Nivat Vivre en Russe
Nivat Vivre en Russe
Nivat Vivre en Russe
(2007)
VIVRE
EN RUSSE
Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole,
Professeur de franais la retraite et crivain
Chambord, LacSt-Jean.
Courriel: [email protected]
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/
Une bibliothque dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Politique d'utilisation
de la bibliothque des Classiques
Lausanne, Suisse: Les ditions l'ge d'Homme, 2007, 485 pp. Collection:
Slavica.
LES CLS
Quest-ce que la sobornost
D'une russistique l'autre
Morbus rossicus
Les paradoxes de l' affirmation eurasienne
Fuga mundi
Le droit de punir chez Dostoevski
Le thme apocalyptique dans la culture russe
La knose de l'icne russe du Nord
II.
LES MYTHES
La Russie entre livre unique et livre clat
Lanarchisme russe et les penseurs libertaires nobles
Le mythologme de l'ensorceleuse
III. ORTHODOXIE
En orthodoxie
Mre Marie
Quelques haltes dans la Russie orthodoxe
Aujourd'hui en Russie
La guerre des juridictions orthodoxes en France
IV. LES LIEUX
Russie de l'an XII
Dans la ville crbrale
Par jalousie, Moscou nous envoie un album !
V.
NOSTALGIE SOVITIQUE
Bilan de la culture sovitique
Un ingnieur enqute sur les ingnieurs de l'me staliniens
Une idylle au temps de Staline
Merci, camarade Staline !
XI. MIGRS
Rmizov ou le scribe des annes terribles
Lnigme Aguev a chang de sens
Une tourne des grands hres dans la Nuit du Corrge
Russe de cur, franais de plume. Vladimir Volkoff ou un certain bonheur
de l'exil
XII. FANTMES DU GOULAG
Lhumain invisible ou Vassili Grossman
Friedrich Gorenstein
Dans le hache-viande de l'utopie
Face la Gorgone
Les racines russes du totalitarisme ?
Montrer-regarder le camp
Jerzy Giedroyc
Au pays des morts, la vie vivante
Les rinyes de Littell
XIII. QUELLE EUROPE ?
Un facteur d'icnes iconoclaste : George Steiner romancier
Lme des bufs serbes
Le menti-vrai
Europe-racine, Europe-rhizome
La traverse d'Europe, un rve
DDICACE
Du mme auteur
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QUATRIME DE COUVERTURE
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La civilisation europenne a t le briquet avec lequel il a fallu frapper nos masses qui commenaient
somnoler. Le briquet ne communique pas le feu au silex,
mais le silex, tant quil na pas t frapp, ne saurait donner de feu. Le feu jaillit soudain de notre peuple. Ce feu
tait l'enthousiasme, l'enthousiasme du rveil, un enthousiasme au dbut inconscient : nul n'avait encore compris
que s'il s'tait veill, c'tait avec l'aide de la lumire de
l'Europe, pour s'analyser lui-mme plus profondment et
non pour copier l'Europe ; tous avaient seulement senti
qu'ils s'taient veills.
Nicolas Gogol
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Mon premier contact avec la langue russe date de l'ge de 16 ans : j'ai li amiti avec un relieur en chambre de ma ville natale de Clermont-Ferrand, il tait du
Kouban et il avait t enrl par les blancs, avait combattu sous Denikine, particip la droute gnrale, et s'tait retrouv Istanbul, comme tant de fugitifs,
cherchant gagner deux sous par des petits moyens, comme les hros de la pice
de Mikhal Boulgakov, La Fuite, qui organisent des courses de cafards avec enjeux. Il avait dbarqu Marseille sans le sou, avec un pantalon et la chemise
quil portait. Georges Nikitine tait relieur en chambre, il fallait ascensionner une
de ces vieilles btisses noires dont Clermont a le secret : sa pice tait vaste, encombre par l'norme presse, avec des cartons entasss sur un bahut immense. Je
garde de lui trois merveilleuses reliures qu'il fit pour trois de mes livres. Ptersbourg, de Bily, est grav d'une superbe Cavalier de bronze en camaeu mauve
d'un ct, de la pyramide virtuelle qui tourmente le fils du Snateur de l'autre.
Kotik Letaev a son cuir grav et incis par une croix aux quatre corbeaux, la croix
o est crucifi le petit d'homme veill la seconde vie consciente. Sans Georges
Nikitine, aurais-je rencontr cette langue merveilleuse, dont l'inventivit potique
mmerveille tous les jours ?
Avec la littrature russe, mon premier contact fut la lecture des Dmons.
Llgante traduction de Boris de Schloezer parut en 1951 au Club franais du
livre, dont mon pre achetait presque toutes les parutions. Ce fut une dcouverte
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travaillait. Labry ajoutait : Cet antique usage na sans doute pas encore disparu
dans les lointaines campagnes russes. Et je rvais d'aller le vrifier. Ailleurs
c'tait un proverbe, un verbe compos d'une succulence tymologique dtaille et
pourtant mystrieuse, ou un de ces mots monosyllabes qui en russe sont des ppites, ou des grenades smantiques, tel ce petit mot likh , dont Labry expliquait :
C'est une particule d'emploi populaire et familier qui exprime, dans une rplique, une joie mauvaise constater un insuccs de l'interlocuteur. Ces mots clataient ma figure et ils faisaient ma joie, une joie toujours vcue aujourd'hui en
lisant certains auteurs contemporains matres du mot russe, comme Mark Kharitonov, Mikhal Chichkine ou Andre Dmitriev.
Le chemin devant moi tait long. A vingt ans, je suis entr l'cole normale
suprieure de la rue d'Ulm Paris, j'tais latiniste, mais j'ai achev des tudes
d'anglais parce que mes sjours dans des coles anglaises mavaient fait aimer
l'Angleterre (celle de Chaucer, de Shakespeare, de Bunyan, que je retrouvai plus
tard traduit par Pouchkine). C'est l, dans cette abbaye de Thlme de la rue
d'Ulm, que j'ai commenc des tudes de russe. Les professeurs d'anglais la Sorbonne mennuyaient et je suis all couter le prof de russe, Pierre Pascal. J'ai dcouvert un matre tout autre, personnel, souriant, chaleureux, c'est lui qui m'a
converti au russe dfinitivement. A la rue d'Ulm, il avait un lecteur , le pote
russe migr Nikola Otsoup, dont beaucoup plus tard j'ai aim le Journal en vers,
qui, dans une strophe de dix pentamtres trochaques, chante sur le mode ironique
et lgiaque l'exil, le cosmopolitisme culturel, l'europanit russe... LExil m'apparaissait sous les traits du hros d'Otsoup :
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Poussant Ene devant Ulysse
Guerrier, voyageur, et poux,
Projetant Pierre et Mazeppa
Sur l'cran du Rouge et du Noir,
Il suivait chants et oriflammes
De Bagration ou des Croiss,
Il guettait le cor de Roland
Il traversait les popes
Parcourait mythes et lgendes
Sans trve il marchait et marchait...
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Cela faisait deux Russie devant moi : celle de la diaspora, de Boris de Schloezer, Nikola Otsoup, du trs souriant Boris Zatsev, que je revois au Conservatoire
russe du Quai de Tokyo en 1962 pour son jubil ; sa carrire fut si longue quelle
me semblait marier au moins deux sicles : il avait eu avec Andre Bily un duel
en 1909, et en 1962 je le voyais lisant au petit public ses rcits italiens si nafs ,
si musicaux... Je revois galement la terrasse de son caf habituel des Champslyses le noir et tnbreux Guorgui Adamovitch, je rencontrais assez souvent le
subtil essayiste Wladimir Weidl, auteur de Russie prsente et absente, un livre
dont la version franaise a prcd la russe, et la surpasse de beaucoup. Ou encore
le compagnon du pote Essenine, lui-mme auteur de rares pomes orientaux rutilants, don juan impnitent, Alexandre Koussikov, dit Sandro un exil pas
comme les autres puisquil avait gard le passeport sovitique, comme Viatcheslav Ivanov, ou encore Vadim Andreev, un pote et prosateur clips par la gloire
de son pre, Lonid Andreev. C'est d'ailleurs bien plus tard que je rencontrai Vadim Leonidovitch, une fois nomm Genve. Il y avait dans la Genve de 1972
trois glorieux survivants de cette diaspora : outre Vadim Leonidovitch, Marc Slonime, essayiste, auteur d'un livre sur les trois amours de Dostoevski (que je
naime pas), le plus jeune dput la Constituante russe que Lnine avait disperse par les baonnettes de ses marins rouges, un homme lgant, qui savait parler
avec une virtuosit inoue de l'humour du grand Leskov. Le troisime tait une
des jeunes Russes de Paris des annes trente, Vladimir Varchavski, homme
sportif et doux, qui a laiss une chronique impressionniste et inoubliable du
Montparnasse russe des annes trente, celui du pote Boris Poplavski, dont le
suicide par overdose, en 1937, tait encore un signe majeur des temps.
Envers tous j'ai une dette, ils ont accueilli avec indulgence d'abord l'tudiant
naf que j'tais, puis le jeune professeur dbutant. Ils mont fait connatre la quintessence de cette ancienne Russie quils avaient emporte avec eux, comme dit
Roman Goul, un migr de l'autre rive de lAtlantique, et que je vis dans le bureau
new-yorkais de sa revue Novy Journal. Ils avaient emport cette lgret d'me,
cette gnrosit d'esprit, et aussi cette irresponsabilit juvnile qui ont fait le
charme et les malheurs de l'intelligentsia russe. Rassa Tarr, l'amie dAnne Heurgon-Desjardin, que je voyais Paris ou aux dcades de Cerisy, qui avait t
l'pouse de Kojve, incarnait mieux que quiconque cette aura de l'intelligentsia,
citoyenne du monde, et enracine nulle part, celle que Dostoevski maltraite si
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rduit un tage, puis une chambre, puis un coin de chambre isol par un paravent. Il revoyait un tranger pour la premire fois depuis longtemps, partag entre
la peur et l'attrait. Install prs de la fentre, ses yeux guettaient en bas la voiture
noire qui aurait indiqu que j'tais suivi.
J'ai voyag, en qute de la campagne russe avec ses lumignons en copeaux de
pin... Il fallait pour cela l'autorisation du Dpartement des visas et registrations
pour trangers de l'Universit, c'tait compliqu, on m'autorisa quand mme
aller avec deux amis franais Pskov et Novgorod, encore dvasts par la guerre,
o on lisait des graffitis en allemand sur les ruines d'glises magnifiques, que j'ai
rcemment revues et admires. Le style lgant et sobre des glises pskovitaines
au long cou ceint d'une collerette de triangles et cubes vids dans le mortier, ainsi que les icnes au style violent et mystique, comme celle, unique chef-duvre,
qui nous montre l'ascension du prophte lie dans une norme bulle de feu rouge,
font de cette rpublique mdivale qui dpendit un moment de Novgorod, mais
sans tre vassalise, un des hauts lieux de l'ancienne Russie libre et cratrice autant que Venise ou Gnes... Nous soulevions dans la cit encore moiti ruine et
qui navait plus vu d'trangers depuis longtemps un manifeste intrt, d'autant
plus que notre rgle tait d'aller au march, l'glise, et au bain public. Sur la
rivire Velikaa encore gele, mais o l'eau commenait sourdre par endroits,
nos fileurs s'talrent, passrent moiti sous l'eau et lchrent... Cet trange
petit jeu se rpta souvent, et il avait des connotations inquitantes. Je suis rcemment retourn dans cette ville magnifique, toute proche maintenant de la frontire avec l'Estonie. A Izborsk, une des plus antiques forteresses russes, on est en
face des vestiges de chteaux des chevaliers teutoniques. Ici passe une des plus
vieilles frontires de l'Europe, ici se sont heurts catholicisme et foi orthodoxe.
Les conqutes de Pierre sont annules, et l'on est revenu au trac frontalier de
l'poque d'Ivan le Terrible. Sous les vieilles murailles roussies d'Izborsk stationnent paisiblement quelques voitures immatricules en Estonie, et donc venues
d' Europe , mais je souponne que ce ne sont pas des Estoniens finnois, plutt
des Russes d'Estonie, qui amnent leurs enfants contempler cette leon de patriotisme quest la paisible Izborsk. A Petchora, plus prs encore de la frontire, on se
plaint que les Estoniens qui viennent faire des achats font renchrir la vie. Dans le
superbe monastre, dont l'enceinte mdivale a t restaure sur une dotation spciale du prsident Eltsine, un jeune hiromoine s'en prend un photographe qui a
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sans doute jet un dbris terre : Ici vous n'tes pas en Occident, ici vous tes
en Russie, il faudra que vous l'appreniez un jour ou l'autre. En un sens, il na pas
tort, mais tout est dans le ton...
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Ds mon premier sjour, j'ai t tonn par le fait que la Russie sovitique
tait trs loin d'tre un pays enrgiment, il y rgnait un vivant dsordre. Gare de
Kiev, Moscou, je voyais des bonnes femmes passer en trombe devant le contrleur, selon le systme du blier , pour ne pas payer. Je navais jamais t communiste, mais j'tais arriv bien convaincu quil rgnait un ordre plus orwellien que cela en Russie communiste. Ce dsordre ma plu. Veux-tu faire
connaissance avec une famille o tout le monde a fait de la prison ? me dit un
tudiant d'histoire. C'tait la famille d'Olga Ivinskaa, et j'allais faire la connaissance d'Olga Vsevolodovna, qui avait purg sa premire priode de camp, de sa
mre, Maria Nikolaevna, galement revenue des camps, de la fille d'Olga, Irina,
et du Classique , le pote Boris Pasternak, qui avait l sa seconde famille, illgitime . Je me rappelle trs vivement sa premire apparition dans le petit appartement d'Olga Vsevolodovna, rue Potapov, quIrina. Emelianova a dcrit dans
son mouvant, savoureux et ironique petit livre de mmoires Lgendes de la rue
Potapov. Je ne savais pas encore que je deviendrais le fianc d'Irina, que je verrais
et vivrais dans le chagrin la mort du pote, les obsques Peredelkino, ternises
par les photos o l'on voit Neihaus le pianiste, Daniel et Siniavski, les deux crivains du souterrain qui avaient dj envoy leurs brlots en Occident, et que s'accomplirait devant nous tous qui pleurions le pome Aot de Iouri Jivago. Les
grands potes sont toujours de grands devins. Je ne pouvais savoir que je serais
expuls d'URSS quelques jours avant l'arrestation de la mre et de la fille, exactement le 6 aot 1960, ni que cette visite la rue Potapov dterminerait tant de
choses dans ma vie. Le premier retour se fit en octobre 1972, inoubliable reprise
de contact avec ce pays qui semblait engourdi dans un communisme moribond, o
les intellectuels frondaient dans leur cuisine en laissant couler bruyamment l'eau
du robinet, o les liturgies du rgime semblaient ne jamais devoir connatre de fin,
o on tait perptuellement la rencontre de l'anniversaire d'Octobre , ou
dans le bilan de l'anniversaire d'Octobre ... Entre 1972 et 1989 j'ai fait de nombreux sjours, marqus par les rencontres avec des dissidents, l'arrestation de Ga-
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briel Superfin, l'amiti avec le pote, dissident, ex-zek, et homme d'un charme et
d'un don potique droutants, Vadim Kozovo, mari d'Irina Emelianova.
J'ai vcu trente ans aprs mon expulsion d'aot 1960 la fin de l'URSS comme
un second bonheur personnel. D'abord le bonheur de voir que la Russie avait russi se librer du totalitarisme et de l'affreuse stagnation et grisaille du temps
des grontes du PCUS, et ce contre tous les pronostics de tous les sovitologues
du monde entier, toujours aveugles et sourds ce pays (et, au fond, rien na chang sur ce point). Et aussi parce qu'il s'agissait d'un bonheur personnel pour moi
qui avais consacr ma vie la Russie, et qui pouvais entirement renouveler mon
contact, et retrouver une symbiose avec ce pays seconde patrie. Seconde naissance et seconde patrie donc, avec ce retour en Russie qui s'effectue depuis 1989.
La Russie d'aujourd'hui a du mal sortir de tant d'annes de cruaut sociale,
d'aveuglement politique, de squelles de son penchant pour l'utopie qui l'a entrane dans le pire despotisme, et de son incapacit vivre en politique une vie
concrte, faite de compromis entre les buts et les ralisations. En revanche, ne
s'est-elle pas libre toute seule, par un effort sur elle-mme ? En un sens, l'intelligentsia est revenue la [16] tactique intellectuelle de la terre brle. Elle campe
sur son Janicule du refus total de toute alliance avec les libraux du pouvoir, et
mme de toute alliance entre elle. Elle laisse donc le terrain libre des fauteurs de
sparation, de mpris, d'antagonismes. Elle se console en se disant qu'il en a toujours t ainsi, pourtant elle jouit entirement du nouveau climat de libert, elle
dite, elle publie, elle voyage, elle colloque, elle parle la radio. La Russie d'aujourd'hui est libre et se pense asservie.
Linstauration de la libert a certes cot beaucoup de dsordre social et d'ingalit, une partie du peuple regrette l'ordre et le pseudo-galitarisme sovitique
(revisit avec des lunettes d'oubli). Le pote-sociologue Alexandre Zinoviev en
particulier, qui voit la perestroka comme une katastroka. Parfait exemple des
contradictions criantes de la Russie actuelle. Je pourrais longtemps numrer les
contradictions de jugement qui ont cours aujourd'hui dans cette intelligentsia et en
Occident aussi. Hier on condamnait la Russie pour ses oligarques, aujourd'hui on
s'indigne du sort.de M. Khodorkovski, et en coute avec sympathie les diatribes
de loligarque en exil Berezovski. Hier on condamnait l'inflation, le non-paiement
des pensions, aujourdhui on ne veut pas voir que la stabilit montaire acquise-a
chang la vie et la mentalit des Russes, mme au niveau des petits budgets. Hier
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on sympathisait avec le journaliste Kisilev, qui campait sur les restes de la Tlvision indpendante NTV, aujourd'hui on ncoute plus ce quil dit la radio ou sur
sa petite chane de TV. Certes le pouvoir procde des oprations de reprise en
main assez sinistres au niveau des oligarques. Mais pas au niveau de la socit,
cela est impossible pour l'instant. Lhabitude de la libert est entre dans les mentalits, et autoritarisme en haut ne veut pas dire despotisme en bas. D'une manire
gnrale, et contrairement la thse d'un roman assez russi de David Markish,
les Russes, pris individuellement, savent trs bien quoi faire de leur libert, et s'en
servent...
Dresser la liste des intellectuels et artistes russes que j'ai eu la chance de rencontrer serait trop long. Je devrais commencer par Boris Pasternak, que j'ai aim
comme une sorte de pre avant mme de dcouvrir sa posie, et le surprenant renouveau baptismal quelle reprsente pour quiconque s'y immerge... Il faudrait
continuer par beaucoup d'crivains de l'migration russe comme Guorgui Adamovitch ou Wladimir Weidl. Par beaucoup d'crivains sovitiques comme Bella
Akhmadoulina en posie, Valentin Raspoutine en prose. Raspoutine que j'ai rcemment revu Irkoutsk o il rside par dfi envers la capitale, figure inclassable,
puisqu'il tait un mauvais auteur sovitique, tolr par faiblesse, et qu'il est un
des esprits blesss par l'volution de son pays, Il y eut aussi dans mes rencontres
et mes amitis beaucoup de dissidents, de dissidents qui ont le plus souvent migr, ou ont d migrer contre leur gr. J'ai t ami avec Andre Amalrik, fauch
par un camion alors quil allait Madrid protester contre les Pourparlers de la
troisime corbeille (qui s'en souvient ?), avec Siniavski, l'esthte jusque dans
les situations extrmes, Maximov, l'orphelin et le dur de la cour des enfants
sovitiques, Viktor Nekrassov, badaud de gnie en toutes circonstances et ternel
jeune homme, Joseph Brodski, qui m'enseignait son amour pour les grands potes
anglais du XXe sicle et qui ma fait dcouvrir New York, le sculpteur Ernst
Neizvestny, le musicien, prote au talent infini, Flix Roziner...
[17]
Et, bien sr, Soljnitsyne, avec qui je nai pas de liens d'amiti, mais pour qui
j'ai un immense respect, sans songer mme partager toutes ses options (pour lui
les malheurs de l'Europe ont commenc avec la Rforme !). Le week-end que j'ai
pass chez lui Cavendish et qui ma montr comment il vivait est jalon dans ma
mmoire. Soljnitsyne est un classique vivant. Il faut le prendre avec ses thses,
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27
Pierre Pascal, Mon Journal de Russie 1916-1918, LAge d'Homme, Lausanne, 1975, page
233.
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ment partisans, dont il se repentit, mais sans chercher les masquer ou camoufler
puisque son Journal reprend strictement les notes de cette poque. Selon lui,
l'me chez le Russe prdomine sur la raison et sur la volont. Il lui a t impos
depuis Pierre un rgime de civilisation tranger, d'o sa paresse, son fatalisme, sa
rsignation devant l'impuissance, l'inutilit de l'effort...
La discussion qui s'ensuivit prsenta tous les arguments que l'on peut opposer
de telles gnralits, mais la permanence d'une telle discussion sur le sens de
l'action des Russes est un trait de l'histoire intellectuelle russe. Elle se fait sentir
aujourd'hui comme avant-hier. Tout se passe nanmoins comme si les instances
thiques avaient chang de camp : autrefois, la Russie jugeait l'Occident, on faisait appel l'autorit de Tolsto, il inspirait Romain Rolland, Gandhi et tant d'autres, de Russie venait le primat thique de l'homme chrtien occidental. Aujourd'hui, le Parlement de Strasbourg, instance minemment thique, pse chaque
anne l'me russe sur son trbuchet des droits de l'homme. Et il est certain que la
tolrance morale post-chrtienne, dont on lit partout qu prsent elle est le trait
distinctif de l'Europe vis--vis de lAmrique et du reste du monde (amnagement
de la lgislation pour y mettre galit les minorits sexuelles avec les autres,
refus et fichage des sectes religieuses, refus des spcificits vestimentaires [19] au
nom de la lacit) diffrencie l'Europe non seulement de l'Amrique et de l'Afrique, mais galement de la Russie. Au jugement de cette Europe qui prche avec
force un corpus civilisationnel essentiellement constitu d'interdits antireligieux,
la Russie est une pseudo-dmocratie . Ce que l'on concdera tout fait si l'on
compare la Suisse, avec ses cantons, sa dvolution du pouvoir vers la base mme de la socit, le village, la commune, le canton. (Mais de ce point de vue-l, la
France nest gure dmocratique, en tout cas nettement moins, avec sa monarchie
prsidentielle o l'lecteur reprend la main une fois tous les cinq ans.)
So1jnitsyne prche pour une Russie dcentralise, une Russie qui reviendrait
authentiquement au principe de zemstvos, ces organismes de self-government
qu'instaura dans la Russie des tsars Alexandre II et que ne supprima pas le trs
ractionnaire Alexandre III aprs l'assassinat de son pre. Il s'agit d'assembles
territoriales qui reprsentent la terre (comme en Allemagne les Lender), face
au Centre. A eux l'administration des taxes, des coles, des voies et chausses, des
petits hpitaux. Quand on relit ce qucrit leur sujet le trs lucide Anatole Leroy-Beaulieu dans son magnifique ouvrage de 1882 LEmpire des Tsars et Les
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Russes, on voit que les problmes, mutatis mutandis, conservent la mme orientation en Russie. Les hsitations du prsident actuel de la Fdration, Vladimir Poutine, entre la verticale et l'horizontale du pouvoir, le dpouillement de leurs pouvoirs inflig aux gouverneurs aprs que l'attentat l'cole de Beslan le 1er septembre 2004 eut dmontr l'incroyable porosit et incurie des pouvoirs locaux,
puis la restitution d'une partie de ces pouvoirs un an plus tard, font songer aux
hsitations du pouvoir tsariste et relvent des mmes rflexions de LeroyBeaulieu : Aucune mesure lgislative ne saurait entirement prvenir un mal
dont la principale cause est l'ignorance ou l'indiffrence du paysan avec la prpotence invtre de la police. 2 Changez le mot paysan par citoyen , puisque la priode communiste a ananti cette classe sociale qui formait, il y a un sicle encore, l'essentiel de la nation russe, et le jugement reste de mise.
C'est un pays fch avec lui-mme, avec son pass et son prsent, auquel
lactuel prsident tente de restituer de la confiance en soi, d'instaurer un dbut de
rgne de la loi. Et aussi de reprendre les rnes aprs une dcennie d'extravagant
champignonnement des fortunes prives et l'apparition d'aventuriers-veilleurs de
la force conomique russe. Il y a Poutine parce que la majorit des citoyens en
Russie veut Poutine. Quoique form l'cole des Services spciaux, il se rallia au
premier des dmocrates russes, le maire de Leningrad Anatoli Sobrchak (le mme
qui invita dans sa ville, rebaptise la suite d'un rfrendum en SaintPtersbourg, le grand-duc Wladimir Romanov, afin de renouer avec le pass).
Croyant dans l'efficacit d'une bureaucratie d'lite, quil cherche former comme
les Services forment l'intrieur du systme militaro-policier une sorte d'opritchnina 3 part, plus intgre, il est srement plus libral que sa propre majorit, et
[20] l rside un des problmes (et une des inquitudes) pour l'avenir. Il y a dans
son camp des partisans d'une sorte de thocratie sans Dieu, mais avec le patriarche. D'autres sont pour une remise du pouvoir une nouvelle opritchnina. Les
tribunaux, jamais expurgs depuis leur soumission au rgime sovitique, Sont,
2
3
Anatole Leroy-Beaulieu, LEmpire des tsars et les Russes, tome II, Les institutions, Paris,
1882, page 175.
Lopritchnina fut cre par le tsar Ivan IV dit le Terrible pour lutter contre les boyards. Il lui
donna une portion part du pays, retire aux boyards, et soumise un rgime drogatoire.
Linstitution se rendit coupable de multiples atrocits, et son nom est rest odieux dans
l'histoire mythique de la Russie, bien que certains historiens aient tent de la rhabiliter.
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avec la procurature gnrale, une machine qui interprte les dsirs du pouvoir,
mais ensuite nest plus matrisable.
Lorthodoxie russe d'aujourd'hui est varie, spirituellement riche, mais ptit
d'une majorit de prtres qui se cantonnent l'action cultuelle, comme au temps
sovitique (avec l'acquisition de biens en plus), et des fanatiques y sont l'uvre
aussi. Elle reflte le nud de contraires qui se resserre sur ce pays. La socit
russe peut trs bien faire un usage liberticide de sa libert, on l'a vu en 1917, hlas. Il ny aura pas rptition l'identique de la chute dans le despotisme bolchevique, mais il risque d'y avoir autre chose. La grande et violente leon d'histoire
que la Russie s'est inflige elle-mme, si l'on peut dire, est par elle-mme comprise contradictoirement, et c'est l le problme le plus aigu d'aujourd'hui.
Lindividu russe a certes chang, il est plus libre, plus autonome, tonnamment
indpendant. Mais il ne s'est pas constitu en citoyen sachant allier ses entreprises
personnelles avec sa part de responsabilit dans la socit citoyenne. De cet amnagement avec soi dpendra l'avenir russe. Un avenir que le monde extrieur voit
toujours travers un mythe russe : le culte de la personne de Gorbatchev nest
qu'un dernier avatar de la propension du monde extrieur expliquer la Russie par
ses despotes clairs , en somme la poursuite du rve de Voltaire et de Diderot.
Le mirage russe est insparable du culte de l'homme providentiel. Pour l'avoir
refus, Rousseau s'est fait remoucher par Voltaire avec vigueur, un polisson qui a
la manie de prdire la chute des empires, un maniaque qui du fond du tonneau de
Diogne nie les indniables progrs de la Russie de Catherine... Gorbatchev a
trouv ses Voltaires en grand nombre pour l'encenser, et ce d'autant plus qu'il a
chou, et que l'uvre dcisive fut accomplie par Eltsine. Mais l'un correspondait
au prince idal, l'autre en tait le contraire !
La Fdration de Russie da de fdration que le nom, comme l'Union n'tait
union que nominalement, et sovitique encore moins. La Constitution ne prvoit
nullement le dtachement des composantes. Mais dans les faits, aprs le dpart
d'un bon quart de l'empire et le retour de la Russie aux frontires d'Ivan le Terrible, le danger est peru d'une dcomposition de ce vaste territoire qui comporte
encore tant de peuples. Mais ce sont des peuples lis aux Russes depuis des sicles, comme les Tatares, et l'islam russe est prsent depuis trs longtemps. En
tmoigne l'imposante mosque aux minarets bleus qui fait face au Champ de Mars
Saint-Ptersbourg, et qui date de 1913 : elle peut contenir cinq mille fidles.
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la drision est populaire en Russie auprs d'une certaine jeunesse, mais dans l'ensemble, elle isole la culture du peuple, comme cela navait encore jamais t le
cas, dans un pays o Tolsto, avec toute sa force de dissidence morale, avaient su
identifier la littrature l'me et la qute de sens du peuple. Mais il est aussi une
cole que j'appellerai celle du ralisme magique, qui ne renonce pas la mission
de dnombrement du rel qua la littrature, mais qui pratique une miniaturisation
magique, la rduction un cosmos fantasme, l'univers provincial de Mark Kharitonov, la ville NN d'Andre Dmitriev, la ville fantastique, capitale ptersbourgeoise o viennent patre les lans de la toundra du roman Pras de Guirchovitch. Et,
bien sr, il y aussi les continuateurs du grand ralisme russe, j'y mets Petrouchevskaa par exemple, ou encore Pietsoukh Ce qui fait quau total, la Russie a
peut-tre aujourd'hui une littrature plus intimement relie la vie qu'ailleurs.
Bien entendu, nos universits occidentales, surtout les amricaines, nentendent,
ntudient et ne couronnent que les jeux de l'intertextualit et de la drision.
Lintrt pour la Russie est-il retomb ? Quand j'crivais le premier volet de
ce triptyque, Vers la fin du mythe russe, j'tais en face d'un objet d'tudes et
d'amour qui semblait se drober, se trahir. Je le comparais au panicaut des steppes, ou dboule-champ , chardon qui court sur la steppe et se nourrit sans racines. Tchkhov a ainsi surnomm un de ses personnages : perekati-pole , ou
dboule-champ ... Insatisfaction incurable, nomadisme invtr, le socium russe avait longtemps sembl rtif l'installation, en tout [22] cas la bonne installation , comme saint Benot parle de la bonne industrie. Je venais de dcouvrir
Zinoviev et ses Hauteurs bantes. Ce puissant satiriste, pote et anti-pote voulait
nous imposer l'ide que son Lviathan ivanesque , c'est--dire sovitique, tait
un millenium install pour plusieurs gnrations. J'crivais sous la sduction, mais
aussi contre la sduction de ce nouveau Hobbes. Le Lviathan que dcrit Zinoviev na pas russi l'assujettissement des mes russes la fonction et l'idologie. Lorsque j'crivais le deuxime tome, Russie-Europe, la fin du schisme, le
Lviathan venait de se dissoudre dans la bourrasque de l'histoire, le grand village
Potemkine sovitique venait de s'bouler comme un dcor de papier. Ou plutt,
crivais-je, il vient de se volatiliser, comme les habits des spectateurs de la sance
de magie de Woland dans Le Matre et Marguerite. Je me demandais pourquoi
nous avions tant de peine accueillir nos frres russes au banquet europen, alors
qu'il aurait fallu chanter allluia ! Rtrospectivement, on peut se gausser de mon
33
allluia. Mais je ne le retire pas. Le retour en Europe des Russes, comme celui des
Polonais ou des Baltes, est une chance pour tous. Gardons-nous de la perdre.
Et pourtant, pour la raison que l'utopie, mme dgnre, nest plus au pouvoir en Russie et que ce qui fascinait l'Occident, c'tait exclusivement l'utopie, et
mme la violence induite par lutopie, la Russie ne fascine plus comme lorsque
Staline la cabrait sous son fouet. Nous avons rv par l'entremise de la Russie,
sans vraiment nous intresser aux hommes qui y souffraient et qui y mouraient
d'utopie.
Les dangers du monde se sont dplacs et l'intrt du monde est ailleurs, il va
au monde musulman, il va l o est la violence. Nos valeurs dtaches de toute
verticalit sont trs flottantes, trs horizontales . La fatigue d'tre soi qui en
rsulte est une fatigue de l'Occident seul. Une fatigue en quelque sorte communicative, et le danger de la nouvelle Europe unie (sans la Russie, hlas !) est que
cette fatigue ne passe d'ouest en est, sans profit pour les nouveaux arrivants.
Alors faudrait-il se rjouir pour la Russie de son exclusion ? Non, quand mme pas, et je persiste soutenir qu'une Europe sans la Russie, et avec la Turquie,
sera un non-sens. La slavistique encourt un danger qui est que la Russie soit exclue d'Europe par peur de son territoire et de sa tradition autre. Ses grands jours
sont peut-tre compts, on n'aura plus de Pierre Pascal pour se convertir la religion russe et faire une retraite de six-sept annes dans ce monastre, comme
l'appelait Gogol. Une de mes collgues allemandes croyait rcemment que l'acteur
Sergue Yourski, qui mne grand bruit contre l'actuel prsident, subissait des perscutions de ce fait. Il faut videmment ne pas connatre la Russie et les changements majeurs quelle a connus pour nourrir cette peur d'antan. Le merveilleux
acteur qu'est Yourski est aussi un intellectuel au sens pleinement russe du mot,
il est contre. Alain disait quun citoyen doit toujours tre contre le pouvoir.
Yourski est un disciple d'Alain, c'est tout son honneur. Mais il est aussi tout
l'honneur de la Russie actuelle que, malgr ses dfauts, on y puisse ainsi militer
librement contre le pouvoir. Cette collgue nest pas la seule dans cette erreur, nos
mdias partagent si souvent ce prjug.
Quelle importance ? dira-t-on. Que la Russie aille son chemin, qui est autre,
eurasien, qu'elle suive son penchant invtr pour l'autoritarisme, l'Europe nen a
pas besoin ! Nous voulons bien fter le trois centime anniversaire de Saint-
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Ptersbourg et admettre que [23] c'est une ville europenne par excellence, mais
elle est la priphrie, elle a perdu sa faade baltique, son hinterland, c'est autre
chose, ce nest plus l'Europe. Qui dit que l'avenir du monde ne se joue pas dans
l'hsitation (rciproque) admettre la Russie en Europe ? Pour faire contrepoids
lAmrique et la Chine, peut-tre d'autres ples de puissance qui se dessinent,
l'apport russe, ou son absence, peut tre dcisif pour que l'Europe fasse poids.
LEurasie russe regardera donc ailleurs, elle regarde dj ailleurs, mme si son
lite est la fois europenne et europhile. Mais c'est tout le problme de l'Europe :
quel est son commun dnominateur ? Une communaut de droit, une donneuse de
leon morale, un magistre social ? Ou bien encore un chiquier du libralisme
conomique, appendice gopolitique de l'Amrique ? Personnellement, il me
semble qu'une Europe qui veut tre Europe pesant un poids dans le monde aura
besoin de la Russie, et que l'alliance de l'Allemagne, de la France et de la Russie
contre l'expdition amricaine en Irak en a t un signe. Mais nous voyons et savons quune large partie de l'Europe ne l'entend pas ainsi. La nouvelle frontire
d'Europe, sur l'ancienne ligne Curzon, n'est pas une bonne frontire dEurope. On
aimerait qu'un homme europen comme l'historien et homme d'tat polonais Geremek le dise, et le dise haut !
Pour moi en tout cas, le cas est entendu, on a tort de ne pas envisager la place
de la Russie dans l'Union europenne, quitte laisser cette place vide pour l'instant, comme l'est celle de la Suisse, ou celle de la Serbie : la gographie fait partie
de notre histoire, le temps est venu de le raffirmer. Il nest pas jusqu' cette haine
de soi russe qui ne soit trs europenne en somme : l'inquitude, le nomadisme
russe, la non-installation dans le bien-tre dont parle la premire Lettre philosophique de Tchaadaev sont des paramtres prendre en compte. Mais aprs une
halte l'auberge, il y a toujours un objet qui ne rentre plus dans la valise quand on
la refait ; pour l'heure, dans l'auberge europenne, aprs la halte de la perestroka,
c'est la Russie qui nentre pas...
Vladimir Nabokov, dans son pome A la Russie , implore son pays absent
de ne plus revenir lui en songe. Les songes sont finis, la Russie est trop prsente
pour venir en rve au chevet du dormeur. Il ny a plus de nuit europenne , tout
est prsent, tout est vident, tout est contrl sur l'cran de scurit. La Russie
nest plus absente et prsente , plus un cauchemar, plus une utopie, plus de
Pierre Pascal pour en faire sa religion , les scribes fredonnent nouveau :
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Grattez le Russe... Reste la Russie, tant pis pour la valise qui repart sur le ruban de l'arogare europenne.
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[24]
VIVRE EN RUSSE
Vivre en russe, je veux dire dans la langue russe, a t un des grands bonheurs
de ma vie et le reste. J'y suis tard venu, j'tais encore au lyce Blaise Pascal dans
ma bonne ville de Clermont-Ferrand, j'aimais le grec, le latin, et mme le thme
latin, et mme les quelques rdactions en latin que mon pre, dont j'tais l'lve en
premire, nous faisait faire comme chez les jsuites au XVIIIe sicle. J'adorais
l'anglais, couter la BBC, lire et relire les manuels Carpentier-Fialip de littrature
anglaise, lire Thackeray et les surs Bront. Mais la dcouverte du russe fut une
affaire diffrente : un escalier en colimaon, une vieille baraque mdivale de la
rue Grgoire de Tours, et tout en haut un atelier de reliure, avec l'norme presse
qui trnait au milieu, des fauteuils Voltaire dfoncs, une petite dame charmante
au ruban de velours noir serr autour du cou, la manire des Auvergnates, et un
gant doux, carr d'paules, dont la voix chantante corchait un franais appris
quarante ans plus tt au dbarqu Marseille d'un Cargo o il tait mont Istanbul, engag comme chauffeur : c'tait Guorgui Nikitine, natif du Kouban, un des
derniers jeunes gens enrls par conscription par le gnral Denikine, et donc un
survivant de la guerre civile, faite du ct des Blancs, mais sans avoir t engag
volontaire. Il aspirait les gu la manire ukrainienne, il ne pratiquait pas le
okani , mais je ne remarquais rien, puisque je ne savais pas le russe. Guorgui
Nikitine me prit en amiti et menseigna sa langue, comme il put, sans la moindre
mthode pdagogique. C'tait la bonne mthode, je lui en resterai reconnaissant
37
jusqu mon dernier jour. Plus tard il fit de superbes reliures illustres pour mes
premiers livres.
Je grimpais l'escalier, subjugu par lui et fascin par la langue musicale, chantante, mystrieuse, jeune, si jeune ! qu'il me communiquait. Plus tard, ma rencontre avec Pierre Pascal, dans un amphi de l'annexe de la Sorbonne, ses cours du
jeudi et du vendredi soir, auxquels assistait toujours le professeur Victor Lucien
Tapi, l'historien du baroque, dont je suivais aussi les cours, ont jou un rle non
moins initiatique. Tout cela sera pour un autre livre. Mais en ouverture ce volume ce que je veux C'est tenter de dire le bonheur qu'est la langue russe.
Si j'ai aim la Russie, c'est avant tout parce que j'ai aim la langue russe. On
peut imaginer certains pays sans leur langue, mme l'Italie, mais on ne peut pas
un instant imaginer la Russie sans la langue russe. Quant la langue russe, je l'ai
aime parce que... Mais peut-on vraiment expliquer pourquoi on aime ? Il ne fait
pas de doute que pour moi l'amour du russe balaya mon premier et puissant amour
linguistique pour l'anglais. [25] La rue Grgoire de Tours joua son rle, l'norme
atelier encombr par la presse et par de hautes armoires, sur le sommet d'une
dentre elles Madame Nikitine alla chercher des copies de maths que ma grandmre paternelle (qui avait inaugur le lyce de jeunes filles de Clermont sous Jules Ferry) avait corriges quelques dcennies plus tt... Avec le trs bonhomme
Guorgui qutait son mari nous lisions des contes, les contes crits par Tolsto
pour son Alphabet pour les enfants de Iasnaa Poliana. Il me parlait de Iasnaa
Poliana, son pouse me faisait revivre les cours de maths de ma grand-mre au
dbut du sicle, il s'tablissait un trange cercle magique.
Mon matre improvis pensait navement que si le texte avait t crit pour les
enfants de moujiks, c'est donc quil tait plus facile, et convenait mon apprentissage. Aussi me jeta-t-il dans les contes de Lon Tolsto comme on jette un tout
jeune enfant dans l'eau de la piscine. Aliocha tait le pun, on le surnommait le
pot parce que sa mre l'avait envoy porter du lait la diaconesse et lui avait trbuch et il avait cass le pot. Difficile de rendre la jouissance quil y avait dans
les verbes de mouvements, les itratifs, les verbes daller et retour, tout cela tait
donn d'emble, par une seule forme verbale. Lexpression en tait tellement allge, le message tait si vloce, que l'on avait l'impression quil y avait moins de
pesanteur dans l'air, cet air qui vhicule nos mots, nos intonations, nos rires.
C'tait une joie tonnante, toujours renouvele, d'tre port par cette syntaxe du
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parler des proverbes et des contes, pleine d'nergies comme les thologiens parlent des nergies de Dieu. Je me souviens toujours du plaisir intense que me donnait la concise formulation : de l partit son sobriquet , une fois quAliocha eut
cass le pot...
Bien sr a n'tait pas vraiment traduisible, mais sans une langue d'adoption,
ou plutt dlection, c'est cette intransmissibilit qui fait toute la magie. Aliocha
reut les bottes frrales , pardonnez ce barbarisme pour rendre l'adjectif d'appartenance. Quel miracle tous ces adjectifs d'appartenance en russe ! Et comme ils
apportent quelque chose de fraternel et de communautaire qui entra en nous par la
langue ! La psychologie des personnages du conte tait simplette, mais le parler et
le penser populaire taient si puissants, si diffrents ! Et la scne d'amour entre cet
innocent dAliocha et la cuisinire Oustinia ! C'tait si bref, si saisissant !
La force spirituelle de cette langue s'imposa tout de suite. Les nergies qu'elle
contenait, c'tait comme les nergies de Plotin, ou plutt celles que Plotin attribue
Dieu. Tout tait la fois simplifi, raccourci, et amplifi, enrichi. Aliocha avait
oubli ses [26] prires, mais quand mme il priait matin et soir, par les mains,
en se signant . Cette prire par les mains et par le cur, c'tait la langue russe, ce
quelle reclait.
Plus tard, bien entendu, j'appris la grammaire, un rgal par l'entre si diffrente du franais dans l'expression du verbe, un rappel vivant du grec et du latin par
les dclinaisons qui, ici, taient vivantes ! Un rgal par l'tymologie, cette vie des
racines, qui, entes sur prfixes et suffixes, donnent naissance d'immenses tribus
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langagires, comme dans l'Ancien Testament les immenses gnalogies. Mais ici
rien n'tait mort, achev, la diffrence du franais, et la famille de mots continuait faire souche, faire branche, faire rameaux, la mme racine, selon la
greffe, disait une chose ou son contraire, une chose et mille choses collatrales...
Et puis j'apprenais distinguer le slave au centre, le finnois ougrien, le tatare, le
turc cachs dans les mots les plus courants, et cela aussi, par comparaison avec
la polonais, que j'apprenais avec amour, mais moins d'enthousiasme, tait autant
de surprises inattendues. Le mot kazna , ou fisc, venait du mongol, le mot
sobaka , ou chien, venait du turc. Mais cela nempchait pas les mots slaves
d'tre l, comme des doublets, des triplets. Ces incursions de parlers asiatiques,
comme les invasions venues de l'Est par la steppe, taient un peu de chamanisme
introduit dans la langue pieuse et bonne des Slaves de l'Est.
Le manuel que nous utilisions, le Boyer et Spranski, qui expliquait les
contes, fables, et rcits vrais de Tolsto, fournissait des commentaires grammaticaux aux aspects des verbes, aux expressions proverbiales, aux onomatopes
qui taient comme une autre philosophie du dire.
Le plus tonnant, au fur et mesure que je pntrais plus avant, c'tait l'extrme jeunesse de la langue : certes elle tait antique et vnrable, j'apprenais
bientt l'ancien russe et le slave d'glise, dont la prsence dans la littrature russe
partir de Lomonossov, a dot la langue russe d'une double toffe, d'un double
fond : comme si le latin tait dans le franais, pas l'origine du franais, mais
vivait dans le franais. Et nanmoins cette langue tait perptuellement jeune !
Filant et tissant sans cesse des vocables, des verbes d'une incroyable richesse, des
adjectifs d'une impensable surimpression. Le russe tait un parler adolescent, encore bourgeonnant, qui navait pas jet sa gourme et qui tout russissait : il pouvait tre cinglant comme le franais, bref comme l'anglais, pensif et long la dmarche comme l'allemand, pur et chantant comme l'italien. Il faisait mouche dans
les proverbes et tout le parler populaire qui en drive, il tait transparent comme
un cristal de roche dans les pomes d'amour de Pouchkine, il tait mystrieusement sibyllin dans les posies binaires, diurnes et nocturnes de Fiodor Tioutchev.
Il lui manquait le long cheminement philosophique ? Non, plus tard, je dcouvris
enfin la langue du philosophe Bibikhine, dont les essais phnomnologiques
menchantent, tel son Monde-Moi. En me familiarisant avec les symbolistes russes, en particulier Alexandre Blok et Andre Bily, je vis leur amour pour les
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Le miracle c'est que pour dire frip par le sommeil , le russe, le pote (c'est
un seul et mme tre) nont quun seul mot, et qui dit tout : zaspannaa , et bien
sr ma traduction nest qu'approximative. Le miracle tait quun verbe intransitif
comme spat , dormir, pt avoir un participe pass, et que tout tnt dans l'tranget du prverbe za , marque de fatigue, la fatigue du sommeil. Une voix, des
yeux, un traversin peuvent ainsi tre marqus par le sommeil. Quelle brivet et
quel pittoresque prcisment dans cette marque ! La citation vient d'une posie du
recueil Ma sur la vie, A Hlne . Cette jeunesse conserve dans l'oreiller encore ensommeill, c'tait comme si je dcouvrais toute la langue russe en sa jeunesse et son sommeil enfantin. Lintraduisibilit fournissait un bonheur intense.
Gogol, qui est une sorte de mer ocane du russe lui tout seul, collectionne
les mots grands et petit-russiens, les proverbes, les formules populaires ; on se
perd en lui avec dlices et frissons. Le concert des chiens l'arrive nocturne et
intempestive de Tchitchikov gar par la tempte devant la porte cochre de Mme
Korobotchka (Petite Cassette) est un rgal, un vritable orchestre de chiens, et
orchestre de mots qui se haussent tous sur la pointe des pieds, comme tnor qui
donne sa note haute, ou qui s'enfoncent dans leur large col comme basse qui pousse la note la plus incroyablement basse. On peut passer un bon moment de sa vie
dans l'ombre de Gogol , comme dit Andre Siniavski dans le livre tincelant
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qui porte ce titre. Lanesthsie o est plonge la ville de N par l'arrive et les dmarches incomprhensibles de l'acheteur, l'me morte est avant tout une anesthsie langagire, l'orchestre d'enthousiasme est un orchestre de vocabulaire, la revue
des mes mortes est une parade du parler du peuple russe... Pour ma leon probatoire l'universit de Genve, je choisis le passage qui rend compte de la rumeur
insense qui sempara de la ville : je vais traduire la lettre , comme on sert
la louche : a, faut croire, c'est les Androns qui passent, c'est sornette et baliverne, c'est paire de bottes l'embrouille ! Qui sont les Androns, nul ne sait, pas
plus quen franais, on ne connat l'origine de coquecigrue . Ces Androns
menchantaient, de plus, je leur dois la chaire de Genve...
Dans toute la langue russe, la vraie, pas celle des chancelleries ou des officines idologiques, qui ont svi sous ancien et nouveau rgime tour tour, et aujourd'hui svissent de conserve, il me semble voir passer mystrieusement ces
Androns, dfiler la coquecigrue de l'Incroyabibulle , c'est ma manire de traduire Nebyvalchtchina, un drle de film russe sorti en 1984 qui portait ce titre
amusant, et o Sergue Ovtcharov racontait des contes et histoires dormir debout !
Soljnitsyne a toujours pratiqu comme livre de chevet le dictionnaire de Vladimir Dahl qui contient des milliers de mots qui nexistent pas, mais pourraient
exister, ils sont [28] l, comme le frai du saumon dans la rivire. La rivire, c'est
la langue russe, notre mre Volga de la langue russe... Pieu il y avait, Dieu a
tout fait ! Voil un des milliers de proverbes de sa Roue rouge : ils aident
comprendre que le sens doit tre l, tout prs, mais quon ne le dira pas avec des
grands mots...
Chez Pouchkine, la langue se fait parque et file nos destins :
Un chuchotis de Parque.
Le sommeil de la nuit,
Court, court la vie-souris !
C'est lapidaire comme au fronton dun temple antique, c'est familier comme
un refrain de nourrice. C'est l'oracle de la langue russe qui parle par le pote libertin et troubl par le doute athe...
42
[29]
I
LES CLS
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[31]
QU'EST-CE QUE
LA SOBORNOST ?
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par collgiale. Mais sobor on peut aussi ajouter en russe kafdralny qui vient
de cathedra et se rfre la notion de chaire et de lieu de proclamation du dogme.
Le terme sobornost, appel une grande extension, a t utilis pour la premire fois afin de dfinir le caractre de l'orthodoxie par un thologien lac du
XIXe sicle, Alexis Khomiakov (1804-1860), galement officier, pote et dramaturge. Ce terme appartient donc au vocabulaire religieux largi. Il est rapidement
devenu un mot d de la pense slavophile russe, avant de s'largir la pense politique, philosophique ou littraire. On peut l'expliciter comme tant une collgialit unanime et libre dans l'esprit . En 1989, un des thoriciens actuels de la
smiologie, Viatcheslav Ivanov, dput au dernier Soviet suprme de l'URSS,
lanait un appel l'esprit de la sobornost pour que la Russie puisse harmonieusement passer d'un rgime politique l'autre. Des ouvrages sur la sobornost dans la
littrature, la pense russe paraissent tous les jours.
Sobornost, avec pravda (justice-vrit) ou avec narodnost est donc un des
grands concepts par lesquels la Russie entend se diffrencier de l'Occident, toujours accus par elle d'excs de rationalisme et d'individualisme. La narodnost
dsigne l'esprit national et populaire, tandis que la sobornost est l'esprit unitaire
dans la libert des personnes.
[32]
Narodnost est l'un des trois composants de la fameuse dfinition de la Russie
par le comte Ouvarov, ministre de Nicolas Ier : Autocratie, orthodoxie, narodnost . Impossible de traduire par un seul mot ce qui dsigne le lien entre le pouvoir et le peuple, par-dessus tous les intermdiaires, et dfinit le caractre la fois
populaire et national de la monarchie russe.
Ce mythe a pour complment celui de la fuite de l'intelligentsia russe,
thme dvelopp par Pouchkine dans Le Prisonnier du Caucase repris par les
slavophiles, par Dostoevski dans son Discours sur Pouchkine (l881). 4 Par
Tchkhov aussi, dont j'ai cit le Panicaut des steppes .
C'est donc dans un texte en franais de Khomiakov que l'on trouve le premier
expos plus ou moins complet de la notion de sobornost au sens largi et abstrait
de collgialit unanime et libre dans l'esprit . Il s'agit de Quelques mots par un
4
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monde tant appel s'ecclsialiser (traduction du terme boulgakovien otserkovlni, mme dans la sphre de l'conomie. Lorthodoxie, dpourvue du principe
monarchique et mme de tout esprit troitement ecclsial, est appele promouvoir une dmocratie conomique. La sobornost, ou esprit collgial (telle est la
traduction que donne du mot Constantin Andronnikof dans le livre de Boulgakov
Orthodoxie), nest pas une dmocratie, mais elle intgre un esprit dmocratique,
et en particulier dans le domaine conomique. Boulgakov tait influenc l'vidence par Dostoevski, qui disait que l'orthodoxie tait notre socialisme russe .
Longtemps avant le mouvement Esprit, les penseurs de lge d'argent indiquaient
donc la voie d'un christianisme conomique intgrant le communisme et le mariant la libert de la [34] personne. Le levain de l'glise de la sobornost rassemblant les fidles dans la libre unit de l'glise tait appel agir dans le monde
entier. Nicolas Berdiaev fut l'interprte de cette ide auprs des chrtiens catholiques franais des Rencontres franco-russes, puis du mouvement Esprit d'Emmanuel Mounier.
Un autre penseur orthodoxe, le pre Paul Florensky, qui prit au Goulag,
nonce dans son livre si singulier, intitul La Colonne et le fondement de la vrit,
que l'orthodoxie a invent un sacrement de fraternisation qui a donn lieu un rite
particulier, l'office de l' adelphopose , rite mi-ecclsial, mi-populaire qui
consiste en l'change des croix et la prestation de serment d'amour amical. Rite
qui confirme quil ne peut y avoir dans l'glise orthodoxe rien qui ne soit gnral,
ni rien qui ne soit particulier. Ni Privatsache, ni droit impersonnel, ce qui correspond au concept de sobornost.
Berdiaev, dans son livre sur la pense de Khomiakov, insiste sur la gnosologie du fondateur de la pense slavophile : Ltre nest donn qu' la conscience
ecclsiale de la communion universelle. La conscience individuelle est inapte
saisir la Vrit. 5 Mais Berdiaev fait reproche au thologien de ne pas avoir su
relier cette grande ide de la communion universelle (sobornost) la cosmologie, et l'me du monde , comme l'a fait Soloviev. Philosophie de l'esprit
intgral, recherche de l'tre concret, ces voies originales, selon Berdiaev, de la
philosophie russe drivent du concept thologique de sobornost.
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Berdiaev lui-mme est pass par des tapes trs contradictoires dans sa pense, allant d'un aristocratisme prnant l'ingalit une conception khormiakovienne de la communion familiale, d'une socit avant tout terrienne, c'est--dire
lie la zemchtchina, que l'on pourrait traduire par voix de la terre , qui est un
concept bien diffrent de celui de voix du peuple : La zemchtchina russe est
organique, elle nest pas divise en classes qui luttent en volonts antagonistes.
La terre doit tre la conseillre du Tsar et faire remonter jusqu lui le consensus
de la terre ; la zemskaa douma est la reprsentante de la Terre, et non des classes
sociales en lutte. On vit trangement reparatre pour un instant cette conception
dans le dernier Soviet suprme, celui de la perestroka, o avaient t lus un certain nombre de penseurs slavophiles ou pris de slavophilisme (Sergue Averintsev, ou Viatcheslav S. Ivanov). Pour eux les dcisions politiques devenaient le
fruit d'un consensus. Berdiaev crit que toute l'histoire de la Russie dpend du
rapport de la Terre (Zemlia) au pouvoir. Lintermde ptersbourgeois (deux cents
ans), qui interposa entre le Tsar et la terre la bureaucratie tsariste, fut une catastrophe. Pierre le Grand ordonna que l'on devait crire avec sa porte ouverte :
l'criture navait pas tre un acte isol et sditieux, mais un acte devant tous,
familial, transparent, public.
Incontestablement la sobornost est de ces concepts imprcis o gisent l'originalit, l'attrait et pour d'autres la rpulsion de la pense russe. Intraduisible, le mot
l'est de par ses usages trs polysmiques, en thologie, en politique, dans l'histoire
russe, o il est toujours utilis comme une marque de l'originalit de l' treensemble russe, ou orthodoxe.
[35]
On le trouve aujourd'hui appliqu mme des domaines comme la littrature,
par exemple dans le livre d'un chercheur moscovite, Ivan Esaoulov, sur La catgorie de la sobornost dans la littrature russe. Lauteur analyse le principe de
sobornost dans l'oeuvre de Pouchkine, et en particulier travers le thme de la
solidarit paradoxale entre les hommes, par exemple entre le brigand et futur insurg et le jeune noble. Depuis longtemps le critre a t appliqu l'uvre de
Tolsto. La rencontre entre Pierre Bezoukhov et le simple moujik Platon Karataev
est un exemple de sobornost. Le monde que peroit alors Pierre est un monde
rond, cosmique, o tout est li par un lien organique paradoxal qui ne relve pas
de la raison. Le jeune Petia Rostov ressent dans le trfonds de son tre la sobor-
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nost qui unit tous les soldats, mme les plus grossiers, et qui se manifeste lors de
la venue de l'Empereur Moscou, quand Petia se jette en avant en criant hurrah , tandis que se droule dans la cathdrale un service d'action de grces. Le
sacristain qui sauve alors Petia de la bousculade et le juche sur le Canon-Roi,
qu'on voit encore aujourd'hui au Kremlin, dcrit ce qui se passe dans la cathdrale
et emploie plusieurs reprises le terme soborne qui signifie solennellement,
tous ensemble, pontificalement , mais dont le sens resta obscur pour Petia .
Petia ne comprend pas le sens du mot, mais il le vit intensment puisquil se jette
dans la foule bigarre, en partage toutes les motions, et que son enthousiasme va
tre plus grand encore quand il rejoint ensuite l'arme, cette grande famille o
dj son frre Nicolas se sent aussi bien que dans la maison du pre. La mort de
Ptia un des moments les plus intenses de toute l'uvre de Tolsto est elle
aussi un sommet d'intense liaison de tout avec tout, de sobornost vcue. Mais
l'pisode est trait sur un mode musical, comme si l'on entendait une fugue, o
chaque instrument jouait son motif propre, et sans l'achever, se confondait avec
un autre qui commenait presque le mme motif puis avec un troisime, avec un
quatrime ; puis tous se fondaient en un seul, se sparaient de nouveau pour se
confondre encore tantt en un grave chant d'glise, tantt en un chant de victoire
d'une clart blouissante .
Cette fugue tolstoenne qui accompagne la mort du plus jeune des hros de
Guerre et paix, cest la transposition en un morceau sculier d'un vieux choral
d'glise orthodoxe et russe : la sobornost.
Ce nest quen nous immergeant en nous-mmes, en allant chercher
nos propres racines mystiques dans l'organisme intgral, que nous ressentons notre propre sobornost, que nous connaissons notre moi en tant que
non-moi. Dans l'atmosphre de l'amour ecclsial, dans l'exprience des
mystres sacramentaux, notre singularit est surmonte et le collectivisme
ne recouvre plus la sobornost.
(Boulgakov, La Lumire sans dclin, p. 367)
52
[36]
DUNE RUSSISTIQUE
LAUTRE
La princesse Zinada Schakhovskoy crivit un livre sous le titre Les habits sovitiques de ma Russie. Son ide tait qu'il y avait un invariant, la Russie, et des
variations, un fond stable et des accidents. Lhistoire lui a donn raison : les habits
ont chang, la Russie est toujours l. En va-t-il de mme aujourd'hui avec la slavistique ? J'aurais bien envie de dire mon tour : Les habits nouveaux de ma
slavistique. Ou encore : la slavistique daujourd'hui est-elle la mme que celle
d'antan ? D'ailleurs, quest-ce quantan ? Je suis entr dans l'amphithtre de la
nouvelle Sorbonne , pour les cours du jeudi aprs-midi sur la littrature, et du
vendredi aprs-midi sur le vieux russe et le vieux slave que donnait l'nigmatique
Pierre Pascal, avec son ternel sourire de Joconde, rassurant et inquitant la fois.
Il y avait, tout le temps que j'ai frquent ce cours, et bien aprs, la chevelure argente et spectaculaire de Victor-Lucien Tapi, dont je suivais les cours sur l'histoire du baroque en Europe. C'tait un exemple formidable que de voir un de nos
matres assis comme un lve apprendre le vieux russe avec son collgue. Je fus
reu par Andr Mazon, le slavisant patriarche de l'poque, qui rgnait dans le bureau directorial trs Biedermeyer de style de l'Institut d'tudes slaves, demeure
d'Antoine Meillet achete par le prsident tchque Thomas Masaryk, qui avait fait
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de sa nouvelle rpublique un havre pour les tudes russes exiles. Quoique tran
dans la boue par les autorits sovitiques pour la thse qu'il soutenait concernant
Le Chant du rgiment dIgor ce n'tait pas une chanson de geste du XIIe sicle,
mais un faux la manire d'Ossian datant du XVIIIe Mazon naimait pas les
actes de dissidence qui pouvaient offusquer le pouvoir sovitique, et me tana
vigoureusement pour tre all en Pologne la fin de mon premier sjour Moscou. Le tchquisant quil tait n'aimait pas les Polonais et napprciait pas leur
fronde l'intrieur du vaste protectorat russo-communiste. C'tait un rgal que de
suivre les petites flches perfides que Pascal lui adressait sans cesse dans son
cours public sur Le Chant du rgiment dIgor ; Pascal, slavophile s'il en fut, s'en
tenait la thse de l'authenticit.
Lirondelle, l'an, Mazon, et Pascal, le benjamin s'taient tous trois retrouvs
en 1912 dans le nouvel Institut franais de Saint-Ptersbourg, travaillant l'un sur
le pote Alexis Tolsto, troubadour russe nostalgique de la Russie mdivale, l'autre sur Gontcharov, le pote d'Oblomov et de la rsistance russe la praxis allemande, le troisime sur Joseph de Maistre, l'ultramontain amoureux des soires de
Saint-Ptersbourg. Linstitut franais abritait galement l'historien dart Louis
Rau, l'auteur de la premire grande histoire [37] de l'art et de l'architecture russe,
ainsi que d'un superbe ouvrage sur l'iconographie du christianisme, o l'art orthodoxe est mis galit avec les arts occidentaux.
Octobre 17 cra une rupture, Pascal restant au service des bolcheviks, et ne
s'intressant que partiellement la littrature (Blok parce que dans Les Douze
il fait prcder les gardes rouges par le Christ, Essenine parce quil est un jeune
prodige venu de la campagne russe, Pilniak parce qu'il est un amoureux de la Russie des bylines, des sortilges et de la Rvolution [LAnne nue].) Les tudes littraires restent trs disparates, thmatiques, dissocies de l'histoire littraire (par
exemple le Joukovski de Marcelle Ehrard, ou Le Monde potique dAlexandre
Blok par Sophie Lafitte).
Ma slavistique fut donc celle de Pierre Pascal, qui naimait pas Pouchkine
cause de son athisme suppos et de ses polissonneries, prfrant les fables de
Krylov et leur savoureux langage, privilgiant l'approche sociologique de la littrature en ancien marxiste qu'il restait, et excellant dans la lecture de grands textes
mi-folkloriques, mi-potiques comme l'pope des marchands vieux-croyants
d'outre-Volga de Melnikov-Petcherski. Une de ses lves prfres, Sylvie Lu-
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neau, traduisit et publia chez Gallimard l'immense fresque intitule Dans les forts, et ce chef-duvre de traduction, que l'on doit l'influence de Pierre Pascal,
est injustement mconnu. La grande traduction savoureuse de la Vie de
larchiprtre Avvakum par Pascal, qui accompagnait son livre sur Avvakum ou Les
dbuts du Raskol reste pour moi le nec plus ultra de la traduction inspire. Il faut
dire que l'poque tait aux grands traducteurs stylistes comme Montgault ou
Schloezer. A eux trois ils ont form un magnifique corpus duvres russes dont la
saveur est passe en franais. Les traducteurs compagnons de route, comme Maurice Parijanine, Brice Parain (que j'ai souvent rencontr au caf du coin de la rue
des ditions Gallimard), ou Vladimir Pozner ont, eux, fan, et leurs traductions ne
sont plus lisibles.
Je gotai la slavistique anglaise par mes deux annes Saint-Antonys college Oxford. Il y avait un merveilleux amoureux des langues et du russe en particulier (mais aussi du celte, qu'il apprit sans aucune ncessit familiale ou professionnelle), Max Hayward. Avec lui nous traduisions d'anglais en russe du Chesterton ou du Conrad. Il y avait le bon gant Konovalov, l'lgant Boris Unbegaun,
un Russe dont la famille tait venue dAllemagne en Russie au XVIIIe sicle, qui
avait migr en France et qui, professeur Strasbourg, avait reflu sur ClermontFerrand avec toute l'universit de Strasbourg, avait connu mon pre avant de se
faire rafler par les Allemands, philologue passionn, qui arrivait en vlo, toute
toge au vent... Le collge comptait surtout des historiens, un ancien colonel anglais qui travaillait ternellement sur la Lgion tchque (que Pascal tait all sermonner au nom de la Mission militaire franaise dans l'Oural en 1918, sans aucun
succs autre que de se convaincre lui-mme de la fausset de la propagande franaise pour la poursuite de la guerre), et surtout le plus excentrique des Russes
britanniques, mais qui tait non moins citoyen de la Mitteleuropa, disciple et excuteur testamentaire de Brentano, George Katkov. C'tait le petit-fils du grand
Mikhal Katkov, qui avait dit Dostoevski dans son Messager russe. Il fit un
livre sur l'anne 1917, le rle jou par l'Union des villes pour se substituer au gouvernement, sapant ainsi l'autorit lgitime en Russie. Sa communication au
Congrs des historiens [38] de Stockholm sur Lnine et l'argent allemand reste
lgendaire, la dlgation sovitique se retira avec bruit.
J'tais Oxford lors de la publication du Docteur Jivago, que j'avais lu en manuscrit l'anne d'avant, et il y avait l les deux surs du pote, Lydia et Josphine,
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ainsi que Isaiah Berlin, qui avait t leur conseiller dans l'affaire de la publication
du manuscrit que leur avait envoy leur frre. La dcision fut prise de n'en rien
faire, et c'est donc par d'autres voies, par l'diteur communiste italien Giangiacomo Feltrinelli, que le pote russit se faire publier. Le traitement du thme juif
par l'auteur du roman, ce refus ou cet embarras d'tre juif, l'importance du thme
chrtien tant dans les discussions autour de Vedeniapine ou de Simouchka que
dans les vers du docteur ntaient pas bien vus par les deux surs, non plus que
par Berlin.
Max Hayward et Manya Harrari, qui habitaient Londres, traduisaient fbrilement le roman et jtais troitement ml aux problmes de traduction, l'enthousiasme et au secret qui entouraient cette entreprise littraire. Les cours de Isaiah
Berlin qu'il donnait au btiment universitaire de Schools, devant un public enthousiaste, menivraient moi aussi : devant nous, mlant les langues, incrustant
souvent du russe ses longues et nerveuses priodes oratoires, un Europen tressait les diffrentes littratures europennes en un cheveau qui racontait l'histoire
de la libert en Europe. Il tait parfois injuste, partial, et lorsque parut la traduction franaise de son livre Les penseurs russes, o il proclame que la pense russe
est un Janus bifrons, j'crivis que oui, la pense russe, mi-europocentrique, mieuropopte tait un Janus bifrons, mais que chez Isaiah Berlin on ne voyait
quune face de ce Janus, l'occidentale, en particulier son cher Herzen, mais point
l'autre face, en particulier Dostoevski. Il fut piqu au vif et m'crivit une longue
lettre pour se dfendre. J'tais un peu tonn, et surtout contrit d'avoir vis si juste : le matre tait bless... Chez lui, dans son manoir accueillant, o un couloir
cach contenait une surprenante collection de tableaux thmes antireligieux (en
particulier une srie qui reprsentait le dpart de la mre suprieure ), devant le
petit groupe auquel il mavait agrg, il racontait sa fameuse soire chez Akhmatova, o la potesse pensait renouer le fil du temps, et supposa mme que le despote, mis au courant de cette rencontre entre pote russe et diplomate anglais,
avait dcid de lancer en reprsailles rien moins que... la guerre froide. (Un autre
interlocuteur occidental de la potesse me raconta ses entretiens, le peintre Josef
Czapski, qui l'avait vue Tachkent pendant l'vacuation, et avant que lui mme ne
rejoignt l'arme du gnral Anders.)
Je dois donc autant Oxford qu' la Sorbonne, sinon plus, mais je dois encore
plus l'universit de Moscou, bien que le sjour (deux annes en 1956-57 et
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1959-60) y ait t trs douloureux pour moi certains moments. Je garde un souvenir reconnaissant du professeur Goudzi et de son sminaire sur Tolsto, des
cours passionnants sur Pouchkine (mais avec de grands excursus sur Freud ou
d'autres sujets sulfureux) du professeur Bondi devant des amphis bonds (c'tait
la vieille universit, en face du Mange), de Douvakine et son sminaire sur
Maakovski. Mais Moscou, ce fut aussi les dissidents, les conciliabules dans la
cuisine des Kopelev, l'arrestation de Gabriel Superfin, le rdacteur de la Chronique des vnements, petite publication de samizdat qui mettait en rage le KGB
sans parler de ma propre aventure, les rencontres avec Boris Pasternak, la famille
[39] d'Olga Ivinskaa devenue un moment la mienne, mon expulsion le 10 aot
1960 : la slavistique, ce fut pour moi tout cela, de faon irrmdiablement emmle.
Les textes avaient par la force des choses une saveur particulire, lie leur
destin de textes perscuts. Lire Le Docteur Jivago dans une des ditions maison sur pelure ultra fine, plus tard me faire prter Tiorkine en enfer de Tvardovski, La Grande lgie John Donne de Iosif Brodski, que je recopiai la
main, plus tard encore, et cette fois-ci en Suisse, recevoir le manuscrit des Hauteurs bantes d'Alexandre Zinoviev, rceptionner mystrieusement par la poste,
sans nom d'expditeur, le manuscrit l'criture microscopique du texte d'Edouard
Kouznetsov, Journal dun condamn mort, c'tait autre chose quemprunter
tranquillement un livre la bibliothque de la Sorbonne... Je restituai son manuscrit Edouard, aujourd'hui homme politique isralien, lors de sa libration, quand
il vint parler Genve, l'initiative de Stphane Hessel. Lui non plus navait aucune ide du cheminement de son manuscrit. Non seulement les textes parvenaient ainsi aurols d'un statut de victimes, mais d'une faon gnrale, fonctionnait une sorte de tlphone arabe annonant : il faut lire Novy Mir de dcembre, il va sortir avec retard, mais c'est une vraie bombe, et l'on dcouvrait Une
journe dIvan Denissovitch, le petit veau commenait donner des coups de corne au grand chne...
Depuis que la Russie est redevenue un pays libre, ou presque, que l'on y dite
comme on veut ce que l'on veut, par la force des choses la slavistique na plus ce
parfum de clandestinit, d'interdit ni de dcouverte lie aux destins du monde libre. Il y a assurment une continuit, mais elle nest vraiment marque que pour
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la littrature ancienne, ds que l'on aborde au XXe sicle, la cassure entre l'avant
et l'aprs-perestroka est importante, capitale souvent.
Avvakum, dcouvert avec les cours de Pascal, est toujours l. Mais l'histoire
mme de la redcouverte dAvvakum par Pierre Pascal dans la cave de l'Institut
Marx Engels en 1926 est un pisode li aux alas de la vie sovitique, l'dition
quil dcouvrit avait t jete l avec d'autres livres rquisitionns lors d'arrestations d'acadmiciens ou d'intellectuels. Secrtement, une fois rentr en France, et
aprs avoir soutenu sa thse, il avait correspondu avec des spcialistes sovitiques. Moi-mme, tudiant, envoy par lui la chapelle des Vieux-croyants du
cimetire Rogojskoe Moscou, j'avais dcouvert que son livre tait conserv par
la communaut en grand secret et comme un livre saint... Les commentaires fulgurants qu'en fait Siniavski dans Une voix dans le chur, ouvrage crit au camp et
sorti du camp sous forme de lettres adresses sa femme (il s'agit du camp
khrouchtchvien ; dans un camp stalinien, il ntait pas question de correspondre
avec qui ce soit) ont augment l'attrait du texte, son enchantement. Mme un texte
classique du XVIIe sicle a donc son destin particulier, li au XXe sicle par ce
mlange de violence, de fantastique et de miracle de la survie qua si extraordinairement montr Pasternak dans son Docteur Jivago.
dire vrai, mme la littrature ancienne a connu ses avatars. Prenons le Dit
de la loi et de la grce d'Hilarion. Ouvrons la srie des Monuments de la littrature de 1ancienne Russie publis de 1978 1989 par l'acadmicien Likhatchev. Le
Dit a t rajout in extremis, dans un tout dernier tome paru aprs la perestroka,
en 1994. Si reconnu qu'tait l'acadmicien Likhatchev la fin de l're sovitique,
il ne pouvait pas inclure un texte [40] d'authentique apologtique chrtienne dans
une srie tirage relativement important (50 000). Le Dit de la loi et de la grce
nest donc reparu qu'aprs la chute du communisme. Rappelons quil avait t
invent en 1804 par Olnine, que Karamzine l'avait lu en manuscrit, et qu'il
avait t dit pour la premire fois en 1844. Vladimir Toporov, auteur dune
grande tude sur la saintet en Russie, nous dit dans sa prface qu'il ne pouvait
tre question dans les annes 1970 de publier quoi que ce ft sur ce sujet. Luimme envoya son texte la revue Russian Literature, qui paraissait Amsterdam.
Et bien sr, Likhatchev ne pouvait enfreindre cet interdit. Ce qui fait que sa grande srie des Monuments de la littrature de 1ancienne Russie est aussi un monument de la dmarche en guingois qui tait un aspect tragi-comique de la
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culture sovitique, mme dans le domaine mdival ! Le grand public, lui, navait
rien connatre du Dit de la loi et de la grce, ni du Journal d'un crivain de
Dostoevski, ni moins encore du Docteur Jivago, dont la parution avait pourtant
t annonce par la revue Novy Mir en 1948... La censure n'aime pas les opposants, mais elle n'aime pas non plus les sympathisants. N'oublions pas que l'oeuvre de Gogol avait connu la censure, en particulier le titre des mes mortes avait
d tre modifi. Les bonnes intentions ne font pas forcment le bon serviteur...
Quant aux crivains sovitiques mme bien intentionns, ils ont connu la censure
comme les autres, voire l'arrestation et la mort. Ce fut le cas de Babel ; Gorki y
chappa en mourant de belle mort (encore que l'affaire ne soit pas claircie ce
jour, et son secrtaire fit partie de la fourne du procs de Boukharine l'anne suivant la mort de Gorki) et les uvres compltes de Gorki, pourtant sacr pre du
ralisme socialiste, ne pouvaient tre compltes, tout un institut Gorki dvou y
travaillait, mais on ny trouvait point ni les Penses intempestives de 1917-18, ni
Les deux mes... Le Gorki hostile Lnine et Trotski, le Gorki qui affiche son
apprhension que les bolcheviks ne donnent libre cours la sauvagerie du peuple
russe, trop asiate ses yeux, tait videmment un Gorki totalement bannir
des mmoires. C'est Oxford, pas la Sorbonne, que j'appris connatre ce ct
cach de Gorki, par George Reavey (qui, trangement, avait t un ami de mon
pre pendant son anne berlinoise). Il fit sur ce sujet une brillante communication
un colloque de Saint-Antony's en 1962. A Paris, Boris Souvarine, qui publia en
1964 dans la revue Preuves un article, son Gorki censur , navait pas accs
aux tudiants, et Pierre Pascal se taisait comme un sphinx. Tout le reste rptait
l'envi les mensonges sovitiques. Fadeev navait-il pas d rcrire La Jeune garde
(avant de se suicider) ? Et Leonid Leonov rcrire son Voleur ? Enfin, ironie suprme, pour les uvres compltes de Staline, n'avait-il pas fallu que le Hoover
Institute de Stanford prenne le relais des ditions sovitiques, une fois le dictateur
disparu 6 ?
Parfois les commentateurs sovitiques faisaient des allusions sibyllines aux
uvres ostracises. Les initis pouvaient apprcier une allusion secrte, les autres
restaient dans le noir. Lev Lossev a crit un ouvrage en anglais qui est un excel6
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lent rsum du statut particulier de la littrature russe et de la critique sous le rgne de la censure sovitique : [41] On the Benevolence of Censorship, autrement
dit Des bienfaits de la censure. Le dtour quimpose la censure est en effet parfois
bnfique, surtout en posie. Mais, comme le dclara Siniavksi devant le Centre
Pompidou lors de la petite manifestation en marge de l'exposition Paris-Moscou
de 1977, si la mort donne son sens la vie, si la censure donne son sens l'criture, il nen dcoule pas quil faille chanter louange la mort (c'est pourtant ce qu'a
fait Pouchkine dans son Banquet pendant la peste ) non plus qu' la censure...
Lexposition Paris-Moscou tait une somme remarquable, due l'initiative du
remarquable directeur du Centre Pompidou de l'poque, Pontus Hulten, mais elle
avait fait des compromis avec l'orthodoxie sovitique, la limite fixe l'avantgarde russe, en 1930, permettait d'viter les cueils majeurs de la liquidation morale et parfois physique de cette avant-garde (Meyerhold ne figure pas dans les
biographies, sa mort dans les caves de la Loubianka ntant pas un sujet public),
et les ajouts de livres et crations de l'migration russe (par exemple la traduction
de l'Anabase de Saint-John-Perse par Adamovitch) restent totalement inexpliques. Pour la critique scientifique, l'poque et ses compromis avec la raison
d'tat sovitique, ou plutt les sinuosits de la ligne gnrale du parti, qui
dictait alors la vrit, tait calamiteuse, et des tonnes de critique sovitique sont
tombes dans la poubelle de l'histoire littraire. Ajoutons que cette chute a entran celle de pas mal de littrature critique occidentale servilement attache suivre
la ligne gnrale... Et mme d'ouvrages d'histoire. Le plus difiant des exemples
tant l'Histoire de la Hongrie que commit l'historien franais Emile Tersen, membre du P.C.F., et qui faisait partie des intellectuels communistes avec Pierre
Poujade, le russiste Jean Prus, auteur d'un Gorki videmment trs expurg, Pierre
Daix, et bien dautres auteurs dont Jeanine Vergs Ledoux a fait l'histoire.
LHistoire de la Hongrie de Tersen aux vnrables Presses Universitaires de
France connut mme l'ablation d'une page dans une rdition o Rajk, le tratre
titiste , disparut...
tudiant, j'ai assist Moscou au jubil du pote Ilya Selvinski qui devait
avoir soixante ans. On entendait de dlicieuses et minuscules allusions aux preuves subies par le jubilaire, au chemin difficile quavait parcouru l'auteur constructiviste de Oulialiaevchtchina . C'tait l'initiation une langue secrte, o le bon
pote devait avoir souffert tout en restant un bon communiste. Un ami mavait
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consistait liminer avec une paire de petits ciseaux. Le rsultat est que certains
de mes livres ont sur la page du titre les uns des petites fentres, dautres des rectangles noirs indlbiles...
l'poque du Dgel , selon l'expression invente par Ilya Ehrenburg dans
un assez mauvais roman, quand la littrature commenait vritablement dgeler,
rapparaissaient des noms disparus, le plus souvent ils taient nantis de la prcision in fine victime de rpression illgale , mais d'autres pouvaient disparatre.
Ainsi entre la parution du tome V de la nouvelle Petite Encyclopdie littraire o
il y a un bon article sur Viktor Nekrassov et dans le tome IX, qui comporte l'index, le nom de Nekrassov a disparu car entre-temps il avait migr, et il tait donc
devenu non-person ... Il l'avait d'ailleurs bien mrit, puisquune partie de son
oeuvre sovitique, bien avant son migration, jouait au petit jeu des comparaisons
et allusions, en particulier dans ce trs joli petit texte qu'est Des deux cts de
l'ocan. Et puis, convenons-en, la punition tait bnigne.
Nous rvrions la srie prestigieuse d'Hritage littraire, mais certains des
premiers tomes avaient t retirs de la circulation et d'autres, annoncs, ne parurent jamais, comme le tome II du Maakovski, en raison de la pudibonderie sovitique, dont il convient de rappeler l'importance dans l'exercice de la censure. Ilya
Zilberstein, l'diteur d'Hritage littraire, cumait Paris et y achetait des manuscrits de Tourgueniev, mais observait scrupuleusement les formes qui convenaient
en pays sovitique ; il me demanda d'crire l'article Blok et la France pour le
tome IV du volume consacr Alexandre Blok, et je lui remis un article qui
commenait en affirmant : Blok naimait pas la France, en tout cas pas la France
contemporaine ; il fit la grimace et me dclara gentiment que, mme si c'tait
vrai, cela contrevenait aux rgles de l'Amiti entre les peuples . Quand la fameuse et remarquable srie Littrature mondiale , fonde par [43] Gorki en son
temps, publia un tome intitul Posie du Moyen-Orient, tout le monde se rua dessus, car on savait quil y aurait des morceaux de la Bible. On y trouva en effet le
Cantique des Cantiques, des extraits de la Gense, le Livre de Job, le livre de
Ruth, l'Ecclsiaste... Quelle motion ! Quelle sensation ! Toute l'intelligentsia
s'emballa.
Les diffrentes tapes de ce dgel mritent chacune une tude, elles rsonnaient comme autant de carillons annonant l'tape suivante. Le Mandelstam de la
Bibliothque du pote, par exemple, qui avait attendu quinze annes d'affile l'au-
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torisation finale et qu'avait labor un des grands sauveurs de l'hritage de l'avantgarde, Nikola Khardjiev, fut une sensation extraordinaire. Mme des gens qui ne
connaissaient rien la posie savaient que le petit volume bleu valait de l'or. Il
tait plus recherch que la zibeline au Moyen ge et, comme elle, il servit de
monnaie d'change. On allait l'acheter en Asie centrale, qui avait reu son contingent comme il convenait l'poque, et on le revendait prix d'or Moscou. Il
tait en vente dans les beriozkas, ou magasins devise pour trangers . J'allais
en acheter pour des amis, qui devaient rester la porte car des cerbres exercs
savaient refouler tout Sovitique qui faisait mine d'entrer indment dans ces antres du dollar. On y vendait les Mandelstam ct des piles de Brejnev, et des
touristes amricaines trs excites achetaient l'un et l'autre...
C'tait aussi l'poque o l'on allait rendre hommage Nadejda Mandelstam,
o elle compltait ses Mmoires, et y tranchait de tout, mme au risque de ternir
l'honneur de tel ou tel. Mais la dissidence avait fait d'elle, comme de Lydia
Tchoukovskaa, une pythonisse, dont tout mot tait sacr, et tout verdict dfinitif.
Son verdict sur Nikola Khardjiev tait sans merci. Le jeune lvite en russistique
que j'tais avait bien du mal distinguer le vrai du faux entre ses diffrentes visites aux diffrents gardiens de la dissidence morale et intellectuelle... Aprs des
annes de semi-clandestinit, Khardjiev migra en Hollande, se fit traiter dans son
ancien pays de bradeur des biens culturels russes, alors qu'il les avait sauvs. Heureusement un magnifique recueil dtudes et dhommages sa mmoire a paru
rcemment.
On aime en Suisse dire que tout est propre en ordre. Eh bien, on peut dire que
tout dans la russistique de l'poque tait propre en ordre. Car mme le dsordre
tait bien classifi : il y avait la littrature sovitique officielle, Kotchetov et autres, il y avait la littrature semi-officielle, petit tirage, avec Vassili Belov, Boris
Mojaev, et Valentin Raspoutine, les crivains du village , ou dereventchiki,
tous trois salus dans le Chne et le Veau de Soljnitsyne comme des crivains de
la conscience russe ; il y avait le samizdat, comme la revue Vskhon, enfin il y
avait le tamizdat, ce qui, venu d'URSS, tait publi en Occident, comme La Taupe
de l'histoire de Vladimir Kormer. La slavistique occidentale tait gnralement
prosovitique et tchait en France de vendre du Maakovski sous l'aile d'Elsa
Triolet et d'Aragon, deux figures tutlaires de l'amiti franco-sovitique, et qui
rgnaient chez Gallimard. Moins souvent elle tait antisovitique et veillait faire
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passer les textes clandestins, publier les impubliables comme les textes oublis
de Gorki : Vladimir Dimitrijevi, depuis son bastion lausannois, joua un rle fondamental pour la dcouverte des grands inconnus de la littrature russe, les manuscrits interdits venus de l'URSS comme Vie et destin de Grossman, dont l'apparition fit et fait toujours date, tant ce livre rsume la descente aux enfers du XXe
sicle, mais sous la conduite d'un [44] narrateur dont la potique est celle de la
bont humaine. Mais aussi les grands textes oublis, gels par la priode sovitique, comme Feuilles tombes, ou Apocalypse de notre temps de Vassili Rozanov,
ou Luvre commune de Nikola Fiodorov. quoi s'ajoute la superbe srie de
textes thologiques orthodoxes, qui ont fait connatre la pense des thologiens
russes en exil, lesquels ont, eux tous seuls, compens et au-del l'absence de
toute pense religieuse dans l'glise officielle soumise Moscou, en particulier
Serge Boulgakov, traduit infatigablement par le prince Andronikov (par ailleurs
interprte de De Gaulle et thologien orthodoxe assez tranchant...). En Amrique,
Gleb Struve et Boris Filipov publiaient Mandelstam et Akhmatova, puis se faisaient violemment tancer par Nadejda Mandelstam pour leur incomptence textologique.
Les dissidents taient des rcalcitrants au caractre de bois, exigeants, fantasques, surprenants. Il me revient en mmoire ici avant tout mon amiti avec Andre
Amalrik, si tt disparu dans un accident de voiture en allant Madrid protester
contre les palinodies des diplomates penchs sur la troisime corbeille des
accords dits d'Helsinki, mais aussi la figure si touchante du dissident et pote Vadim Delonay, emport par une cirrhose. Il y avait l'Internationale de la Rsistance que dirigeait Maximov avec panache, tout en se plaignant que le public franais ne lisait pas ses romans, ce qui tait vrai. Il avait fond la revue Kontinent, o
les guerres fratricides se dclenchrent trs vite, avec le duel Maximov-Siniavski,
qui dura deux dcennies avant que leur haine d'Eltsine ne les jette dans les bras
l'un de l'autre... C'tait l'poque o chaque diteur franais voulait avoir son dissident. Mais l'intrt s'moussait avec la vitesse que met l'Occident changer de
sujet. Une voix dans le chur eut des lecteurs, Ivan Douratchok, pourtant un
livre trs instructif du mme Tertz-Siniavski, nen eut presque pas. KrasnovLevitine, qui vivait Lucerne d'un subside des glises protestantes suisses, neut
pas d'diteur du tout pour sa monumentale Histoire de lglise Vivante, c'est--
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dire du schisme des annes 1920 dans l'glise orthodoxe russe. On retrouva son
corps dans le lac de Lucerne un soir de grand vent...
La littrature de l'migration russe, l'poque, tait bien nous, les russistes
occidentaux, si du moins nous daignions nous y intresser. LUnion sovitique ne
la revendiquait pas officiellement, elle avait certes essay de les faire revenir,
surtout sous Staline, d'abord en 1937, puis en 1948, mais elle n'avait rapatri que
de rares crivains : Kouprine en chair et en os, Bounine dans ses textes seulement,
et videmment seuls ceux d'avant la Rvolution. Encore des uvres dites compltes qui ne l'taient pas du tout ! Dans l'ensemble il n'y avait pas de concurrence
sovitique redouter en ce domaine, mais la slavistique franaise rechignait s'y
intresser, fascine par l'Union sovitique, et ngligente envers un trsor qui tait
ct d'elle. Les archives partaient aux tats-Unis ; que de manuscrits qui auraient pu trouver refuge la Nationale de Paris si celle-ci avait bien voulu les
acheter, sont partis aux archives Bakhmetev de Columbia New York, ou, comme celles de Mrejkovsky et de Hippius, Urbana-Champaign... D'autres partaient en Russie sovitique, comme celles de Rmizov, alors quil avait t publi
Paris, avait li amiti avec Jean Paulhan... C'est Saint-Ptersbourg qu'en 2003
eut lieu une exposition sur ce Paris russe, Paris ne fit rien. Que de belles ditions
devenues rares ! Combien d'archives d'crivains vieillissants qui ont t pilles, de
revues pour happy few [45] dont on a du mal trouver des ensembles complets !
Heureusement certaines dations furent l pour nous sauver du dshonneur, comme
celle qui contraignit, la mort de l'hritire des peintres Larionov et Gontcharova,
laisser en France une partie de ces deux univers magnifiques. Les grands, hiratiques, aptres de Natalie Gontcharova que mavait entran voir Camilla
Gray dans le petit logis de Larionov et Gontcharova, je les ai revus au Muse russe, enfin avec le recul ncessaire. Je ne dis point cela par dpit nationaliste, mais
parce quil et vraiment t naturel que Paris offrt un grand muse pour rassembler l'uvre de la diaspora russe qui, dans les heurs et malheurs de cette ville entre les annes vingt et les annes cinquante, y avait trouv un refuge, et une grande inspiration.
Quand, Cerisy-la-Salle, on organisa une dcade sur le Grand sicle russe ,
on y vit Wladimir Weidl, trs en forme encore, auteur de magistraux essais crits
directement en franais comme Les Abeilles dAriste, ou La Russie absente et
prsente, mais aussi de rcits plus plats dont Maria Rozanova-Siniavski se moqua
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Las, tout s'est compliqu pour le slaviste tranger depuis la chute de la citadelle qui surveillait la littrature russe comme une criminelle dangereuse. Les auteurs
de l'migration, rapatris, voire mme kidnapps par des diteurs peu scrupuleux, paraissent dans le plus grand des dsordres en Russie, o les centres d'tude
de l'migration ne se comptent plus. Les dissidents ? Il y a belle lurette quon nen
veut plus, ils font la navette entre leur domicile occidental et un pied--terre moscovite ; quelques exceptions prs, ils ne sont pas vraiment rentrs en Russie,
mais y ont leurs uvres compltes. On fta en novembre 2002 les 80 ans
d'Alexandre Zinoviev, dont les Hauteurs bantes mavaient merveill quand je
les lus en manuscrit. Michel Heller et moi le recommandmes aussitt Vladimir
Dimitrijevi. Le 28 novembre 2002 l'intelligentsia russe de la capitale, le prsident Poutine, le chef de l'opposition communiste Ziouganov se pressaient donc
autour du Matre dans la grande salle gnalogique des tsars au Muse Historique
de Moscou. Lauteur des Hauteurs bantes et de Katastroka rassemble ainsi
frondeurs et partisans du pouvoir dans une dmarche paradoxale, mais qui na
jamais cess d'tre la sienne, dnonciation et glorification de Staline la fois !
Seul de tous les dissidents, Boukovsky boude, et la Russie le boude, cependant
que Natalia Gorbanevskaa poursuit son chemin potique tnu, mais authentique,
dans son exil de Paris. Elle resta longtemps apatride, scandaleusement oublie par
les autorits franaises comme par les russes. La France qui donna un jour la nationalit Siniavski, Maximov, Nekrassov, l'avait oublie ! Honneur la Pologne qui lui a donn la citoyennet en 2005 : poloniste et europenne, cette grande rsistante le mritait bien...
Les revues, les grosses revues ? Les anciennes ont survcu, elles ont connu
leur heure de gloire en 89-90 quand les tirages ont dpass le million, tant la Russie s'enivrait de la dcouverte de textes nagure interdits, dissidents ou venus de
l'migration. J'ai moi-mme bnfici de ce phnomne quand mon petit livre sur
Soljnitsyne parut, avant mme le retour des textes de Soljnitsyne dans la
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revue Droujba Narodov, qui frlait alors le million pour ce qui est du tirage et
bien plus pour ce qui est du lectorat. Elles ont survcu, mais en louant leurs locaux tel ou tel trust japonais ou amricain ; les tirages sont retombs en dessous
des 20 000 ; ce qui serait inespr en France, mais elles sont toutes en accs libre
sur Internet (au site Zburnal'nyj zal, ce qui est un phnomne caractristique de
l'Internet russe non encore corrompu par les pages l'occidentale : ce qui en
fait une exception remarquable dans le monde de la Toile. Depuis 1990, combien
de revues petites ou grandes, de tous formats, ont apparu et disparu ! Leur histoire
reste crire. Parmi les nouvelles venues, citons Nestor pour l'histoire, Rserve
inalinable pour l'essai, [47] Le Messager de lEurope avec ses pais dossiers sur
la rforme judiciaire ou la rforme foncire, Art and Times pour l'art et le graphisme, et bien d'autres encore. Quant au Net russe, il est extraordinairement ouvert et gnreux, rien voir avec l'occidental. Des bibliothques entires mises
disposition, le dictionnaire Dahl en libre accs, tous les dictionnaires, toutes les
revues, beaucoup d'crivains contemporains donnent tout sur leur site. Roger
Chartier a dcrit la rvolution engendre par le Net : la lecture a chang, elle est
revenue la technique du rouleau quavait chasse le folio, elle est revenue la
lecture du texte anonyme, quavait chasse au XVe sicle l'invention des volumes
de textes d'un seul et mme auteur. Nous voici donc dans une nouvelle re de la
lecture, et nous ne savons ce que cela donnera en Russie et ailleurs, mais en Russie les prmices sont extraordinairement prometteuses. Le lecteur russe est toujours un des plus avides, la production de livres est surabondante, un miracle sur
quoi je vais revenir, mais le livre est en revanche trs mal distribu, et beaucoup
trop cher pour son destinataire naturel, la dmocratie intellectuelle , comme
disait Pierre Pascal... le Net est la solution : profusion de sites d'auteur, de posie,
de bibliothques assembles par des enthousiastes dsintresss, de groupes de
recherche et de monastres virtuels. Le slaviste daujourdhui ne peut ignorer le
Net, ou alors il ne connat rien de la vie culturelle de son objet d'tudes. Il faut
naviguer, et donc je navigue ; mes premiers essais timides datent de 1998, entran par Natalie Ivanova, critique et rdactrice en chef adjointe la revue Znamia,
qui minitia. Il fallut matriser les encodages, apprendre le KOI 18 et autres sigles... Un pote d'Omsk ma trouv par mon site Internet, et nous avons engag
un dialogue rgulier. Lui-mme publie dans diffrentes revues purement internetiques. Il faudra un jour que jaille Omsk vrifier qui il est. Le serveur Yandex
doit videmment tre mentionn. Quand on sait le manier, il fournit par exemple
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le secret de toute citation que l'on narrive pas reprer. Plus besoin derrer dans
les uvres compltes de Makov ou de Mamine-Sibiriak, deux mots, un clic et
Yandex fournit une suggestion en gnral exploitable.
C'est dans cette seconde tape de ma russistique que j'ai li amiti avec deux
philologues qui m'ont chacun sa faon normment apport, et qui je me dois
de rendre ici hommage.
La slavistique a maintenant en Russie de nouveaux talages, dont le principal
est sans conteste la revue le Nouvel Observateur littraire (Novo literaturno
obozrni), fond par Irina Prokhorova, et qui ne cesse de publier les recherches
occidentales, et celles des Russes occidentaliss, plus, parfois, des tudes plus
classiques. Igor Smirnov ou Mikhal Iampolsky sont un peu les matres penser
de cette revue. Elle a maintenant une importante bibliothque en marge de la revue, et publie des recherches trs nouvelles comme le livre de Mikhal Vaskopf
L'crivain Staline. Ou Comment fonctionne le vers de Brodski de Valentina Polukhina et Lev Lossev. Tout ce qui dans la production des structuralistes dhier
tait raret introuvable est aujourd'hui republi : Smitike, la revue de Tartu, les
textes de Sarah Mintz sur Blok, les uvres compltes des matres du structuralisme sovitique : Iouri Lotman, ou Vladimir Toporov. Les tudes eurasiennes de
Lev Goumilev quon se passait sous le manteau sont publies des tirages normes, puisquelles viennent alimenter un courant de pense eurasien qui a aussi
des allures de mouvement [48] politique, son matre penser, Douguine, et ses
sites Internet. Les monographies savantes philologiques ou historiques, classiques
cachs ou perdus que republiait La Haye le dfunt et regrett Cornelius Van
Schoonenveld sont repris, divulgus, pas tous, mais beaucoup. Je nai plus demander Alek Jolkovski de menvoyer son dernier article depuis la Californie,
j'ouvre son site et je vois ses derniers travaux, quaussitt j'imprime. Et mme les
bibliothques publiques s'y sont mises. Si la Leninka est reste scandaleusement
longtemps ferme, la Poublitchka de Saint-Ptersbourg a construit son catalogue
informatique, et envoie des textes scanns, moyennant finance il est vrai. La profusion est de rigueur dans les librairies philologiques des deux capitales. On ne
sait plus o donner de la tte dans les librairies-cafs comme Projet Acadmique
rue Rubinstein Saint-Ptersbourg, ou les diffrentes filiales de OGUI Moscou
(dont Pir-Ogui, plus port sur la gastronomie). Toporov, Uspensky, Averintsev et
tant d'autres ont leurs uvres compltes sur les rayons, ct de Foucault, Staro-
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pas d'alimenter les polmiques pour savoir s'il est antismite ou pas, ou peu, ou
beaucoup. Les tudes sur cet auteur ont champignonn, mais sont dans l'ensemble
marques par la polmique ou le pangyrique. La Russie savante ne s'intresse
pas lui. Et il continue d'tre une voix dans le dsert, ce qui n'est srement pas
pour lui dplaire. Dans son film-entretien de quatre heures avec lui, le cinaste
Alexandre Sokourov tente de percer la carapace du Matre, mais y arrive difficilement.
La russistique a donc chang parce que son objet d'tude a chang. Et je ne
fais ici que mentionner que cette russistique, qui pousait assez docilement l'imprialisme grand-russien sous sa forme sovitique, a dcouvert qu'elle tait
chauvine sans le savoir, quil existait aussi une sphre culturelle bilorusse ou
ukrainienne. Des voyages dans ces deux pays m'ont mtamorphos, je ne suis plus
le russiste exclusif que j'tais, mme s'il est bien difficile de changer ou d'largir
indfiniment son horizon d'investigation. Il ma fallu dcouvrir Bykov en langue
bilorusse, m'initier au magnifique pote ukrainien Vassil Stus, repenser la culture
ukrainienne grce au grand ouvrage de Miroslav Popovic. L aussi, on peut dire
que l'objet dtude a chang, et n'a pas seulement subi une scission. Enfin, il serait
grand temps d'tudier comme il se doit le phnomne de la culture sovitique,
puisque l'objet est manifestement circonscrit et dcd ; mais cela se fait trs peu.
Le regrett Felix Roziner, dans son exil Boston, avait entrepris une encyclopdie
des concepts et realia sovitiques, en collaboration avec le smiologue Viatcheslav Ivanov, mais la mort du premier a mis fin la tentative. En Amrique, des
tudes sur le stalinisme de tous les jours paraissent, comme celles de Geffrey
Brooks. En Russie, de jeunes historiens sont aussi au travail, et par exemple vient
de paratre un livre remarquable sur La vie quotidienne et la conscience de masse
1939-1945 par deux chercheurs qui ont explor les archives du parti, de Beria, etc.
Le tableau qui en ressort est diffrent de celui que nous connaissions. Des gens
simples crivaient de trs courageuses lettres de protestation contre les rpressions
de masse. Une lettre adresse Beria compare ce que fait le matre du pays avec
l'Inquisition. Ce courage cach de simples hommes et femmes russes l'heure des
tortures et des rpressions de masse doit nous faire changer de point de vue sur un
rgime qu'il est maintenant de mode de dfendre, et pas seulement dans les milieux nationalistes russes, mais aussi dans le camp des historiens rvisionnistes amricains, qui mettent la guerre froide au compte de leur propre pays.
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[50]
MORBUS ROSSICUS
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l'me russe populaire, tandis que Bily ou Sologoub s'enchantent de cette arriration, et y voient un gage de rsistance aux forces de dislocations de la raison mcanique venue d'Occident.
Zamiatine rapporte dans ce texte de fvrier 1924 un propos tenu par Blok en
sa prsence : Je commence aimer la Russie d'un amour hassant. Sa thse est
que Sologoub est un rveur, un don Quichotte russe (pour reprendre la classification de Tourgueniev), qui rve sa dulcine Russie. Ce don Quichotte est un
maximaliste. A la moindre goutte d' peu prs , ou de presque qui vient
attnuer une affirmation, il rejette le breuvage quon lui propose. Les Sancho Pana et les Tchitchikov acceptent, eux, avec plaisir, le breuvage o est tombe la
goutte d'-peu-prs, l'idal qui est lgrement corrompu par le compromis avec la
ralit. Tchitchikov ne dit-il pas dans la seconde partie des mes mortes au gnral Betrichtchev, son protecteur : Aime-nous tout noirauds de crasse que nous
sommes, car blancs et purs tout le monde nous aimerait.
Les Don Quichotte russes refusent donc toute concession. Ils exigent un vin
absolument pur ou bien pas de vin du tout, tout ou rien. Ainsi est dfini le chemin
de [51] ceux qui ont reu en partage le douloureux don de l'amour irrconciliable.
Le toqu Don Quichotte et le toqu Sologoub quitteront instantanment Aldonza
parce qu'ils ont une sorte de ractif qui dcle sur-le-champ si dans le vin
dAldonza la vie a t jete ne ft-ce quune molcule d'impuret, ne ft-ce quun
milligramme de compromis. Le verre qui contient ce vin, Don Quichotte et Sologoub le jetteront par la fentre. Non quils naiment pas le vin de la vie, mais parce quils l'aiment plus que personne, parce quils l'aiment trop, d'un amour
blanc .
Et mme l'hidalgo russe en remontre l'hidalgo espagnol, car ce dernier finit
par concder :
Eh bien ! voil qui suffit, mes amis ! Quel chevalier de la Manche fais-je
donc ? Je suis tout simplement le bon Alonso !
Jamais l'hidalgo russe ne fera cette ultime concession au rel !
Zamiatine dfinit Sologoub comme le plus europen des symbolistes russes,
parce qu'il est le seul Russe, aprs Gogol, amalgamer le rel et le fantastique en
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une forme littraire prcise, selon une recette secrte quont depuis longtemps
labore les matres europens. Si, avec l'acuit et le raffinement europens,
Sologoub avait galement assimil l'me europenne, cette me mcanique et
dessche, il naurait pas t le Sologoub que nous chrissons.
Mais heureusement sous l'habit europen svre et pudique, Sologoub avait su
prserver une me russe incontrlable. Cet amour blanc , l'amour qui exige
tout ou rien, cette maladie absurde, incurable, merveilleuse ce nest pas seulement le propre de Sologoub ou de Don Quichotte, et pas la maladie du seul
Alexandre Blok (maladie dont prcisment il est mort), mais c'est notre maladie
russe, notre morbus rossica. De cette maladie souffre la meilleure partie de notre intelligentsia, et, Dieu merci, elle ne s'en gurira jamais, quoi qu'on entreprenne pour la soigner. 9
On reconnat l la thse que la Russie est l'hrtique des nations europennes.
Dans Le Flau de Dieu, Zamiatine dcrit le jeune Attila envoy Rome et tout
bouillonnant de rage face la civilisation romaine. Le jeune captif barbare, otage
d'un empire lequel est de facto dj otage des Barbares, se lie d'amiti avec un
loup, lui aussi captif dans sa cage, et par une belle nuit, il libre le loup.
Sur le thme d'Attila, Zamiatine a aussi crit une pice de thtre, en complment de son rcit. La pice comporte un pisode burlesque qui met en scne les
rapports entre littrature fausse et vie vraie. Le pote romain Marullus vit la
cour d'Attila et il crit des odes en son honneur.
Marullus J'ai crit une ode. Permets que je la lise. Alors je pourrai mourir en paix.
Attila Mourir en paix ? Eh bien, soit !
Marullus Tremble Rome ! Entends le bruit sourd
Des sabots qui viennent d'Orient !
Nous les Huns puissants, nous allons,
[52]
Comme l'clair sur toi marchons,
Occident ! Vois les Huns puissants !
Attila Dis donc, cela fait longtemps que tu es un Hun
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Cette saynte est une variation burlesque sur le thme des Huns, ou des Scythes, disons des Barbares, tel quil a svi chez les potes symbolistes du dbut du
sicle, au fur et mesure que l'on prenait conscience que l'europanisation de la
Russie du sicle d'Argent s'achverait par un dsastre, baptis soit Rvolution
(le plus grand roman russe du XIXe sicle , a dit Pasternak), soit asiatisme
(lasiatique prenant en Russie le dessus sur l'Europe). C'tait l'poque du pril
jaune , l'expression de Guillaume II, empereur d'Allemagne, et du dpeage de la
Chine par les Occidentaux, y compris les Russes. En 1917 et 1918 avaient paru
les deux recueils intituls Les Scythes, dirigs par le sociologue IvanovRazoumnik.
Lart scythe, ce sont de lourdes plaques d'or arrives avec Demidof la capitale en 1715, naissance d'une collection sibrienne des tsars, et d'un mythe : la Russie est eurasienne plus queuropenne. C'est aussi, partir de 1774, les fouilles
des tumulus de la rgion de Kertch et la dcouverte du pass grec de la Russie
nouvelle. Les antiquits russes sont nes, et elles ne font que crotre et grandir
puisque les dcouvertes des tumulus de l'Alta ont prouv l'existence d'une brillante civilisation antrieure aux Scythes dj au VIIe sicle avant notre re. Naturellement elle n'avait rien voir avec les Slaves, qui napparatront que 1500 ans
plus tard. Mais le mythe est lanc, et il est nourri presque en permanence. Le message donn par le recueil qui date de 1919 est que la Russie sibrienne et mridionale connaissait une grande civilisation scytho-sibrienne, qui est celle de la steppe.
La Russie hsite alors entre mythe protecteur et mythe menaant : cette Russie
scythe, sibro-mridionale, cette Russie des steppes d'abord inquitante est bientt
revendique pour narguer et jeter le dfi l'Europe trop sre d'elle. Limaginaire
russe hsite se situer dans l'Europe bien assise, exprimente, ou l'Europe asiatique, jeune, barbare, mongole et scythe la fois. D'o le balancement entre Don
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Quichotte russe et Attila, le nomade cruel assoiff de libert. Le sort tout particulier que la Russie duque du XIXe sicle a fait au Chevalier la triste figure est
trs emblmatique. Pouchkine fait appel lui avec son pome sur le triste chevalier :
[53]
Le solitaire chevalier se rend Genve (on est avant la Rforme, sans doute,
mais ce dtail reste mystrieux), il a une vision de la Vierge Marie (pas de la Mre de Dieu, comme en orthodoxie), tombe amoureux de la Madone, et renonce
tout commerce avec les femmes. Ds lors il ne relve plus son heaume, nul ne sait
qui est ce sombre paladin qui a mis un chapelet autour de son cou en guise
d'charpe. Il retourne en son chteau triste et silencieux, prie sans discontinuer la
Vierge, entend l'appel la Croisade, inscrit sur son bouclier Ave, Mater Dei ,
revient et s'enferme nouveau, et meurt sans les sacrements. Cette trange lgende ne put passer l'obstacle de la censure. Lavant-dernire strophe dit en
termes amusants, presque populaires, la lutte du diable pour prendre possession de
l'me du paladin sa mort
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Lors d'une scne conclave o tous sont rassembls chez les Epantchine, Agla
rcite le pome avec exaltation et le commente. Il est clair quelle voit dans le
prince Mychkine une hypostase du Chevalier la triste figure, qui choue lui aussi changer le monde et retourne en son lieu d'exil en Suisse pour y reprendre un
traitement psychiatrique. Le dtail de Genve a pu intervenir dans le choix par
l'auteur de cette citation si capitale. Il s'explique moins en 1829, lors de la premire rdaction. Genve tait certes connue par ses foires, mais point par ses sanctuaires mariaux. Et l'on peut se demander si le pote, ironiquement, ne choisit pas
la ville de la future Rforme de Calvin parce que prcisment Calvin y instaurera
un christianisme presque sans rfrence Marie, c'est--dire sans lment rotique. Il ne s'agit pas de libertinage, mais de sanctification de l'ros. Genve serait
alors cite par drision, et pour lutter avec ce qui sera le ple d'un christianisme
dsincarn. La maladie du Chevalier triste, provenant l'vidence de celle du
Chevalier la triste figure, est donc l'idalisme anti-europen, antirationnel,
conduisant l'enfermement et la folie, la moquerie (exprime par le diable),
mais aussi au salut. A moins que Pouchkine n'ait confondu Genve avec Gnes
(toutes deux Genova en latin)...
Dans un livre assez htroclite, Iouri Akhenvald a fait un inventaire des occurrences de Don Quichotte dans la littrature russe. Il cite le juriste Ansky, qui
crivait par exemple : La Sibrie est la vraie patrie des Quichotte ; en Sibrie
l'habitude d'errer, de partir en qute d'aventures, est trs frquente. La comparaison entre Russie et Espagne a t faite, et est justifie par rapport un tertium qui
est l'Europe. Les deux pays peuvent tre inclus en Europe en plus , par-dessus
le march, si j'ose dire, bien que l'inclusion europenne de l'Espagne soit plus
ancienne et a t faite par la manire forte par les [54] rois trs catholiques qui
liminrent tout ce qui ne leur paraissait point europen en Espagne : l'Andalus,
les Juifs, tout ce qui avant eux avait fait de l'Espagne un carrefour qui ne correspondait pas au modle d'une Europe latine, catholique, et renaissante. En un sens,
l'oeuvre de Pierre est comparable. Les dix sicles d' invasion andalouse et les
deux sicles de joug tatare ont t traits de manire comparable dans les deux
bouts de l'Europe : extirps de la mmoire.
Dans un clbre discours de 1860 sur les Hamlet et les Don Quichotte, Ivan
Tourgueniev a oppos le hros de Shakespeare celui de Cervants. Le temps des
Hamlet est fini, affirme-t-il, des Hamlet dsesprs et gostes. Voici venu le
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temps des Don Quichotte qui meurent pour une illusion gnreuse. Et le peuple
(les Sancho Pana) est plus proche d'eux quil nen a l'air. Les Don Quichotte
meurent pour une justice sur terre qui nexiste pas sur cette terre. Ainsi Tourgueniev donne de la Russie une interprtation donquichottesque qui a enthousiasm
ses contemporains : la Russie est en marche vers le sacrifice aveugle et vain, inutile en somme. Et peu importe la maritorne grossire qui se cache sous leur Dulcine, le rel fangeux sous l'idal. Gogol avait donn une sorte de portrait d'un Don
Quichotte russe rat en la personne de Tchitchikov, l'acheteur des mes mortes.
Car Tchitchikov sacrifie tout pour une installation sur terre qui ne lui russira jamais. Il a une extraordinaire capacit croire en son rve, mme si ce rve ne sort
pas de la trivialit ; dans la seconde partie, Tchitchikov rve une usine de retraitement des ordures qui transformerait en or tous les dtritus du monde.
Un sicle ou presque plus tard, on retrouve Don Quichotte dans la fable unanimiste d'Andrei Platonov, Tchevengour. La monture de Kopionkine (dont le nom
mme voque la lance du chevalier) s'appelle certes Rosa Luxembourg , mais
le couple de Kopionkine et Rosa Luxembourg errant sur la plate steppe russe o
ils recherchent le communisme est une variante ironique de Don Quichotte et
de sa Rossinante. Au retour, Kopionkine chevaucha jusqu la nuit close, mais
par un chemin plus court. Il faisait largement nuit lorsquil avisa le moulin et les
fentres claires de l'cole. S'ensuit une bataille avec le bruit du vent, le gardien assiste Kopionkine, agite son gourdin et Kopionkine taillade au sabre ce bruit
subversif. Platonov, mieux que personne, a donn forme mythique la maladie
russe .
Dans un article de 1918, Sont-ils vraiment des Scythes ? , Zamiatine avait
pos la question aux rvolutionnaires, aux bolcheviks, tous les nouveaux chevaliers de l'Utopie. Octobre victorieux est une formule qui trahit la Rvolution
trahie. Car le vrai Scythe tend son arc et lance sa flche au hasard, sans but prcis.
Il erre sans fin. Un Scythe sdentaris est un non-sens, un Scythe attir par la ville
n'existe pas. Une rvolution stabilise est une fausse rvolution. Le rvolutionnaire spirituel, c'est celui qui est un vrai Scythe, qui sait que le chemin de la rvolution est un chemin de croix .
La dfaite, le martyre sur le plan terrestre, c'est gage de victoire sur l'autre
plan, le plan suprieur, celui des ides. La victoire sur terre, c'est la dfaite assure
sur l'autre plan, le suprieur. Il n'est point de troisime voie pour le vrai Scythe, le
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rvolutionnaire spirituel, le romantique. Une ternelle qute du succs, et un ternel insuccs ! Un ternel Juif errant, une ternelle qute de la Belle Dame, qui
n'existe pas.
[55]
Zamiatine, pour qui l'intelligente est toujours un rvolt, le Scythe spirituel est
toujours un hrtique quattend le bcher, regarde la Rvolution russe et, ds
1918, se lamente : Comme il tait triste de voir l'archer scythe chang en mercenaire, le centaure scythe remis l'curie, l'esprit libertaire marcher au son
des orphons !
En 19 10, Dmitri Mrejkovsky publiait son recueil La Russie malade. Dans
Maman Truie, la rflexion se fait de plus en plus amre, lancinante aussi. Mrejkovsky cherche un secours en lisant les Mmoires du censeur Nikitenko, dont la
longue carrire traverse les rgnes de Nicolas Ier et d'Alexandre II. Nikitenko tait
un libral, partisan du petit petit , c'est--dire l'oppos du maximalisme
dfini par Zamiatine comme morbus russicus . Il se lamente de l'esprit de servilit qui a svi sous Nicolas (sans pargner Pouchkine !), il salue les rformes
d'Alexandre, mais il constate qu'elles s'accompagnent de rpressions plus hypocrites encore que sous son pre. Au rgne de la peur, crit-il, a succd le rgne du
mensonge. Le partisan du petit petit a beau tre libral, il den dplore pas
moins secrtement l'absence de poigne forte, et quand il y a la poigne, dplore
l'absence de libralisme... Tout en Russie doit venir d'en haut, y compris la libert,
parce que ce ne peut tre que la libert de l'esclave. Nikitenko, ancien serf, avait
d crire son ancien matre pour faire librer sa mre et son frre, dont le sort
dpendait alors non de la loi, mais du bon vouloir du matre. Tout ce que nous
nommons beau et sublime consiste en idaux-illusions, et n'est que mensonge ,
telle est la conclusion du pauvre Nikitenko dans ses Mmoires crits secrtement,
pour le tiroir. Autrement dit, constate Mrejkovsky, l'ennemi des nihilistes tait
bien plus nihiliste encore. Le libral russe est un gladiateur qui nest encore quun
esclave dans l'me.
Et contemplant l'lgante statue de Pierre Ier, par Falconet sur la place du Snat, la comparant avec la lourde statue d'Alexandre III par Paolo Tolsto (aujourd'hui devant le Palais de Marbre sur le Quai des Palais, Ptersbourg), Mrejkovsky s'crie : Ce n'est pas un cheval, c'est une truie au gros cul !
80
Elle est bien plante, la mre Russie avec son Tsar ! Mais est-ce un
cheval, a, non, c'est une truie, ce nest pas un cheval ! Elle ne va pas se
mettre danser. On peut lui arracher la bouche avec le frein, la mmre
Russie ne sait vraiment pas danser, quel que soit le dompteur, et quelle
que soit la musique ! Quant Pierre le Grand sur son coursier d'airain c'est
un acte de dcs , le monument de Falconet ce ne fut quun espoir
tromp, une ferie passagre. Le cul ! c'est le cul l'essentiel de cette monture !
81
[56]
LES PARADOXES DE
LAFFIRMATION EURASIENNE.
11
Otto Bss, Die Lebre der Eurasaier ein Beitrag zur russischen Ideengeschichte des 20. Jahrhundert, Wiesbaden, 1961. Marlne Laruelle, La qute d'une identit impriale : le noeurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, 2006.
Aleksandr Dugin. Osnovy geopolitiki. Geopolititc eskoe buduscee Rossii, Moskva, 1999.
82
ment ait t vraiment tudi. Il explique pourtant de nombreuses attitudes, il dessine peut-tre le contour de l'avenir gopolitique de la Russie, qui nest plus un
empire contraignant comme sous les communistes, mais qui connat une forte
nostalgie de cette priode dans la mesure o cette nostalgie est le seul bien que
prservent certaines masses populaires qui ne participent pas encore l'enrichissement. Ce qui fait qu'entre le dsir europen, qui est rel dans une partie de l'lite
russe, et la tentation de la Realpolitik entre pro-amricanisme de circonstance et
nouvelle alliance avec la Chine capitaliste et communiste, l'eurasisme vulgaris
reste une sduction de l'esprit pour beaucoup de Russes. Les Eurasiens sont pour
Alexandre Douguine les pres fondateurs , ceux qui nous ont appris penser
par l'espace , nous ont prpar rsister la croisade de l'Occident contre
nous et refuser d'tre dfinis comme un secteur arrir de l'Occident .
Le prince Nicolas Troubetskoy, un des fondateurs du mouvement, a pos le
mieux le problme central la question nationale russe : qui sommes-nous ?
[57]
Lassimilation de la nation une personne remonte au romantisme allemand,
et a nourri la pense slavophile russe. Ce qui est nouveau dans la pense des Eurasiens , c'est que ce connais-toi toi-mme adress la Russie, et doubl d'un
sois toi-mme , conclut, contre toute la tradition slavophile du XIXe sicle, que
la Russie est moins slave qu' asiatique ou plutt touranienne . Une quipe de linguistes, de gographes, d'historiens et d'ethnologues s'employa en faire
la dmonstration. Parti de l'universit de Sofia, le mouvement gagna Prague puis
Paris, c'est--dire les principaux centres de l'migration universitaire russe.
Le caractre slave et la psych slave, crit Nicolas Troubetskoy, sont
des mythes. Chaque peuple slave a son propre type psychique et, de par son
caractre national, le Polonais ressemble aussi peu au Bulgare que le Sudois au
Grec. Il n'existe pas non plus de type physique, anthropologique commun aux
Slaves. Chaque peuple slave a dvelopp sa propre culture sparment et les influences culturelles rciproques des Slaves les uns sur les autres ne sont pas plus
83
fortes que celles des Allemands, des Italiens, des Turcs et des Grecs sur ces mmes Slaves. La langue seule relie entre eux les Slaves. 12
Des arguments scientifiques tayaient cette thse. Nicolas Troubetskoy en
donne plusieurs de diffrents types. Linguistiques d'abord. Dans le vieux fonds du
vocabulaire russe, les concepts les plus intimes sont venus par le persan, alors que
les termes techniques transitaient par les langues romanes et germaniques. Ainsi
le sanscrit deiwos qui a donn deus en latin et dieu dans toutes les langues non
slaves, a pris en russe un sens pjoratif que l'on retrouve dans le div du Dit du
rgiment dIgor, et qui dsigne un tre mchant. Il nous vient par le persan, et
donc aprs la rforme zarathoustrienne (en vieux-persan il a une connotation
malfique, c'est Asmode). La racine div ou dev ayant t accole au dmon ,
c'est la racine baga (riche) qui donna le mot dieu , tant en slave qu'en vieuxpersan 13 :
Il faut supposer que les anctres des Slaves, d'une faon ou de l'autre,
avaient pris part l'volution des concepts religieux qui, chez leurs voisins
les anciens Perses, conduisit la rforme de Zarathoustra.
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mme vraisemblable que ses diteurs scientifiques sont gns par ce volet de son
uvre, si riche, bien quil soit mort quarante-huit ans. C'est ainsi que les diteurs sovitiques de 1987 nincluent aucun de ses articles eurasiens dans la
bibliographie qu'ils fournissent et, nulle part dans les notes, la prface ou la postface, ne font allusion son rle capital, et si fertile, dans le mouvement eurasien . La postface mentionne seulement la trilogie indite et inacheve
conue par Troubetskoy en 1909-1910, et dont la premire partie tait intitule
De l'gocentrisme , ddie Copernic, la deuxime s'intitulait Du faux et du
vrai nationalisme , ddie Socrate, et la troisime, De l'lment russe , tait
ddie au Cosaque rebelle qui avait mis en pril la Russie de la Grande Catherine,
Pougatchov...
Dans les notes biographiques de Roman Jakobson qui accompagnent la traduction franaise des Principes de Phonologie, le fait eurasien est galement absent, les articles eurasiens du jeune prodige linguiste ne sont pas indus dans la
bibliographie. Or il ne fait pas le moindre doute que Jakobson connaissait parfaitement toutes les publications eurasiennes de son ami Troubetskoy, puisque luimme avait milit dans les rangs eurasiens . Il est vrai qu'en 1984, parut en italien une dition de LEurope et l'humanit de Troubetskoy et que, la demande
de Vittorio Strada, Jakobson prfaa le livre de son ami et voqua son rle dans le
dveloppement de l' Eurasisme .
La carrire savante de Troubetskoy avait donc commenc sous le signe dune
interrogation non conformiste sur le phnomne national... Ds l'ge de vingt ans,
Troubetskoy avait conu un vaste ouvrage en trois volets intitul Justification du
Nationalisme, ouvrage inachev mais dont parut une premire partie, celle prcisment intitule LEurope et l'humanit. En particulier, Troubetskoy avait conu
la notion nouvelle d' aire linguistique , o des langues d'origine diffrente ont
une volution certains gards convergente.
Autre Eurasien notoire, Roman Jakobson prolongea justement cette intuition
d'une parent linguistique russo-asiatique dans un livre paru en 1931, intitul
Pour une dfinition de 1alliance linguistique eurasienne. La notion d'alliance
linguistique, dfinie par Troubetskoy dans un article, paru dans les Annales Eura-
85
siennes No 6 et intitul 14 De l'lment touranien dans la culture russe , consiste relier des langues htrognes par leur origine, mais qui vont toutes dans le
mme sens : ici, ce nest pas la parent dans le pass qui joue, mais le voisinage
gographique, ou encore la contigut. Laire eurasienne, qui comprend le rameau
russe des langues slaves, les langues finno-ougriennes de l'Est (outre le finnois : le
votiak, le komi, le zyriane, etc.), des langues du Caucase et des langues turques,
se caractrise par l'absence de ton (la monotonie, oppose la polytonie), et par
une organisation des consonnes selon le timbre (consonnes sourdes ou sonores).
Dj Trediakovski, au XVIIIe sicle, remarquait que les oreilles non russes
nentendaient [59] pas cette distinction entre consonnes sourdes et sonores. En
revanche elle existe ou elle se dveloppe dans toutes les langues de la grande
plaine eurasienne. Et de toutes les langues romano-germaniques, seul le rameau
oriental, savoir le roumain, a introduit cette opposition de timbre dans son systme phonologique tandis quen sens inverse, le hongrois, rameau occidental du
finno-ougrien, l'a perdue...
Pour mettre en relief ce systme des oppositions de timbre, Jakobson recourt
son pote prfr, Khlebnikov, subtil utilisateur des corrlations les plus fondamentales et les plus intimes de la langue russe. LEurasie se prsente donc, du
point de vue de la phonologie, cette nouvelle science invente par Troubetskoy et
Jakobson, comme un immense continent-le entour par des aires polytonie qui
ignorent l'opposition de timbre ( l'exception de l'extrme-occidental irlandais).
De cette parent phonologique dcoule un avantage pour l'extension de l'alphabet
cyrillique : il est le seul noter commodment ces oppositions de timbre et toutes
les petites langues non slaves de l'aire eurasienne ont donc intrt l'adopter. Jakobson fait remarquer qu' l'poque o il s'crivait en alphabet latin, sous l'influence du polonais, le bilorusse demandait 1,5 despace crit en plus de ce que
lui aurait permis l'alphabet cyrillique. Ainsi les savants eurasiens justifiaient l'extension de l'alphabet cyrillique aux parlers et langues non russes de l'aire eura-
14
86
sienne, cest--dire de l'empire russe : il faut reconnatre que, sur ce point, Staline
fut leur disciple.
Dans ses Dialogues avec Krystina Pomorska 15 , Jakobson est revenu sur cette
priode eurasienne de son activit de savant.
Je publiai au cours des annes trente des tudes qui prouvaient l'existence d'une vaste alliance de langues eurasiennes englobant le russe et les
autres langues de l'Europe de l'Est, et aussi la plupart des langues ouraliennes et altaques, qui disposent de l'opposition phonologique des
consonnes par la prsence et l'absence de palatalisation.
Jakobson voque l'hostilit suscite par ses thories, et rappelle le mot de Joseph de Maistre, sur quoi il concluait un de ses propres livres : Ne parlons donc
jamais de hasard... En fait, si les dcouvertes de Troubetskoy et de Jakobson
taient menes dans un esprit scientifique, il ne faut pas oublier non plus leur
contexte eurasien ; l'alliance des langues opposition de timbre, c'tait en
dfinitive l'empire russe, la vaste Eurasie, nettement distincte du massif linguistique de l'Europe occidentale, et qui voluait sous l'influence de la langue russe,
elle-mme autrefois relie un Orient perse, que l'Occident navait jamais
connu... 16 D'ailleurs, dans les Dialogues, Jakobson, s'il parle assez peu de son
engagement eurasien , rend un hommage appuy au gographe eurasien
Piotr Savitski, ce visionnaire perspicace de la gographie structurale .
Autre lien entre Russie et Orient : aprs la Perse zoroastrienne, il y eut le
choix de Byzance. Depuis Tchaadaev la thse de la nocivit du choix de Byzance
par la Russie perce sous beaucoup de descriptions de la Russie. L aussi, Troubetskoy prend le contrepied. [60] Comme pour l'influence perse, il faut ici distinguer me et corps . Par son corps, la Russie est attire par l'Occident germano-romain, mais par son me elle est parfaitement panouie dans un contexte
oriental , et en particulier byzantin, c'est--dire dans une symphonie de
toutes les activits humaines, politiques, religieuses et quotidiennes. Les Slaves
occidentaux avaient des orientations beaucoup moins dfinies. Comme ils ne
15
16
Les Eurasiens sont trs discrtement mentionns dans Dialogues (Paris, 1980), et pas du
tout dans Une vie dans Le langage (Paris, 1984).
R.O. Jakobson, K harakteristike evrazijskogo jazykovogo sojuza, 1931.
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touchaient directement aucun des foyers de culture indo-europenne, ils pouvaient librement choisir entre l' Occident germano-romain et Byzance faisant
connaissance de l'un et de l'autre, principalement par des intermdiaires slaves. Le
choix s'exera en faveur de Byzance et il donna tout d'abord d'excellents rsultats.
Sur le sol russe la culture byzantine se dveloppait et embellissait. Tout ce qui
tait reu de Byzance tait organiquement intgr et servait de modle pour une
cration qui adaptait tous ces lments aux exigences de la psychologie nationale.
Cela est particulirement pertinent pour les sphres de la culture spirituelle, de
l'art, et de la vie religieuse. Au contraire, rien de ce qui tait reu de l' Occident
n'tait intgr organiquement, ni ninspirait aucune cration nationale. Les marchandises occidentales taient achetes, mais pas reproduites. On faisait venir
des spcialistes trangers, mais pas pour former des disciples russes, pour excuter des commandes.
On retrouve dans la dmonstration de Troubetskoy les grandes intuitions des
nationalistes russes du sicle prcdent : l'influence occidentale tait pour les Russes, selon eux, un carcan, car leur conception de la vie est globale et non diffrencie, ils admettent l'improvisation libre l'intrieur des formes : la danse russe en
est un exemple, elle fait jouer l'ensemble du corps, et pas seulement les jambes,
comme l'Occident. Elle est dissymtrique alors que la danse occidentale est
construite sur des paires de cavaliers et de cavalires, elle encourage l'improvisation, ce qui ne se retrouve qu'en Espagne, l'autre bout de l'Europe, mais s'y explique par l'influence arabe... Troubetskoy a mme un dithyrambe particulier pour
la prouesse russe (oudal) c'est--dire la folle tmrit, la bravoure sans but. La
prouesse , apprcie par le peuple russe dans ses hros, est une qualit spcifique aux gens de la steppe, mais incomprhensible tant aux Romano-Germains
qu'aux autres Slaves...
Nous ne sommes pas loin id des pages les plus nationalistes de Lon Tolsto :
la danse russe de Natacha Rostov devant son oncle, ou encore les prouesses des
Cosaques russes en mulation avec leurs adversaires caucasiens (la djiguitovka).
88
Eh bien, la rponse, c'est que la petite comtesse Rostov est une Eurasienne,
une Russe touranise 17 ...
[61]
Troubetskoy montre la touranisation l'oeuvre chez Pougatchov, dont les
meilleurs allis sont les Bachkirs ; il montre que la gamme cinq tons est eurasienne, que les Tatares sont sans peine devenus orthodoxes et, bien entendu, que
la Russie moscovite est la continuatrice naturelle de l'empire tataro-mongol et non
pas de la Russie de Kiev, thse fondamentale chez les historiens eurasiens , et
destine passer dans l'historiographie amricaine grce un Eurasien russe devenu amricain et professeur l'universit de Yale : George Vernadsky. La thse
se rsume chez Troubetskoy en une phrase provocante : Ltat moscovite est n
grce au joug tatare. Jamais le renversement des thses classiques sur la destine
russe navait t aussi scandaleusement affirm. Rappelons que Karamzine proclamait que la nature mme des Russes de son temps porte encore la marque
ignoble quy a imprime la barbarie mongole . Chantal Lemercier-Ouelquejay a
montr avec -propos que le jugement de Karl Marx reprit, grosso modo, celui de
Karamzine :
17
18
Rcemment le slaviste anglais Orlando Finges dans un livre intitul Natashas Dance, a
Cultural History of Russia a pris l'pisode de Guerre et paix pour titre emblme de ses rflexions sur la spcificit russe, un sujet sans fond et sans fin, o chacun, depuis deux sicles, s'exerce trouver une spcificit dont l'essence est par dfinitions ambigu, c'est-dire non rductible une formulation d'hritage simple.
CE Chantal Lemercier-Quelquejay, La paix mongole, Paris, Flammarion, 1970.
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90
Ce mot mongol dsigne le domaine unifi par un khan ; lulus mongol fut proclam en
1206.
Rossija i Latinstvo, Sbornik statij, Berlin, 1923.
91
D'une faon ou d'une autre, dans la Russie de l'poque de l'europanisation, personne ne se sentait tout fait la maison : les uns vivaient
comme sous le joug de l'tranger, les autres comme dans un pays quils
auraient conquis, ou encore une colonie.
(Ouvr. cit, p. 39)
92
sauvages russes . Au passage, le lecteur de Soljnitsyne reconnat dans les arguments de Troubetskoy un mme reproche au pouvoir communiste : dpenser en
vain de l'nergie et des moyens russes pour la propagande dans des pays lointains,
qui n'ont rien voir avec l'authentique Russie.
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Le plus symbolique, crit Iline, c'est que le gnie national russe avec
son me surnationale ait accept la plnitude du mystre de la transsubstantiation, alors que la latinit, reste prisonnire de l' internationalisme , n'ayant pas encore surmont la nation, obissant son instinct
de conservation ne peut que s'obstiner dans son unilatralit, et dclarer la
guerre ce quelle ne saurait atteindre, et dont, dans sa suffisance europenne, elle ne saurait mme prouver le besoin. (Ouvr. cit, p. 215)
22
Cf. Vladimir Weidl. La Russie absente et prsente. Paris, 1949. Weidl crit de la culture
de l'ancienne Russie : C'est quelque chose de vague, de mou et d'indcis. Il est remarquable que le joug tatare ne joue presque aucun rle dans la rflexion de Weidl : les mmes constantes subsistent pour lui au cours de l'histoire russe, il ny a pas de cassure ; il rsume la premire phase de l'histoire russe par la formule : Un peuple, pas de nation.
94
[65]
C'est ce problme de l'Eurasie chrtienne qui a fait trbucher les Eurasiens.
Comment vouloir la fois les rythmes de l'Eurasie, le retour au grand mouvement eurasien de Tchinguiz Khan et une sorte dorthodoxisation gnrale du
monde, comme font plusieurs Eurasiens notoires ? A cet gard les polmiques que
menrent les Eurasiens sont instructives. En 1926 parut Kharbine un gros ouvrage de rflexions historiosophiques du journaliste Vsevolod Ivanov ( ne
pas confondre avec l'crivain sovitique du mme nom). Cet ouvrage s'intitulait
Nous (My). 23 Un recueil de 1923 posait dj le problme de La Russie et la latinit. Le recueil a des aspects historiques, thologiques et philosophiques. Il reprsente une sorte de surenchre par rapport aux Eurasiens, sa ptition de principe est
que la Russie doit tre asienne et non eurasienne ; Pierre le Grand avait
repris l'hritage et la volont de Tchinguiz Khan mais, malheureusement, il importa une marchandise europenne sous une forme asiatique... La polmique avec
lAsiate V. Ivanov occupe plusieurs numros de la Chronique eurasienne, une
publication d'abord ronote, puis imprime, ne Prague en 1925 et poursuivie
Paris. Ivanov rvait d'un panasiatisme rel avec la Chine, la Mandchourie, le
Japon...
Pour les hommes de l'Asie, le Tsar russe est un khan blanc (ainsi Pierre le
Grand dsignait l'empereur chinois lorsquil lui crivait).
23
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Comment dpasser ce paradoxe d'une pense qui se voulait la fois panasiatique et panorthodoxe ? Les Eurasiens ne manquaient pas de mots : ils aimaient, par
exemple, se rfrer la poly-unit culturelle . Le peintre Malevski-Malevitch
offrait une solution avec le scythisme de Dostoevski, dont, pour la premire
24
Evrasijskaa Hronika parut de 1925 1928 d'abord Prague pour ce qui est des quatre
premiers numros, puis Paris. Le numro X parut en 1928 ; ce fut, notre connaissance le
dernier. La publication est prcieuse parce qu'elle fournit une chronique des confrences,
sminaires et dbats organiss par les Eurasiens ainsi que des polmiques quils dclenchrent. Elle donne assez souvent la parole des contradicteurs. C'est une des publications qui
permet d'esquisser la vie intellectuelle et politique de l'migration dans les annes vingt.
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fois, les derniers articles du Journal d'un crivain, sur l'avenir asiatique de la
Russie orthodoxe, devenaient pierre angulaire d'une nouvelle vision de l'avenir
russe (et devaient tre repris dans la vision quexpose Soljnitsyne dans sa Lettre
aux dirigeants).
Un autre interlocuteur des Eurasiens tait l'idologue du nationalbolchevisme , l'historien Nicolas Oustrialov, dont les articles provenaient aussi
des antipodes asiatiques, c'est--dire de Kharbine galement. Oustrialov semblait, par bien des points, proche de la pense eurasienne, mais sa thse centrale
tait quun nouveau nationalisme russe tait en train de natre en Russie bolchevique, contre la volont mme des bolcheviks, et que ceux-ci ntaient plus vraiment communistes, mais des agents du nationalisme russe.
Le philosophe et historien Iline, le plus nationaliste des Eurasiens, se
chargea de lui rpondre, comme il l'avait fait ds le quatrime numro de la Chronique eurasienne, tentant de dfinir les rapports entre pense eurasienne et hritage slavophile. Partant du vieux dualisme romantique et d'origine allemande entre
organicisme et criticisme , Iline compare les deux mouvements et rcuse la
tendance thocratisante qu'il aperoit chez les slavophiles et leur pigone Vladimir Soloviev. Les Eurasiens, selon lui, saluent les formes vigoureuses d'tat et
se gardent d'idaliser le droit, comme l'a fait l'Occident, ce qui l'a men un tat
de faiblesse. Oustrialov parlait de nationalisation d'Octobre , c'est--dire soutenait que la Russie communiste et internationaliste allait, selon lui, vers une volution nationaliste ; le jugement ntait pas si faux, et il fut salu par Nicolas Tatichtchev dans la Chronique eurasienne (VI).
Mais Iline et les matres penser de l'Eurasisme, Savitski, Karsavine, Souvtchinski, voyaient plutt l'Eurasisme comme un substitut organique au communisme bolchevique. Pour bien apprhender leur approche politique qui, aujourd'hui, nous apparat trangement floue ils polmiquaient sur tous les bords, avec
Milioukov d'un ct et avec Oustrialov de l'autre (Oustrialov son tour tait ridiculis par Boukharine !) il faut se rappeler que 1925 et 26 sont des annes ellesmmes trs floues : l'opposition va-t-elle gagner, les bolcheviks sont-ils radicalement diviss ? Lhypothse que Staline pourrait l'emporter est mentionne comme
grotesque dans les rflexions de la Chronique eurasienne.
[67]
97
Sensationnel. Un Russe blanc clbre, que les Bolchevistes reconnaissent comme le plus intelligent de leurs adversaires , rvle ce qui se
prpare actuellement en Russie.
Savitski dveloppa une thorie conomique de la patronocratie , c'est-dire d'un pouvoir conomique fort, les patrons pouvant tre privs ou l'tat,
pourvu quils fussent de vrais patrons , c'est--dire mus par autre chose que
l' gosme conomique . Dans le dbat de l'migration sur l' aprscommunisme , dbat dont sont remplies ces annes floues , les Eurasiens
hsitaient sur le problme de la dnationalisation de l'industrie, sur celui des
liberts formelles et sur bien d'autres encore.
En fait, le centre des proccupations eurasiennes , c'est la puissance et la
forme forte de la monarchie eurasienne . Mieux vaut une forme forte et communiste que l'affligeante dbilit d'avant 17, mieux vaut tre le premier au village
que le dernier en ville... La pense eurasienne prend souvent la forme d'aphorismes ou de proverbes, qui sont autant de variations sur le thme un tiens vaut
mieux que deux tu l'auras . Pierre Souvtchinski l'crivait noir sur blanc en 1927 :
la Russie a besoin d'une nouvelle autocratie ! D'ailleurs, au mme moment, le
mouvement voisin des Mladorossy ou Jeunes Russes , prenait aussi son
compte cette demande d'un pouvoir fort, et Karsavine saluait leur mergence dans
la Chronique eurasienne. Finalement, n'tait-ce pas toute l'Europe qui commen-
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ceau eurasien, mais encore elle l'a pour une large part cr son profit en vue de l'avenir,
comme un tout unique, adaptant pour son bnfice les conditions gographiques, conomiques et ethniques de l'Eurasie. Dans The Tsardom of Moscow Vernadsky souligne toutes
les vertus du royaume eurasien de Moscou qui sont symtriques celles du royaume de
la Horde : la tolrance religieuse en particulier. Le Tsar blanc ne fait que poursuivre
l'uvre de la horde blanche ...
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La pense eurasienne a eu de grands moments, mais elle est reste idologique, mais quand elle a t incarne par de grands savants. Elle tait leur part de
rve idologique. Et ce rve tait double : dtruire l'histoire au profit de la gographie, de l'espace, un espace qui diffrencie jamais la Russie eurasienne de
l'Europe des petits cantons. Et branler les assises pour donner du rve utopique.
103
[71]
FUGA MUNDI
Le monastre russe s'appelle souvent dsert . Ainsi Optina Poustyn le dsert dOptino. Fuir le monde pour rejoindre la terre promise en passant par le dsert, en fuyant au dsert, est un des piliers de la vie monastique et de la vie du
croyant assimil un plerin.
La fuite d'Isral au Dsert a cr l'alliance avec Dieu. La fuite du croyant au
Dsert cre l'alliance nouvelle de chaque croyant. Entre la bonne industrie
bndictine et la fuite au dsert des anachortes, la foi orthodoxe penche toujours vers la fuite, l'errance, le plerinage au dsert, le strannitchestvo (du mot
strannik, l'errant).
D'o une trange parent avec les Puritains anglicans qui voulaient toujours
aller plus avant dans la destruction de l'glise tablie et finirent par imaginer la
fuite hors du vieux monde vers le monde nouveau, la fuite du Mayflower hors du
monde ancien, pcheur. trange paralllisme, mais qui explique une partie de la
psych russe, de la culture russe et de la littrature russe. Le plus connu des Puritains anglais est John Bunyan, auteur de The Pilgrims progress, plerinage rv
de l'me inquite, dsireuse de fuir ses propres pchs et la sauvagerie de ce monde.
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In which fearful overthrow, both myself, with thee, my wife, and you
my sweet babes, shall miserably comme to ruin, except (the which yet I
see not) somme way of escape can be found, where by we may be delivered. (Dans cette terrible chute, moi et toi, chre pouse, et vous, doux infants, tous nous subirons une effroyable disgrce, sauf si nous trouvons
une voie de fuite laquelle, ne sais encore et lors trouverons le salut.)
Or, un des plus impressionnants pomes de Pouchkine est inspir par John
Bunyan. Il s'intitule Le plerin ( Strannik ). Il a t crit le 26 juin 1835,
peu de temps avant la mort en duel, mais un moment o le pote, par toute sa
conduite, dj commence rechercher la confrontation fatale.
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C'est un pome crit en hexamtres iambiques, de caractre solennel et envotant. Il dcrit en cinq parties la fuite du narrateur saisi par l'angoisse apocalyptique. Tous s'cartent de lui comme d'un insens.
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lait donc rompre tout lien avec l'tat et la socit, refuser les papiers d'identit, le
service de l'tat, la justice, les impts. Sa devise tait se cacher et fuir . En
1772 Evfimi proclama que tout orthodoxe devait se rebaptiser lui-mme secrtement. Ce fut la secte des stranniki (errants) ou begouny (fuyards). Les fuyards
prchent comme les bogomils (ou les cathares) le refus du mariage. Ils refusent de
dire leur nom. Ils sont totalement anarchistes.
Tolsto dans sa qute religieuse rencontra les fuyards, et leur consacre une
puissante page de Rsurrection.
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timent corporel des verges. Le soldat Stroumenski succombe aux coups. Le Tsar
fait drober le cadavre, il simule la maladie et, avec l'aide de son mdecin, dont il
a achet la complicit, il met ainsi en scne sa propre mort. Dgot par sa vie de
parricide (le meurtre de Paul Ier, son pre) et de pcheur, il va se rfugier dans
l'incognito de la vie paysanne. Le thme du prince mendiant hante Tolsto
pendant une vingtaine d'annes.
Qui est fou, demande le comte Tolsto, et il nest pas le seul. En somme, toute
une marge du peuple russe orthodoxe se pose la mme question, comme si chacun, et toute la socit certains moments, se regardait d'un autre regard, et
s'apercevait quil a jusqu' prsent vcu comme un insens. Il ny a pas en Russie
de tradition sceptique pour attnuer ces crises du mal-vivre. Un autre exemple, ce
sont les femmes folles, ces klikouchis que l'on retrouve partout la campagne
et la ville. Certes elles font penser aux possdes de Loudun, aux sorcires de
Harlem, mais ici il s'agit d'un phnomne passif, et qui touche une part notable du
peuple. Les femmes russes possdes apparaissent ds le XIe sicle. Au XIXe c'est
le monde social aux marges de la socit. Les klikouchis se recrutent chez les
paysannes, parfois les marchandes, jamais la haute socit. Elles expriment dans
leur hystrie le refus du monde. On trouve dans le monde de Dostoevski klikouchi et fols en Christ . Dostoevski a rendu visite un clbre fol en
Christ, Ivan Koresha, qui vivait au milieu de ses excrments dans une banlieue de
Moscou. Dans Les Dmons se retrouve un cho de cette visite, avec l'incursion de
la cavalcade de Youlia Mikhalovna chez le fol en Christ et prophte Semijon
Yakovlevitch. La cavalcade y arrive au moment o vient de se suicider un
jeune garon l'auberge. Pourquoi s'est-on mis chez nous se pendre et se
tirer une balle si frquemment ? demande le narrateur. Le [75] fol reoit en djeunant. Les prsents s'accumulent sur la table. Il envoie les pains de sucre un
marchand, il chasse un autre avec un balai, il crie des obscnits. Le mot russe
que l'on traduit par fol en Christ est yourodivy , tymologiquement, il dsigne le non-beau , le laid, le monstrueux ( ourod ). Ici c'est l'abjection qui
sauve le monde, ce nest pas la beaut. Dostoevski a t fascin par cette fuite
dans l'ignominie, l'obscne, l'impur : le yourodstvo, qui reprsente la beaut invisible du Christ, celle que l'on natteint que par les voies de la fuite hors des
conventions, des formes, du beau...
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Pryjov fut entran par Netchaev et inculp avec lui aprs le meurtre de l'tudiant Ivanov, qui a servi de trame pour la fable des Dmons. Douze ans de bagne.
Notes sur la Sibrie en fut le produit littraire. Le mendiant russe, y crit Pryjov,
est un mendiant volontaire, il a rpudi la proprit, il s'enrichit de Dieu et porte
la croix de l'humilit et de l'endurance. Oulania, par exemple, vend tout, donne
tout et se fait mendiante cest l'appel de lApocalypse. Pryjov est un ascte du
progrs, un fol du positivisme. Il est dpeint sous les traits de Tolkatchenko
dans Les Dmons. Il est le chien courant derrire le fuyard russe. Et, trangement,
lui-mme se transforme en fuyard...
J'en arrive aux symbolistes russes. Lun d'entre eux devint un begoun alors
que tous en rvaient. Il s'appelle Alexandre Dobrolioubov. N en 1876, quatre ans
avant Blok et Bily. Peu de textes sont rests. Le premier est Natura naturans,
natura naturata, dont voici la ddicace :
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Plusieurs y ont vu par erreur une ddicace au pote Sologoub, qui avait pour
nom et patronymique Fiodor Kouzmitch. Mais le grand serviteur de Dieu ne peut
tre que le starets Fiodor Kouzmitch. Le livre parait d'ailleurs en 1903 en plein
mysticisme [76] populaire, officiel et intellectuel. Ce sont les ftes de la batification de saint Serafin de Sarov qui vcut trente ans dans la fort et s'adressait tous
en disant : Ma joie ! . Ce premier livre clbre Dieu le Pre, son apparition
Ezchiel. Les pomes comportent des indications musicales.
Adagio maestoso
Sous moi les aigles, les aigles parlants
Sous moi les bois noirs, les laies, les clairires
S'gaillent les btes rugissantes, galopantes,
S'gaillent aux tanires sombres souterraines
Sous moi les aigles, les aigles parlants ;
Oh l ! Les dmons des bois, vous de minuit !
Sortez devant la face du Grand Seigneur,
Sortez, courbez-vous devant votre Tsar !
Sous moi les aigles, les aigles parlants.
Un beau jour de 1901 Dobrolioubov disparat, fonde une secte. De temps autre il rapparat et revient prcher ses frres potes la fuite vers la nature et vers
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27
112
Devant vous moi, hommes contemporains ! Vous navez pas besoin de combattre votre chair, votre pourrissement, votre mal. Vous le
nommez, tout cela, nant, abaissement de l'homme, vous le nommez aussi
amour de soi, soin de soi. Comme vous faites des simagres ! comme vous
vous contorsionnez pour ne pas voir !
Non, je ne mentirai pas comme vous, je ne dirai pas que chaque intention chez moi est pure, chez qui est-elle pure ? Vous tes habitus votre
opprobre.
Non, menteur je suis comme le dernier des tratres, ds l'enfance on
mapprit voler, je ne parle pas et je ne trompe pas, mais je vole la vrit.
coutez quelques mots sur mes marches travers les lieux affams.
Ces lieux, je les ai traverss dans l'pouvante. C'tait en bordure de la
province d'Olonets. La terre me brlait les pieds. J'avais peur panique de
regarder les champs, d'entrer dans les lieux habits.
Ses visions apocalyptiques portent sur le grand cosmos ou le petit cosmos (le
Moi).
Longtemps je me suis tu, longtemps les sons se sont tus et j'ai plong
mes yeux dans le silence. Et j'ai vu l'irrsistible gravitation des gouttes de
113
mon sang dans chacune de mes veines. J'coutai leur musique, semblable
la musique des toiles.
Et j'aperus une chelle infinie. Et mes membres, les plus infimes parties de moi, taient chacun sur une marche. En haut de l'chelle je vis mon
esprit immortel. Timidement, obstinment, irrvocablement il la gravissait !
[78]
Dobrolioubov est un cas limite, extraordinaire. Bily, Blok et beaucoup d'autres contemporains ont cherch la fuite dans le peuple, le cosmos populaire. On
tait aux dernires tapes de l'incroyable sparation du peuple et de la socit
cultive, bientt la rvolution allait rvler le gouffre d'incomprhension et de
haine entre peuple et intelligentsia. Les potes symbolistes russes en taient fortement conscients, leur sismographe enregistrait des secousses terribles venir.
Le tremblement de terre de Messine, celui de Pompi (le tableau de Bakst Terror
antiquus, qui fit une norme impression, date de 1910), les signes avant-coureurs
de la rvolution de 1905 qui avait rvl le monde clandestin des jacqueries
venir, tout indiquait que la socit courait une scission profonde, les potes le
pressentaient et tentaient de fuir vers le radeau du peuple. Le hros de La Colombe dArgent d'Andrei Bily va au peuple , est pris dans les filets d'une secte,
celle des Colombes. Le chef de la secte organise une vision collective (radenie)
o le jeune initi entre en liaison charnelle avec l'pouse du menuisier-chef de la
secte (variante du Joseph de l'vangile), puis, ayant donn sa semence, il meurt
touff par la secte dans les bains d'une maison de marchande. Peu aprs parat le
livre d'Alexis Rmizov La cinquime plaie, un pome gogolien confin dans les
mythes oppressants et l'espace envot de la province russe. Le procureur Bobrov
tente d'y appliquer la loi dans toute sa svrit, mais devient lui-mme la cinquime plaie de ce pays, qui n'est pas fait pour la loi, mais pour le cur. Un vieillard qui a dlivr une femme-klikoucha en forniquant avec elle le lui explique : il
ny a pas de criminels, mais seulement des pcheurs, et le pcheur est un malheureux. Bobrov finit dans d'horribles cauchemars.
Le hros lyrique du recueil Cendre dAndr Bily (1909) est lui aussi un errant , et on rencontre dans le recueil quelques-uns des plus ensorcelants thmes
de cet aller au peuple qui ninspire plus le dsir de fomenter la rvolution, comme
114
en 1874-75, mais de rejoindre la nef des fous du peuple, pour fuir le monde qui va
prir.
Ptersbourg, bilan de tous les effrois russes, s'achve par un nom inattendu : celui de Skovoroda. Skovoroda, premier des fuyards russes, philosophe aux
pieds nus qui allait de lieu en lieu avec sa besace et dans la besace ses manuscrits
en russe, en ukrainien et [79] en latin ainsi que sa flte. N en 1722 dans la province de Poltava, il mourut en 1794 prs de Kharkov. On retrouva dans sa besace
chants et hymnes en latin ou en russe, en ukrainien ou en grec ancien. Son chant
XII du Jardin des chants divins, germ des graines de la Sainte criture, proclame :
115
La thologie orthodoxe est apophatique. Elle dit ce que Dieu nest pas. Elle ne
dit pas ce qu'il est, comme fait la scolastique occidentale. Elle dit le nant du nonDieu. Elle retrouve Dieu par l'absence de Dieu. Elle fuit le rel pour aller au vrai.
Elle naspire pas la bonne installation dans la vie terrestre, la bonne industrie
de l'Occident mdival form par la rgle de saint Benot. Elle demande au chrtien une ecclsialisation plus complte que ne l'exige le christianisme occidental, habitu composer avec le monde, mais elle admet sans grands problmes les
marginaux qui ne veulent pas entrer dans l'glise, mais qui ne la rejettent pas :
errants, starets en marge des monastres. Skovoroda tait les deux, et c'est pourquoi il a retenu l'attention de Bily et de ses contemporains : le philosophe Vladimir Ern lui a consacr un livre, voyant dans l'errant ukrainien le pre de toute la
philosophie russe ultrieure, qui ne spare pas le logos de la vie. Dans une lettre
Skovoroda dit de lui-mme : In solitudine non solus, in absentia praesens.
116
[80]
LE DROIT DE PUNIR
CHEZ DOSTOEVSKI
C'est par la traduction des Possds par Boris de Schloezer, dont j'ai eu le privilge de faire la connaissance, que j'ai dcouvert la littrature russe, et en partie
par l'accs l'uvre de Dostoevski. J'ai eu aussi la chance d'avoir pour professeur, la Sorbonne, Pierre Pascal, lequel a eu un itinraire bien particulier : dixsept ans de Russie, un engagement dans le bolchevisme, en tant que catholique ! Il
se voulait un catholique bolchevique . Il en tait un unique en son genre, je
crois. Et en plus, il tait un dostoevskien. Parmi les livres que vous pouvez lire
sur Dostoevski, il y a donc ceux de Pierre Pascal : son Dostoevski, l'homme et
l'uvre constitue un classique. Son Dostoevski devant Dieu est rvlateur tant de
Pascal que de Dostoevski, puisque, comme Dostoevski l'poque de son engagement rvolutionnaire, Pascal voulut changer le monde dans le sens des vangiles. Faire advenir les nouveaux temps apostoliques... Dans le tome III de l'Histoire de la littrature russe, que j'ai codirig chez Fayard, Le temps du roman, on
trouvera le trs bel article de fond sur Dostoevski d Jacques Catteau, auteur
galement de La potique de Dostoevski, et diteur de la Correspondance en
franais. La bibliographie sur Dostoevski est immense, et elle crot sans cesse
parce que le sujet de fond de l'univers romanesque dostoevskien na pas fini de
117
118
qui, ds que cela la gnait dans son gouvernement autocratique de l'immense empire, faisait mouvement arrire.
Donc Catherine II donne mission Grimm d'inviter Beccaria SaintPtersbourg, o il recevrait une pension, et o il travaillerait librement la poursuite de son uvre et sa rflexion sur ce quest l'institution du juger et du punir. Et
la fameuse Grande Instruction de Catherine, qui date de 1767, l'anne qui suit
la traduction russe de Beccaria, et prtendait conclure les travaux d'une commission qui avait sig plus d'un an, fait de nombreux emprunts Beccaria, comme
aussi Montesquieu ; la Grande Instruction labore avec un groupe d'amis,
est destine au Snat, au lgislateur qui sous ses ordres devait mettre sur pied un
code civil. Ce qui ne fut pas accompli. De toute 1entreprise, il ne reste donc que
l'Instruction, laquelle en son chapitre X contient plusieurs thses de Beccaria.
Premire thse : le droit de punir ne peut venir que de la loi et non pas
d'un quelconque individu souverain ou suzerain.
Troisime thse sur laquelle nous reviendrons : la peine capitale na aucun effet social et, par consquent, il convient de l'abolir ; et donc, le droit
de punir ne doit pas aller jusqu l'excution de celui qui a commis le crime.
119
120
nest donc besoin de mettre en uvre une telle institution judiciaire. En tout cas,
mme si on le fait, quelque chose de plus important se passe paralllement.
Dans Crime et chtiment * , Raskolnikov est montr dans un grand isolement
social, coup de tout groupe social. Le raskolnik , c'est le schismatique religieux qui s'est coup des autres. C'est par ce nom quon dsignait les Vieuxcroyants , ceux qui n'ont pas voulu suivre la rforme des textes sacrs lance par
le dernier patriarche au XVIIe sicle, Nicon. Les vieux-croyants voyaient l une
abomination. Donc, dans le nom mme de Raskolnikov , il y a la thse fondamentale de Dostoevski : le meurtrier se coupe de la socit, et donc se punit luimme.
[83]
Dans les brouillons de Crime et chtiment, on voit une petite runion d'tudiants chez l'unique ami de Raskolnikov, Razoumikhine, discuter du sujet de la
peine de mort, de la punition, de la peine en gnral, et ce juste aprs le meurtre
de l'usurire. Le meurtre vient d'tre connu : double meurtre puisquil y a eu le
meurtre de l'usurire, que personne n'aimait, et le meurtre de la sur de l'usurire,
une sainte femme, Elisabeth, que tout le monde aimait beaucoup.
Je cite un passage de ce brouillon :
121
Je vous ai traduit, comme j'ai pu, le brouillon : lire et traduire un brouillon est
difficile, parce quil n'y a pas forcment de syntaxe, l'auteur crit pour lui-mme,
il dpose ses ides fulgurantes qui lui traversent l'esprit. On a de nombreux brouillons pour Crime et chtiment mais hlas, nous n'avons pas tout. Pour Les Dmons
(traduit parfois Les Possds), on dispose de l'intgralit des brouillons. C'est aussi le cas de LIdiot. Il s'agit donc d'ides qui traversent l'esprit de Dostoevski et
qu'il faut interprter. On voit ici, combien cela concerne l'ide de punir. La punition intrieure existe-t-elle ?
Un autre passage de ce brouillon est trs surprenant : on ne sait pas qui parle.
Quelqu'un dit : Le crime nexiste pas. Le crime est hors de l'enceinte de l'humain, car tout ce qui est dans l'enceinte de l'humain doit avoir son utilit, puisque
cest l, dans l'enceinte de l'humain. Donc le crime doit tre utile...
Lhomme Dostoevski a eu affaire la justice, avant que l'crivain Dostoevski ne rflchisse sur la justice. Catherine II, prince philosophe, n'appliqua jamais
sa propre Instruction , c'est--dire rforme judiciaire . Par suite, la procdure judiciaire en Russie resta discrtionnaire , compltement ingale selon les
tats sociaux, les catgories sociales, et non publique, jusquen 1864. Il y a deux
grandes dates dans l'histoire de la Russie avant 1917 :
21 fvrier 1861 : l'abolition du servage. Dans toutes les paroisses de toutes
les Russies, on lit l'oukase imprial qui affranchit l'homme russe du servage, et
refait de la Russie un tat chrtien.
Et puis 1864, anne de la rforme de la justice.
Auparavant, nous avions eu des tentatives de rforme de l'institution judiciaire
par Catherine II, par Alexandre Ier et par Nicolas Ier, lequel demande Speranski
d'laborer un code des lois, ou plutt un rassemblement des lois ou corpus des
lois. Ce code des [84] lois de Speranski est paru aprs la mort de Nicolas Ier et le
tome XV rassemble toutes les lois pnales. Il parut en 1857. Mais en 1848-49,
quand le jeune Dostoevski commence sa carrire, quand il s'enflamme pour des
ides socialistes, il est fouririste, c'est--dire partisan de Charles Fourier (Besanon 1772 - Paris 1837). Lorganisation socitaire qu'il prne repose sur les phalanges ou phalanstres (de phalange et monastre ), petits groupes de
travailleurs associs en une sorte de cooprative par actions. Cette utopie ne put
pas se raliser, malgr les tentatives de Fourier, mais le fouririsme eut des
122
adeptes. Lide du phalanstre enthousiasme Dostoevski, car la vie sociale n'y est
point organise partir de l'gosme individualiste, mais elle est fonde sur une
conomie collective, ce qui sera visible mme dans le costume, puisqu'au lieu
d'avoir les boutons sur le devant de son corps, on aura les boutons dans le dos, et
donc on aura toujours besoin de quelqu'un pour s'habiller : c'est le principe de
l'entraide.
Autre grand inspirateur : Lamennais. Il prne la subordination du pouvoir
temporel au pouvoir spirituel. En 1830, il fonde avec Lacordaire et Montalembert
le journal Lavenir. Condamn par Rome en 1832, il est lu reprsentant du Peuple en 1848 l'Assemble constituante. Lamennais marqua profondment le jeune
crivain Dostoevski, qui frquentait un groupe de jeunes qui lisaient Fourier,
Considerant, Cabet, Pierre Leroux, grand socialiste chrtien, ou encore SaintSimon, Helvtius. On se runissait les vendredis chez un certain Petrachevski, qui
avait une trentaine d'annes. On tait vingt, trente ou parfois mme cinquante, et
on dbattait de questions comme la censure et son abolition, le servage et son abolition, la rforme de la justice, etc.
En avril 1849, lors d'une dernire runion du cercle de Petrachevski, o se
rendaient les deux frres Dostoevski, Fiodor et Mikhal, on lut une traduction des
Paroles dun croyant de Lamennais, un puissant pome en forme de vigoureuse
paraphrase de l'Apocalypse, pome de la foi et de la rvolte. Quiconque a lu ce
pome peut imaginer l'effet que ce texte pouvait avoir en 1849 sur des esprits jeunes exalts rvant d'manciper la Russie. Cette apocalypse moderne, exaltant la
rvolte des peuples, fut lue, non pas en traduction russe, mais en slavon d'glise,
la langue liturgique de l'glise orthodoxe, celle de la divine liturgie de tous les
dimanches. La traduction avait t faite par un des membres du cercle Petrachevski.
Toutes les biographies de Dostoevski rapportent le fait : cette toute dernire
runion, Fiodor Dostoevski a lu le texte d'une lettre de Bilinski parvenue d'Ems,
o le critique, conducteur des esprits de la Russie, soignait la phtisie qui allait
l'emporter. Il s'adressait Gogol, qui venait de publier Extraits de la correspondance avec mes amis, o l'auteur des mes mortes devenait un trange pre spirituel : il s'adressait ses amis en leur disant ce qu'il fallait faire. C'tait des propositions qui ne consistaient nullement rformer le pays, il s'agissait d'une rforme
de chaque me. La lettre de Belinski est une sorte de proclamation de la Russie
123
124
toevski fut condamn quatre ans de bagne, et huit de service militaire, en tant
que simple soldat. Dostoevski prit cette condamnation comme une grce particulire de l'Empereur, parce que, l'inverse de l'ancien bagnard, le soldat recouvrait
ses droits civiques.
Seulement, la grce de l'Empereur ne devait tre annonce qu'aprs le simulacre de l'excution. Ainsi ce petit matin de septembre 1849 resta tout jamais dans
l'esprit de lauteur, il est en particulier dcrit dans une page de LIdiot. Il reste
aussi tout jamais dans l'histoire. Lcrivain Vladimir Volkoff en a fait le sujet
d'une nouvelle remarquable trois variantes . Sur la place d'armes du rgiment
Semionovski, soldats et public sont rassembls. Trois poteaux sont plants. Il y a
l un prtre avec son crucifix, et on donne lecture des sentences fictives.
Condamnation mort. Dostoevski a expliqu que son premier mouvement fut
de dire : Ce n'est pas possible. Ensuite, il comprit quil allait tre excut.
Pendant une vingtaine de minutes, il a vcu les derniers instants d'un condamn
mort.
Ensuite ce sera le bagne pendant quatre ans. Sans visite et sans correspondance. La dernire lettre son frre chri Mikhal, date d'avant le simulacre d'excution, et la lettre suivante est de quatre ans plus un jour, aprs l'arrive au bagne.
L il sera en butte la haine du peuple pour les nobles, autrement dit pour les
intellectuels. Dostoevski fait l'exprience d'une vie carcrale pendant quatre ans,
il assiste des scnes sauvages, des [86] punitions corporelles, ce qu'on appelle la rue verte : 500, 1 000, 2 000 ou 3 000 coups de verges entre deux ranges
de soldats. On endure selon le degr de rsistance de chacun. Il y en a qui meurent
3 000 ou 4 000 coups de verges, et d'autres qui sont sortis vivants de 10 000
coups. Les Souvenirs de la maison des morts sont un compte rendu de la vie au
bagne. Un compte rendu un peu biais parce que 1auteur dsire, par-del les
questions que pose la cruaut institutionnalise, affirmer galement la bont du
peuple russe. Ils ont inspir en 1924 un opra au compositeur tchque Janacek, La
maison des morts, o l'indcision de Dostoevski quant la suprmatie du bien ou
du mal, du sadisme ou de la bont dans l'me de l'homme, est magnifiquement
traduite en musique.
Les Souvenirs de la maison des morts (littralement Notes de la maison morte) constituent une sorte d'enqute sur l'application de la peine. La censure ne
trouva rien redire un texte qui portait sur un sujet brlant dans tout systme
125
judiciaire, et qui l'tait encore plus en Russie. Elle s'inquita d'un dtail : certaines
scnes trop douces pouvaient donner l'ide que le pouvoir imprial avait trop
d'gards envers des criminels. Au chapitre II des forats buvaient de la vodka ou
jouaient aux cartes la nuit en mangeant du pain blanc, alors que toute la Russie
paysanne est au pain noir. Le prsident du comit de Censure de SaintPtersbourg crit la Direction gnrale de la Censure :
Des individus non volus moralement, et que seule la rigueur des peines retient du crime, pourraient dduire de l'humanit des mesures prises
par l'administration que le chtiment pour les crimes graves est assez faible.
Dostoevski crivit alors un autre texte pour commenter son texte, et ajouter
quil ne faut pas croire que le bagne est si doux que cela. Mais la Direction gnrale de la Censure donna finalement son imprimatur sans que l'auteur ait remanier le texte.
Dostoevski, dans le rajout qu'il voulait faire, expliquait que malgr tous les
adoucissements quapporte le gouvernement imprial au sort des bagnards, le
bagne nen reste pas moins une souffrance morale intense. On a l'impression en
lisant ce texte (pas encore traduit en franais) que Dostoevski se dfend contre
tous ceux qui jusqu' aujourd'hui trouvent que la prison est trop confortable : aujourdhui on parlera de poste de tlvision dans chaque cellule, ou d'ateliers avec
ordinateurs. Dostoevski rappelle la privation fondamentale : une seule chose
manque, l'air libre. La libert.
Deux thses s'opposent dans les Souvenirs la maison des morts autour de la
question : les bagnards sont-ils des fauves ? Le Polonais Miretsky lance Dostoevski, en voyant six bagnards assassiner sauvagement un jeune Tatar : Je hais
ces brigands. A ce moment-l le narrateur bagnard, alter ego de Dostoevski,
s'insurge : Non, moi je ne peux pas har ces sauvages, ils sont tout de mme le
peuple russe. Et Dostoevski se rappelle ce moment-l le serf Mare qui l'avait
consol dans son enfance, un paysan mal dgrossi, mais si doux, si consolateur (il
en reparlera dans son Journal dun crivain).
126
Je fixais les visages que je rencontrais, cette brute la tte rase, dshonore par les marques au fer rouge, hurlant sa chanson d'ivrogne, ctait
peut-tre le serf Mare, pouvais-je lire dans son cur ?
[87]
Donc, il y a peut-tre des trsors dans cette brute : personne ne dispose de mthode pour peser les mes.
Et puis par ailleurs, en voyant le bourreau l'uvre, Dostoevski, ou plutt le
narrateur Gorientchikov, dclare :
Je suis d'avis que le meilleur des hommes peut tomber avec l'habitude
dans la grossiret et la stupidit des btes fauves. Les facults de bourreau existent en germes chez presque chaque homme moderne, mais ces
facults de bestialit se dveloppent ingalement.
On peut affirmer que ces deux thses se retrouveront dans toute l'oeuvre de
Dostoevski. Ce sera l'antinomie de Sodome et de la Madone, de la brute et de
l'homme reflet du divin. Limmense machine judiciaire, la commission du crime
et l'application de la peine tel est le champ o se joue cette antinomie. Lhomme
peut tre le reflet de Dieu, comme le simple serf Mare, ou peut tre le bourreau,
ce bourreau quil y a dans l'homme le plus moderne , selon la formule de Dostoevski.
Le bagnard Dostoevski fut libr le 24 fvrier 1854. Il crit aussitt une lettre
son frre Mikhal pour raconter tout ce qu'il lui est advenu depuis son entre au
bagne : les fers ports pendant quatre ans (la premire des choses en entrant au
bagne est de passer la forge, et la sortie, on repasse la forge), le transfert, le
froid terrifiant, le monde grossier et les cris des bagnards, l'touffante promiscuit
et la premire crise d'pilepsie en 1850. Il y a dans la lettre comme dans les Souvenirs une sorte d'archipel du bagne d'ancien rgime. D'ailleurs Soljnitsyne se
rfre Dostoevski, mais videmment pour, ironiquement, relever la bienveillance de l'ancien bagne par rapport au nouveau Goulag...
En janvier 1877, un quart de sicle plus tard, Dostoevski voque l'affaire Petrachevski dans Le journal d'un crivain, il revient sur son pass parce qu'un jour-
127
naliste a crit quavec les petrachevskiens avait commenc la dgradation morale du rvolutionnaire russe. Du temps des dcembristes, ils taient de milieu et de
niveau intellectuel suprieur, puis ils dgnrrent.
Dostoevski a certes abjur ses ides rvolutionnaires, mais en lisant cette insulte il se rebiffe. Lami du procureur du Saint-Synode, le dfenseur du rgime
s'crie : non, les petrachevskiens ntaient pas une variante dgrade du criminel
politique russe. Ils taient brillants comme leurs ans, seulement ils ne connaissaient pas vraiment le peuple. Nos rvolutionnaires disent autre chose que ce
quil faut et traitent d'autre chose, et cela depuis un sicle. Autrement dit, c'tait
du gchis, mais ce n'tait ni dgradation ni dchance.
La revue du ministre de la Justice, afin de prparer la rforme, publia des
tudes comparatives sur les principaux systmes judiciaires europens. On institue
un Ordre des Avocats, on institue des jurys d'assises pour les affaires criminelles.
On institue l'inamovibilit des juges, la publicit des dbats qui deviennent
contradictoires. Autrement dit, la Russie prend ce quil y a de plus avanc dans le
systme judiciaire de l'Europe de son temps. Ce qui reste, grosso modo, le systme judiciaire jusqu' aujourd'hui. Pour les petites affaires, certes, la paysannerie
conservait ses cours de justice populaire, avec des juges lus et un droit coutumier.
[88]
Les rformes passionnrent Dostoevski. Les affaires criminelles sont trs
souvent voques dans ses articles, en particulier dans tous ceux du Journal d'un
crivain. Il parle de l'affaire Karova, en mai 1876. De l'affaire Kornilova, en octobre 76 et en avril 77, parce que cette affaire fut rejuge. De l'affaire du gnral
Hartung qui se suicida juste aprs sa condamnation par le jury d'assises en octobre
77.
Il pense que le jury d'assises conduit ruser : l'avocat fait l'apologie du crime
pour mieux blanchir madame Karova. Ou bien il fait appel la notion d'irresponsabilit. Ou bien il voque constamment l'influence du milieu . Expression la
plus dtestable de toutes selon Dostoevski. Influence du milieu , comme si
l'homme, et en particulier le criminel, tait un automate conduit par le milieu. Il
ne peut pas y avoir pire injure pour le criminel que la thse du sociologue selon
laquelle le crime est engendr par la misre. Dostoevski a lutt contre cette thse
128
tout au long de ses crits, autant quand il tait socialiste que lorsquil est devenu
antisocialiste.
C'est la procdure elle-mme qui invite les jurs mentir et rpondre
non quand cela devait tre oui, mais parce quils veulent l'acquittement.
Laccuse a bien voulu tuer sa rivale (il s'agit de l'affaire Kornilova) ; les jurs ont
nanmoins rpondu non , parce quils voulaient l'acquitter. Dostoevski se dit
heureux quelle soit relche, mais inquiet quelle soit acquitte. On a oubli que
le Christ ajoute toujours au pardon : Va et ne pche plus.
Or les verdicts de clmence affirmant qu'un crime avr navait pas eu lieu se
sont multiplis en Russie dans les annes 60-70. Ou alors on condamne deux
ans de bagne une mre qui a eu un geste infanticide, et on va priver les autres enfants de leur mre. Cela aussi indigne Dostoevski.
Rendant compte du suicide du gnral Hartung, Dostoevski crit :
La faute est partout et dans les murs et dans les errements de notre
socit instruite, et dans les caractres forms et dresss par cette socit,
et aussi finalement dans les us et coutumes de nos jeunes tribunaux, emprunts au-dehors et insuffisamment russifis.
129
tout au plus quand il nous poussera des ailes, quand tous les hommes seront devenus des anges, et alors il n'y aura plus besoin de tribunaux.
[89]
Le spectacle judiciaire le passionne donc. Mais il y voit toute la texture de
l'histoire inacheve de l'homme : l'institution judiciaire doit rester pour l'instant,
mais elle ne sait pas peser les mes. Elle amplifie les indices, elle est thtre.
Lhomme y est :
Je voudrais mattarder sur un pisode judiciaire cit par Ivan Karamazov, dans
sa grande confrontation avec Aliocha, confrontation pour et contre Dieu.
Ivan voque l'affaire Louis-Frdric Richard qui est l'avant-dernier condamn
mort de la Rpublique de Genve. Parmi les petits faits que Ivan collectionne
pour instruire son procs contre Dieu en raison de la prsence du mal dans la cration, il y a cette affaire Richard dont il a pris connaissance par l'intermdiaire de
brochures de pasteurs Genevois qui ont t traduites en Russe.
Une de ces brochures raconte les derniers moments de Louis-Frdric Richard
condamn mort le 25 mai 1850 et excut le 11 juin suivant. Elle cotait 15 centimes et se vendait au profit de l'enfant de Richard. Une autre brochure que je suis
all lire aussi aux Archives de Genve a pour titre : Un nouveau tison arrach du
feu ou l'histoire vridique de la condamnation et de la mort de Louis-Frdric
Richard excut Genve le 1l juin 1850. Dostoevski, visiblement, connaissait
l'institution genevoise quon appelle les pasteurs consolateurs . Le pasteur
consolateur , depuis le XVIIIe, avait accs au prvenu et puis au condamn. Il
tait charg de rdiger un testament de mort , c'est--dire un rsum de toutes
130
les conversations quil avait eues avec le condamn, jusqu son excution, en
tentant de l'amener la repentance et la conversion en bon pasteur quil
est, c'tait l son mtier et en mme temps, en essayant de voir s'il nobtiendrait
pas de nouvelles rvlations majeures pour l'affaire. Donc le testament de mort
tait strictement confidentiel et allait aux autorits de la Rpublique.
Dans le cas de Richard, les pasteurs consolateurs parvinrent le convertir.
Encore une heure de moins, quel bonheur, bientt je serai dans les bras de mon
Dieu ne cesse de rpter Richard, selon ce que rapportent les brochures. Enfin
vient le jour de l'excution publique en Place Neuve de Genve et Richard dit :
Voici le plus beau jour de ma vie qui commence et il embrasse tout le monde,
y compris le directeur de la prison. On ne saurait imaginer brochure plus difiante.
Mais la lecture quen fait Ivan Karamazov, et avec lui Dostoevski, est tout
autre : pour lui, cela dmontre la prsence du bourreau en l'homme, en tout homme. Seulement c'est la prsence du bourreau genevois et protestant, qui dit :
Meurs dans le Seigneur, sa grce t'accompagne.
Voil un vrai bourreau, dit Ivan : Meurs dans la grce du Seigneur... Je tire sur la guillotine et ta tte tombe dans le panier. Chez
nous, les Russes, dit Ivan, on prfre des mthodes plus directes : le knout
et les verges...
[90]
Et Ivan rapporte plusieurs affaires, dont celle de la fillette martyrise par sa
mre, avec la complicit du pre. Laffaire tait juge Radkov.
Aprs quoi, Ivan cite l'affaire du garonnet, dvor par la meute de chiens d'un
gnral, parce que le garonnet, en lanant une pierre, avait bless par inadvertance un lvrier. Le gnral, propritaire du lvrier, avait impos que la mre de l'enfant assiste au spectacle de la meute de chiens se jetant sur l'enfant pour le dvorer. Lavocat obtint l'acquittement.
Maintenant il faut en venir l'essentiel : le crime et la peine dans l'univers romanesque de Dostoevski. Existent trois crimes essentiels :
131
132
Dans une lettre Katkov o Dostoevski lui explique ce que sera le roman, il
crit :
133
Selon l'interprtation de Vladimir Marinov, dans Figures du crime chez Dostoevski, on passerait entre Crime et chtiment et Les frres Karamazov du matricide au parricide, le gnie de Dostoevski tant de briser les barrires entre
lintrapsychique et lintersubjectif
Svidrigalov, qui suit les fillettes et abuse d'elles, est le criminel pdophile par
excellence ; dans son ultime songe, au moment de se suicider, il revoit une fillette
qui lui tend les bras. Dans Les Possds, dans le chapitre non inclus, celui de la
confession de Stavroguine qui a abus de la petite Marthe, il s'en confesse l'vque Tikhone. Il se rend chez l'vque, un pre spirituel qui dispose du don de lire
dans les mes qui viennent vers lui. Bernanos a emprunt ce thme Dostoevski.
Stavroguine a fait imprimer une confession en cinq feuillets, l'tranger, il la
fait lire pour la premire fois quelquun et, ensuite, il compte l'envoyer aux
journaux et tous les amis de sa mre, la Gnrale. Mais le 2e feuillet manque,
celui qui raconte le moment du viol. Juridiquement Stavoguine se sait inattaquable car il n'y a aucune preuve, la petite Marthe s'est pendue de remords, se considrant coupable. Il est all chez sa logeuse, a observ sa victime comme un naturaliste. Il n'y a aucune sexualit dans ce crime. Stavoguine, en enlevant le 2e feuillet, empche quon sache le dernier mot, mais il y a un sadisme crbral extraordinaire.
[92]
Stavroguine est un violeur mental qui a men la petite Marthe cette expression trs forte : J'ai tu Dieu... Sous-entendu, en laissant souiller ce cur de
mon intimit o vivait ce Dieu.
Ces deux figures, Svidrigalov dans Crime et chtiment et Stavoguine dans
Les Possds, sont des fragments de ce que Dostoevski appelait de grands pcheurs : ce sont deux grands pcheurs qui chappent au tribunal, qui constituent
leur propre tribunal, et chacun des deux se pend. Dans le thtre du procs, ils
reprsentent la figure dmoniaque du drglement rotique. De la perversion qui a
un fondement essentiellement mental et du criminel qui n'arrive pas avoir son
procs, qui donc doit instruire son procs contre lui-mme. La socit est ainsi
134
faite qu'elle ne leur accordera pas de procs. Lun et l'autre sont poursuivis par
l'image de la fillette lubrique reprsentant un ros dprav, l'ros impossible dans
leur monde scind en deux. Ils ne connaissent pas l'ros qui porte vers la vie, vers
l'autre. Plus encore que Raskolnikov, on peut dire que ce sont des schismatiques
de la vie .
135
Citons-le :
Affectivit exceptionnelle, fond pulsionnel pervers qui devait le prdisposer tre un sadomasochiste ou un criminel, et dons artistiques.
[93]
Voil selon Freud, les trois facteurs de la personnalit de Dostoevski. La nvrose se manifesta selon Freud en hystro-pilepsie. C'est la grande thse de
Freud sur Dostoevski : ce nest pas une pilepsie congnitale, hrditaire, mais
une pilepsie acquise, et une pilepsie acquise de par le parricide qui a t commis mentalement. La haine du pre et l'amour du pre trouvent habituellement
leur solution dans l'angoisse de castration et le sentiment de culpabilit et donc
une trs forte tension entre le moi et le surmoi. Ce qui expliquerait, selon Freud,
l'acceptation totale de sa punition par Dostoevski. Il accepte le bagne et mme
deviendra un avocat du rgime tsariste. Ce qui explique une oeuvre fonde sur la
revendication de la responsabilit du criminel, qui ter sa responsabilit, en expliquant le crime par la sociologie, quivaudrait le livrer nouveau l'angoisse
et la castration. Freud crit :
Ce n'est gure un hasard si trois des plus grands chefs-uvre de la littrature de tous les temps, dipe roi de Sophocle, Hamlet de Shakespeare, et Les frres Karamazov de Dostoevski, traitent tous du mme thme,
le meurtre du pre.
Rivalit sexuelle avec le pre selon Freud, meurtre du pre primitif de la horde, selon Vladimir Marinov qui sappuie sur le texte de Freud Totem et Tabou,
avec le thme du pre et de la horde. Le crime dans Les Frres Karamazov est
envahissant, il pervertit toute la fratrie ou toute la horde. Le pre Fiodor reprsente le pre orgiaque et dprav. Smerdiakov qui est le fruit du viol d'une femme
vagabonde et faible d'esprit qui passait par l, que le vieux dprav Fiodor Karamazov a prise derrire une palissade, et qui avait pour nom Smerdiatchaa ,
la puante ; et son fils, c'est le puant , Smerdiakov.
136
Il y a donc Smerdiakov qui est laquais chez son pre biologique, il y a Dimitri
le romantique, le schillerien, l'me ardente qui est un sauvage domestiqu, qui
selon Freud a peur de la femme pure, Katarina Ivanovna qui il a t fianc. Il y a
Ivan, le rvolt studieux, le philosophe, la fois dtach des pulsions et secrtement complice de Smerdiakov, et puis il y a enfin Aliocha (ou Alexis) qui est le
fils mystique avide d'extases, mais d'extases dionysiaques dira Freud, interprtant sa faon l'pisode vanglique des noces de Cana, que voit en songe Aliocha.
Le procs joue ici un rle essentiel, sa mise en scne occupe une bonne moiti
du roman. Il y a l'enqute prliminaire, le dplacement du juge instructeur Mokroe, o Dimitri dpense bride abattue son argent pour sduire Grouchengka, le
recueil des tmoignages, la grande liturgie du procs avec les deux draperies menteuses que sont le rquisitoire et la plaidoirie.
Le Point de dpart du roman est l'histoire d'un certain lieutenant Ilinski que
Dostoevski avait connu au bagne, fils dbauch cribl de dettes, condamn
vingt ans de bagne pour l'assassinat de son pre, et puis innocent et relch. Ds
la rencontre chez le starets Zossime, le pre spirituel d'Aliocha, qui joue le rle du
pre de substitution idal, il est question du statut mtaphysique du crime, car
dans le salon du couvent, o sont rassembls tous les protagonistes, nous apprenons quIvan (tout comme Raskolnikov) a crit un article que commentent les
invits du starets. C'est un article crit en rponse un prtre auteur d'un ouvrage
sur les tribunaux ecclsiastiques et leur territorialit [94] juridique. Ivan soutient
que ce n'est pas l'glise de rejoindre le giron de l'tat, mais que c'est l'tat
encore rest paen, d'entrer dans l'glise et alors le crime et le jugement changeront radicalement : le criminel ne sera plus soumis une peine violente et inefficace. Le criminel sera excommuni, un point c'est tout. Ce sera le chtiment terrible qui fera disparatre le crime, car le criminel, au moins en Russie, est un
croyant.
Zossime approuve. Il dit que tous ces envois aux travaux forcs, aggravs autrefois encore de punitions corporelles (car depuis 1864 on a aboli les punitions
corporelles, la rue verte et autres punitions corporelles qui sont dcrites dans
les Souvenirs de la maison des morts) ces envois et ces punitions namendent personne et surtout neffraient aucun criminel. Le membre nuisible est retranch mcaniquement et envoy au loin, drob la vue. Un autre criminel surgit sa pla-
137
ce et peut-tre mme deux. La solution vraie, vous avez raison Ivan, cest la
conversion de la socit l'glise, donc la rgnration totale de l'homme. Ivan,
l'athe, ne voit que cette solution, comme le starets, homme de Dieu, mais la diffrence entre les deux, c'est que Ivan voit cette solution mais ne peut pas y croire.
Ce serait des Noces de Cana tout jamais, ou, en employant le vocabulaire
thologique orthodoxe, ce serait l'apocatastase , c'est--dire le relvement de
toute chose la fin du monde, dans une vision o il ne peut pas y avoir d'enfer,
rien quune dissolution totale du mal.
En somme dans cette discussion, l'athe et le saint se rejoignent : Si Dieu
nest pas, alors tout est permis (fameuse formule reprise par Sartre) il ny a,
alors, ni vertu ni amour. Et Satan, lors de lhallucination d'Ivan, rappelle ce dernier qu'il a crit un pome intitul Le Cataclysme gologique . Satan dit
Ivan :
138
Smerdiakov vient dire Ivan, dans la troisime conversation : Vous-mme dsiriez vivement la mort de votre pre. Les rumeurs traversent tout le microcosme
de la ville o se passe le crime. Son nom mme veut dire la ville o l'on pousse
le btail : on songe l'pisode vanglique [95] des dmons qui sortant du possd, entrent dans les porcs et les prcipitent la mer. Passage mis en exergue aux
Possds de Dostoevski. Ivan rpond :
139
Ce que vous faites est bon. Vous vous tes adress moi, je vous remercie. Vous mappelez, j'accours, me voici. Genve est la veille d'une
de ces crises normales, qui pour les Nations, comme pour les individus,
marquent les changements d'ge. Vous vous gouvernez vous-mmes, vous
tes des hommes libres, vous tes une Rpublique. Hlas, le sombre rocher
de Sisyphe, quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la socit
humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d'obscurit, d'ignorance et d'injustice, de rancur, qu'on nomme pnalits ?
Quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine ? Quand donc ceux qui lisent l'vangile comprendront-ils le gibet du
Christ ?
On croirait lire l du Dostoevski pur : cela explique l'amour que porte Dostoevski Hugo. Mais Dostoevski agit diffremment. Il met en scne dans le dbat un lment non rationnel que l'on retrouve la fin de la lgende du Grand
Inquisiteur.
Une fois de plus Zossime et Ivan se retrouvent. Zossime, dans ses entretiens
pris en notes par Aliocha, nous dit :
140
Souviens-toi que tu ne peux tre le juge de personne, car avant de juger un criminel, le juge doit savoir quil est aussi criminel que l'accus et
peut-tre plus coupable de son crime.
Telle est la thse centrale de Zossime. Ce dernier nie l'enfer, bien que ce moine orthodoxe doit croire en l'enfer sur un plan thologique. (Dans l'orthodoxie, il
n'y a pas de purgatoire, mais un enfer.) Il nie l'enfer, cette invention thologique
qui semble tre l'image de la justice humaine, et non pas l'inverse.
C'est un pch nous dit-on de prier Dieu pour ceux qui sont en enfer et
l'glise les repousse en apparence. Mais ma pense intime, c'est quon devrait prier pour eux aussi.
Ivan conclut :
141
142
[97]
LE THME APOCALYPTIQUE
DANS LA CULTURE RUSSE
Dsormais il n'y aura plus de temps. Apocalypse X,
6
Si nous admettons que cet ange la voix de sept
tonnerres na pas voulu profrer des inepties, il faut qu'il
ait voulu dire que dsormais il ny aura plus de transformation.
Emmanuel Kant, La fin de toute chose.
143
28
29
30
Cf. Louis Rau, Iconographie de lart chrtien, tome II, P.U.E., Paris, 1957.
Cf. V. Lazarev, Dionissi et son cole in Istorija russkogo iskusstva, Acadmie des
Sciences, Tome IV, Moscou, 1955.
V. Rozanov, Lapocalypse de notre temps. Traduit par Jacques Michaut, LAge d'Homme,
Lausanne, 1976, p. 53.
144
Nul doute que l'Apocalypse n'est pas un livre chrtien, mais antichrtien, et que le Christ qui y est mentionn, quoique rarement, avec un
glaive sortant de la bouche , et des pieds semblables au jaspe et la
sardoine , na rien de commun avec celui dont nous parlent les vangiles.
Rien dans cette ordonnance du Ciel ne rappelle les images chrtiennes. En
somme tout est nouveau...
LApocalypse nest pas une parole, c'est quelque chose que l'univers a
vomi aprs que l'autre Matre de cet Univers a prononc ses paroles prophtiques et menaantes, et parl pour la premire fois du jugement de ce
monde.
145
C'est bien de cette fin inverse de toutes choses que nous parle Rozanov
dans son Apocalypse de notre temps.
Lordre du monde que les icnes nous montrent et nous apprennent, ce canon
cosmique et cette hirarchie de la louange tendant vers l'ternel que nous communique la liturgie ont pour mission d'tablir dj ici-bas le Royaume hors du
temps. Tandis que l'inquitude apocalyptique, forte, mais repousse en marge de
l'orthodoxie, s'exprime dans la fuite, comme nous l'avons vu au chapitre dernier,
fuite au monastre, et une fois au monastre fuite au skit du starets. On peut
toujours fuir plus loin. Et le dsert des Pres spirituels, l'errance du Plerin russe
sont comme la soupape de sret d'un ordre lumineux et harmonieux, mais taraud par l'inquitude des chances. Certes, ni la fuga mundi , ni le dsert ne
sont spcifiquement russes ou orthodoxes : il y des dserts ou refuges l'angoisse
apocalyptique dans l'Occident, et le mot est un des mots prfrs des Huguenots
franais dsignant la fuite pendant la perscution. Cette fuga mundi a nanmoins
pris en Russie un aspect spectaculaire, complmentaire l'ordre splendide de la
liturgie. Ce fut par exemple la fuite des dfenseurs de la Vieille foi devant les
innovations dmoniaques du patriarche Nicon au XVIIe sicle, l'autodestruction par le feu de communauts entires lorsque les sbires du pouvoir, assimils
l'Antchrist, parvenaient dans leurs refuges d'outre-Volga et de la rgion de Kostroma o, ds le milieu du XVIIe sicle, s'taient formes des troupes errantes de
rigoristes qui allaient jusqu' la ngation de toute organisation, sculire ou ecclsiale. Moussorgski a donn une version dramatique de cette fuite dans son opra
31
Emmanuel Kant, La fin de toutes choses, trad. de l'allemand, Actes Sud, 1996, p. 5.
146
Au dbut des annes soixante du XIXe sicle, l'opinion russe commence s'intresser aux schismatiques, aux fuyards , aux khlysty . Un fonctionnaire
charg de la rpression [100] contre les Vieux-croyants, Melnikov (qui prendra le
pseudonyme de Petchersky, que lui donne son ami Vladimir Dahl) commence une
longue srie de publications sur toutes les branches des hrsies russes, en particulier les raskolniks . Influenc par ces publications, le pote Apollon Makov
crit une scne dramatique en vers sur le thme du fuyard, intitule, comme le
pome de Pouchkine dont nous avons parl au chapitre prcdent, Strannik .
Ce long pome qui met en scne un Plerin, son disciple Gricha et un mendiant,
comporte un lment de sauvagerie dconcertant : le starets, nourri par les martyrs
de la Vieille foi et par lApocalypse, exige du novice de commettre un crime, de
tuer la marchande chez qui il vit en l'assommant d'un coup de coffre. Le coffre
doit lui tre rapport et l'argent brl ainsi que la hutte, avant le dpart pour une
32
Cf. Pierre Pascal, Avvakum et les dbuts du Raskol, Paris, 1938, rd. Mouton, La Haye,
1963, p. 130.
147
148
beaucoup crit, celle aussi d'apocalypticiens sculariss comme l'astronome Camille Flammarion, collectionneur de visions de fin du monde. Dans Les mondes
imaginaires et les mondes rels, Flammarion annonce un ouvrage [101] d'astronomie spculative . Les Trois entretiens sont, eux, un ouvrage d'apocalyptique
spculative. LAntchrist de Soloviev proclame la paix ternelle, comme Kant
dans son fameux projet. Pour ce faire il dcrte la fusion de toutes les religions,
l'Union des tats dEurope et le rgne mondial d'un nouvel Empereur, aid par un
mage, Apollonius, qui se fait proclamer Messie. Le rcit apocalyptique de Soloviev est fond sur les peurs de la fin du XIXe sicle, et en particulier le pril
jaune qui tait alors en grande mode. En exergue sont placs des vers du philosophe :
Cette petite apocalypse de poche fit grande impression sur toute une gnration qui fut soumise aux peurs et la sduction du terrorisme. D'autant plus qu'elle s'accompagna d'une clbre confrence Sur la fin de l'histoire mondiale qui
frappa de stupeur les auditeurs : l'orateur sentait monter un brouillard, une angoisse annonant la fin du monde. Une fin du monde quil n'tait pas le seul prdire : Mrejkovsky annonait, lui, la venue de Cham (le Mufle), c'est--dire pressentait que de la torpeur europenne sortirait le rgne de l'Antchrist. La rvolution de 1905, la dfaite de la Russie devant l'Orient incarn par le Japon, le rire
rouge , pour reprendre un clbre titre de Leonid Andreev, tout concourait
crer une atmosphre d'attente de fin du monde que Bily exprime avec force
dans un article, y ajoutant la grimace du monde entrevue par Nietzsche juste avant
sa folie.
33
Vladimir Soloviev, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. Coll. Sagesse
chrtienne , O.E.U.L., Paris, 1984, p. 185.
149
Le tourbillon qui s'est lev dans la Russie contemporaine et qui a soulev la poussire doit inluctablement crer une atmosphre d'effroi rouge
une nue de fume et de feu - parce que la lumire en traversant la fume l'enflamme. Il fait se rappeler quil est un fantme, dragon qui fond
sur nous depuis l'Orient : nuages et brouillards. 34
La posie russe par ses deux courants s'enracine dans la vie de l'univers. Le problme quelle soulve na de solution que dans la transfiguration de la Terre et du Ciel en une Nouvelle Jrusalem. LApocalypse dans
la posie russe est appele par la venue de la fin de l'histoire mondiale. Elle seule peut apporter la cl de l'nigme pouchkinienne et de l'nigme lermontovienne. 35
34
35
36
150
151
cun fut jug selon ses actes. Et celui qui ne fut pas inscrit dans le Livre de
vie, celui-l fut jet dans le lac de flamme, et je vis un nouveau Ciel et une
nouvelle Terre, car l'ancien Ciel et l'ancienne [103] Terre passrent et il
ny eut plus de mer. [...] A mesure quil lisait le livre bouleversant, son esprit devenait comme un glaive tincelant qui s'enfonait dans les tnbres. 37
152
Dan savait quaimer l'homme signifie surmonter son dgot pour lui,
cependant, mme les grands prophtes leurs moments de faiblesse ne
peuvent dissimuler leur rpulsion envers les hommes.
LAntchrist Dan a piti des victimes cependant que Christ a piti des perscuteurs. La fin du monde est lie au problme de la sparation et de l'Unit de la
victime et du bourreau. Le cinquime et ultime flau sera la Faim de la Parole du
Seigneur, parce quelle aura quitt le monde 39 .
[104]
Ces temps sont proches, et la faim de la parole du Seigneur sera, peuttre, le cinquime et le plus terrible flau du Seigneur, le flau annonc
par le prophte Amos, comme les autre prcdents l'avaient t par Ezchiel.
Et de ce cinquime flau le Christ ne sauvera aucun pcheur. La vision de Gorenstein, habite par une colre qui ne le quitte pas, est une des plus terribles de la
littrature contemporaine. Dans Premier Second avnement de Slapovski, c'est un
groupe de punks de banlieue qui crucifie un faux prophte d'aujourd'hui afin de
hter la Parousie. Dans les bas-fonds se rejoue la prophtie des prophtes d'Isral
et de l'avnement du Messie, mais cet avnement nest que drision et sauvagerie.
39
A noter quen 1905 dj, Alexis Rmizov avait publi un roman apocalyptique intitul La
cinquime plaie, pome gogolien confin dans les mythes oppressants et l'espace de la province russe. Le procureur Bobrov tente d'y appliquer la loi dans toute sa svrit, mais il
devient lui-mme la cinquime plaie du pays, qui nest pas fait pour la loi, mais pour le
cur. Un vieillard qui a dlivr une femme en forniquant avec elle le lui explique : il ny a
pas de criminels, mais seulement des pcheurs, et le pcheur est un malheureux. Bobrov finit dans d'horribles cauchemars.
153
Autre variante du mythologme apocalyptique dans un pome d'Andre Voznesenski, Char Pe , o figure le chien Canis apocalyps (Sobakapokalips).
Cette variante burlesque et ludique du pome d'Alexandre Blok, Les Douze , crit en janvier 1918, l'heure o Rozanov crivait son Apocalypse de notre
temps, reprend le thme du cabot qui suit les douze gardes rouges avins dans les
rues de Ptersbourg dsol par la rvolution. Un cabot qui vient d'ailleurs du
Faust de Goethe, o il accompagne Mphisto. Ici et l la fin du monde survient
dans un monde culbut par le Rvolution o surviennent Apocalypse et antiApocalypse, Christ et Antchrist.
Devant eux, avec le drapeau rouge, invisible dans la tempte, invulnrable aux balles, d'une tendre dmarche au-dessus des tourmentes, dans un
clatement nacr de neige, couronn de roses blanches, Jsus-Christ.
40
154
Petit viatique humoristique contre la peur bien relle de la fin des choses, le
pome de Voznesenski s'achve par une pirouette libratrice de toute angoisse.
155
[105]
LA KNOSE DE L'ICNE
RUSSE DU NORD
Licne russe dans sa forme la plus pure, la plus transcendante , c'est-dire l'icne du Nord de la Russie, celle de Vologda, Novgorod et ses colonies septentrionales, nous met en face du plus grave des problmes mtaphysiques : peuton reprsenter le divin ? Peut-il y avoir un lien matriel entre Dieu et sa crature ?
Dans les religions paennes, la rponse est tout naturellement : oui ! on doit
mme reprsenter le divin, ce sont les idoles, ce sont les reprsentations magiques. Dans la religion juive, la rponse est : non ! interdiction absolue, mais il est
dit que l'homme est l'image de Dieu, et cela est une nouveaut absolue. Dans le
christianisme naissant il y avait trs peu d'images, des symboles sur les parois des
catacombes, comme le poisson, ichtus , qui est l'anagramme du Christ, ou des
images sacrilges dues aux ennemis du christianisme naissant : l'ne en croix.
Nanmoins le Christ affirme : Celui qui m'a vu a vu le pre . Il s'agit bien
de visuel. Le processus visuel est indirect certes ; mais il conduit Dieu, et il est
blouissant : qui voit le Fils voit le Pre. Le pre, non reprsentable par dfinition,
est vu travers le Christ, son Fils, par le fait de l'incarnation.
156
Le but de l'icne est la mdiation entre l'Incr et le Cr, mais c'est aussi l'enseignement de l'glise, la prdication vanglique. Dans l'icne, on vnre la per-
157
sonne ou hypostase reprsente. Licne appartient aux objets dits sacrs : Croix,
calice, vases sacrs, Livres saints. Il y a dulie (vnration) et non latrie (adoration).
Mais en 726 le grand Christ au-dessus de la porte de Bronze du palais imprial
fut dtruit et remplac par une croix. La grande guerre de l'iconoclasme allait se
dchaner pendant deux sicles.
Calvin reprit les arguments iconoclastes : il faut, dit-il, trier dans le fatras
moyengeux (les angelots, les Sibylles, les bbs dodus, etc.) Dieu seul est tmoin suffisant de soi . Ou encore lesprit humain est une boutique perptuelle
pour forger des idoles. Luther tait plus tolrant, Calvin le fut moins. Le vandalisme protestant svit fortement en France. On trouve dans le roman de Mikhal
Chichkine le Cheveu de Vnus une superbe description de l'impression d'amas de
corps, de parties du corps que donne Rome avec ses statues et ses peintures surcharges de chair. C'est une description calviniste de Rome...
Rembrandt est le peintre de la Rforme parce que la lumire iconique de Dieu
est prsente mystrieusement dans ses tableaux. Le peintre qui a la foi peut s'essayer reprsenter le divin, le passage du divin dans la matire vivante de la
Cration. Les plerins Emmas sont un tableau inspir par une foi intense et
qui donne voir le non-visible : le divin du tiers non reconnu, le Christ cach
aux regards mais devinable par la lumire. C'est le principe de l'icne sans tre du
tout une icne, car le tableau de Rembrandt peut inspirer la mditation, ou mme
l'oraison, non la vnration.
Et plus tard l'art abstrait, celui de Mondrian, ou celui de Malevitch, pensera le
divin, l'Absolu, par la knose du visuel, c'est--dire l'abstraction, en soustrayant la
part la plus grossire du matriel, en rduisant par knose ce matriel ntre plus
quune trace de spirituel. Le Carr noir de Casimir Malevitch est lui, contrairement au tableau de Rembrandt, une sorte d'icne, en tout cas trs proche des
icnes les plus abstraites du grand Nord russe. Mais trs loin des icnes baroques, par exemple les icnes ukrainiennes du XVIIIe sicle, qui redeviennent des
tableaux, et en quelque sorte retombent dans le pch de la Rome regorgeant de
corps et de chair.
158
Une uvre d'art livre son ciel en dployant son essence. Mais elle n'est
pas un ceci. On ne peut pas faire signe vers elle l'intrieur d'un monde.
Lespace qui s'ouvre en elle est le champ du regard intrieur dont s'claire
son visage, de ce regard qu'elle est en devenant ntre.
41
159
Malvitch, on l'a dj not, se rapprochait ainsi, tant dans son art que dans ses
articles thoriques de la thologie apophatique, du Dieu-Rien des pres de l'glise
comme Grgoire de Nysse.
Le philosophe Henri Maldiney parle d'une autophanie. Licne correspond
beaucoup de ses analyses, mais elle n'est pas une autophanie, elle une thophanie.
Elle montre le divin. Elle nest pas un vcu psychologique. Mais un surgissement
de la Lumire incre dans notre monde cr. Et elle ne peut tre regarde vraiment sans rpondre ce regard, cest--dire sans prire. Elle est, comme disent les
moines, molionnaya, ce qui indique quelle est faite de toutes les prires dites
devant elle, que ces prires sont partie [108] d'elle comme l'me du corps. Elle est
informe par les prires au sens aristotlicien du terme. Elle nest pas un tableau neuf que l'on rajoute une galerie de peintures, et quand l'iconographe le
remet l'glise, qu'elle est bnie par le prtre et qu'elle apparat aux fidles, elle
ne fait que commencer sa vie d'icnes. Elle est une porte du Visible vers l'Invisible. Du Cr vers l'Incr.
Effectuons un tout petit chemin parmi quelques icnes.
Licne de la Mre de Dieu de Vladimir, qui fut apporte Kiev depuis Constantinople en 1191, puis transfre par le prince Andr Bogolioubski la ville de
Vladimir, dans la cathdrale de la Dormition. C'est l'icne la plus vnre, la plus
miraculeuse. Lorsquen 1395 le khan de la Horde d'Or arriva une fois de plus sous
Moscou, l'icne miraculeuse fut transporte solennellement de Vladimir Moscou. Elle prit place la cathdrale de la Dormition au Kremlin. Il en fut fait des
centaines de copies La mre de Dieu est le thme premier des icnes de Russie,
avec celle de Vladimir, celle dite de Kolomenskoe, o Dieu bnit la Mre assise
sur un trne avec l'Enfant sur ses bras, celle de la Mre de Dieu orante, les bras
levs pour l'oraison dans un geste sacr trs ancien, on la trouve dans le sanctuai-
160
re, derrire l'autel, la mre de Dieu Hodigitria, qui montre du doigt son fils, l'Enfant-Dieu qu'elle porte sur un bras, ou encore la Mre de Dieu trois mains, ou
encore la Mre Galaktrophusa, allaitant l'Enfant. Mais la prfre de toute la Russie, c'est la Mre de Dieu de Tendresse (Oumilnia), peinte Vologda, dans le
nord, o le prince de Moscou Vassili le tnbreux avait t relgu en 1446.
Pourquoi la Russie a-t-elle tant aim et vnr cette icne ? A cause de la tendresse qui la baigne. Tendresse des deux ovales des Faces de la Mre et de l'Enfant,
harmonie rythme de la bordure du voile, unit affectueuse des deux tres divins,
rythme dansant des jambettes de l'Enfant. Une harmonie plus quhumaine, une
lumire incre, venue de nulle part, sans source terrestre, ou plutt dont la source
est le divin. C'est l'cole de Roublev, et c'est le plus haut degr de la dsindividuation et de la personnalisation. Lhistorien Dimitri Lysimachie a dit que ctait la
nature russe elle-mme. Aux matines, dans la liturgie orthodoxe, on chante le canon : Peignant Ton image tout honorable, le divin Luc, auteur de l'vangile du
Christ, inspir par la voix divine, reprsenta le Crateur de toutes choses dans tes
bras.
Autres sujets aims par la Russie tout particulirement : la Dormition de la
Mre de Dieu, avec le Christ emportant emmaillote la petite me de la Verge,
Christ svre, attentif ce transport prcieux, et l'me emmaillote dans une mandorle danges musiciens... Le Christ a parfois l'air absent, tonn de devoir accomplir cet enlvement de l'me de sa Mre. Ou encore l'icne En toi se rjouit (O Tebe radouetsia), avec son cosmos pur, paradisiaque o les arbres et
les temples emplissent gracieusement le fon blanc, o la Terre en plaques rocheuses blanches souleve par le regard de la Cration est peuple de saints, dans une
grandiose Transfiguration du monde. Un autre thme favori de l'iconographie
russe du Nord est la descente aux Enfers, avec la bouche noire des enfers, et la
terre qui s'ouvre, l aussi en lamelle chtoniennes comme pousses par une ruption de l'Esprit dans la matire. L aussi l'aspect lamell des montagnes, o les
plaques s'cornent les unes les autres, referme l'espace dans une sorte de conque
protectrice au lieu de le faire fuir l'infini. C'est un espace plein, antrieur nous.
[109]
Dans la psych russe, il y a cette knose du visuel, ce regard du Cr qui est
fix sur l'homme russe, et sous lequel il se trouve de la naissance la mort.
Licne et son visible rarfi, pur, transcend par le divin traverse le paysage
161
russe, lui aussi rarfi. La knose du visuel fait partie de l'quation russe, elle
contrebalance les accs de violence, la brutalit, qui sont aussi des lments de la
psych russe.
Il y a trs peu de Jugements derniers dans l'iconographie russe, moins encore
d'apocalypses. Ce qui triomphe, iconographiquement parlant, c'est lAnastasis, la
Rsurrection. Celui qui se lve, srieux et comme absent du monde, mais entranant dans un relvement tout le cr, tout l'humain.
Dans le Jugement Dernier de Solvytchegodsk, qui date de 1580, on voit l'immense ordonnancement du Cosmos, et l'Hads ny occupe quune infime part. Le
serpent droule ses volutes, mais les anges combattent dur ! et les justes sont bien
rangs. coutons le pote Ossip Mandelstam dans Le bruit du temps : Sur leurs
icnes, les gens de Novgorod et de Pskov s'irritaient de la mme faon ; serrs en
rangs les uns sur les ttes des autres, les laques se tenaient droite et gauche,
gens de dispute et de jurons, tournant vers l'vnement dun air tonn leurs ttes
intelligentes de paysans poses sur des cous pais, et votant rageusement de leurs
vilaines barbes au jugement dernier.
Telle est bien la Russie du Nord, la Russie svre et secrtement violente,
mais soumise la Tendresse comme au harnais du divin.
[111]
II
LES MYTHES
162
163
[113]
LA RUSSIE ENTRE
LIVRE UNIQUE ET LIVRE CLAT
164
165
166
tout est rest dans la psych russe du fait de la prodigieuse souplesse stylistique du pome l'intrieur du corset jamais en dfaut de la strophe onguinienne.
Ni les pomes populistes de Nikola Nekrassov ni les romances du pote Fet
nauront jamais le statut de livre de chevet quaura eu Eugne Onguine. A l'poque sovitique, peut-tre, un pome long aura un statut quelque peu similaire : le
Vassili Tiorkine d'Alexandre Tvardovski. Le pome dit les tribulations du paysan
Tiorkine durant la Deuxime Guerre mondiale. Il est crit en vers trochaque de
quatre pieds, alors que le pome de Pouchkine est en vers iambique, c'est--dire
qu'au rythme fringant et occidental de Pouchkine rpond le rythme campagnard, populaire de Tvardovski, et qu'au hros mondain, blas, et soumis la leon de soumission la loi que lui dicte Tatiana, rpond le hros gouailleur, peuple et dbrouillard de Tvardovski, mais lui aussi soumis un destin qui le dpasse de loin. A la subtile leon du monde rpond la lourde leon de la vrit
de la guerre. Tiorkine a aussi t un livre de chevet, un livre o des gnrations de
Sovitiques ont reconnu la vrit, surtout lorsquils ont reu par le samizdat la
suite indite de Tiorkine, ce Tiorkine en enfer, qui circulait sous le manteau quand
j'tais moi-mme tudiant en Russie dans les annes cinquante. Au Dgel les Russes n'eurent pas des livres de chevet, mais des enregistrements de chevet, si l'on
peut dire : ce furent les cassettes de Boulat Okoudjava et Alexandre Galitch. Ils
furent eux seuls bien plus que Brassens et Piaf mis ensemble : c'tait la fronde et
la nostalgie, la soumission et la plainte qui s'expriment par ces voix de chevet ; leur diffusion fut inoue, et il n'est pas exagr de dire que ces deux voix-l
ont fait tomber le monument totalitaire.
Mon ami, l'crivain Victor Nekrassov, lorsque je fis sa connaissance, en tait
sa septime relecture de Guerre et paix de Tolsto. Autrement dit, le plus long des
trois romans de Tolsto est certainement, lui aussi, un livre de chevet. Comme le
roman en vers de Pouchkine, il fait accomplir au lecteur russe une sorte de rvolution complte, biographique, idologique, intellectuelle : non seulement il marie,
comme le dit son titre, emprunt Proudhon, l'intime et le familial, la paix avec la
guerre, le public et l'historique, mais surtout il fait passer tous les hros par
l'preuve de la vie, la dsillusion venue de la guerre comme de la paix, et cette
cole de vrit leur apprend dsapprendre. Car Tolsto invite essentiellement
adopter une autre vision, renoncer aux explications rationnelles et idologiques,
se confier au rythme mme de la vie, et son roman, qui nous fait traverser tant
167
168
169
passion, on vivait dans leur monde, sur leur pente (un de leurs meilleurs livres
est L'Escargot sur la pente).
La censure, le monopole d'dition, la dissidence, les ouvrages mi-tolrs miinterdits comme Les Douze chaises n'ont aujourd'hui plus leur place dans une socit russe qui est depuis dix ans ouverte tous les vents, surtout dans le domaine
de l'dition. Des phnomnes typiquement occidentaux sont apparus : la vogue
des hebdomadaires, par exemple, ces succdans de la culture qui paralysent la
vraie lecture en mobilisant les heures de loisir. Et, bien entendu, les thmes interdits et tous ceux qui se situaient dans la frange entre le permis et l'interdit s'talent
aujourd'hui l'envi. Il ne reste plus gure de place pour les livres de chevet, et la
Russie n'en a peut-tre gure plus actuellement que nen a l'Occident. Pourtant
d'tranges emportements ont t nots sur le march de la lecture. Ce fut, au dbut
des annes 90, l'incroyable engouement pour l'crivain anglais Tolkien, un engouement qui dpassait largement les frontires de la jeunesse. Des clubs de jeunes tolkienistes apparurent partout, les ditions russes de Tolkien inondrent le
march, s'talrent dans les couloirs du mtro, au sortir des bouches de mtro, sur
les marchs des banlieues et des bourgades. Lengouement est un peu pass aujourd'hui, mais Tolkien reste srement un des auteurs les plus vendus et les plus
chris. Puis apparut Marinina : cette femme ancien officier de police est devenue
en l'espace d'une demi-dcennie un auteur de best-sellers, une prsence forte sur
le march de la lecture, et mme plus encore : elle compense elle seule des dcennies de famine dans ce domaine. Les romans policiers quelle produit un
rythme trs soutenu ont pour cadre la Russie d'aujourd'hui avec sa criminalit
diffuse, ses murs relches, ses diffrents jargons. Son succs tonnant tient
videmment au mariage d'une bonne tude de murs avec des intrigues constamment renouveles et qui diffrent tout fait des classiques du genre (ce qui lui
vaut d'ailleurs d'tre traduite en plusieurs langues). Ltoile de Marinina n'a pas
faibli, mais une autre toile est apparue dans un genre bien diffrent : le roman
historique. Son auteur se cache sous un pseudonyme, B. Akounine, ce qui donne
le nom de l'anarchiste princier Bakounine. En fait, il s'agit d'un homme de lettres,
rdacteur en chef de Littrature trangre, une des grandes revues. Ses romans
ont le charme du coloris historique, du dpaysement, et mettent en scne des protagonistes intrpides qui ont quelque chose des hros de Dumas pre. Ils sont si-
170
tus au XIXe sicle, pendant la guerre avec la Turquie, la fin de la dcennie 1870
pour la plupart.
Mais quid du livre de chevet, du livre unique que l'on lit et relit, o l'on vient
se ressourcer aux heures d'acdie ou de dsespoir ? Eh bien ce livre-l probablement [118] nexiste plus, hormis les classiques dont j'ai dj parl et qui sont loin
d'avoir achev leur carrire. Certes il y a bien parmi les post-modernistes un
auteur prfr, Plvine, ingnieur dont le hobby est d'crire des textes savamment labyrinthiques, contrefaons ironiques de tous les genres classiques, inspires par la parodie, l'humour et une sorte de philosophie orientale qui s'explique
par la conversion de l'auteur au bouddhisme. La satire de Plvine porte tout autant sur les anecdotes et le folklore de l'poque sovitique que sur le patchwork
des strotypes amricano-russes qui encombrent l'heure actuelle la psych russe. Plvine est traduit en franais, mais une large part de ses pirouettes et sarcasmes parodiques ne passe pas le mur de la traduction.
Ainsi nul risque aujourd'hui que la Russie devienne ou plutt redevienne le
pays d'un seul livre ! Voyez la posie postmoderne avec ses textes alatoires,
comme les cartes que le pote Gandlevski battait chaque nouvelle lecture de ses
vers au dbut des annes 1990, de faon ce que le texte ne soit jamais le mme,
et quil nait aucune chance de jamais rapparatre dans l'esprit du lecteur sous la
forme premire, qui a t abolie. Reste Pouchkine, qui sa faon tait postmoderne, se moquant des lois du genre romanesque, plaant sa prface Eugne Onguine la fin du chapitre VII.
J'ai rendu hommage au classicisme.
Un peu tard, mais nous avons la prface !
Ainsi dirons-nous avec lui : j'ai rendu hommage au livre de chevet russe, un
peu tard, mais nous sommes srs qu'il ne mourra pas !
171
[119]
LANARCHISME RUSSE
ET LES PENSEURS LIBERTAIRES
NOBLES
172
Pierre III. Et cette propension l'imposture entretenait le feu utopique dun autre
ordre, juste et populaire, qui viendrait travers la rvolte et le soulvement. Ces
grands rvolts populaires, qui s'affublaient d'un titre usurp sans tromper personne, la chanson populaire russe les a clbrs. Ainsi Stenka Razine, qui brlait,
pillait et massacrait au XVIIe sicle au nom de la justice populaire, ou encore le
grand Pougatchov au XVIIIe, qui rassembla contre lui une arme rgulire de la
Grande Catherine, et non seulement devint le hros de bylines ou chansons populaires piques tardives, mais fascina le pote Pouchkine qui, aprs avoir tudi les
archives du gouvernement d'Orenbourg, crivit d'un ct son Histoire de Pougatchov, et de l'autre La Fille du Capitaine, o l'on devine le formidable et ambigu
attrait quil exerce mme sur le jeune noble Griniov et sa fiance, alors qu'il a
massacr les parents de Macha. Une nostalgie de la vie de rapine des anciens
mondes, un puissant dsir de rejoindre les bandes dferlantes de Tamerlan et des
grands conqurants venus dAsie, chefs mongols, ou tatares, court en sourdine au
travers de l'histoire populaire russe.
Serge Essenine qui, en 1922, a clbr Pougatchov dans un long pome, ne
dit-il pas :
173
vanski tait un des chefs des insurgs religieux). A la soumission, ils prfraient
l'autodaf. Et leur chef religieux, le protopope Avvakum, dont la Vie, dicte ses
disciples au fond de sa prison de glace de Poustozersk, par bien des aspects ressortit l'anarchisme. Ce grand rvolt a d'ailleurs t chant par le pote Maximilian Volochine, au dbut des annes 1920, et il est vident que Volochine voit
dans la figure de ce magnifique trublion religieux une figure de grand rvolt qui
peut inspirer ceux qui refusent le terrorisme bolchevique :
Lindomptable Avvakum, ajoute le pote, resta douze ans enfoui sous terre,
mangeant boue et merde, mais encore prchant, car sa langue, coupe par le bourreau, avait repouss !
Bakounine fut un seigneur russe de la trempe dAvvakum. Pour lui, les villages russes, avec leur tradition de communisme primitif, c'est--dire le communisme de la communaut du mir , bouteront le feu toute l'Europe bourgeoise,
en passant par les paysans du Jura suisse et de la Calabre italienne. Marx, pour lui,
nest qu'un pangermaniste hglien. Le stade ultime de l'humanit s'appelle la
Rvolte. En 1842, Bakounine achve son mai sur La raction en Allemagne 42 , et
il lance sa devise de la passion pour la destruction , une passion qui, pour lui,
est le seul chemin vers le vrai christianisme . D'ailleurs, cet hglien, qui voit
en la Contradiction un concept total, absolu, vrai , fait aussi appel l'Apocalypse, qui condamne svrement les Tides. Faisons confiance l'ternel Esprit
qui dtruit et qui annihile simplement parce qu'il est l'insondable et ternellement
crative source de toute vie. Car la passion de la [121] destruction est aussi une
42
174
passion crative. Dans son livre Dieu et ltat, Bakounine s'en prend la religion
tablie comme la science et aux positivistes. Si Dieu existait, il faudrait l'abolir , dclare-t-il, en inversant ironiquement la formule de Voltaire.
Quand un chef d'tat parle de Dieu, quil soit Guillaume Ier, l'empereur
knoutogermanique, ou Grant, le prsident de la grande rpublique, soyez
srs quil s'apprte tondre un peu plus son mouton de peuple.
Alexandre Herzen nous a laiss un beau portrait de Bakounine, dans un chapitre de ses Mmoires Pass et mditations, mais il ne parle pas, et pour cause, d'un
pisode de la vie de Bakounine qui est fort trange, la Confession. Bakounine
avait inquit le pouvoir tsariste tout particulirement lorsquil avait domin le
fameux Congrs slave de Prague, convoqu en 1848, pour annoncer la libration
des peuples slaves du joug des despotes. La raction venue, il avait t remis aux
autorits tsaristes par le gouvernement suisse de l'poque. Il passa trois annes en
forteresse, d'abord Pierre-et-Paul Saint-Ptersbourg, puis dans l'ancienne forteresse sudoise de Shlusselburg. C'est l qu'il rdigea, de sa pleine initiative, l'intention de son gelier en chef, une tonnante Confession qui ne fut publie qu'en
1923, dans la Russie sovitique, pas mcontente de porter un coup au prestige des
anarchistes par cette publication. Dans ce document, il professe l'intention du
Tsar ; bourreau des peuples , une commune haine de l'Occident bourgeois, et
l'Empereur ne put que lire avec plaisir (il annota de sa main). Je pense qu'en
Russie plus quailleurs il faut un pouvoir dictatorial fort, uniquement soucieux
d'lever et d'clairer les masses. Plus tard, chapp de Sibrie, Bakounine s'installa en Suisse, Genve, et exera une forte influence sur les anarchistes suisses,
surtout jurassiens, mais il tomba aussi sous le charme ambigu dun extraordinaire
jeune cynique venu de Russie, et qui dbarque Genve en 1869, Netchaev, le
fameux auteur du Catchisme dun rvolutionnaire, prnant une organisation
cloisonne de la conjuration rvolutionnaire et une abjuration totale de toute
considration morale dans le choix des moyens. De l'anarchie la dictature absolue, le pas thorique tait franchi. Il s'y ajouta le crime afin de sceller l'quipe des
conjurs, ce fut l'assassinat de l'tudiant Ivanov Moscou, qui devient dans Les
Possds de Dostoevski l'assassinat de Chatov par le groupe de Piotr Verkhovenski. Car Dostoevski, qui dcouvrit l'affaire en lisant les journaux, vit l la
175
naissance d'un systme dlirant de mensonge et de cynisme sanglant, une justification du chantage par passion rvolutionnaire . Selon Vra Zassoulitch, Netchaev tait conduit non seulement par la haine du gouvernement, mais plus encore par celle de la socit et des gens instruits. Il alla sans doute jusqu' dnoncer
des camarades la police tsariste afin de mieux amorcer l'incendie. Ainsi naquit
une longue tradition de provocation, de collusion ambigu entre les terroristes et
ceux qui les combattaient. Jusquen 1917 le soupon plana. Et de grands procs
internes aux groupes de combat du Parti de la terreur, le Parti SR eurent lieu, en
particulier pour juger Azef, qui avait commis des assassinats des deux cts, mais
qui fut absous par le tribunal de camarades que prsidait Bourtsev.
Au demeurant, le Catchisme d'un rvolutionnaire nonait au paragraphe 6 :
[122]
Dur envers soi-mme, le rvolutionnaire doit galement tre dur envers les autres. Tous les tendres sentiments qui rendent l'homme effmin,
tel que les liens de parent, l'amiti, l'amour, la gratitude, l'honneur mme,
doivent tre touffs en lui par la seule et froide passion pour la cause rvolutionnaire.
Bakounine nouvrit les yeux sur les cts inquitants et mme sclrats de
Netchaev qu regret, et sa longue lettre de rupture envoye de Locarno le 2 juin
1870 (et publie par l'historien Michael Confino 43 ) est remarquable par le sentiment de gne et de pusillanimit de l'auteur de la lettre, un noble russe libertaire,
mais encore engonc dans les notions d'honneur, fascin par le sclrat issu du
peuple et qui a repris les traditions des grands atamans-brigands sanguinaires de la
rvolte populaire russe.
Lidal de notre peuple est la possession commune de la terre et
l'mancipation totale de toute contrainte tatique. A cela il aspirait l'poque des Faux-Dimitri, celle de Stenka Razine, celle de Pougatchov.
43
Les principaux documents qui permettent de juger de l'ampleur de l'emprise queut Netchaev sur Bakounine ont t publis par l'historien Michael Confino, Cahiers du Monde
russe et sovitique, Mouton diteur, Paris-La Haye, vol. VII-4 (octobre dcembre 1966),
vol. VIII-1 et VIII-3 (1967), et forment un ensemble impressionnant et passionnant.
176
S'il me faut choisit entre brigandage et vol de ceux qui occupent le trne et vol et brigandage du peuple, je me rangerai sans hsiter du ct de ce
dernier.
177
Comme dans son roman, une bombe tique taquait dans l'estomac du pays, qui
retenait son souffle...
Le dbat sur le recours ou pas la violence dans l'instauration d'une anarchie
au service du bonheur de tous prit en Russie un relief particulier. Aux terroristes
de la Volont du Peuple qui abattirent le tsar librateur Alexandre II le jour o il
avait sur sa table de bureau le projet d'une constitution de son ministre LorisMelikov, puis aux lutteurs des groupes de combat du Parti des Socialistes Rvolutionnaires qui exterminaient les dignitaires (comme on voit dans le rcit pathtique de Lonid Andreev Le Gouverneur), s'opposa le comte Tolsto qui prchait
une autre anarchie. Tolsto ne honnissait pas moins le rgime tsariste, et n'en tait
pas moins ha, mais il tait l'aptre de la non-violence, qu'il tirait de l'enseignement de l'vangile. Dans son roman Rsurrection (1899), Tolsto a peint des portraits de rvolutionnaires au bagne. C'est eux qui font l'ducation de Katioucha, la
prostitue victime d'un sducteur, et faussement accuse d'un crime. Ltude des
brouillons de Rsurrection m'a amen dmontrer combien dans la premire rdaction Tolsto tait plus svre pour les rvolutionnaires. Il voit dans leur action
le rsultat de pulsions sexuelles inassouvies... Il gomma un peu la thse dans la
version finale, mais il reste une forte condamnation du recours la violence rvolutionnaire.
Le prince Nekhlioudov, qui est l'ancien sducteur de Katioucha, et qui la suit
au bagne pour tenter d'allger ses souffrances, rencontre sur un bac, en traversant
le fleuve Enisse, un adepte de la secte des begouns ou secte des fuyards. C'est
une tape dans la vie de l'homme ; refus de l'impt, refus de la conscription, et
mme refus de l'tat civil : le begoun refuse de dire son nom. On sent que Tolsto,
qui en avait rencontr, est profondment admiratif de ces fuyards et pense que l
est la solution, une solution quil tentera in extremis pour lui-mme en fuyant de
chez lui, et en mourant dans une petite gare anonyme, Astapovo.
Lanarchisme fut une composante de la Rvolution russe que l'historiographie
sovitique a naturellement minimise, voire masque. Dans le Journal de Russie
de Pierre Pascal, qui fonda Moscou le groupe bolchevique franais, on voit que
les anarchistes sont trs prsents. Lui-mme avait deux amis anarchistes italiens
venus Moscou, et ensemble ils fondrent une sorte de commune dans une villa
rquisitionne de Yalta. On y discutait sans fin pour dcider si l'on avait le droit
de prendre un gardien pour l'hiver, cest--dire de recourir un travail lou, au-
178
trement dit l'exploitation de l'homme par l'homme... Le drapeau noir des anarchistes flotta une dernire fois dans les rues de Moscou pour les obsques de Kropotkine.
En 1917, un jeune paysan ukrainien tait venu consulter Kropotkine, il s'appelait Nestor Makhno. Brutal, fougueux, il rassembla dans l'Ukraine soumise aux
Allemands [124] par le Trait de Brest-Litovsk une arme au drapeau noir de
presque 45 000 hommes. Ses exploits guerriers impressionnaient Lnine. Kiev en
proie la guerre civile changeait de mains tous les mois. Lanarchie balayait victorieusement les riches terres du tchernoziom. Makhno rcusait la loi, le rglement, la justice. C'tait au peuple de faire souverainement la justice, en dehors de
toute loi crite. Makhno fut peu peu limin par l'Arme rouge, Kiev fut dlivr
de son ataman nationaliste Petlioura. Dans le roman Torrent de fer Serafimovitch
montre comment la niasse anarchiste des partisans peut petit petit s'autodiscipliner et, en somme, se bolcheviser. La littrature sovitique passe ainsi peu peu de
l'loge de la vie lmentaire, anarchique des masses populaires, la clbration de
la volont des hommes en vestes de cuir et la poigne inflexible : les commissaires.
Deux semaines aprs les obsques de Kropotkine Moscou, Kronstadt et ses
marins rouges se soulevaient contre la dictature des bolcheviques et les marins
socialistes et anarchistes lanaient leur fameux SOS au monde entier. Trotski alla
reprendre l'lot rvolt grce aux glaces et la cavalerie rouge. La dictature du
proltariat tranglait la vieille libert anarchiste russe ne sur les chemins du bandit Stenka Razine, le vieux rve de la justice populaire et directe.
179
180
[125]
LE MYTHOLOGME
DE L'ENSORCELLEUSE
Renata, Carmencita, Lolita, trois figures de femmes drives de la psych russe, mme si toutes trois sont trangres et l'une d'elles, la troisime, a trouv son
expression en langue anglaise. A quoi nous ajouterons Larissa, l'hrone du Docteur Jivago, dont le statut d'trangre est moins vident, mais qui est la fille d'une
femme belge installe Moscou.
Renata est une sorcire du XVe sicle allemand, l'hrone du roman de Brioussov LAnge de feu, Carmencita est la fameuse gitane de Mrime et de Bizet, entre si violemment dans l'imaginaire d'Alexandre Blok, Lolita est elle aussi semiespagnole, Dolors pour les formulaires.
Le paradigme de la femme sorcire, possde et possdante vient du Moyen
ge. Il a svi dans l'histoire, les murs, l'imaginaire. Les derniers procs en sorcellerie datent de la fin du XVIIe sicle. En Russie les cas de klikouchestvo (type
d'hystrie fminine qui tait rpandu dans la paysannerie et le monde des petits
marchands russes) se poursuivent jusque dans les annes 70 du XIXe sicle. En
tmoigne le livre de Pryjov. En Pologne catholique la possession dmoniaque
181
Renata fut prise d'un tremblement irrsistible et, assise sur son lit, serrant de ses doigts fins ma main quelle avait saisie, se mit poser rapidement question sur question.
Elimer annonce la venue du comte blanc. Renata est folle de joie, se laisse enfin caresser par Ruprecht :
182
Elimer trompe Renata. Le comte blanc ne vient pas, la jeune femme entre en
convulsions : On et dit que c'tait quelqu'un d'autre qui regardait par ses
yeux.
Entre au couvent de Saint-Ulf, Renata devient sur Marie et entrane la moiti du couvent dans les convulsions et le commerce avec les dmons. A son procs elle avoue tout. Oui, elle a commerc avec le Diable, oui, elle en a eu jouissance bien plus grande quavec les hommes. Oui, il y avait jaculation, mais le
sperme tait froid. Il en naquit une souris blanche quelle touffa. Sur Marie
refuse l'vasion et meurt dans son cachot devant Ruprecht.
Ce roman autour d'une sorcire est aussi le roman d'un triangle amoureux impossible. Heinrich n'aime pas charnellement Renata, qui refuse l'treinte Ruprecht. Chacun reconnut le triangle Nina Petrovskaa, une des surs Argonautes , Andre Bily et Brioussov. Les Mmoires de Nina 44 donnent partiellement
la cl. Sans doute le recul qu'prouvait Bily au moment de conclure une union
passionnelle joua un rle. La correspondance de Brioussov rvle un tre ardent,
bless, dont les confidences Nina Petrovskaa sont ardentes. J'exprimente la
cadavrisation de l'me comme si elle tait morte, et moi vivant sans elle (27
juin 1906).
Renata, comme d'autres hrones du symbolisme russe, symbolise la femme
possde, mais inaccessible, sensuelle, mais tratresse. Vladislav Khodassievitch a
fait un sort au drame de Nina-Renata dans son livre Ncropole. C'est le premier
chapitre : La fin de Renata . Khodassievitch vient d'apprendre la mort en migration de Nina et se remmore la scne o elle vint couter Bily au Muse Polytechnique avec un revolver cach. Elle entra dans son rle de Renata , crit-il,
en soulignant la dangereuse symbiose chez les symbolistes entre la vie et l'oeuvre.
Bily, Blok fournissent comme Brioussov, Ivanov, Alexandre Dobrolioubov
ou encore Mintslova de nombreuses illustrations de cette symbiose. La femme
leve au rang de Sophia universelle et la femme tzigane, trangre et dmoniaque, sont au cur de la posie de Blok (comme la Grouchenka de Dostoevski est
au cur du conflit entre pre et fils).
44
183
Chez Blok, plutt que le cycle de Fana, tout autant remarquable pour illustrer
mon propos, retenons celui de Carmen. Carmencita, la forme longue du prnom
espagnol, est utilise une fois dans le prologue au cycle, et rime avec lanita
(les joues), une [127] rime fade, alors que Carmen revient de faon lancinante
dans tout le cycle et rime avec izmen (la trahison).
Carmen est l'trangre qui entrane vers la mort. Nietzche en a fait par l'intermdiaire de Bizet l'antidote des fausses hrones de Wagner. Blok, on le sait, dans
l'hiver 13-14, fut subjugu par la mise en scne de Carmen de Bizet au Thtre du
Drame musical et par l'interprtation de Lioubov Andreeva-Delmas. La scne,
rajoute par le metteur en scne, o Carmen tire les cartes Tsouniga en regardant Jos, le fascina et il lui consacre la pice centrale de son cycle. C'est la scne
de l'envotement :
184
185
Lolita puisque c'est l que nous trouvons l'expression de imp of the perverse
reprise par Balmont dans un rcit et par Brioussov dans une posie.
Imp of the perverse, c'est videmment Lo, Lolita, Lolilith et la fameuse nuit
lAuberge des Chasseurs enchants est d'vidence une scne de tentation. La petite dormeuse a l'air veille (rejouerait-on dans un autre registre Lternel mari ?).
Si une corde de violon peut souffrir, j'tais cette corde dit H. H. en paraphrasant le plus magicien des symbolistes, Annenski.
Je ctoyais peine son halo tide et ferique que la petite Dolors suspendit son souffle et j'eus l'impression hideuse qu'elle tait parfaitement
veille et claterait en hurlement au moindre contact de mon ignominie.
Le contexte quasi mythique de cette scne de possession-dpossession est soulign par le vacarme des camions cyclopens qui changent de vitesse dans la pente devant l'htel des Chasseurs enchants. H. H. est dpossd, traduit en justice,
des lambeaux de moelle et de sang collent lui et son rcit. Le mle pris de
la nymphette dmone est sacrifi... la sorcire devient Mrs Schiller et vit en Alaska.
Kourganov poursuit sa lecture cabalistique de Nabokov par Ada o l'lment
dmoniaque est vident puisque Van est galement dsign comme le fils de
Daemon et que sa sur-pouse ne l'est pas moins. Car Ada est dmone plus encore que Dolly, le dmon nymphique. On sait que Nabokov avait lu et admir la
Confession sexuelle [129] d'un anonyme russe crite en 1912, publi par le sexologue amricain Avelock Ellis. La Confession insiste beaucoup sur la libert des
murs en Russie de l'poque, sur la trs grande tolrance, dans tous les milieux.
186
Le contraste est grand entre le tableau que fait moiti ingnument l'anonyme
de 1912 et le mythe symboliste de l'ternel fminin, de la Sophia incarne. Un
document sans grande grce sur ce hiatus, ce sont les Mmoires de Lioubov Dmitrievna Blok, Faits et fictions longtemps tenus secrets par les autorits littraires
sovitiques. La jeune Lioubov Dmitrievna ignore le monde de la Confession anonyme, son rcit porte principalement sur la souffrance que lui inflige son fianc
(le Pote) qui souffre d'impuissance sexuelle, scind quil est en deux parts douloureuses : l'amour physique pour les prostitues des les, l'amour mystique pour
la Fiance. Lpisode de son amour avec l'ami de l'poux, le pote Andre Bily,
augmente encore son mal-vivre. Jusqu ce qu'enfin survienne celui qui lui donne
l'accomplissement sexuel, et quelle nomme le page Dagobert . C'est Sologoub que Lioubov Blok emprunte le nom de page Dagobert , dans le prologue
au Triomphe de la mort. Combinant son thme favori de Alfonsa-Dulcine (venu
de Don Quichotte) avec celui de la sorcire, Sologoub annonce en prologue au
Triomphe de la mort la suzerainet de la femme magicienne aux yeux de serpent,
aux charmes mortifres.
Les amants de Sologoub vont au cabaret en fiacre.
Monsieur le pote, o nous a-t-il amen ? ici tout est mort, sombre,
immobile c'est un cabaret. Notre cocher me plat. Dans mon pome je
raconterai notre sortie, et je le baptiserai troka, dit le pote. A votre place, monsieur le pote, je l'appellerais automobile. Non, ma dame, troka
est mieux. J'ai trouv deux bonnes rimes : gitana et vodka. - Ce sont de
bonnes rimes, Monsieur le pote, mais seule la premire me plat. Et automobile n'a pas de rime... Si, il doit y en avoir une. Laquelle ? On entend une voix impassible. Snile !
187
Sologoub semble mme avoir fait glisser d'un roman l'autre le schma de Lilith et Eve, les deux pouses dAdam, l'une qui se refuse et l'autre qui accomplit.
Tout le cycle Actes magiques est consacr la sorcire 46 :
Toute l'uvre de Sologoub est d'ailleurs parcourue par les senteurs dltres
du poison de l'ensorceleuse. Que ce soit dans le grand roman Charmes du jour des
morts ou dans sa posie. Dans Chants magiques , il s'adresse directement la
sorcire, lui demandant d'aller cueillir l'herbe hrtique des charmes du jour des
morts
46
188
189
47
Iouri Lotman, Boris Ouspenski, Smiotique de la culture russe. Trad. du russe par Franoise Lhoest, LAge d'Homme, Lausanne, 1990.
[133]
III
ORTHODOXIE
Retour la table des matires
190
[133]
191
192
[135]
EN ORTHODOXIE
193
194
195
[137]
MRE MARIE
196
197
De l'insouciance des annes d'avant 1914, chante par Anna Akhmatova dans
son Pome sans hros ses pomes juifs , crits entre deux repas servis aux
orphelins, les icnes violemment expressionnistes qu'elle peignait, les broderies
la Klimt reprsentant la Dormition de la Vierge ou le Sauveur, Mre Marie a franchi toutes les tapes de la nuit europenne au sicle d'Auschwitz. Elle est entre dans les mines de sel du sicle-bourreau. Son uvre nous revient, mystrieuse et contraste.
198
[139]
QUELQUES HALTES
DANS LA RUSSIE
ORTHODOXE
199
Des centaines d'glises restaures dans les deux capitales, des milliers dans
tout le pays, 26 grands sminaires, 5 acadmies spirituelles, 480 monastres
grands et petits (18 en 1989, 1 025 en 1917), 19 000 paroisses (6 000 il y a dix
ans) - la Russie a repris son visage orthodoxe, du moins la Russie historique, car
d'normes quartiers-dortoirs et cits ouvrires restent sans glise du tout.
Orthodoxe la Russie ? Plus, ou moins qu'avant 1917, quand avec un billet de
dix roubles le lycen achetait son bulletin de jene obligatoire ? Les baptiss
sont srement une majorit dans la Russie d'aujourd'hui, mais les pratiquants ,
si l'on peut appliquer ce terme occidental, ne sont gure plus de 4 %, d'aprs les
enqutes sociologiques, o souvent la rponse : orthodoxe voisine avec celle
d' athe . Autrement dit orthodoxe nest pour beaucoup quune marque sociale
et nationale. Une norme faade, mais catholiques et protestants gagnent du terrain sans avoir pignon sur rue. Des ouvriers vont chez les baptistes, on y chante en
russe, alors que le culte orthodoxe est en langue sacre, le slavon, des intellectuels
vont chez les luthriens, d'autres chez les catholiques. Le danger est faible
nanmoins, mais le penchant orthodoxe pour une glise officielle narrange rien...
Ivanovo est une ville manufacturire au nord-est de Moscou, ne au XIXe sicle. Une grande ville morne avec des friches industrielles dues la chute du communisme.
[140]
Mais aussi en pleine renaissance. Entre autres de l'glise. J'ai pass quelques
jours au monastre de la Prsentation-de-la-Mre-de-Dieu. Ce n'est pas un ancien
monastre ferm par les bolcheviks. Dans une grande glise en style nouveau de
1909, leve par un riche marchand, devenue entrept sovitique, un homme
poigne a cr de toutes pices un monastre, compltant le btiment, crant un
ensemble o voisinent un couvent de moniales, un dispensaire, une imprimerie,
une boulangerie, une cole de catchisme bref un lieu de rassemblement de plus
de deux cents personnes gravitant autour de l'archimandrite, le pre Ambroise.
Ambroise est connu pour son intransigeance, il est auteur d'un manuel simpliste
sur la faon de se confesser.
D'emble il me propose de me rebaptiser puisque tout baptme non orthodoxe
na pas de valeur. Je passe un autre sujet pour ne pas trop lirriter. Nous parlons
alors de l'action dans les prisons, o svit une effroyable tuberculose. Il me dit
200
quil entre dans les cellules surpeuples ou bien, parfois, confesse travers le judas, baptise au milieu des dtenus... Drogue et flaux de la Russie actuelle lui sont
bien connus.
Je mange au rfectoire, avec des nonnes, des ouvriers, des novices. trangement tout le monastre voudrait polmiquer avec moi, un peu comme au XVIe
sicle. Gentiment, mais polmiquer. On annonce des confrences pour le public
de la ville sur le danger des catholiques, le danger des protestants, le danger des
sectes, des sodomites, etc. Un trange mlange, leur fais-je remarquer. Pour le
pre Silouane, avec qui je parle au rfectoire, mme la Roumanie nest plus orthodoxe depuis quelle a reu le pape. Pour le pre Nicphore, qui peint une
splendide icne de l'Apocalypse dans la crypte de l'glise, l'Occident a souill l'art
tout jamais. Nathalie, une novice, me dit : il faut tre malade pendant au moins
deux ans avant sa mort pour pouvoir se vider intrieurement. Nous sommes tous
en perdition, renchrit le pre Ossipov, tous dans le mme avion qui tombe, mais
seuls les orthodoxes ont le bon parachute. Et un parachute, a ne se partage pas...
Dolorisme, intolrance, superbe mtonnent, mls quils sont beaucoup
d'actions gnreuses, courageuses mme. Une nergie admirable, une intolrance
qui laisse perplexe.
LUkraine s'est dtache de la Russie en 1991. C'est un vaste pays, l'ancien
grenier de l'Europe, le point de suture entre Occident latin et l'Orient byzantin : les
uniates, ou grco-latins reconnaissent le pape, ont leurs propres ordres monastiques comme les basiliens, mais leur liturgie est byzantine. LUkraine est en proie
aux dmons de la sparation, mais, Dieu merci, le caractre ukrainien est doux, et
par consquent les choses s'arrtent au seuil de la guerre civile.
On en vint nanmoins aux mains quand l'glise autocphale (rfugie nagure
au Canada) voulut enterrer son mtropolite sur le territoire sacr de Sainte-Sophie
(actuellement un muse) : le cercueil dgringola et le mtropolite est enterr devant le porche de l'enceinte, sur le trottoir... A quelques pas de l, l'immense monastre Saint-Vladimir est reconstruit et sert de centre une autre glise autocphale, celle du mtropolite Philarte, anathmatis par le Saint-Synode de Moscou. Quatre dnominations se partageant l'orthodoxie en Ukraine, c'est beaucoup !
Mais cela relativise les choses, et a fini par entraner une sorte de tolrance, enco-
201
re que les autorits [141] favorisent nettement Philarte et son glise nationale
(pas question de thologie dans tout cela !).
Lglise moscovite reste pourtant nettement majoritaire. Et c'est une glise imposante, dont le mtropolite et les autorits sont plus tolrants quen Russie :
ma conversation avec le remarquable recteur de l'Acadmie spirituelle de Kiev
men a convaincu. Sur le boulevard Krechtchatik Kiev, ct du kitsch effroyable du centre commercial souterrain de la Place de l'Indpendance, une glise catholique affiche un portrait immense de Jean-Paul II. Voil ce quon ne verrait pas
en Russie o l'rection de quatre vchs catholiques est ressentie comme un crime de lse-territorialit.
Kiev, berceau de la chrtient des Slaves de l'Est, Mre des villes russes ,
est une cit splendide aux sept collines, aux immenses jardins ; elle abrite deux
hauts lieux de la chrtient : Sainte-Sophie, qui a videmment pris Constantinople
pour modle, avant d'essaimer dans toute la Russie, en particulier Novgorod, et
le monastre des Grottes, un ensemble monastique antique, une suite de catacombes o reposent les saints momifis, avec des galeries en bois qui serpentent d'une
catacombe l'autre. Quant au second monastre d'Ukraine, celui de Potchaev,
l'ouest, il est un bastion orthodoxe en territoire catholique.
Je noublierai pas ce jour de juin o je me rendis avec Constantin Sigov et
toute sa famille aux Grottes pour six heures du matin. Cinq cents mtres dambuler dans la ville-jardin monastique, voici l'entre des Grottes du bas. Par des
corridors troits peine clairs par des lumignons distants, je descends l'glise
souterraine de l'Annonciation. Liconostase est taille dans le rocher, en style roman pour mes yeux d'Occidental. Nous sommes une trentaine, certains restent
dans les couloirs d'accs, tant l'glise est minuscule. Quelques enfants, un nouveau-n. Un chur de trois hommes. Le rgent du chur est un spcialiste du
chant du XVe sicle (il dchiffre de nombreux manuscrits musicaux du XVe sicle
o le plain-chant est not par des petits crochets). Loffice s'interrompt vers neuf
heures pour les confessions, puis reprend avec la communion. Pendant les confessions, deux jeunes gens se relaient pour lire les heures. Vers dix heures nous sortons du souterrain, blouis, et comme venus d'un autre monde.
202
[142]
AUJOURD'HUI EN RUSSIE
Lglise aujourd'hui en Russie ? Le sujet est immense, les situations trs varies. Mais il faut commencer par le commencement. C'est--dire la joie toujours
renouvele de constater la vitalit du christianisme dans ce vieux pays : des paroisses vivantes, jeunes, animes, des confrries socialement trs actives, des prtres jeunes, surchargs par leur ministre, baptisant, visitant les prisons, animant
leur communaut. Il ne faut pas juger l'glise orthodoxe russe l'aune des apparitions sur l'cran de la tl de Mgr Cyrille de Smolensk, le bras droit du patriarche
Alexis II, et surtout pas quand il vient, lui aussi, aprs (hlas ! hlas !) Soljnitsyne, joindre sa voix ceux qui rclament le retour la peine de mort. Certes la
tentation byzantine d'une alliance trop troite avec le pouvoir est l ; bien l. Un
soir de Pques je fus choqu de voir la tlvision, aprs l'office de toute la
nuit , la nouvelle cathdrale du Christ Sauveur, difie sous Nicolas Ier pour
clbrer la victoire de 1812 sur Napolon et rdifie par le maire Iouri Loujkov,
le patriarche, dans une courte conversation off avec le prsident Poutine revenu d'une visite clair en Tchtchnie, tenir ce discours : Monsieur le prsident,
merci pour votre nergie et votre dvouement, nous devons prier pour les soldats
203
russes tombs dans ce combat. J'attendais la suite : une prire pour les victimes
civiles, russes et tchtchnes ! Mais elle ne vint pas. C'est cela qui gne quand on
observe aujourd'hui l'glise orthodoxe russe : des positions trop nationalistes, un
rappel insuffisant des exigences chrtiennes qui transcendent par dfinition les
problmes nationaux.
Une certaine orthodoxie russe rebute parce qu'elle se veut ferme, trop au service de la renaissance de l'tat russe. La guerre en Tchtchnie est une impasse
dramatique, au moins aussi insoluble que le conflit en Palestine. Nul nen dtient
la cl. Mais en attendant la solution, la partie russe se doit de maintenir son propre
moral par une conduite aussi irrprochable que possible. On est loin du compte et
le patriarche ne remplit pas son rle de rappel des rgles thiques du combat ne
pas oublier...
Nanmoins, que serait la Russie sans l'orthodoxie aujourd'hui ? C'est son
poumon, son souffle de spiritualit, dans un pays moiti en dsarroi, moiti en
renaissance. Le prsident Poutine semble maintenir mieux la distance ncessaire
entre glise et pouvoir que ne faisait son prdcesseur Eltsine. Il est plus rserv,
par nature, sans doute. Et c'est mieux ainsi. Il faut aussi mentionner la parution
rcente d'un long document du Saint-Synode qui porte sur l'action sociale de
l'glise. Il reprsente une tentative pour donner une direction d'ensemble, il est
unique dans le monde orthodoxe, son axe est de donner la [143] vie du pays une
rducation morale. Certains aspects des problmes de l'glise d'Occident (le
Pacs, ou les mariages homosexuels en Hollande) sont incompris, totalement
trangers cette glise qui lutte pour remettre sur pied un monde trs dmoralis.
Pour mieux prsenter cette glise, j'ai interview, deux fois, un an d'intervalle, un de ces prtres si actifs qui font l'glise aujourd'hui, et qui aident la reconstruction morale du pays. Il s'agit du pre Alexandre Stepanov, cur d'une des innombrables nouvelles paroisses de la ville de Saint-Ptersbourg. Son glise ne se
voit pas, c'est l'ancienne chapelle du ministre de la Flotte tsariste, un btiment sur
le Quai de l'Universit. Lglise est au premier tage, toute lumineuse, car le sanctuaire est perc de splendides fentres qui donnent une vue sur la Nva,
lAmiraut, les palais. Une vue couper le souffle, et qui peut distraire le prtre...
Il a fond une confrrie, il aide vivre un orphelinat qui se partage le local, nouvellement restitu, avec l'glise. Il est l'glise en action.
204
Petit, rbl, barbe bien taille, yeux malicieux, lvres svres, il peut inspirer
le respect comme la confiance. Il inspire visiblement les deux. Les fidles qui
l'entourent ont amnag une cuisine-rfectoire, une antichambre, le bureau du
prtre, des locaux pour les soeurs-infirmires de la confrrie de Sainte-Anastasie
quil a refonde. Dans la cour, l'autobus retap de la paroisse permet d'emmener
les paroissiens en plerinage, ou les anciens repris de justice dont il s'occupe en
voyage. Sur le quai est arrim un norme paquebot allemand qui a amen une
cargaison de touristes. Dans les fentres, les chemines et le pont de l'norme navire occupent le ciel. Voici, peu prs fidlement nots, les propos du pre
Alexandre :
Lglise d'aujourd'hui est une glise de nophytes. Mme les grandsmres sont des nophytes, elles ont t toutes des komsomols (Jeunesses communistes). Jusqu'en 89 il y avait trs peu de familles croyantes.
Cela entrane une certaine fermeture au monde. Elles disent : j'ai jet le tlviseur. On a peur de l'Ouest, et surtout des missionnaires protestants
amricains, on a l'impression quil y a une agression de l'Ouest. On veut
conserver, congeler la foi. On mprise la culture sculire. Mais les choses
vont un peu mieux, les croyants redeviennent plus ouverts.
Moi-mme je viens du cercle du pre Valentin Sventitski. Nous lisions
le Psautier la maison, je me suis converti 26 ans. Ma famille respectait
la religion, mais ne croyait pas, mon pre tait un ingnieur sovitique ;
autour du pre Valentin nous voulions fonder un mouvement de noviciat
blanc , aller dans le monde, on commentait des chapitres de l'vangile
dans des appartements. J'ai commenc catchiser, comme le pre Kotchetkov, mais moins spectaculairement. Ensuite en est venu me demander
d'aller la prison de Gorelovo, prs de Pskov. J'avais trente ans, c'tait
passionnant. Parmi mes anciens repris de justice, l'un est devenu hiromoine, l'autre s'est mari et nous aide. Il y en a toujours qui viennent ici
Ptersbourg, mais c'est par la ferme que nous exploitons que nous les faisons revenir la vie. Il y a eu des checs, l'un a repris le chemin de la drogue et est parti avec l'argent. Le gardien de notre glise, Kolia, un SDF
que j'ai fait installer ici comme chauffagiste (il s'occupait des poles, avait
sa petite pice), est reparti il y quelques mois. Peut-tre il va de monastre
en monastre, peut-tre il est revenu sa vie de dchance.
Une chane se forme, nous en envoyons dans certains monastres, en particulier le monastre de la Montagne-Sainte, ct de la proprit de Pouchkine. Les
205
monastres emploient des centaines dhommes paums , c'est une aide sociale
qui ne dit pas son nom.
[144]
Le pre Lev Bolchakov, qui vient du mme groupe que le pre Alexandre, a
lui une paroisse en Carlie, il est de passage. On sent entre les deux hommes une
grande confiance, ils s'paulent. Lev est plus rigoriste. Il s'occupe aussi de toxicomanes, de malades du sida (l'pidmie est en ce moment foudroyante en Russie). C'est chez nous comme en Afrique. Nous avons deux chambres d'enfants
infects dont nous nous occupons. C'est une catastrophe.
Les autres confessions chrtiennes ont toujours t prsentes SaintPtersbourg, capitale de l'empire fonde par Pierre le Grand, et qui vient de fter
son tricentenaire en 2003. Le premier lieu de culte ici a t luthrien, puisque
Pierre faisait venir surtout des Allemands, des Hollandais, des Ingriens (pays baltes). On voit au centre de la ville des temples allemands, sudois, finlandais, armniens. Tous avaient t ferms par le pouvoir sovitique. La cathdrale luthrienne de Saint-Pierre-et-Paul sur la Perspective Nevski tait devenue une piscine.
Il y a trois ans, j'y tais entr, la piscine occupait la nef, les gradins pouvaient servir pour les fidles. Le bassin, pour les baptmes collectifs, me disait en riant
l'vque allemand. Je suis all le revoir en juin dernier. Lglise est toute rutilante,
les locaux sont impeccables, il y a une passionnante exposition temporaire de la
fondation Goethe sur les Allemands en Russie. Le bassin a t recouvert par un
parquet, la nef a perdu de sa hauteur, mais c'est plus confortable. Il va y avoir ce
soir un concert de musique allemande du XVIIIe sicle. Georg Kretchmar, l'vque, venu de Hambourg, est un homme doux, imposant, affable. Il me reoit dans
l'ancien bureau du directeur de la piscine.
Quand nous avons repris vie, aprs 1990, nous avions en vue les
congrgations luthriennes allemandes chasses en Asie centrale par Staline. Mais beaucoup d'Allemands ont migr vers leur pays d'origine. Aujourd'hui nos congrgations sont surtout en Europe, Russie et Ukraine. Les
enfants ne parlaient que russe, il a donc fallu passer au russe. Nos liturgies
sont en gnral bilingues. Dans l'Est et en Asie, les congrgations sont restes ritualistes, pitistes, assez fermes sur elles-mmes. Ici, en Russie, elles sont plus ouvertes, et des intellectuels viennent nous qui n'ont aucune
tradition familiale. Nous devenons une vraie glise russe. Il y a 150
206
Ce que ne me dit pas Mgr Kretchmar, c'est que le Missouri Synod vient de
fomenter un schisme contre lui en dtachant les paroisses de Bilorussie. Spectacle attristant, semblable celui de l'glise russe hors frontires qui vient tout juste
de se rconcilier avec [145] le Patriarcat de Moscou aprs avoir cr un schisme
sans aucun avenir. La conversation que j'ai avec le professeur Pastor, un physicien
qui a t lu prsident du Synode national luthrien de Russie, complte mes informations. Le schisme gagne la Sibrie luthrienne. Le fondamentalisme est
donc l'oeuvre : les baptistes voulaient mme rebaptiser les luthriens qui venaient eux... ce que ne font pas les orthodoxes. Or il y a des conversions d'orthodoxes au luthrianisme, ou plutt des intellectuels russes attirs par la vie des
communauts protestantes de ce type. Je quitte l'glise de Pietri, comme on l'appelle familirement, avec le mme sentiment d'espoir que dans la communaut du
pre Alexandre. Au demeurant M. Pastor et le pre se rencontrent pour les uvres
diaconales chrtiennes interconfessionnelles de la rgion de Saint-Ptersbourg.
207
[146]
LA GUERRE
DES JURIDICTIONS
ORTHODOXES EN FRANCE
Nice, Biarritz sont des noms de lieux connus maintenant de toute la Russie.
Mme par ceux qui nont pas les moyens d'y aller en villgiature comme faisaient
grands-ducs et riches libraux avant la Rvolution de 1917 (par exemple la famille de Vladimir Nabokov Biarritz). Et comme font aujourdhui des milliers de
touristes russes fortuns. Les colonies russes du XIXe sicle y ont construit des
glises, comme Baden-Baden, ou Vevey en Suisse, ou Paris la rue Daru
dans le XVIIe arrondissement. Or, depuis quelques mois, la guerre fait rage entre
deux des trois juridictions qui se partagent les fidles orthodoxes en France :
l'glise russe hors frontire, qui date des annes 1930, le patriarcat de Moscou et
lArchevch russe d'Europe, qui s'est plac sous l'autorit du Patriarche cumnique, c'est--dire du patriarche de Constantinople.
Le conflit n'a jamais t doctrinal, il a toujours t un conflit de juridiction ecclsiale, mais il est devenu aujourd'hui une guerre immobilire. Lglise de Biarritz, rattache Constantinople, a failli tre prise d'assaut par un nouveau prtre
moscovite , l'glise de Nice a vu arriver un huissier de justice. En 1908, le tsar
208
[email protected]
Nicolas Lossky, 1903-1958, est, entre autres, l'auteur d'un Essai de thologie mystique de
lglise orientale.
Mgr Vassili Krivochine, 1900-1985, est l'auteur d'un ouvrage sur Grgoire de Palamas.
Olivier Clment, n en 1900, se fit baptiser trente ans.
209
Mtropolie dEurope occidentale, Mgr Gabriel, qui officie la rue Daru Paris,
pour la premire fois dans l'histoire, est un non-Russe, il est flamand, mais il officie en slavon dglise (j'tais moi-mme l'office du jeudi saint, rue Daru, Pques 2006 et il y avait affluence). Les tentatives de main mise de Moscou sur le
patrimoine immobilier russe, en France, Budapest, Jrusalem, ne sont pas
l'unique pomme de discorde.
En 2003, le Patriarche Alexis II adressa aux glises russes d'Europe occidentale une lettre o il leur proposait de se runir enfin, sous l'autorit de Moscou,
mais en pleine autonomie tant financire que statutaire. Lexarque serait Mgr Anthony Bloom, dj mentionn, mais alors mourant. Cette runion devant prluder
la cration ultrieure dune glise locale orthodoxe, comme le veut la tradition
sculaire de l'orthodoxie, o l'on est pass, avec saint Cyrille et son frre saint
Mthode, de la langue liturgique grecque la langue slavonne (en Bohme). Simplement, les changements dglise se faisant avec une lenteur qui dfie les gnrations, il s'agit d'une perspective d'un ou deux sicles...
Il y a des glises francophones dans les trois juridictions, la langue de l'office
n'est donc pas obligatoirement le slavon d'glise. Ce nest pas vraiment cela qui
fait problme (le slavon tant mal compris mme en Russie, gure plus que le
latin avant Vatican II). Mais une grande part de l'orthodoxie occidentale issue
des tourments de la guerre civile russe, de la perscution en Russie communiste,
et des invitables schismes juridiques (quil n'est pas utile de rappeler ici, mais
qui le sont abondamment sur les sites o la bataille fait rage) ne dsire pas
rejoindre Moscou pour d'autres raisons que le soupon dimprialisme ecclsial
(rel !). Les vques dans cette nouvelle orthodoxie sont lus, les lacs jouent un
trs grand rle, l'cumnisme est devenu une seconde nature. Or le fonctionnement de l'glise russe, avec son Saint-Synode inaugur par Pierre le (sans patriarche, puisque Pierre l'abolit, et quil ne fut rtabli quen 1917, interrompu en 1924
avec la mort du patriarche Tikhon qui mourut assign domicile, rtabli par Staline en 1943) est fondamentalement autoritaire. Au fond, les opposants Moscou
pensent quil est temps pour l'orthodoxie occidentale de s'manciper, d'inventer
une orthodoxie moderne, indpendante de tout pouvoir, socialement plus active,
cumniquement [148] mieux lie aux frres chrtiens. A quoi les tenants de
Moscou rtorquent que le document du Synode archipiscopal d'aot 2000 sur
l'Enseignement social de l'glise russe a pratiquement reni l'ancienne soumission
210
politique au pouvoir sculier, qui porte le nom de sergianisme, du nom du mtropolite Serge qui, en 1927, fit acte d'allgeance, et lana l'glise dans la collaboration avec le rgime qui voulait sa perte, les rcalcitrants allant au Goulag.
On comprendra qu'il est malais de prendre parti. Il y a trop de varit dans la
renaissante glise russe, trop de contrastes. Il y a une minorit admirable, ouverte,
et surtout inlassablement l'uvre d'vanglisation, et il y a aussi une majorit
trs nationaliste, prte perscuter les clercs indpendants comme le simple prtre
sibrien qui refusa daller bnir les locaux de la prison o est dtenu l'ancien oligarque Mikhal Khodorkovski 52 ; le pre Serge Tataturikhine, en poste Krasnokamensk, s'est vu de ce fait suspendu a divinis par son vque... Le pouvoir
actuel mentionne officiellement l'influence l'tranger de l'glise du patriarcat de
Moscou parmi les lments d'autonomie de la Russie qui la distinguent de l'Occident, un lment qui l'empcherait d'entrer en Europe unifie si la chose tait envisageable 53 . Soljnitsyne dans une interview trs rcente vient dapporter son
soutien la politique de stabilisation du prsident Poutine (mais en demandant de
svir sans hsitation contre les actes de xnophobie). Et il apporte aussi son soutien au Patriarcat quand celui-ci, par la voix de Mgr Kirill (le ministre des Affaires trangres du Patriarche) demande qu'on complte l'institution des droits
politiques et citoyens par l'institution de la responsabilit morale . Soljnitsyne
prcise : la ralisation des liberts ne doit pas menacer l'existence de la patrie, ni
offenser les sentiments nationaux ou religieux 54 . C'est dire que les sensibilits
ne sont pas les mmes en Russie et en Occident, mme chez l'auteur de l'Archipel
du Goulag, qui a tant fait pour changer le cur de l'Occident. De plus, il est des
orthodoxes en Occident qui ne ressentent pas le besoin dunit organique des
glises orthodoxes qui, rappelons-le, n'ont pas de principe monarchique , le
Patriarche cumnique de Constantinople nayant quune prsance, mais pas de
pouvoir. Sans aller jusqu penser en termes de fdration d'glises comme les
protestants, ils disent ne pas prouver le besoin dune unit visible. Comme le phi-
52
53
54
Rappelons quil s'agit de l'ancien patron de la firme ptrolire Youkos, condamn en 2005
huit ans de travaux forcs quil purge dans l'Extrme-est sibrien, non loin des lieux o furent bannis les insurgs dcembristes par le tsar Nicolas Ier.
Confrence Genve en janvier 2006 de l'ambassadeur Nikola Spasski, secrtaire du
Conseil de Scurit de la Fdration de Russie, sur les grands axes de la politique trangre
russe.
Interview du 28 avril 2006 Moskovskie Novosti.
211
losophe Vladimir Soloviev qui, dans son Rcit de lAntchrist, imagine dans les
temps de la dernire perscution Pierre, Paul et Jean runis avec une poigne de
fidles pour tenir tte l'Imposteur, mais sans prsance hirarchique.
Nice et sa cathdrale russe, que visitent tous les touristes, retrouveront, esprons-le, la srnit, mais la question reste pose : la place de l'orthodoxie dans
l'Occident non orthodoxe. Filiale de l'glise russe historique et restaure dans une
autonomie qu'elle navait jamais eue dans l'Ancien Rgime, ni bien sr sous le
communisme, ou forme nouvelle du christianisme occidental ?
[149]
IV
LES LIEUX
Retour la table des matires
212
[149]
213
214
[151]
Irkoutsk est cinq fuseaux horaires de Moscou. On y va en avion depuis l'aroport de Domodidovo, un norme caravansrail bourdonnant de toutes les destinations intrieures de ce continent quest la Russie. Autrefois misrable, il est
aujourd'hui ultramoderne, toujours en travaux, aussi puissamment dmonstratif de
l'essor russe que Moscou elle-mme o les gratte-ciel nostaliniens postmodernistes fleurissent l'envi. Je vais l'aroport par la toute nouvelle navette ferre qui
part de la gare Paveletski. L aussi, comme tout est chang : tout est astiqu, la
police contrle les entres dans les salles d'attente. On peut enregistrer sa valise et
partir les bras ballants.
Dans l'avion, on distribue des journaux, il y a les Izvestia, qui sont maintenant
en couleurs, et, miracle, il y a le virulent journal d'opposition Novaa Gazeta, o
Anna Politkovskaa tenait avant d'tre assassine une rubrique au vitriol contre le
prsident Poutine. Je mempare du dernier exemplaire. On a dj vol sept mil-
215
lions de roubles pour liquider Basaev, il en reste encore dix voler , annonce la
manchette. Tiens, les Sibriens seraient-ils des frondeurs ?
Irkoutsk, charmante ville dont le centre historique est deux tages au plus,
subsistent de trs nombreuses maisons de bois demi enterres dans la terre, car
la chausse monte inexorablement. Quelque chose est reste de cette Irkoutsk o
vinrent en relgation aprs leur peine de bagne les principaux condamns du procs des Dcembristes. La maison du prince Troubetskoy date de 1851, Sergue et
son fils Ivan y vcurent jusqu l'amnistie accorde par Alexandre II son avnement. C'est une jolie maison de matre, modeste, avec sa lanterne, ses rduits
provision demi enterrs, le piano et le tapis persan dans le salon, le coffre de
voyage du prince. Ils avaient t environ 70 condamns, regroups au bagne de
Tchita, avant d'tre envoys Aok dans les environs d'Irkoutsk. Troubetskoy,
Poggio, Lounine ont ici fond des coles, des dispensaires pour les enfants ; ils
taient des civilisateurs, envers et contre tout. Sur le bureau, un bronze reprsente
Nicolas Ier leur bourreau. La demeure, en bois galement, du prince Volkonski
n'est pas loin. On y voit un piano-pyramide et un tchoubouk turc pour fumer en
compagnie. Le pouvoir sovitique a mis du temps reconnatre les dcembristes,
ce genre de rvolts n'tait pas du got de Staline (non plus que les terroristes qui
[152] turent Alexandre II). Mais l'intelligentsia sovitique vouait un culte aux
rvolts venus des rgiments impriaux et de la noblesse ancienne. Natan Eidelman, biographe de Lounine, et des autres hros du 14 dcembre 1825, sillonna le
pays pour y porter la bonne parole dcembriste . Le muse date de 1965. Il a
survcu la perestroka ; ici tout est idyllique : le logis seigneurial, l'idal dmocratique des rvolts, la continuit avec l'poque finissante du sovitisme. En ces
deux oasis d'lgance nobiliaire, on respire une Russie qui aimerait tre tout entire dcembriste . (Les prisonniers de la premire pice de Soljnitsyne, La Rpublique du travail, bagnards sovitiques, se dnommaient eux-mmes les nouveaux dcembristes ...)
Octobre est encore doux, la jeunesse dambule sagement. On prpare les lections du gouverneur (les dernires, car le prsident Poutine a dcid de remplacer
les gouverneurs lus par des gouverneurs confirms par les Parlements locaux sur
proposition du Prsident de la Fdration). Lactuel gouverneur est un sans-parti,
et il a le soutien notable de la gloire littraire du lieu Valentin Raspoutine. Toujours timide, d'une colre rentre contre la dcadence d'aujourd'hui (depuis 1989,
216
il dnonce le gnocide dont le peuple russe est, selon lui, la victime), Valentin
Raspoutine vient de publier un roman, le premier depuis longtemps : Fille dIvan,
Mre dIvan ; l'action de cette nouvelle longue se passe prcisment Irkoutsk.
La vie d'une famille ouvrire est chamboule une nuit o la fille ne revient pas.
Elle a t viole par un Caucasien du march local. Le pre et la mre commencent une longue enqute anxieuse pour retrouver leur fille. Mais c'est la mre qui
a toute l'nergie, c'est elle qui pie le magistrat instructeur, se persuade qu'il va
librer le violeur contre un pot-de-vin, elle qui abat le violeur caucasien. La nouvelle est construite avec la rigueur d'un drame classique, les motions y sont pudiquement retenues, la vengeance de cette mre russe est emblmatique : elle se
sacrifie pour sauver sa fille, mais aussi l'honneur russe. Les pres ont failli, et aujourd'hui il ne reste plus que les mres pour tenir tte la boue qui monte...
Comme toute l'uvre de ce Sibrien taciturne, Fille dIvan, mre dIvan est un
texte immerg dans le parler populaire ; il se veut prophylactique, si l'on ose dire,
il laisse un got trange, un vague relent de racisme xnophobe. Mais l'atmosphre violente du march, la corruption des autorits, la dmission des pres y sont
peintes avec une force indniable. Depuis 1Incendie (1986), Raspoutine navait
plus retrouv cette force narrative. Lui-mme habite en plein centre, et ma visite
chez lui apporte plus de mutisme que d'information. Le fils de l'crivain enseigne
l'anglais, et il a fond une cole de langue qui fonctionne l't au bord du lgendaire lac Bakal ; les trangers y viennent, l'cole a du succs.
Irkoutsk comme ailleurs on restaure les glises, on restitue des difices religieux, mme aux catholiques OU aux bouddhistes, qui sont assez nombreux. La
vieille glise catholique (construite pour les anciens bagnards polonais) est aujourd'hui une salle de concert, avec orgue. Mais on a autoris la construction sur
une hauteur au nord du fleuve d'une vaste basilique catholique qui abrite le sige
d'un des trois diocses catholiques rigs par Jean-Paul II (qui servent de pomme
de discorde entre lui et le patriarche Alexis II). Ldifice rappelle en petit la cathdrale de Brasilia, vaste pousse de bton avec une immense verrire. Les signes d'une pit catholique l'ancienne sont touchants et [153] un peu incongrus
dans cette capitale sibrienne, mais la foi romaine nest-elle pas arrive avec les
dports polonais ?
Il y a deux marchs Irkoutsk, l'un est le march de toujours, l'autre est
Chankha , le march aux puces chinois, un grouillement de vendeurs et
217
d'acheteurs, de marchandises venues de Chine, et colportes par les navetteurs . C'est ici que se passe l'action du dernier rcit de Raspoutine. En allant
vingt kilomtres visiter un village o le prince Volkonski avait t assign rsidence avant Irkoutsk, j'ai rencontr d'autres Chinois : au bout d'un de ces
chemins de terre dfoncs qui font l'unit profonde de la Russie, en cherchant
avec notre voiture le banc de Volkonski , une pierre dominant le fleuve Angara, nous nous sommes embourbs et avons cherch de l'aide dans un baraquement
trange, entour d'une clture peu aimable : c'taient les Chinois ; deux, ils ont
repris des terres abandonnes par le kolkhoze et font venir au printemps leurs
compatriotes ; ils produisent des lgumes pour Irkoutsk et repartent chaque hiver,
en laissant trois gardes. trange ! la Russie a t tellement dkoulakise ( dpaysannise ) que des Chinois viennent ici louer des terres, cultivent lgumes et
fruits en embauchant la main-d'uvre locale fminine, et repartent avec les mauvais jours. La population locale ne les aime pas, mais il n'y a plus de kolkhoze, les
fermiers ont chou (le coq rouge a eu raison d'eux, c'est--dire les incendiaires !) et les lgumes ainsi produits sont bon march. Il ny a plus queux
pour donner du travail nos femmes , soupire-t-on.
Au village d'Ourik, un des deux villages dcembristes , le pope ultrafondamentaliste voudrait expulser du cimetire orthodoxe les restes des conjurs
de 1825 qui ont failli leur serment pour le Tsar . Son collgue de l'autre village, Oust-Koudrinsk, me raconte la chose sans l'approuver. Lui s'occupe de fonder un tablissement pour adoucir les derniers mois des malades condamns. Ce
sera une btisse ct de son glise, en pleine restauration : la vue sur lAngara
est sublime, on entendra les cloches, on pourra aller l'office en clopinant... Le
pre Serge est jeune, il s'active refaire le bulbe du clocher, il rve aussi d'une
cole paroissiale, concurrente de l'cole publique. A Ourik, l'inimiti entre l'glise
et l'cole, o se tient un petit muse encore trs sovitique, est totale, les menaces
d'anathme ne sont pas loin.
Irkoutsk est une cit universitaire assez extraordinaire. La nouvelle Universit
conomique est florissante, flambant neuf, un cinquime de la population est estudiantin. Partout y a, mme dans les universits d'tat, des sections prives o
il faut payer. La grande affaire est maintenant le sursis militaire des tudiants : le
prsident Poutine a rcemment indiqu qu'il serait refus certains tablissements ; certes, est clair qu'il existe en Russie des universits-bidons o tout
218
219
nom courant) font aujourd'hui un trange voisinage avec le Tsar massif et court de
taille qui vint bout des anarchistes Russes, qui lana l'ide du tribunal international de La Haye, qui supprima quelques rformes de son pre. Comme tout le
pays, Irkoutsk vit dans la dichotomie. Mais vit bien, mange bien, se chauffe bien,
et s'intresse peu Moscou. Ici c'est la vraie Russie, un peu dplace, un peu eurasifie , Alexandre III nouveau la protge...
II Arkhangelsk
Arkhangelsk, dans le nord de la Russie d'Europe, jouit d'une situation magnifique, dominant la mer Blanche. La ville n'a jamais chang de nom, bien que son
nom soit celui de l'Archange Michel. Des glises ? il n'en reste que trs peu, pratiquement une seule, hors la ville, o s'est install l'vque. Les autres, 88 exactement, ont t rases soit dans les annes trente pour l'dification des marins trangers qui devaient trouver ici une ville du futur, athe et socialiste, soit dans les
annes soixante, ou dans les annes Khrouchtchev, qui furent une calamit pour
l'architecture urbaine russe (il s'agissait de remodeler l'amricaine). La bibliothque de la province domine la mer. Au loin, dans cette immense mer intrieure
(devenue un cimetire de sous-marins atomiques), l'archipel des les Solovki, o
je rve d'aller. La destruction des glises a enrichi un muse dont la salle des icnes est une merveille. La conservatrice, Roxane Alexeevna, qui me fait visiter,
parle du gnocide russe, elle aussi, et des destructions causes par les nazis. Je
[155] lui fais remarquer que jamais Arkhangelsk ne fut occupe : le corps expditionnaire anglo-franais, en 1918, s'en approcha, tira quelques obus, mais n'entra
pas. Les nazis encore moins... C'est de vos propres mains, lui dis-je, que les glises ont t dtruites. Elle le sait, et parat soudain prs de s'crouler d'motion. J'ai
souvent rencontr en Russie ce genre d'motion, ce refus d'endosser les malheurs
et crimes du communisme, et l'ide d'une conjuration de l'tranger reste trs vivante. Il faut dire que le complexe 1812 n'est pas non plus sans fondement.
Chaque anne d'immenses armes de volontaires, fanatiques d'uniformes et de
mdailles, rejouent la bataille de la Moskova...
Je suis invit par le pre Ioann, dont l'glise est trente kilomtres, l'est de la
ville, au-del de la rivire Ostrovka, dans une bourgade dont les btisses khrouch-
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teviennes tombent en ruine, o l'eau courante, non potable, coule marron fonc.
Le pre habite une isba sans eau courante, il faut aller au puits, la palanche et les
seaux sur l'paule. Il a trois jeunes fils, sa femme, qui a t infirmire, ne travaille
plus. Face cette isba isole, deux grandes glises ; l'une en bois datant de 1688,
dont il ne reste plus que le clocher et l'ossature ; elle fut hangar et table l'poque sovitique ; le clocher est de forme pyramidale, donc trs ancien, puisque le
patriarche Nicon interdit ces formes de clochers, juges trop antiquisantes...
Lautre date du dbut du XIXe sicle, orne de cinq bulbes en bois bleu clair et
une dcoration intrieure plutt sulpicienne du dbut du XXe, avec l'glise
chaude au rez-de-chausse et l'glise froide au premier (non chauffable). Au fond
de la coupole de l'glise froide me regarde un monumental Sabbaoth rong par
l'humidit ; dans l'immense iconostase sont enchsses d'anciennes et vnrables
icnes, dons des paroissiennes dans les annes de perscution (o il ne faisait pas
bon conserver chez soi une icne). Du haut du clocher, une lvation surprenante, on voit les forts au sud, la mer Blanche au nord, et les lignes noires des petites
usines de la rgion, insres dans un lacis de marcages. Il y eut ici au dbut du
XXe une mission intrieure, qui a abouti la publication de Conversations spirituelles de Zaostrovie. Lglise a toujours fonctionn : la tnacit d'une demidouzaine de femmes starostes (acceptant la difficile charge d' anciens ,
c'est--dire la mission de ngocier avec les autorits), le courage et le sacrifice de
plusieurs prtres qui furent dports pour leur rsistance morale, plus la chance
ont valu ce temple d'tre le seul de toute la province rester ouvert au culte.
trange aberration que ce temple chrtien en plein pays d'athisme militant !
Rappelons que dans les annes Khrouchtchev, qui avait repris les perscutions
religieuses des annes trente, il ne restait plus dans l'URSS que 240 glises ouvertes au culte, en voici donc une ! La dchristianisation n'en est pas moins profonde
et les paroissiens ne se recrutent pas ou presque pas dans le bourg de Zaostrovie,
mais viennent d'Arkhangelsk, et surtout de Severodvinsk, plus l'est. Severodvinsk, ancienne ville ferme o l'on btissait les sous-marins atomiques, est une
cit socialiste en perdition : d'immenses friches industrielles, des plans d'eau vides. Il ne reste plus comme activit que le renflouage partiel des sous-marins : il
s'agit de les relever du fond de la mer, en leur injectant de la matire plastique, de
les hler vers le port de Severodvinsk, et de prlever leur moteur atomique pour
viter une mortelle pollution de la mer Blanche. Les Norvgiens, premiers intresss, financent moiti ce programme, qui fait survivre le port. Triste pilogue
221
pour une grande cration sovitique. Lusine que je visite fabrique galement des
carafes en verre compact qui sont [156] ensuite ciseles, assez grossirement, et
deviendront des carafes cognac (armnien). Latelier de fonte et de soufflerie a
un petit air dantesque, et j'ose peine le comparer aux ateliers de Murano sur la
lagune de Venise. Mais les ouvriers sont satisfaits, l'usine est privatise, elle est
pour l'instant sauve. Or le directeur est un des paroissiens du pre Ioann. Ou plutt un membre de la fraternit fonde par ce trs jeune pre. La fraternit est allie
la fraternit de saint Filarte du pre Guorgui Kotchetkov Moscou, le moderniste de l'glise orthodoxe, actuellement relev a divinis par le patriarche,
mais son rseau de fraternits embrasse au moins dix mille fidles. Je dois dire
que les runions (le samedi et le dimanche) d'une bonne centaine de frres mont
beaucoup impressionn : par la diversit sociale (ouvriers, patrons, bibliothcaires, enseignants, infirmiers), par l'extrme dvouement la fraternit. Les runions comportent un repas en commun, des agapes , o une coupe de vin
chaud circule de frre frre, chacun pouvant dire une prire ou une invocation.
J'avais en participant aux agapes de Zaostrovie, dans ce coin perdu du nord de la
Russie, l'impression de vivre des temps proto-apostoliques. La catchse, une
catchse pour adultes qui dure un an plein, est un des buts principaux de la fraternit. Selon l'antique tradition, les catchumnes sortent du temple quand commence la liturgie proprement dite et que le diacre proclame Catchumnes, sortez ! (ailleurs ce rite est depuis longtemps oubli !) Aprs le baptme, outre la
vie hebdomadaire du groupe, il y a des plerinages, en Finlande (o il y a deux
monastres orthodoxes et de nombreuses glises), Moscou chez le pre Kotchetkov, ou dans d'autres fraternits relies au centre de saint Filarte. Le mouvement est une sorte de revival intrieur l'orthodoxie, avec traduction de la
liturgie en russe courant, initiation la thologie occidentale (surtout celle de
Berdiaev, de Boulgakov, de Frank, les grands penseurs orthodoxes de l'migration). Lambition est de lutter contre le ritualisme vide, la collusion de l'glise
avec les pouvoirs. Lidal orthodoxe d'ecclsialisation de la socit est ici mis en
pratique, avec des difficults inhrentes toute vocation militante : en gnral
seul un des conjoints fait partie de la fraternit, des problmes familiaux se posent, l'immersion de la vie civile dans une vie ecclsiale pour lacs est chose exigeante, et je me demande, tout en admirant cette collectivit ardente, si elle n'exige pas trop de ses membres.
222
Les les Solovki sont des hauts lieux spirituels de la Russie, et un des ples
mystiques de notre monde : j'y suis arriv par un minuscule avion, par une journe
glaciale et lumineuse d'hiver. Lavion apporte des mdicaments et des lgumes
l'le o vivent un millier de solovkiens . La piste minuscule est 800 mtres de
l'norme forteresse monastique. Une isba sert de logis pour le responsable du lieu
(ds que le vent se lve les vols sont annuls, ou l'avion repart sans atterrir). Les
normes blocs de granit qui composent les soubassements de la forteresse monastique donnent d'emble le ton ; svres et cyclopens, ils semblent dfier les vicissitudes de l'histoire. Pourtant ici, dans la cathdrale de la Transfiguration, les chlits des dtenus taient superposs trois par trois dans les annes 1920-1930. Le
camp fut un des premiers du rgime sovitique, ouvert sous Lnine. Oleg Volkov,
l'acadmicien Likhatchev y ont sjourn et nous ont racont la duret de ces annes. Certes le monastre cohabita quelque temps avec la prison, certes prtres et
vques dtenus se runissaient clandestinement le dimanche. Mais [157] que
d'atrocits ! je me rends skis sur le mont qui domine l'le principale, le mont de
la Hache. Il y a un mtre de neige immacule, l'glise au sommet du mont, d'o
l'on voit tout l'archipel, est garde par un seul moine. C'est ici qu'tait le cachot
pour les dtenus rcalcitrants, c'est sur cet escalier raide qui dvale vers la mer
que l'on jetait comme des bches les dtenus vers la mort : ils arrivaient en bas
tout dchiquets. C'est ici que certains dtenus taient appels Vridlo , c'est-dire remplissant temporairement la fonction de cheval . Lescalier du supplice
est aujourd'hui aussi raide, mais tout neuf : une inscription annonce qu'il vient
d'tre reconstruit avec l'aide du gouvernement royal sudois... Piotr Desen, petit
homme aux yeux bleus, trs doux, est venu d'Ukraine, il y a dix ans ; il est entr
au couvent comme novice, mais il na pas support la discipline, ni les moqueries
contre son chien. Il est rest trs pieux, va tous les jours l'office, et n'a pas quitt
l'endroit bien qui1 n'ait pour vivre quune minuscule pension d'invalide. Piotr
mamne chez lui, il habite une des rares baraques inchanges depuis le dpart des
zeks ; on voit chez lui les chlits, la crasse, l'troitesse du dortoir. Le vieux
chien responsable de son abandon de l'habit monastique est l, bien sr, au milieu
dune infirmerie danimaux. Il a fond un petit muse du camp, mais le directeur
du Muse des les Solovki, un muse fond dans les annes 60, qui emploie une
douzaine de collaborateurs, a fait dtruire ce rival minuscule. Le camp-prison fut
ferm en 1939, et le Goulag essaima sur le continent. Les soldats prirent la succession et ruinrent dfinitivement les glises. Pour eux on construisit trois caser-
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nes, et c'est dans l'une d'elles que je m'installe, invit par Piotr et Nadejda. Piotr
est le journaliste de l'le, il envoie chaque semaine par le petit avion l'enregistrement de son mission hebdomadaire, qui sera diffuse depuis Arkhangelsk. Nadejda a fond une cole de musique pour enfants, elle reoit des aides financires
des Sudois et des Norvgiens. Le grand chef de l'le est donc M. Lopatkine,
conservateur du Muse. Un despote craint, dont la sur dirige le muse des les
Kiji sur le lac Ladoga : une vraie dynastie ! la vie de l'le est rythme par la rivalit secrte entre l'higoumne du monastre, le pre Iosif, et le directeur, celui-ci ne
cde que pas pas les lieux monastiques, instaurant une taxe de 70 roubles l't,
au moment des plerinages, pour l'entre sur le territoire monastique, taxe norme, surtout pour une famille entire, et inepte. Le plus amer de tous est l'architecte en chef du Muse, Vladimir Sochine, un homme qui a refait les votes, les cloches depuis maintenant trente ans, et qui se trouve limin par le directeur : les
travaux sont interrompus, il s'agit de faire de l'argent avec cette merveille septentrionale qu'est le monastre. Je vais faire cracher les Solovki, s'il le faut, il y
aura un casino , ainsi me sont rapports les propos du directeur, et Vladimir Vassilievitch d'ajouter entre les dents : Et un bordel aussi ! Lt, l'envahissement
est en effet spectaculaire, la musique pop est dverse par les marchands ambulants, les filles vont en bikinis, ct des plerins venus honorer saint Zossime,
fondateur au dbut du XVe sicle du premier ermitage, et saint Savvati, son disciple et successeur.
Survivre dans ce lieu ne se fait qu' deux conditions : les uns se rattachent
l'glise, les autres au cabaret. Pour ces derniers le taux de suicide est trs lev.
La beaut du lieu est telle que plus dune centaine de citadins venus des grandes
villes en visiteurs s'y sont installs, comme Piotr, et sont devenus des fidles des
offices monastiques. Un Polonais, Mariusz Wilk, s'est install ici pendant trois
ans, a pous une fille du pays, crit un livre [158] sur les Solovki. (Son livre a t
traduit en franais). On me montre l'isba o il a vcu, car il est reparti, il a abandonn sa femme, et son livre a t reu comme un crachat par ceux qui men parlent. Il voudrait les Solovki sans les hommes, rien qu'avec les btiments.
Cette semaine d'hiver passe dans l'ancienne caserne o Piotr a rnov un logis (au milieu d'une baraque dont tout le reste est d'une crasse et d'un abandon
indescriptible) sont parmi les jours les plus miraculeux de ma vie : la vue sur l'anse de la mer, les remparts normes jalonns de tours avec leurs coiffes de bois
224
pentues, la vieille baraque juche sur des tais pour l'hiver, l'ancien gnrateur
lectrique l'abandon, et les chapelles disperses autour de la silhouette des cathdrales qui ont l'air hisses sur les murs d'enceinte, est extraordinaire. Nous
sommes alles prendre un bain dans l'tuve d'un riche paysan, qui fait chauffer
pour nous ce soir sa bania (il faut payer 40 roubles par personne, quatre au
maximum). Le silence l'aller comme au retour est total, les bottes crissent sur la
neige sche, les congres font deux mtres de haut. A l'tuve, on retrouve deux
jeunes gens, tous deux enseignants l'cole, venus du continent . Cyrille, prof
de maths, guitariste, ne sait pas s'il restera une deuxime anne : c'est dur de vivre
ici, dans le long isolement hivernal. Vania, le prof d'histoire, semble dcid rester, le charme agit sur lui. Au retour du bain, en marchant entre les deux murs de
neige, avec une loupiote de rien pour indiquer le chemin, c'est le mirage : l'aurore
borale occupe un tiers du ciel, je l'ai d'abord prise pour une montagne marron,
mais elle fume, des sortes de flammes vertes en parcourent la circonfrence.
Leffet est divin. Le mari de la voisine de Piotr commandait la milice locale. Il
vient de partir avec pravis d'une semaine faire la guerre en Tchtchnie.
225
dbut de l't. Ils ont leur rserve de patates, et chantent l'office monacal puisant
jour et nuit...
[159]
L'orthodoxie aujourd'hui en Russie prsente tant de visages. Il y a le visage
bestial, celui de cet aumnier que j'entends dire publiquement que les mres de
soldats , qui rgulirement protestent contre la guerre en Tchtchnie, sont des
putes qui ont elles-mmes tant de sang sur leur conscience, puisquelles pratiquent
toutes l'avortement. Le pre Alexandre, Saint-Ptersbourg, dont j'ai dj parl en
est scandalis, comme le sont la plupart des orthodoxes. Ce visage bestial existe,
mais il reste isol. En revanche, le grand danger qui guette l'orthodoxie est l'alliance avec les pouvoirs sculiers, l'indiffrence aux problmes moraux et sociaux, voire, comme l'a rcemment dnonc Alexis II lui-mme, la simonie, la
vente des bndictions d'usines, de rgiments ou de salles de spectacles... Mais le
pre Iosif d'Ivanovo, cet ultra-conservateur qui a cr un monastre partir de
rien, fond une infirmerie, une boulangerie industrielle, se rend rgulirement
dans les cellules surpeuples des prisons, a ordonn plusieurs prtres d'origine
juive, convertis l'orthodoxie ? mais le pre Alexandre qui anime une fraternit,
un orphelinat, un asile la campagne pour dtenus de droit commun librs et
paums ?
Il n'y a pas que les orthodoxes. Aux les Solovki, j'ai rencontr la mre d'un
jeune boulanger dArkhangelsk, un jeune homme qui aide les vieux, les aveugles,
les sourds-muets. Lev cinq heures, il court au travail, en sort 16 heures et
jusqu la nuit secourt les malheureux. Il est en effet devenu adventiste ds l'ge
de quatorze ans. Dans la ville on l'appelle l'homme de Dieu . Evgueni avait un
pre athe, fonctionnaire sovitique, un de ses frres est businessman, comme on
dit en Russie, un autre fait ses tudes. Lui est sur la voie de la saintet, et c'tait la
premire fois que je rencontrais ce type d' homme de Dieu , vnr par tous, en
dehors de la forme orthodoxe du christianisme.
La nouvelle Russie, c'est Evguni, le directeur d'usine qui finance la fraternit
de Zaostrovie, c'est Youlia, la fille d'crivains devenue journaliste d'enqute, tonitruant contre le rgime et la concussion, ce sont ces mres de soldats prisonniers
des Tchtchnes qui arpentent le pays. J'ai rencontr l'une d'elles SaintPtersbourg, son fils fait prisonnier a t tortur parce qu'il refusait de se convertir
226
l'islam, ils sont trois tre morts ainsi, et l'glise orthodoxe devrait, selon elle,
les batifier 55 . Mais elle-mme na pas le tlphone, l'administration le lui refuse
pour son association, et elle va perdre la minuscule pension laquelle elle a droit.
Tous symbolisent les douleurs, les paradoxes, et aussi la vitalit spirituelle de
cette Russie cache. Une Russie qui fait contrepoids celle, vidente, de l'essor
conomique, du gigantisme de la construction Moscou, du nouveau consumrisme, avec ces hypermarchs d'audiovisuel, de matriau de construction qui ont
surgi partout, ceinturent les villes, barrent la nuit de leurs enseignes.
La Russie que j'essaie de voir, de comprendre et d'aimer est une Russie qui rsiste l'occidentalisation, non par esprit de contradiction, mais parce qu'elle est
incapable dadopter les critres occidentaux. Ldition russe connat aujourd'hui
un boom extraordinaire, tout est traduit : la philosophie, la littrature de fiction,
les sciences humaines connaissent une effervescence comme jamais depuis les
annes 1905-1914, l'ge d'argent de la culture russe. Les immenses librairies en
libre accs Moscou, Saint-Ptersbourg [160] vous coupent le souffle. Le cinma russe a repris une intensit spirituelle avec Sokourov, ou sociale avec Todorovski, Barabanov. La littrature de fiction, qu'elle pratique la dconstruction
post-moderniste ou le ralisme magique, est riche d'inventivit et exprime sa
faon les paradoxes douloureux ou grotesques d'aujourd'hui. Mais la Russie est un
peu comme ce hros de Todorovski, mon demi-frre Frankenstein , qui rentr
du service militaire avec dans les yeux d'horribles scnes de mutilation, dbarque
Moscou pour tenter de se faire faire une coteuse opration l'il par son pre,
un businessman de rang moyen avec femme, matresse et deux enfants. Lentre
dans la famille de cet tre trange, inquitant et touchant, sorte de prince Mychkine, mais qui revient non d'une clinique psychiatrique de Suisse, mais d'un cauchemar sans nom (le mot de Tchtchnie nest pas prononc une fois dans le
film), reprsente tout le paradoxe de la coexistence de ces deux Russies, celle qui
est moderne, amricanise, prospre, entreprenante, et celle qui inquite, qui a vu
dans son cauchemar ce que l'homme ne doit pas voir, qui dsarme par la bont
dans la cruaut, la compassion dans l'indiffrence apparente. Une Russie tche de
se dfaire de l'autre, comme les familles bourgeoises sment en pleine nature le
chien fidle mais aveugle dont on ne veut plus, et qui encombre pour les vacances. Pavlik, le fils inattendu qui dtruit la bonne famine de classe moyenne sup55
227
rieure o il dbarque, qui rve d'un diamant pour remplacer son il manquant, qui
trangle le clochard cach dans le grenier, qui dtonne dans les soires de la dolce
vita moscovite, et qui finalement entrane toute la petite famille dans son dlire de
guerre et de perscution, c'est la Russie cache, non prsentable, traumatise par
la violence clandestine. Seule la petite Annenka, quil entrane dans son rve,
semble avoir de la comprhension pour ce demi-frre surgi du nant, avec sa trogne inquitante de Frankenstein. Dans la gare o ils ont fui tous les deux, elle
saute la corde comme une petite folle, et lui, avec son bandeau noir sur l'il,
semble partir pour le dlire qui le tuera : les deux Russie ne se rejoignent que dans
l'incongru et l'enfance de la vie.
228
[161]
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depuis la rue, septime tage sans ascenseur, o nous sommes assis sur des siges
bancals, contre la paroi d'un infime deux pices aveugle o sans doute vivait
Marmeladov, et rentrait, chaque nuit, Sonia, l'humble et la sainte, celle qui sauvera Raskolnikov de lui-mme. Jouer l'homme-rve et l'homme-moignon, l'utopie
qui tourne au vinaigre de la hargne, jouer Dostoevski pour dix spectateurs assembls ce soir par le bouche bouche du tlphone, il faut tre fou de cette
ville comme l'est ce magnifique acteur !
Son nom d'ailleurs, Mozgovo, comment ne me chuchoterait-il pas des chos,
puisque le refrain du roman malfique dAndr Bily, Ptersbourg, c'est prcisment le jeu crbral , mozgovo en russe, Mozgovo comme l'acteur du Songe,
comme toute cette cit horizontale sortie du delta par une volont, une seule, celle
d'un gant qui affectionnait les petits estaminets hollandais, arrachait les dents aux
passants, correspondait avec Leibniz, un gant qui mit en branle ce gigantesque
jeu crbral, o les ombres et la ville tissent une connivence de peur, de soumission et d'incantation.
La ville-faade, on achve de la lessiver, rafistoler et repeindre ; la ville bourreau, on ne la repeindra jamais. Elle tisse avec les palais un texte de ville nul
autre pareil, celui quaimait et peint le grand Doboujinski. Loin de Venise et de la
Palmyre du Nord, au-del [162] des faades, comme Venise, disait Brodski qui
naimait que les les (Manhattan tait la troisime).
Un texte et un jeu crbral, une saillie d'illusionniste, une injection de baroque
dans un espace de palais et de brumes. La cration d'une flotte, d'une Acadmie,
d'une statuaire, d'une grande puissance, d'une grande posie... O le marquis malintentionn, Astolphe de Custine, ne voyait quimitation dEurope et style amricain (une autre imitation), nous voyons, nous, un greffon d'antique sur la force
slave, une union miraculeuse de toute l'Europe avec un delta qui charrie la force
de l'Asie et la solitude du Nord. Helsinki, si proche, si romanovienne nous
aide mieux saisir l'unicit de Ptersbourg, o tout est ordre comme dans le Pome sans hros dAnna Akhmatova, mais ordre tragique et agonisant, o my future is in my past (TS Eliot)
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nouveau souper chez Wolf et Branger o soupa Pouchkine avant le duel, on peut
dner aux chandelles dans l'antre des potes de 1913, le Chien errant, on peut encore se perdre dans les les, errer autour des porches de l'Arsenal ou de la Nouvelle Hollande... Tout Ptersbourg nest qu'une avenue infinie leve la puissance
n. Au-del de Ptersbourg il n'est rien. (Andre Bily)
Ptersbourg du mythe, Ptersbourg du ddale, Ptersbourg des Palais, Ptersbourg des arrire-cours aux murs immenses dlavs et inquitants, tels que Doboujinsky les a peints avec une sorte de rage dsespre. Ptersbourg sur l'eau,
rve europen de Palmyre du Nord, mirage dans l'interrgne entre l'aqueux et le
brumeux, Venise du delta qui rpond aux coupoles de San Giorgio par le palladisme de ses palais, aux mirages hollandais par la flche de ses clochers o s'installe l'ange de l'Apocalypse, l'ordonnance du ballet des pierres et du jardin versaillais par ses palais priphriques, par sa structure en toile, par sa statuaire immense. Rozanov, qui n'tait pas n en cette ville, en clbra l'gypte inquitante,
ses sphinx et ses sphinges, ses lions, ses centaures. Ptersbourg vit par l'isolement
et par le contraste. S'il est une structure binaire en Russie, c'est bien celle-ci :
Moscou-Ptersbourg. Moscou l'ancienne, la douairire, ville circonfrence, villearbre. Ptersbourg la crbrale, sortie du geste d'un empereur immense, parfois
pris de colres violentes, mais pris des estaminets hollandais et des intrieurs des
artisans qui il emprunta l'art de la charpente, afin de crer un des deux grands
chefs-duvre de la Russie, sa flotte. Car, comme l'a dit le pote Brodski, fils de
la Ville, la posie russe et la flotte russe sont les deux chefs-duvre les plus inat-
232
tendus de la Russie, et tous deux lis la Ville de la Nva, elle aussi chef-d'uvre
totalement inattendu. Car rien nindiquait que ce pays terrien et fluvial, pris dans
la plaine eurasienne, aurait une capitale sur l'eau, une grande flotte et une grande
posie ! Par un caprice du maire actuel de Moscou, une statue gre de filins du
Tsar-marin est alle se loger dans Moscou la terrienne, la proue de la seule le,
pas trs pittoresque, quait la ville antique, mais le vrai Tsar-marin, il est ici, dans
le souvenir des vers de Pouchkine, dans les Pices minuscules de son Palais dt,
dans les vestiges de son premier Ermitage, o l'on a reconstitu en cire le Tsar,
install un bureau gigantesque dans un cubicule minuscule : un gant dans une
cabine de bateau...
Le film d'Alexandre Sokourov LArche russe, qui a t tourn en un seul plansquence d'une heure et demie, est un parcours, camra numrique au poing, dans
le ddale de [164] l'Ermitage et du Palais d'Hiver. Il commence ici, sous l'opra
pastel et or, dans l'estaminet hollandais, se poursuit par la terrasse suspendue o
passe la jeune Catherine impratrice, qui va tant changer la ville, que l'on revoit
douairire vieillie courir aux latrines o elle va trpasser, aprs quoi un long parcours nous mne aux salons d'apparat, la salle de bal, aux appartements du dernier des tsars, Nicolas II, l o sigea aprs son arrestation le gouvernement provisoire. Le film est un torrent de chamarrures et de mousseline, un flux de menuets et de quadrilles, un miroitement d'paulettes et de rubans. Un petit marquis
de noir vtu y circule d'un groupe l'autre. Il Nest pas nomm, mais nous savons
le nommer, il s'appelle marquis de Custine, et il vient ici en 1839, il assiste ce
bal, aprs quoi il rdige son rcit de voyage fielleux et admiratif. Mais le film de
Sokourov ne vit que pour les dernires minutes du film, lorsque le flot chamarr
descend le grand escalier d'apparat, un des trois cents escaliers du palais gigantesque, et que le flou les engloutit, tandis que la camra se retourne vers les fentres,
o apparait la nuit, et dans la nuit un raz de mare qui monte, peut-tre ce dluge
qui menace la Ville sur le delta depuis sa cration, et une voix murmure : maintenant nous sommes entre nous.
Eh bien, non, jamais les Russes nont vraiment t entre eux dans la Cit de
Pierre. Allemands et Polonais, Finnois et Sudois, franais de cour, artisans de
Bavire ont colonis la ville, l'ont difie, orne, ont peupl de professeurs ses
Acadmies, de causeurs ses salons, de gnraux ses tats-majors. Les glises de
toutes les nations campent ici, avec leurs faades jsuites ou hollandaises, leurs
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vitres larges de temples luthriens. Et mme la grande Mosque est venue se loger
sur le Ct de Petrograd , au nord de la Forteresse Pierre-et-Paul. La ville est la
porte sur le monde, tapie au fond du golfe, comme Venise dans sa lagune. Et c'est
d'elle que partirent toutes les rvolutions. Elles ne viennent en Russie que du haut,
a dmontr aprs bien dautres l'historien Natan Eidelman.
C'est ici que furent crites Les Soires de Saint-Ptersbourg par l'ambassadeur
de la cour de Turin et Savoie, Joseph de Maistre. Tandis que son frre ornait les
salons de ses gravures, et les faences de ses figurines. La ville fut btie par des
architectes trangers et russes, russifis ou rests allemands, ou tessinois ou italiens, tous unis dans leur succession pour crer une ville qui nous frappe par son
unit alors que le marquis de Custine l'tait par son mauvais got l'amricaine.
Lhistorien Moisse Kagan a raison de parler dans son livre sur la Ville d'une sorte
de classicisme la russe, le mme quen Europe, mais russifi par les dimensions,
l'immensit du ciel, de la Nva, la rusticit de la statuaire parfois. De cette capitale si une et si diverse sont parties tous les grands bouleversements qui ont secou
le corps de la Russie : l'europanisation l'asiatique de Pierre, l'abolition du servage d'Alexandre II, ralisant ce pour quoi les Dcembristes avaient t pendus,
ici aussi. Et puis les grandes rvoltes lentes de 1905 et de 1917. C'est ici que vint
buter sur les mitrailleuses le flot du proltariat des banlieues, conduit par le prtre
Gapone ; ils apportent au Tsar leur supplique, que Pguy, aussitt, dans ses Cahiers de la Quinzaine, compare au plus grand des textes, dipe Roi, de Sophocle.
Par ce que le peuple russe qui traverse les ponts gigantesques et va au palais, ce
sont les suppliants de Sophocle, et pour Pguy, les suppliants sont videmment plus grands que les supplis. En l'occurrence le suppli est le Tsar, qui
deviendra plus tard un suppliant, puis un supplici.
[165]
Ptersbourg-Moscou : le contraste est saisissant et il nourrit surabondamment
la littrature russe. Gogol, le chantre d'un Saint-Ptersbourg qui torture le petit
fonctionnaire , l'homme sans importance cras par les espaces et par les hirarchies, Akaki Akakivitch, dont le nom veut dire celui qui ne fait pas le mal, se
heurte ici au mal aveugle et sourd, l'Administration et les Brigands. Point de pelisse qui vaille ici ; et l'humanisme ici n'est quartifice. Gogol qui, dans un petit
texte cisel, oppose les deux capitales. Moscou est une vieille casanire, elle cuit
les beignets, elle coute dans son fauteuil le rcit qu'on lui fait des affaires du
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pouse du gnral. Tatiana a accompli le priple initiatique de la vie russe : campagne Moscou Ptersbourg, mais sans rien trahir d'elle-mme.
Ptersbourg est le lieu de l'amiti entre le hros Eugne et son moi le narrateur ; comme on le voit dans cette strophe du chant I :
[166]
La boucle que fait la narration d'Eugne Onguine est un peu celle de toute la
littrature russe depuis la fondation de Ptersbourg : le substrat slave et orthodoxe, la capitale dchue, mais bonne et humaine, la nouvelle capitale europenne,
mais insupportable l'homme naturel. Radichtchev, dans un clbre Voyage de
Saint-Ptersbourg Moscou avait, en autant de chapitres qu'il y avait de relais de
poste entre les deux capitales, fait un tableau allgorique des misres de la
paysannerie soumise encore l'esclavage. Pouchkine lui rpond dans son voyage
en sens inverse. Beaucoup plus tard viendront d'autres pomes qui sont autant de
travelogues comme on dit en amricain, mme quand les rangs de prsance
auront t changs et que Ptersbourg, devenu Leningrad, aura t dchue de son
rang de capitale par Lnine. Et tout cela pour arriver l'acrimonieux et symbolique Voyage de Leningrad Saint-Ptersbourg de Mikhal Kouraev, un voyage
encore plus symbolique que celui de Radichtchev, puisquil est un voyage de
simple mutation toponymique, avec le retour de l'ancien nom, et l'apparition de la
dchance affairiste dans la moribonde merveille de l'art, o nous naissons plus
rarement que nous ne mourons , prcise le cruel ironiste dmographe. Pendant
soixante-dix ans, Saint-Ptersbourg avait perdu son nom, le nom du saint de son
patron fondateur. Le nom initial tait d'ailleurs carrment nerlandais, plus
quallemand, puisque Pierre appela sa ville Sankt Piterburh. Et l'crivain soviti-
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que Pilniak, dans un petit rcit de 1922 intitul Sa Majest Pieter Komodor, reprit
ce nom pour mieux marquer l'tranget de Pierre et de son projet pour la Russie.
Les imprcateurs y rdent autour de la capitale en construction, les loups s'en approchent dans les hivers de famine, l'excuteur des basses uvres de Pierre, Tolsto soumet la question les faux prophtes qui annoncent le second dluge, et le
Tsar imposteur, dans un jargon de soudard mtin de hollandais et de bas latin,
donne l'ordre d'carteler ses plus proches auxiliaires...
Ds les annes vingt du XXe sicle, Pilniak, mieux que d'autres, sentait venir
le temps des tortures. Pour la ville dchue ce fut un temps terrible, celui du complot de l'Acadmie, des arrestations massives d'universitaires, de tous les cidevant de la ville, avant que le tourment de la cit ne ft parachev par le blocus,
et que la ville mourante exsangue, relie au continent, c'est--dire la Russie, par
un seul chemin entre les eaux, la ville trangle et martyrise ne soit jamais lie
son second hros ponyme, Lnine, ce nom phmre qui fut sien pendant ses
plus terribles annes. Ptersbourg fut la fentre sur lEurope, crit encore le misanthrope Kouraev, et le porche sur le futur. Aujourd'hui la ville me regarde par
les yeux de ses vieilles qui crvent de faim. La ville s'enfonce dans l'inconscience. Nous ne devons pas lire ce voyage au sens premier, pas plus que les autres :
Ptersbourg est, reste, restera un symbole, une ville-texte, une [167] ville pancarte, comme dans le fameux pome de Blok Les douze. Douze gardes rouges mchs parcourant les rues de la ville affame derrire eux, un cabot devant, invisible et invulnrable, couronn de roses blanches, Jsus-Christ . Le pome est
scand par les rafales de vent et les gmissements d'une petite vieille qui regarde
les calicots rvolutionnaires en travers des avenues et se lamente : Oh, combien
de culottes, on aurait pu tailler l-dedans ! . Le peintre et illustrateur Guorgui
Annenkov et d'autres l'ont illustr, transcrivant en hachures le rythme violent, les
slogans, les hululements du vent, les dbris de Requiem, la vision messianique.
Annenkov a galement laiss un beau roman sur ce Ptersbourg de l'utopie et de
la famine o Altman dcore la Place des Palais d'immenses calicots proclamant :
Guerre aux palais !
Le mythe de Ptersbourg , la premire occurrence majeure, nous la trouvons dans le titre d'un livre du slaviste italien Ettore Lo Gatto qui porte ce titre ; le
texte de Ptersbourg , nous en trouvons la premire occurrence dans un numro spcial de la revue des structuralistes sovitiques de Tartu, Smeiotik, paru en
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ne, rendu fou par la perte de sa fiance dans l'inondation de 1824, et qui, dans un
face face tonn avec la statue de Falconet, rige sur la Place du Snat, invective le Fondateur. Puis il sent la statue s'animer et le poursuivre sur le pav de la
ville. Falconet neut gure de carrire en France, mais le cheval cabr sur la Place
du Snat avec son empereur couronn de laurier fait de lui, et de Catherine qui
commanda l'uvre, l'auteur d'un grand mythologme. Petro Primo Catherina
secunda, l'inscription sur le socle de granit, a aussi jou son rle : en courtcircuitant toute une srie de souverains, en tablissant une sorte de majestueuse
filiation, Catherine mentait et inscrivait le mensonge dans le roc.
Linvective d'Eugne, le martlement du sabot de la statue anime, ce face-face du minus et du gant fondent le mythe dans sa version malfique.
Lhallucination est complte, le fondateur a fait uvre de Crateur, il a cr la
Petropolis du nord, il a fait reculer les flots, il a ceintur les lments de granit, il
a attir les flottes du monde, cr ex nihilo une arme, un Champ de Mars, une
flotte, un port, une ville, un ngoce, des thtres, un berceau de civilisation, mais
sa ville est cruelle pour l'homme. Triste sera mon rcit , dit le narrateur de la
seconde partie. Et les flots font irruption telle une bande de brigands rapinant un
village. Au fond, c'est cette symbiose de la rupture et de la rapine qui est au cur
du mythe : et elle veut dire que la culture russe, l'blouissante civilisation ptrine,
l'tincelante europanisation o l'Imitateur a su dpasser l'imit, o Pierre a su
battre Charles de Sude, apprendre les mtiers de l'industrieuse Hollande, l'ingnierie anglaise, le raffinement franais, reste une digue fragile que le flot peut
tout moment rompre. Ptersbourg nest pas sous les eaux, mais Ptersbourg est en
sursis perptuel, en danger de rupture de la digue...
Dans son Prologue, Pouchkine a lui aussi rendu hommage au fatal contraste
des deux capitales :
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[169]
En complet contraste avec cet envoi dans le monde de la nouvelle capitale,
le rcit qui suit dit l'angoisse des Russes, des quidams victimes de l'hybris civilisationnelle de leur Matre. La statue de Falconet, cabre au-dessus de la Nva,
devient symbole de la fracture dans l'histoire russe depuis la rvolution ptrine.
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Cette ville de Batiouchkov est unit forte, volition architecturale ltat pur,
celle de Dostoevski est toute dcomposition du corps social (une seule fois dans
toute son uvre Dostoevski accorde un regard la ville de Batiouchkov, dans un
bref passage de Crime et chtiment)
Le problme du mythe de Ptersbourg est celui de la recherche dun pre, ou
dun protecteur. Le Fondateur, le Pre-Jhova (Pierre est explicitement compar
au Dieu de la Gense) tend la main vers les lments aqueux et dit : ici sera ma
ville ! Mais, comme on le voit au prologue du Cavalier dAirain, il savre incapable de protger ses sujets des sa dextre tendue et imprieuse. Les eaux dfont
chaque nuit ce que lon a construit chaque jour . Custine stonnait de la thtralit de la ville. Un thtre pour dmnager en une nuit, des dcors donnent sur le
vide des coulisses, et les collines de Saint-Ptersbourg, ces immenses espaces
meurtriers que Gogol a si bien dcrits dans La Pelisse, et Dostoevski dans Crime
et chtiment nen finissent pas de souffler le vide. Dj le prince Odoevski, pote
philosophe, ami de Pouchkine, auteur des Nuits russes, faisait dire un de ses
personnages : On sest mis construire une ville, mais ce qudifie la pierre, le
marais le reprend. On a dj entass beaucoup de pierres, rocher sur rocher, poutre sur poutre, mais le marais reprend tout et il ne reste la surface des eaux que
fondrires. Le Tsar pendant ce temps a construit son bateau, il se retourne, et hop
! plus de ville ! (Sylphide, 1835) Une des Nuits russes du mme Odoevski met
en scne le sourire de la mort . La Nva est en crue, une calche luxueuse est
arrte par un cortge funbre, le vent soulve le suaire et la jeune femme pousse
un cri. Elle a reconnu son ancien soupirant. La belle et son mari arrivent au palais,
o leau monte encore, tandis que lorchestre joue. Dj les murs se lzardent,
243
cde une fentre, puis une autre, leau sengouffre et dj envahit la salle Et
voici pouss par les flots le cercueil flottant de lamant ! leau saumtre entre en
sifflant dans les oreilles, fouette le cerveau, aveugle le regard, et le mort se penche
et dit : Salut, Lise ! raisonnable Lise !
Les Nuits russes, chef-duvre du romantisme hoffmannien russe, sont un
hymne la nuit et au dluge. Le dluge qui submerge la Ville de la Nva annonce
la dliaison de toutes les relations humaines, la prochaine fin du monde.
Le texte de Ptersbourg, aprs Pouchkine et Gogol, comprend ces deux lments contradictoires : le mythe de lengloutissement toujours possible et le spectacle rassurant du corset de granit et des grilles en fonte dores lor fin.
Limmatriel et le dur. Le mythe et larchitecture. La gnration symboliste, celle
issue des dcadents de la fin du sicle, reviendra longuement sur le texte de Ptersbourg et en crira de grandes pages : ce seront en art le Monde de lArt, le
Peterhof de Benois, qui drive de son Versailles, les gravures lgantes de Somov, le libertinage, les ftes galantes, lexplosion du ballet avec Diaghilev qui se
transporte Paris, du thtre avec la nouvelle Commedia dellarte de Meyerhold,
alias docteur Dappertutto, la bohme du Chien errant et du Tripot des comdiens , deux caves la mode o apparat une beaut terrible avec sa noire frange,
Anna Akhmatova. Tous les potes symbolistes ont crit dans le livre de [172]
Saint-Ptersbourg, les Ptersbourgeois comme Blok et les Moscovites comme
Bily. Les plus grands lgiaques de l'poque sont natifs de la Ville-Mythe : Sologoub, magicien pathogne, Annenski, dont l'ennui baudelairien est reli la
nostalgie de l'Antiquit. Ses trfles qui vont par triades ne sont pas explicitement ptersbourgeois, mais leur angoisse et le poids de la dpression y sont un
effet de la Ville-Surmoi, bourreau de ses habitants. Le grain de l'angoisse est
concret, l'expression de la ville reste sublime. Tant et tant de mmoires ont compos une sorte de guirlande la gloire de ce Ptersbourg de la Veille, veille de la
guerre, de la Catastrophe, de la dchance. Tous les anciens participants nous
confient l'esprit de fte tragique des dernires annes de la brillante capitale. Citons en particulier Sur les rives de la Nva, les souvenirs de la potesse Odoevtseva.
En 1904 Viatcheslav Ivanov, philologue qui a err de Berlin Genve, de
Mommsen Saussure, rentre avec sa sulfureuse pouse Lydia Zinovieva Annibal,
et ils crivent un nouveau chapitre du mythe, celui de leur maison au sommet d'un
244
Elle reste dans la ville amoindrie, dtrne, elle est installe dans une petite
pice d'un appartement communautaire dans une aile de l'ancien Palais Cheremetiev envahi et dcati. Cette maison sur la Fontanka va devenir le lieu magique
de sa solitude et de son Pome sans hros. Le pome a mri en vingt ans, il est n
Leningrad, aux annes de terreur, comme son Requiem, il s'est poursuivi en
vacuation Tachkent, puis nouveau Leningrad. Il a trois fonds secrets, comme la cassette. Il est un pome nigme, comme la ville affame, dlabre est un
palimpseste d'elle mme. Mais le front du palais ne dit-il pas Deus conservat
omnia ? C'est l'piphanie, le Nouvel An ancien style ; la potesse est seule,
elle attend, et elle voque :
[173]
245
Dans le triptyque du Pome sans hros, avec sa structure crypte triple fond,
ses parties mtapotiques hors fable, le pote se heurte l'incomprhension de
l'diteur et du public absent. De son exil intrieur le pote hle sa propre ville
fantme :
246
nom, en plus des autres interprtations (le Pome trois fonds a au moins trois
ddicataires).
Ce bruit sourd, c'est le sisme qui vient, qui vient par Ptersbourg, et cette
touffeur dans le gel , c'est le paradoxe mme, l'oxymoron de la ville pcheresse
et menaante.
[174]
En 1941 Chostakovitch emportait avec lui le manuscrit de la Septime Symphonie, quittant la ville assige pour Koubychev. Une des variantes de la fin du
Pome y fait allusion.
Dans son Tmoignage, souvenirs recueillis par Salomon Volkov, Chostakovitch dit quil composait en relisant les psaumes de David, et quil aurait aim
quon en lt avant chaque excution de la partition... Son opra bouffe Le Nez lui
avait valu les premires remontrances dans les annes vingt. La septime allait le
faire rentrer momentanment en grce. Des pans de son oeuvre sont ainsi lis la
Ville de Gogol et d'Akhmatova. La clbre Leningradka , avec son ample premier mouvement, ses afflux de stridences triomphales, son dernier mouvement
lgiaque, incarna pour plusieurs gnrations l'esprit de rsistance de la ville martyre. Humour grinant et pathtique : le mythe continuait avec le compositeur, sa
vie double, diurne et nocturne, gogolienne et pouchkinienne. Leningrad, aprs
Saint-Ptersbourg, continua encore quelque temps d'tre la capitale du modernis-
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La desse Athna trne au fronton de la bibliothque impriale fonde par Catherine. Les deux desses se disputent la ville, celle de l'esprit et du savoir, celle
des infernaux paluds, mais c'est la seconde qui l'emporte sur la premire. Proserpine sur Athna...
Puis en 1930, le clbre pome, pitom de cette prescience du malheur :
248
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bucoliques rouges. J'ai vu les parcs avant les champs, les Venus de Milo avant
les paysannes. D'o pourrais-je ressentir de l'amour pour la campagne ? , dit le
pote inconnu . La dchance de Koptiolkine s'achve lorsqu'il doit durant la
nuit la plus terrible de sa vie se rendre l'vidence : Cette culture quil dfendait
n'tait pas la sienne, il nappartenait pas au monde des esprits lumineux auxquels
il s'tait rattach. Il ne ferait rien de sa vie, il passerait comme une ombre, ne laisserait aucune trace, si ce [176] nest des mauvais souvenirs. Vaguinov, qui appartenait au mouvement de l'Obriou, ces absurdistes de la fin des annes vingt
qui proclamaient un art rel , fait entendre non le chant du cygne, mais le
chant du bouc . Son hros Rotikov fait le tour des pissotires pour noter les
aphorismes du peuple, ou le tour des cimetires pour relever les belles pitaphes.
Il achte bon march des porcelaines de Saxe aux ci-devant et les revend cher aux
nouveaux matres. Ptersbourg est devenu une salle des ventes, on purge la socit de ses trsors suranns, et l'criture est une bonne purge elle aussi... Le mythe
est devenu kitsch et vulgaire, mais il remplit bien la panse...
Rotikov, c'est le pseudonyme que s'est donn un historien dart qui vient de
publier Saint-Ptersbourg en 2000 un bien trange guide, celui de Ptersbourg
gay , mais il naime pas le mot. Palais par palais, rue par rue, la ville dvoile
son histoire sociale, ses secrets artistiques, ses coteries, et ses murs caches :
anciennes casernes, dortoirs de pages, ministres aux murs clandestines. Cet envers du dcor splendide tait connu, mais clandestin. Et voici que Rotikov, horresco referens ! enrle dans son immense registre dlictueux Pierre et son grossier
ami d'enfance et de toujours, Menchikov, l'homme pris dans le ruisseau, devenu
grand seigneur, concussionnaire notoire, amant peut-tre de l'impratrice ! Honni
soit Rotikov par qui arrive le scandale, en ce tout dbut de XXIe sicle, la veille
du glorieux Tricentenaire !... Mme si nous savons que dans la socit d'hommes
qui enfonait les pieux dans le delta pour fonder la Ville, il ny avait point de
femmes...
Alors le priple s'achve-t-il ainsi ? dans la taverne bon march o se conclut
Le Chant du Bouc ? Lauteur, crit Vaguinov, discute avec ses acteurs le plan
de sa nouvelle pice, ils se disputent, ils s'emportent, ils prononcent des toasts la
grandeur de l'art, ils nont pas honte, ni du crime, ni de leur mort spirituelle.
Mort spirituelle de Ptersbourg ? Non, le priple ne s'arrte pas l, ne s'arrtera pas sans doute tant que ce lieu de pierre et de culture sera hant par les vivants
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et les morts. Pour le Tricentenaire les ouvrages pleuvent, ici comme en Russie.
Parmi eux se dtache un volumineux ouvrage sur Saint-Ptersbourg. Trois sicles
de culture. C'est le livre d'un musicien et musicologue auquel nous avons dj fait
allusion, qui l'on doit d'avoir sauvegard les confidences de Chostakovitch,
comme celles de Brodski : Salomon Volkov. Son ouvrage est autre chose qu'un
ouvrage de plus sur la ville. Il s'ouvre par un souvenir personnel et prserve ce ton
personnel jusqu la fin, tout en offrant une mine de renseignements. On est en
1965 et le jeune Volkov avec quelques amis du Conservatoire vont offrir une
vieille dame seule pour son anniversaire un concert de chambre dont elle sera le
seul public. On est Komarovo, sur la cte nord du golfe de Finlande, dans ce
quelle appelait ma cabane . Ils jouent un quatuor de Chostakovitch : Nous
sortmes sur le perron. Aprs quelques instants de silence, elle dit : la seule chose
dont j'avais peur, c'tait que cela s'achve. Un superbe compliment, qui vaut en
somme pour la ville tout entire considre comme uvre d'art, comme musique
architecturale.
Les palais que l'on restaure en hte aujourd'hui changent de coloris, le vert
amande est revenu vtir le Palais d'hiver, qui longtemps fut ocre fonc. Il tait
ocre fonc quand le Nikola Apollonovitch dAndre Bily le longeait furtivement
dans son domino rouge. Les vernis d'aujourd'hui se dlavent rapidement. Le palais
nobaroque des Beloserki-Belozerski [177] dj deux fois a chang de vture en
cinq ans. Le Pierre le Grand de l'artiste Chemiakine, gant massif au visage minuscule et mauvais est gigantesquement tass dans un immense fauteuil de bronze
derrire la forteresse Pierre-et-Paul. Le canon tonne toujours midi, comme depuis la fondation de la Ville. Et le trajet de Moscou Saint-Ptersbourg est toujours un trajet mythique, qui nous fait changer de monde, passer de la douairire
rutilante et aujourd'hui pleine d'nergie triomphale et insolente l'ancienne capitale dfrachie et toujours magique. On nen finit pas dans la littrature russe d'effectuer ce voyage littraire. Comme par exemple dans le livre posthume de Leonid Tsypkine, rverie sur Dostoevski mene dans le train qui conduit le narrateur
de Moscou Leningrad, au dbut de la perestroka. C'tait un train de jour, mais
on tait en hiver, en plein hiver, fin dcembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s'tait donc mis faire sombre trs tt... Le narrateur est
mdecin, il a chip sa tante le livre rcemment paru des Mmoires d'Anna Grigorievna (la seconde pouse de Dostoevski). Il va loger Leningrad, chez une
251
amie de sa mre, qui lui racontera une fois de plus le terrible blocus de la Ville,
mais il ira surtout au Muse Dostoevski, car il collectionne les lieux, les atmosphres, les doubles de Dostoevski. Dans la vitre du train se refltent d'autres
trains, celui de l'ancien bagnard rentrant de sa relgation en Asie qui va s'installer
Tver, mi-chemin des deux capitales, celui qui mne le couple impcunieux
vers un Baden-Baden o les grands seigneurs de la littrature russe logent dans
des suites luxueuses et eux logeront dans de misrables meubls, lui perdant au
jeu, elle ravaudant les hardes et attendant leur enfant. Les phrases de Tsypkine,
sans crier gare, font drailler le lecteur d'un train l'autre, d'une ville l'autre,
mais en dfinitive nous retournons toujours la ville mirage, la ville bourreau,
celle des hommes blafards et des places d'armes irrelles de beaut et de viduit,
cur de la Russie, cur, mais cur anatomis et transform en muse , ddale
puant de cours et d'impasses. Un extraordinaire Ptersbourg va merger, une
me de Ptersbourg , comme dit Artsybachev, l'auteur d'un livre paru en 1922
et qui servit de guide des gnrations de somnambuliques de la ville qui cherchent la maison de Raskolnikov comme si elle tait plus vraie que celle des
autres habitants...
Le texte de la ville y tait intriqu au texte de la littrature, ici comme Venise, Bruges aussi peut-tre. Trois villes mirages dans l'lment aqueux primordial. Rien n'a chang, et pourtant on dirait que l'clairage nest plus le mme. Il
y a une lumire jamais vue qui se pose la pointe de certains sommets, comme
la pointe des paratonnerres quand l'orage approche. Ce nest point de Ptersbourg quici il est question, mais de la Maremme du Rivage des Syrtes de Julien
Gracq, et pourtant le suspens de la cit condamne est presque le mme, les
droits historiques ont la mme volatilit, on est l et ici en lieux clandestinement
consanguins. Il rgne le mme malaise dans la ville , semblable celui que
Freud diagnostiquait dans la civilisation. Mirage ou bouche d'ombre, lieu de dportation et lieu de fte intemporelle, les villes-mythes ont deux formes, celle de
la pierre, celle de l'art. Leur dualit les fait souffrir. Ce sont lieux contre nature,
erreurs jamais commises , comme le dit le pote de Ptersbourg, Innokenti
Annenski :
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Moscou. Textes d'Olga Morel, photographies d'Alexandre Viktorov, Alexandre Rozanov, Ekaterina Chorba. Imprimerie Nationale.
[181]
V
NOSTALGIE
SOVITIQUE
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[183]
BILAN DE LA CULTURE
SOVITIQUE
Faire le bilan est une opration de comptabilit : actif et passif doivent s'quilibrer et il existe de multiples astuces comptables pour y parvenir. Cette opration
est-elle faisable pour un objet aussi difficile cerner que la culture sovitique ? Culture s'oppose classiquement civilisation, c'est pour les anthropologues un ensemble de conduites, implicites et explicites, acquises et hrites ou
innes, qui dfinissent un groupe d'hommes, le distinguant d'autres groupes d'autres hommes ou d'autres nations ou peuples, et qui produisent des artefacts qui
sont en somme la civilisation... On dispute du caractre impos, contraignant de
toute culture, ainsi que de sa nature symbolique. En fait, on constate grosso modo
l'existence de deux coles dans l'anthropologie, l'une labore une dfinition plus
behavioriste , l'autre une dfinition plus symbolique. Dans le premier cas, il
s'agit d'un ensemble de conduites apprises et transmises de gnration en gnration, dans l'autre cas, il s'agit d'un ensemble de croyances et de doctrines qui
confrent la vie d'un groupe un sens et qui rationalisent la vie quils mnent en-
257
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taient devenues la fin du rgime une partie quasiment admise, presque reconnue dans les rapports sociaux, tout cela composait un socle oral et non officiel,
mais partag par tous.
En un sens, les opposants et les dissidents ont partag cette culture sovitique,
pas le catchisme de diamat (matrialisme dialectique) et de istmas (matrialisme
historique) auxquelles il fallait quand mme bien se prparer en vue des examens,
ni celle du Cours abrg d'histoire du PCUS , mais cet ensemble behavorial
qui tait reconnaissable entre tous et faisait qu'on se sentait en URSS ds la premire heure, un peu comme l'odeur du trafic, si spcifique en raison du mauvais
raffinage du ptrole, vous prenait la gorge ds le trajet de Vnoukovo puis Cheremetievo vers le centre de Moscou. Je me rappelle l'dition nouvelle des Douze
chaises parue pendant mon tout premier sjour d'tudiant en URSS : c'tait un
vnement majeur ; tout le monde s'arrachait le livre nouveau autoris et disponible en quantit trs insuffisante (toujours le principe de la pnurie !). La dcouverte d'Ilf et Petrov par la jeune gnration fut une sorte d'panouissement dans la
culture sovitique : Ostap Bender parlait bolchevik et se sauvait par l'humour
et l'auto-drision, c'tait un acte de rajeunissement de la culture sovitique. Il ne la
mina pas, mais la renfora en lui constituant une aura gentiment satirique. Lorsque le systme implosa, il s'croula sans secousse extrieure, et la libert culturelle jaillit : il se produisit une sorte d'extriorisation du processus de dlitement qui
tait depuis longtemps en marche. Lcrivain Viktor Erofeev proclama en 1989 la
mort de la littrature sovitique : et l'on vit les tirages artificiels des pontifes honnis de la littrature servile (Kotchetkov, Gribatchev, Tchakovski) s'crouler, on vit
les revues se lester d'une littrature jusque-l interdite : dissidence, migration,
littratures trangres dans les domaines interdits comme la sociologie ou la philologie.
Mais la culture sovitique pouvait-elle mourir en un instant ? La symbolique
peut-tre, mais la behavoriale en aucun cas. A Krasnoarsk, lors d'un voyage mmorable que nous fmes Alexandre Arkhangelski et moi, nous logions dans un
sana de jour pour ouvriers mritants d'une usine de tlvision, la Flche rouge.
J'y donnai rendez-vous un jeune homme qui mavait abord la fin d'une de
mes confrences et qui, sminariste, fils de parents qui taient des professionnels
de l'athisme, voulait me parler en tte--tte. J'arrivai en retard : le jeune homme
tait aux prises avec la dejournaa ou gardienne [185] du sana. Elle lui deman-
259
dait son laissez-passer et voulait le renvoyer. Lorsque nous lui arrachmes sa victime et crimes Vous oubliez que l'Union sovitique, cest fini ! , inopinment,
elle clata en sanglot, reconnaissant qu'en effet, quelque chose de capital avait eu
lieu, mme si les apparences taient toujours les mmes. La culture symbolique
s'effondrait. Lactuel prsident, Vladimir Poutine, a voulu faire rtrospectivement
une place l'ancienne symbolique en faisant adopter deux drapeaux : l'ancien
drapeau tsariste pour la symbolique civile, l'ancien drapeau rouge pour l'arme.
De mme, l'hymne retenu a t en dfinitive l'ancien hymne du Parti, puis de
l'Union sovitique, mais avec de nouvelles paroles, mais ces paroles ont t crites par l'auteur des trois versions antrieures, le vieux pote Mikhalkov. On a voulu y voir un retour l'ancien rgime sovitique ; il s'agit d'autre chose, de la reconnaissance du rsidu de culture sovitique rest dans les vieilles gnrations et
de son exploitation trs cynique par le pouvoir. La culture d'aujourd'hui est clate, quasiment schizophrnique : entre un soubassement qui reste symboliquement
sovitique et une bohme postmoderniste bruyante, incomprise dans le peuple,
mais apprcie par la nouvelle middle class, et une subculture mdiatique aux
deux mamelles feuilletonesques : sovitique, amricaine et latino-amricaine
(Hollywood, les feuilletons mexicains, etc.).
On discute aujourd'hui dans l'anthropologie pour savoir si l'anthropologie peut
tre la science objective qu'elle prtend tre. N'est-elle pas toujours le point de
vue d'une culture sur d'autres cultures ? Pouvons-nous avoir un regard objectif sur
une culture demi dfunte, et qui est si troitement associe cette formidable
mergence du bloc communiste et progressiste au XXe sicle ? Les slavistes
savent quel point il serait injuste et tout simplement absurde de nier l'existence
d'une production culturelle sovitique. Dans tous les domaines, il y a eu une culture sovitique. Parfois, elle a pris une inflexion dlirante, comme en cyberntique
et ou en linguistique, et le bras sculier du Parti a envoy au camp de la mort cybernticiens ou linguistes. Plus souvent, les fourches caudines de l'idologie officielle, administre de loin par les officiers traitants du KGB, de prs par les partorg de toutes les organisations scientifiques ou d'enseignement, de toutes les
maisons d'dition, ont entran des mutilations, des carrires reintes, des hommes briss et qui se retiraient dans un triste anonymat comme un des hros de La
Facult de linutile de Iouri Dombrovski. Il y eut des domaines forts, ceux qui
correspondaient l'idologie comme la folkoristique, avec ses quipes de cher-
260
cheurs qui partaient recueillir les pleurs et les chants rituels des diseuses de
villages du Nord. Le cas des encyclopdies est trs parlant. Je me sers encore
d'encyclopdies sovitiques, comme l'Encyclopdie historique parue de 1961
1976. Bien entendu elle comporte des articles qui nont plus qu'un intrt de tmoignage sur l'poque, comme les vieilles revues de mdecine qui ne renseignent
plus que sur l'histoire de la mdecine. Mais elle comporte aussi des milliers et des
milliers d'informations toujours fiables. Il y a une sinusode du degr de soumission des encyclopdies sovitiques l'idologie. Celles des annes trente sont
ouvertement tendancieuses, comme l'Encyclopdie littraire de l'Acadmie des
Professeurs rouges, intressante parce quelle polmique avec la science bourgeoise de faon ouverte. Celles du stalinisme de la maturit sont extrmement
appauvries, comme la troisime dition de l'Encyclopdie sovitique. Celles
d'aprs le Dgel se remplument, se revivifient, mais [186] restent soumises une
censure interne trs sensible et parfois des diktats dus aux dlations de tel ou tel
envieux. Le cas de la nouvelle Petite Encyclopdie littraire, parue en sept tomes
de 1962 1978, subit curieusement un regel qui se manifesta la parution des
derniers tomes, sous le brejnvisme, et se marque par exemple par la disparition
de l'crivain Viktor Nekrassov de l'index gnral du dernier tome, alors quil a
droit un article logieux la lettre N. Le rgime ne craignait pas le ridicule...
Les annes 1960-70 sont d'ailleurs assez fastes pour les encyclopdies : Encyclopdie du Thtre qui parat de 1961 1967, fort riche en informations, pauvre en
illustrations. Encyclopdie de la musique qui parait de 1973 1982, et, bien que la
priode soit celle de la stagnation brejnvienne, elle cache en son sein des
articles trs nourris qui eussent t impensables sous le stalinisme, y compris sur
Webern ou Wagner, longtemps interdits (mais Wagner avait brivement rapparu
pendant l'alliance sovito-nazie de 1939-1941). LEncyclopdie Philosophique
reprsente un cas trs particulier. Le philosophe kivien Miroslav Popovitch en
apprciait la richesse et les nouveauts (articles sur l'idalisme, sur Soloviev, sur
les penseurs chrtiens) tandis que Sergue Averintsev s'insurgeait en rappelant
tout ce quil en avait cot quelques conjurs pour faire passer certains articles.
Les diffrents secteurs de lAcadmie de Sciences menaient des existences trs
diversifies : celui de la logique auquel appartenait Popovitch (et galement le
futur satiriste Alexandre Zinoviev) tait relativement tranquille, camouflant ses
audaces sous des formules mathmatiques, tandis que celui de l'histoire tait videmment sujet tous les coups de vent idologiques. Cependant, partout svis-
261
saient les fonctionnaires du Parti et du KGB, savants rats qui se vengeaient parfois mesquinement de leurs collgues plus dous ; et Averintsev rappela que les
contributeurs de l'Encyclopdie philosophique qui partaient pour Isral devaient
tre rays, leurs articles paraissaient sous un autre nom, ou disparaissaient. Chaque article tmraire tait l'objet d'une longue et prilleuse manuvre mene par
les savants authentiques contre la confrrie des censeurs internes la maison.
En somme, il s'agit ici d'un problme mthodologique et dontologique pour
apprcier la culture sovitique : doit-on le faire la lumire des rsultats acquis,
ou des dcombres de tout ce qui fut censur et dtruit ? Dfinirons-nous sovitique comme labor l'poque sovitique ou labor malgr l'poque sovitique ?
On peut dire que cette problmatique est prsente dans absolument toutes les
productions scientifiques ou ditoriales sovitiques. La superbe dition acadmique de Dostoevski parue de 1972 1983 avait un petit tirage qui devint infime
pour les tomes finaux comportant Le journal dun crivain. Mais que de richesses
dans les encoignures des volumineux commentaires, travail dirig par Guorgui
Friedlender. LEncyclopdie des Mythes des peuples du monde, parue en deux
tomes en 1980 et 1982, fut un vnement pour les connaisseurs mis au secret
des audaces que l'on trouvait dans le corps de certains articles, comme pour le
grand public qui mit plus de temps en dcouvrir la richesse. Les contributeurs
taient les plus grands savants de l'poque comme Vladimir Toporov, Viatcheslav
Ivanov ou Sergue Averintsev qui est d, par exemple, le remarquable article sur
Jsus-Christ.
[187]
Il faudrait faire une histoire de toutes les grandes publications sovitiques celles des annes trente comme l'dition jubilaire de Tolsto, qui se poursuit au-del
de la guerre de 1941-1945, mais avec des commentaires trs appauvris, ou encore
la prestigieuse srie Hritage littraire due essentiellement Ilia Zilberstein (mais
aussi Makachine, V.V Vinogradov dans les dbuts), et dont certains tomes
sont des monuments comme le Goethe de l'anne 1932, ou les deux tomes du
Bounine de 1972, prcurseurs d'un tournant important vis--vis de l'migration, ou
le Maakovski de 1958 dont le second tome ne parut jamais en raison du scandale
de la publication partielle de la correspondance avec Lili Brik. (La pudeur sovi-
262
tique est soi toute seule un thme explorer). On se doit aussi d'voquer une
autre srie non moins prestigieuse, celle de la Bibliothque de littrature mondiale
fonde par Gorki, et qui donna au public des grands textes de culture europenne,
jusqu'aux textes religieux de la Renaissance, comme les Lettres des hommes obscurs ou un choix des uvres d'rasme de Rotterdam, et aussi de larges fragments
de la Bible juive sous l'appellation littrature du Moyen-Orient (cependant que
la diffusion de la Bible en tant que telle restait interdite, et que les confiscations
d'exemplaires imports pouvaient s'accompagner d'arrestations). Le prestige de
ces tomes leur donnait de nombreux lecteurs, et le systme de distribution travers l'Union faisait quon pouvait se les arracher Moscou et les trouver librement sur les rayons d'une librairie dAsie centrale. Ce n'est que lorsque la chronique raisonne de toutes ces grandes entreprises ditoriales sera faite, ainsi qu'une
tude de leur lectorat, qu'on pourra aborder plus sereinement une histoire de la
culture sovitique, argumente et plus proche des ralits sociales.
On peut s'tonner quen dfinitive le pays de l'homme nouveau, qui voulait
enterrer l'ancienne culture bourgeoise judo-chrtienne, ait fait de si larges
concessions la culture ancienne. Certes Dostoevski disparut sous Staline des
ventaires des libraires, certes Tolsto ne paraissait qu'avec des prfaces condescendantes qui l'enrgimentaient sous la bannire de Lnine qui avait dit de lui
(heureusement !) qu'il tait le miroir de la Rvolution . Mais enfin on pouvait
avoir accs au premier dans certaines bibliothques et au second dans des ditions
neuves, c'est--dire que le jeune lecteur pouvait quand mme se frotter ce message tonnant de Tolsto qui, s'il y rflchissait, ne refltait en rien celui du Parti
qui exerait la dictature. Plus gnralement, c'est toute la littrature classique quil
et fallu ostraciser, Pouchkine en tte. Car on avait eu beau dclarer Pouchkine
ntre , et faire de son jubil en 1937 une grande fte nationale, le texte luimme rsistait l'idologie et enseignait l'indpendance de l'esprit, la compassion,
le respect et l'humour, et mme une approche de la religion. Maakovski et les
futuristes avaient en leur temps propos de le jeter par dessus bord... Ils navaient
pas tort pour la cration d'un homme totalement nouveau. On peut aller plus loin,
l'historien du thtre Anatoli Smelianski soutient que la culture sovitique fut en
dfinitive le croque-mort du pouvoir sovitique . Et certes Mao fut plus consquent lorsquil dcida l'abolition de toute l'ancienne culture chinoise y compris
l'opra traditionnel chinois : de Confucius Mozart tout, absolument tout devait
263
disparatre. Le bilan de ce mlange de culture et culturocide en Russie sovitique est mitig : on connat le jeu du chat et de la souris que joua Staline avec les
crivains (les fameux coups de fil Pasternak et autres), on [188] peut constater
les tranges survies d'crivains pargns comme Pasternak dj cit, ou Mikhal Boulgakov, ou encore Andr Platonov, dont la place aurait trs bien pu se
trouver dans l'immense martyrologe... Le thtre, l'poque sovitique, remplaa
l'glise : on en construisit normment, chaque petite ville eut son thtre, comme
elle avait auparavant son clocher, et il fallait bien fournir ces thtres en rpertoire. Ils taient plus de 700 qui avaient rang de thtres d'tat. Le sens que donnait
le jeune acteur Sergue Yourski son personnage de Tchatski dans la pice de
Griboedov Le malheur davoir trop d'esprit entretenait une sorte de fronde travers tous les thtres o il se produisait. Yourski donne d'ailleurs une formule
saisissante de la soviticit : Un peuple fut cr en partie sous le knout, en
partie par le cinma. Et il ne s'agit pas seulement du film idologique, encore
quil ait produit les chefs-duvre de Sergue Eisenstein, mais une production
populaire de qualit dont le Tchapaev (1934) des frres Vassiliev est le meilleur
exemple. Il met en scne, d'aprs le livre des frres romanciers proltariens Fourmanov, un hros rouge de la guerre civile, Vassili Tchapaev (1887-1917). Il ne
s'agit pas d'un film d'avant-garde fond sur l'art du montage, comme La Grve ou
Le cuirassier Potemkine, mais d'une sorte de western sovitique o Tchapaev fait
figure de Tarzan sovitique. Et ce Tarzan sovitique entra dans le folklore, devint
matire d'innombrables anecdotes et devint le symbole d'un rapport hrocomique de la population son histoire, instaurant une relation semi-mythique et
bon enfant avec le pouvoir.
Le cinma a galement dmontr, dans certains cas, que la censure pouvait l
comme en littrature aiguiser la mtaphore et donner un coup de fouet l'invention. Ainsi le livre de Lev Lossev, crit aprs qu'il eut migr aux tats-Unis, Des
bienfaits de la censure, montre le rle de la langue d'Esope dans la culture
sovitique, en centrant l'tude sur un texte qui est videmment un chef-d'uvre du
genre, la pice d'Evguni Chvarts Le Dragon (1943) laquelle, bien sr devait
symboliser le rgime hitlrien, mais pouvait tout aussi bien s'appliquer, dans le
secret des consciences, au rgime sovitique. Mme chose survint en 1965 dans le
cinma avec le film de Mikhal Romm intitul Le Fascisme ordinaire, qui reprsenta le maximum de sincrit que pouvait supporter l'cran sovitique dans les
264
annes 60 , selon le critique. En fait, une pice comme Le Dragon mettait le critique en porte faux : insinuer que l'auteur avait en vue le pays du socialisme
pouvait se retourner contre l'auteur de l'insinuation. Staline en personne avait autoris, donc les insinuations taient criminelles. Ivanov-Razoumnik, dans Destins
d'crivains, crit la hte dans un camp de D.R en 1945, en Allemagne libre
par les Amricains, nous rvle le jeu sadique que menait Staline avec les exgtes de service dans un petit portrait trs drle d'Alexis Nikolaevitch Tolsto,
l'crivain migr revenu, devenu un des commensaux prfrs du Guide, et qui
s'panouit avec le regain de nationalisme de 1935, l'poque des grandes purges...
Ivanov-Razoumnik dnonce avec son fouet satirique la servilit de Tolsto et des
exgtes de service. Or, de faon crypte, n'est-ce pas ce que fait ds 1943
Chvarts dans sa pice ferique Le Dragon ? Servilit, peur et mensonge (dans le
meilleur des cas par omission). Bien entendu ces omissions semblaient naturelles,
invitables, et les gens au courant souriaient et savaient ce quil fallait sousentendre. Il n'en reste pas moins que le mensonge par omission tait patent, et
qu'il a constitu [189] un des fondements de la culture sovitique. La rcriture
constante de l'histoire pour les besoins d'une vrit par essence fluctuante tait
dans toutes les penses des spectateurs et des lecteurs un tant soit peu veills.
Mais le nouvel arriv sur la scne culturelle, celui qui navait pas connu l'ancienne culture, ne pouvait pas deviner ce quon lui cachait, ni mme qu'on lui cachait
quelque chose. Insidieux, le mensonge par omission tait toujours prsent.
Lambigut des textes tait certes potentiellement porteuse de sens, mais la
mise au rancart de la mmoire pour certains pans de la culture ancienne tait efficace : l'homme sovitique tait mutil par dfinition, et les grands artisans de la
culture sovitique, mme si nous admirons leurs uvres ou certains de leurs exploits, sont nanmoins coupables dans ce que j'appelle le culturocide incomplet . Le ralisateur Mikhal Schweitzer, maintenant dcd, a dclar aprs la
chute du communisme : la censure ne ma jamais empch... Lev Lossev cite
des comptines d'enfants crites par des crivains sovitiques anonymes comme
exemple d'ambigut, ou du moins de textes dont on pouvait faire un usage impertinent. Ainsi cette comptine :
265
Il nen reste pas moins vrai que cette culture tait encercle par l'anticulture,
que thtre comme cinma, art comme posie taient assigs par la sinistre
grande zone de peur du rgime, par le Goulag et son ombre porte. Il suffit de
songer Meyerhold, ce gnie tragique qui rentra volontairement et consciemment
dAmrique au dbut des annes 1930, alors quil pouvait faire carrire Hollywood, et qui subit toutes les tapes de l'tranglement, puis de l'arrestation, des
tortures, de la destruction de soi, du reniement. Ses lettres Bria et Molotov,
crites dans les geles de la Loubianka, sont des documents pathtiques. A Bria,
il crit le 3 dcembre 1937 : J'ai t ramen de Leningrad, o j'ai t arrt, en
proie une ide fixe qui tait que je devais me sacrifier, estimant que le chtiment
que j'avais dj subi (fermeture de mon thtre, dispersion de la troupe avec laquelle je travaillais, privation de la salle de thtre en cours de reconstruction place Maakovski) tait insuffisant aux yeux du gouvernement. J'ai entrepris d'aider
le magistrat instructeur trouver un crime que j'aurais effectivement commis.
D'o toutes sortes de dtails et d'exagration de caractre monstrueux. Je vous
supplie de me convoquer devant vous. Je vous donnerai des explications compltes. Il suffira d'une seule dposition devant un nouveau juge d'instruction pour me
laver de la lie qui s'est accumule dans mon dossier et je subirai le chtiment que
je mrite pour ce que jai effectivement commis et non pour ce qui est le fruit
d'une imagination morbide. 56 Or le retour volontaire des Meyerhold vers un
destin qui ne pouvait tre que tragique, et dont les dlinaments taient dj perceptibles quand ils revinrent d'Amrique, pose le problme de l'attachement la
Rvolution, dont Meyerhold avait t un chantre, [190] et un crateur des plus
avant-gardistes. Petit petit le moi de Meyerhold se ddouble, d'un ct il est le
chantre de la Rvolution, de l'autre il est accus d'tre un suppt du trotskisme,
d'avoir t enrl dans le trotskisme par Olecha, etc. Il est la torture entre son
56
266
engagement rvolutionnaire et sa propre servilit envers les inepties de la propagande stalinienne (servilit qui tait celle de tous, chacun devant videmment
rendre hommage l'idologie du mensonge dlirant). Les crateurs de l'avantgarde avaient tous plus ou moins cru qu'ils taient chargs de la part culturelle de
la Rvolution. La rponse du pouvoir stalinien fut particulirement lourde en ce
qui les concernait : leur martyrologe est plus charg que celui des crateurs
bourgeois rallis.
La vie prive, mme sous Staline, continuait, malgr les arrestations de proches. On peut dire que les accommodements entre les particuliers et le rgime
rendirent celui-ci efficace et possible, vivable, en somme, en dpit du fragile
plancher de peur sur lequel chacun se trouvait. Catherine Clark, Boris Groys, Jeffrey Brooks ont tent de montrer l'enracinement de la culture stalinienne dans un
romantisme qui tait partag par une partie de la population. Avec l'affaiblissement du rgime, ce furent l'anecdote, la chanson des bardes (Vyssotski ou Galitch), le genre universel mais oral de l'anecdote qui tinrent lieu de lien tolr entre
les couches sociales. Les mythes sont des mythes quand ils se prolongent sans que
leurs porteurs soient conscients de la chose. Et il est certain qu'aujourd'hui, quand
la culture sovitique est morte parce que le rgime a implos, ce qu'il reste de
cette culture mrite partiellement l'appellation de mythe ; une immense nostalgie
entoure les films sovitiques, les affiches sovitiques, le cirque sovitique, le thtre sovitique, tout ce que l'on peut appeler panem et circenses staliniens. Le
noclassicisme stalinien est devenu un objet-culte pour le postmodernisme. Le
pass sovitique est devenu dcor d'une pice nostalgique, d'un soap-opra de la
mmoire fausse.
Et pourtant c'est maintenant quon peut enfin crire l'histoire de la culture sovitique comme de la socit sovitique : l'enqute orale est possible puisquil
reste des survivants nombreux et puisque la parole est redevenue libre (ce qui ne
veut pas dire vrai). Et on voit scrire de nouveaux chapitres de cette culture dont,
par exemple, Alexandre Etkind a crit certains en sattaquant l'histoire de la
psychanalyse sovitique, d'autres tudient les archives, ou encore l'limination des
colonies de tolstoens, des esprantistes, des sectes thosophiques ou autres,
l'anantissement de certaines branches de la science, en particulier de lAcadmie
267
des Sciences de Leningrad 57 . Les auteurs des rcentes publications sur l'affaire
des historiens de Leningrad se posent une question qui nous semble particulirement pertinente dans le contexte de la survie de la culture sovitique : La
publication intgrale des actes d'accusation, des tmoignages recueillis par les
enquteurs sovitiques ne peut-elle pas aboutir une nouvelle greffe du mensonge
dans le public ? Sommes-nous certains que le lecteur non prpar pourra distinguer la vrit de l'affabulation ?
[191]
En 1997, Felix Roziner, crivain, peintre, chanteur et compositeur migr
Boston, avait avant sa mort entrepris une encyclopdie de la vie sovitique, en
collaboration avec Viatcheslav Vs. Ivanov, mais son dcs a mis fin au projet,
encore qu'il en reste un gros manuscrit, dont le sort ne nous est pas connu. Que
cette rvaluation de soixante-dix ans d'histoire et de culture soit difficile est chose bien comprhensible si l'on songe la difficult quil a eue pendant presque
deux sicles l'historiographie franaise tudier objectivement la Rvolution de
1789-1815, et les ouvrages de Franois Furet firent scandale parce quils modifiaient le point de vue jacobin si longtemps dominant dans l'historiographie rvolutionnaire. Furet d'ailleurs, avant de mourir, nous a laiss son Pass dune illusion o il applique la mme mthode la Rvolution russe. Furet montre l'adoption du modle jacobin par les Bolcheviks, soucieux de prouver que 1789 prfigurait Octobre 17, mais subissant les prjugs universalistes insparables de la nature bourgeoise de 1789. Leur idal tait l'anne 1793 : la constitution tout juste
vote est mise de ct parce que la Rvolution na plus d'autre fin qu'elle mme.
De cet pisode exceptionnel, les bolcheviks ont fait la rgle : l'absence de rgle a
t rige en rgle ! La dictature est un pouvoir qui s'appuie directement sur la
force et qui n'est soumis aucune loi , crit Lnine en 1921. Il s'agit de la dictature du proltariat, et cette absence de loi est un idal. Souvent avec Efim Etkind
nous avons parl de cette difficult, et dfini la culture sovitique comme un
trange mixte de culture et d'anticulture, deux principes antagonistiques trs actifs
pendant ces sept dcennies.
57
268
La culture sovitique se devait d'accepter implicitement ou explicitement selon les moments cette absence de loi, cratrice de volontarisme historique, c'est-dire de bolchevisme. Mais l'admission de cette loi de la non-loi prend des aspects
diffrents selon une alternance qui peut tre distingue assez aisment. Il est une
notion particulire dans l'histoire de la pense russe qui donne naissance un de
ces mots intraduisibles qui font la spcificit de certaines langues et cultures : ce
mot intraduisible est sobornost , ou conciliarit, dont j'ai dj parl. Invente
par le thologien lac Khomiakov, la notion a reparu de nombreuses poques et
les annes 1990 ont tent en vain de faire renatre cette conciliarit. La perestroka, selon l'historien Alexandre Akhiezer, cherchait un retour une conciliarit
aprs une priode d'autoritarisme dur. Pour lui, la NEP, le Dgel, la perestroka
furent des priodes de conciliarit qui alternaient avec des priodes d'autoritarisme syncrtique dur (lninisme et communisme de guerre, stalinisme, brejnvisme). Logicien de l'absurde bureaucratique, simultanment dnonciateur et laudateur du stalinisme, Alexandre Zinoviev, l'auteur des Hauteurs bantes, est en luimme une dmonstration vivante de cette tendance des alternances de syncrtisme autoritaire et de conciliarit plus souple. Satiriste paradoxal, il est amoureux
de l'objet que sa satire dtruit. Les Hauteurs bantes mettent en exergue cette bipolarit oxymoronique de l'essence sovitique. Le hros de notre jeunesse est un
hymne la culture russe populiste et syncrtique version sovitique : les rengaines
ouvrires et faubouriennes (tchastouchki), les slogans, les calicots dploys, une
sorte de fte permanente qui cache la peur permanente, les samedis rouges, les
polmiques byzantines sur le maintien ou la disparition des contradictions dans la
socit et dans la littrature sovitique. Millions de victimes, dizaines de millions
d'enthousiastes nous dit Zinoviev dont l'allgorie la [192] plus rmanente est celle
du lit de Procuste : la socit sovitique satisfait secrtement les hommes parce
quelle galise tout, elle comble la rancur, l'envie, la hargne qui sont le moteur
de la psych humaine, en galisant tout la manire du brigand Procuste.
269
Lhymne de sa grandeur,
Pleins de vnration.
Cette prosternation quotidienne est donc accompagne par des chants et hymnes quotidiens. Le pote satiriste ajoute :
270
[193]
Pour les proletkult,
C'est une grossiret.
En un sens, tous les dbuts de la Rvolution, comme l'a montr Siniavski dans
son premier livre, crit en collaboration avec Menchoutine, La posie des dbuts
de la Rvolution, c'est une variation sur le thme asiatique d'Alexandre Blok :
Oui, les Scythes, c'est nous ! . La potique du Nous driva peu peu vers celle
du Notre, notre Staline, notre Pouchkine. Le problme crucial concernant chaque
acteur de la culture sovitique devient alors de dfinir : est-il ntre ou pas ntre ?
des ntres ou pas ? Ce principe de sparation fut rig en principe majeur par le
rgime communiste toutes les chelles et tous les chelons, il est complmentaire du principe holistique : dans la famille (l'affaire de Pavlik Morozov, le dnonciateur de son pre, qui prfra la parent de classe la parent par le sang),
dans le collectif de travail, dans la politique internationale. Cette schizophrnie
chelle de l'univers contentait videmment un besoin inquisitorial. Et on sait que
la littrature, le cinma sovitiques fournirent une ample production sur le thme
du schisme socital : eux et nous, ntre et pas ntre, Gorki le tout premier. Plus
tard les zeks, tels que les dcrit Siniavski dans plusieurs textes sur le Goulag de
l'poque khrouchtchvienne, inversrent le schma : Eux, c'tait les privilgis du
rgime (tout le rgime reposait sur des privilges d'un type nouveau, non li
l'argent : carte de ravitaillement, accs des magasins spciaux ou des maisons
de repos), tandis que Nous, c'taient le peuple des bagnards, quelque chose comme une Union sovitique l'envers.
Je voudrais parler ici d'un livre trs reprsentatif des dbuts de cette culture du
schisme socital. Il s'agit d'un livre collectif 58 , ou mme crit sous la dicte du
collectif social, en l'occurrence des kolkhoziens de la fin des annes 30. Les kolkhoziens s'assemblent ; on leur fait des lectures de prose sovitique rcente, et ils
en discutent avant de porter un jugement qui est toujours en conclusion une sen58
Krestjane o pisateljah, opyt, metoifika i obrazcy krestjanskoj kritiki sovremennoj Rudaestvennoj literatury. Red. Agranovskij et Hoffenseffer, Krasnyj Proletarij, Moskva,
1938.
271
tence : Ntre , ou bien Pas ntre . Lide tait quen crant un nouveau lecteur, on devait crer aussitt aprs, par voie de consquence, un nouvel crivain.
Linitiateur de cette nouvelle critique collective par les kolkhoziens tait un enthousiaste de la Commune Le Matin de Mai dans l'Oural, un certain Adrian
Toporov. En crant les cadres d'apprciateurs de masse de la littrature de fiction, on fera ressortir les jeunes pousses littraires. Que veut le lecteur de masse ? Il veut que la littrature lui apprenne mieux vivre, et tablir les bonnes
distinctions dans les questions quotidiennes d'actualit. Dans l'ensemble on apprend que le collectif nest pas content de ce quon lui lit publiquement : ni Prichvine, ni Olecha, cest--dire ni un auteur issu du peuple et qui a dj crit de longues chroniques sur ses plerinages au milieu du peuple avant la Rvolution, ni un
jeune et nouveau prosateur qui tente de montrer la lutte entre l'ancien et le vieux
monde en l'expliquant par l'envie ne le satisfont. Ils s'adressent Adrian Toporov : cris au gouvernement sovitique de notre part : envoyer au diable ces
productions, afin qu'elles ne viennent pas souiller notre littrature ! On lit aux
paysans assembls le rcit de Babel La Vie [194] authentique de Pavlitchenko,
Matthieu Rodionytch . La violence du rcit, un skaz oral o un ancien valet
de ferme raconte avec quelle sauvagerie il a tir vengeance de son ancien employeur noble ds qu'est arrive la bonne petite anne 18, la mignonne , ne
plat pas aux kolkhoziens qui probablement flairent inconsciemment l'esthtisme
de cette posie de la brutalit o se complat l'auteur de Cavalerie rouge. La rsolution est la suivante : Nous nous tonnons du talent de l'crivain Babel tresser
tant de mensonge et d'absurdit dans un petit rcit. Totalement inutile au village.
En somme, la condamnation de Babel, excut par Ejov, est ici approuve. Mme
svrit envers d'autres crivains d'avant-garde, comme Vsevolod Ivanov dont les
Rcits dun partisan sont aussi rcuss. Deux auteurs les satisfont entirement :
l'un est Neverov, l'auteur de Tachkent, ville bl (1923) qui raconte le trajet de
deux garons pousss par la faim vers le sud. Les kolkhoziens apprcient le rcit
vridique de la famine et la compassion pour les affams. Il inculque la compassion pour le proltariat misrable . Lcrivain Sefoulina leur plat encore plus
car elle fait croire en une vie lgre, joyeuse qui vient notre rencontre.
Comme on le voit, de Neverov Sefoulina, on passe insensiblement l'esprit
mme du stalinisme : la vie est devenue plus joyeuse . En revanche Pasternak
dont on lut le pome Spektorski est condamn : C'est une sorte de malversation qu'il faut craser.
272
Lpoque veut que tous les crivains s'efforcent d'entrer dans le collectif que
ce soit Ehrenbourg avec son roman sur le plan quinquennal La seconde journe,
ou Valentin Kataev avec En avant le Temps ! Le hros ngatif de La seconde
journe est un ennemi de classe cach, qui aimerait se raccrocher au train de l'histoire et du proltariat, et qui finalement devient ntre . Voici un chantillon de
son hostilit de classe camoufle : Sans doute aucun d'entre vous ne comprend
ce qu'est la culture, pense-t-il. Pour les uns, c'est savoir se moucher dans un mouchoir. Pour les autres, c'est acheter des livres de l'dition Academia que vous ne
lirez jamais et que vous ne pouvez pas comprendre. Vous avez chass tous les
hrtiques et tous les philosophes et potes. Vous avez tabli l'alphabtisation
gnrale, et avec elle l'ignorance gnralise. On sent dans ce journal secret
l'influence de Zamiatine, l'crivain sovitique migr avec l'autorisation de Staline. Volodia est une forme nouvelle d'homme inutile, version sovitique et ngative de ce qui au XIXe sicle tait positif : aujourd'hui il faut difier le monde nouveau, l'homme inutile est un insecte inutile. Il est prcisment l'homme de l'ancienne culture. Le petit hrtique qui maugre n'est pas perdu dfinitivement
puisque la littrature sovitique aime aussi les happy end. Il se rend au meeting
potique sur le chantier, il entend un jeune activiste dclarer qu'enfin il aime Pasternak (C'est l'poque o Boukharine vient de dclarer quil est le meilleur pote
sovitique). Volodia se sent mtamorphos, il sent quil va bientt, lui aussi, appartenir au puissant tronc collectif Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de NOUS. A
prsent je prononce avec assurance ce mot : NOUS.
En effet Staline unifia en un puissant arbre tous les petits moi . Les potes
et crateurs qui n'taient pas d'avant-garde, les symbolistes comme Bily ou Marietta Chaguiniane, les ralistes la Tolsto sont accepts, intgrs, condition,
bien sr, de faire amende honorable, et de subir des prfaces condescendantes qui
les prsentent comme en bonne voie, mais pouvant mieux faire. Le martyrologe
des crivains et des [195] acadmiciens est long, mais le systme laissait aussi
survivre des crivains non proltaires, rallis de faon maladroite et peu convaincante. Au fond, le rgime tait plutt heureux de cette maladresse et de l'incompltude de ces ralliements : on pouvait tout moment en faire reproche leurs
auteurs. En revanche, comme l'a bien montr le dramaturge et slavisant sudois
Lars Kleberg dans sa pice Les Apprentis sorciers, que joua Antoine Vitez au
Festival dAvignon en 1988, l'avant-garde devait disparatre de la culture soviti-
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59
274
Mmoires 60 nous livre aussi un prcieux tmoignage sur les diffrents tats
d'me de ces crateurs tenus en bride, mais admis survivre, et mme enrls
dans le systme des honneurs sovitiques. Lorsque La Vie pour le Tsar de Glinka
fut nouveau autorise l'excution, on la joua Moscou sans la prire du dernier acte, mais Leningrad le directeur de l'opra Pazovskii refusa de la supprimer, et elle passa la censure. Cela nempche pas les plus intimes et [196]
cruelles souffrances s de cette culture musele. Les Mmoires de Cholokhov, rdigs sous le pouvoir sovitique, et confis, comme on le sait, Salomon Volkov,
sont mes yeux le plus expressif tmoignage sur cette souffrance. Je peux aussi
voquer les confidences que me fit un jour en 1959 Boris Pasternak sur les monologues qu'il faisait seul dans la direction du Kremlin. Je compris enfin pourquoi
il y avait tant de monologues dans Shakespeare, et que ce ntait pas une fiction
thtrale. Rapproche de la page du journal de Tchoukovski, cette confidence
montre le fonctionnement d'une schizophrnie douloureuse et camoufle par le
sujet soi-mme.
Le problme qui nous occupe n'est pas de faire une histoire des perscutions,
ni une histoire de l'enthousiasme sovitique, qui fut galement rel, mais de dfinir la sinusode trs particulire de ce mlange de censure interne et externe qui
caractrise la culture sovitique et qui a donn quelques chefs-duvre qu'on
n'imagine pas en dehors de ces conditions, tel Le dragon de Chvarts. Les tourments n'pargnaient personne. Fadiev rcrivit sa Jeune Garde par ce qu'elle ne
rpondait pas aux exigences de la censure, alors qu'il tait un des crivains sovitiques les plus fidles et les plus conformes. Le gendarme littraire qu'il avait
t en 1947 quand commena la campagne contre le cosmopolitisme et la servilit devant l'Occident vcut si mal cette rcriture contre sa volont et les autres
phnomnes de schizophrnie crs par la situation de la culture sovitique qu'il
se suicida en 1956. Citons aussi Leonid Leonov, dont le beau roman des annes
vingt, modle de constructivisme littraire, Le Voleur, fut compltement rcrit
dans les annes 50. Exemple d'adaptation d'un crivain sovitique de grand talent.
Siniavski a dfini la double nature de la culture sovitique son plus bel panouissement stalinien : d'un ct la monumentalit noclassique (en architecture,
c'est patent), de l'autre les conduites de clandestinit petite dose : les anecdotes,
60
Tmoignage. Les Mmoires de Dimitri Chostakovitch. Propos recueillis par Salomon Volkov. Trad. par Andr Lischka, Albin Michel, Paris, 1980.
275
la chanson, la langue dEsope. Mais cette double prsence pouvait entraner des
dysfonctionnements psychiques tragiques.
La pnurie qui tait un principe de la distribution des produits dans l'conomie
sovitique tait galement un principe dans la gestion de la culture sovitique :
toute son histoire est jalonne de variations dans l'exercice de la censure, les retours d'auteurs, l'injection petites doses d'uvres trangres ou de l'migration
(cela commence en 1937 sous Staline avec le retour de Kouprine). Le retour
de Mandelstam, c'est--dire ses premires rditions aprs les annes de disparition du pote des librairies et des bibliothques fut, entre autres aspects, un exemple remarquable par la gestion de la pnurie : le recueil du pote prpar par Nikola Khardjiev a attendu quinze annes, crant un dsir presque mythique du
livre dont on connaissait l'existence et, sa parution, une sorte d'agiotage et des
phnomnes d'accaparement et mme de rtention en vue de rserver le livre la
clientle trangre, mme si elle ne connaissait pas le russe, parce que le Mandelstam tait devenu une sorte de monnaie exceptionnelle, comme la zibeline au
Moyen ge. Ainsi le pouvoir a prserv partiellement la culture, celle des temps
antrieurs, et celle de l'extrieur, mais en faisant un produit dficitaire. Ce qui fait
d'une part quil y avait un dsir fort de cette culture, et d'autre part qu'une grande
part du public en tait prive. Les crateurs comme Iouri Olecha en taient conscients : ils ont tent de satisfaire la demande sociale, qui tait en fait celle de
l'administration du Parti, qui exploitait le complexe de culpabilit de l'crivain
russe vis--vis du peuple [197] ( complexe de Tolsto ), et donc ils ont remis les
armes de leur culture l'hgmonie proltarienne, mais ils ont tent de prserver
un coin de leur imaginaire qui tait en relation avec la catastrophe vcue. Plus
tard, Olecha fut accus par Arkadi Belinkov, dans un livre paru en tamizdat, de
reddition et d'avoir accept sa mort intellectuelle. Belinkov tait un juge cruel.
Le Livre dadieu d'Olecha, paru posthumment, et qui nous donne une version
plus complte et plus authentique du journal de l'crivain, dont le Dgel nous
avait fourni une version dulcore sous le titre de Pas un jour sans une ligne, nous
aide comprendre cet crivain si intimement li au destin paradoxal de la culture
sovitique. La pense de me faire mendiant me vint brusquement , crit l'crivain, expliquant ainsi son ide d'un retrait, dune sorte de fuite de Tolsto , ce
que Belinkov qualifiera de reddition. Ce devoir de rduction, de disparition lui
semble dict par une poque monumentale quil ne comprend pas, et quil
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narrive pas servir. Mais, par ailleurs, il confie aussi au journal des cauchemars
extrmement dangereux o il voit le martyre de ses amis de l'avant-garde supplicis par le rgime. Il note en mai 1950 :
277
[198]
Le livre de Frank Westerman sort de l'ordinaire : il est insolite de voir un ingnieur, hydraulicien en l'occurrence, se lancer dans une chronique romance d'un
grand thme de la littrature sovitique : le roman de production , et plus prcisment le roman hydraulique . Le marxisme la Staline se fit fort de changer
la nature, et mme de redessiner la carte physique de la terre sovitique. Certes on
a en d'autres lieux rig barrages et dtourn cours deau, mais le projet de faire
de Moscou une capitale maritime ouverte sur les quatre mers (Baltique, Glaciale,
Caspienne et Mditerranenne), et plus tard celui de dtourner les principaux
fleuves sibriens coulant de l'Alta vers le nord en direction de lAsie centrale, ou
encore celui d'alimenter les dserts turkmnes avec de l'eau du septentrion de la
Russie sont autant de rves promthens qui on tourn au cauchemar cologique,
laissant sur la carte ex-sovitique d'immenses blessures : mers disparues, fleuves
drouts, lagunes dessches, et bien d'autres calamits. Frank Westerman,
Moscou au tournant du millnaire, occupe ses loisirs lire Paoustovski et son
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279
Franck Westerman, Ingnieurs de l'me, traduit du nerlandais, Paris, Christian Bourgois, 2004.
280
[200]
UNE IDYLLE
AU TEMPS DE STALINE
Anton tait un homme avec qui il tait difficile de dialoguer. Il nentrait facilement en contact quavec la terre, les pierres, la neige, les arbres et le mtal, la
matire inerte en gnral. Anton est le nom que prend l'auteur, Alexandre
Tchoudakov, grand philologue russe devant l'ternel, et depuis deux ans romancier dbutant. Un dbut extraordinaire vrai dire. Anton est un livre-tabli o
l'amoureux des scies gones, des limes et des clous a fait entrer une gigantesque
matire biographique qui, autour de l'extraordinaire figure de son grand-pre, le
sminariste de Vilno devenu enseignant dans les steppes kazakhes, montre presque en bandes dessines la survie de la tribu familiale. Grand-Pre a inscrit dans
l'me du petit Anton une sorte d'encyclopdie de l'humain : il a rponse tout, il
connat tout, l'arboriculture, la pisciculture, les plantes, comment faire un thermomtre au mercure, ou composer un calendrier universel. On se croirait chez
Robinson Cruso, mais on est en bordure d'un des plus terribles camps d'Asie
sovitique, dans une bourgade o les Kazakhs ne font rien, les relgus ne savent
rien faire, et seule la tribu de Grand-Pre trime, de l'aube la nuit, aide par
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D'un coup, Alexandre Tchoudakov a su s'installer dans une marge de la littrature encore inexploite, et nous offre un livre insolite et succulent (dont, hlas, la
traduction nest gure la hauteur). Il s'est install ici, comme dans son uvre de
chercheur littraire, aux marges de la grande littrature. De mme que la revue
illustre du XIXe sicle rvle davantage que beaucoup de faux chefs-d'uvre,
ainsi la province russe, jusque dans le grand charroi stalinien des destins humains,
gagne le concours Lpine de la survie et prserve secrtement un filon d'une bont
inextinguible.
283
[202]
MERCI,
CAMARADE STALINE !
Lire toute la presse sovitique de 1917 1953, mort de Staline, nest pas une
mince affaire. Ne pas s'y perdre, savoir trouver les fils directeurs d'une lecture
faisant sens, est presque une gagure, gagne par Jeffrey Brooks dans un livre
d'environ trois cents pages et une quarantaine de reproductions de premires de
journaux. Il fallait du souffle et une patience de bndictin, il fallait les ressources
des bibliothques amricaines, compltes par celle de la Poublitchka Leningrad, et de la Leninka Moscou. Brooks est l'historien du livre, et de l'imprim
(brochures, images d'pinal) dans la Russie d'Ancien rgime, il a donc mis au
point sa mthode d'interprtation des phnomnes d'ouvrages et presse de masse.
Il nous rappelle quavant la Rvolution les diteurs russes du livre grand tirage
avaient imprim des dizaines de millions d'exemplaires de textes de fiction occidentaux, et environ vingt millions d'exemplaires de policiers et rcits sensation
dans la dcade 1905-1914, sans oublier les deux mille films de production russe
284
entre 1908 et 1917 ; c'est dire que la production d'une culture de masse tait trs
active ds avant 1914.
Ce foisonnement fut jugul par la Rvolution, qui mit fin au pluralisme, au
mercantilisme de cette production. Fait encore plus important que la progressive
suppression des productions de l'avant-garde, sur laquelle on insiste en gnral
davantage.
Le monopole d'dition nintervient pas tout de suite, bien sr, dans l'dition,
mais presque tout de suite dans la presse. La Pravda et Izvestia devant rester des
journaux d'lite, il fut fond d'autres journaux pour la masse, comme Les Pauvres
(Bednota) destin aux besoins de la paysannerie sortie de l'illettrisme. Brooks
nous montre que pendant les annes 20 le pouvoir commanda des dizaines d'enqutes pour connatre les dsirs du lectorat populaire et essayer d'y rpondre. (Par
exemple une enqute pendant la guerre civile auprs de 12 000 soldats de l'Arme
rouge). Mais ds la fin des annes vingt, le pouvoir abandonna tout effort pour
connatre les besoins de ce lectorat, et s'adressa un lecteur idal qui devait par
dfinition tre clair, et acquis. On abandonna tout effort pour regagner le lectorat de la presse bon march d'ancien rgime. Commence alors une tape d'dification socialiste qui porte tous les traits d'un isolationnisme grandissant, tant vis-vis de l'extrieur que des masses internes. C'est ce que Brooks appelle le dbut de
la reprsentation thtrale, qui va durer tout le rgne de Staline et aboutir ce
quil appelle une conomie morale du don : le public est appel apprhender
l'conomie [203] comme un vaste don offert par les autorits, et plus particulirement par le camarade Staline. Cette partie du livre, qui nous montre les mcanismes dlirants de cette religion du don, ou de l'offrande de toute la vie mme
quotidienne d'un vaste peuple est la plus tonnante. Le 30 dcembre 1937, la
Pravda montre Staline dans le rle de pre Nol : d'un ct le guide, de l'autre
l'arbre, les enfants, et les cadeaux : tout est mis en place pour l'interprtation de la
vie du pays en termes de reconnaissance un pater familias nourricier. Vient aussi
le leitmotiv du dvouement , complment au don, ou plutt rponse au don.
(trangement, on peut se demander si le roman de Nabokov, Le Don, avec la figure centrale d'un Tchernychevski en rincarnation du Christ, nest pas entre autres
une variation ironique sur ce thme de la propagande sovitique.)
En septembre 1939, avec l'invasion de la moiti de la Pologne attribue
l'URSS par les accords avec Hitler, c'est encore le thme du dvouement qui est
285
mis en oeuvre, et la Pravda montre un paysan polonais qui se jette avec tendresse
et imptuosit sur la bouche d'un soldat rouge pour l'embrasser.
Dans le chapitre sur la littrature et les arts dans la presse sovitique, Brooks
souligne l'arrive de nouveaux ditoriaux qui sont signs nous : plus besoin
d'avoir un auteur, cest le collectif qui parle et qui condamne ! Nous jugeons le
suicide de Maakovski exactement comme tout autre abandon d'un poste rvolutionnaire , crit la Pravda en 1930. Le chapitre Honneur et dshonneur apporte d'tranges rappels historiques : par exemple l'affrontement arm en l't
1938 la frontire sovito-mandchoue avec des troupes japonaises. Il y eut 717
morts et 3 279 blesss sovitiques, ce qui nest pas mince, et cela fut suivi l'anne
suivante par un affrontement plus svre encore qui entrana 6 831 pertes et
16 000 blesss. C'est pour l'anniversaire de la premire bataille, celle du lac Kalkhan que fut lanc le slogan Pour la Patrie, pour Staline, pour le communisme ,
qui allait devenir le mot d'ordre de la Grande Guerre patriotique. Car la bataille du
lac Kalkhan et celle de la rivire Khalkin Gol furent escamotes, la Pravda ne fit
mention que de treize morts : l'alliance avec Hitler interdisait l'exploitation de ces
affrontements militaires avec le Japon, son alli. Plus tard le slogan fut massivement utilis, et a symbolis le dvouement absolu Staline. Le Japon tait oubli...
Autre chapitre trs clairant, celui o Brooks nous montre l'volution de l'exploitation du souvenir de la Guerre de 1941-1945 entre Staline et Brejnev. On
passe insensiblement dune laudation sans rserve du courage et de la fermet
guerrire d'une arme et d'un peuple conduits par Staline l'vocation des pertes
immenses (auparavant minimises, mme quand il s'agissait de demander des
rparations), et une dploration des victimes. A partir de 1956 on ne montre plus
de joyeux combattants, mais des vtrans se recueillant sur des tombes.
Thank you, Comrade Stalin ! Soviet Culture from Revolution to Cold War est
donc une analyse de l'volution de la pice thtrale donne par les mdias sovitiques, et de l'volution du tableau qui passe devant les yeux des lecteurs sovitiques de la naissance de la presse de Parti l'avnement du monopole absolu du
Parti, mme les bolcheviks de premier plan dcouvraient l'un aprs l'autre que la
presse du Parti ne leur tait plus ouverte. Lmergence d'une gigantesque moralit mdivale de l'conomie du don, dune formidable mise en scne collective
du dvouement , occupe la scne, cependant [204] que les vestiges de ralits
286
Jeffrey Brooks, Thank you, Comrade Staline ! Soviet Public Culture from Revolution to Cold War, Princeton, 2000.
[205]
VI
PROSE
DAUJOURDHUI
Retour la table des matires
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[205]
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289
[207]
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Mais alors, que nous dit cette Babylone littraire ? Elle est videmment clate, elle parle moins nettement qu' l'poque du samizdat, l'poque o le tlphone arabe indiquait tout de suite les publications quil fallait lire dans l're sovitique finissante. Aujourd'hui Journalny zal moffre trente revues, les exsovitiques classiques, relookes, et toujours fort intressantes : Novy mir, Znamia, Zvezda, mais aussi anciennes nouvelles du XIXe sicle qui ont ressuscit
comme le Messager de lEurope, ou Annales patriotiques et les nouvelles nouvelles, comme Rserve intouchable, ou encore Nouveau mcnat, sans compter celles de la diaspora rapatries, comme Kontinent, la revue fonde par Maximov
Paris, ou Slovol Word, la revue new-yorkaise fonde par Dovlatov.
clate, parce qu'elle n'a plus de gouvernail idologique, ni le gouvernail du
ralisme socialiste, enterr par Erofeev, ni le gouvernail de la dissidence. Certes le
ralisme nest pas mort, en un sens les femmes qui marquent cette littrature, Petrouchevskaa, dramaturge autant que prosateur, pote du socium concentr, ou
Oulitskaa, romancire qui aborde le monde ordinaire en frlant le pathologique,
ou Tokareva avec son aplomb de conteuse montent chacune sa faon une sorte
de garde du ralisme, et disent la socit actuelle. Mais il y a aussi toute la prose
de la drision, postmoderne et provocatrice, au fond dsespre, avec les romans
virtuels de Pelevine (converti au bouddhisme), avec Sorokine et ses bouffonneries
tristes et sa savante pornographie, ou le pote gar en prose Gandlevski, celui
dont le crne trpan, travers par un rush de grossirets venues de la rue et
de rencontres littraires dans l'underground peut nous servir daffiche pour cet
article...
Dans un article de novembre dernier, Natalia Ivanov, critique et historienne de
la littrature, a proclam la naissance d'un genre hybride, une hybridation la
Lysenko, mlangeant les gnes du thriller et de la science-fiction, pratiqu, selon
elle, par les auteurs de grande littrature Axionov (Moskva-kva-kva) ou Petrouchevskaa (les Nouveaux Robinsons) ou Makanine (Underground). Un genre,
qui prouverait une projection dans le futur, trangre la grande littrature russe,
sre d'elle-mme et de son statut mythique. Oui, il nat srement un hypergenre en ce moment dans la littrature russe, fait de stylisation forcene et d'incursion dans la littrature de masse, de [209] conversions aux religions orientales et
d'talage intime comme on n'avait jamais encore vu dans les lettres russes.
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Chante la derridaderridera
chante la derridaderridera
dieu soit lou j'ai mon crincrin
merci toi mon ptit crincrin
j'ai un cadavre (quest pas un havre)
et dans ce havre un ptit bateau
la guigne va me sauter dssus
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[211]
VALENTIN RASPOUTINE,
LE JANSNISTE
DE L'ANGARA
Le pote Nikola Nekrassov crivit en 1872 un long pome en deux parties sur
les femmes russes . Il y chantait l'exploit moral de deux femmes russes, deux
princesses, qui avaient quitt tout le luxe de leur vie d'aristocrates pour suivre au
bagne, Nerchinsk dans le fin fond de la Sibrie, trois jours de traneau d'Irkoutsk, leurs poux condamns pour participation au complot du 14 dcembre
1825. Lexploit de ces femmes est rest tout jamais dans la lgende russe. La
princesse Volkonsky, qui, dans le pome, raconte sa vie ses petits-enfants, clbre avec motion le peuple russe, le rude peuple des bagnards dont la fluette princesse n'avait jamais eu se plaindre :
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la frontire des annes 70 et 80 se produisit dans la littrature sovitique un tournant qui ne fit pas de bruit et ne fut pas immdiatement remarqu, car il ntait accompagn d'aucune provocation dissidente. Sans
rien bousculer et sans dclarations explosives, un groupe d'crivains se mit
crire comme s'il ny avait aucune directive officielle concernant le socialisme raliste ; en le neutralisant discrtement, ces crivains se mirent
crire dans la simplicit, sans concessions, sans encenser le rgime sovitique, comme s'ils avaient oubli son existence. Leur matriau tait
pour l'essentiel la vie la campagne, eux-mmes taient issus de la campagne, et c'est ce qui explique (mais la condescendance satisfaite du cercle
des intellectuels, non dnue d'envie, l'explique aussi) qu'on se mit les
appeler les crivains ruraux . Il et t plus juste de les baptiser crivains moraux .
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conduire des camions quand elle a rencontr Anatole son mari au dpt des camions. Jadis, disent les matrones qui commentent son acte, il fallait enfanter et
enfanter sans cesse pour tre une mre hrone (titre que l'on dcernait du temps
de l'Union sovitique), et maintenant, il faut les dfendre, ceux qu'on a enfants,
le revolver au poing...
La scne centrale qui clt la premire partie, o l'on voit Tamara se cacher
dans l'enceinte de la procurature, se cacher dans un tas d'immondices, remonter
furtivement et entrouvrir la porte du juge est un grand moment. Un moment de
thriller et un instant de tragdie antique. Lacte est ici son tat pur, Tamara
est Antigone.
Mais Raspoutine a voulu faire plus, et si le portrait du pleutre mari Anatole,
qui narrive pas s'adapter au dlabrement des institutions sovitiques et tarde
quitter son ancien dpt de camions, est relativement convaincant, si celui de son
copain Diomine, parti ds la chute de la maison communisme et qui tient un kiosque priv sur le march et a pu s'acheter une Mercedes, est lui aussi relativement
convaincant Diomine, quoique dbrouillard, na pas perdu tout sens de la solidarit et du vieil honneur paysan en revanche, le portrait d'Ivan, le fils lycen qui
peine terminer ses tudes, hsite entre les skinheads et les cosaques , chacun
de ces groupes autoproclams voulant instaurer l'ordre par la brutalit (la descente des skinheads locaux dans la boite de nuit) ne nous convainc pas vraiment. Lauteur a confi au jeune homme un peu de son propre amour pour le mot
russe, pour la densit potique et tymologique du mot russe, et ces hymnes philologiques sont ici peu justifis par l'conomie du rcit. Raspoutine veut-il nous dire
qu'Ivan est appel tre un crivain ? Sa dcouverte du thesaurus de la langue
russe est-elle une future catharsis qui aura lieu plus tard, au-del de l'pilogue ?
Le rcit nen dit rien, et ne peut rien en dire puisquil est centr sur autre chose.
Autant la langue image de l'auteur, ses dialectismes, sa densit populaire intraduisible font la force de [215] Raspoutine, autant ces digressions sur les dcouvertes philologiques de l'adolescent Ivan, qui na gure hrit le courage de son Antigone de mre, laissent perplexes.
Il y a, nous semble-t-il, dans la gaucherie de ces lignes secondaires emmles
l'intrigue principale, quelque chose de rat, bien sr, mais aussi de touchant et
d'inquitant : Valentin Raspoutine, le reclus d'Irkoutsk, le chantre et le dcouvreur sovitique de la Sibrie, l'amoureux collectionneur du parler paysan, le
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LAPPROCHE
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semble renvoyer une de ces villes sovitiques o avait lieu la fabrication d'armes
secrtes, et quaucune carte n'indiquait.
Voici donc Zimine parti pour une destination inconnue, outre Volga, avec de
succinctes indications de trains et de bateau prendre. Le priple initiatique le
conduit vers un lieu indfini o semblent vivre des survivants d'une guerre, ou
encore des tueurs gages au repos. Zimine est attendu, mais les aventures qui se
succdent ont peut-tre lieu dans l'imagination du charlatan que lui-mme a invente dans son roman lApproche. Le voici donc devant un ordinateur, invit par
la machine frapper un code, et petit petit il rpond la machine, o se trouve
effectivement son texte perdu et mme certaines de ses penses perdues. Zimine 2
tait, semble-t-il, le matre de ces lieux, un invalide, homme sans jambes, qui passait sa vie devant l'ordinateur. Le dialogue entre les deux Zimine par ordinateur et
code interpos nous fait driver dans l'univers trs kharitonovien d'un outremonde qui n'est pas celui de la science-fiction, mais plutt la recherche du sens
des mots, l'outre-texte...
Le retour ne s'effectuera pas ; arriv l'embarcadre il est pri de remonter, il
arrive en un lieu plus dpouill encore, et le roman se termine par la rencontre
avec un petit garon qui lui rclame des contes parce qu'il a perdu sa mre, probablement dans la [217] guerre qui a exil les gens dans ce mouroir cach. Le sommeil approche, la fin approche, le repos aprs le cauchemar de la vie et des mots
qui forment un texte d'angoisse. Qu'il dorme tout son content ! quelque chose s'est
approch, quelque chose qui nous approche du repos...
303
[218]
LA PRISE DIZMAL
La Prise dIzmal est un grand roman dont la gestation dura des annes, en
Russie, et l'criture vint au jour en Suisse, Zurich, o l'auteur habite. Izmal n'est
nullement la citadelle turque prise par le gnral Souvorov en 1790, et chante par
le pote Derjavine dans un pome clbre, mais un petit numro de cirque auquel
rve une fillette : des souris dresses s'emparent d'un fortin en fromage. Leurre,
mais leurre grandiose, ce roman expatri est un pitom de l'ivresse russe des
mots, de l'ivresse russe de l'autongation...
Un trange cheminement rhtorique, o des voix d'avocats et de procureurs, se
coupent et se compltent en une longue plaidoirie adresse tantt au public athnien, tantt une salle d'audience de la province russe, o la plume bgaie, trace
une partition musicale hsitante, conjure magiquement des paysages et des scnes
de criminalistique... Le rythme narratif est lent, dense, mais des sautes de personnages mi-phrase donnent la narration des secousses tranges sans modifier le
motif. Ce motif, qui est repris par un chur l'antique, c'est la kyrielle des crimes
humains, la sinistre traque du crime que l'institution judiciaire poursuit de civilisation en civilisation.
304
Trois dieux slaves paens se rendent une audience dans un trou perdu o l'on
juge une mre infanticide, affaire Kramer contre Kramer , un avocat dont
l'identit va changer plusieurs fois prpare sa plaidoirie.
Que la Russie soit ! pense Peroun, dieu du ciel, et la Russie comparat dans la
vitre embue du train. Que la Russie vienne la barre ! pense l'auteur, et elle comparat dans un long chapelet de crimes. Qu'il est doux de har la patrie , dclara
au XIXe sicle Petcherine, pote et jsuite russe... Nous vous informons par la
prsente quil faut avouer. Il n'y a pas d'autre issue. C'est pourquoi, cher Hypride, toi qui es mordant mais magnanime, qui sais obtenir le pardon des sclrats,
pardonne-nous nous aussi et envoie-nous en recommand ta photographie et ta
biographie sur deux pages et dis nous combien de poissons gars tu as sauvs du
hameon dans cette mer humaine, et si tu nas pas mordu le sein de ta mre quand
tu tais petit.
La gographie comme le calendrier de ce roman de magie noire sont sujets
des sautes d'humeur, on passe des Samoydes auxquels rend visite un explorateur
allemand l'gypte o le mme devient Mose et entend la voix de l'ternel. C'est
que le filetage du temps est cass, et que la vis sans fin d'un mauvais infini
tourne dans le vide.
[219]
En somme, il s'agit d'un immense acte d'accusation, d'une litanie des vilenies,
mais o la conspiration est plutt celle des mots que des hommes, car les hommes
sont insignifiants. Un magicien du cirque lit travers les enveloppes ce que les
spectateurs ont crit. Ainsi lisons-nous en travers de ce texte enrob de mythologie toutes les vilenies dissimules d'une humanit rsume dans la bourgade russe.
Le narrateur nous fait monter pour finir dans un arostat de l'imaginaire russe,
un carrousel fol de citations de tous les rveurs et utopistes engendrs par ce pays
dfile en maelstrm, citations o l'on reconnat l'Anne 4388 du prince
Odoevski, le Que faire ? de Tchernychevski, les contes immoraux d'Afanassiev,
ou le Jugement de Chemiaka, un anonyme du XVIIe sicle. On a l'impression d'un
norme autoclave du rve russe, d'une machine dlirer qui s'emballe ; le pays o
coulent lait et miel alterne avec les pires cruauts.
305
306
[220]
LE RETOUR DU PRE,
OU LA RUSSIE D'AUJOURD'HUI
Quelque chose se passe en Russie, difficile dfinir, impalpable, mais apprhend par beaucoup. Quelque chose revient, un changement de gnration a lieu,
le pays se retrouve seul face un Occident moins sr de lui, malgr les discours
martiaux du prsident Bush. La Russie sent quelle doit se redfinir : sagrger
la communaut des nations occidentales ne donne rien. Ce nest pas seulement un
retour du nationalisme sous des formes souvent criardes et vulgaires. C'est plutt
la sensation que la Russie, aprs l'ouragan des annes Eltsine, doit se dbrouiller
seule, doit se penser nouveau par elle-mme avec son pass de grande puissance
triomphante ou paria. Trois films de l'anne portent sur le thme tourguenevien
par excellence de Pres et fils. Tourgueniev, dans son clbre roman de 1862,
marquait la rupture entre les pres de l'ancien rgime patriarcal et les fils de la
gnration iconoclaste et nihiliste. Le passage des gnrations se fait toujours
douloureusement, le parricide nest jamais loin des esprits.
307
Alexandre Sokourov, dans Pre et fils, poursuit sa mditation sur les relations
intimes du noyau humain, commences avec son merveilleux Mre et fils (1996).
On a vu de l'inceste dans ce film o le pre, frapp par un cancer, aviateur revenu
au civil, et son fils, qui a les vingt ans de son pre au moment de son roman avec
une femme morte la naissance du fils vivent ensemble dans un logis spartiate
d'une cit nordique (Vyborg) aux clairages parfois mridionaux (Lisbonne), et o
leurs treintes d'avant la sparation s'achvent par des parties de ballons risques
sur une terrasse coupoles qui semble proche de l'Olympe des dieux. Le cinma
de Sokourov, par sa lenteur, ses attentes existentielles est le contraire du clip tlvisuel, de l'inattention infantile de notre style de vie, et il irrite, il contraint une
retraite intrieure, il invite la Russie un retour aux sources baptismales de sa
saintet.
Mais voici quun autre, plus jeune descendant de Tarkovski prend le relais,
Andre Zviaguintsev. Il a eu le prix des dbutants Venise, et cela, en principe,
est plutt ngatif en Russie, o l'Occident est considr comme un donneur de
leon que l'on rcuse. Mais, miracle, les salles o passe Le Retour ne dsemplissent pas, les sites de discussion sur le film enflent, Le Retour a touch un ressort
secret de la Russie. La lenteur du regard, l'intensit tarkovskienne est ici aussi
prsente, mais au service d'une fable trange, qui nen finit pas de susciter des
questions et des polmiques. Une femme vit seule avec ses deux garons, l'an
est soumis, le cadet est un sauvageon (admirablement jou). La premire scne
nous le montre face une bande d'adolescents quil narrive pas suivre, [221]
incapable quil se sent de sauter dune haute tour mtallique dans un bassin. Ce
mirador de l'impossible reviendra la fin du film. Dans l'intervalle le pre, qui a
abandonn sa femme pendant douze ans, revient, et pour tablir son autorit sur
les fils, les emmne dans un trange priple trs tarkovskien au bout d'un chemin
de terre dans le paysage svre du lac Ladoga, puis sur une le : l'an adopte vite
ce pre nigmatique, viril, violent, le second le supporte mal et se rvolte pour de
bon sur l'le quand il semble aux deux enfants que le pre les a emmens leur
perdition. Mais le retour a une structure initiatique. Quel est le trsor que le pre
est all dterrer dans une cabane abandonne, ct du mirador ? Le petit rvolt
s'enfuit, monte au mirador, comme dans la scne initiale. Son pre, en voulant le
rejoindre, tombe, et les deux enfants ramnent dans la barque le corps du pre, et,
sans le savoir, le trsor.
308
Retour du pre ? Retour du trsor, retour des enfants mancips aprs la mort
initiatique du pre : l'le tnbreuse, le lac aux temptes sauvages symbolisent-ils
la Russie ? Le public sort mu, dsempar. Il sent obscurment qu'il s'agit de lui,
de cette Russie violente, orpheline, et qui doit aujourd'hui s'manciper des poncifs
que lui a infligs l'histoire comme autant de traumatismes encore actifs.
Un troisime film complte cette interrogation, Pauvre, pauvre Paul de Vitali
Melnikov. Le film est splendide, tourn Gatchina et au Chteau Michel, sur les
lieux o le fils de Catherine vcut et fut assassin avec la complicit de son fils
an Alexandre, le futur Alexandre Ier. Le scnario s'inspire d'une pice de Mrejkovsky (1908), et le destin de l'empereur fou est ici rsum, au bnfice du Tsar,
son assassinat. On le voit renvoyer sa garde et faire sa prire juste avant l'intrusion
des conjurs. Le parricide est le moteur de ce spectacle o les yeux fous et la figure nerveuse d'un petit empereur occupent souvent tout l'cran (il est jou par l'acteur Soukhoroukov). Tuer le pre ? ce fut aussi le moteur des Frres Karamazov,
la veille du second rgicide russe du XIXe sicle, en 1881. Et la Russie d'aujourd'hui, ce tournant incertain, entre une modernisation galopante et un retour
inquiet de fivre nationale, scrute le chef des conjurs, le comte Pahlen, admirablement jou par l'acteur Yankovski : peut-on trahir un souverain pour sauver son
empire ? Pahlen, haute figure sillonne de soucis, rpond par le silence qui vaut
acquiescement. Le Retour est en marche. Quel retour ?
309
[222]
LE RAPIAGE D'OULITSKAA
Lioudmila Oulitskaa a t lance par ses lecteurs franais. C'est parce quelle
avait fait carrire en France, grce Gallimard, que les mdias russes se sont plus
intresss elle. Elle fait partie des nouveaux ralistes, de ceux qui n'ont pas renonc capturer dans leurs filets le rel social, noueux, sans transcendance de
notre socit actuelle, et surtout de cette socit postsovitique en dshrence de
grandes verticales spirituelles, qui a hrit un socium confus, griffu, dense, et o
s'est prcipit l'appel de l'individualisme. Il y a Pietsoukh, il y a Petrouchevskaa,
il y a Oulitskaa. Le prix Booker russe vient de la couronner.
Les nouvelles qui composent Un si bel amour prsentent un mlange de ralisme et de nostalgie du pass avec une forte inclination pour le mdical, le mystre du physiologique dans l'homme, les heurts et les rencontres de gnrations
trs loignes, qui ont vcu des Russies polairement opposes. Ainsi Lilia, l'arrire-petite-fille du vieux qui se meurt d'un cancer en appliquant la bouillotte chaude
strictement interdite sur son ventre douloureux : Lilia vient le voir et elle est fascine par les lgendes de la bible juive que lui raconte l'anctre. Parents et grandsparents de Lilia nont que mpris pour ces balivernes, ces contes sur Gdon ou
310
David, ces guerres, ces sages, ces rois aux noms extravagants, mais ils laissent
s'accomplir la mystrieuse passation de lgendes entre quatre gnrations que tout
spare. Lilia est ostracise l'cole, car elle est juive et c'est l'poque de l'antismitisme d'tat qui ne dit pas son nom. Bodrik, un larron dlur, le fils de la
concierge qui la maman de Lilia fait des cadeaux sans fin, la perscute consciencieusement. Haine-amour d'adolescent, rancune de classe. Bodrik habite un
rduit en terre battue. Aaron l'anctre meurt pour de bon, Bodrik dans son rduit a
une commotion crbrale, Lilia dans les cabinets voit du sang dans sa culotte et
prend ses premires rgles pour les prmisses de la mort, et quelque part dans une
riche datcha le Guide suprme est en train de crever. On est le 2 mars 1953, la
mort de Staline sera rvle dans quelques jours. La vie, la vie faite de sang et
d'humeurs, d'ingalits de destin et de lgendes tenaces prend toujours le dessus :
Quant la fillette enferme dans les cabinets, cette nuit-l, tout le monde l'oublia.
Autre nouvelle : le retour du pre divorc en visite de l'tranger o il est devenu riche, et qui tout trac charme les enfants, la grand-mre et toute la tribu
contre le gr de la mre, ou encore Un si gentil garon , savoir comment on
devient homosexuel dans le milieu pudique et homophobe de l'Union sovitique.
[223]
Oulitskaa a du bagout, du talent, de l'audace. On peut ne pas apprcier une
certaine grossiret de la trame spirituelle de cette humanit, mais quoi sert-il de
s'y opposer ? Elle entre dans notre esprit comme la vieille femme trange d' Une
soupe l'orge perl , toute rapice de couleurs disparates, avec sur un il une
taie blanche pareille elle aussi un rapiage saugrenu. Et tout ce rapiage fait
vaguement mal l'me, sans doute parce que nous ne voulons pas le voir en
nous...
311
[224]
LE TRAIN DE LENINGRAD
BADEN-BADEN
On peut songer au train o Anna Karnine lit son roman anglais, ou au train
o le prince Mychkine fait la connaissance d'un jeune homme trangement fivreux, le marchand Rogojine, ou au train de banlieue qui graine les tapes mystico-alcooliques du hros de Veniamine Erofeev dans Moskva-Petouchki : les
voyages ferroviaires ne manquent pas dans la littrature russe.
C'tait un train de jour, mais on tait en hiver, en plein hiver, fin dcembre,
et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s'tait donc mis faire sombre
trs tt... Ainsi s'ouvre le rve du narrateur d'Un t Baden-Baden. Radichtchev a fait Saint-Petersbourg-Moscou, Pouchkine en rponse a fait le trajet inverse, et la littrature russe est abonne cet aller-retour entre la ville relle et la ville
rve.
Le narrateur est mdecin, il a chip sa tante le livre rcemment paru des
Mmoires d'Anna Grigorievna Dostoevskaa. Il va loger Leningrad, chez une
amie de sa mre, Guilia, qui lui racontera une fois de plus le terrible blocus de la
Ville, mais il ira surtout au Muse Dostoevski, il collectionne les lieux, les at-
312
mosphres, les doubles de Dostoevski et ce train draille sans cesse vers d'autres
voies, il croise celui du relgu qui rentre en Russie, et va s'installer Tver, michemin des deux capitales, puis celui qui mne le couple impcunieux vers un
Baden-Baden o les grands seigneurs de la littrature russe logent dans des suites
luxueuses (Tourgueniev, Gontcharov), et eux logeront dans de misrables meubls, attendant les lettres de change de la maman d'Anna lui perdant au jeu, elle
ravaudant les hardes et caressant son ventre o grandit leur enfant.
C'est un carrousel magique qui tourne dans la vitre du train : salons du casino,
contorsions de funambules aux cintres vertigineux de la vie, miroitement du palais
de cristal, et tout au bout cette mer o nagent les deux pauvres amoureux qui
s'battent, Anna et Fiodor. Elle est menue, cherche tout le temps son faux chignon, il a des yeux doux, une barbe maigrichonne, un grand front bomb qui clate sous tant de honte, et tant de fiert : mais derrire lui, le traquant jamais il y a
le Krivtsov du bagne, le garde-chiourme avec son cou de taureau , son menton
massif sangl dans le col rigide de l'uniforme. Ce cou de taureau , c'est sa propre dfaite devant le mur de la vie vivante , c'est pour lui chapper quil va
laborer un immense rve de crime et de punition qui est appel devenir la littrature russe elle-mme. Et comme dans un cauchemar, comme dans Pages chuchotes du cinaste Sokourov, il tombe, tombe et tombe toujours dans l'humiliation qui clapote l en bas.
[225]
Susan Sontag a crit une prface enthousiaste ce trs beau texte d'amateur.
Tsypkin, l'auteur d'Un t Baden-Baden, tait un mdecin juif, un refuznik qui
l'URSS moribonde refusait le droit d'migrer. Son roman ne vit le jour qu'en
tamizdat , New York, en 1982, sept jours avant sa mort... Le roman de Tsypkin est beau, mais non parfait comme le dit la prfacire, et il y a certainement des
ppites inutiles, le dsir touchant et maladroit d'en dire trop. Mais ne barguignons
pas autour de notre plaisir, plaisir dcouvrir ce travelogue et les tapes d'une
nvrose gniale. Lcriture de Tsypkin est subtile, accrocheuse, divagante.
Pourquoi les juifs aiment-ils tant celui qui ne les aimait pas, se demande Susan
Sontag ? Pourquoi ce cannibalisme juif envers Dostoevski, dissqu, ador
par des cohortes de chercheurs juifs ? Question de dfi, de reflet dans le miroir, de
jalousie entre deux peuples lus ? Les meurtres imaginaires ensanglantent les
313
mains. Des petites figures grotesques tombent dans la neige. Est-ce lui ou ceux
qu'il n'aime pas ? Dans le miroir du casino, soudainement, le reflet dans la glace
lui renvoie Issa Fomitch, le Juif du bagne, maigrichon, et l'auteur de La Maison
morte lui jette les sandwichs dont il vient de bourrer ses poches : un misrable
contre un misrable...
314
[226]
INCIDENT HEUREUX
SUR LA LIGNE 17 DE TROLLEY
315
316
[228]
Le soleil des morts est celui de la Crime d'aprs la guerre civile : Wrangel est
battu, les ci-devant ont fui vers Istanbul, les matelots rouges font bombance et la
Tchka arrache leur dernire poigne de grains ou de pois aux malheureux
paysans, fantmes humains, zombies doutre-tombe, tandis que la mer, en bas,
dpose son bleu blouissant et le soleil dcape les ossements des hommes et des
chevaux sur le plateau.
Ivan Chmeliov (1873-1950) vcut deux ans dans cette Crime moribonde. Son
Soleil des morts est une sorte de journal potique et funbre, recueil de confidences de mourants (mais lui-mme prfre le mot d' pope ). Mosaque de petits
textes au prsent de narration, comme si cet abattoir humain face au soleil mridional devait durer l'ternit. Mosaques de rencontres, de rcits de compagnons
de misre fous comme le docteur, qui finira par faire de sa datcha son propre bcher, comme le petit Tatare dment qui veut troquer son cheval squelettique
contre un bout de pain, la petite Aniouta qui ne marche qu'en se cachant le visa-
317
ge... Morte la nature, haches les amandaies opulentes, en all le Dieu des temples ! La pelote des jours n'a plus de sens. Le jour qui nat ne veut plus rien dire.
Lart de Chmeliov est brut, brutal, avec une tendresse folle et une rage qui se
dverse en insultes sur l'Europe opulente qui ferme les yeux et s'intresse aux
audaces sovitiques. Dans ce paysage de pierres brles, o une poigne de
rustauds bouffis font la loi, l'antique vie est revenue, la vie des anctres des cavernes . Peu peu tous les esprits desschs par la faim finissent par driver, et
cette Apocalypse Yalta sombre dans des confidences dmentes aux poulettes
famliques ou des imprcations que nentendent que les pierres.
La tuerie danse et gigote, le docteur fou ne se rappelle plus le Notre Pre, des
souris lui rongent le cerveau, tandis quil songe l'essentiel , qui n'est que la
dcomposition totale. Lessentiel ! Lpope clate et drisoirement cruelle de
Chmeliov avance sans le rencontrer : l'essentiel serait plutt derrire, dans notre
cou, comme une haleine de mort, un rugissement sourd de l'Antchrist : Que le
soir vienne vite ! Moi, moi, qui suis-je ? Une pierre roulant sous le soleil... Une
pierre avec des oreilles et des yeux . Une pierre qui attend qu'on la pousse du
pied dans le vide...
Chmeliov le tendre, le voluptueux, le trs pieux nous pousse impitoyablement
du pied dans le vide. Ce texte oubli vient se ranger dans les grandes imprcations
de l'homme du XXe sicle face la bouffe d'inhumain, un inhumain survenu dun
coup, et qui aveugle comme le soleil de la Crime, indiffrent et patibulaire...
318
[229]
LA DISPARITION DU DERNIER
CRIVAIN SOVITIQUE
319
inflexibles et les couards, les bourreaux et les torturs se cognent aux mmes limites. Comme Rybak et Sotnikov, le moujik violent et rus et le preux inflexible
dans la cave de torture des Polizai allemands d'un bourg de leur pays, la Bilorussie martyre.
La guerre a obnubil les esprits russes parce qu'elle avait fait souffler la violence et la libert dans les mes du soldat sovitique, parce que l'preuve avait t
totale, l'homme russe tait pris dans l'tau de la barbarie allemande et de celle de
Staline et ses services. Il est difficile l'Occidental de comprendre un si long cauchemar, une si longue hallucination. Bykov avait fait ses tudes l'Institut de
peinture de Vitebsk, il fut mobilis dix-huit ans, servit encore dix ans volontairement aprs la fin de la guerre. Il s'essaya dabord la satire, mais en vint vite
son sujet central, celui de sa vie, La traque de l'homme par l'homme pour reprendre un de ses titres.
Aprs l'indpendance de la Bilorussie, il est devenu un farouche opposant du
rgime, vivant en Finlande, en Tchquie, en Allemagne, mais sans renoncer sa
nationalit. Hostile l'Union russo-bilorusse, partisan d'une Bilorussie europenne, il a, plus que Svetlana Alexivitch, prononc des jugements terribles sur
le chef de kolkhoze qui a impos (grce au suffrage universel) une tutelle tatillonne sur le pays. Il est pourtant dit dans ce pays, du moins ses textes sovitiques . Lui-mme crivait en bilorusse, et s'autotraduisait. On le trouve en ditions scolaires Minsk. Pour son dernier rcit sur Tchernobyl, il a reu en 2000 le
prix Triomphe Moscou. Pourquoi vivez-vous chez vos anciens ennemis, lui demandait-on. LAllemagne m'offre l'hospitalit, rpondait-il, et je [230] ny ai pas
peur de recevoir un coup de massue dans l'escalier de ma maison de Minsk. Il est
pourtant mort pendant un sjour dans son propre pays. C'est un destin tragique en
dfinitive que celui de ce fuyard qui tait perscut, mais non ostracis, qui cherchait pour son pays une voix europenne que son peuple semble ignorer totalement. Nous sommes tombs dans une fosse, dclarait-il, et nous y resterons encore trs longtemps, j'en ai peur.
tort ou raison le dernier survivant de la tuerie de 41-45 ne voyait pas d'issue pour son pays. Pas dans l'avenir immdiat...
320
Un texte posthume est venu confirmer ce diagnostic. LHeure des chacals est
un trange rcit dont le hros, petit homme malmen par la vie, est mystrieusement contact pour entrer dans la garde prsidentielle. Il devient un chacal , est
tent par l'ide d'approcher le despote, et de l'assassiner. Mais le chacal ne sera
pas un Brutus... Lorsque l'occasion se prsente enfin, il renonce aussitt son
projet de tyrannicide.
321
[231]
Pourquoi faut-il que le titre russe On est des grands soit devenu Les Enfants
de Saint-Ptersbourg ? Serait-ce parce que le Tricentenaire de la ville, marketing
oblige, est pass par l ? Le thriller de Sergue Bolmat est en ralit le contraire
d'un roman adulte : toute l'inconscience des ados cruels, immoraux, bombards de
violence par les mdias, dnus de sentiments et mme de psychologie, fait de ce
texte un petit mule de Plvine, le grand matre de la jeunesse dont les titres de
romans ont galement t massacrs dans les traductions franaises. Enfin, bon,
a ne change rien au crpitement des balles, aux caractres amibiens d'ados miartistes, mi-bouddhistes... mais qui ont brusquement des vellits d'action, deviennent colporteurs de phallos en cellulod, lchent une rafale de kalachnikov, ou
vont l'agence touristique s'acheter Chypre, Malte ou lAmrique, avec ou sans
permis de sjour, avec ou sans de travail. Tout se vend, l'Amrique comme le buttage d'un mafieux concurrent, ou les posies composes la gloire dune lessive.
Intrigue il y a bien sr : les trois ados ne sont devenus killers que parce quils
ont vol le portable d'un killer professionnel qui venait, lui, de se faire crabouiller dans la rue. A eux maintenant de recevoir les ordres sibyllins, d'aller aux ren-
322
[233]
VII
LES RACINES
POTIQUES
323
[233]
324
325
[235]
PASTERNAK DE
MA SUR LA VIE
AU DOCTEUR DU VIVANT
On est l't 1900, la famille Pasternak, parents et enfants (Boris a dix ans,
Alexandre huit), va Odessa. Un couple tranger ngocie avec le mcanicien un
arrt non prvu Kozlova Zasseka, petit arrt prs de Iasnaa Poliana o les rapides ne s'arrtent pas. Ltranger me parat une silhouette entre les corps, une
fiction au plus pais de la ralit .
C'est Rilke avec Lou. Ils connaissaient les parents Pasternak, changent quelques propos. Une voiture cheval attend le pote et sa compagne la petite gare.
Sauf-conduit aurait d tre une longue lettre Rilke. Le texte lui est ddi, car
Rilke est mort, vient de mourir le 31 dcembre 1926. Sauf-conduit est un texte en
prose, secou par des instants pasternakiens d'extase : couter Scriabine, dcouvrir le Pome de la fin de Marina Tsvtaeva, vivre la mort de Dostoevski, Venise songer l'alliance inoue du beau et du mal.
326
Pendant la guerre civile, on dlivrait des sauf-conduits pour passer travers les lignes adversaires. La vie entire de Boris Pasternak (1890-1960) est
comme un sauf-conduit. A travers l'histoire, la rvolution, la vie.
La ralit, comme une fille btarde, sortait demi nue de sa rclusion et
s'opposait tout entire, des pieds la tte illgitime et dshrite, l'histoire lgitime. Rilke ne reut pas la lettre qui incluait cette phrase.
Pasternak est le pote des hangars grands ouverts de la vie, l'adversaire de toute rclusion. Mais la vie telle quelle est, l'histoire illgitime devenue lgitime,
comme toute rvolte qui l'emporte, l'a parfois reclus.
Voici donc une autobiographie sans aucun moi. Et voici une oeuvre lyrique
sans aucun je. Ou plutt le moi, c'est l'impersonnel de la vie, la vie vivante disait
Dostoevski en parlant de cette rsistance du vivant au convenu, aux limites, au
rationnel.
Tsvtaeva (dont Pasternak disait qu'elle pouvait le remplacer, mais lui pas) a
crit le plus pntrant de tous les textes de l'immense pasternakoviana ; il est baptis LOnde de lumire . Elle y dfinit Pasternak comme la fois l'Arabe et
son cheval. Autrement dit, un centaure dont le moi est moiti humain, moiti
animal la vie mme. Mais pas n'importe quel cheval, le plus frmissant de tous,
le plus ombrageux, le cheval arabe.
Iouri Jivago, le mdecin, le pote, le hros vellitaire du roman qui couronne
l'oeuvre de Pasternak rvait d'un livre total qui serait un Livre de vies . O les
vies seraient un [236] peu comme les heures dans un livre d'Heures, un fragment,
ou plutt une composante de liturgie.
Le rapport posie-prose est intime dans toute l'oeuvre de Pasternak, non pas
du tout parce que sa prose serait potique comme on dit, c'est--dire rythme, tangente la posie, comme c'est le cas pour la prose de certains romantiques, l'Allemand Jean-Paul, ou le Franais Maurice de Gurin (lauteur, prcisment, du
Centaure ), ou le pote-prosateur russe Andre Bily, mais parce que posie et
prose ont chacune une mme vise de la vie, un mme effacement du moi, un
mme flou si l'on veut, mais un flou baign de ralit, ballott par l'ocan des
dsirs qui clapotent sur la ville.
327
Je tire cette mtaphore du long pome Spektorski qui est, avec le rcit en prose
L'Enfance de Luvers une sorte de carrefour, de nucleus de toute l'oeuvre. On y
rencontre le thme de l'offense subie, du hros flou qui louvoie avec le Haut mal,
qui est le malaise du pote face l'histoire qui impose son joug ; on y voit aussi le
thme de l'Oural, o le pote a travaill un semestre en 1916, monstre manufacturier o se forge un dessein.
Sauf-conduit dit une somme d'checs : et d'abord la rencontre avec Scriabine
et le renoncement la musique. Le pote explique son destin de pote clamant le
primat d'une simplicit inoue, mais toujours proclam pote difficile par les
quinze ans de mutisme dus cet engagement musical rat.
Une abstention de quinze ans impose la parole qui avait t sacrifie au son me condamnait une originalit comme une certaine infirmit
condamne l'acrobatie.
328
partir potiquement zro. Il fallait se protger, et ainsi nat le recueil Par dessus
les obstacles et le refus du pote de concevoir sa vie comme une vie de pote ,
la Lermontov, la Alexandre Blok, la Maakovski, avec le suicide du pote
comme dernier trope potique.
Le pote Pasternak s'est donc fait en se dfaisant. C'est de ce laconisme ,
tiss d'chec et d'incertitude que parle son premier texte Le Trait dApelle.
Faire la preuve de son identit la manire d'Apelle, c'est prcisment se dfaire de son identit. Mais le monde biographique boursoufl auquel Apelle et
Zeuxis renoncent [237] en dit beaucoup moins que le moindre trait d'Apelle .
Et le trait dApelle se retrouve dans le moindre fragment pasternakien du monde.
329
Non, ce n'est ni le refus ni la fascination par le monstre, c'est la honte surmonte de chanter le quotidien quand le quotidien est mis en miettes, c'est le besoin
d'tre pareil aux autres . Encore une fois le trait dApelle !
Le pome dcrit le IXe Congrs des Soviets qui eut lieu au Grand Thtre
Moscou. Lhistoire voudrait se refaire l o chantent habituellement les tnors.
[238]
330
331
Pasternak pote de la mtonymie (le dplacement par contigut) et de Maakovski pote de la mtaphore dnude, exhibe ( Le Nuage empantalonn ). La posie est un douloureux chevauchement de sensations .
Un exemple clbre : Dfinition de la posie .
[239]
332
Le Docteur Jivago, fruit du rve d'un livre total, rve d'un Balzac potique, est
un duel de l'histoire asservissante et de l'art affranchisseur. Il sera achev trente
ans plus tard. Mais le non-dit de Ma sur la vie est ici pris en compte. La dfinition de la posie est la mme, sa mise en oeuvre est largie. La nature participe au grand matin rvolutionnaire, les arbres font meeting, mais le moteur pasternakien de l'Histoire est [240] devenu apparent : c'est la compassion. coutons le
chuchotement qui se fait en Jivago, dont le nom mme voque le Vivant.
Le roman prend en compte les immenses prodromes de la Rvolution, l'offense subie, l'offense de la femme maltraite, objet de commerce. Il y a dans cet immense prambule quelque chose de dostoevskien, un crime et chtiment jou en
sourdine, la basse de l'uvre.
Larissa Fiodorovna n'est pas Nastassia Filippovna du roman LIdiot, mais la
rvolte contre l'offense subie est commune aux deux romans, leur dynamique
333
motionnelle. Iouri Jivago n'est pas le prince Mychkine, il est un mdecin, il nest
pas un malade. C'est par l'art qu'il tente de rconcilier les parts dchires du monde, alors que Mychkine veut rconcilier les hommes saisis de pulsions par un
mouvement dsarmant du cur. Et pourtant l'chec des deux les apparente. Compassion, renoncement sont les deux armes de celui qui n'a pas d'arme, et qui s'offre en oblation, comme Spektorski, comme Jivago.
Mais il s'effectue dans le roman une prise de sens qui le diffrencie profondment : sans prvenir, le rel cristallis par la piti, authentifi par l'oblation devient liturgie. C'est le pome qui ouvre l'appendice du roman, le recueil de vers de
Jivago. C'est Hamlet qui devient le Christ. Ou plutt le sacrifice de Hamlet qui
devient celui du Christ.
Le thtre faux de l'histoire devient thtre vrai de la passion selon Shakespeare et devient Vie selon le Christ.
Strelnikov, le mari de Larissa, homme intgre et terrible chef rvolutionnaire,
bientt pourchass par les procureurs de la Rvolution qui la transforment en joug
et en violence brute, vient Varykino, a avec Jivago une entrevue avant de se
suicider. Lara est dj enfuie. Il s'auto-accuse.
334
[241]
Et peu importe que Hamlet ait t averti de la fausset du monde par des
voies surnaturelles , l'important est qu'il soit devenu juge de son temps. Pasternak explique ainsi les brutalits de certains monologues de Hamlet. Il prlude au
dnouement comme la messe prcde la mise en terre.
335
C'est l qu'intervient la substitution du Christ Hamlet, et que la brutalit devient annonciatrice de la mise en terre, et donc de la Rsurrection.
Jivago juge son temps. C'est lui le pote cach qui a raison contre les tribuns,
les excuteurs, les Saint-Just. Cela, c'est l'auteur de Jivago qui le sait. Hamlet
a pour sujet lyrique plus le crateur de Jivago que Jivago lui-mme.
Lacte d'criture est devenu jugement et condamnation d'un monde faux. La
haute maladie de Jivago, correspond la haute destine du prince. Tous
deux venus dnoncer l'abme qui spare apparence et ralit, fausse vie et vraie
vie.
Est-ce un appel la prouesse ? au don public et thtral de soi ? Non, c'est
contrecur que le pote est devenu juge de son temps, seul contre tous. Mais sr
de soi comme Hamlet en dpit d'hsitations, comme le Christ en dpit de la prire
au Pre
Gethsmani. Le pote du quotidien pris dans l'intransigeance de la posie, le
pote du trait d'Apelle , du laconisme inou est devenu victime traque, et toutes les jumelles du monde sont braques sur lui,
Extraordinaire volution du pote de Ma sur la vie vers la prire et l'oblation
chrtienne, en somme vers l' Imitation du Christ de Thomas a Kempis. Simplement le laconisme potique est devenu laconisme de la saintet. Je voudrais
conclure par les deux dernires strophes du pome Le Prix Nobel . Rappelonsnous que la main droite est celle qui bnit.
336
Sans l'pilogue en vers, le roman serait une trace qui s'efface. Lpilogue apporte la cl et donne la vraie lumire. De surcrot, en somme.
337
[243]
MOULIN DE LHISTOIRE,
MOULIN DE LA POSIE
La chane ARTE a diffus un film du jeune ralisateur allemand Gerold Hofmann Les aventures dun roman, Le Docteur Jivago . Le montage d'une suite
d'interviews de survivants des annes 60 du sicle dernier nous a rappel avec tact
et motion ce que fut l'incroyable tourment dun pote qui ds les annes 30 avait
conu un grand texte en prose mettant en scne l'histoire de la Russie au XXe sicle travers le destin dsordonn d'un mdecin, le docteur Iouri Jivago, dont la
premire pouse migre tandis quil reste en rgime bolchevique, connat un
amour bouleversant avec une femme, Lara, dont le mari est un chef bolchevique
bientt liquid par la Rvolution quil a servie ; plus tard, Lara est arrte, le mdecin pote se met en mnage discrtement, dans Moscou, avec une lingre, puis
il meurt, pris d'une attaque dans un tramway. Dcadence apparente d'un homme
dont les vers, retrouvs par ses amis aprs sa mort, disent l'angoisse, le remords,
l'merveillement devant le monde. Il s'identifie Hamlet, et, travers Hamlet, au
Christ.
338
Cette prire du Christ avant la Passion inspire tout le roman. Et Pasternak luimme, comme tous les grands potes, savait l'avance son propre destin : mourir
de mort naturelle pendant que les perscuteurs sonnent l'hallali. La perscution,
sans la gloire du martyre...
Car la Passion vint : rejet du roman, envoi du manuscrit l'tranger, o il est
publi par le richissime diteur communiste italien Feltrinelli, (qui mourra plus
tard de mort violente en raison de son engagement dans les Brigades rouges), attribution du Nobel, campagne de presse haineuse contre le rengat qui doit supplier Khrouchtchev de ne pas le proscrire, puis, aprs sa mort, le 30 mai 1960,
l'arrestation d'Olga Ivinskaa, l'inspiratrice des bons et des mauvais jours, le prototype de Lara, celle qui sont ddis les vers les plus beaux de l'pilogue.
[244]
339
La revue Novy Mir avait refus le manuscrit du Docteur Jivago, trente ans
plus tard elle le publia : les temps avaient chang, ils s'appelaient maintenant perestroka . Le fils du pote, Evguni Borisovitch, fils d'un premier mariage,
commena alors la collation de tout l'hritage littraire du pote. On lui doit d'innombrables ditions partielles, la publication de brouillons du roman, d'indits de
toutes sortes. Depuis longtemps le roman interdit est dans toutes les librairies de
Russie, dans de multiples ditions de poche. Quant la posie, celle du futuriste
htrodoxe que fut toujours Pasternak, celle de Ma sur la Vie, de Seconde naissance, ou de pomes rvolutionnaires comme Le lieutenant Schmidt, elle aussi est
depuis longtemps disponible partout, tudie en classe, commente l'universit.
Mais l'heure du pillage tlvisuel a aussi sonn. Et le monstre sacr des missions culturelles russes, Eldar Riazanov, vient de faire entrer Pasternak dans sa
srie sulfureuse Parlons des trangets de l'amour (citation de Pouchkine). Il
s'agit d'une srie de tlfilms sur les plus fameux triangles amoureux de la
littrature russe, Gorki, Maakovski, et bien d'autres. Voici donc Olga Ivinskaa
confronte posthumment avec la seconde pouse du pote dans une mission de
fort mauvais got laquelle, hlas, hlas ! le fils du pote contribue...
En revanche, la bonne nouvelle, c'est que les ditions Slovo, diriges par Diana Tavekelian, se sont lances dans une dition complte prtention acadmique, c'est--dire apportant les brouillons, les variantes, des indits, toute la correspondance qu'on a pu rassembler. Les deux premiers tomes, consacrs la posie
lyrique, viennent de sortir Moscou. Ils rassemblent donc essentiellement l'oeuvre avant Le Docteur Jivago, la posie futuriste et novatrice des annes 20 et des
annes 30, quoi s'ajoutent les posies de guerre, celles de Jivago, et les vers du
recueil Lclaircie, ces pomes de la fin, si diffrents, dune simplicit extrme , dont Hamlet , avec des variantes fort intressantes. Au total onze tomes
de prvus, dont le dernier comportera des souvenirs de contemporains. La prface
est de Lazare Fleishman, un remarquable dfricheur du contexte littraire, politique et social des annes 20 et 30, de l'universit de Stanford.
[245]
Rappelons qu'en franais le lecteur bnficie de l'excellent volume de la
Pliade, dirig par Michel Aucouturier, qui nous emprunterons les traductions
de ces deux quatrains, crits durant la dernire maladie, un moment o nul ne
340
341
[246]
T FROID
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gle. La rgle ici, cest le hasard ncessaire, l'espace nou l'acteur du regard, le
court-circuit entre l'art et le monde qui attend ce soubresaut. C'est Altman qui a
fait votre habit ? demande le pote un passant du quartier juif
La mchancet littraire est ici son aise. Le symbolisme russe avec ses images extraterritoriales, Andre Bily avec ses longues phrases calcules pour des
vies de Mathusalem , la prose ornementale russe des annes vingt, avec les
sauterelles des observations, remarques, notes : tout un nuage de folklore marchant sur nous, comme une plaie dgypte... la prose contemporaine fait aux
oreilles de Mandelstam un bourdonnement dense de grillons.
Il pargne souverainement, ou il condamne sans appel. Khodassievitch, pote
de 1'understatement potique, lui plat avec toutes les variantes quil a donnes
du thme de l'avorton . Tchkhov est condamn : donnez trois billets de chemin de fer aux trois surs, et la pice est termine ! car Tchkhov n'est quun
galimatias de sous-rubriques de permis de sjour ... Le Thtre d'Art de Moscou rejoint en enfer son auteur ftiche : un thtre antithtral, le thtre d'une
gnration de puritains qui aimaient les ides et dtestaient le mot : pour un intellectuel, se rendre au Thtre dArt, c'tait presque comme communier, aller
l'glise.
[247]
Or Mandelstam aime et clbre le cinma et son action rapide, le thtre de
Meyerhold proche du cirque et du mime, l'acteur qui travaille sans filet , devant tous, comme un trapziste. C'est soud dans le mot , dit-il de l'acteur
Yakhontov.
Les plus beaux textes de ce recueil sans unit autre que la plume despotique
de Mandelstam sont des proses en transe potique, o rgne la mtonymie, o le
march de Soukharevka entre en rage comme un derviche de la secte des khlysty,
o la cohue sent l'incendie, le malheur et l'insomnie...
Les emballages du march rvlent dans leurs cornets d'alatoires et saugrenus fragments de Vies de saints, ou de Rglement officiels : une mosaque littraire qui plat l'auteur de ce grand puzzle du rel, quil moud rapidement, d'un tour
de manivelle narrative.
343
344
[248]
LA RENCONTRE POTIQUE
D'ANDRE BILY ET
D'OSSIP MANDELSTAM
Qu'est-ce que l'image un outil dans la mtamorphose du discours
potique crois ? l'aide de Dante, nous comprendrons. Mais Dante ne
nous fera pas faire lapprentissage : il a fait demi-tour et a dj disparu. Il
est lui-mme un outil dans la mtamorphose du temps littraire qui s'enroule et se droule, et que nous avons cess de percevoir, mais que nous
tudions, chez nous et en Occident comme une paraphrase des soi-disant
formations littraires.
Mandelstam
Brouillons dEntretien sur Dante
345
La posie doit tre coute et prononce, il faut dformer son visage, bouleverser la paix du visage, arracher le masque.
346
Cette traduction dAndr Pzard pche par une certaine prciosit qui trahit la
rudesse de l'original, les fioritures archaques ne seraient pas du got de Mandelstam, et l'vidence dulcorent le texte et l'interprtation qu'en donne l'auteur
d'Entretien sur Dante. Autre exemple, le fin fond na videmment pas la duret du simple fondo a tutto l'universo de l'original, et Lozinski est ici plus fidle.
Un peu plus loin Mandelstam cite le passage o est dcrit le lac gel :
347
mission ni par petites roues dentes, mais par un transfert infatigable de puissance
en qualit.
Pourquoi la Divine Comdie est-elle ce transfert magique et enfantin d'nergie ? cest parce que le cintisme de Dante est m par l'infantile phontique italienne, par un babil de nouveau-n, qui est ainsi une sorte de dadasme ternel.
Lauteur de cet trange dchiffrement de la physique phontique du pome de
Dante parle mme de zaoum , ou de langage transmental du pote italien,
comme s'il s'agissait d'un futuriste du Moyen ge. Mandelstam montre la lapidarit du pome, son dsquilibre interne qui sont le moteur de la phontique.
Lhsitation smantique, l'infraction l'homognit de l'image, une sorte de perptuelle improvisation, de cri perptuel, d'clat sonore ( vykrik ) sont la caractristique majeure de Dante (relevons que Mandelstam reprend le concept d'hsitation smantique dont Tynianov a fait une dominante de la posie de Blok).
Mandelstam cite ce vers :
C'est donc le cri qui domine sur l'architecture, le pote crie miod et a devient mied (littralement miel devient airain), ou encore la et a devient
liod (littralement aboi devient glace), Mandelstam ici ne cite plus, il invente
des mtamorphoses phontiques similaires, pour rendre compte de la labilit sonore du pome de Dante (videmment, il faudrait trouver en franais d'autres
quivalents.)
Ces surprenantes quations phontiques et smantiques me font penser au texte de Bily, Kotik Letaev, dont le titre mme est un tonnant attelage phonticosmantique. Lalliance de quelque chose qui se glisse furtivement (Kotik, diminutif du prnom Konstantin en particulier, et allusion au chat) et quelque chose qui
vole (1etat = voler), Donc a glisse et a vole, c'est sur le sol, C'est dans les airs.
Quant la cosmogonie de Kotik Letaev, elle est construite sur une opposition qui
est aussi pour ainsi dire une mtathse : stro et roi. Autrement dit, l'ordre et l'essaim, l'ordre et le dsordre. Quelque chose de trs parent des oppositions miod-
348
Mes premiers instants furent des bulles Bulle, boule, tout bouleroule fut ma premire philosophie. Je pullulais dans des boules et plus
tard je roulais dans des bulles, en compagnie de la Vieille ; Boule et Roue
sont les premires formes : premiers agglutinements de bulles, abullissements de glute...
lire Entretien sur Dante, on pourrait croire que Dante avait lu Roman Jakobson, Les types linguistiques d'aphasie , ou encore Les lois sonores du
langage d'enfant et leur place dans la phonologie gnrale .
[251]
61
La rversibilit dont il s'agit ici na videmment rien vois avec la Rversibilit baudelairienne, elle-mme emprunte Joseph de Maistre et au concept du salut collectif, o les pchs de certains retombent sur tous, mais les vertus d'autres sauvent tous.
349
Mandelstam traduit :
[252]
Lozinski, plus fidlement crit :
350
Il est vident que Mandelstam na pas voulu voir le vilain au repos, mais au
contraire sa dure ascension sur le sommet, aussi il accumule les expressions
l'tonnante ascension , la puissance d'orgue , le vertige , autant d'lments dune dynamique d'ascension, alors que chez Lozinski le paysage semble
bucolique. (Le passage de Dante compare les mille mouches de feu que voit le
paysan au repos de midi avec les yeux brlants du char d'lie son dpartir ,
comme dit Pzard.)
Nous rencontrons encore une autre thse trs tonnante dans le texte de Mandelstam. La thse des langues se cachant l'une l'autre. Ainsi, derrire l'italien serait
le grec, le secret et chri idiome grec . Et de la mme sorte Mandelstam sentait
la prsence du grec dans les profondeurs du russe. Autrement dit tout l'Entretien
sur Dante est une expdition gologico-linguistique, en langue russe, vers les trfonds de la langue italienne de Dante afin de pntrer les structures cristallines
de sa roche, d'tudier ses mouchetures, ses veinures, ses ils et l'expertiser en tant
que cristal de roche soumis aux plus alatoires variations . Mandelstam s'arme
donc du marteau du gologue et s'enfonce dans les couches translucides du cristal
de Dante.
Retenons les dates. Premier rendez-vous de Bily fut publi pour la premire
fois Berlin en 1921 dans la revue Znamia . Puis, la mme anne, publie sous
forme de livre par la maison Alkonost de Petrograd. Entretien sur Dante fut
publi pour la premire fois Moscou en 1967 ; Nikola Khardjiev conservait le
manuscrit du texte depuis 1937, l'Entretien avait t crit Stary Krym et Koktebel, en Crime, en 1933. Ainsi douze ans sparent ces deux textes, et leurs destins furent trs diffrents. Cependant le dnominateur commun des deux textes me
semble vident. Les deux potes prennent chacun le marteau de gologue pour
descendre en expdition gologique dans les trfonds de la langue potique. Il
s'agit dans l'un et l'autre cas de splologie linguistique. Son gnome gologue abat
les consonnes ; pas les voyelles, car on peut penser que, comme dans la langue
sacre hbraque, les voyelles ne s'crivent pas... Mais qui est le gnome, qui est le
pote ? sont-ils identiques ? Non, sans doute pas ; il s'agit d'un double du pote,
d'un gnome de L'Or du Rhin. Il y a le gnome, le pote et le trsor de la langue. Le
351
pote est la fois le four et le trope mis au four, la fois la migraine qui vrille la
tempe, et la tempe elle-mme.
[253]
Andre Bily crit le lundi de Pentecte, c'est--dire le jour de l'Esprit (Dukhov den), le jour de la Descente du Saint-Esprit. Vingt annes plus tt, il avait
compos sa Symphonie, la premire, et tait devenu pote.
Premier rendez-vous est avant tout un rendez-vous avec la langue, avec les
mystres et les sacrements de la langue, mystres contenus d'un ct dans l'Apocalypse de Jean, et de l'autre dans la physique atomique.
La danse des mots mne la danse des sens. Le monogramme du Christ est
inscrit dans le mot Vie, et il est quivalent la formule de l'explosion de l'atome
trouve par Curie, aux mystres de la structure biologique dchiffrs par Mendeleev. Lancien tudiant chimiste Boris Bougaev est devenu le pote Andre Bily, boulanger-chimiste des mots, qu'il cuit dans son four (dukhovka) le jour de
l'Esprit.
352
Le pome danse par cercles smantiques. Les visions apocalyptiques, empruntes Ezchiel, nous montrent les symboles des vanglistes, le Taureau, le Lion,
l'Homme et l'Aigle.
Le pote accomplit une anabase vers les religions primitives, tout comme
Dante, accompagn de Virgile, visitant le monde antique paen. Il s'agit du mme
cosmos antique, des mtamorphoses et de la suie allgorique . Aujourd'hui les
rles ont chang, et il ny a plus de mtamorphoses, ou plutt le chimiste Bougaev tudie les nouvelles mtamorphoses que sont les formules chimiques et
l'atome. Bily traduit les antiques mtamorphoses en formules nouvelles et les
assemble dans le pome.
[254]
Ironie et pathtique se conjuguent. Lhcatombe est non incarne, mais elle
est menaante.
353
Mandelstam avait eu des mots svres pour Bily dans sa recension des Carnets d'un Toqu en 1923. Il se moque de la manie qu'ont les symbolistes d'apprhender partout des mystres mystiques, par exemple lorsque dans le rcitcauchemar de Bily le serveur du restaurant Praga de Moscou se ddouble sous
l'effet du miroir. Mandelstam se moque de l'anthroposophie chre Bily, il se
gausse de l'ide de Steiner de construire le Temple de Jean, donc de l'Esprit, dans
l'endroit le moins spirituel qui puisse tre l'Europe rassasie des pensions sanatoria suisses. Pour lui, le gnial crateur de Ptersbourg a laiss dgnrer sa prose potique en une danse absurde, dpourvue de tout got. Ni les Carnets d'un
toqu, ni la Glossolalie ne pouvaient plaire Mandelstam, qui y voyait un dvoiement ridicule, une trahison de la lucidit potique.
Et cependant nous connaissons les vers crits par Mandestam la mort de
Bily, en janvier 1934 :
Les libellules sont ici venues de Tioutchev, en passant par Premier Rendezvous, o le sens tourbillonne, comme lgres libellules dans le ciel.
Ainsi les vers se jouent des sens et des mots, les nerfs deviennent nvroptres (smysly et koromysly) et labile devient libellule (strekoza et
strekocha), transformation des mtamorphoses ovidiennes et des formules de
354
Curie. Les explosions sont pleines de jeu, et le monde entran dans les tourbillons de Thomson semble jouer un jeu de mutations ludiques. Plus loin dans le
pome, le don du Valda , un pome de Glinka qui clbre les clochettes fabriques dans le Valda, ces monts de la Russie centrale, se transforme en un opus
hindou darvalda , voquant les Upanishads, et les rvlations du Dala-lama.
La cavalcade foltre des sens tantt dbouche sur la sagesse himalayenne, tantt
au contraire se perd dans le brouhaha de l'orchestre qui, avant le concert, s'accorde
dans la fosse.
[255]
moments de l'impossible !
On astreint les instruments !
355
sentielle aux deux potes. Rappelons encore ce vers de Dante auquel Mandelstam
fait un grand sort :
Il y a l quelque chose qui rappelle la comptine denfant faite pour faire grincer les dents, une sorte de bestiaire enfantin et d' agace-oue . Dante est le
plus grand et le plus indiscutable pote de la rversibilit et de la matire potique
en procs de rversion.
Et maintenant retour au Bily de Premier rendez-vous :
Le passage illustre merveille le propos de Mandelstam sur la potique enfantine agace-oue de Dante.
Que se sont dit les deux potes sur la plage de Koktebel, les deux derniers ts
de la vie de Bily, lorsqu'ils taient ensemble ?
Nous ne le savons pas, car ni Klavdia Nikolaevna, la femme de Bougaev, ni
Nadejda Iakovlievna, la femme de Mandelstam ntaient admises ces longs entretiens. Mandelstam parlait srement de Dante, et de son texte sur Dante qui tait
en gestation ; [256] on peut penser que Bily s'en enthousiasmait. Le chef d'orchestre du pome du Premier rendez-vous pouvait mieux que quiconque comprendre cette exgse phontique et dynamique du pome de Dante, la force
acoustique que Mandelstam dchiffrait dans le texte italien, derrire son mysticisme, ses allgories mdivales. Bily ne pouvait que rappeler son pome lui.
Ils taient au parfait unisson, aprs les dsaccords du dbut des annes vingt. De
plus, tous deux des parias, dont le sort tait pratiquement scell, mais seul Mandelstam le connatra, car il survcut Bily, et connut la Grande terreur. Peut-tre
les libellules voletaient et planaient acrobatiquement alentour. Sans doute on de-
356
vinait que le chur antique et les dieux paens ntaient pas loin. La gologie
tourmente des monts d'alentour offrait son exgse de la dynamique du monde.
Peut-tre Ossip lisait-il Boris ce passage de son commentaire-pome : Dans la
danse du chef d'orchestre qui tourne le dos au public, c'est la nature chimique des
accords de l'orchestre qui trouve son expression. La baguette n'est autre qu'une
formule chimique dansante intgrant des ractions que seule sait apprhender
l'oue . La baguette contient tout l'orchestre, comme la formule du chlore
contient tout le chlore. Et sans doute le chimiste Bougaev, alias le pote Bily,
dansait-il son enthousiasme sur la plage, dans un de ces tourbillons corporels que
dcrivent tous les mmoiristes. La langue tissait et voltigeait autour d'eux. Il rpondait Mandelstam que la posie est un semis de coquecigrues atomistiques.
Les libellules se posaient sur les roseaux de la berge, sans mme sentir l'eau,
et celui qui allait survivre jusquau martyre pensait :
357
[257]
ALEXANDRE BLOK
ET ANDRE BILY
Cest un des hros sans nom du Pome sans hros : Alexandre notre Soleil , comme crivit Akhmatova le jour de ses obsques, en 1921.
358
dans l'embrasure, sur l'argent mobile de la nuit, l-bas tremblait une ombre noire
et malingre .
Quatre-vingts ans plus tard, autre rgicide ; l'empereur Alexandre II est dchiquet par une bombe, on est un premier mars. Alexandre Blok dans Chtiment
rappelle cette date :
Les deux potes frres , Blok (1880-1921) et Bily (1880-1934), dont les
uvres et les vies sont si proches, ont tous deux voulu inscrire des pitaphes dans
la culture russe. La vengeance des fils est le vecteur de Chtiment, la terreur est le
vecteur de Ptersbourg. Limprcation et le sortilge sont des armes potiques de
Blok, qui intitule un de ses cycles Iambes et un autre Les Mondes terribles. Le
sortilge malfique et le leitmotiv obsdant sont les armes potiques de la posie
comme de la prose de Bily. Et le parricide implicite dborde largement leur uvre, on le retrouve partout, en particulier dans l'uvre de Mrejkovsky qui crit sa
Trilogie romanesque et historiosophique du meurtre dans le palais. Les Erynnies
sont l'oeuvre en Russie. Les pas du Commandeur sonnent en mineur comme au
dbut du Don Juan de Mozart. Un pome de Blok de [258] 1913 intitul ainsi
souligne l'arrive lourde du destin aveugle. Il cogne la porte, il va rclamer des
comptes au libertin insouciant, la ville dbauche traverse par les phares jaunes
des automobiles dans la nuit de Ptersbourg.
Cette heure blafarde du matin, qui est celle du Monde Terrible et de Chtiment, celle dont la trace est si frquente dans les Carnets de Blok, celle du retour
des les et de la dbauche dsesprante, celle o sonnent les pas de Celui qui va
entrer dans la maison et rclamer le festin de mort, c'est l'heure de Blok, l'heure de
359
toute sa posie tantt drolatique, tantt macabre, toujours tendue comme une corde de violon dans un menaant ralenti. Romantique, adorant sa mre, correspondant avec un pre absent qui enseignait l'universit de Varsovie, le pote a travers mtoriquement trois phases : celle de la Belle Dame , o il invente pour
la Russie un monde courtois qu'elle n'a point connu, et quil tudie l'Universit,
puis celle des Tziganes, des guitares de la posie d'Apollon Grigoriev, son dieu en
posie, celle aussi du monde violet de la peinture de Vroubel, qui meurt fou aprs
avoir peint des dizaines de Dmons d'aprs Lermontov. Et enfin il s'abme dans la
phase finale de la Joie-Souffrance de son hros dans le drame lyrique La Rose
et la Croix, troubadour et cathare, amoureux de l'impossible, et l'impossible c'est
la Russie, une Russie qui hait l'intelligentsia, et donc qui le hait lui. Une Russie o
rdent le meurtre collectif et le pillage des manoirs seigneuriaux (ce qui arrivera
celui de la famille). Blok finit par la vision des Douze, dans un pome jailli en une
nuit de janvier 1918 : douze gardes rouges comme douze aptres, la ville fin du
monde, le cabot de Mphistophls derrire ces drles d'aptres et le Christ devant. Le pote allait sombrer mentalement trois ans plus tard, malade du tabes
dorsalis, laissant la Russie les plus dsesprs vers quelle ait jamais crits :
Autre sismographe du malheur en marche, Andre Bily est, lui aussi, un enfant de l'universit, le fils d'un professeur, mais de Moscou. Et lui aussi un rveur
de la Toison d'or, un Argonaute qui, un moment, crut dcouvrir dans la Russie des
sectes violentes la Parousie venir. Fils de Gogol dont l'uvre est prsente en lui
chaque pas, tant par l'enchantement stylistique que par la passion thosophique,
ou l'exposition pathtique au ridicule ; crucifi par sa propre imagination, Bily
est inclassable. Dans Ptersbourg, une sorte de long et lent sortilge qui tient aussi du polar et de l'vocation des morts, deux dominos traversent la ville qui rend
les habitants transparents et crbraux : un domino rouge dmoniaque, instrument du parricide fantasm, et un domino blanc presque invisible, le Christ.
Mais la bombe clate, la ville tient bon, mais se fissure, [259] l'homme survit mais
devient idiot. Et les cris du pote un moment migr Berlin, en 1921, dansant
frntiquement le fox-trot et reniant sa foi thosophique, transforment certains de
360
361
[260]
PGUY ET IVANOV :
LA POSIE RELIGIEUSE
EN FRANCE ET EN RUSSIE
AU SORTIR DU POSITIVISME
la fin du XIXe sicle, les deux pays, France et Russie, connaissent une prdominance intellectuelle nettement anticlricale. Le positivisme a gagn les esprits. La notion de progrs, d'historicisme, les thories de Taine, celles de Mikhalovski occupent le terrain.
Les grands matres de la pense franaise sont des non-catholiques, des positivistes, des potes de l'histoire comme Michelet, ou de l'humanit comme Hugo
pour qui le divin se construit dans une marche vers l'Homme collectif, vers l'Humain, le Peuple, la Justice. Il s'agit sans doute d'une pense religieuse scularise,
mais elle ne laisse plus de place l'glise tablie, qui vit d'une autre vie, avec les
nouveaux miracles, les nouvelles basiliques que l'on construit Paris (Montmartre) et Lyon (Fourvire). Un foss semble se creuser entre la religion catholique
ritualiste et la pense progressiste.
362
Huysmans, puis Claudel, Francis Jammes et une pliade de potes catholiques, dont des juifs convertis comme Max Jacob (mort en dportation) ont profondment modifi les choses, transfigurant littralement le paysage intellectuel
franais. Les cinq grandes Odes de Claudel ont inaugur un renouveau lyrique
sans prcdent depuis la Pliade, une posie lyrique libre, ample, avec une force
363
pique, un souffle biblique. La liturgie affleure, mais insre dans une posie urbaniste, unanimiste...
Les grands thmes catholiques se sont inscrits dans le livre de la posie franaise d'o ils avaient disparu l'ge du positivisme. De tous les potes catholiques, le plus militant, celui qui a le plus balay l'ancien humanisme rabougri, mais
sans renier le socialisme des Michelet et des Hugo, a t sans conteste Charles
Pguy. Jeanne dArc , le Mystre de la Charit , le Porche de la deuxime
vertu , le Mystre des saints innocents , la Tapisserie de Sainte Genevive , les Quatrains , et, pour moi par-dessus tout Eve ont mtamorphos la
posie franaise. Le souffle extraordinaire, l'haleine liturgique de ces pomes
taient impensables dans la France positiviste.
Je choisirai un moment de l'immense pome Eve , raz-de-mare de quatrains en rpons, en chanes, en greffons de litanies sur une trame presque hsychaste de prire perptuelle par le souffle humain. C'est le rcit de la Rsurrection
des morts, tir de l'Apocalypse et de toute l'iconographie chrtienne, inspire par
la vision d'Ezchiel, forme par les grands Jugements derniers byzantins, transforme par la vision verticale de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.
364
La leve des corps correspond la descente du Matre. Les hosannas ne montent plus des cloches, les Ave Maria ne tombent plus avec l'anglus, l'antique Satan recule devant le Saint des Saints.
[262]
Le pote peu peu nous fait sentir en notre tre profond l'immense dmembrement et l'immense remembrement du monde. Il me semble que ce dmembrement-remembrement, c'est la potique mme de Pguy, un dmembrementremembrement du langage qui est l'image de celui qui s'accomplit dans le monde
sous la pousse du divin. En somme, une immense variation sur le thme du jugement dernier.
George Steiner a parl dans son magnifique livre des Prsences relles de l'art
comme d'une eucharistie. En ce passage de la fresque d'Eve, n'avons-nous pas une
prsence relle du thme de la Rsurrection des morts ? Et ne pouvons-nous pas
365
366
Une captivit qui semble avoir t celle de toute une gnration, qui cherchait
le chemin de l'esprit, mais refusait la voie de l'glise historique. Aussi, toute la
posie symboliste d'avant la Rvolution ( l'exception sans doute de Blok) est-elle
captive des thmes de lAntiquit, c'est--dire de la religion antique, dont on recherche le feu religieux, et pas du tout seulement la surface des mtaphores mythologiques. Et voici la prire de la potesse dans Notre Dame :
367
[264]
368
[265]
Le pome s'achve par la vision des deux anges de Lumire et de Tnbre qui
se tiennent auprs de l'iconostase de l'glise de Saint-Spiridon prs des tangs
Purs (aujourd'hui disparue). La strophe comporte d'videntes rminiscences de
Pouchkine, de son pome en tercets dantesques Au dbut de la vie . Le pote y
dcrit un jardin aux statues antiques paennes, aux hautes frondaisons, o il se
retire dans la solitude. Deux dmons y sont reprsents, l'idole de Delphes et
un Hermaphrodite. A l'glise de Saint-Spiridon, le petit Venceslas Ivanov aperoit
devant chaque plate-forme droite et gauche de la sola, l o chantent les
deux churs, deux idoles de cuivre, dont l'une est qualifie de dmon , ainsi
commence-t-il distinguer la lumire des tnbres dans le symbolarium du monde, ainsi que faisait l'adolescent Pouchkine dans le jardin l'antique...
369
Cette plnitude rappelle l'trange ivresse qui emplit le jeune Pouchkine, lie
non aux anges de l'glise, mais aux idoles du jardin. Lun pressent la plnitude du
cur, l'autre celle de l'amour, mais ne s'agit-il pas d'un cho ? Ivanov nest pas
encore dtach de l'Antiquit, il ne s'en dtachera jamais vraiment. Ainsi s'achve
le pome Enfance .
Le dialogue mystique avec Dieu n'est peut-tre pas une tradition dans la culture russe, la posie russe, comme il l'est dans la posie espagnole, grce au gnial
Saint-Jean de la Croix, comme il l'est devenu dans la posie franaise partir des
sonnets de Verlaine dans le recueil Sagesse. La simplicit, l'immdiatet du dialogue de Verlaine le pcheur et de son dieu ont marqu la posie franaise d'un tutoiement direct avec Dieu qutrangement, la posie russe, mme dans tout l'effort
symboliste, nest point parvenue atteindre.
370
[266]
LE POTE
EN SALTIMBANQUE,
DE POUCHKINE
KHODASSIVITCH
Le domino, pour mieux voir, releva le loup sur son
front. Les dentelles de la barbe, de part et d'autre du visage,
semblrent deux somptueuses ailes.
Andre Bily, Ptersbourg.
Un bout de chemin ensemble (ib.)
La mission du pote en Russie a t dfinie par Pouchkine non pas dfinitivement, mais indlbilement. Tout pote crit, tout lecteur lit de la posie en gardant la trace de trois pomes de Pouchkine. Il s'agit du Prophte , qui date de
1826, du Pote qui date de 1827, et de Au pote , de 1830. Le pote dcrit
l'appel de la vocation potique comme un supplice qui rend sensible tout l'univers, et qui fait de l'homme pote et pcheur un prophte de Dieu ressuscit par le
Verbe divin. Le Pote dit la vanit du pote avant le moment de son lection,
puis son isolement et la souffrance laquelle le soumet cette lection. Au po-
371
te fait du pote son seul et propre juge, sa seule juridiction. Lallusion au trpied
de la Sibylle l'inclut dans les voyants, un peu comme Michel-Ange dans la vote
de la Sixtine a ml les sibylles aux prophtes de l'Ancien Testament, Vritable
mutant, le pote est le plus misrable de tous les tres avant son Election, mais
aprs il devient prophte, il entre au Ciel de la Sixtine.
C'est sur ce fond de tradition pouchkinienne que Jean Starobinski nous servira
d'introducteur puisque son beau petit livre Portrait de 1artiste en saltimbanque 62 voque le lien entre l'exposition du pote et celle du clown face la foule.
Le mythe en est n en France et en Europe dans les annes trente du XIXe sicle.
Gautier, Banville ont clbr le clown, stupfis par son agilit, sa lgret, qui
succdent sans prambule la gaucherie. Baudelaire a dcrit la dchance du pote en clown, dans son pome l'Albatros :
62
372
Les symbolistes russes ont aim cette image du pitre qui se dfenestre dans la
cabane du guignol. Blok, bien sr, avec sa pice, que mit en scne le jeune
Meyerhold. A la fin de la saynte, Arlequin saute par la fentre, se rend compte
que le paysage est en papier, fait une cabriole dans le vide et se retrouve dans les
bras dune Morte au linceul blanc qui nest autre que Colombine. Dans une autre
saynte grotesque, LInconnue, on entend le dialogue du pote et du bouffon sur
le thme de l'amour, de la posie et du service de l'tat. Il me semble parfois
que si j'tais au service de l'tat, je parviendrais chapper mon angoisse dclare le pote au bouffon, avant de lui arracher une touffe de cheveux,
Andre Bily, lui aussi, a recouru l'image du masque, du bouffon, de l'autodrision pour dsigner le pote. Dans son roman o tout Ptersbourg devient une
baraque de foire, passent deux dominos, l'un rouge, dmoniaque, l'autre blanc,
christique. Le domino, pour mieux voir, releva le loup sur son front. Les dentelles de la barbe, de part et d'autre du visage, semblrent deux somptueuses ailes.
Entre le domino dmoniaque et pitoyable et l'ange blanc aux ailes caches, le
chemin nest pas long... Bily reprend le thme, de faon plus drisoire que ja-
373
374
LAcrobate est trs khodassievitchien dans son extrme simplicit, presque la navet, de sa mtaphore, de sa structure. Les distiques, venus de la posie
antique, sont eux aussi dune forme extrmement simplifie.
Un autre pome de Khodassievitch peut tre rapproch de lAcrobate , tir,
lui aussi, du recueil Comme sied au grain (Putem zerna), le petit pome Le singe . C'est du montreur de singe dans la rue quil s'agit, et ce montreur de singe
avec son animal tmoigne d'une tape antique, d'un sicle dor de la vie de
l'homme, lorsque homme, animal et cosmos taient encore en harmonie. Ce qui
est d'ailleurs le thme d'une srie [269] de posies de Khodassievitch sur la double
nature de l'homme : animal et esprit, corps et me. Tout ou rien, vite ou rien : les
traits potiques de Khodassievitch ont quelque chose du haku, du trait de lavis.
Le clown aussi doit faire vite, sans expliquer.
375
Le singe est crit en vers blancs, des iambes de longueur varie. Cette prosodie souple est trs caractristique de Khodassievitch, on le retrouve par exemple
dans Musique , et le genre s'apparente aux Penses libres de Blok, cest-dire un style narratif et mditatif libre. Comme toujours chez le pote de La
lourde Lyre et de Comme sied au grain, dont l'acerbe Sviatopolk-Mirski disait :
Un petit Baratynski du souterrain, le pote favori de ceux qui naiment pas la
posie , le vocabulaire est volontairement chosal ; plus que concret, il prlve
du chosal dans le monde et le soumet une transmutation. Parmi les oprations
potiques les plus caractristiques de Khodassievitch est la miniaturisation, une
variante, mais une variante in mdias res , si j'ose dire, de l'pigramme classique, variante concrte et drisoire.
Il en rsulte une saisie extrmement personnelle du monde, une rduction un
duo de la chose prleve et du pote prdateur de la chose. Et cette saisie est si
376
Ce regard d'Orphe est accroch aux choses, aux dtails prosaques, il est la
transfiguration potique, il est donn par la petite guenon du montreur serbe de
singe, et tout le primordial reflue en une tonnante anamnse vers l'Un. Quant
Darius vaincu et buvant une flaque, c'est la fois la lgende des temps antiques,
l'infiniment petit du chosal, et l'harmonie. Cependant que la duret des temps actuels est donne par le soleil sans rayon, par le bl atrophi et par la pointe
finale : Ce jour-l, la guerre fut dclare.
[271]
Si lAcrobate est une variante khodassievitchienne du Prophte de
Pouchkine, Maison , dans le recueil Comme sied au grain est une variante de
A nouveau j'ai rendu visite... Pouchkine exprime dans une dmarche narrative
toute simple la mtamorphose du temps, et la soumission sa loi.
377
Le pome de Khodassievitch montre que les choses n'ont gard que l'armature, que l o nichait la vie ordinaire, o tout tait intime et pudiquement quotidien, tout est aujourd'hui en ruine et exhib. Le ton est puissant et sublime,
l'adresse est faite directement au Temps, lment de l'histoire de l'homme qui aime nomadiser. LHistoire est ruine, l'Histoire est une vieille qui arrache aux
ruines du matriau pour se chauffer. C'est l'histoire de Rome, mais rapporte un
humble village russe.
Ce filet d'ternit qui coule dans l'infiniment chosal, c'est la posie, selon
Khodassievitch, dans son exhibition drisoire.
Le titre du recueil fait videmment allusion l'vangile de Jean, au clbre
verset si le grain ne meurt (XI, 24). En lisant et rcoutant les filets potiques
de Khodassievitch, on a envie de dire : si le pote ne meurt . Une faon trs
classique et trs droutante de revivre le destin de Pouchkine, pre de la posie
russe. Si le pote ne meurt, comment porterait-il des fruits ?
Derrire les distiques si simples de Khodassievitch, les ars poetica classiques
sont empils. En un sens, avec lui, on sait quon revit en mineur ce qui fut dj
vcu en majeur, c'est--dire quon est en plein classicisme o, comme disait La
Bruyre : Tout est dit et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans quil y
a des hommes et qui pensent.
Darius, rincarn dans une humble guenon... Tout est second, mais on peut
dans ce recul prouver le vertige de la toute premire harmonie.
Limage du prophte, celle du prophte qui de tous les enfants vains du
monde est le plus vain de tous , reste omniprsente chez Khodassievitch.
Dans un article de 1927 sur Sirine (Nabokov), il compare le critique au bateleur
378
379
[273]
LES PARADOXES
DE POUCHKINE
Pouchkine a toujours suscit des ractions contraires. Sa nature subtile est irrductible un engagement unilatral, une formule de manuel. Est-il ami du
Tsar ? amoureux de la libert ? Est-il un voltairien libertin ? ou presque croyant,
du moins la fin de sa courte vie ? Est-il un libral, chantre des liberts, ou un
dnonciateur des excs de la libert, un dtestateur de la Terreur, qui excre les
assassins d'Andr Chnier, et se moque des liberts parlementaires ?
Critique converti au marxisme et migr revenu en Russie sovitique, Sviatopolk Mirsky l'accusa de servilit envers Nicolas Ier. Mirsky finira lui-mme Magadan, victime comme Chnier. Un autre pote migr, le Californien Nikola
Morchne, l'accuse lui aussi de servilit dans une ptre au pote qui porte l'trange devise en exergue. No Taxation without Representation ! , ce qui est videmment une rponse au pome de Pouchkine Extrait de Pindemonte , et qui,
de par la formulation ultra-librale, est presque une provocation.
380
Morchne se veut un fils de lAmrique, attach la Constitution et aux liberts formelles. Il dnigre donc cette libert intrieure que Pouchkine oppose aux
liberts formelles dans Extrait de Pindemonte :
[274]
C'est presque la leon des Essais du sieur Michel de Montaigne, ou celle
d'rasme de Rotterdam, une leon rarement retenue en Russie, et qui distingue
Pouchkine du courant dcembriste et de ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligentsia russe. C'est presque Toute ma petite prudence en ces guerres civiles o
nous sommes s'emploie ce qu'elles n'interrompent ma libert d'aller et venir.
Ou encore Mon opinion est qu'il faut se prter autrui et ne se donner qu soimme. Ce qui donne chez Pouchkine :
381
Certes il est vrai que Montaigne tait plus libre que ne le fut Pouchkine. Rappelons nous : je suis si affadi aprs la libert que, qui me dfendrait l'accs de
quelque coin des Indes, j'en vivrais aucunement plus mal mon aise.
Pouchkine l'espace non explicitement concd tait interdit. Mais l'empire
tait grand, le pote en profita. En vivait-il plus mal l'aise ?
Cependant, peine le pote s'est-il enfui par l'imagination vers d'autres rivages et d'autres cieux plus clments, il s'imagine dans cette fuite mme malade du
mai de Russie, et ne songe plus que nostalgiquement au pays abandonn. Depuis
le midi libre et libertin auquel il aspire, il ne pourrait, une fois enfui, que soupirer
aprs l'obscure Russie.
Cette fuite toujours possible, mme si elle n'est pas ralise, me semble caractristique de Pouchkine. Lextraordinaire varit des interprtations auxquelles il
donne lieu jusqu' aujourd'hui vient sans doute de l. Non seulement il s'imagine
autre, mais il est lui et l'autre. Par exemple, Pouchkine chante et la loi et la rvolte, l'ordre et le dsordre. La Fille du Capitaine clbre et la fidlit du vieux serviteur de l'arme et l'esprit de la rvolte, paradoxale connivence entre le rvolt et le
jeune loyaliste, sorte de fraternit des curs purs par-del des allgeances contraires. Dans Eugne Onguine, dans La Dame de pique, et plus encore dans Le Cavalier de bronze on peut dchiffrer la mme ambigut fertile de sens multiples et
apparemment contraires. Pour rsumer le pome sur Saint-Ptersbourg, par exemple, on peut dire que Pouchkine chante la fois le torrent dvastateur (compar
382
383
Le Mickiewicz d'alors tait sublime ; par l'art, il s'levait au-dessus des divisions, il enseignait l'espoir d'une humanit rconcilie. Mais il partit pour l'Occident et ses vers s'emplirent de poison. La haine est devenue son inspiratrice, (je
traduis par haine le mot zloba , qui veut galement dire la colre).
Le cur, surtout pour un orthodoxe, ne doit pas connatre la haine, et voici
que, superbement, le pome de Pouchkine s'achve par une prire :
384
Cet oxymoron historique de la hache libratrice joue un grand rle dans la rflexion politologique de Pouchkine, contrebalanant trs tt dans son oeuvre le
libertinage politique et philosophique, comme en tmoigne justement le pome
Andr Chnier , qui date de 1825, juste avant le soulvement. La terreur, en
tant que fruit indirect des Lumires, est vraiment un rve insens , et le restera
tout au long de l'oeuvre du pote historien ; elle explique son ralliement relatif au
Tsar et ce que plus tard certains baptiseront si injustement sa servilit : l'entrevue avec Nicolas Ier, les vers quil lui ddie, cette sorte de dialogue du pote et du
despote, qui est une constante dans l'histoire russe. Comme les derniers moments
de Socrate sont entrs dans l'histoire de l'humanit, Pouchkine voudrait y faire
entrer ceux de Chnier. On a dit quil s'agissait dune allusion sa propre situation, mais il sagit de bien plus : le pote face au tyran, et surtout le tyran moderne, le tyran-peuple :
385
Dans un petit texte sur la Paix perptuelle , texte datant de 1821 et qua
dit Tomachevski dans les uvres compltes de 1937, le trs jeune Pouchkine
rflchit dj en politologue sur le fameux projet de l'abb de Saint-Pierre portant
le mme titre (1712), sur la rponse de Leibniz, sur les commentaires bien plus
tardifs de Jean-Jacques Rousseau (1761). Pouchkine y envisage l'tablissement de
la paix perptuelle dans le monde non par la Rvolution ou par les Lumires, mais
par le retour d'Henri IV ou de Sully, hommes raisonnables et pratiques qui sauront
rendre le projet de paix perptuelle raisonnable. Il est intressant quici, en croire la reconstruction du texte laquelle se livre Tomachevski, Pouchkine suive de
prs Rousseau, et recopie dans son manuscrit un assez long passage du commentaire de celui-ci. Or que disait Rousseau ? Cela ne peut se faire que par des
moyens violents et redoutables l'humanit . Pouchkine commente ainsi Rousseau : Il est vident que ces terribles moyens dont il parlait, c'taient les rvolutions, or nous y sommes ! Quel sentiment aigu de l'histoire, du moment de
l'histoire que vit le jeune politologue ! Rousseau parlait avant la Rvolution,
Pouchkine se situe aprs : or nous y sommes !
Mme mrissement dans le domaine de la foi religieuse. Je ne suis pas n
pour glorifier le sacr dit Pouchkine, qui fut ses dbuts, sous l'influence des
matres du XVIIIe sicle, un incontestable libertin, mais qui assez vite s'loigna de
ce libertinage et y vit par la suite une sorte d'enfantillage. Ainsi parle-t-il de La
Gabriliade dans son Entretien imaginaire avec Alexandre Ier . Ou encore le
thme du dmon, qu'il emprunte d'abord Byron, puis Goethe dont l'influence
va grandissant sur lui : le clbre pome de 1823 Le dmon , tait initialement
intitul Mon dmon . Dans une note, crite deux ans plus tard, Pouchkine interprte lui-mme son dmon comme l'esprit qui toujours nie de Goethe.
C'est--dire le relie Mphisto, et au thme du salut de l'me confronte celui
qui toujours nie . Le dmon de Pouchkine est un visiteur mystrieux, un sducteur qui hante sa jeunesse, et dont la principale caractristique est le refus de bnir
la cration. Il est l'adversaire de l'amour et de la libert, ou plutt il en est le douteur, le ngateur. Ce pome est comme une annonciation mystrieuse de l'ange du
mal, mais rien ne nous dit que l'ange dchu est cout.
On a beaucoup parl de la religion de Pouchkine, parfois on l'a tir excessivement du ct de l'orthodoxie, parfois on l'a maintenu artificiellement dans un
voltairianisme prolong. En fait Pouchkine, a, semble-t-il, volu trs rapidement,
386
mrissant vertigineusement dans son rapport la religion. Les tapes de ce mrissement sont, comme presque toujours chez lui, discrtement et mme timidement
indiques dans des pices intitules imitation de , traduit de : ces formules
typiquement pouchkiniennes cachent la progression de la pense, une progression
rapide et dcisive qui le mne de l'athisme une sorte de foi dans la religion antique, puis au thisme reprsent par imitation du Coran , enfin aux pomes
chrtiens de la fin. Pouchkine naffichera jamais son sentiment intime : camouflage de l'homme du monde, rserve de lhomme des Lumires, et plus encore peuttre une sorte de pudeur fondamentale dans [278] ces questions existentielles ? le
pote nannonce jamais les couleurs, ne claironne jamais les tapes nouvelles de
sa pense la plus secrte.
Il semble tre pass par une phase de croyance la religion antique, croyance
qui allait beaucoup plus loin que l'habituel recours la mythologie en tant
quornement. On croirait que Pouchkine croit rellement au royaume des ombres,
voit de ses yeux intrieurs le coloris spia trange de cette contre des enfers antiques. Ce sera par exemple les imitations du pote persan Hafiz, avec cette
adresse au jeune guerrier pudique qui peut-tre sera pargn par la mort, mais
point par la dcrpitude physique. Ailleurs, le thme athe en sa variante dsespre ou en sa variante consolatrice nourrit plusieurs pomes ; pas seulement en un
sens anacrontique, mais vraie croyance aux lieux infernaux, aux votes sous lesquelles nous descendrons, aux ombreuses contres ; ainsi dans Au dbut de la
vie, il est une cole , pome en tercets dantesques ; les votes sont peut-tre celles du parc voisin avec ses statues antiques aux charmes ambigus (l'idole de Delphes et l'Androgyne), mais le pome reste profondment mystrieux, enracin
dans les charmes rels de la religion paenne.
Le thme religieux chrtien apparat ici et l, mais parfois avec une force
tonnante, comme dans cet pisode du rcit Dombrovski, lorsque le vieux Dombrovski, dpouill de tous ses biens par le despote local, son ancien ami et camarade, aprs la mascarade du tribunal, est frapp de folie et s'crie en plein prtoire : Quoi ! souiller ainsi l'glise de Dieu ! Hors dici, engeance de Cham !... Les
valets font entrer les chiens dans la maison de Dieu ! Les chiens courent l'intrieur de l'glise. Cette puissante maldiction qui retentit au milieu du texte et
nous suggre que la Russie est elle-mme une glise souille parcourue par les
387
Le thme de la fuite loin du pch, nous l'avons vu, inspire le plus puissant de
tous les pomes chrtiens de Pouchkine, le Plerin (Strannik). Lui aussi est
une imitation, c'est--dire que le pote dissimule son volution spirituelle sous le
leurre de la traduction, [279] en l'occurrence il fait appel au grand pote puritain
anglais John Bunyan. Et son thme est le thme puritain par excellence de la fuite
hors du monde, de la fuga mundi , de la terreur du pcheur rendu conscient de
son pch, et de la mtanoa, du retournement de l'me qui fuir tous ce qui la retenait jusqu' prsent. Ce pome a t crit peu de temps de la mort du pote, une
mort dont on ne peut s'empcher de penser quelle fut recherche par le pote, tant
son acharnement vouloir le duel fut extraordinaire, et sans vouloir minimiser
l'inconduite de Georges d'Anths. Elle traduit un besoin forcen de changer la vie,
de retourner le cours des choses vcues. Plus tard, ce fut un grand puritain russe
qui appliqua la lettre le programme du plerin, Tolsto.
388
En un sens le pote tente de voir la fois tous les ges de la vie, toutes les
postures de l'homme. L est peut-tre le secret de cet universalisme de Pouchkine,
dont Dostoevski cherchait la cl dans son discours de 1880, mais tout est dit avec
tant de concision, et les tapes de cette vision universelle se succdent si vite que
lecteurs et exgtes ont du mal apprcier l'ampleur de ce regard pouchkinien sur
l'homme : on sait que l'incomprhension grandit vertigineusement entre le pote et
le public de son temps.
C'est en l'anne 1830, o le pote se fiance, o l'inquitude renouvelle son
inspiration que s'crivent quelques-uns des plus nigmatiques de tous ses pomes.
En cette anne a lieu l'change potique avec le mtropolite Philarte. Celui-ci
rpond au petit pome de Pouchkine Don vain, don du hasard... . Ni en vain, ni
par hasard la vie me fut donne, rpondit l'homme d'glise, mais par Dieu, et
Pouchkine son tour lui rpondit par une sorte de contrition et d'acte de reconnaissance pour cette main tendue. Chose trange, il relie dans ce pome le feu
dont son me est embrase l'moi sacr du pote. Embrase par un feu, dont
l'origine religieuse semble vidente alors.
389
C'est l que nous trouvons l'expression utlyj moi celnok , mon frle esquif , pour dsigner le mtier potique du pote, expression si tonnante par sa
discrtion, et qui correspond si bien au vu dinvolution, de rduction, de fuite
vers l'intrieur de soi qui semble alors, par moments, habiter le pote par ailleurs
si gnreux dans sa verve et son imagination, de Rouslan et Lioudmila aux
Contes, ou aux Chants des Slaves de l'Ouest. Lexpression avait plu Gleb Struve, qui la choisit pour en faire le titre d'un de ses recueils de vers, consacr
l'migration. De tous les paradoxes pouchkiniens, celui de cette mystrieuse involution, de cette rduction volontaire, de cette fuite loin des pompes potiques est
certainement le plus nigmatique de tous.
390
[281]
L'ANTIQUIT
ET LE SYMBOLISME RUSSE
LEurope sans la philologie ne serait mme pas
l'Amrique, mais un Sahara civilis et maudit par Dieu.
Ossip Mandelstam, De la nature du mot
391
392
rance de murs d'Ivanov parvenant choquer Bily. Il s'crie alors mchamment : Viatcheslav a lou aujourd'hui un appartement en orthodoxie avec la
mme facilit qu'il avait lou un logis dans le labyrinthe en Crte.
Ivanov considre Dionysos comme le titan qui aprs s'tre dtach de l'orchestre du monde, tente de le recomposer. Victime et destinataire des sacrifices omophages, il est l'origine du thtre o se joue et rejoue sans fin le mystre de son
dpcement et de sa reconstitution. Annonciateur d'une nouvelle Renaissance, que
la Russie n'avait en fait pas connue du tout, ou presque pas, ni au Quattrocento ni
au Cinquecento, Ivanov annonce donc la renaissance d'un thtre dionysien, dun
thtre de vie, oppos au thtre bourgeois fond sur l'illusion et sur la distraction.
Lui-mme reconstruira ce thtre dans deux pices : Tantale, qui date de 1905, et
Promthe, qui date de 1915. Ce sont des mystres sacrificiels , comme il les
intitule. Variantes des premiers mythes, l'un comme l'autre figures du Dieu souffrant, Tantale se dilapide lui-mme, aboutit la mort dans l'immortalit, ce qui est
un supplice effroyable, Promthe, spar de sa femme Pandore (Dionysos est
androgyne), enchane sa femme et se retrouve enchan, en tat de non-libert
dans la libert , comme l'crit le pote lithuanien Thomas Venclova. Tous deux
sont des variantes de Dionysos dchiquet... Les pices d'Ivanov ne sont pas jouables, mais contiennent de trs belles pages, comme le chur la victime et la
pluie dans Tantale.
Ivanov tait de plain-pied avec l'Antiquit grecque et romaine. On s'en rend
compte en lisant les superbes pages de ses Entretiens de Bakou avec son lve
Mosse Altman, entretiens conus comme ceux de Gthe avec Eckermann. Parmi bien des preuves de cette intimit avec l'Antiquit, on trouve ce dialogue quil
mne entre hellnisme et latinisme. Les Romains, dit-il, ntaient pas vraiment
capables dcrire des comdies, ils avaient l'esprit trop lourd pour cela. Ce nest
pas Aristophane se moquant de Socrate tout en l'aimant ; J'aimerais, ajoute-t-il,
crire sur Nietzsche comme Aristophane crivit sur Socrate, et que, nanmoins,
Platon mait sous son aisselle. Ce nouveau Platon serait bien sr un jeune symboliste russe, disciple de Nietzsche, peut-tre Bily.
[283]
Le dbut de sicle tait une priode dintense activit traductrice : Annenski
traduisait Euripide et Ivanov traduisait Eschyle, les ditions Sabachnikov avaient
393
mis sur pied un plan grandiose de nouvelles traductions des classiques de l'Antiquit et appelaient y participer savants philologues et potes symbolistes, Zelinski, Jelebev ou Speranski d'un ct, Ivanov, Kouzmine, Minski ou Annenski de
l'autre. Zelinski, Annenski et Ivanov firent le serment de traduire l'un Sophocle,
l'autre Euripide, le troisime Eschyle. Rostovtsev crivait Ivanov, qu'il considrait comme un ami depuis leur sjour commun Rome en 1893 (ils allrent ensemble Pompei) : Eschyle en russe est plus important que plusieurs confrences donnes aux Cours Raeff. Nous allons attendre avec impatience tant Eschyle
que Dionysos renaissant. Dans une missive en vers son ami Iouri Verkhovski,
de 1913, texte publi par Nikola Kotreliov dans l'dition d'Eschyle de 1989, Ivanov dcrit l'arrive de l'inspiration, cent sources au fond de la caverne dialoguant avec la Sibylle, la prison marmorenne du masque tragique, la nuit dionysiaque bouillonnant hors des lvres grandes ouvertes du masque. Ainsi de moi
prend possession le dmon aux cent bouches d'Eschyle.
On voit par l combien la traduction est pour Ivanov un exercice proche de la
cration, et mme de la cration mdiumnique, de la frnsie de l'extase. Altman,
qui tait au pied du matre, fascin par son Mystre, qui l'entendit donner un cours
sur la Perse au retour Bakou d'un voyage initiatique en Perse mme, naimait
pourtant pas toute la posie antiquisante d'Ivanov, et nous partageons sa rticence.
Lhiratisme de beaucoup de pomes antiquisants dIvanov est assez froid, en
dpit de cette exaltation dionysienne. Mais les russites sont aussi au rendez-vous,
comme dans son extraordinaire Songe de Mlampe ou encore dans cette
Mnade qui ouvre le recueil Cor ardens. La strophique complexe du pome
fait alterner des vers trochaques de quatre pieds et des dimtres trochaques, l'effet recherch tant de restituer la posie magique des mystres religieux paens.
Assoiffe, la Mnade implore Dionysos de lui accorder le fouet de l'orage... Reconstituer l'extase paenne est le projet secret de toute la posie ivanovienne. Cependant le pote, plus tard, aprs son retour dans le giron du christianisme et son
allgeance au catholicisme semble renoncer l'esprit hellne tel quil l'avait dfini, et ressuscit. Ainsi dans le pome Palinodie il dclare : Le miel de ton
Hymette, en suis-je vraiment rassasi ? Ajoutant que les masques de la nuit lui
causent aujourdhui de l'effroi, et qu'il entend une voix lui dire :
394
395
mune plusieurs crateurs de ce dbut de sicle. Il a, plus que tous les autres,
nourri l'ambition quavait la gnration symboliste russe d'tre un quivalent tardif de la Pliade franaise, pratiquant abondamment le recours aux titres en latin
ou en grec : Me eum esse, ou encore Tertia vigilia ou encore Stephanos. Chez
Ivanov, on ne compte pas ces titres en latin ou en grec : Speculum speculorum,
Cor ardens, Carmen saeculare , Leoni aquila alas , ou Ultima vale , etc.
Les vers romains ou latins de Brioussov sont trs nombreux, et l'on en
trouve au dbut des annes 1890 (le recueil Les favoris des sicles, la traduction
de LArt daimer d'Ovide, le dbut de la nouvelle traduction de l'Enide) puis
dans les annes 1910, en particulier dans le recueil Les songes de l'humanit, qui
nous offre une Ode dans l'esprit d'Horace , une Ode dans l'esprit de Catulle ,
et plusieurs petits pomes dans l'esprit de lAnthologie latine, ou des potes rotiques romains, mais cette seconde priode latine de Valri Brioussov a surtout
donn deux grands textes en prose, avant tout le roman latin LAutel de la
victoire. Brioussov lit Gibbon, lit les textes latins du bas empire et s'intresse tout
particulirement au IVe sicle de notre re. C'est--dire un moment charnire qui
videmment lui inspire une comparaison avec l'poque quil vit lui-mme. LAutel
de la victoire est compos de quatre parties, qui correspondent aux quatre saisons.
Le hros en est un jeune Romain, Junius, qui est envoy Milan auprs de saint
Ambroise. Lancienne religion de lAutel de la Victoire entre en lutte avec la
nouvelle. Junius, qui est au service d'une patricienne, Hesperia, hsite entre les
deux orientations opposes. Brioussov donne en annexe une norme bibliographie
et a rdig des notes qui prouvent que l'accs aux sources est bien de premire
main. Il est aid [285] d'ailleurs par le professeur Malne ; pour se prparer, il lit
ou relit Virgile, Stace, les historiens romains comme Ammien Marcellin, il traduit
Ausone, il lit les ouvrages de Gaston Boissier (La fin du paganisme, Paris, 1909),
d'ailleurs traduits en russe en 1911, et d'Albert de Broglie sur la chute de l'empire.
Symmaque devient dans son roman un personnage essentiel, le principal contrepoids Ambroise de Milan, le futur archevque et saint. Voici une de leurs entrevues : Laissons les dieux, dit Symmaque, et pensons aux hommes. La religion
de nos pres enseignait l'honneur, le courage viril, elle glorifiait la force ; la religion du Christ enseigne la douceur, l'humilit, conseille de cder l'adversaire.
Lempire est encercl par les ennemis, partout les Barbares passent les frontires,
province aprs province, les territoires chappent nos prfectures. Par tes mesures impitoyables, Ambroise, tu aboutiras une de ces deux variantes : ou bien tu
396
397
me Pompei ne nous donne que des fresques fragmentaires, Brioussov vise recrer le fragmentaire de notre [286] connaissance de lAntiquit dans sa ralit
psychologique. Il ne tente pas de grande stylisation excessive la Flaubert.
Chute de l'empire, succession des civilisations, rle du pote face aux terreurs
de son temps, tels sont les grands thmes antiques emprunts par le symbolisme
russe. En 1911, Bakst expose son clbre tableau Terror antiquus qui rsume la
peur de l'engloutissement ressenti par sa gnration, et qui inspirera Viatcheslav
Ivanov une superbe mditation. La rvolution une fois faite, Blok son tour recourt lAntiquit pour dire son interprtation des temps nouveaux dans un article
trs admir, Catilina . Il fait de Catilina le bolchevik romain, mais surtout il
prsente d'une surprenante faon le lien entre Catulle et Catilina. Catilina, le dbauch devenu le justicier, avance sur le fond noir de la ville, fou furieux la tte
d'une bande de dbauchs devenus des vengeurs. Ni le corrompu Salluste, ni le
bavard Cicron, ni le moralisateur Plutarque ne savent rendre compte de Catilina
et de sa fureur, seul Catulle l'lgiaque en est capable : Blok voit dans le pome
Attis de Salluste, quil analyse mticuleusement, un quivalent potique de
Catilina.
398
dle dans la posie antique, est l'oppos de la surdit des hommes. Un autre
grand pote symboliste, Annenski, avait en 1906 crit sa tragdie l'antique Famira le joueur de cithare sur le thme du pote emport par l'orgueil, qui dfie les
dieux et que Zeus condamne la surdit et la perte de la musique. La gnration
symboliste s'est adresse l'Antiquit parce quelle se sentait vivre dans une troisime Rome qui, son tour allait prir, parce qu'elle interrogeait l'Aphrodite indiffrente et grandiose qui domine le tableau de Bakst, Terror antiquus, tandis que le
raz de mare tragique engloutit les cits de l'archipel antique. Dans un article intitul l'Hellnisme et nous , Ivanov donne ce qui est une cl pour comprendre
cet envotement : nous sommes des somnambules attirs par Rome comme les
Barbares. La norme des relations historiques qui entranent le monde barbare
vers l'unit de la culture dfinit le caractre des contacts entre lme russe et la vie
spirituelle de l'Occident .
[287]
Barbares par dfinition, les Russes apportent au monde romain en flammes, au
Colise incendi par les Vandales que l'on voit sur la couverture de la revue Les
Scythes en 1917, une annonce quils ignorent eux-mmes. Aprs la gnration
symboliste, intimement mle eux, viendra la gnration des acmistes, celle
des futuristes, toutes deux ont aussi hrit de cet envotement par la posie antique : Mandelstam attribue la langue russe un hellnisme qui la sauvera d'elle-mme, Benedikt Lifchitz dcrit les dbuts du futurisme dans la proprit administre par le pre des frres Bourliouk sous les aspects d'un retour lAntiquit
grco-scythe. C'est d'ailleurs par un pome de Lifchitz datant de ses tout premiers
dbuts, en 1911, que nous terminerons : la flte de Marsias.
399
Marsias, le satyre phrygien, avait dfi avec sa flte le dieu joueur de cithare,
Apollon. Marsias, vaincu dans ce duel musicien, avait t cruellement puni. Toute
la posie russe de cette renaissance du dbut du XXe sicle rejoua le duel de
Marsias le Barbare avec Apollon le Citharde de la posie russe avec l'hritage
dApollon. Et s'identifiant Marsias, elle attendait le chtiment...
400
[288]
LE SYMBOLISME RUSSE
EN QUTE DE PARADIS
ORIGINEL
Lazur bleu du Retour de l'ternel a pris chez nous un
got de cadavre.
Andre Bily,
Ligne, cercle, spirale
Dpasser la frontire entre les arts n'est pas propre au symbolisme russe, il a
hrit cette ambition du romantisme allemand, et mme on peut dire que l'ambition d'chapper au fini de l'art est aussi ancienne que l'art lui-mme. Le non
finito est propre tous les grands arts in statu nascendi, il est certains moments
l'acm que recherche l'artiste, mme si son client cherche lui le finito : alors
l'bauche sera pour l'artiste et l'uvre finie pour le client de l'artiste. Il y a pour
Baudelaire le bon et le mauvais vague . Le bon vague permet de gommer
les frontires artificielles et d'tablir les correspondances entre le peintre et le pote, Delacroix et Baudelaire, entre l'architecture et la musique. On trouve chez
Baudelaire non seulement le temple de la nature et la fort de symboles du fa-
401
meux sonnet tant comment des Correspondances , mais aussi la porosit entre
la matire dure et l'effluve :
Il est de forts parfums pour qui toute matire est poreuse. On dirait
quils pntrent le verre ( Le flacon )
402
Et cette fuite de Tolsto, qui l'apparentait aux grands asctes et aux prophtes
religieux, avait toujours t le rve des jeunes symbolistes, comme en tmoigne
l'ascendant qu'eut sur eux le pote Alexandre Dobrolioubov, le pote de la fuite
dans le grand cosmos de la vie russe, celui qui avait fond une communaut de
frres et dont les retours inopins et brefs la vie des villes, telles les visites impromptues Brioussov ou Bily, ont laiss un souvenir imprissable. Dans son
Livre invisible, Dobrolioubov cite John Ruskin sur l'galit des choses grandes et
des choses petites aux yeux du Crateur, et lgale part de mystre que grandes et
petites choses comportent. Sur quoi Dobrolioubov le prophte raconte ses errances sur la terre affame, qui lui brle la plante des pieds. Cette fuga mundi, ou
fuite hors du monde pcheur est aussi une composante, l'vidence religieuse, de
l'attente apocalyptique de la gnration symboliste. Elle reprend dailleurs un thme qui avait galement tourment Pouchkine, le Pouchkine du pome de
LErrant ( Strannik ), de la dernire anne de Pouchkine, qui lui avait t
inspir par le pote puritain anglais John Bunyan. Le religieux rejoint ici l'art ;
l'anarchisme et l'asctisme se conjuguent au prophtisme. Lart total des symbolistes est proche de la mort de l'art.
Autre tentation, celle de Viatcheslav Ivanov et de son ami Guorgui Tchoulkov recrer un art total et religieux la manire antique, un art mobilisant toute
la cit comme le thtre Athnes ou les mystres Delphes. Il s'ensuivit une
violente querelle autour de l'anarchisme mystique , une querelle qui confrontait
nostalgiques de l'unit chrtienne du Moyen ge et nostalgiques de l'unit thtrale de la Cit antique. Ajoutons encore les goethens , ceux qui, sous l'influence
du Gthe de la Seconde partie de Faust et du Gthe thoricien des formes et des
couleurs primitives, sont en qute dun substrat archaque du monde naturel. Andre Bily passa par une phase aigu de goethisme conjugu la thosophie
du Dr Rudolf Steiner. Entre Emili Medtner et lui clata une trs violente polmique sur l'exgse de Goethe. Le rsultat fut un combat quasiment scolastique o il
s'agissait pour Bily de dfendre l'organicisme mystique de Goethe contre les
interprtations trop kantiennes de Medtner.
Derrire la virulence de la polmique se cachait la qute d'un art plus wagnrien que celui de Wagner, alliant son, couleur et pense et ce fut l'apparition de
ces deux prodiges : le Russe Scriabine et le Lithuanien Tchiurlionis. Tous deux
reprsentent [290] un point extrme de rupture des frontires, d'invasion du total
403
404
totale de la Mmoire humaine : s'il veut et proclame la sortie extra muros de l'art,
c'est pour retrouver les Ides Mres gthennes, l'antique matrice de toutes choses. Il clbre l'Extase, cet tat de posie mme qui est clbr dans le Pome de
l'Extase de Scriabine ; et cette Extase doit nous ramener au bercail, c'est-dire dans la Maison du Pre 64 . D'autres, et en particulier le grand destructeur
philosophique de cet ge, le philosophe Chestov, ne vont pas vers la Maison du
Pre, mais partent vers l'inconnu glacial. Les deux attitudes ont nanmoins une
commune racine : ne pas rester intra muros. Ni prisonniers des murs [291] de
l'art, ni captif de ceux de la vie. Car tout le vivant nat de l'Extase et de la dmence (V. Ivanov, Regard sur l'art de Scriabine ).
Comme Alexandre Dobrolioubov, le pote errant, Ivanov recourt une distinction spinozienne : forma formata et forma formans, dans un article ainsi
nomm, et rdig en italien. Natura naturata, natura naturans, intitule Dobrolioubov un de ses deux recueils. Il s'agit d'un concept de potentialit et d'accomplissement du potentiel inspir par l'aristotlisme et sa conception des formes.
Tout le rel est en mouvement entre potentiel et ralisation. Un mouvement ascendant et descendant de l'acte crateur, que tous les symbolistes russes ont dcrit,
chacun sa manire, Blok par exemple dans son pome l'Aviateur , et quils
ont assimil au mouvement de Zarathoustra le prophte de vie de Nietzsche montant sur la montagne puis descendant dans la valle. Quant la rfrence Spinoza, elle nest pas due au hasard : c'est au livre I de lthique que l'on trouve, dans
la troisime partie, le dveloppement sur nature naturante et nature nature, lequel drive de l'aristotlisme et s'oppose avec force la mthode de Descartes.
Lintuition centrale de Spinoza est la qute de la batitude, non la qute de la vrit ou de la bonne mthode. Ce qui pour Descartes est substance, pour Spinoza est
attribut : l'espace, l'tendue, le pens sont des attributs, et tout conduit la totalit.
Il ny a de batitude possible que celle qui se porte l'unit de l'tre, et c'est sur
cette unit que la connaissance doit porter. On voit en relisant Spinoza avec les
principaux thmes du symbolisme russe prsents l'esprit que l'me humaine en
tant que mode ternel du pens qui est dtermin par un autre mode ternel du
pens renvoie l'infini, c'est--dire l'entendement ternel et infini de Dieu. De
mme quil y a chez Spinoza substitution du point de vue de la production au
64
Lexpression est utilise par Serge Essenine dans un article o il rend compte du livre de
Bily, Kotik Letaev.
405
point de vue de la cration, il y a dans la qute infinie de tous les modes dtre du
symbolisme russe une religiosit peu christique, davantage fonde sur l'effort incessant des modes de l'tre persvrer dans leur tre, produire de l'tre. La
synthse des arts est une modalit de cette production indfinie et infinie de toujours plus dtre dans le phnomnal. Et cette production repousse toujours davantage les limites de l'art, les gomme, les amalgame.
Linfluence de Mallarm sur le symbolisme russe s'explique par cette recherche d'une religion sans acte de cration initial. Une sorte d'aprs-midi solaire immobile o se conjuguent les lignes sonores et les lignes de couleur comme dans
LAprs-midi d'un faune .
Bernard Weinberg, The Limits of Symbolism, Studies of Five Modern French Poets, Chicago, 1966.
406
407
Andre Bily, Linija, krug, spiral' simvolizma , Trudy i dni, No 4/5, 1912.
408
natura naturans, cest dire la chane des finalits contenues dans le vivant, et qui
conduisent de l'animal l'esprit. Tout est en harmonie et respire l'un dans l'autre. Telle serait la formule philosophique du symbolisme russe dans sa recherche de l'unit premire en amont du phnomne.
Tchiurlionis en son temps a suscit en Russie un enthousiasme norme, et qui
tonne un peu. Une rcente exposition l'a remis pour un temps la mode Paris.
Une partie de l'art symboliste a mal vieilli parce que l'abstraction en peinture, le
dodcaphonisme en musique et la mort de la littrature ont appos une date
sur beaucoup d'uvres symbolistes. Mais l'attrait des grands checs symbolistes
reste immense, et cela concerne [294] aussi bien la peinture de Tchiurlionis que
les Symphonies de Bily, ou encore le piano couleur de Scriabine. La folie qui
guettait ces tentatives leur a donn un sceau d'authenticit, comme par exemple
Vroubel, dont les immenses toiles qui, dans leur chatoiement minral, tentent de
saisir la matire intemporelle du Dmon de Lermontov, persistent envoter.
Vroubel a tant fascin Blok prcisment parce quil tournait autour du mystre de
la dchance du Dmon, de la chute de l'esprit dans la matire, ce vice invitable
de l'art...
Lincomprhension est galement un thme rcurrent, correspondant la notion des potes maudits l'poque du dcadentisme franais. Tchiurlionis, crit
Ivanov, tait solitaire et incompris, et la solitude de ces de l'chec guette aussi
bien la qute mallarmenne d'un ct, que la qute steinerienne de l'autre, celui de
Bily. La folie de Nietzsche reste l'emblme de cette chute et de cet chec. La
folie de Vroubel, les crises de Bily qui dans les Notes dun Toqu se prsente luimme comme un idiot, un savetier qui gche l'objet d'art. Ou encore bien sr le
naufrage de Blok la fin de sa vie, du fait de la syphilis (comme Baudelaire), du
tabes dorsalis, mentionn dans l'pilogue de Ptersbourg. A realibus ad realiora
selon la formule d'Ivanov, cette ascension se termine par le foudroiement de
l'idiotie, pire que la chute d'Icare.
Blok commente consciencieusement dans son Journal du 26 mars 1910 Le
symbole doit devenir dynamique, crit-il, se transformer en mythe... Un mythe est
un jugement o le sujet est un symbole et le prdicat est un verbe (ou quelque
chose d'intuitivement nouveau). Ltape de l'idiotie est trs concrte : le panopticum, le muse de cire, la baraque foraine, la ritournelle des Douze. Le monde
409
devient un automate, il s'obscurcit, envahi par le violet vroubelien et par les jappements discordants (vizg)
Un autre site symboliste fut la rencontre clbre de Stravinski et Schnberg
dans l'album du Blaue Reiter. Combien de tableaux de Kandinsky portent des
noms musicaux : Improvisation, Composition ! et ses pices de thtre : Sonorit
jaune, Sonorit verte. La peinture de Kandinsky tente d'introduire dans le tableau
un lment venu de la musique : le temps, une sorte de perception de la temporalit travers les tonnants signes que nous devons lire sur l'espace du tableau.
D'ailleurs Kandinsky eut des visions synesththiques, comme Bily ; il en rapporte une dans ses Regards sur le pass. On croirait lire quelques versets des Symphonies de Bily. Seul l'accord final de la symphonie porte chaque couleur au
paroxysme de la vie et il triomphe de Moscou tout entire en la faisant rsonner
comme le fortissimo final d'un orchestre gant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc,
le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des maisons, des glises, avec chacune sa mlodie propre... Lohengrin lui semble alors tre la meilleure ralisation
de cette Moscou-l.
[295]
Kandinsky s'intresse alors cet exemple de Gesamstkunst quest la symphonie Promthe de Scriabine avec son clavier de couleurs. Un sommet de la tentative sera l'anne 1912 et l'change entre Schnberg et Kandinsky : La sonorit
jaune me plat normment, c'est exactement ce que j'ai essay de faire avec ma
Main heureuse , lui crit alors Schnberg : Seulement vous allez encore plus
loin que moi dans le renoncement toute pense consciente, toute action
conventionnelle. Les deux uvres des deux crateurs vont l'extrme limite de
l'art total, l o un art fait appel un autre pour sortir de ses frontires extrmes et
tenter une ascension plus nergique vers le Total. Laction scnique est faite de
410
Nous savons que lorsque l'homme sera accompli, Adam se remmorera tout entier dans chacune de ses images, il se verra dans le fleuve du
temps coulant rebours jusquaux portes de l'den, et il se souviendra de
son paradis originel.
[297]
VIII
LES RACINES
DE LA PROSE
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[297]
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413
[299]
DOSTOEVSKI SOUFFRANT
ET JUBILANT
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415
vre : il souffre toujours de quelque chose et, Genve, c'est pire que partout ailleurs, il y enterre leur premire enfant, Sonia, il y voit les faux socialistes parader
au Congrs de la Paix, il s'y fche dfinitivement avec Tourgueniev. Hors de la
Russie, il se sent comme un poisson hors de l'eau . (Ibsen disait que rien nest
plus drle que l'ide d'un poisson hydrophobe ; eh bien, c'est un peu Dostoevski Genve !) Il est toujours en proie aux plaies d'argent, il met en gage sa
montre, la retire, l'engage nouveau, et ainsi de suite, sans fin. Il aime l'Europe de
la Pinacothque de Dresde, ou du Muse de Ble, mais ailleurs il la dteste : il y
sent trop couler flot le venin contre la Russie, contre le salut chrtien de
l'humanit, contre tout ce quobscurment il veut dire au monde. Il hait l'Europe
de Tourgueniev, qui a crit : Si la Russie sombrait, il n'y aurait l ni perte ni
motion pour l'humanit. Il dteste ce tratre russe rampant devant les Allemands, l'cume aux lvres ds quil parle de la Russie, Il ne supporte pas ses
embrassades europennes. Ils s'apercevront une ultime fois la gare Cornavin
sans changer un mot. C'est qu'il est habit par un dsir fou, mystique, aussi forcen que le jeu qui l'aspire et le trane exsangue vers les tables de jeu europennes. Ce dsir, c'est un Pome sorti tout prt de sa tte, comme une gemme minrale de sa gangue.
Cette foi en la naissance du Pome apparat sans cesse, de mme que la foi
dans les miracles de la sincrit. Il croit quun mot sincre change le monde et le
cur des hommes, et quen confessant sa fange il fera natre du neuf, du pur. Il
rve d'un rve de sincrit, il embote mme les lettres, crivant Makov ce qu'il
va (pourrait) crire Katkov, son diteur et l'diteur du Messager russe, et cette
flambe de sincrit reflte comme une torche dans le miroir de la lettre un
autre va tout sauver, n'est-ce pas ? (Katkov multiplie les avances financires avec
patience, et surtout avec foi dans le talent de son auteur.) Dostoevski dcrit sa
tte comme un lieu de passage de grands vents, il y entrevoit des ides normes,
salvatrices, comme celle de LIdiot, crit Genve, et qui se veut le portrait de
l'homme bon dans une Europe qui ne croit plus au bien ni la bont depuis le
Christ (mais il y a quand mme Don Quichotte, le bon Pickwick et Jean Valjean :
Cervants, Dickens, Hugo, il les reconnat !). Alors il proclame des hosannas :
Je suis prsent dune telle vigueur ! d'une telle vigueur ! Il lit les journaux
russes pour y rechercher dans les faits divers qui disent en trois lignes l'corchement vif des mes, et [301] cela doit donner son grand Livre de la vie et du salut,
416
mme s'il faut chercher comme une aiguille perdue dans le foin (ce sera le
Journal d'un crivain, partir de 1873).
Un livre, un matre livre nous aide comprendre ce mystre de Dostoevski
corch, celui, enfin traduit, de Viatcheslav Ivanov, son Dostoevski, Tragdie,
Mythe, Religion. Le grand pote et mystagogue russe du XXe sicle tait un historien de la religion de Dionysos, et le dieu souffrant cartel est videmment sa cl
de lecture pour l'crivain souffrant et cartel que fut Fiodor Mikhalovitch, comparable dans toute la culture europenne Dante seulement, selon Ivanov. Car le
dieu souffrant, dispers et remembr, le dieu de la tragdie antique rvlait le
mystre de l'identit de la vie et de la mort. Or Dostoevski ne nous fascine tant
que parce quil a repris, avec la force d'Eschyle, mais dans le contexte de l'Europe
industrielle, ce thme ardent de l'identit de la vie et de la mort. Toutefois Dante
avait un guide : Virgile, et toute la sagesse antique, tandis que Dostoevski, selon
Ivanov, na point de guide, et se joint la foule des rprouvs. Celui qui avait
vcu le simulacre de l'excution capitale, qui avait connu l'cartlement comme
Dionysos, tel un processus d'individuation et de dissolution , revit sans fin cette structure dionysiaque de son tre. Le roman tait sa prire de remembrement, le
miracle de sa rsurrection, car il faisait se lever en lui le peuple des autres, c'est-dire Dieu.
417
[302]
1874-1881 :
LA CORRESPONDANCE
DE DOSTOEVSKI,
OU L'ENFER VAINCU
C'est son ami le Haut Procureur du Saint-Synode, Constantin Pobiedonostsev, que Fiodor Dostoevski crit ces lignes, en septembre 1879. Il nexagre en
rien : de rengat, partisan du rgime autocratique, il est en train de devenir l'idal
vibrant de toutes les jeunesses russes, y compris la plus nihiliste. Rien aujourd'hui,
ni personne, ne peut nous donner l'ide d'un tel enthousiasme universel comme
418
celui que cra le roman Les Frres Karamazov, ce roman-fable sur le meurtre du
Pre, et presque la veille de sa mort, le fameux discours de Moscou, prononc
l'inauguration de la statue de Pouchkine. On pleurait, on lui baisait les mains, on
se rconciliait, exactement comme dans l'pilogue du roman devant la pierre ,
lorsque Aliocha runit les enfants qui ont martyris le petit Hypolite.
La fonction cathartique de la littrature n'avait jamais jou un tel degr, et au
niveau de tout un peuple, depuis l'entourage du Tsar jusquaux plus humbles employes.
Le tome III de la Correspondance de Dostoevski nous livre la marche de
Dostoevski vers la naissance de cette uvre immense, sulfureuse et lumineuse
la fois. Plus de jrmiades concernant l'argent, Anna Grigorievna a mis en ordre
ses affaires littraires. Sa famille ne le harcle plus. Fiodor Mikhalovitch, pour la
premire fois de sa vie, crit toujours dans la fivre, mais sans avoir le couteau
sous la gorge. Aucune exgse ne remplacera la lecture de ce tome magnifique,
pour la toute premire fois traduit intgralement et excellemment comme les deux
premiers, par Anne Coldefy-Faucard, et surtout prsent par le matre des tudes
dostoevskiennes en France. Prsent nest pas le mot. Pour qui a lu l'uvre de
Catteau, c'est l'vidence son meilleur texte, dense, brillant, replaant avec aisance Dostoevski dans la chronique de sa vie, le mystre de son oeuvre au noir,
l'ampleur sans prcdent du problme mtaphysique embrass : l'origine du mal,
et le refus du monde tel qu'il est par la jeunesse rvolutionnaire. Le [303] pathtique dnonciateur des dmons incarne aussi le refus de l'acquiescement couard,
la rdemption par la rvolte sublime, la prsence-absence d'un Dieu personnel,
traqu par les hommes, mais les aimant un un, silencieusement, comme fait le
Christ dans la Lgende du Grand Inquisiteur .
Catteau, avec sa prface et son ensemble de notes, nous livre vraiment une
lecture profonde, haletante, prcise toujours, de la Correspondance et du grand
roman qu'elle annonce, dfend, prcise, que nous voyons quasiment natre. On
retrouve le critique flamboyant de La Potique de Dostoevski dans l'vocation de
la distribution caravagesque entre les tnbres de la nuit tragique et la lumire
de l'acte de foi en l'homme , mais on dcouvre aussi le philosophe en qute de
traces laisses par Renan ou par Fiodorov, l'auteur de la Philosophie commune,
qui prnait la rsurrection de tous les pres . Et l'ampleur des notes nous aide
saisir le dialogue ardent du Matre avec ses contemporains qui l'interpellent de
419
partout, comme ces quatre tudiants de Moscou qui se plaignent d'avoir t battus
par des bouchers, ou encore avec l'tonnant Juif Kovner, le Pisarev juif , c'est-dire l'idologue que Dostoevski devrait har, mais non, il lui rpond avec sympathie et attention, mais sans prendre de gants : Jamais je n'aurais parl des juifs
dans les termes que vous employez pour les Russes. On croirait entendre une
polmique de nos jours, un dialogue acerbe d'aujourd'hui entre Soljnitsyne et tel
ou tel de ses contradicteurs. Le dialogue avec les contemporains est insparable
de la fournaise tnbreuse o s'labore la grande fable policire du Parricide. Ici
est le mystre du rapport direct entre Dieu et les penses drisoires souleves
par les gens , comme dit Kovner, c'est prcisment ce qui passionne et soulve
Dostoevski. Comme le peuple juif depuis quarante sicles !
La sincrit, voil ce qui sauve, ce qui sauve les rvolts purs, comme dira
plus tard Camus, ce qui sauve la jeunesse russe gare, le cynique Kovner qui
crit depuis son cachot, ou Aliocha doutant de son starets. Tous sont sauvs, fors
les insincres, et encore... Aprs avoir pntr dans le noyau de la fission de la
rvolte, Dostoevski voudrait en extraire tous les humains, comme la Vierge lorsquelle descendit aux Enfers selon un apocryphe quil aime tant et remploie dans
le roman. Il est hant par le rel mais un rel que l'on ne voit que dans la compression de la souffrance et l'clair de la prophtie. Luttant pied pied contre la censure interne de son rdacteur Lioubimov, la revue de Katkov, Le Messager russe,
qui le publie, il parle d'angoisse dans la recherche du nud du problme. Il voudrait soulever l'humanit pour la sauver. Son starets dclare : LEnfer, c'est
peut-tre l o l'on ne peut plus aimer.
420
[304]
TCHKHOV
ET LA CATASTROPHE
DU XXe SICLE
421
C'est l'informe, c'est mme l'apothose de l'informe, car enfin comment pourrait-on parler de forme acheve du point de vue extrieur quand
toute ma mission consistait prcisment maffranchir une fois pour toutes du problme des commencements et des fins ?
422
C'est magnifiquement formul, cisel. Et tout est dit ! Est-ce tout ? non, l'auteur est aussi un humaniste, pas seulement un observateur cruel. Faut-il opter ?
Je ne balance pas je veux tre peuple.
Tout le classicisme, le classicisme latin, franais surtout, vise cette forme
aphoristique, crer l'ide que tout peut tre dit, et mme que tout est dit , avec
ce petit rajout racoleur pour mes sensibles : je veux tre peuple .
Passons maintenant aux aphorismes de Chestov sur Tchkhov.
Mais alors pourquoi donc Tchkhov dit-il la vrit ? Chestov soutient que
Tchkhov ne dit pas non plus la vrit par hrosme, emballement, ni sous l'empire d'une folle audace, ou encore par orgueil et par dfi envers le Ciel. ( Tchkhov
marche toujours vot, tte basse, et jamais n'adresse ses regards vers les cieux,
car l-haut, pour lui, il ny a aucun prsage lire. ) Eh bien alors, pourquoi donc
dit-il la vrit ? Parce que le mensonge a cess de l'enivrer... Et que dit ce diseur
de vrai, ce pravdaphile comme l'appelle Chestov ? Ce quil dit est trs simple,
et tient dans un aphorisme latin, repris par Hobbes : homo homini lupus...
Lhomme est un loup pour l'homme.
Vivre avec cet aphorisme en tte est chose difficile : Qui veut aider les
hommes ne doit pas mentir. Il faut dissiper la peur, la peur de soi comme celle
des autres.
Un contemporain de Tchkhov et de Chestov, Maxime Gorki, tait un grand
menteur, un apologiste du mensonge : que l'on relise son petit texte, une sorte de
fable en prose intitule : Au sujet d'un canari qui mentait et d'un pivert qui aimait la vrit . Le canari dclare : J'ai menti, c'est vrai, j'ai menti, car j'ignore
ce quil y a l-bas, derrire le bosquet, mais je voulais tellement croire et esprer ! Le problme est que Gorki, avec qui Tchkhov manifesta publiquement sa
solidarit lorsquil fut lu lAcadmie et que son lection fut refuse par le Tsar,
a effectivement normment menti au fur et mesure quil s'est laiss sduire par
Staline. Et la fable anodine de 1893 ntait pas anodine du tout.
423
424
Chestov continue son raisonnement en s'adressant au hros d'une morne histoire. Le professeur se demande s'il vaut mieux tre roi avec le droit de grce ou
crapaud envieux et morose.
Est-ce que le monde est devenu pire et moi meilleur, ou est-ce moi qui
suis devenu aveugle et indiffrent ? Si ce changement a eu lieu par suite de
la perte gnrale de mes forces physiques et intellectuelles, car je suis malade et je perds tous les jours du poids alors, je suis plaindre, mes nouvelles penses ne sont pas des penses normales, je dois en avoir honte et
ne pas en tenir compte.
En moi ont lieu des choses qui ne conviennent quaux esclaves : jour
et nuit j'ai la tte obsde par des penses mauvaises.
Tout ce qu'il y a de bien dans le monde ne peut tre sans le mal, et toujours il y a plus de mal que de bien.
[307]
Ce Tchkhov-l ne saurait recourir la forme de l'aphorisme, prcisment
parce quil dfinit ainsi de faon informe notre prsence au monde, notre Stimmung, comme disent les Allemands, et que la prsence au monde ne saurait rpondre des aphorismes. Elle est toujours informe, informe et infinie. Cependant
Tchkhov affectionnait la forme aphoristique, en tmoignent ses Carnets. Nous y
lisons par exemple : Aller Paris avec sa femme, c'est comme aller Toula
avec son samovar. Ou encore : Le vice n'est pas un sac dans lequel nat
l'homme. Ou : Plus facile de demander de l'argent un pauvre qu un riche.
Aussi le Tchkhov de Chestov reste-t-il soumis une incessante torture : crer
partir de rien, ex nihilo , et dtruire tout le visible. Que ses personnages vien-
425
nent bout de la force destructrice en eux (Un malheur no 1) ou pas (Un malheur
no 2), peu importe ! Vae victis ! Dans la foule de Chestov, je dirais : Tchkhov
pratique l'aphorisme quand il se laisse aller au pessimisme absolu, la cruaut et
l'indiffrence. Il pratique l'informe quand il est un existentialiste. Il y a chez lui
beaucoup d'hommes moroses (le professeur d'Une morne histoire), il y a chez lui
quelques hommes heureux (Constantin dans La Steppe). Mais il nexiste pas de
critres qui permettent de prdfinir l'homme.
Chestov pressentait de toutes ses fibres la Catastrophe, c'est--dire l'croulement de la rationalit europenne. Comment lire Tchkhov aprs la Catastrophe ?
Contre les innombrables et insipides mises en scne de Tchkhov dans tous nos
festivals de thtre, o pas un Avignon ne se passe sans une douzaine de mises en scne tchkhoviennes plus ou moins indignes, plus ou moins bties sur
l'indigence thtrale et dont toute la philosophie est une banale potique de l'ennui, ce qui est quand mme trs rducteur, il existe aussi dans la littrature russe
d'aprs la Catastrophe deux appels Tchkhov qui me semblent trs forts et trs
significatifs : il s'agit de Grossman et de Gorenstein. Tous deux juifs, tous deux en
proie un pessimisme inspir par la prsence du mal dans le monde o ils ont
grandi, et en particulier l'abomination de l'hitlrisme ordinaire, et son reflet dans
le stalinisme et l'antismitisme d'tat en URSS. Grossman tait un bon Sovitique
jusqu sa dcouverte que la dnonciation de l'antismitisme et du gnocide juif
par Hitler navaient pas vraiment leur place dans la patrie du socialisme. Le Livre
noir confectionn sous sa direction et celle d'Ehrenbourg ne put pas voir le jour, et
du coup Grossman rvisa toutes ses positions et crivit une suite son grand roman de guerre : Vie et destin. Vie et destin oscille entre la dnonciation et la comprhension, et c'est finalement Tchkhov que l'auteur s'adresse en dernire instance. Je me rfre une grande conversation sur la littrature russe et le mal,
situe au milieu du livre. Les uns disent, il nous faut un nouveau Tolsto ('avait
t le mot d'ordre de la fin des annes vingt), les autres disent : Dostoevski ne
nous a servi rien, c'est en vain quil nous a mis en garde dans Les Dmons.
Tchkhov est mieux loti, dit Sokolov. Il est reconnu par la priode antrieure, et la ntre aussi lui fait place.
Tu parles ! lana Madiarov en frappant la table de la paume de ses
mains. Tchkhov chez nous nest reconnu que par suite d'un malentendu.
Comme d'ailleurs son successeur Zochtchenko.
426
[308]
Aprs quoi s'ensuit un hymne vritable Tchkhov qui, nous dit ce personnage, a pris sur ses paules tout le poids de la dmocratie russe avorte. Le chemin
de Tchkhov, cest le chemin de la libert. Nous, nous avons pris un tout autre
chemin. Or les personnages de Vie et destin reviennent plusieurs reprises sur
ce problme de la Russie et de la libert.
D'Avvakum Lnine notre humanisme et notre libert sont tendancieux, fanatiques, sacrifient impitoyablement l'homme une humanit
abstraite. Mme Tolsto avec ses homlies sur la non-rsistance au mal est
intolrant, et surtout ne procde pas de l'homme, mais de Dieu. Ce qui lui
importe, c'est que triomphe l'ide qui affirme la bont, mais nous savons
bien que les thophores tentent toujours d'instaurer Dieu en l'homme par la
force. Et en Russie particulirement, dans ce dessein, on ne s'arrtera devant rien, on nhsitera pas briser, tuer. Tchkhov, lui, a dit : que Dieu
s'carte, que les grandes ides progressistes s'cartent, commenons par
l'homme, soyons bons, attentionns envers l'homme, nimporte quel homme, que ce soit un vque, un moujik, un industriel millionnaire, un bagnard de Sakhaline, un serveur de restaurant. Commenons par le respect,
la piti, l'amour de l'homme, sinon nous narriverons rien. C'est a la
dmocratie, la dmocratie russe inexistante ce jour.
Celui qui prononce ces paroles, Madiarov, explique en outre que si l'tat tolre Tchkhov, c'est--dire le fait diter, c'est parce qu'il ne le comprend pas, parce
quil est incapable d'apercevoir en lui l'aptre d'une dmocratie.
On voit quel point Tchkhov joue dans cette conomie de l'espoir chez
Grossman un rle cach fondamental. Parce que Tchkhov existe, tout nest pas
perdu, le sang ne coule pas en vain, la Catastrophe est intrieurement surmonte.
Tchkhov joue un rle similaire et plus surprenant encore chez un autre grand
auteur de la Catastrophe, un autre juif, un auteur que certains ont pu taxer de russophobie tant ses jugements sont tranchants, violents, Friedrich Gorenstein... Dans
sa priode sovitique, avant d'migrer Berlin, o ce dtestateur des Allemands
s'est paradoxalement install, Gorenstein avait dj, lui aussi, manifest que
Tchkhov tait son refuge.
427
Tchkhov avait le talent de dcouvrir le bonheur aux endroits inattendus, non adapts cela, et de trouver du bien l o on ne l'aurait mme pas
cherch, dans des situations extraordinairement inappropries pour le bien.
C'est pourquoi dans le monde actuel qui a revendre moins de la foi fanatique et monolithique que de l'incroyance fanatique, dans ce monde o notre morale humaine doit se colleter pas seulement avec un adversaire
convaincu, mais aussi avec des forces confuses dont la direction est
contradictoire, trouble et fantomatique, dans un tel monde Tchkhov nous
est tout particulirement indispensable ; nous avons un besoin prcis de
Tchkhov, de son talent de remporter des petites victoires tactiques sans
hausser le menton comme les grands tnors, tous ceux qui ddaignent la
terre et ont les yeux fixs sur le ciel, sur une victoire stratgique globale
qui se perd dans le futur.
Ces phrases sont crites la veille du renversement du communisme, en octobre 1989, dans un pays qui sapprtait imploser, et o Gorenstein faisait appel
Tchkhov le [309] mdecin, le mdecin de zemstvo, l'observateur de l'immense
comdie humaine, et le dcouvreur de l'humain travers la bigarrure du social.
Tchkhov, crit-il, est comme la lune ou le soleil, une donne de notre monde.
Et le doux, le bon, le dlicat Tchkhov dans ce combat sera impitoyable.
C'est--dire renversera les fausses valeurs qui pullulent.
Chalamov dans ses Rcits de la Kolyma nous montre le gel de l'me, la paralysie de l'humain. Il crit dans Ration sche : Nous comprmes et c'est l'essentiel que notre connaissance des hommes ne nous donne rien d'utile dans la
vie. Gorenstein, malgr son pessimisme imprcateur, semble au contraire avancer l'ide que la connaissance de l'humain que nous donne Tchkhov aide dans la
vie ; elle ne donne pas de cl, mais elle dispose cette douceur impitoyable ,
qui n'est pas un trope, un oxymoron, mais la cl mme du monde tchkhovien.
Tous deux accordent Tchkhov un don de rsistance au desschement, la paralysie du langage humain.
Car le premier, Tchkhov nous montre lui-mme comme la vie peut s'engourdir, et le discours s'tioler. C'est le sens du terrible petit rcit Envie de dormir ,
o une jeune bonne commet un infanticide, touffe le bb dont elle a la charge,
uniquement parce qu'elle a envie de dormir . Mais l'crivain cherche quand
mme pntrer dans l'me d'autrui, pour comprendre par compassion cette terri-
428
ble envie de dormir qui nous prend parfois au milieu de la vie. Ou encore si
l'on prend le terrifiant personnage du rcit Le Petchengue , on retrouvera cette
somnolence de l'me en un homme qui a tout ptrifi autour de lui. Autour de la
maison elle-mme, la chouette hulule, monotone : je dors, je dors ! Au fond,
tant Gorenstein que Chalamov ont t hants par Tchkhov parce qu'ils ont cherch chez lui jusqu'o l'homme peut abandonner des parts de lui-mme, et comment il peut revenir la vie, dcongeler en quelque sorte...
Je conclurai en citant encore Chalamov, lorsqu'il voque cette cession par
l'homme de son tre, cette pouvantable diminution de sa prsence au monde.
Lun donnera son bras, l'autre son oreille, l'autre son dos, l'autre encore
son il. Toutes les parties du corps. Et toi, que vas-tu donner ? Il me regardait attentivement, j'tais nu. Tu donneras quoi ? Ton me ? Non, disje, pas elle. Lme, je ne la donnerai pas !
Un refus et une foi que tous deux, diffremment certes, ne trouvaient que chez
Tchkhov, pas chez les grands prophtes russes ou juifs qui avaient cru fournit la
bonne formule coups de trompettes, mais chez l'humble mdecin des mes et
des corps russes...
429
[310]
LA POTIQUE DE TOLSTO
La comparaison entre Balzac et Tolsto est un topos vident pour les lecteurs :franais de Guerre et paix. Le philosophe Alain, qui a fait de Tolsto un de
ses matres, l'gal de Stendhal et de Balzac, crit ds 1908 ce que plus tard dvelopperont les formalistes russes, et leur suite Nina Gourfinkel 67 :
67
68
430
Autrement dit le philosophe franais s'enchante de ne pas apercevoir les ficelles habituelles, de dcouvrir une nonchalance et une navet qui sont celles de la
vie. Proust aussi comparait souvent Tolsto Balzac, au dtriment de ce dernier.
Balzac est antipathique, crit-il, grimaant, plein de ridicule, parce que l'humanit est juge par un homme de lettres soucieux de faire un grand livre, dans Tolsto par un dieu serein. Chez Tolsto, tout est naturellement plus grand, comme les
crottes dun lphant ct d'une chvre. 69 Cependant Proust attribue la grandeur naturelle de Tolsto autre chose que l'anomie releve par Alain. Il crit de
Guerre et paix, toujours dans la mme note de date incertaine :
Voici donc deux grands admirateurs de Tolsto qui expliquent l'immense impression de fidlit la vie quil leur donne par des moyens opposs. Pour l'un
c'est l'absence de systme, et mme l'imbcillit de ses thses, pour l'autre c'est au
contraire la prsence d'un vaste systme, mais non expos, qui rendent si efficace
l'oeuvre de fiction de celui qui par ailleurs est aussi un moraliste, mais dont la
prdication ne les touche pas.
Alain a raison : il y a en Tolsto un refus absolu de raisonner, en profonde opposition son tolstosme qui va aller grandissant partir dune certaine date. On
s'en rendra compte en prenant une petite uvre, assez peu connue, mais trs caractristique de l'crivain : Bonheur familial. En 1959, pendant quil travaille ce
texte, Tolsto est nerveux, son ami Botkine crit Tourgueniev :
69
431
Lui-mme est absolument mcontent de ce petit texte, et il crit au mme Botkine, le 3 mai 1959 :
Quai-je fabriqu avec mon Bonheur familial ? cest une vraie tache
sur ma rputation non seulement d'crivain, mais d'homme... Pas un mot
de vivant ! Et une horreur de langue, rsultat d'une horreur de pense, inimaginable ... 70
Quest-ce que Bonheur familial ? C'est en deux parties l'histoire d'une trs
jeune fille qui tombe amoureuse de son tuteur, un ancien ami de son pre et un
voisin, homme plus g quelle, mais incarnation de la bont. Lauteur dcrit longuement, pas pas, l'namourement de la jeune fille, l'accord des deux mes, la
beaut du monde transfigur par l'amour. Puis la deuxime partie raconte leur
dsaccord : ils quittent la campagne, vont Ptersbourg, dans le monde, elle y a
du succs, elle oublie leur bonheur ancien, aux eaux, en Allemagne, elle cde
presque aux avances d'un bel Italien, ils rentrent en Russie, ont une explication
orageuse, elle lui reproche de lui avoir laiss sa libert, il explique quil fallait
quelle dcouvrt par elle-mme les valeurs de la vie, ils se rconcilient dans un
second bonheur, plus calme, et qui na rien de commun avec le premier. Aucun
vnement, aucune grande passion. Le rcit est crit au fminin, par la jeune
femme, ce qui est caractristique du dsir de Tolsto de pntrer dans les tres, de
changer de sexe, ou mme d'espce vivante, puisquil fera parler un cheval dans
Kholstomer.
[312]
Bonheur familial correspond une des hantises majeures de l'crivain : dcrire
le plus simple, et en particulier le bonheur. Tolsto s'est attach dans presque tou70
432
tes ses uvres la description du bonheur, celui qui rgit la maison du comte
Rostov, o rgne une atmosphre d'namourement gnral, celui que ressent de
faon plus adulte Levine dans Anna Karnine, quand il dcouvre que Kitty l'aime,
quand il fauche avec ses paysans, ou encore la chasse. Laccord de l'homme
avec la nature se produit chez lui, comme pour tous les grands crivains nobiliaires de sa gnration, la chasse, mais il atteint alors une plnitude homrique.
Lharmonie du noble avec le paysan est la deuxime grande source de bonheur.
Les crtes de bonheur qu'prouve l'homme contredisent le christianisme et son
enseignement sur la chute et le pch. Mais elles contredisent aussi un autre pan
de l'uvre de ToIsto, qui est le sentiment de rpulsion envers les autres. En un
sens, Bonheur familial peut tre compar Lcole des femmes de Molire : un
homme plus vieux fait l'ducation et veut le bonheur dune jeune fille pure, et elle
s'mancipe. Mais il ny a pas une once d'humour en Tolsto, et il dtestait prcisment l'ironie, parce qu'elle souillait cette recherche de l'harmonie prtablie
entre les tres et entre l'homme et la nature. Il est rousseauiste jusque dans la
moindre de ses phrases, mais aussi parce qu'il savait quau fond de lui-mme tait
une violente dose de poison capable de dverser un fiel terrible sur les champs du
bonheur humain.
Lorsque je regardais devant moi l'alle o nous marchions, il me semblait
quon ne pourrait pas aller plus loin, que l-bas s'achevait le monde du possible,
que tout devait rester fig dans cette beaut. Mais nous avancions et le mur magique de beaut s'cartait devant nous, nous laissait entrer, et l-bas, semblait-il, il
devait y avoir aussi notre jardin connu, les arbres, les alles, les feuilles sches.
Ce mur magique de beaut qui s'ouvre devant les personnages de Tolsto est
toujours prsent. Son auteur tait mcontent de Bonheur familial parce qu'il avait
trop schmatis, que l'on voyait l'il nu les rouages du bonheur tolstoen. Et
aussi les rouages du dtraquement de ce bonheur. Nul besoin pour cela de grandes
preuves, de tribulations shakespeariennes (plus tard il va lacrer Shakespeare
parce que Shakespeare dtruit son idal d'art contagieux , o l'art suit la vie par
osmose). La seconde partie de Bonheur familial c'est l'histoire de l'embrumement
de ce bonheur. Il ne se passe rien que de trs habituel : la jeune femme s'ennuie,
son mari l'emmne contrecur dans le monde. Elle n'aura pas une liaison avec
un hros de notre temps , rien, ou presque rien, mais le scalpel de Tolsto met
nu toutes les inflexions de ce dtraquement. Oui, nous tous, dit-il, et vous en
433
particulier, les femmes, nous devons vivre toute cette sottise de la vie afin de revenir la vraie vie. Impossible de le faire rien qu'en croyant les mots de quelqu'un. Vivre la vie pour revenir la vie. C'est le cycle court et si banal de l'hrone de Bonheur familial qui dcouvre la souillure du superficiel. Mais c'est aussi
le cycle de Natacha Rostov, qui retrouve le bonheur familial aprs sa trahison du
prince Andr, et revient, grce Pierre, ce bonheur familial qui infusait avec
tant de force dans la maison de son pre. Les deux parties du rcit Bonheur familial sont trs simplettes, bonheur de tomber amoureuse, blandices de la socit et
de ses valeurs factices, retour [313] la famille, mais aprs l'preuve du temps.
Anna Karenine sera incapable de parcourir ce cycle tolstoen, mais Kitty et Levine le parcourent pour elle. Ils sont le grand rouage du bonheur familial, c'est-dire biologique, dans un monde qui sacharne le dtruire.
Aprs le bonheur familial, c'est le bonheur guerrier que Tolsto aborde avec
Guerre et paix. Il n'est toujours pas un crivain professionnel, il est un gentilhomme qui a servi, et qui a aim servir. Suars, en tudiant la photo o on le voit
en compagnie des auteurs du Contemporain, en 1856, est frapp de le voir en uniforme d'officier ; il se tient derrire les autres crivains, et il a plutt l'air de les
surveiller que d'tre leur compagnon. Officier, il veut sauver la Russie nobiliaire.
Il y aura toujours en lui du junker, comme dit mchamment Tourgueniev, et ce
junker restera mme sous l'anarchiste aristocrate. La guerre n'est pas ce que
vous pensez est la thse qui inspire ses tout premiers textes, militaires. C'est le
prototype d'autres reintements auxquels se livrera Tolsto plus tard, vis--vis de
l'art, de la religion, de la proprit. Dans Sbastopol en dcembre, Tolsto ne narre
jamais un fait militaire, il observe, il juge, il dtruit. C'est la mthode, si l'on veut,
de Stendhal avec Fabrice Waterloo, mais Stendhal est un militaire contre son
gr, et il oppose la jubilation de la jeunesse la grossiret de la guerre. La mthode de prdilection de Tolsto, c'est la juxtaposition de deux discours, ou encore
la discordance entre le discours et le geste. Lhpital est ici la porte d'entre dans
la guerre, comme plus tard il sera une part essentielle de Guerre et paix lorsquAndr verra Anatole amput non loin de lui. Tolsto narrateur s'adresse au lecteur comme dans les romans du XVIIIe sicle : Oui, vous tes srement dsappoint ... Vous passez au milieu des lits, et vous cherchez une physionomie
moins revche ... ou encore : Les mots vous manquent... C'est que le dcalage est norme entre l'apparence fausse de la guerre et sa ralit chaotique et gros-
434
Cf. Georges Nivat, De paix dans la guerre guerre dans la paix , in Guerres et paix,
sous la direction de Michel Porter, Jean-Franois Fayet et Catherine Luckiger, Genve,
2000, p. 799-806.
435
Pierre d'un ct, de l'autre Nicolas, son oncle, qui a su remettre de l'ordre dans la
maison Rostov, au prix de la rpression dune jacquerie paysanne. Ce rve fait la
part belle l'esprit de vaillance (Pierre) mais il donne le dernier mot l'esprit de
tnacit (Nicolas). C'est l'esprit des grands hommes qui l'emporte, celui de Plutarque, celui de Mucius Scaevola. Autrement dit Tolsto prouve la fin de son roman pope une grande jouissance clbrer ce en quoi il ne croit pas, et contre
quoi lutte toute son uvre. La ligne du roman familial contredit ici la ligne du
roman national : mieux vaut tre fidle un pre qui a chou, que servir une ralit quon approuve. Nicolas Tolsto clbre Plutarque par autodrision en quelque sorte.
La coexistence de deux idaux contradictoires est fondamentale dans la potique d'un Tolsto qui ne veut pas trancher, qui pense que la guerre est une boucherie, mais, comme Proudhon, qui fut son dieu au dbut des annes 1860, pense
aussi que la guerre tranche dfinitivement des diffrends, sans que le droit ait rien
y voir. Koutouzov somnole pendant le fameux conseil de guerre qui prcde la
bataille de Borodino, mais cest lui qui gagnera la guerre des Scythes. Et si
Pouchkine a crit son pome Le chef de guerre pour plaindre Barclay de Tolly, l'auteur du plan de guerre, relev de ses fonctions par l'Empereur au tout dernier moment en raison de son origine trangre, Tolsto, lui, n'a nullement ce
scrupule : la petite Malacha qui observe le grand-pre somnolent depuis le pole
comprend trs bien le fond des choses :
Malacha, qui regardait les yeux carquills tout ce qui se passait devant elle, comprit tout autrement le conseil de guerre. Il lui semblait que
c'tait seulement une lutte personnelle entre Grand-pre et Longues
basques , comme elle appelait Bennigsen.
Et elle a raison, Koutouzov, qui sait que la patience et le temps sont les meilleurs allis a dam le pion au gnral trop intrpide. Aprs le conseil de guerre de
Fili, quand la dcision d'abandonner Moscou a t prise, Koutouzov, pour mieux
illustrer la philosophie de l'histoire de Tolsto, avec un naturel surprenant dit son
aide de camp : Non, mais je ne m'attendais pas cela et se demande intrieurement : Mais quand donc a t prise cette dcision, l'abandon de Moscou ?
436
[315]
Le monde paysan, que Tolsto connat trs bien, auquel il consacre quelques
annes de sa vie quand il fonde l'cole de Iasnaa Poliana pour mettre en uvre
les ides du romancier allemand Auerbach dans son roman La Vie nouvelle 72 , est
la troisime grande source de bonheur vcu. La vie est alors le meilleur des textes
crire, surtout pas dans une version hroque, mais dans une humble version de
service du peuple. Tolsto se prsenta Auerbach Berlin, en 1861, en lui disant :
Je suis Eugne Bauman , c'est--dire je suis le hros de votre roman, l'aristocrate qui emprunte l'identit d'un simple instituteur dsireux de fuir en Amrique,
tandis que lui va rester au service du peuple et des enfants. tre autres, sortir de sa
petite identit, entrer dans la grande identit collective, ce nest pas seulement une
ide de Tolsto, c'est aussi un lment profond et rcurrent de sa potique. Que
penserait de nous Platon Karataev, demande son mari Natacha la fin de Guerre et paix, en faisant, elle aussi, fusionner la vie avec le peuple, un personnage de
roman avec un autre personnage de fiction, comme si l'imitation de la vie devait
s'exercer dans le texte comme dans la vie. Le service du peuple (oppos l'idologie socialiste qui nest pas au service immdiat des hommes) tablit un pont
entre le barine et le serf, un pont que toute l'uvre littraire de Tolsto va tenter de
jeter, dans un lan fusionnel, mais absolument pas sentimental, et prend souvent
des tournures dramatiques. Peu aprs Bonheur familial, il crit une nouvelle qui
met en face le barine et le monde paysan, Polikouchka. L aussi deux parties, une
opposition simple. Polikouchka, est un serf domestique, bon artisan, mais hbleur,
voleur, poivrot. Il a femme et enfant, et la barynia s'est prise de lui parce
quaprs un larcin il lui a demand pardon, et elle pense l'avoir sauv. Le village
dlibre sur le choix de trois recrues quil faut envoyer l'arme. La barynia
pargne Polikouchka, et du mme coup condamne une famille qui a trois jeunes
hommes en envoyer un des trois. Elle ne pense surtout pas payer un remplaant, tout en se figurant tre trs humaine. Le mir qui dlibre est lui aussi cruel,
le pre et oncle des trois jeunes, Doutlov, est un vieillard svre qui ne pense
mme pas racheter son neveu. Polikouchka perd une enveloppe avec l'argent
de la barynia, il se pend, et son dernier-n s'touffe dans la panique qui rgne
72
Voir l'excellent ouvrage fondamental de Boris Eikhenbaum, Lev Tolsto, en deux tomes,
Leningrad, 1928 et 1931. Les deux parties sont reprises ensemble dans l'dition de Tchizevski chez Fink Verlag en 1968.
437
lorsque l'on dcouvre son corps au grenier. Lenveloppe est retrouve la barynia
nen veut plus, elle en fait cadeau au svre vieillard qui la lui rapporte. D'abord il
songe se l'approprier, puis se repend, et rachte son neveu. On a l un des
trs grands rcits paysans de Tolsto, o il montre la complexit sociale du village
et de ses institutions dauto-gouvernement l'intrieur du rgime de servage. Et il
commence montrer cette chane du mal que cre l'argent. Il dveloppera l'ide
jusqu' l'outrance d'une allgorie fanatique dans Le faux coupon. Comme il dveloppera l'extrme le thme de la cruaut paysanne dans le drame Puissance des
tnbres. D'ailleurs le principe narratif de Polikouchka ressemble celui d'un
drame : aucun jugement port, les faits cruels, l'indiffrence de la plupart des
spectateurs, les mmes invariants sont l'oeuvre du haut en bas de l'chelle sociale. Ce nest plus le bonheur familial, mais le malheur social, bien que personne
n'ait voulu le mal, et qu'il n'y ait pas de meurtre commis. Le tragique agit ici dans
un contexte auquel [316] il nest pas habitu, ou plutt le lecteur europen nest
pas habitu : le Tolsto juge, lieutenant de l'ternel sur cette terre est n, et il va
exercer ses forces sur des segments de plus en plus grands de la socit.
Le projet d'un vaste roman historique a pris forme trs tt, lorsquil a voulu
crire un anti-Herzen au sujet des Dcembristes : montrer que les anciens rvolts
vnrs par toute la Russie librale ne sont pas des hros, mais des hommes avec
toutes leurs faiblesses. Comme Thackeray, il a en tte un roman sans hros, une
sorte de Vanity Fair, o les personnages sont aux prises avec les plus grands
mouvements de l'histoire qui soient. Lencyclopdie de la vie humaine doit tre le
liant, non le tragique, ni l'pique, ni le lyrique. Et il choisit pour ses personnages
les moments les plus fluides, et en particulier fonde sa potique du roman sur les
actes manqus, les oublis, les rves insolites, les bvues du destin. Bref les moments o le hros n'est pas matre de soi par dfinition. Le texte donne l'impression de bafouiller, le dessin dtre un brouillon. Aussi la mise la scne de Guerre et paix par Fomenko Moscou en 2000 est-elle une remarquable interprtation
de ce flou tolstoen : on a l'impression de dessins crits dans les marges, d'esquisses avortes, de pas de danse sans achvement. C'est un roman statique finalement que Guerre et paix parce quune scne chasse l'autre, et que l'on a l'impression, comme dit Andre Bily, de cubes d'enfants, qui devraient composer un
paysage, mais il faut les empiler... Depuis le brouillon des Dcembristes, Tolsto
na fait que reculer l'action dans le temps, c'est--dire remonter le temps de la
438
[317]
Laccord gnral est la vise philosophique et potique de Tolsto. Les crtes
d'enthousiasme intime, de bonheur intense et indicible sont les moments o
l'homme tolstoen accorde tout avec tout. Et ces moments sont dus, comme ici,
des tats de demi-sommeil, de baisse de la vigilance psychologique et potique
des mots. Constantin Lontiev a t le premier relever, dnombrer et expliquer
chez Tolsto ces demi-dlires, comme celui du petit capitaine Touchine qui, sous
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74
441
Parfois je la regardais verser le th, elle balanait une jambe, elle portait la cuiller sa bouche, aspirait en elle le liquide et je la hassais justement pour cela, comme si c'tait la plus repoussante des actions.
[319]
Tolsto le philosophe pense que le Nirvana est un rien qui est tout dans la vie,
il conduit ses personnages vers l'apprhension du Nirvana, tel le prince Andr
regardant le ciel au-dessus de lui Austerlitz. Essayant de comprendre les contradictions de Tolsto et de les interprter, l'essayiste anglais Isaiah Berlin a lanc sa
thse sduisante du renard et du hrisson . Se rfrant un vers dArchiloque
qui dit le renard sait beaucoup de choses, mais le hrisson en connat une grande , Berlin fait de Tolsto un hrisson qui aurait, paradoxalement, galement
l'instinct d'un renard. C'est--dire qu'il veut dmontrer une thse, une grande cho75
Marie Smon, Les femmes dans l'uvre de Lon Tolsto ; Paris, Institut d'tudes slaves,
1984.
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se son obnubilation par le pch, sa lutte contre les hros , sa ngation des
glises tablies, tout le corpus du tolstosme , mais il a un instinct de renard
fouineur, divaguant, qui court un peu partout. Berlin le compare Joseph de
Maistre qui prche une sorte de christianisme despotique aux antipodes de Tolsto, mais est, lui aussi, un observateur paradoxal des dsordres quil hait. Le mcanicisme de Tolsto, lve de Diderot, La Mettrie et Cabanis explique l'aridit de
certains champs tolstoens ; son instinct de renard, son intoxication par la vie expliquent l'admiration qu'il inspire Alain ou Proust.
En somme l'identit du personnage et plus gnralement de l'homme est le
grand problme de Tolsto et la cl de sa potique. Dans Rsurrection, qui est un
roman combien plus didactique que les deux grands prcdents, il a lui-mme
dfini l'homme comme une fluidit, un coulement du biologique. La confession
est un genre qui le hante, et mme la confession dans un journal quotidien, afin de
retenir le vivant. Mais il y a deux sortes de tentatives dans son uvre, l'une qui est
le journal pour soi, ratur, et hant par l'examen de conscience, la confession des
pchs de la chair, les rsolutions prendre ; c'est le journal calviniste , si l'on
peut dire, de Tolsto. Lautre qui est crit comme une oeuvre d'art, adress un
lecteur, et qui tente de restituer le temps dans sa texture mme ; c'est la fameuse
Histoire de la journe d'hier, qui dcrit le 25 mars 1851, mais narrive en fait qu'
dcrire la veille de cette journe. Tolsto ici est l'lve de Sterne, dont il s'exerce
d'ailleurs traduire en russe le Voyage sentimental. Chacune des deux tentatives
fonde une sorte de potique de la course de l'criture derrire le temps, ou plutt
la dure. Course condamne, bien sr, comme celle dAchille derrire la tortue,
mais qui reviendra longtemps encore dans les grandes trames romanesques que
l'on peut souvent dcouper en autant de tentatives d' histoire de la journe
d'hier . Il admire et fait traduire, dite le Journal dAmiel parce que ce quAmiel
crivait pour lui, sans songer la forme, tait plein de vie et de naturel, alors que
ses traits taient morts. Il admire le Rousseau de la Confession dun vicaire savoyard, parce que l'ide d'un dieu qui parle directement au cur, hors de toute
forme, l'enchante. Devenir autre, chapper au moi parce que l'homme est toute
fluidit et na pas de contour propre. Ainsi il tentera de devenir le simple scribe de
la vie, et ce sera l'tonnant petit texte Destin de femme, recueilli sous la dicte
d'une paysanne de Iasnaa Poliana et repris avec enthousiasme par l'crivain, publi par lui en 1902 dans son Mdiateur (Posrednik). Car il s'agit vritablement
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frence apparente au jugement moral. C'est le prologue qui donne la cl, ce prologue sur la bardane aperue dans un foss, au milieu d'autres fleurs, norme chardon moiti mutil par la roue d'une charrette, mais qu'admire longuement le
narrateur (tel tait le premier titre du rcit : La Bardane). Ce long prologue sur les
fleurs d'automne au bord des chemins, le bouquet que cueille le narrateur, le chardon (appel aussi en russe le tatare ) qui aussitt cueilli se fane, font merger le
souvenir de cet homme-chardon, dont la tte coupe fut promene par les Russes
de place forte en place forte aprs son vasion et sa mort violente.
Dieu, quelle nergie !, pensai-je, l'homme a tout vaincu, il a ananti des millions de plantes, et celle-ci ne se rend pas ! Et il me revint en mmoire une ancienne histoire du Caucase, dont je fus partiellement tmoin, que j'ai partiellement
recueillie auprs de tmoins, et que j'ai complte par l'imagination. Cette histoire, telle quelle s'est forme dans mon souvenir et dans mon imagination, la voici.
[321]
Et la fin du rcit ces deux lignes laconiques : Eh bien cette mort, elle me
revint en mmoire la vue du chardon cras au milieu du champ ventr.
Cette potique que l'on pourrait baptiser la potique du Chardon est le
dernier mot du matre : l'antipsychologisme, le primitivisme, l'admiration de
l'homme non corrompu par la civilisation (le Tchtchne contre le Russe), du parler non corrompu par l'europanisme (le paysan contre l'intellectuel), le refus de
juger 77 (tout en condamnant les matres et les agresseurs), le retour une sorte de
narration pure, mais sertie dans la mtaphore botaniste : Tolsto nous le dit,
l'homme est simple nergie, l'art est nergie de vivre, la fuite hors de l'art est le
grand art, la plus belle nergie.
77 Mark Aldanov, dans un petit livre fort intressant, L'nigme de Tolsto (Berlin, 1923), fait
remarquer que dans une lettre son frre, cinquante ans plus tt, Tolsto avait voqu l'pisode de
la reddition de Hadji Mourat aux Russes en la qualifiant d' acte abject . Le personnage ntait
pas encore entr dans le cercle enchant de la potique du chardon...
445
[322]
NON AU TOLSTO
DE POCHE !
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Certes l'immense fugue de Guerre et paix nest pas sortie tout arme du cerveau de Tolsto. Certes il a longuement pein, hsit, et le texte prsent a bien
exist, quelques infidlits graves prs. C'est un rudit sovitique, Zadenchnour, que l'on doit les minutieuses recherches et descriptions de tous les manuscrits, de tous les repentirs, et de la marche de l'auteur vers ce texte antiromanesque, anticanonique, dont il tait fier et mcontent la fois. Mais il n'en reste pas
moins vrai que l'uvre enfin complte, avec ses digressions philosophiques, avec
les discours de sagesse de Platon Karataiev, avec la mort en fugue de Ptia Rostov, avec le dernier soupir du prince Andr et le chagrin de Natacha face la blessure bante de l'tre, a connu de nombreuses rditions du vivant de l'crivain, et
mme si c'tait la comtesse qui s'en occupait, rien, strictement rien ne conduit
penser que son mari ntait pas au courant et dsapprouvait. Et donc rien ne donne
le droit moral de raccourcir et modifier le chef-d'uvre.
Le traducteur a mme cru bon de moderniser le franais de Tolsto tel quil fut
crit pour les passages en franais, et il a donc aplati ce sabir savoureux de la haute aristocratie russe qui combattait Napolon en dissertant dans la langue de Rivarol. L aussi, s'il est vrai quil y eut une rdaction o Tolsto, pris de repentir,
tourna en russe les rouages en franais de sa machine conversation mondaine, il
nen reste pas moins que les ditions dfinitives comportent cet lment important
d'une diglossie, d'un ddoublement [323] linguistique qui marque la nature dnationalise de la haute socit russe. Cet lment, hautement satirique, annonce les
infiltrations langagires chez Nabokov, quand franais ou anglais s'immiscent
dans le rcit russe, ou le russe dans l'anglais de Pnine. Ce sont les Arlequins de
Nabokov, et Tolsto aussi a les siens. Le traducteur a consciencieusement agi
comme un cancre qui, pour dissimuler ses emprunts au dictionnaire Gaffiot, modifie un mot par-ci, un mot par-l... Bien sr il y a de l'artifice recourir en traduction aux jeux typographiques pour distinguer le en franais dans le texte de ce
qui est traduit du russe, mais toute la partie du roman sur le schisme entre haute
socit russe et peuple russe porte prcisment sur cette diglossie artificielle, avec
les anecdotes que l'on ne peut dire quen russe, les laquais qui font semblant de
comprendre le franais, et ce dragon de Mme Akhrossimova qui ne parle jamais
que le russe...
Un des titres que Tolsto hsita donner son uvre avant quelle ne devienne ce que nous connaissons fut Tout est bien qui finit bien. Loeuvre tait divise
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448
[324]
quoi tient l'enchantement dun rcit ? Une sorte de pacte se noue entre le
narrateur, l'crivain, le lecteur, et ici le traducteur : la vie vaut la peine dtre
conte, le chuchotement de la confidence ou le cri long de la douleur qui rend fou
sont des modes du conte, le lien fondamental qui fait que l'tre humain peut tre
dit, qu'il peut tre compris, et que lui-mme peut pntrer dans l'me et le corps
d'un autre humain. Le rcit de lui-mme est une victoire sur l'incommunicable.
Leskov, a suggr le grand byzantinologue Sergue Averintsev, poursuit cette
longue ligne du dit chrtien, qui est un dit de la piti, de la compassion,
de la folie en douleur et en Christ. Un dit qui commence avec le psaume 130
de David, ce pome des montes attendrissant qui fait de l'me un nourrisson :
Je ne ninsinue pas dans des grandeurs
Et des merveilles de trop pour moi.
Je l'ai fait gal et silencieux, mon tre,
Comme un nourrisson sur sa mre,
Comme un nourrisson sur moi, mon tre. (Traduction d'Andr Chouraqui)
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Il est une littrature qui ne sinsinue pas dans les grandeurs, qui se nourrissonne sur le giron de l'crivain, qui lui-mme se fait nourrisson dans le giron du
Dieu de toute piti. La littrature des pauvres, des pauvres en esprit, en biens matriels ou spirituels, des pauvres tout courts... Leskov, depuis ce psaume 130, en
passant par les Batitudes du Christ, par une multitude d'apocryphes touchants,
dhymnes attendrissants, par les Fioretti du Poverello d'Assise et par les contes de
la pieuse Russie paysanne, par le rcit d'Alexis fils de Dieu, tant aim galement
de Dostoevski, est l'hriter du christianisme des pauvres, du christianisme qui ne
connat pas la rhtorique, ni les Bossuet ou les Philarte, ni l'hellnisme des thologiens, ni les pompes de l'glise.
Et de toute son oeuvre immense, encore peine dfriche par la traduction
franaise, protge par la difficult d'un dire populaire, savoureux, compatissant
parviennent nous des processions de plerins, d'errants qui, leur tour, mettent
en marche cette piti vaste et simple qui fait la grandeur sans crpuscule de la
littrature russe, parce qu'elle ne cesse de nous faire dcouvrir le dire humble de la
souffrance humaine.
Ces quatre Rcits de Gostomiel, cest Ins de Morogues qui les a choisis, aims, traduits en un parler savoureux mi-solognot, mi-vaudois. Auteur d'une belle
thse sur Leskov et [325] le problme fminin 78 , elle-mme venue d'un milieu qui
semblait l'oppos de ces hros sans lustre ni pedigree de la campagne russe, elle
a dcid de les lier en une gerbe. Une gerbe de toute la duret, de toute la cruaut,
de toute limmense misre et l'immense bont de la vie paysanne russe.
Grands enfants jamais immatures, ces moujiks supportent tout, mais pas le
rgisseur anglais qui les traite bien, mais qui se moque d'eux, et les attache par un
simple fil un fauteuil de son salon. Dans cette scne du Railleur, o nous retrouvons l'humoriste Leskov, l'intendant anglais a ligot le moujik coupable par un fil
tnu, symbolique : ce fil de culture importe, ce fil qui attache le moujik une
civilisation extrieure qu'il nadmettra jamais, qui l'attache comme un insecte,
comme une bestiole au char europen, jamais il ne le supportera ! Plutt les verges, le fouet, le bagne, ou la mort ignominieuse ! Eh bien, qui sont-ils donc, ces
78
Ins Muller Bigot de Morogues, Le problme fminin et les portraits de femmes dans l'uvre de Nikola Leskov, Peter Lang, Berne, 1991.
450
simples d'esprit, des adolescents en crise ? Des braves btes de somme ? Des dissidents de l'Europe rationnelle, incorrigibles demeurs, ptris de ruse et de navet
dsarmantes ? De toute faon, ils protestent contre ce fil du Railleur, et ils iront au
bagne, au bout du monde vivant, pour ne plus tre symboliquement attachs...
Voyez comme ces brutes paisses, ces paysans implorent le Bon Dieu de les
dlivrer de la scheresse et, embobins par un mystrieux vagabond de passage,
dcident quil leur faut dterrer un mort et faire avec sa graisse une bougie que
seule la pluie teindra. La pluie vient, elle teint la bougie humaine, le mort est
parti, en all avec l'inondation, et le village reste avec sa crasse de superstition, sa
solidarit dans les tnbres et sa bont cache sous la rudesse et parfois l'effronterie des femmes qui triment. Oui, grands enfants, subissant la brutalit des matres,
les transplantations, comme leurs frres les esclaves amricains (on est vers 1850,
avant la libration des serfs par Alexandre Ier, le Librateur). Sans le vouloir ni le
savoir, ils contribuent l'expansion d'un immense empire terrien, pousss en troupeau pouilleux par des hommes pratiques terribles 79 , qui les connaissent et
les mprisent. Rien ne semble devoir changer cette immmoriale simplicit enfantine du peuple que dcrit 1eskov. Mais au fait, ces hommes pratiques , ne sontils pas aussi l'oeuvre chez nous, au pays de l'efficacit et du fil la patte ? Certes
on ne s'pouille plus sur des barges bondes menant les colons malgr eux vers
des terres promises de Sibrie impeuple. Les plaies d'gypte ont disparu, mais
d'autres sont venues, et la leon de Leskov et de son narrateur-alter ego reste
couter : Pourquoi ne trouve-t-on pas sur la route des malheureux le geste simple de compassion qui sauverait si facilement ? Oui, pourquoi ?
Le Passionnaire d'une paysanne est, lui, un pur et superbe chef-d'uvre. Pas
seulement parce que la passion dune jeune femme de la campagne victime de la
cruaut des hommes, d'un rgime patriarcal brutal et grossier, de lois iniques, d'efforts grotesques et de zle pervers des agents de la civilisation anglaise , cest-dire europenne, ainsi que d'une psychiatrie monstrueuse, est une figure de sainte. Mais aussi parce que Leskov conduit son calvaire, par le chemin rigoureux de
la tragdie classique, droit, inexorablement, vers la mort. Mais une [326] mort
79
C'est le mme homme pratique qui fait descendre du trottoir et crever de peur et d'humiliation l' homme du souterrain de Dostoevski, le mme homme pratique que chantera
plus tard la littrature sovitique , quil soit commissaire en tunique de cuir, ou ingnieur
des mes rduquer.
451
russe, une mort sur les chemins, gele, transforme en femme perdue, hystrique
et souille par les hommes inconscients qui passent dans son brouillard de folie.
C'est vraiment une tragdie l'antique, mais ici ce malheur inexpiable passe
par le destin paysan, l'obscurantisme et la dsinvolture grotesque. Les noces immondes, les ftes perverses, les accointances criminelles font un sinistre paysage
qui na rien de folklorique. Mais il y a les bienveillants rencontrs en chemin, la
forgeronne, ou le marchand qui donne sa douceur et, par l'coute, gurit les femmes klikouchi c'est--dire hystriques, dont la littrature russe est pleine encore
jusqu' la fin du XIXe sicle, eux aussi figures de saints, frustes, mais saints.
Lpre malheur, le fiel ranci certes triomphent, mais contrairement au proverbe
russe qu'un jour Alexandre Soljnitsyne a mis en exergue de ses rflexions, ici ce
n'est pas une goutte de goudron qui gte un tonneau de miel , c'est le contraire,
le tonneau de goudron est sauv par la goutte de miel. Car le miracle, nen dplaise aux hommes pratiques , cela existe...
Pour aimer Leskov, il faut aimer cette goutte de miel qui coule dans son uvre depuis les sources dniques de la Bible. Pour traduire Leskov, il faut aimer
ce miel au rude parfum paysan. Et l'oeuvre dIns de Morogues, que nous avons
perdue il y a si peu de temps, est empreinte de cet amour... Quil nous suffise de
relire sa belle traduction des pages les plus miraculeuses du Passionnaire de Gostomiel
Il faut, avec Leskov, entrer dans ce chant liturgique qui enlve la lpre hideuse
du monde, il faut suivre les efforts de ce simple et saint gurisseur : ces dbris de
Lgende dore incrusts dans la noirceur du monde jettent une vive lumire. Or
l'coute du monde est trs forte dans les moments de silence liturgique, de babil
452
453
[327]
DEUX TMOIGNAGES
SUR LA TERREUR ROUGE
Lintelligentsia russe appela de toutes ses forces le malheur qui lui chut avec
la transformation de la rvolution en terreur. Gorki se mfiait fondamentalement
du peuple, qu'il connaissait bien, et dnona en Lnine et Trotski deux apprentis
sorciers qui ouvraient la boite diabolique des mauvais instincts du peuple. La Terreur rouge fit l'objet d'un dcret du 5 septembre 1918. On publie aujourd'hui deux
textes qui viennent ajouter au paysage de cette Russie en tat de guerre civile
cruelle. Lun est du journaliste Melgounov, chef d'un petit parti socialiste en
1917, plusieurs fois arrt, et finalement migr. Son livre date de 1923, il est
dot d'une prface trs pertinente de l'historien Georges Sokoloff. Le constat de la
torture dans les nouvelles geles rouges est argument et terrifiant.
Lautre est le journal de la femme coryphe du symbolisme russe, Zinada
Hippius, qui signait le plus souvent d'un pseudonyme masculin, Antoine
lExtrme. Elle avait vu le diable trois fois, en chair et en os, tout comme Vladi-
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mir Soloviev avait eu trois visions de Sophia, la Sagesse. Les trois visites eurent
lieu en 1901, 1918, la troisime en 1925.
Le diable de 1918 avait l'air d'un agent provocateur de la Tchka. On tait en
plein boulement de la Russie, Hippius et son mari (un mariage blanc qui dura
cinquante ans), Dimitri Mrejkovsky, voyaient le dchanement par la fentre : ils
habitaient en face du Palais de Tauride o sigeait le Soviet, elle voyait les foules
pitiner le parc, Kerenski et les ministres se faire applaudir ou honnir. Son Journal quelle appelle le carnet noir , commenc avec la guerre, s'achve Varsovie en 1920 et nous n'en avons quune partie. Les Mrejkovsky, accompagns de
leur compagnon de toujours, Dmitri Filosofov, franchirent illgalement, en janvier
1920, la frontire avec la Pologne. Ils sjournrent Varsovie avant d'aller Paris, bnissant l'arme polonaise dans la guerre polono-sovitique qui fit rage en
cette anne.
Le couple tait, grce Zinada, d'une lucide cruaut dans beaucoup de ses jugements : l'ivresse folle de la guerre, puis le pourrissement gnral, la surenchre,
la complaisance de l'intelligentsia envers les brutes, tout est nauseux. Lpisode
du complot (avort) du gnral Kornilov, la volte-face de Kerenski dans cette
tragi-comdie sont vus comme une comdie grotesque (Cholokhov enflera l'pisode l'extrme dans Le Don paisible). Leur position allait contre tous : les sociodmocrates, les constitutionnalistes, Milioukov autant que Kerenski. La Russie
allait-elle se traner jusqu l'esclavage ? Il faut vouloir, crit Hippius, et plus personne ne veut rien d'exact, de pertinent. Kerenski, d'abord [328] jug avec indulgence, finit par la culbute. Gorki est un Hottentot gentil qui a eu sa verroterie.
Le couple misait sur Boris Savinkov, un SR qui avait assassin Plehv, le
Premier ministre, en 1903, puis le grand-duc Serge ; il tait un de leurs amis et
elle avait tenu sa plume pour le roman qu'il avait crit en 1913, Le Chevalier blme. Des pressentiments apocalyptiques communs les liaient. Savinkov fut ministre sous Kerenski, assassin par la Tchka plus tard.
Les jugements-couperets se succdent dans ce Journal. Mais on ne saurait refuser Hippius, outre sa morgue et sa misanthropie, une tonnante capacit tenir
le pouls de la rue, traquer les lchets de l'intelligentsia face au chaos grandissant, et l'indiffrence de fond de l'Europe :
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Europe ! au nom de la raison universelle, au nom de la culture unifie de l'humanit, incline l'oreille vers nous ! entends notre voix demi
touffe. Nous avons beau tre des Russes, nous appartenons au mme et
unique Esprit !
[329]
IX
VISION DE
SOLJNITSYNE
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[331]
ENTRE LARGISSEMENT
ET MINIATURISATION :
LA POTIQUE
DE SOLJNITSYNE
Le Dictionnaire russe d'largissement lexical a t tabli par Alexandre Soljnitsyne pendant son sjour au Vermont avec l'aide de son fils Stepan. Lors de
mon sjour Cavendish en 1987, j'avais eu le privilge de voir l'avancement de ce
si singulier opus. On sait que les quatre tomes du Dictionnaire explicatif de la
langue vivante grand-russe ont accompagn l'auteur pendant toute son existence,
et en particulier au Goulag. Il en apprenait des articles par cur. Le dictionnaire
de Soljnitsyne drive de celui de Dahl (1863-1866). Il ne fournit ni exemples, ni
explications, il s'agit d'une simple liste des extensions possibles et souhaitables
que l'auteur voit en l'tat actuel de la langue, dont il na de cesse de dplorer
l'atrophie sous l'influence de l'idologie et aujourdhui des importations abusives.
Lire et relire le Dahl a t pour lui une gymnastique de l'esprit. Il en a tu et relu
les quatre tomes en s'en imbibant, et son propre dictionnaire est conu comme un
exercice de dveloppement des poumons de la langue. Une sorte de respiration
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459
te (ou krokhotka) la fresque gigantesque de La Roue rouge, elle-mme baptise narration en segments de temps , fresque qui compte plus de 6 600 pages
typographiquement trs serres dans l'dition de Ymca-Press Paris (prpare sur
ordinateur par Natalia Dmitrievna, l'pouse de l'crivain) nous avons le mme
largissement, la mme gymnastique respiratoire de la narration. Car mme cette
fresque, cette grande toile narratrice, une des plus vastes jamais peintes en littrature (les autres sont des assemblages de tomes spars, comme La Comdie humaine, ou encore Les Rougon-Macquart) ne lui suffit pas : il l'intitule prcisment
narration en segments de temps , ou encore en dlais dcompts prcisment parce quil entrevoit une respiration du texte plus vaste encore. Le temps est
mesur parce que l'criture ne suit pas la matire narrative, parce qu'il arrive tout
juste capter la dynamique du temps de chacun des segments retenus, ces
nuds mathmatiques o se croisent les lignes de force. Ce nest pas que,
comme son prdcesseur et modle ou contre-modle, Tolsto, il ait ambitionn
d'aboutir une narration qui colle si bien au temps vcu que l'criture serait devenue le temps, ni non plus que, comme Proust, il ait ambitionn de recoller le
temps vcu grce de cyclopens mcanismes de remmoration complts par
des clairs en arrire comme l'pisode de la madeleine trempe dans le th. Non, il
s'agit d'une autre victoire sur le temps. Il s'agit de mettre nu la raction nuclaire
du temps de chaque tape historique, un projet plus scientiste, inspir non par les
lois de l'volution (Zola), mais par une vritable foi historienne, qui apparente cet
auteur aux grands facteurs d'histoire du dbut et du milieu du XIXe sicle, quand
on croyait encore pouvoir dire l'histoire de faon exhaustive (Michelet pour la
version romantique, Guizot pour la version factuelle). Pour recourir son lexique,
on pourrait dire quil est le mesureur des ractions en chane de l'histoire. Non
l'arpenteur, car il ne croit pas une histoire en volution, il la voudrait telle, mais
il la voit secoue de dflagrations, il vient sur les lieux mesurer la radioactivit de
l'histoire. Le premier nud mesure un millier de pages, et il s'agit essentiellement
de mesurer la catastrophe de la dfaite du gnral Samsonov : Samson nest plus
Samson, l'empire nest plus l'empire, il reste une poigne de rescaps dans la fort
de Grnfliess, et le narrateur mesure ce qu'il leur reste d'nergie spirituelle, intrieure, il les scrute parce que de ce noyau [333] et de lui seul pourra ventuellement repartir une dynamique de l'histoire russe. Il lui faut mille trois cents pages
pour le second nud qui mesure l'cart entre l'opinion publique et le pouvoir, et
dlimite une fissure qui devient irrsistiblement et catastrophiquement une faille
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irrmdiable. Il lui faut trois milliers de pages pour un troisime nud qui mesure
l'boulement ( obval ) : l'boulement de l'arme, du pouvoir, de ses serviteurs,
de toute l'armature spirituelle de la Russie depuis le fond des ges. Et encore mille
trois pages pour un quatrime segment qui mesure l'anarchie ( narodopravie ), la Russie incontrle et incontrlable, ce que, par des moyens narratifs
tout diffrents, Rmizov a montr dans sa Russie dans la tourmente. Mais ces
himalayas d'criture ne le satisfont pas encore, et de loin. Il ne s'agit que d'un
renvoi aux segments proprement dits ( otsyl ) et l'auteur insatisfait rajoute
in fine un supplment qui n'a pas de prcdent dans l'histoire de la littrature
mondiale.
Les quatre nuds auxquels son rcit renvoie lui semblent indiquer suffisamment la fatalit de la hache qui pse sur l'histoire russe et qui tranche ces nuds
(la hache de la proclamation secrte de 1860, publie dans La Cloche, et quil cite
en exergue toute La Roue) il tient informer le lecteur d'un ancien projet en
vingt nuds et quatre actes. (Avril 17 est le dbut du Second Acte ). Et il ajoute un appendice qui reprsente un rsum, un compendium des seize nuds manquants. Autrement dit, l'auteur insatisfait tient donner le projet d'une uvre virtuelle, de segments absents qui, s'ils taient crits, multiplieraient par quatre le
volume de l'ensemble...
Le volume de ce qui est dj crit et mon ge me contraignent interrompre
la narration. La Comdie humaine ne pouvait pas avoir de tomes implicites, La
Roue rouge en contient car la raction explosive est en marche, et les temps sont
dduits les uns des autres. Quelques rcits apparis ( Dvoutchastnye rasskazy ) des annes postrieures l'achvement de La Roue peuvent d'ailleurs nous
indiquer la tonalit de ces tomes absents : par exemple le rcit Ego. Ainsi, largissement du lexique, respiration de la syntaxe, largissement de la narration historienne au-del mme des tomes crits par le systme des ractions en chane implicites : le rcit se distingue encore par le fait qu'il inclut une multitude d'units
minimales de temps, des instants d'histoire, o tout se joue en quelques minutes,
dans les curs vides et sur les visages, et ces plus petites units de narration sont
amplifies linfini, dmesurment, presque jusqu' crer un effet d'hallucination.
Lorsque la narration de Soljnitsyne nest pas souleve par l'effet d'largissement, par cette dflagration narrative et historienne, l'auteur court un relatif
chec, ou du moins son style s'affadit considrablement, devient calcifi, didacti-
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back rajout dans la trame d'Aot 14, est un vaste mouvement, emport par la
mtaphore de l'quilibriste qui s'avance son risque presque mortel sous les cintres du haut chapiteau d'un cirque (Bogrov, bien sr !) : toute la dynamique est
largie par la mtaphore, le document arrach sa littralit par la potique de
l'expansion. Il en va ainsi pour les longs morceaux didactiques, pour les immenses
portraits (celui de Nicolas Ier, par exemple, soutenu par la contradiction interne
entre un homme juste et un homme limit, presque incapable), les moments d'intense posie militaire ( die hchste Zeit , dit-il en allemand), des moments d'intense posie de l'action, o encore les scrutations de chacun, quand le narrateur
enfonce son regard dans les regards des protagonistes avec l'avidit d'un prdateur : il faudra un jour faire la liste des mthodes narratives de ce pome historicomilitaire, de cette chronique didactique. Plus que tout ce sont les chapitres-crans
qui donnent la dynamique interne du tout : emprunts eux aussi Dos Passos,
mais drivs du secret dsir qua toujours eu Soljnitsyne d'crire du thtre (un
thtre o souvent les didascalies prennent le dessus sur le dialogue !). Il ouvre
l'cran gant et prcipite sur nous les premiers plans dramatiques de son action
potique.
La roue apparat au chapitre 24 d'Aot 14, dans le long piaffement de Lnine
qui sent arriver la rvolution et veut imprativement quitter la petite prison suisse.
Voici que le long apprentissage monacal de la rvolution, les sempiternelles chamailleries l'intrieur du Parti, la froide observation de l'histoire, une immense
attente sont enfin couronns :
[335]
Elle tourne la lourde roue charge d'lan ! Elle tourne comme la roue
rouge de la locomotive, et il faut lui conserver son mouvement puissant.
Lui qui jamais n'a fait face la foule, qui jamais encore na montr du bras
leur direction aux masses sur quelles courroies relies cette roue, relies son cur brinquebalant, tirera-t-il pour quelle s'branle non dans le
sens o elle commence tourner mais en sens inverse ?
Le branle est donn, l'histoire, la narration. Et voici la seconde et triomphante apparition de la roue : c'est au chapitre 30. Lcran de la scne de guerre
est grand ouvert, et passe un fourgon fou qui perd une de ses roues :
463
C'est la roue de feu du prophte Ezchiel, une roue d'yeux qui se prcipite sur
la masse aveugle et passive des jouets passifs de l'histoire. Dans sa vision de la
Gloire, Ezchiel voit des chrubins en forme de roues de feu, et des vivants qui
sont tous accompagns par des roues.
La roue nest pas ici la roue de fortune, indiffrente aux hommes, mais la roue
de l'esprit, qui accompagne les humains, et partage leurs errances et leurs erreurs.
Ce que l'auteur veut nous faire sentir, c'est cet carquillement de la roue
d'yeux, cet norme agrandissement, largissement de l'histoire, de la matire mme de l'histoire. Prenons un autre exemple, on pourrait en donner des centaines.
Lauteur une fois de plus scrute les yeux et leur demande : pourquoi vous tesvous transforms ? Prenons l'pisode de l'assassinat par les meutiers de l'amiral
Nepenine au chapitre 418 de Mars 17, le quatre mars.
Certains visages dont plus expression humaine. D'o leur vient tant de
haine ?
Les visages des officiers auraient-ils des os diffrents ? un autre va-etvient intrieur ?
464
La scne est haletante, la fois visuelle et lyrique, cantilne pour une race qui
va prir, descendue sauvagement, pitine terre.
Deux silhouettes, celle de l'amiral, courte et trapue, et derrire lui, celle d'un grand escogriffe de matelot qui lui fond dessus.
[336]
Ce sont ces moments d'intense dynamisation lyrique qui trouent le texte, et
l'emportent, poussant l'immense train des textes plus descriptifs : le Tsar dans son
wagon, les penses de Milioukov, celle de Chliapnikov en vadrouille de clandestin dans Piter , les douces nuits sur le Don, le village natal de Blagodariov,
Kamenka o rgne encore la rgle du Mnagier du XVIe sicle ! ou encore le cirque Truzzi Saint-Ptersbourg, les cabarets des symbolistes russes dans la capitale. La tendance reconstituer un document est trs forte. Ainsi les penses de
Kovyniov, inspir par Le Don paisible, par lui attribu Krioukov (dont Cholokhov ne serait que le plagiaire), deviennent un journal, tonnant de posie rble,
courte, dense, la manire de l'auteur lui-mme. Mais il y a aussi les raisonnements de Varsonofiev, l'astrologue , dont les grandes visions historiosophiques
rappellent celles de Vladimir Soloviev, tandis que les dductions conomiques
d'Obodovski voquent les crits de Tikhomirov, le terroriste repenti, un favori de
Soljnitsyne. Passent des centaines de proverbes, clatent des milliers de coups de
feu, surgissent d'innombrables affichettes de journaux sur les murs, et les cris des
petits vendeurs percent les rues de la capitale en crue d'histoire : mais tout cet
immense torrent de penses, de visions instantanes, d'arrts sur visages tordus
par la haine, tout ce matriau brut de l'histoire est pris dans une dynamique : le
fragment s'largit, il devient vision, hallucination. Linfiniment petit, la ppite de
rel explose et balafre l'espace interstitiel du texte.
465
Et c'est sur ce fond dexplosion que certains moments daccalmie, de grand silence retentissent de faon presque assourdissante. En un sens, tout le nud de
Novembre 16 est une accalmie, un moment de prire, mais de prire malingre,
tiole.
Les oiseaux naiment pas toutes les forts. Dans le petit bois maigrichon de Driagoviets, ils taient beaucoup moins, et tout tait plus ennuyeux...
Lair se rarfie, le front est fig, chaque tertre est prsent connu. C'est un peu
le processus inverse de l'largissement : l'miettement du rel... Un vide qui fait
mal l'me, et tout coup des clats de menace arrachs comme par l'clair et
spcialement pour toi aux espaces terrestres . Ici Soljnitsyne parvient presque
la subtilit tnue du pote persan Omar Khayam qui dissuade le jeune homme de
marcher trop imptueusement car il risque de pitiner les restes de ses anctres.
Chez Soljnitsyne, c'est sur ses propres restes futurs que le soldat peut passer,
foulant inconsidrment sa mort lui...
Et quotidiennement foulant l'herbe de tes bottes, tu passes peut-tre chaque jour juste ct de la petite croix de ta propre mort. (Novembre, ch. 1)
Ainsi on peut dire que les immenses espaces narratifs de La Roue rouge sont
tisss de moments o soit l'espace s'largit indfiniment comme un monde en dflagration, soit le temps se rarfie l'infini. Et ce sont, comme dans LArchipel
des moments de lyrisme intime latent, et qui font contrepoids l'normit de
lemprise textuelle, de l'empan crivain.
Dans le recueil Sur les brisures, Soljnitsyne a compos un diptyque potique
tonnant, ses pomes en prose, crits les uns au dbut de sa carrire d'crivain, les
autres la fin, il y a peu de temps. Ce sont des miettes venues l'auteur avant
et aprs les deux grands massifs (glyby, comme il dit) dcriture volontariste,
celui du Goulag, celui de [337] la Roue (les deux tant lis par un lien de causalit). Le rsultat est une symtrie dans la composition de l'uvre de Soljnitsyne,
trs caractristique de l'homme et de l'crivain. Comme si l'auteur avait compos
466
sa vie dcrivain aussi soigneusement que son rcit Le premier cercle, le plus mathmatique de ses textes. Sans revenir sur ce que j'ai dj crit sur ce texte, je rappellerai que Le Premier Cercle est bti comme un parfait miroir autour de la vision centrale du Graal (sur le tableau du peintre Kondrachev) et quil obit une
parfaite symtrie.
Anton poussa un ah ! c'tait comme s'ils s'taient tout d'un coup extirps du resserrement de la ville et avaient dbouch sur une falaise avec un
lointain immense et ouvert.
467
Si vous dsirez voir d'un seul regard, d'une seule prise visuelle (encore
ce mot GN) notre Russie pas encore tout fait engloutie, ne manquez
pas de voir le clocher de Kaliazine !
468
Lautre alter ego de l'auteur, l'crivain Kovyniov crit son journal et recueille
des citations, des choses entendues (comme fait Soljnitsyne dans ses petits carnets l'criture microscopique) :
Se fondaient en une seule masse les impressions de l'inondation et celles de la rvolution. Et comme pour l'inondation, combien de dbris, de
dtritus seront apports, combien de fosses seront creuses ! utiliser dans
mon texte.
C'tait comme un barrage de sept sagnes de haut et d'une bonne verste de long. Il avait cd en cent quarante endroits diffrents, et Goutchkov
tout seul dansait en dessous, tentant de dboucher les trous avec ses propres doigts ! (Avril, ch. 131)
Quant aux dtritus de l'histoire, ils encombrent en effet de vastes champs narratifs de La Roue rouge, mais l'auteur ne se rsout pas admettre que l'histoire
soit un champ de dtritus. Il a beau crire des philippiques et mises en garde
contre l'boulement de la socit, il ne saurait se rsigner, comme Andre Platonov, envisager que la fabrique d'inhumain ait en effet pour rsultat de vastes
champs d'ordures, d'ordures humaines. C'est aussi, on le sait, le cur de sa polmique toujours prsente souterrainement avec l'auteur des Rcits de la Kolyma.
Ainsi la mosaque de l'histoire, cette fragmentation inoue de la narration qui
va jusqu' dcrire minute aprs minute les rues de Petrograd en folie rvolutionnaire, c'est la fois en un sens l'effet de l'explosion et aussi une prise de vue des
dbris aprs la rupture du barrage. Soljnitsyne est un peu lui mme ce pathtique
Goutchkov quil dcrit tentant de boucher les trous d'un barrage gigantesque ; car
la tentative sojnitsynienne de remonter la chane des explosions nuclaires de
469
l'histoire russe, pour tcher de voir o et quand le barrage avait cd, est ellemme pathtique. Un gnial chec, serait-on tent [339] de dire sous forme
d'oxymoron. Il s'agit d'une potique volontariste titanesque, mais qui ne peut
qu'chouer en un sens, parce qu'elle veut embrasser l'inembrassable : mme pas
seulement toute la ralit d'un moment donn (les unanimistes l'ont tent, entre
autres Jules Romain dans ses Hommes de bonne volont en 27 tomes), mais une
chane de dflagrations et d'boulement, une dilatation du moment historique qui
amplifie chaque moment, chaque nud, et dans le mme temps un miettement
presque atomistique de l'historique, pouss quasiment jusqu l'abolition de la
trame narrative. Par ailleurs il me semble mme quune sorte d'amertume grandit
dans La Roue rouge au fur et mesure que s'largissent les nuds (ils ne se resserrent pas !), et que l'chec de la qute devient plus vident : l'auteur ne trouvera
pas vraiment la cl de la Catastrophe : le Tsar et son incomptence ? l'irresponsabilit des libraux ? la folie des terroristes ? le manque d'hommes d'action en Russie ? les pactes avec le diable du juif Parvus ? l'incroyable volont de Lnine ? ou
simplement la dgnrescence des visages russe ? Oui, mais pourquoi ont-ils dgnr ? La potique de la fragmentation est intimement lie tant la beaut du
texte qu' l'chec de la thse. Non, la Roue de feu ne sera pas recompose, les
roues accompagnant les hommes dans la vision d'Ezchiel rebondissent chaotiquement sur terre, dans une pluie de grlons comme des versets bibliques.
Grandes formes pour grandes actions ? Petites formes pour les petites actions ? C'tait la potique classique : aux mouvements des peuples l'pope, aux
mouvements du cur amoureux l'lgie. Soljnitsyne ne se sent pas li par cette
tradition. Il fragmente l'infini la grande forme, il insuffle l'pique aux toutes
petites. Un de ses rcits par paires, La confiture d'abricot , est consacr l'crivain Alexis Tolsto, un de ses prdcesseurs dans la tentative de saisir toute la
Rvolution russe dans un seul grand texte narratif totalisant : Le Chemin des
tourments, un texte commenc dans l'migration, poursuivi sur les traverses du
stalinisme. Soljnitsyne a tout pour har ce flon crivain. Mais il s'attaque lui
diffremment : il s'attaque au styliste. Dans sa riche datcha, Alexis Tolsto a reu
une lettre d'un bagnard, et tal dans une courte scne tout son cynisme mais
aussi son got pour le style fort, le style tortur, le style des protocoles de question de la Chancellerie secrte au XVIIe sicle.
470
a les bat la tte, la nuque, a les relance comme une balle, a leur
jette les mains en l'air quand arriveront-ils s'agripper une pierre, une
racine, une tige vas-y attrape ! Mme si tes yeux n'ont rien discern, at-
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trape ! plus loin il ny aura pas le moindre appui, rien ne te sauvera ! (Octobre 16)
Moi non plus, je nai rien, rien partager je suis un mendiant, je suis
la rue ! mais j'ai la plus grande des richesses, plus grande que toute provision ! j'ai la parole ! et je veux la partager : la dire au monde entier, dsagrg et recru de malheur. (La Russie dans la tourmente, LAge
d'Homme, page 325)
Soljnitsyne n'a sans doute pas su ou voulu ou pu arrter son enqute comme
Rmizov, en criant sa propre nudit, en faisant de sa misre son manteau de
secours. C'est que le visionnaire veillait constamment dans le dos du concasseur
historien ! Au demeurant, So1jnitsyne serait-il Soljnitsyne sans cette dilatation
du rel, cet empan titanesque de l'criture qui veut mettre l'histoire la question ?
Une ambition qui est du sicle des grands visionnaires historiens, le dixneuvime, une criture qui est du sicle de l'impulsion du mot, le vingtime...
Tandis que la respiration, cet hsychasme de l'criture, vient srement des grands
prophtes juifs... Le mendiant Rmizov et le prophte mathmaticien Soljnitsyne, par del des biographies trs opposes, aux deux extrmits de la mme
histoire, celle de la Catastrophe, et par des moyens totalement incomparables nous
disent tous deux un monde qui se dsagrge, une ralit qui n'a plus d'appuis. Un
temps qui nest nullement retrouv...
472
[341]
Luvre de Soljnitsyne hsite entre les grandes et les petites formes littraires, allant de l'infime pome en prose de dix lignes jusqu' l'ocan de La Roue
rouge. Rarement un crateur aura connu de telles amplitudes. Mais la tension de
sa prose reste identique sur dix lignes ou sur six mille pages, ou plus exactement
la tension du pome en prose se retrouve tout au long des ocans textuels que sont
La Roue rouge ou LArchipel du Goulag. Car l'crivain Soljnitsyne est un artilleur qui tire tir tendu, si l'on peut lui appliquer une caractristique technique de
son arme...
Quiconque a lu Aot 14 a t frapp par ladquation de son style l'action
militaire. Jamais il natteint pareille tension et pareille plnitude dans les scnes
civiles , car dans l'action militaire son regard d'artilleur est braqu droit sur
l'homme : et ce regard est un jugement dernier, sans appel. La fraternit militaire
affranchit l'homme de l'corce, du surplus, des lourdeurs, et ses portraits de militaires ns comme ceux de planqus ou de gnraux poltrons embusqus dans
les GQG sont d'une acuit sans merci.
473
Dans les annes 90, une fois ses deux grands massifs d'criture achevs (le
Goulag et La Roue), rentr dans sa Russie comme on retourne au chevet d'une
mre malade, le vieil crivain est revenu avec bonheur aux formes rapides, potiques du dbut de son uvre, ce qui nous a valu de nouveaux pomes en prose et
surtout de nouveaux rcits, dont la plupart sont des rcits apparis , qui projettent deux faisceaux de lumire crue sur deux pisodes distincts et distants, mais
dont le rapprochement invite le lecteur des courts-circuits du jugement percutants et violents.
Il en va ainsi dans le premier de ses deux rcits de guerre rassembls sous la
mme jaquette que vient de traduire Nikita Struve. Au hameau de Jeliabouga est
un de ces rcits en deux parties qui vous poignardent en boomerang. Premire
partie : la perce de Neroutchi lors de la reprise d'Orel, des souvenirs la premire personne, o nous partageons l'intensit des combats qu'a connus le lieutenant
So1jnitsyne qui commandait une batterie de reprage par le son, destine aider
l'artillerie dfinir les cibles ennemies. Dur train-train guerrier, puis stupfiante
intensit de l'attaque : la tte qui se dtache du corps, le ciel qui s'arrache la terre
et, au-del de l'insomnie et de l'ivresse, une lgret infinie, presque d'ange...
Lme est comme carbonise, la tte enfle, et cette sensation ne veut pas passer, la tte penche en avant, les yeux te brlent. Le monde dissoci drive dans
une sorte de non-tre, se remettra-t-il jamais en place ? La matire chimique de la
guerre, a le connat, il en restitue les molcules les plus pineuses, les plus cruelles [342] avec une intensit lyrique. Il y rencontre des curs simples, il s'y sent
bien, comme quiconque a connu peu ou prou ces moments intenses.
Seconde partie : cinquante-deux ans plus tard, en mai 1995, l'crivain est invit revisiter les lieux, il retourne sur la cote 259-0. Mais qui sont ces deux vieilles
dentes ? Elles le saluent, mais elles grommellent. Eh bien, l'une d'elles rpond
au nom rarissime d'Iskita, donc c'est bien elle la jeune fille qui avait trouv refuge dans son blindage lors des terribles bombardements de 43 ? Mais comme les
isbas sont chtives, rien de nouveau en cinquante ans, mais beaucoup d'ancien a
disparu. C'est la misre, et c'est la colre ds quon apprend que l'crivain et les
chefs sont l. On ne leur livre mme plus de pain, alors qu'elles se contenteraient d'un passage tous les trois jours...
Le silence est tourdissant si l'on songe la furie des combats de 1943. La misre est elle aussi assourdissante... Le chef promet, les veuves ont droit des pen-
474
sions qu'on ne leur sert pas. Un happy end est possible, tout petit, tout infime,
et peut-tre l'crivain ne sera pas revenu pour rien sur cet humble coteau russe
couronn par des saules.
Le deuxime rcit est un tombeau pour un officier tomb dans un pisode
militaire en Prusse, alors que par l'incurie des chefs d'en haut, on avait laiss artillerie et batterie de reprage avancer toute allure jusqu la mer Baltique, mais
l'infanterie ne suivait pas. Et c'est un tombeau pour Pavel Boev, un homme inapte
l'hypocrisie de la vie sociale en Russie sovitique, dont tout l'tre se ncrosait au
vu des atrocits de la collectivisation des annes trente, mais cet homme a revcu
avec la guerre, depuis la Finlande, jusqu' ce bourg prussien dAdlig o, dans le
silence et la neige, un calme effroyable prcde l'attaque ennemie. Couardise des
gnraux, cruaut repue des commissaires politiques : tous les thmes de l'uvre
antrieure de Soljnitsyne sont l, mais en raccourci, dans la puret de ce mdaillon guerrier, rageur et mlancolique.
In cauda venenum... La prose brve de So1jnitsyne est cruelle, presque dsespre : ces instantans de bravoure et d'ineptie, de cruaut et de simplicit de
cur sont le pass. On croyait que tant de sacrifice apporterait la rvolution , la
vraie, celle de la libert et de la fin des flaux artificiels. Un demi-sicle plus tard,
il nen est rien, constate l'crivain. Le pass est devenu une trappe, le prsent est
sans issue. Comment aider la pauvre vieille dente quest devenue Iskita ? Inutile de trop vouloir l'aider.
Hach par l'motion, le lyrisme simple de So1jnitsyne est toujours bien vivant. Le cur du rcit cogne toujours trs fort ; c'est toujours lui, le crateur du
petit Ivan Denissovitch. Merci !
475
[343]
LE RETOUR DU PROPHTE :
SOLJNITSYNE EN RUSSIE
Soljnitsyne aura-t-il t pour la Russie un prophte non rclam ? A l'aube de la perestroka, et lorsque, semblait-il, les coups de boutoir de l'auteur de
LArchipel du Goulag, du Premier Cercle de La journe dIvan Denissovitch allaient enfin enfoncer les portes de l'tat totalitaire affaibli contre lequel ce lutteur
n, ce Voltaire du XXe sicle, avait tant combattu le vieux dissident rsidait dans
l'tat amricain du Vermont ; en cette studieuse retraite, entour de sa famille, il
achevait l'immense entreprise de sa vie, conue, selon ses dires, ds l'ge de seize
ans, et pour laquelle le cycle du Goulag navait en somme t qu'une sorte de vaste parenthse dicte par la vie, La Roue rouge. Absorb par une uvre gigantesque autant qu'historique, aussi didactique que romanesque, le reclus de Cavendish
observait les vnements qui menrent la chute de l'Union sovitique travers
un double prisme historique : pour lui il s'agissait d'une rptition de fvrier 1917,
lequel tait une rptition du premier Temps des Troubles (Smouta), au dbut
du XVIIe sicle. Or prcisment le corps corps avec le matriau historique
concernant l'anne 1917 il a lu la presse, toutes les minutes parlementaires, de
trs nombreux mmoires l'avait persuad que tout avait t perdu non en octo-
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bre, mais en fvrier 1917, c'est--dire que non les bolcheviks taient les coupables, mais les libraux en leur catastrophique indiffrence aux fondements de la
vie russe. D'o un rquilibrage de son immense fresque, d'o l'trange pilogue
en cent vingt pages serres par quoi finit le rcit en segments historiques de La
Roue rouge : le rsum de ce qu'auraient pu tre les nuds suivants s'il avait
pouss la narration au-del d'avril 1917. Terminer par un immense rsum de tomes jamais mort-ns, la chose est originale, sans prcdent mme ! C'est donc
Cavendish, pendant les annes cruciales de la perestroka quil achve son grand
uvre, et c'est nanti d'une cl interprtative labore en lisant le matriau historique de fvrier, mars et avril 1917 que le prophte rentra, avec un norme retard
sur les vnements qui secourent la Russie. Ce retour eut lieu le 27 mai 1994,
vingt ans aprs l'expulsion manu militari de 1974.
Nombreuses avaient t les voix qui rclamaient son retour plus tt. Et trs
nombreux les malveillants qui avaient annonc quil ne rentrerait pas du tout, enchan qu'il tait l'Amrique et son confort moral et matriel. C'tait, bien sr,
faire injure grave l'auteur de La Ferme de Matriona, ascte s'il en ft, c'tait ne
pas comprendre le ct volontariste d'un homme qui ne se laisse jamais dicter sa
conduite par les circonstances : le rgime sovitique n'avait pas russi le mettre
sa propre heure, mme quand [344] Khrouchtchev lui avait accord ses faveurs :
ce ntaient pas les criards de l'migration ou d'ailleurs qui allaient l'influencer !
Mais le premier malentendu tait n : d'aucuns croyaient qu'il devait rentrer pour
prendre le leadership d'un mouvement politique, mais lui continuerait, et continue
toujours de faire passer son uvre d'crivain avant toute chose. Bien entendu sa
mission d'crivain comporte un magistre moral, mais un magistre qui drive de
la primaut de l'crivain. crivain et matre vivre, dans cet ordre, et pas l'inverse.
Sa femme et lui-mme avaient imagin un retour peu ordinaire galement
dans le droulement : ils arriveraient par l'extrme Est de l'immense Russie, leur
avion les ferait atterrir Magadan, cette porte de l'enfer blanc du Goulag de la
Kolyma, qui avait conduit une mort sre tant de millions de zeks (dtenus, dans
le jargon administratif pnitentiaire). La BBC tait charge de filmer ce retour,
Alexandre Isaevitch embrasserait la terre martyre, comme fait le pape, il rencontrerait les anciens zeks chaque tape d'un long et majestueux retour qui le
mnerait de Magadan Moscou en plusieurs semaines. Jamais tel trajet, si
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478
parvenait son ancien appartement, rue Gorki (redevenue rue de Tver, comme
avant la Rvolution), un appartement qu'on lui avait confisqu en le chassant de
Russie sovitique en 1974 et qui lui avait t restitu par la Mairie de Moscou : l
des escouades de fidles, des femmes surtout, en particulier ces Invisibles dont
il a fait le portrait mouvant dans son supplment au Chne et Le Veau, recevaient, et reoivent toujours les solliciteurs, les visiteurs venus de toute la Russie,
et dpouillent un courrier immense au dbut, et encore trs substantiel aujourd'hui. Car, du jour au lendemain, l'crivain avait repris le rle de prophte public
qui est si souvent revenu en Russie aux crivains, Lon Toisto en particulier,
mais mme Boris Pasternak, en pleine poque sovitique (je me rappelle les
solliciteurs cocasses et touchants qui venaient le voir Peredelkino). Tous les
vendredis, le Matre revient ce bureau, au centre de la ville, et y reoit les solliciteurs en tout genre. C'est l aussi quest rpartie l'aide sociale aux anciens zeks
qu'il continue gnreusement distribuer par le canal du Fonds qu' a cr, et dont
le fonctionnement fut clandestinement poursuivi en Russie aprs son expulsion,
en particulier par Alek Guinzbourg. Ce fonds d'aide a dsormais une existence
bien plus longue que tous ceux qui existrent avant lui, en particulier celui de
Tolsto pour aider les perscuts religieux russes contraints l'migration au Canada. Revenons aux missions de tlvision de Soljnitsyne. Pour rsumer d'une
formule, je dirais que Soljnitsyne pendant ces deux ans quelles durrent devint
le porte-parole des humilis et des offenss de toute la Russie. Beaucoup en Occident, mais aussi dans la capitale russe, disent de Soljnitsyne qu'il a perdu toute
audience, sans mme se douter de ce courrier norme, de cette audience trs importante travers tout le pays : seulement il ne s'agit pas d'intellectuels, il s'agit
d'un certain pays profond, avec ses dshrits, ses toqus, ses chercheurs de
Dieu... Une Russie que ni l'Occident ni les intellectuels russes ne connaissent,
dont ils nont mme aucune ide.
Les reproches qui pleuvaient sur l'crivain taient l'vidence contradictoires : on lui reprochait de ne pas s'engager suffisamment dans la vie politique et,
dans le mme temps, on brocardait le soi-disant prophte. En fait, la Russie d'Eltsine tait profondment engage dans un processus qu'elle ne matrisait pas : rformes conomiques trs rapides o il s'agissait de sortir au plus vite de la proprit d'tat qui avait t dsastreuse pour le pays, formation d'une classe d'oligarques en comptition et accuss de mettre le pays en coupe rgle, affronte-
479
ments frontaux entre un prsident rformateur, mais souvent vellitaire et un Parlement o les communistes faisaient une loi chaotique. Dans les vnements d'octobre 1993, le putsch avort des partisans du vice-prsident Routsko (dont certains arboraient la croix gamme) et la raction du prsident Eltsine, qui fit donner
l'artillerie contre le Parlement, Soljnitsyne qui tait encore aux USA ne prit pas
la parole, il hsitait encore, mais de retour en Russie ses propos furent de plus en
plus acerbes contre le prsident et les dmocrates qui jetaient le pays dans la
ruine, selon lui. Il fut certes reu deux ou trois reprises par le prsident, qui ne
lui tenait pas rigueur de ses attaques cinglantes. Soljnitsyne lui proposa ce qui
tait et reste son [346] ide politique majeure : abolir le parlementarisme l'occidentale et revenir la Russie des zemstvo, c'est--dire du self-government local,
tel qu'il avait t mis en place par une rforme d'Alexandre II, tel quil subsista
sous son successeur pourtant trs ractionnaire, et qui donna la Russie active, rformatrice du docteur Anton Tchkhov, un mdecin de zemstvo. Le peuple doit
exercer son pouvoir non par des partis, mais par des dlgus qui doivent tous tre
indpendants, locaux, et pouvoir rvoquer l'chelon suprieur. Lide fleure un
peu le corporatisme, elle est srement dangereuse pour l'unit d'un pays aussi immense, et Soljnitsyne lui-mme admet quil faut un prsident fort pour contrepoids. Aux lections de 1996, qui virent la rlection dEltsine en dpit de tous les
pronostics, des voix avaient demand avec insistance Soljnitsyne de se porter
candidat, il refusa toujours net jamais cette ide ne l'a tent. Mais son pronostic
sur la catastrophe en marche dans son pays s'aiguisait : Nous navons pas dtruit
seulement le systme communiste, nous achevons de dtruire ce qui reste du soubassement de notre vie , telle est sa thse depuis quelques annes. Bientt il ne
restera rien de la Russie, bientt la langue russe sera comme le latin aprs l'Empire romain. De ces visions apocalyptiques, que l'auteur a souvent de la peine
conjuguer un message d'espoir pour le vaste public htroclite qui met sa
confiance en lui, sortiront La Russie sous l'boulement, son pamphlet politique le
plus dur, et La Question russe, o il cherche expliquer pourquoi les dirigeants
russes ont toujours nglig les intrts du peuple, au profit de l'empire.
Quant la guerre en Tchtchnie, il la condamne avec dautant plus de facilit
que ds le dbut il a affirm quil fallait donner l'indpendance aux Tchtchnes
comme aux Baltes, mais il veut une fermeture de la frontire avec ce pays, pourtant li la Russie depuis bientt deux sicles, et dont plus de la moiti de la po-
480
pulation vit en Russie : dans la pratique les ides de Soljnitsyne, l non plus, ne
sont pas trs applicables. Il prche galement pour la runion des quatre principales rpubliques issues de l'effondrement de l'URSS : les trois Slaves de l'Est, Russie, Ukraine, Bilorussie, plus le Kazakhstan parce qu'il a une majorit de Russes
ethniques : du coup la Komsomolskaa Pravda o il exposa cette thse fut interdite au dit Kazakhstan, o la presse officielle kazakhe se dchana contre le grand
chauvin russe...
1998 est l'anne de son jubil : il a quatre-vingts ans. Les articles sont nombreux, preuve que le vieux gant est toujours bien prsent sur la scne du pays,
mais certains sont carrment iconoclastes : surtout celui d'Oleg Davydov, dans le
quotidien moscovite LIndpendant, intitul Le dmon de Soljnitsyne : la
thse en est que ce nest pas Dieu qui pousse ce prophte, mais son dmon de
l'orgueil, sa soif de la gloire. Le critique impertinent reut le prix anti-Booker,
prcisment pour son impertinence, assez bien enleve du reste. Ce nest pas la
premire fois que le reproche est articul, Siniavski y avait eu recours, mais le
jubil en fut gt.
Trois films furent tourns et devaient passer sur trois chanes le 10 dcembre
1998, jour de l'anniversaire du matre. Deux seulement furent diffuss, on va voir
pourquoi. Le grand metteur en scne Alexandre Sokourov, aux longs films oniriques, aux longues squences nigmatiques et obsdantes (Mre et fils, ou encore
Moloch) tourna un portrait du Matre o il soumettait le visage de celui-ci la
mme interrogation lente de la camra : le rsultat est fort, mais pour esthtes et
happy few. Lonide Parfionov tourna, [347] lui, un film en quatre sries, assez
traditionnel dans sa construction, trs bien document, incrustant dans le rcit des
fragments de films antrieurs, comme celui de la BBC, Ou encore les interviews
de Pivot : le rsultat est un trs bon film ducatif, qui a srement t trs utile
pour les jeunes gnrations. Enfin, Oles Fokina voulut faire un film plus polyfocal, interviewant des amis et des proches (dont l'auteur de ces lignes), et utilisant
de longues squences tournes chez les Soljnitsyne dans leur maison de Nikolina
Gora : Natalia Soljnitsyne s'opposa la diffusion du film, arguant que les interviews chez eux avaient t faites pour un tout autre but. Oles Fokina navait t
admise qu'en tant qu'pouse du constructeur de la maison des Soljnitsyne, mais
elle n'avait pas le droit moral d'utiliser cette intimit pour faire un film. Laffaire
fit assez grand bruit, et les ennemis de l'crivain reprirent courage. Toutefois le
481
grand public resta avec les images des deux films prcits, et qui sont de bons
films, mais dont les auteurs sont sans doute rests captifs de l'image que l'crivain
veut donner de lui-mme.
Ajoutons quun des amis de l'auteur, un autre gant de retour dans la patrie,
Iouri Lioubimov, mit en scne dans son ancien thtre ftiche, la clbre Taganka
Moscou, une version thtrale du Premier Cercle, intitule Charachka (prisonlaboratoire dans le jargon bureaucratique stalinien) : le formalisme de la mise en
scne de Lioubimov, le cercle qui court en anneau ferm au dessus des ttes des
spectateurs du parterre et o passent les acteurs, la violence symbolique de certaines images (Innokenti nu dans une sorte de cercueil), la beaut du texte, un des
plus platoniciens de Soljnitsyne, o il cherche dans quelle mesure l'homme
est habilit collaborer avec le mal pour parvenir faire le bien tout est fort
dans ce spectacle, mais sa dualit mme, modernisme de la mise en scne, platonisme du texte, jargon de la charachka, symboles d'une beaut plus que terrestre
ne pouvaient que dcevoir les uns ou les autres des admirateurs de Soljnitsyne et
de Lioubimov, ce qui fut peu prs le cas. A Lyon, dans le mme temps, un opra
de Gilbert Amy sur le mme texte parvenait peut-tre une synthse plus puissante : l'uvre est splendide, mais le spectacle na eu que trois ou quatre reprsentations.
Soljnitsyne continue faire fonctionner son Fonds d'aide aux anciens dtenus, il continue galement publier les tomes de sa Bibliothque de la mmoire
russe, une trs importante srie de mmoires et d'tudes choisis dans l'afflux de
manuscrits qui lui parvient de toute la Russie profonde. Enfin il a fond une
Maison de l'migration russe , et il a institu un Prix Soljnitsyne, attribu en
1997 un grand savant philologue, Vladimir Toporov, sans doute avant tout pour
les travaux sur la saintet russe au Moyen ge : Toporov est un des grands smiologues issus de l'cole de Lotman, il n'est pas un compagnon de combat de Soljnitsyne. L'anne suivante, le prix a t attribu l'crivain Valentin Raspoutine,
en qui Soljnitsyne voit srement bien davantage un alli dans la lutte contre le
dsastre culturel russe. Dans son discours d'acceptation, Raspoutine compare les
nationalistes russes un petit groupe rfugi sur un radeau de glace qui drive
dans des mers chaudes et cherche en vain la rive...
Qui est aujourd'hui Soljnitsyne dans la Russie actuelle ? Il n'est plus un prophte en activit (comme on parle des volcans en activit), mais pourrait-il le re-
482
Reste l'crivain. Est-il mort ? pas du tout ! Certes il a mis fin l'criture de ce
massif gigantesque qu'est La Roue rouge, mais quel crivain, aux abords de la
vieillesse, ne doit rduire l'ampleur de ses fresques ? En revanche ses Rcits en
deux parties sont un magistral retour l'art des formes resserres, l'art du rcit
qu'il matrise si bien, et l'ironie de ces diptyques qui est due surtout au bifocalisme (un panneau sovitique, un autre actuel au lecteur d'en tirer la morale...)
est tout fait efficace 80 .
Certes d'autres publications de l'crivain laissent plus dubitatif A-t-il raison de
livrer ses notes de lectures sur certains crivains sovitiques des annes 20 quil
aime bien pour la richesse de leur langue, Malychkine ou Pantelemon Romanov ?
A-t-il raison de livrer au public ses rflexions sur le pote Brodski, qu'il a lu avec
normment d'attention, mais quil critique de faon assez trique, ne comprenant pas vraiment le projet potique de Brodski dont les dissonances et le cosmopolitisme culturel l'irritent ? Il y a l, dans ces cahiers de notes, du matre d'cole.
Mieux vaudrait les garder pour soi au lieu de les grener dans sa revue chrie,
80
Pour en juger, il nest que de lire Ego, suivi de Sur le fil traduits du russe par Genevive et
Jos Johanner, Fayard, 1995.
483
En 2001, le prsident Vladimir Poutine rendit une visite l'crivain, leur discussion dura plus de deux heures et se poursuivit par un dner quatre (les deux
pouses taient de la soire), prpar par l'crivain, qui aime cuisiner.
Latmosphre fut trs amicale. Bien entendu Soljnitsyne est revenu sur ce qui est
son ide fixe : il faut un retour aux zemstvo. Ces organismes de gouvernement
local crs en 1864 par une rforme d'Alexandre II, donnaient le pouvoir et l'obligation de rgler les affaires locales (financires, scolaires, vicinales, sanitaires)
des organismes locaux lus, qui furent trs actifs, et devinrent aussi une sorte
d'opposition modre et librale au rgime. Lide de l'crivain est de courtcircuiter le personnel politique national quil considre comme corrompu et inefficace. Il est peu probable que le prsident entende revenir la rforme de 1864,
mais on sait quil recommande plusieurs gouverneurs de province de s'en inspi-
484
485
[350]
SOLJNITSYNE INTERVIENT
DANS LA QUESTION JUIVE
486
sonna la fin de l'Ancien Rgime, l'adhsion massive des juifs dans l'laboration de
l'tat sovitique puis stalinien, et en finissant par l' alya sovitique, cet norme
dpart pour Isral qui fait qu'aujourdhui, sous la direction de l'ancien dissident
Chtcharanski, le parti russe est incontournable la Knesset.
Cet athlte de la lecture nous donne un ouvrage captivant, mais qui pose des
questions. Tout d'abord ce nest pas un ouvrage historien. Lauteur ne recourt pas
aux sources premires, il travaille de seconde main : Encyclopdie juive du dbut
du XXe sicle et celle de la fin de ce mme sicle, revues juives russes de l'migration rcente (une plate-forme trs troite de rflexion), des revues comme
22 en Isral, et bien sr les grands historiens russes comme Milioukov (une de
ses ttes de turc). Le rsultat est un pullulement de guillemets qui font que l'auteur
a l'air de se dfausser. Ou encore veut faire avouer quelque chose aux auteurs
juifs. La recherche occidentale sur le sujet est totalement absente dans ce livre.
Par exemple sur les Protocoles des Sages de Sion, ce faux de l'Okhrana tsariste
qui passa en Allemagne dans les annes vingt et y rpandit ses miasmes dltres
sur le complot juif (ouvrages de Cesare de Michelis et autres).
Les deux tomes, que spare la coupure de 1917, nont pas la mme tonalit, et
l'on peut penser que Soljnitsyne a retravaill son second tome au vu des ractions
[351] critiques au premier. Le premier est surtout l'histoire du statut social et juridique du juif. Des pisodes peu connus ne peuvent manquer d'intresser le lecteur,
par exemple la mission de Derjavine, grand pote qui parraina le jeune
Pouchkine, mais aussi grand dignitaire qui rdigea un mmoire sur les juifs dans
les territoires nouvellement acquis ; le rle des juifs qui affermaient la distillation
deau-de-vie y est dnonc comme nocif pour le moujik russe. On a l un strotype assez caractristique, et envers lequel l'attitude de l'auteur est ambigu.
Soljnitsyne affectionne les sujets pineux, mais son leitmotiv est de toujours
demander aux Juifs de reconnatre eux aussi leurs torts : par exemple l'entre en
masse de jeunes juifs dans le mouvement terroriste de la volont du Peuple, leurs
gros contingents dans l'administration stalinienne, etc. Il ne mentionne l'indignation des plus grandes voix morales de la Russie (Tolsto ou Korolenko) que comme une des ractions de l'poque, il tente opinitrement un dcompte des torts
rciproques, il dnonce toujours l'amplification des crimes russes par un Occident
russophobe (lors des pogromes, lors de l'affaire de la fausse circulaire de Plehve
ordonnant la police de laisser faire).
487
Le ton est parfois pathtique. On ne peut pas dire que So1jnitsyne soit particulirement svre envers les juifs, mais il leur applique son systme de pense :
la nation est une personne morale, comme l'homme individuel, elle pche, elle
doit se repentir, faire pnitence. Dieu sait s'il a pouss ses propres compatriotes
faire pnitence ! Sur ce point il est fidle lui-mme. Mais la nation juive estelle vraiment passible du mme appel la contrition ? Vladimir Soloviev ne pensait pas quon dt avoir les mmes exigences vis--vis des petites et des grandes
nations. De celles qui asservissent et de celles qui sont asservies.
En approchant de notre poque, l'auteur s'enfonce dans des polmiques avec
tous les publicistes juifs russes qui ont crit sur le sujet depuis les annes 70,
l'poque des refuzniks . Il s'en prend, entre autres, Grigori Pomerants, qui lui
avait suggr de faire d'un des personnages positifs du Premier cercle un Juif
afin que la balance des bons et des mchants ft gale ! On voit par cet exemple
aberrant le degr de confusion de cette mle publiciste. On comprend l'effort
pour s'lever au-dessus, mais dans ce livre Soljnitsyne n'y russit qu moiti. En
revanche il est mouvant de voir le vieux lutteur se dfendre pied pied contre les
attaques subies au long de sa vie publique en Occident. Utrachauvinisme, ditesvous ? Et quand les petits gars des familles de koulaks gelaient en pleine taga,
o aviez-vous vos yeux ? votre langue ?
Le bt blesse en revanche dans ce livre quand l'auteur veut incriminer tout un
peuple, ou plutt l'appeler au repentir. Les nations sont-elles des sujets kantiens ?
A-ce un sens ? Pour Soljnitsyne, oui !
La conclusion, o il se demande si Isral a survcu par l'exil ou contre l'exil,
pose une de ces questions insolubles qui la fois irritent et fascinent ds quon
parle, comme disait Dostoevski, de la question juive . Deux sicles ensemble
est mettre aux minutes d'un procs o le verdict ninterviendra qu la fin des
temps...
Alexandre Soljnitsyne : Deux sicles ensemble. Tome I : 1795-1995, Juifs et
Russes avant la Rvolution, tome II : 1917-1972, Juifs et Russes pendant la priode sovitique, Paris, 2002 et 2003.
[353]
X
LES GRANDS
VISUELS
488
[353]
489
490
[355]
EN LISANT, EN REGARDANT...
LA GRAMMAIRE D'ALEXEEFF
Laria de l'opra traditionnel correspond en fait un
passage de la quantit la qualit : l'excs d'une accumulation motive intense transmue brusquement le dialogue ou
le rcitatif mouvement en jaculation lyrique immobile.
Julien Gracq, En lisant en crivant
Pour Svetlana Rockwell-Alexeeff, Svet
Alexeeff, ce magicien, a franchi d'un pas lger les frontires des arts. La gravure, l'eau forte, sont des mtiers qui pratiquent le trait, le trait dur et dfinitif ; la
gravure a longtemps servi fixer les traits des personnages clbres, a popularis
les tableaux illustres que le quidam ne pouvait pas voir, elle vhiculait un squelette plus ou moins grossier des choses. Alexeeff lui a fait jouer un rle de transgresseur, de pont sensuel entre les arts, entre posie plastique et dessin de la fable,
et mme entre le fixe et le mobile puisque ses films anims sont plutt des gravures animes, touches par le rameau enchant de la lumire en marche. Car la
491
lumire donne son souffle tous les textes quil touche, qu'il effleure, et quil
accompagne avec tant de profondeur que souvent ce sont les textes qu'il a touchs
qui semblent accompagner la mlodie en noir et blanc de ses illustrations. En lisant et en regardant ces diptyques merveilleux que sont Les Frres Karamazov de
Dostoevski-Alexeeff ou La Dame de pique de PouchkineAlexe7feff, je me suis demand si la transmutation opre par Alexeeff ne
correspondait pas cette jaculation lyrique immobile dont parle Julien Gracq
propos de laria. Pour se laisser pntrer par ce lyrisme immobile, mais tout
trpidant de mouvement interne, il faut apprhender l'uvre du romancier et de
son illustrateur comme une seule uvre, autrement dit il faut renoncer ce
concept btard et serviteur de l'illustration .Alexeeff nillustre pas, il transmue, pntre dans la logistique mme du texte potique, et il l'irradie de lumire.
Boris Pasternak reut en octobre 1959 un exemplaire du Docteur Jivago illustr par Alexeeff, c'est--dire par les clichs des diffrentes tapes de l'cran
d'pingles, invent par Alexeeff et Claire Parker en 1935. Ce fameux cran, tel
que je l'ai vu chez eux, tel quon le voit dans un petit film d'Alexeeff sur luimme, est une sorte de structure de l'tre, d'assemblage de molcules en attente de
leur aimantation. Ou encore un rayon de miel non encore visit par l'essaim. Arrive la lumire, rasante ou znithale, glorieuse ou [356] brouille, le stylet s'y promne comme le regard du Crateur de la gense, et l'appareil photographique en
fixe les moments c'est Dieu accompagn de son reporter, caress par le projecteur, et fix dans l'instantan. Un procd unique mais si congnital au texte, et
mme la page imprime qui, elle, attend les caractres de Gutenberg, quil semble mtamorphoser le cheminement rampant des caractres en hachures de noir et
blanc. Le miracle de la transmutation frappa Pasternak : sa propre existence de
Peredelkino tait elle-mme tout hsitante dans la trame automnale des arbres
dj dpouills et des troncs laiteux des bouleaux. On et dit que les trois textes
s'agraient : celui de la vie, celui du texte, celui de l'cran d'pingles. Le pote
crivit une amie : Il ma rappel tout ce qu'il y avait de russe et de tragique
dans l'histoire et que javais oubli.
Rappeler ce que l'on avait oubli, voquer ce qui existait en latence, faire surgir de l'cran de lumire, de ce rayon miel onirique, l'essentiel de la vie, telle est
bien la tche magicienne d'Alexeeff. Et chose trange, ce tragique des choses
492
quil nous exhibe est tout baign de srnit : tout apparat vraiment sub specie
luminis. Exactement comme dans le pome d'histoire en prose potique de Pasternak :
Eh bien, cette clart des cris, cette puret des ombres, cette hymne sacramentelle, elles sont passes directement du texte dans l'illustration. Ou serait-ce l'inverse ? Ou les deux simultanment dans un court-circuit d'art ? De son ct
Alexeeff explique :
Lorsque je lus le roman de Pasternak, son effet sur moi fut bouleversant. J'eus trs prcisment le sentiment quaprs quarante annes de silence, mon frre an, disparu, madressait une lettre de 650 pages.
493
nitrate apparat la pellicule du monde, son damier ocell, sa trame nielle. Pas une
trame inerte, mais vivante, tel le rayon de miel dans le rucher des images. Car
Alexeeff a donn le mouvement cintique ses illustrations, groupes en squences filmiques, en phrases smantiques par son accompagnement de la phrase du
texte princeps.
[357]
494
nous sommes au centre, au cur de la beaut, d'ici partent tous les rayons de
l'uvre.
Le mouvement pousse les personnages d'une page l'autre, il faut tourner la
page pour les suivre, un peu plus grands, un peu plus avancs : comme dans la
cintique ralentie du kabouki, o la gesticulation est dcompose. Vritable procession d'hommes et d'nergies, qui parcourt les hachures lumineuses de la page :
le train funbre de l'enterrement de Jivago-pre par o s'ouvre le livre semble
donner le mouvement principal : horizontal, au tiers infrieur de la double page,
de gauche droite. Mais quand Iouri Jivago revient Varykino non avec Tonia sa
femme, comme la premire fois, mais avec Lara et la fille de Lara, cette fois-ci le
traneau va de droite gauche, et le bain de lumire est plus gris, d'un gris perl,
doux, suivi par les instantans de l'installation dans la maison abandonne des
Mikouline : robinsonnade en pleine tourmente rvolutionnaire, rve d'arrt sur
image du bonheur impossible. Les cases et carrs d'un Alexeeff, volontiers cubiste noclassique, reprsentent le pole russe, la table, la fentre sur le monde neigeux avec sa lune la Jules Laforgue (combien d'autres lunes vont danser dans les
contes anims de ce magicien, et surtout dans Une nuit sur le mont chauve !) ...
De droite gauche encore : la procession nocturne de la Vigile du Jeudi saint,
rebours du train de l'histoire, lumignons et femmes noires penches sur la flamme
en marche vers le porche du monastre.
Parmi ces suites cintiques, une des plus belles est celle du cauchemar du docteur qui va avoir le typhus, dans en face de la maison aux statues . Le corps
laiteux de Lara emplit la fentre, les rats divaguent dans la pice marque par
l'abandon. Une pice [358] immense lui succde avec toujours le mme corps
sculpt de marbre blanc obturant les fentres, et plus loin encore, Varykino,
dans la pice o serpille Lara, fichu nou au-dessus du front, l'autre Lara, Lara
rve ; Lara lacte, Vnus antique aux bras relevs sur son chignon derrire la
tte. Ces apparitions du fantasme de Lara forment une sorte de suite onirique,
jaculation lyrique du texte , mais pas illustration directe du texte...
Et puis il y a encore cette ville provinciale dserte, o pavs et bornes de pierre bossellent l'espace de la page, o les trous blancs des croises rythment des
faades figes dans l'hiver et le crpuscule, ils scandent le texte d'Alexeeff, avec
gros plans sur ce mme pav o gt un corps, o se dresse un soldat coup mitorse par la prise de vue (presque une ptrification magique). Et quand ce nest
495
pas le blanchoiement de la neige, c'est celui d'un printemps mystrieux, vide, rsill par un lait de lumire qui enrobe les formes, avec une figure sculpte dans
l'incertaine lumire, une savate qui trane, et toujours cette mme borne autour de
laquelle tourne l'immobilit. Cette immobilit saccade traduit la vision de
l'histoire qui baigne, tout comme fait une lumire d'hiver balbutiante. Comme si le
dcor s'emplissait de cris que nous nentendons pas, et la lanterne hsitait entre
nous infliger ou nous pargner le pire. Il en rsulte une pure transparence hypnotique, celle d'un film, un film moins muet quinaudible, dont la grammaire est misculpturale, mi-architecturale.
Pour comprendre mieux cette grammaire, regardons prsent le plus extraordinaire mixage de texte et de forme qu'ait cr Alexeeff, le Colloque entre Monos
et Una, d'aprs Edgar Poe. Les premires eaux-fortes ont le dessin en damier infiltr de lumire des annes vingt, comme on voit sur Les Nuits sibriennes de Joseph Kessel : lumire que crachent ces longues chemines hrisses de panaches
qui traversent les carrs blancs et noirs d'une faade d'atelier qui emplit tout le
cadre et mtamorphose le monde en fabrique mtallurgique : ici on forge sans fin.
Mais que forge-t-on ? Une philosophie, une posie, une dlivrance ? Nous entrons
dans le dialogue de Poe par une arche mystique, constelle d'toiles la Fra Angelico ( bleus et ors de Fra Angelico : la radiance, l'effulgence des vtements
d'autel , dit Gracq). Et puis ILS surgissent, dans la rouille grise d'un cosmos incertain, cte cte, deux corps nus, tts, Monos et Una, LUI et ELLE. Monos
conduit son monologue, il raconte l'utopie, les vertes feuilles qui se recroquevillent devant la chaude haleine des fourneaux, le monde-fournaise, le mondefourneau, le monde-cornue qui mtamorphose le vert de la nature en rouge de la
forge. Revoici Monos et Una, leurs corps ont pli, le fond s'est crevass, il est
devenu une laque perce de bouches noires aux chancrures de feuilles mortes. A
leur pubis transparat le trou blanc que fait le squelette. Avanons encore dans le
texte-image : cette fois-ci leurs corps se perdent moiti dans le damier o s'rigent les chemines de l'Usine du futur, o les taches deviennent lambeaux de fumes, chiquier mystrieux des fumes du grand alambic. Le temps avance, la
Terre se dcrpit, Monos et Una sont tous deux morts, l'un a rejoint l'autre, leur
dialogue n'en est que plus mystique. Incontestablement, ce fut pendant la dcrpitude de la Terre que je mourus. Sont-ils morts sur l'image qui suit ? formes
phagocytes par un paysage en tages, noir et lumire, o les montagnes ont pris
496
la place du damier des fentres de l'atelier Terre, ils ont prsent leurs ctes zbres de blanc, leurs corps diaphanes, des arbres jouvenceaux ont fleuri dans les
redents du damier [359] montagneux, leurs faces sont aveugles, leurs bras immenses pendent, ils sont toujours en lvitation, on les dirait prts se dsincarner totalement. Le corps prissable avait t frapp par la main de la Destruction, crit
Baudelaire. Mais il subsiste une sorte de lthargie dans le tombeau, et les voici
tous deux, jumeaux prsent, traverss de stries blanches, comme en ascension
mystique dans le champ des nuagelets qui ont rempli les cases de l'tre. Monos
rejoint Una dans la tombe, il lui adresse son monologue. Le sentiment de l'tre
avait la longue disparu. Le tombeau est devenu un habitacle cosmique de rien,
ce mlange de nant et d'immortalit, et nous retournons dans la dernire eauforte au semis stellaire du dbut, parmi les choses futures .
Il fallait une audace extraordinaire pour traduire cette Rvlation d'outre-mort
dans l'acide et le cuivre. Mais prcisment la main tendue par Alexeeff Baudelaire, qui la tend Poe, qui la tend la Mort forme une de ces chanes de transmutation dont Alexeeff a le secret et la nostalgie. Animus appelle Anima, le conscient tend vers ce qui l-haut clate dans le ciel vide.
On retrouve cette main tendue la fin des cent gravures d'Alexeeff pour Les
Frres Karamazov, dans une cent-unime, non incluse, o la main du graveur se
tend vers celle de Schiffrin, son diteur. On est en 1929, ge bni pour l'illustrateur russe hberg par l'Occident, temps d'explosion de son gnie. En frontispice,
il commence par regarder Dostoevski droit dans les yeux, comme dans Monos il
regarde Baudelaire ddoubl en Poe. Le front est immense, les yeux petits, attentifs, et ils nous vrillent. Ils vont nous regarder pendant tout le livre, pendant les
cent gravures.
Elles sont vraiment extraordinaires, pas des illustrations, mais des exfiltrations
du texte, une plonge dans ce regard fou du Matre du frontispice. Voici Lizaveta
la puante, accroupie : elle tire la langue la main gante du barine, dont on ne
voit que les jambes de pantalon et les escarpins, elle ne verra rien d'autre de lui,
mais un croissant de lune s'est infiltr entre cette langue tire et ces jambes de
gandin obse. Nous approchons de l'idal de Sodome, que voici la page 136 : la
femme sans tte dnude un sein, carte les jambes, sa dentelle ourle toute la gravure troite pour loger l'entire forme. Et en face, plus loin, Dimitri, la main sur la
table, raclant son imaginaire luxurieux, les yeux exorbits, le haut-de-forme cam-
497
p de biais sur un fond de rayures diagonales qui inquitent comme des svastikas.
Qui aurait dit que Smerdiakov, le quatrime fils, le btard, le fils de la Puante,
aurait cette lippe pendante sur un visage au couteau, cette silhouette allonge,
presque dgingande sur le damier de l'office o se joue le drame du crime collectivement pens et excut par les mains du Btard, caches dans son dos ? Et voici un des grands moments de dlire : Dimitri foule aux pieds son pre ; le vieillard
bedonnant, crne rond, trogne hurlante est couch en diagonale dans la feuille,
pieds en haut, tte en bas, assailli par les bottes et semelles d'autres pieds qui veulent l'craser comme une ordure, et qui sont ceux de Dimitri, invisibles, au-dessus
de la gravure. Plus loin revoici le vieux Karamazov, pas si vieux que cela (il a
cinquante-cinq ans), mme trogne cartele par un rictus de masque grec, dansant
avec furie, mches noires en cornes diaboliques, et qui veut craser le cafard qui
rampe devant lui. Ce cafard, c'est Dimitri, et la trouvaille de l'illustrateur est
d'avoir extrait d'une expression fugitive du [360] vieux pre lubrique dans son
dialogue avec Aliocha cette mtaphorisation extraordinaire, o Kafka rejoint Dostoevski.
Beaucoup plus loin la gravure le livre de job , qui accompagne un pisode
de la vie du starets Zossime, apporte dans un clair qui dchire cruellement la
page noire et grise des visions dApocalypse : chevaux la renverse, femme nue
s'enfonant dans le soufre, branches tordues gesticulant leurs zigzags dans le vent
tourbillonnant qui habite ce jugement dernier. Ah ! les mains en dlire
dAlexeeff ! ces mains qui volettent, qui tournent dans ses Gogol, ses Dostoevski, son Kessel, ou mains sinistres apposes comme des graffiti sur les parois de la
caverne humaine. Mains sur le tapis de jeu dans les bois gravs en couleur illustrant La Dame de pique en 1928, toutes tendues vers le centre du tapis brun, noires ou blanches, tenant couteau, Chibouque ou magnum de champagne, mais toutes prtes happer les pices de monnaie parses sur le carr du jeu. Mains de
derviches tourneurs voletant par-dessus les ttes dans les folles Nuits sibriennes,
mains accusatrices braques comme des revolvers dans la scne du tribunal des
Frres Karamazov, mains esquissant une inquitante capture dans Une nuit sur le
mont Chauve... Mains gantes de blanc applaudissant toutes seules dans Anna
Karnine... Mains haut-gantes de Grouchenka qui cache sataniquement ses appas, mains noir-gantes des femmes que l'avocat fait pleurer tandis quau premier
plan la main blanche de l'avocat brandit la baguette du chef et dirige l'orchestre
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499
l'Olympe du dpartement de l'Indre est l dans les bois noirs figs et les sages
images de la devanture de la pharmacienne, et voici s'avancer l'amoureux aux
yeux bands, pris par la main par Amour, bambin aux ailettes boucles. Dans
Voyage au pays des Articoles dAndr Maurois, il a su galement capter avec une
superbe nettet la douceur insolente du modern style glissant dans le rve utopique et humoristique de Maurois, il nous emmne chez l'lgante ngresse ou dans
l'den de ses amoureux la mode 1920. La fiole de la pharmacienne est parfaitement gomtrique, cartsienne, mais enferme dans l'humour doux-amer ce personnage en qui se tord et lance sur nous l'clat de son talisman magique : la fiole
et son captif font entrer Alexeeff dans les lettres franaises de l'entre-deuxguerres, ce paradis temporaire et miroitant d'esprit.
trangement, Alexeeff semble avoir devanc certaines esthtiques de la
confusion d'aujourd'hui : Tony Oursler projetant des ttes animes sur des corps
de poupe ou encore sur les feuillages nocturnes de Central Park. Bien avant,
Alexeeff mixait avec gnie les formes et les cadrages des arts de l'image. Il migrait d'un art l'autre, comme dans ses films danimation, o danse et rebondit un
petit pierrot sur les touches du piano. Vers la fin de son uvre, parfois, son art
s'approche de l'orfvrerie, ce sont maux, incrustations mystrieuses de couleurs,
reflets d'or des Scythes sur des bijoux de rve : et l'on aboutit l'art du Dit dIgor,
ces broches de papier o la couleur tendre se fond dans sa voisine, et se
chamarre comme dans la poterie de Goudji. Ou encore aux sfumato gris perle
dAnna Karnine, suite nacre o le texte nous parvient comme travers le tissu
onirique d'un second espace. Dans un long corridor courbe, stri sur ses quatre
surfaces, savance un oiseau en robe de mousseline, tte de squelette, la Mort...
Une mort tendre, arienne, une mort en mousseline. Les scnes de la campagne
russe parviennent nous comme en de tendres maux, peupls diaphanement de
moujiks en chemises et de marchands en surtouts. Quel crve-cur que le texte
n'accompagne pas cette suite de rve ! Avec Alexeeff, le texte languit de l'image
et l'image languit du texte...
Entre les sfumato parcourus par les ombres acres de ses chimres dansantes
et les maux spia o s'incruste l'humanit des contes, Alexeeff nous emmne
ailleurs, toujours ailleurs. Regardons ses migrants , dans le conte dAndersen
du mme nom :
500
Je glissais sur la lande , dit la lune, et nous, nous glissons sur la lumire d'Alexeeff, nous ascensionnons, tenus par sa main magicienne,
nous regardons la carriole des migrants comme les oies sauvages regardent les petits humains en bas. La lumire rasante vient d'un soleil absent.
Les ombres sont immenses, poses tendrement sur la route. La route est
courbe, elle mne o ? Elle mne au pays o nous pouvons dire : Un
soir, en Alexeeff
Et, tremblant de peur l'ide que cette main magicienne ne nous lche, nous
nosons mme pas articuler : merci maestro, merci frre, merci Aliocha !
501
[362]
SOKOUROV OU LA QUTE
DE L'ENVERS DE L'IMAGE
Il menvahit comme l'eau et la lumire dun second baptme. Vie et mort reprenaient leur place dans mon propre monde. La terre reprenait sa place. Elle traait ses griffures dans l'tre, sur mon tre, elle vibrait comme vibre l'tre du monde dans le Cri d'Ensor. Des choses fondamentales se mettaient en place. Un cosmos, cette terre griffe, un chemin tortueux, la trace dans l'tre de notre marche,
une respiration profonde des arbres et des nuages qui poignait l'me, un ciel qui se
trouait parce que, derrire ce ciel, quelque chose ou peut-tre quelqu'un appelait
silencieusement.
Le fils portait sa mre. Le fils offrait sa mre mourante la Terre, il lui donnait une dernire fois la Terre. C'tait un dialogue trois : Mre, Fils, Terre. Rien
ne se disait, hormis ce moment o le Fils abandonne sa mre, court chercher l'album de cartes postales, ces messagres du pass. Et, revenu en courant, lui lisait
les messages, palimpseste du vcu irrmdiable et singulier, puis se taisait. Lentement ils se regardaient l'un l'autre. Le cinma est fait de tant de regards, la vie
est faite de bien plus encore de regards, mais jamais je navais aussi violemment
502
partag des regards qui ntaient pas moi. Lherbe tait hyperverte, le ciel hypersombre, la Terre plus expressionniste qu'un champ de Van Gogh. Peu
mimportaient les filtres quaime poser Sokourov sur son objectif, ce que je
voyais c'tait l'explosion du visuel. Un visuel qui envahissait tout : Sokourov me
laissait voir, dvorer de mon propre regard l'intensit de ces regards, je regardais
les regards et j'apercevais l'tre du monde, l'attente du monde. J'tais riv sur leur
regard partag. Que voient-ils l'un dans le regard de 1autre ? Sans doute la mort,
et la beaut du monde et la mort dans une mme liaison si forte quon sait que la
Mre va mourir, et que le monde va changer. Une mort magnifique et bouleversante, parce quelle tait la plnitude absolue.
Je songeai alors Boris Pasternak crivant sur son lit d'hpital cet hymne au
monde dont je ne citerai ici quun vers :
[363]
Je dcouvrais le monde sokourovien, ce monde-image qui ondule sous le souffle d'un esprit qui est sans doute, en tout cas pour moi, l'Esprit Saint. Un monderegard ou plutt un monde regardant-regard. Comme dans l'icne mystique du
Nord de la Russie, la Terre tage en cailles cosmiques fuit non vers l'horizon,
mais se courbe et se penche vers moi qui la regarde et qui la vnre. La terre de
l'icne me regarde autant que je la regarde. Elle me dit mystrieusement mon appartenance profonde elle. Et dans le film de Sokourov le cosmos me regarde, et
madresse un mystrieux appel. Comme le saint en lvitation colore dans l'icne,
le fils et la Mre, la Mre et le fils minterpellent galement, bien que leurs regards soient plongs l'un dans l'autre, comme dans une Mre-de-Dieu-de-laTendresse . Quel est l'envers de leur regard ? que voient-ils au fond de cette dvoration visuelle ? c'est le moment o toujours passe dans l'cran de Sokourov un
503
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505
souill. Habit par ce monde second quest l'art, il nous inculque peu peu que le
monde est lui-mme une uvre d'art. Non quil y ait concurrence entre deux artistes, le Crateur de la Toile premire du monde, et le crateur de la toile seconde
de l'art. Pas concurrence, mais prolongation. Et si le Crateur ne peut ne pas figurer dans les Muses auxquels Sokourov nous entrane et auxquels il restitue une
force premire, lui, Sokourov, peut nous donner pressentir sa prsence et sa
cration ternellement prolonge dans le cosmos. Ce crateur peut se retrouver
dans l'il fascinant de la vieille couturire japonaise de Vie humble, o l'acte de
coudre le kimono dapparat devient un acte grandiose, effrayant mme, aussi superbe que les premiers versets de la Gense. Lil norme, le doigt gourd, le silence craquel de frmissements, comme est craquele de faon imperceptible une
poterie, peine griffe par le stylet du matre. Quelque chose est en train de natre
devant [365] nous : natre et mourir dans un mme acte. Parfois s'entend nouveau la voix grave de Sokourov, et elle reprend son lent murmure, sa lente chronique. La porte coulissante en bois de l'antique demeure japonaise glisse sur le
rail du temps. Je me rappelle comme tout devint intressant pour moi, le vent,
les choses, les bruits, toute la vie. La vieille dame allume son brasero en soufflant l'aide d'un roseau, et c'est la cration du feu. Elle verse le contenu d'une
cruche, et c'est la cration de l'eau. Dans le ciel, par-dessus le dragon du fate
sculpt, la troue du ciel comme toujours chez Sokourov lance son rai de lumire : le Crateur veille. Mais c'est la vieille dame qui renouvelle l'uvre de cration, tandis que le paysage dans l'embrasure glace reconstruit une estampe d'Hokusai avec l'application d'un artisan. Le paysage est artiste comme la couturire
est artiste. Les staccato ostinato des crissements d'insectes accompagnent souffles
et plaintes de la grande maison en bois la maison du monde. Lil, le nez, la narine sont vus la loupe, la narine surtout avec sa grande touffe de poils. Les doigts
au-dessus des braises tentent de se rchauffer. Les insectes bourdonnent malgr le
froid, et les bois embrums fument. Le roulement du tonnerre, comme si souvent
accompagne l'image : les dieux sont l, derrire le nuage. Le nuage dont l'entrelacs se fait et dfait. Quelque chose va natre, Dieu va recrer le monde, nous attendons une piphanie. Non, c'est la motocyclette qui arrive. Les doigts gourds
ont enfin enfil le fil. Patiemment : le temps passe dans un sablier immense au
goulot troit. Un cur simple de Flaubert est en comparaison presque un opra
kitsch. Les doigts, l'il, la respiration, l'insecte sur la natte. Dieu-la Mre coud le
monde. Le monde sera bien cousu, bien ourl.
506
Quatre mois durant Sokourov est rest aux cts de cette humble couturire du
monde. Et sa patience lui quivalait celle de l'ouvrire l'il de cyclope. Il
attend, il attend la transfusion, la surimposition des images, le transfert de rtine.
Il attend humblement.
507
Les deux tres esseuls du film tendent les bras l'un vers l'autre, mais
narrivent pas s'unir, il faut la fuite de Nikita, son humiliation, son asservissement volontaire auprs d'un tanneur, o il travaille vider une fosse puante. La
petite bte replte et avide est l, qui ronge le cur. Les tres sokouroviens, tout
comme ceux de Platonov n'ont vraiment rien, ni bien spirituel, ni bien charnel. Ils
ont faim, et cet avoir est tout ngatif. Sokourov faisait d'ailleurs prouver la vraie
faim ses acteurs. Et pourtant, comme il est dit dans son Carnet, un rve de Fragonard (lEscarpolette) passe fugitivement, un rve de bonheur 82 . Tandis que
Nikita s'humilie dans la fange, Tania longe le fleuve la recherche d'un endroit o
se suicider. Et quand il revient enfin elle, tout ce qu'on voit, ce sont les deux
personnages assis cte cte, comme sur l'escarpolette de Fragonard, les jambes
ridiculement et grotesquement ballantes. Des jambes ballantes qu'on reverra dans
Humble vie, les jambes empantalonnes de la vieille femme japonaise. Dans les
notes prparatoires de son journal de 1978 Sokourov note :
82
508
[367]
Ne pas Oublier que tu vis ! rien en effet ne s'oublie plus vite chez les hros de
Sokourov, comme ceux de Platonov...
Pages voix basse est une mise en images de l'atmosphre dostoevskienne,
avec les faades aveugles des immeubles de rapport dlabrs de Ptersbourg, les
passages vots et obscurs qui vont d'une cour l'autre, les escaliers suintant la
mort, et tout l'espace qui chuchote la menace, la violence. Ce n'est nullement
l'cranisation de Crime et chtiment, c'est Crime et chtiment sans le crime, sans
l'usurire, sans le chtiment. Mais ce sont l'alination, la dislocation mme de
l'homme et de son dsir tenace de se sauver, l'tat pur ; bien que l'on reconnaisse
des situations des romans, passant fugitivement. Les espaces vots, les lieux
hants par l'eau qui clapote sinistrement, le cauchemar de la chute rpte au fond
de l'immense cage d'escalier et l'eau brise au fond de ce puits fantomatique. C'est
la chute du moi vers un ressac intime o il ne subsiste vraiment plus que la peur et
la hantise de s'oublier soi-mme. Le Raskolnikov de Sokourov, ce schismatique
de l'tre, venu d'un sous-sol aqueux de la ville-cauchemar, transfre dans les images la potique du roman sans en reprendre l'intrigue. Revoyons cette scne muette dans la foule o devant une statue titanesque de cheval un moujik la force
muette et grossire secoue le hros par les cheveux (transcription d'une scne des
Notes du sous-sol). En prparant son film Sokourov notait :
Il faut absolument tre conscient que notre mission est de crer un espace unique, o que nous tournions notre camra : la nature, ou une rue de
dcor, il faut partout au-dessus de nous des votes, il fuit l'enfermement,
pas de libert d'espace, des votes, des votes. Ces votes peuvent avoir
un dessin lgrement vari, mais les contours identiques ; au dbut elles ne
se remarquent presque pas, ensuite elles irritent un peu par leur monotonie, puis elles deviennent une part essentielle et inalinable du spectacle. 83
83
509
Cette solfatare rveuse de cette ville vote noye dans la vapeur, c'est plus
quun rsum onirique de Dostoevski, c'est toute la littrature russe du XIXe sicle empile dans un cauchemar, comme le roman de Ptersbourg par Andre Bily. Pages voix basse est le film-pitom de la nvrose de la culture russe du
XIXe sicle. Le hros la fin du film s'assoupit entre les pattes d'un norme cheval-titan sculpt dans la pierre, symbole de l'empire, symbole de l'oppression de
l'tat envers la voix solitaire de l'homme . C'est la fois l'Eugne de Pouchkine dans La Dame de pique, et dans l'opra de Tchakovski, et l'homme du soussol, Raskolnikov le schismatique (ou le schizo), et l'Adolescent de Dostoevski.
Lhomuncule victime s'assoupit entre les pattes de l'Espace Tyran. S'lve alors le
Chant des enfants morts de Mahler et les Kindertotenlieder deviennent
l'hymne de la culture russe morte selon Sokourov. Le long travelling final sur une
lionne de pierre, le hros blotti entre les pattes du monstre, ses mains caressant les
cuisses immenses, ses lvres cherchant les ttines, avec l'accompagnement de
rires lgers travers le bruit obsdant de l'eau, tandis que monte la voix pure du
troisime des Kindertotenlieder , chant par Lina Mkrtchian. Le titre initial du
film tait [368] d'ailleurs Mahler , ce qui confirme l'antriorit de la partition
musicale sur l'argument dostoevskien. Les enfants morts timidement font entendre leur voix.
D'ailleurs ce film forme avec Cercle second et avec Pierre une trilogie de la
mort . Cercle second nous montre un homme revenu enterrer son pre et aux
prises avec la mort elle-mme sous la forme d'une jeune entrepreneuse des pompes funbres sovitique. Jamais le bruitage, si essentiel, n'avait atteint chez Sokourov une violence telle. Jamais l'change des regards n'avait t aussi brutal et
envotant. Le fils soulve la paupire du pre mort pour un long change hallucinatoire. Puis le silence revient, assourdissant, l'il est referm. Dehors le paysage
spia, comme sur une vieille photo davant 1914 (procd qu'affectionne Sokourov), prend des reflets de flamme. Le calme est revenu grce au vacarme et l'on
songe au rcit de Gogol Une terrible vengeance ou encore son autre rcit V,
V le monstre qui se fait soulever ses paupires de fonte par des esclaves gnomes.
Heureux ceux qui nous sont proches et qui sont morts avant nous , dit le final
de cette lgie primitive du pre et du fils 84 . Plus diaphanes et maigres sont les
84
Pre et fils forme diptyque avec Mre et fils. Toujours la hantise des rapports essentiels,
ceux dont est faite la fibre de l'homme, ceux qui restent quand tout est us.
510
corps, plus leur accrochage au monde semble obstin. Dans le film que Sokourov
a tir de Madame Bovary, Sauve et prserve, un norme final qui nen finit
plus nous montre la lente progression du corbillard, corbillard norme, disproportionn qui cahote dans une haute valle dsole. Dans Pierre c'est le retour de
Tchkhov sous forme de fantme dans sa propre maison de Yalta, mergeant de la
baignoire devant un autre Tchkhov, alter ego plus jeune. Il revient en quelque
sorte dans son propre texte, rend visite au cimetire et dit, en voyant le jardin par
lui-mme plant : Comme le jardin a grandi ! Dans La Cerisaie, Ranevskaa,
dans un long monologue, dit :
Le titre du film est ainsi justifi par la pierre du pass que les hros tchkhoviens aimeraient tant enlever de leurs paules. Au Tchkhov rincarn et sorti
de la baignoire du temps apparat un autre Tchkhov, son double jeune sur qui
prcisment ne pse pas encore le poids du temps, ni la pierre du texte dj crit.
Vous tes l pour longtemps ? Vous ne vivez pas ici ? Non, pas ici.
Sur la montagne. D'ailleurs je naime pas vivre.
Tchkhov senior est maintenant debout sur le lit avec un trange oiseau, pas
vraiment la mouette que l'on attend. Peut-tre cette rincarnation le libre-t-elle
pour un moment ? Le jeune alter ego, celui qui n'a pas encore vcu, est en face de
lui, interdit. Ensuite, vous verrez, vous serez jeune. Ensuite, vous connatrez
l'ennui. Ensuite le vide. Tous deux sattablent, se regardent. Le jardin de Yalta
est blanc, pas de fleurs, mais de neige. Puis [369] ils montent au-dessus d'un fjord,
tout se fait gris, laiteux. Un norme nuage progresse dans le ciel. Je vais fermer
la fentre. La pierre retombe. Le temps un instant vaincu retombe comme une
pierre.
511
Ce sont les films : La sonate dalto, lgie, L'lgie sovitique, Conversations avec Soljnitsyne, Le sacrifice du soir.
512
hros sont surpris dans leur vie d'humain vulnrable. Nadejda et son mari sont
emmens en voiture dcapotable dans un champ envahi d'ombelles magnifiques.
Partout veillent les soldats silencieux du Politburo. Vladimir et Nadejda s'effondrent dans la haute herbe du champ, comme des gamins : peine la silhouette
vote du Guide apparat de temps autre, puis tout se termine par une habituelle
crise du malade. Avec le dcor de Gorki ( La colline ), o vivait Lnine pendant ses dernires deux annes, on croirait voir une [370] gentilhommire classique la Tourgueniev, et telle que Somov les stylise sur ses toiles prcieuses. Le
photographe de service avec son appareil magnsium semble l comme un tmoin pitoyable de l'Histoire en personne, venue contempler le dsastre personnel
de celui qui a chang la face du monde. Et surtout le triangle tendre de Lnine, sa
sur et sa femme cre une aura incongrue de sous-entendus charnels, tendres,
sensuels. Par exemple lorsque Nadejda qui fait la lessive de son mari hume longuement sa chemise, comme si elle retrouvait l'odeur de leur intimit, une odeur
de bonheur dans le malheur qui arrive sans gard. Les scnes de dialogue (en allemand) de Lnine avec le mdecin allemand attach sa personne sont un trange change. Le malade refuse quon l'aide, il lance tous de sa voix perante :
Ja sam ! Ja sam ! c'est--dire Je le ferai moi-mme ! comme il a fait pour
la Rvolution, comme il a mis bas l'immense empire seul contre tous.
Pour vrifier son fonctionnement crbral et suivre les progrs de l'hmiplgie
le docteur allemand lui demande de multiplier 17 par 22 (cest--dire la date de la
Rvolution par la date de son attaque !) et cette multiplication impossible hante
sans fin le cerveau du malade. Pendant le pique-nique, vautr dans l'herbe haute et
bruissante, l'herbe ternelle de la Terre et du bonheur impermable l'homme, il
demande : Aprs moi, comptez-vous vivre ? Aprs moi le vent continuera de
souffler ? et Nadejda lui rpond : Tout continuera aprs comme avant.
Le vent continuera de souffler comme il fait dans tous les films de Sokourov,
Nadejda survivra, captive du Politburo. Et le fils grossier du Guide, ce Staline en
manteau blanc (comme dans le film La Chute de Berlin) qui vient rendre visite
son pre spirituel et vrifier que le captif reste bien captif (on a coup le tlphone
qui reliait Lnine au reste du monde) prendra le pouvoir, prolongera et dfigurera
ce qua fait le pre. Juste aprs la scne de la visite de Staline Lnine, on voit
Lnine renvers sur son lit, son corps en diagonale de tout l'cran, violemment
barr de rais de soleil, les jambes de guingois, lacets dfaits : un vrai pantin de
513
Chagall en lvitation. Troisime tableau, Soleil, nous montre la solitude de l'empereur Hiro-Hito pendant l'croulement de son empire, l'trange grammaire d'un
monde rarfi par le protocole et l'cho du dsastre, la confrontation avec le vainqueur amricain.
Robert, c'est le titre d'un des plus beaux films documentaires de Sokourov.
Robert le peintre franais si apprci de Catherine que l'Ermitage en possde des
centaines de toiles, c'est prcisment une des plus tonnantes surimpressions de
peinture dans le texte filmique de Sokourov. Film-cl o tout s'intgre l'intimit
onirique : dans l'immense autobiographie iconique de Sokourov cette surimposition de sa vie lui, du peintre Robert et de paysages du Japon forme une sorte
dascension hlicodale vers le mystre, vers la saisie du plus intime et du plus
secret. Ce mouvement ascendant exprime l'attente de l'piphanie de la rvlation
du dernier mystre. Cette attente piphanique me semble le commun dnominateur de tous les filins de Sokourov, quils soient de fiction ou documentaires. Attente de la mort qui viendra donner le sens dernier, attente de l'tre qui va enfin se
rvler, attente de l'Esprit qui va enfin souffler. Avec quelle patience extraordinaire Sokourov na-t-il pas film des dizaines et des dizaines de visages anxieux,
graves, endormis ou puiss de jeunes soldats pendant ses tournages sur l'arme,
que [371] ce soit Voix des esprits ou bien Devoir militaire. Extraits du journal
d'un commandant de vaisseau, en cinq parties. Tous ces visages graves de jeunes
marins qui montent la garde aux confins arctiques, ou de jeunes soldats qui gardent les frontires asiatiques de l'empire forment une longue suite d'icnes mystrieuses et inquites, en attente : attente de la fin de leurs obligations, mais aussi
attente de la mort, attente de l'essentiel... Si seulement ils savaient comme il est
parfois indispensable d'tre non libres , note dans son journal le commandant de
vaisseau pendant l'inspection des corps des jeunes marins qui vivent l'attente de
leur libration.
Les confins arctiques de la plante se superposent aux confins existentiels de
l'homme. Le commandant s'obligeait se remmorer un rcit de Tchkhov mot
mot. Pas seulement parce que tel un prisonnier, il doit survivre par une vie
intrieure cote que cote mais galement parce que Tchkhov lui aussi a regard des centaines de visages d'hommes, les scrutant avant de dire, comme dans
le rcit La princesse : quel droit ai-je de les juger ? Cette garde monte par
l'arme c'est la garde monte par l'homme aux confins de l'histoire et de l'espace.
514
Ni le paysage, ni la tempte, ni le cosmos maussade ne changent ou ne vieillissent. Le commandant pense, lui qui vieillit insensiblement : Peut-tre toute la
vie a besoin quon la repense depuis le dbut ? LHistoire chez Sokourov, c'est
ce besoin d'tre repens, pendant le quart sur le pont, pendant la garde interminable sur la crte. Le blizzard blanc s'empare du ciel et de la terre, il obnubile tout
l'cran de Sokourov et Sokourov nous torture par cet tirement sans fin ni limite.
Il ne voulait plus penser rien. Il avait envie d'entendre l'endormissement de sa
conscience. Dans sa vie plus rien narrivera. Et il sera ce qu'il est aujourd'hui.
Le commandant de vaisseau, Lnine, Tchkhov rejoignent tous chez Sokourov
ces confins douloureux de l'endormissement. Deviendront-ils pierre ou monteront-ils vers le ciel ?
La traverse est un autre grand thme, complmentaire, de Sokourov. La traverse, ou plutt la frontire, la limite avec toute l'ambigut du mot : peut-on ou
pas aller au-del ? Ses deux derniers films de muse , celui de Rotterdam et
celui de l'Ermitage Saint-Ptersbourg, nous invitent des traverses tant travers l'espace qu travers le temps, et plus encore les couches de notre propre psych. LArche russe fut tourne en un seul plan, comme la premire partie de Voix
spirituelles, dans la journe du 23 dcembre 2001, dans les salles du clbre palais-muse. Le travail consista ensuite en retouches l'cran numrique pour modifier les couleurs, faire plus ou moins ressortir tel ou tel personnage dans la foule
des figurants et surtout crer la bande-son. Je ferme les yeux et je ne vois plus
rien, que mest-i1 arriv ? dit la voix hors champ de Sokourov, lui-mme menac par la ccit, et qui dut subir une troisime opration des yeux pendant le travail. Le film sera comme tant d'autres un rve, une piphanie. J'ai pu refaire exactement le priple que fit Sokourov dans le palais pendant cette longue scne de
tournage qui restera dans l'histoire du cinma. Arriv prs de l'entre du petit
thtre de l'Ermitage, bti au-dessus du troisime Palais d'Hiver, il traversa les
pices reconstitues de ce palais miniature reconstitu partir des vestiges retrouvs sous le thtre mme, puis il passa dans les coulisses de l'adorable thtre o
il avait fait construire tout exprs une machine faire le tonnerre comme il y en
avait l'poque baroque, puis il s'engagea travers les [372] sombres couloirs
souterrains du Nouvel Ermitage vers l'ancien Ermitage et vers le Palais d'Hiver
avec son jardin intrieur suspendu o l'on voit marcher Catherine jeune au bras
515
d'un laquais, puis la mme Catherine vieillie courir sur le toit du palais, peut-tre
vers les lieux d'aisance o elle va rendre son dernier souffle, les grandes salles du
palais, la salle du bal, la salle du trne o a lieu le bal auquel est convi Custine,
enfin la salle manger particulire de Nicolas II, seule pice du palais conserve
peu prs en l'tat (c'est l que fut arrt in corpore tout le gouvernement provisoire en octobre 1917). On y voit en spia l'trange dner final du Tsar, de la Tsarine
et de leurs filles peu avant la catastrophe. La traverse d'escaliers noirs, les interminables corridors font partie de la potique trange de ce film construit sur le
ddoublement de l'auteur entre sa propre voix qui commente et un personnagehrault, le marquis, l'vidence le marquis de Custine, qui visita en 1839 l'empire
de Nicolas Ier et crivit dans son clbre Voyage en Russie : En contemplant
Ptersbourg, et en rflchissant la vie terrible de ce camp de granit, on peut douter de la misricorde de Dieu. Sokourov lui rpond en faisant dfiler devant lui
les scnes de l'histoire russe depuis le pass jusqu' l'avenir. Il sait que la Russie
est un vaste thtre, un camp de granit (phmre camp de nomades dans l'ternel
du granit), il sait que les tsars meurtriers de leurs fils voulaient, comme le dit Custine, apprendre vivre leurs peuples, bref ; que la Russie est un oxymoron vivant.
Sokourov ne donne pas demble sa vraie rponse. Au dbut, et pendant presque tout le film, on va pouvoir croire qu'il s'agit d'opposer au sarcasme du marquis la splendeur de cette nouvelle Europe, de cette Europe bis, qui est plus authentique que l'autre duplicata de l'Europe, l'Amrique, quoi la comparait le
marquis insolent et subtil. On s'attarde donc un instant devant un Pierre et Paul de
Vronse, devant Le Fils prodigue de Rembrandt. Nicolas Ier reoit les ambassadeurs persans venus demander pardon pour le meurtre de l'ambassadeur de Russie, le pote et comdiographe Griboedov, massacr par la plbe de Thran en
1829. Les malheurs ne parviennent qu'assourdis jusqu' ce palais somptueux qui
est un second Vatican, avec ses Galeries Raphal. (Le Marquis fait remarque :
Raphal nest pas vous Et la voix off reprend en cho : nest pas
nous ! ) Lors du final somptueux, la fin du bal, l'immense foule chamarre descend solennellement l'escalier de parade ; la Russie europenne va mourir, mais
quelle splendeur ! puis tout devient spia puis noir, l'cran s'teint pour renatre
mtamorphos. Une porte s'ouvre sur le vide, le lointain, la mer, le froid. C'est la
vraie Russie, pas celle du Vatican bis. Des fumerolles de brume et de neige enva-
516
hissent tout. La voix dclare : Quel dommage que vous ne soyez plus l. Nous
allons embarquer. Ici est la mer, et nous allons naviguer pour l'ternit ! Ainsi la
courte traverse de l'Europe par la Russie na dur gure plus quun sicle, le
Marquis ne s'embarquera pas pour observer l'arche russe qui s'loigne. Personne
ne s'embarque hormis les Russes insenss. Lternel moutonnement de l'esprit et
du vent s'est empar du plus flamboyant, du plus somptueux des crans de tous
Sokourov, la traverse baroque est acheve, la vraie traverse commence...
L'lgie de la traverse (ou du chemin) est une autre traverse, mais elle recoupe tous les thmes de Sokourov, et elle restera indissociable de LArche russe
qui lui fait suite chronologiquement. Tout dbute comme au livre de la Gense.
Tout commence comme [373] une longue et superbe descente vers la terre depuis
le cosmos. Quelque chose qui fait penser au dbut du long pome de Lermontov,
Le Dmon.
Au dbut il y avait un arbre, un arbre automnal ; il perdit son feuillage ; et il ne resta plus que des fruits, des petits fruits jaunes, tout petits,
laisss pour les oiseaux.
Ainsi commence cette sorte d'pope du dpouillement. Puis tout continue par
d'interminables anaphores potiques et iconiques.
Ensuite tomba la neige, ensuite il y eut des nuages tranges, pas des
nuages d'automne, des nuages d't. Le ciel tait sombre, profond, on entendait le tonnerre. Ensuite il y eut un mouvement au-dessus de l'eau. Puis
il y eut des oiseaux et ils volaient au-dessus de l'eau, sans doute pour la
beaut.
Cette lente et superbe descente vers le rel, quoi correspond une lente et superbe mergence de l'tre, de la solitude (mais de qui, pour qui ?), de la beaut
(mais aux yeux de qui ?) devient une apprhension du monde aux deux sens du
mot. Et nous allons faire la traverse de l'Europe, allant de la Russie vers les
confins de l'Occident, la Hollande, refaisant au fond le priple de Pierre le Grand
lorsquen 1697-1698 il alla apprendre ce qutait l'Occident, et se mit son cole,
517
Et voici un mur, une fentre, il entre, c'est une demeure riche, mais abandonne. Le parquet est protg par un plastique, on croirait que tout est empaquet
pour un dpart. Il s'approche du mur o il y a un tableau,
518
Ensuite j'examinai le sujet du tableau, c'est un navire qui vient de rentrer, la sparation a d tre longue. Probablement ils cherchent distinguer
qui les attend terre.
C'est donc un retour qui est le sujet du tableau. Et, sur le tableau, les marins, le
cur angoiss, sont en train de scruter, comme nous aussi, comme le cinaste,
comme nous tous. Ce narrateur dont nous entendons la voix de velours, il tait
parti o ? Sur quelle plante ? Sur la plante de l'homme ridicule de Dostoevski ?
Puis on distingue un moulin sur une le, une barque avec ses passagers.
Enfin j'aperus des hommes. Un jour leurs familles sont restes sur les
lieux ancestraux et cette soire, c'est leur jour ternel. Visiblement le pass
tait glacial, et toute cette vie si belle ntait si belle qu cause du vent
cruel et du froid des cieux. Le Seigneur devait les observer avec une particulire attention, et il les prouvait avec svrit.
prsent nous sommes vraiment dans le muse, et nous entrons dans diffrents tableaux. Lil dvorateur de Sokourov nous entrane dans la Tour de Babel
de Breughel, puis dans un nigmatique vallon du peintre moins connu Pieterson,
puis dans la vie ternelle de Jan Saenredam. Et l'hallucination dj prouve dans
le film Pierre reprend. Sokourov se dplace dans le temps comme dans l'espace,
de faon trangement alatoire, comme sur un rai de lumire travers la poussire. Tiens, dit-il, je me rappelle qu'il ny avait pas d'enfants. Lenfant qui est
tir dans le petit chariot au premier plan n'tait donc pas l initialement. Quand
tait-ce donc ? Quand Saenredam peignait le tableau daprs nature, ou dans une
premire bauche du tableau (ou de la ralit) mais c'est donc que l'auteurnarrateur tait l, aux cts du peintre, et qu'il le regardait peindre ?
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[375]
XI
MIGRS
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[375]
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522
[377]
RMIZOV OU LE SCRIBE
DES ANNES TERRIBLES
Les Russes ont deux fois rvolutionn l'criture, une premire fois vers 18601870 avec les premires grandes uvres de Dostoevski et de Tolsto qui ont insuffl la dissidence et tabli le primat thique dans le tissu romanesque, une seconde fois vers 1910-1920 quand Rozanov, Bily, Rmizov ont invent une sorte
de rduction de la littrature l'intime, au biologique, rduction qui a prfigur
une certaine mort de la littrature .
La Russie dans la tourmente est un des grands textes de cette rvolution du
mot, il s'agit d'un genre humoral, intimiste, comme l'ami de Rmizov et son compre dans leur survie factieuse et tragique en un temps de violente tempte historique, Vassili Rozanov, l'avait invent avec Feuilles tombes. Mais cette chronique des annes 1917-1924, que l'on peut comparer LApocalypse de notre
temps, qui est le troisime panier de Feuilles tombes, a des traits qui n'appartiennent qu' Rmizov. Jusquici connu en franais par la traduction des Yeux tondus, livre de mmoires trs myopes , et par quelques contes publis par Jean
Paulhan, Rmizov tait un lutin et un magicien non seulement de l'criture, mais
du signe en toutes ses variantes : calligraphe, illustrateur, il avait quelque chose
du lettr chinois qui dessine son texte plutt qu'il ne l'crit. Seule la Russie pou-
523
vait enfanter un esprit aussi paradoxal : ses sympathies rvolutionnaires lui valurent deux exils, l'un au pays des Zyrianes, dont il tudia le folklore, l'autre dans
lAthnes du Nord russe, c'est--dire Vologda, o Berdiaev et bien d'autres
taient en exil. Ses premiers romans ressortissent cette littrature de la compassion et du primat thique qui s'tait impose avec les grands matres du roman
russe ds 1862. Leur atmosphre est obsessionnelle et dsespre. Par exemple le
rcit La Cinquime Plaie, qui marie de faon trs caractristique l'apocalypse et le
folklorique : un mariage qui va s'imposer dans l'criture de Rmizov dfricheur et
dchiffreur de vieilles chroniques russes, qui devient un expert dans les critures
cursives des XVIe et XVIIe sicles et dcouvre, dans la navet et la cruaut des
textes privs de ces poques, l'intimit avec le pass, avec les hommes qui ont
souffert avant nous.
La Russie dans la tourmente est la fois une chronique distancie et un journal trs intime : une sorte de peau, de viscre intime transforme en parchemin o
s'crit l'histoire vue par le bon bout, c'est--dire l'infiniment petit. La structure, le
grain du texte est inimitable : un mlange de notations de rue, de scnes
descaliers ou de cours dans un Saint-Ptersbourg affam, o rgne l'arbitraire et
la mort, mais aussi de brusques modifications de focale, un superbe pome central
qui est une variation sur Hraclite et [378] la seigneurie du Feu dans l'histoire
humaine, de brusques sautes de sicle, o, sans quitter le prsent narratif, nous
sommes transports dans un Saint-Ptersbourg naissant o la volont d'un seul
homme, coups de trique, cre un lieu de beaut unique au monde.
Les rves ont toujours jou un rle primordial dans l'uvre et la vie de Rmizov : il notait tous ses rves, il les racontait ses amis, qui y figuraient tous dans
des hypostases totalement loufoques et inattendues. Il a crit des livres entiers de
rves, comment la clbre Cl des songes de Martyn Zadeka. La Russie dans
la tourmente fait pulluler les rves jusqu'au moment o la faim l'emporte, et l'auteur chroniqueur note : plus de rves. Puis ils reprennent un beau jour, mais le
lecteur a beau tre averti typographiquement, les passages au rve racont nous
leurrent continuellement dans ces graffiti rmizoviens de la vie.
Toute la culture russe de l'poque dfile dans ce livre, mais sous une forme totalement incongrue : silhouettes dcrivains affams, nettoyage des latrines, apparitions fantomatiques du pote Blok ou du pote Goumiliov lequel, en pleine famine, sollicite de Rmizov sa promotion au rang de comte dans l'imaginaire Ordre
524
de la Grande Chambre Libre des Singes (une des facties de Rmizov, quil.
transporta avec lui en exil, dans sa rue Boileau du XVIe arrondissement). Ou encore l'annonce de la mort de Rozanov, qui s'est teint d'inanition la Trinit
Saint-Serge, de nombreuses fulgurances d'Andre Bily qui passe comme un
clair dans les rves, se casse la queue , virevolte comme un petit dmon aquatique... Une scne centrale du livre est le dlire de l'crivain qui est alit, brise les
planches de son cercueil et s'envole de la Terre vers ses surs les Etoiles et vers
le Feu hracliten. Les sept Frres ouragans des contes russes rudoient la Russie, l'entortillent :
Une tornade de feu tournoie sur la Russie salets, poussires, puanteur, tout tourbillonne. La tornade vole vers l'Occident, notre tornade scythe entourbillonnera le vieil Occident, culbutera le monde entier.
La catharsis vient du souvenir, souvenir de la procession de la Dormition de la
Vierge, des enclins et prosternations dans les trois cathdrales du Kremlin, et du
vide quand la cloche s'arrtait : Cur russe, quelle force t'a dvast ?
Ce livre d'heures qui est aussi un carnet des humeurs de la vie, un journal des
fantaisies et cauchemars d'un esprit enfant qui tait un des plus dous scribes de la
Terre russe n'apporte pas de rponse la question, mais il nous prend comme une
fivre, et ne nous lche plus.
On vient au monde dans la vaste et riante contre de Pouchkine et de
Gogol et vlan ! ds la premire seconde une main impitoyable nous assne un coup de fouet sur les yeux tiens, la voil ta riante contre.
Rmizov, c'est un peu la jument du moujik de Dostoevski, qui en prenait
plein les yeux elle aussi. Si elle avait su parler, elle nous aurait dit ce que souffle,
danse, dfque, et griffonne ce parchemin plein de douleur, de douceur...
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[379]
LNIGME AGUEV
A CHANG DE SENS
En 1936 la revue russe de Paris, Les Nombres, que dirigeait le pote Otsoup,
reut un manuscrit qui venait d'Istanbul. Nom de l'auteur : M. Aguev, inconnu de
tous. Titre : Rcit avec cocane. Otsoup fut merveill par la fracheur, l'impudence, l'espce d'introspection lgante et grossire la fois, sans recul, d'un rcit en
quatre parties qui composaient en fait un roman. Les tnors de l'migration chantrent tous l'apparition d'un matre, mais on ne savait qui. Survint la guerre, on
oublia Aguev. En 1983 Lydia Chweitzer le traduisit en franais, et il obtint un
franc succs, mais l'nigme restait entire.
En 1990 le livre parut en Russie, et bientt l'nigme commena trouver un
dbut de solution. Gabriel Superfin, un fin limier des archives en tout genre, refit
une lecture du roman, pensa que le lyce priv o tudiaient les quatre garons
dont il est question pouvait livrer la cl en consultant la liste de la promotion qui
avait quitt le lyce en 1916. Et en effet trois des personnages du roman figuraient
sur la liste de cette promotion, mais pas celui du hros principal. En revanche un
nom de la promotion figurait galement sur les admissions, la Facult de Droit,
o tait entr le hros Vadim. Ce nom tait Mark Levi. Plus tard, Levi fut retrouv
526
dans les archives parisiennes d'Otsoup, il avait bien envoy son manuscrit depuis
Istanbul, puis correspondu avec le rdacteur en chef de Nombres. Il tait rentr en
URSS, expuls par les Turcs, en 1943, souponn d'avoir tremp dans l'assassinat
de l'ambassadeur allemand. Il acheva sa vie en 1975 Erevan, o il enseignait les
langues. Jamais il ne rclama son d de gloire, mais les quittances des droits d'auteurs qu'il avait touchs Istanbul sont bien l pour attester qu'Aguev nest ni
Nabokov, ni aucun de ceux auxquels on a pu penser.
Lide de republier ce beau texte vingt ans aprs est heureuse, beaucoup le dcouvriront avec merveillement cette nouvelle occasion. En revanche il est affligeant davoir reproduit la prface de Lydia Chweitzer telle quelle. Car il n'y a
plus d'nigme, et l'honntet exigeait une mise jour de ce texte. Il n'y a plus
d'nigme, mais il reste quand mme une inconnue : qui tait vraiment Mark Levi ?
que signifie son trange biographie en zigzag, comment peut-on tre l'auteur d'un
seul livre ? Un texte est-il assimilable une comte ?
Vadim est donc lve au lyce priv Kleiman de Moscou pendant la guerre
(en ralit Kreiman). Il est d'une famille pauvre, il a honte de sa mre, une vieille
fripe qui il finira par voler l'unique souvenir quelle a de son mari, une broche
quil met au mont-de-pit [380] pour acheter de la cocane. Il aime sauvagement
les femmes, il les drague dans les alles sombres du Boulevard circulaire, il guette
le regard stupide et froce du consentement qu'il lit sur leurs yeux, il connat les
meubls bon march. Par forfanterie intrieure, il emmne dans un bouge la petite
Zinotchka alors quil se soigne pour une gonorrhe. Et toute sa vie il gardera les
dix kopeks que la malheureuse lui a donns, alors quil l'avait contamine. Dostoevski n'est pas loin dans les grandes ruminations sur le ddoublement de l'tre
humain, sur la peur que les ppites de bonheur ne s'chappent, sur la joie noire
enfreindre les lois du Dcalogue. Nabokov s'tait intress au sexologue amricain Havelock Ellis, qui avait publi la Confession sexuelle dun anonyme russe
en 1913 (qui fut lue par Nabokov, et entra sans doute dans la gestation de Lolita).
Aguev nous montre sa faon les murs libres assez tonnantes de la Russie
d'avant la catastrophe. Ou plutt pendant, car la guerre fait dj rage, et Vadim se
demande s'il tuerait un petit garon allemand. Plus tard avec Sonia, une femme
marie qui tombe amoureuse de lui, Vadim dcouvre l'amour, prouve et la torture du bonheur qui va fuir, et le ddoublement entre le corps et l'me. Il ne peut
aimer une femme que bestialement. La superbe lettre de Sonia qui, aprs une lon-
527
gue dgradation de leur amour, se spare de lui fait songer Lise, la prostitue
des Notes du souterrain, mais une Lise plus forte que l'homme du souterrain, et
qui lui signifie son cong.
Quand nous devenons meilleurs, nous devenons pires, dclare Vadim. Il sombre dans la drogue, il exprimente l'extrme division de son tre en ppites de
froid touffant, il marche sur les givres de l'me, il passe de l'heureuse ptrification du corps devenu verre fragile la dilution de tous les atomes. Il adore et il
hait ces atomes de temps et de bonheur qui vont le torturer jamais. La scne du
vol de la broche, oniriquement lgre, pas de loup dans une sorte de cristallisation de tout l'tre, est superbe. Elle est la matrice de tout le roman. Vadim pitine
la mre, le sacr, le plus prcieux. Et bien que rien ne soit dit ouvertement, il est
clair que ce pitinement de la mre pour l'migr russe qui vit Istanbul de petits
boulots avec un passeport paraguayen, reprsente le pitinement de la mre Russie, une folle chute dans l'abme dlicieux de l'angoisse qui a fait jouir et sombrer
toute une gnration.
Prophtes russes, crit Vadim la fin du quatrime rcit de ce roman, nattisez
pas dans nos mes les sentiments levs et humains, nous ne deviendrons que des
chiens encore pires. Vadim, lui, n'a pas migr, il vgte en toxicomane dans la
Sovitie ; Burkewitz, un des condisciples, nagure tolstoen, est devenu chef des
hpitaux, un mot de lui peut sauver l'pave qui se prsente un soir d'hiver la
porte d'un tablissement qu'il dirige ; mais Burkewitz, le trs humaniste, refuse.
La balanoire de l'me humaine est alle tellement fort du ct de l'altruisme utopique quil ny a plus de piti ordinaire pour quiconque. Vadim, comme Gogol
brlant la seconde partie des mes mortes, c'est--dire ce qui devait tre le Paradis
de la Divine comdie russe, brle son corps et son me, puis se suicide la cocane, comme fit le pote russe de Paris Boris Poplavski peu prs l'poque o
Levi crivait.
Il n'existe qu'un seul second texte de Mark Levi, une toute petite nouvelle intitule Un sale peuple , et qui est donne dans un encart du livre rdit par Belfond. On est Moscou en 1924, le hros vit entass avec sa mre et toute la famille dans une petite [381] pice. Il trane le temps dans une salle du tribunal, il coute les plaidoiries, il dchiffre les fils invisibles qui relient les accuss aux gens qui
peuplent la salle ; un jour il voit condamner un directeur qui lui avait refus de
l'embaucher. Dans l'antichambre, aprs la condamnation, se droule une saynte :
528
un vieillard sermonne un jeune Juif qui refuse de se fliciter du verdict alors que
l'accus tait un antismite patent. Et vous, un Juif, vous dites que vous le plaignez ? lance l'atrabilaire vieillard. Moi, je vous le dis tout net, vous autres
Juifs, vous tes des faiseurs d'histoires, vous tes... un sale peuple. On a beau faire, avec vous rien n'est jamais assez simple, assez bien...
Levi, l'auteur d'un hapax littraire nous rvle sans doute ici une raison de son
silence : entre le Paraguay et le retour en URSS rien n'tait simple, et il voulait
mme plaindre l'antismite condamn la prison. Il poussait l'escarpolette des
sentiments un peu loin, un peu haut. Ailleurs il analyse la haine qui le prend au
thtre pour un homme qui se mouche ct de lui : trangement les phnomnes
les plus rpugnants nous attirent, les plus innocents nous rendent fous. Y a-t-il des
brouillons, des correspondances, des notes secrtes de ce dandy dostoevskien et
juif ? Non, il a tout cach, ou tout dtruit, ou tout abandonn, impossible vraiment...
529
[382]
UNE TOURNE
DES GRANDS HRES
DANS LA NUIT DU CORRGE
Gazdanov, qui est d'origine osste (Caucase du Nord), apparut dans la prose
de l'migration russe au dbut des annes trente. Il fut aussitt compar un autre
dbutant, Sirine (Vladimir Nabokov). Tous deux avaient pour thme le got amer
de l'exil, mais la cruaut de l'observateur plus que la nostalgie du sentimental.
Tous deux observaient ironiquement leur socit daccueil, la berlinoise pour Nabokov, la parisienne pour Gazdanov. Tous deux ont inscrit leurs hros dans le
tissu social occidental, souvent par le biais d'une intrigue policire. Il y a des
points de convergence entre le policier de Nabokov Roi, dame, valet et Le Retour
du Bouddha de Gazdanov.
Nabokov s'extirpa de ce genre en tressant les fils de Mnmosyne dans le mystre mme de la langue russe, ce qui donnera en 1936 Le Don, son chef-duvre
en langue russe. Gazdanov, lui, ne sortira pas du feuilleton sur la vie empoisonne
de l'migr russe qui cherche non seulement un gagne-pain en faisant le taxi, mais
tente galement de maintenir un quant--soi, une hygine de culture face la d-
530
531
kaen. Les indices sont accablants. Mais l'inculp voque par hasard la statuette
du Bouddha, or elle a disparu. Bouddha mnera l'enquteur sur la piste du vritable assassin. Et disculpera l'un, faisant guillotiner l'autre.
Hritier de la petite fortune du dfunt, entr en possession de la statuette, le
narrateur continue de souffrir de cauchemars. Un jour quil contemple la statue
jaune, il la voit s'largir imperceptiblement, envahir la pice, se transformer en
rve de mort. Le Bouddha contient mort et survie et, comme un chromo gigantesque, affiche la loterie qui mne les hommes...
Gazdanov quitta vers 1950 Paris pour Munich, travailla Radio Liberty et
mourut en 1971. Oubli de la littrature, qui le rattrape aujourd'hui, et c'est un
juste retour de la roue de fortune.
532
[384]
RUSSE DE CUR,
FRANAIS DE PLUME.
VLADIMIR VOLKOFF
OU UN CERTAIN BONHEUR
DE L'EXIL
533
j'avais servi peu prs en mme temps que lui, mais sans rempiler, comme lui
avait fait, et mon sjour avait t relativement abrg par une blessure de guerre
qui menvoya l'hpital du Val de Grce. J'avais, dans la rserve, le rang de capitaine, il tait rest lieutenant. Mais il connaissait l'arme bien mieux que moi. Ce
jour-l, je ne sais pourquoi, je tirai mieux que lui, il se mit au garde--vous et lana un amusant A vos ordres, mon capitaine ! Larme, le service militaire,
paradoxalement, rendirent nos relations plus proches. Je n'tais pas militaire dans
l'me, je n'tais quun russisant, un russisant qu'il apprciait car je connaissais la
littrature russe sous un autre angle que lui. Sa connaissance des lettres russes,
reue de son enfance, sans riche bibliothque ancestrale, sans tudes russes au
lyce, tait typiquement le bagage mythique et potique quemporte avec elle
toute famille russe : Pouchkine, Lon Tolsto, Dostoevski, le pote et romancier
Alexis Konstantinovitch Tolsto, qui joua un rle capital dans sa mythologie personnelle, et puis il y avait, dans l'ducation reue de sa mre surtout, une perception de la Russie qu'il garda de son enfance sa mort si prmature.
Pourquoi Alexis Tolsto ? Lhumour, la virtuosit stylistique, la cration avec
deux de ses cousins du personnage mythique, l'auteur-leurre Kozma Proutkov
(c'tait en ralit le nom de son laquais), personnage sentencieux et bte qui enchantait les jeunes [385] gens moqueurs 86 , et plus gnralement, l'indpendance
d'esprit et la bienveillance de cet homme chevaleresque, qui faisait partie de l'entourage du tsar Alexandre II avec qui il avait jou enfant, mais gardait une ironie
moqueuse envers la Russie mme tsariste tout lui plaisait chez Alexis Tolsto.
Lequel n'a eu qu'un quivalent dans la littrature franaise, et que Vladimir Volkoff aimait, je crois, Prosper Mrime.
Parfois Vladimir me tlphonait pour recueillir de moi un dtail sur la littrature russe. Assez souvent je pouvais rpondre. J'tais un de ses consultants . Je
garde avec motion tous les livres de lui qu'il m'a envoys avec des ddicaces, en
particulier celle de Chroniques angliques, pardon d'avoir l'air de me vanter : A
G.N. parce que chaque fois que j'ai besoin d'une intervention anglique sur la
Russie, l'histoire, la littrature, la langue, c'est lui que je tlphone... Inutile
d'ajouter quavec son enfance russe et ses lectures athltiques il connaissait bien
mieux que moi certains aspects, mais c'tait un jeu... jamais sa double face, la
86
534
russe, avec sa garde des ombres , cette liste des dfunts pour qui il priait chaque jour (mais o il y avait des Franais), et dont il a fait un livre mouvant, tout
simple, simple comme une prire quotidienne, et puis sa face franaise, trs franaise, franaise de style et de panache, commence l'cole communale normande, continue au lyce, la Sorbonne, l'arme... Et comme il aimait guerroyer
contre tout l'tablissement littraire, car il tait un d'Artagnan n, par got de la
provocation comme par refus des alignements autres que militaires.
Il ncrivait pour ainsi dire pas en russe. Sa mre a traduit, et il a fait publier
son Vladimir Soleil Rouge en russe, et, je crois, Le Retournement 87 . Ce sont des
traductions damateur. Je suis intimement persuad que l'heure de Volkoff sonnera en Russie, mais il faudra pour cela le traduire professionnellement, et, ma
connaissance, il n'y a eu, dans la nouvelle Russie, quune seule traduction, d'un
des plus magnifiques textes dailleurs, Chroniques angliques. Mais pour que
sonne vraiment l'heure de Vladimir Volkoff en Russie, il faudra que la Russie
accepte un fils qui en dfinitive est plus franais que russe puisqu'il a exprim son
ardeur, son panache, sa pudeur, sa russit , si j'ose dire, en langue franaise
nourrie de Monluc. Or la Russie actuelle, dans sa convalescence nationaliste, admet assez peu le phnomne : elle rapatrie avec ivresse tous les grands noms de
l'migration, parfois les corps et pas seulement les uvres, comme on le vit l'an
dernier pour le gnral Denikine et pour l'crivain Ivan Iline. Elle est fire de ses
peintres qui ont fait carrire en Occident, les Lanskoy, les Bouchne, les Kandinsky, de ses philosophes y compris Kojve qui avait coup son nom de famille
Kojevnikov, de ses sociologues comme Pitirim Sorokine, professeur Harvard,
ou ses historiens, comme [386] George Vernadski, professeur Yale, de ses musiciens, ses danseurs, ses chorgraphes, de toute cette immense cohorte de crateurs qui est venue insminer l'art d'Occident. Mais prcisment elle veut les rapatrier, or, en littrature, la chose est plus complique. Car l, la palette qui fait
passer de l'crivain russe en exil l'crivain franais ou amricain qui reste russe
87
Le titre, srement d Volkoff, est tout diffrent : 0peratsiya Tviordy znak. Tviordy
znak , le signe dur , est une lettre que la rforme de l'orthographe de 1918 a presque fait
disparatre de la graphie du russe. crire avec le signe dur ( la fin des mots se terminant en
consonne dure) tait l'quivalent d'un acte de rbellion, d'un dfi anticommuniste. La potesse Marina Tsvtaeva na jamais abandonn le tviordy znak , mme aprs son retour en
URSS. Mais Volkoff nappartient pas aux tenants absolus du tviordy znak , en ce sens
quil a eu une certaine comprhension pour la Russie communiste, tout en dtestant le principe, bien sr.
535
de cur est pleine de nuances qui vont du blanc pur au noir profond. Il y a les
migrs dont la carrire avait commenc sous l'Ancien rgime, Rmizov ou Mrejkovsky, Bounine ou Aldanov. Peu d'entre eux ont conquis la gloire mondiale :
Bounine avec son prix Nobel de littrature en 1930, et encore ! Aldanov et Mrejkovsky taient certes traduits, avaient en France de bons tirages. Mais la gnration suivante, ne la cration littraire en migration, la gnration non remarque comme a dit Sergue Varchavsky 88 , les potes comme Poplavski,
incarnation du Montparnasse russe, jusque dans son suicide, Adamovitch, que j'ai
eu l'honneur de connatre et frquenter un peu au Fouquets, son lieu de vie sur les
Champs-lyses, Nikola Otsoup, dont j'ai t l'lve, dans la mesure, trs faible,
o lui-mme tait pdagogue, toute cette seconde cohorte a galement t rapatrie , en ce sens que ses uvres, depuis la perestroka, ont t publies en Russie, le plus souvent htivement, affubles de prfaces assez grossires, mais sans
obtenir la notorit panrusse dans la Russie d'aujourdhui Lexception cest Sirine, autrement dit Nabokov. Et avec Sirine, nous nous rapprochons du cas Volkoff : Sirine a chang de langue, crivant Les Chasseurs enchants, en 1939, en
russe, et les dveloppant plus tard aux tats-Unis sous le titre de Lolita. Un de ses
chefs-duvre, et qui met en scne l'migr russe par excellence, Pnine, est crit
en anglais, et pens moiti en russe et moiti en anglais. Le franchissement de
la langue, opration dlicate, risque pour un crivain, fut une russite pour Nabokov. Et pas seulement pour lui : Joseph Kessel, ou encore Romain Gary, premier pseudonyme de Romain Katzev, et qui en prit un second, Ajar, quand sa
premire identit littraire l'ennuya (et les deux pseudonymes voquent en russe le
feu et la braise ardente), sont des cas non moins remarquables que Nabokov, mais
eux ncrivirent qu'en franais : il n'y eut pas franchissement de la langue. Les
souvenirs de Nabokov, Conclusive Evidence, deviennent ensuite Autres rivages,
ou Drouguiy berega en russe, puis refranchissent la ligne et s'intitulent dans leur
deuxime hypostase anglaise, Speak, Memory. Changement de rive, changement
de langue : comme le Styx, le fleuve Mmoire mne outrepart... Trois titres pour
une enfance daristocrate russe la franaise, anglicise pour les besoins de la vie
matrielle en Amrique, et rerussifie, y compris le chapitre qui initialement avait
t crit non en anglais, non en russe, mais en franais, Mademoiselle , sur la
gouvernante suisse venue de Lausanne. Un chapitre donc qui a quatre fois chang
88
536
*
Le premier livre par quoi j'ai dcouvert Volkoff mavait t prt par des
amis : il s'appelait Le Trtre, comme le tratre qui commet la trahison, mais avec
l'accent circonflexe du prtre qui sacrifie le corps du Christ sur l'autel. Lauteur
89
Comment pour Volkoff ne pas aimer Bernanos, malgr son catholicisme, mais le Bernanos
de la Grande peur des bien-pensants ne peut que lui tre proche. Toutefois le Volkoff pamphltaire est moins acide, moins mprisant en dfinitive que le Bernanos des pamphlets. Il y
a l aussi une question de stylistique : celle des annes trente nous droute par un venin gratuit, excessif et contre-productif. A noter que Maurras na jou aucun rle dans les lectures
et le royalisme de Volkoff.
537
s'intitulait Lavr Divomlikoff. Les amis qui m'avaient prt le livre me dirent que
le bruit courait que l'auteur vivait en URSS, en somme c'tait du tamizdat bien
camoufl. Lhistoire, celle d'un agent du KGB envoy en mission au grand sminaire puis l'Acadmie spirituelle, faisant carrire dans l'glise russe orthodoxe
soumise au rgime sovitique, mais encore prsente sur terre, est en somme retourn par le Dieu quil sacrifie chaque Divine liturgie. Il est accus par les
Services de mal servir, le voil tortur douze heures de suite, le voil qui a peur
du chalumeau dont la flamme s'approche, mais heureux du martyre que Dieu lui
envoie. Il confesse avoir complot, il lche le nom du chef du complot, c'est Jsus 90 . Le lendemain un autre officier traitant prend le relais, tout est chang, la
ligne gnrale a chang, la direction a compris que l'radication du religieux se
ferait par d'autres moyens, il est renvoy sa mission premire, avec traitement et
solde affrents.
[388]
Qui mne le jeu ? qui est l'officier traitant, qui sert qui ? le trtre ? Jsus
ou les Organes ? Au fond tout Volkoff tourne autour de cette question. Je dois
dire que le roman ne me convainquit pas entirement et que je reste encore aujourd'hui relativement insensible au Trtre, ou au Retournement, toute la partie
de l'uvre de Volkoff qui correspond son engouement pour la dsinformation,
dont il voit les prmices gniales dans la pense du premier stratge de l'histoire
humaine, le Chinois Sun Tsu. Le chef du Directorat suprme du Montage fait graver et afficher dans son bureau les penses de Sun Tsu. Dans l'art de la guerre,
le suprme raffinement, c'est de s'attaquer aux plans de l'ennemi , cest--dire
dentrer dans l'me de l'adversaire. Dans l'amour fou de Volkoff pour le thtre, il
y a videmment la mme passion dentrer dans l'autre. Le Montage est une variante dveloppe, plus psychologique du Trtre, de mme que LHte du pape est
une variante thologique du Montage. Dans ces deux textes, sur quoi je reviendrai, Volkoff a affin des variantes bien plus convaincantes que celle du Trtre.
90
En revanche le problme de la torture l'arme occupe une grande place dans son uvre, et
la grande scne superbe o le colonel Beaujeux propose au lieutenant Miloslavski de prendre le commandement de son Deuxime bureau, o Milo refuse parce quil ne veut pas torturer, o Beaujeux lui annonce quavec lui on ne torturera plus un seul prisonnier, expose
deux conceptions, l'une guerrire et l'autre chrtienne du refus absolu de la torture. En
revanche, dans Le Tortionnaire, son dernier roman, Volkoff fait cder son hros la tentation, et montre prcisment l'enchanement bestial auquel la torture amne. On remarquera
que Milo est orthodoxe, alors que Lavilhaud est catholique...
538
Mais toujours des variantes de la question volkovienne par excellence : qui infiltre
qui ? Le divin l'humain, ou l'humain le divin ?
Ce thme de l'infiltration est congnital l'uvre de Volkoff, prcisment
parce que sa patrie est l'exil, or l'exil est une infiltration, subie, mais qui peut devenir accepte, et mme lective en somme. C'est une infiltration, ce nest pas un
mtissage de culture comme sont les cultures croles, ou latino-amricaines, c'est
un jeu de signes de piste, et l'on trouve chez Volkoff l'quivalent du jeu de signes
de piste auquel Nabokov se livre si merveilleusement dans Pnine et si pathologiquement dans Look at the Harlekins (Regarde, regarde les Arlequins !), sa dernire uvre. Car pour Nabokov, en dfinitive, plus rien na de substance, tout est
camoufl, masqu, arlequin . Non seulement les lieux typiques de l'exil russe,
du cosmopolitisme la russe : ce sera Cannice, un santon fait de Cannes et de
Nice, deux des lieux du plerinage russe par excellence 91 , mais ce sera aussi un
masque de sa propre uvre, une drisoire autoparodie. Chez Volkoff ce ne sera
pas tout fait la mme volution, mais une certaine involution sur sa propre uvre est galement sensible. Car l'isolement s'est aussi fait sentir dans l'uvre de
Volkoff, ne serait-ce quen raison de sa mise au ban par l'establishment, qui venait parachever l'isolement de l'exil.
Cependant Volkoff, entr dans l'exil et le thtre de la littrature par le franais, y est rest, et son franais est un franais gouailleur, charpent, travers de
pointes et de jeux de mots, brillants comme du Sacha Guitry, mais qui, nous le
verrons, s'enrichit dun substrat potique russe qui le mne vers des moments de
lyrisme absolus. Longtemps Volkoff s'exera, chercha son genre, se fit la main
avec des policiers, des vaudevilles, des petites pices. Il est un homme de thtre
tous gards, le monde est pour lui une scne de thtre, qui finira par tre une
scne de mystre comme les mystres mdivaux. La scne toujours est creuse
de chausse-trappes, mais elle est plus vraie que le roman et plus vraie que la vie :
tout y est dit, tranch, dfinitif Or la scne est franaise et russe. Elle est intersection , pour reprendre le titre du tome trois de son chef-d'uvre Les [389]
Humeurs de la mer. Cet homme de thtre, en dfinitive, a crit son chef-d'uvre
91
Sur cette Cte dAzur autant russe que franaise, o grands-ducs et fils de marchands tuberculeux allaient mourir en beaut et occupent tout le haut du superbe cimetire de Menton...
539
en langue de prose, voisine du thtre, mais diffrente du thtre, parce quelle est
en qute du temps, comme chez son matre, Lawrence Durrel.
Le titre mme de ce chef-d'uvre est intraduisible en russe car il nexiste pas
en russe la mme polysmie que prsente le mot humeurs . Llment liquide
des corps physiques, et la variabilit psychique des tres 92 . Volkoff aimait
Proust, A la recherche du temps perdu, il le dclare plusieurs reprises, mais sa
faon : l'norme fresque mmorielle de Proust montre un carrousel des hommes,
le disque revient sur le mme cercle, mais tout a chang, tout a vieilli, il faut retrouver des instants sertis dans la mmoire involontaire. Volkoff, lui aussi, veut
matriser le temps, le temps de l'homme changeant, des gnrations qui se courent
aprs, des fils qui cherchent les pres, des pres en qute de leur fils. Il veut laborer un roman relativiste, comme Durrel dans le Quatuor dAlexandrie. Je sais
bien quune uvre d'art, c'est d'abord une perspective , dit Solange Beaujeux
en lui reprochant de ne pas crire comme Tolsto dans La Guerre et la paix. Les
Humeurs de la mer sont un livre-monde difficile tenir dans sa main. Le hros
central nen est pas russe, mais franais, c'est Beaujeux, alias Blok, ancien officier
en Algrie, ancien professeur de thtre dans une petite universit amricaine, o
il monte ce qui est sans doute sa propre pice, Olduva, crite en pentamtres accentuels (une ide volkovienne pour rajeunir la prosodie franaise) sur le premier
homo erectus, qui venait d'Olduva en Afrique. Le chapitre Antoine de La
Garde des Ombres nous donne un magnifique portrait du prototype de Beaujeux,
Antoine. Antoine Reboul, c'tait la rencontre en France, dans l'arme franaise,
avec le soldat rv collectif qu'taient pour Volkoff tous ses anctres Volkoff
ou Porokhovshtchikoff 93 . C'tait l'intersection avec les anctres, c'tait le pre
franais alors quil n'avait eu quun pre russe, dont il dcrit sans grands effets de
style le dcouragement dans l'migration, la vie dure, les incomprhensions entre
le pre et le fils et sa tentation par le retour en URSS, quand, aprs la Victoire,
l'URSS de Staline invita rentrer tous les migrs, ce qui fut l'opration retournants . Devant les candidats retournants , migrs rongs par un petit dsespoir intime, l'URSS de Joseph Staline faisait miroiter ce cadeau sans quivalent
92
93
On peut imaginer la traduction Volnenia moria, qui a, je crois, t utilise une fois par lui.
Le mot volnenie ayant une polysmie voisine de celle du mot franais humeur. Il signifie
agitation tant physique que morale.
Le nom des Volkov vient du mot loup , le nom des Porokhovshtchikoff vient du mot
poudre .
540
pour les exils : le retour. Vladimir Volkoff donne d'eux un portrait grandiose et
pathtique avec le hros du Montage. Eh bien, Beaujeux, c'tait un autre montage,
le montage presque russi, le preux devenu un sage, retir dans son le mditerranenne, un chercheur de bonheur qui l'avait presque trouv, et allait enfin avoir le
fils longtemps dsir aprs avoir servi de pre de substitution ses hommes
l'arme, Arnim, le jeune homme qui se croit issu de ses uvres, ses acteurs
(parmi lesquels le Noir est effectivement issu des uvres de Beaujeux). Mais le
montage de Beaujeux est tout diffrent, prcisment parce qu'il a beau jeu en
main, que comme le noble et gnreux Monluc sous les murs de Sienne aux mille
tours, il a nargu la mort et reu en cadeau la vie. Car les Humeurs de la mer sont
une qute du bonheur, donc demble se situent par-del l'exil et le dsespoir de
l'exil. [390] Ses hros connaissent des moments de grand bonheur, parce quils
connaissent d'instinct la leon de Monluc et de tous les grands potes du courage.
C'est un bonheur diffrent de celui que cherchent tous les hros de Stendhal, que
Volkoff naimait pas. Le comte Mosca et son lve Fabrice sont heureux par cynisme acquiesc. Mais la vie ne procure dans le monde volkovien la pointe du
bonheur qu l'extrme bord du prcipice, et je le souponne d'avoir ador les
Petites Tragdies de Pouchkine, surtout le Festin pendant la peste, que Marina
Tsvtaeva, qui ntait pas faite pour le moindre dbris de bonheur, traduisit avec
force dans son franais bien elle :
Le trou, le flot, le feu, le fer /Oh, toute chose qui nous perd
Nous est essor, nous est ivresse !/Ivresse de la perdition, Es-tu, peuttre, quen sait-on ? /D'une immortalit promesse ?
De son pre, de son grand-pre, il a fait de trs beaux portraits dans La Garde
des ombres. Je ne suis pas tranger, je suis rrrrusse, disait le grand-pre , en
roulant terriblement les rrr , ce que ne faisait pas le petit-fils, grce un instituteur qui il rend un hommage marqu. Portrait moins enthousiaste de son pre,
qui revient de quatre ans de captivit en Allemagne, o il a vu, prisonnier franais
(il tait dans la Lgion), les soldats sovitiques affams par les Allemands bien
plus que les autres captifs et il faillit demander son passeport sovitique la rue
de Grenelle. Il s'en est fallu de peu quil ne se soit dcid s'inscrire parmi les
Vozvrachtchentsy, ces retournants dont le film Est-Ouest a trac l'histoire. Au
541
hros du Montage, qui est par certains aspects trs proche de son pre ce dsir
lancinant de rentrer cote que cote, les films sovitiques qu'on va voir le dimanche matin (avec le petit Vladimir) mais qui, bien sr, devient, lui, un vrai agent
sovitique, Volkoff confie cette rflexion :
Il arrivait Alexandre peu prs ce qui arrive l'adolescent qui a toujours cru en Dieu parce qu'il voyait des glises, des images saintes, des
croix, des sacrements, et qui dcouvre que tout cela ne prouve rien, que
cela peut n'tre quune gigantesque mise en scne. On lui avait parl d'une
certaine Russie qui tait cense exister quelque part dans le monde, et il en
avait dduit qu'une autre Russie, ternelle, essentielle, luisait quelque part
en dehors du monde. Mais quen savait-il ? Et si ctait le cas, en quoi lui
appartenait-il ? de quelle manire taient-ils unis ?
De quelle manire est-on uni la Russie, voil une question qui hante l'migration russe, de Bounine Sirine, et qui taraude les personnages de la face russe
de l'uvre de Volkoff.
Le portrait du pre est simple, direct, mouvant dans l'aveu des diffrends entre le pre parti du foyer et le jeune homme qui voque pudiquement la sparation
entre ses parents, une certaine dchance de son pre, sa propre rigueur et presque cruaut de jeune homme envers un pre quil condamne. La Garde des ombres voque l'engagement du pre dans le mouvement des Mladorossy, ou Jeunes
Russes, que cajole le grand-duc Kirill, leurs visites aux fortifs de Paris pendant
les week-ends qua accords au [391] peuple des travailleurs le Front Popu
que dteste ce monarchiste russe 94 , le voyage de noces des parents : vingt-quatre
heures Versailles, les jouets que fabrique le pre pour l'enfant son retour de
captivit, l'ouvrier turc ct de qui il meurt lhpital, tout est saisissant de vrit. Les tracasseries administratives de la France pour ces htes quelle ne comprenait pas et qui elle reprochait les emprunts russes perdus jamais, la misre de
la Normandie avec ses masures encore en terre battue, la sympathie du petit peuple pour les malheureux : en dfinitive il y a dans l'accueil de la France pour cette
Russie ancienne, glorieuse et misreuse, quelque chose de touchant. Et quon re-
94
Ces fortifs quillustrera de faon gniale un autre migr, Annenkov, dans un livre sur la
banlieue parisienne intitul Extra-Muros.
542
trouve travers ces mdaillons que tresse le conteur-priant dans sa prire du soir
avant de s'endormir. Et quelle vision finale, l'appel cette garde des ombres
pour l'aider le jour de sa fin venu plus tt que prvu, hlas ! rsister aux griffes des dmons qui tenteront de l'entraner vers le gouffre ! Or, que dans cette
sainte garde il y ait ct des anctres russes un lieutenant franais, et frre d'armes, Andr, qui fit mettre en berne le drapeau tricolore sur son fortin kabyle parce
quAlbert Camus venait de mourir nous montre quel point le compagnonnage
d'arme tait essentiel pour Volkoff, or c'est un compagnonnage quil ne rencontra
vritablement qu'une seule fois : dans l'arme franaise...
Volkoff a confi des traits du mysticisme cathare de son frre d'armes franais
certains personnages des Humeurs de la mer. Peut-tre mme peut-on trouver la
conception cathare de la descente de l'me dans le mal, puis de sa rintgration , dans le personnage de Beaujeux-Can, en qui Milo voit le diable incarn,
mais un diable qui se dbrouille pour faire le Bien, et retrouver la puissance tutlaire de la Lumire. Tel est bien le sens de l'opration Jos par quoi s'achve le
tome III de la Ttralogie, et qui conduit Milo en prison. Et de plus la fraternit
cathare joue aussi son rle, et si la qute de la paternit joue l'vidence un rle
essentiel chez Volkoff, rle symbolis par le personnage dArnim dans les Humeurs, la qute du frre n'en est pas moins essentielle, seulement ce frre est toujours un frre d'armes... On pourrait mme se hasarder dire que la paternit est
du ct russe, la fraternit est du ct franais. Les Humeurs de la mer contiennent tout Volkoff, et mme beaucoup plus que Volkoff, dans la mesure o un
grand crivain est surpass par son criture. Certes la prtention d'tre matre du
temps comme matre des mes, comme matre des armes, cest Volkoff. Mais
l'inextricable jeu des volonts qui veulent matriser le destin et du destin qui matrise ceux qui veulent matriser s'applique presque tous les personnages des Humeurs. De soi l'auteur lui-mme parle comme d'une trajectoire sur on ne sait quelle ligne zodiacale, ou encore d'un extranarrateur qui s'adresse soi-mme des
paquets recommands qui seront dlivrs avec un retard de plusieurs annes. Tout
ce relativisme volkovien est au service dune brillante et inflexible volont de
surtout ne pas perdre le ticket de cette poste mystrieuse. Et comme l'action du
chiffrage-dchiffrage est le ressort fondamental de son uvre, sans que l'on sache
bien qui est le Chiffreur suprme, Volkoff narrateur ne renonce jamais l'engrenage de la narration, mais lui fait subir des torsions magiques et douloureuses. Le
543
544
Notons que le patronyme de Bernard nest pas anodin, puisque Volkoff l'a choisi en fonction des Frres Karamazov, o Dimitri appelle Bernard les athes russes (les saintbernards du socialisme)
545
tient toute dans un pome sur le rverbre auquel font allusion de nombreux personnages, mme sans avoir lu le pome. Appelons cela l'axe du rverbre . Le
pome est en franais, en pentamtres accentuels libres 96 . Le pome s'intitule
A l'ombre de la lumire , il dcrit la marche dans le vent glac du pote transi,
affam, tournoyant comme une toupie :
Je ne peux ici dvelopper toute la thorie de Volkoff sur la greffe du vers accentuel sur la
prosodie franaise, c'est un de ses emportements favoris, il y a consacr tout un livre en anglais, Vers une mtrique franaise, plaidant pour un vers franais accentuel. Cet ouvrage
provient de sa thse de doctorat, et il est ddi son onde du ct maternel, Pierre Porohovchikov, ou oncle Ptia , qui a, semble-t-il, jou un trs grand rle dans sa formation.
Un grandissime monsieur , dit le neveu dans La Garde des ombres. Mais le neveu se
trompe en traduisant le surnom que lui donnait la nounou de famille : samodour ; il traduit le Farfelu , l o il faudrait plutt le Tyranneau , mais il est des fautes de traduction induites par l'affection. Ensemble oncle et neveu publirent les Vers centaures, que je
n'ai pas pu trouver.
546
Claudel, nest-ce pas cette France des Mystres de Pguy 97 , France aux clochers pointus (mais aux vespasiennes accoles, ajoute l'exil russe), qui rpond
l'Exil : Tu ne maimes pas ? va-en ! Le misreux exil arrive au rverbre, pose
sa main sur la tige de fonte aux fleurs moules, en fait le tour, et rentre au pays.
97
547
Miloslavski est rentr, il a falsifi les enqutes sur ses origines, il a renou
avec Bernhardt, le bourreau raffin, l'occupant de la Tchaka, qui a pris Elusive
pour femme. Dans l'engrenage de ses basses uvres, Bernhardt lche d'abord Miloslavski aux bourreaux de la Loubianka, puis Elusive son tour. Il est dailleurs
prt payer de sa chair, quil naime [395] pas, car il sait que le bourreau sera
dvor par la machine torture qu'il a servie. Saturne dvorant ses enfants, c'est la
plus vraie, la plus intime mtaphore de la Rvolution. Au fond de lui-mme il ne
songe sauver que sa fille, la Lumire, Photine, baptise en secret par la Nounou
des Miloslavski, Svedana qui, machinalement, tous les soirs, prie pour ses morts,
y compris l'oncle Mikhal. La gentilhommire des Miloslavski 98 se trouve prs
de Saint-Ptersbourg, et Bernhardt y est arriv comme prcepteur par les nuits
blanches, quand le ciel est vraiment comme une mamelle presse sur le monde . En un sens, cest toute l'ancienne Russie, cette mamelle presse sur le monde... La Russie de Volkoff est la fois prcise, et comme vue de loin, dans le lait
du souvenir. Avant ses nombreux voyages en Russie post-communiste, o il refit
le priple de Michel Strogoff, rendit visite ses anctres Omsk, lana depuis
Saint-Ptersbourg une bande dessine sur saint Vladimir c'tait une Russie irrelle, hrite par l'enfance, la mre, le pre, les contes et les livres. Un souvenir
de ce qui navait pas t. Son dmontage de l'histoire russe, de cette paranoa qui
s'empare de tout un peuple, de ce Matre qui martyrise parce quen histoire nous
sommes des grossistes , tout fait grand guignol, mais tout serre nanmoins le
cur ; tel son comique et pitoyable bourreau littraire qui rentre langer sa fille
aprs avoir trill des crivains dont le sort physique et moral dpend de lui... Ses
aveux publics au Grand Procs du Complot des potes sont extraordinaires : J'ai
fait de mon mieux pour plonger la littrature soc-raliste dans un tat de putrfaction nausabond. Je suis pourri jusqu la moelle des os et j'ai le besoin irrpressible de faire pourrir tout ce que je touche. Volkoff, comme dans tous ses romans
futurs, a une faon outrancire et vraie dans son outrance de montrer le fonctionnement d'une Russie incubatrice de Vrit, et donc accoucheuse de violences sans
prcdents.
98
548
trangement, Volkoff aura beau dire et redire quil na pas tortur, quil a toujours refus
de torturer, du fait quil pose la question de l'usage de la torture dans ses romans, il est
constamment souponn davoir tortur. La preuve tant tire... de son uvre... Ainsi a-t-on
pu accuser sans fin Nabokov d'avoir viol les fillettes, ou Soljnitsyne d'avoir t un agent
du KGB.
549
est la borne du cirque, la meta autour de quoi tourne le char de l'homme, l'extrme avance de sa course, et qui ramne Miloslavski en Russie sovitique, o il
mourra aux mains des sbires de son ancien ami Boris Bernhardt. Le binme Russie-Occident nest en somme qu'un des aspects dautres polarits plus puissantes
et plus cosmiques, le binme Pre-pre, le binme Crateur-pote, le binme Paradis-utopie. Et ce binme se rsume deux auteurs de prdilection, deux potes
de l'action comme du verbe qui sont tous deux aduls par le marionnettiste qui a
souffl vie et indpendance ses marionnettes : Tolsto et Monluc. Le grand batailliste russe qui dcrit comme une musique la mort au champ d'honneur du petit
Ptia Rostov, et le chroniqueur vaillant seigneur qui crivait firement : Un
homme en vaut cent, et cent nen valent pas un : courageux capitaine qui se
mettait sous le feu ennemi au sige de Sienne pour sauver ses hommes mais bourreau contre son cur qui faisait trucider sans hsitation des sditieux en sa Gascogne natale du temps de l'insurrection huguenote !
On peut aimer ou pas le panache de Volkoff narrateur, narrateur du temps et
de ses avatars, bretteur avec Dieu dans sa mire, mais on ne peut refuser sa Ttralogie ce quelle est : un des grands livres franais de la seconde moiti du XXe
sicle. Pourtant, on le sait, ce n'est pas elle qui apporta l'auteur le parfum de
gloire et le ressac de clbrit. Elles lui vinrent des exercices en retournement
auxquels il se livra ds quil eut achev l'criture gigantesque des Humeurs. Le
Retournement, Le Montage, LHte du pape. Un jour Franois Mauriac avait dit
en parlant de Claudel : Tout engranger pour le compte du Pre, tout, etiam peccata . Cette devise, nen dplaise Volkoff et son aversion pour Claudel, pourrait aussi tre celle de Volkoff lui-mme. Sauf que les pchs dans l'univers de
Volkoff ne sont pas comptabiliss la manire catholique, mais simplement
pris en charge comme une obligation d'humain face au divin, une obligation de
faiblesse face la toute-puissance.
[397]
*
Je le redis, je ne suis pas un fanatique de sa thorie sur le rle universel de la
dsinformation ; Volkoff croyait, je n'y crois gure, mais certains de ses romanspomes de montage-dmontage sont si talentueusement agencs que le monde
550
prend une structure de message chiffr. La gouaille et la dsinvolture extraordinaires du conteur en dsinformation font passer des formules normes, l'emporte-pice, comme celle-ci, attribue au hros du Montage : je serai l'incube de la
pense franaise ! La srie de livres ravageurs que le monteur met en place
comporte deux livres blancs , l'un sur Dieu, et l'autre sur la police. La conversation qui nous le rvle a lieu au restaurant russe de Paris par excellence, A la
Ville de Petrograd , en face de Saint-Alexandre-Nevski, rue Daru, dans le XVIIe
arrondissement. Par amusement et pour garer son lecteur, Volkoff, de surcrot,
creuse des galeries langagires russes sous sa forteresse franaise : quivalents
des diminutifs russes, termes d'affection comme Mon tout en argent ou traduction de prires orthodoxes en slavon d'glise. La dmesure est l aussi l'appel :
l'odalisque slave et parisienne chez qui ont lieu les rendez-vous entre officier traitant et officier trait dit Alexandre, qui se plaint d'avoir la gueule de bois :
Les dsirs de mon seigneur sont des ordres Nous vodkerons. Rien de
tel pour faire passer ce que vous avez. Cela s'appelle opokhmelitsia quelle langue ! appartenir une race qui a invent le russe et le knout !
100
Volkoff nignorait pas le pome satirique de son cher Alexis Tolsto sur la Rvolte au
Vatican .
551
*
J'ai dj mentionn l'amour de Volkoff pour un de ses auteurs d'enfance,
Alexis Tolsto. C'est par sa mdiation que l'enfant Volkoff est entr dans l'histoire
russe, ainsi d'ailleurs que dinnombrables autres enfants russes : plus prcisment
par le roman le Prince Serebriany, chef-duvre de cruaut et d'harmonie, mais
aussi par les grandes ballades historiques. A. Tolsto y a russi le prodige de dnoncer la terreur du Terrible, les pages les plus sanglantes de l'histoire de son pays
et du royaume, tout en insminant la narration des moments potiques et tendres : l'me sauvage et tourmente d'Ivan IV, les murs violentes de l'poque, le
vieux moulin dans les marcages avec son meunier-sorcier, les chansons piques
ou lgiaques, les scnes au monastre o le fils du bourreau dIvan, Maliouta
Skouratov, se fait moine pour expier les pchs abominables de son pre... Alexis
Tolsto tait pote, chroniqueur et humoriste, un pote satiriste dont la ballade
Histoire de l'tat russe de Gostomysl jusqu' Timachev a pour toujours form
552
le rapport persifleur quont les Russes avec eux-mmes, le petit refrain goguenard
de la ballade tant devenu une comptine presque inconsciente qui s'grne en tout
temps et en tout lieu de la Russie :
101
102
103
Les historiens nous ont depuis dmontr l'inconsistance de l'accusation porte contre Godounov, mais il tait trop tard : le pre de l'historiographie russe, Karamzine, avait fait son
uvre, Pouchkine avait crit sa tragdie shakespearienne, rien ne pouvait plus effacer le
sang de la conscience de Boris. Lopra de Moussorgski parachevant cette erreur judiciaire
de l'histoire...
On retrouve le fourmillement des imposteurs au XVIIIe sicle, et c'est srement un des traits
spcifiques de l'histoire russe. Et une des sources des montages volkoviens. Mais il y a
un imposteur franais dans le Professeur d'histoire, un certain Capet, qui se persuade qu'il
descend des rois de France.
Alexis Nikolaevitch Tolsto fut un retournant de la premire heure. Sa trilogie est remarquable en ce que son inspiration glissa de l'apologie des blancs la glorification de Staline (du premier tome paru en migration, puis lgrement retouch au troisime tome, qui
dcrit la bataille de Tsatitsyne post glorificationem ducis). Il va de soi que Volkoff avait
aussi attentivement lu la Trilogie.
553
vidence que la Russie qui s'autodtruit sous Eltsine est un retour au Temps des
Troubles. Autrement dit cette rfrence est presque maladivement cultive dans la
mmoire russe. Le moine dfroqu Grigori Otrepiev, le boyard Chouski, le Second Faux Dimitri, dit le Voleur de Touchino, l'intrusion des soldats de Sigismond II de Pologne, avec Sapieha leur tte, l'appel de Chouski la Sude, le
sige de la Trinit Saint-Serge par Sapieha et ses Polonais, le Faux Thodore,
l'lection au trne russe de Ladislas, fils de Sigismond de Pologne, l'assassinat du
Second Faux Dimitri Kalouga, l'appel la rsistance contre les Polonais de Liapounov, l'insurrection mene par le boucher et chevin de Nijni-Novgorod Minine
et par le prince Pojarski, la fuite de Ladislas et enfin la convocation d'un Concile
de la Terre (Zemski sobor) et l'lection en avril 1613 de Michel Romanov, fils de
Feodor, devenu le patriarche Filarte : tels sont les principaux jalons de ce Temps
des Troubles, et Volkoff lit et relit tous les historiens classiques russes : Nicolas
Karamzine, bien sr, le pre de l'historiographie russe, mais plus encore Serge
Soloviev, quil suit trs fidlement dans sa relation des vnements, et auquel
d'ailleurs il exprime sa reconnaissance et rend son d.
Ainsi nat la srie des romans historiques qui tous tournent autour du destin de
la famille Psar. Psar signifie valet de chiens . Et l'on se rappelle que le dernier
des Psar invents par Volkoff est le hros du Montage, et que son nom de code,
Opritchnik, vient de la milice sauvage quIvan IV avait forme, dont les emblmes taient le balai et la tte de chien, symboles qui reparurent dans Moscou
l'poque du pacte Ribbentrop-Molotov, c'est--dire quand Staline ne cachait pas
son admiration pour les mthodes de Hitler avec ses SS. La trilogie de Volkoff
reprend les principaux pisodes du Temps des Troubles (Alexis Tolsto a aussi
crit une trilogie dramatique sur la priode, mais, trop statique, elle a beaucoup
moins inspir Volkoff que les ballades et le roman Le Prince Serebriany). Ce qui
domine dans la trilogie (Les Hommes du Tsar, Les Faux Tsars, Le Grand Tsar
blanc), c'est la jubilation narrative du Russe Volkoff amen dcrire en franais
imag et gouailleur la Russie de la fin du XVIe sicle, un Kremlin aux chausses
de bois, des faubourgs d'artisans gorgs de chalands et de marchandises, une Trinit-Saint-Serge grouillante de plerins, des salles de banquets encore souilles du
sang des massacres d'hier, des noces forces, des repaires de brigands, un monde
de suppliants et de bourreaux, d'effronts imposteurs et d'aristocrates vendus ou
vendant. Ce sont aussi, bien entendu, les entreprises despionnage, le Vatican d-
554
lguant son Imposteur pour [400] retourner , autrement dire convertir la Russie
orthodoxe. Le jsuite Possevino ourdit donc la conversion clandestine du souverain futur de la Russie, son retournement , opration commandite par le pape
Clment VII, mais dcommande par son successeur Paul V. Dans une des ses
belles scnes de dialogue-affrontement quaffectionne Volkoff, et qui expliquent
aussi son got et talent pour le thtre (en particulier dans la pice Yalta : autres
temps, mais mme ruse de l'histoire). Volkoff s'amuse donc trs srieusement
imaginer la confession de l'imposteur Dimitri, Cracovie, recueillie par un envoy du pape, il sait subtilement distinguer la direction dme du pre spirituel
orthodoxe de la confession-rcurage d'me des catholiques... Dimitri, engourdi,
rcur, admis la communion latine, viol pour ainsi dire par le pre Barezzi,
donc retourn , car si mme il revient sa foi orthodoxe, il se sentira toujours
tratre lui-mme... Autre stratagme narratif, mais des plus efficaces, les deux
frres ennemis, Sergo et Alexandro Psar, de sang tatare et de fidlit russe, l'un
servant le Voleur de Touchino, l'autre le tsar Boris. Ce Tatare qui avait l'air d'un
bard de muscles tait tout simplement tout ce qu'il restait de fidlit en Russie
pour le tsar Boris. Dans le Grand Tsar blanc, le dsordre et la violence culminent en de superbes scnes que Volkoff a empruntes au pesant et toujours trs
dtaill Serge Soloviev, mais en lui donnant une flamme ardente ; telle la scne
o le mtropolite Filarte, dpouill de sa mitre, cape violette, robe dore, icne
d'or et d'mail qui paradait sur son poitrail, prsent vtu d'un bourgeron d'ouvrier, coiff d'un grotesque bonnet tatare, est promen par les Polonais dans les
rues de Rostov en compagnie d'une catin demi-nue. La servante de Dieu Afrossinia te demande pardon, monseigneur, d'tre assise aux cts d'un saint , dit la
catin, et le mtropolite dans son accoutrement de drision lui rpond : Il n'y a
quun seul saint et qu'un seul Seigneur. Tu ne connais pas les abmes de mon
cur. Que la servante de Dieu Afrossinia prie le Christ pour l'indigne vque Filarte. Lauteur poursuit : Et ils voyagrent en silence, indiffrents aux moqueries de l'escorte, priant l'un pour l'autre et pour la Russie. Il y a dans certains
moments de grandeur de la Trilogie comme un reflet d'un des livres franais
qu'aimait particulirement Volkoff, Cinq Mars de Vigny dont la rigueur narrative
et la droiture militaire l'enchantaient.
C'est un vieux devin qui explique Alexandro ce que le meunier d'Alexis
Tolsto disait aussi sa faon :
555
[401]
Volkoff ntait pas sans savoir tout ce que les slavophiles ont crit sur le Tsar
qui porte le poids du mal, affranchissant son peuple du pch, un rle de porteur
de Dieu l'envers, si l'on peut dire, mais ici il se plat donner une variante populaire, potique du mythe du Tsar sauveur du peuple.
La grande originalit de la trilogie, je ne crains pas d'avancer une lapalissade,
c'est qu'elle soit en franais, dans un franais succulent, bariol, farci de termes de
mtiers, de guerre, de thologie. Lisons la description de l'choppe du boucher
Minine, appel sauver Moscou avec le prince Pojarski :
104
Dans Du roi, Volkoff prcise avec sa verve inimitable sa dfinition de la royaut, elle est
avant tout biologique : que le Roi vive, voil ce quon lui demande avant tout, et ce pour
quoi on est prt se sacrifier. Il ne dveloppe point l'ide du Roi prenant sur lui le pch du
monde. Dans sa lettre finale au prince (il s'agit du grand-duc Wladimir, qui V.V. avait t
prsent l'ge de 19 ans, avec qui il fonda lAssociation Saint-Wladimir) il dit : Nous
sommes amens nous demander le visage que prendrait un tat qui se voudrait d'abord
humaniste. Ce pourrait tre, Monseigneur (je le dirais au prince dans les yeux), un visage
d'homme. Nous avions parl, Vladimir Volkoff et moi, du grand-duc Wladimir, puisque
j'ai eu le privilge de le connatre en tant que mon voisin Saint-Briac-sur-mer.
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Ce nest pas seulement un amusement stylistique, c'est la tentative de transvaser dans la langue franaise le parler populaire russe, imag, tiss de doublets,
toute la trame paenne galement de la foi russe, si prsente dans le Prince Serebriany, et si parlante lcrivain franais Volkoff dont l'enfance avait t
nourrie, dans une masure normande qu'il dcrit dans La Garde des ombres, par les
contes et bylines russes d'une Russie absente mais prsente. coutons Marina
consoler son second Imposteur, qui tremble de peur en apprenant l'approche des
troupes de Minine et Pojarski :
557
La catharsis du conte populaire est l'uvre, mais il s'y ajoute le filtre (magique ?) du transfert de langue, quon peut aussi baptiser troc de langue, ou surimposition des langues, ou contamination des langues.
[402]
l'exercice magique et mme sacr de la traduction Volkoff a consacr une
des Chroniques angliques, et il vaut la peine de s'y attarder, mme si son sujet ne
touche pas directement la nature bipolaire de l'crivain. LAnge la promesse raconte la traduction de la Bible par les Septante. Le roi Ptolme a libr
cent mille esclaves juifs, envoy des royaux cadeaux au Grand-prtre de Jrusalem et demand une traduction du livre sacr juif, car il veut tout avoir en sa Bibliothque. Symon, un des savants juifs en partance pour Alexandrie, invoque
l'ange protecteur des traducteurs, Zagzaguel.
Souponneux, Ptolme fait tirer au sort les quipes qui vont traduire les trente-six livres du Livre. Les problmes vont bientt commencer pour Symon :
comment traduire dans la langue de Platon le tison enflamm pos sur les lvres
du prophte ? Les Grecs ne se moqueront-ils pas ? Notons que Volkoff choisit
prcisment l'expression biblique par laquelle Pouchkine, en un clbre pome, a
dfini le pote, celui sur les lvres pcheresses de qui le Prophte a dpos le tison enflamm . Symon s'est vu attribuer dans le palais de Ptolme la traduction du livre d'Isae, il a soixante-douze jours devant lui et un tachygraphe sa
disposition. Il traduit le clbre passage o l'glise chrtienne voit l'annonciation
de l'Incarnation. Et voici que la traduction, par une nuit toile, se modifie d'ellemme. le mot parthenos apparat, l o tait crit le mot nymph . Ainsi
558
apparat l'ide de la Vierge qui enfante. Symon comprend que par le miracle de
la traduction, le texte d'Isae vient de prendre enfin sa vraie signification...
Par cette belle fable, Volkoff plaide pour une traduction active, cocratrice, et
nhsite pas prendre pour exemple une des phrases les plus mystrieuses de la
Bible. Un des grands agrments de son uvre est le jeu avec le mystre de la traduction. Pas la traduction au sens habituel du terme, encore que Volkoff ait traduit, avec rigueur et vivacit, une grande partie des Rcits de Tchkhov, francisant merveille le texte afin de lui enlever ce faux vernis du pittoresque russe qui
a tant dform en particulier le dramaturge Tchkhov. Il veut qu'il y ait Tchkhov
le farceur, Tchkhov le tendre, Tchkhov le cruel, mais par-dessus tout l'crivain Tchkhov fidle au serment d'Hippocrate et, par l, la justice de Dieu qui
ne reconnat point les visages, et fait pleurer sur les bons comme sur les mchants. Ce qui fait que l'crivain Volkoff a donn une des belles dfinitions qui
soit de l'crivain Tchkhov :
[403]
Ses traductions de Kachtanka, de Vanka, ou de La Steppe sont autant de merveilles. Un peu comme si la compassion de Tchkhov, dbordant d'une langue
dans l'autre, assumait une sorte de communion des saint . Et c'est aussi une
communion des saints que la traduction pour lui, simple et gnreuse o, sur la
pointe des pieds, l'me tente de voir l'Autre versant. On trouve chez Volkoff une
tentative pour transvaser le mystre d'une langue dans l'autre. Ainsi la petite Svetlana des Humeurs de la mer, tous les soirs, rpte la prire :
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Il faut que tu saches que tu ne libreras pas le peuple russe en lui promettant le bonheur. Il ne ressemble pas aux autres peuples, il ne s'intresse
pas vraiment au bonheur.
Ce nest pas le soleil rouge qui luit au ciel,/c'est Kiev la belle cit o
l'on festoie
Chez le prince le plus radieux, chez Vladimir.
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Il fallait du culot pour faire un mystre franais mdival avec la vieille Chronique de Nestor, pour emparer de bonne langue franaise ancienne le rcit de
la conversion de Vladimir, prince paen, qui Hilarion, le mtropolite, l'auteur du
fameux Sermon sur la Loi et la Grce demande : Comment le Christ a-t-il pris
feu en toi ? Il fallait du culot pour clore la pice de Yalta par le chant de la
poissonne de la Volga :
Je scrte sans relche, j'exsude, je saigne/Mon suc de femelle, mes
perles noires,
Mes prunelles innombrables, mes yeux succulents,/Ma descendance
chrie, dvore ;
Je suis, sous l'eau de la terre, la poissonne,/russe, maternelle, intarissable,
La mine de sel noir du monde, l'esturgeonne,/Le pardon, la chance toujours redonne,
La bonde dbonde de fcondit.
Et s'il mest permis de pasticher mon tour Vladimir Volkoff, V.V., je dirais
que les deux langues, la franaise et la russe devaient la fin de Yalta, comme la
fin de presque tous ses livres, tre toutes deux derrire lui, comme les anges gardiens d'Intersection, et se congratuler en souriant. Nous connaissons le nom d'un
des deux anges, c'est Zagzaguel, l'ange de la traduction. Qui est l'autre, Vladimir ?
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XII
FANTMES
DU GOULAG
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[405]
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[407]
HUMAIN INVISIBLE
OU VASSILI GROSSMAN
Voici un rare cas o il nous est donn de remonter vers les sources dun auteur
gnial, de dcouvrir les prmisses de son gnie aprs avoir succomb sa puissance tragique. Vie et destin a paru en Occident quand ce texte fondateur pour la
littrature du XXe sicle tait oubli dans son pays, son auteur mort de chagrin,
les exemplaires tous saisis par le KGB. Le pouvoir sovitique ne voulait pas d'un
Tolsto sovitique qui comprenait l'immensit des destins, des souffrances, des
contradictions de l'homme vivant dans l'utopie ralise, qui se nommait alors
Union sovitique. Et quand le monde entier lisait et hurlait de douleur avec les
personnages de Vie et destin, la bureaucratie littraire sovitique se frottait les
mains : elle avait liquid un ennemi potentiel : oh, sans le liquider physiquement,
et mme aprs avoir tent de l'acheter, or cet homme tait un vritable crivain
sovitique, et Vie et destin tait la seconde partie de Pour une juste cause, dont le
titre initial, interdit par la censure, avait t Stalingrad.
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une dernire fois en plein dbut de la guerre et des privations, ce sont les Rostov,
comme c'est aussi sa propre belle-famille. La mort de Tolia quivaut celle de
Petia Rostov, mais les tribulations sont tout autres. Pierre Bezoukhov, c'est Strum,
le savant juif, dont la mre est prise par l'occupation allemande, va se retrouver en
zone occupe, tre mene de force dans le ghetto pour y crever, et sa dernire
lettre son fils, que le rdacteur sovitique avait supprime de Pour une juste
cause, est un monument d'humanit qui serre le cur. Non que Grossman soit un
crivain juif, ni mme quil soit avant tout, comme le dit son exgte Simon Markish, un crivain russe de destin juif (il n'a pas pri en tant que juif), mais il sait
que le destin de juif est une des voies de la connaissance tragique de l'homme :
Le paysan qui nous a annonc quon tait en train de creuser les fosses
communes raconte que sa femme a pleur toute la nuit et quelle se lamentait : ils sont tailleurs et cordonniers, ils travaillent le cuir, ils rparent les
montres, ils vendent les mdicaments dans les pharmacies... que va-t-il se
passer quand on les aura tous tus ?
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Les fourmis, les hannetons, les gupes, les grillons et les araignes qui
habitaient les steppes environnantes ne purent ignorer la bataille ; la terre
creuse de trous et de galeries tremblait jour et nuit, secoue jusque dans
ses trfonds. Les musaraignes, les livres, les zizels mirent plusieurs jours
s'adapter l'odeur de suie, la nouvelle couleur du ciel, au tremblement
du sol, la chute de glaise dans leurs terriers.
Vassili Grossman, Pour une juste cause, traduit du russe, Lausanne, 2000.
La dernire lettre, Lausanne, 2000.
Vie et destin, Lausanne, 1983.
Semion Lipkine, Le destin de Vassili Grossman, Lausanne, 1990.
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[410]
FRIEDRICH GORENSTEIN
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(Gallimard 1979), dcrit les tribulations d'un personnage appel Antchrist, tmoin des perscutions allemandes puis staliniennes. Ces deux flaux envahissent
la prose de Gorenstein comme un gaz asphyxiant. Youpin, crit-il dans Psaume : le Russe s'en rince la gorge lorsqu'il est enrou de colre ou transpire de
joie. La puanteur morale, la violence de certains textes sont dures supporter.
Et pourtant Gorenstein est aussi un doux. Un conteur tonnant, dont un chefduvre est Compagnons de route ou encore La rue des Aubes Rouges, un des
rcits du recueil ainsi nomm (LAge d'homme, 1990), dont un des personnages
s'intresse la vie sentimentale des plantes. Il demande pardon aux pulmonaires
quand il casse leurs tiges et se demande ce quelles ressentent lorsquelles meurent de froid.
Toute la littrature russe apparat dans les interstices du monde brutal et lyrique de Gorenstein, Pouchkine, et surtout Tchkhov, son remde prfr contre le
dsespoir. La musique de Scriabine le captive, il lui consacre un roman-pome, un
roman sur l'instant o l'on suffoque d'un excs de flicit .
Moments rares, mais forts dans la vision si sombre de ce Juif qui lut domicile
Berlin pour vivre au milieu d'un peuple quil excre, un peu par autopunition.
Bien sr, depuis dix ans, il avait conquis son public en Russie, mais ses paroxysmes irritaient la critique et le lecteur. Publi par LAge d'Homme Lausanne,
Gorenstein tait venu [411] en Suisse rcemment, il avait apprci qu'une thse
(due Korine Amacher) lui ft consacre l'universit de Genve, mais son cur
tait toujours dans le bourbier amer et doux de la rue des Aubes Rouges , l o
tout est rouge, de sang, d'amour...
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[412]
DANS LE HACHE-VIANDE
DE L'UTOPIE
Le pote Zabolotski, qui passa plusieurs annes au Goulag, fut aussi un chantre de l'agriculture socialiste, de la bonne marche de la nature duque par l'homme :
Or la folie insense, la brutalit, la destruction de tous les sens que peut avoir
l'homme et son passage sur terre l'emportrent dans une aventure qui se rclamait
pourtant des Lumires et qui pour beaucoup fut, pour certains reste encore un
produit de la raison mtin de violence hglienne.
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Mieux apte nous livrer l'indicible est peut-tre le film : la camra scrutant les
survivants, dans le regard duquel est inscrite la trace de ce quaucun homme ne
devrait avoir vu. Ce fut la technique de Shoah de Jacques Lanzman, ce fut, il y a
peu, celle du diptyque grandiose de Goulag, le temps de leau (l'archipel des Solovki, camp ferm en 1939), et Goulag, le temps de la pierre (depuis la Vychera
o fut Chalamov sa seconde peine, jusqu' la Kolyma d'Extrme- orient sibrien). ARTE nous fit dcouvrir ce pur chef-duvre dIossif Pasternak, aid pour
le scnario par Hlne Chatelain, mais combien l'ont-ils vu ?
Le visage burin, simiesque d'un petit survivant rest sur les lieux du martyre
en dit plus long qu'une enqute d'histoire orale par toute une brigade d'historiens
de Moscou. Mais saluons quand mme ces nouveaux historiens qui uvrent en
Russie actuelle. Il y en a Moscou, en Sibrie.
Reste la littrature. Elle est insurpassable. Comme chez Dante lorsquil nous
mne au plus profond des cercles de son enfer, et en particulier celui du froid,
o il pressent ce que sera l'exprience concentrationnaire au ple du froid. Elle est
indicible et elle est dite par deux ou trois qui, comme Chalamov, comme Wiesel,
comme Kertesz, ont survcu. Survcu un destin sans destin, la minralisation
de l'tre humain. On rencontrera dans le livre de Kizny ceux qui ont aid le crevard Chalamov survivre en le prenant dans l'hpital au moment o sa vie allait
finir asymptotiquement au nant. C'est ce nant que les Rcits de la Kolyma nous
font sentir. La descente vers toujours moins d'humain, au-dehors et au-dedans, et
pour finir, l'homme crachat gel, l'homme souillure recroqueville, l'homme bourreau jusque dans l'enfer dantesque du dernier cercle. Mme une pellete de
charbons incandescents, mme le feu de l'enfer n'aurait pu rchauffer mon
corps.
Luba Jurgenson, avec une minutie philologique double d'une audace philosophique, compare l'approche de l'athlte Soljnitsyne avec celle du crevard miracul Chalamov. On sait que le second refusa au premier d'crire en commun
LArchipel du Goulag. Elle a de superbes pages sur le texte scrtion du corps, le
texte pain de survie.
Il nous reste ces deux monuments gigantesques et opposs : l'encyclopdie de
la violence communiste, les tablettes glaces de la mort programme par l'utopie,
LArchipel du Goulag, les Rcits de la Kolyma. Complts, retraduits, ces Rcits
574
de la Kolyma prennent [414] enfin en franais leur vraie grandeur : ct de Primo Lvi, de Paul Celan, de Imre Kertesz.
Lart... Il est impuissant, mais il est le seul. Rien d'autre ne rendra justice
tous ceux broys dans le hache-viande, dans ce cne renvers que dcrit Dante et
dont la pointe est en bas, au centre de notre terre. Une justice qui veut simplement
dire que l'art s'approche de l'extinction de l'homme, et donc de l'art aussi. Mais
Chalamov et Soljnitsyne ont survcu. La chanson du zek grce eux retentit
dans nos crnes comme la ritournelle de l'enfer :
Par la maldiction, par la prire, ou par l'oubli psychotique, chacun s'en sort
comme il peut, ce n'est pas de l'art facile digrer...
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[415]
FACE LA GORGONE
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chard : il s'tait fait contre son pre, un ancien missionnaire orthodoxe dans les
les aloutiennes amricaines, pope de Vologda. Le portrait de son malheureux
pre devenu aveugle et oblig de vendre sa dernire icne dans les annes vingt
est un des plus saisissants des Rcits de la Kolyma.
Vichera n'est pas un texte achev, il porte les marques d'un brouillon : redites,
phrases interrompues, concisions inexpliques, mais il permet de mieux comprendre ce jeune marxiste cabochard qui se retrouve dans un camp l'poque o le
Goulag nest encore qu'un gamin qui donne des peines de cinq ans, une misre, compar aux 25 ans qui vont bientt venir avec l'anne 1937. Les portraits de
compagnons, de directeurs, d'hommes du peuple sont nombreux et certains recoupent ceux des Rcits de la Kolyma. Mais surtout on voit avec tonnement le jeune
Chalamov collaborer activement avec les autorits d'un Goulag qui a encore des
missions industrielles ralistes, des ingnieurs bagnards pleins d'enthousiasme,
des chefs qui ont confiance dans ce jeune parce quil est quand mme marxiste.
Bien sr le jeune Chalamov fait ses coles, et quand il intervient alors que le chef
rosse un dtenu, il le fait pour se prouver lui-mme qu'il existe bien comme personne morale ; il subira une demi-heure de gel nocturne tout nu dans la cour
comme punition, et il comprendra la leon : au camp, on ne voit rien, on ne dit
rien, on nentend rien. Il ne donnera aucun tmoignage contre ses suprieurs
[416] accuss, il s'obstinera dans un comportement minimaliste mais en soi trs
courageux. On dcouvre aussi, peut-tre mieux que dans le livre d'Oleg Volkov,
le fonctionnement encore relativement humain du systme pnitentiaire des
annes vingt, et le grand tournant que fut la perekovka , la refonte, c'est--dire
la mise au point d'un systme d'alimentation de chaque dtenu en fonction de la
norme remplie : cela ira de cent grammes de pain deux kilos. Le rsultat fut
phnomnal : les droits communs vicirent tout le systme, firent inscrire leur
compte le travail des caves, et des millions d'tres en moururent. On reste tonn
devant certaines insensibilits de Chalamov, qui sont de l'poque et de son milieu,
par exemple envers les koulaks, mis dans le mme panier que les saboteurs et
les trotskistes ; or il s'agissait d'une mesure prcise : dporter la moiti, la meilleure moiti, de la paysannerie russe, et les effets en sont encore trs actuels, hlas !
A tous les Kstler, Chalamov rtorque propos de la torture qui fut tablie officiellement en 37 (baptise mthode no 3) quelle fonctionnait comme la pnicilline plus tard, universellement...
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Vichera, c'est la premire dtention de Chalamov : il na pas encore tout compris, et le Goulag na pas encore pris toute son ampleur ; Kolyma, c'est la seconde
dtention de Chalamov, qui durera deux dcennies, qui fera de lui un zek dans
toutes ses fibres, et qui nous donnera son chef-duvre, les Rcits de la Kolyma,
qui sont avec LArchipel du Goulag, le livre le plus important en langue russe sur
l'homme face l'extrme. Vichera, ce brouillon de la Kolyma, brouillon d'une
histoire qui s'apprte la gigantesque automutilation d'un pays, doit tre lu pour
mieux nous faire comprendre l'horreur face l'extrme, c'est--dire la naissance
de Chalamov. Chalamov qui avait pleinement conscience d'tre l'Eckermann non
de Gthe, mais de la Gorgone Histoire.
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[417]
En 1909 parut un recueil d'articles appel avoir une norme rsonance dans
la vie politique de la Russie : le recueil des Jalons, publi par Nicolas Berdiaev,
qui dclencha une polmique pendant au moins deux annes. Rcemment la srie
Pro i contra que fait paratre Saint-Ptersbourg la maison d'dition de l'Institut humanitaire chrtien russe vient de lui consacrer un trs gros volume de 850
pages. De quoi s'agit-il ? Seule la premire Lettre philosophique de Pierre
Tchaadaev avait dclench un sisme comparable, avec sa thse que la Russie
avait fait un mauvais choix en empruntant les voies de l'orthodoxie byzantine au
lieu de la forme latine et catholique du christianisme.
Le reproche que fait l'intelligentsia russe Berdiaev en 1909, quelque soixante-dix ans plus tard, est apparent celui de Tchaadaev, en gros ceci : la pense
russe ne sait pas distinguer l'exigence de justice de l'exigence de vrit. La polysmie du mot mme qui est utilis en russe, le mot pravda, qui signifie et justice
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et vrit, a sans nul doute jou ici son rle, encore qu'il existe en russe un mot
pour dsigner la vrit ontologique, istina, qui vient de la racine du verbe tre.
Linitiateur du recueil avait t l'historien Mikhal Gerchenson, qui tait le publicateur des slavophiles, et prchait une sorte de tolstosme de la simplification
de la vie et de l'me. Les six autres auteurs taient des philosophes et publicistes
qui s'opposaient la domination positiviste encore en vigueur en Russie, dans
l'intelligentsia, qui, selon eux, appauvrissait la vie spirituelle du pays. Berdiaev
attaque frontalement : l'intelligentsia russe a toujours privilgi l'amour de l'galisation niveleuse, du bien commun et populaire, paralysant, et touffant presque
tout amour pour la recherche de la vrit philosophique . Il appelait de ses vux
le feu purificateur de la philosophie. Serge Boulgakov, qui devait devenir prtre
orthodoxe, achevant ainsi le chemin du ralisme l'idalisme qui mena Berdiaev,
Frank, Struve et bien d'autres du marxisme l'idalisme, puis, souvent, l'orthodoxie, dcrivait les traits religieux de l'athe russe, dont tout le comportement
tait marqu par les mmes postures et les mmes enchanements que la foi religieuse. Il expliquait cette surprenante situation par l'crasante pression du rgime
policier autocratique, et sa consquence, l'isolement de la pense russe dans ce
qu'il appelait un monodisme politique et un comportement de penseur clandestin. Boulgakov a certainement raison, de mme que Berdiaev, lorsqu'il voit
comme une composante essentielle de la vie intellectuelle russe le maximalisme.
Plus tard, avec son humour grinant, Siniavski expliquera que les bolcheviks ne
pouvaient [418] que gagner dans une Russie voue au maximalisme puisque leur
nom mme disait quils voulaient plus (bolche) que les autres. Appels ainsi du
fait qu'ils avaient eu la majorit dans un vote historique l'intrieur du Parti, les
bolcheviks gardrent ce nom, et les mencheviks eurent la faiblesse de se laisser
enfermer dans l'inverse : eux voulaient moins, et donc pouvaient moins... Le recueil des Jalons tait inspir par l'chec de la rvolution de 1905 : la Russie avait
rv de rvolution, 'avait t, comme l'crit magnifiquement Pasternak, le plus
grand roman crit au XIXe sicle, mais la rvolution de 1905 navait pas
triomph ; elle n'avait pas non plus chou, elle avait abouti un compromis entre
l'autocratie et le parlementarisme. Mais le refus quasi hystrique de ce compromis
fut la marque de toute une gnration, qui ne savait pas voir les possibilits nouvelles : le maximalisme offens tait prfr au compromis, par dfinition mme.
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Ce maximalisme tait nourri par des lments trs htrognes, mais ils
concouraient tous au mme but. Il ne faut pas par exemple sous-estimer le rle du
tolstosme, qui perdit de son poids ds la disparition du matre de Iasnaa Poliana,
mais le vieil imprcateur tait toujours l, telle la statue du commandeur, pendant
toute la premire dcennie du sicle. La non-violence comme rponse au mal
avait des effets sur toutes les couches de la population, et en particulier sur le
corps des officiers ; le dfaitisme est facile tracer dans cette dcennie, qui vit la
dfaite effective de l'Empire devant le Japon, et la joie maligne que toute l'opinion
publique conut de cette catastrophe militaire. Tsushima renfora le mode de pense pire c'est, mieux c'est .
Le texte posthume de Tolsto Hadji Mourat, qui est un de ses textes les plus
puissants, et qui dnonce la conqute du Caucase, et en particulier de la Tchtchnie, par les forces russes sous Nicolas Ier, guerre coloniale acheve quarante
ans avant la rdaction de l'uvre, en 1861, comporte contre Nicolas Ier des pages
d'une violence inoue et d'une ironie meurtrire. Le pouvoir, on le sait, ne savait
que faire de Tolsto dont la dissidence tait installe au cur mme du pays, et
dont la mort aprs la fuite Astapovo devint un vnement mondial autant que
russe.
Parmi les inspirateurs de Tolsto se trouvait Nicolas Fiodorov, bibliothcaire
au Muse Roumiantsev, c'est--dire la future Bibliothque nationale russe. Deux
de ses disciples ditrent en 1909, aprs sa mort, ses penses sous le titre La philosophie du bien commun. Fiodorov fut regard comme un saint par beaucoup. La
philosophie de la fraternit est au centre de sa pense, et elle correspond une
tendance gnrale de la pense russe : rejeter la spculation philosophique occidentale, cartsienne surtout, considrer comme irrels les problmes du moi et
partir de l'vidence des autres, des frres comme dit Fiodorov. Lhomme comme
un tout, cette conception holistique de l'humanit, est appele un grand dveloppement dans la culture proltarienne, dans l'uvre si fascinante d'un Andre Platonov. Le christianisme est recommencer, pensent beaucoup. Une proposition
tout particulirement frappera, la rcupration de tous les pres et l'envoi des pres morts sur des plantes hors de la terre surpeuple. Ide que l'on retrouvera
chez Maakovski comme chez Platonov. En dfinitive il s'agit d'une pense utopienne optimiste. La tendance de la pense russe vers l'utopie est connue, un livre
en a fait rcemment le dcompte non exhaustif, lHistoire de l'utopie de Leonid
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dteste bien plus que Lnine, est la vraie source de la Catastrophe qui s'abat ensuite sur le pays.
Une chose est certaine : la tentation d'un pouvoir d'origine militaire na jou
aucun rle majeur en Russie : l'pisode du gnral Skobelev, vainqueur dans les
guerres russo-turques de la fin des annes 1870 et seul gnral avoir t tent
par une gloire politique fit long feu... Et dans la suite, c'est--dire pendant la priode sovitique, aucun putsch militaire ne joua jamais aucun rle. Kornilov
n'avait gure de chances ; il est abondamment tourn en ridicule par Cholokhov
dans le Don paisible et non sans quelque raison. Ce sont les marins aux ordres de
Lnine qui joueront le rle fatidique, une simple poigne d'hommes. La vraie racine du totalitarisme en Russie est la friabilit de l'opinion et de la socit civile,
l'errance idologique de l'intelligentsia, sa soumission l'ide de rvolution, de
progrs de l'histoire, de raison de l'histoire. Plus tard, dans la priode sovitique,
ni Toukhatchevski, ni Joukov ne purent, dans des registres bien diffrents, jouer
de rle politique : Staline excuta l'un et asservit l'autre.
La difficult dfinir un tat russe en dehors de l'Empire est galement un paramtre important. La socit russe du dbut du sicle est parcourue de mouvements nationalistes violents comme le mouvement des Centuries noires, l'antismitisme et les pogroms de Kiev ou d'Odessa. N'oublions pas qu'en 1911 l'opinion
s'enflamme contre le Juif Beilis, en jugement Kiev pour avoir, selon l'accusation, commis un sacrifice rituel d'enfant chrtien. Les assises disculperont Beilis,
autrement dit la machine judiciaire russe fonctionne de faon satisfaisante, mieux
que l'opinion publique dans son ensemble. Un des crivains les plus en vue du
Sicle d'argent, Vassili Rozanov, crit et publie le Rapport des Juifs 1odorat et
au sang, o il fait driver la culpabilit juive de la religion juive mme (l'absence
des voyelles dans l'criture hbraque prouvant par elle-mme le cryptage et la
dissimulation). Son ami Florensky, le futur prtre orthodoxe et victime du Goulag,
aujourd'hui trs encens, mathmaticien et homme remarquable beaucoup
d'gards, crivit un chapitre de ce livre, qui se trouve aujourd'hui dans l'enfer des
bibliothques. Lors d'une fameuse sance de la Socit de pense religieuse et
philosophique de Saint-Ptersbourg, Rozanov fut exclu, mais pas l'unanimit.
Le pote Alexandre Blok s'abstint, comme nous le raconte Aaron Steinberg dans
ses Mmoires en russe, que j'ai publis.
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Ajoutons que les Protocoles des Sages de Sion, ce faux venu de France, firent
une grande carrire en Russie, mais ajoutons aussi que Stolypine convainquit le
Tsar quil s'agissait d'un faux. Cependant le mal tait fait, et le texte passera de
Russie en Allemagne dans les annes 20. Sa double carrire est surprenante, et
d'ailleurs non acheve ce jour, en particulier j'en ai une rdition que j'ai achete
dans le narthex de la cathdrale de Novotcherkassk, dans le sud de la Russie, au
cur du pays cosaque.
Terminons ces rflexions par l'exemple du pote Alexandre Blok. Il n'tait pas
politis, il partageait avec Bily et ses amis symbolistes une apprhension apocalyptique du lendemain venir. Et quand ce lendemain arriva, la rvolution, avec
ses jacqueries, [422] avec la mise sac de sa chre proprit de Chakhmatovo
prs de Klin, il accepta tout avec enthousiasme et presque masochisme. Lhomme
de confiance de la mre du pote rend compte dans une lettre de novembre 1917
que tout a t dvast par les paysans, la bibliothque disperse : Il n'y a pas de
mots pour un tel outrage, un tel vandalisme , crit l'intendant. Blok accepte et
s'incline : la culture est une violence faite la pauvret, crit-il dans son Journal
de janvier 1919. Laccumulation des biens culturels est aussi condamnable que
celle des biens matriels. La civilisation est une surcharge pour le monde.
Dans la misrable Russie, la musique du primitif, de l'lmentaire, est mieux audible quen Occident. On retrouvera ces thmes dans la Correspondance d'un coin
lautre entre l'historien des slavophiles, Mikhal Gerchenson, et l'hellniste
Viatcheslav Ivanov. Le premier dit son compagnon dhpital : il faut tout oublier, il faut entrer dans le fleuve Lth, le second dfend la mmoire. Les paysans
de Chakhmatovo, eux, avaient dj tranch. Le maximalisme venu la fois de la
base misrable et de l'intelligentsia partiellement fascine par la tabula rasa avait
triomph pour longtemps. Il semble aujourd'hui apais. Pour combien de temps ?
l'avenir russe dpendra de la rponse cette question.
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[423]
MONTRER-REGARDER
LE CAMP
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Donner droit d'intrusion dans le camp, c'est donc plus affaire de l'criture, et
c'est elle qui est la grande dnonciatrice. Mais les illustrations de Chemiakine
pour LArchipel du Goulag ont aussi t tentatives d'intrusion. Elles ont soulev
l'ire de Soljnitsyne, mais l'admiration de Siniavski.
Tu apprendras des victimes elles-mmes quon leur administre un lavement sal dans la gorge et quon les enferme 24 heures dans un box
pour que la soif les torture.
Des figures noires, normes, empoignent le martyr presque nu, au sexe exsangue, tandis que l'norme poire occupe le centre du dessin, avec le visage jeune du
Gorgien bourreau en chef sur la ligne d'horizon d'une icne. On peut illustrer les
prmisses du camp, le cachot, la torture, l'isolateur, la prison encore vaguement
romantique , mais le camp blanc et asymptotique au rien, c'est presque impossible...
Limaginaire ou l'ustensile ! Ou les deux, voil comment on entre dans ce
monde. Lexposition de Genve (2004) nous a montr l'ustensile. Limaginaire
sera complter. Chalamov va chercher le cahier gel que les zeks retrouvent
avec motion : les dessins d'un fils de leurs bourreaux. Il y a plein de palissades,
et l'Ivan Tsarvitch des contes file avec une mitraillette. Presque un dessin de
Sviechnikov...
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Parler des camps pour ne pas rester dans le mutisme autistique de la victime,
si bien dcrit par Bettelheim, est la gageure de la grande littrature russe du Goulag : Chalamov, Soljnitsyne, Evgunia Guinzbourg, Evguni Fiodorov. On peut
entamer une chronique, imaginer une Iliade, comme Fiodorov prcisment. Jules
Margolin fut le premier chroniqueur du voyage au pays de l'me qui gle plus
vite que le crachat. Mais son livre, traduit par Nina Berberova en 1948, ne fut pas
lu, l'idologie rgnante refermait d'elle-mme les pages du livre. Soljnitsyne se
lance dans une sorte d'Iliade-confession, son essai d'investigation artistique .
Anti-pope qui dit non la violence du combat pour Troie et Hlne, mais la violence de la mort lente dans un archipel que ne touche pas l'Aurore aux doigts de
roses, mais la Bestialit aux doigts bureaucratiques. Lindustrie pnitentiaire,
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[425]
JERZY GIEDROYC
Lhomme qui vcut et mourut Maisons-Laffitte, prs de Paris, Jerzy Giedroyc, tait une lgende vivante pour toute la Pologne. A lui seul il quivalait un
gouvernement, tout un rgime, il fut la rsistance au communisme polonais, la
bte noire de bien des chefs de la Pologne populaire, Gomulka avait, dit-on, dans
un mouvement de colre pitin un exemplaire de Kultura. Or Kultura, la revue
fonde en 1946 par ce reprsentant d'une vieille famille aristocratique polonolituanienne, tait ce qui faisait trembler les premiers secrtaires du parti ouvrier
polonais pour une raison simple : Giedroyc avait emport avec lui en exil, dans
cette banlieue de Paris, la culture polonaise, la rflexion polonaise, le prestige
polonais. Dans l'histoire de l'exil europen Kultura tient une place part, unique,
fantastique. Une place que la Pologne nouvelle lui a d'emble reconnue, organisant des expositions sur les quarante ans, les cinquante ans de Kultura, lui consacrant des livres. Giedroyc tait le matre que tous les penseurs, les hommes politiques allaient voir en prenant le train de banlieue qui d'habitude emmne surtout
des turfistes ou des banlieusards.
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Un programme accompli, et au-del par le gant discret qui vient de nous quitter.
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en coutant Chichkov narrer le martyre d'Akoulka. Ce grand rcit, marqu par les
interruptions de Tchrvine, avide de savoir plus vite le dnouement, est probablement le sommet de l'uvre. Tendresse et frocit, sauvagerie des murs
paysannes, asservissement passif de la femme son destin nous conduisent de
l'idylle bucolique et de la tendresse lyrique une extraordinaire culmination marque par l'intervention l'antique du chur des forats horrifis. Janek n'a d'ailleurs pas exploit toutes les horreurs du rcit de Dostoevski. Il a voulu endiguer
le dferlement de rage et de perversit dramatique par les interventions rgulires
de Tchrvine, qui sont autant de refrains retardateurs, soulignant le ct rituel de
ce skaz , ou rcit oral qui, ici, est rcit chant.
Les quatre rcits enchsss, les deux sayntes bouffonnes nous donnent
comprendre le lien intime entre la maison des morts et celle des vivants. Les mes
des forats sont des mes mortes en ce sens quune infinie insensibilit les caractrise. Mais ce sont des mes vivantes en ce sens que leur crime vit en eux, quil
les habite comme il habite le non-bagne , ce vaste et cruel monde paysan d'o
viennent la plupart d'entre eux et qui est, en somme, une prparation au bagne,
l'antichambre des morts.
Dostoevski est le grand matre de la peinture des mes auto-tortures, boiteuses, qui ne parviennent pas tre elles-mmes. Le milieu social de ses romans est
la ville, ses bas-fonds, ses tricheurs et ses humilis. Mais au bagne prdomine le
milieu paysan et les diffrents rcits des meurtres pour lesquels les codtenus de
Goriantchikov sont dans les fers sont autant de drames de l'obscurantisme paysan.
Avant le Tchkhov des Paysans ou le Tolsto de La puissance des tnbres 105 ,
Dostoevski dpeint le noir Erbe d'un inonde o l'infanticide et l'homicide accompagnent souvent la clandestinit du sexe, sans compter les portails peints au
goudron nuitamment pour dnoncer les filles qui ont faut, et qui sont ainsi dsignes l'opprobre. Katia Kabanova, l'autre grand opra de Janek, est crit
d'aprs un drame marchand terrible du dramaturge Ostrovski, L'Orage, et nous
plonge dans la mme violence obscurantiste. Je te laverai les pieds et puis je
boirai l'eau , dit Avdotia, une des paysannes martyres mentionnes dans les Notes de la maison morte. Ce singulier lavement de pieds venu des icnes et des
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par une femme Tobolsk (en fait une pouse de dcembriste, car il en restait
Tobolsk, en 1850, lorsque le convoi du bagnard Dostoevski y passa).
crit quelques mois de la mort du compositeur, De la maison des morts est
un texte musical dont la violence, la rudesse, les grinantes alternances de tendresse et de cruaut doivent, musicalement parlant, Moussorgski, de Falla ou
Stravinski, mais galement au contexte inquiet qui a succd la boucherie de la
guerre mondiale d'o est ne la Tchcoslovaquie indpendante, qui prira dix ans
plus tard. Un autre bagne, infiniment plus dvoreur d'hommes, est dj n et en
pleine expansion : le Goulag. Et il est difficile de ne pas voquer ici cette autre
maison morte aux millions d'occupants qu'Alexandre Soljnitsyne, bien plus
tard, en 1972, appellera Archipel du Goulag. Le texte de Dostoevski est prsent
dans les marges de Soljnitsyne, comme un renvoi un Goulag-enfant qui navait
pas encore droul son ampleur universelle. So1jnitsyne suit peu ou prou le modle de ses prdcesseurs. Les impressions des premires journes (la moiti du
[430] texte de Dostoevski, tout le premier acte de Janek) occupent une place
prpondrante : la chute dans l'Erbe paralyse pour longtemps le bagnard ou le
zek, et mobilise toutes ses forces de survie. Mais LArchipel mentionne en ricanant les imperfections criantes du bagne d'Omsk : on y mange sa faim, l'hpital est commun aux forats et aux gardiens. Allons donc ! La faim constante, la
dlation, la propagande sans relche (au lieu des congs et de la fte des
prisonniers du deuxime acte de Janek) caractrisent le Goulag stalinien et
poststalinien. Lnormit du brassage humain, l'inexistence des motifs d'arrestation tout diffrencie le Goulag du bagne d'Omsk.
Mais une donne leur est commune : la zone du Goulag n'est que l'picentre de la frocit de la grande zone , celle du pays entier. Dostoevski relie la
mchancet humaine du bagne celle de l'homme hors bagne. Soljnitsyne relie
la peur et la dchance de la petite zone celle de la grande zone. Et sans doute
faut-il galement rappeler que l'opra de Gilbert Amy Le Premier Cercle est venu
interprter musicalement le Goulag, comme Janek a interprt le bagne tsariste
vcu par Dostoevski. Lopra d'Amy fut donn Lyon en 1999, le compositeur a
lui aussi tir lui-mme le livret de l'uvre de Soljnitsyne, tentant lui aussi d'organiser la coexistence entre un chur d'Incarcrs et plusieurs protagonistes,
ajoutant des projections cinmatographiques oniriques sur un cran, et de longs
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Dostoevski, dans ses Notes de la maison morte, relve avec attendrissement les actes et le comportement de malheureux qui se conduisent
comme de grands enfants, s'enthousiasmant pour le thtre, se querellant
comme des gosses sans mchancet. C'est que Dostoevski n'a ni rencontr, ni connu de gens issus du vrai monde des truands.
Autrement dit, la Maison morte nest quun jardin denfant, compare au Goulag qui gle les mes plus vite que le froid absolu de la Kolyma ne gle un crachat...
Deuxime grande diffrence entre le Goulag et le bagne de la Maison morte :
Dostoevski souligne qu'il a peru de mieux en mieux, au cours de ses quatre ans
de bagne, la profonde bont du peuple russe, une conclusion qui est radicalement
trangre Chalamov et presque tous les auteurs de la littrature concentrationnaire de l'poque communiste. Certes, Goriantchikov se heurte tout d'abord
l'hostilit des condamns de droit commun l'gard des nobles, dont il fait partie.
Mais peu peu cet obstacle disparat et si, dans la premire partie, le narrateur se
sent isol au milieu de criminels sans le moindre indice de repentir , cette impression de maison morte recule et s'estompe. Goriantchikov apprend discerner les tres rels sous l'habit du bagnard.
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[431]
Les hommes sont partout des hommes. Mme au bagne parmi les brigands, en quatre annes, je distinguai enfin des tres humains.
Pas seulement les tres bons qu'il remarque d'emble, tel le jeune et touchant
Aliea (qui s'prend de la figure du Christ, un christ transform par la lgende) ou
encore le Vieux-croyant qui sauve son me par la prire, ou encore le simplet
Souchilov. Mme parmi les autres, soldats, vagabonds, paysans, si les raisons de
leurs crimes sont varies, et s'il leur arrive d'en tirer vanit devant leurs camarades, moins qu'ils ne se clotrent dans le mutisme, ne parlant que pour jurer effroyablement, en dfinitive ce sont des tres dous d'un sens inn de l'art, de la
chanson, du proverbe, des tres venus du peuple, et honntes leur faon. Et plus
avance le rcit, plus Dostoevski semble aimer ces grands enfants. Des enfants qui
certes peuvent tre redoutables. Mais des enfants. Un peu comme le brigand Pougatchov chez Pouchkine, dans La fille du capitaine.
Le bagne de la maison morte est un lieu dsol, mais o l'on peut dcouvrir et aimer le peuple, en dpit de ses accs de violence qui restent souvent incomprhensibles. Ce ne fut pas du temps perdu pour moi, crit Dostoevski
son frre en 1854. Si je ny ai pas connu la Russie, du moins, j'y ai bien connu le
peuple russe, comme peut-tre cela est arriv trs peu dhommes. Nul doute
que Janek nait t fascin par cette ambigut que lui apportait Dostoevski,
bien plus que Ostrovski qui Janek a emprunt l'argument terrible de la pice
L'Orage, entirement immerge dans les tnbres : un peuple la fois froce et
enfant, un peuple la fois bourreau et pote, pote dans sa misre, bourreau surtout de lui-mme.
LEurope o se trouve Janek la fin de sa vie semble en rmission de ses
pchs et de ses guerres intestines effroyables. Mais dans ce quon peut considrer comme une brve accalmie, Janek, une fois de plus, a prt l'oreille ce que
lui disait la littrature russe. La Russie-maison morte s'avre au fil des annes de
supplice un lieu de rdemption, et une maison de vie. Un grand contemporain de
Dostoevski, un de ses diteurs aussi, le pote national et populaire Nikola Nekrassov, a chant, lui aussi, en 1856, les occupants de la Maison morte, les Mal-
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heureux , comme dit le peuple russe en parlant des criminels emmens au bagne.
Lui aussi a serti le rcit dans un contexte de folklore, de posie populaire qui,
avec ses adages percutants, ses ostinato rptitifs, impose le rythme de la mortrsurrection au dit des souffrances humaines, et rsiste au processus de mort. Nul
doute que l'pre, le strident et le tendre pome vocal et instrumental de Janek ne
soit inspir par cette tradition de la louange des malheureux . Accompagn du
doux et tendre Alicia, Goriantchikov traverse l'aride et ricanant monde des morts
vivants du bagne, et il y dcouvre la vie.
Janek confie souvent les stridences et discordances de ce monde terrible
l'orchestre, et le rcit lyrique des destins des malheureux au rcitatif vocal. Il
recoud le texte de Dostoevski, le dramatise en inventant l'pisode des retrouvailles au bagne des deux bourreaux d'Akoulka, mais reste fidle la grande leon de
Dostoevski : derrire les pieux, dont chacun reprsente un jour d'enfer, la Vie
vivante brle encore dans les mes, braise obstine. Svoboda, svoboditchka !
chante le chur en voyant l'aigle prendre son envol sans mme se retourner. Libert, petite libert chrie !
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Ce livre vous prend la gorge, la tte, aux tripes, son criture vous emporte
comme une houle norme ; depuis longtemps la langue franaise navait reu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce nest pas une rvolution dans l'criture,
c'est une rvolution dans le fret fictionnel ; une nef charge de tant d'histoire, de
nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reu depuis longtemps. On
allait chercher ailleurs, chez les Russes en particulier. Larmateur du navire est la
langue franaise, le boucanier un Amricain domicili Barcelone, mais la mer
qui1 laboure est le fleuve humain, dans son immensit.
Tout passe dit Grossman, en reprenant sarcastiquement l'aphorisme d'Hraclite. Les monceaux d'affams crevant sur les routes, les filles ventres, les
salopards vides d'humanit... Tout passe, rien ne subsiste, eh bien non ! a ne
passe pas, a remonte comme un dglutis venu du fond de la panse infernale.
Dostoevski, prsent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait dj la question : le bourreau et la victime sont-ils de la mme engeance, sont-ils interchangeables ? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe ? Les
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cette envole oratoire du nazi qui dit au bolchevik : Mme si nous prissons,
nous savons que vous achverez la tche qui est la ntre , la voici reprise, mais
une chelle gigantesque, comme si toute cette mare d'excrment et de misre qui
ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe sicle. Le narrateur, l'Obersturmfhrer Dr Aue, voit en rve Hitler portant un chle de prire,
dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement : Au fond
nous rcusons ensemble l'homo conomicus , refait cette grande plaidoirie sur
les deux peuples lus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner
avait dj mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando
isralien au fin fond de la fort amazonienne.
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Aue serait-il, comme il le prtend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien
amricain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de
Hitler ? Pas tout fait, car Aue, homme distingu, mlomane qui souffre de
navoir pas appris jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il Lcriture du dsastre dans sa retraite de survivant cach dans le grand fleuve humain ?), ami de
Brasillach et de Rebatet, Europen en somme, mais revenu ses origines vlkisch , fils d'un pre allemand qui a fait la premire guerre en bourreau animal,
et d'une mre franaise remarie quil hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections ralistes la dmence de la Solution finale, organise des
panels scientifiques grotesques pour dterminer si les Bergjuden du Caucase sont
juifs de sang ou de culture, il lit Lermontov, visite les lieux o le pote se fit tuer
en duel par Martynov, cite Augustin s'tonnant que Jrme pratique la lecture
silencieuse, mais cette distance nest quune mise en scne. En dfinitive le grand
secret, c'est l'adquation de la gigantesque orgie de sang son propre chaos primaire intrieur : en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le
prince des Dmons de Dostoevski, Stavroguine.
Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubre,
Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravit qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir pomranien de son beau-frre, et voit dans un dlire onirique sa sur-jumelle-pouse, avec qui il a forniqu au sortir clandestin de leur
enfance. Dans un maelstrm de sadisme, d'onanisme dlirant, il saccouple nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est
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les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne
lieu une note qu'envoie Aue Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain
invent par Speer. Le matricide dans la villa dAntibes est bien plus en accord
avec le dchanement de bestialit infantile que dcrit ce roman effrayant, l'humour vitriolaire, o les taches de lumire creuses par la torche du narrateur
crent une pouvante insidieuse, visqueuse, indtachable comme un vtement
souill et puant. Les petits normes crnes des morts vifs du peintre Musi murmurent Nous ne sommes pas les derniers , le bourreau de la maison des Atrides
europenne, murmure aussi Nous ne sommes pas les derniers . Et c'est bien l
ce qui angoisse la lecture de cette confession que ne lira aucun vque Tikhone.
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XIII
QUELLE EUROPE ?
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UN FACTEUR
D'ICNES ICONOCLASTE :
GEORGE STEINER
ROMANCIER
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d'archives refusait ostensiblement la posture du commentateur : la vie et son tragique devaient tre au rendez-vous entre le texte et le lecteur. Et devant une Genve amielienne qui n'aime pas se placer sous le regard, devant nous tous qui
craignons les textes ds que nous pressentons que leur lecture peut dposer en
nous l'explosif il dambulait, mi-pyromane, mi-danseur du mot. Plus tard il me
donnera lire un de ses plus petits textes, dont le titre en franais dpasse de loin
l'anodin titre en anglais : Comment taire ? Je reviendrai sur ce texte, mais ds
l'instant o je le lus, il me sembla dtenir la cl de l'exgse steinerienne : comment taire ? le pseudo commentaire tait, et le vrai commentaire tue.
Eichmann avait t captur en 1960, son procs avait t fait Jrusalem en
1963, Hannah Arendt en avait t la greffire, inattendue dans ses attendus sur le
mal absolu et l'homme ordinaire Eichmann (Eichmann Jrusalem : un rapport
sur la banalit du mal). Linjuste avait t jug et puni par le pays de ses victimes,
le Bien avait triomph, mais le mal restait camper, et il campait mme au pays du
Bien. Steiner qui est un Juif inquiet d'avoir survcu, un esprit tortur de comprendre l'nigme du mal, et plus encore l'nigme de l'lection, a poursuivi, et poursuivra sans doute toujours la question du paradoxe de l'lection. Quest-ce qu'tre le
peuple lu ? Lnigme et les contradictions de la notion mme d'lection ont
donn naissance la fable du Transport de A.H.
[440]
Dans son ouvrage sur Sophocle et le mythe d'Antigone, tincelant livre intitul Les Antigones, George Steiner dfinit la pice de Sophocle comme le texte humain qui rassemble le plus gnialement les cinq grandes constantes des conflits
inhrents la nature humaine.
Ce sont des conflits dont la rsolution est impossible pour la simple raison
quils sont constitutifs de l'homme, ce ne sont pas des preuves auxquelles il est
soumis, ce sont des constantes de lui-mme, o l'homme se dfinit dans l'affrontement et l'affrontement fait l'homme. Lagon, l'agir-contre est toujours en mou-
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vement. Ce qui veut dire quon ne peut pas arrter l'histoire, qu'on ne peut pas
prserver une mmoire sans conflit de mmoire, qu'on ne peut ngocier que des
armistices entre les adversaires, jamais des paix ternelles. LOccident, expliquet-il dans une confrence datant de 1974, est une nostalgie de l'absolu , et les
grands facteurs d'absolu, ou plutt d'ersatz d'absolu depuis que la transcendance
judo-chrtienne s'efface, ce sont Marx, Freud et Lvy-Strauss, trois Juifs qui ont
forg la nostalgie aigu du jardin perdu 106 . Et pourtant certaines constantes
se veulent immuables et en quelque sorte incessibles, l'Alliance de Dieu et de son
peuple en particulier, mme toute l'histoire d'Isral est une histoire de rsistance
du peuple Dieu. Les grands mythes sont des conflits du commencement, et des
conflits non ngociables. Ils renaissent sans fin, surtout les mythes grecs, parce
quils nous remettent incessamment face au conflit qui recommence.
George Steiner a t, est un lecteur en action ; si quelqu'un cherche et trouve
les prsences relles dans le texte, c'est lui. Lui le traqueur des faux glossateurs,
des faux lecteurs, des imposteurs de la lecture universitaire ou commercialement
hollywoodise. Taire ou tuer.
Il a donc t un grand lecteur de la littrature russe, ds son Tolsto ou Dostoevski, mais plus encore avec les grands textes de la dissidence. Entrer en dissidence tant l'acte mme fondateur de la cration. Lecteur inquiet, parfois mme
suspicieux, de Soljnitsyne, piant la chute du prophte, lecteur fascin de Vassili
Grossman, et en particulier de Vie et destin, et plus encore des pages thme juif
de ce livre incandescent, en particulier la Lettre son fils de la mre de Strum
(cette lettre a t joue au thtre, tant elle est elle seule un nud du conflit),
et galement le thme de la descente la Shoah mene narrativement le plus loin
que faire se peut, jusque dans la rduction cendre, mais une cendre parlante,
accusante, provocante. Car Grossman ne renonce pas au pouvoir du mot pour dire
l'indicible, il force l'indicible dans le dicible, il l'treint dans un corps corps qui
na pas d'quivalent, nous semble-t-il. Il y a dans Vie et destin cette page trs
puissante que nous avons dj voque, celle o l'Obersturmbannfhrer Liss
convoque au camp allemand o il croupit le prisonnier communiste Mostovsko.
Liss veut, dans la conversation nocturne avec le prisonnier, lui faire prendre conscience de leur parent troite, idologique et devant l'histoire.
106
George Steiner, Nostalgia for the Absolute, CBC Massey Lectures 1974, Toronto, 1974.
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[441]
Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage ha, nous regardons dans un miroir. L rside la tragdie de notre poque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez Pas en nous ?
Nous sommes vos ennemis mortels, bien sr, mais notre victoire est en
mme temps la vtre. Si c'est vous qui gagnez, nous prirons, mais nous
continuerons vivre dans votre victoire.
Cette saisissante scne de sduction, de miroir entre les deux totalitarismes est
comme l'anti-ple de Vie et destin alors que son ple positif est la Maison 6
bis qui, sous le dluge de feu de Stalingrad, abrite les amours de deux jeunes
gens qui vont prir dans un instant. Minuscule et prissante, la libert est ncessaire aux poumons de la narration de Grossman. Le livre de Grossman, un des
plus grands livres du XXe sicle, tente de dire ce qu'il y a de plus difficile dire :
107
Le Vie et destin du metteur en scne de Ptersbourg Lev Dodine est construit sur cette symtrie des deux systmes.
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la liaison entre le mal et le mal, entre le bien et le mal, entre le Dieu absolu et le
Dieu bafou, mais coresponsable du sicle des camps, des gaz, et de la Kolyma.
Lorsque Sofia sent s'effondrer contre elle sous la douche d'Auschwitz le corps du
garonnet David, qu'elle a adopt dans la cohue des femmes et des enfants allant
nus l'abattoir, elle murmure : Je suis mre. Car on peut devenir mre par le
malheur.
La lecture de Grossman fit un effet puissant sur l'imaginaire de Steiner. Et le
Transport en est un reflet, je suppose. Mais dans une autre cl, et sans l'extraordinaire quilibrage de Grossman entre l'inhumain et l'humain, qui fait que Grossman nous entrane vers une catharsis. Tandis que Steiner reste ambigu... Dans
Comment taire ? on voit la mre d'Isaac deviner le dessein effroyable de Dieu et
de son serviteur Abraham, et quelque chose comme la maternit par le malheur
s'esquisse, qui ressemble la transfiguration morale de la mre de Strum chez
Grossman. Ce qui est pass d'un roman l'autre, c'est l'interrogation dramatique sur
le mimtisme des voleurs d'absolu, l'effet de miroir entre les deux grands flaux
qui ont voulu exterminer l'homme simple, l'habitant naturel d'une terre soumise
la vengeance apocalyptique du Dieu invisible. La scne entre Liss [442] et Mostovsko va tre rejoue dans son roman, mais une bien autre chelle, et dans un
cadre imagin, hallucinant. (Bien sr, avant Grossman, d'autres avaient tent le
rapprochement entre les deux totalitarismes, ne serait-ce que Hannah Arendt, dans
la rflexion politique, ou Margret Buber-Neumann dans son exprience rapporte,
mais aucun texte navait encore mis en scne ce monstrueux inceste.) Sans craindre les excs ni le baroque, y aspirant au contraire de toutes ses forces, le romancier fabuliste invente une seconde capture d'Eichmann, mais cette fois-ci celle de
A.H., c'est--dire Adolf Hitler, au fond de l'Amazonie.
La fable est puissante, le dcor est sauvage, le marais amazonien immense, la
jungle verte et venimeuse lacre, engloutit et enveloppe dans son placenta primaire tous les tres. Il y a peut-tre, videmment, du dj vu dans cette jungle vorace
qui rappelle le film de Herzog Aguirre ou la colre de Dieu. La petite troupe de
Juifs que Lieber, le traqueur du Fhrer depuis trente ans, a lance sa poursuite
vient de dcouvrir le traqu. Vous ! c'est le premier mot, c'est le premier chapitre,
cest presque tout le livre : Vous ! l'incarnation du mal. Et la fin du chapitre le
vieillard rpond simplement, en allemand : Ich ! moi ! Ce vocatif la deuxime
personne (You en anglais, et la place de la traductrice j'aurais mis Toi ! parce
614
quil s'agit d'une sorte d'antiphilosophie du Tu, de l'altrit : face au monstre peuton dire, penser un instant Tu est moi ?) A.H. est aussi un Tu , qui l'on
peut s'adresser, que l'on peut regarder, aider marcher, plaindre mme... Et tout le
livre est un tonnement devant ce brlant paradoxe : le Tu peut tre l'horreur, le
mal personnifi , mais prcisment personnifi ne veut rien dire, pas plus dans
la fable de Steiner quau procs de Jrusalem o Hannah Arendt regarde le petit
Eichmann se dfendre.
Peut-on donc incarner le mal ? A cette question, le metteur en scne russe Sokourov, dans son puissant film Moloch, rpond non. Et Steiner connat d'avance
cette rponse. C'est un des conflits permanents o se construit le monde, le conflit
entre mmoire du mal et poursuite de la vie, entre jeunes et vieux, entre pass
mme infernal et prsent, ptri de biologique. Comme le Verbe, le Mal peut devenir Chair, Viande mme, comme dit le romancier Novarina, mais viande qui parle
et qui souffre.
Le livre est bti comme un dbat mdival entre l'me et le corps, ou entre Satan et Dieu, ou entre Dieu et Job. Il y a l'acte d'accusation, il y a le tmoignage
fou, il y a la plaidoirie pour clore la dfense. C'est un procs, mais pas Jrusalem, dans la jungle amazonienne, et pas en vrai , mais en plus vrai encore, devant Dieu. Lieber est le traqueur, l'organisateur de la chasse l'homme, de la capture, et il vient d'tre averti par des messages radio cods changs entre lui (nom
de code : Adjalon) et Simon, le chef de l'quipe en chasse (nom de code : Nemrod) : A.H. est captur, le Mal est entre nos mains, squestr, neutralis (mais il
se cachait, et ne reprsentait plus le danger du Mal). Et le rquisitoire d'Adjalon
est extraordinairement puissant, un formidable rappel de la haine subie, des atroces tortures, des humiliations, des mres et des filles nues qui ont d manger la
merde, des tres rampants encore vivants dans la chaux, des enfants jets la fosse de Sobibor... Il faut d'abord jubiler de la capture et ensuite se prmunir contre
la piti possible.
[443]
Adjalon Nemrod. Message reu. M'entendez-vous ? Adjalon Nemrod. Gloire Dieu. Au plus haut des cieux. Et tout jamais. Le soleil
s'est arrt sur Adjalon. Et nous avons remport la victoire.
615
N'oublions pas le sens des noms de code : Adjalon est une montagne au nord
de Jrusalem, Nemrod est le puissant chasseur de la Gense. Adjalon sait que
Hitler dsormais est pour ceux qui l'ont captur un homme vivant, un vieillard, et
que la piti peut les circonvenir. Il faut rchauffer la haine, raviver la mmoire des
martyrs de tous ges, tous sexes, toutes nations, toutes origines, tous ont pri
cause de ce vieillard qui a donn vie au vieux rve de meurtre total, qui a donn
visage au monstre collectif.
Veillez sur lui plus tendrement que s'il tait le dernier fils de Jacob.
616
haine ? Gdon ne sait plus qui il est, qui est A.H. Un compagnon essaie de le
consoler en lui confiant son interprtation de l'histoire : les Juifs sont dans l'histoire pour retarder le Jugement dernier, car personne ne veut du Messie. Ils nous
hassent parce que nous leur avons mis sur les paules le Messie Jsus.
Les Juifs sont le paratonnerre, les foudres divines les traversent jusqu la racine et les rduisent en cendres. Et grce cette ruse nous retardons la venue du Messie. Nous prions pour sa venue tous les jours, mais
nous lui chuchotons de ne pas venir...
[444]
Le mourant rtorque : Sottises, des mots que tout a ! Hitler aussi faisait
danser les mots, nous tous sommes des danseurs de mots. Et c'est alors que le
mourant ose son interprtation blasphmatoire : il est de ntres. Hitler est des ntres, il est un juif cach, lui aussi il a voulu ruser avec le jugement dernier, pouvoir y arriver seul, face face.
Le tmoin est donc fou, son tmoignage ne sera pas retenu par le tribunal...
Mais de toute faon tribunal il n'y aura pas, ils n'arriveront pas livrer leur prise,
les hlicoptres des fascistes commencent les reprer dans la fort touffante,
les espions des grandes puissances sont dj tous au rendez-vous dans la bourgade
ignoble et suffocante d'Orosso, la seule destination possible au terme de cette reptation dans l'enfer humide et venimeux. Il faut donc en finir, la troupe des justiciers est diminue, ils ne sont plus que quatre, plus l'Indien qui les a longuement
pis et s'est joint eux. On va commettre un avocat d'office pour le jugement,
l'Indien sera tmoin, mais l'inculp refuse tout avocat commis d'office, il se dfendra bien tout seul. Vient donc le troisime grand moment, le dernier, la plaidoirie de la dfense.
La plaidoirie dA.H. est videmment le morceau brlant, le brandon mme
que l'auteur a voulu jeter, et pour l'amour de quoi il a invent toute la fable. Mis
617
Et ce troisime acte est celui-l mme qui se joue entre Liss et Mostovsko,
entre la meute nazie et la meute fanatique des bolcheviks, mais c'est toujours le
chantage de la transcendance.
La fable de Steiner est grandiloquente, manifestement elle ne craint pas, recherche plutt le grandguignolesque, mais elle nous introduit au cur d'un paradoxe fondamental [445] pour lui : un miroir mimtique fonctionne entre le bien et
le mal. Il fonctionne entre le peuple lu et ses ennemis, il fonctionne au fond mme de l'homme et de l'hermneute George Steiner, et alimente sa rflexion fondamentale sur les mcanismes des prsences relles . Au demeurant, il nous
conduit au cur mme de la politique d'aujourd'hui puisque Isral, aujourd'hui,
est un miroir de violences. Et mme ce miroir flambe de plus en plus, bien plus
encore que lorsque Le Transport de A. H. tait en gestation. Son A.H. conclut
618
d'ailleurs ainsi : sans mon holocauste, jamais vous 1auriez eu votre tat, je vous
en ai fait cadeau. J'ai continu votre uvre de messianisme.
Ce viol du Bien au cur du bien, ce viol du Verbe au cur des mots. Tout se
concentre dans le paradoxe et l'nigme de l'lection. Steiner nous exhibe ce paradoxe dans sa fable, comme un saint montre sa plaie sur un retable difiant. Il l'a
fait dans bien d'autres textes, en particulier ce Comment taire ? qui est une rflexion potique sur le sacrifice d'Abraham. Comment un pre peut-il lever le
couteau sur son fils ?
Pas un pre juif ne considre son fils sans songer qu'il lui sera peuttre ordonn de lui ter la vie.
Le mal est ici situ intimement entre l'humain et le divin. Le divin est le grand
risque incrust au cur de l'humain. Labsolutisation est ne de ce petit peuple
juif, et l'absolutisation peut bien nomadiser, elle revient et elle reviendra toujours
lui. George Steiner, au sortir de certaines de ses fables si violentes, si provocantes, aussi acres ct manche que ct lame, m'apparat tel un facteur d'icnes
qui serait iconoclaste ; ou, pour reprendre un mot d'Ibsen, un poisson qui serait
hydrophobe...
La justice est sujette dispute, la force est trs reconnaissable et sans dispute , dit Blaise Pascal. Mais force et justice sont prises dans un incestueux nud
qui durera jusqu' la fin et au Jugement. The Reich begot Israel... , tels sont les
derniers mots de A.H. Le Reich engendra Isral. Dans les gnalogies du bien,
qu'aiment tant les critures, en voici une que nous nattendions pas, et que nous
donne avant de prir avec les autres le vieillard Hitler de George Steiner. Mettre
ensemble la justice et la force, comme en rve Pascal, supposerait qu'on mit fin
leur incestueux couple.
619
[446]
I1 existe en Europe un immense romancier que l'Europe ne veut pas reconnatre, c'est--dire ne veut mme pas lire. Il est serbe, il s'appelle Dobritsa Tchossitch. Il nest pas grand parce qu'il est serbe, ni parce quil est, avec l'Albanais
Kadar, un des derniers crivains vivants qui ont t malaxs par la grande utopie
communiste et le grand hachoir humain qu'elle est devenue inexorablement. Il est
un immense crivain parce qu'il est le dernier des crateurs de grands romans piques. Lpique meurt avec lui, l'pique est mort. Il ncessite une confrontation
entre le vivant et le mort l'individu et le collectif, l'homme et les dieux, le vouloir
personnel et lAnank de la tragdie grecque. Tchossitch a su mettre en confrontation ces grandes et insolubles oppositions. Il a pu le faire parce quil est serbe et
que la mort d'un destin national a t vcue par la Serbie plus tard que par les autres peuples de l'Europe, entre Premire Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale, titisme, bagne pour les staliniens antititistes, et croulement de la Yougoslavie. Seul un grand corps corps avec l'histoire, un combat la vie et surtout
la mort avec l'histoire peut engendrer de l'pique. C'est ce que nous donne Tchossitch.
620
621
de la guerre. La mort, c'est aussi bien celle du frre d'armes que la sienne propre.
Il se fait quelque chose d'impossible distinguer, une sorte de mort jumelle, des
morts soudes entre elles. Ivan crit en songeant Bogdan, son frre d'arme qui
vient de disparatre :
Nous nallons quand mme pas mourir tous les deux. Se souviendra-til de moi, est-ce que je le mrite ? Dans son combat pour l'avenir, ne pourrais-je pas tre son chagrin dans une certaine solitude ? tre un chagrin
pour un ami, cet espoir change pour moi jusqu'au sens de la mort.
622
Rodin, il l'exhausse, il en fait la figure tutlaire du Pre qui prend sur lui le terrible poids du sacrifice des Enfants. Tchossitch le conduit jusqu' la superbe scne
finale, lorsque, revenu dans son humble maison natale o l'occupant fritz
campait et souillait tout encore deux jours auparavant, le Pre vainqueur et le pre
vaincu par ce sacrifice de tant d'Isaac trace dans la cendre des traits nigmatiques
qui disparatront ds qu'on balaiera les cendres de 1'tre. Quest-ce que ce graffiti
mystrieux ? dit-elle comme la main qui crivit toute seule sur le mur du palais du
roi Belchassar, fils de Nabuchodonosor, Men, Tekel, Fares , ce qui veut dire
comme l'interprta Daniel le voyant : Compt, Pes, Dpec ? Une pesante
prdiction semble en effet surgir des cendres de cette misrable et auguste maison
paysanne.
Larbre est aussi une des mtaphores gantes qui btissent ce pome, on y
trouve l'homme-arbre, l'arbre dans le crpitement des combats, l'arbre refuge du
vivant et l'arbre simple repre pour les tirs, l'arbre qui a brl par forts entires
dans l'tre de l'antique demeure paysanne... Le paysage lui aussi entre en branle
tout entier, se convulse littralement. Le Rudnik, le Rajac et le Suvobor entrent en
collision ; tout le relief enneig, tordu par la tourmente, aveugl par la neige en
rafale entre dans une sorte de tragique sarabande. C'est la nature entire qui souffre, qui hurle, qui avance et qui recule comme la fort de Birman.
Bien sr, Tchossitch dialogue avec Tolsto. De bout en bout, presque brasle-corps. Non qu'il ait fait un calque. Mais parce que le type de bataille qu'il empoigne et sculpte dans sa phrase gouailleuse, tendre et tendue, c'est le type de bataille qui a commenc avec Napolon. Les stratgies l'chelon de 10 000 hommes, le dialogue artillerie-infanterie, les assauts main nue aprs la boucherie
cent mtres les uns des autres. Pas encore de blinds, pas encore d'aviation. La
baonnette achve l'ouvrage du canon et du fusil. La guerre sanglante, dj sans
hros, mais pas encore dpersonnalise. Quiconque veut empoigner cette ralit
humaine dix mille ttes, dix mille corps, dix mille curs doit se mesurer Tolsto. Tchossitch se mesure Tolsto. Le grand-pre Katitch connat par cur Guerre et Paix. Tous le connaissent. C'est le grand roman frre, et c'est le peuple grand
frre. Mais, comme Soljnitsyne dans Aot 14 (et trs diffremment, plus puissamment), Tchossitch corrige au passage.
623
La puanteur, les excrments, les viols et les vols, la lourde cruaut humaine
l'emportent, s'imposent et lestent la prose de Tchossitch comme un fardeau de
boue, de fange, et avant tout de peur. Cela Tolsto l'avait vu ds les Rcits de Sbastopol, mais navait pas voulu en faire le cur de son rcit.
On subsiste et l'on vit aussi grce la peur , crit Ivan Katitch dans son
Journal. Il faudrait apprendre aux hommes la peur. Elle est leur allie...
[449]
Lhiver du Suvobor est bien plus terrible que l'hiver chez Tolsto. Quelque
chose l'apparente l'hiver de Chalamov, ces blocs de froid absolu, ces assauts
du gel qui conglent jusquau trfonds les mes humaines. Entre la Kolyma et son
Goulag tortur par le froid et par les truands et ce Suvobor o errent des fantmes
vids de leur vie, o l're glaciaire semble jamais revenue, o l'homme vid de
soi ne se sait plus soi-mme il est une comme une parent, une historique
connivence. Tchossitch dcrit l'hiver 1914, mais il crit aprs la Kolyma, une Kolyma que lui, le communiste dissident, a su deviner. C'est par l'absurde et par
l'ignoble que l'humain peut tre sauv. Danilo Protitch crit ses parents et revoit
la scne : une tourmente de neige dont on ne trouve pas la description mme
dans les romans russes , et o l'on mourait de gel et de faim obstine. Deux Fritz
agitaient dans cet ouragan du froid deux clochettes pour faire croire aux affams
quil y avait l deux bliers vivants pour les attirer, les capturer ou les tuer.
Danilo a descendu les deux bliers vivants . Lpisode est grotesque, humiliant. De faux bliers attirant la mort des hommes moutons.
Ces pisodes o l'homme contrefait l'animal ne sont que drision. Car le monde animal est meilleur que le monde humain, bufs et chevaux serbes, battus,
harasss tirent dans un ocan de boue et de neige le peu de pain de munition et
d'obus qui, allis l'incroyable obstination de l'homme serbe, feront tourner la
roue de la guerre. Lordonnance du gnral Michitch, ce simple paysan Dragoutine, quil a sauv d'une bastonnade froce que lui infligeait son suprieur, dit au
gnral, devenu marchal :
624
625
[450]
VIVRE EN RUSSE (2007)
XIII. QUELLE EUROPE ?
C.
LE MENTI-VRAI
Conformment cette directive de l'ennemi du peuple
Trotski, le bloc des droitiers et des trotskistes adopta sa dcision monstrueuse : assassiner Gorki. 108
Nul doute que le mensonge ait pris en URSS une authentique ralit physique,
comme dit Sebastian, c'est--dire quil a pris la ralit mme de la vrit, et c'est
elle, la petite vrit dconsidre, perscute, mise au ban du rel, qui a dcru,
perdu consistance, et finalement a d s'incliner.
108
Le procs du bloc des droitiers et des trotskistes antisovitique, Commissariat du Peuple de la justice de l'URSS, Moscou, 1938, p. 25 (dition franaise originale).
626
627
Ils usaient de leur notorit pour tayer la calomnie, pour prendre part
l'attaque, pour empoisonner l'me de notre peuple par de nouveaux mensonges. Et ils se mtamorphosaient en faux tmoins non pas sous la torture, ou sous la menace de la torture, ou parce qu'ils eussent risqu, en refusant, la prison, la dportation ou quelque violence. Ils le faisaient en pleine
scurit, sur un aimable coup de tlphone. 109
Ta langue prmdite des crimes. Elle est perfide comme un rasoir aiguis. Elle est habile tromper. Au bien tu prfres le mal, et la franchise le mensonge. Tu aimes toute parole qui dtruit, langue perfide.
(Psaume 45)
628
que celui-ci a lieu non pas en vase clos, mais dans un espace politique ouvert. Et
la clture pratique est volontaire, accepte revendique par les communistes
franais et autres. On applique le mme principe qu'en URSS, c'est--dire, tout est
rapport de forces, il ny a pas dbat d'ides. Le dbat d'ides est mme chose
bourgeoise, ridicule, quasiment honteuse pour un communiste. C'est dire quel
point lire l'histoire des communistes, franais ou autres, selon le critre du mensonge est quasiment strile : ce critre nexistait pas.
Dans sa contribution au livre de Natacha Dioujeva et Franois George, Fred
Kupferman dmontre et dmonte le parcours du stalinien franais qui dpouille le vieil homme, celui pour qui le mensonge tait encore une perfidie de la langue comme le psalmiste l'avait dnonc, et il revt le nouvel homme socialiste, qui
a un autre type d'intriorit, l'intriorit rgie par l'extrieur, par le Parti. Une intriorit relie directement aux masses, et les masses s'expriment directement par le
Parti. Ce qui fait dire trs justement Kupferman :
Lintriorit est donc retourne comme une peau de lapin, dans un supplice
qui donne des frissons d'extase, mais dont le caractre de supplice ne peut pas
disparatre totalement, en ce sens que les nouveaux humanistes ont une blessure
secrte, mais quils doivent constamment cautriser. Il y a les ducateurs svres , il y a la rude cole de l'homme nouveau (nul ne remarque combien ce vocabulaire est copi sur celui de l'aptre Paul), il y a la masse des travailleurs mene
par les svres ducateurs , et l'intellectuel, l'humaniste socialiste, tre plus
frle que le proltaire parce que toujours contamin par l'idologie larmoyante des
petits-bourgeois, qui se fait un devoir de surmonter sa faiblesse, de se joindre au
torrent de fer de l'Histoire en marche. Les pouses dclarent aux procs de
leur mari :
110
629
Je ne puis que me joindre toutes les honntes gens du pays pour rclamer un juste chtiment contre le tratre que vous jugez. 111
Notre but en 1969 n'tait pas de rgler des comptes, ni d'crire nos
biographies, mais de faire clater la vrit sur la fabrication des procs, et
de rendre tant soit peu leur honneur aux victimes. L encore il faut se remettre dans l'ambiance du moment.
111
112
Cit par Karel Bartosek, Les aveux des archives. Prague-Paris-Prague, 1948-1968, Paris,
1996.
Artur London, Aux sources de lAveu, Gallimard, Paris 1999.
630
le rle d'espion de London au service du communisme international, il bat honteusement sa coulpe, il implique d'autres agents d'influence (que London recrutait
Paris). Par exemple ds 1945 il commence Paris la surveillance des milieux
migrs tchques. Il dmasque Nol Field, un communiste amricain qui organisait l'aide aux victimes du fascisme en Europe, plus tard London deviendra officiellement un agent de Field . London plaide devant le Parti, et dnonce une
petite part du pass communiste devant le public. C'est lamputation salutaire. Le
dbat qui fait alors rage et qui met aux prises, entre autres, Alexandre Adler, qui
crit dans Le Monde l'article Lhistoire l'estomac 113 , violemment hostile
Bartosek et dnonant une rgression morale de l'historien d'une part, et Marc
Lazar d'autre part, qui lui rpond :
Ce nest pas l'historien qui transforme l'homme en chair humaine. Autrement dit, s'arrter mi-chemin du rtablissement de la vrit historique
est encore un mensonge. 114
Le mensonge plusieurs tages s'explique par le fait que la victime d'une purge tente toujours de se justifier aux yeux du Parti et que la vrit, le rtablissement
des faits n'a aucune importance, il s'agit de rattraper le train de l'histoire, de se
joindre nouveau au torrent de l'histoire, aux svres ducateurs , aux masses
en mouvement vers l'eschatologie communiste.
[454]
Laveu des erreurs du culte de la personnalit ou des excs du totalitarisme
n'est donc jamais complet. Laveu de London napprit pour ainsi dire rien l'historien de la Tchcoslovaquie. En revanche Bartosek montra quel point London
restait li par son ancienne affiliation et son ancien aveuglement. Mais l aussi
nous nous heurtons une constante de l'histoire de la dcrue du mensonge : elle
113
114
631
632
l'Union des crivains o il proteste contre la censure, un groupe d'crivains dclare : ici aussi il y a la censure, voulant parler de leur difficult se faire diter. La
permanence du critre de l'extrmisme utopique, par-del les sanglantes rpressions massives et les charrois de falsifications, est une constante de l'histoire des
intellectuels surtout en France, ainsi que [455] le montre Jeanine Verds-Leroux
dans Le rveil des somnambules. 115 Chacun se rveille son heure et dans une
certaine mesure. Et nadmet pas que son rveil soit jug incomplet ou tardif. Le
bien de la cause rvolutionnaire , dont le clbre Netchaev faisait dans son
Catchisme dun rvolutionnaire (l869) le dernier article de la bonne conduite du
rvolutionnaire est rest bien enracin jusque trs tard dans le XXe sicle, et qui
sait s'il nest pas prs de refaire surface ?
Mensonge ici, mensonge l ? censure ici, censure l ? Y a-t-il ici aussi une
censure ? Bien sr la pnible recherche d'un diteur peut tre vcue par l'crivain
malchanceux ou graphomane comme une perscution. Bien sr le mensonge svit
de ce ct-ci galement. Bien sr on peut mme soutenir que les rgimes libres tiennent eux aussi sur du mensonge, sur une langue de bois , sur des
formules sacralises de peu de contenu. Aucun rgime ne tient sur les quatre
vrits lances tous les horizons. Dostoevski a imagin dans son rcit Bobok
une situation de vrit tout va : les morts soulvent leurs tombes au cimetire, ils
nont plus de pudeur et peuvent tout dire sans censure. videmment aucune collectivit humaine ne rsiste au jeu de Bobok . Mais le problme du mensonge
dconcertant et massif est quil ne sert pas de ciment minimal aux relations sociales, mais quil dtruit ces mmes relations et les reconstruit sur l'abdication de
l'intriorit et sur l'adhsion aveugle. Il dissout le socium au lieu de l'difier. Le
livre de Christian Jelen sur Les socialistes et la naissance du mythe sovitique
s'intitule LAveuglement 116 . Il s'agit d'un auto-aveuglement. Face au fanatisme
qui soumet la ralit ses vues (tel tait bien Lnine), l'intellectuel dsaronn
pratique l'auto-aveuglement. Jelen termine son livre par une tude de cas, celui de
Pierre Pascal. Les articles quenvoie en France Pierre Pascal en 1920 sont videmment trs tonnants du point de vue de l'aveuglement et du fanatisme. Les
grvistes en URSS sont des profiteurs et de la racaille. La Tchka est une institu115
116
633
tion vertueuse qui dbusque les profiteurs. Un tchkiste doit savoir tout sauver
depuis les moteurs jusqu la rvolution. 117 Laveuglement de Pierre Pascal
venait de sa haine du bourgeois, incarn par sa propre famille. Peut-tre la rvolte
contre sa famille quil naimait pas, surtout sa mre, s'est-elle exprime sous la
forme de ce rejet du capitalisme, et d'une contradiction paradoxale : je suis marxiste en conomie et thomiste en philosophie rpondit-il une commission de
camarades qui le jugeait en 1919. Lutopie est au cur du fanatisme. Lon Blum
dnonait avec perspicacit le fanatisme de Lnine et des bolcheviks ; et avant
Blum, l'analyse du vieil ami-ennemi de Lnine, Martov, menait, elle aussi, la
conclusion que Lnine utopiste voulait contraindre le rel, et violenter un pays
arrir pour le pousser de force l'avant-garde de la rvolution. Donc appliquer la
terreur. La terreur tait une exigence de l'utopie. J'ai longuement parl avec Pierre
Pascal dont je fus l'lve puis un ami, j'ai galement connu et interrog ses anciens camarades, rests ses amis, Boris Souvarine, Marcel Body, ou Nicolas Lazarevitch. Souvarine rappelle dans son petit livre sur Pascal l'norme impact [456]
queurent sur les militants ces correspondances de Pascal, en particulier son expos sur Les rsultats moraux de l'tat sovitiste paru en avril 1921 dans les Cahiers du travail 118 Pascal y affirme que le communisme est avant tout une transformation morale, que les communistes prchent d'exemple et font natre des
hommes l o il n'y avait que des sujets . Il dpeint un rgime o vritablement
l'utopie est dj l : Le manuvre et le commissaire du peuple se rencontreront
dans le mme sanatorium. Mme les classes ennemies sont rgnres, et le
nom de camarade exprime merveilleusement cette immense fraternit. Souvarine dcrit la chambre spartiate de Pascal et sa femme Eugnie Roussakov l'htel Maly Parij. Pascal tait fanatique parce quil tait utopiste, une utopie qui mariait le christianisme des premiers sicles, celui des Actes des aptres, au communisme. Il ne voyait pas la ralit, ou ne voulait pas la voir, et les articles qu'il envoyait aux Cahiers du travail taient mensongers . En tout cas ils induisaient
en erreur, mais leur auteur tait alors impermable au critre de vrit factuelle.
Lessentiel tait que l'homme nouveau sovitiste tait dj n, comme il conclut.
Larrestation de Lazarevitch, la descente de la Tchka dans leur petite commune
117
118
Pierre Pascal, En communisme, tome II de Mon Journal de Russie, Lausanne, 1977, p. 181
et suivantes.
Boris Souvarine, Souvenirs sur Panat Istrati, Isaac Babel, Pierre Pascal suivi de Lettre
Soljnitsyne, Paris, 1985.
634
dt en Crime ouvrirent les yeux Pascal et ses amis, ou plutt leur permit de
rintgrer leur intriorit : ils avaient raison, la rvolution tait trahie. Ils avaient
ferm les yeux sur l'insurrection de Cronstadt, le procs et la condamnation des
socialistes russes, de l'Opposition ouvrire. Ils navaient pas entendu le pathtique
SOS lanc par les marins de Cronstadt tous les proltaires du monde contre les
tyrans bolcheviks. Ante Ciliga parlera plus tard du lien vident entre l'insurrection
et crasement des mutins de Cronstadt et les grands procs de Moscou.
Aujourd'hui on assiste au meurtre des chefs de la Rvolution d'Octobre ; en 1921 ce furent les masses de base de cette rvolution qui furent
dcimes. 119
119
120
635
aprs la colossale leon d'histoire donne par la Rvolution trahie au XXe sicle,
le trotskisme renat, en France, et chez des jeunes gens qui ne savent videmment
rien du vrai stalinisme. Pour eux tout est thermidor . Car il y a une norme
rsistance intrieure cet aveu. Et une plus grande encore la publicit de l'aveu
(pour ne pas faire le jeu des ennemis du socialisme.). Du point de vue de l'adhsion au mensonge ou la vrit, il y a l une palette sans fin, riche de nuances,
mais qui comporte toujours l'lment d'une ancienne appartenance un compagnonnage sacr. On est rescap , on est pass par le feu de la foi communiste,
on a t, comme le dit Pierre Pascal en communisme comme en religion. Pascal dans la publication de son Journal, qui reprend littralement ses notes de
l'poque, et ajoute dans un autre caractre typographique quelques prcisions crites dans les annes 70, se rfre la notion d authenticit . Parlant de la brochure Les rsultats moraux, il prcise :
Cette grande illusion avait encore un grand avenir. Elle s'achve pour Pascal
en 1924, il reste en URSS jusqu'en 1933, et doit cacher son dsenchantement.
Pierre Pascal mentait-il ? Souvarine mentait-il lorsqu'il rentrait de Moscou en
1922 et se taisait ? Ni l'un ni l'autre ne falsifiait son enthousiasme. Les faits
taient falsifis, mais qu'est-ce qu'un fait ? le contexte leur semblait dicter l'interprtation. Lenthousiasme commandait la vrit de se plier.
Boris Souvarine, ensuite, et toute sa vie, luttera contre les falsifications. Et ce
jusqu'en 1981, par exemple, o il cloue au pilori les historiens du parti franais
qui viennent de rditer les Actes du Congrs de Tours, mais en ont fait disparatre Souvarine et Loriot, qui sont signataires de la principale rsolution du congrs.
Cette falsification, crit-il, suffit illustrer le caractre incurable de la syphilis
stalinienne diagnostique par Trotski, comptent en la matire. 121 Qui est dans
121
Boris Souvarine, Autour du congrs de Tours, Paris 1981. Il va de soi que comptent en la
matire , concernant Trotsky, tait in cauda venenum...
636
le vrai ? Lauteur d'loge des bolcheviks ou celui de cette dnonciation de la falsification stalinienne ? La simple rdition des documents de la rvolution bolchevique tait, on le sait, impossible puisque les auteurs des rsolutions disparaissaient, les acteurs taient entrans par les sbires dans les coulisses de l'histoire,
torturs et fusills. Le menti-vrai changeait continuellement. Il fallait conserver
dans le plus grand des secrets les journaux, leur simple conservation tant passible
de dnonciation et de punition pour antisovitisme. Loncle de Volodine, [458]
qui habite Tver, dans un des chapitres de la seconde rdaction du Premier Cercle, ouvre les yeux de son neveu rien qu'en lui faisant lire des quotidiens jaunis
des annes vingt et trente quil cache derrire son pole. Souvarine, partir de sa
rvolte contre le Parti communiste franais qu'il a lui-mme fond, se transforme
en archiviste, en chroniqueur, en gardien de mmoire. Il suffit de garder mmoire
pour lutter contre le mensonge dconcertant. Mais il faut pour garder une mmoire si dangereuse une flamme intrieure. Pour Souvarine, ce sera une sorte d'amour
de la vrit la Tacite. Il est anim par un sentiment romain de vertu, il lutte
contre Nron, le Nron moderne. Pour Pascal, ce sera le maintien de sa foi catholique. S'il ne recouvre pas une intriorit forte, l'ancien fanatique se tait, il n'a pas
l'nergie de dnoncer, c'est--dire de se dnoncer aussi comme partie intgrale du
mensonge dconcertant et criminel, il se sent vid de toute signification, us par le
menti-vrai comme par un poison contre quoi il nest pas mithridatis. Depuis
Franois Furet et son livre Penser la rvolution franaise (1978), nous avons revu
un chapitre de l'histoire, la Rvolution franaise et surtout son mythe, qui svissait
en particulier l'cole franaise. J'ai par exemple t lev dans cette cole publique qui enseignait la rvolution comme le modle du progrs du monde. Danton
tait le hros, Saint-Just et Robespierre taient des hros dpasss par la logique
des vnements, cest--dire que nous suivions trs exactement le schma de Michelet dans son Histoire de la Rvolution franaise. Il a fallu Furet et son cole
pour que soit mise en doute la lgende jacobine. Franois Aulard, que nous lisions
en classe de khgne, avait pour devise, comme le rappelle Christian Jelen :
Quand on me dit quil y a une minorit qui terrorise la Russie, je comprends,
moi, ceci : la Russie est en rvolution. Il allait de soi que la rvolution et le progrs devaient accoucher dans la douleur. Il allait de soi que les paysans vendens,
auxquels Soljnitsyne est venu rendre hommage en songeant ceux de Tambov,
taient des tratres, que Carrier et ses noyades d'opposants, c'tait tout juste une
bavure dans cet accouchement douloureux et ncessaire, un dtail en somme :
637
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Ce ntait pas en l'occurrence une ruse de l'ironie : Olecha avait voulu rellement tre le mendiant, celui que l'universel socialiste dpouillait de toutes ses
illusions, qui taient son trsor , et il se retrouvait effectivement comme un
mendiant. Ce mendiant navait plus lui que le souvenir de sa jeunesse, mais il
apercevait par la fentre un monde jeune, et ce monde jeune le ramne sa jeunesse, le sentiment d'tre un mendiant qui mendie le droit l'existence le quitte, et
il devient un crivain adulte d'un monde jeune, pour un monde jeune, le socialisme.
La confession d'Olecha fut trs applaudie, elle apportait l'analyse trs vraisemblable et sincre d'un retournement intrieur : le cheminement partait de sa
jeunesse, se poursuivait par la dcouverte de son insignifiance, puis la fentre
ouverte sur le socialisme, les nouveaux et beaux jeunes hommes de la socit nouvelle, et enfin le retour l'adquation de soi avec soi. C'tait le dsir de mentir
vrai d'approcher au plus prs d'une metanoa stalinienne de l'esprit, de la sensibilit, de l'me qui ferait que l'individualiste ralli ne mentirait plus. Et il ne mentait
plus, le miracle avait lieu. Toute une part de la littrature sovitique tourne autour
de ce miracle. Une autre part, celle des procureurs, des Cholokhov, dnonce l'illusion de la conversion au socialisme : tu ne peux pas changer, le petit-bourgeois,
l'ennemi de classe est tapi en toi. Ce fut la principale alternative dans la littrature
de l'poque : ou bien la puret absolue par limination de l'individuel ( Cavalier
des Grieux, il faut vous envoyer aux travaux [460] forcs , dit Kirchon au
122
639
124
Cit par Kirchon dans son expos sur les problmes de la dramaturgie socialiste in : Ier
Congrs de l'Union des crivains sovitiques en 1934, compte rendu stnographique, Moscou 1934.
Il parut dans le recueil Literatournaa Moskva en 1956.
640
crivit son roman Le Voleur (1927 et 1959). A quoi bon multiplier les exemples :
le faire aurait l'air de retourner inutilement un fer dans une plaie, d'tre le bourreau de toute une civilisation o il tait normal que chaque retour la vrit ft
partiel, rsultt d'une lutte interne sourde, apprcie des initis, inaperue du
grand public. Tout tait mesur par un svre censeur, interne d'abord, puis externe, et multiple, plusieurs chelons. De grands monuments du Dgel comme Les
hommes, les annes et la vie d'Ilia Ehrenbourg sont des monuments de vrit partielle, mais motive, de conqutes timides sur le mensonge, clbres avec des
sanglots dans la gorge. Il n'est pas question de recourir aujourd'hui ce texte
comme une source sre. Il reste en tant que monument de demi-vrit.
La perestroka narrta pas ce processus trange de desserrage slectif du carcan : les cercles de mensonge lchaient prise lentement, les uns aprs les autres,
mais jamais [461] compltement. La littrature dissidente est massivement publie, mais on ne rappelle pas qu'elle l'a t depuis vingt ans en Occident, on annonait comme des premires ditions ce qui tait de simples reprints. Des livres
d'histoire comme ceux du gnral Volkogonov sur Lnine, Staline puis Trotski
taient de prcautionneuses reconnaissances de vrit par incursion dans les archives, mais partielles, et munies de commentaires prudents et grandiloquents la
fois. Mais n'avait-on pas entendu la tlvision de Suisse romande Henri Guillemin dclarer que ces trois hommes avaient pu se combattre, mais taient tous
trois anims par l'amour de l'homme ? Ce fut enfin le dferlement du retour de la
mmoire : mmoires de gnraux blancs, d'migrs, de dissidents, retour massif
de la littrature de l'migration, culte des migrs qui avaient fait carrire en Occident comme le sociologue Pitirim Sorokine ou l'historien Vernadsky. Le retour
ntait pas conu comme une qute de la vrit, mais comme une restitution de
biens. Un peu comme se dveloppait la vive et acerbe querelle concernant les
biens culturels saisis par les Russes l'issue de la Seconde Guerre mondiale : tableaux confisqus par la Gestapo aux familles juives qui partirent
lextermination, puis pills par l'Arme rouge, puis enferms dans les rserves des
muses. Ils en ressortirent enfin, et je vis Saint-Ptersbourg une exposition d'art
europen qui ntait autre que ces trophes culturels deux fois confisqus. La
Douma interdit alors toute restitution, en arguant qu'au total l'envahisseur avait
fait plus de mal la Russie que la Russie au vaincu. Affirmation sans doute vraie,
mais qui esquive le problme de la vrit ponctuelle. Seul le bilan global est pris
641
642
miers textes, dans un conte intitul Du serin qui mentait et du pivert qui aimait
la vrit . Le serin avoue :
J'ai menti, oui, j'ai menti, puisque je ne savais pas ce quil y a au-del
du bosquet. Mais croire et esprer sont choses si belles ! Je ne voulais rien
d'autre quveiller l'espoir et la foi, et c'est pour cela que j'ai menti... Lui,
le pivert, il a peut-tre raison, mais quel besoin a-t-on de sa vrit, quand
elle paralyse les ailes comme une pierre pose dessus ?
643
[463]
EUROPE-RACINE,
EUROPE-RHIZOME...
644
LEurope fait preuve d'une variabilit extraordinaire sur les mmes grands
thmes : le Christ sur la croix, depuis les grandes Exaltations de la Croix en Espagne, les humbles pardons de pierre paysans des calvaires du Finistre celte,
l'corch sanguinolent de Bar-le-Duc jusqu'aux tristes Christs assis des croises
de chemin de la campagne polonaise ou du fin fond des forts de la Lituanie ou de
l'Oural russe... Ou bien encore le mythe du sducteur de Sville et ses mtamorphoses allant du burlador impie au don Juan romantique de Lenau et celui du
pote russe Alexis Tolsto, variante nostalgique et dolente d'un thme ailleurs
provocateur et sacrilge. Il est d'ailleurs trs trange que cette Europe rassemble
aujourd'hui ne puisse point voquer les racines uniques de son immense diversit,
puisquelle ne parvient mme pas mentionner son hritage chrtien.
LEurope ne se pense que comme un avenir, donc une sorte de tabula rasa. Si
l'Europe est exclusivement de l'universel, tel qu'exprim dans la Dclaration des
droits de l'homme, n'est-il pas vain, voire mme sacrilge de vouloir faire un
chelon europen, donc goste, de l'universel ?
Lenseignement de la diversit de l'Europe, paralllement celui de ses tentatives continuelles d'unification, est chose fondamentale : il nous faut enseigner en
particulier toutes les langues de l'Europe. La France a dj une norme difficult
enseigner ses [464] langues locales, rduites au statut de patois, et j'ai pu passer
une longue scolarit sans jamais entendre parler du statut linguistique de l'auvergnat que mes oreilles entendaient nanmoins sur le march du bourg de la Limagne, ancien duch-pairie, Randan. Alors comment enseignerions-nous le roumain,
ou le lituanien ? Il y a pire : nous refusons de connatre les autres littratures.
Nous refusons d'enseigner roman ou posie en traduction, cela ne fait pas partie
de nos programmes. Qui a lu l'cole Mickiewicz ou Slowacki ? Pouchkine ou
Lermontov ? La commission du Centre national des Lettres Paris dont j'ai fait
partie, comme Krzystof Pomian, sous la prsidence de Pierre Nora, et qui cherchait aider les entreprises ditoriales sur la librairie europenne des ides a
d se saborder, car elle ne recevait pas assez de bons projets.
LEurope s'est pourtant faite, tous les niveaux, conomique, militaire et surtout culturel, par l'ouverture, et l'histoire de ces ouvertures, souvent lies aux
conqutes o le conqurant s'merveillait de la culture du conquis, est fondatrice
de l'Europe, une dcouverte rciproque. Si l'on connat l'merveillement de la
France de Franois Ier devant l'Italie, l'invitation faite Leonardo da Vinci de ve-
645
nir en France, o il uvre et meurt, on ne connat pas l'ouverture non moins spectaculaire qui se fit en Russie en direction de la Gorgie et l'Armnie conquises.
Un historien comme Dimitri Likhatchov a crit l'histoire des flux culturels entre
Balkans serbes et bulgares et Russie orthodoxe byzantine. Qui le sait ? La Serbie
est regarde comme un non-objet, rduite au problme de ses criminels de guerre en cavale, longtemps mme aprs l'entre de l'OTAN en territoire serbe, et
alors qu'il semblerait ultra-ncessaire de rtablir des ponts culturels avec ce pays ;
c'est encore et toujours le poncif, le vide voire le mpris le plus total. Qui connat
Tchossitch ?
Cette structure ouverte de l'Europe, que George Steiner nous offre voir en
tudiant les Antigone , que l'on peut aussi bien tudier sur l'histoire de Shakespeare europen ds le XVIIIe sicle, ou sur l'histoire de la science aux XVIe et
XVIIe sicles ou plus encore des ides pdagogiques (Rousseau appliqu par
Tolsto aux enfants du vinage de Iasnaa Poliana) nous conduit un constat inquitant : l'ouverture a t l'histoire mme de l'Europe, mais avec son unification
actuelle, et quand les changes ne se font plus gure qu'en fonction des donneurs
de fonds des diffrentes commissions europennes, et donc dans un seul et mme
sens avec les frustrations qui en dcoulent (nul naime son bienfaiteur), cette ouverture diminue, ou plutt elle tarde extraordinairement reprendre aprs la coupure de la guerre froide. Les camions pour la Pologne de Solidarit et les jumelages avec les villages roumains en dtresse ont t des moments forts de gnrosit, mais non suivis d'change culturel rel.
A boring Europe est une contradiction dans les termes, puisque l'Europe
c'est la diversit et donc la perptuelle surprise sans que ce soit du tout fait autre,
c'est--dire de l'exotisme. Certes hypermarchs, McDonald's, aroports sont vraiment boring et nous y perdons nos repres. Comment rtablir l'merveillement
des uns par les autres ? Comment le faire dans une Europe qui par ailleurs tourne
le dos soi-mme, et souvent se veut asiatique, s'adonne au zen comme l'trange
jeune homme de la bourgade perdue [465] d'Efremov dans le film de Iossif Pasternak portant ce titre 126 . Comment se sentir europen si l'on ne sent plus la riva-
126
Iossif Pasternak a fait deux films documentaires sur la petite ville d'Efremov, celle dont
Tchkhov disait : Les lois de l'Empire russe arrivent Efremov, et s'y enlisent. Entre les
deux films (dix ans) on voit Efremov, toujours archaque, nanmoins gagn par le striptease, le zen , tous les composants de notre Occident...
646
lit heureuse entre les cultures, les architectures, les modes de vie des composantes de l'Europe ? Les billets de nos euros ont un graphisme froid qui nous montre
non pas les arches du Pont du Gard, mais une architecture romaine idale faite au
laser, non pas les arches romanes de Romainmtier, mais des arcatures idales et
abstraites, non pas la cathdrale de Wawel mais des ogives gomtriques peu
convaincantes... Aussi personne ne regardera jamais ces billets. Avait-on peur de
la concurrence entre tant de beauts du paysage et de l'architecture europennes ?
Comment rtablir la fraternelle rivalit ? Les traductions-trahisons sont le tissu
mme de l'Europe, le furent en tout cas. Il nous faut des traductions, des passeurs
car nous ne saurons jamais toute l'Europe ; sans passeur, aucun Europen ne saurait la connatre vraiment...
Europe veut dire tension amoureuse entre les sujets varis de l'Europe. Ce ne
sont plus les Atrides, mais il y a eu les Atrides dans la maison Europe. George
Steiner, dans un livre fondamental, clairant, parle des prsences relles dans
la culture europenne, comme il y a prsence relle dans l'eucharistie chrtienne. C'est le miracle d'un nouveau qui contient vraiment l'ancien, c'est l'ide de
Renaissance, si fondamentale l'Europe : le dsir amoureux de contenir autre
chose sans perdre son tre propre. LEurope de la Renaissance retrouve l'Antiquit, celle de son dsir, bien sr, et ce dsir mord presque toute l'Europe au XVIe
sicle, la Russie part, o le dsir surviendra plus tard, avec force, donnera et
Saint-Ptersbourg et Pouchkine.
Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne mavais pas trouv , dit le
Dieu de Pascal, et il faut esprer que les Europens en qute d'Europe pourront
toujours appliquer ces mots leur Europe dsire. Autrement dit l'Europe est un
objet que l'on ne trouve pas, mais que l'on cherche. En lisant Montaigne, Spenser,
Corneille, Voltaire, Tolsto ou Musil.
Notre problme est que la tension aujourd'hui s'affaiblit, que le beau combat
europen se rarfie, que l'on regarde souvent le mme feuilleton amricain ou
mexicain en bas de l'chelle reue des valeurs, et que l'on sacrifie au mme dieu
de la drision et de la dconstruction en haut. Il faut pour refaire de l'Europe quil
y ait de la tension, peut-tre mme de l'preuve. Dans le combat aux confins de la
Prusse et des forts lituaniennes, naissait pour Romain Gary, Europen s'il en fut,
et dont le suicide nous interpelle encore, l'ducation europenne . Il ne s'agit
videmment pas de souhaiter quelque guerre civile europenne puisque le nerf de
647
648
649
exportes, mais qu'il distingue de la voie arabe , o les textes antiques taient
certes traduits, et grce cela nous avons gard trace de nombreux textes grecs ou
aramens autrement jamais perdus, mais o l'original tait en gnral dtruit, du
moins laiss l'abandon, puisqu'on se l'tait appropri par la traduction en arabe.
Il y avait transfert, mais dfinitif et donc fixiste. Point de prsence relle .
Aussi pourrait-on parler d'un mtissage europen en un sens ulyssien, celui de
la ruse : de la ruse et des conflits cachs, des camouflages, des emprunts indus, et
des rapines de sens. Mais en aucun cas pour dsigner l'introduction d'un chaosmonde , hlas, peut-tre dj en route. Sachons retrouver de la ruse pour rsister
une fausse et dangereuse Europe rhizomique. Sachons retrouver des racines
multiples, concurrentes, parfois ennemies, mais toujours tresses par le conflit en
une unit inacheve, ouverte. Julien Benda, en 1946, soutenait que l'Europe tait
de l'universel, davantage li la science qu' la culture ; il s'opposait ainsi Dostoevski, ou encore Gide qui clbraient l'un et l'autre l'universel dans le particulier de chaque culture nationale europenne. Si Benda avait vraiment raison, l'Europe d'aujourd'hui serait inutile, et peut-tre mme serait-elle un crime contre
l'universel. Elle aurait en tout cas pour imprieux devenir de devenir le plus rapidement possible une Europe-monde, de sortir d'elle-mme. C'est peut-tre ce qui
attend l'Europe institutionnalise . Dans l'Europe de la culture, cela prendra
plus de temps. Pour l'instant, et si nous voulons vraiment accueillir les nouveaux
invits au banquet, le dialogue doit aujourd'hui se compliquer, faute de quoi il
prira, et l'esprit europen avec.
650
[468]
LA TRAVERSE D'EUROPE,
UN RVE ?
651
652
l'autre de son apanage, comme celle du paysan, qui fuit son matre, et se rfugie
dans le vaste espace sibrien ou nordique. Par l s'explique cette opposition entre
les deux Europe : l'Europe de pierre, et l'Europe de bois, l'Europe verticale, et
l'Europe horizontale.
Soloviev fils, le philosophe, a crit une rponse Danilevski, qui s'inscrit dans
toute sa polmique avec les nationalistes russes. Selon Danilevski, nous dit-il,
l'panouissement culturel prcde le politique, Pricls prcde Alexandre le
Grand, Gthe prcde Bismarck. Mais, rfute Soloviev, pour la Russie ce fut
l'inverse : le triomphe de la Russie sur Napolon prcde le sicle dOr de sa
culture et de sa posie... C'est que le philosophe rcuse l'ide d'une particularit de
la culture russe, et refuse sa relation la puissance politique. Mais en l'occurrence
ce sont les ides de Danilevski qui ont largement triomph et qu'on rencontre aujourd'hui le plus souvent dans la pense et la politique russes. Ce sont ces ides
qui ont t renouveles par le gographe et historiographe Lev Gumilev, qui l'on
doit l'ide de la passionarnost des peuples, mouvement mystrieux qui brusquement pousse les tribus d'Arabie hors de leur pninsule, ou les Slaves loin de
leur Moscovie terrestre. Gumilev, avec ses tudes sur les Khazars et sur la civilisation turco-asiatique est aujourd'hui l'inspirateur du mouvement no-eurasien (il
reprend un mouvement de pense des annes 1920, n en migration, et qui eut
une forte influence sur Roman Jakobson par exemple, bien que, plus tard, le linguiste rfugi en Amrique ait t trs discret sur cet engagement et celui de son
ami inventeur de la phonologie, Troubetzkoy). Comme nous le verrons plus tard
dans cet article, l'eurasisme fait aujourd'hui partie de la pense officielle, il y est
fait trs souvent rfrence, mme si c'est sous une forme voile et modre.
Le complment de l'ide des deux Europe, c'est l'ide du rattrapage : Pierre,
conscient du retard de la Russie ancienne sur l'Occident, entreprend un gigantesque rattrapage. Le jugement sur les rformes de Pierre, menes par ce gant
dune manire violente et tous gards surprenante pour les occidentaux (mais
beaucoup l'admiraient et beaucoup vinrent en Russie). Un historien comme Sergue Soloviev s'emploie [470] dmontrer que ces rformes taient ncessaires, et
que, si la personnalit hors du commun de Pierre Alexevitch a videmment jou
un grand rle, il y aurait eu rformes sans lui. Il le dmontre en comparant les
rformes de Pierre au livre du savant croate (mais Soloviev le dit serbe) Krijanitch, qui tait venu en Russie pour y restaurer la langue slave en sa puret et ri-
653
chesse, crire l'histoire slave, souille par les mensonges des Allemands, et enfin
dnoncer les ruses et tromperies par quoi les autres peuples tentent toujours de
mener les Slaves leur perte. Dans ce dessein, il crivit ses Penses politiques. Le
jeune tsar lut le livre, nous dit Soloviev, et y trouva autant un tableau de l'tat lamentable du pays slave qu'un projet de rformes, principalement dans le domaine
de l'instruction publique. La science et l'autocratie devront uvrer de pair, dclare
Krijanitch. En Russie, nous avons une autocratie complte, par ordre du tsar, on
peut tout corriger, et introduire toutes les sciences utiles. Ainsi la rforme doit
venir d'en haut, du pouvoir autocratique : les Russes par eux-mmes ne veulent
pas se faire de bien, et ne s'en feront pas sils ny sont pas contraints. 127
Louvrage de Krijanitch dmontre ainsi que les rformes de Pierre s'imposaient, mais il apporte aussi la justification du pouvoir autocratique. trangement
on peut dire que Soloviev reprend ici une ide que l'on trouve au dtour de
lEsprit des lois de Montesquieu, savoir que si Pierre a russi ses rformes, c'est
parce que le peuple russe tait europen, plus quon ne pensait. l'avance Montesquieu s'inscrit ainsi en faux contre Voltaire et son pangyrique forcen du tsar,
mais aussi contre Rousseau, qui, dans le Contrat social comme on sait, proclama
que Pierre rata ses rformes parce quil les fit beaucoup trop tt.
La querelle tourne toujours, de toute faon, sur l'ide de rattrapage ou sur celle d'imitation, de singerie de l'Occident. Deux ides qui hantent encore les polmiques d'aujourdhui depuis que la Russie, dbarrasse du communisme, s'est
d'abord tourne vers l'imitation de l'Occident, prenant en 1991 ses prceptes des
conomistes amricains et des juristes europens, dans une prcipitation et singerie aujourdhui condamnes par beaucoup. Les nouveaux eurasiens comme
Alexandre Douguine, ou comme Sergue Kara-Murza, l'auteur de La civilisation
sovitique 128 , dmontrent que jamais rgime social plus conome et plus juste ne
fut invent que le sovitique, qu'il est mort sous les coups de l'Occident, par suite
d'un projet antisovitique . C'tait un rgime qui dfendait l'homme contre
les besoins inutiles , mais qui s'est affaiss en entrant dans l're de satit, sous
le pouvoir des images de l'Occident. Kara-Murza conclut que ses analyses (deux
tomes de 600 pages) sont corrobores par le sentiment des gens simples, les gens
127
128
Sergej Solov'ev, Istorija Rossii s drevnejix vremen, Tom VII, Moskva, 1962, page 158.
Sergej Kara-Murza, Sovetskaja Civilizacija, Moskva, 2002, Tom I II.
654
Vous tes des millions, mais sommes des myriades ! ce vers clbre du
pote Alexandre Blok date de 1919, et il est crit sous l'empire de la colre contre
l'Occident. Il sonne trangement, dans la mesure o le faible peuplement de la
Russie est un de ses problmes principaux. La Russie ntant pas la Chine avec
son milliard et demi d'hommes, surtout celle d'aujourd'hui qui se dpeuple rapidement. Il est vrai que le pome s'intitule Les Scythes , et que les Scythes sont
le symbole de la civilisation autre, celle des Barbares confronts aux Grecs, hellniss mais rests barbares en leur cur. J'aimerais ici mentionner que Chateaubriand, dans ses Rflexions sur la Rvolution compare les Scythes aux Suisses :
deux peuples naturels, sains, mais qui ont t contamins par la culture, les Scythes par Athnes avec l'exemple dAnacharsis, les Suisses par la culture allemande. Chacun a le Scythe quil veut, ou quil peut. Le pome de Blok parut dans le
premier des deux recueils Les Scythes 129 , dits par le sociologue et Socialiste
rvolutionnaire Ivanov-Razoumnik, en 1918. Sur la couverture dessine par Petrov-Vodkine, on voyait brler le Colise confusion vidente entre les Goths et
les Scythes !
129
655
Ce thme des Scythes peut aussi nous servir revisiter l'histoire russe. Qui na
pas entendu parler des bijoux scythes du trsor de l'Ermitage ? Les tumulus
scythes dcouverts au cours de fouilles la fin du XVIIIe sicle et pendant tout le
XIXe sicle ont fourni au muse imprial ces merveilleux et fameux bijoux en or
qui ont l'nergie, la grce sauvages, et le mystre de formes primitives aux secrtes significations. Lempire russe avait import grands frais une multitude de
copies romaines de statues grecques. Catherine la Grande les commandait et achetait par douzaines, elle avait en Occident ses agents acheteurs. Et elle fit de la capitale russe une sorte de rplique de Rome. (La rplique amricaine, Washington
tant plutt une rplique de la Rome rpublicaine, celle de Catherine une rplique
de la Rome impriale). Mais partir d'Alexandre II la Russie cesse ses achats
dAntiquits grco-romaines, elle a dcouvert quelle a les siennes propres : la
Russie se dcouvre hritire de l'antique Scythie, de milliers de tumulus o l'on
met jour une foule de statues, en particulier le superbe lion de Panticape (nom
ancien de la Kertch daujourdhui). La sauvagerie stylise du lion de Panticape a
servi de modle de nombreux artistes, et symbolise bien ce scythisme qui
s'empare de la pense russe : nous n'avons plus besoin de votre Antiquit, nous
avons la ntre, nous sommes descendants directs de l'Antiquit, par Byzance, par
le lion de Panticape, par notre langue, hritire de l'hellnique, par les grands
mythes de nos tumulus...
[472]
Lpoque des dcouvertes de Kertch est aussi celle de l'invention de l'art populaire russe (invention au sens de dcouverte, comme on parle d'invention de
reliques). Lexposition organise en 2005 Paris au Muse d'Orsay, avec les plus
prestigieux patronages de la Russie officielle a ranim le souvenir de la dcouverte des grands pavillons russes aux Expositions universelles de Londres et de Paris.
Le style no-vieux russe se voulait une sorte de rplique la domination culturelle
de l'art d'occident. Les ateliers de la princesse Tenicheva, la propagande de l'art
russe par le critique Vladimir Stasov, l'agent publicitaire de l'art russe musical et
pictural de l'poque des Ambulants et du Puissant petit tas , Stasov dont les
ouvrages antioccidentalistes et nationalistes ont constamment t rdits en Russie stalinienne, tout concourt faire la Russie d'alors une seconde Europe , ou
encore une Autre Europe, pour reprendre une expression parue plus tard.
Lexposition du Muse d'Orsay Paris, en 2005, a fait redcouvrir au public occi-
656
dental l'art russe de la seconde moiti du 19e sicle avec ses grands tableaux
choraux , comme disait Stasov (ceux d'Ilia Repine, de Vladimir Makovski),
son retour au paganisme russe (les sculptures de Sergue Konenkov), son lyrisme
populaire (la cramique de Talachkino, prs de Smolensk, dans les ateliers de la
princesse Tenicheva), mais elle marque aussi le retour une politique de propagande de l'art russe et de sa spcificit, politique qui avait fortement marqu le
rgne de l'empereur Alexandre III, fondateur du Muse russe Saint-Ptersbourg
(on vient de lui restituer le nom de son fondateur). Plus tard les Ballets russes du
magicien Diaghilev, et le Sacre du Printemps couronneront cette dcouverte de
lAutre Europe, de la Russie scythe ...
657
de grande puissance, bien quil ait renonc aux aventures militaires, un pays qui
hsite entre un statut de puissance nuclaire de plus en plus vain et un statut de
grand ptrolier.
Cette incapacit trouver sa juste place est encore renforce par l'hsitation
choisir une ligne claire dans les rapports avec l'Ukraine. LUkraine qui, elle aussi,
souffre, quoique diffremment de la mme incapacit : la Rvolution orange, qui
la faisait basculer vers l'ouest, na pas les moyens d'une adhsion l'Europe, et
l'hostilit la Russie ne peut pas servir longtemps de ligne directrice tant les deux
pays sont forcment brids par leur pass commun et leur mutuelle dpendance.
Lindpendance fut aussi une amputation. Lincapacit trouver la bonne distance entre les deux pays cousins est pathtique.
Linstabilit dans la conscience de soi national, en russe natsionalno samopoznanie, mot trs usit, se marque galement dans la relation de la Russie son
propre pass. la question : trouvez-vous des lments positifs dans la figure de
Staline ? les Russes se divisent en deux camps, une moiti rpondant non, mais
une petite moiti rpondant oui. On a beaucoup critiqu le retour l'hymne sovitique, compos pendant la Grande Guerre pour la patrie , compos par le trs
sovitique Alexandrov, sur des paroles cinq fois modifies par le mme auteur,
l'crivain non moins sovitique Sergue Mikhalkov, dont l'opportunisme peut en
l'occurrence entrer dans un livre des records 130 .
Vis--vis de l'Europe C'est la mme instabilit psychologique. Les constantes
leons administres par le Parlement europen, le deux poids deux mesures
que la diplomatie russe dnonce de plus en plus souvent, et que l'opinion publique
ressent au mieux comme une draznilka , un agace-dents, au pire comme un
nouvel encerclement ... Autrement dit, on narrive pas vraiment grer le paradoxe, tabli depuis longtemps, de l'appartenance de la Russie la Grande Europe et de son rejet par la Petite Europe (les 25). On achoppera longtemps encore sur les problmes de la libre circulation des personnes, de l'ostracisme moral
130
Sergue Mikhalkov, le pre des deux cinastes Nikita et Andre, bon auteur sovitique, a
crit quatre fois les paroles de cet hymne, d'abord rdig comme hymne du Parti, puis
comme hymne de l'Union sovitique, puis il a dstalinis le texte sous Khrouchtchev, enfin
il a remport le concours pour rcrire l'hymne sous le prsident Poutine, lequel lui a rendu
visite pour ses 90 ans.
658
Evropa, vera, segodnia, zavtra , sous la direction de N.N. melev, Moscou, 2002
Valentin Fedorov, Kruenie Evropy ? in Sovremennaia Evropa No 3 (23) 2005, page
13
659
tente de parer au danger. Nanmoins ce danger est bien rel, et prendra corps le
jour o Vladivostok, Krasnoarsk ou Khanty-Mansijsk nauront plus d'intrt conomique, social ou intellectuel rester dpendant de Moscou. Selon Alexandre
Arkhangelski, journaliste bien connu qui arpente sans rpit le pays, le danger est
rel, et il nest nul besoin d'y voir un complot ourdi ailleurs...
Une liaison est faite par certains entre le problme majeur de l'Europe, l'immigration massive de non-Europens, ce que des Russes appellent son dpeuplement
blanc , et le problme permanent de la Russie : son sous-peuplement surtout en
Asie. D'un ct une migration blanche de plus en plus massive videra l'Europe de ses jeunes intellectuels et entrepreneurs, de l'autre la Russie eurasienne doit
absolument se peupler sans faire appel l'immigration chinoise qui transformerait
rapidement la Sibrie en un second Tibet. D'o l'ide d'une solution la Catherine
II : l'appel une seconde immigration massive d'artisans, artistes ou intellectuels
d'Europe ( l'poque essentiellement des Allemands de Souabe, de Saxe ou de
Franconie). Le succs de ce premier appel aux colons europens fut immense, et il
a faonn la Russie moderne.
Pourquoi ne pas recommencer, refaire d'autres Sarepta 133 autrefois oasis et
modle d'efficacit ? La littrature classique russe est truffe dAllemands, personnages actifs, crateurs de la modernit russe. Il suffit d'voquer le roman de
Gontcharov Oblomov, o le barine russe, Oblomov, et l'agronome allemand,
Stolz, lis d'amiti tendre, s'opposent finalement en tous points : le second tente
de tirer le premier de sa lthargie orientale, veut le faire accoucher de son propre
talent, lui ouvrir les yeux sur l'amour que lui porte Odyntseva, lui prouver les
perspectives gigantesques de la Russie. Mais Oblomov reste [475] obstinment
inerte, perd l'amour d'Odyntseva, finit dans la quitude de la cuisine de sa mnagre, c'est Stolz qui pouse Odyntseva, et accomplit le rve conomique.
En somme, faisons venir en Sibrie de nouveaux Stolz et la Sibrie sera sauve ! Btissons de nouvelles Sarepta sur l'Ob ou l'Ienisse ! Sauvons l'Europe de
son enlisement en lui offrant cet exutoire, et la Russie de son dlabrement en invitant ces nouveaux colons...
133
Cette ville allemande au nom biblique disparut avec l'poque sovitique, englobe dans
Stalingrad, mais aujourd'hui on essaie de lui rendre un vernis allemand.
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Cette nouvelle rverie russe ne s'arrte pas l, et Fiodorov continue en imaginant une Moscou-2 , qui serait btie au centre gographique de la Fdration
de Russie, c'est--dire loin en Sibrie, plus exactement Krasnoarsk. Les bolcheviks ont dplac la capitale de Saint-Ptersbourg Moscou, faisons un bond de
plus vers nos atres profonds, c'est--dire dans l'espace sibrien. Il donne l'exemple d'autres capitales transfres rcemment comme celle de l'actuel Kazakhstan,
qui a quitt Alma Ata pour Astana. Ce transfert serait videmment li une nouvelle colonisation et un afflux nouveau d'investissements conomiques en Sibrie. Pour la Russie, la vraie question est par quelle ville remplacer Moscou, dans
ses fonctions de capitale, ce nest pas du tout une dmarche de vassalisation en
direction de Bruxelles. On se rappelle que Soljenitsyne a souvent voqu cette
ide, en particulier dans Comment rorganiser notre Russie ; elle est reprise de
l'ultime message de Dostoevski dans la dernire livraison de son Journal de
l'Ecrivain : l'avenir russe nest ni en Europe, ni en Mditerrane, mais dans le
Nord-Est sibrien, terres vides et ingrates, mais immenses et promises nous par
Dieu... C'est ce que l'on peut baptiser le projet sibrien en opposition au projet grec de Catherine lorsquelle voulait faire de la Nouvelle Russie autour
d'Odessa une nouvelle Grce (et placer son petit-fils Alexandre sur le trne de
Grce). Des deux projets, le grec et l'eurasien , c'est le second qui est aujourd'hui la mode. C'est l qu'est le projet national...
Fantasmagorie, brouillardeux ! disent les dtracteurs ; Fiodorov rtorque : pas
plus imprcis que le devenir europen aujourd'hui ! LEurope aujourd'hui nestelle pas en train de s'assoupir dans une Oblomovka cologique ? Lternelle question russe, ce Que faire ? , que Lnine avait emprunt Tchernychevski (mais
Lnine n'tait pas oblomovien !), est presque devenue aujourd'hui, en croire de
tels analystes, une question moins russe qu' europenne , en tout cas l'incapacit
se situer dans l'avenir a gagn l'Europe.
Reste donc l'option eurasienne, quoi l'on trouve des rfrences de plus en
plus nombreuses dans les discours officiels ou dans les chroniques d'ditorialistes,
on souligne le besoin d'affirmer une autonomie politique et culturelle russes, qui
diminuerait la dpendance psychologique de l'Europe. Spcificit de l'orthodoxie
russe, spcificit de l'eurasisme territorial, spcificit de la sobornost ... Bref
tant le pouvoir que l'opinion ont tendance aujourd'hui relativiser les relations
russo-europennes. Ncessaires certes, mais point stratgiques. Il faut rgler des
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problmes locaux, rebtir une entente avec les pays baltes, dvelopper l'enclave
de Kaliningrad, obtenir la libert de circulation. Mais en l'absence de dessein europen prcis, l'Europe n'est plus la grande destination de la Russie.
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Cette vision de l'Europe n'est pas partage par tous en Russie, mais elle prdomine de plus en plus. Certes dans les deux capitales, on peut se sentir de plainpied avec l'Europe, tout ce qui agite les esprits Paris ou Berlin est connu Moscou et Saint-Ptersbourg, Delumeau, Derrida, Starobinski ou Houellebecq sont sur
les rayons des librairies, traduits et publis en russe. Le rattrapage intellectuel de
la Russie, brime sous le communisme, est aujourd'hui achev. Et mme la Russie
reprend la parole avec des philosophes comme Sergue Khoruji, thologien, mathmaticien, et traducteur d'Ulysse de Joyce ou comme Vladimir Bibikhine, phnomnologue et auteur du remarquable essai Monde-paix , ou encore Vladimir
Toporov, auteur de magnifiques ouvrages sur Ene ou sur la saintet russe... Il
existe prsent une aire culturelle russe que l'Occident ne connat pas. On aboutit
presque une inversion des choses, une Russie cultive qui nous connat bien, un
Occident soumis au politiquement correct, qui ne connat presque rien de la culture russe actuelle, hormis quelques dconstructeurs postmodernes qui rivalisent
avec les ntres.
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teurs de sa foire de Nijni Novgorod, chante galement par Apollinaire. Mystrieuse, symbolise par cette Lgende de Novgorod , texte qu'on croyait perdu,
et qui a t retrouv en Bulgarie avec quatre-vingt-huit ans de retard 134 ....
Puissent la Lgende de Cendrars et la Traverse de Sokourov exprimer longtemps encore le dsir europen de Russie et le dsir russe d'Europe ! Puisse dans
le ciel europen rouler encore longtemps le soleil gant des Slaves, roue
rayons de bois, qui restera toujours la cinquime roue du carrosse des peuples !
Puisse la traverse dEurope prserver longtemps encore son mystre !
134
Lextraordinaire histoire de ce texte magique perdu et retrouv nous est dite dans le petit
livre publi par Fata Morgana : Blais Cendras, La lgende de Novgorod, 1996.
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DDICACE
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me subsiste en moi, Boris Pasternak, dont les visites rue Potapov ou dans la maisonnette de bois de Bakovka ont immensment enrichi ma vie, Nikola Goudzi,
professeur et acadmicien, dont j'ai suivi le sminaire domicile sur Tolsto,
et dont l'aide fut cruciale en certains moments de ma vie d'tudiant Moscou,
Sergue Bondi, prestigieux professeur, dont le cours la Vieille Universit de la
rue Mokhovaa renouait pour nous le lien avec la culture russe de l'Age d'Argent...
Guorgui Katkov, historien, petit-fils du Grand Katkov , dont l'amiti et
la furia intellectuelle furent pour moi si prcieuses durant mes annes St Antony's College (1957-58 et 1959-60), Max Hayward, autre ami-mentor d'Oxford, lui
aussi, comme Pascal, un non-Russe entr dans la langue russe comme dans
une seconde maison natale, dont l'amiti et les sminaires furent dcisifs pour ma
vocation, au professeur Boris Unbegaun, ironique et inpuisablement savant, que
je revois arrivant donner ses cours avec les ailes de sa toge flottant au vent,
Isaiah Berlin, Sir Isaiah , dont les cours Schools et la conversation dvorante dans son manoir de campagne taient un dlice et une phnomnale leon...
Anna Tourgueniev, la premire femme du pote Andre Bily, que j'allai
voir Dornach, prs de Ble chez les anthroposophes, Vladimir Slepian, le
grand ami de mes [480] jeunes annes, peintre et mathmaticien de gnie, un dsespr qui cda son dsespoir, Mikhal Gueller (Michel Heller) et sa femme
Evgunia, avec qui les conversations s'ternisaient soit chez eux avenue de SaintOuen, soit chez moi, Vladimir Maximov et tous les dissidents qui vinrent
enrichir ma vie, et notre vie d'Occidentaux, chasss par un rgime snile qui ne
savait plus ce quil faisait, l'inventeur de l'Internationale de la Rsistance et le
fondateur de la revue Kontinent, au malicieux et nigmatique Andre Siniavksi,
dont traduire Dans l'ombre de Gogol fut pour moi un rgal, l'ami fantasque,
juvnile jusqu' sa mort, charmant et colrique que fut Moscou puis Genve et
Paris Viktor Nekrassov, Vadim Delaunay, le pote adolescent subtil, devant
son verre de rouge au zinc du bar, Andre Amalrik, arrogant et mystificateur,
incarnation du courage, mort absurdement sur une route d'Espagne, Alexandre
Zinoviev, le grand paradoxaliste, le dandy et l'inventeur de la narration en cercle
vicieux , le conversationniste brillant de Munich, de Lausanne, de Paris, puis
de Moscou, mort en 2006, Iosif Brodsky, qui me guida dans sa Venise, son
Manhattan et dont la voix et les vers vivent en moi.
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de joyeuses retrouvailles avec un continent rveill aprs 1989, tous ces interlocuteurs d'hier et d'aujourd'hui qui sont tous des parts essentielles de ma vie en
russe , l'universit de Moscou, quand j'y tais stagiaire en 1956-1957 et en
1959-1960, dans le kolkhoze ukrainien o m'avait emmen mon cothurne des
Monts Lnine , dans les longs et lents dplacements dans les trains russes, dans
les monastres anciens et nouveaux.
Je nai mentionn que les morts, mais je tiens mentionner anonymement et
collectivement trois personnes morales : la paroisse de Zaostrovi, prs
dArkhangelsk, celle de Sainte-Anastasie Saint-Ptersbourg, et l'universit
europenne Saint-Ptersbourg . Ma conversation avec la Russie et la langue
russe a t renouvele par la frquentation des trois. A tous merci, merci !
Fin du texte