Dmontrer que le mensonge, aussi arbitraire qui1 soit, croit, se ramifie,
s'organise, devient un systme, gagne des contours et des points d'appui et,
partir d'un certain degr, se substitue aux faits, se transforme lui-mme
en fait, exerant ds lors une pression irrsistible sur tout le monde, y
compris sur son auteur.

Nul doute que le mensonge ait pris en URSS une authentique ralit physique,
comme dit Sebastian, c'est--dire quil a pris la ralit mme de la vrit, et c'est
elle, la petite vrit dconsidre, perscute, mise au ban du rel, qui a dcru,
perdu consistance, et finalement a d s'incliner.

108

Le procs du bloc des droitiers et des trotskistes antisovitique, Commissariat du Peuple de la justice de l'URSS, Moscou, 1938, p. 25 (dition franaise originale).

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

626

Tout le problme est que ce nest nullement une particularit exclusive du


pouvoir totalitaire. Qui dit totalitaire dit mise en place d'une utopie officielle et
d'une peur accompagnatrice. Pas seulement physique, pas seulement la peur qui
faisait que chacun dans la Moscou de 1937 avait son baluchon prt pour partir au
Goulag si on venait vous chercher trois heures du matin, mme et surtout si l'on
ne se sentait nullement coupable : le principe mme de la terreur tait sous Staline
son ct alatoire, que nul nen ft l'abri, nul satrape officiel, nul proltarien
d'avant-garde... Mais il y avait encore une autre peur, bien plus intgre la psych intime, la peur d'tre laiss sur le bord de la route, la peur de ne pas suivre le
cours imptueux de l'histoire. Car la grande vidence, c'tait que l'histoire tait
incarne. Marx plus Staline aboutissaient une sorte de btonnage de l'avenir.
Celui qui intrieurement s'y opposait, qui intrieurement se rebellait, se sentait,
comme le hros de Deuxime jour d'Ehrenbourg, un ennemi de classe parce
que, intrieurement, il tait un objecteur, un objecteur l'Histoire. (Il savait que
Boukharine n'avait pas tu Gorki, que son voisin arrt hier soir n'tait pas un
[451] comploteur, etc.) Mais le mme homme qui savait quelque part dans le trfonds de son intriorit que son voisin arrt la veille n'avait rien d'un comploteur
et Boukharine rien d'un trotskiste, en mme temps se sentait coupable de ne pas
nager dans le grand fleuve de l'Histoire, de ne pas parvenir se mentir soimme. Comme Krestinski au procs du Bloc en question, il tait prt avouer le
lendemain ce que la veille il navait pas su avouer par fausse honte . Lhrone
de Lydia Tchoukovskaa dans La Plonge croit que tous sont des ennemis du
peuple, l'exception de son propre fils : c'est un dbut d'aveu, mais l'aveu deviendra plus total quand le travail du menti-vrai aura t plus avanc, et alors la mre
dnoncera son fils comme ennemi de classe, l'pouse son mari comme comploteur. Ainsi chacun glisse dans la ngation de soi, c'est--dire le non-tre, dont on
peut dire quil est le but, la destination finale du mensonge instill par le totalitarisme dans chaque molcule humaine. Lydia Tchoukovskaa prcise cruellement
dans Les Chemins de lexclusion propos des savants et crivains sovitiques
contraints falsifier, calomnier, exclure :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

627

Ils usaient de leur notorit pour tayer la calomnie, pour prendre part
l'attaque, pour empoisonner l'me de notre peuple par de nouveaux mensonges. Et ils se mtamorphosaient en faux tmoins non pas sous la torture, ou sous la menace de la torture, ou parce qu'ils eussent risqu, en refusant, la prison, la dportation ou quelque violence. Ils le faisaient en pleine
scurit, sur un aimable coup de tlphone. 109

Le dsir de mensonge est congnital au totalitarisme. Le psalmiste qui fustige


souvent le mensonge dit :

Ta langue prmdite des crimes. Elle est perfide comme un rasoir aiguis. Elle est habile tromper. Au bien tu prfres le mal, et la franchise le mensonge. Tu aimes toute parole qui dtruit, langue perfide.
(Psaume 45)

Mais la perfidie nest plus le moteur du mensonge. Le menteur veut de toutes


ses forces, comme dit Sebastian, que mensonge soit vrai. Et survient un degr de
pression psychique, d'hallucination intime et collective o le mensonge perd toute
perfidie, et il devient vrai, contraignant comme du concret.
Ce mensonge, ainsi que l'a dit Ante Ciliga, est dconcertant , et la Russie
communiste tait bien le pays du mensonge dconcertant. Dconcertant pour l'observateur de l'extrieur. Et encore, tant que cet observateur restait vraiment extrieur. Mais la pression du fleuve dit Histoire ne sexerait pas moins sur lui
Paris qu Moscou. Simplement la peur ne jouait pas le mme rle, et le mensonge dconcertant, le menti-vrai pouvait y tre observ mieux encore qu Moscou.
C'est ce qu'ont fait Natacha Dioujeva et Franois George en organisant le colloque
Staline Paris. La formule du lninisme tait que le Parti se renforce toujours en
s'purant. La formule fut applique, on le sait, trs largement en URSS, par Lnine d'abord, puis par Staline avec une nergie renouvele. Elle fut applique dans
les dmocraties populaires, c'est--dire [452] les protectorats bolcheviques, mais
elle fut galement applique dans les dmocraties occidentales. On peut mme lire
le processus de faon particulirement vidente dans les pays rests libres, puis109

Lydia Tchoukovskaa, Les chemins de 1'exc1usion, Paris, 1980.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

628

que celui-ci a lieu non pas en vase clos, mais dans un espace politique ouvert. Et
la clture pratique est volontaire, accepte revendique par les communistes
franais et autres. On applique le mme principe qu'en URSS, c'est--dire, tout est
rapport de forces, il ny a pas dbat d'ides. Le dbat d'ides est mme chose
bourgeoise, ridicule, quasiment honteuse pour un communiste. C'est dire quel
point lire l'histoire des communistes, franais ou autres, selon le critre du mensonge est quasiment strile : ce critre nexistait pas.
Dans sa contribution au livre de Natacha Dioujeva et Franois George, Fred
Kupferman dmontre et dmonte le parcours du stalinien franais qui dpouille le vieil homme, celui pour qui le mensonge tait encore une perfidie de la langue comme le psalmiste l'avait dnonc, et il revt le nouvel homme socialiste, qui
a un autre type d'intriorit, l'intriorit rgie par l'extrieur, par le Parti. Une intriorit relie directement aux masses, et les masses s'expriment directement par le
Parti. Ce qui fait dire trs justement Kupferman :

Potes, peintres, musiciens, physiciens, philosophes, nos humanistes


rvolutionnaires sont redevenus des lves, avec des angoisses et des joies
d'lve, dont la vie intrieure est soumise au regard de svres ducateurs. 110

Lintriorit est donc retourne comme une peau de lapin, dans un supplice
qui donne des frissons d'extase, mais dont le caractre de supplice ne peut pas
disparatre totalement, en ce sens que les nouveaux humanistes ont une blessure
secrte, mais quils doivent constamment cautriser. Il y a les ducateurs svres , il y a la rude cole de l'homme nouveau (nul ne remarque combien ce vocabulaire est copi sur celui de l'aptre Paul), il y a la masse des travailleurs mene
par les svres ducateurs , et l'intellectuel, l'humaniste socialiste, tre plus
frle que le proltaire parce que toujours contamin par l'idologie larmoyante des
petits-bourgeois, qui se fait un devoir de surmonter sa faiblesse, de se joindre au
torrent de fer de l'Histoire en marche. Les pouses dclarent aux procs de
leur mari :

110

Fred Kupferman, Le parcours du stalinien , Staline Paris, Paris, 1982.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Je ne puis que me joindre toutes les honntes gens du pays pour rclamer un juste chtiment contre le tratre que vous jugez. 111

Plus tard il y aura lAveu, le livre de refondation du communisme visage


plus humain, mais aussi de refondation du mensonge, dans la mesure o ce clbre ouvrage non seulement ne donne pas un tableau vridique de la carrire de
London, mais a mme subi une autocensure des auteurs (Lise et Artur London).
Aux sources de lAveu est un texte publi par Lise London en 1997, prfac par
Pierre Nora. 112
[453]

Notre but en 1969 n'tait pas de rgler des comptes, ni d'crire nos
biographies, mais de faire clater la vrit sur la fabrication des procs, et
de rendre tant soit peu leur honneur aux victimes. L encore il faut se remettre dans l'ambiance du moment.

Aux sources de lAveu ne fait pas rfrence Bartosek, et mentionne en une


ligne l'existence du rapport secret de 300 pages crit par London en gele. Indirectement, il s'agissait de contre-attaquer au livre de l'historien Karel Bartosek La
vrit des archives et ses rvlations sur les strates accumules de mensonges.
Plus important encore que le livre, il y a eu le film de Costa-Gavras, qui largit
aux dimensions d'un immense public le mythe de London. Car aprs la phase sanglante du communisme, quand la Rvolution dvorait activement avec une joie
jubilatoire ses propres enfants, c'est--dire les reprsentants d' peu prs tous les
communismes de la plante, vint le dgel, et la refondation de la vrit qui tait
elle aussi un mensonge, moins norme, mais peut-tre plus pervers encore. Bartosek a compar le mmorandum que London crivit dans un sana o il fut envoy
en 1955 l'intention du pouvoir et les Mmoires quil publia ensuite ; en quelque
sorte les deux aveux, l'aveu secret pour le Parti et l'aveu public pour le public et la
propagande. Laveu secret comporte quelque 400 pages manuscrites, et il souligne

111
112

Cit par Karel Bartosek, Les aveux des archives. Prague-Paris-Prague, 1948-1968, Paris,
1996.
Artur London, Aux sources de lAveu, Gallimard, Paris 1999.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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le rle d'espion de London au service du communisme international, il bat honteusement sa coulpe, il implique d'autres agents d'influence (que London recrutait
Paris). Par exemple ds 1945 il commence Paris la surveillance des milieux
migrs tchques. Il dmasque Nol Field, un communiste amricain qui organisait l'aide aux victimes du fascisme en Europe, plus tard London deviendra officiellement un agent de Field . London plaide devant le Parti, et dnonce une
petite part du pass communiste devant le public. C'est lamputation salutaire. Le
dbat qui fait alors rage et qui met aux prises, entre autres, Alexandre Adler, qui
crit dans Le Monde l'article Lhistoire l'estomac 113 , violemment hostile
Bartosek et dnonant une rgression morale de l'historien d'une part, et Marc
Lazar d'autre part, qui lui rpond :

Ce nest pas l'historien qui transforme l'homme en chair humaine. Autrement dit, s'arrter mi-chemin du rtablissement de la vrit historique
est encore un mensonge. 114

Le mensonge plusieurs tages s'explique par le fait que la victime d'une purge tente toujours de se justifier aux yeux du Parti et que la vrit, le rtablissement
des faits n'a aucune importance, il s'agit de rattraper le train de l'histoire, de se
joindre nouveau au torrent de l'histoire, aux svres ducateurs , aux masses
en mouvement vers l'eschatologie communiste.
[454]
Laveu des erreurs du culte de la personnalit ou des excs du totalitarisme
n'est donc jamais complet. Laveu de London napprit pour ainsi dire rien l'historien de la Tchcoslovaquie. En revanche Bartosek montra quel point London
restait li par son ancienne affiliation et son ancien aveuglement. Mais l aussi
nous nous heurtons une constante de l'histoire de la dcrue du mensonge : elle
113
114

Le Monde, 15 novembre 1996.


Le Monde, 21 novembre 1996. Lazar cite Marc Bloch : Le bon historien ressemble
l'ogre de la lgende. L o il flaire la chair humaine, il sait que l est son gibier.
Lindignation dAdler venait du fait que Bartosek avait par son livre dboulonn deux gloires du communisme franais : le mnage des London et le mnage des Aubrac. On voit
quel point, mme dans le dbat de la France de 1996, on tait encore loin de la recherche
lucide et calme de la vrit historique... On tait vingt ans aprs la publication de
LArchipel du Goulag et de l'appel de Soljnitsyne : Ne pas vivre selon le mensonge !

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

631

est graduelle, incomplte, accompagne d'vidents non-dits. Laveu ou si l'on veut


l'admission d'une part de la vrit na de sens, de valeur que selon l'auteur de
cet aveu. Laveu d'un communiste a le poids que lui donne sa fidlit au bilan
globalement positif du socialisme. Laveu ou le tmoignage d'une victime, d'un
fugitif, d'un tratre na, lui, aucun poids. Et cette rgle ne vaut pas que pour les
membres du Parti et le cercle des progressistes : elle s'infiltre chez les autres.
Chez ceux qui nobissent pas directement aux svres ducateurs. Leur prsence
vigilante est ressentie trs loin du cercle des lves de la classe communiste.
Ainsi les rvlations sur le systme du bagne communiste ont, on le sait, une
trs longue histoire : l'admission du tmoignage fut trs lente, trs difficile, parce
que le tmoignage tait suspect tant qu'il ne viendrait pas des svres ducateurs
eux-mmes. Lorsqu'il vint, petite dose trs calcule de la part de Khrouchtchev,
ce fut avec beaucoup de rsistance, et pas seulement dans le milieu communiste
qui dfendait cote que cote l'orthodoxie stalinienne (Jeannette Vermeersch, par
exemple, la femme de Maurice Thorez). Le tmoignage de Soljnitsyne n'aurait
sans doute pas t plus cout que les prcdents s'il n'y avait pas eu ce moment
de l'histoire sovitique o Khrouchtchev a eu besoin du dgel pour se dmarquer
et gagner la bataille contre les autres diadoques. Le moment o Tvardovski se
rendit Pitsunda pour lire la nouvelle Une journe dIvan Denissovitch au matre
de l'URSS, et recevait de lui l'aval, l'imprimatur pour le fameux petit rcit. Tvardovski, dont le pre avait t victime de la dkoulakisation, qui tait un classique
sovitique avec son pome Vassili Tiorkine, mais qui avait crit clandestinement
une suite qui circulait en samizdat, Tiorkine en enfer, avait besoin de cet imprimatur, et trouvait tout naturelle en dfinitive cette gradation du dvoilement, de
l' aveu du crime gnocidaire commis contre son propre peuple par le parti hgmonique qui gouvernait la Russie. Sans cet imprimatur, nous naurions pas eu
Ivan Denissovitch, pas si vite, pas avec un tel retentissement, car la vrit sur le
bagne communiste devait avoir cette estampille pour ne pas tre dvalorise. Et
l'estampille joua son rle auprs de l'intelligentsia franaise ou italienne. Plus tard,
quand le vent tourna, que Khrouchtchev disparut, que Brejnev regela l'URSS pour
encore une vingtaine d'annes, le mal tait dj fait, en ce sens que la vrit
prsente par Soljnitsyne ne pouvait plus tre facilement rcuse. Mais la lecture
de la presse et des commentaires nous montre nanmoins une rsistance ses rvlations qui se renforce. En Suisse, lorsqu'on prend connaissance de sa lettre

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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l'Union des crivains o il proteste contre la censure, un groupe d'crivains dclare : ici aussi il y a la censure, voulant parler de leur difficult se faire diter. La
permanence du critre de l'extrmisme utopique, par-del les sanglantes rpressions massives et les charrois de falsifications, est une constante de l'histoire des
intellectuels surtout en France, ainsi que [455] le montre Jeanine Verds-Leroux
dans Le rveil des somnambules. 115 Chacun se rveille son heure et dans une
certaine mesure. Et nadmet pas que son rveil soit jug incomplet ou tardif. Le
bien de la cause rvolutionnaire , dont le clbre Netchaev faisait dans son
Catchisme dun rvolutionnaire (l869) le dernier article de la bonne conduite du
rvolutionnaire est rest bien enracin jusque trs tard dans le XXe sicle, et qui
sait s'il nest pas prs de refaire surface ?
Mensonge ici, mensonge l ? censure ici, censure l ? Y a-t-il ici aussi une
censure ? Bien sr la pnible recherche d'un diteur peut tre vcue par l'crivain
malchanceux ou graphomane comme une perscution. Bien sr le mensonge svit
de ce ct-ci galement. Bien sr on peut mme soutenir que les rgimes libres tiennent eux aussi sur du mensonge, sur une langue de bois , sur des
formules sacralises de peu de contenu. Aucun rgime ne tient sur les quatre
vrits lances tous les horizons. Dostoevski a imagin dans son rcit Bobok
une situation de vrit tout va : les morts soulvent leurs tombes au cimetire, ils
nont plus de pudeur et peuvent tout dire sans censure. videmment aucune collectivit humaine ne rsiste au jeu de Bobok . Mais le problme du mensonge
dconcertant et massif est quil ne sert pas de ciment minimal aux relations sociales, mais quil dtruit ces mmes relations et les reconstruit sur l'abdication de
l'intriorit et sur l'adhsion aveugle. Il dissout le socium au lieu de l'difier. Le
livre de Christian Jelen sur Les socialistes et la naissance du mythe sovitique
s'intitule LAveuglement 116 . Il s'agit d'un auto-aveuglement. Face au fanatisme
qui soumet la ralit ses vues (tel tait bien Lnine), l'intellectuel dsaronn
pratique l'auto-aveuglement. Jelen termine son livre par une tude de cas, celui de
Pierre Pascal. Les articles quenvoie en France Pierre Pascal en 1920 sont videmment trs tonnants du point de vue de l'aveuglement et du fanatisme. Les
grvistes en URSS sont des profiteurs et de la racaille. La Tchka est une institu115
116

Jeanine Verds-Leroux, Le rveil des somnambules, le parti communiste, les intellectuels et


la culture (1956-1985), Paris, 1987.
Christian Jelen, LAveuglement. Les socialistes et la naissance du mythe sovitique, Paris,
1984.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tion vertueuse qui dbusque les profiteurs. Un tchkiste doit savoir tout sauver
depuis les moteurs jusqu la rvolution. 117 Laveuglement de Pierre Pascal
venait de sa haine du bourgeois, incarn par sa propre famille. Peut-tre la rvolte
contre sa famille quil naimait pas, surtout sa mre, s'est-elle exprime sous la
forme de ce rejet du capitalisme, et d'une contradiction paradoxale : je suis marxiste en conomie et thomiste en philosophie rpondit-il une commission de
camarades qui le jugeait en 1919. Lutopie est au cur du fanatisme. Lon Blum
dnonait avec perspicacit le fanatisme de Lnine et des bolcheviks ; et avant
Blum, l'analyse du vieil ami-ennemi de Lnine, Martov, menait, elle aussi, la
conclusion que Lnine utopiste voulait contraindre le rel, et violenter un pays
arrir pour le pousser de force l'avant-garde de la rvolution. Donc appliquer la
terreur. La terreur tait une exigence de l'utopie. J'ai longuement parl avec Pierre
Pascal dont je fus l'lve puis un ami, j'ai galement connu et interrog ses anciens camarades, rests ses amis, Boris Souvarine, Marcel Body, ou Nicolas Lazarevitch. Souvarine rappelle dans son petit livre sur Pascal l'norme impact [456]
queurent sur les militants ces correspondances de Pascal, en particulier son expos sur Les rsultats moraux de l'tat sovitiste paru en avril 1921 dans les Cahiers du travail 118 Pascal y affirme que le communisme est avant tout une transformation morale, que les communistes prchent d'exemple et font natre des
hommes l o il n'y avait que des sujets . Il dpeint un rgime o vritablement
l'utopie est dj l : Le manuvre et le commissaire du peuple se rencontreront
dans le mme sanatorium. Mme les classes ennemies sont rgnres, et le
nom de camarade exprime merveilleusement cette immense fraternit. Souvarine dcrit la chambre spartiate de Pascal et sa femme Eugnie Roussakov l'htel Maly Parij. Pascal tait fanatique parce quil tait utopiste, une utopie qui mariait le christianisme des premiers sicles, celui des Actes des aptres, au communisme. Il ne voyait pas la ralit, ou ne voulait pas la voir, et les articles qu'il envoyait aux Cahiers du travail taient mensongers . En tout cas ils induisaient
en erreur, mais leur auteur tait alors impermable au critre de vrit factuelle.
Lessentiel tait que l'homme nouveau sovitiste tait dj n, comme il conclut.
Larrestation de Lazarevitch, la descente de la Tchka dans leur petite commune
117
118

Pierre Pascal, En communisme, tome II de Mon Journal de Russie, Lausanne, 1977, p. 181
et suivantes.
Boris Souvarine, Souvenirs sur Panat Istrati, Isaac Babel, Pierre Pascal suivi de Lettre
Soljnitsyne, Paris, 1985.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dt en Crime ouvrirent les yeux Pascal et ses amis, ou plutt leur permit de
rintgrer leur intriorit : ils avaient raison, la rvolution tait trahie. Ils avaient
ferm les yeux sur l'insurrection de Cronstadt, le procs et la condamnation des
socialistes russes, de l'Opposition ouvrire. Ils navaient pas entendu le pathtique
SOS lanc par les marins de Cronstadt tous les proltaires du monde contre les
tyrans bolcheviks. Ante Ciliga parlera plus tard du lien vident entre l'insurrection
et crasement des mutins de Cronstadt et les grands procs de Moscou.

Aujourd'hui on assiste au meurtre des chefs de la Rvolution d'Octobre ; en 1921 ce furent les masses de base de cette rvolution qui furent
dcimes. 119

Pascal, lui, en 1921, ne voyait pas venir le mensonge dvoreur d'hommes...


Pour Pascal, la vrit n'arriva qu'un peu plus tard, et elle s'expliquait en un
mot mprisant : la Restauration. Il emploie ce mot dans ses Pages damiti
consacres Nicolas Lazarevitch 120 . Mais la dnonciation du rgime ne vint que
beaucoup plus tard. Il fallait d'abord que tous aient rejoint l'Occident, que tous
fussent l'abri, et alors Souvarine crivit son Staline, qui se heurta la censure
bien-pensante des laudateurs du pays de la Rvolution : Le communisme est
ncessaire au monde , rsumait lord Russell d'une formule frappante, qui cartait
les objections fondes sur la vrit des petits-bourgeois. C'est une constante de
l'histoire du mensonge dconcertant, de cette illusion dont a parl l'historien Franois Furet, qu'il est un temps pour l'admission de son erreur, et que ce temps diffre pour chacun. C'est en ordre dispers que les uns aprs les autres les aveugls
ont les yeux qui se dessillent, et encore des degrs trs divers. La Restauration
[457] (de lAncien rgime social, bien sr), la rvolution trahie, Thermidor : le
vocabulaire varie, les tapes de l'aveu intrieur, le degr de cet aveu varient eux
aussi. Trotski dnonce Thermidor, mais pas la Rvolution. Marcader, avec le piolet stalinien, met fin la menace que reprsente Trotski, mais pas au trotskisme.
Les trotskistes croient toujours en la parousie communiste. Et mme aujourd'hui,

119
120

Ante Ciliga, Linsurrection de Cronstadt et la destine de la rvolution russe , article


paru dans La Rvolution proltarienne le 10 septembre 1938.
Paris, 1987.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

635

aprs la colossale leon d'histoire donne par la Rvolution trahie au XXe sicle,
le trotskisme renat, en France, et chez des jeunes gens qui ne savent videmment
rien du vrai stalinisme. Pour eux tout est thermidor . Car il y a une norme
rsistance intrieure cet aveu. Et une plus grande encore la publicit de l'aveu
(pour ne pas faire le jeu des ennemis du socialisme.). Du point de vue de l'adhsion au mensonge ou la vrit, il y a l une palette sans fin, riche de nuances,
mais qui comporte toujours l'lment d'une ancienne appartenance un compagnonnage sacr. On est rescap , on est pass par le feu de la foi communiste,
on a t, comme le dit Pierre Pascal en communisme comme en religion. Pascal dans la publication de son Journal, qui reprend littralement ses notes de
l'poque, et ajoute dans un autre caractre typographique quelques prcisions crites dans les annes 70, se rfre la notion d authenticit . Parlant de la brochure Les rsultats moraux, il prcise :

Les rsultats moraux surprendront et scandaliseront peut-tre. J'ai crit


cette brochure dans l'enthousiasme, et personne ne me l'avait commande.
Je suis tent aujourd'hui de qualifier son optimisme d'aveugle ou de quasi
malhonnte. Et cependant je pense qu'en cette anne 1920 cet optimisme
tait justifiable.

Cette grande illusion avait encore un grand avenir. Elle s'achve pour Pascal
en 1924, il reste en URSS jusqu'en 1933, et doit cacher son dsenchantement.
Pierre Pascal mentait-il ? Souvarine mentait-il lorsqu'il rentrait de Moscou en
1922 et se taisait ? Ni l'un ni l'autre ne falsifiait son enthousiasme. Les faits
taient falsifis, mais qu'est-ce qu'un fait ? le contexte leur semblait dicter l'interprtation. Lenthousiasme commandait la vrit de se plier.
Boris Souvarine, ensuite, et toute sa vie, luttera contre les falsifications. Et ce
jusqu'en 1981, par exemple, o il cloue au pilori les historiens du parti franais
qui viennent de rditer les Actes du Congrs de Tours, mais en ont fait disparatre Souvarine et Loriot, qui sont signataires de la principale rsolution du congrs.
Cette falsification, crit-il, suffit illustrer le caractre incurable de la syphilis
stalinienne diagnostique par Trotski, comptent en la matire. 121 Qui est dans
121

Boris Souvarine, Autour du congrs de Tours, Paris 1981. Il va de soi que comptent en la
matire , concernant Trotsky, tait in cauda venenum...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

636

le vrai ? Lauteur d'loge des bolcheviks ou celui de cette dnonciation de la falsification stalinienne ? La simple rdition des documents de la rvolution bolchevique tait, on le sait, impossible puisque les auteurs des rsolutions disparaissaient, les acteurs taient entrans par les sbires dans les coulisses de l'histoire,
torturs et fusills. Le menti-vrai changeait continuellement. Il fallait conserver
dans le plus grand des secrets les journaux, leur simple conservation tant passible
de dnonciation et de punition pour antisovitisme. Loncle de Volodine, [458]
qui habite Tver, dans un des chapitres de la seconde rdaction du Premier Cercle, ouvre les yeux de son neveu rien qu'en lui faisant lire des quotidiens jaunis
des annes vingt et trente quil cache derrire son pole. Souvarine, partir de sa
rvolte contre le Parti communiste franais qu'il a lui-mme fond, se transforme
en archiviste, en chroniqueur, en gardien de mmoire. Il suffit de garder mmoire
pour lutter contre le mensonge dconcertant. Mais il faut pour garder une mmoire si dangereuse une flamme intrieure. Pour Souvarine, ce sera une sorte d'amour
de la vrit la Tacite. Il est anim par un sentiment romain de vertu, il lutte
contre Nron, le Nron moderne. Pour Pascal, ce sera le maintien de sa foi catholique. S'il ne recouvre pas une intriorit forte, l'ancien fanatique se tait, il n'a pas
l'nergie de dnoncer, c'est--dire de se dnoncer aussi comme partie intgrale du
mensonge dconcertant et criminel, il se sent vid de toute signification, us par le
menti-vrai comme par un poison contre quoi il nest pas mithridatis. Depuis
Franois Furet et son livre Penser la rvolution franaise (1978), nous avons revu
un chapitre de l'histoire, la Rvolution franaise et surtout son mythe, qui svissait
en particulier l'cole franaise. J'ai par exemple t lev dans cette cole publique qui enseignait la rvolution comme le modle du progrs du monde. Danton
tait le hros, Saint-Just et Robespierre taient des hros dpasss par la logique
des vnements, cest--dire que nous suivions trs exactement le schma de Michelet dans son Histoire de la Rvolution franaise. Il a fallu Furet et son cole
pour que soit mise en doute la lgende jacobine. Franois Aulard, que nous lisions
en classe de khgne, avait pour devise, comme le rappelle Christian Jelen :
Quand on me dit quil y a une minorit qui terrorise la Russie, je comprends,
moi, ceci : la Russie est en rvolution. Il allait de soi que la rvolution et le progrs devaient accoucher dans la douleur. Il allait de soi que les paysans vendens,
auxquels Soljnitsyne est venu rendre hommage en songeant ceux de Tambov,
taient des tratres, que Carrier et ses noyades d'opposants, c'tait tout juste une
bavure dans cet accouchement douloureux et ncessaire, un dtail en somme :

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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mon manuel d'histoire, le Mallet-Isaac , en parlait en petits caractres, on pouvait sauter !


Un mot a eu une grande fortune dans la Russie sovitique des annes vingt :
popoutchik, ou compagnon de route. Le rgime encourageait les crivains non
proltariens dans la mesure o ils taient capables de faire un bout de route
avec le communisme, le livre de Trotski Littrature et rvolution en est la meilleure illustration avec sa condescendance vaguement menaante envers les meilleurs crivains comme Andre Bily. Mais les intresss eux-mmes finirent par
se penser comme des popoutchiks capables de faire seulement un bout de route. Au fond, la notion s'intriorisa, elle tait un sobriquet condescendant, elle devint une catgorie de la vie. Le marxiste hongrois Gyrgy Lukacs, rfugi Moscou, fut en quelque sorte le thoricien du phnomne, soutenant que l'universel
rsulte du particulier et du dtermin, et de la ngation de celui-ci. C'est le particulier qui s'entre-dchire et qui, en partie, se ruine, ce nest pas l'ide. C'est ce
quil faut appeler ruse de la raison. La raison hglienne dtermine, la passion
agit, les individus souffrent et l'universel triomphe. Lintriorisation de cette rgle
permit une immense socit d'accepter d'incroyables souffrances sociales sans
protester. Il y fallait l'touffement du jugement individuel, et il fallait ramener la
raison individuelle une [459] petite souffrance sans sens, perdue dans le surdtermin de l'histoire. Le rgime parvint modifier ainsi la psych de millions
d'tres humains. La lettre Staline qui devint un des moyens d'appel l'histoire
des tres souffrants en fut un symptme : c'tait l'instance de l'universel. Bily
quand son pouse anthroposophe est arrte, Boulgakov quand il est aux abois,
Pilniak, Zamiatine, tous crivent Staline comme on prie le Seigneur : il incarne
l'universel.
Laveu d'Olecha au Ier Congrs de l'Union des crivains est en 1932 un morceau d'anthologie ce sujet.

Il y a six annes, j'ai crit le roman LEnvie. Le personnage central


tait Kavalerov. On ma dit qu'il y avait beaucoup de moi dans Kavalerov.
Que ce type tait autobiographique, que c'tait moi. Oui, Kavalerov regardait le monde par mes yeux. Les couleurs, les images, les mtaphores et
les dductions de Kavalerov mappartenaient. [...] Et puis on m'a dit que
Kavalerov tait un salaud et une nullit. Sachant quil y avait en Kavalerov beaucoup de moi-mme, j'ai pris mon compte cette accusation de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nullit et de bassesse. Et elle ma abasourdi. Je ny ai pas cru et je me suis


cach aux regards ; je n'ai pas cru quun tre humain la sensibilit frache et qui avait le talent de voir le monde sa propre faon pouvait tre un
salaud et une nullit. Je me suis dit moi-mme : donc tout ce talent, tout
ce qui fait que tu es toi et dont tu pensais que ctait une force, ntait que
nullit et bassesse. C'est bien a ? J'ai voulu croire que les camarades qui
mavaient critiqu, les camarades critiques communistes, avaient raison, et
je l'ai cru. J'ai commenc croire que tout ce qui mavait sembl un trsor
ntait que pauvret. Ainsi naquit mon concept du mendiant. Je
mimaginai en mendiant. 122

Ce ntait pas en l'occurrence une ruse de l'ironie : Olecha avait voulu rellement tre le mendiant, celui que l'universel socialiste dpouillait de toutes ses
illusions, qui taient son trsor , et il se retrouvait effectivement comme un
mendiant. Ce mendiant navait plus lui que le souvenir de sa jeunesse, mais il
apercevait par la fentre un monde jeune, et ce monde jeune le ramne sa jeunesse, le sentiment d'tre un mendiant qui mendie le droit l'existence le quitte, et
il devient un crivain adulte d'un monde jeune, pour un monde jeune, le socialisme.
La confession d'Olecha fut trs applaudie, elle apportait l'analyse trs vraisemblable et sincre d'un retournement intrieur : le cheminement partait de sa
jeunesse, se poursuivait par la dcouverte de son insignifiance, puis la fentre
ouverte sur le socialisme, les nouveaux et beaux jeunes hommes de la socit nouvelle, et enfin le retour l'adquation de soi avec soi. C'tait le dsir de mentir
vrai d'approcher au plus prs d'une metanoa stalinienne de l'esprit, de la sensibilit, de l'me qui ferait que l'individualiste ralli ne mentirait plus. Et il ne mentait
plus, le miracle avait lieu. Toute une part de la littrature sovitique tourne autour
de ce miracle. Une autre part, celle des procureurs, des Cholokhov, dnonce l'illusion de la conversion au socialisme : tu ne peux pas changer, le petit-bourgeois,
l'ennemi de classe est tapi en toi. Ce fut la principale alternative dans la littrature
de l'poque : ou bien la puret absolue par limination de l'individuel ( Cavalier
des Grieux, il faut vous envoyer aux travaux [460] forcs , dit Kirchon au

122

Pervy Vsesobuzny Tchezd sovetskih pisatele : 1934. Moscou, 1934.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

639

congrs en citant un dramaturge communiste 123 ), ou bien une puissante tchka


de l'me qui claire les derniers recoins de l'me de l'individu. Ou bien l'avant ou
bien 1aprs de la parousie. Mais la parousie rend totalement vaine la qute de
vrit par l'individu.

Jusqu' quand exactement la parousie socialiste exera-t-elle son influence,


jusqu' quand le fanatisme vint-il prter main-forte au cynisme des bourreaux ?
quand le stalinisme a-t-il cd au brejnvisme, une idologie affaiblie ? et quel
en fut l'impact sur le mensonge dconcertant ? La premire hirondelle du dgel fut
l'article de Grigori Pomerantsev Sur la sincrit , cet article dont parlent avec
animation les malades du Pavillon des Cancreux. La sincrit comme critre de
la littrature paraissait comme quelque chose de nouveau, presque criminel.
C'tait aller contre les notions de vigilance, de solidarit, d'allgeance la masse.
Une frle littrature de la sincrit s'infiltre dans le roman quinquennal. Les
leviers , ce rcit de Yachine qui aujourd'hui nous parat bien anodin, fit sensation. 124 LHomme ne vit pas que de pain de Doudintsev (1956) acclra la rvolte de la sincrit contre le mensonge organis en sur-vrit collective. Mais l'habitude du mensonge restait dans les gnes de l'homme sovitique. Tout un systme
de signaux, de langue d'Esope permettait de faire passer des petits messages
de sincrit qui taient reus avec un grand enthousiasme par les initis. Cependant que le mensonge par omission restait rigoureusement de rgle, non peru par
l'immense majorit des lecteurs, et mme des auteurs. Une multitude de publications sovitiques des annes du totalitarisme assoupi peuvent ici servir d'exemple : La petite Encyclopdie littraire avec ses formules nigmatiques sur les rpressions, sa suppression de Victor Nekrassov aprs son migration l'Occident.
Une myriade de mises l'cart, allusions sibyllines, citations expurges, tomes
annoncs et mort-ns, uvres compltes incompltes, demi- publications, qui
suivaient le thermomtre du permis, ressenties comme des audaces. La premire
dition du Matre et Marguerite en 1962 fut largement expurge. Mme le trs
stalinien Fadev rcrivit sa jeune garde (1945 et 195 1), tandis que Leonov r123

124

Cit par Kirchon dans son expos sur les problmes de la dramaturgie socialiste in : Ier
Congrs de l'Union des crivains sovitiques en 1934, compte rendu stnographique, Moscou 1934.
Il parut dans le recueil Literatournaa Moskva en 1956.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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crivit son roman Le Voleur (1927 et 1959). A quoi bon multiplier les exemples :
le faire aurait l'air de retourner inutilement un fer dans une plaie, d'tre le bourreau de toute une civilisation o il tait normal que chaque retour la vrit ft
partiel, rsultt d'une lutte interne sourde, apprcie des initis, inaperue du
grand public. Tout tait mesur par un svre censeur, interne d'abord, puis externe, et multiple, plusieurs chelons. De grands monuments du Dgel comme Les
hommes, les annes et la vie d'Ilia Ehrenbourg sont des monuments de vrit partielle, mais motive, de conqutes timides sur le mensonge, clbres avec des
sanglots dans la gorge. Il n'est pas question de recourir aujourd'hui ce texte
comme une source sre. Il reste en tant que monument de demi-vrit.
La perestroka narrta pas ce processus trange de desserrage slectif du carcan : les cercles de mensonge lchaient prise lentement, les uns aprs les autres,
mais jamais [461] compltement. La littrature dissidente est massivement publie, mais on ne rappelle pas qu'elle l'a t depuis vingt ans en Occident, on annonait comme des premires ditions ce qui tait de simples reprints. Des livres
d'histoire comme ceux du gnral Volkogonov sur Lnine, Staline puis Trotski
taient de prcautionneuses reconnaissances de vrit par incursion dans les archives, mais partielles, et munies de commentaires prudents et grandiloquents la
fois. Mais n'avait-on pas entendu la tlvision de Suisse romande Henri Guillemin dclarer que ces trois hommes avaient pu se combattre, mais taient tous
trois anims par l'amour de l'homme ? Ce fut enfin le dferlement du retour de la
mmoire : mmoires de gnraux blancs, d'migrs, de dissidents, retour massif
de la littrature de l'migration, culte des migrs qui avaient fait carrire en Occident comme le sociologue Pitirim Sorokine ou l'historien Vernadsky. Le retour
ntait pas conu comme une qute de la vrit, mais comme une restitution de
biens. Un peu comme se dveloppait la vive et acerbe querelle concernant les
biens culturels saisis par les Russes l'issue de la Seconde Guerre mondiale : tableaux confisqus par la Gestapo aux familles juives qui partirent
lextermination, puis pills par l'Arme rouge, puis enferms dans les rserves des
muses. Ils en ressortirent enfin, et je vis Saint-Ptersbourg une exposition d'art
europen qui ntait autre que ces trophes culturels deux fois confisqus. La
Douma interdit alors toute restitution, en arguant qu'au total l'envahisseur avait
fait plus de mal la Russie que la Russie au vaincu. Affirmation sans doute vraie,
mais qui esquive le problme de la vrit ponctuelle. Seul le bilan global est pris

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

641

en compte. Victime ou bourreau, peu importe, c'est un trophe. Le trsor de Troie


dcouvert par Schliemann restera donc Moscou. Mais au fait, qui devrait le rcuprer ? La Turquie ? elle y a certes autant de droit que la Grce aux marbres de
Lord Elgin. LAllemagne de Schliemann ? la Russie actuelle ? Le prsident Poutine en visite Athnes a soutenu la revendication grecque sur les frises du Parthnon. La vraie voie est videmment celle de l'Europe, de l'change. Plus gnralement, disons que le retour de la vrit et du refoul pose de gigantesques problmes. Un livre rcent sur trois Roumains qui ont contribu faonner l'Occident, mais qui avaient collabor avec le fascisme la roumaine des annes trente,
Mircea Eliade, Cioran et Eugne Ionesco, pose le problme du cadre de vrit
dans lequel on doit et peut inscrire la dnonciation des falsifications sincres ou
cyniques de l'histoire. 125 Eliade a pour ainsi dire cach dans sa carrire franaise
puis amricaine cet engagement aux cts de la Garde de fer. Il doit tre jug non
dans le cadre de ce seul engagement mais dans le contexte europen d'engouement pour la force et de mpris pour la dmocratie qui, dans les annes trente,
dpassait largement le cadre des partis fascistes. Troubetzkoy et Jakobson, pendant leur sjour Prague, ont commis d'tonnants ouvrages idologiques sur la
conception eurasienne , anti-occidentale, de la civilisation ; eux aussi doivent
tre jugs dans ce contexte. Un excs de vrit inquisitoire peut devenir mensonge
son tour ; c'est le danger qui aujourd'hui menace tout particulirement la France
dans ses accs d'hypermnsie. Un exemplaire extraordinaire de menti-vrai
vient de nous tre donn par l'crivain allemand Gnther [462] Grass qui dans ses
mmoires, En pelant l'oignon, rvle son pass de Waffen SS. Il s'avre que le
formidable imprcateur cachait en son sein, lui aussi, du menti-vrai .

Combien ne faut-il pas de prcautions pour ne pas mentir crit Stendhal


dans La Chartreuse de Parme, qui est un chef-d'uvre de sincrit et de cynisme.
Fabrice fait son apprentissage contre le mensonge en se rvoltant contre la soumission de Milan aux Autrichiens. Plus tard l'poux de la Sanseverina, le comte
Mosca, lui enseigne l'utilit du bon mensonge, plus tard encore lui-mme devenu
coadjuteur de l'archevque ment son tour tout en restant le Fabrice intrpide de
la sincrit. Le mensonge... Il faut savoir bien mentir, disait Gorki ds ses pre125

Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Elade, Ionesco, Paris, P U.F., 2002.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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miers textes, dans un conte intitul Du serin qui mentait et du pivert qui aimait
la vrit . Le serin avoue :

J'ai menti, oui, j'ai menti, puisque je ne savais pas ce quil y a au-del
du bosquet. Mais croire et esprer sont choses si belles ! Je ne voulais rien
d'autre quveiller l'espoir et la foi, et c'est pour cela que j'ai menti... Lui,
le pivert, il a peut-tre raison, mais quel besoin a-t-on de sa vrit, quand
elle paralyse les ailes comme une pierre pose dessus ?

Les soixante-treize ans de communisme sont une prolongation des discours du


serin de Gorki. Une prolongation sinistre, o Gorki s'est lui-mme charg de
nombreux appels la violence d'tat, la vigilance des tchkistes et des bourreaux svres, avant de succomber lui-mme au poison des sbires staliniens, assassinat qui fut imput au bloc des droitiers et trotskistes dont faisaient partie
Boukharine, Rykov, Krestinski, Yagoda et le secrtaire de Gorki. Tous avourent
(seul Krestinski a hsit le premier jour et revint le lendemain avec les aveux et en
s'excusant pour la fausse honte qu'il avait prouve la veille). Tous reurent
neuf grammes dans la nuque... Du serin il ne reste depuis bien longtemps qu'une
tache de sang, il a t crabouill et pitin mille fois. Mais la vrit du pivert a
du mal se faire entendre : le pivert lui aussi est mort depuis longtemps...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

643

[463]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XIII. QUELLE EUROPE ?
D.

EUROPE-RACINE,
EUROPE-RHIZOME...

Retour la table des matires

Lidal europen est peut-tre de devenir a boring western country pour ce


qui est de ses rouages encombrs par l'obsit, par la difficult de dcisions
prendre dans une horizontalit qui va croissant, dans sa soumission inconsciente
la marchandisation grandissante de tous les aspects de notre vie entre naissance et
mort. Mais pour les peuples de sa moiti orientale ce danger est moins menaant.
Il suffit d'aller dans les campagnes roumaines, ou dans les marches orientales de
la Pologne pour se rendre compte d'un norme diffrentiel de dveloppement, de
culture, de mentalit. Donc nous aurons un bon moment avant que l'Europe ne
soit sur les mmes longueurs de dsir, d'ambition, de nostalgie, de blessure cache
ou pas. Lidal europen devrait tre la rencontre entre cousins qui se sont perdus
de vue, l'tonnement mutuel devant tant de diversit dans une maison dont la richesse est prodigieuse. Il ny a entre nous Europens pas d'exotisme. Et une des
raisons pour quoi la Turquie fait problme est qu'elle entre dj dans le domaine
de l'exotisme, non celui, prim, de Pierre Loti, mais celui qui perdure parce que
sa culture vient d'ailleurs. La rforme dAtatrk a fait de la Turquie un tat laque,
mais en un sens combien diffrent...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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LEurope fait preuve d'une variabilit extraordinaire sur les mmes grands
thmes : le Christ sur la croix, depuis les grandes Exaltations de la Croix en Espagne, les humbles pardons de pierre paysans des calvaires du Finistre celte,
l'corch sanguinolent de Bar-le-Duc jusqu'aux tristes Christs assis des croises
de chemin de la campagne polonaise ou du fin fond des forts de la Lituanie ou de
l'Oural russe... Ou bien encore le mythe du sducteur de Sville et ses mtamorphoses allant du burlador impie au don Juan romantique de Lenau et celui du
pote russe Alexis Tolsto, variante nostalgique et dolente d'un thme ailleurs
provocateur et sacrilge. Il est d'ailleurs trs trange que cette Europe rassemble
aujourd'hui ne puisse point voquer les racines uniques de son immense diversit,
puisquelle ne parvient mme pas mentionner son hritage chrtien.
LEurope ne se pense que comme un avenir, donc une sorte de tabula rasa. Si
l'Europe est exclusivement de l'universel, tel qu'exprim dans la Dclaration des
droits de l'homme, n'est-il pas vain, voire mme sacrilge de vouloir faire un
chelon europen, donc goste, de l'universel ?
Lenseignement de la diversit de l'Europe, paralllement celui de ses tentatives continuelles d'unification, est chose fondamentale : il nous faut enseigner en
particulier toutes les langues de l'Europe. La France a dj une norme difficult
enseigner ses [464] langues locales, rduites au statut de patois, et j'ai pu passer
une longue scolarit sans jamais entendre parler du statut linguistique de l'auvergnat que mes oreilles entendaient nanmoins sur le march du bourg de la Limagne, ancien duch-pairie, Randan. Alors comment enseignerions-nous le roumain,
ou le lituanien ? Il y a pire : nous refusons de connatre les autres littratures.
Nous refusons d'enseigner roman ou posie en traduction, cela ne fait pas partie
de nos programmes. Qui a lu l'cole Mickiewicz ou Slowacki ? Pouchkine ou
Lermontov ? La commission du Centre national des Lettres Paris dont j'ai fait
partie, comme Krzystof Pomian, sous la prsidence de Pierre Nora, et qui cherchait aider les entreprises ditoriales sur la librairie europenne des ides a
d se saborder, car elle ne recevait pas assez de bons projets.
LEurope s'est pourtant faite, tous les niveaux, conomique, militaire et surtout culturel, par l'ouverture, et l'histoire de ces ouvertures, souvent lies aux
conqutes o le conqurant s'merveillait de la culture du conquis, est fondatrice
de l'Europe, une dcouverte rciproque. Si l'on connat l'merveillement de la
France de Franois Ier devant l'Italie, l'invitation faite Leonardo da Vinci de ve-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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nir en France, o il uvre et meurt, on ne connat pas l'ouverture non moins spectaculaire qui se fit en Russie en direction de la Gorgie et l'Armnie conquises.
Un historien comme Dimitri Likhatchov a crit l'histoire des flux culturels entre
Balkans serbes et bulgares et Russie orthodoxe byzantine. Qui le sait ? La Serbie
est regarde comme un non-objet, rduite au problme de ses criminels de guerre en cavale, longtemps mme aprs l'entre de l'OTAN en territoire serbe, et
alors qu'il semblerait ultra-ncessaire de rtablir des ponts culturels avec ce pays ;
c'est encore et toujours le poncif, le vide voire le mpris le plus total. Qui connat
Tchossitch ?
Cette structure ouverte de l'Europe, que George Steiner nous offre voir en
tudiant les Antigone , que l'on peut aussi bien tudier sur l'histoire de Shakespeare europen ds le XVIIIe sicle, ou sur l'histoire de la science aux XVIe et
XVIIe sicles ou plus encore des ides pdagogiques (Rousseau appliqu par
Tolsto aux enfants du vinage de Iasnaa Poliana) nous conduit un constat inquitant : l'ouverture a t l'histoire mme de l'Europe, mais avec son unification
actuelle, et quand les changes ne se font plus gure qu'en fonction des donneurs
de fonds des diffrentes commissions europennes, et donc dans un seul et mme
sens avec les frustrations qui en dcoulent (nul naime son bienfaiteur), cette ouverture diminue, ou plutt elle tarde extraordinairement reprendre aprs la coupure de la guerre froide. Les camions pour la Pologne de Solidarit et les jumelages avec les villages roumains en dtresse ont t des moments forts de gnrosit, mais non suivis d'change culturel rel.
A boring Europe est une contradiction dans les termes, puisque l'Europe
c'est la diversit et donc la perptuelle surprise sans que ce soit du tout fait autre,
c'est--dire de l'exotisme. Certes hypermarchs, McDonald's, aroports sont vraiment boring et nous y perdons nos repres. Comment rtablir l'merveillement
des uns par les autres ? Comment le faire dans une Europe qui par ailleurs tourne
le dos soi-mme, et souvent se veut asiatique, s'adonne au zen comme l'trange
jeune homme de la bourgade perdue [465] d'Efremov dans le film de Iossif Pasternak portant ce titre 126 . Comment se sentir europen si l'on ne sent plus la riva-

126

Iossif Pasternak a fait deux films documentaires sur la petite ville d'Efremov, celle dont
Tchkhov disait : Les lois de l'Empire russe arrivent Efremov, et s'y enlisent. Entre les
deux films (dix ans) on voit Efremov, toujours archaque, nanmoins gagn par le striptease, le zen , tous les composants de notre Occident...

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

646

lit heureuse entre les cultures, les architectures, les modes de vie des composantes de l'Europe ? Les billets de nos euros ont un graphisme froid qui nous montre
non pas les arches du Pont du Gard, mais une architecture romaine idale faite au
laser, non pas les arches romanes de Romainmtier, mais des arcatures idales et
abstraites, non pas la cathdrale de Wawel mais des ogives gomtriques peu
convaincantes... Aussi personne ne regardera jamais ces billets. Avait-on peur de
la concurrence entre tant de beauts du paysage et de l'architecture europennes ?
Comment rtablir la fraternelle rivalit ? Les traductions-trahisons sont le tissu
mme de l'Europe, le furent en tout cas. Il nous faut des traductions, des passeurs
car nous ne saurons jamais toute l'Europe ; sans passeur, aucun Europen ne saurait la connatre vraiment...
Europe veut dire tension amoureuse entre les sujets varis de l'Europe. Ce ne
sont plus les Atrides, mais il y a eu les Atrides dans la maison Europe. George
Steiner, dans un livre fondamental, clairant, parle des prsences relles dans
la culture europenne, comme il y a prsence relle dans l'eucharistie chrtienne. C'est le miracle d'un nouveau qui contient vraiment l'ancien, c'est l'ide de
Renaissance, si fondamentale l'Europe : le dsir amoureux de contenir autre
chose sans perdre son tre propre. LEurope de la Renaissance retrouve l'Antiquit, celle de son dsir, bien sr, et ce dsir mord presque toute l'Europe au XVIe
sicle, la Russie part, o le dsir surviendra plus tard, avec force, donnera et
Saint-Ptersbourg et Pouchkine.
Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne mavais pas trouv , dit le
Dieu de Pascal, et il faut esprer que les Europens en qute d'Europe pourront
toujours appliquer ces mots leur Europe dsire. Autrement dit l'Europe est un
objet que l'on ne trouve pas, mais que l'on cherche. En lisant Montaigne, Spenser,
Corneille, Voltaire, Tolsto ou Musil.
Notre problme est que la tension aujourd'hui s'affaiblit, que le beau combat
europen se rarfie, que l'on regarde souvent le mme feuilleton amricain ou
mexicain en bas de l'chelle reue des valeurs, et que l'on sacrifie au mme dieu
de la drision et de la dconstruction en haut. Il faut pour refaire de l'Europe quil
y ait de la tension, peut-tre mme de l'preuve. Dans le combat aux confins de la
Prusse et des forts lituaniennes, naissait pour Romain Gary, Europen s'il en fut,
et dont le suicide nous interpelle encore, l'ducation europenne . Il ne s'agit
videmment pas de souhaiter quelque guerre civile europenne puisque le nerf de

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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la construction a t prcisment d'abolir jamais la guerre europenne, et que


c'est chose faite, les Balkans mis part...
Mais il faut un souffle unificateur qui soit aussi une voix qui nous admoneste,
qui nous blesse. Pour moi cette dernire grande voix a t celle d'un homme qui
reste hors de notre Europe, de celle que nous construisons, mais qui est un des
grands restaurateurs de l'Europe, Alexandre Soljnitsyne. Dans le combat contre
le totalitarisme, dans l'preuve, dans sa lutte avec soi-mme, il fut un Europen.
Ses dtenus du Premier Cercle de l'Enfer [466] goulaguien, qui sont dans des
prisons laboratoires et se posent la question thique de leur participation involontaire au mal, par leur action de savants-dtenus, sont de vrais Europens, partags
entre la soif de science et la volont de rsistance. D'ailleurs, ils font appel aux
stociens et tout le roman est une sorte de variante sur les thses des stociens et la
lutte en eux entre l'assentiment au rel et l'indpendance raisonnable. Les rapproche d'Epictte et de Marc Aurle ce dmon du scrupule , qui fut le dmon des
stociens, et qu'ils ont lgu l'Europe chrtienne. Sans ce combat entre le raisonnable et le dmon du scrupule, aurions-nous eu la rvolte des dissidents russes,
qui est une rvolte qui a profondment marqu notre Europe, engonce, emmaillote dans le mirage de l'utopie totale.
LEurope est varie par essence, varie comme l'Euripe , dit un pome
d'Apollinaire. Mais elle n'est pas mtisse. Lide, courante dans quelques milieux
branchs, d'une Europe mtisse est fausse. Elle nest pas syncrtique. Ce n'est pas
le Brsil, par ailleurs si fascinant, tel que nous le voyons en sa religion syncrtique mlange de dieux noirs africains et de figures tutlaires chrtiennes, comme
les orichas de Bahia, tudis superbement par un Franais, Pierre Verger, qui devint Pierre Fatumbi Verger, oprant en lui-mme en quelque sorte la fusion syncrtique du mtissage authentique.
Peut-tre avons-nous connu des moments de mtissage. Peut-tre la double foi
paenne et chrtienne, le mlange de celte et de romain, du balto-slave et du grco-byzantin ont labor des moments de mtissage, mais l'Europe est lieu de
confrontation, non de mtissage, elle reste htrogne, et c'est pourquoi elle reste
Europe. La fusion dans la cornue d'un golem appel Europe n'a jamais eu lieu, et
il faut souhaiter qu'elle nait pas lieu. LEurope est une construction qui pratique
constamment le remploi du matriau avec d'autres architectes. C'est le remploi
crateur, ou la prsence relle de l'Ancien dans le Nouveau qui a fait l'Europe.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

648

La vieille querelle du XVIIe sicle franais entre Anciens et Modernes na pas


trouver une issue, elle se poursuit, et doit se poursuivre tant qu'Europe est Europe.
Le crolisme dont parle le grand pote antillais franais douard Glissant a
cr selon lui une culture horizontale, une culture rhizomique, oppose notre
culture verticale racines. Une culture qui cre, dans ce que Glissant appelle le
chaos-monde , un lieu de fusion o les cultures s'embrassent, se repoussent,
disparaissent et subsistent. Glissant nous prdit que c'est la culture de l'avenir, et
que le rhizomique va remplacer le radical (au sens de radiculaire). Aurait-il raison ? Certes il y a des prmisses cela, notre culture pop, notre culture rap, notre
culture tlvisuelle ont des aspects rhizomiques : propagation foudroyante en surface, point de racines, point de rsistance, point de confrontation cratrice.
LEurope des banlieues est peut-tre en train de crer ce que Glissant appelle de
ses vux. Et certains de nos crateurs, qui ne sont pas des Beurs ni des mtisses,
adulent cette nouvelle culture et l'introduisent dans l'cole ou sur l'cran, pensant
aussi que l est la solution par luniversel rhizomique aux problmes de la tribu
europenne complique.
vrai dire, lorsque l'on lit des livres sur le mtissage comme le beau livre de
Serge Gruzinski sur La pense mtisse , on est amen moduler le jugement,
car Gruzinski montre que les Indiens du collge d'Ixmilquilpan, devenus sminaristes, habiles au [467] maniement du latin, et souvent dpassant leurs matres,
introduisirent en contrebande dans leur iconographie leurs anciens dieux Incas en
utilisant les Mtamorphoses d'Ovide. Ovide indianis, voil qui est proprement
europen , c'est ainsi que l'Europe s'est faite, par la ruse culturelle, contre les
envahisseurs. En apportant l'Antiquit paenne, ses images, ses fables, et ses
chefs-duvre littraires, les bons matres augustiniens et autres ont recr en
terre inca le propre d'une dmarche europenne. Ce qui fait que le Mexique, et
plus gnralement toute lAmrique latine, malgr son mtissage, et en raison des
ruses de ce mtissage, est sans doute plus apte dialoguer avec nous que d'autres
parties du monde plus autonomes. Cette ruse de la pense mtisse mexicaine est
assez proche de l'Europe, ce n'est pas la fusion, c'est le combat, mme s'il est invisible, camoufl par la ruse. En ce sens-l l'Europe est mtisse , elle tisse ensemble des tissus anciens et nouveaux, et les trames anciennes affleurent sous la
broderie nouvelle ; c'est aussi ce que Rmy Brague appelle la voie romaine de
l'Europe, ce charroyage de cultures, de traductions, de connaissances importes et

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

649

exportes, mais qu'il distingue de la voie arabe , o les textes antiques taient
certes traduits, et grce cela nous avons gard trace de nombreux textes grecs ou
aramens autrement jamais perdus, mais o l'original tait en gnral dtruit, du
moins laiss l'abandon, puisqu'on se l'tait appropri par la traduction en arabe.
Il y avait transfert, mais dfinitif et donc fixiste. Point de prsence relle .
Aussi pourrait-on parler d'un mtissage europen en un sens ulyssien, celui de
la ruse : de la ruse et des conflits cachs, des camouflages, des emprunts indus, et
des rapines de sens. Mais en aucun cas pour dsigner l'introduction d'un chaosmonde , hlas, peut-tre dj en route. Sachons retrouver de la ruse pour rsister
une fausse et dangereuse Europe rhizomique. Sachons retrouver des racines
multiples, concurrentes, parfois ennemies, mais toujours tresses par le conflit en
une unit inacheve, ouverte. Julien Benda, en 1946, soutenait que l'Europe tait
de l'universel, davantage li la science qu' la culture ; il s'opposait ainsi Dostoevski, ou encore Gide qui clbraient l'un et l'autre l'universel dans le particulier de chaque culture nationale europenne. Si Benda avait vraiment raison, l'Europe d'aujourd'hui serait inutile, et peut-tre mme serait-elle un crime contre
l'universel. Elle aurait en tout cas pour imprieux devenir de devenir le plus rapidement possible une Europe-monde, de sortir d'elle-mme. C'est peut-tre ce qui
attend l'Europe institutionnalise . Dans l'Europe de la culture, cela prendra
plus de temps. Pour l'instant, et si nous voulons vraiment accueillir les nouveaux
invits au banquet, le dialogue doit aujourd'hui se compliquer, faute de quoi il
prira, et l'esprit europen avec.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

650

[468]

VIVRE EN RUSSE (2007)


XIII. QUELLE EUROPE ?
E.

LA TRAVERSE D'EUROPE,
UN RVE ?

Retour la table des matires

Le grand historien Sergue Soloviev, le pre du philosophe Vladimir Soloviev,


s'arrte dans son rcit historien avant d'en venir aux rformes de Pierre le Grand et
esquisse au dbut du tome 13 de son Histoire de la Russie depuis les origines un
vaste diptyque sur Europe de l'Ouest et Europe de l'Est. Comme de nombreux
historiosophes ou penseurs russes de tendance slavophile ou occidentaliste se sont
inspirs plus ou moins consciemment de ce magnifique texte, rsumons-le : l'Europe est faite de deux moitis que tout oppose, l'occidentale toute en rivages, toute
en monts et valles, compartimente, l'orientale toute en plaines illimites. Deux
groupes ethniques majeurs ont fait l'Europe, l'un a fait l'Europe occidentale, ce
sont les Germains. Venus du Nord de l'Europe ils ont pouss vers le sud, et form
tous les royaumes dont est issue l'Europe latine. Lautre, ce sont les Slaves, et
sortis du Sud de l'Europe, cest--dire l'Illyrie), ils ont pouss vers le nord-est. Les
uns allaient vers la richesse, les autres vers la pauvret. Les premiers ont arrt les
Asiatiques Chlon, et ce fut la victoire de Mrove sur Attila, les autres ont dfinitivement bout dehors les Turcs, et ce fut la prise de la Crime par les armes
de Catherine II. Mais entre ces deux dates butoirs, il y a quinze sicles. LEurope

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

651

de l'Ouest a toujours eu une mre bonne et nourricire, la terre fertile de l'Europe


mditerranenne, puis de la presqu'le du continent ; l'Europe de l'Est na jamais
eu quune martre, une terre infertile, sans limites et sans douceur pour ses habitants. Ou plutt ce nest pas la terre-mre et la terre-martre qui ont dfini les
deux moitis de l'Europe, mais l'Histoire mre et l'Histoire martre. Car les deux
chemins parcourus par les deux grandes tribus sont absolument inverses, l'un va
vers la facilit, l'autre s'en loigne...
Lheure de l'Histoire a galement sonn des moments trs diffrents : l'Etat
est venu tard aux tribus slaves de l'Est ce furent les envahisseurs vikings et ils
tablirent le grand chemin civilisationnel de l'antique Rouss : des Vargues aux Grecs, cest--dire le chemin fluvial avec portage des barques qui mne
de Novgorod Byzance, et la fondation de Kiev par la dynastie des Rurikovides.
Soloviev emploie les termes Europe de l'Est et Europe de l'Ouest pour dsigner deux types de civilisation, un scma que reprendra Nikola Danilevski dans
son ouvrage La Russie et lEurope. Publi par en 1888 par Danilevski, Nikola
Strakhov y voyait un catchisme de la pense slavophile . Cet ouvrage
dhistoriosophie considre les civilisations comme mortelles (bien avant le fameux mot de Valry), et dfinit une loi [469] de la conservation des forces historiques qui fait que, dans le combat mortel entre les civilisations, l'une doit prendre
l'autre le flambeau de l'nergie cratrice. Sous d'autres formes, on retrouvera
cette ide chez Nietzsche, chez Spengler, dont le livre le Dclin de lOccident eut
en Russie une grande fortune, et se trouve aujourd'hui rdit grand tirage, ou,
plus prs de nous chez Samuel Hutington avec son Choc des civilisations.
Sergue Soloviev na rien d'un excit, il a crit un formidable compendium de
toutes les chroniques et de toutes les archives qu'il avait lues et dpouilles. Non
moins travailleur que Michelet, mais combien plus sage, moins potique, moins
enflamm. Et lorsqu'il entreprend sa grande prface aux rformes de Pierre, c'est
pour indiquer dans quel contexte vont se faire les rformes du tsar, plus tard chant par Voltaire et dnigr par Rousseau. Il dfinit la caractristique majeure de la
Russie, qui reprsente le pays le plus important de l'Europe slave de l'Est : immensit du territoire et faiblesse du peuplement. Par l s'expliquent l'absence de la
proprit fodale en Russie, le sort du paysan soumis au servage l'poque o le
paysan europen de l'Ouest s'en librait, par l s'explique la mobilit constante du
pouvoir dans la Rouss , o il faut qu'un prince constamment coure d'un bout

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

652

l'autre de son apanage, comme celle du paysan, qui fuit son matre, et se rfugie
dans le vaste espace sibrien ou nordique. Par l s'explique cette opposition entre
les deux Europe : l'Europe de pierre, et l'Europe de bois, l'Europe verticale, et
l'Europe horizontale.
Soloviev fils, le philosophe, a crit une rponse Danilevski, qui s'inscrit dans
toute sa polmique avec les nationalistes russes. Selon Danilevski, nous dit-il,
l'panouissement culturel prcde le politique, Pricls prcde Alexandre le
Grand, Gthe prcde Bismarck. Mais, rfute Soloviev, pour la Russie ce fut
l'inverse : le triomphe de la Russie sur Napolon prcde le sicle dOr de sa
culture et de sa posie... C'est que le philosophe rcuse l'ide d'une particularit de
la culture russe, et refuse sa relation la puissance politique. Mais en l'occurrence
ce sont les ides de Danilevski qui ont largement triomph et qu'on rencontre aujourd'hui le plus souvent dans la pense et la politique russes. Ce sont ces ides
qui ont t renouveles par le gographe et historiographe Lev Gumilev, qui l'on
doit l'ide de la passionarnost des peuples, mouvement mystrieux qui brusquement pousse les tribus d'Arabie hors de leur pninsule, ou les Slaves loin de
leur Moscovie terrestre. Gumilev, avec ses tudes sur les Khazars et sur la civilisation turco-asiatique est aujourd'hui l'inspirateur du mouvement no-eurasien (il
reprend un mouvement de pense des annes 1920, n en migration, et qui eut
une forte influence sur Roman Jakobson par exemple, bien que, plus tard, le linguiste rfugi en Amrique ait t trs discret sur cet engagement et celui de son
ami inventeur de la phonologie, Troubetzkoy). Comme nous le verrons plus tard
dans cet article, l'eurasisme fait aujourd'hui partie de la pense officielle, il y est
fait trs souvent rfrence, mme si c'est sous une forme voile et modre.
Le complment de l'ide des deux Europe, c'est l'ide du rattrapage : Pierre,
conscient du retard de la Russie ancienne sur l'Occident, entreprend un gigantesque rattrapage. Le jugement sur les rformes de Pierre, menes par ce gant
dune manire violente et tous gards surprenante pour les occidentaux (mais
beaucoup l'admiraient et beaucoup vinrent en Russie). Un historien comme Sergue Soloviev s'emploie [470] dmontrer que ces rformes taient ncessaires, et
que, si la personnalit hors du commun de Pierre Alexevitch a videmment jou
un grand rle, il y aurait eu rformes sans lui. Il le dmontre en comparant les
rformes de Pierre au livre du savant croate (mais Soloviev le dit serbe) Krijanitch, qui tait venu en Russie pour y restaurer la langue slave en sa puret et ri-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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chesse, crire l'histoire slave, souille par les mensonges des Allemands, et enfin
dnoncer les ruses et tromperies par quoi les autres peuples tentent toujours de
mener les Slaves leur perte. Dans ce dessein, il crivit ses Penses politiques. Le
jeune tsar lut le livre, nous dit Soloviev, et y trouva autant un tableau de l'tat lamentable du pays slave qu'un projet de rformes, principalement dans le domaine
de l'instruction publique. La science et l'autocratie devront uvrer de pair, dclare
Krijanitch. En Russie, nous avons une autocratie complte, par ordre du tsar, on
peut tout corriger, et introduire toutes les sciences utiles. Ainsi la rforme doit
venir d'en haut, du pouvoir autocratique : les Russes par eux-mmes ne veulent
pas se faire de bien, et ne s'en feront pas sils ny sont pas contraints. 127
Louvrage de Krijanitch dmontre ainsi que les rformes de Pierre s'imposaient, mais il apporte aussi la justification du pouvoir autocratique. trangement
on peut dire que Soloviev reprend ici une ide que l'on trouve au dtour de
lEsprit des lois de Montesquieu, savoir que si Pierre a russi ses rformes, c'est
parce que le peuple russe tait europen, plus quon ne pensait. l'avance Montesquieu s'inscrit ainsi en faux contre Voltaire et son pangyrique forcen du tsar,
mais aussi contre Rousseau, qui, dans le Contrat social comme on sait, proclama
que Pierre rata ses rformes parce quil les fit beaucoup trop tt.
La querelle tourne toujours, de toute faon, sur l'ide de rattrapage ou sur celle d'imitation, de singerie de l'Occident. Deux ides qui hantent encore les polmiques d'aujourdhui depuis que la Russie, dbarrasse du communisme, s'est
d'abord tourne vers l'imitation de l'Occident, prenant en 1991 ses prceptes des
conomistes amricains et des juristes europens, dans une prcipitation et singerie aujourdhui condamnes par beaucoup. Les nouveaux eurasiens comme
Alexandre Douguine, ou comme Sergue Kara-Murza, l'auteur de La civilisation
sovitique 128 , dmontrent que jamais rgime social plus conome et plus juste ne
fut invent que le sovitique, qu'il est mort sous les coups de l'Occident, par suite
d'un projet antisovitique . C'tait un rgime qui dfendait l'homme contre
les besoins inutiles , mais qui s'est affaiss en entrant dans l're de satit, sous
le pouvoir des images de l'Occident. Kara-Murza conclut que ses analyses (deux
tomes de 600 pages) sont corrobores par le sentiment des gens simples, les gens

127
128

Sergej Solov'ev, Istorija Rossii s drevnejix vremen, Tom VII, Moskva, 1962, page 158.
Sergej Kara-Murza, Sovetskaja Civilizacija, Moskva, 2002, Tom I II.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

654

du peuple. Les raisonnements de Kara-Murza font suite ceux de Danilevski, ou


de Stasov. C'est--dire que pour lui le projet sovitique pousait la forme de la
civilisation russe, et qu'il s'est heurt un projet antisovitique dont les antcdents remontent, dit-il, Tchaadaev, c'est--dire cette fameuse premire Lettre
philosophique de 1836 qui proclamait que la Russie avait fait tous les mauvais
choix, en particulier celui en faveur de l'orthodoxie (la religion grecque), contre la
religion latine (ou catholicisme romain). [471] C'est cela qui l'avait amen un
tat d'inachvement permanent, et qu'aucune rforme ne pourrait surmonter. On
verra que Tchaadaev, ce hussard ami de Pouchkine, auteur des Lettres scandaleuses, dclar officiellement fou par le tsar, assign rsidence et surveill par un
mdecin, puis converti au slavophilisme le plus nationaliste pendant cette assignation rsidence, non seulement est une figure ambigu, loup-garou idologique
trs caractristique de l'instabilit psychologique russe, mais encore continue aujourd'hui d'tre une constante rfrence, positive ou ngative selon les cas.

Vous tes des millions, mais sommes des myriades ! ce vers clbre du
pote Alexandre Blok date de 1919, et il est crit sous l'empire de la colre contre
l'Occident. Il sonne trangement, dans la mesure o le faible peuplement de la
Russie est un de ses problmes principaux. La Russie ntant pas la Chine avec
son milliard et demi d'hommes, surtout celle d'aujourd'hui qui se dpeuple rapidement. Il est vrai que le pome s'intitule Les Scythes , et que les Scythes sont
le symbole de la civilisation autre, celle des Barbares confronts aux Grecs, hellniss mais rests barbares en leur cur. J'aimerais ici mentionner que Chateaubriand, dans ses Rflexions sur la Rvolution compare les Scythes aux Suisses :
deux peuples naturels, sains, mais qui ont t contamins par la culture, les Scythes par Athnes avec l'exemple dAnacharsis, les Suisses par la culture allemande. Chacun a le Scythe quil veut, ou quil peut. Le pome de Blok parut dans le
premier des deux recueils Les Scythes 129 , dits par le sociologue et Socialiste
rvolutionnaire Ivanov-Razoumnik, en 1918. Sur la couverture dessine par Petrov-Vodkine, on voyait brler le Colise confusion vidente entre les Goths et
les Scythes !

129

Skify Sbornik 1j, 1917. Skify~ sbornik 2j, 1918

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Ce thme des Scythes peut aussi nous servir revisiter l'histoire russe. Qui na
pas entendu parler des bijoux scythes du trsor de l'Ermitage ? Les tumulus
scythes dcouverts au cours de fouilles la fin du XVIIIe sicle et pendant tout le
XIXe sicle ont fourni au muse imprial ces merveilleux et fameux bijoux en or
qui ont l'nergie, la grce sauvages, et le mystre de formes primitives aux secrtes significations. Lempire russe avait import grands frais une multitude de
copies romaines de statues grecques. Catherine la Grande les commandait et achetait par douzaines, elle avait en Occident ses agents acheteurs. Et elle fit de la capitale russe une sorte de rplique de Rome. (La rplique amricaine, Washington
tant plutt une rplique de la Rome rpublicaine, celle de Catherine une rplique
de la Rome impriale). Mais partir d'Alexandre II la Russie cesse ses achats
dAntiquits grco-romaines, elle a dcouvert quelle a les siennes propres : la
Russie se dcouvre hritire de l'antique Scythie, de milliers de tumulus o l'on
met jour une foule de statues, en particulier le superbe lion de Panticape (nom
ancien de la Kertch daujourdhui). La sauvagerie stylise du lion de Panticape a
servi de modle de nombreux artistes, et symbolise bien ce scythisme qui
s'empare de la pense russe : nous n'avons plus besoin de votre Antiquit, nous
avons la ntre, nous sommes descendants directs de l'Antiquit, par Byzance, par
le lion de Panticape, par notre langue, hritire de l'hellnique, par les grands
mythes de nos tumulus...
[472]
Lpoque des dcouvertes de Kertch est aussi celle de l'invention de l'art populaire russe (invention au sens de dcouverte, comme on parle d'invention de
reliques). Lexposition organise en 2005 Paris au Muse d'Orsay, avec les plus
prestigieux patronages de la Russie officielle a ranim le souvenir de la dcouverte des grands pavillons russes aux Expositions universelles de Londres et de Paris.
Le style no-vieux russe se voulait une sorte de rplique la domination culturelle
de l'art d'occident. Les ateliers de la princesse Tenicheva, la propagande de l'art
russe par le critique Vladimir Stasov, l'agent publicitaire de l'art russe musical et
pictural de l'poque des Ambulants et du Puissant petit tas , Stasov dont les
ouvrages antioccidentalistes et nationalistes ont constamment t rdits en Russie stalinienne, tout concourt faire la Russie d'alors une seconde Europe , ou
encore une Autre Europe, pour reprendre une expression parue plus tard.
Lexposition du Muse d'Orsay Paris, en 2005, a fait redcouvrir au public occi-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dental l'art russe de la seconde moiti du 19e sicle avec ses grands tableaux
choraux , comme disait Stasov (ceux d'Ilia Repine, de Vladimir Makovski),
son retour au paganisme russe (les sculptures de Sergue Konenkov), son lyrisme
populaire (la cramique de Talachkino, prs de Smolensk, dans les ateliers de la
princesse Tenicheva), mais elle marque aussi le retour une politique de propagande de l'art russe et de sa spcificit, politique qui avait fortement marqu le
rgne de l'empereur Alexandre III, fondateur du Muse russe Saint-Ptersbourg
(on vient de lui restituer le nom de son fondateur). Plus tard les Ballets russes du
magicien Diaghilev, et le Sacre du Printemps couronneront cette dcouverte de
lAutre Europe, de la Russie scythe ...

La thse commune toutes ces manifestations est l'affirmation non d'une


quelconque dissidence russe, mais de son altrit par rapport lEurope, ou plutt
l'occident de l'Europe. Car au fond, nous disent les spcialistes russes de l'Europe
d'aujourd'hui, le terme Europe est vide, il inclut la Russie, et il l'exclut simultanment. Mieux vaudrait dire Ouest de l'Europe, mme si cet Ouest va jusqu la
frontire orientale de la Pologne, l'ancienne ligne Curzon. La Russie a les trois
quarts de son territoire en Asie, et un quart en Europe, quatre cinquimes de sa
population en Europe et le reste en Asie. Cette donne reste de premire importance pour le sentiment qu'a la Russie vis--vis de l'Europe au sens d' Europe
moins la Russie .
Un sens qui plus que jamais est de circonstance, puisque l'Union europenne
dsormais affiche le critre nouveau de la digestibilit de nouveaux adhrents.
Un critre qui liminera peut-tre la Turquie malgr les promesses inconsidres,
et qui liminera srement la Russie, (laquelle aujourdhui nest pas candidate). Un
critre qui s'appliquera sans doute aussi l'Ukraine et d'autres pays successeurs
de l'Union sovitique. Rcemment l'historien Richard Pipes, excellent historien,
toujours plus ou moins russophobe, a formul le problme de la politique actuelle
de la Russie comme avant tout une incapacit trouver sa place . Cette incapacit qui reste masque aux yeux du voyageur se contentant de Moscou et SaintPtersbourg, entrane donc, selon Pipes, l'instabilit actuelle, o, quinze ans aprs
la chute du communisme, le pays est encore en proie la nostalgie du projet
sovitique , pour reprendre l'expression de Kara-Murza. Un pays qui ne peut
trouver sa place parmi les dmocraties, un pays [473] qui flirte encore avec l'ide

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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de grande puissance, bien quil ait renonc aux aventures militaires, un pays qui
hsite entre un statut de puissance nuclaire de plus en plus vain et un statut de
grand ptrolier.
Cette incapacit trouver sa juste place est encore renforce par l'hsitation
choisir une ligne claire dans les rapports avec l'Ukraine. LUkraine qui, elle aussi,
souffre, quoique diffremment de la mme incapacit : la Rvolution orange, qui
la faisait basculer vers l'ouest, na pas les moyens d'une adhsion l'Europe, et
l'hostilit la Russie ne peut pas servir longtemps de ligne directrice tant les deux
pays sont forcment brids par leur pass commun et leur mutuelle dpendance.
Lindpendance fut aussi une amputation. Lincapacit trouver la bonne distance entre les deux pays cousins est pathtique.
Linstabilit dans la conscience de soi national, en russe natsionalno samopoznanie, mot trs usit, se marque galement dans la relation de la Russie son
propre pass. la question : trouvez-vous des lments positifs dans la figure de
Staline ? les Russes se divisent en deux camps, une moiti rpondant non, mais
une petite moiti rpondant oui. On a beaucoup critiqu le retour l'hymne sovitique, compos pendant la Grande Guerre pour la patrie , compos par le trs
sovitique Alexandrov, sur des paroles cinq fois modifies par le mme auteur,
l'crivain non moins sovitique Sergue Mikhalkov, dont l'opportunisme peut en
l'occurrence entrer dans un livre des records 130 .
Vis--vis de l'Europe C'est la mme instabilit psychologique. Les constantes
leons administres par le Parlement europen, le deux poids deux mesures
que la diplomatie russe dnonce de plus en plus souvent, et que l'opinion publique
ressent au mieux comme une draznilka , un agace-dents, au pire comme un
nouvel encerclement ... Autrement dit, on narrive pas vraiment grer le paradoxe, tabli depuis longtemps, de l'appartenance de la Russie la Grande Europe et de son rejet par la Petite Europe (les 25). On achoppera longtemps encore sur les problmes de la libre circulation des personnes, de l'ostracisme moral

130

Sergue Mikhalkov, le pre des deux cinastes Nikita et Andre, bon auteur sovitique, a
crit quatre fois les paroles de cet hymne, d'abord rdig comme hymne du Parti, puis
comme hymne de l'Union sovitique, puis il a dstalinis le texte sous Khrouchtchev, enfin
il a remport le concours pour rcrire l'hymne sous le prsident Poutine, lequel lui a rendu
visite pour ses 90 ans.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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dcrt par l'Europe, et de l'indiffrence croissante de la Russie l'gard de ladite


Europe.
Dans Europe, hier, aujourdhui, demain 131 , ouvrage publi par l'Institut
europen de l'Acadmie des Sciences russe, et prfac par l'acadmicien Nikola
Chmeliov, on retrouve l'ide que ce presque semblable mais diffrent quest la
Russie par rapport l'Europe cre un constant dsquilibre, comme si l'autre
Europe , expression que l'on ne trouve qu l'Ouest, dsignait un autre qui
sert partiellement de bouc missaire. La thse principale de l'ouvrage, c'est que
l'Europe de l'Ouest subit actuellement une grave volution due l'immigration
depuis des pays et peuples non-europens, et que la Russie a intrt s'en tenir
l'cart. Limportance de l'immigration arabe et africaine en France, hindoue ou
antillaise en Angleterre, turque en Allemagne est fortement souligne, et chaque
pisode de dysfonctionnement de l'assimilation de ces immigrs au pays titulaire du nom , comme disent les auteurs russes, est scrut attentivement par [474]
les spcialistes, et mis en relief par les mdias russes. Que ce soit le terrorisme en
Grande-Bretagne, ou la rvolte des banlieues en 2005 Paris, spectaculaire dmonstration de l'htrognit de la nouvelle socit franaise. Bref l'Europe nest
plus pour la Russie l'idal qu'elle a pu tre pendant un trs bref moment, symbolis par la Maison commune du prsident Gorbatchev. la question Une ou deux
Europe ? beaucoup rpondent du ct russe : peu importe ! de toute faon nous
navons plus aujourd'hui d'intrt qu un rapprochement limit.
Lauteur d'un autre article intitul Effondrement de l'Europe ? 132 va plus
loin. Dans l'avenir, l'Union europenne sera confronte un problme des plus
aigus. Le schma qui prdomine encore aujourd'hui Un Etat, une nation se
transformera en Un Etat plusieurs nations , dans lequel les populations nonnatives exigeront toujours plus de nouveaux droits. La Russie, btie sur le principe ethnique (les rpubliques autonomes portent le nom du peuple titulaire ,
Tatarstan, Bachkirie, etc.) a depuis longtemps sa solution (sauf en Tchtchnie !),
mais comme elle connat une catastrophique baisse dmographique, elle est trs
sensible au danger d'clatement. La rforme impose en 2005 par le prsident
Vladimir Poutine, le renforcement de ce quon appelle verticale du pouvoir
131
132

Evropa, vera, segodnia, zavtra , sous la direction de N.N. melev, Moscou, 2002
Valentin Fedorov, Kruenie Evropy ? in Sovremennaia Evropa No 3 (23) 2005, page
13

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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tente de parer au danger. Nanmoins ce danger est bien rel, et prendra corps le
jour o Vladivostok, Krasnoarsk ou Khanty-Mansijsk nauront plus d'intrt conomique, social ou intellectuel rester dpendant de Moscou. Selon Alexandre
Arkhangelski, journaliste bien connu qui arpente sans rpit le pays, le danger est
rel, et il nest nul besoin d'y voir un complot ourdi ailleurs...
Une liaison est faite par certains entre le problme majeur de l'Europe, l'immigration massive de non-Europens, ce que des Russes appellent son dpeuplement
blanc , et le problme permanent de la Russie : son sous-peuplement surtout en
Asie. D'un ct une migration blanche de plus en plus massive videra l'Europe de ses jeunes intellectuels et entrepreneurs, de l'autre la Russie eurasienne doit
absolument se peupler sans faire appel l'immigration chinoise qui transformerait
rapidement la Sibrie en un second Tibet. D'o l'ide d'une solution la Catherine
II : l'appel une seconde immigration massive d'artisans, artistes ou intellectuels
d'Europe ( l'poque essentiellement des Allemands de Souabe, de Saxe ou de
Franconie). Le succs de ce premier appel aux colons europens fut immense, et il
a faonn la Russie moderne.
Pourquoi ne pas recommencer, refaire d'autres Sarepta 133 autrefois oasis et
modle d'efficacit ? La littrature classique russe est truffe dAllemands, personnages actifs, crateurs de la modernit russe. Il suffit d'voquer le roman de
Gontcharov Oblomov, o le barine russe, Oblomov, et l'agronome allemand,
Stolz, lis d'amiti tendre, s'opposent finalement en tous points : le second tente
de tirer le premier de sa lthargie orientale, veut le faire accoucher de son propre
talent, lui ouvrir les yeux sur l'amour que lui porte Odyntseva, lui prouver les
perspectives gigantesques de la Russie. Mais Oblomov reste [475] obstinment
inerte, perd l'amour d'Odyntseva, finit dans la quitude de la cuisine de sa mnagre, c'est Stolz qui pouse Odyntseva, et accomplit le rve conomique.
En somme, faisons venir en Sibrie de nouveaux Stolz et la Sibrie sera sauve ! Btissons de nouvelles Sarepta sur l'Ob ou l'Ienisse ! Sauvons l'Europe de
son enlisement en lui offrant cet exutoire, et la Russie de son dlabrement en invitant ces nouveaux colons...

133

Cette ville allemande au nom biblique disparut avec l'poque sovitique, englobe dans
Stalingrad, mais aujourd'hui on essaie de lui rendre un vernis allemand.

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Cette nouvelle rverie russe ne s'arrte pas l, et Fiodorov continue en imaginant une Moscou-2 , qui serait btie au centre gographique de la Fdration
de Russie, c'est--dire loin en Sibrie, plus exactement Krasnoarsk. Les bolcheviks ont dplac la capitale de Saint-Ptersbourg Moscou, faisons un bond de
plus vers nos atres profonds, c'est--dire dans l'espace sibrien. Il donne l'exemple d'autres capitales transfres rcemment comme celle de l'actuel Kazakhstan,
qui a quitt Alma Ata pour Astana. Ce transfert serait videmment li une nouvelle colonisation et un afflux nouveau d'investissements conomiques en Sibrie. Pour la Russie, la vraie question est par quelle ville remplacer Moscou, dans
ses fonctions de capitale, ce nest pas du tout une dmarche de vassalisation en
direction de Bruxelles. On se rappelle que Soljenitsyne a souvent voqu cette
ide, en particulier dans Comment rorganiser notre Russie ; elle est reprise de
l'ultime message de Dostoevski dans la dernire livraison de son Journal de
l'Ecrivain : l'avenir russe nest ni en Europe, ni en Mditerrane, mais dans le
Nord-Est sibrien, terres vides et ingrates, mais immenses et promises nous par
Dieu... C'est ce que l'on peut baptiser le projet sibrien en opposition au projet grec de Catherine lorsquelle voulait faire de la Nouvelle Russie autour
d'Odessa une nouvelle Grce (et placer son petit-fils Alexandre sur le trne de
Grce). Des deux projets, le grec et l'eurasien , c'est le second qui est aujourd'hui la mode. C'est l qu'est le projet national...
Fantasmagorie, brouillardeux ! disent les dtracteurs ; Fiodorov rtorque : pas
plus imprcis que le devenir europen aujourd'hui ! LEurope aujourd'hui nestelle pas en train de s'assoupir dans une Oblomovka cologique ? Lternelle question russe, ce Que faire ? , que Lnine avait emprunt Tchernychevski (mais
Lnine n'tait pas oblomovien !), est presque devenue aujourd'hui, en croire de
tels analystes, une question moins russe qu' europenne , en tout cas l'incapacit
se situer dans l'avenir a gagn l'Europe.
Reste donc l'option eurasienne, quoi l'on trouve des rfrences de plus en
plus nombreuses dans les discours officiels ou dans les chroniques d'ditorialistes,
on souligne le besoin d'affirmer une autonomie politique et culturelle russes, qui
diminuerait la dpendance psychologique de l'Europe. Spcificit de l'orthodoxie
russe, spcificit de l'eurasisme territorial, spcificit de la sobornost ... Bref
tant le pouvoir que l'opinion ont tendance aujourd'hui relativiser les relations
russo-europennes. Ncessaires certes, mais point stratgiques. Il faut rgler des

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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problmes locaux, rebtir une entente avec les pays baltes, dvelopper l'enclave
de Kaliningrad, obtenir la libert de circulation. Mais en l'absence de dessein europen prcis, l'Europe n'est plus la grande destination de la Russie.
[476]
Cette vision de l'Europe n'est pas partage par tous en Russie, mais elle prdomine de plus en plus. Certes dans les deux capitales, on peut se sentir de plainpied avec l'Europe, tout ce qui agite les esprits Paris ou Berlin est connu Moscou et Saint-Ptersbourg, Delumeau, Derrida, Starobinski ou Houellebecq sont sur
les rayons des librairies, traduits et publis en russe. Le rattrapage intellectuel de
la Russie, brime sous le communisme, est aujourd'hui achev. Et mme la Russie
reprend la parole avec des philosophes comme Sergue Khoruji, thologien, mathmaticien, et traducteur d'Ulysse de Joyce ou comme Vladimir Bibikhine, phnomnologue et auteur du remarquable essai Monde-paix , ou encore Vladimir
Toporov, auteur de magnifiques ouvrages sur Ene ou sur la saintet russe... Il
existe prsent une aire culturelle russe que l'Occident ne connat pas. On aboutit
presque une inversion des choses, une Russie cultive qui nous connat bien, un
Occident soumis au politiquement correct, qui ne connat presque rien de la culture russe actuelle, hormis quelques dconstructeurs postmodernes qui rivalisent
avec les ntres.

La Russie vient d'oprer un immense retour intellectuel soi. Un recueil du


pote Youri Koublanovski, lui-mme tant rentr d'migration, s'intitule : Sur le
chemin du retour . Quel est ce chemin du retour ? c'est d'abord le retour de l'immense hritage culturel de l'migration russe. Avec orgueil, la Russie a dcouvert
que ses fils perdus avaient conquis des places minentes dans la pense et la
science occidentales. Que des sociologues comme Pitirim Sorokin, des historiens
comme Rostovtsev ou George Vernadsky, des conomistes comme Leontiev, des
philosophes comme Kojve ou Koyr en France avaient fond des coles, crit
toute une uvre, en anglais, ou en franais. Sans parler des peintres comme Nicolas de Stal ou Lanskoy, ou des musiciens, que tout le monde connat, des pigraphistes, des physiciens, des biologistes. La Russie a dcouvert quelle dtient un
immense rservoir de forces et de talent qui sont hors frontires, et elle commence
miser sur cet atout. Elle a organis en 2005, le retour des dpouilles du gnral

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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Denikine, et du philosophe Ivan Iline. chacun de ses dplacements, le prsident


reoit l'ancienne migration, et lui prodigue les hommages. Quand je reviendrai... chantait le barde dissident Galitch. Lui-mme nest pas revenu, mais les
dissidents et la Russie de l'migration sont revenus, physiquement ou symboliquement.
Rtablie (presque ...) l'unit ecclsiologique rompue par l'arrive du communisme en Russie, depuis que l'glise russe hors frontires s'est rallie Moscou.
Rentres au bercail la littrature, la thologie et la culture russes migres ! La
Russie est bien sur un chemin du retour . Ce retour de Russie extrieure en
Russie intrieure signifie une mancipation par rapport l'occident, il se manifeste par le regroupement de la mmoire russe sur son propre territoire. Avec des
aspects revanchards, certes, mais galement avec des ralisations remarquables
comme la Maison de l'migration russe Moscou, fonde par Soljenitsyne, aid
par le maire de Moscou, Loujkov.
Dostoevski faisait dire Versilov, dans l'Adolescent, l'Europe est un cimetire, mais un cimetire que nous aimons. Il nest pas sr quaujourd'hui l'amour soit
au rendez-vous. Le trs grand cinaste Alexandre Sokourov, dans son lgie du
chemin, traite de la relation entre la Russie et l'Europe, Il transporte sa camra
depuis les monts de Valda, [477] chteau d'eau de la Russie, o les villages sont
dsertifis, mais o il nous montre, mystrieux et mystique, le baptme d'un petit
enfant dans un monastre isol, travers les autoroutes de Pologne et d'Allemagne, les hurlements du trafic et le non des aires de stationnement jusquen Hollande, cette Hollande o le jeune tsar Pierre vint faire son apprentissage d'ouvrier
naval. Cette Hollande qui en somme fut la marraine au baptme europen de la
Russie. Ce plerinage vers les fonts baptismaux de la Russie moderne aboutit
dans un petit muse de Rotterdam, devant le tableau d'un des matres de ce ralisme hollandais du XVIIe sicle qui sacralisait le quotidien dans une attention
religieuse au dtail. On va en quelque sorte de l'informe russe l'enclos hollandais
du rel. Du sacral russe au nopaganisme europen ; et l'on entend alors la voix
hors champ de Sokourov murmurer Pourquoi suis-je ici ?
Llgie de la traverse est une plainte sourde : la traverse d'Europe ne donne plus rien l'me ! Il fut un temps o le dsir russe d'Europe correspondait au
dsir europen de Russie, qu'avait si fort symbolis le pote suisse Blaise Cendrars. Cendrars fuyait vers une Russie autre, rutilante, sauvage et pleine des sen-

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teurs de sa foire de Nijni Novgorod, chante galement par Apollinaire. Mystrieuse, symbolise par cette Lgende de Novgorod , texte qu'on croyait perdu,
et qui a t retrouv en Bulgarie avec quatre-vingt-huit ans de retard 134 ....

Puissent la Lgende de Cendrars et la Traverse de Sokourov exprimer longtemps encore le dsir europen de Russie et le dsir russe d'Europe ! Puisse dans
le ciel europen rouler encore longtemps le soleil gant des Slaves, roue
rayons de bois, qui restera toujours la cinquime roue du carrosse des peuples !
Puisse la traverse dEurope prserver longtemps encore son mystre !

134

Lextraordinaire histoire de ce texte magique perdu et retrouv nous est dite dans le petit
livre publi par Fata Morgana : Blais Cendras, La lgende de Novgorod, 1996.

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[479]

VIVRE EN RUSSE (2007)

DDICACE

Retour la table des matires

Cet ouvrage, je le ddie la mmoire de tous ceux, connus ou inconnus, qui


mont aid parler en russe, aimer en russe, vivre en russe, et en particulier
Guorgui Nikitine, mon premier mentor, Clermont-Ferrand, Nikola Otsoup,
pote et lecteur de russe l'cole normale suprieure, Pierre Pascal, qui n'tait pas
russe, mais tait entr en religion russe, Mme Stoliaroff et M. Sinani, ses deux
assistants la Sorbonne, piliers du cours o Pierre Pascal nous parlait du Dit
d'Igor ou des fables de Krylov.. . Aux crivains du Paris russe qui ont eu la gentillesse d'accueillir le jeune tudiant encore inculte que j'tais, Guorgui Adamovitch, Wladimir Weidl, Boris Zatsev, Boris de Schloezer. A Nikola Valentinov,
dit Volsky, vieux et intraitable menchevik, qui faisait revivre Lnine comme un
adversaire encore vivant. Alexandre Koussikov, le pote imaginiste compagnon
d'Essnine, vivotant dans la dernire de ses garonnires, et survivant au cruel
mot que Maakovski lui avait dcoch en 1928...
Et puis, ds 1956, et plus encore en 1959 et 1960, jusqu' mon expulsion en
aot 60, Olga Ivinskaa, qui je dois tant, et qui fut comme une seconde mre
pour moi, et Dimitri Vinogradov, son fils, mort trop tt, hlas, mais dont le char-

Georges NIVAT, VIVRE EN RUSSE. (2007)

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me subsiste en moi, Boris Pasternak, dont les visites rue Potapov ou dans la maisonnette de bois de Bakovka ont immensment enrichi ma vie, Nikola Goudzi,
professeur et acadmicien, dont j'ai suivi le sminaire domicile sur Tolsto,
et dont l'aide fut cruciale en certains moments de ma vie d'tudiant Moscou,
Sergue Bondi, prestigieux professeur, dont le cours la Vieille Universit de la
rue Mokhovaa renouait pour nous le lien avec la culture russe de l'Age d'Argent...
Guorgui Katkov, historien, petit-fils du Grand Katkov , dont l'amiti et
la furia intellectuelle furent pour moi si prcieuses durant mes annes St Antony's College (1957-58 et 1959-60), Max Hayward, autre ami-mentor d'Oxford, lui
aussi, comme Pascal, un non-Russe entr dans la langue russe comme dans
une seconde maison natale, dont l'amiti et les sminaires furent dcisifs pour ma
vocation, au professeur Boris Unbegaun, ironique et inpuisablement savant, que
je revois arrivant donner ses cours avec les ailes de sa toge flottant au vent,
Isaiah Berlin, Sir Isaiah , dont les cours Schools et la conversation dvorante dans son manoir de campagne taient un dlice et une phnomnale leon...
Anna Tourgueniev, la premire femme du pote Andre Bily, que j'allai
voir Dornach, prs de Ble chez les anthroposophes, Vladimir Slepian, le
grand ami de mes [480] jeunes annes, peintre et mathmaticien de gnie, un dsespr qui cda son dsespoir, Mikhal Gueller (Michel Heller) et sa femme
Evgunia, avec qui les conversations s'ternisaient soit chez eux avenue de SaintOuen, soit chez moi, Vladimir Maximov et tous les dissidents qui vinrent
enrichir ma vie, et notre vie d'Occidentaux, chasss par un rgime snile qui ne
savait plus ce quil faisait, l'inventeur de l'Internationale de la Rsistance et le
fondateur de la revue Kontinent, au malicieux et nigmatique Andre Siniavksi,
dont traduire Dans l'ombre de Gogol fut pour moi un rgal, l'ami fantasque,
juvnile jusqu' sa mort, charmant et colrique que fut Moscou puis Genve et
Paris Viktor Nekrassov, Vadim Delaunay, le pote adolescent subtil, devant
son verre de rouge au zinc du bar, Andre Amalrik, arrogant et mystificateur,
incarnation du courage, mort absurdement sur une route d'Espagne, Alexandre
Zinoviev, le grand paradoxaliste, le dandy et l'inventeur de la narration en cercle
vicieux , le conversationniste brillant de Munich, de Lausanne, de Paris, puis
de Moscou, mort en 2006, Iosif Brodsky, qui me guida dans sa Venise, son
Manhattan et dont la voix et les vers vivent en moi.

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Vadim Kozovo, le grand ami, l'intrpide passeur de posie entre France et


Russie, pote l'oue absolue, charmeur et franc-tireur de la vie la fois, dont les
lettres l'criture rouge emplissent plus d'un de mes tiroirs, Efim Etkind, l'ami
an, brillant et sducteur, si gnreux de son nergie intellectuelle infinie... A
Boris Sviechnikov, le peintre minimaliste du Goulag, chez qui m'emmena Vadim
Moscou dans les annes 1970, Nikola Khardjiev, chez qui m'emmena aussi
Vadim, dont les longues et lentes digressions contenaient toute la culture russe
d'avant-garde, et qui lavait les pommes dans sept eaux diffrentes avant de les
offrir...
Simon Markish, autre grand ami, lecteur gargantuesque, savant dsarm
contre les embches de l'Universit, Boris Tchitchibabine, le pote d'Ukraine
qui pleura la chute de l'empire russe, et dont la haute silhouette chevaleresque
reste pour moi lie au paysage de la Crime, Viktor Astafiev, un des athltes de
la prose sovitique de rsistance intrieure, dont l'accueil Krasnoarsk fut imptueux et grandiose, Mirab Mamardachvili, le philosophe dont la conversation
gardait le mme clat entre ses cours et la table de cuisine, notre dernire rencontre eut lieu Tbilissi, un mois avant sa mort...
Aux Russes d'Amrique dont je fis la connaissance lors de ma participation au
Comit du Central Research Centre New York, l'mouvante Vera Dunham,
l'nergique Maurice Friedberg, et, un peu part, car nous avons eu un accroc ,
Nina Berberova, la visite que je lui rendis Princeton reste mmorable, car sa
conduite automobile faisait frmir... Alexandre Nkritch, l'historien compagnon
de Heller, frquent assidment Harvard. Aux trois crivains qui m'accueillirent
en russe mon arrive Genve, en 1972, Marc Slonime, homme de culture lgant et rac, jadis le plus jeune dput de la Constituante russe runie en janvier
1918, Vadim Andreev, le fils de l'crivain Lonid, lui-mme pote et prosateur,
celui qui fit passer le manuscrit de LArchipel l'Occident, Vladimir Varchavski
homme de cur par qui je humais un peu de l'air du Montparnasse russe des annes trente, dont il avait fait partie.
[481]
tous mes interlocuteurs de mes annes d'tudiant Moscou, Paris et Oxford, de mes annes adultes de Russie ferme (1960-1972), de mes annes
d'amiti avec la dissidence rfugie Paris, Genve ou Boston, de mes annes

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de joyeuses retrouvailles avec un continent rveill aprs 1989, tous ces interlocuteurs d'hier et d'aujourd'hui qui sont tous des parts essentielles de ma vie en
russe , l'universit de Moscou, quand j'y tais stagiaire en 1956-1957 et en
1959-1960, dans le kolkhoze ukrainien o m'avait emmen mon cothurne des
Monts Lnine , dans les longs et lents dplacements dans les trains russes, dans
les monastres anciens et nouveaux.
Je nai mentionn que les morts, mais je tiens mentionner anonymement et
collectivement trois personnes morales : la paroisse de Zaostrovi, prs
dArkhangelsk, celle de Sainte-Anastasie Saint-Ptersbourg, et l'universit
europenne Saint-Ptersbourg . Ma conversation avec la Russie et la langue
russe a t renouvele par la frquentation des trois. A tous merci, merci !

Fin du texte

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