Vdocuments - MX Deux Etendards
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Vdocuments - MX Deux Etendards
LES DEUX
ÉTENDARDS
Roman
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 1951.
À VÉRONIQUE,
ma chère femme.
Pour son amour, pour son courage,
pour sa fidélité.
I
OUVERTURE PROVINCIALE
suavité diffuse. Hélas ! un Père préfet ne peut sévir sur les seules pré-
somptions d’un odorat en quelque sorte moral.
deux garçons n’étaient pas plus laids à tout prendre que cinquante
autres, mais leur pittoresque ne les désignait guère à l’attention des
âmes en quête de tendres béguins. Assez naturellement purs, ma foi,
ils avaient eu leur principale révélation du « ficelage » et de ses réal-
ités positives par les enquêtes, les interrogatoires acharnés auxquels le
Père Gayet les avait soumis. Ils détestaient suffisamment leurs gardi-
ens à soutanes pour qu’un tel initiateur ne leur inspirât qu’un désir
très médiocre du fruit défendu. Surtout, la facilité du ficelage leur ap-
paraissait méprisable. Les filles, invisibles, interdites, étaient d’un bien
autre attrait ; la conquête, fort hypothétique jusqu’ici, d’une des plus
émouvantes, c’est-à-dire d’une des plus angéliques et des plus
fuyantes, eût été une entreprise bien autrement digne de deux cœurs
aussi fiers. Guillaume et Michel n’étaient certainement pas les seuls,
sur les bancs de la grande étude, à avoir respiré de trop près l’odeur
des petites amies d’été, des grandes cousines, joué des mains avec les
petites bonnes aux yeux trop luisants. Mais ils étaient du très petit
nombre qui en avaient conservé dans leur peau un tel émoi qu’aucun
substitut ne demeurait tolérable.
Le Père Gayet, tombé au beau milieu d’une dispute sur les palettes
comparées des Contemplations et de la Légende des Siècles, s’éloignait
à regret, pris entre ses soupçons mal éteints et le respect des matières
consacrées par le programme.
— Elle remonte ! Maintenant, on est peinards jusqu’à la cloche.
Michel, le plus petit des deux, mince, nerveux, agitait une tignasse
brune, farouchement emmêlée au-dessus d’un visage encore tout
enfantin :
— Écoute-moi bien, dit-il. Tout à l’heure je vasais. Voilà : précepte
de base, vérité première : autrui est un cul !
Guillaume – au fait nous n’avons pas encore dit qu’il était le fils d’un
très honorable avocat de l’Ardèche – Guillaume, déjà solide d’épaules,
blond et rougeaud aux yeux gris bleu, avait une bonne figure de jeune
Student allemand, un Student transplanté et qui eût cherché à se
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— C’est vrai. C’est bien ce que je sentais. Mais on n’aurait pas été
foutus de se l’expliquer, toi ou moi, à ce moment-là. C’est bizarre. On a
emmagasiné ça, et on ne le comprend que maintenant.
— Nous aurions pu le comprendre tout de suite. Mais ça nous aurait
fait honte. On avait honte de réfléchir sur ces choses-là. Tu as été ja-
loux des autres, hein ? Et moi aussi. J’essayais de les copier, de parler
et de marcher comme eux. J’aurais voulu comprendre tout ce qu’ils
disaient, m’intéresser à tout ce qui les intéressait. Tiens, j’étais tout
fier quand un des anciens, un de ceux qui avaient le plus de copains,
me parlait pendant une récré de sa famille parce que je lui avais donné
du chocolat. J’ai distribué les trois quarts des paquets de ma mère
pour me mettre bien avec la bande des Moineton, les deux jumeaux de
mon carré qui étaient toujours les chefs à la balle et aux barres. Quand
j’ai fait le Sourire du Cloître et que j’ai écrit le Drame de la Tour aux
Freux…
— Tu ne me l’as jamais fait lire.
— Justement, vieux pet ! C’était pour que les autres disent que j’étais
un type. Ça n’était pas pour toi. Ne parlons plus de ces conneries… En
passant à Lyon, pour les vacances de Pâques, chez Flammarion, j’ai vu
un article d’un zèbre qu’on ne connaît pas, un nommé André Gide. Je
ne sais pas pourquoi j’ai lu ça. J’avais aperçu le nom de Baudelaire de-
dans. Le type dit : « Quand j’étais encore enfant, et que j’ai compris
que je ne ressemblais pas aux autres, j’ai pleuré désespérément. » Eh
bien, ce type est une couille molle. Moi aussi, j’ai compris la même
chose que lui. Mais je te garantis que je ne pleure pas. Ah ! non de
foutre, non ! Je ne ressemble pas aux autres, et toi non plus, parce que
nous ne sommes pas de la même espèce. Et la grande espèce, c’est la
nôtre. Seulement nous sommes peut-être cent pour un million de culs.
Guillaume demeurait grave, concentré :
— Oui… Mais, est-ce qu’on ne pourrait pas te dire que tu es un ri-
dicule petit prétentieux ?
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tiens et que c’est vraiment ça qui vaut le coup d’être gardé. Quant aux
autres pieds, s’ils cavalent aussi vite que je les emmerde…
Deux plis durs s’étaient dessinés entre ses lunettes. Michel boxa
deux ou trois fois l’espace à petits coups courts, puis allongea une
grande claque sur le dos de l’Ardéchois :
— Par mon couillon gauche, fils, je ne suis point mécontent de cette
journée.
Il avait le sentiment, un peu confus, qu’il venait de réussir, sans
l’avoir prémédité, un coup de maître. Guillaume, éclairé sur le mépris
du troupeau, appartenait désormais à Michel encore plus étroitement
que par la vertu de toutes les affinités électives.
Le Student était retombé dans un mutisme sourcilleux. Michel
savait qu’il était convenable de le laisser un moment à sa rancune.
Mais Guillaume reprit bientôt :
— Au point où nous voilà, nous n’avons plus le droit de rien nous
cacher. Je te pose une grande question : la religion telle qu’elle se
présente à nous, ne peut pas avoir une plus sale gueule, plus moche et
plus imbécile. Nous en avons déjà assez parlé. Penses-tu que ce soit
uniquement la faute de la curaillerie ?
— Non. Je ne le pense pas.
— Tu y as réfléchi ?
— Oui ! j’y ai beaucoup réfléchi.
— Alors, il ne s’agirait pas seulement d’être débecté par les curés. Ce
serait donc beaucoup plus grave…
— Oui… Ce serait beaucoup plus grave.
La cloche du cloître égrena une quinzaine de coups grêles. Il ne res-
tait plus que cinq minutes avant la grande volée qui terminerait la
récréation.
— Magnons-nous. On va juste avoir le temps de pisser.
Guillaume, durant la récréation de quatre heures et demie, était en
retenue, condamné à l’achèvement d’une version latine qu’il avait
traitée avec une excessive désinvolture. Le lendemain, une commune
pudeur semblait empêcher les deux garçons. Ils n’étaient ni l’un, ni
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Un an plus tard, sous les mêmes platanes, parmi les mêmes ficelles
en amour, Guillaume et Michel, devenus philosophes, expliquaient
toujours avec volubilité le monde et leur propre planète. La Gaille
venait de distribuer le courrier du jour. Michel tournait entre ses
doigts une carte postale. Guillaume, qui savait que Michel tenait, sous
des masques ingénieux, correspondance avec une certaine Josette de
Vienne-sur-le-Rhône, jugeait séant de s’enquérir :
— C’est de la môme ?
— Non, pas aujourd’hui. Si tu veux voir, c’est assez poilant. Le car-
ton représentait la maison de Lamartine à Milly, avec un médaillon du
propriétaire à l’angle, dans les nuages, le tout d’un goût assez pauvret
et naïf. Au verso, dans une écriture bouclée, très enfantine encore :
« En excursion au pays d’un grand poète, dont cette modeste image
fera, j’espère, mon cher Michel, chanter les Harmonies dans ta vaste
mémoire, en même temps qu’elle t’apportera mon meilleur souvenir.
Régis Lanthelme. »
Guillaume eut un bon rire :
— Il en est encore aux rochers muets et à la forêt obscure, ce
frangin. Il aurait plutôt besoin de se mettre à la page. Qui est-ce, ce
mecton-là ?
— Tu te souviens bien. Je t’en ai déjà parlé une fois ou deux. C’est ce
zèbre de Lyon. Nous sommes presque parents : cousins des mêmes
cousins, mais lui par les zobs. C’est le genre camarade d’enfance, tu
sais, qu’on a rencontré peut-être six fois, dans des goûters ou à la Tête
d’Or, pour aller voir les biches. Il est encore en rhéto. Il a redoublé la
seconde, à cause d’une fièvre typhoïde. Je l’ai vu chez les cousins, à la
sortie de février. Je me faisais drôlement chier. Tu parles, chez des
passementiers millionnaires, la troisième maison du Griffon. Moi,
j’aurais plutôt fait du gringue à la nouvelle cousine, la femme du fils
aîné. Une môme bandante, l’épousée. Une blonde, dix-huit ans, et qui
te joue des miches… Mais on m’a foutu au gueuleton dans le coin des
impubères, à côté du Régis : « Tiens, vous ferez la paire : deux piqués
de littérature ensemble. » Parce que le gars Régis collectionne les prix
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Michel, fort vacant, tout en culottant ses premières pipes, s’était dé-
couvert un goût pour le poker et les courses qui le tint trois bons mois
et que ne prévoyaient point les colloques de Saint-Chély. C’était une
contribution bien maigre à ces majestueux programmes que deux ou
trois douzaines de strophes éparses, quelques bouquinages de romans
illustres, où l’on avait surtout dévoré « l’histoire ». Il se divertissait à
scandaliser les Lyonnais en sortant nu-tête, en imaginant de porter un
veston clair avec un pantalon foncé, avait couru un peu les quinze
cents mètres dans un stade de banlieue, réalisé des temps assez bril-
lants, mais vite reculé devant les rigueurs de l’entraînement, le jargon
et la gravité des étudiants sportifs.
Il n’avait pas vu Guillaume depuis près de cinq mois. À leur
première rencontre, celui-ci n’hésita pas à lui « botter moralement le
cul ». Guillaume savait par cœur force vers d’un poète qui se nommait
Apollinaire et qui était mort d’un éclat d’obus. Van Gogh, ce Hol-
landais fou, dont quelques anecdotes les avaient intrigués, était un im-
mense artiste, le Rimbaud de la peinture. Guillaume s’était fait ra-
conter sa vie à Arles, et il possédait de très belles photographies en
couleurs d’après ses tableaux. Sans doute, sans doute, Balzac… Mais
qu’en connaissait-on avant de l’avoir lu tout entier ? Et plus encore, il
faudrait lire tout Stendhal et tout Dostoïevski, deux des plus grands
précurseurs du siècle… En Angleterre, ils avaient des écrivains qui
étaient poètes, comme au temps de Keats et de Shelley. André Gide
n’était pas seulement un estimable baudelairien, il avait fait des quant-
ités de livres, et de première bourre. La terre était couverte de lu-
mières insoupçonnées, et Michel ne pouvait tout de même pas in-
voquer les droits du génie à une superbe ignorance. Ses dernières pro-
ductions, en tout cas, ne révélaient point ce génie. Il était très joli
d’avoir flanqué les morales par-dessus bord. Mais liquider les morales
pour s’encroûter dans l’incurie et la gloriole paresseuse, tous les ratés
de brasserie en faisaient autant. Guillaume réprouvait la vulgarité de
ce débraillé : il importait de se construire de nouvelles lois, et de
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Puis une nouvelle fois, il retoucha terre avec une longue épître à l’ami
sans pareil.
« Je t’ai déjà entretenu, mon cher Guillaume, de Régis, ce grand
flandrin au nez avantageux, dont on ne sait jamais s’il est solidement
sensuel ou légèrement niais. Je le connais depuis toujours, et vérita-
blement depuis cet hiver. Faisons à son propos une fiche de nos “docu-
ments humains”.
« Il est curieux de retrouver un bougre que l’on a vu petit garçon
comme soi, en manteau de ratine à boutons dorés, que l’on a embrassé
le 1er janvier dans le grand salon de la famille, et de découvrir qu’il est
le seul capable autour de vous d’apprendre par cœur les vrais poètes,
de lire la Saison en Enfer plutôt que M. Pierre Benoît et M. Paul Bour-
get. Tu le sais, notre horreur commune de tout apostolat reste le
premier commandement de mon catéchisme. Cependant, on ne peut
se défendre de communiquer certaines choses qu’on aime au point
qu’elles débordent de vous. Mais qu’il est donc difficile de décider si tel
humain est digne de recevoir la… non, je ne dirai pas la bonne parole
comme ces chiens à soutane. Je ne trouve pas le mot juste. Je laisse un
blanc. (As-tu observé combien notre éducation cléricale nous a souillés
de vocables infâmes, dont nous ne pouvons pas nous débarrasser, qui
remontent toujours guillerets, les premiers, à l’appel de n’importe
quelle pensée ? Pourquoi les types de notre sorte ne naissent-ils pas
avec une marque à la fesse, au nombril, au petit doigt de pied, qui les
désignerait comme des mortels d’une essence particulière, à tenir,
sous peine de mort pour les procréateurs, loin de toute impureté, des
confesseurs, des prédicateurs, des pions, des épiciers, des soyeux lyon-
nais et des journalistes ?)
« Je ne m’éloigne pas du jeune Régis. Voilà un bonhomme qui est
affamé de littérature, qui est l’un des plus extraordinaires pianistes de
ma connaissance. J’ai auprès de lui des soirées grandioses quand il me
joue les sonates de Beethoven. Il commence aussi à composer. Il m’a
joué confidentiellement deux ou trois de ses essais. Ça me semble en-
core scolaire, mais c’est un point de départ. Imagine notre joie si nous
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Régis put fournir toutefois assez de gages pour avoir les honneurs
d’une semaine dans la grande maison et le clos de l’Épervière. Il fit une
cour de jeune caniche à Cécile, l’aînée des deux sœurs de Michel,
brune petite personne de seize ans à peine, creva à son premier set la
raquette de tennis qu’on lui avait prêtée ; il fourragea fort impudem-
ment dans les papiers intimes de l’ex-dramaturge, qui souffrit mal ces
privautés. Mais il manifestait un goût si ingénu et gourmand de con-
naissance qu’on ne pouvait s’ennuyer avec lui, ni lui tenir rigueur de
ses encombrantes maladresses. Il étonna et enchanta toute la famille
par ses talents de pianiste. Cécile, la virtuose du foyer, s’effaçait avec
confusion devant la fougue et l’assurance de ce jeune dompteur. Régis,
galamment, protestait que si Cécile manquait encore de force dans
Beethoven, elle était bien meilleure debussyste que lui. Il y eut des
séances de quatre mains fort réussies. Régis brocha même en une mat-
inée un allegro très joliment tourné pour corser ce répertoire. Michel
se faisait expliquer la contexture des accords, les principes élé-
mentaires du contrepoint. Il se penchait avec une passion timide sur
les portées, tapotant en sourdine, rêvant de se remettre avec méthode
au piano. D’être pénétrée ainsi, la musique n’en devenait que plus
enivrante, on la humait comme une terre chaude et fertile que l’on
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vient d’ouvrir avec la bêche. Puis, on partait dans les prés crépitants de
lumière et de sauterelles, lire à deux, sous un saule, Les Copains ou les
amours de Julien et de Mme de Rénal. Michel raffolait de cette vie
d’artistes dans la vieille maison encadrée de fiers et libres arbres, aux
meubles trop familiers pour faire figure de témoins bourgeois.
Me Croz, qui ne prenait jamais la moindre part à la vie familiale – non
qu’il fût pontifiant, mais son temps s’écoulait invariablement entre le
café de la place, avec quatre vieux amis, et son cabinet où il relisait
sans fin trente à quarante livres de voyages et de mémoires ; ce devait
certainement être sa manière de rêver d’autres existences et de s’en
satisfaire, car il était le plus gai des hommes – Me Croz avait daigné
s’asseoir une grande heure dans le salon pour ouïr les improvisations
et les compositions de Régis.
Ce jovial notaire ne pouvait qu’apprécier aussi le remarquable coup
de fourchette du jeune Lyonnais et son admiration pour le vieil Her-
mitage. La mère et la grand-mère de Michel estimaient que c’était un
bon petit, et très doué. Chacun se félicitait en somme pour Michel, de
cette amitié. À la fin de la semaine, Régis se laissa volontiers retenir
plusieurs jours encore.
Guillaume lui succéda bientôt. Michel eût détesté que ses amis se
rencontrassent. Nous saurons peut-être pourquoi quand il le saura
mieux lui-même. Guillaume plaisait moins aux parents. On le jugeait
renfermé, bizarre, et même quelque peu porté vers le sournois. Autant
de jugements tout à fait négligeables aux yeux de Michel. Si la maison
pouvait participer aux plaisirs goûtés avec Régis, ces plaisirs, pour
réels et vifs qu’ils fussent, participant donc eux-mêmes des arts d’agré-
ment, avaient deux prix : pour les autres et pour Michel. Ce dernier
n’était point si sûr que Régis, créateur indispensable de ces plaisirs, ne
dût pas, malgré ses talents, être rangé lui-même parmi « les autres ».
La place du musicien, en attendant, restait mal définie, entre les autres
et les princes. Avec Guillaume, la solitude cessait. On entrait de com-
pagnie dans l’univers réservé. On avait la joie d’y parler une langue in-
time, dont on usait avec une maîtrise allègre, et dont quelques signes
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Il avait mal chassé cette humeur lorsque Régis, quelques jours plus
tard, entra dans sa chambrette, très affairé, en brandissant un paquet
de petits papiers jaunes. La saison du Grand Théâtre allait commencer
par une série de grands festivals wagnériens. Régis ne se tenait plus :
« Naturellement, j’ai loué tout de suite pour nous deux, pour toutes les
soirées. Ça va être formidable. C’est la première fois depuis la guerre.
Le ténor Dérivre est de toutes les représentations. L’Opéra le voulait,
mais il s’est réservé pour Lyon cette année, en souvenir de ses débuts.
Dis, il me faut absolument la partition de la Walkyrie pour ce soir, je
suis raide comme un passe-lacets. Aboule-moi trente balles. »
Michel se mettait tant bien que mal à ce diapason fiévreux. Certes,
depuis sa dixième année, il tombait toujours sous le même coup de po-
ing éblouissant, chaque fois qu’un piano retentissait de Tannhaüser,
du troisième acte de Lohengrin, de la chevauchée des Walkyries. Ces
sons glorieux participaient à sa poétique. Le buste d’un homme que
Baudelaire avait tant célébré ne pouvait manquer dans son Panthéon :
un buste très noble, assez froid, que l’on saluait bas, un peu par con-
venance. Michel n’avait appris qu’assez tardivement – le cas n’est pas
si rare – qu’il existait des organismes réguliers, pour l’exécution à date
fixe d’œuvres musicales. Ses deux ou trois incursions dans ces concerts
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faisaient, après tant d’autres, tout ce que requiert une telle œuvre, lor-
squ’on prétend réellement à la pénétrer et à l’aimer.
Tristan dominait ce wagnérisme et les familiarités du culte. Aucune
autre œuvre d’art ne leur avait donné, le jour de sa révélation, un
pareil sentiment de surnaturelle, d’inexplicable beauté. Connue sous
tous ses aspects, elle était plus belle encore. Pour célébrer le second
acte et sa métaphysique de l’amour, Michel trouvait des mots que Ré-
gis se faisait dévotement répéter.
du grand s’était confondu un peu trop cette fois avec les doubles
étoiles du guide Baedeker. Il notait sur son cahier quotidien la robe
d’une passante. Il n’y écrivit pas qu’il s’était juré pour la première fois,
du fond de l’âme, de n’être ni magistrat ni notaire devant un des plus
beaux paysages du monde.
L’important, après tout, était qu’il se tînt parole.
II
LE SIÈCLE
elle ne l’était plus dans son cœur. Quelques hommes lucides se de-
mandaient si elle avait bien mérité de gagner. Il fallait cependant
qu’elle connût les profits de la victoire et elle ne s’en privait pas.
La guerre avait contraint les hommes à des travaux de géants. Ils se
retrouvaient avec des instruments si nouveaux et si puissants dans les
mains qu’ils imaginaient venu le temps de réinventer le monde. On ne
penserait, on ne peindrait, on n’écrirait, on n’aimerait jamais plus
comme avant. Tout apparaissait d’une facilité dérisoire. Les nonchal-
ants, les grossiers s’en félicitaient ; les scrupuleux, les raffinés s’éver-
tuaient à tout compliquer.
Il était entendu que les valses, les robes à traîne, la musique tonale
avaient disparu pour toujours. Chaque saison voyait naître mille peint-
res, cinq cents compositeurs, cent philosophes inédits, qui balayaient
le passé d’un revers de main. André Gide affirmait avec délices que
tout devait être remis en question.
On se donnait l’élégance d’accueillir toutes les doctrines, incendi-
aires, sanglantes ou aberrantes. On leur laissait courir les routes en
souriant, on en disputait comme de fanfreluches. Puisque l’on n’avait
pas péri sous des millions d’obus, on pouvait bien se croire gardé
contre tous les dangers, inaccessible à tous les venins.
On rayait les nations de la carte et on en fabriquait d’autres à leur
place, avec l’aisance du bohème immolant à sa rêverie esthétique
Chartres, la Grèce et l’Italie pour leur substituer quelque bâtard du cu-
bisme. On vivait dans une débauche de romantisme et l’on méprisait le
romantisme. Les poètes du jour mettaient le cirque Médrano fort au-
dessus du Crépuscule des Dieux. Mais on se ruait frénétiquement au
romantisme nègre et au romantisme de la Bourse. On parlait de
Michel-Ange avec des mots de modiste, mais on célébrait en vocables
michelangelesques un théâtre de marionnettes ou une affiche.
Cependant ces folies étaient dans leur fraîcheur – aucune réédition,
aucun ressemelage n’en ont pu donner l’idée – elles jetaient un éclat
incomparable sur Paris. Michel et Guillaume nageaient avec une allé-
gresse divine dans cet éblouissement.
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soit si creux et vague. Mais ce vague est à l’opposé du mouvant qui est
notre domaine et notre chère étude.
Claudel : deux. Beaucoup plus de rhétorique que de vraie voyance.
Et ce qu’il peut apercevoir, il le fait tourner à une catholarderie
obscène.
Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier : un quart pour les trente
premières pages, zéro pour le reste. Brumes, châteaux, flambeaux,
travestis, demi-fantômes, autant d’accessoires que chez les mauvais
clowns. Cartonnages, féerie transportable par chemins de fer départe-
mentaux. Puceau, pâlot, lymphatique. Infantilisme évident. Un petit
bouquin assez gentil de débutant, à qui l’on a fait une carrière in-
sensée. Péripéties tellement indigentes qu’on n’en tirerait même pas
un mauvais scénario de film. Prototype du mystère à la noix. Mais on
va retrouver ça partout. On le retrouve déjà. Est en train d’engendrer à
la douzaine les petits Samain retouchés 1924…
Giraudoux : un et demi. Très joli sans doute, mais ça nous fait chier.
Un diplomate précieux. Un charmeur de mots. Une ingéniosité un peu
fatigante pour dire et montrer quoi ? pas grand-chose. Ça nous fait
chier. Nous ne sommes pas de cette école-là. Nous serions beaucoup
plus volontiers, ma foi ! de l’école de Colette. Celle-là, depuis Chéri, on
peut dire que c’est quelqu’un. Chéri, voilà du boulot. Dans un siècle, ça
n’aura pas bougé d’une syllabe.
Romains : rien, probablement. Il ne travaille pas dans ce sens. Mais
on ne peut pas le lui reprocher. Il faut tout de même bien que
quelqu’un reste sur les terres de l’héritage réaliste. Personne ne les fait
mieux valoir que ce gars Farigoule. Il en a dans le caleçon. Il est de la
famille. On serait content de le lui dire.
Valéry ? Eh bien, oui, on ne sait pas trop. Nous sommes peut-être
mal préparés à cette poésie méditerranéenne, vitrifiée, qui devient ob-
scure à force d’intelligence. Valéry n’aurait-il pas réussi ce que Maur-
ras (ah ! celui-là !) voulait faire ? La possibilité de rapprochement nous
inquiète. Combinaisons d’idées. Mais il semble que d’autre part, le
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… Allons, Breton ! La vie que nous menons tous est encore terrible-
ment bourgeoise. Dans l’inconnu, on y fait une petite trempette, pas si
longue que ça. Comptez donc un peu, dans une journée, vos minutes
franchement surréalistes !… Quoi, que dit-il, Aragon ? Que nous dé-
connons comme des agents de Moscou ? Ah ! alors, là, mon vieux,
vous vous trompez de porte. Permettez ! on s’en fout un peu plus que
vous. On ne se donne pas la peine de polémiquer avec les cuistres de
L’Humanité… Qu’est-ce que vous chantez ? Agents provocateurs ?
Vous voulez ma main sur la gueule ?… Ah ! merde à la fin. Rébellion ?
Toujours les grands mots… Eh bien, messieurs, nous, jusqu’à plus
ample informé, nous demeurons des hommes libres. Non, vous
n’aurez pas le plaisir de nous exclure. Nous laissons à ses grandes
œuvres la confrérie des petits papiers et son Souverain Pontife !
— C’est dommage, soupirait Michel un peu plus tard, dans les rues
nocturnes, le premier flot de colère écoulé. Ils ont quelque chose dans
le ventre. Ils ne sont pas au bout de leurs inventions, tant s’en faut.
— Breton a une âme d’inquisiteur, on n’y peut rien.
— Il a peut-être raison, pour lui. Il protège son œuvre.
— Mais ce sont les autres qui en font les frais.
— Tout est là, c’est l’éternelle histoire. Les hommes de qualité ont
besoin de broyer leur contingent de sous-verge.
— J’avoue que je n’ai pas encore cette vocation de sous-verge.
— Ni moi non plus.
— C’est très joli les œuvres collectives, mais en fin de compte, pour
ce qui est du collectif, ça tourne toujours en eau de boudin. Et il n’y a
de résultats que ceux qui ont été acquis par les vrais individus de la
bande… Tu verras que ces types-là dégringoleront un beau jour dans la
plus vulgaire politique.
— Ça se pourrait bien… ou dans la magie à la Papus. Bah ! nous ne
serons jamais de ceux qui tolèrent l’enrégimentement, même sous le
drapeau des plus parfaits nihilistes. Et puis, vois-tu, l’homme est si
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n’est pas gratuit, et il serait futile de croire que l’on acquiert un sapin
avec les jetons des machines à sous.
Guillaume préconisait parfois avec son plus beau sérieux l’état de
clown, qui ne manque pas de poésie. Mais il faut un long apprentis-
sage pour recevoir des coups de pied au cul susceptibles de se trans-
former en biftecks aux frites. Les emplois proposés quelquefois par les
relations avaient les attraits du bagne : « Vous plairait-il d’être con-
damné à dix ans de bureaux forcés ? » Disons encore que les garçons
croyaient très honnêtement que la banque, la bourse, l’exportation,
l’assurance réclamaient de particulières et mystérieuses capacités.
Michel, depuis un an, était d’ailleurs toujours parvenu à repousser
de quelques mois ces soucis. Son ami Vladimir, millionnaire, mais
mineur jusqu’à l’hiver suivant, piaffait encore sous la tutelle d’une
mère tendrement inquiète, délicieusement désuète, férue d’une morale
romanesque : forte de quoi elle voulait se persuader qu’une éducation
de self-made-man puritain compenserait pour son fils les périls des
richesses à venir. Vladimir, nanti par ses soins de cinquante francs par
semaine et qui en dépensait quinze mille par mois, empruntait à tour
de bras sur le pactole prochain, élaborait d’acrobatiques spéculations
sur les achats et reventes des voitures de sport. Michel s’était entremis
heureusement dans plusieurs de ces affaires, et avait fort apprécié la
rémunération d’un office qui consistait essentiellement à diriger sur
un bar donné un personnage assez véreux ou assez godiche selon les
cas. Il approchait là quelques réalités qui eussent fait un objet utile de
méditations. Mais l’immanence, la peinture abstraite, la poésie pure,
l’art gratuit ne lui en laissaient sans doute pas le temps. En outre, il
avait l’infortune de posséder des notions ataviques sur les affaires
sérieuses et celles qui ne le sont pas. Il se contenta de faire fête à une
dizaine de grands billets vite acquis et vite partis.
… Après plus d’une année, les deux garçons ne s’étaient pas encore
avisés que quatre millions de Parisiens gagnaient durement leur vie,
sous un climat trop souvent chagrin qui est celui des tristes plaines à
betteraves, des grises mers du Nord, les unes et les autres toutes
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proches. Ils vivaient dans une féerie constante dont les maussades
foules du matin, les printemps boueux formaient la figuration et le dé-
cor aussi bien que l’étincellement des grandes soirées de musique, le
vert et l’azur légers d’un beau jour sur la Seine, près du Pont Neuf. Les
bureaucrates fripés ne s’empilaient sans doute dans les métros de huit
heures que pour leur fournir le spectacle du fourmillement nécessaire
à la poétique des grandes métropoles. Les crépuscules blêmes ou char-
bonneux ne pesaient point à leurs cœurs, puisqu’ils annonçaient
l’autre aurore, la plus rose, celle des nuits électriques. Le crachin ne
suintait, la pluie ne s’éternisait que pour refléter dans le miroir noir
des chaussées les émeraudes, les rubis, les topazes tremblants de cent
mille lanternes.
Le dossier des ŒUVRES « PIED » s’était épaissi de deux ou trois nou-
velles mal venues, de plusieurs articles, dépêchés dans une grande eu-
phorie, survolant crânement leur sujet, tout en prétendant l’épuiser.
Un carton beaucoup plus mince le doublait depuis quelque temps,
souvent ouvert et longuement feuilleté avec une grande perplexité.
Michel possédait aussi un gros cahier à tranches rouges, inauguré
naguère par des pensées et tableaux visiblement bichonnés pour la cir-
constance. Depuis l’arrivée à Paris, Michel se moquait de ces anti-
thèses scolaires, de ces traits qui avaient perdu toute pointe, de ces
gauches dissertations sur un livre ou une musique. Il vivait des se-
maines fort animées sans savoir quoi noter, barbouillait à la diable
plusieurs pages sans doute meilleures que ses œuvres complètes,
puisqu’il ne leur attachait aucune importance. Les travaux de Guil-
laume, plus secrets, ne devaient point différer beaucoup de ceux-là.
Il fallait en prendre son parti. On ne serait pas de ces prodiges qui
connaissent la volupté d’avoir vingt ans et un nom que les étudiants se
répètent quand on descend le boulevard Saint-Michel. On mûrirait
sans doute avec lenteur. Peu importait, puisqu’on sentait le germe là.
– Nous pourrions aussi bien que deux mille petits pisse-copie tenir
notre rubrique dans une revue honorable. Mais nous ne le voulons
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par une œuvre pie. Allons chez Durand. Je veux envoyer le Sacre à ce
brave Régis, la réduction pour piano et la partition d’orchestre, format
de poche. Quel couillon ! Quand je pense qu’il crèche à sept heures de
rapide et qu’il n’a toujours pas entendu ça !
Régis était encore venu à l’Épervière l’été précédent, pour y en-
tendre raconter Paris qu’il connaissait à peine. Comme pour prendre
une revanche, il avait ouvert le piano en annonçant avec une pompe
joviale : « Ma grande sonate en ut mineur, Op. I ! » Régis reniait donc
ses autres essais et, sous son air de plaisanterie, marquait certaine-
ment le prix qu’il attachait à ces nouvelles notes. Michel, cette fois,
avait été très sérieusement attentif. Captivé du reste tout entier dès les
premières mesures. Il était resté un assez long moment avare de pa-
roles, assez ému, perplexe devant cette forme vivante, toute nue, toute
brute, qui sortait de Régis dans le tranquille salon campagnard, qui
n’avait même pas franchi une épreuve liminaire, fait déjà l’objet d’un
choix, comme les inédits exécutés dans les concerts. C’est cependant
ainsi que les vrais juges ont su reconnaître la beauté naissante, sans
nom, sans aucune référence, à côté du piano intime où Schubert,
Schumann, Moussorgski ouvraient leur premier cahier pour le plus
cher confident. Il était relativement simple – ce doit l’être toujours –
de déceler dans cette musique son hérédité, qui masquait par endroits
sa voix, et aussi les faiblesses de sa structure : un chromatisme encore
un peu trop tristanien, un certain formalisme des développements,
révélant d’assez nobles ambitions, mais n’allant point sans lourdeurs,
sans quelque verbiage (en musique, rien n’est plus pesant que les
creux), formalisme auquel le père Franck ne devait point être
étranger ; et aussi des crudités modernes, plus voulues que néces-
saires. Mais cela indiqué, tout ne restait-il pas à dire sur l’être propre
de cette musique ? Car il était certain qu’elle ne vivait pas que d’em-
prunts. Quelle valeur attribuer à ce qu’elle apportait par elle-même ?
Michel s’était fait rejouer l’andante et le scherzo, sans recevoir d’autres
clartés de cette réaudition mais travaillé par cette étrange nouveauté :
Régis devenu soudain l’objet de telles réflexions, comme les musiciens
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employa cinq quarts d’heure à déclarer qu’il n’était pas marxiste, mais
qu’on ne pouvait rien opposer honnêtement au génie de Karl Marx. Il
ne s’agissait point d’un salivage électoral, mais d’un enseignement très
haut et très couru dans le plus spacieux des amphithéâtres, bondé
d’oléagineux personnages des deux sexes, à gueules de hiboux sales, à
tignasses de terroristes russes, qui transcrivaient la leçon dans douze
ou quinze patois de l’Europe centrale et des steppes, et voisinaient
avec une infinité de séminaristes dissimulant comme eux des regards
obliques sous leurs lunettes.
Le professeur d’esthétique faisait une composition très réussie de
vieux menton bleu, qui se fût composé lui-même un satanisme de
mauvais prêtre, le tout enrubanné d’une large lavallière. Ce chanson-
nier n’en affichait pas moins les desseins les plus modernes. Il se pro-
posait surtout de capter, mesurer et répertorier l’intensité des sensa-
tions esthétiques de ses disciples. À cet effet, il fit projeter sur un vaste
écran la photographie d’une Adoration des Mages de Véronèse. La
projection durait quarante secondes, à la suite de quoi les élèves
avaient vingt minutes pour rédiger leur procès-verbal. Sur soixante ré-
ponses des esthéticiens, quatre, dont celles de Guillaume et Michel,
comportaient une attribution exacte de l’œuvre. Nombre d’étudiants
exotiques étaient si familiers de l’iconographie occidentale qu’ils
avaient vu une parade militaire, un marché aux bestiaux, l’un même
un départ de montgolfière. Le maître n’en manifesta qu’une médiocre
surprise, mais imputa aigrement l’échec répété de ses tests au matériel
calamiteux que lui concédait l’État français. Puis il se lança dans la de-
scription nostalgique des méthodes pratiquées en pays de civilisation,
à Berlin, à Vienne, à Prague, où les esthéticiens, sans doute en blouse
blanche et gants de caoutchouc, enregistraient le sentiment du beau
sur plaques radiologiques et par graphiques électriques. Cette matière
semblait devoir combler tout le programme scolaire, rompu toutefois
par la promesse d’un gala : l’art considéré d’après l’angle du matérial-
isme historique.
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tel incendie vos idées passées et vos idées à venir, qu’ébloui et accablé
on se demandait ce qui pouvait bien vous rester à dire.
Au début de juillet, Guillaume et Michel, un peu désœuvrés dans le
Paris creux qui prépare ses vacances, jugèrent gaulois de se présenter
à deux examens : le certificat de psychologie, et celui de logique, pour
corser la plaisanterie.
Ils se réjouirent particulièrement de leur composition en cette
matière. Ils n’avaient pas eu la moindre lueur sur le sujet, dérivé d’une
des plus arides affirmations de la logique formelle. Impossible de rat-
tacher cette bête à quoi que ce fût. Ils avaient imaginé huit pages de
métaphores caustiques pour dire leur mépris de ces exercices, et verte-
ment son fait à leur plus grand spécialiste, le très honnête et emmerd-
atoire M. Edmond Goblot. Ils eurent la surprise, en jetant distraite-
ment un regard sur les listes d’admissibilité, d’y lire leurs noms.
Les épreuves orales ne tardèrent pas à leur donner le mot de cette
énigme. Le professeur de logique était un aimable garçon de trente-
cinq ans à peine, à binocles d’or et veston cintré, qui avait réduit les
principaux syllogismes à un système de calcul intégral plus ou moins
inspiré de l’école logistique anglaise. D’un bout à l’autre de ses leçons,
il remplissait d’équations le tableau noir, effaçait d’un séduisant coup
de manchette, recommençait aussitôt, souriant, gentiment supérieur,
faisant bourdonner les a, les b, les x d’une voix joyeuse, sans daigner
un seul mot d’initiation, devant un auditoire de bûcheurs consternés,
qui se pétrissaient les pariétaux à deux mains. Cet élégant logicien, qui
brillait dans les hautes eaux de la S.F.I.O., préparait surtout sa
prochaine candidature à la Chambre. Il dit gaiement à Guillaume et
Michel :
— Je ne crois pas vous avoir jamais vus à mon cours. Cela n’a d’ail-
leurs aucune importance. Vous n’y auriez rien compris, tout comme
vos autres camarades. Vous n’avez pas la plus petite idée de la logique
formelle. Mais les copies de ceux qui pensent en avoir quelques no-
tions sont insipides, tandis que les vôtres sont amusantes.
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— J’ai lu avec un intérêt tout spécial les pages de Freud sur la sym-
bolique sexuelle des rêves : rêves de mousses, bosquets, buissons,
symboles du sexe de la femme ; rêves de bâtons plantés, de fers de
lance, symboles du sexe viril.
— Ah ! ah ! mais c’est très bien ! Vous avez retenu ça aussi ? Je vois
que vous ne vous êtes pas contenté de lectures superficielles.
L’œil bleu et doux de l’excellent homme ne recélait pas la moindre
paillette de malice. Michel venait de se rappeler à propos les cyniques
confidences d’un petit Juif polonais de Montparnasse, dans une nuit
de grande boisson. Il s’enhardit :
— J’ai réuni une petite documentation personnelle sur le complexe
d’Œdipe. Je tiens d’un de mes camarades, d’origine étrangère, que lor-
squ’il avait cinq à six ans, sa mère l’invitait à… explorer de la main son
sexe, et qu’il y prenait un plaisir prolongé.
— Extrêmement intéressant… L’opération allait-elle jusqu’à pro-
voquer l’orgasme chez la personne adulte ?
— D’après les souvenirs et les descriptions de mon camarade, il est à
présumer que oui. Il avait même remarqué une contraction des cuisses
qui ne laisse à peu près aucun doute sur ce point (Michel brodait avec
intrépidité). L’enfant ignorait bien entendu la sensibilité clitoridienne,
mais il lui arrivait de pratiquer des attouchements assez profonds, lor-
sque la vulve était parvenue à un certain degré de turgescence.
Le bon vieillard sirotait ces détails avec la pure gourmandise d’un
égyptologue qui déchiffre un rescrit inédit d’Aménophis III.
— Ah ! ah !… Et quelles étaient chez l’enfant les perceptions domin-
antes ? Celle de la pilosité, ou de la viscosité ?
— Je n’ai pas à cet endroit de précision absolue. Étant donné l’âge
du sujet, la pilosité, très vraisemblablement. Elle fournit à la libido en-
fantine un élément de surprise que l’on ne saurait négliger.
Le professeur exultait :
— Vous avez noté cela aussi ! C’est très bien, mon ami. Vous venez
de me présenter une observation de premier ordre, dans un esprit sci-
entifique vraiment remarquable pour un si jeune homme… Non, non,
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chacun appelait Lilette, de quinze mois à peine plus âgée que lui, mar-
iée à l’aîné des cousins. Marie-Louise avait furieusement hanté ses
rêves de potache, au temps de ses fiançailles, à dix-sept ans, avec cet
honnête lourdaud de Lyonnais. Elle et lui étaient aujourd’hui les plus
élégants et les plus désinvoltes de la bande, Michel fort enhardi par
son auréole et son expérience de Parisien. Ils se trouvaient aussitôt des
foules de choses à se dire, en ralentissant le pas, derrière les autres,
pendant le tour de la propriété, sur les fauteuils en rotin de la terrasse
où ils demeuraient les derniers. Lilette se faisait raconter Paris.
— Ah ! mon petit Michel ! comme je voudrais y retourner cet hiver,
huit jours, rien que huit jours, mais toute seule.
— Et le gros Paul, alors ?
— Ah ! le gros Paul ! les époux ! Si vous saviez, Michel ! Est-ce que
vous ne les trouvez pas assommants, tous ces gens-là ? Deux mois et
demi de vacances dans cette baraque. Je m’ennuie ! Mais je m’ennuie !
Comme une petite fille dans un pensionnat. J’ai confiance en vous,
n’est-ce pas ? Ce que je vous dis là, c’est absolument entre nous. Nous
ne nous sommes pas rencontrés très souvent, et toujours si bêtement !
Mais j’ai été toute contente quand j’ai appris que vous arriviez. Je crois
que de toute cette énorme famille, vous êtes le seul que j’aie plaisir à
voir.
Dans la chambre du second étage où on leur avait dressé deux lits de
fer, Michel et Régis se déshabillaient, en récapitulant d’une voix un
peu molle les physionomies de la famille. Régis avait un air assez
fermé.
— Tu t’enverrais bien Lilette, en somme…, dit-il au moment
d’éteindre.
— Mon Dieu ! si l’occasion s’en présentait ! Elle n’a pas l’air mal
roulée, la garce.
*
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une idée qui me passe par la tête : est-ce que tu ne vas pas te faire
curé ?
Il y eut un bref silence.
— Oui, reprit Régis… C’est assez curieux, je ne pensais pas qu’on le
voyait à ce point. J’entrerai chez les Jésuites après mon service milit-
aire. Mais, ça n’est pas tout… Je m’exprime stupidement. Enfin, tu me
comprends. J’ai quelque chose de bien plus grave encore à te dire.
J’aime une jeune fille et elle m’aime…
Ils s’enfoncèrent dans la nuit claire et sereine, parmi les grandes
ombres des arbres.
s’intéresser à une petite poule plus ou moins allumeuse, tout juste cap-
able de vous faire bander une heure. Mais les filles dont on ne parle
pas, ce sont les seules qui comptent, dont on se souvienne. La figure
même de l’amour est celle de ces filles, parce qu’elles sont nos com-
pagnes naturelles… Oui, celles que la nature nous destine, à nos âges,
les seules avec qui l’amour pourrait être complet, tenir le cœur et la
tête, comme le reste. Une fille de bourgeois, qui ne serait pas bour-
geoise… Ce qui tyrannise la nature, ce sont toutes les imbécillités so-
ciales, les familles, l’argent, les situations, la « gion », le commerce de
la virginité, le maquerellage des mères, le mariage. Avoir une
maîtresse digne de nous, digne de ce que nous voudrions être, et qui
nous aiderait à le devenir, beaucoup mieux que tous les arts et toutes
les cogitations. Oui, ça, ça changerait l’horizon… Ce que je te dis là te
semble peut-être zozo, du moins en ce moment…
— Ma foi non ! C’est épatant : comme par hasard, tes réflexions re-
joignent les miennes. En tout cas, elles leur sont parallèles. Tu dis l’ex-
acte vérité, comme toujours. Toi des petites pépés de faubourg, moi
des petites noceuses de boîtes, voilà ce que nous connaissons le mieux
des femmes… Très vrai, les jeunes filles que l’on n’a pas l’air de voir, et
qui sont les seules qu’on regarde… Les jeunes filles… Quand je pense à
une histoire comme celle de ce sacré Lanthelme…
— Au fait, je n’y pensais plus. Il t’a donc parlé, cet homme invisible…
Je lui ai une petite dent pour son plaquage de cet été. Sachant ce que je
suis pour toi, il aurait au moins pu se déranger vingt-quatre heures.
— Il ne faut pas trop lui en vouloir, justement à cause de ce qu’il m’a
raconté.
— Alors, il s’est mis à table ? Tu m’avais écrit que tu allais le voir
pour entendre un mystère, et que ça promettait d’être assez
tirebouchonnant.
— Il m’a si bien parlé que j’en ai raté le cocufiage tout cuit de mon
cousin, le gros Paul, tu te souviens, le mari de la belle Lilette ; une Li-
lette, mmjje ! une pêche, et à point ! Bref… n’y pensons plus. Régis ne
m’a pas défendu de te raconter cette histoire à mon tour, pourvu que
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crépuscule, ils sont montés à Brouilly. Ils y sont restés enlacés dans
l’herbe, sans dormir un seul instant, jusqu’à l’aube, à deux lieues de
tout humain. Régis dit : « Nous étions au sein d’une immense mélodie
nocturne. » Il ferait évidemment mieux de dire ça avec sa musique. La
lune était presque dans son plein : une nuit d’une transparence, d’une
immensité et d’un mystère comme ils n’en ont jamais vu d’autre. Cette
nuit a été pour eux d’une importance capitale. Jusqu’à ce moment-là,
ils pensaient de temps à autre, chacun de son côté, à leurs années fu-
tures, le mariage et le collage leur paraissaient également médiocres.
Régis était plus ou moins couvé par les Jésuites, mais il ne leur avait
donné aucun gage. Brouilly aurait dû être l’aboutissement physique de
leur aventure : les derniers épisodes venaient d’être très brûlants.
Mais, bientôt, ils ont été enveloppés dans une onde de poésie telle que
toute sensualité s’y éteignait. Leurs gestes étaient plus tendres que ja-
mais, mais tout ce qu’ils exprimaient se désincarnait. Après plusieurs
heures de cette extase, qui comblait en eux tout désir, ils ont eu ce que
Régis appelle leur révélation. Leur amour et l’avenir de cet amour leur
sont apparus dans une clarté qui les émerveillait. Ils se disaient à
peine quelques mots – ils se parlent très peu dans leurs nuits – mais
qui leur suffisaient à connaître incomparablement qu’ils étaient visités
tous deux par la même lumière. Ils ont vu que le triomphe de leur
amour était dans leur sacrifice, que Dieu le leur offrait, qu’ils ne pouv-
aient plus que déchoir pitoyablement s’ils se refusaient à son appel.
Cette illumination, comme dit Régis, a été très rapide, elle leur a fait
tout concevoir en quelques instants : parvenir dans leur amour à cette
mort du moi que tout amour poursuit et ne réalise jamais, mourir hu-
mainement à l’amour pour éterniser cet amour… ; la communion éter-
nelle des âmes dans l’amour de Dieu ; la sublimation de cet amour que
Dieu leur a donné pour moyen d’accomplir la mission qu’il leur confie.
Tu vois à peu près ce que Régis veut dire, n’est-ce pas ? Ils étaient
montés d’un coup à de folles hauteurs et ils s’y maintenaient. Les
pensées et les intuitions les plus subtiles se succédaient avec une mi-
raculeuse netteté. Ils avaient le sentiment d’être devenus translucides,
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la certitude qu’elle lisait en lui et qu’il lisait en elle, sans aucun effort,
la moindre nuance de cet état d’âme si prodigieusement complexe à
décrire, si harmonieux et resplendissant dans sa réalité… J’essaie
d’employer au mieux les formules de Régis… Il dit qu’ils ont vécu en-
semble, cette nuit-là, une double consécration mystique et héroïque de
leur vie, de leurs êtres, de leur amour. En même temps que le sacrifice
terrestre de leur amour s’imposait à eux, ils éprouvaient cet amour
avec un charme et une puissance inconnus jusque-là. Ils s’exaltaient à
la vision du destin qui leur était ouvert : l’aspiration à la sainteté en-
gendrée par l’amour, leurs forces se multipliant par leur union, la
sainteté portant à la vie immortelle le plus puissant de tous nos senti-
ments mais aussi le plus périssable, le plus menacé par la souillure hu-
maine ; et toujours, la transfiguration et l’épanouissement suprêmes,
dans l’amour sans fin de Dieu. Encore une fois, je ne prends pas la re-
sponsabilité de ce vocabulaire.
— Ça va de soi, dit Guillaume… En somme, cette affaire répond as-
sez bien à l’analyse psychologique des états mystiques. Mais avec ton
gars et sa fille, nous sommes à un échelon assez élevé, c’est vrai.
— Nous ne sommes pas avec les petits bergers de Lourdes ou de la
Salette, ni avec Marie Alacoque, c’est l’évidence… Au matin, ils sont re-
descendus gravement, en se tenant par la main. Puis ils ont été saisis
d’une joie gamine. Ils ont bu un grand bol de café avec d’énormes
tartines, en se faisant des niches, dans une toute petite auberge. Ils
gambadaient à travers les près et les vignes, ils chipaient du raisin, ils
s’embrassaient tous les trois pas. Ils n’avaient jamais été plus fous et
plus tendres. Le surlendemain, ils étaient revenus à Lyon. Ils se sont
confié leur vocation religieuse. Le premier mouvement de Régis avait
été pour le sacrifice immédiat. Il en a vu le danger, il a compris qu’ils
avaient encore une tâche considérable à remplir ensemble, sans
laquelle Brouilly ne resterait qu’un rêve. Car si Régis a fixé son choix
sur les Jésuites, les congrégations féminines lui paraissent bien abâ-
tardies, et Anne-Marie voudrait en fonder une nouvelle. Ils vivront en-
core ensemble deux années à Lyon, en préparant leur avenir, en
98/1425
purifiant leur amour… Le mois dernier, quand je l’ai vu, il allait re-
tourner avec elle sur leur colline, pour une nuit d’anniversaire, le
28 septembre. Nous avons marché durant des heures et des heures à
travers champs, sous la lune nouvelle. Quand nous sommes rentrés,
l’aube pointait. La nuit suivante, à Bron, ma foi ! ce Bron déplorable,
nous l’avons passée aussi singulièrement, au milieu de je ne sais
quelles plantations qui finissaient par nous entourer d’une espèce de
fantasmagorie… J’ai ravalé d’abord je ne sais combien de sarcasmes et
de pantagruélismes. Mais ensuite, je l’avoue, j’ai été pris par une émo-
tion comme je n’en avais jamais eue depuis des années, jamais eue
auprès d’une femme. Oui, mon vieux, moi ! tel que tu me connais.
C’est inouï. Mais c’est ainsi… J’ai eu encore un sentiment d’effroi
comme devant une affreuse tragédie. Je ressentais moi-même ce ter-
rible déchirement qui est au bout de toutes leurs pensées.
Ils restèrent quelques instants silencieux. Guillaume ne souriait
plus.
— Oui, dit-il, ce n’est pas banal. Que tu aies été ému, ça ne me sur-
prend pas. Mais tonnerre de bon Dieu ! quand on a vécu des heures
pareilles, pourquoi ? Pourquoi tout briser pour aller s’abrutir entre les
murs d’un couvent ? Ils prétendent sauver leur amour ; ils l’assassiner-
ont, de la moins ragoûtante façon. J’ai déjà protesté pour toi. Régis ré-
pond : « Le crime ne serait-il pas, quand on a un amour semblable au
cœur, d’aller le soumettre à des turpitudes bourgeoises, de le voir
s’engourdir après l’assouvissement, le traîner au plumard conjugal,
jusqu’à ce qu’il s’y ensevelisse pour jamais ? »
— Non. Régis et cette Anne-Marie ne sont que des fuyards. Le vérit-
able héroïsme serait de faire triompher sa passion, corps et âme, de la
stupide vie.
— Régis n’a pas grand-peine à répliquer que ce triomphe-là est une
chimère. Il m’a dit : « Je vais employer un mot étonnant : mais je crois
qu’Anne-Marie et moi, nous sommes des réalistes. »
99/1425
Régis. Mon instinct était assez bon… Une nature aussi foncièrement
catholique que celle de Régis ne peut manquer d’habiller de son cath-
olicisme tout ce qui forme sa vie. Mais existe-t-il un autre catholique
pour faire de sa foi un aussi étonnant usage ? Laissons de côté ses in-
terprétations naturellement providentielles des lumières de Brouilly,
la communication de Dieu : « Allô ! allô ! ne coupez pas. Ici le Central
Infini. Le Père Éternel vous cause… » Je discerne bien encore tout ce
qui dans Brouilly participe du nocturne de Tristan, et des com-
mentaires, si vaseux, que j’en faisais à mon Régis ; je leur dois même
pour une bonne partie ses confidences. Il n’en reste pas moins que,
dans cette nuit-là, il est entré dans la quatrième dimension. Rappelle-
toi nos premières sensations de gosses, si longtemps avant la mare
verte : au pied d’un coteau arrondi, devant la pente d’un jardin, cette
espérance, avec un peu d’effroi, que derrière la croupe, là où le ciel in-
terrompait l’allée, de l’autre côté, commençait un autre monde, sans
aucune ressemblance avec celui-ci. Régis, à Brouilly, est bien allé de
l’autre côté, ils y sont allés à deux, en plein amour. Pour une aventure
il me semble qu’en voilà une, et de quelle ampleur ! Tu sais ce que
nous avons reproché aux surréalistes : leur scientisme, le matérialisme
de leur merveilleux. Les voyants de Brouilly n’ont-ils pas spiritualisé le
surréalisme ? Ne sont-ils pas les surréalistes de l’amour, d’un amour
qui n’est plus seulement le déclic érotique ? Auraient-ils pu le devenir
sans leur foi ? Nous voilà loin en tout cas de ce catholicisme raison-
neur et démonstratif dont Régis semblait justement fournir un assez
beau type.
— Oui. Mais à toutes ces merveilles, l’aboutissement curaïque ! Ton-
nerre de Dieu ! Deux êtres qui tolèrent devant eux de pareilles per-
spectives ! Qui ne se contentent même pas de les tolérer ! Qui s’en re-
paissent, qui s’en félicitent, qui ne conçoivent pas de plus parfait
avenir !
— Et si nous en préjugions un peu trop ? Oui, je sais ; que je dise ça,
c’est extravagant. Ça ne sort pas sans effort, crois-le bien. Bordel de
foutre, quand je pense que l’hiver dernier je collais des pantalons de
101/1425
femmes 1900 sur des photos de cardinaux, pour les montages de la re-
vue surréaliste ! Sois sans crainte, cette histoire de Brouilly ne change
rien à ma haine des curés. Je me fais l’avocat du diable, c’est-à-dire du
Bon Dieu des deux amoureux lyonnais… Devons-nous oublier, à cause
des ensoutanés d’aujourd’hui, toutes les histoires de jadis qui se sont
déroulées sous la bure, tous les héros qui ont été aussi des saints ? Ré-
gis n’y va pas par quatre chemins : c’est à la sainteté qu’ils aspirent, sa
fille et lui. Tu avoueras que ça n’est pas très commun, à notre époque…
Quand Régis aborde le chapitre de l’amour divin, je n’y comprends pas
grand-chose, je n’y comprends même rien. Mais, humainement par-
lant, leur aventure est d’une couleur admirable, et quoi qu’il advienne
d’eux, il restera qu’ils auront vécu cela… Il a pu voir sans peine combi-
en sa confidence m’a ému. Il en était émerveillé. Il m’a assuré que ma
compréhension lui était d’un grand secours. Il jure qu’il y a peu de
croyants dont il estime l’âme à l’égal de la mienne ! Nous nous
sommes quittés fraternellement, et je puis t’avouer que, de ma part,
c’était fort sincère.
— Il faudrait qu’il te montre sa fille, au moins une fois.
— C’est ce que j’ai insinué. Ce n’est peut-être pas impossible… Je re-
pense à ce que je te disais il y a un instant : les drames et les romans
d’autrefois sous la bure. J’ai eu plusieurs fois auprès de Régis une es-
pèce de sentiment… médiéval. Est-il interdit d’imaginer qu’il existe
parmi nous au moins un catholique du temps des cathédrales, que sa
foi pourrait encore lancer dans une étonnante expédition spirituelle ?
C’est assez bien ce que j’ai ressenti : la stupéfaction de rencontrer un
catholique chez qui la foi ait encore cette sève, cette faculté de transfig-
uration, une foi dont puissent surgir d’aussi vertigineuses con-
séquences… Un catholique évoluant à de telles altitudes qu’il aurait
tout à fait perdu de vue les bas-fonds où sa religion s’est écroulée au-
jourd’hui. Mais il faudrait bien, c’est fatal, qu’il s’en aperçût un jour…
Un catholique voué par son exaltation même au mépris, proche ou
tardif, en tout cas formidable, de cette religion ? Qui peut dire ? Ce
serait un fameux épilogue ; ou l’irruption de je ne sais quelle péripétie
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Michel, huit jours plus tard, entreprenait avec une louable intrépid-
ité une jeune Américaine de Chicago, qu’il avait rencontrée au Louvre,
où elle errait, fourvoyée et dépaysée infiniment. Elle portait, sous son
manteau de fourrure, une robe groseille et un grand col Claudine blanc
qui accompagnait à ravir son visage d’ange ou de page. Mais cet ange
vivait sur un pied quotidien qui eût suffi à un trimestre du poète. Ce
dernier avait passé quarante-huit heures sur les traces de l’ange, dans
les plus tendres idées sur sa démarche, où il restait une charmante
gaucherie d’écolière. La seconde nuit, au bar des « Vikings » de Mont-
parnasse, il fut admis à son service. Ce service comportait diverses
privautés qui sont d’un augure fort grisant chez les Européennes, mais
dont l’ange transatlantique paraissait bien résolu à goûter seul les
agréments, sans concevoir, sous quelque forme que ce fût, la ré-
ciproque. Après trois jours de cet office, il restait au poète, outre une
exaspération redoutablement localisée, vingt francs pour aller de ce
lundi-là jusqu’au dimanche. L’ange, d’autre part, comprenait un mot
de français sur cinq, et n’avait certainement pas lu dix livres, en
quelque langue que ce fût, dans sa gracieuse existence terrestre. Il ne
pouvait donc être question de lui proposer des joies humblement
spirituelles, comme une place à trois francs au poulailler de Colonne,
ou deux chaises de fer côte à côte sous les derniers feuillages dorés du
Luxembourg. La poursuite de l’entreprise excédait de toute façon les
capacités de Michel. Il ne lui resta plus qu’à en faire à Guillaume un
conte un peu trop fleuri, qui eût gagné à décrire plus fidèlement
l’égoïsme érotique des jeunes beautés yankees ; puis, ayant emprunté
cent francs à son ami, à se munir d’un gagne-pain dans le plus bref
délai.
103/1425
e
M Croz, pour honorer les succès philosophiques de son fils, lui
maintenait une demi-pension ; il avait même regretté de ne pouvoir
mieux, mais l’étude avait fait quatre-vingts numéros de moins que
l’année précédente, et il devait compter avec les deux sœurs de Michel
qui grandissaient. La vie augmentait épouvantablement depuis le re-
tour au pouvoir des gauches. Le paquet de tabac était passé à un franc
cinquante, il devenait impossible de se nourrir à moins de cinq francs
par repas. Les mandats paternels étaient déjà fortement hypothéqués,
pour plusieurs mois, par une visite au tailleur de la rue Gay-Lussac et
le passage de la petite personne d’Amérique. Vladimir venait de se
marier. Il était du même coup émancipé, il n’avait plus besoin d’inter-
médiaires et s’offrait un hiver princier en Égypte, en Tunisie et en
Espagne. Michel, encouragé par le sage Guillaume, se déclarait fatigué
des expédients. Il comptait pour peu quelque trois mille heures
passées l’année précédente sur ses livres et son papier. Soit : on avait
récolté une assez belle moisson. Il importait maintenant de faire enfin
son propre pain. Guillaume avait raison : « Cet hiver doit être sérieux
et décisif. » Les « situations », depuis douze mois, n’avaient pas gagné
en attrait, tant s’en fallait. La société prétendait réellement happer de
huit heures du matin à six heures et demie du soir les garçons avec ou
sans diplôme, pour leur concéder douze cents francs par mois et le
droit d’ajouter une ligne sur leur carte de visite. Plutôt se faire acteur,
du dernier ordre, sans le moindre talent, et mûrir dans cette ombre
l’œuvre qui fera votre vraie renommée. Un régisseur, puis un directeur
vanté cependant pour sa hardiesse et sa culture littéraire, avaient fait à
Michel l’accueil le plus propre à ruiner ses très vagues espoirs dram-
atiques. La moue dégoûtée et ennuyée du directeur dès ses premières
questions sur les études, les références et les emplois du jeune incon-
nu, n’avait laissé à l’entretien aucune chance de dériver sur les nou-
velles mises en scène soviétiques, si curieuses en photos, ou le théâtre
de Jules Romains.
Michel s’était ouvert de ses ennuis à un bistrot mélomane, et même
stravinskiste, qui tenait un petit tabac propret, rue de Fleurus. Ils
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de toute sa matérielle, il vivait à peine plus mal que cinq ou six mille
étudiants et il avait autant d’argent de poche qu’eux : « C’est entendu,
ma cambuse est impropre à tout usage pinographique. Mais pour le
cas d’un levage satisfaisant, il y a tous les petits hôtels du Quartier. Et
puis, dans quatre mois d’ici… » Il redoublait de coquetterie dans sa
mise, pour que les plus grossiers eux-mêmes ne pussent ignorer à quel
point il dominait sa passagère disgrâce.
Il dissimula les accidents les plus désobligeants de ses murs sous
quelques chefs-d’œuvre longuement choisis de sa pinacothèque, qui,
soit en noir, soit en couleurs provenait tout entière de chez le père
Moutet, « Aux Galeries d’Europe », rue de Seine : un détail de Botti-
celli, un peu trop répandu, mais d’une géométrie si raffinée et inspirée
qu’on ne finissait pas d’en épuiser la grâce ; un jeune guerrier de
Carpaccio, debout dans son armure parmi des fleurs naïves et sav-
antes, sur un fond de maisonnettes italiennes, d’arbustes légers, de
biches, de collines, de lacs minuscules ; face à face, le tumultueux et
fantasque saint Georges de Cosimo Tura et un mâle et mélodieux
Poussin, pour célébrer le baroque et le classicisme qui se partageaient
à jamais son cœur ; le grand Rembrandt de Brunswick, avec ses noirs,
ses ors, ses roses, ses rouges, crépuscule incendié et royal d’un génie,
que les garçons nommaient entre eux la Sainte Famille, bien que la fa-
mille représentée fût celle d’un très placide bourgeois hollandais, pour
signifier qu’ils avaient eux aussi leur hagiologie ; le Portement de
Croix de Breughel, avec son peuple immense, son ciel, son burlesque,
ses douleurs, toute la vie ; et encore le dernier portrait que Van Gogh
fit de sa folie, émeraude et lilas, les couleurs les plus tendres du prin-
temps, hachées par le pinceau le plus sauvage et le plus désespéré.
Il ne restait plus qu’à meubler cette cellule séculière de pensées et
d’écrits immortels. C’était une autre affaire. Michel en fit à nouveau
l’expérience, après avoir tâté de deux contes moraux dont le schéma
l’avait assez émoustillé, mais qui se vidaient de tout charme à mesure
qu’ils prenaient forme. Il voyait son misérable gourbi, le grabat, le
seau à toilette rouillé, mal caché par le torchon maculé et jaunâtre qui
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Michel cacheta même avec un air de léger sardonisme qui eût beauc-
oup réjoui Guillaume.
Mais après ce bref intermède l’ennui, au goût de collège et de
province, vaincu, pour toujours semblait-il, depuis le premier pas de
Michel dans Paris, reprenait possession de la chambre et de son habit-
ant. Une des sommités nouvelles venait de publier dans la Revue mu-
sicale un article anti-wagnérien dont la pédante morgue révulsait
Michel. « Le prélude de Tristan ? Peuh ! ce n’est qu’une marche »,
disait en substance cet auteur. Et puis après ? Un chef-d’œuvre est-il
disqualifié parce qu’on a appris à en décrire la texture ? Wagner avait
résisté pour Michel à toutes les autres révélations, tous les dénigre-
ments, tous les systèmes, tous les snobismes. Seuls Stravinski et
quelques autres avaient le droit de répudier Wagner, parce que cette
injustice était nécessaire à leur accomplissement. Michel se proposait
de le rappeler d’éloquente façon au bélître, en se référant aux Maîtres
Chanteurs et surtout à Tristan, souvent réentendu depuis les enfant-
ines soirées de Lyon. La lettre témoignerait que la dernière génération
pouvait être avec passion de son siècle, sans épouser pour cela les
mauvaises querelles de ses aînés. On la publierait sans doute. Mais elle
tourna court. Les mots ne rallumeraient jamais ce brasier de Tristan.
Michel conservait un mépris furibond pour toute paraphrase de la mu-
sique : toutes les littératures parasites, accrochées aux troncs des
chefs-d’œuvre afin d’y sucer leur maigre vie. Cette humeur valut
l’écartèlement à plusieurs bouquins de sa bibliothèque.
« Aucun doute, mon vieux, ton moteur cafouille. »
S’il n’était pas, hélas ! absolument chaste – quelle idée aussi de
courir les Américaines, qui vous laissent sur votre faim entière, avec le
film détaillé des agréments qu’on leur procure ? – il n’avait pas fait
l’amour depuis près de huit semaines. Il attribua à cette continence
l’embobinement de ses nerfs, aussi rebelle qu’une rage de dents à la
transmutation littéraire, tout un désordre irritant, grossièrement orga-
nique, de pucelle mal réglée : « Ce n’est pas de l’oppression, oh ! non,
le mot est bien trop pompeux. C’est de la surcompression. » Vulgaires
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sa prise d’habit. La famille est très satisfaite. La mère dit que ç’aurait
été vraiment trop dommage qu’une petite aussi intelligente n’eût pas
la même formation qu’un garçon. Si la pauvre femme se doutait… J’ai
voulu aussi qu’Anne-Marie refasse avec moi toute son apologétique.
Tu nous voyais peut-être à travers des tableaux romanesques. Mon
vieux, tu tombes sur deux étudiants qui bûchent du matin au soir. Elle
est toujours aussi gaie et charmante, d’ailleurs… Ça n’a pas l’air de
t’emballer beaucoup, ce que je te dis là.
— Oh ! non, non. Tu te trompes. Mais moi, tu sais, nuiteux comme
je suis, quand il faut que je me lève avant l’aube… je ne me sens pas
très en forme. (Bon Dieu ! mais c’est assommant, son histoire !)
— Et nous sommes obligés d’aller déjeuner chez Lilette. Un jour
comme celui-là ! Quel coup de barbe ! Je n’ai pas été fichu de refuser.
Malgré les prévisions, le déjeuner chez Lilette n’avait point été dé-
pourvu d’agrément. Le mari, le gros Paul, s’était éclipsé dès le dessert,
bientôt relayé par un divorcé de trente-cinq ans, nostalgique et
quelque peu frotté de littérature. On avait lâché d’enthousiasme les
propos sur les derniers barèmes de la passementerie pour les livres et
pour l’amour, dont la jolie cousine avait la conception la plus pondér-
able – elle voulait bien ne conserver aucun souvenir de la soirée de
septembre, ce qui était la plus spirituelle solution – ; Régis ne
dédaignait point d’ouïr de piquants détails sur les replis et les pièges
de la sensualité humaine. Sur ce terrain, Michel pouvait faire feu des
quatre membres et ne s’en était point privé. Il s’était encore dépeint
lui-même assez complaisamment, de face et de profil, et le portrait
avait remué tout le petit salon. On admirait Michel d’être un bohème
et en même temps un galant garçon, de deviner si bien le cœur des
jeunes femmes et des époux déçus au lit, de bâiller dans les familles et
de le dire avec une si gracieuse férocité, de gagner son pain et sa liber-
té dans un métier de pauvre hère et de porter un veston bien coupé, de
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Ils traversaient le Rhône, qui reflétait une tardive lueur dorée, au ras
de l’horizon fumeux.
— Écoute, dit Régis eu changeant brusquement de ton, nous n’étions
pas en train ce matin. Je ne t’ai parlé que de nos progrès, de ma certi-
tude. Ce n’est pas tout. Certes, l’ardeur d’Anne-Marie, son christian-
isme m’émerveillent chaque jour davantage. Mais je redoute souvent
de la voir si jeune, de savoir qu’elle sera si jeune et seule devant la
tâche terrible que notre amour et notre vocation nous assignent. Je
n’arrive pas à être toujours sûr qu’elle ait dans ses propres forces la
confiance qui lui sera nécessaire, qu’elle sache bien l’immensité de ce
que nous avons conçu et de ce qu’est notre amour. Je voudrais un peu
compter sur toi pour le lui répéter. C’est étrange, tu n’as pas la foi, et
cependant tes mots peuvent nourrir la sienne. Ta lettre a été si fran-
che, si compréhensive… J’aurais dû te remercier du bien qu’elle nous a
fait. Ne reste pas muet, surtout. Parle, parle-lui comme tu sais me par-
ler quand tu le veux. C’est idiot, vois-tu, mais je serais consterné si tu
allais la décevoir. Je lui ai déjà tant parlé de toi ! Oui, j’ai mis dans
cette rencontre je ne sais quelle espérance… C’est ici que je l’attends.
Personne. Elle ne peut pas y être encore. Ah ! là-bas ? Non, que je suis
bête. C’est toujours comme ça, je crois la voir partout…
Ils étaient arrivés à l’angle de deux rues faubouriennes, désertes,
mal pavées, chichement éclairées, avec des flaques d’eau noirâtre qui
ne devaient point sécher de l’hiver, entre d’obscures, revêches et iné-
gales bâtisses pour prolétaires.
— Tu vois que pour un décor vulgaire, on ne fait pas mieux, dit Ré-
gis. Nous sortons rarement ensemble dans le centre, nous connaissons
trop de monde. Que veux-tu, nous n’avons pas les mêmes libertés qu’à
Paris… Du reste, s’il faut nous cacher un peu, je ne m’en plains pas, au
contraire. Si tu savais combien tous ces pauvres coins-là ont de
charme pour moi !
Ils s’étaient arrêtés au bord du trottoir chétif. Michel n’aurait pas
voulu que le silence s’installât, mais il ne trouvait plus aucun mot. Une
crampe singulière lui étreignait depuis quelques instants la poitrine.
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recommencerait ? C’est elle. Non, c’est une femme qui entre dans un
magasin.
Ils se penchaient vers la rue sombre, écarquillant leurs yeux. Michel
était à présent glacé jusqu’à l’échine. Il allait être incapable de ne pas
claquer des dents. Un rire clair retentit, presque dans leur cou. Ils se
retournèrent ; la jeune fille était là, joyeuse sous la maigre lumière.
Michel perdit le souffle dans la trombe d’allégresse qui l’inondait, puis
il respira jusqu’au fond des entrailles.
« Elle est jolie, et bien habillée ! »
dans ce teint mat aux jolis dessous rosés, absolument rien à voir avec
les transparences un peu souffreteuses, les angulosités, la spiritualité
légèrement tuberculeuse que les visions et les cures de montagne
auraient dû faire présager. Elle est un peu surmenée, elle vit trop par
le cœur, mais elle est parfaitement saine. Elle est fine, mais bien bâtie,
tout bien à sa place, très joliment… C’est tellement mieux ainsi ! »
Régis était fort honnêtement absorbé par la musique, avec ce
pouvoir automatique de réceptivité qui agacerait toujours plus ou
moins Michel.
La tête brune d’Anne-Marie s’était tournée plusieurs fois déjà du
côté des deux garçons, surtout vers ce petit inconnu aux cheveux or-
ageux, qui venait de lui lancer de si frénétiques propos. Michel
soutenait longtemps, sans éprouver la moindre timidité, ce grand re-
gard qui l’interrogeait : « Elle a les yeux un peu battus, anxieux. Il doit
sembler qu’ils attendent toujours de celui qu’elle dévisage on ne sait
quoi de surprenant, de charmant, de pathétique. Ce sont de ces yeux
qui peuvent vous soulever au-dessus de vous-même mieux que les plus
belles morales. Elle a des prunelles un peu fixes, un peu dilatées, à la
Greco, comme le page dans Orgaz. Mais ce sont les yeux d’un Greco
qui saurait être joyeux, être même taquin… Ces comparaisons pic-
turales sont d’une banalité indigne. Elles ne signifient rien. Les yeux
de tous les Grecos sont morts, conventionnels à côté de ces yeux-là. Et
ces yeux vifs, à ces lumières, sont vraiment bleus, bleu sombre. Je les
ai vus plus foncés au premier instant. Je les croyais noirs. Ils sont tell-
ement plus purs que de très aimables yeux verts ou gris bleuté, un peu
trop animaux, qui vous disent trop bien leur soumission au mâle… Ses
yeux ont donc la chaleur des plus ardents yeux noirs, et la tendre limp-
idité des yeux de pervenche. »
Un ténor que l’on applaudissait très décemment entrait en scène
pour chanter quelques airs classiques avec l’orchestre. « Dans les
vieux romans, songeait Michel, la soirée à l’Opéra était de rigueur, au
début d’une très élégante et très sentimentale intrigue. Le héros ne
devait pas entendre la musique beaucoup mieux que moi. La musique
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parlent de Brouilly tous deux, et j’écoute ça. Ils s’aiment devant moi, et
je ne m’en vais pas. Voilà cette nuit, ce spectacle, ces souvenirs qui les
envahissent, et nous sommes trois, au lieu qu’ils soient tous deux. »
Mais il sentait de nouveau les yeux d’Anne-Marie sur lui, la voix claire
et malicieuse riait :
— M. Croz a des choses qui lui trottent par la tête, Régis. Je suis sûre
qu’il se demande : « Qu’est-ce que je fiche ici ? » Et moi, je me dis qu’il
a dû se faire sur nous des idées prodigieuses et qu’il est sans doute bi-
en déçu à présent.
Jamais Michel n’avait souri plus délicieusement et plus profondé-
ment à une femme.
— Régis répète toujours qu’il n’y a que les imbéciles qui disent bien
les vers. Pourtant M. Croz n’est pas un imbécile, je crois ?
Régis avait aussi demandé des nouvelles du grand Antoine :
— Qu’est-ce que tu as bien pu lui dire, jusqu’à trois heures du matin,
à ce couillon-là ?
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vous le dire ? Vous le savez si bien, mieux peut-être que Régis lui-
même ! J’aime Régis, je l’admire aussi, mais sans vous, que serait-il ?
Régis passait son bras sous le sien, et à mi-voix :
— Hélas ! mon vieux, il est affreusement tard, maintenant. Elle doit
partir.
Mais Michel se dégageait, et d’une voix qui s’étranglait :
— Comment peut-on regarder une autre femme quand on vous a
vue, l’écouter quand on vous a entendue…
Anne-Marie souriait en hochant la tête :
— Quelles folies me dites-vous là ? Est-ce qu’il n’y a pas des foules
de femmes qui courent le monde, mille fois plus belles, plus
spirituelles, plus intelligentes que moi ?
— Non, non ! Vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe en moi au-
jourd’hui… Tout ce qui vient de disparaître, tout ce que j’ai cessé d’es-
pérer, subitement…
Il s’était vanté bien souvent de n’avoir point pleuré depuis dix an-
nées. Voilà qu’il était près des larmes et que ses paupières battaient.
Régis, très pâle, se serra contre lui :
— Ah ! je n’aurais pas dû t’amener, j’aurais dû me douter de cela, du
mal que ça te ferait !
— Je me sauve, dit Anne-Marie, je vous laisse tous les deux.
Michel, entraînant Régis, bondit auprès d’elle :
— Ayez toujours confiance en vous ! Soyez fière de vous et de lui… Et
venez à Paris, bien vite. Cela aussi, c’est nécessaire ! Vous le devez,
vous me le devez.
Il s’inclina sur sa main. Déjà, elle s’éloignait vivement. Il courut en-
core derrière elle :
— Ah ! quel bonheur vous avez, vous et Régis ! Quel bonheur ! quelle
chance ! quelle chance !
Il criait à tue-tête, deux hommes qui passaient s’arrêtèrent. Il agitait
son chapeau. Anne-Marie se retourna, puis disparut.
Régis l’avait rejoint. Les yeux de Michel étincelaient.
— Extraordinaire créature ! Et c’est une femme, une vraie femme !
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Régis fit :
— Ah ! mon vieux ! mon pauvre et cher vieux ! Comme tu m’as ému
tout à l’heure, quand tu faisais devant elle son éloge ! Tu as dû souffrir,
je le comprends.
— Oui, j’ai souffert, et je vais souffrir. Ma vie, auprès de la vôtre…
— C’est toi qui l’as voulu. Il aurait mieux valu que tu ne la voies
jamais.
— Ah ! pourrais-je cependant regretter de l’avoir vue ?
— Et elle est belle ! Tout à l’heure, devant toi, elle était si belle. J’ai
tremblé si souvent à cause de cette beauté, pour elle, pour moi, pour
les autres…
— Oui, elle est belle, mieux que belle, si charmante et étrange.
— Et au début, je le sais bien, je ne l’ai aimée que pour cela. Je l’ai
aimée par tous mes sens.
Michel s’agrippait furieusement à ses épaules :
— Bon Dieu ! quelle joie bizarre à t’entendre le dire ! Je le savais bi-
en, je ne me suis pas trompé. Une passion comme la vôtre, si grande,
si impérieuse, si magnifiquement orgueilleuse, pouvait-elle naître
autrement ? Voilà l’amour, voilà la vie !
Ils étaient arrivés sur une place très éclairée et encombrée, où tram-
ways et voitures se croisaient avec bruit. Régis s’arrêta brusquement :
— Il faut nous quitter, Michel. Je n’ai pas mis les pieds chez moi
depuis ce matin. Je ne peux plus aller maintenant jusqu’à la gare. Non,
ne m’accompagne pas. Je n’en puis plus, tous les mots, vois-tu, s’ar-
rêtent là. Je l’adore, plus que jamais. Je te le dois un peu. Au revoir,
Michel ! À Paris, j’espère. Ce soir, je prierai pour toi, pour toi seul.
V
L’AMOUR AU CORPS
Le pauvre diable,
Il a vraiment l’amour au corps !
(Chanson de Brander.)
Michel était rentré depuis bientôt une heure. Il se versa trois doigts
de rhum, qui restaient au fond d’une bouteille. Il alluma son petit
poêle à gaz et s’étendit sur son lit. Il était chez lui, le plus pitoyable des
logis, mais dont la familière hideur le rendait cependant peu à peu à
lui-même.
Il n’avait pas le moins du monde à s’interroger sur ses sentiments.
Aucun doute ne pouvait s’insinuer dans ce bloc d’adoration et de
désespoir dont la masse, le poids inconnus, au milieu de lui,
l’étouffaient. Non, il n’y avait pas de « je ne sais » pour lui. Il savait, et
trop bien. Il avait appelé l’amour, et l’amour était là. Il aimait, et c’était
la fille du monde dont il pouvait le moins espérer, imaginer un instant
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si, cependant, il n’en était point ainsi, Régis n’était-il pas alors
épouvanté, pourrait-il consentir à ce que Michel la revît ?
Il s’égarait davantage de minute en minute, il tournoyait : « Je me
suis voué au malheur. Je me suis jeté à la poursuite d’une image, je
veux la retenir, je ne le pourrai jamais. Cette image se glace, elle va de-
venir une idée, et je le saurai, et ce sera encore la pire de mes souf-
frances. Je souffre d’aimer Anne-Marie. Je souffrirais mille fois plus si
cet amour s’en allait de moi. Je ne peux plus oublier, je ne veux pas
oublier. Tout apaisement de ce mal me fait horreur. Un seul geste pour
éloigner Anne-Marie de Régis ? Jamais je ne le ferai, ce serait la perdre
pour toujours. Et cependant, je suis hanté par ce geste, je me maudirai
si je ne l’accomplis pas. Mon amour ne peut être qu’une plaie que je
m’acharnerai à envenimer. Et c’est pourtant cela que je préfère. Ah !
cela est-il tenable sans que l’on en crève ? Si j’étais sur la pente d’un
suicide obligatoire ? Chez ceux de mon espèce, la tête tue souvent. On
le sait… Oui, voilà bien la conclusion la plus plausible : une lettre pour
Anne-Marie, qui lui apprendrait tout, en même temps que ma mort [1].
Mais quoi, tout ? Cette lettre, je ne pourrais en écrire aujourd’hui une
seule feuille. Dans un mois, j’en serai bien plus incapable encore.
Alors, rien qu’une ligne : « Je vous aime, je me tue… » Juste de quoi
avoir l’air absurde… Ah ! quelle misère ! et cet œil de l’analyste, aba-
sourdi par le premier choc, mais qui chaque soir se réveille plus tôt,
cet œil qui m’examine impitoyablement, qui ne se fermera pas une
seconde ! Et pour rien, pour rien ! Pas même une page lisible ac-
couchée par tous ces maux. Mon journal est imbécile, d’une platitude
écœurante. Non jamais ces phrases éculées ne renfermeront l’aventure
pour personne, même pas pour moi. Elle ne pourrait revivre que dans
une œuvre belle. Comme j’en suis incapable ! Et je me suis dit un ar-
tiste ! J’ai là entre les mains une matière sans prix, et je ne peux rien
en fixer. Impossible ! On ne crée pas dans une telle douleur. Je perds
pour jamais ce que j’ai éprouvé de plus bouleversant, de plus sublime
de toute mon existence. Le reste, à quoi bon en parler ? Comment
pourrais-je me satisfaire désormais de cette pitoyable littérature, y
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user des heures et des jours ? Pourquoi cette tromperie plutôt que
n’importe quelle autre, que n’importe quel métier de crétin ? Une tem-
pête mugit en moi. Je ne saurais l’écrire, je suis moi-même la tempête.
C’est donc dit, je suis un des nouveaux infirmes que ce siècle fabrique.
Nous avons perdu toute naïveté, appris à lire au fond de nous, appris à
descendre au fond des abîmes d’où sourd la vie. Pourquoi ? Pour être
encore plus cruellement témoins de notre impuissance. Anne-Marie
m’aura révélé à moi-même pour me montrer la chimère de mon
amour et celle de mon art… Impossible d’être heureux, impossible de
faire au moins quelque beauté avec mon malheur !… Mais n’est-ce
point encore une tentation, une voie sournoise qu’a prise le démon de
l’oubli pour m’éloigner d’elle ? Ah ! je ne sais plus, je sombre, je suis
dépassé, vaincu… Tout ramène au néant… Il n’y a plus de sens à rien.
Rien ne vaut plus la peine… Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que
cette machine à néant qui fonctionne dans ma tête ?… Où sont mes
mots pour dire ça ?… Je perds mes mots. Où est-ce que je vais ?… Je
tombe, je tombe. Je me vide.
« … Plus de but. Et plus d’existence… Est-ce que je suis encore ?
« … La conscience qui s’en va… Qu’est-ce qui m’arrive ?
« … J’ai peur. Le vide. Ma tête. Ah ! le vide. Je ne sais plus rien. Je
ne vois plus rien. »
Il avait tourné dans sa chambre d’un pas de plus en plus lourd et
mécanique, puis glissé contre le mur, dans une posture fortuite et ri-
dicule, le corps secoué de frissons, rejeté tout entier sur le côté droit, le
coude au plancher, les jambes cassées sous lui, le crâne portant contre
le poêle éteint.
« … Fusion. Tout part… Qu’est-ce que je sens ? Mais qu’est-ce que
c’est donc ? Rouge. Blanc. Rouge. À toute vitesse. Mes yeux ! Ça danse.
Les mots. Les mots. Rouge et rouge. En bas. En haut. Partout. L’infini.
Je ne peux plus. Ça file, ça file. Ça tourne. Ho, là là ! À moi ! Arrêtez !
À moi !… » Une sorte de décharge le jeta en avant, sur les genoux. Il
étendait ses bras, devenus rigides. Il s’accrocha instinctivement au fer
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« On lit dans les livres : “Je sombrais, j’étais aux portes de la folie”.
Je voudrais pouvoir dire quelque chose de plus, n’importe quoi, pour-
vu que ce soit vrai et vécu. Je comprends que bien des hommes ont dû
connaître cet état. Je voudrais être plus fort qu’eux, arriver à le tran-
scrire, à le rendre intelligible.
« Depuis un quart d’heure, je suis un peu soulagé. Mes spasmes se
calment. Je viens d’allumer une cigarette, comme un automate. Je suis
très faible, mais la lucidité revient. Que s’est-il donc passé ? J’avais la
sensation que je ne faisais plus partie de mon corps, que mon âme
était derrière, repliée. J’assistais à ma décomposition mentale. J’ap-
pelais désespérément une idée, n’importe laquelle. Une idée, une
seule, et j’étais sauvé. Affalé par terre, dans cet angle du mur, je n’ar-
rivais plus à me commander un seul mouvement. Je ne parvenais
même plus à savoir que je devenais fou. Il ne subsistait que la percep-
tion d’une glissade irrésistible de l’esprit et des sens. C’était une souf-
france inconnue, qui s’accroissait de seconde en seconde. C’est un ef-
froi animal devant cet inconnu qui m’a redressé.
« Je me suis sauvé par le réflexe de l’écriture ; peu à peu, j’ai rétabli
la circulation, mais au prix de quels abominables efforts ! De telles
déroutes peuvent paraître le fait d’une abjecte chiffe. Pourtant, ai-je ja-
mais déployé une plus âpre énergie ?
« Je souffre encore, mais je sens un vague soulagement à noter
quelques bribes de ma souffrance. Ce gribouillis n’explique rien, pas
plus que la lettre où une putain du Sébasto décrit ses peines d’amour.
Mais j’ai du moins tracé ces symboles. Bien peu l’auraient pu à ma
place. »
Elle n’a plus pour moi les odeurs du gaz, de la paperasse, mais celle
des pensées et du labeur. Ce désordre hétéroclite, ces croûtes, cette
poussière, ces hardes en tas me sont doux. Anne-Marie et Régis vien-
dront à Paris. Un jour, dans trois mois, dans six mois, dans dix, je
saurai qu’Anne-Marie arrive. Je bondirai chez le coiffeur, le chemisier,
le chapelier. Je jetterai dans un coin mes guenilles. Je tirerai mes
habits de la malle, où ils sont bien pliés, où ils l’attendent aussi. Je
fignolerai ma toilette avec une joie fiévreuse. Je poserai là ma charge
de souvenirs, et je bondirai pour aller en cueillir d’autres, avec un moi
tout frais, rajeuni, redressé, qui surgira du capharnaüm sombre, tiède,
clos et sale, hanté de toutes les choses que j’y aurai remuées et créées,
où j’aurai si souvent regardé ma tête à la crinière sauvage, ma figure
crispée par la passion et l’effort. »
peut déjà plus lire ça sur ma gueule, puisque celui-là qui me connaît le
mieux n’y aperçoit rien du tout ? »
La conversation s’engageait mal. Guillaume, toujours si sensible aux
plus secrets reproches, d’une intuition quasi féminine pour eux, s’était
aussitôt figé, après son jovial préambule. Il avait sa figure des jours les
plus fermés. Ils descendaient sans mot dire la rue Bonaparte, faisant
sonner leurs talons, Michel penché en avant, la lèvre grognonne, les
mains derrière le dos sous son raglan râpé, Guillaume avec cette rigid-
ité du col et de la jambe qui ne présageait jamais grand-chose de bon,
avec des regards brusques, mécaniques, à droite et à gauche, pour se
faire une attitude, feindre de porter un intérêt soudain à des façades et
des vitrines qu’il ne voyait certainement pas.
Ils arrivaient à Saint-Germain-des-Prés.
— Also ! rien de neuf ? grommela Michel sans penser à rien.
— Peut-être que si, dit Guillaume.
Michel était devenu subitement curieux et cordial :
— Ah ! Ah ! et de quel ordre ?
— Oh ! d’un ordre bien modeste. Est-ce la peine de t’en parler, dans
les pensées étonnantes où tu dois être pour l’instant ? Ça peut te
paraître si banal et trivial… Nous prenons les quais, veux-tu ?
Michel n’eut pas besoin de le presser beaucoup. Guillaume lui aussi
avait rencontré une fille :
— Je traverse en ce moment une période sauvage, je dirais une es-
pèce de naturisme effréné, si nous parlions charabia ! Je n’ai pas ar-
rêté de courir la campagne chez moi, pendant les vacances, les genêts,
les rochers, les coins les plus abrupts, ceux qui me font imaginer
l’Écosse ou la Norvège, ne me rasant pas de quatre jours, en grosse cu-
lotte, dégueulasse. Deux jours après ton retour de Lyon, je ne te voyais
pas, je ruminais ton histoire. Je ne pouvais pas me supporter une
minute entre les quatre murs de ma piaule. Je me suis dit : « Il faut
que je trouve une fille, une provinciale, neuve et effarouchée. » Je suis
parti au hasard, tout droit, vers la République. Je ne sais pas ce qui me
poussait vers ce quartier qui m’embête d’habitude. J’y ai repéré
159/1425
aussitôt une gosse, seize ans, seize ans et demi, une brune, rose, assez
petite. Je l’ai abordée avec le plus froid culot, et je l’ai emmenée en
balade, au diable Vauvert, dans des quartiers perdus. Je l’ai embrassée
au bout d’une heure à peine. Je la revois presque tous les jours depuis.
C’est une très humble fille, une petite ouvrière en cheveux, qui vient
du Nord. Elle travaille et elle habite aux Lilas, près des fortifications,
un coin où il y a un horizon énorme et désolé, avec de l’herbe usée et
sans cesse du vent. Tu vois, c’est une bien pauvre et minuscule his-
toire. J’ai peur de dégringoler à tes yeux en m’attachant à ça. Mais j’ai
dû être trop seul, trop sevré de femmes.
Ils devisèrent longuement encore, faisant et refaisant le tour de
Notre-Dame et de l’île Saint-Louis. Le ton affectueux de Michel en-
courageait Guillaume.
— Je craignais, disait celui-ci, que tu ne me répondes par quelque
énorme gaudriole, et tu aurais eu raison, en somme. Mais décidément,
nous nous comprenons tous deux à fond, d’un mot. Je n’ai pas encore
baisé la petite, et cela aussi, c’est grotesque. Surtout pour moi, parce
qu’à vrai dire, ce qui m’est arrivé le plus souvent, c’est de sabrer illico,
à bitte que veux-tu. Mais elle est si jeune, si pauvre, tellement sans
défense, que j’éprouve avant tout, auprès d’elle, une grande douceur.
Je la berce, je la pelote, c’est plus sensuel que tout. Mais en même
temps, ça m’attendrit, j’ai scrupule d’aller plus loin. Ce n’est qu’une
petite sauvageonne, qui sait à peine lire et que j’emmène voir des films
imbéciles. Pourtant, je savoure auprès d’elle une espèce de poésie que
j’ai peur d’abîmer en la carambolant.
Michel exprimait d’abondance son amical ravissement, à grand ren-
fort de Rimbaud et de Thomas de Quincey.
— Oui, reprenait Guillaume, ne nous montons pas le coup, mais
c’est tout de même un peu ça. Ce n’est qu’un petit épisode, je le sais bi-
en, mais d’une couleur étrange et émouvante. Et puis, tu le com-
prends, j’ai, sitôt que je le veux, la volupté de sa présence, son contact,
sa chaleur.
Michel, subitement rembruni, ne répondait plus.
160/1425
Une demi-heure plus tard, Michel était dans sa chambre, les lèvres
encore tremblantes, les poings serrés. La cloche du dîner put sonner, il
ne l’entendit pas.
« Apaisé ! Je suis apaisé ! Et si je ne le suis pas encore, il faut abso-
lument que je le devienne. Et c’est le confident de toujours qui me l’an-
nonce. Je bous, je m’arrache la peau, j’ai la tête perdue dans un tour-
billon de feu et de nuages, je mène le combat le plus effrayant de ma
vie. Et pendant ce temps-là, voilà comment l’ami de tous les instants
me pense : « un vaste et tendre apaisement »… C’est beau, la com-
préhension, à demi-mots, l’intimité fraternelle des esprits… Évidem-
ment, c’est plus fort que lui ! Son pelotage de gamine, aux Lilas, lui
paraît bien plus émouvant que mon aventure, que mes trois heures
entre Anne-Marie et un quidam, et toute l’ébullition qui s’en est suivie.
Il a une fille dans ses bras, à point, roucoulante, toute chavirée d’avoir
fait un étudiant. Et il ne peut pas s’empêcher de se dire que c’est ça,
l’amour, et de s’apitoyer sur moi qui me masturbe le cœur, en attend-
ant, bien sûr, que ça ait fini de me chatouiller. Et je serais à sa place,
n’en penserais-je pas autant ? Il m’a parlé de sa mélancolie devant cet
élan affolé et sans issue d’une pauvre gosse, des émotions, des menues
jouissances de chaque jour (sous-entendu : « que tu ne peux con-
naître »). « C’est humble, à peine avouable, mais c’est réel… » Et s’il
avait raison ? Si tout était vraiment une construction de mon crâne ?
N’a-t-on pas le droit, avec un honnête bon sens, de me juger ainsi ?
N’a-t-il pas mis le doigt sur la plaie ? N’est-ce pas contre l’apaisement
161/1425
La lettre n’était longue que de quatre pages, mais elle avait demandé
deux jours de préméditation.
On n’écrit point aussi laborieusement avec son cœur. Allons-nous
laisser au jeune Michel le loisir de gloser sur cette évidence, et de nous
démontrer que nous n’y entendons rien ? Penchons-nous plutôt sur
son épaule : « Voilà un petit gaillard en train de fignoler une jolie
crapulerie. »
Au fait, en sommes-nous sûrs ? Et le coupable est si pâle… Soit,
résignons-nous à l’entendre lui-même.
Très vite, dès son retour de Lyon, l’idée avait surgi, vague, fugace.
Non, il ne l’arrêterait point. Elle n’avait participé à aucune des
« grandes heures ». Mais le destin, si âprement interrogé, ne proposait
toujours rien. L’idée s’était insinuée dans un subtil repli. Elle prenait
poids et forme, elle devenait impérative. Il fallait se résoudre, et elle
était l’unique résolution.
Il avait d’abord retourné, mesuré froidement ce serpent. Pour s’aid-
er à la tâche, pour se libérer du mensonge qui l’étouffait, il dressait en
pied un portrait de Régis : « Impossible de savoir ce que je pense
vraiment d’un homme, si je ne le fais la plume à la main. C’est cela qui
me voue, par fatalité, à la littérature. » Telle une implacable pièce à
conviction, le portrait avoisinait les brouillons de la lettre, fatigués de
ratures. Il avait bientôt tourné à l’autopsie. Il fallait ramener au grand
jour sans pitié tout ce que Michel, depuis le 6 janvier, s’efforçait de
164/1425
Enfin, la lettre était achevée. Il ne savait plus très bien ce qu’en sig-
nifiaient maints détails. Il s’accorda cependant un satisfecit : « Je n’ai
rien travesti. Non. Mais j’ai transposé. »
Toujours est-il que ces quatre pages eussent composé, pour le com-
mun des mortels, un préambule de crise religieuse, le plus propre à
émouvoir les fibres apostoliques de Régis, et à susciter la collaboration
obligée d’Anne-Marie, dont le secours était imploré entre chaque ligne
de l’étrange texte.
hilarité n’eût-il pas, deux mois plus tôt, accueilli l’idée même de l’in-
vocation qu’il venait de prononcer ! Il ne s’était pas interrogé une
seconde sur son ridicule possible, s’en avisa, mais pour s’en féliciter.
Bien plus, le fait que cette invocation lui eût été aussi naturelle
l’attendrissait.
Le relent des rêves venait d’entraîner une remarque freudienne,
phénomène familier pour un étudiant en philosophie, fût-il le moins
assidu de tout le Quartier Latin. Michel, en gribouillant la veille son
cahier – il était maintenant de noire moleskine – avait écrit au courant
de la plume : « L’amour d’Anne-Marie. » Il ne s’agissait point pourtant
d’elle et de Régis. « De » était bien là à la place de « pour ».
« Évidemment, c’est classique : je l’ai tellement en tête ! L’amour
pour moi d’Anne-Marie. Voilà le type parfait de l’acte manqué. Mais si
c’était une prémonition secrète ? »
Cette fois, il sourit et il s’ébroua : « Franchement, c’est du gâtisme. »
Il s’en amusait tout à fait, sans l’ombre d’une inquiétude. L’amour
pour Anne-Marie comportait donc des prières, et en même temps une
puérile sorcellerie de superstitions, de menu fétichisme. Tout cela ap-
partenait de plein droit à l’amour.
Anne-Marie venait de traverser soudain la chambre. Toutes les
forces de Michel aussitôt dressées se tendaient passionnément vers ce
doux spectre. Cependant, le Michel de muscles et de sang s’était figé
sur son grabat, les yeux clos, plus immobile qu’un gisant sur sa sépul-
ture. Il eût voulu imposer à son cerveau la même ataraxie. L’image
tant attendue se déchirait sous l’analyse. Comment arrêter ces petits
ciseaux aigus, agiles et impalpables ? Parviendrait-on jamais à détach-
er le monde affectif du mental, à dénouer comme des rubans les eaux
des deux sources intérieures, dont Psyché naissait comme Vénus de la
mer ?
« Quelle mythologie, acoquinée à ce jargon de Sorbonne ! Être tyr-
annisé jusqu’en de tels instants par les métaphores et le vocabu-
laire ! » Le démon du goût lui aussi essayait ses tours.
170/1425
Ces mots jaillis tout nus l’avaient allégé comme un aveu. Il percevait
une présence en lui d’Anne-Marie, mille fois plus exaltante et réelle
que toutes les projections insaisissables, sur un écran si vite aboli. Il se
sentait possédé par un besoin irrésistible d’espace. Minuit avait sonné
depuis longtemps déjà. L’ennui de réclamer sans fin le cordon l’arrê-
tait. Mais en risquant une enjambade sans grand péril, par une fenêtre
au fond du corridor, on atteignait un toit, et de là le grand balcon de
fer qui coupait toute la façade de Bouhours, à la hauteur du second
étage. Il y fut en quelques instants. La grande maison dormait tout en-
tière, au sein d’une vaste obscurité. Seuls, les réverbères, le long du
Luxembourg, jetaient par-dessus le mur de la cour une lueur vague et
louche. Un vent amer claquait. Michel arpentait le balcon à grands
pas. À l’ordinaire, la marche organisait assez vite le tohu-bohu de ses
pensées. Mais il était en proie au sentiment désordonné et triomphant
que la lettre à Régis, d’un bond, venait de lui faire franchir le premier
des gouffres qui le séparaient d’Anne-Marie. Il était assailli par des
fables folles, que rien ne parvenait à chasser, tour à tour grisantes ou
désespérantes. Il se voyait plus tard, devenu prêtre, ou demeuré laïc,
mais retranché de l’univers. Il revoyait Régis sous la soutane, il lui par-
lait avec ferveur de l’aventure ancienne. Mais Régis laissait tomber :
« De ma part, ce ne fut qu’un péché de jeunesse. » Michel allait voir
Anne-Marie, l’amour avait disparu… Ou bien l’amour vivait toujours, il
célébrait lyriquement Anne-Marie et son sublime caractère. Il lui
révélait tous les masques ingénus dont sa passion, dès le premier jour,
172/1425
s’était déguisée. Elle l’écartait en lui disant : « J’ai toujours été en-
nuyée par l’éloquence. » Il tombait à ses pieds, il criait : « Ainsi, vous
étiez donc une femme comme les autres femmes ! » Ne le relèverait-
elle point en sanglotant ?
Il commençait à maîtriser ce galop de songes enfantins. Mais, aus-
sitôt, il imaginait Anne-Marie débarquant à Paris, dans quelques
semaines peut-être, parmi les porteurs, les troupiers, les Anglais, les
rastaquouères, les valises et les embrassades des retours ; il devinait
son premier mot, vif et drôle, pour prévenir subtilement toute menace
d’embarras. Cela, désormais, n’appartenait plus aux chimères. La
lettre autorisait certainement cet espoir. Régis serait là aussi, à son
bras, rayonnant. Michel se sentait pur de toute perfidie. Il verrait
Anne-Marie dans le Luxembourg, il la verrait sur les quais de la Seine
et cela comblerait son bonheur au-delà de toute limite. D’y rêver seule-
ment faisait basculer sa raison dans un torrent de délices.
Il déambulait toujours, les dents serrées sur sa pipe éteinte.
« Voyons, cherchons à nous remettre un peu en ordre. Récapitulons.
Tu l’aimes follement. Elle t’a ensorcelé. Pourrait-elle être à toi ? Ces
seuls mots “être à toi” ne te sont-ils pas beaucoup plus impensables
qu’un autre monde ? Aucun doute sur ses sentiments pour un autre
homme, des sentiments qui remplissent, gouvernent toute sa vie. Et
cet autre homme est Régis… Mais quoi ? Ne le sais-tu pas ? À quoi bon
te le redire ? Non, ne récapitule pas. Abandonne-toi à la nuit et à tes
transes, abandonne-toi sans boussole à ta tempête.
« Je l’adore, et ma passion m’a emporté au-dessus de moi-même,
vers un splendide inconnu. Admirable et sainte fille, je lui dois tout !
Les plus sublimes pages, qui n’étaient que des mots, voici que je les ai
vécues. Je la connais, “la belle visiteuse” ! Je l’ai, “l’envol des pigeons
roses autour de la pensée !” “Par l’esprit on va à Dieu.” Je le sais :
“Déchirante infortune !”
se lève pour soulager ses tripes, est peut-être traversé par l’obscur sen-
timent que sous cette lampe infatigable on prie, on aime, on combat.
Oui, je suis fier de moi, je le proclame très haut.
« Anne-Marie a été l’adorable ambassadrice de ma destinée. J’avais
pu croire que mes vices m’écarteraient à jamais de tels anges, qu’ils
dressaient entre elle et moi une insurmontable barrière, que seul Régis
pouvait l’aimer parce qu’il est bien plus pur que moi. Je n’ai rien à ren-
ier ni à confesser, je suis trop un homme pour n’avoir pas connu la
débauche. Mais que de nausées ! Que de dégringolades ! Que de fois
les plus belles ardeurs s’y sont-elles brisées ! Depuis que j’ai com-
mencé ma vie d’homme, voilà le premier mois où mon corps et mon
âme aient été purs. Quelle fontaine de force et de sagesse ! J’avais tou-
jours attendu sans espoir ce miracle. Comme il est fécond ! Que de
pensées jaillies, quel foisonnement, quelle gestation ! Ô monde admir-
able que je porte en moi ! Mon Anne-Marie est l’ouvrière bien-aimée
de cette renaissance. Elle est l’Amour sacré, tant de fois invoqué, avec
tant de nostalgie. C’est Anne-Marie qui m’a restitué mon âme immor-
telle. Comme toutes les autres âmes, pauvres parts éternelles enfer-
mées dans nos charognes, elle étouffait sous les lianes, les parasites
vénéneux. L’amour m’a tendu la torche et inspiré le courage de la
passer dans mes ronces. Et je vois mon âme d’airain, vibrante et indes-
tructible. Je suis né de nouveau pour l’éternité.
« Dans cette gratitude immense pour Anne-Marie, j’ai trouvé le
véritable aliment de mon amour. Et maintenant, je le sais, je suis libre
d’aimer, et il n’y a aucun Dieu pour m’en faire une faute, pour me l’in-
terdire, parce que mon amour est ma vertu suprême, parce que mon
amour m’emporte vers Dieu. Si la vérité n’est point trop vaste pour nos
êtres, c’est par cet amour que je la connaîtrai, et par l’éblouissant ex-
emple de ces deux étudiants qui bravent la vie et la mort. Dans quels
mystérieux circuits serai-je entraîné ? Je l’ignore. Mais je suis prêt
pour la grande étude, je ne m’y déroberai pas. Je ne serai pas de ceux
qui roulent au fossé parce que la route est trop dure, qui rejoignent
leur enclos parce que le voyage est trop long et décevant.
176/1425
réfectoire. Jamais l’épreuve de ces repas ne lui avait paru plus ig-
noble : le caveau nauséabond, le vacarme sauvage et imbécile de cent
vingt garnements, autour de lui la poussière irrespirable des propos,
les calembours centenaires des « matheux », les futilités solennelles
des chartistes, le fausset gourmé des grammairiens, et tous ces pets de
loup, jusqu’aux gentilshommes pauvres à double particule bretonne,
les coudes écartés, le menton dans l’écuelle, lapant, bâfrant, dévorant
les pitances visqueuses que leur jetaient les cuistres en savates, aux
tabliers graisseux et aux mains noires qui puaient le goguenot. L’hor-
reur du lieu banda subitement la fierté de Michel. Seul de toute cette
étable il se tenait droit, la tête haute comme pour sentir le moins pos-
sible le relent des infamies qui composaient la moitié de ses gages. Il
était bien d’une autre race : plus encore, d’un autre monde. On ne
pouvait mieux se le prouver à soi-même que dans un aussi terrible pas.
Pour soi seul. Aucun des animaux enfouis dans leur mangeoire ne
pouvait soupçonner la beauté et la violence de la lutte que Michel Croz
livrait pour dominer la douleur.
Il passa une journée sinistre et courageuse. Il ne pouvait s’empêcher
de prendre et de reprendre dans sa poche la mortelle lettre, bien qu’il
la sût déjà par cœur. Pour tout achever, Régis n’y avait même pas tracé
une seule fois le nom d’Anne-Marie. La rencontre de janvier n’avait été
qu’une unique et brève fantaisie, la suprême escapade d’un Régis en-
core libre. L’ère de ces folâtreries était close, il n’y avait plus à con-
naître maintenant que la chiourme du dogme. Ces pensées fouaillaient
férocement Michel. Il en frémissait, les paupières crispées sur les yeux.
Il résolut d’aller frapper à la porte de Guillaume. Cette détente était
nécessaire. Il ne pourrait point achever ce jour sans avoir quêté un peu
d’oubli. Il ne révélerait rien, car il n’existait aucun confident sur terre
pour de pareils secrets. Mais s’il lui restait un ami, celui-ci saurait bien
offrir son secours. Il savait que Guillaume l’accueillerait honnêtement,
avec un naturel quelque peu affecté, sans doute, comme si rien n’eût
troublé, depuis cinq semaines, les habitudes de leur amitié.
181/1425
croire que la foi de Régis était au-delà de ces choses, peut-être parce
que j’y suis moi-même, parce que j’avais de cette croyance un besoin
absolu dans ma détresse, ou que je ne suis encore qu’un candide ig-
norant. Tout est beaucoup moins pur, moins beau et plus redoutable.
Voilà le passage nécessaire et terrible où seuls les forts se comptent. Je
ne me déroberai pas.
« Mais Anne-Marie, Anne-Marie ? Elle qui est le mystère d’une fille
s’ajoutant à tous les autres mystères ? Mon Anne-Marie à moi, s’il était
vrai que je l’ai inventée ? Mais quand bien même elle serait une créa-
tion de mon cœur, de ma tête, qu’importe, puisque c’est l’amour qui
m’inspire cette création ? Mon amour pour Anne-Marie aurait-il un
sens s’il ne me l’avait montrée telle qu’elle s’ignore sans doute elle-
même ? Par cet amour, je saurai créer Anne-Marie à sa propre image.
Auprès de cette merveilleuse vocation d’un sentiment, quelle misère
que la possession charnelle ! Anne-Marie sera née de moi comme de
Régis, et bien plus de nous deux que de son père et de sa mère. Et moi-
même, c’est par elle que je suis venu à ma vraie vie. Ce sont d’admir-
ables obscurités, des lumières non moins admirables ! Voilà pourquoi
elle s’est désincarnée à mes yeux. Notre amour de corps serait un
inceste.
« Étrange existence ! Il va être cinq heures du matin. En quarante-
cinq heures, j’en ai dormi deux. Mais c’est de la pointe de mon épuise-
ment que j’ai tiré une lucidité nouvelle. La réalité me fuyait, je l’ai res-
saisie. J’ai déjoué le pire piège. Puisque je n’ai pas été démonté par cet
orage, je ne crains plus rien. J’ai plié horriblement. Me revoilà droit.
J’ai été comme une femme enceinte, durant des semaines, cloué sur
cet amour si fragile, je n’osais pas faire un mouvement. Je puis main-
tenant me redresser dans le plus brutal effort : l’amour ne se
décrochera pas de moi.
« Courage ! Courage ! »
VII
L’ENFANCE DE L’ART
*
193/1425
devant eux, et sur lequel ils promènent une grille, alors qu’au contraire
tout est fluidité, plasticité, et que c’est là justement que réside le
mystère ? Suis-je tellement sûr, moi, que ma substance n’est pas trans-
muée de fond en comble par les accidents ? Ne puis-je pas établir le
système de cette transmutation, moins impeccable peut-être, mais
parce qu’il serait plus proche de la vérité vivante, ondoyante et fugit-
ive ? La Substance de ces scolastiques me fait penser au ton local dans
la peinture. Un mur est gris, un arbre est vert pour l’éternité. Jusqu’au
jour où un œil plus fin, le besoin d’échapper à des recettes fatiguées, la
loi de l’alternance qui régit l’art et la sensibilité font découvrir ou redé-
couvrir les jaunes, les violets, les bleus, les roses du mur ou de l’arbre.
Ce qui n’a point empêché de faire auparavant des chefs-d’œuvre avec
des murs gris uni. Tout est plus ou moins système, stylisation, arbit-
raire ? Tout est valable, alors, et rien n’est absolu ? L’impressionnisme
en tout cas était joliment valable ! De quelle année exacte est La
Loge ? 74, 75 ?
Tous les Renoir qu’il avait vus riaient devant lui.
Cependant, ses « puissances » se rassemblaient sur une nouvelle
page du métaphysicien. Un poncif, traditionnel et carré comme un
gendarme, le rappelait tout à coup à l’ordre : « Un peu de philosophie
éloigne de Dieu, beaucoup de philosophie ramène à Dieu. »
parce qu’il n’avait plus alors la force et les moyens d’aller au-delà des
apparences, parce que les vieux mots de sa tête et de sa plume jetaient
leur ombre sotte sur la réalité de sa vie.
Le plus grand problème, peut-être, était celui des mots. Michel pen-
sait à la lente usure de ces mots, pareils à de vieux clous de souliers qui
ne laissent plus aucune empreinte ; à la mort des mots, à cette accu-
mulation de gravats qui, de siècle en siècle, derrière nous, nous em-
pêche de revenir sur nos pas, de garder le contact avec le passé, de
sentir ce qui fut exprimé.
C’est l’éternelle meule, où l’on aiguise éternellement les mêmes
couteaux. C’est une des petites roues entraînées par l’immense rota-
tion de l’univers. Un jour, les rémouleurs seront las du même geste, ils
démoliront la machine ou imagineront de l’employer à rebours. Une
civilisation se sera suicidée par fatigue ou excès de science. La lame
trop affinée se sera brisée. Bien beau si l’on en peut recueillir les
tronçons, et si l’on ne retombe pas à l’âge de la pierre polie.
Michel savait tout cela, mais il accomplirait bravement son tour à la
meule, parce qu’il était né pour cette tâche, parce qu’il pensait ferm-
ement que ce sont ces gestes qui font le monde des hommes et qui le
conduisent.
Michel serait un artiste parce qu’il ignorait Dieu, et qu’il était un de
ceux qui pour croire en Dieu doivent d’abord le peindre.
Chaque détour le ramenait à Dieu et à la pensée d’Anne-Marie. Il
s’effrayait qu’elle eût été absente une heure, écartée par ce remue-
ménage de littérature. Il demandait tendrement son pardon. Puis il
s’apercevait qu’elle ne le quittait plus beaucoup, qu’elle était à ses
côtés même lorsque sa présence se faisait si légère, comme si elle eût
eu scrupule de troubler le grand travail, mais en l’entourant, l’aidant
de sa douce chaleur, Michel savourait alors une brève paix, vite
rompue. L’œuvre plongeait ses racines dans l’amour, et rien n’était
plus admirable, mais elle déchirait douloureusement ce délicat et mer-
veilleux terroir.
199/1425
« Écrire avec son cœur. » Mais pour que ce ne fût point l’excuse de
molles rhapsodies, il fallait se planter dans le cœur un stylet qui retra-
cerait les bonds et les angoisses de ce cœur. Un psychologue acharné
et un passionné qui cohabitent dans le même homme, se refusant l’un
à l’autre toute concession : quels écartèlements, quelles disputes, quel
duel !
Pour tout simplifier encore, le cahier quotidien, cet autre tyranneau,
comptable perpétuellement aux aguets de l’amour et de l’œuvre ; le
journal griffonné sans cesse, devenant le journal du livre, débordant
sur lui ; et, se faisant insidieusement sa place dans ces broussailles, ce
monstre du sixième Sceau, le journal du journal…
Michel tournoyait dans ce dédale enténébré ; au moment où il entre-
voyait l’issue, un coup de vent soufflait sa camoufle. Il trébuchait,
reprenait pied, rebattait le briquet. Il pelletait indéfiniment des
clichés, comme on chercherait un diamant dans une montagne de
scories. Quand il reprenait enfin goût à l’ouvrage, que l’esprit se faisait
plus docile, deux heures, trois heures de la nuit sonnaient, et la carcas-
se bientôt trahissait à son tour. Les caprices de celle-ci étaient cepend-
ant les moins redoutables. Il arrivait à Michel de s’abandonner sur son
lit, vaincu par une phrase qu’il aurait voulu touchante et qui s’obstinait
à grimacer, jamais par ses yeux brûlés ou son dos vermoulu.
Il possédait heureusement une santé à toute épreuve, ce que ne
soupçonnait guère le commun des mortels, stupéfait qu’avec une telle
mine, il n’eût point encore craché son dernier lambeau de poumon.
dans leurs gros pardessus, leurs tricots, leurs écharpes. Nous étions,
parmi ce bétail au cuir trop épais, fins et sagaces comme les oiseaux
qui pressentent les saisons et les annoncent à la terre. Nous étions
seuls à savoir que l’hiver pliait bagage, à marcher joyeusement vers
des arbres et des robes en fleurs. Quels délicieux moments !
« Je ne connaîtrai cette fois le printemps que lorsqu’il viendra frap-
per à cette vitre sale. Pourtant il sera là bientôt. L’amour d’hiver va
finir, je vais aimer Anne-Marie sous d’autres ciels, d’autres lumières,
devant d’autres paysages. »
Il avait composé pour Régis un précis de ses remous aussi fidèle et
minutieux qu’il se pouvait, un peu dépité que rien encore de sa « lit-
térature » n’eût valu ces dix pages, mais heureux qu’elles fussent si bi-
en destinées à leur fin. La réponse était devant lui, très courte : un exa-
men imminent, la cruelle obligation de liquider cette corvée avant de
se consacrer à « l’immense et grave débat » que l’âme de Michel re-
quérait ; mais au-dessus de la signature ces deux lignes :
« Ton passage à Lyon a été suivi chez Anne-Marie et chez moi d’une
bienfaisante recrudescence de vie sentimentale et intellectuelle. Merci
du bien que tu m’as fait. »
Michel eût préféré : « que tu nous as fait ». Mais la certitude de re-
voir bientôt Anne-Marie était absolue. Michel mûrissait déjà le plan
d’une nouvelle lettre, où il préparerait son arrivée à Lyon, pour les
alentours du 15 mars. Régis ne pouvait plus méconnaître l’urgence de
cette visite. Il serait peut-être le premier à la proposer. La vie de
Michel ne remontait plus dans le passé. Elle se précipitait vers son
voyage.
Il sentait ses membres agiles, baignés d’une chaleur qui avait dis-
sous jusqu’à la dernière trace de l’acide cuisant qu’y laissent les
mauvaises nuits ; dans son cœur et dans ses idées régnait l’ordre d’une
chambre aérée, claire, vivante, riche de meubles bien rangés. Depuis
deux mois, il n’avait savouré une paix plus parfaite.
« Mon amour pour Anne-Marie croît et s’orne chaque jour. Jamais
je n’ai éprouvé sentiment plus ennemi de toute publicité. Quelle
201/1425
Hélas ! toujours la voix des autres pour chanter vos plus belles
fièvres !
Mais décidément l’échenillage psychologique, le puzzle du passé, ce
préambule pédestre et inévitable au poème de l’aventure,
205/1425
pauvre enfant accablé qui se découvre un don étrange et n’en est pas
heureux. Pourquoi la volonté de créer vient-elle se loger dans d’aussi
faibles machines ? Qu’il me serait doux de caresser Anne-Marie ce
soir ! Mais je suis tellement brûlé d’odeurs et de couleurs, tellement
harcelé par de lourdes images humaines que mon amour est recru lui
aussi.
« Et Dieu ? Où l’as-tu mis ? Invoque-le, petite brute. Prie-le donc, au
hasard. Ne crois-tu pas à d’autres inconnues tellement plus
incertaines ? Appelle-le par le nom qui t’écorche la bouche et que tous
deux ils lui donnent : Seigneur, Seigneur, Seigneur ! »
Cette nuit-là encore – une nuit de dimanche au lundi – il s’endormit
dans la pensée d’Anne-Marie. Sa décision était prise. Il fallait sortir de
cette solitude qui devenait mortelle. Que ce mois de mars qui com-
mençait fût celui où il reverrait Anne-Marie. Que Régis en pensât le
pire ou le meilleur, il lui annoncerait le lendemain matin sa visite à Ly-
on, pour la fin de la semaine suivante, si d’ici-là les amoureux de
Brouilly n’étaient point venus ensemble à Paris.
Régis répondit par télégramme : « J’arriverai jeudi. »
VIII
LA NUIT DE CHÉRUBIN
Michel avait vécu ces trois jours dans une fièvre insensée, bondis-
sant de joie en ouvrant la dépêche, pris aussitôt par les plus cruels
soucis. Noire déception : Régis venait seul, ce n’était point douteux.
Cette arrivée précipitée était des plus troublantes. Régis soupçonnait-il
Michel, voulait-il l’empêcher de rencontrer Anne-Marie ? Leur amour
avait-il subi quelque bouleversement imprévisible ?
Le temps était par bonheur affreux, ce qui signifie que Michel le
jugeait admirable et rentrait un peu apaisé, après une déambulation
forcenée sous les nuages démontés et dans les bourrasques de neige. Il
avait expédié vingt lignes à Régis, le conjurant de tout essayer pour
qu’Anne-Marie fût aussi du voyage. Jusqu’à la dernière seconde, il
avait voulu espérer qu’elle l’accompagnerait. Il accumulait les im-
prudences : « Tant pis ! tant pis ! »
Régis était là, seul bien entendu. Michel s’y attendait trop pour que
la déception fût vraiment cuisante. Ils avaient déposé la valise du voy-
ageur dans le petit hôtel de la rue de Tournon où Michel avait retenu
une chambre.
— Douze francs par jour. Je pense que ça peut aller.
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— Mon vieux, j’arrive fauché. Tout juste deux cent cinquante balles.
Mon père ne m’a pas lâché un rond. Et pourtant, je viens de passer
mon certificat.
— Ne t’en fais pas pour ça. J’ai tout prévu, je n’ai pas mis les pieds
dehors depuis deux mois. J’ai au moins sept cents balles de côté. On
fait bourse commune.
Ils avaient entrepris sur-le-champ le tour de Notre-Dame, arpenté
bientôt cinq ou six kilomètres de quais et de rues. Régis était peut-être
le plus admirable amoureux du siècle, une magnifique tête religieuse.
Mais c’était aussi un petit provincial qui venait de décrocher un certi-
ficat de latin, qui faisait son second voyage à Paris et promenait au
bout de son grand nez des curiosités cocasses et un peu irritantes, ces
manies de comparaison de tous les Lyonnais qui débarquent dans la
capitale.
— Tiens ! il y a encore de ces vieux réverbères sur le Boul’ Mich’ ? À
Lyon, rue de la Ré, on est en train d’installer des modèles nouveaux,
trois fois hauts comme ça. Ma foi ! ils dégottent autrement… En
somme, les tramways ne sont pas beaucoup plus chouettes qu’à Lyon…
C’est rigolo, ces devantures en aluminium. À Lyon, il y a aussi un bur-
eau de tabac qui vient de s’installer en style cubiste. On se parisianise
de jour en jour !
Michel était un cicerone terriblement distrait et laconique. Allez
donc vous mettre dans la peau d’un Lyonnais qui connaît à peine Par-
is, qui s’épate ou critique à chaque pas, qui veut monter au Sacré-cœur
et à la Tour Eiffel, voir le Bois un dimanche matin et les tombeaux des
maréchaux au Père-Lachaise, quand tant de questions vous brûlent la
langue et le cœur !
Depuis quatre heures au moins ils étaient ensemble, et jamais
depuis deux mois Michel n’avait été aussi longtemps occupé à de telles
broutilles. Ils avaient sans doute huit jours devant eux. Mais Michel
n’était pas moins exigeant pour son ami que pour lui. Entre eux, l’in-
signifiance ne lui paraissait plus tolérable. Michel interrogeait furtive-
ment le visage tranquille et gai de Régis. Selon toute apparence, les
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c’est à vous que je la dois. Mais j’entends avant tout ne rien brusquer,
demeurer libre de tous mes mouvements. J’ai entrepris un travail des
plus graves et des plus difficiles. Je me porte garant du sérieux, de
l’opiniâtreté que je saurai y mettre. Mais il me faudra de longs mois,
sans doute des années. Il s’agit moins d’une crise que d’une conscience
nouvelle. Je ne sais pas si tu me saisis…
— Le mieux du monde !
— J’ai le mépris des idées simples. Je les nie. Je me connais assez
pour savoir que les racines de mon incroyance sont profondes. Je ne
suis point de ceux qui consentent à des arrachements.
— Mais tout cela est fort normal. Moi aussi, je te connais, Michel.
Régis arborait un bon et confiant sourire, celui d’un homme, déjà
rompu au métier de repêcheur d’âmes, et pour qui le présent
sauvetage s’annonçait sans doute fort bien.
— Puisque nous nous embarquons si vite dans les grands sujets, as-
tu réfléchi un peu, Michel, à ces deux lignes des Pensées que je t’ai
copiées dans une de mes dernières lettres : « Si l’homme n’est fait
pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait
pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ? »
Michel, la veille encore, en prévoyant que Régis y reviendrait, avait
consciencieusement égrené un chapelet de notes autour de ce propos.
Mais ces figures symétriques lui apparaissaient inertes :
— Pascal n’est guère mon homme, ou en tout cas, pas encore.
N’oublie pas que je le tenais jusqu’à cette année pour le plus sinistre
ennemi du genre humain, ayant gâché un talent superbe à composer
une apologétique d’ignorantin.
Il faisait rapidement dévier le propos sur le terrain plus solide de la
psychologie. Il reprenait, en les amplifiant, les confidences des lettres,
la description des nuits, des jours, des phantasmes, des chutes, de ces
sauts de l’esprit qui échappent à tout contrôle. Les mots lui venaient
mal, heurtés, médiocres, diffus, mais sans fards ; et l’attention de Ré-
gis suppléait au vocabulaire.
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victoires sur notre faiblesse native. Le vrai grand homme est celui qui
maintient sa pression.
Régis, ensuite, avait parlé fort longuement de la nécessité pour lui
d’une solution catholique à sa vie, à son amour. Il avait certainement
fait sur ce sujet des réflexions nouvelles et épineuses, qui n’étaient
point si étrangères à celles de Michel. Il en sortait confirmé dans
toutes ses résolutions. Michel retrouvait son invincible répugnance, en
même temps que cet attrait puissant pour les extrémités héroïques du
renoncement. Il ne dissimulait ni l’une ni l’autre. Mais plus que ja-
mais, pour Régis, la perfection était inconcevable hors du
catholicisme :
— Je sais parfaitement, sans vouloir te flatter, que les trois quarts
des catholiques ne t’arrivent pas à la cheville. Que tu sois parvenu à de
telles vertus, seul, sans foi, c’est splendide. Mais c’est aussi qu’il existe
peu d’hommes de ta trempe. Il te faudrait tel que tu es, mais avec le
catholicisme.
— Je t’avoue que voilà dans ton langage ce qui me déconcerte le
plus. Cette morale par addition m’est prodigieusement inconcevable.
Cela m’apparaît du même tonneau que si l’on me disait devant Titien :
« Ah ! s’il avait eu le dessin de Michel-Ange ! » Ce fut cette addition
que rêvaient les Bolonais. On voit ce que ça a donné : Guido Reni.
— Tu mélanges tous les ordres. Tu es d’ailleurs assez coutumier du
fait. À mon tour de te renvoyer la balle, et de te dire que si c’est séduis-
ant, c’est bien déroutant aussi.
— Qu’y puis-je si, pour moi, les ordres sont devenus indivisibles, si
j’ignore ces dissociations où vous êtes inimitables ? Mais ne nous
égarons pas. Tu as certainement lu comme moi beaucoup d’histoires
de convertis ou d’aspirants à la conversion. Je ne reconnais pas en moi
cette soif, cette lacune, ce désir de Dieu dont ils parlent. Ils ont tous
l’air d’amputés qui cherchent une béquille. Je n’aspire point à quelque
chose qui me manque, au contraire. Mais spirituellement, j’accomplis
depuis le mois de janvier des démarches insolites, insolites par com-
paraison avec ce qui les précédait. Mon inquiétude est surtout de ne
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plus savoir ce que je dois exiger de moi, ce que je vais exiger de moi.
J’ai découvert par exemple la valeur d’une certaine notion du sacrifice,
qui est en passe de commander toute ma vie.
— J’entrevois ! j’entrevois ! À propos, je t’informe que, pour la durée
de mon séjour, tu es délié de tous vœux et serments, dispensé de tous
jeûnes, musicaux et autres.
— Hé ! le Révérend Père joue déjà les directeurs de conscience.
— Bougre d’idiot !… Sans blague, tu t’es fourré dans des scrupules
aussi magnifiques qu’extravagants. Mais nous voilà en vacances pour
huit jours, tout simplement. Nous ne l’avons volé ni l’un ni l’autre.
— Les dieux savent si j’en ai besoin, et si je me réjouis de ce repos
près de toi ! Mais je veux davantage. De toi aussi, désormais, je
réclamerai toujours davantage.
— C’est tout de même admirable de t’entendre dire ça, toi l’artiste,
curieux de tout, pigeant tout, sensible à tout. Je t’aimais tant d’être
tout ça ! Je regrettais tant que tu ne sois que ça !
— Et ça m’agaçait assez de le sentir !
— Écoute-moi bien, Michel, sans t’emballer. Tu me dis que tu n’as
aucun sentiment de lacune. Par exemple, tu ne soupires pas du tout
après la foi perdue quand tu avais seize ans ?
— Pas du tout. Elle appartient à un petit monde aussi parfaitement
révolu que ma vocation de chef de gare en 1913.
— Oui… Eh bien ! sais-tu ce que, moi, tel que je suis, je serais tenté
de dire ? Que tu es un chrétien bien plus complet que moi, mais qui
s’est ignoré, et dont les forces chrétiennes se sont réveillées tout à
coup.
— Dans ce cas, ce serait bien toi mon sourcier, et nul autre (il n’avait
point osé dire : « Anne-Marie et toi. » Il espéra, une seconde, que Ré-
gis allait rectifier).
— Quelle joie, alors ! Mais quelle lourde mission ! Et en devenir
digne ! Tu imagines un peu ce qui remplit mes prières…
— Mais, dis-moi, il n’existe pas trente-six sortes de foi. Il y aurait
donc nécessairement des traits communs entre ma foi de gosse et une
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foi… enfin, disons ma foi future. (Ah ! le mot passe difficilement.) Ça,
mon vieux, je n’y tiens pas du tout.
Régis riait avec une large bonhomie :
— Des objections de ce genre, tu dois comprendre que c’est tout de
même un peu ingénu pour moi. Nous aurons évidemment assez de
travail sur la planche tous les deux. Quand nous aurons un peu
débrouillé ça, tu riras toi-même de ces difficultés. Je te chipe une de
tes métaphores : tu me fais l’effet d’un musicien épatant, mais qui
aurait été recueilli tout gamin par des Papous, qui ne saurait même
pas ses notes.
— Dis donc, mon vieux salaud ! mes métaphores, tu me les re-
tournes en forme de balle dum-dum.
Michel s’était allongé dans les draps près de son ami. Il y eut un bref
et joyeux échange de bourrades et de coups de genoux. Le calme
revenu, comme ils allaient éteindre, Régis dit encore :
— Tu peux te vanter de m’avoir étonné en m’écrivant que tu priais.
Je te voyais comme le plus irréductible orgueilleux de l’esprit, avec
toute la noblesse que ça comporte, j’en conviens.
— J’ai bien cet orgueil, je ne souhaite pas le renier. Mais si tu savais
avec quelle immense humilité il cohabite !
mots pour lui. Elle ne pouvait mieux révéler qu’il n’était pour elle
qu’un passant négligeable. Michel se fût abandonné à une tristesse
sans fond, n’eût été le cruel souci de la dissimuler à Régis.
Pourtant, Régis avait dit : « Mon pauvre vieux… » Ce n’était peut-
être, après tout, qu’une formule machinale. Mais peut-être aussi
devinait-il l’amertume de Michel, et tenait, toutes prêtes, de joviales
consolations. Il n’eût pas été si difficile de s’en assurer. Mais dès que le
nom d’Anne-Marie entrait en jeu, Michel était envahi par une terreur
panique de ne plus pouvoir contrôler son émotion et d’inspirer à Régis
des pensées pour le moins singulières. Il s’évertuait donc à simuler
une indifférence abominable, au prix d’un raidissement qui le mettait
au supplice.
Ils avaient suivi la rue de Vaugirard et redescendaient la rue de
Rennes. Michel voulait paraître fort occupé à retrouver sur ses lèvres
tremblantes la Marche des Philistins du Roi David. La lettre était
longue, Régis la savourait à loisir. Il allait falloir prendre une déter-
mination, parler enfin d’elle avec des mots dignes de lui être rap-
portés. C’était sans doute l’occasion la plus propice de tout le voyage.
Mais que trouver qui ne fût ni importun, ni inconsidéré, ni trop sot ?
Régis lisait toujours, très absorbé, souriant à certaines lignes. Il ar-
rivait à la dernière page. Il dit :
— Eh bien ! mon vieux, c’est encore beaucoup mieux que s’il y avait
eu un mot pour toi. Elle me demande si tu veux lui accorder ton
amitié.
Tout le corps de Michel vibra du terrible coup de frein qu’il s’impo-
sait. Dans cette déflagration de joie, il ne subsistait qu’une seule
pensée dicible, et insupportable, hélas ! : « De quoi dois-je avoir
l’air ? » Il ne put que bafouiller absurdement :
— Son amitié ? Mais dans quel sens ?
Un instant après, il maudissait cette bêtise invincible, qui lui gâtait
sa félicité. Mais son corps, plus ingénu, manifestait son allégresse par
toutes ses cellules. Régis rayonnait aussi, guère plus éloquent, en
somme :
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Michel eût presque souhaité que Régis eût percé son petit subter-
fuge ou laissé mieux comprendre qu’il ne l’ignorait pas, en souriant et
en répondant par exemple : « Sacré fétichiste ! » Michel en eût été
aussi ravi qu’embarrassé. Il lui semblait que ces mots eussent ouvert la
porte aux confidences qui le gonflaient.
Régis coucherait seul cette nuit. Il voulait aller – lubie de provin-
cial – à la Comédie-Française, que Michel tenait pour un antre fétide
de pompiérisme, dont aucune force au monde ne lui ferait franchir le
seuil. Aussi bien éprouvait-il quelque besoin de se reprendre un peu
dans son taudis. Quand il fut seul, sa joie rebondit à neuf et s’épanouit
sans contrainte. Anne-Marie venait d’entrer bien plus avant dans sa
vie. Elle l’avait demandé elle-même. Fort de la délicieuse offrande que
lui faisait la jeune fille, il allait triompher de toutes ses maladresses.
Ses plus merveilleux pressentiments, ceux qu’il osait à peine arrêter
dans une pensée, ne l’avaient point trompé. Le cahier noir reçut un
long flot de lyrisme, qui s’achevait dans une ardente mais fort oppor-
tune prière :
« Seigneur ! Âmes de l’au-delà que j’aime et dont les œuvres ter-
restres sont mes flambeaux, si vous pouvez agir sur ma destinée, et si
ce que je désire est vraiment beau et pur, inspirez-moi quand je suis
près de Régis, quand je lui parle. Je vous en supplie ce soir à deux
genoux. »
Ils virent aussi Guillaume ; Michel n’avait point voulu lui céler l’ar-
rivée de Régis. Guillaume lui dépêchait des pneus où on lisait entre
chaque mot sa surprise de ne pas avoir encore rencontré le fameux Ly-
onnais, alors qu’il était débarqué depuis six grands jours. Régis, de son
côté, n’avait pas manqué d’inscrire cette visite à son programme.
Michel avait dû se résigner à cette entrevue inévitable et même l’or-
ganiser. Il eût préféré de beaucoup que Régis et Guillaume restassent
l’un pour l’autre des entités psychologiques, fort commodes pour la
dissection à deux d’un caractère, avec ses qualités et surtout ses dé-
fauts. Il ne pouvait rien sortir de bon de cette confrontation. Il soupe-
sait alternativement les deux garçons, les soumettait chacun au juge-
ment de l’autre. Parce que Régis et Guillaume allaient se voir, il lui fal-
lait les passer à un crible désagréable. Guillaume, avec son instinct du
style, sa salutaire horreur des abstracteurs, son sens si vif de la carica-
ture, était bien capable de trouver Régis de goûts débraillés, suspect
même de trivialité, trop doctoral et raisonneur ; il ne manquerait pas
de saisir ses petits travers provinciaux, d’enregistrer ses façons un peu
lourdes, sa dégaine un peu raide et d’inventer autour de cela un per-
sonnage de pure convention. Régis, avec sa carrure, ses rouages bien
huilés, bien ajustés, toujours prêts à fonctionner sans à-coups, s’éton-
nerait sans doute des lenteurs, des réticences de Guillaume, de ses
cheminements inquiets. Il ne saurait point corriger tel mot ambigu sur
lequel Guillaume risquait de buter. Michel verrait s’affronter maintes
prédilections, maintes inclinations de l’un et l’autre garçon qui lui
étaient familières, qu’il pouvait sans la moindre peine justifier ou par-
donner parce qu’il les avait vues naître et croître, qu’il en connaissait
toutes les circonstances, mais dont ni Régis ni Guillaume ne soupçon-
neraient chez l’autre le sens et l’origine. L’extrême curiosité de Régis
pour Guillaume, de Guillaume pour Régis contrastait trop avec les
maigres aliments que chacun d’eux pouvait fournir à l’autre. Ils se con-
naissaient sans doute trop pour faire avec fruit connaissance selon un
rituel banal et embarrassant : « C’est ça, le héros mystique, ce Roger
Bontemps qui agite de grosses pattes rouges, renifle et trouve encore
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Michel avait apporté pour cette nuit-là tout un chapelet de notes sur
l’exercice de la grandeur dans la vie quotidienne. (Tel était le vocabu-
laire des garçons.) Elles ne l’engageaient point outre mesure, mais
devaient représenter, pour Régis, les mouvements les plus religieux de
son ami. Il lisait, en nasillant un peu, parce qu’il lui fallait surmonter
un léger malaise de pudeur. « La lutte doit être continue. Même dans
les accalmies, le guet ne doit jamais se relâcher. C’est un combat à
mener heure par heure, où il n’est jamais de circonstances trop petites,
trop mesquines, trop banales pour qu’on les néglige. Tout fait balle
pour le résultat final. Les plus grandes œuvres naissent, les plus
grandes vertus s’exercent ainsi. »
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pourrais manquer sans te rendre coupable d’une faute. Pour moi, que
pourrais-je faire, qu’irais-je dire au peuple, puisque je ne crois à rien
de ce qui est indispensable sans doute pour le tenir en ordre ? Que
cette propagande-là, religieuse ou politique, soit nécessaire, je le veux
bien. Mais ce n’est pas mon affaire. Je crois être né pour une œuvre
plus profonde, réellement spirituelle. Tu m’as souvent reproché d’être
exclusivement artiste. Mais je dispenserai peut-être ainsi un bien
supérieur à mes frères mortels, c’est ainsi que je leur rappellerai la
majesté de Dieu. Cette espérance vaut sans doute qu’on y consacre sa
vie ! J’ai toujours réglé cette vie sur mon travail intérieur, qui seul peut
modeler l’artiste que je dois être. Voilà pourquoi la multitude me
dégoûte, pourquoi je me suis claquemuré dans ma retraite, loin de
toute manifestation sociale. Tu vois que cela fait une physionomie as-
sez singulière pour un chrétien.
— Ai-je jamais douté que si Dieu voulait que tu le deviennes, tu
serais un chrétien des plus originaux ?
mes deuils. C’est juste : je paierai plus cher parce que j’aurai eu plus de
joies.
L’Opéra de Vienne terminait ce soir-là au Théâtre des Champs-
Élysées, avec une représentation des Noces de Figaro, le festival le
plus brillant et le plus couru de la saison. Il ne restait plus que des
fauteuils d’orchestre à soixante-dix francs. Michel en avait pris deux
sans hésiter :
— Mozart est bien de la grande trinité [4] ? Parfait, c’est donc adjugé.
La seule question, c’est la vêture. Ça va être très habillé. J’ai mon
smoking qui peut encore aller. Tu mettras ton veston noir, je te
prêterai une chemise blanche. J’en ai justement une dont les manches
me sont un peu longues. Tu seras très décent.
La bourse commune, déjà fort anémiée, donnait après cette saignée
des signes consternants de défaillance. Mais Régis ne pouvait s’embar-
quer sans quelques menus souvenirs, des livres, des photographies
qu’il convoitait avec des soupirs un peu puérils. Michel, dans chaque
boutique, allait au-devant des tentations de l’ami. Il précisait, d’une
voix qu’il s’efforçait de tenir ferme, que ce Botticelli, ce petit moulage
d’une tête égyptienne, ce Gide seraient les cadeaux pour Anne-Marie.
— Tu seras simplement gentil de lui dire que j’y ai participé.
— Participé ! Mais nom d’un chien ! voilà quatre jours que tu payes
tout !
— Alors, tu lui diras que c’est un gage de cette amitié qu’elle me
propose.
Michel interrogeait furtivement Régis avec d’anxieux regards. Mais
le compagnon restait muet, absorbé ou avide. L’échoppe du père
Moutet « Aux Musées d’Europe », ou le magasin de Picart, avec ses
théories serrées de bouquineurs, n’étaient nullement, du reste, lieux
propices à d’aussi délicats épanchements.
À la caisse, Régis manifestait de nouveaux remords :
— Encore soixante-cinq francs de claqués.
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— Zut ! Après toi, le déluge. Je te laisserai cent sous pour ton sand-
wich à Dijon. Il me restera bien cent balles pour tirer jusqu’à Pâques.
Un petit mois de purée, c’est un bel entraînement.
Michel s’était résolu à parler, coûte que coûte, après les Noces. Les
effusions de la dernière nuit l’aideraient et le justifieraient. Cette nuit
appartiendrait à Anne-Marie. Il cherchait à se masquer avec cette
pensée l’horrible néant où il plongerait le lendemain, à la même heure.
Il oserait enfin implorer de Régis ces quelques mots d’espoir que
depuis neuf jours il guettait, minute par minute : avait-il réellement
quelque prix pour Anne-Marie, et surtout, oh ! surtout, quand la
reverrait-il ? Il dirait qu’il y allait, pour son âme, de la vie. Régis en
comprendrait-il davantage ? Ce serait alors qu’il comprendrait mal.
Michel se sentait pur de toute faute. Si Régis l’accusait, il s’expliquerait
tout entier. Le plus cruel débat le serait encore moins que cette agonie
cachée. L’angoisse et l’exaltation se partageaient follement ce garçon
éperdu, et cette fois vraiment éreinté par la journée qu’il venait de
passer tout entière sur ses jambes. Il ne pouvait être plus éloigné de la
délicieuse musique qu’il allait entendre. Mozart lui pardonnerait d’al-
ler lui rendre visite dans un si déplorable état.
Ils étaient assis fort sagement, quelque peu empruntés dans leurs
manchettes et leurs faux-cols raides, parmi les fracs, les décolletés les
plus emperlés de Paris. Michel reconnaissait à l’entour, d’après leurs
photographies ou leurs caricatures, plusieurs écrivains célèbres et très
introduits dans le monde et plusieurs brillants gentilshommes très
répandus dans les arts, un grand mécène américain et sa splendide
épouse, le plus ingénieux des esthètes juifs, une vraie princesse russe,
un comédien fameux et cependant cultivé. Il les désignait à Régis, as-
sez visiblement flatté de frôler ces coteries illustres et qui ne manquer-
ait pas, en bon Lyonnais, d’en faire quelques anecdotes négligentes à
son retour. Ils étaient fiers surtout de se trouver là, ayant dîné de
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petits pains, d’une carafe d’eau et de quatre œufs durs épluchés sur la
table de leur petite chambre.
Ils n’avaient pour ainsi dire entendu Mozart qu’avec des tâcherons
français, des grossoyeurs de mesures, des mentons bleus de Conser-
vatoire, des fonctionnaires du répertoire, Figaros sexagénaires et
Chérubins mamelus. Ils l’admiraient surtout pour quelques auditions
de quatuors et de trios, pour avoir pianoté un jour par hasard, avec
ravissement, Ton cœur m’attend, le mien t’appelle, un allegro de sym-
phonie, un menuet de sérénade. Ils avaient poursuivi assez vainement,
de concerts en théâtres, le souvenir de ces charmantes intimités. Ils
tombèrent en arrêt dès les premières fusées de l’ouverture. Ils la croy-
aient rangée pour toujours sur l’étagère des bibelots jolis mais désuets,
irrémédiablement galvaudée par les orchestres de casinos. Le « Diri-
gent », un Allemand de trente ans, à la nuque rasée, haut, solide sur
ses jambes, large et sain sous l’habit, infusait un sang tout neuf et
chaud à ces pages jaunies. Sous la caresse de ses mains fermes, délic-
ates et persuasives, la musique s’était relevée d’un bond, elle courait,
fine et musclée, enivrée d’air et de soleil après une longue catalepsie.
Le rideau se levait sur le décor d’une comédie de paravent, chez une
margrave de 1786, férue de Watteau, de Beaumarchais et de Voltaire ;
de blanches boiseries filetées d’or, d’un rococo léger, quelques
meubles sveltes, quelques pimpants costumes. La Suzanne court
vêtue, aux fossettes fraîches, au corselet si joliment arrondi, aux re-
gards espiègles et tendres, le Figaro sonore, leste et cambré comme un
torero, conduisaient sur la pointe des pieds et de la voix un ballet im-
pondérable. L’entrée de Chérubin frappa Michel droit au cœur. C’était
le travesti le plus délicatement troublant qui se pût concevoir, une
grande, mince et jeune brune aux yeux chauds et mélancoliques, en-
tourée comme d’un parfum par sa morbidesse sensuelle, cependant
que sa taille, ses longues et pures jambes avaient les fléchissements
imperceptibles, la gracieuse indécision d’une adolescence nubile du
matin même. Elle chantait son premier air, cette confidence fiévreuse
et câline, en froissant dans ses mains des rubans de femme, d’une voix
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que dans son premier allegro. Hélas ! les flambeaux de la divine mas-
carade vont s’éteindre. Les bravos vont déchirer ce rêve. Chérubin,
Chérubin, Mozart n’a plus que cinq ans à vivre ! Impitoyables
charmes, pourquoi nous quittez-vous ? Les voix parfaites s’unissent
encore. Hélas ! c’est pour leur dernière chanson. Tout est dit, tout va à
la tombe. Oh ! ces hurlements barbares, ce fracas de battoirs ! Où
fuir ? Où fuir ?
Ô nuit enchanteresse…
sans fin dans le taudis ! Cela ne se pouvait plus. Michel prit son élan et
proféra :
— Un beau coup, ce serait de partir aujourd’hui, avec toi.
Il tressaillit au son de sa voix, comme s’il eût avoué devant Régis les
divagations les plus folles de son amour. Mais Régis ne s’était point
récrié encore. Michel, en quatre enjambées, avait fait le tour de la
chambrette :
— Et si je partais ?
Il regarda une seconde Régis droit dans les yeux. Son poing coupa
l’air vigoureusement :
— Ça y est ! je pars.
Régis s’était levé d’un bond, les sourcils arrondis, le visage rempli
par un sourire stupéfait et peut-être bien aussi émerveillé.
— Non, sans blague ? Ah ! ça ! alors, c’est du pur Michel.
— Oui, je pars, je t’accompagne à Lyon.
Régis éclata tout à fait de rire :
— Tu ne vas pas te dégonfler ?
— Jamais de la vie. Une seule chose : j’ai déjà séché mes gosses deux
fois cette semaine, en me débrouillant vaille que vaille avec un curé de
ma division. Le directeur m’a flanqué un avertissement. Ne pourrais-
tu pas attendre le train de midi ? J’aurais le temps de parer un peu au
grain à Bouhours.
— Impossible, j’ai tiré sur la corde jusqu’à l’extrême limite. Ce
seraient dix catastrophes à la fois. Je devrais être déjà rentré depuis
deux jours. D’ailleurs, nous arriverions trop tard pour rencontrer
Anne-Marie.
— Il ne manquerait plus que ça ! Tant pis pour Bouhours. On verra
bien ! Je prendrai donc le train de sept heures quarante avec toi.
Rayonnant, animé d’une verve subite, il s’échauffait aussitôt à expli-
quer ce coup de tête :
— Vois-tu, Régis, il était trop cruel de nous quitter au petit matin,
dans une gare, après cette soirée si admirable et si douloureuse. Je ne
savais même plus pourquoi j’étais si malheureux. Voilà cette idée de
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Lève la jambe !
Voilà qu’ça rentre,
Lève la cuisse, cuisse, cuisse,
Voilà qu’ça glisse…
puis, sans transition, la Brabançonne, ce qui était chez lui le signe de
l’extrême jubilation.
— Ta gueule, idiot ! Tu vas encore réveiller tout l’étage.
Michel, incapable d’enfermer son allégresse, pirouettait, pinçant en
sourdine la guitare de Figaro :
Une pluie fine s’égouttait sur les rues encore désertes. La belle
humeur de la décision était tombée. Mais Michel se multipliait, précis,
toujours aussi résolu, aiguillonnant un Régis quelque peu pâteux. Il
souriait gaiement :
— Fameuse gueule de bois, hein ? Mais elle était au programme,
n’est-ce pas ?
Il avait volé à son taudis de la rue de Fleurus pour y prendre le
Baudelaire et se changer, le smoking n’étant évidemment point la
tenue idoine aux voyages en troisième classe, surtout lorsqu’on
souhaite fort échapper au contrôleur. Il avait fallu glisser la supplique
sous la porte de l’honnête crétin, traverser tout Bouhours, s’aventurer
jusqu’au cinquième étage, zone éminemment dangereuse, où la ren-
contre, valise au poing, du concierge, ce mouchard, d’un abbé quel-
conque, du surveillant général, ancien adjudant de la Garde Républi-
caine aux moustaches classiques, sourcilleux militaire tôt levé, eût ru-
iné tous les plans et provoqué le plus sombre drame pédagogique. La
redoutable expédition avait été conduite sans dommages, avec une
magistrale vélocité.
Régis invectivait contre sa valise :
— Merde ! Ce que la garce est lourde !
Michel l’empoignait, sans ralentir son pas :
— Allez, en avant ! En avant ! Grande andouille ! Les petits seront
toujours les plus costauds. C’est connu.
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Le plus morose jour d’hiver s’était levé sur Paris larmoyant et crotté.
Mais les images de la nuit étaient trop lumineuses pour que cette boue
pût les ternir. Sous le porche du Sénat, des gardiens de la paix
rigolaient, et Michel riait à ces flics, pour la première fois de son
existence.
— Je me serais cogné à Vulpin dans un coin de Bouhours,
expliquait-il en haletant un peu, je lui aurais dit tout à trac : « Mon-
sieur le directeur, je pars et je ne reviens pas. J’en ai assez. Bien le
bonjour, à vous et à votre estimable maison. Vous me devez quelque
argent, je vous prierai de le verser en mon nom à vos bonnes œuvres. »
Parole ! Je le faisais. Et nous n’aurions pas manqué le dur.
Il se disait aussi qu’en dévalant les escaliers du collège, il avait eu les
battements de cœur de la jeune fille qui traverse en courant, légère, in-
quiète, hardie et joyeuse la maison paternelle endormie, pour re-
joindre l’amant dont les bras l’attendent derrière le mur du jardin.
et le dégoût sur ses talons, jusqu’à la place des Terreaux. Combien Par-
is était plus accueillant aux âmes en peine !
Il se labourait à nouveau de reproches. Il avait perdu durant son fa-
rouche hivernage toute notion d’humanité. C’était de la férocité mani-
aque que d’accuser le gentil babillage d’Anne-Marie retrouvant Régis.
Il lui avait fallu deux heures de marche forcée pour comprendre enfin
que ce couple vivait au-dessus de ses incohérentes tempêtes, que ces
deux amants avaient gagné la récompense de la sérénité.
Son périple désordonné le ramenait à la place Bellecour. Il ne pouv-
ait se résigner à rejoindre déjà son grotesque hôtel. Un café luisait. Il
entra. La vie, sous ces lampes, était bien réduite et grise, mais récon-
fortante pourtant. Après avoir longtemps retourné ses lourdes pensées
sur la banquette de faux cuir, Michel sortit de son portefeuille l’envel-
oppe d’Anne-Marie, que Régis lui avait donnée. Sur son dos, au cray-
on, il écrivit une brève prière. Il se tirait lentement du bourbeux
désespoir.
Dans l’énorme et poussiéreux salon-débarras de cet hôtel in-
cohérent, où l’on a poussé pour lui un petit lit de domestique, devant
les chromos de toile cirée, entre le piano noir fêlé, la table ronde aux
hideux pieds de chimère et le grand corps baroque du canapé déjeté,
Michel va enfin fermer les yeux. Par la porte vitrée et mal jointe du
fond, il entend des dîneurs bruyants, manipulant bouteilles et verres :
sous une monstrueuse suspension, trois épaisses fausses blondes à ba-
joues, trois quinquagénaires moustachus qui remuent pesamment leur
plein de beaujolais. Mais Michel sait dresser une tente hermétique
dans les lieux les plus infâmes. Indifférent à la bacchanale des épiciers,
au cauchemar mobilier qui tord ses formes cornues dans la pénombre,
il a ressaisi son âme à deux mains. Il hait et méprise sa faiblesse de
tout à l’heure. Un amour comme le sien ne touche point de dividendes.
Il a conduit cet amour par des voies spécieuses et il en a subi ce soir la
punition. N’est-ce point Dieu, avant l’amour, qui l’a ramené dans cette
ville ? Régis n’en a-t-il point l’assurance, lui dont les prières, à cette
minute peut-être, appellent sur son ami les grâces de l’au-delà ? S’il
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n’en était pas ainsi, à quel jeu inique Michel se livrerait-il donc ? On ne
ruse pas avec Dieu. L’amour va redescendre, lavé de toute équivoque,
dans son secret inaccessible. Mais les droits de Dieu peuvent retentir
au grand jour. Michel va s’endormir, raffermi, pur et loyal comme une
épée. Il ne cherche même plus à savoir si, dans quelque resserre ig-
norée de son cœur, l’amour ne vient pas encore de prendre son plus
subtil déguisement.
Platon à livre ouvert. Les autres, et ce sont les plus intelligentes, épel-
lent ces choses ravissantes comme si elles traduisaient un barème de
douanes. Je vous le dis, sauf une ou deux, ce sont des bébés, des es-
pèces d’êtres informes, à commencer par celles qui ont déjà des
chignons d’institutrices, et qui se préparent à l’enseignement, qui vont
faire du grec toute leur vie, comme elles feraient de la comptabilité ou
de la représentation en bouchons. Et je parle des collégiennes. Mais
ma sœur, une femme magnifique, riche à dizaines de millions, qui a
vingt-sept ans, deux enfants, qui a fait à peu près le tour du monde,
qui a tout le gratin dans son salon trois fois par semaine, en quoi
diffère-t-elle de sa cuisinière ? Y a-t-il davantage de pensées dans sa
tête que dans sa boîte à poudre ? Et ma mère ? Elle n’a qu’une seule
idée : me vendre comme elle a vendu son autre fille. Voilà qu’elle com-
mence à se plaindre de mes études : « Avec ton latin, ton grec et tes
cours, à dix-huit ans passés, tu te donnes encore des allures de pen-
sionnaire. Ce n’est pas comme ça que tu plairas aux hommes. » Elle
m’exhiberait nue pour accrocher un gendre encore plus riche que le
premier. Et avec ça, elle me donne des leçons de piété, elle se pose en
exemple de la chrétienne irréprochable… Mon Dieu ! Quand Michel
reviendra-t-il pour que nous parlions du bourgeois, mais là, un bon
coup, deux jours entiers ?
Anne-Marie s’anime, sans perdre son joli sourire :
— Si j’étais un homme et si j’avais du talent, je composerais sur les
bourgeois une grande satire, avec des mots bien crus, et avec toutes
leurs cochonneries ; on n’a écrit sur ça que des choses édulcorées. La
réalité est tellement plus effarante.
Régis rit lui aussi, avec l’air de survoler désormais ces indignations :
— Nous avons d’autres choses à entreprendre, chérie, et plus
positives.
— Mais ne croyez-vous pas que ce serait très positif : une description
véridique de la messe de onze heures, la messe chic, à la Charité ? Tout
ce que ces beaux catholiques ont fait la veille ou le matin, avec leur
bonne, avec leur chauffeur, avec leurs enfants, avec leurs employés,
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avec leur curé, avec leur conscience, dans leur lit ou dans leur caisse ?
Tenez, oui, ce serait le titre : la Messe de onze heures. La chrétienté
d’après nature. Vous croyez que ce ne serait pas une belle besogne de
chrétien ?
Michel ne se tient plus, il esquisse une espèce de fandango :
— Régis, tu ne m’as pas dit que si elle doit être une sainte, ce sera
une sainte armée, une sainte de bataille, tonnerre de Dieu ! Ah ! de par
tous les papes, vous, vous ne serez pas une petite Sœur Thérèse de
l’Enfant-Jésus !
Ils sont arrivés à la place Antique. À l’angle, non loin de la lanterne,
un vieux, le nez humant le frisquet de la nuit, une main à la hanche,
l’autre en éventail sur l’outil, prenant confortablement son temps,
compisse la muraille en toute sérénité.
— Bon, dit Régis. C’est celui du dimanche soir. Il ne manque jamais
au rendez-vous, lui non plus !
Dans l’ombre, près d’un portail, deux amoureux s’écrasent l’un
contre l’autre, frénétiquement.
Anne-Marie, debout sur le bord du trottoir, tient Michel et Régis
devant elle :
— Ah ! au moins, vous n’êtes pas fabriqués comme tous les autres,
vous deux. Vous êtes deux types épatants. Je vous dois une fameuse
journée. Mais à qui donc pourrais-je le raconter, sans avoir l’air d’une
folle, que j’ai passé un dimanche magnifique, à Bron, en plein hiver,
dans la boue et à boire du café arrosé de rhum chez un mastroquet ?
Si dépouillé que l’on soit des vanités terrestres, voilà des choses que
les mâles entendront toujours avec un vif agrément. Bientôt, il va fal-
loir se séparer.
— Comme c’est dommage ! dit Anne-Marie. Ces visites de Michel
sont un tel coup de fouet !
Il esquisse un haussement d’épaules, confus et ravi.
— C’est vrai, ce que dit Anne-Marie, fait Régis. Je le sens moi aussi.
Tu es un témoin. En face de toi, nous prenons davantage conscience
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de nous. Et puis, je ne sais pas… Pour toi, notre aventure est neuve. Tu
nous remets dans la couleur de premiers jours.
Michel lâche la bride à tous les mots qu’il retient à grand-peine
depuis deux heures :
— Ah ! c’est admirable ! Écoutez, j’ai tellement peur d’avoir l’air d’un
intrus entre vous deux…
— Mais vous êtes timbré !
— Tu pourrais bien te débarrasser maintenant de ces scrupules
bizarres, tranche Régis. Ce sont tes vieux chichis d’autrefois. Est-ce
que nous serions ce que nous sommes si tes visites pouvaient nous
gêner ?
— Moi, je voudrais vous revoir bientôt, dit Anne-Marie. Ce qui serait
épatant, ce serait de passer huit jours ensemble, aux grandes vacances,
dans un trou où on n’aurait pas besoin de se cacher, où on pourrait se
promener la nuit.
— C’est ça ! pour que je tienne la chandelle ! Oh ! oh ! mademoiselle,
la féministe reparaît. Vous avez vraiment des visions de phalanstère.
— Sincèrement, demain, ça nous fera quelque chose de penser à
vous, de nous dire : « Tiens, le Parisien n’est pas là. » Je vais être triste
de vous voir partir, tout seul.
— Non, dit Michel avec chaleur. Ne soyez pas triste. Je ne le suis
pas, je ne le suis plus. Au mois de janvier, sur ce trottoir-ci, oui, j’étais
désespéré, bien près du naufrage. Mais de cette terrible tristesse, j’ai
su tirer, voyez-vous, un moyen de perfection. Oui, j’ai eu de durs com-
bats, j’ai besoin de beaucoup d’énergie. Mais – excusez-moi de vous
dire cela de moi – je ne suis pas un faible. Maintenant, en tout cas, je
me sens assez fort, et cette force me vient de votre exemple. Auprès de
vous, c’est vrai, j’éprouve plus amèrement encore ma solitude. Moi,
personne ne m’aime. Je vous envie tous deux, je vous envie votre bon-
heur, votre sacrifice aussi, mais c’est sans bassesse, et vous le sentez
bien puisque je peux si naturellement vous le dire. Je ne suis pas une
pâte molle, je m’en flatte ! Je suis même un petit bonhomme d’un silex
assez dur. Mais vous êtes les premiers qui ayez pu m’entamer. Vous
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avez fait tourner mon destin. Je n’ai pas honte des grands mots, ce que
j’ai à dire est grave, rien ne pouvait être plus considérable pour moi.
Vous, chère Anne-Marie, toi Régis, ne m’avez-vous pas montré le seul
chemin ? Il s’agit de savoir si moi, mécréant absolu, je vais avoir la
force de vous y rejoindre.
— Écoutez bien, chérie, dit Régis. C’est inouï dans sa bouche.
Ils marchent à pas lents, sur le trottoir, côte à côte. Dans leur coin,
en face, les amoureux s’étreignent toujours.
— C’est doux, reprend Michel, de me sentir votre ami. Anne-Marie,
vous m’avez proposé si joliment votre amitié !
— Si vous n’habitiez pas Paris…
— Oui, ce soir, je serais tout prêt à détester Paris qui me sépare de
vous… Ah ! si j’osais, je resterais demain.
— Non, vous perdriez votre place. Vous n’avez pas le droit de démo-
lir votre vie en ce moment, de vous créer des petits soucis misérables.
Je vous le défends. Mais vous viendrez à la Pentecôte. Que ce soit
décidé !
— Promis ! Juré ! Et d’ici là…
— Allons, dit Régis doucement. C’est plus que l’heure.
— Ah ! j’avais encore tant à vous dire. Il me semble que je ne vous ai
rien dit, que tout est resté là. Pensez à votre grandeur, pensez-y sans
cesse. Ce n’est pas de l’orgueil, c’est un drapeau ! Je deviens idiot et
pompier. Tant pis !… Vous êtes les deux plus grands vainqueurs que je
connaisse au monde. Vous êtes sans cesse victorieux.
— Mais la victorieuse va affronter maintenant la table familiale ! J’ai
raconté que je passais l’après-midi chez Madeleine Cottaz. Voulez-
vous parier que le premier mot de mon père va être : « Tiens ! Nous
avons rencontré la petite Cottaz à quatre heures. »
— Oh ! catastrophe !
— Ne craignez rien ! On en a vu d’autres, j’ai déjà ma réplique de
secours !
Son rire frais tinte dans la ruelle où elle disparaît en courant.
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Tristan. Michel était parvenu à quitter son Bouhours deux jours avant
la fermeture des classes. Et voilà qu’Anne-Marie apparaissait avec ce
teint flétri.
— Savez-vous, disait Michel fièrement, en s’essayant à réchauffer
son entrain, que j’ai vu très bien Brouilly tout à l’heure ?
Il attendait beaucoup de ces quelques mots pour « élever les âmes »
sur-le-champ. Mais Régis feignait une ignorance étonnée :
— Brouilly ? Qu’est-ce que c’est que cette bête ? Nous ne savons plus
du tout.
Michel, anxieux et interloqué, se demandait déjà si les dernières
méditations de son ami ne l’avaient point conduit à renier la fameuse
nuit sur la colline. Devant son air angoissé, Régis éclata de rire :
— Vraiment, je ne suis pas très spirituel, ce matin. Ne t’en fais pas,
mon vieux, je blaguais, et lourdement, je l’avoue. Tu n’aimes pas qu’on
plaisante avec les choses sérieuses, et tu as bougrement raison.
Anne-Marie demandait, avec un petit sourire sceptique :
— Est-il seulement sûr de ne pas avoir confondu Brouilly avec un
autre coteau ? Il y a tant de hauteurs presque pareilles, dans ce coin.
En tout cas, les développements lyriques sur Brouilly avaient avorté.
La journée d’avril s’annonçait chaude et ensoleillée. Michel avait
mis bas son pardessus. Dans ces rayons printaniers, sous les pousses
pimpantes des arbres, Anne-Marie semblait encore plus défaite.
« Que dirait Guillaume, songeait Michel, en la voyant ainsi ? Toutes
ses objections triompheraient. Elle a franchement l’air d’une nonnain,
et tout s’explique. »
La dégaine de Régis, aussi gauchement ficelé qu’il se pût, avec un
feutre fané enfoncé jusqu’aux oreilles, et une mauvaise cravate à la
dérive dans un col mou mal ajusté, ne disposait pas davantage le Par-
isien aux « sublimations ».
Ils étaient parvenus au terre-plein de Fourvière, d’où le panorama,
disent les guides, s’étend jusqu’au mont Blanc. Malgré le ciel clair et le
soleil qui illuminait au loin les champs et les collines, la ville au-des-
sous d’eux restait enveloppée d’un voile grisâtre, rechignée, se refusant
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s’arrêtait encore pour contempler entre deux murs la fuite des toits
vers les fleuves.
— Ah ! disait-il, je me sens heureux ici. Jamais je ne serai aussi bien
à mon aise, davantage moi sur aucun autre point de notre putain de
terre. Je fais corps avec Lyon. Pour toi, certainement, Paris t’encadre
mieux. J’imagine toujours Paname derrière la tête… À propos de tête,
dites-moi, Anne-Marie, avez-vous remarqué le somptueux chapeau
que cet individu arbore ? Dernier chic du Boul’ Mich. Si j’essayais un
peu de ce cabossage ?
Il portait déjà la main à son couvre-chef. Mais Anne-Marie s’excla-
mait avec épouvante :
— Ah ! je vous en prie ! Ce serait une cause de rupture. Je ne veux
pas vous voir ainsi une seconde !
C’était bien la peine d’avoir perdu deux après-midi à choisir le feutre
le plus souple et dans la plus délicate teinte de feuille morte !
— Tiens, dit Régis, à droite, vois-tu ce grand bâtiment blanc ? C’est
la jésuitière de Lyon. Ces murs m’ont longtemps rempli de tristesse et
de peur. Aujourd’hui, il m’arrive d’avoir hâte d’y être enfermé, d’être
enfin prêt pour la vraie vie qui commencera quand j’aurai franchi cette
porte grise. Cette jésuitière, et d’autres, à Jersey, en Belgique, celles où
je ferai mon Postulat, mon Scolasticat, ma Régence, mon Troisième
An… Ne trouves-tu pas tous ces vieux mots ignaciens magnifiques ?
Certes non, Michel était justement en train de les trouver re-
poussants, à la fois rébarbatifs et niais, faisant lever les souvenirs ab-
horrés de l’internat, lunettes impénétrables des prêtres embusqués de
toutes parts, ânonnement monocorde des lectures de bigoterie, dans
les réfectoires où les tambouilles laissaient leurs vapeurs de bains de
pied et de lessive, marmonnement des prières mécaniques, nasille-
ment des prêches et des retraites, « bon jeune homme, sensualisme
plein de dangers, ô Jésus, mon Sauveur et mon Dieu, mon divin mod-
èle », crasses chastes, vices recuits, les reins cassés, les paupières
brûlées pendant douze cents messes de six heures du matin, souvenirs
pour les yeux, les narines, les oreilles, les membres, souvenirs surtout
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tout est fictif. S’il ne s’agissait que de gestes, ce serait sans importance.
Mais on feint de traiter des affaires passablement sérieuses de la vie.
Curé, public, ils se livrent à un exercice qui devrait être capital et qui
n’aura aucune conséquence. Les habitués ne le perçoivent peut-être
plus, mais pour le profane, l’insincérité de cette gesticulation est
aveuglante.
— Je ne peux pas te suivre jusqu’au bout, soupira Régis, mais je ne
peux pas non plus te donner tort. Une parole de vérité est toujours
bonne à dire, même machinalement. Quand elle ne viendrait au
secours que d’une seule âme et pour lui éviter une seule faute, il
faudrait encore se réjouir qu’elle eût été prononcée. C’est le pouvoir du
prêtre. Même quand il n’en a pas conscience, il peut encore travailler
pour Dieu et semer le blé de la grâce. J’avoue que les gens d’Église ont
bien rarement aujourd’hui le sentiment de la divine délégation qu’ils
possèdent.
— Il n’est que de regarder leurs gueules !
— Hélas !… L’Église se félicite à longueur de temps et de journaux
des succès qu’elle remporte, des esprits épatants qu’elle ramène au
bercail, de s’être adaptée à la vie moderne sans lui avoir rien concédé
de sa substance. Cet optimisme officiel ne me dit rien qui vaille. Le
seul critérium valable, c’est la qualité de la foi. Il faut être un bedeau
pour ne pas s’apercevoir que celle du XXe siècle est le plus souvent de
pacotille.
— À commencer par celle des curés !
— Certes ! Si je te disais que je suis sans doute plus anticlérical que
toi, parce que je connais mieux les « sacs à charbon », et que j’ai à mon
anticléricalisme des raisons beaucoup plus graves, celles d’un cath-
olique absolu ? Le recrutement du nouveau clergé est navrant :
engourdissement de la vie morale, baisse de la culture, de l’éducation
tout court. Pour le choix, la prédilection démocratique des médiocres,
des vieux finauds, des combinards, de ceux qui se tiendront tran-
quilles, s’arrangeront avec l’État, géreront leur diocèse en fonction-
naires… Un prédicateur comme celui de tout à l’heure devrait-il être
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les hommes de Dieu. » Voilà ce que tu dois avoir sans cesse devant toi.
Tu as en quelque sorte redécouvert le catholicisme tout seul, dans son
essentiel. Il te faut maintenant comprendre que chacun vient à Dieu
par des voies différentes, mais qu’à un certain point, ces voies re-
joignent la grande route, la religion de tous. Cette religion est un bloc,
on ne peut pas s’y aménager sa croyance personnelle. L’orgueil y
renâcle terriblement. Mais c’est la démarche suprême, celle qui con-
sacre le vrai catholique. J’ajoute : pourquoi ai-je si violemment désiré
de te voir catholique ? Parce que tu as un très grand idéal de vie, mais
que tu ne peux le réaliser hors du catholicisme. Sans le catholicisme,
tu redescendras fatalement parmi les médiocres et les faibles.
Bien que l’on n’y vît pour ainsi dire aucun objet religieux, la cham-
brette de Régis, avec ses livres, ses meubles très simples et sa lumière
discrète, semblait un lieu désigné de recueillement. Il n’y manquait
qu’un prie-Dieu pour qu’elle fût pareille au logis d’un homme d’Église,
studieux, sagace, pétri d’une grave piété. Dans un coin mal éclairé de
son âme, Michel eût souhaité que Régis fût ce soir déjà prêtre, qu’il eût
le pouvoir de parachever d’un geste sacramentel cette longue confes-
sion, sans que s’altérât pour cela cette atmosphère fraternelle et loyale.
Comme tout eût été aisé et logique !
— C’est admirable, reprenait Régis. Comme Dieu utilise bien la
nature de chaque être, dans ce qu’elle a de plus spécial et de plus
secret, pour se manifester à Lui ! Tu en es la preuve magnifique.
— Qu’elle ne te fasse jamais oublier pourtant le rôle essentiel que
vous avez joué tous deux pour moi dans ce que j’appellerai peut-être
un jour ma conversion.
— Je ne l’oublie pas. Mais je n’aurai été qu’un instrument de la
Providence.
— Anne-Marie aussi, dans ce cas, et plus que toi encore.
Régis, après quelques instants d’un grand silence, poussa un pro-
fond soupir :
— Nous avons fait du bon travail ce soir… Quel dommage qu’elle
n’ait pas été là. J’aimerais tant qu’elle entende de pareilles
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conversations ; à elle aussi, elles seraient très utiles. Nous lui en par-
lerons bien demain, mais ce ne sera plus la même chose, la présence,
le jaillissement. On n’associe jamais complètement un être à ce qu’on a
ressenti ou pensé loin de lui.
— Chère Anne-Marie, dit Michel. Je suis content qu’elle ait eu meil-
leure mine aujourd’hui. Elle n’aurait pas dû se lever si tôt hier pour
venir m’attendre, ça l’avait fatiguée.
— Ah ! fit Régis, c’est donc pour ça que tu l’as félicitée si galamment
de ses joues ce matin ? Je n’avais pas remarqué de différence.
— Il me vient une idée tout à coup, dit Michel. Il me semble que si
vous n’étiez pas catholiques, si vous en étiez au point où je suis moi-
même et que nous cherchions ensemble, j’arriverais plus vite et moins
péniblement au but.
— Détrompe-toi. Notre catholicisme pèse dans tes balances un poids
invisible mais incalculable, celui de nos prières et de nos sacrifices
pour hâter en toi la venue de la grâce. Tiens, dimanche dernier, Anne-
Marie était libre tout l’après-midi, cela ne lui était pas arrivé depuis
notre promenade à Bron. Nous avons décidé de ne pas nous voir, et de
renoncer à cette joie pour toi.
— Oh ! cela non ! je ne voudrais pas. Je veux ta promesse de ne ja-
mais recommencer… Est-ce toi qui as eu cette idée ?
— Oui, c’est moi. Ah ! j’aurais mieux fait pour ce coup-là de ne rien
te dire… Tu me parlais de recherches pénibles. C’est donc très dur,
mon pauvre vieux ?
— Oui et non. Je suis obligé à des efforts énormes surtout parce
qu’ils sont incessants. J’ose dire qu’ils réclament une certaine… vail-
lance. Mais le fond de mon état, c’est bien plutôt, surtout depuis mon
dernier voyage, une sorte de sérénité, quelquefois même radieuse.
— Je n’en suis pas tellement surpris. Vois-tu, c’est le signe d’un
secours de Dieu, et déjà la première récompense.
Il était près de deux heures. Michel, soulevé par cette animation qui
ne lui venait qu’au cœur de la nuit, marchait de long en large, dans le
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— Écoute, fit Régis, encore une parole lourde. Elle a l’air de venir là
par hasard. Mais elle tient au reste. Ma grande crainte pour ton avenir,
elle n’a qu’un seul nom : la femme.
Michel avait marqué un temps d’hésitation avant de répondre :
— Régis, ce que je vais te dire n’est-il pas grotesque ? Et pourtant…
Ne serait-ce pas aussi la perfection entrevue ? Si je vous ai vraiment
compris tous les deux, crois-tu que je puisse désirer dans ma vie, sous
peine de déchéance, un amour avec une femme ? Je ne dis pas : n’aim-
er aucune femme, ce qui n’est dans le pouvoir de personne, mais un
amour consommé, réalisé ?
Ils tournaient à grands pas sur quelques mètres de trottoir, Régis
sans col, les cheveux emmêlés, éclairé fantastiquement par sa bougie.
Le long boulevard s’enfonçait dans une nuit déserte.
— Souviens-toi, reprenait Michel, je te l’ai crié tout près d’ici, le soir
du 7 janvier, après notre second rendez-vous avec elle : « Je vais
cruellement souffrir. » Je ne savais plus vers quoi j’allais. Ce pouvait
être un drame affreux du désespoir. Je l’ai côtoyé. J’ai laissé en chemin
les plus belles espérances que j’avais sur l’amour. C’est à cause de toi
que je les ai perdues. Cela est cruel. Mais ne le fallait-il pas sans
doute ? Au lieu d’une tragédie absurde et lamentable, j’ai subi votre
merveilleuse contagion, je me suis mis dans votre sillage. Où me
conduirait-il, si ce n’est, moi aussi, à un immense renoncement ?
— Ah ! dit Régis. Il faut un grand courage, simplement pour former
de telles idées. L’aurais-je eu ? Tu serais donc celui que je n’imaginais
plus, qui, plus encore que moi, aura besoin de courage ?
— J’aurai eu le spectacle de ton bonheur, pour qu’il me soit plus
cruel encore de me le savoir interdit. S’il m’est interdit, c’est la rançon
de mes fautes anciennes. Ce destin-là est logique, je l’accepte sans ré-
volte. Et puis, n’ai-je pas désormais la consolation la plus puissante :
votre admirable amitié ? Régis, Régis, comprends-tu maintenant de
quelles hauteurs je m’abîmerais si vous veniez à me décevoir ? Si votre
religion est véridique, ne suis-je pas placé sur votre route pour vous
permettre d’accomplir tous deux sur moi, pendant votre vie commune,
310/1425
était allé la rejoindre, dans une des petites ruelles aux grossiers pavés
de la Guillotière, on l’associait au propos en cours dont on flambait en-
core. Elle écoutait longuement, attentive, discrète, un peu circonspecte
lorsqu’on maniait les définitions philosophiques, toujours économe de
ses mots, mais intervenant avec décision quand on touchait à la vie
concrète de la foi et de la vertu. On avait élu domicile dans un café
populaire de l’avenue de Saxe, tenu par un ménage de grands et gros
Savoyards, d’où probablement l’enseigne, « Café des Alpes ». « Ces
messieurs-dames préféreront sans doute la salle de sociétés. » C’était
une espèce de grande chambre fruste, à l’épais plancher lavé, avec
deux ou trois tables cirées, une armoire à glace d’aspect assez éperdu
dans ce lieu et un lourd buffet campagnard où la patronne venait par
instants ranger sa vaisselle. La quiétude de la retraite, l’hétéroclite du
cadre enchantaient le trio. Aux « Alpes », les sommets métaphysiques
s’estompaient vite, mais personne n’en concevait de remords. Les
rendez-vous avec Anne-Marie étaient ainsi des heures de paix et de
délectation joyeuse, dont les garçons affirmaient chaque soir, avec un
feu tout neuf, qu’elles avaient été les plus belles et les plus pleines du
jour.
Michel n’en finissait jamais de s’extasier sur la sagesse gaie et la
tendre pétulance d’Anne-Marie :
— Je jurerais que je la connais depuis dix ans. Franchement, dis-
moi, me trouves-tu trop familier avec elle ? C’est irrésistible, je n’y
puis rien.
— Vieux crétin, je m’en félicite. Te vois-tu étudiant des comporte-
ments quand elle est là ? Ce serait du propre. Elle t’aurait tourné le dos
depuis beau temps.
notre illustre compagnie. Elle est cachée dans une allée, à cinquante
mètres d’ici. Si vous refusez, elle s’éclipse. Qu’en pensez-vous ?
— Ah ! que voulez-vous, grommela Régis. Allez lui dire de venir…
Quel choléra ! fit-il entre ses dents.
Anne-Marie réapparut tenant par la main une jeune fille de sa taille,
un peu plus mince qu’elle, vêtue avec une assez vulgaire banalité,
secouée de grands éclats de rire, et se cachant le visage derrière son
amie.
La promenade avec Yvonne avait été insupportable. Les deux
garçons marchaient coude à coude, répugnant au ridicule d’encadrer
les filles. Ils taquinaient sans grâce Anne-Marie, débitaient de
vaseuses calembredaines, ricanaient bêtement, et Régis aggravait en-
core le cas en répétant très haut comme à plaisir : « Ah ! nous sommes
malins, ce matin. » Michel, quelque peu apitoyé, et qui ne voulait pas
consommer une goujaterie caractérisée devant Anne-Marie, tentait de
faire les frais d’une ou deux considérations plus relevées, mais en vain.
Yvonne demeurait très rouge. Elle avait des yeux noirs de furet, lestes
et fort intelligents et une petite figure pointue, qui pouvait assez aisé-
ment passer pour agréable. Elle ne terminait pas une phrase sur
quatre, s’embrouillant dans les « choses » et les « trucs », ou reprise
d’un fou rire, et sachant parfaitement qu’elle était importune et se con-
duisait comme une petite oie. Le plus grand effort spirituel de la bande
aboutissait à une comparaison imbécile de la ville et de la campagne,
Régis se déclarant citadin de pied en cap, ce qui était du reste vrai,
Anne-Marie plaidant pour la nature, les bois, les ruches près des au-
bépines, le Lautaret au printemps, avec des envolées dignes de Rose-
monde Gérard. La fâcheuse avait pu enfin calmer ses rires, échanger
quelques mots plausibles avec Michel sur son répertoire de piano et se
découvrir l’urgent besoin de regagner en tramway le domicile
maternel.
Anne-Marie les avait un peu boudés. Régis était un ours et Yvonne
méritait beaucoup mieux qu’un pareil accueil.
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sa fantaisie, était bien plus savante et judicieuse que les deux garçons.
Terrible ou tendre, fervente ou rebelle, Anne-Marie distribuait sa vie
avec une sagacité inimitable. À chaque heure, chaque aspect, chaque
phénomène de ce monde, elle attribuait leur exacte valeur de bouffon-
nerie, d’indécence, de charme ou de gravité.
mieux voir ces feuillets qu’il avait inspirés. Mais il ne bougea point de
sa chaise. Il ne voulait point que Régis pût le croire attiré par les bras
nus de son amie. Régis lisait, en nasillant un peu, lui aussi :
« Que ce soit par la prière, l’ascétisme ou la méditation, l’homme,
dans le travail de la grâce, ne commande rien. Il n’a d’autre pouvoir
que de préparer les voies de la grâce. Certains ascètes sont tentés de
l’oublier, et de considérer leurs macérations et leurs sacrifices comme
une fin en soi. »
— Mon Dieu ! fit Anne-Marie, que de tentations accumulées autour
des pauvres saints eux-mêmes. Quelle chance pour saint Antoine que
de n’avoir eu à vaincre que des brochets à pattes et de belles nudités
rousses ! Mais ne croyez pas que je plaisante seulement. On voit bien,
hélas ! que les saints sont aussi des hommes imparfaits et des péch-
eurs. On comprend les torrents de larmes qu’ils versent sur leurs
fautes.
— Et chaque pas vers une perfection nouvelle les mène aussi vers
une nouvelle embûche, leur crée des devoirs plus lourds, des
problèmes qui réclament toujours davantage de lumière.
— Les saints ne sont pas des privilégiés.
— Certes non. Ils paient au centuple les faveurs que la grâce leur dis-
pense. Mais Dieu n’abandonne jamais les saints authentiques. Les exi-
gences en même temps que les grâces de Dieu sont proportionnées
graduellement aux forces de la créature terrestre. Quelle ineffable har-
monie et qui laisse pourtant tout son jeu à notre liberté !
— Comme toutes les grandes activités humaines se rejoignent ! dit
Michel que le débat avait entièrement repris. Comparez les décalques
qui se proposent à un quelconque barbouilleur et les problèmes qui
apparaissent à un Vermeer, dans les profondeurs où il a atteint. Com-
ment un grand peintre n’y succombe-t-il pas, comment en vient-il à
bout, comment son tableau arrive-t-il à être aussi achevé qu’un fruit, à
être un univers clos et d’une si parfaite logique interne qu’on ne peut
imaginer d’en déplacer ou d’en modifier une touche ? C’est là qu’inter-
vient aussi l’inexplicable. Le génie ! la grâce !
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La, Fa, Mi, Sol, La, La, Si. Voici Tristan, ses quintes, ses tierces, ces
taches sur cinq traits noirs qui sont sur les nerfs et les cœurs des
caresses ébauchées, reprises, prolongées, plus savantes que celles du
plus savant amour et qu’aucun spasme ne saurait achever ; la mer et
les sanglots qui gonflent l’orchestre, qui se brisent sans fin contre le
mur du Jour, l’envol des âmes délivrées, le matelot, l’écuyer, la torche,
la forêt, les cors, deux bouches, le sang, la voile blanche, les voiles
blancs.
Tristan, Anne-Marie… Le thème du regard et vos yeux sur le visage
de la femme aimée. D’aussi étonnantes félicités ne sont point faciles à
vivre. On redoute de n’en être pas assez digne, on se guinde et cela se
termine par une crampe d’attention. On se raccroche à l’attente des
passages que l’on sait note à note. Cette entrée des trombones, si
saisissante en d’autres soirs, aurait-elle déjà perdu sur vous de sa puis-
sance ? Cette ensorcelante modulation d’Isolde, mille fois bourdonnée,
chantonnée, est si peu perceptible, se noyant aussitôt dans un ressac
de l’orchestre ? Des détails insoupçonnés se révèlent, on s’en délecte.
C’est un merveilleux plaisir. Est-ce une immortelle émotion ? De scène
en scène, le chef-d’œuvre se déroule ainsi, comme une immense
326/1425
lui échappât. Il n’était aucune œuvre humaine qui eût jamais, pour ses
vrais adorateurs, figuré plus totalement l’amour. À l’entracte suivant,
Michel ne tenta même pas de rejoindre ses deux amis.
*
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Michel était envahi par une telle émotion qu’il n’avait plus la liberté
de se demander encore s’il ne venait point de l’aider quelque peu, ou si
elle s’enflait spontanément.
— Rappelle-toi ce que tu m’as appris toi-même, Régis. Dieu se re-
crée en nous par notre foi. Pour vous, à cette heure, le Christ gît encore
au tombeau. Qui sait si dans un autre tombeau Christ n’est pas sur le
point de ressusciter, s’il n’est pas ressuscité déjà ? Régis, l’accolade
pascale, comme les Russes : Cristos voscres. Il faut me répondre, mon
vieux : Voistinu voscres.
XI
LES MARRONNIERS EN FLEURS
verdures neuves sous un ciel gris uni attristaient Michel. Paris, tandis
que l’on n’était pas là, a connu un événement qu’il n’a pas daigné vous
faire savoir. L’indifférence narquoise qu’a presque toujours son accueil
en devient amère. Pour une journée, au milieu des passants pressés et
durs, indifférents à ce printemps qu’ils ont vu naître heure par heure
sans s’en apercevoir, on se sent devenu quelque peu étranger.
L’année précédente, Michel eût pensé : « Est-il rien au monde qui
vaille qu’on abandonne Paris un seul jour ? » Mais ces considérations
tenaient peu de place dans le spleen de printemps qui ombrait son
humeur et qui était encore un souvenir, valable sans doute sous toutes
les latitudes, des retours au collège de naguère, pour le troisième et
dernier trimestre, quand le renouveau n’annonçait que les affres des
prochains bachotages, et insultait à la misère du prisonnier reconquis
par sa geôle. Paris, à la fois trop familier et trop absorbé par ses
frivolités ou son faste pour prêter l’oreille aux désordres d’un cœur
isolé, n’avait point ce halo qui maintenant poudroyait autour des
pierres de Lyon. Paris ne renfermait pas ces lieux mythiques, la rue du
Six-Janvier, la place des adieux, le café des Alpes. Jamais un carrefour
ou un bar parisiens, appartenant à trop d’anonymes pour appartenir à
un seul d’entre eux, ne deviendrait ainsi votre propriété corporelle et
sentimentale. La raideur de Lyon devenait majesté, ses purées de pois
mystère, sa bouderie vie profonde. Ses dernières inquiétudes, entre-
coupées par les singuliers télégrammes de Régis, venaient de mettre
Michel sur la pente d’une décision qui ne réclamait plus que quelques
encouragements pour être irrévocable. L’existence hors de Lyon per-
dait désormais tout sens. Elle allait devenir de plus en plus illogique,
affligeante, féconde seulement en anxiétés encore ignorées mais cer-
taines. Aucune « contingence » extérieure à l’amour et aux besoins de
l’âme ne saurait justifier ces tourments stériles. Sauf coup de théâtre
imprévisible, Michel, dans l’automne prochain, s’installerait à Lyon.
Ainsi, Paris se muait en un domicile transitoire, où le corps seul de
Michel habitait encore, et déjà fort peu.
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Michel relisait pour la troisième fois cette lettre, la plus longue que
lui eût jamais écrite Régis, sans fatiguer son émotion. Il s’attendait à
ces pages depuis le premier télégramme de Régis, qui avait annulé son
projet de fugue à Lyon. Il possédait maintenant toutes les certitudes
sur la crise de Régis et son issue. Il pouvait désormais s’avouer le
bizarre sentiment éprouvé à l’Épervière en lisant le premier télé-
gramme : « Inutile de venir » et qui était un secret dépit. Michel avait
regretté, sans oser se le découvrir, que Régis fût vraisemblablement si
vite hors d’affaire, sans que son ami eût eu besoin d’intervenir. Rien de
commun avec un mouvement d’amour-propre : Michel s’estimait fort
au-dessus de telles vulgarités et il avait raison. Sa déception
ressemblait plutôt à celle d’un spectateur, pressentant dans une pièce
un coup de théâtre que l’auteur a seulement côtoyé. Certes, on ne
souhaiterait point que le héros succombât sous le malheur, mais qu’il
en sentît l’aile, pour l’épanouissement du drame, pour que le sujet fût
vraiment traité à fond. Pouvait-on imaginer péripétie plus poignante
qu’un grave danger menaçant la foi de Régis, ne l’abattant sans doute
point, mais la soumettant à une rude tempête ? Le sentiment de
Michel allait plus loin encore que cette envie un peu puérile de
pathétique. Il lui semblait qu’après une telle épreuve, où il eût
prodigué ses secours sans compter, la détermination de Régis eût ac-
quis encore une nouvelle et plus puissante beauté ; que l’aventure se
fût splendidement élargie.
Mais peu importait ce qui aurait pu advenir. Michel n’y pensait déjà
plus. Il s’était toujours réjoui des menus accrocs que la vie pouvait
faire à la vertu un peu froide et abstraite de son ami. Régis, cette fois,
avait connu le doute, la tristesse, l’obsession de l’erreur, le cafard
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même sous ses formes les plus triviales et pitoyables. Michel eût
évidemment préféré que le Salut, avec majuscule, grandes orgues et
grégorien ne jouât aucun rôle dans cet admirable chapitre. Il aimait
mieux ne point trop s’appesantir sur ces visites aux abbés d’A.C.J.F.
(tonnerre de Dieu ! le seul aspect de ces initiales débraillées et démo-
cratiques !), sur cette retraite dans une chiourme d’enfants qui avaient
amené, si vite, un dénouement sacramentel. Régis n’avait pas beauc-
oup tardé à rejoindre les rails bien boulonnés de l’Église. Mais l’expéri-
ence humaine dont il sortait n’avait pas de prix : un vrai baptême du
feu. Entre Michel et Régis, il ne subsistait plus rien qui fût étranger à
l’un ou à l’autre. Cette crise authentifiait superbement la noblesse et la
grandeur du garçon. Et mille dieux, il venait… il était… bref, il avait
senti l’impératif de la braguette, et il n’en faisait aucun mystère.
Michel reprenait encore telle ou telle page de la lettre, jurant à
chaque ligne d’enthousiasme et d’attendrissement fraternel : « C’est
chic, l’amour, tout de même ! Ah ! comme elle a dû dire ça ! Rien au
monde ne m’émeut à l’égal de ces deux êtres. »
Les quatre derniers mois de sa vie repassaient devant ses yeux.
Quelle plénitude. Quelle richesse ! Que de progrès et quel trésor de
souvenirs ! Le Six Janvier, la terrifiante entrée de l’amour, le biais
ténébreux que cet amour avait failli prendre, la première lettre si am-
biguë à Régis, les remords, les réticences, les plaidoyers intimes, les
hallucinations, les désespoirs, les rayons de Dieu inondant tout à coup
ce chaos, la révélation du livre, l’apprentissage de la volonté, les
débauches de labeur, les Noces de Figaro, les départs pour Lyon, les
monstrueux cahiers du journal, la marche vers la foi, l’ineffable intim-
ité avec Anne-Marie, et au bout de tout, nets, propres, bien régulière-
ment couchés sur leurs belles feuilles, trois chapitres du livre, d’une
assez vigoureuse constitution, semblait-il.
— Voici, depuis de longues semaines, la première heure de vraie
paix et de juste loisir. À qui cette heure peut-elle appartenir, si ce n’est
à ma chère Anne-Marie ? Comme il m’est naturel de la lui dédier !
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Il fallait décidément que Guillaume eût perdu tout flair pour en-
tamer ce jour même une diatribe furibonde contre Régis. Michel
n’avait plus qu’à ravaler le glorieux compte rendu de sa semaine lyon-
naise qu’il entamait déjà. Le mot de « grâce » mettait le comble à la
colère de Guillaume :
— Ah ! la Grâce ! J’attendais ça. Et allez donc ! Je te mobilise le
Verbe, la Providence, le Doigt et la Volonté du Père éternel au service
de mes petites cogitations, de mes petites amours et de tout le
bataclan. Oh ! c’est magnifique. Toute contestation est supprimée.
Vous écrasez le genre humain entier sous n’importe laquelle de vos
347/1425
ton triomphal son départ pour Paris, dans la semaine qui vient. Il y a
quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que tu ne te sois pas
trompé. Ta sœur court une aventure périlleuse. J’ai beaucoup réfléchi
à l’histoire que tu m’as racontée le soir des Rameaux, pendant que
nous allions au sermon. Il ne faut pas que Guillaume et Cécile se voi-
ent. Non seulement tu ne dois pas prêter la main à cette rencontre,
mais tu as le devoir de l’empêcher par tous les moyens. »
Le lendemain matin, Michel débarquait à Lyon, avec un plaidoyer
imposant et qu’il jugeait décisif en faveur de Guillaume et de Cécile.
Mais Régis, dès les premiers mots, se révélait inflexible. Guillaume et
Cécile songeaient-ils à se fiancer incontinent ?… Non, c’était même la
seule pensée qu’ils écartassent certainement. Un catholique véritable
ne pouvait que condamner une pareille liaison.
— Mais enfin ! protestait Michel. Un sentiment qui résiste à deux
ans d’absence fait les preuves de sa vigueur, et d’une espèce de beauté.
— Non, c’est la ténacité de l’instinct. Guillaume est hostile à toute
pensée chrétienne. Cécile, d’après ce que tu dis toi-même, n’a que des
notions religieuses dévergondées ou enfantines. Tu es cent fois plus
chrétien qu’eux. Tu as déjà favorisé cette intrigue, par amitié. Je ne
t’en fais aucun reproche. Mais cela te crée maintenant le devoir d’em-
pêcher cette rencontre.
Michel sentait se cabrer en lui ses principes de liberté les plus
chers :
— J’avoue éprouver toutes les difficultés à te suivre. Je puis avoir
renoncé pour moi-même à toute vie amoureuse, ne plus en concevoir
aucune qui soit capable de satisfaire mes aspirations. Mais de quel
droit imposerais-je à d’autres la loi d’une nature plus exigeante, plus
éclairée, plus forte que la leur ? Les sentiments de Guillaume et de Cé-
cile ne sont-ils pas depuis deux ans la part la plus belle de leur exist-
ence ? Pourquoi condamner ce qu’ils ont sans doute de meilleur en
eux ?
— Hélas ! mon pauvre vieux, tu plaides en romantique. Je te com-
prends, je ne suis pas insensible, moi non plus, à cette histoire. Mais
349/1425
l’heure est vraiment par trop cruelle, écrivait Régis. J’en souffre. Anne-
Marie en a les larmes aux yeux. Mais je ne puis changer, Anne-Marie
non plus. Écoute, Michel, as-tu confiance en moi ? Crois-moi même
sans comprendre ; quand tu seras chrétien, tu comprendras. »
Michel disposait encore de deux heures avant le départ du dernier
rapide à troisièmes pour Lyon. Il expédia un télégramme et bondit
chez Cécile qu’il avait installée dans le petit hôtel du mois de mars, rue
de l’École-de-Médecine. Cécile, partie depuis plus de quatre heures
pour rejoindre Guillaume, n’était pas encore rentrée.
Rollet, n’est-ce pas ? Chaque fois où vous penserez que je puis vous
être utile, venez frapper sans hésitation à cette modeste porte.
Il se tourna vers Michel. Il y avait dans ses yeux une curiosité nou-
velle, assez flatteuse.
— Je vous félicite, dit-il. Vous avez là un ami excellent, d’une espèce
rare.
— Mais le garçon que vous aimez, c’est moi. Je vous en prie, ne com-
parez pas notre amour à cette histoire si médiocre. Je pense avant tout
qu’en ce moment, à Paris, nos deux zèbres sont libres, qu’ils ne
doivent pas se quitter d’une semelle, et qu’il y a une jeune fille qui est
peut-être en train de gâcher sa vie pour toujours. En ce moment
même, ils sont sans doute ensemble. Que peuvent-ils bien fabriquer ?
— Hé ! hé ! risqua Michel, assez écœuré du reste par les paroles qu’il
prononçait, mais qui voulait dominer la chose en philosophe endurci.
Si le pire était à redouter ?
— Non, répondit Régis. Le plumard de la rue Saint-Antoine est trop
étroit.
Michel observait Anne-Marie, comme dans chaque occasion où les
garçons lâchaient un propos un peu cru. Mais Anne-Marie ignorait dé-
cidément la pruderie et se contentait de hausser les épaules.
Régis, après avoir ébauché quelques machinations trop hasardeuses,
s’arrêtait au plan le plus naturel : Michel allait, dès le lendemain, in-
former Cécile de sa visite au Père Joud, lui représenter que si ses in-
tentions étaient aussi pures qu’elle l’assurait, elle ne pouvait revoir
Guillaume sans consulter de nouveau le prêtre.
— Et si Cécile, qui doit bien se douter de ce que lui dira le Jésuite,
refuse de s’embarquer ? Et si elle revient après avoir flanqué par-des-
sus bord Joud et ses décrets ?
— Dans ce cas, dit Régis, les grands moyens ; alerter tes parents.
Anne-Marie sursauta :
— Ah ! non ! tout, mais pas ça. Vous êtes tous les deux d’ignobles
brutes. Vous, Achille, avec vos manières de poète, vous ne valez pas
plus cher que l’autre. Tenez, je vous vois avec une tête… une tête
énorme, et pas l’ombre de cœur. Il ne doit pas vous être difficile de
n’aimer personne.
Michel était aux prises avec les plus épineuses contradictions. Il se
mettait en posture d’apparaître desséché, incapable d’un sentiment
aux yeux d’Anne-Marie – quel amer excès d’ironie ! – quand chaque
parole de la jeune fille réveillait son propre instinct, et la lui rendait
364/1425
plus chère encore. Mais s’il échouait dans cette odieuse mission près
de Cécile, il décevait Régis, et Anne-Marie elle-même. La merveilleuse
vie à Lyon n’en souffrirait-elle pas une irréparable ternissure ? S’il
réussissait, de quelle perfide vengeance Guillaume ne pourrait-il pas le
poursuivre ? Michel se tournait vers les yeux d’Anne-Marie, brillants
d’une vie si impétueuse et charmante. Il connaissait en cet instant le
plus parfait bonheur. Mais ce bonheur était environné de périls,
Michel éprouvait avec effroi sa fragilité. Cécile allait donc être sacrifiée
à ce bonheur ? Quelle abomination ! « Non. C’est la nouveauté de ces
problèmes qui me trouble. Il faut devenir catholique avec cette
maudite machine d’analyste dans la cervelle, qui fonctionne imper-
turbablement, qui me déforme et me complique tout. Hélas ! je dois
accomplir avec Cécile mon devoir. Il est clair. Je n’ai même pas eu à
me le tracer moi-même. Il m’est pénible. Mais c’est encore une
épreuve de mon christianisme. Régis a raison. « La foi qui n’agit
pas… » Devrais-je avoir besoin de Régis pour me le rappeler ? C’est du
catéchisme élémentaire… Encore une fois, Dieu et mon amour or-
donnent de concert. »
Quelques minutes plus tard, il était assez confus de mêler l’Éternel à
un aussi mince épisode : « Est-ce que je vais tomber dans la
métaphysique de nonne ? » Il revoyait la désagréable physionomie du
Père Joud. Un Dauphinois qui a beaucoup pratiqué Stendhal re-
doutera toujours de passer pour naïf et manque rarement à prévenir
cette disgrâce.
— C’est égal ! proféra-t-il. J’avais l’impression tout à l’heure, chez
Joud, que si Cécile était nantie d’un million de dot et Guillaume d’es-
poirs dans l’inspection des Finances ou la Carrière, votre Jésuite serait
beaucoup plus amène et beaucoup moins expéditif. Simple impres-
sion, bien entendu, se hâta-t-il d’ajouter devant la mine de Régis qui
répliquait avec vigueur :
— Franchement, je me demande ce que tu vas te fourrer dans la
caboche ! Ce serait à croire quelquefois qu’il y a chez toi des résidus
d’anticléricalisme à la Paul-Bert. Je te redis encore que n’importe quel
365/1425
« Une lettre que Cécile vient de me faire parvenir m’a tout appris.
Cécile t’accuse avec violence. Je ne veux pas chercher la part de la
vérité et celle du ressentiment chez une jeune fille en larmes. Je ne te
reproche rien. Le rôle que tu as pu tenir auprès de Cécile t’était sans
doute commandé par des inclinations nouvelles qui me sont trop
étrangères pour que j’aie à les juger. Mais tu ne seras pas surpris qu’il
me soit par trop pénible de te revoir après de tels événements. Quand
bien même je souhaiterais entendre de toi une explication sincère, cela
ne serait plus possible. Nous n’avons plus rien à nous dire qui nous
soit intelligible l’un à l’autre. J’ai déjà entrepris des démarches pour
faire annuler mon sursis militaire et partir avec le prochain contin-
gent. Je demande une garnison du Maroc. Dans quelques jours j’aurai
quitté Paris. »
Les marronniers venaient de passer fleur, et Michel songeait qu’il
leur avait à peine jeté un regard. Le printemps lui-même, dans son
plus joyeux éclat, parlait de tout ce qui tombe et de tout ce qui s’enfuit.
XII
LES LANGUES DE FEU
assez sûr. Tout en menant les garçons chez Yvonne, Anne-Marie, fort
en train, prodiguait les conseils, voire les ordres :
— Dites donc, les hommes, tâchez, cette fois, de ne pas vous isoler
dans vos génies respectifs. Je ne veux pas d’a parte. Vous, le Lyonnais,
faites-moi le plaisir d’enlever ces gants : ne voyez-vous pas qu’ils vous
donnent l’air d’un larbin d’évêque ? Le Parisien a l’aspect plus enga-
geant, avec son joli petit complet printanier, mais je ne m’y fie pas
trop.
Yvonne les attendait, dans une robe de tussor un peu chiffonnée, le
teint très animé. Pendant qu’elle accompagnait Anne-Marie devant
une coiffeuse, Régis détaillait le salon, d’une honorable élégance :
— En somme, ce sont des gens très bien, ces Ageron.
C’était une de ses petites faiblesses que cette naïve satisfaction de
pouvoir situer sa bien-aimée dans une société de bon ton.
En quelques semaines, Régis était passé auprès d’Yvonne sur un
plan d’amicale familiarité. Michel emboîtait le pas. Il n’avait plus
aucune attitude à se composer. Il palabrait d’abondance, jouait assez
vaniteusement de ses manchettes, du pli impeccable de son pantalon.
Anne-Marie était surtout occupée à plaisanter ces manières de gom-
meux. Mais Yvonne buvait le dialogue naturellement fort docte et fort
assuré des garçons.
Régis n’avait pu résister très longtemps à l’appât du piano. Il était
convenu que, dans le cas d’une alerte, les « hommes » s’éclipseraient
par la fenêtre. On expliquerait, comme on pourrait, par une fantaisie
de ces demoiselles, les nuages de tabac que l’on avait déjà autorisés à
Michel. Après quelques petites pièces de Bach, Régis entamait le
troisième acte de la Götterdämmerung, son dernier cheval de bataille.
Michel n’avait encore jamais vu Anne-Marie dans un intérieur. Il se
prélassait dans un excellent fauteuil, face au divan où s’étaient posées
les deux jeunes filles. Chaque attitude, chaque mouvement d’Anne-
Marie étaient pour lui un bonheur neuf. Il admirait enfin, à loisir, bien
mieux qu’au théâtre, les beaux cheveux bruns coiffés à l’ange. « Je lui
demanderai souvent de quitter son chapeau. Maintenant, je peux me
376/1425
colonnes. Anne-Marie serait très belle, dans une robe de style, en faille
bleu pervenche. Régis viendrait aussi, introduit par son amie.
— Une belle tuile, disait Michel, ce serait que tu tombes sur l’un ou
l’autre des sacrés cousins. Comme fine fleur d’emmerdeurs…
— Ça ne craint rien, répondait Régis, avec le ton légèrement
supérieur qui lui venait volontiers en pareil cas. Ils ne sont pas reçus
dans ce milieu. Yvonne elle-même ne serait pas invitée sans Anne-
Marie.
Il oubliait qu’il en allait de même pour lui. Son intimité avec Anne-
Marie changeait sans doute son optique mondaine. Cette entrée dans
la société qui était, paraît-il, la meilleure de Lyon, ne l’empêchait point
de dauber les viandes qui allaient se frotter de neuf heures du soir à
cinq heures du matin et la vulgarité intrinsèque de ces gens si distin-
gués et si riches. Il irait à ce bal surtout parce qu’Yvonne devait lui
faire – elle l’avait dit à Anne-Marie – une confidence très difficile, celle
de sa vocation certainement.
— Ce sera compliqué, remarquait Anne-Marie. Yvonne a ses secrets
sous cadenas. Ne manquez pas de la mener plusieurs fois au buffet. Et
de l’extra-dry ! Ça lui aidera la langue… Elle s’obstine à vouloir mettre
une robe rose qui est fade et qui l’engonce. Je voulais lui prêter une
robe vert Nil qui aurait à peine besoin d’une retouche pour être à sa
taille, et qui lui irait à ravir au teint. Elle a plus de couleurs que moi et
les cheveux plus clairs. Mais mademoiselle veut exhiber une robe à
elle. Enfin, ça la regarde !
Michel admirait tout haut cet accord du sacré et du profane. Pour
Anne-Marie, rien ne paraissait plus naturel, l’émerveillement de
Michel l’étonnait. Il y avait quelque danger pour lui de faire figure un
peu bourgeoise. Pour se disculper, il entamait un beau développement,
contrasté selon toutes les règles, sur les soucis et les sentiments si
divers qui allaient s’agiter dans les salons en fête, les petites donzelles
en quête de partis, les mères soupesant les héritiers de la soie et de la
finance, et sous ces lumières, dans cet élégant brouhaha, la jeune fille
un peu étourdie, cédant à d’innocentes frivolités, mais retrouvant sans
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gaspiller un seul de ces rares instants. C’était soudain une femme que
Michel avait devant lui. Elle se confiait d’abondance. Elle supportait
de plus en plus malaisément la vie dans sa famille et Régis lui faisait
un devoir d’opposer à tout une humeur douce et sereine.
— Je m’effraye de mériter si mal mon bonheur, qui grandit de jour
en jour. Qu’est-ce que je cherche, sinon ce bonheur ? Qu’est-ce que je
fais pour les autres ? Régis me dit que j’ai des occasions constantes de
pratiquer l’altruisme chrétien, dans ma maison ou avec mes com-
pagnes. Mais pour pratiquer la vertu, ce sont de petits objets bien mis-
érables. Mon frère, l’interne, par exemple : on dirait qu’il a pompé tout
le sang lyonnais de la lignée. C’est le Lyonnais glacé, élégant mais em-
pesé. Il n’a jamais été gai. Il est revenu de la guerre sinistre. Tous ses
amis étaient morts. Malheureux avec les femmes, par-dessus le
marché, ce qui n’est pas étonnant, avec son caractère. Ma mère qui ne
respire que dans les feuilletons me l’a raconté en termes nobles. On
dirait qu’il cherche à se venger sur tout le genre féminin, qu’il est ja-
loux de me sentir heureuse, et jaloux du garçon qu’il devine là-des-
sous. Si un jeune homme passe notre porte, il s’ingénie aussitôt à
l’écarter. Il est odieux avec moi, il ne m’adresse la parole que pour
m’humilier. Comment puis-je communiquer charitablement avec cet
étranger qui est presque un ennemi ? Ma mère a naturellement un
faible pour son fils. Elle est son alliée. Ils font à longueur de journée
des messes basses devant moi. Il n’y a rien qui m’exaspère plus que ces
cachotteries. J’ai sans doute eu tort de le montrer, et ils s’en donnent
un malin plaisir. Je veux bien avoir toutes les patiences. Mais c’est
négatif. Si je ne parle pas, on m’accuse d’insolence. Si je parle, c’est la
même chanson… Je ne peux pas supporter les épanchements
domestiques.
— Ah ! là ! là ! et moi donc !
— Mais ma mère ne comprend d’autre témoignage d’affection que
les fricassées de museau. Alors, malgré toute la peine que je prends, je
ne suis qu’une fille au cœur de pierre. On me reproche aussi, savourez
bien cela, de ne pas être assez religieuse ! Parce que j’ai toujours eu
386/1425
n’est pas fameux du tout. Quand je suis entre vous deux et que je vous
écoute, je me sens monter, monter. Mais après… Je suis bien faible, je
n’ai guère de tête. Régis se fait des idées prodigieuses sur moi, et vous
aussi vous vous en faites. Si je pouvais, un jour, ressembler plus ou
moins à la fille que vous croyez voir ? Mais ce jour-là, où serez-vous,
mes boys ?
Ils conversèrent encore un assez long moment. Anne-Marie était
toujours la plus abondante. Michel s’apercevait par instants qu’il
venait de perdre le fil de ce qu’elle disait ; non pas qu’il fût distrait ou
fatigué ; au contraire : ce qu’il écoutait dans cette voix avait un sens
beaucoup plus secret que le doux flux des paroles.
Resté seul, Michel fut saisi par une vague de l’enthousiasme le plus
pur. Une phrase de La Tentative amoureuse de Gide avait passé dans
sa mémoire. Anne-Marie n’eût sans doute point manqué de plaisanter
cette réminiscence. Mais elle illuminait à merveille ses sentiments.
« Madame, cette histoire m’ennuie. » Eh bien non ! cette histoire ne
m’ennuie pas. C’est la première fois qu’une femme ne m’ennuie pas.
Qu’est-ce que je dis, malheureux ! « Ne m’ennuie pas ! » Misérables
petits mots secs ! C’est la première fois que je poursuis une entreprise
avec cette passion qui ne cesse de croître. « Madame, cette histoire
m’ennuie. » Je me suis gargarisé de ces quatre mots. Je m’y reconnais-
sais. Ça enjolivait de littérature nos minuscules et ridicules dépits.
Nous nous imaginions jouer à l’élégance blasée quand nous aurions dû
rougir de notre gaucherie, des stupides mijaurées ou des petites putes
dont nous occupions nos braguettes et nos cœurs. Et on partait de ça
pour juger la vie et l’amour. Ce siècle serait trop physique, trop dur,
savant et subtil pour ne pas sourire de l’amour. Nous étions nés, nous
autres, pour connaître l’animalité et la vulgarité du Weibliches Wesen.
Dérisoires petits poseurs !… Non, cette aventure ne s’achèvera pas
dans le brouillard et la fatigue. J’aurai la force et la persévérance de la
conduire. J’ai vu depuis le Six Janvier tant d’événements étranges !
J’hésite encore à croire en notre hiver prochain, que je rêve si limpide.
Mais non ! Il sera bien plus beau encore que je ne le rêve aujourd’hui.
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Nous le voulons. Personne n’y travaillera plus que moi. Voilà ce qui est
admirable. Plus rien dans notre vie n’est laissé au hasard. Nous avons
vaincu le hasard. Nous sommes les maîtres absolus de nos destinées.
Est-il un homme sur un million qui puisse l’affirmer ? Tout dépend de
nous seuls : « Jamais ; nous seuls ; tout ; plus, et encore plus. » Voilà
mon vocabulaire incessant. J’en suis fier. C’est le refrain de ma force.
Cet hiver sera grand. Toutes les choses que je n’ai pas dites sortiront
de mon ombre. Anne-Marie me connaîtra dans ce que j’ai de meilleur.
« Je ne me dupe point. Elle attache certainement un grand prix à ces
fins de promenade où nous restons tous les deux. Elle me prodigue les
marques d’une intimité inespérée. Jamais ses propos ne sont plus an-
imés et plus nourris. Il semble que, devant moi, son âme s’ouvre dav-
antage ! C’est que je suis celui à qui elle peut enfin parler de son
amour. Est-ce cependant tout ce que je suis pour elle ? Ses yeux et sa
voix en disent davantage. Qu’y a-t-il d’inavoué chez elle à mon en-
droit ? Je ne le saurai sans doute jamais. Mais un jour, nous vivrons
tous deux des heures bien extraordinaires et bien héroïques. Quand
Régis ne sera plus là et que nous nous quitterons à notre tour, ne me
dira-t-elle pas, avec ses grands yeux où son sourire se mélangera à ses
larmes : « Cela m’ennuie de vous voir partir » ? Cela, ou autre chose…
Avec elle, tout sera immense et beau… Je voudrais écrire tout ce que je
viens de penser, et que Régis pût le lire. Peut-être emploierais-je en-
core des mots équivoques. Mais ce ne serait que par inhabileté. Je sais
que mon âme est pure. Elle est heureuse aussi. Heureuse ! Encore un
vil adjectif. Mon âme est dilatée, elle éclate et la lumière en ruisselle.
Je viens de mouvoir les plus poignantes images, le dernier rendez-
vous, qu’Anne-Marie me donnera, où cela ? sur la place Antique dans
quel coin de Paris, humble ou glorieux ? J’étouffe d’émotion, mais je
suis bien au-delà de la tristesse. La tristesse est noirceur, platitude et
défaite. La respiration, le pas, la parole d’Anne-Marie sont le bonheur.
Ce bonheur ne peut rien engendrer qui soit bas ou souillé. Je lui dois
trop de puissance pour retomber jamais. »
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plus grandes saintes. Nous sommes revenus ici chaque soir, pendant
une semaine, en communiant chaque matin, en faisant dans le jour
une retraite aussi absolue que possible, pour obtenir toutes les lu-
mières. J’avais aussitôt compris que la vocation d’Anne-Marie trans-
formait tout, nous liait pour le présent. Mais nous voulions être sûrs
de ne tomber dans aucune illusion humaine. Le dernier soir, notre vie
entière était décidée, jusqu’à mon départ, et après, jusqu’à la mort.
Brouilly fut le sentiment pur, une vision de l’amour découvrant dans le
renoncement le secret du « toujours ». Mais c’est ici que nous avons
conçu. Tu comprends maintenant ce qu’est pour nous le quai Per-
rache, et que ce soit un coin que nous ne voulons pas galvauder.
Un train, à quelques centaines de mètres, franchissait le pont invis-
ible, avant de s’engouffrer dans le tunnel.
— Écoute…, disait Régis. Les trains font aussi partie du quai Per-
rache. Je les entendais gronder sourdement, dans notre halte du
premier soir. C’est ce bruit des trains roulant dans le noir qui accom-
pagna mes quatre grandes attentes, au début de chacune de nos nuits,
Brouilly, deux fois, à Brignais, à Claveisolles ; tiens, comme mainten-
ant, quand le train entre dans le tunnel et que le grondement
s’étouffe… Il me semble que jusqu’à la fin de ma vie, je ne pourrai pas
entendre ce bruit sans frémir.
C’étaient toujours quelques mots très simples de Régis, comme
ceux-ci, qui avaient sur Michel le plus grand pouvoir d’émotion.
— Pour ces quelques minutes-là seulement, murmura-t-il, je re-
viendrais de Paris chaque semaine.
Les deux garçons laissaient aller silencieusement leurs rêveries
qu’ils sentaient si voisines l’une de l’autre.
— Comme je l’aime ! Comme je l’aime ! reprit Régis. J’ai peur
quelquefois de l’aimer trop.
Les phrases de ce genre ne manquaient jamais d’inquiéter Michel.
Mais il n’eut pas le temps d’y songer.
— Mais par exemple, continua bientôt Régis d’une autre voix, dé-
gagée et gaie, je n’aimais pas beaucoup son chapeau d’aujourd’hui.
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— Moi non plus, dit Michel, content et amusé qu’ils eussent le même
goût et que le mot de Régis compensât la petite déception du chapeau.
N’as-tu pas l’impression que pour certaines choses, nous la voyons
tous les deux exactement de la même façon ?
— C’est magnifique… Comme je suis heureux de cette amitié entre
vous deux. Je rabâche, mais c’est une de mes grandes joies… Sais-tu
que tu lui plais de plus en plus ? Cela saute aux yeux. C’est même éton-
nant. Car je te garantis que ces manifestations-là sont rares chez elle.
Ainsi, je suis resté des mois au début de notre aventure, avant d’ar-
river à savoir ce que je pouvais bien lui inspirer.
Régis était repris par ses souvenirs :
— Tous ces mois avant Brouilly ! Anne-Marie ne me laissait rien
voir, si ce n’est une constante exactitude à tous les rendez-vous. Moi,
j’avais d’abord accueilli sa compagnie comme un passe-temps agré-
able. J’étais attiré par la fille, tout bêtement. Anne-Marie avait à ce
moment-là une amie, un peu plus âgée qu’elle, Mlle Gottard. Je me
disais idiotement : « J’aime autant l’une que l’autre. Elles me plaisent
toutes les deux. »
— Je me souviens pourtant de nos vacances de Pâques, à
l’Épervière, voilà plus de deux ans déjà. Tu recevais une enveloppe
féminine presque tous les jours. Je ne savais pas alors qui t’écrivait. Je
me disais : « Tiens, tiens, le jeune “thala” se dépucelle. »
— Oh ! mais à cette époque, nous étions déjà très intimes. Je lui
avais déjà lu du Mallarmé, du Claudel, du Baudelaire. Je lui avais
même lu les Femmes damnées sans crier gare, pour l’éprouver,
comme c’est mon habitude. Je lui avais juste dit : « Si vous ne com-
prenez pas de quoi il est question, ces vers ne vous éclaireront pas dav-
antage. Si vous comprenez, c’est que vous savez déjà, et le mal ne sera
pas grand. » Elle avait parfaitement bien compris ; elle a eu très vite
une grande science du mal, elle le connaît certainement beaucoup
mieux que moi. Bien entendu, je ne parle pas de toi, illustre pécheur…
Par moments, je me disais : « Mais dans quelle aventure t’embarques-
tu ? » J’avais vaguement conscience que cette histoire devenait très
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de tous les saints est de se consumer dans cet amour de Dieu. Qui
aime aspire à se perdre dans l’être aimé. Quelle n’est pas cette aspira-
tion quand cet être est Dieu ! Mais les mystiques n’ont fondu que leur
moi dans cet amour divin. À nous, les premiers peut-être, il sera don-
né d’accomplir ensemble l’ascension sublime et de trouver dans
l’amour de Dieu non plus seulement la fin de notre propre moi, mais
celle de l’amour qui nous lie…
De nouveau, le silence tombait. Michel cherchait maladroitement
quelque forte pensée pour prouver à Régis qu’il avait su le suivre. Il ne
lui venait que des puérilités inavouables : « Oui, vous devez aimer
Dieu qui vous a donné et permis un tel amour. » Mais Régis reprenait
tout haut sa méditation :
— Ah ! Michel, tu dois me juger par moments bien égoïste. C’est
vrai, certaines apparences sont contre moi. Mais les apparences seules.
Après Anne-Marie, nul être humain ne tient plus de place que toi dans
ma vie. Rappelle-toi ma lettre de février, dont tu m’as dit qu’elle t’avait
causé alors tant de fureur et de peine. Malgré tout le chemin que tu as
parcouru, depuis, je souffre encore constamment de ce qui nous sé-
pare et nous oppose, ma certitude et tes incertitudes, mon but lu-
mineusement tracé, et le tien que tu ignores. Et j’en souffre encore
davantage en découvrant tes puissances latentes. Retiens bien ce que
je vais te dire, et qui est énorme : tu n’entreras vraiment dans l’exist-
ence chrétienne que le jour où tu en seras arrivé à m’envier. Tu m’as
compris, n’est-ce pas ? Je ne parle pas de m’envier l’amour d’Anne-
Marie, mais l’immensité de mon sacrifice, mais ma prédestination, ma
destinée, et l’incroyable bonheur que nous trouvons, elle et moi, en
Dieu.
Michel restait muet. Il était parvenu au plus extraordinaire état de
concentration qu’il eût jamais connu.
— Qui te dit, fit-il enfin lentement, que je n’ai pas déjà commencé de
t’envier ? Moi aussi, j’ai contre moi maintes apparences.
— Pour moi de moins en moins.
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moi au fond de ton cœur de ne jamais employer contre moi, quoi qu’il
arrive, ce que je te dis ce soir. J’ai pensé tout haut. Je te le devais. Ne
me réponds rien. N’ajoute pas un mot. Je n’attends de réponse que de
moi.
Ils s’étaient levés. Les lèvres de Régis murmuraient imperceptible-
ment quelque chose qui pouvait être une prière. Il avait pris le bras de
Michel et le pressait comme il n’avait jamais fait encore. Comme ils
traversaient Bellecour, onze heures sonnaient au clocher de la Charité.
— Viens, dit Régis. Je veux t’associer à un petit rite. Anne-Marie ne
doit pas être encore couchée. Nous allons lui dire ensemble un petit au
revoir. On siffle un thème. Elle éteint et rallume trois fois sa lumière.
C’est le signe des soirs mémorables, ceux des grandes joies ou des
grandes inquiétudes. Jusqu’à présent, je sifflais l’air de Walther. Mais
maintenant, nous pouvons siffler la Mer.
Ils furent bientôt à l’angle du cours Gambetta et de la petite rue sur
laquelle donnait la chambre d’Anne-Marie. Tout l’étage était obscur.
Michel siffla doucement le thème, puis plus fort. Il craignait de ne pas
mettre assez bien la mesure. Aucune lampe ne s’alluma.
— Il n’y a pas non plus de lumière sur le devant, dit Régis. Elle s’est
donc déjà endormie.
Michel aurait aimé qu’Anne-Marie n’eût pu s’endormir si paisible-
ment et si vite, un soir où de telles pensées se mêlaient et s’affron-
taient en lui.
XII
LA COURONNE DES ÉLUS
Deux jours après son retour de Lyon, sur le boulevard des Italiens,
Michel, armé d’un porte-voix, grimpait auprès du chauffeur d’un su-
perbe et gigantesque autocar, bourré de Berlinois, de Hambourgeois et
de Rhénans.
Sur les sept semaines qui lui restaient à vivre seul dans Paris, il s’en
était accordé trois pour quelques affaires profanes, dont la plus ur-
gente concernait le budget. Il importait de se constituer à tout prix une
petite caisse pour le voyage d’Anne-Marie et de Régis, qui débarquer-
aient fort peu argentés, pour les aventures probables des vacances et
les premiers débours de l’automne à Lyon. Michel avait eu la bonne
fortune de se faire embaucher aussitôt comme guide, pendant ses
heures de liberté, par une agence de tourisme, sur la foi de ses capa-
cités en langue allemande, à vrai dire singulièrement surestimées. Les
trois premiers tours de Paris s’étaient déroulés sans histoire. Les cli-
ents de l’autocar, presque tous de vulgaires trafiquants de l’inflation et
du marché noir, avaient peu d’exigences. Michel suffisait à proférer
dans son cornet : « Hier, sehen Sie, bitte, Notre-Dame, etc. », à placer
une brève anecdote, soigneusement préparée, sur la pointe du Vert
Galant, le Génie de la Bastille et le carrefour sacré de Montparnasse.
Pour le reste, comme il ne saisissait pas un mot sur vingt dans les
phrases de ses voyageurs, il observait une réserve du meilleur ton. Le
métier était d’un rapport inespéré. Chaque circuit comportait un tour
de cinquante-cinq minutes au Louvre. Michel, excessivement chauvin
408/1425
Nous avions laissé, voici bien des pages, le jeune apprenti Michel
Croz dans les affres de la grande œuvre. Il reprenait le sillon, sitôt que
ses tracas, ses joies et ses pensées lui accordaient quelque répit. Trois
ou quatre chapitres, relus sans la moindre complaisance, paraissaient,
ma foi, assez bien venus. Le carton des esquisses s’était grossi de
maints feuillets tumultueux.
Ces pièces à conviction demeuraient cependant incertaines. Michel
tenait à se prouver, à toutes fins utiles, ce qu’il pouvait valoir dans
l’immédiat. Ainsi le renoncement ne serait-il pas le masque de l’inca-
pacité. Il avait mis au net, à temps perdu, depuis Pâques, des réflex-
ions assez copieuses sur la peinture du dernier demi-siècle, puis repris
et mené bravement à terme un projet de nouvelle qui avait près d’un
an d’âge, et qui s’intitulait : Les Six amours de Catherine Paterson.
413/1425
l’Esprit qui a soufflé dans ces lieux. Il dit : “Silence et solitude. Tou-
jours plus de silence et plus de solitude, aussi longtemps que l’ordre ne
sera pas fait en toi.”
« Que m’inspirera-t-il ? Que m’ordonnera-t-il à la fin ? Je l’ignore
encore. Mais je dois approfondir ce soir ce que j’ai balbutié sur le banc
du Quai Perrache : ne serait-ce pas désormais, pour celui que je suis
devenu, une déchéance que de consacrer sa vie à son ouvrage
d’artiste ? J’entends subordonner toute ma vie active aux besoins de
ma vie morale et surnaturelle. Ce n’est pas là le déclin spirituel d’un
homme qui s’était fait des ambitions et qui lâche la rampe. Au con-
traire : ce printemps m’a fait entrer dans la familiarité de nos grands
hommes, et dans la conviction que je ne suis point indigne de suivre
leurs traces. Mais n’est-ce pas le moment de regarder au-dessus
d’eux ? »
Michel posait sa plume. Il allait peut-être trop loin. Non. Sans doute
s’arrêterait-il là dans ses confidences, mais sa pensée continuait seule.
Il songeait aux binettes qui tournent autour de la « Religion de l’Art »
cet ersatz de la foi perdue ou inconnue, tout au plus bon au réconfort
des potaches et des vieux birbes flatulents ; un mot que l’on glisse à la
place d’un autre, pour boucher une fissure sentimentale ; un vocable
aussi démocratiquement creux que la Fraternité, la Justice et le droit
des Peuples. Si l’art est bien le meilleur témoignage de l’homme, son
suprême effort pour dégager de sa boue sa substance divine, alors !
quelle misère ! Pour une paillette d’or, que de limon remué, que de
vase étalée ! Humain, toujours humain. Les plus grands n’y échappent
pas. À chaque pas dans leur œuvre, on surprend la trace de la main
périssable, qui besogne à tâtons pendant que le génie est absent.
Souvent, Mozart, Vivaldi, Haendel et Bach ronronnent. Ils grossoient,
ils abattent des commandes. Qu’elle peut être fastidieuse, la musique
classique du XVIIIe siècle, symphonies, concertos, même sous les plus
grands noms, avec sa sempiternelle alternance allegro, andante, al-
legro ! La mélancolie et l’enjouement à point nommé, l’inévitable
petite secousse de l’allegretto final ; des retours de thème prévus
417/1425
comme les bornes le long d’une grande route. Chez Greco les pleurs
d’extase, les ailes de flammes, les mains mystiques deviennent des
trucs de rapin. Il décalque à froid ses visions en quatre, cinq, dix ex-
emplaires. Et hop ! puisque les Tolédans aiment tant ça, encore une
larme sacrée à l’œil de cette Madeleine, comme les caricaturistes du
e
XX siècle mettent un mégot à la lippe de Briand. Chez Baudelaire, une
strophe sur deux boite ou grince dans ses joints mal ajustés. On le voit,
trop bien, hélas ! la cervelle aride, s’éreintant à poursuivre le mot
limpide et aérien qui n’existe pas, contorsionnant la métaphore, cher-
chant en vain une démarche naturelle pour ce lamentable enjambe-
ment, se résignant enfin à la cacophonie au milieu de la mélodie la
plus noble, à l’épithète qui grimace, prosaïque pour la fin des siècles,
au milieu du sonnet le plus amoureusement poli. Rimbaud, le fils du
Soleil, doit souvent se faire illusion avec des verroteries. Chez Wagner
lui-même, après un premier acte enivrant, plus d’une fois, le feu
baisse. Hou ! ce fatidique second acte de la Walkyrie, ces dieux
pédestres et sermonneurs qui n’en finissent pas d’ergoter sur une mix-
ture loupée de leitmotive. Et même dans le sublime Tristan il faut
subir l’interminable jérémiade du vieux cocu.
Chaque succès se paie de vingt échecs. Pour un envol glorieux, cent
chutes dans les tessons.
Sous cette lumière véridique, tout génie se rapetisse aux mesures de
l’imperfection humaine. Il faut la naïveté de seize ans pour diviniser le
génie.
Un autre soir, Michel songeait encore :
« C’est une grande misère, si l’homme n’a pas de plus haute res-
source que l’art pour s’approcher de la divinité. Mais cette ressource,
c’est donc la sainteté ? Pour qui en est arrivé là, comment hésiter dans
le choix ? Avoir été conduit à ces pensées, n’est-ce pas le signe irrécus-
able de Dieu, qui vous place devant la dernière idole à abattre ? Toute
autre interrogation, sur le sens de ce signe, sur le sens des pauvres
mots que dans notre infirmité nous prenons pour traduire ce signe, ne
serait que misérable ergotage, lâche tentative de s’esquiver ? Mais en
418/1425
Mais c’est aussitôt pour me refuser à cette question, qui peut être la
tentation suprême. Je ne suis plus qu’une volonté tendue dans le vide
et le noir vers un but qu’elle ignore, dont elle ne sait même pas s’il ex-
iste. Car, mon Dieu, si je suis une de vos créatures, en est-il une autre à
qui vous soyez moins perceptible et plus inintelligible ? En est-il une
qui, lorsqu’elle vous parle, s’adresse davantage à l’impensable, à l’in-
connaissable, et jette une bouteille plus hasardeuse à la mer ? Je ne
suis pas de ceux qui ne vivent sans vous que dans le déséquilibre et la
crainte, et dont le cœur déserté réclame votre présence. Si je me « con-
vertis », comme on dira, si je le suis déjà, nulle conversion n’aura été
moins sentimentale. Combien je voudrais envier ceux qui ont dé-
couvert le Seigneur par l’encens, par les orgues, par les cathédrales,
par la poésie du Christ ! Je ne peux même pas les envier. Par nature,
ils me répugnent. Mon seul sentiment vrai, devant la religion, devant
ceux de ses aspects dont les pires athées reconnaissent qu’ils sont
émouvants, ce sentiment, c’est la répugnance. Régis peut bien célébrer
l’harmonie des desseins de Dieu, et admirer comment la Providence
sait emprunter le langage de notre nature. Mais à moi, qui n’ai
d’ouverture que sur le concret, Dieu s’est révélé sous la forme la plus
terriblement abstraite. C’est peut-être l’épreuve qu’il m’a destinée, et
qui me punit de ma longue et déshonorante indifférence. Si j’ai con-
senti cette abdication de mon moi, c’est parce que la plus cruelle dé-
marche doit être celle qui vous livre à Dieu. Mais je me mets ainsi au
bord du néant. Il est peut-être nécessaire à ceux de mon espèce dure,
compliquée, ergoteuse, collant à la vie, d’avoir fait ce néant autour
d’eux et en eux pour que Dieu enfin leur apparaisse et les accueille.
Mais combien de temps cela peut-il donc durer sans que les forces hu-
maines succombent ? Seigneur ! comme j’ai donc besoin de votre
grâce ! Mais que puis-je faire de plus pour la mériter ? »
Une pensée le traversait comme un couteau : « Anne-Marie. Renon-
cer à l’amour pour Anne-Marie. » Il se raidissait. Il s’imposait d’af-
fronter cette pensée sans faiblir, en même temps que la douceur, le
charme, la bienfaisance de la jeune fille resplendissaient comme toutes
420/1425
les joies de la vie aux yeux d’un malade frappé à mort qui écarte ses
derniers leurres et se lit sa propre condamnation. Mais Anne-Marie
était bien hors du débat.
« Renoncer à Anne-Marie, qu’est-ce que cela signifie, puisque je
n’attends rien d’elle, que je ne suis coupable de rien ? L’amour désin-
carné de Régis laisse une place entière à mes sentiments. Si je possède
une certitude, c’est bien qu’Anne-Marie est pour moi l’ouvrière de
Dieu. Nous l’avons dit et démontré cent fois. Je lui dois cette pureté
retrouvée de mon corps qui est sans doute la première condition de
tout. En me refusant à voir Anne-Marie, je ruinerais notre vie de ce
prochain hiver, qui peut être le commencement de l’aventure suprême.
Je romprais ce faisceau de vertus et de sacrifices qui nous fait tous les
trois tellement plus forts. Cela n’existe pas. »
Il haussa les épaules, mécontent de s’être laissé prendre à ce piège et
mis dans un tel émoi. Sur sa table, était une lettre de Régis, où il avait
déjà lu et relu ceci :
« Tu m’as dit plusieurs fois, cet hiver, avant cette malheureuse his-
toire de Cécile : “Une amitié comme celle que j’ai portée à Guillaume
sera fatalement brisée le jour où, d’une façon positive, l’un de nous
sera supérieur à l’autre (tu pressentais déjà cette rupture).” N’en sera-
t-il pas ainsi le jour où je serai Jésuite, quand bien même tu serais
l’auteur d’un nouveau Tristan ? Je suis encore une fois terrifié par le
fossé qui nous séparera alors. J’en ressens une douleur physique.
Quelle imperfection chez ceux qui s’en accommoderaient ! Et nous
nous heurtons à la réalité. C’est fou.
« Je te demande très gravement de ne plus perdre une minute, et
d’élargir à l’infini les paroles prononcées à l’Eldorado et au quai Per-
rache. Notre amitié ne peut plus se fonder seulement sur la littérature,
la musique, les souvenirs sentimentaux. Nous devons nous épanouir
dans le surnaturel. Ce mot t’est-il devenu familier ?
« Que ce mois de Paris qui te reste à vivre soit un grand mois pour
toi, celui des méditations définitives. Il le faut, car il est d’autres
étapes à franchir.
421/1425
« Régis.
qui m’ont tant troublé à son propos, que je n’ai pas encore entièrement
anéantis. Oui, à quoi bon me dissimuler cette vérité ? Pas encore en-
tièrement anéantis. Pourtant, je sais bien ce que me répondra Régis.
Jean de la Croix est un saint, la catholicité vénère Ruysbrœck. L’un de
leurs soucis majeurs, à l’un et à l’autre, a été de démontrer aux théolo-
giens la pureté de leur orthodoxie. Mais cela n’est-il pas demeuré arti-
ficiel ? Je vois la soudure avec le catholicisme, je ne vois pas le lien
organique. »
Au sortir de ces nuits-là, quand le charmant Chastagnac sifflait à la
porte, avec son croûton de pain et son sac tout prêt d’anecdotes, de
nouvelles, de pastiches, de paradoxes et de découvertes, lui-même
faisait figure d’indésirable. Michel, dans ces moments, ne pouvait
s’empêcher de le mépriser un peu pour son insouciance.
— Et toi, grognait-il ? Au fond, qu’est-ce que tu penses de Dieu ?
Chastagnac, en écarquillant joyeusement ses yeux, exposait sa
théorie, sans plus de manières que son avis sur Apollinaire ou la tra-
duction du dernier chapitre de James Joyce. Il voyait un Dieu inter-
mittent. Notre croyance en Dieu créait Dieu. Notre incroyance
l’annihilait.
« Au fait, se disait Michel, en furetant bien dans les théologies, est-
ce qu’on n’y trouverait pas quelque chose de cet acabit ? »
Il lui fallait hausser les épaules pour ne point se donner le ridicule
d’ouvrir, avec la blague de Chastagnac, les vannes à de nouvelles com-
plications. Il retournait à sa sauvagerie de l’hiver.
Son voisin de palier, depuis Pâques, était un honnête garçon à bes-
icles de fer et gros souliers, du nom de Roux, lisant d’assez bons livres,
et ne célant point sa prochaine entrée au grand séminaire. Michel
s’était quelque peu confié à lui, pendant la grande agitation des
amours de Cécile, et le rencontrant à nouveau devant sa porte, avait
accepté d’entrer quelques instants chez lui. Roux manifestait une vive
curiosité pour la « crise », comme il disait, du jeune Croz. Selon lui, le
garçon était ceci et cela, pratiquait les faux-fuyants, se bouchait les
yeux, voulait concilier les inconciliables.
426/1425
écarter cette crainte. Elles sont froides et sèches. Mais je me sens en-
vahi par le flot d’une force confuse, voilà la vraie réponse. Qu’il est
doux de s’abandonner à cette puissante vague ! J’ai envie de prier, de
pleurer, de chanter. L’éternité n’est réellement présente qu’à ces
minutes. »
Mais si Michel était sûr de son cœur, il y avait aussi Anne-Marie. Un
Michel devenu familier et quotidien ne perdrait-il pas toute espèce
d’auréole ? L’affection d’Anne-Marie conserverait-elle la même
tendresse, la même chaleur, la même grâce ? La présence réserverait-
elle des tourments et des combats cent fois plus cruels encore que ceux
de l’absence ? Michel se broyait les doigts fébrilement. Il était assailli,
il haletait, il aurait voulu se tirer des larmes comme dans les plus folles
veilles de son hiver.
« Et si leur foi m’était réellement impossible ? Il faudrait donc les
quitter. Pas de comédie indigne, de tergiversations. Partir, le devoir
serait là, l’impératif de ma perfection… Ah ! comme Anne-Marie se
moquerait, si elle pouvait lire en moi, à cette minute !… C’est bien cela.
Je suis trop loin d’elle. Je suis terriblement loin d’eux. Et Dieu est avec
eux. Sans eux, je perds sa trace. »
Il admirait avec quelle aisance son cœur montait les degrés de la foi.
Mais pouvait-on, dans un si grave débat, s’en remettre à lui seul ?
Paris vivait depuis quelques jours une vraie canicule. Le taudis, sous
son toit de zinc, était aussi propice à la spéculation métaphysique
qu’un wagon à bestiaux verrouillé, immobile, abandonné en plein été
sur une voie du Sud tunisien. Michel bataillait torse nu, jambes nues,
les nerfs à vif. Il venait de biffer sur son calendrier le premier jour de
juillet. Avant le 10, ses amis seraient à Paris. Quel Michel les ac-
cueillerait ? Il avait gagné encore une fois le balcon, où la nuit
soufflerait peut-être un peu d’air, pour se livrer à un examen général.
L’exemple de Régis et d’Anne-Marie l’avait rendu, lui aussi, avide d’un
grand destin. Le catholicisme pouvait-il suffire à cette volonté de per-
fection ? Ou bien Michel serait-il une sorte de saint solitaire, le seul
dans la vérité ? La religion catholique expliquait l’univers entier. Elle
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ne laissait place à aucun autre idéal. Cela était si simple et net que
Michel s’en épouvantait. Toutes les réalités de ce monde et toutes les
inconnues de l’autre tenaient donc entre les quatre murs hermétique-
ment fermés d’un dogme ?
Michel avait touché le mobile le plus précis de son incertitude. Il
l’eût aimé d’une complexité plus flatteuse. Mais il se félicitait de le
tenir bien en main, à la veille de l’arrivée des Lyonnais.
« L’esprit a reconquis son empire. Pour combien de temps ? Déjà,
cette nuit, j’ose à peine le noter par écrit, à l’instant de m’endormir en-
fin. Signe que je ne suis déjà plus aussi sûr de cet empire. Culte de l’es-
prit, passion du cœur, quand accomplirez-vous votre accord mystique,
où je trouverai pour jamais la force et la sérénité ? »
par trop stupide, elle contraignait Régis à un voyage sans raison. Ses
parents savaient qu’il allait à Paris, il prenait le train le soir même.
Michel ne pouvait même pas voler à Lyon sur l’heure, le dernier rapide
était parti. S’il télégraphiait : « Ne partez pas, j’arrive », il ruinait le
nouveau plan que les deux amoureux, si inventifs, avaient peut-être
déjà dressé. Il n’y avait plus d’autre parti que celui de se morfondre ab-
ominablement pendant vingt mortelles heures, en dévorant sa colère
et sa tristesse. Les catastrophes allaient s’enchaîner, Michel n’en
doutait plus. Si Anne-Marie ne venait pas, il arriverait trop tard à Lyon
pour la rejoindre, il ne la reverrait plus avant trois mois. Trois mois
quand il avait atteint l’extrémité de l’attente et ne pouvait plus former
une seule pensée qui ne fût un cri monotone et exaspéré : « Chère
Anne-Marie, venez ! »
Et les Ballets Russes annonçaient encore quatre soirées
exceptionnelles. Anne-Marie qui aimait tant la danse et n’avait jamais
vu que des totons !
Pour la première fois de l’année, Michel perdit quatre heures dans le
petit café de la rue de Fleurus, au milieu d’une bande de pions, de Kag-
neux, de Flottards et d’X, qui parlaient « planches », logarithmes, et
faisaient un concours d’histoires juives.
XIV
L’ÉQUATION MYSTIQUE
— Oui, mon vieux, j’arrive seul, pour la deuxième fois. C’est son
salopard de frère qui a tout fait rater. Anne-Marie n’est pas malade,
j’en suis sûr, elle aussi. Simplement un peu fatiguée. Mais le cochon de
toubib est jaloux de moi, il est jaloux de Paris où il ne peut pas aller
cette année. Il a sauté sur le prétexte d’un tout petit accès de fièvre :
crainte de nouvelles menaces du côté de la poitrine, râles suspects, re-
pos immédiat. Il est l’oracle de la famille. Et voilà !
Une rage froide succédait chez Michel au désespoir sans bornes de
la première minute, cette rage n’épargnait même pas la jeune fille.
« Anne-Marie a fait vraiment bon marché de Paris, et de Paris vu à
mon bras, quand elle savait si bien quel bonheur c’était pour moi. Al-
lons ! malgré tout, elle est bien une Lyonnaise. Ces filles ligoteraient
leur mère, elles s’évaderaient par la fenêtre avec un drap de lit pour
courir vers une bicoque sale où il y a un bal de fabricant dont le Tout-
Lyon parlera. Mais pour Paris, ça n’en vaut pas la peine. Les femmes
de Bucarest et de Buenos-Aires ne peuvent pas vivre six mois sans Par-
is. Celles de Lyon s’en passent le mieux du monde, parce qu’elles n’ont
aucun goût. »
Sa colère tonna tout haut :
— Voilà les mœurs de cette grotesque bourgeoisie de province. Ce
serait à croire que sept heures de rapide sont la traversée du désert de
Gobi. Nom de Dieu ! la France est un pays de culs-de-jatte. En
Amérique, Anne-Marie aurait sa voiture à elle depuis dix-huit mois.
433/1425
devant sa figure… Il allait sans doute voir naître à la réalité les plus
chimériques de ses folies. L’impassibilité de Régis, brusquement,
n’était plus une raison contre elles. Elle pouvait tenir à son sang-froid
et à son rigoureux catholicisme. Ils venaient d’atteindre le grand
bassin.
— Je voudrais bien revoir mes dernières lettres, reprit Régis. Je te
disais l’autre semaine : « Mon destin me serait-il à jamais réservé ? »
Je crois que c’est le mot exact que j’ai employé. Cette idée m’a pour-
suivi depuis ton dernier voyage, elle a été la dominante de ma vie.
Pourquoi moi, et moi seul ? Pourquoi toi, le frère magnifique, te savoir
fatalement voué à rester sur un plan inférieur, que tu le veuilles ou
non ? Et cependant, comment imaginer la rencontre de faveurs et de
circonstances identiques sur une autre tête que la mienne, sur ta tête,
sur un autre couple que le nôtre…
— Oui, oui, j’ai compris, je sais te lire. Eh bien ?
— Eh bien, je te disais aussi l’autre jour que j’avais la sensation de
tenir ton bonheur entre mes mains. Ce n’est plus une sensation, c’est
une certitude. (Il détachait chaque mot.) Le secret que je détiens peut
devenir la clef de ton bonheur, le même bonheur que celui de Régis et
d’Anne-Marie. Mais à deux conditions qu’il t’appartient de remplir et
dont tu n’es pourtant pas le maître.
Ah ! tout se déchirait. L’idée informe mais vivace d’Anne-Marie
mêlée à l’énigme n’était bien qu’une forgerie. Ce n’était point du
mirage que la réalité sortait pour prendre corps. Toutes les illusions
devaient être balayées comme de ridicules jouets de papier. Une fille
aimait Michel à Lyon. Ce n’était pas Anne-Marie mais elle marchait
dans ses traces. Si extravagant que ce fût, elle ne pouvait s’appeler que
d’un seul nom : Yvonne… Quelques mots encore à Régis. Il n’était plus
permis maintenant de douter.
*
435/1425
Haut et clair
Flambe le feu !
jeté dans une péripétie auprès de laquelle tout le reste était bénin.
Voilà qu’il y a une autre fille.
Une imperceptible étincelle d’ironie fusa dans l’œil doré de
Chastagnac.
— Quoi qu’il arrive, s’écria Michel, le parti de l’intelligence
triomphera !
Ces derniers mots avaient jailli presque malgré lui.
serait du beau. Si je ne me trompe, cette nuit ne doit pas être celle des
pomponnettes. Repoussons donc les Veuve Cliquot et Moët, encore
que l’état de notre caisse nous autorise ce luxe… La fine à l’eau, d’autre
part, est traîtresse, et dans son équivoque, peu digne de deux Gaulois.
Nous nous en tiendrons donc à un boire brumeux et puritain, mais
cependant véridique : le whisky. D’autant que je ne raffole guère de ça.
Cette mortification sanctifiera notre orgie.
Le Daisy était un petit endroit élégant, assez animé, couleur gris Tri-
anon, en haut d’un escalier resserré, et dont les dispositions rap-
pelaient quelque peu, sous les enjolivures du décor, l’appartement
bourgeois où la débauche avait emménagé.
— Alors, ce sera deux White Horse pour commencer, dit Michel au
garçon.
— Comment, s’écria Régis, je croyais qu’on devait boire du whisky ?
Le serveur esquissa un sourire et Michel rougit.
« Ah ! flûte ! se disait-il. Il y a tout de même des moments où ces
provinciaux exagèrent. Et on a l’air soi-même de débarquer comme ces
corniauds-là. »
Il eut la compensation d’être presque aussitôt reconnu par le drum-
mer qui avait tenu la batterie au « Jockey » de Montparnasse, où
Michel fréquentait assez souvent jadis et avait même pris plusieurs
fois les baguettes à la place du titulaire : épisode qu’il évoquait avec
une certaine gloire quand Régis l’accusait de ne pas chanter en
mesure. Le drummer, qui portait une petite moustache noire en ourlet
sur la lèvre, vint même lui serrer la main et s’attarda un moment de-
bout près de leur table.
— J’espère, lui demanda Michel pour dire quelque chose, que vous
emmenez toujours vos gars avec vos fameux breaks.
L’autre, persuadé d’avoir affaire à un connaisseur passionné,
dénonça la concurrence grandissante des Noirs, puis s’étendit sur
d’obscures et complexes rivalités d’orchestres, en citant des anecdotes
fort oiseuses. Michel avait hâte que la musique reprît. Mais il était sat-
isfait de retrouver, grâce au drummer, les apparences d’un initié.
447/1425
tapettes, des ménages de province rassis, des gigolos chinois, des spor-
tifs canadiens, des touristes suédois ou argentins. Los Angeles auprès
d’Issoudun, les nègres de la rue Pigalle auprès des nègres de Harlem.
Un ballet copieux terminait la revue. Les viandes appétissantes des
cuisses, des ventres, des croupes tressautaient, saucissonnées par les
cordons des cache-poils. Puis déferlait une nouvelle vague de demois-
elles extrêmement parées, couvertes de verroteries de la pointe de
leurs souliers à celles de leurs aigrettes, avec des soutiens-gorge de
faux diamants, des ceintures de faux argent, des culottes de faux or,
des coupons de lamés fixés à leur poignet et à leurs chevilles, bouillon-
nant, traînant autour de leurs mollets nus, toutes les matières clin-
quantes, miroitantes, scintillantes, un brasier de toc dont les cent mille
étincelles épuisaient l’œil, tandis que l’orchestre, redoublant son
tintamarre, vous abrutissait le tympan.
Des centaines de couples impatients fendirent la foule, se glissèrent
entre les haies de tables. Le bal monstre reprenait. Il abondait en jolies
ou piquantes créatures, des petites racoleuses encore trop récentes
dans le métier pour avoir perdu le goût de la danse, force jeunettes
gentiment attifées, à mi-pente entre le magasin ou le bureau et le
putanat professionnel, ou simplement un peu noceuses, et qui étaient
en cheveux pour s’amuser plus à l’aise. Elles se pressaient contre leur
calicot, leur étudiant, leur béguin du soir.
— Ce n’est pas plus immoral qu’un bal chez les bourgeois lyonnais,
observait Régis.
Il estimait que le whisky se laissait boire, et tâtait volontiers du Haig
and Haig après le Black and White.
Deux orchestres alternaient maintenant, l’un de tango, beaucoup
moins pommadé que ne le voulait d’ordinaire sa spécialité, un autre de
nègres américains. Les douze noirs jouaient des « blues », d’un rythme
assez lent, mais aux syncopes irrésistibles. De vieilles et chantantes
mélodies yankees y évoluaient capricieusement, à travers des sonorités
voilées, parfois presque lugubres, d’une couleur puissante cependant,
saxophones coulant des sons bleus dans des fourrures, trompettes
453/1425
Dans la petite chambre, Régis était resté habillé, pour ne pas céder
au sommeil. Il avait poussé le fauteuil au pied du lit où son ami était
assis. Michel eût mieux aimé, pour ces minutes embarrassantes, n’être
éclairé que par la petite lampe de chevet. Mais Régis avait refusé
d’éteindre le plafonnier :
457/1425
plus vifs qu’elle m’ait inspirés. (Non, il était inutile de noter la ja-
lousie.) Pour le reste, jusqu’à ce matin, elle m’était indifférente.
— Bon. Mais maintenant ?
— Maintenant, il ne m’est certainement pas indifférent qu’elle
m’aime… Maintenant ? Ah ! il est idiot de proférer des banalités
pareilles, mais tu sais ce que je veux dire : maintenant, c’est à voir…
Autre truisme : je n’ai rien contre elle.
— Enfin, diable ! c’est une jolie fille.
Michel y consentait, sans chaleur, en ajoutant d’un ton détaché qu’il
tenait pour une véritable perfidie :
— Ce qui ne gâte rien à l’affaire… Bref, poursuivait-il, ce n’est pas
pour moi une Clodo ou une Dédée quelconque, dont je dirais : « Ah !
non, par exemple, n’importe laquelle, mais pas celle-là. »
— Heureusement !
— Remarque qu’il est en somme favorable, pour l’instant, que je ne
préjuge de rien. Je suis devant une toile blanche. Cette petite existe à
peine pour moi. Je peux donc la voir samedi d’un œil tout à fait neuf et
la découvrir. Car je pense, malgré mon indignité grande, être autorisé
à la voir ?
— Cette question ! Dois-je te dire encore que je ne préjuge, moi non
plus, de rien, si ce n’est de ta pureté, je n’ai pas besoin de dire de
corps, bien entendu, mais d’esprit auprès d’elle.
— Cela va de soi… Ces quelques jours que nous allons passer en-
semble vont être évidemment d’une certaine importance… Ils peuvent
même décider de ma vie pour l’hiver prochain, m’obliger à quitter Ly-
on. Voilà tout ce que je sais.
Il tenait beaucoup à savoir comment le sentiment d’Yvonne avait
pris naissance. C’étaient ces révélations-là qu’il attendait impatiem-
ment, et même assez goulûment, comme un plaisir à satisfaire.
— Je me doutais déjà de quelque chose pendant le bal chez les
Boyrivand…, disait Régis, celui où elle m’a confié qu’elle voulait se
faire religieuse. Ah ! ce bal ! encore une soirée inoubliable. Cette fille
me parlant de Dieu au milieu de ces petites oies excitées et de ces
459/1425
R + A.M. = l’infini
Y + M = R + A.M.
donc :
Y + M = l’infini.
463/1425
La journée du jeudi avait été très morne. Les deux amis n’en
faisaient aucun mystère entre eux. Ils étaient experts dans ces analyses
et cette franchise ; Régis comparait froidement ce second séjour si dé-
pourvu d’entrain avec celui de mars. Sous le beau soleil, Michel, après
sa nuit presque blanche, ne secouait qu’à grand-peine une maussade
torpeur. Il s’associait encore plus difficilement au programme de Régis
qui, davantage par conscience que par véritable appétit, voulait malgré
tout tirer quelque profit de son voyage. Il avait suivi assez languis-
samment le Lyonnais au Louvre. Il était accoudé depuis dix minutes
peut-être devant un Mantegna quand il s’aperçut qu’il ne lui avait pas
465/1425
encore prêté un regard. Régis avait pris feu devant Vinci, ne tarissait
pas sur sa précellence et jetait à peine un coup d’œil sur les autres
tableaux. Michel s’irritait de le voir figé, entre plusieurs pécores, dans
une contemplation éperdue de la Joconde : « Mettre Vinci au-dessus
de tout, c’est une évaluation morale, ce n’est pas aimer la peinture. Je
le lui ai rabâché vingt fois. Mais il n’a pas senti ce que je lui disais. »
Les pécores dégoisaient sur l’« expression immatérielle » de Monna
Lisa et Régis hochait gravement la tête. Écœuré, Michel se planta
devant le Concert champêtre dont la sève, la chaude poésie
l’éblouirent, par contraste avec la subtile Florentine, un beau tableau,
fichtre ! cette Joconde, mais trop peu « peinture » pour supporter sans
dommages son écrasante gloire. Ils passèrent en revue les autres
chefs-d’œuvre de la grande galerie et des salles françaises. Michel les
constatait, mais il n’y pénétrait pas et ne s’en souciait guère. Il prenait
congé pour longtemps, pour toujours peut-être, avec une politesse dis-
traite, de ces compagnons familiers, les plus chers et les plus généreux
qu’il eût dans cette ville. Paris tout entier lui était indifférent.
— Je n’ai jamais été plus complètement et étrangement vacant,
disait-il.
Régis approuvait le mot et le jugeait de bon augure :
— C’est peut-être ce qu’il faut pour dépouiller et vider à fond le vieil
homme.
Ils s’étaient séparés un moment dans l’après-midi. Régis voulait voir
au cinéma Marivaux le film de Fritz Lang, les Nibelungen ; Michel qui
l’avait déjà vu deux fois et trouvé bien lent avait terminé quelques
achats au Quartier Latin. Il flânait vaguement aux vitrines des librair-
ies. La symétrie des deux couples du mystique amour l’ahurissait de
plus en plus. Se pouvait-il que Régis fondât ses espérances sur une
semblable parodie ? Michel s’accusait de n’avoir pas exigé avec tout
l’humour nécessaire que le Lyonnais formulât très précisément ces es-
poirs, se répondait l’instant d’après qu’il possédait sur ce point toutes
les précisions utiles, aussi désobligeantes les unes que les autres pour
l’esprit de son ami, puis écartait ces problèmes jusqu’à l’angle de la rue
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dans la lumière, les blondes aux mollets roses et aux ventres dorés ;
pour celles-ci aux boucles gamines, aux yeux vifs et si joliment faux,
aux petites figures de chattes, rondes et un peu courtes ; et pour les es-
piègles, et pour les fières, celles qui tendent bien la cuisse et la hanche
en trottinant ; et celles qui penchent un peu, doucement, en avant, ou
les très sages qui retournent bien vite aux belles maisons bourgeoises,
et qui sont droites et bombent leurs seins ; et les renseignées, les
coureuses, que l’on n’aborde pas d’un cœur battant aussi fort, mais
qui, lorsqu’on les presse, vous font tourner si divinement la tête.
« Et je désire même, oh ! oui, celles qui sont moins belles, qui sont
trop studieuses, qui s’habillent un peu à la diable, à la garçon, mais qui
seraient si émouvantes à bousculer, dans leurs chambrettes d’hôtel,
parmi leurs dictionnaires, leurs sérieuses photos des temples grecs et
de Chartres, que je rougirais (je suis si stupide !) d’accompagner de-
hors, mais qui devant leur divan, sans leurs lunettes, leurs doux yeux
myopes un peu clignotants, ont des seins admirables sous leur simple
blouse qu’on dégrafe, un air poignant quand leur toison serrée, leur
toison noire, leur toison fauve, la plus chaste et la plus animale aussi,
surgit pour la première fois sous les regards de l’homme ; qui ont une
beauté ignorée et s’épanouissent pour celui qui a su enfin les deviner,
qui aiment si passionnément l’amour qu’on ne songe pas à leur faire.
« Et celles de quinze ans… Ah ! les vrais sensuels, les beaux gaillards
du xvie siècle, les roides amateurs de déduit ! Eux qui les préféraient
quand elles viennent juste d’éclore, dans leur premier bouton de
femmes ! Qu’ils avaient bien raison ! Les bachelettes ! Pour jouir, est-il
rien de semblable, en attendant qu’elles apprennent à jouir par vous !
« Leur esprit, leur cœur, à toutes, m’en soucié-je ? Ou plutôt tout ce
qui vaut d’être connu dans leurs âmes, ne l’exprimeraient-elles pas,
comme le suc de leur être, au moment du baiser et du tendre et du dur
labour ? Oh ! celle qui s’arrête là ! Rien que son petit mouvement ren-
versé de la gorge, qui sauve un visage un peu moins joli… cela ne vaut-
il pas toutes les idées du monde ?
469/1425
une paupière fort vilainement enflée et rouge. Régis examinait avec in-
quiétude ce dommage fait à l’aimé de la jeune Yvonne :
— Merde ! Quelle poisse ! S’il faut que je te débarque à Lyon avec
cette gueule-là… Est-ce que ça va pouvoir passer avant demain ?
On dut courir les pharmacies. Comme c’était un vendredi, Régis tint
à ce qu’on fit maigre au bouillon Chartier.
« Faire maigre au Chartier ! pensait Michel. Comme si le Chartier
n’était pas en soi une pénitence plus que suffisante ! »
… Le fourniment de Michel, empaqueté et arrimé par Chastagnac,
avait été conduit à la gare dans un taxi. Bon Chastagnac, fin comme
l’ambre, avec ses yeux perspicaces, moqueurs et fraternels, sur le trot-
toir de la rue de Fleurus ! Le chauffeur russe confondait la gare de Ly-
on et la gare d’Orsay ; il conduisait avec une fantaisie délirante. Les
deux garçons s’étaient amusés comme des collégiens.
Ils remontaient une dernière fois les quais de la Seine, assez silen-
cieux, mais chacun respectant le silence de l’autre et ne réclamant ri-
en. Pour Michel, Anne-Marie s’effaçait de plus en plus derrière
Yvonne. Quoi qu’il arrivât et se décidât, l’amour d’Yvonne existait. Au-
tour de lui, une vie neuve pouvait peut-être se reconstruire ; qu’elle fût
désabusée ou fervente, cet amour pouvait y prendre sa place, Michel
en accueillait maintenant la pensée sans joie mais sans remords. Il
s’évertuait à faire de cette pensée une sorte d’espoir. Il savourerait en
tout cas les sentiments de cette singulière fille. Cela autorisait, après
tout, la lâcheté intellectuelle qu’il commettait auprès de Régis, lequel
ne favorisait cette idylle que pour donner leur chance aux anges. De
curieuse, l’attente du lendemain devenait voluptueusement angoissée.
Des jours émouvants s’annonçaient.
La Seine, presque morte, comme endormie par la chaleur entre ses
rives touffues, était d’un vert végétal, moiré, profond, un vert des tro-
piques, de prairie irréelle. Régis et Michel s’assirent dans le petit
jardin qui est derrière Notre-Dame. Le soleil descendait lentement au
bout de la grande ville ; Paris, indulgent et immortel, offrait à l’ingrat
qui allait le fuir la paix de sa tendre lumière. Les garçons baignaient
471/1425
et une cravate assortie. Régis avait longuement médité sur cet en-
semble, qui eût été parfaitement de circonstance aux quatre points
cardinaux du continent, mais passerait à Lyon pour le comble de l’ex-
travagance « cubiste ». Régis redoutait les épigrammes d’Anne-Marie
et l’étonnement d’Yvonne. Puis il avait finalement opté pour cette
tenue :
— Allez, vas-y. Évidemment, ça te donne l’air plutôt rastaquouère.
Mais puisque tu y tiens… Comme tu voudras absolument sortir ton
froc à Lyon, autant vaut que les filles le voient tout de suite. Elles
auront le temps de s’y habituer.
Il s’esclaffait en prévoyant les plaisanteries d’Anne-Marie :
— Tu veux parier qu’elle aura tâté tes bas avant seulement qu’on ait
descendu l’escalier de Perrache ?
— Et encore, j’ai enlevé les petits pompons rouges et verts aux gen-
oux. Chiche ! je les remets ?
— Ah ! non, alors ! ça ! pas de pompons.
Voici Saint-Germain-au-Mont-d’Or, la pelouse et la grosse villa des
riches cousins. Deux têtes d’étudiants farceurs à la portière :
l’avait jugée d’un coup d’œil qu’il savait définitif. Dans ce coup d’œil,
toutes les images attachantes ou simplement agréables conçues depuis
trois jours s’étaient évanouies, retournées au néant des illusions
mortes.
« Elle et moi ? Non, impossible. Et voilà leur toilette de réception, à
nos saintes ! »
Michel était beaucoup moins affligé qu’offusqué. On lui jouait un
tour insane en l’affublant, lui, un garçon de goût, coquet et déluré, de
cette petite gourde mal emmanchée. Et une telle compagnie pendant
une semaine !
« C’est compris. Je ne peux plus maintenant couper au dimanche.
Mais je prends mes cliques et mes claques lundi soir. »
Il peinait, déhanché sur ses deux grosses valises, dont on lui avait
laissé la charge, tandis que Régis, tout au bonheur d’avoir retrouvé
Anne-Marie, prenait les devants avec les filles en pérorant. Il réclama
de l’aide, d’une voix impérieuse, au bord de la colère rouge. Il avait
réglé le protocole d’une arrivée élégante et galante, et il ne trouvait
même pas à dire un mot simplement poli. Anne-Marie le houspillait
déjà avec sa désinvolture coutumière :
— Dites-donc, mon petit ami, est-ce que vous allez nous infliger
longtemps cette tête-là ?
Enfin délesté d’une partie de son faix, il put lui répondre, avec un
demi-sourire.
On fit une brève halte dans le petit hôtel de la rue Victor-Hugo,
devenu traditionnel, qui allait recevoir les nomades. On rejoignit les
jeunes filles dans un café de la place : encore et toujours un bistrot,
celui-là spécialisé dans les morfalous muets et hébétés, après un jour
de ville, qui attendaient au milieu de leurs paniers le départ de
quelque omnibus pour les Terres Froides ou la Loire. Régis, tout frétil-
lant, avait eu le temps de glisser à Michel :
— Anne-Marie a très bonne mine. Quant à Yvonne, tu as vu, elle est
rouge comme un coq. En somme, ça n’a pas mal débuté.
477/1425
étudiants qui ont levé deux petites employées et les emmènent voir la
feuille à l’envers. Anne-Marie et Michel étaient fort enclins à soutenir
le rôle. Ils menaient un vacarme étourdissant dans la petite gare
bondée. On ne savait pas où on allait. On piqua, les yeux fermés, avec
une épingle, la pancarte des stations, comme Charlot dans Le Pèlerin.
Mais le hasard fournissait des réponses ineptes.
— Les dieux bafouillent, ce matin, s’écria Anne-Marie. Interrogeons
les mortels. Nous allons interviewer cette chère grosse dame, flanquée
de cet honnête vieux monsieur à melon, et nous les suivrons, jusqu’au
bout du monde s’il le faut.
Le brave ménage, suffoqué, bredouilla qu’il allait à Vaugneray.
Hourra ! Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Vaugneray était
l’idéal, un coin charmant. On fit au couple des congratulations et des
félicitations infinies. Les saillies d’Anne-Marie déridaient les ban-
lieusards les moins fantaisistes d’Europe. On but du vin blanc en man-
geant des croissants, au zinc, en face de la gare ; le cafetier souhaita
bonne chance au quatuor en clignant de l’œil. On se mit à chanter sur
la plateforme du wagon. Yvonne ne chantait pas, mais elle riait, elle
faisait un peu moins mal que la veille partie de la bande.
« Allons, pensait Michel, nous n’aurons pas de poids trop lourd à
traîner. »
Mais le trajet durait beaucoup plus que prévu. Il n’est pas facile
d’avoir durant près d’une heure des inventions amusantes sur la plate-
forme d’un tortillard qui va à travers des lotissements pelés, des murs
de fabriques et des carrés de poireaux. L’entrain était tombé.
La campagne de Vaugneray, vallonnée et verdoyante, était placide,
aimablement banale. La montée jusqu’au village fut morne. Michel re-
doutait d’être laissé seul avec Yvonne. L’aubergiste offrait un déjeuner
à douze francs, sans le vin. Il restait une heure à tuer, il faisait très
chaud, et les champs, trop proches de la ville, étaient défendus de tous
côtés par des haies rigoureuses. On trouva finalement à s’asseoir, sous
un noyer. Personne ne parlait plus. Michel était presque aux pieds
d’Anne-Marie. Il ne demandait rien d’autre, pour sa part, à cette
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— Vous n’imaginez pas ce que vous êtes pour elle. Depuis trois mois,
elle ne cesse de me parler de vous. Car le début remonte à Pâques, oui,
mon ami. Dès que nous sommes ensemble et qu’il est question d’autre
chose que de votre agréable personne, elle s’impatiente. Elle me mène
à l’endroit où elle vous a vu pour la première fois.
— Du diable si je me souviens…
— Mais elle, elle se souvient pour deux. Elle tient un journal où
votre nom revient à chaque ligne. Elle me jure qu’elle vous aimera tou-
jours, même si elle vous voit sous ses yeux faire la noce la plus abjecte.
Michel commençait à trouver quelque intérêt à ces menus détails
dont Régis n’avait pas été capable.
— Mais enfin, depuis quand suis-je un tel bourreau des cœurs ?
Qu’est-ce qui a bien pu l’émerveiller à ce point en moi ? Que m’a-t-elle
donc découvert durant les trois, les quatre heures peut-être que
jusqu’à hier nous avons passées ensemble ?
Il se contrefichait bien qu’Yvonne le vît sous l’aspect d’un génie ou
d’un archange. Mais c’était un peu en son propre nom qu’Anne-Marie
pouvait aussi répondre.
— Michel, vous tenez absolument à jouer les grandes coquettes ?
— Je vous en prie, ce que je vous demande est très sérieux. C’est une
preuve.
— Ne faites donc pas l’idiot. Vous savez bien ce que vous valez !
— Anne-Marie, permettez-moi… Est-ce que je ne sais pas ce que je
suis aussi, à vos yeux, par exemple ?… Et que vous avez fait de moi à
Régis un effroyable tableau ?
Son cœur sautait. Il avait oublié jusqu’à l’existence d’Yvonne.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ?
— Mais Régis me l’a dit… Je suis un ignoble petit laideron, un
songe-creux marmiteux.
— Michel ! Comme si vous ne connaissiez pas Régis ! Comme si vous
ne saviez pas qu’il est capable de prendre au pied de la lettre n’importe
quelle blague ! (Anne-Marie avait vraiment un petit air mécontent qui
ravissait Michel au ciel.) C’est peut-être son plus gros défaut… Eh
492/1425
bien ! puisqu’il faut donc que je vous l’apprenne, Régis et vous, oui,
vous êtes des garçons épatants. Oh ! s’il vous plaît, ne prenez pas l’air
modeste, vous m’horripilez. Vous êtes des types magnifiques. Eh ! oui,
vous avez de quoi emballer une femme qui n’est pas non plus fab-
riquée comme les autres. Par exemple, il y a bien des moments où je
me demande si vous le méritez.
Michel était parvenu à se commander une physionomie calme et
simple. Mais sous les muscles de son visage, il rayonnait.
— Dites-moi, vous croyez-vous capable d’aimer une femme ?
Anne-Marie, ce disant, le regardait d’un air sévère et sceptique.
— Je peux bien vous dire : « Oui, j’en suis sûr », fit-il doucement.
Mais quelle valeur, pour vous, peut avoir cette réponse ?
Il la regardait de toute son âme.
— Et si je vous disais, continuait-il : Je n’aimerai jamais que des
femmes qui ne m’aimeront pas, qui ne pourront pas m’aimer ?
Mais Régis se rapprochait avec Yvonne. L’insupportable péripétie !
Yvonne ne voulait sans doute pas aller plus loin. Régis descendait seul.
— Je vais le relayer ! dit Anne-Marie. Je suis sûre qu’Yvonne ne vous
laissera pas quitter Lyon sans vous avoir parlé.
Régis, de son côté, rapportait des propos contradictoires :
— Je lui disais tout à l’heure : « Cette situation peut durer cinq
ans. » Réponse : « C’est bien possible. » Et il y a cinq minutes : « Ah !
je ne sais pas si tout ne sera pas fini ce soir ! »
Il avait proposé à Yvonne d’éclairer lui-même Michel. Elle l’avait
supplié de n’en rien faire. « Si je savais qu’il connaît tout, je ne pour-
rais plus le voir. »
— Elle devrait pourtant bien se dire, observa Michel, que je dois
commencer à trouver singulier ce manège.
— Moi, je crois qu’elle ne se rend plus compte de rien du tout.
Les a parte successifs rendaient insoutenable cette scène. Ils avaient
l’air tous quatre de comédiens qui doivent feindre de ne pas entendre
ce qui se dit dans leur dos sur le plateau.
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de l’amour. Ce soir encore, dans ce pré, fut-il rien de plus chaste que
ma joie ? Non, non, je ne réclame rien d’Anne-Marie, je n’attends rien
d’elle. Je ne souhaite que de vivre un peu, quelques mois, et si Dieu
veut, quelques années, dans sa bienfaisante clarté, pour devenir meil-
leur, plus lucide et plus grand, comme je le suis déjà devenu. Non, je
n’ai pas trahi Régis. Je ne pouvais trahir ce soir que mon cœur. »
Régis cachait à peine l’irritation où l’avait plongé cette écervelée
d’Yvonne.
« Ah ! ah ! se disait Michel, lui aussi, il sent cela. Mais comme il est
beaucoup plus noble que moi, il ne veut pas mettre cette incongruité
sur le compte des yeux pointus, de l’excitation vulgaire, bref, ce qu’il y
a de bonniche au fond de cette petite. »
— Oui, répétait encore Régis, Yvonne n’a pas vu ce qui existe entre
nous trois. Sinon, elle n’aurait jamais proféré une telle bourde. Ce qui
me déplaît le plus, dans cette idiotie, c’est qu’elle sent le commérage, le
ménage à trois, tout ce qui est aux antipodes de nous.
— Comme nous nous entendons sans même parler ! Mon vieux, c’est
ce que je pensais moi-même à la minute.
En même temps qu’il achevait de se convaincre avec sa casuistique,
Michel voyait Yvonne tout à fait déchue de ce rang exceptionnel où on
voulait la placer. Elle retombait aux dimensions d’une petite lycéenne
fort ordinaire. Outre le bonheur de sa propre absolution, Michel
n’était point fâché de posséder quelques arguments positifs contre
cette encombrante petite personne. Mais puisque Régis la descendait
lui-même de son piédestal, il penchait vers l’indulgence :
— Il ne faut pas lui en vouloir à l’excès. Elle souffre. Je n’ai pas été
bien adroit avec elle aujourd’hui.
— Elle ne t’a pas non plus facilité le boulot.
— Mais convenons que ma familiarité avec Anne-Marie a dû la
dérouter. Pour moi, tout vient de là.
— Oui, tu aurais dû penser qu’Yvonne vous regardait. Je te l’ai dit,
tu as eu des mots qui pouvaient être mal entendus… Mais la barbe, al-
ors ! s’il faut maintenant tenir compte de ça !
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Dans son élan, Michel en venait à se dire que le mot même d’amour
était encore trop étroit, point assez pur pour exprimer ses sentiments
devant Anne-Marie. Il s’estimait délié aussi de la redoutable promesse
des aveux à Yvonne. Il se l’était faite en songeant à une naïve et pauvre
enfant. Cette petite intrigante ne méritait plus une telle sollicitude.
Elle n’aurait fait de cette confession qu’un détestable usage. Quand
Michel eût dit amour, elle eût entendu jalousie, ruse, érotisme. Michel
n’avait rien à lui confesser. La scène du pré appartenait aux réper-
toires réunis de l’Ambigu et du Palais-Royal, et l’imagination de
Michel avait travaillé dans ce style-là. L’idéal eût été que l’épisode
éclairât Régis sur la véritable Yvonne et la nature de sa « passion ».
Quel débarras ! Michel avait bien la tentation d’ouvrir le feu. Mais il ne
fallait sans doute pas réclamer trop d’un seul soir.
On pouvait, pour quelques jours, être magnanime avec Yvonne, qui
ne tarderait pas à se démasquer.
— Pour ma part, dit Michel, je lui ai déjà pardonné.
— Je t’en félicite. C’est un réflexe de chrétien. Pourtant, elle ne te
faisait pas moins de mal qu’à moi. Nous ne lui en ferons pas un crime.
Elle a eu le tort de penser tout haut, comme une quantité de femmes,
dans un moment où elle ne se possède plus et où il lui passe n’importe
quelle idiotie par la tête. Je te demande de ne pas en tenir compte
pour la juger. Ou plutôt de n’y voir qu’une preuve de son amour,
désastreuse, mais une preuve quand même. Tu te dis psychologue…
— Mais bien sûr ! Si les psychologues n’étaient pas indulgents à la
nature humaine, qui le serait ?
L’évocation du taxi et du 7 janvier avait amené celle de mille autres
souvenirs qu’ils possédaient tous les trois en partage : aubaine rare
pour Michel, surtout dans une nuit aussi vibrante d’amitié.
— Veux-tu, dit Régis, que pour fêter un peu cette soirée, nous allions
faire un petit tour jusqu’à la rue du Six-Janvier ?
Michel applaudit et on rebroussa chemin aussitôt. Le quartier con-
sacré était déjà remué par les préparatifs du 14 juillet. Un méchant
bistrot, ignoré jusqu’ici, se mettait à faire l’important avec des
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guirlandes et une estrade de bal populaire. Des lascars, juchés sur des
échelles, installaient des ampoules multicolores. L’isolement poétique
était assez malaisé dans ces illuminations et ce remue-ménage inac-
coutumés. Les deux garçons, sous leur réverbère, reconstituaient
pourtant une fois encore la rencontre fameuse : « J’étais planté là, tu
regardais par là. Une femme est entrée dans l’épicerie, j’avais cru que
c’était elle. Nous devions avoir l’air de deux fameux cornichons. »
« Magnifique Régis ! pensait surtout Michel. C’est lui qui a eu spon-
tanément l’idée de ce pèlerinage. Quel prodigieux ami ! »
Michel exultait parce que le trio avait cette nuit-là tous les hon-
neurs. Régis venait même de dire :
— Je veux demeurer convaincu qu’Yvonne mérite toute ma confi-
ance et que son cœur est pur. Mais je n’hésiterais pas à la sacrifier si
elle devait troubler notre admirable amitié à trois. Je tiens avant tout à
ce qu’il n’y ait absolument rien de changé dans ton attitude avec Anne-
Marie.
— Pourquoi n’est-elle pas ce soir entre nous ? Quel dommage !
Quelle tyrannie et quelle infection que ces mœurs des familles
bourgeoises !
C’était leur seul regret. À l’hôtel, la lumière éteinte, Michel riait
encore :
— Non, mais, tu vois le tableau. Achille amoureux transi d’Anne-
Marie, Achille tombant à ses genoux et lui faisant une déclaration. Al-
lons, ce qui manque le plus à la jeune Yvonne c’est le sens du comique.
Ces derniers mots, d’une franchise sans ombre, achevaient de rétab-
lir la paix dans son âme.
lui-même, sans émoi, qu’il avait en fin de compte jugé surtout cocasse
l’idée de convoiter l’amour d’Anne-Marie et de disputer son cœur à
Régis. Il avait encore la charge de raconter à la jeune fille la soirée
fraternelle et s’en acquittait assez médiocrement. Aussi bien Anne-
Marie ne l’aidait-elle guère. Elle ne se rappelait plus ce qui s’était
passé le Six Janvier à l’angle de la rue Créqui. Elle préférait tirer à
Michel des souvenirs de sa vie amoureuse. Cette curiosité n’était guère
satisfaite. Michel biaisait, un peu honteux de n’avoir à produire que
des anecdotes trop pâles ou trop salées.
— Vous êtes un petit cachottier, vous ne nous dites que des
broutilles. Si je comptais comme vous, j’aurais eu cent histoires. À
quatorze ans, j’étais déjà à la quatrième… Vous vous souvenez bien,
Régis, du jour où nous avons brûlé ensemble les lettres de mon quat-
rième amour ?
On régla l’emploi de cette journée. On avait décidé qu’elle devait
voir la confession d’Yvonne.
— Voilà mon plan, dit Anne-Marie : une grande promenade du côté
des aqueducs romains. C’est un site romantique. Nous laisserons
Michel seul avec Yvonne tout le temps. Mais cette fois, il faut qu’il
l’accouche.
— Hélas, soupirait Michel, j’espère que je n’aurai pas à mettre les
fers.
quatre-vingts ans qui semblait très soignée dans ses dentelles noires.
Michel savait déjà qu’elle était caustique, fort peu dévote, même assez
hérétique, salace à l’occasion, passionnée d’antisémitisme et de poli-
tique autoritaire, bonne musicienne et de grande lecture. Elle avait fait
l’un des premiers voyages à Bayreuth et entrevu Wagner. Pour Michel,
c’était la seule personne de cette famille dont il pouvait concevoir
qu’Anne-Marie descendît.
Le quatuor fut regroupé, mais pour peu de temps. Il convenait d’ét-
ablir l’itinéraire de la fatidique promenade aux aqueducs. On tentait
en vain d’arracher un renseignement aux indigènes, d’une suffisance
inouïe, n’ayant point assez de mépris pour les intrus qui avaient ignoré
jusqu’à ce jour les fastes de leur canton, toutes les célébrités incluses
entre Brignais et Chaponost. Les touristes parvinrent à démêler enfin
qu’ils avaient six kilomètres à parcourir pour retrouver une ligne de
tramway derrière les aqueducs, et deux grandes heures devant eux
pour cette étape.
Les a parte recommençaient, comme la veille, et d’une singularité
de plus en plus flagrante. Et plus encore que la veille, Michel ne savait
où se mettre : « Comment feindre encore de ne rien voir ? » Anne-
Marie avait entrepris Yvonne avec beaucoup d’animation. Michel, tout
seul en avant-garde, les mains dans ses poches, son brin de jazz entre
les lèvres, cherchait désespérément parmi les plates cultures de
luzerne et de pommes de terre un objet qui pût retenir ses yeux
quelques instants. Mais Régis vint lui dire qu’Yvonne, sur ses conseils
pressants et surtout ceux d’Anne-Marie, s’était résolue à lui parler. Les
deux jeunes filles les rejoignirent. Michel ne pouvait plus se dérober.
« Et puis, c’est marre ! pensait-il. Qu’elle déballe son affaire. Ça ne
peut plus durer ainsi. »
— As-tu du tabac ? demanda Régis. Et comme Michel venait de
fumer sa dernière pipe, il lui tendit son paquet de cigarettes. Michel se
servit largement ; la séance promettait d’être longue.
« Allons-y ! se disait-il. Le cœur y est à peu près autant que pour se
faire fraiser une molaire. »
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— Est-ce donc pour cela que vous cherchez tant à être libre demain
soir ?
Toujours un faible oui.
— Si vous ne pouvez pas me le dire, il vous faut me l’écrire… Voyons,
répondez. Un petit mot est vite gribouillé… n’est-ce pas ?
— Oh ! non. Je n’oserais pas non plus.
— Ça ! Mais est-ce donc tellement grave ?
— Oui… Très grave.
Michel pouvait désormais « deviner », sinon, il allait se mettre en
posture d’aveugle volontaire ou de nigaud.
— Si, dit-il, ce n’était pas extrêmement fat de ma part, puisque vous
m’avez à peine vu deux fois, comprenez-vous ce que je pourrais vous
répondre ?
L’effet de ces quelques mots fut foudroyant. À peine avait-il fermé la
bouche qu’Yvonne partit comme une balle, courant à toutes jambes, en
laissant échapper de sa gorge une espèce de râle inintelligible. Michel
avait à peine pu esquisser un geste pour l’arrêter, elle lui était littérale-
ment partie entre les mains. Il éclata d’un large rire, les mains dans ses
poches, au milieu de la route. À soixante pas de là, Yvonne se jetait
avec des gestes de folle dans les bras d’Anne-Marie et de Régis.
Un instant plus tard, Anne-Marie était auprès de Michel dont l’hil-
arité déferlait :
— Enfin, ça y est ! clama-t-il. L’extraction est terminée. Vingt dieux !
Ça n’a pas été sans mal.
Anne-Marie lui intimait avec effroi l’ordre de parler plus bas.
— Et vous savez, continua-t-il, je peux me féliciter de mon doigté. Je
me suis amené moi-même à tout dire, en somme. Elle n’y a vu que du
feu.
Il s’ébaudissait toujours. Mais Anne-Marie ouvrait de grands yeux
étonnés et assez sévères :
— Qu’avez-vous à vous esclaffer ainsi, mon ami ? Ce qui se passe est
donc si farce ?
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J’aurais fait l’amour sans arrêt depuis ce matin, que je serais beauc-
oup moins crevé », se disait Michel un peu plus tard.
Il était brisé, un peu écœuré. Après le dîner hâtivement avalé, Régis,
qui traînait lui aussi la jambe et se plaignait de migraines, avait pro-
posé un tour à la Maison Dorée. De tout Lyon, cet agréable café, dont
on installait l’été les guéridons sous les marronniers de Bellecour, était
le lieu public que Michel préférait. Il s’étirait dans son fauteuil, un ex-
cellent café glacé devant lui, le corps à l’aise mais l’âme trouble. Il
n’avait plus rien à dire, il était revenu à un morose sang-froid. Régis
supputait sans doute à cet instant les mystères de la grâce, il prierait ce
soir pour attirer cette grâce sur la tête et le cœur de son ami, il ébran-
lait toute la Communion des Saints pour faire ce bonheur si bizarre-
ment théorique de Michel. Le pitoyable quiproquo eût fait place à des
événements poignants, à un vrai drame, si seulement Yvonne avait eu
une gorge et une bouche plus attirantes et le chic de n’importe quelle
petite coiffeuse du cher quartier Saint-Honoré.
Régis dit enfin, rompant un long silence :
— Écoute, tu préfères peut-être rester seul ce soir. C’est très com-
préhensible. Je te laisse, si tu le veux.
Non, Michel redoutait beaucoup plus qu’il ne la souhaitait la
solitude. Mais Régis lui pardonnerait son mutisme. Il en prit prétexte,
non sans quelque duplicité, pour démontrer à Régis combien il prenait
à cœur cette aventure d’Yvonne.
— La pauvre petite vient de me donner un spectacle si poignant, fit-
il encore, que j’en suis à me demander si cela ne me crée pas des
devoirs envers elle.
Cette proposition de morale laïque surprit vivement Régis :
— Quelle drôle d’idée ! Sur quoi ça repose-t-il ?
520/1425
« Les femmes retombent vraiment sur leurs pattes plus vite que
nous », se disait Michel le lendemain.
Yvonne trottait près de lui, gaie et détendue, comme si elle eût re-
pris un flirt joyeusement interrompu la veille. Toute pudeur et tout
pathétique semblaient bannis. Le parc pouvait réserver, paraît-il, des
rencontres dangereuses, surtout à cette heure encore matinale, et d’un
jour férié, 14 juillet. Le nouveau couple était voué, lui aussi, aux inter-
minables avenues et aux petites rues plébéiennes de la Guillotière.
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bons élèves n’ont jamais le temps de lire pour eux. Je ne dois pas avoir
la manière pour détecter les vertus de cette excellente petite bour-
geoise en herbe. Mais je parierais à coup sûr, en ce qui la concerne,
pour une démangeaison tenace, quoique récente, de l’entre-jambes.
C’est peut-être l’indice qu’elle va se dessiner. Mais je doute beaucoup
que le portrait complet donne une Seraphita. »
… Régis avait emmené ce matin-là Anne-Marie chez lui. Ses parents
ne viendraient certainement pas à Lyon un 14 juillet. Yvonne et
Michel, pour rejoindre leurs amis, avaient pris l’avenue de Saxe.
Michel commençait à s’ennuyer. En désespoir de cause, il essayait au
moins de faire célébrer son chic.
— Je n’ai jamais pu me départir d’un certain dandysme, fit-il. C’est
peut-être un défaut, mais je n’aime pas les apparences de la vertu.
— Vous ne pouvez pourtant pas vous promener en blouse.
Il était réellement superflu d’insister.
Régis avait laissé la clef sur la porte de l’appartement. Tous les
volets étaient clos. Les visiteurs trouvèrent le garçon assis sur son lit,
Anne-Marie à demi étendue près de lui, dans la pénombre de la cham-
brette. Régis alluma. Ses yeux clignotaient. Il rit assez lourdement :
— Pour un plumard conjugal, ça n’est pas l’idéal. Il faudra que nous
achetions la largeur au-dessus. Mais bah ! quand on se mélange, on ne
fait pas attention à ça.
Michel feignait d’éprouver le sommier avec la main :
— Les vaches ! Ils ont fait péter un ressort… À part ça, dit-il plus
sérieux, qu’avez-vous fabriqué ce matin ?
— Rien, fit Régis simplement. Nous ne nous sommes pas parlé.
Nous n’avons même pas ouvert le piano. Nous nous sommes regardés.
Il échangea avec son amie un long regard d’intelligence.
après l’autre. Elle avait fait un tour de danse, sur le pavé du bal voisin,
aux bras d’un galant brigadier du 9e « cuirs ». Mais les prolétaires
communistes, mêlés de sidis verdâtres, étaient trop mal embouchés et
trop laids pour que l’on pût partager longtemps leur réjouissance.
Des gémissements d’accordéon et quelques bruits de pétards forains
entraient dans le bistrot avec une nappe de soleil. Michel était sur la
sellette. Régis avait apporté à son amie le Greco de Barrès. Michel
s’était récrié violemment :
— Pouah ! en voilà, une lecture ! Anne-Marie, je déconseille avec
force ! Cachez-ça de ma vue.
— Je tiens absolument à ce qu’Anne-Marie connaisse ce livre, coupa
Régis.
Il avait un ton beaucoup plus catégorique qu’à l’ordinaire pour de
pareils sujets. Il semblait ajouter : « Anne-Marie n’est pas du tout ob-
ligée d’épouser tes goûts. »
D’autres noms, d’autres titres passaient, Juliette au pays des
hommes de Giraudoux, l’Ève de Péguy, La Musique intérieure de
Charles Maurras, Thibaudet. Michel guillotinait, du revers de la main :
« Illisible… Merdoyant. Pompier ! Fécal… De la podographie… »
— Vous m’agacez, à la fin, Achille, s’exclama Anne-Marie, à trancher
de tout avec cette assurance, vous, un blanc-bec.
Michel bondissait :
— Voilà que j’affirme trop, quand hier encore, vous m’accusiez d’être
trop flou ! Je manque sans doute de titres officiels ? Excusez-moi, ma
chère, mais je vous connaissais plus de liberté d’esprit. Je ne tranche
rien au hasard. J’ai longtemps mûri ce que je dis, et j’en sais plus long
sur certains chapitres que tous les lettrés de Lyon et de Sorbonne
réunis. Il y a tout le même un certain nombre de choses dont je suis
sûr ! Il ne faut pourtant pas tout m’enlever !
Il parlait sur le ton de la plaisanterie. Mais Anne-Marie devait le
sentir quelque peu piqué. Elle se mit à réciter d’épouvantables vers de
Mme Lucie Delarue-Mardrus. Elle en savait par cœur une infernale
kyrielle ; plus que de Baudelaire peut-être, plus que de Rimbaud
524/1425
les siens ses petits yeux inquiets et chauds. « Vous pouvez même dire :
très passionnée. »
Elle avait bientôt la crainte que des aveux aussi francs ne la fissent
passer pour une fille dévergondée.
— Voilà un souci bien féminin, riait Michel. Soyez tranquille, j’ai un
encéphale stupidement masculin, et qui ne saurait sécréter une idée
semblable.
Yvonne s’enhardissait :
— Je vais peut-être vous étonner, mais je veux vous faire une
question. Êtes-vous sensuel ?
— Certainement, je suis sensuel ; vous n’avez d’ailleurs qu’à re-
garder cette ganache, cette bouche. Mais dois-je m’en affliger ? Cette
sensualité est plutôt une richesse. Comment ne serais-je pas sensuel,
puisque je suis une espèce d’artiste ? Et vous, êtes-vous sensuelle ?
— Oui, terriblement, je crois.
Puisqu’on lui imposait Yvonne, Michel n’était pas fâché de découvrir
enfin quelques agréments à sa compagnie. Il n’était pas non plus trop
mécontent de lui. Ils ébauchaient un programme : ils s’écriraient sans
retard ; Yvonne, de plus en plus audacieuse, demandait même s’il ne
conviendrait point que Michel vînt la voir pendant ses vacances, aux
environs de Genève.
— Ah ! s’écriait-elle, je n’aurais jamais cru hier, dans ce maudit
tramway, que ça marcherait aussi bien le lendemain.
dans un lieu clos. » Yvonne, sur son divan, avec ses bras et ses cheveux
nus, était redoutablement proche, infiniment plus proche que l’Yvonne
publique des prés, des routes et des cafés. C’était une fille, que rien ne
défendait plus, et qui avait, elle aussi, une bouche, une croupe, un
sexe. Aucun doute, la grâce de la veille était éventée, comme un sérum
qui a trop de bouteille, et les corps caverneux se rappelaient déjà au
souvenir de leur propriétaire.
Michel et Yvonne se souriaient. Pour conjurer le maléfice naissant,
ils s’évertuaient à en parler comme d’un phénomène qui eût échappé à
leur contrôle.
— Je me demande ce qui nous prend.
— Oui, je me le demande aussi.
— Où est la belle lucidité d’hier soir ? Rien à faire pour la retrouver.
— Ah ! qu’est-ce que nous avons ?
Cet aveu réciproque avait déjà dissipé le ridicule du mutisme. S’ils
parlaient si peu, ils savaient l’un et l’autre pourquoi, et qu’il ne s’agis-
sait point d’une sotte absence de conversation. Les prunelles élargies
d’Yvonne se couvraient d’une brume bouleversante. Chacun de ses re-
gards dilatait à outrance les corps caverneux, et Michel ne fuyait plus
ces regards, il y plongeait périlleusement.
Il tentait encore faiblement de réagir. « Dans la nuit de Claveisolles,
Régis a mâté tous ses réflexes. Il me l’a dit. Mais comment a-t-il fait ?
Mais qu’ont-ils donc dans les veines, ces thalas ? Et lui, il aime Anne-
Marie. Oh ! j’aurais pourtant voulu ne pas être le moins fort. »
Peine perdue. Le sexe triomphait outrageusement. Il précisait de
minute en minute ses exigences.
— Ah ! murmura Michel, nous sommes pincés. Nous avons trop joué
avec le feu.
— Oui, trop joué, hélas !
Mais tandis que la bouche disait « hélas ! », les yeux brûlants cri-
aient que le désir avait dévoré toute morale et tout scrupule.
Ils s’étaient pelotonnés sur le divan, rapprochés l’un de l’autre peu à
peu, sans y prendre garde. Leurs jambes se frôlaient. La pudeur eût pu
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leur faire baisser les yeux. Mais ils l’avaient si bien combattue depuis
deux jours qu’elle était morte.
« Pauvre petite ! pauvre petite ! Elle me voit là, la dévorant des yeux,
et elle pense que cette fois, c’en est fait, que je l’aime. Je ne l’aime pas,
j’en suis plus sûr que jamais. Je l’enfilerais maintenant, mon coup tiré,
dans la minute même, je lui tournerais le dos, ou je lui rigolerais à la
figure. Et elle est là, si heureuse, elle est là, si malheureuse. Pauvre
petite Yvonne ! »
Il était envahi par un irrésistible besoin de la saisir, de la bercer, de
fondre en larmes. Il avançait la main pour lui prendre l’épaule. Il ar-
rêta son geste, les doigts écarquillés sur un coussin.
« Si je la touche du bout de l’ongle, je suis foutu, je me jette sur
elle. »
Yvonne était presque couchée, sa robe tendue sur son corps, relevée
sur les cuisses jusqu’à la chair blanche au-dessus des longs bas. Quand
Michel parvenait à se détacher un instant de son regard, ses yeux s’ar-
rêtaient sur les petits seins haletants, sur cette chair des cuisses dont
Yvonne ne soupçonnait même plus l’impudeur.
Ils bredouillaient encore :
— Eh bien ! c’est du joli !
— Nous voilà dans de beaux draps.
Mais pourquoi, jour de Dieu ! s’enfermer à double tour avec un
garçon !
« C’est sa faute ! Elle a prémédité son coup. Elle n’osait pas me le
dire ; elle grillait d’envie de m’amener ici. Non, pas pour se faire
mettre, mais pour frôler… La tentation, la glissade. Elles ne savent
plus ce qu’elles font, mais il faut qu’elles le fassent. »
Une kyrielle d’obscénités surgissait dans son crâne.
« Nom de Dieu de nom de Dieu ! Elle mouille à pleine culotte. Sen-
suelle ! Ah ! oui, un tout petit peu ! les dix doigts au con toute la nuit,
et le cinéma avec ma bitte ! »
Yvonne, la bouche ouverte, serrait et desserrait convulsivement les
jambes, de brusques décharges la secouaient, son souffle se précipitait.
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t’armer contre elles. Mais moi, qui suis une vieille vadrouille, je sais
que ce mal, si mal il y a, est délicieux.
Michel n’avait pas renoncé si facilement à ces compliments de Régis
qui lui semblaient dus et eussent confirmé ce soir son éthique bien
incertaine.
— Yvonne a dû te dire que j’étais beaucoup plus fort qu’elle. J’y
souscris volontiers. Je crois que je suis d’une certaine force, et que je
me le suis assez largement prouvé aujourd’hui.
Mais Régis restait muet. Il reprochait certainement à Michel une
complaisance excessive, ses faiblesses devant les premiers aspects de
la tentation, et supputait sans doute le péché qu’il avait commis.
— Revenons, dit-il, à l’aventure in se. Et faisons le point. Aucun sen-
timent précis ne s’est manifesté en toi. À ce compte-là, tu ne pourrais
jamais être sûr de ne pas l’aimer. Il n’y a plus de raison pour qu’on en
voie le bout. Et si vous vous revoyez bientôt, vous reglisserez comme
aujourd’hui.
Michel reprenait un muet monologue :
« Pour Régis, cette expérience de trois jours est donc convaincante.
On met deux mortels en présence : “Vous avez trois jours pour vous
aimer à la vie, à la mort. Si dans trois jours, vous n’avez perçu aucun
symptôme d’amour, vous vous retirerez, chacun chez soi.” Quelle ef-
farante proposition ! Et l’on déclare l’expérience négative au moment
même où les deux pôles viennent de dégager leur première électricité,
une électricité peut-être inquiétante, mais qui est un commencement,
qui pourrait se transformer. Oui, mais dans les trois jours où l’on at-
tendait l’Ange, c’est le Malin qui a montré son pied fourchu. »
— Comment nous voit-elle ? demandait Régis. A-t-elle pénétré dans
notre vie religieuse ?
Michel n’avait certainement rien appris de neuf sur Yvonne dans cet
après-midi, le maléfice les avait tenus aussitôt. Mais il souriait tout
seul à l’idée d’une Yvonne mystique.
— Et son physique. Qu’en penses-tu ?
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compte. Un secret entre mon corps qui demandait grâce et moi. Une
détente à presser. À ce point-là, plus rien d’une jouissance, un pur
mécanisme que la physique impose. Mais ne m’étais-je pas mis sciem-
ment dans l’état de rendre fatal ce déclic ? Trois mouvements machin-
aux. Mais ce déclic ou une fille, pour mon esprit, cela revenait au
même. Je savais aussi que le retour à cet infantilisme me navrerait.
Enfin, j’ai pu invoquer avec assez de force cette idée-cuirasse : « Je
suis au premier matin de ma retraite. Je ne puis l’ouvrir ainsi sans me
renier ignoblement. » Oui, si cette retraite ne produisait aucun fruit, je
ne pourrais en accuser que moi. Je ne pourrais savoir si je n’ai pas re-
poussé la grâce. J’ai eu la force de courir à la salle de bains, de m’inon-
der d’eau froide. Les corps caverneux ne baissaient pas pavillon pour
si peu. Je me suis couché, recru, plus encore peut-être qu’après la
scène chez Yvonne, demandant la grâce et déplorant de m’être vautré
si bas, avec tout ce qui me restait d’énergie.
J’ai eu encore de dures et peu glorieuses batailles à livrer ce matin et
au début de cet après-midi. Ce n’est que trop certain, je suis gorgé de
sève, ravigoté par l’air, la bonne nourriture, le calme, le soleil. Je me
porte, hélas ! trop bien. J’ai employé ma « récréation » au tennis :
deux heures sans arrêt. Je n’ai en ce moment que Riri, ma petite sœur,
pour partenaire, mais elle est déjà assez forte, et comme je n’ai pas
touché une raquette depuis dix mois, elle m’a fait courir très suffisam-
ment. Pour ne pas la claquer, j’ai employé la dernière demi-heure à
travailler mon service, à tour de bras. Six mois d’ascétisme cam-
pagnard, et je deviendrais un champion.
J’ai noté cliniquement la crise de cette nuit, comme les symptômes
d’une maladie qu’on veut prévenir. Il importe, c’est l’évidence, de jug-
uler la tentation dès le début. Je me suis beaucoup trop abandonné.
Mon combat n’est même pas méritoire. On ne loue pas l’imbécile qui
s’engage malgré tous les avis et toutes les pancartes dans les sables
mouvants et n’en revient que par miracle, après de monstrueux
efforts.
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sont l’un et l’autre un acte de charité délicate ; ils sont aussi tous deux
un appel touchant en faveur de l’œuvre. » On peut admirer, naturelle-
ment, le chapitre des Moyens temporels d’existence, où il est dit :
« L’essentiel est de régulariser autant que possible le mouvement de la
charité. »
La table des matières se suffirait à elle-même :
Troisième partie : Du recrutement.
Chapitre I. – Moyens surnaturels. Propagande générale.
Dans la même page, on préconise, pour le succès de la saison, les
croisades de prières et un affichage copieux et bien compris.
Dans le chapitre de la propagande indirecte, on nous entretient avec
émotion de véritables gaudissarts du Christ « doués pour l’apostolat
des chemins de fer et des hôtelleries ».
On suppute et compare méticuleusement les mérites spirituels du
jeu de boules, du jeu d’échasses (pour les « jeunes »), du rosaire, de
l’oraison jaculatoire. J’apprends que le tennis et la journée d’exposi-
tion du Saint-Sacrement sont déconseillés, le premier parce qu’il isole,
la seconde parce qu’elle cause des distractions préjudiciables. Quant
au Chemin de croix, il n’est point dépourvu d’avantages, avec des sta-
tions dûment coloriées, mais « il offre aux loustics une occasion de se
manifester ». On indique la meilleure manière pour colloquer, en fin
de retraite, un « joli crucifix » au partant. On énumère une trentaine
de recettes pour « réussir à faire méditer les retraitants ». Ces
procédés portent ici le nom délicat d’« industrie ». Et ces fines trouv-
ailles sont constamment mêlées à l’utilisation optima des fameux Ex-
ercices spirituels de saint Ignace.
Je sais déjà ce que je me répondrai tout à l’heure. Ce qui compte,
n’est-ce pas de ramener les âmes à Dieu ? Pour cela, tous les moyens
ne sont-ils pas bons, même ceux de la publicité commerciale, si ef-
ficaces en notre siècle ? Mais le résultat moral, si je peux dire, que l’on
attend du traitement, est d’une répugnante bassesse. Les négociants et
financiers – ils ont droit aux honneurs de la consultation spéciale –
comprendront qu’une bonne retraite vous aide à clarifier vos affaires,
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leur apostolat. Leur foi ne peut plus se construire d’autre objet que ce
pot aux roses. Les sorciers nègres ont au moins la pudeur de leurs
manigances.
Et pour arriver à Dieu, il faut encore traverser ce purin qui prétend
réfléchir sa face. Quand je pense que Régis, l’autre jour, en me quit-
tant, voulait absolument me prouver qu’il partageait ma répugnance
pour les momeries de sa religion ! La chaleur des départs fait com-
mettre bien des abus de langage. Régis aurait-il songé à m’imposer
une épreuve ? Je ne puis malheureusement y croire. Le curé Jallers n’a
pas le S.J. accroché à son nom, mais il ne se réfère qu’à saint Ignace, le
Provincial lui a donné le Nihil obstat : c’en est un, et Régis ne plais-
ante jamais avec la Compagnie.
Je serais beaucoup plus disposé à vitupérer ce Jallers à la façon de
Bloy qu’à m’interroger péniblement sur l’incarnation du Christ, qui est
inscrite à ma « colle » de fin août, et sur laquelle il est évidemment né-
cessaire que je prenne parti, dont je ne peux pas indéfiniment reculer
la véritable étude, comme ces matières rébarbatives, hermétiques, les
mathématiques par exemple, dans le dernier trimestre avant le bachot.
Je m’aide de deux apologétiques très poussées, en quatre et cinq
volumes chacune. Je me ferre à glace sur l’union hypostatique de la
nature humaine et de la nature divine dans le Christ. Je parcours le
cycle de ses caractères : union personnelle (une seule personne en
Jésus, mais possédant deux natures), union totale, sans intermédiaire
ni aucun lien créé (la divinité est dans chaque globule, chaque cellule
de Jésus), union perpétuelle et indissoluble : Jésus est à jamais
l’homme Dieu. Je sais que les théologiens appellent à leur secours la
métaphore de la greffe des arbres, qu’il y a en Jésus deux volontés et
deux activités, la divine et l’humaine, mais que toutes les opérations
humaines du Christ sont déifiées, et que cela se nomme la communic-
ation des idiomes. J’ai bien devant les yeux tous les termes de l’opéra-
tion. J’admets. Je n’adhère pas.
Je pioche consciencieusement les hérésies qui ne sont pas moins ab-
sconses. Je découvre des Christs inédits. Celui dont je m’occupais ce
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e
soir, et qui date du V siècle, est l’habitacle de Dieu, comme le furent
les anciens prophètes. C’est l’Homme-porte-Dieu, Dieu par intermit-
tence. D’autres hérésiarques sont allés dans leur zèle à l’autre ex-
trême : le Christ a eu d’abord deux natures, divine et humaine. Mais
au moment de la fusion, la divine a absorbé l’autre. J’y consens aussi
aisément qu’à l’orthodoxie. Les hérésies ont même des avantages lo-
giques. En tout cas, chacune des propositions, dans sa parfaite gratu-
ité, se tient. Mais entre l’une et l’autre je ne saurais faire mon choix. Je
n’éprouve le besoin d’aucun choix. L’Église, elle, a fait son choix. Il est
vrai qu’elle y avait une bonne raison : la défense de son système. Ce
choix de l’Église est bizarre, du reste. En général, elle est allée au plus
abstrus. Elle juge monstrueuse l’hérésie des Eutychiens (ce que je peux
devenir savant !), qui aboutit à cette conclusion : ou le Christ d’une
nature purement divine, n’a souffert, n’a payé pour le monde qu’en ap-
parence, ou bien un Dieu pur a souffert. L’Église veut que ce soit ab-
surde. Pourquoi ? Comment introduire la notion d’absurde dans ces
combinaisons de dominos surnaturels ? L’Église gardienne de la
vérité… À quoi reconnaître qu’une de ces combinaisons est véridique ?
Mais l’Église est inspirée par Dieu. Elle est son émanation. Je revi-
ens à mon point de départ. Je n’ai pas progressé d’une ligne.
Oui, j’aurais été plus avancé en décochant un bon pamphlet à mon
entrepreneur de retraites. On ne saura jamais à quel point et avec
quelle constance, au cours de cette crise, je violente ma nature. Et que
de scrupules ! Aujourd’hui même, j’ai pris sur ma « récréation » le
temps de griffonner mes notes sur le Jésuite, parce qu’elles sont trop
catégoriques pour ne pas être profanes !
une bête, un rayon de soleil, un souffle de brise, qu’il plie à son gré nos
pensées les plus anodines.
Oui, j’avais bien le droit de m’écrier tout à l’heure : « Seigneur !
comme je suis chrétien ! » Singulier chrétien, de vie, de volonté, de
méthode, mais qui n’est amarré à rien.
sais le fermer, pas pour très longtemps. Quelle sécheresse, quel affreux
désert on crée ainsi en soi !
Quoi qu’il en soit, ces menus travaux m’ont tiré de ma torpeur. Mais
l’incessante introspection est la plus singulière, la plus accablante de
mes facultés. Je suis un moi en perpétuelle décomposition. Je vois à la
fois trop d’aspects divers de mon esprit, et j’aboutis à la sensation ver-
tigineuse d’une sorte d’infini psychologique. Comment y faire la place
à une règle morale ? Ce doit être pourtant dans la reconstruction que
réside mon perfectionnement.
Cette analyse est spontanée. Je me vois ainsi comme Claude Monet
voyait ses meules mauves, bleues et roses. Comment me l’interdire ?
N’est-ce point à cause de cette terrible analyse que rien ne me paraît
assez vaste pour me contenir sans me détruire ?
L’analyse serait-elle un phénomène de la vie facile ?
Numquid et tu…, l’un des écrits de Gide que Régis met dans le
premier rayon. Peut-on se tromper à ce point et prendre pour une
qualité la matière d’un livre ? Ces trente pages sont un pensum que le
puritain Gide a voulu s’infliger, honteux de sa longue indifférence,
pour refaire un peu de gymnastique chrétienne. Il glose, en intellectuel
raffiné et ingénieux, sur quelques mots de l’Écriture qui ont déclenché
un début de méditation. Il veut attribuer au démon l’ennui qu’il en
ressent, tâche de s’intéresser à un embryon d’exégèse. Mais l’ennui est
le plus fort, il sue à chaque ligne. Gide bâille son évangélisme.
Je m’adonne moi aussi, en désespoir de cause, à cette pieuse et
maussade masturbation. De telles pratiques peuvent-elles être bien-
faisantes ? J’en doute tristement tandis que je m’y acharne.
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14 août. – Je fais depuis trois jours sans arrêt le point des « objec-
tions » : historicité des Évangiles, déterminisme, identité des mythes,
singularités de la grâce, psychologie de la métaphysique. Je pars de
l’incroyance, de l’hérésie, pour remonter jusqu’à l’orthodoxie, au re-
bours des apologistes. Cette démarche est naturelle. Je résume et co-
ordonne de cette manière six mois de travail parisien.
Je ne dois, devant Régis, laisser dans l’ombre aucune pierre
d’achoppement.
Régis ! Encore et toujours Régis. Ce serait à croire que je ne pense et
ne besogne que pour lui. Travaux de circonstance ! Préparation au ba-
chot de la foi. Je suis pris de court. Voilà ce qui m’empêche tant. Et il
me faut admettre que cette contrainte est salutaire.
Ma mère peste encore aujourd’hui contre mes caisses de livres qui
encombrent le petit débarras près de ma chambre. « À quoi bon traîn-
er tout ça avec toi, si tu ne t’en sers même pas ? » J’ai grogné une
vague réponse. Je laisse incriminer mon incurie, ma nonchalance,
puisque je ne peux donner la vraie raison. Je songe continuellement à
ma bibliothèque « profane ». Trois cent cinquante livres triés. Un étu-
diant pauvre de vingt et un ans peut en tirer quelque fierté. Il me
prend des appétits féroces de lecture, de relectures surtout. Mais où
m’entraîneraient-elles ? J’ai été invité par Régis à pourchasser toute
cause de dissipation. Je voudrais passer deux heures avec mon cher
Nietzsche. Mais Nietzsche m’est déconseillé, toxique dans l’état où je
suis. Je n’ai rien voulu déballer, sauf les livres religieux. Je ne rés-
isterais pas à des tentations alignées devant moi.
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Rien. Du haut des Alpes, je tendrais mes bras et mes clameurs vers
l’azur, vers les étoiles, vers les nuages, qu’ils ne seraient pas moins
inaccessibles.
— Mais non, c’est dit. Ce soir, les pipes seront sous clef.
Le tabac ne suffisait pas. Il convenait d’y ajouter une épreuve
morale.
— Tu vas t’examiner dans tes rapports avec ta famille, où il y a cer-
tainement beaucoup à reprendre, et dans tes rapports avec moi, sur le
chapitre de l’humilité. Deux commandements de Dieu : les père et
mère, et le prochain. S’ils portent sur ces points-là, ça n’est pas pour
des prunes. Tu verras que ça n’est pas le moins difficile à observer
chrétiennement.
Michel acquiesçait à tout. Régis insistait :
— Ne sois pas offusqué par la trivialité de ces préoccupations, celles
sur la nourriture, le lever, par exemple. Elles ne sont basses qu’en ap-
parence. Elles donnent un prix formidable à la vie.
— Je suis tout acquis. Je ne mets rien, moi non plus, au-dessus
d’une morale active. J’ai peut-être reculé devant certains détails qui
me semblaient un peu ridicules. C’est moi qui avais tort.
Mais Régis posait sur l’ami un regard insistant et aigu, ce qu’ils ap-
pelaient quelquefois entre eux le regard d’inquisition :
— Oui, oui… Moi, j’accepte tout ça parce que c’est le prélude de ma
vie, parce que je veux avoir quelque chose de positif à sacrifier, et que
rien n’est plus positif que ces petits sacrifices. Mais toi, pourquoi fais-
tu ça ? Pour toi, ce sont des actes purement humains. Quelle portée
peuvent-ils avoir ?
Michel mordillait ses lèvres.
« Allons, se dit-il, c’est le moment de s’expliquer. Tâchons d’être à
peu près clairs. En toute matière, c’est la grande difficulté. »
tout cas, j’en suis convaincu, et je ne suis pas le seul. De tels sommets
auraient été inaccessibles à un ancien soudard si Dieu ne l’avait pas
choisi… Saint Ignace ne nous décrit pas son expérience mystique ;
mais il nous a livré la méthode pour la revivre, pour se vaincre en tout,
se soumettre en tout aux volontés du Christ. Une méthode qui a toutes
les rigueurs d’une science, qui révèle une connaissance universelle du
cœur humain. Et ce n’est pas l’affaire d’une retraite, d’une semaine,
d’un mois. Les Exercices doivent se confondre avec toute la vie. Oui,
modeler sur eux sa vie entière. Ah ! que c’est donc grandiose !
Michel feuilletait le livre avec précaution :
— De l’élection… Des trois temps ou circonstances dans lesquels on
peut faire une sage et bonne élection… Du discernement des esprits…
— Ah ! çà ! quel chef-d’œuvre de psychologie !
Michel eût volontiers entrepris séance tenante l’exploration. Mais
on ne pouvait pas se mettre à lire les Exercices spirituels sur un coin
de table, comme un roman quelconque.
Il avait refermé le bouquin. Il se racla la gorge :
— Régis, quand nous parlons de toutes ces questions, de moi aussi,
de mon avenir… Il y a une chose, une éventualité… tu l’as comprise à
travers mes bafouillages, le soir du quai Perrache : l’idée du sacerdoce,
depuis plusieurs mois, ne m’a pas été étrangère.
— Cela reste une hypothèse, proféra Régis sur un ton de brusquerie,
d’où certaine déception n’était sans doute pas absente. Jusqu’ici, tu
n’as aucun signe de vocation.
— Tu m’as déjà dit que la vocation se distingue du devoir. Cepend-
ant, ne pourrait-on envisager le sentiment d’une obligation si forte…
(Michel n’aurait pu jurer qu’il n’existait pas chez lui, dans cet instant,
un curieux dépit à être rejeté aussi catégoriquement parmi les chré-
tiens inférieurs.) Magis raptus quam tractus…, ajouta-t-il.
— Qui est-ce qui a dit ça ? fit Régis, brusquement en garde devant
cette citation inconnue.
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pays de Jérusalem, Lucifer, chef des ennemis, dans une plaine du pays
de Babylone. Et puis ? C’était tout, ma foi : au lieu d’une fresque, une
grossière image d’Épinal, avec le Diable « assis dans une grande chaire
de feu et de fumée, ayant un visage affreux et terrible ». L’allégorie se
décomposait en quatorze temps, comme un maniement d’armes.
Michel avait repris le bouquin page par page, ne découvrant rien que
l’on pût vraiment lire dans cette énumération de mouvements et de
postures obligatoires, ce mémento des lieux communs les plus secs et
les plus incolores de la dévotion. Il distinguait mal le dessein qui avait
commandé ce texte insipide, mais se sentait prémuni violemment
contre lui.
Régis devait avoir raison : Michel n’était pas digne de toucher aux
Exercices. Mais pour le devenir, quelle dislocation de soi faudrait-il
entreprendre ?
Ils étaient redescendus de l’église en bavardant musique. Régis,
pour chercher une référence, ouvrit Parsifal, à la scène des Filles-
Fleurs. À peine avait-il frappé trois accords qu’il s’emballa.
— Tonnerre de Brest, il est vraiment épatant, ton piano. Il me
change de ma vieille patache où j’enfonce dans du coton. Ça, au moins,
c’est une basse.
Il se plongea dans les épaisseurs du second acte qu’il connaissait
peu. Il tournait des pages et des pages, en déchiffrant plutôt mal que
bien.
— Bon Dieu ! C’est, difficile. Mais écoute-moi ça.
Il déblayait des accords à grands coups de poignets, solfiait d’une
voix enrouée Klingsor, Kundry et Parsifal. Ce salmigondis était à peu
près informe. Régis ne convertirait pas encore cette fois Michel aux
beautés de ces digressions peut-être fort exhaustives sur le plan moral,
mais certainement escarpées pour l’auditeur. Michel découvrait qu’on
pouvait s’ennuyer ferme en wagnérisant.
Régis s’arrêta enfin, après avoir dévoré l’acte entier.
— J’ai apporté, dit-il, un article très bien du Père Chaleyssin, le
fameux philosophe de la « Catho », de Lyon. Veux-tu que nous le
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— Depuis huit mois, dit Michel avec un petit accent de vanité dans la
voix, j’ai montré que je pouvais le résoudre par la négative. Ce n’est
pourtant pas que les tentations aient été absentes, en imagination, et
même physiquement. Et même des tentations assez… séduisantes.
Michel avait légèrement hésité sur cette dernière épithète. Il venait
d’enfreindre la loi d’humilité et de commettre par-dessus le marché un
petit mensonge : il n’avait fait depuis le Six Janvier aucune touche flat-
teuse. – Yvonne était naturellement hors de cause, et Régis l’entendait
bien ainsi —. Michel regrettait en cet instant que sa vertu et son amour
n’eussent été troublés par aucune passante vraiment mémorable.
Hélas ! la réalité était de la plus vulgaire platitude. Cependant, deux au
moins des habituées de chez Viallon auraient bien pu paraître fort ap-
pétissantes à Régis, s’il avait senti contre lui leur cuisse nue – leurs
jupes trop courtes regrimpaient si vite jusqu’au ventre – chercher les
siennes sous la table, tandis que la main rougeaude, en batifolant avec
sa main, l’eût autorisée aux explorations décisives. Michel, pour rétab-
lir la vérité, fit une rapide esquisse des heures chaudes : « Tiens, pas
plus tard que l’autre semaine, ici…
— Tu vois, reprit Régis, tu m’apportes toi-même des preuves. Qui
nous prouve que tu pourras résister longtemps ?
— Je fus mystique et je ne le suis plus, la femme m’aura repris tout
entier ?… Non, je ne suis pas homme à me laisser détourner de Dieu
par la bitte.
— Tu as du cran, je l’admire. D’ailleurs, si tu n’étais pas le type que
tu es, je n’aborderais pas cette question ainsi. Mais enfin, cela ne peut
pas durer toujours. Le moment est venu d’envisager sérieusement ton
avenir sexuel.
— Hou ! le terme est triste.
— Que veux-tu ! la chose l’est aussi. Si nous n’avions pas un robinet
à foutre entre les pattes… Tu es normalement constitué !
— Danke schön. Des plus normaux. Dans une honorable moyenne.
— Tu fais des cartes de géographie.
— Des maous ! Si tu avais vu les relevés de ce brave Chastagnac…
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chevilles, entre les pattes elle a juste un trou. Il paraît qu’elle est en-
core en usage assez souvent dans les familles du quartier d’Ainay. Ça
se fabrique dans des couvents, je crois.
— Tonnerre de Dieu ! Ça, c’est splendide. Tu parles d’une pièce de
musée ! Tu vois les nonnes assortissant le trou de zob au trou de con !
Régis riait aussi, tout en conservant sur son visage une nuance de
respect pour les âmes d’airain qui s’imposaient cet étonnant cilice.
— Bref, dit Michel, avec ou sans le maillot d’Ainay, je dois tout sacri-
fier à mon rôle de lapin reproducteur. J’en deviens l’esclave. Je perds à
jamais l’indépendance qui est la première condition pour une activité
de l’esprit. Je trucide l’artiste pour sustenter ma progéniture. Voilà
une brillante ascension.
— C’est certain, dit Régis, le mariage est un état très inférieur. C’est
pour cela que l’Église veut des prêtres sans femme. Le mariage est fait
pour ceux qui ne peuvent pas aller plus haut. Mais c’est encore pour
eux le moyen de mener une vie religieuse, une vie qui n’est pas si fa-
cile, tu le voyais toi-même tout à l’heure. Il y en a d’admirables ex-
emples. Le Père d’Agrain, un des grands Jès de Lyon, vient de publier
la biographie et les lettres de Roger Terry, qui est mort l’été dernier et
qui dirigeait les Équipes sociales à l’A.C.J.F. Celui-là, c’était un
homme. Il avait déjà mis l’Équipe en train, dès sa première année
d’étudiant, et dans de sales quartiers. Il avait la vocation religieuse,
avec un élan magnifique, il est entré au séminaire, mais au bout de
quatre mois, il a dû partir : une lésion au poumon gauche. Il s’est
soigné, il allait mieux. Il est retourné au séminaire d’Aix-en-Provence,
à cause du climat. Il n’a pas pu tenir le coup. Six mois après, il était
marié. Il avait compris que là aussi, il pouvait faire son devoir. Il s’était
préparé par un vrai noviciat au mariage. Ses lettres à sa fiancée sont
sublimes. J’en ai copié une pour Anne-Marie. Je l’ai même dans mon
portefeuille… « Il est évident que l’ordre normal est que le mari soit un
peu le directeur spirituel de son épouse ; cela ne peut pas toujours se
faire, hélas, mais j’étudie à fond toutes les questions qui y préparent et
je serai en mesure de prendre facilement une telle responsabilité pour
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— Cette démonstration est très forte, disait Michel. Elle est même
magnifique. Mais pour moi, elle demeure strictement conceptuelle. On
discrédite le modeste sens commun, tout de même assez utile, en le
qualifiant de rationalisme. Mais qu’est-ce que ta magnifique démon-
stration, sinon du rationalisme supérieur ?
— Tu retombes dans tes distinguos. Nous n’en sortirons pas.
— Je cherche la vérité. J’en perçois d’abord une en moi : la réalité de
ce qui est moi. Il faut bien que je m’y réfère.
— Il n’y a pas trente-six vérités.
C’était le quatrième lundi d’août, le second jour de la vogue de
l’Épervière, le plus gai, selon la tradition dauphinoise, celui de la jeun-
esse, où se parfont les idylles ébauchées la veille. Les six musiciens ac-
complissaient la tournée de la quête avant l’apéritif de midi, donnant
l’aubade aux maisons les plus généreuses. Par la fenêtre de Michel, qui
ouvrait, comme on sait, sur le jardin, arrivaient un peu assourdis les
piaillements des gamins et les démarrages laborieux du piston.
Michel ne put étouffer qu’à demi un long soupir.
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leurs âmes sont en paix. Elles ont satisfait au Seigneur. Il ne peut leur
en demander davantage : à peine plus qu’aux arbres, qu’aux vignes,
qu’aux prés. Elles tiennent à la terre comme les noyers du coteau, elles
sont confondues avec la nature que les bourgeois de la maison voisine
ignoreront toujours. »
Régis, lui aussi, retroussant les manches de sa chemise, s’offrait à
l’été. Jamais Michel ne se fût risqué à lui confier des pensées à ce point
suspectes de panthéisme. Mais il essayait de lui communiquer son
attendrissement :
— La vie est pourtant belle. La terre est infinie. Depuis des milliers
d’années que les hommes la contemplent du même œil que nous, ils ne
s’en sont point lassés. Vois cette petite guêpe, jaune et noire, bourdon-
nante, heureuse. C’est la même que chez les Grecs.
— Oui, c’est vrai… Et la même qu’au temps de Jésus.
— La même que sur le Mouseion et l’Hymette, la même que dans
une figue mûre sur la table d’Aristophane… Vois ce gamin de dix ans
qui rit et gambade comme un chevreau. On a fait bien des réflexions
sur cette insouciance et les malheurs qui la guettent. Mais n’a-t-il pas
raison, ce petit qui rit à la vie ? Je songe aux joies qui l’attendent.
Quelles ambitions aura-t-il peut-être, avec le bonheur de la lutte et de
la victoire ? Il a dix ans, il est le fils d’un médecin de campagne, et la
poésie, la musique vont peut-être s’ouvrir demain pour lui. Quel qu’il
devienne, il connaîtra l’amour, ses ondes de douceur, ses palpitations,
ses divines impatiences. Cela ne mérite-t-il pas qu’on saute en battant
des mains ?
— Mais c’est absolument païen, ce que tu racontes là, mon vieux !
Me Croz possédait dans la vallée, par héritage d’un vieil oncle, un as-
sez beau pré, très mal loué. Les garçons poussèrent la barrière et s’as-
sirent bientôt sous des vernes, au bord du ruisseau où glissaient des
truites. Régis reprenait le fil d’une pensée tenace :
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doute nier l’esprit du mal qui est toujours près de nous ; mais tu peux,
tu dois te refuser à en tenir compte. Ce don total de toi-même, auquel
tu aspires, tu le réaliseras ainsi, bien autrement que par cette adhésion
philosophique au dogme qui est ton tourment et où tu échoues, parce
que ce n’est encore qu’une entreprise d’homme et que nous avons be-
soin de Dieu pour aller à Dieu. Le don total, c’est de confesser ta foi
dans le Christ, dans sa Révélation, dans son Incarnation, dans sa
Résurrection, dans la sainteté de la Vierge sa Mère et de son Église. Ne
cherche pas ailleurs ton devoir – il est là.
Michel, cette nuit-là, tourna longtemps dans son pigeonnier.
« Avais-je le droit de lui dire cet après-midi que je n’étais pas moins
chrétien que le soir de l’Eldorado ? Ne l’ai-je pas mis sur une fausse
route ? Mais le moyen de lui faire saisir ma réalité ? Il ne veut pas la
connaître. Que suis-je pourtant sinon cette succession des Michel Croz
qui est ma vie ?… Mais il faut congeler cette vie, la mouler dans ces
étranges affirmations, qui s’emboîtent impeccablement, toutes pour-
tant indémontrables, et qui sont la seule vérité. Régis s’explique trop
bien, je ne m’explique pas assez, parce que je ne sais plus sa langue.
Les mots n’ont plus le même sens pour lui et pour moi. Il affecte
chaque idée, chaque phénomène d’un coefficient moral qui reste pour
moi purement arbitraire. Nous sommes pendant nos débats comme
deux disques différents que l’on ferait tourner ensemble. Cela a-t-il ja-
mais constitué un dialogue, même contradictoire ?
Il avait ouvert son cahier. La plume grinçait.
« Que d’heures de mortel ennui, depuis huit jours, en face de ces
problèmes qui sont cependant ceux de toute notre destinée ! Et quand
je décolle de l’ennui, c’est pour subir à nouveau les tenailles et le fer
rouge.
« Régis me dit : “Je ne comprends rien aussi mal que ta crainte
d’être diminué par le catholicisme. Quel fantastique enrichissement,
au contraire, que d’avoir Dieu, que d’être avec Dieu !” Être avec Dieu :
qui ne le désirerait ? Mais je ne suis qu’avec moi-même. Et quand
j’aurai voulu Dieu indéfiniment, je finirai bien par le trouver, en
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l’Ordre, mais élu à vie. Son pouvoir pouvait être cependant soumis au
contrôle de la Congrégation générale, mais seulement pour des cas
très précis.
— Nous n’avons ni les défauts d’une monarchie parlementaire ni
ceux d’une monarchie absolue, mais nous allions les avantages de
l’une et de l’autre, et nous sommes les seuls au monde dans ce cas.
Nous sommes une grande puissance, mais parce que saint Ignace a
voulu que nous soyons les mieux armés pour le combat de Dieu.
Il toisait de tout son haut ce matin la prêtraille des séculiers et l’im-
perfection des autres ordres.
— Si les Jésuites n’existaient pas, je me demande ce que je serais
devenu. Je serais entré dans un cloître. Mais comme mon horizon
aurait été plus étroit !
Michel, complaisamment, se déclarait curieux de détails. Régis se
répandait avec une rayonnante satisfaction.
— Nous sommes soumis à l’ascèse des moines, mais ce n’est pas
pour nous une fin. Saint Ignace a réduit, on peut dire au minimum, les
exercices de piété. Il estime que le travail, l’apostolat sont les plus
belles des prières, quand on les accomplit dans l’idée constante de
Dieu. Il y en a qui s’imaginent que les ordres fermés sont beaucoup
plus durs que le nôtre. Psychologiquement, c’est faux. Le noviciat,
d’abord, chez nous, dure deux ans. C’est une période presque unique-
ment ascétique et religieuse. On n’y étudie presque pas. C’est celle où
l’on tranche violemment les liens avec le monde, avec les sentiments
humains. On entre ensuite dans le juvénat : deux ans d’études
classiques, le latin, le grec, le français. Puis, trois années de philosoph-
ie. À leur terme, c’est la régence. Après sept années de vie cloîtrée, on
est remis dans le monde, on est envoyé à l’étranger dans un collège,
pour prendre contact avec le ministère actif, montrer ce à quoi l’on est
le plus apte. Cela dure trois ans, quelquefois quatre. Puis, on est cloîtré
de nouveau, pour les quatre années du scolasticat de théologie, qui
sont intellectuellement les plus importantes. À la fin de la troisième
année, on est ordonné prêtre. Mais ce n’est point encore fini. Après
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Il ne restait plus aucun lit vacant dans le pays. Régis et Michel dev-
raient passer la nuit dans une grange, sur la paille, ce qui corserait
gaiement la petite aventure.
Anne-Marie avait emmené ses amis dans sa chambre. Michel, sur le
balcon, savourait ce puissant et subit rajeunissement qui vous dilate
toujours au-dessus de douze cents mètres. Le Mont-Pourri et la
Grande-Sassière dressaient au-delà des sapins leurs pics et leurs gla-
ciers. On n’a point vécu de longs mois dans la métaphysique sans que
la contemplation de la haute montagne ne vienne combler en vous une
nostalgie qui s’ignorait. Anne-Marie babillait avec entrain en quittant
derrière un paravent sa tenue d’alpiniste :
— Je vais coucher ici avec mon père et ma mère. Ils vont encore se
faire des chatteries toute la nuit. Après trente-cinq ans de mariage, ils
sont toujours amoureux comme au premier jour. Ma mère sera sûre-
ment chavirée par les souvenirs d’Albertville.
Elle avait passé une robe claire et un sweater, imprégnés de sa fine
odeur. Elle parlait de ses nouveaux amoureux, du jeune Claude Gard-
at, qu’on avait vu fuir tout à l’heure, et qui la suivait comme un Saint-
Bernard. « Il doit sangloter en ce moment sur son traversin. J’ai
tourneboulé aussi un vieux professeur d’allemand, M. Lanz, un Alsa-
cien qui a soixante-cinq ans, qui parlait de m’épouser, de se jeter dans
un ravin si je le repoussais. Ma mère a été obligée de le faire prier de
s’éloigner. »
Une salle à manger de petit hôtel montagnard, après deux mois de
saison, justifie à merveille la zoologie unanimiste de Jules Romains.
Jamais on ne se sent plus étranger que lorsqu’on pénètre ainsi à l’im-
proviste dans une petite communauté qui demain se défera, mais est
devenue pour quelques semaines étroitement solidaire dans sa lutte
contre le même ennui. Michel avait flairé dès la porte une de ses bêtes
noires, le bourgeois en vacances. Quand l’univers est à découvrir,
quand il y a l’Espagne, le Spitzberg, la Grèce, quand les fresques
d’Italie et les aurores boréales sont à la portée d’un étudiant économe,
ce bestiau vient s’entasser pendant deux mois entre les mules et les
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vaches d’un hameau perdu, sans même y être contraint par l’état de
ses poumons, par simple absence d’imagination. On affecte un entrain
inlassable, parce que l’été est rituellement la saison de la joie. On tient
à se convaincre que ces vacances auront été charmantes, et que l’on
n’aura rien eu à envier, avec son broc d’eau dans la cuvette ébréchée,
sa chambre grande comme un billard et les parties de domino après le
dîner, aux mercantis et aux snobs – ce sont toujours des mercantis et
des snobs dans ce cas – qui jaunissent dans des palaces et des casinos
sinistrement confortables.
L’animal bourgeois avait tourné ses vingt têtes d’un seul mouvement
à l’entrée des garçons et fait entendre une rumeur ironique. Mais aux
visages aperçus en un clin d’œil, Michel jugeait déjà qu’Anne-Marie
était la seule jolie fille, la princesse incontestée du Chamois-Fidèle. Les
voyageurs de la plaine venaient triomphalement la ravir. Du reste, les
lazzi qui fusaient étaient à l’intention de l’infortuné Claude Gardat, un
grand benêt, d’une laideur osseuse et rougeaude, avec une brosse ri-
dicule de cheveux filasse, hérissés au-dessus d’un front boutonneux.
Les nouveaux venus démontraient avec la sérénité des vraies gloires la
distance infinie qui séparait les amis d’Anne-Marie des compagnons
de fortune qu’elle avait pu tolérer. Michel raffinait même élégamment
sur sa familiarité avec elle. Il ne lui eût point déplu que la salle, avide
d’identifier le vainqueur de Gardat, lui attribuât le rôle le plus flatteur.
Comme Régis avait âprement déconseillé l’excentricité des
« knickers », tout indiqués cependant pour ces lieux sportifs, Michel
était en complet gris bien coupé et en tirait quelque satisfaction, du
moins pour ce soir d’arrivée. Gardat n’avait plus qu’à cacher honteuse-
ment son blazer pisseux, un vrai torchon.
Parmi les multiples physionomies de la salle, la banalité ne le cédait
qu’à la trivialité. La palme pouvait aller à une dame approchant de la
quarantaine, corpulente, très brune, avec des pendeloques de fausse
émeraude et qui assumait, d’un verbe éclatant et très assuré, les fonc-
tions de boute-en-train. Anne-Marie riait et répondait fort spontané-
ment à cette tourbe. La salle tentait de marquer quelques avantages en
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douce. Et alors, je comprends que rien n’est plus beau que l’amour et
qu’il n’y a pas de plus bel amour que l’amour divin, que nous sommes
les enfants de Dieu, et que c’est un immense bonheur.
Régis lui caressait doucement la taille. Il devait être fort ému, mais
cette émotion n’atteignait point Michel, qui restait aride et solitaire :
« Du canaque, du canaque. Ces sons peuvent exprimer n’importe
quoi. »
— Mais je pratique aussi les petites vertus, disait encore Anne-Mar-
ie. Nous n’avons de curé que le dimanche. Il a trois paroisses à desser-
vir. Je m’occupe des gosses, j’en ai vingt et un. Je leur fais le
catéchisme deux fois par semaine. Il faudra que vous veniez les inter-
roger. Je m’applique beaucoup, vous savez, pour ne pas leur dire de
bêtises.
Lorsqu’elle demanda des nouvelles de Michel, ce fut Régis qui fit pr-
esque toutes les réponses :
— Michel va pratiquer, il s’y prépare.
L’événement semblait pour Anne-Marie absolument prévu. Elle ne
fit presque aucun commentaire. Le laconisme de Michel la surprenait
beaucoup plus :
— Vous m’aviez toujours vanté votre verve nocturne. Pour la
première fois que nous noctambulons, vous êtes bien discret, mon
ami.
Robert Villars était demeuré seul dans le minuscule petit salon du
Chamois-Fidèle, illustré de quelques chromos alpestres sur bois.
C’était un assez beau garçon d’une trentaine d’années, au visage crispé
et fat, avec les yeux de sa sœur, mais durcis et inquiets, sans doute un
vaniteux affligé d’une grave faiblesse intérieure, et ne trouvant
quelque réconfort que dans l’importance qu’il s’attribuait. Il était mis
très correctement, devait même apporter des soins méticuleux à sa toi-
lette, mais beaucoup trop sec et étudié pour atteindre à l’élégance. Dès
la rentrée du trio, il prit livraison de la petite sœur, et gratifia les étudi-
ants d’un bonsoir bref et lointain.
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Les deux filles de l’hôtesse les attendaient dans la cuisine pour leur
ouvrir la grange. L’aînée, Mlle Claire, était une magnifique pouliche de
vingt-cinq ans, grande, vigoureuse et souple, hardie mais sans aucune
polissonnerie, infiniment moins équivoque qu’une petite citadine
sournoise comme Yvonne, une de ces belles bêtes qui doivent ignorer
le vice comme la pudeur. Elle s’était déjà dépensée autour des voy-
ageurs avec une curiosité rieuse et engageante.
— Quel cul princier !
Il eût été paradoxal, en d’autres temps, de ne point l’honorer. Mais
l’année 1925 avait inverti les paradoxes.
Anne-Marie s’échappa encore pour venir, avec toute une troupe
féminine, organiser un petit charivari à la porte de la grange où Régis
et Michel tremblaient de mettre le feu avec la grosse lanterne et s’en-
roulaient maladroitement dans leurs couvertures.
son père qui battait les cartes, entremêlait son interrogatoire des plus
téméraires références à ses propres amours et à leurs souvenirs. Elle
eût à peine parlé moins librement à la table des « Alpes », de Brouilly,
de Claveisolles, des vacances de Pâques, de Cécile, d’Yvonne, de
Vaugneray. Michel était dans l’épouvante, ce qui ne facilitait point ses
réponses. Dans l’hypothèse la moins pessimiste, Mme Villars allait dé-
couvrir que sa tendre benjamine et ce petit inconnu mal léché pos-
sédaient en commun tout un passé rempli de mystérieuses péripéties.
Cependant, rien de fâcheux ne se produisait. Anne-Marie devait être
une de ces natures de femmes dont l’audace force la chance, qui sont
pour l’amour et ses périls ce que sont pour la guerre ces casse-cou
qu’aucune balle n’atteint jamais. Michel, peu à peu, se rassurait, pren-
ait goût à ces jeux de corde raide. Régis semblait favoriser ses amis de
sa complicité tacite. Il accaparait Mme Villars que l’on entendait s’ex-
tasier sur l’université jésuite de Beyrouh, les merveilleux fruits des
conférences de Saint-Vincent de Paul, et célébrer d’une voix qui don-
nait Régis en modèle à toute l’assistance la belle jeunesse appliquée à
d’aussi nobles buts et démentant par son exemple ce que les mauvais
esprits disaient sur la corruption du siècle.
Michel, hélas ! était tombé si bas qu’il se sentait fier d’être l’intime
d’Anne-Marie, à la face de la galerie bourgeoise. Il s’animait, attribuait
sincèrement les plus nobles mobiles à son incertitude. Mais Anne-
Marie faisait une moue impatiente :
— Donc, disait-elle, c’est toujours la bouteille à l’encre ? Savez-vous
que vous êtes en train de me devenir un tout petit peu antipathique ?
Michel esquissait un geste d’impuissance désolée. Et la galerie sus-
pendue à ses cœurs et ses trèfles, se souciait bien peu d’apprendre
qu’Anne-Marie pouvait mépriser les voluptés de la banque pour rece-
voir les confidences d’un petit malotru qui sentait le chien mouillé.
*
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Elle cria tout à fait le troisième « Ayez pitié ». Michel avait toutes les
peines du monde à conserver un visage impassible. L’égosillement
d’Anne-Marie lui tordait les nerfs. Il ne tolérait pas qu’elle pût mettre
une espèce de conviction dans cette infâme et redondante romance,
exutoire classique de la piété bourgeoise.
« Elle s’encatholarde, ce n’est plus douteux. Elle fera du lyrisme
dans le chœur de son couvent au moment de l’élévation, et les nonnes
penseront que c’est de l’art mystique. Ah ! misère. Elle fera une de ces
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pour les mettre en valeur ; Michel, à sa place, n’eût point manqué d’y
songer. Mais Anne-Marie tendait sa frimousse vers les « grandes per-
sonnes », bavardait à tort et à travers, surtout avec Me Davannes, et les
deux garçons n’avaient point goût à dialoguer : l’ennui leur plombait
l’entendement.
Grâce à Dieu, ces Davannes n’absorbèrent pas Anne-Marie au point
de lui faire oublier sa promesse d’emmener Michel et Régis en
montagne. Elle reparut, peu après le café, dans sa tenue d’alpiniste,
avec ce grand chapeau de fibre qui était laidement campagnard :
« Bah ! se disait Michel, nous repartons demain matin, je ne la rever-
rai jamais ainsi. Demain soir, j’aurai déjà oublié ce chapeau. »
On devait monter à deux mille six cents mètres, par une pente très
raboteuse. Les deux garçons avaient toutes les chances d’y laisser ce
qu’il leur restait de souliers ; mais ils eussent gravi pieds nus les trois
mille sept cents mètres du Pourri pour échapper au Chamois-Fidèle.
Anne-Marie marchait en tête, forte de son expérience alpestre, et
réglait la grimpée comme une véritable ascension, avec des foulées
régulières et des pauses méthodiques. Il avait été décidé qu’on bav-
arderait peu, pour ménager son souffle. Michel en avait été d’abord un
peu assombri, comme de tous les silences qui tombaient sur le trio.
Puis, il s’abandonna aux agréments de la promenade. On s’arrêta enfin
sur un bref plateau d’où la vue aurait dû être immense. Mais le ciel
était d’un gris uniforme et ne laissait voir que les cimes voisines. Le
massif du Mont Blanc, principal objet de l’excursion, demeurait caché.
Michel admirait consciencieusement, sans grand émoi. Son plus vif
plaisir lui venait du vent salubre et très frais, auquel il offrait sa
poitrine, nue sous la chemise ouverte, en se félicitant de posséder de
bons poumons, une santé à toute épreuve, même à celle de l’horrible
bain subi la veille, et dont il allait se tirer sans un éternuement. Il
aurait voulu partir sur-le-champ à l’assaut d’une des belles aiguilles
qui dominaient leur plate-forme. L’ignoble poulailler du Chamois –
poulailler ou étable ? ma foi ! les deux ensemble, – ne parviendrait pas
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Régis ne voulait pas quitter son amie sans une dernière promenade.
Mais Robert Villars, qui n’avait pas adressé jusque-là vingt mots aux
garçons, prétendait subitement à être de la partie, cherchait à entraîn-
er les Davannes et défendait le seuil. Michel avait l’âme si défaite que,
seul, il eût peut-être supporté jusqu’à minuit ce Cerbère. Régis avait de
plus puissantes raisons pour passer outre. Il tenait la poignée de la
porte, avec un air d’impatience à peine polie, et réussit une sortie
brusquée en frayant le chemin aux deux autres.
La sauvagerie de Michel déconcertait de plus en plus la jeune fille. Il
aurait pu répondre : « Il est fâcheux d’avoir l’air d’un imbécile parce
qu’on n’est pas assez bête pour les imbéciles qu’on fréquente. » Mais
cette réplique ne devait lui venir que beaucoup plus tard.
Régis, heureusement, était pressé d’oublier le Chamois, les Da-
vannes et le collatéral que l’on venait de jeter par-dessus bord avec
une indécence dont Michel rougissait encore. Il avait pris très tendre-
ment la taille d’Anne-Marie, qui aussitôt redevint grave et douce.
Michel commençait à s’attendrir lui aussi. Il aurait voulu s’émouvoir,
comme aux plus beaux jours d’adieux. Il marchait à petits pas, un peu
isolé du couple, timidement et mélancoliquement.
Régis murmurait, presque à l’oreille d’Anne-Marie :
— N’est-ce pas, ma chérie, que nous comprenons maintenant ce que
c’est que l’amour ? Il me semble même que je ne l’avais jamais com-
pris encore avant cet été. J’essayais de m’appesantir tout à l’heure sur
cette pensée que peut-être nous nous dirions adieu ce soir poux la
dernière fois. Mais je n’en avais plus aucune tristesse. Je sens que vous
êtes unie à moi et à Dieu éternellement, pour cette vie-ci et pour celle
de l’au-delà. Au regard d’une telle certitude, notre séparation n’est pr-
esque plus qu’un incident.
— Oui, répondait Anne-Marie. Je croyais jusqu’à cette année qu’il ne
pouvait exister d’amour plus pur que le nôtre. Je sens à présent com-
bien cet amour s’est épuré encore.
— Notre amour était pur selon la chair, mais il restait trop humain.
Il manquait de profondeur. J’ai compris qu’il ne peut y avoir pour moi
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nantis d’une bonne tête mais avec qui on n’a rien à dire, et dont on
frappe l’épaule : « Sacré vieux Félix, va ! »
Ils revenaient à l’hôtel.
— Je voudrais bien emmener Anne-Marie quelques instants dans
notre chambre, dit Régis. Veux-tu être chic ? Tu nous feras le guet. Ça
ne t’est encore jamais arrivé.
— Je vais guetter avec joie et fidélité. J’espère tout de même que
vous n’allez pas vous taper un Brouilly à huis clos.
— Pas de crainte ! C’est une faction d’un quart d’heure. Les gens du
Chamois sont encore à leurs cartes. Si tu vois le salon s’éteindre, ou
quelqu’un venir par ici, tu n’auras qu’à siffler doucement. Nous
sortirons tout de suite. Je laisse la fenêtre entrouverte.
— Oh ! dit Anne-Marie, le petit veinard qui va faire le voyeur !
Michel s’installa près de la fenêtre, qui était au rez-de-chaussée. Il
entendit bientôt s’élever la voix de Régis :
— Ma chérie, voilà ce que j’ai écrit pour vous, la semaine dernière.
Écoutez, et que ce soit la bonne parole de ce voyage, sa haute
conclusion.
« Haute conclusion, pensait Michel. Ah ! l’épithète exhaustive, à
quelles sauces ne la met-on pas ! quel poncif ! J’ai certainement tort,
mais ça me donne envie, à moi, de parler d’une haute merde. »
— Voilà la plénitude de ce que je pense, poursuivait Régis. Je ne suis
encore jamais allé aussi loin. C’est sur le don total. Voilà (il avait déplié
des pages manuscrites)… « Si Dieu cessait de donner, il cesserait d’être
Dieu. La source qui ne jaillit plus a cessé d’être source. Et moi, qui suis
une source à la ressemblance de mon Père, je perds mon être dans la
mesure où, voulant le gagner, je m’oppose à son jaillissement. Toute
existence est élan, tension, puissance d’expansion, mouvement vers
l’autre existence et réponse à son appel. Si l’Être est Amour, exister,
c’est aimer. « Celui qui n’aime pas demeure dans la mort. » Aimer,
c’est s’oublier, se sacrifier, se perdre, se donner, tout donner.
« Que ce tout soit pauvre fleur ou gerbe opulente, cela ne regarde
que Dieu. Mais, si peu que je donne, que ce peu soit tout.
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« Nul risque, ô Père, que jamais vous reteniez avidement votre Être.
Le nom que Vous nous avez révélé n’est plus seulement ce nom que
connaissaient les païens et qui Vous désignait dans la nuit : Dieu…
Mais un nom qui éclaire Votre visage : Amour… Votre jaillissement est
éternel. C’est pourquoi Vous êtes le Toujours Neuf, celui qui ne vieillit
jamais, l’Infiniment Jeune dans le foisonnement du don. »
Si Michel avait été tout à fait libre de ses pensées, il se fût dit :
— J’ai encore eu de la chance en coupant à de pareils topos.
« Nulle créature vieillie, continuait Régis, ne reposera sur Votre
sein, ô Père. Il faut être jeune pour franchir le seuil du royaume. L’âge
est un poids sur le corps qui se courbe, mais chaque minute, pourvu
qu’elle soit donnée, défait les rides de l’âme et l’offre à l’envahissement
de la jeunesse de Dieu. La mort fait jaillir pour l’éternité cette fraîche
source que nous étions depuis toujours dans la pensée de notre Père.
Un feu purifiant achève enfin de consumer cette part de nous-mêmes
que nous refusions de donner… Le dernier pli du front s’efface, qui
était effet et signe du pli de l’âme. Je suis enfin libre, enfin jeune, enfin
librement jeune, désencombré et disponible à l’étreinte de Dieu, je
bondis dans ses bras. M’y voici pour toujours. »
Anne-Marie était sagement assise en face de Régis.
— C’est très beau, disait-elle. C’est le plus beau des chants de joie.
Oh ! vous me le laissez, n’est-ce pas ?
« Je veux qu’on me les coupe, se disait Michel sincèrement désolé, si
je sais ce qu’il peut y avoir de positif, de vivant derrière cet attroupe-
ment de mots. Et quel style, fî de pute ! »
Anne-Marie et Régis sortaient de leur cachette. Ils s’embrassaient
encore longuement à l’angle du mur. Le premier train était à sept
heures. Les garçons partiraient dès l’aube et ne reverraient pas la
jeune fille. Michel, pour sa part, ne s’attarda point aux adieux. Il
voulait marquer qu’il avait conscience de n’être cette nuit qu’un com-
parse. Il regrettait ces soirs d’hiver et du printemps où il était seul à
quitter Anne-Marie et tenait l’émouvante vedette dans la scène du
départ.
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On entendait toujours les rires et les petits cris des joueurs de cartes
dans le salon du Chamois. Il était fort désagréable d’affronter encore le
collatéral sinistre après cette escapade scandaleusement prolongée.
Mme Villars avait réglé le prix du lit de Michel comme celui de Régis.
Michel devait la remercier avec effusion et s’en acquitta avec la plus
sotte et bredouillante gaucherie, sous le regard polaire du collatéral. Il
poussa même la stupidité et l’effarement jusqu’à prendre officielle-
ment congé d’Anne-Marie avec un « Bonjour, mademoiselle », à onze
heures de la nuit.
Le voyage avait été infructueux, comme la retraite, comme la se-
maine à l’Épervière avec Régis. La présence d’Anne-Marie n’avait
point tiré, cette fois, Michel de sa demi-torpeur. Il n’emportait aucune
sensation vraiment décisive. Les plus aiguës, le cantique à l’église, les
effusions de Régis dans le bois n’avaient contribué qu’à son dépit et à
ses doutes. Il avait donné devant Anne-Marie le spectacle d’un petit
rustre inéduqué, d’une timidité enfantine, désarçonné par le moindre
imprévu, mis en déroute par le premier imbécile venu. Anne-Marie lui
avait été aussi peu secourable que n’importe quelle petite dinde qui
tournoie avec un nœud sur le derrière dans un cinq à sept de soyeux
lyonnais et n’accordera pas un mot au poète égaré qui endure dans ces
lieux les affres de l’asphyxie.
Pour l’instant, en se déshabillant dans la chambrette si nue et en-
nuyeuse, Michel faisait la planche. Il était incapable de s’attrister ou de
s’interroger avec quelque sérieux. Son seul sentiment un peu vif était
la satisfaction de ne plus revoir les Villars, comme lorsqu’on redescend
l’escalier après une visite difficile où l’on a été au-dessous de tout, et
où l’on a raté stupidement jusqu’à sa sortie. Michel s’abandonnait à
une insouciante veulerie. Régis se plaignait de frissons, de violents
maux de tête : « C’est idiot de se sentir vaseux quand on a la joie et la
sérénité plein le cœur. » Michel lui tâtait le pouls et la tête, et lui céda
tous les tricots et toutes les couvertures, content de prouver que sa
carcasse était la meilleure.
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toléré d’être témoin de ces propos devant les siens, qui en eussent tiré
les plus singulières conclusions.
Dans la chambre, Régis avait repris les Exercices de saint Ignace, au
chapitre des trois degrés d’humilité.
« Le premier degré d’humilité est nécessaire pour le salut éternel. Il
consiste à m’abaisser et m’humilier autant qu’il me sera possible et
qu’il est nécessaire pour obéir en tout à la loi de Dieu… »
Régis exposait avec une sorte de volupté la méthode de
contemplation :
— Comprends-moi. Ce qu’il faut, c’est que je trouve en toi, pour
toutes ces phases de la vie spirituelle, une vraie collaboration.
Mais il n’avait en face de lui qu’un auditeur passif et sombre, et qui
éprouvait encore bien de la peine à se maintenir dans ce rôle, qui s’ab-
sentait soudain étrangement sans avoir bougé de place, ou bien se
dressait, allait hâtivement remuer des livres ou un meuble, sans but
apparent, pour dissimuler la crispation de ses mâchoires aux mots de
« profit spirituel », d’« oraison préparatoire », de « contemplation »
pour obtenir l’amour divin. Régis suivait avec surprise les vagabond-
ages de ce toton :
— Je croyais que la petite virée en Savoie te remettrait d’aplomb.
(« Moi aussi, je l’ai cru », grinçait à part lui Michel.) Mais tu reviens
encore plus nerveux, grognon et instable. On jurerait que tu es tour-
menté par un secret.
Michel secoua la tête paisiblement en esquissant un sourire. Régis
était perspicace à bon compte. Michel n’avait pas un secret, mais dix.
Tout était secret. Le seul remède honnête était de pencher vers Régis.
— Je ne suis pas complètement idiot, dit Michel. J’ai dû te décevoir
beaucoup durant ces dix jours. J’ai très médiocrement vécu depuis que
tu es arrivé. Il y a baisse de régime, je n’ai pas suffisamment surveillé
la chaudière. Je me suis relâché, je n’ai pas été d’une impeccable fran-
chise. J’étais arrivé à me faire, avec beaucoup de mal, une petite mor-
ale de la solitude. Je n’ai pas su l’adapter à notre vie commune.
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Il passa au crible les jours écoulés. Cette sincérité lui était bienfais-
ante. Régis, à son tour, voulait s’accuser. Lui aussi avait trop oublié le
but de ce voyage, mal résisté à des mouvements d’humeur. Ils pren-
aient goût à cette double correction fraternelle.
— Nous faisons un travail d’accordeur. Trop de notes sonnaient
faux. C’est un soulagement que de se retrouver dans le ton.
Michel revenait de lui-même à ses grands soucis : les intermittences
de la foi, les ténèbres de Dieu, ses ruades devant le dogme. Mais au
lieu de chercher la vérité de l’analyse, il se traduisait à l’usage de Régis.
La nature humaine le voulait sans doute, et Michel faisait cela « pour
le bien ». Le visage de Régis s’éclairait. Il réentendait son propre lan-
gage. Mais c’était pour lui retrouver son ami. Dans cette harmonie re-
conquise, on ne tarda pas à décider que Michel irait s’entretenir dès la
semaine suivante avec le père Reboul, un type épatant, un copain, qui
commencerait par lui citer Guillaume Apollinaire. On prendrait du
même coup les dernières mesures pour assurer son gagne-pain de
l’hiver.
Dans la soirée, cependant, on erra fort désagréablement, au cours
d’un fastidieux débat sur la sanction morale et la nécessité qu’elle soit
éternelle. Michel avait demandé à Régis, par rite plutôt que par désir,
de rester à l’Épervière, jusqu’à la fin de la semaine, mais une dépêche
de ses parents rappelait à Lyon d’urgence le futur Jésuite. Michel ne le
regrettait pas. Ce séjour avait assez duré.
Le lendemain matin, il conduisit Régis à la gare d’une âme et d’un
pied légers. Il lui en coûtait peu maintenant d’être conciliant et rassur-
ant. Il allait préparer scrupuleusement, il le jurait, son entretien avec
le père Reboul. On était arrivé fort en avance. Sur le quai de la petite
station, tout blanc de soleil, Régis monologuait, mis en confiance,
prenant de l’essor :
— Et quand bien même le dogme catholique serait impensable, irait
à contresens de tout ce que la raison et l’univers visible nous ensei-
gnent, je verrais encore dans ces objections énormes une confirmation
de la foi. Si le catholicisme est naturellement impossible, cela ne
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sais qu’il va falloir que je m’y mette et que je vous donne deux jours
pour vous confesser, sous peine de ne plus me revoir.
Mais les yeux d’Anne-Marie démentaient encore une fois ces dé-
plaisantes cruautés. Dans le décor familier des petites rues, ce visage
rieur et frais, ravivé par l’air des montagnes, s’auréolait de mille
souvenirs exquis. Anne-Marie, arrachée aux bourgeois, redevenait
Anne-Marie. Pour parfaire la facile reconquête de Michel, Anne-Mar-
ie – Régis l’avait déjà confié assez fièrement à son ami – venait
d’achever, en dix jours au Chamois-Fidèle, les six premiers tomes d’À
la Recherche du Temps perdu. Son enthousiasme proustien passait
toute espérance. Elle habitait avec Gilberte, avec Odette, avec
Françoise, avec le docte Legrandin, avec les ineffables Verdurin, le
bouffon Cottard, le charmant Saint-Loup, le pauvre Saniette, l’altière
Oriane et son époux le gros Basin. Elle revivait sa vie avec l’adolescent
des Champs-Élysées et de Balbec. Elle avait donc bien une vie fourmil-
lante, incessante, complexe, qui n’était point formée d’un sédiment de
dogmes, de préjugés, de poncifs, de lectures, mais n’appartenait qu’à
elle. Elle avait reconnu la poésie de Proust, cette irisation qui baigne
l’immense livre comme les plus beaux Monets et les plus beaux
Renoirs.
— Vous avez vu, Anne-Marie ? Les lilas de Méséglise !
— Et les poiriers en fleurs qui ressemblent à des anges de Pâques !
Et le lever de soleil en chemin de fer… Et les asperges ! Ce petit roquet
de Waltz qui se permet de trouver ça trivial. Et le tilleul de tante
Léonie ! Par exemple, ajoutait Anne-Marie en se tournant vers Régis,
je ne comprends pas du tout ces articles que vous m’avez donné à lire,
et qui disent que la vie morale était fermée à Proust. Mais il s’occupe
tout le temps des problèmes moraux ! de la générosité, de l’égoïsme,
du mensonge, de la justice. Et il me semble que, le plus souvent, sur
ces sujets-là, il a joliment raison contre tous les bien-pensants. Vous
m’avez expliqué que Proust n’a aucun sens du surnaturel, que c’est son
infirmité, et ça doit être malheureusement exact. Mais si La
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tête folle. Elle laissait même deviner que cette entrevue était pour elle
fort superflue et qu’elle s’y ennuyait.
Malgré tout son scepticisme, Michel était quelque peu interloqué :
— Voyons, Régis, l’autre jour encore, chez moi, me faisait part des
admirables lettres que vous veniez de lui adresser.
— Ah ! ce sont des lettres qui lui ont couru après. Elles sont d’avant
le 15 août. Depuis le 15 août…
Quatre semaines au plus avaient donc suffi à Mlle Ageron pour
qu’elle virât bord sur bord. Michel n’éprouvait pas le moindre dépit. Il
savourait trop bien la satisfaction d’avoir vu si juste (« ce n’était pas
difficile ») et de donner dans quelques instants à Régis une assez jolie
démonstration sur la nigauderie de l’algèbre pieuse. C’était par jeu
qu’il feignait la gravité et moralisait en demandant à Yvonne si elle
mesurait le scandale de son inconséquence.
— Que voulez-vous, disait la donzelle, d’un petit air presque imper-
tinent, je suis une emballée. Je suis pour tout comme ça.
Avec une paisible impudence, elle tirait de son sac une photograph-
ie : « Tiens, je ne savais pas que je l’avais sur moi. » On l’y voyait assise
dans un groupe de cinq ou six garçons, son chéri, qui se nommait
Gilles Brunet, près d’elle : l’Yvonne vaginale que Michel connaissait si
bien, mais avec une figure de béatitude que leurs austères amours
n’avaient point comporté : « Cré Dié ! Quelle mouilleuse ! Et elle me
montre ça. » Il n’y avait plus qu’à clore la conversation ou à entrer
dans les détails techniques. Mlle Ageron signifiait déjà d’une éloquente
manière que la promenade avait assez duré à son gré. À quelques pas
du café où les attendait l’autre couple, avec son agaçant frétillement du
derrière, qui devait l’aider à expulser la phrase difficile, Yvonne
déclara :
— Je crois qu’il vaut mieux passer l’éponge sur ce qui nous est
arrivé.
Anne-Marie s’écria en les voyant entrer :
— Comment ! Vous voilà ! si vite !
Déjà, ses yeux condamnaient l’inélégance de Michel.
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— Nous avons été joués comme des moutards que nous sommes par
une gamine excitée. Je crois que nous pouvons nous repentir fameuse-
ment de notre solennité.
— J’avoue que j’ai été un royal couillon, disait Régis.
Il n’insistait pas davantage. Son amour-propre n’était évidemment
pas en bonne posture. Michel gardait malgré tout le beau rôle dans
cette méchante farce, et, ma foi, il en profitait.
— C’est encore moi qui ai le moins marché. J’ai toujours eu des
soupçons. Si cette Yvonne n’avait pas été une petite timbrée, je
n’aurais pas été de mon côté si réticent. … Il est extravagant qu’elle ait
si peu conscience de son ridicule, aujourd’hui.
— C’est une preuve de sa puérilité, et une raison pour l’absoudre.
— Nous sommes pourtant devant un cas qui mériterait une analyse.
— À quoi bon ? C’est fini et bien fini.
La triomphale équation Y + M se révélait fausse. Régis la biffait
tranquillement. C’était un peu trop facile.
Michel pensait :
« J’ai presque joué les moralistes avec Yvonne. Je l’ai dénoncée
comme indésirable dans notre trio chrétien. Pourtant, quels droits y
ai-je ? De quoi suis-je sûr moi-même ? Elle disait tout à l’heure : “Je
me demande si mon avenir n’est pas du côté de la vie.” N’est-ce pas la
question qui m’a taraudé durant mes propres vacances ?… Allons, que
vais-je chercher encore ! Qu’y a-t-il de commun entre mes vicissitudes
et les sautillements de cette petite oiselle qui changerait de religion
selon la température de sa culotte ? »
Mis en belle humeur par cette dernière plaisanterie, Michel prit le
parti de rire :
— Bah ! tu as raison. Nous n’avons que trop fait l’honneur de nos
grandes pensées à cette gosse. J’aurais dû lui demander tout à l’heure
si elle a au moins connu avec M. Gilles Brunet les mignardises du
touche-pipi.
Mais la physionomie de Régis s’affligeait brusquement.
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Michel hissait ses bagages dans la petite chambre dont le Père Rollet
avait fourni l’adresse à Régis : avenue Jean-Jaurès [1], en pleine Guil-
lotière, à deux cents pas de la « place Antique », chez un conducteur
d’imprimerie qui travaillait pour le Progrès de Lyon, grand journal
radical, mais dont la femme et la fille aînée (quatre enfants dans la
maison) participaient aux œuvres paroissiales et lisaient Le Pèlerin. Sa
chambre payée, il lui restait deux cent vingt-cinq francs, non compris
cent francs, que Régis devait lui emprunter pour le financement du
prochain Brouilly.
La bourgeoisie française prépare ses enfants à « passer par des
filières », mais elle ne leur a jamais appris, comme le peuple, deux ou
trois modestes secrets de l’embauchage, à quelles portes on peut frap-
per, dans quelque lieu que ce soit, quand on a usé à la fois ses semelles
et son crédit chez le gargotier. Le cas des vieux clochards bacheliers et
licenciés est fort voisin de celui du blanc périssant de faim et de
détresse dans la forêt équatoriale où le sauvage trouve sans la moindre
peine son repas, son chemin et son gîte. Michel l’éprouvait à nouveau
en redevenant Lyonnais. La petite science des expédients parisiens
qu’il avait commencé d’acquérir ne lui était plus d’aucun secours
devant ce monde provincial compartimenté, sans la moindre fantaisie.
En fait, il se trouvait beaucoup plus embarrassé par le problème de sa
subsistance que le gamin d’un terrassier et d’une blanchisseuse à quin-
ze ans.
Comme il arrive toujours en pareil cas, l’aide de ses amis répondait
peu à la nécessité et à son inquiétude. On doit ajouter qu’un jeune
garçon de quelque délicatesse d’âme éprouvera nécessairement
d’étranges répugnances à ses premiers contacts avec l’argent. Il est
gorgé d’horreur, glacé de maladresse à l’éventualité de la moindre dé-
marche qui lui sera dix ans plus tard aussi naturelle que l’achat d’un
paquet de tabac. Il est neuf aux rites de la phynance, les voit tels qu’ils
sont, faits de cautèle, de férocité, de sordidité, de servilité. Or, à Lyon,
ces rites commandaient toute la vie. Michel eût volé du pain plutôt que
de solliciter une avance de M. Neyratier qui ne le réglerait peut-être
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pas avant la Toussaint. Il était dépaysé par les mœurs rogues et serrées
de cette province, sentiment insupportable pour un Parisien : un citoy-
en de la Ville se faisant faire la leçon par des barbares. Il continuait
d’ailleurs à prêter au dernier déchet de bureaucratie des compétences
écrasantes. Les banques, par exemple, ne s’étaient manifestées jusque-
là pour lui que sous la forme d’édifices imposants et anonymes, de
ceux dont on ne saurait dire ni la couleur ni l’architecture, mais dont
on sent la masse en les longeant. Quand par hasard il lui arrivait de
songer à leurs occupants, il n’imaginait rien entre les garçons de l’as-
censeur et des messieurs sérieux, vêtus d’une façon cossue et stricte,
seuls dans une vaste pièce un peu sombre, derrière un bureau de
lignes ennuyeuses mais confortables. Il n’aurait pu soupçonner qu’il y
eût place pour lui dans ces citadelles. Régis n’était d’ailleurs guère
mieux initié.
Ils avaient rendu visite tous deux à un grand imprimeur catholique
qui cherchait, disait-on, des correcteurs, mais n’embauchait que dans
la Confédération des travailleurs chrétiens ; à des imprimeurs pro-
fanes qui n’embauchaient que des cégétistes. Toutes les corporations
où l’on allait frapper étaient plus fermées que des clubs d’aristocrates
britanniques. Le Père Chaleyssin venait toutefois de faire savoir qu’un
grand négociant de la ville accueillerait sans doute un commis auxili-
aire aux écritures qui pourrait lui donner quelques heures de travail
chaque jour. Ce personnage, certainement dévot, négociait les vins. La
seule façade de sa firme comblait Michel d’un tel désespoir qu’il avait
reculé jusqu’à présent, de matinée en après-midi, l’instant d’en fran-
chir le seuil.
Michel avait déjà épuisé avec son élève toutes les ressources de la
pédagogie récréative. Tout coulait sur cette carapace d’hébétude.
Michel n’était même pas parvenu à tirer de ce vilain grimaud l’aveu
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d’un livre, Jules Verne, Danrit ou Cyrano, dont il eût gardé quelque
souvenir. Le procréateur de l’attachant jouvenceau avait prévenu le
nouveau maître, avec une grande affliction, de cette universelle inap-
pétence, mais elle passait tous les espoirs. Le football, la bicyclette,
Tite-Live, Molière, la géométrie plane, la communion pascale, Na-
poléon, David Copperfield, la soie, les vacances ou le labeur, l’été ou
l’hiver, le bureau noir du Griffon ou le voyage à Nice s’offraient au re-
jeton Neyratier comme autant de corvées indistinctes et incom-
préhensibles qu’il subissait tranquillement, l’œil mi-clos, l’échine
lovée, semblable à une tortue prisonnière sous un seau.
« Je ne peux cependant pas lui faire mettre en latin “l’onanisme seul
ou à deux” pour savoir si ça, du moins, l’intéresse. »
Le cancre, dès la septième leçon, avait pris un congé pour cause de
furoncles : « Deux louis flambés, au bas mot, et sur une paie déjà si
brillante ! » Michel calculait encore que depuis quatre jours, dont un
dimanche, il n’avait pas adressé la parole à son prochain, si ce n’est
vingt mots pour commander et régler la tambouille de sa gargote.
C’était le 22 septembre : « Brouilly dans six jours… » Chaque soir,
Michel se couchait avec le ferme propos de revoir le lendemain le Père
Chaleyssin avec qui il était convenu d’une visite imminente. Chaque
matin, il retrouvait désagréablement devant lui les lunettes du Père, sa
douillette soyeuse, sa voix onctueuse, ses belles mains dessinant les
volutes d’une idée habile et lénifiante. Le Père Chaleyssin était accueil-
lant, distingué, perspicace. Mais c’était un créancier. Michel écartait
encore une fois son image de cette journée déjà si lourde à passer
jusqu’à la nuit.
Il avait rouvert des cours de logique et de sociologie, mastiquait con-
sciencieusement des paragraphes, inaugurait des cahiers de notes, re-
partait à travers Lyon, sans espérance ni colère, pour des démarches
qui seraient vaines, dans des bureaux saugrenus ou implacablement
réglementés. Une pensée pointait tout à coup, indéniable et vrillante,
comme un clou au fond d’un soulier.
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Ils dirent mille riens qui les réchauffaient et les égayaient comme un
feu de brindilles. La visite fut courte.
— Et Chaleyssin ? demandait Régis. Tu l’as revu, j’imagine. Où en
êtes-vous tous les deux ?
— J’y suis allé ce matin. Il était absent.
Michel s’accordait ce mensonge. Il se jurait de revoir le Jésuite le
lendemain. Il avait du courage pour toute une semaine.
— Ah ! cette confession, soupirait-il comiquement. Quelle séance ! Si
ce pauvre curé n’en a pas pour son après-midi ! Quel déballage ! Quel
ramonage ! Depuis quatre ans et demi que ça s’est entassé !
— Bah ! répliquait la jeune fille. C’est encore de la forfanterie.
Voulez-vous parier qu’au bout de cinq minutes vous ne saurez plus
quoi dire ? Allez, vous n’avez pas la mine des grands pécheurs. Ce soir,
mon bon ami, vous portez quatorze ans.
Régis prenait un tramway de banlieue. Anne-Marie dit à Michel :
— Accompagnez-moi donc.
Tous les bonheurs à la fois ! La place Antique, les cœurs enhardis
par les ténèbres des petites rues, les confidences souriantes et
sérieuses, d’exquises minutes, savourées, prolongées comme aux plus
beaux soirs des voyages, la poésie de ces voyages et la sécurité d’une
vie porte-à-porte ! Anne-Marie déplorait plaisamment les secrets en-
nuis de la vertu :
— Vous vous rappelez le programme d’affabilité et de soumission
domestique que Régis m’a fixé. Depuis quelque temps, je m’y suis ap-
pliquée. J’ai dû faire d’assez gros progrès. Ma mère en tout cas n’a pas
tardé à s’en apercevoir, et voilà que cela, justement, m’est intolérable.
C’est la plus dure des pénitences, j’ai des sourires qui grincent des
dents. Ma mère me dit : « Tu vois, ma petite, j’avais raison, on peut se
corriger. Tu changes. Tu redeviens une petite Anne-Marie aussi douce
qu’il y a trois ans. Je suis sûre que tu pries mieux le Bon Dieu, que tu
pratiques davantage. » Quand ma mère prononce « le bon Dieu », je
voudrais casser quelque chose, quelque chose de très gros, qui fasse
beaucoup de bruit, qu’on n’en finisse pas de massacrer.
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Qu’aurait à faire ici l’ironie ? Anne-Marie m’a montré que la foi est in-
finiment diverse. »
Le clair de lune grandissant sur la nappe du Rhône créait une féerie
fluviale et citadine, trop étrangère au ciel de Brouilly. Michel lui
tournait maintenant le dos, et gagnait les quais de la Saône.
« Je me suis certainement trop avancé pour mes forces. Je n’ai tou-
jours pas la vigueur nécessaire à mon idéal. Cette lâche raison, la seule
en vérité, pourrait-elle justifier un recul ? Non. Je puis, je veux con-
naître avec eux la “vie inimitable”, dont le foyer, ce soir, luit à Brouilly.
Dans le catholicisme aussi, l’homme peut aller au-delà de ses limites
humaines. Ne le font-ils pas, eux, les deux Lyonnais, qui sur leur col-
line, main dans la main, bouche à bouche, bravent toutes les puis-
sances de l’amour, transmuent ses philtres, et vont surprendre Dieu au
fond de ses secrets ?… Un geste est exigé de moi. Puis-je dire que je
vais l’accomplir de toute mon âme ? Hélas ! Comment le pourrais-je ?
Que possédè-je de mon âme dans cette obscurité, la plus profonde que
j’aie connue, et qui seule m’aide à ne pas perdre tout courage devant
les laideurs et les abîmes de mon chemin ? A-t-il jamais existé converti
plus privé de lumières ? Pis même : de lucidité ? J’ai renversé
volontairement jusqu’à la dernière de mes petites camoufles. Mais je
vais faire mon premier acte de soumission à l’Église. Il est loyal et con-
fiant. J’attends de lui la vigueur qui me manque. Aveuglément, oh !
combien aveuglément ! je me plie à la règle. Je purge cet acte de toute
équivoque. Je me jure d’en accepter toutes les conséquences, quel que
soit le lieu où je puisse être conduit dans les pas de mes amis, et quand
ce serait au bout de leur monde. Oui, jusqu’à ce bout de leur monde
qui est l’anéantissement du mien. »
Le vent avait entièrement balayé la nuit. Elle était maintenant pure
et immense, glacée de bleu.
« Minuit. 29 septembre. – Demain, 30, je serai entré dans leur reli-
gion. J’en ai maintenant l’impatience. J’aurais voulu que le soir de
Brouilly fût celui de mon absolution. Mon Vingt-Huit Septembre, in-
dissociable du leur. Je l’aurais pu, il ne tenait qu’à moi. J’ai encore
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de l’aventure. Ils étaient un peu hagards, d’une joie enfantine qui ex-
plosait à tout propos. Ils redescendaient bien d’on ne savait quelle fab-
uleuse croisière parmi les astres. Ils jetaient au hasard à Michel
radieux et bouleversé des péripéties de l’expédition.
— Tout a finalement bien marché. Ce que ça piquait vers le matin !
Mais quels beaux nuages au coucher de la lune ! Cette garce de
postière n’arrivait pas à obtenir la communication…
— Je devenais folle. J’ai mis mon mouchoir en dentelles dans mes
mains, avec mes ongles. Et votre chauffeur, Régis ! Ah ! il y aura tou-
jours ce chauffeur entre vous et moi. Un apache, avec un cache-col or-
ange et une casquette aplatie sur la nuque, qui empestait la futaille à
trente pas. J’aurais juré qu’il allait vomir quatre litres de vin rouge
dans le hall. Ça ! le chauffeur des de Berhle ! Si mon frère l’avait seule-
ment aperçu, je coucherais ce soir dans une maison de correction. Les
autres n’y ont vu que du feu.
Puis, heure par heure, la nuit magique se reconstituait.
— Ce sont nos souvenirs d’abord qui ont recréé Brouilly.
Ils avaient flâné longtemps à leur recherche, un talus, un buisson,
les trois sapins de la pente. Puis, ils n’avaient plus rien dit, blottis l’un
contre l’autre dans le vent pur et froid.
— Ça a été le Brouilly le plus silencieux.
— Une longue et muette hallucination.
— C’est vrai, voilà bien le mot. Regarde Anne-Marie. Elle a encore
une figure hallucinée. Nous avons attendu que le soleil soit déjà haut.
Nous étions comme enracinés sur cette colline fantastique. Enfin,
nous sommes redescendus joyeux et graves, en parlant de tout, de
Bach, de Baudelaire, des saints, des jours lointains dans le passé et
l’avenir, car tout nous était sereinement limpide.
On déboucha le champagne avec les pâtisseries. L’opération fut la-
borieuse, d’une pompe cocasse. Anne-Marie disait cent folies. On
chanta : « Jean prends garde à toi… », « Ah ! comm’ les mères ont du
tourment, avec leurs filles ! »
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— Les ténèbres ne pèsent plus quand on sait que l’on marche vers
l’aurore. Vous n’êtes pas de ceux que Dieu prend par la manche im-
périeusement, en leur disant : « Lève-toi, et suis-moi. » Vous avez une
connaissance trop vive de cette terre. Mais Dieu vous a tenu le langage
que vous pouviez entendre. Il vous a parlé. N’en doutez point. Vous
êtes un esprit profondément religieux, mon fils. Mais il a cassé des
amarres qui étaient trop fragiles pour le retenir, et beaucoup vaga-
bondé. Il rentre au port maintenant, il retrouve son pays. Non, ces
retours-là ne sont point aussi romantiques que ce cœur un peu trop
poète se l’est imaginé. Pensez au sens de conversion : convertere,
tourner. Il faut retourner la machine, qui est lourde, rebelle ; cela ne se
fait point d’un seul mouvement. Il faut apprendre à la conduire dans
une nouvelle direction. Il faut que toutes les couches de votre con-
science, jusque et y compris ce subconscient qui souvent vous échappe
et vous joue de mauvais tours, baignent dans un air chrétien. Vous al-
lez vivre dans cet air, tout de suite, vous oxygéner à pleines fenêtres,
comme ceux qui ont mal respiré dans les villes et qu’on envoie se re-
faire les poumons à la montagne. Pensez à un homme qui n’aurait pas
relu ses classiques depuis sa quinzième année. Pourrait-on dire qu’il
les connût ? Vous allez refaire connaissance avec cette religion, dont
les beautés, l’universalité étaient fermées à votre âme d’enfant, cette
religion dont vous ne savez rien. Demain matin, sans plus tarder, vous
irez communier. Et maintenant, Michel Croz, mettons-nous à genoux,
simplement, comme un brave homme, et achevons ce que nous avons
si bien commencé.
Eh quoi ! c’est tout, déjà ! Tout ce qu’offre l’homme de Dieu ! Cette
thérapeutique, quelques conseils d’hygiène ! Oh ! l’interroger encore
un instant, vaincre peut-être un doute, un seul, lui arracher au moins
un mot qui soulage, obtenir qu’il fasse au moins flamber une allu-
mette ! Mais à quoi bon ? Une minute de plus quand il faudrait des an-
nées ! Que faire entendre, en une minute, dans l’ouragan qui des
quatre coins de l’horizon se déchaîne ?
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— Dites après moi ces formules que l’Église ordonne, non par un
vrai souci de protocole, mais parce qu’elles sont irremplaçables.
Pensez-les profondément, dans tout leur sens : « Mon Père,
pardonnez-moi parce que j’ai péché. »
— Mon Père, pardonnez-moi…
— De ces péchés d’orgueil et de révolte, ces péchés si dangereux que
vous venez de confesser, en avez-vous le ferme, le sincère repentir ?
Se repentir ! Il lui a donné fidèlement le compte de ce que leur règle
condamne. Mais où, quand a-t-il eu la conscience véritable d’une
faute ?
— Mais, mon Père, je devrais…
— Oui, mon fils, je sais… Ne subtilisons pas, ce n’est pas ce que Dieu
demande et vous n’y avez déjà que trop d’inclination. Ayez l’ardent
désir de ne pas retomber. Demandez à Dieu, quotidiennement, inlass-
ablement, de régénérer votre âme, de la repétrir selon ses lois. Con-
centrez votre volonté sur ce désir. La contrition n’est pas un puéril « je
ne le ferai plus ». Rappelez-vous, avec saint Thomas d’Aquin, que la
contrition est d’abord la volonté… Voyons encore : impuretés.
Souvent ?
— Selon les périodes.
— Seul ? À deux ?
— Parfois seul, parfois à deux.
— Impuretés avec des garçons ? (Il demande cela fort
naturellement.)
— Pour ça non, mon Père.
L’interrogatoire continue, précis. Des femmes ? Quelles femmes ?
Avec quelle fréquence ? L’imagination ? Très active, sans doute ?
— Aucune habitude acquise, mon Père. Mais j’ai passablement fait la
noce, par foucades.
— Gardez-vous avec vigilance, de ce côté-là aussi. On se noie vite
dans cette boue. De plus forts que vous y ont perdu leurs plus nobles
désirs. C’est quand on entend monter en soi le cantique de la chair
qu’il faut lui fermer ses oreilles.
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êtes en état de grâce !” Tiens, à mon cul, la grâce ! À mon cul ! À leur
cul ! »
Les imprécations éclataient, crevaient, écumaient, inlassablement,
sans le soulager. Michel avait déjà battu une lieue peut-être. Il refaisait
mot par mot la scène abhorrée, en rechargeant son infatigable fureur.
« Le repentir ! “Repentez-vous !” Et j’ai encaissé ça. Lâche ! Flan-
elle ! Imbécile. Je devais me lever : “Le repentir, monsieur ? Qu’est-ce
que cette pleurnicherie de fille engrossée ? Le repentir ? Je ne connais
pas. Je n’ai jamais connu, je ne veux pas connaître. On corrige, on sur-
charge. Mais vouloir effacer avec des larmes ce qui a été ! Ça peut
peut-être réussir sur les petits cœurs de beurre. Sur le mien, non,
monsieur ! Le remords est une sécrétion des chiffes, des hongres, des
vaincus, des malades. À nous, qui sommes entiers et droits, vous
voudriez nous injecter cette cochonnerie dans les veines, pour nous
défaire, et pour nous avoir par morceaux, salopards ! Bas les pattes, les
curés ! Pas pour nous, vos pharmacies !” Ah ! nom de Dieu ! quel
coup ! Le refus, en pleine gueule, à la dernière seconde. Le “non” sous
le signe de croix de l’absolution. Comme le “non” devant le maire et
toute la noce rangée. Ah ! triple buse ! Péroreur d’escalier !… Mais,
non ! Têtedieu non ! Pour cela non plus, pas de regrets !
« Et ces souffrances du Christ ! Ce Grand-Guignol évangélique ! Est-
ce imaginable ! Ce penseur ! ce pontife ! Avec sa tête doctorale, ses
façons d’homme qui a tout vu et lu ! Me parler deux heures ! L’analyse,
la philosophie, la littérature ! M’avoir reniflé, repéré sur toutes les
faces ! Et me faire ce mélo ! Ces trémolos d’Ambigu ! Le coup du cruci-
fix ! La tour de Nesles mystique ! Cabot ! cabot infect ! M’as-tu vu à
l’offertoire ? Pitres d’eucharistie ! Le crochet ! le crochet ! »
Il avait planté machinalement une cigarette entre ses lèvres
desséchées. Il l’arracha et la piétina avec rage.
« Merde et merde ! Ce salaud qui m’a foutu un mois de pénitence !
“Vous êtes fumeur ! Alors un mois sans fumer !” J’ai dit oui. Eh bien !
je tiendrai. Je ne leur donnerai pas la satisfaction de me voir flancher.
Ils n’auront pas cette arme contre moi. Rien, ils n’auront rien de moi,
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C’est un virus qui les exalte. Mais bientôt, il les défigurera. Deux êtres
magnifiques vont à leur dissolution. Ils courent s’offrir à la meule et au
couteau, qui les saigneront, les disloqueront, les broieront. Je le sais.
Je regarde ça les bras croisés, je vais enregistrer jour par jour les
phases de leur agonie. Et j’aime cette fille plus que la vérité ! »
Brouilly, celui qui serrait ses cheveux dans le vent de la nuit lé-
gendaire. Michel respira longuement et tristement ce chiffon de soie.
L’étrange idylle de l’avant-veille se ranimait autour du fauteuil de co-
tonnade fleurie. Michel hochait la tête.
— Ils n’ont jamais été plus loin de moi. Ils planent, ils sont inaccess-
ibles à mes mitrailles. Je ne peux pas les attaquer de front au lende-
main d’un Brouilly. J’en serais pour ma courte honte, j’aurais l’air d’un
fou ou d’un traître.
Pas d’illusions, d’une sorte ou de l’autre. Il allait être nécessaire de
conduire toute une politique, qui vaudrait certainement moins par la
brutalité que par la persévérance, et avec les travaux souterrains
qu’elle exigerait, hélas !
L’aube amenait déjà un premier dilemme, aussi urgent que re-
poussant. Avant peu, sous la fenêtre, la fanfare du Fils des Bois re-
tentirait. Cet appel si cher et joyeux allait-il devenir insupportable ?
Régis viendrait prendre son ami pour l’accompagner à la table de
communion :
vieilles magies ce Juif y a-t-il plaquées sur ce qui est sans doute l’ap-
port du Christ ? Quels en sont les morceaux peut-être authentiques et
ceux qui sont certainement interpolés ? On va fourrer un peu son nez
là-dedans, mon gars ! librement, pour renifler la sauce, savoir un peu
comment ils ont maquillé le poisson. On va rigoler. Je vous dis qu’on
va rigoler. »
Régis avait laissé chez Michel un petit mot : il était accaparé pas des
corvées familiales, Anne-Marie était parvenue à le faire inviter chez
elle pour l’après-midi du dimanche. « Nous ne pourrons sans doute
pas nous voir tous les trois avant son congé de jeudi. Je passerai chez
toi avant. Nous sommes fâchés de te laisser seul dans un moment qui
doit être assez dur (quid de Rouchouze, hein ?). Mais crois bien que
nos pensées ne t’abandonnent pas. J’ai dit à Anne-Marie que je ne
t’avais pas trouvé en très bonne forme hier. Tu lui as aussi parlé de ton
isolement. Elle me charge de te redire que tu peux compter sur son af-
fection et qu’elle prie pour toi. Elle estime que tu manques de confi-
ance en toi, en nous, un peu en tout. Elle te voudrait plus simple,
moins prisonnier de ton intellect. Prisonnier : c’est son propre mot. Tu
le vois, elle est un peu plus sévère que moi pour “tes états de con-
science”. Elle l’a d’ailleurs toujours été. »
Michel ne rigolait pas. Ce soir du samedi n’en finirait pas. Et de-
main, tout un dimanche de solitude… Il demeurait recroquevillé dans
son fauteuil pendant que la nuit envahissait peu à peu sa chambrette.
« Le commencement de tout a été cette fameuse lettre de janvier, la
première, qui m’a coûté tant de peines et de calculs. J’ai fait alors à la
réalité une entorse imperceptible, mais fatale. Mes étourdissantes
émotions du 6 et du 7 janvier paraissaient me donner droit à une place
auprès d’eux ; j’étais dévoré du désir de la prendre. J’ai interprété pour
eux à la manière d’une crise religieuse ces émotions qui ne venaient
que de mon cœur. Étonnant piège, où j’étais déjà pris avant même de
l’avoir mis au point ! Cette lettre n’était pas terminée, et déjà j’avais su
me convaincre qu’elle n’était point froidement mensongère, et que le
7 janvier m’avait replacé devant Dieu. Sinon, cette lettre ne serait
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chicaner sur la couleur de tes passeports. C’est eux qui te les ont don-
nés. Et ta police ? La tienne. Car tu en as une, à toi. Que te
reprocherait-elle ? Des punais peuvent bien crier à l’abomination et à
la forfaiture. Et puis après ? Ont-ils regardé en toi ? Tu peux te payer
allégrement leur fiole. Voler Anne-Marie à Régis ! Non, messieurs les
vaudevillistes, vous manquez d’imagination. Séduire Anne-Marie !
Non, c’est franchement à se tordre. “La délicatesse de votre cœur”, a
dit l’ensoutané. Eh bien, oui, je suis très chatouilleux de ce côté-là. Je
m’en excuse auprès des amateurs de romans-feuilletons, mais le co-
cuage n’a toujours pas cours chez nous. Les spectateurs de M. Lavedan
et de M. Georges de Porto-Riche peuvent flétrir ma duplicité. Ils font
ma joie, ces braves gens-là. J’en ris à me déglinguer les côtes. Je n’ai
pas tellement l’occasion de rire. Traître ? Non. J’aurais pu le devenir.
Mais je ne dois pas avoir la vocation. Je suis aux antipodes de la
traîtrise. Je veux sauver l’amour d’Anne-Marie et de Régis. »
Il voyait défiler devant lui des interlocuteurs graves et distingués,
d’où le truisme coulait à flots.
« Un peu de philosophie écarte de Dieu…
« J’ai eu déjà la simplicité de m’occuper à ce poncif durant la moitié
d’une nuit. Il ne m’en impose plus. Je ne sais pas tout de leur science
théologale, peut-être même ne sais-je que bien peu de choses. Mais je
me refuse à continuer cette étude, du moins comme ils l’entendent.
Pour un homme de mon espèce, elle n’aurait pas de terme. Voilà en-
core un des pièges de cette religion : on ricoche de controverse en con-
troverse ; il y a réponse à tout, il y en a pour tous les goûts, on passe
d’une forêt vierge dans une autre forêt vierge. Il faut s’arrêter quelque
part, et se retrancher. Que pourrais-je devenir, dans un camp comme
dans l’autre ? Un théologien de quelque adresse, qui ferait avancer un
peu cette matière, parce qu’il se permettrait des audaces et des nou-
veautés, tout en parvenant à louvoyer entre les récifs du dogme. Ou bi-
en un défroqué perdu dans d’éternelles polémiques. Je passerais six
mois de ma vie à démontrer comment l’apôtre Philippe, en train de
convertir l’eunuque éthiopien sur la route de Césarée, a froidement
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c’était que la musique. Crac ! j’ai pigé tout d’un coup : l’armature, les
joints, comment une phrase doit se développer pour être un organisme
vivant. » Ce fut pourtant lui qui amorça les propos moraux. Ils allaient
bientôt se retrouver tous deux chaque soir, ou presque, pour leurs
travaux universitaires, à la bibliothèque de la ville. Régis proposait que
le retour, de Saint-Jean à la Guillotière, fût consacré à un examen de
conscience et une correction fraternelle qui deviendraient ainsi d’une
pratique quotidienne : l’expérience de l’Éparvière étendue à toute une
année, une discipline unique, aux fruits incalculables. Michel essaya
d’indiquer, avec des mots prudents, qu’il était de nouveau dans une
période de haute crue, charriant un limon devant lequel l’écumoire de
saint Ignace ne serait pas d’un grand usage. Régis tiquait désagréable-
ment. Son visage disait : « Allons, bon ! trois pas en avant, dix pas en
arrière. Il est fatigant, cet âne rouge ! » Mais il se reprit. Il devait faire
appel à la patience, qui est une qualité technique pour les chrétiens. Il
interrogeait soigneusement le néophyte sur son comportement reli-
gieux dans ces dernières journées.
— Tu es épatant, disait Michel, qui prenait depuis quelque temps la
manie des métaphores médicinales. Tu es comme un toubib qui est
convaincu que si son client ne guérit pas, c’est parce qu’il suit mal le
traitement, mais qui ne mettra jamais en doute la vertu de son ordon-
nance (il avait failli dire : de ses drogues). Tu me parles régime, alors
que je me demande si les causes réelles du malaise ont bien été
soignées. J’en reste encore à croire quia absurdum. Vous avez eu l’air
d’estimer que c’était déjà beau. Je suis obligé de constater que ça ne va
pas tout seul.
— Je te comprends, répondait Régis, plein de mansuétude. Mais tu
oublies le corollaire : « Parce que c’est absurde, et que pourtant c’est la
vérité. » La religion te demande de croire à des mystères et des
dogmes qui sont au-delà de notre raison. Mais elle te garantit que lor-
sque tu auras ainsi fait tiens ces principes, tu en éprouveras la bien-
faisance. Si la vérité catholique contient tout ce monde, elle le dépasse
aussi largement que la vie éternelle dépasse la vie finie. Comment
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je cherchais à figer ma vie par tous les moyens, à obtenir une complète
ankylose. Mais c’est nier le mouvement de l’âme : E pur si muove !
Elle aussi !
« J’avais accepté d’abdiquer tout ce que je suis, en m’imposant des
tourments imbéciles et infernaux. Cette horrible ‘‘mort du moi” est
une des perfidies les plus savantes du catholicisme. Il nous oblige à
faire le néant en nous pour nous asservir plus totalement.
« Mathématiques à froid des théologiens, mathématiques à chaud
des mystiques : tout cela n’est que constructions de l’esprit. Le catholi-
cisme est un système fermé, à côté de tant d’autres systèmes. Ses apo-
logistes ne s’en cachent d’ailleurs pas. Il faut voir comme ils défendent
chaque joint de ciment : “Non, ne touchez pas, même avec un canif.
Ces innombrables pierres sont liées les unes aux autres, chacune as-
sure l’équilibre et de la perfection de l’édifice. Descellez-en une seule,
le bloc entier se désagrège.” Si ce bâtiment insane dans ses détails est
malgré tout solide, c’est sans doute parce qu’il est le plus hermétique-
ment clos, celui où l’on étouffe le plus, où l’on est le plus étroitement
emprisonné et surveillé. Quand le catholicisme a racolé un mortel – je
parle d’un d’entre ceux qui ne sont pas des brutes – il le cadenasse
avec des raisonnements pareils à une camisole de force. Car la foi est
ineffable, inspirée par l’Éternel, supraterrestre et supraraisonnable
pour s’immiscer en nous. Mais une fois installée, cette vertu infuse et
surnaturelle a grand besoin de s’appuyer sur les vieilles béquilles de la
logique : l’abstraction codifiée, la forme la plus mécanique de l’activité
spirituelle. C’est la foi en petite tenue, la foi d’usage courant.
« J’ai spéculé à perte de vue, j’ai éprouvé d’innombrables vertiges.
J’ai aperçu l’immensité de notre vie intime et de la vie universelle.
Non, je ne consens pas à réduire cet infini au fini du catholicisme. J’ai
fait longuement le tour de leur monument. Il est bien ornementé, ses
architectes ont eu toutes les astuces. Il est possible que dans l’espèce
on n’ait jamais fait mieux. Mais je ne veux pas entrer là-dedans. Régis
a pu s’y installer parce qu’il y est chez lui, mais moi, je ne me laisserai
pas enfermer dans une construction qui m’est étrangère. Il y fait trop
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Les trois quarts de cet hébreu lui avaient déjà échappé avant qu’il s’en
servît. L’esprit gaulois et égalitaire se taillait un brillant succès de fin-
esse sur les bacheliers et les fils à papa, et puisque Michel goûtait si
mal les beautés de l’administration, on le chargeait de découvrir une
erreur de vingt-trois francs vingt-cinq sur une cinquantaine de pages
d’additions qui le laissaient moribond.
Il rentrait, le soir, d’un pas mou et incertain de sans-logis. La pluie
nocturne à Paris était l’invention d’un machiniste poète pour em-
braser, joncher d’étoiles et de bijoux l’asphalte miroitant. À Lyon, la
pluie ne reflétait rien, elle redevenait le suintement d’un ciel hostile
aux hommes. À Paris, l’embrasement de la nuit électrique annonçait à
Michel les heures du grand travail et des grandes pensées. Dans le
sombre Lyon, aux avares et jaunes réverbères, la nuit n’apportait plus,
comme au fond des bois, qu’une angoisse presque funèbre. L’illusion
de Lyon avait été crevée en même temps que l’illusion catholique.
Michel s’était juré de sauvegarder chaque jour son programme. Il
étudierait l’« ennemi » d’un œil neuf pour connaître ses points les plus
vulnérables et se trouver en mesure d’agir avec une grande énergie
auprès d’Anne-Marie et de Régis, dès que les circonstances le réclam-
eraient. Il ranimerait ses ambitions de créateur, si ridiculement mises
sous le boisseau religieux : « Je ne suis pas catholique : je ne serai pas
non plus médiocre. » Il avait rouvert quelques livres profanes. Après
trois mois d’abstinence, dix lignes, même d’un auteur réputé sec
jusqu’ici, le rafraîchissaient délicieusement. Mais à dix heures du soir,
l’engourdissement des prolétaires le gagnait. Il luttait longuement,
sans profit, puis se couchait, sans espoir ni désir devant une accab-
lante suite de jours tous faits des mêmes corvées. Il reconnaissait les
lugubres sentiments des couchers d’automne, dans le vaste et glacial
dortoir de Saint-Chély, où il n’y avait pas place pour une seule idée
heureuse ; la grisaille, la fadeur, la monotonie tombale de tous les
lieux où sont encasernés les soldats du Christ, et que Michel devinait
derrière les murailles de n’importe quel couvent, en changeant de trot-
toir à grandes enjambées. Les catholiques n’avaient pu l’attirer dans
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la seconde bouteille d’un puissant Corton, Michel était sur la pente des
confidences :
— Mon cher Vignon, vous devez vous demander ce qui a bien pu
m’amener ici, dans une pareille débine. Que voulez-vous que ce soit,
sinon une histoire de femme ? Mais de cette histoire-là… je commence
à en avoir soupé.
Il avait hésité une seconde avant de faire passer ses lèvres à ces mots
impies. Mais ils étaient dits. D’innombrables pensées qu’il agitait déjà
depuis deux heures prenaient une forme de plus en plus impérieuse.
— Vignon, pardonnez-moi de me déboutonner devant vous, que je
connais à peine, en somme. Mais je suis incroyablement seul et en
train de devenir infiniment malheureux. Je crains beaucoup d’avoir
fait une gaffe imbécile. Peut-être serait-elle encore réparable. Croyez-
vous que dans votre partie, à Paris, j’aurais quelque chance de me
débrouiller ?
— Mon vieux, puisque vous prenez les devants, je vais être franc. Si
un garçon comme vous n’est pas venu dans ce patelin pour épouser
une fille de soyeux, ce qui me paraît peu probable dans votre cas, qu’y
fiche-t-il ? La question me brûle la langue depuis cet après-midi. S’il
ne s’agit que de gros sous, je me fais fort de vous trouver de l’em-
bauche, et vite. Je ne dis pas que vous n’aurez qu’à vous présenter.
Mais vous devez savoir qu’André Lhote a répondu à votre papier sur
Renoir dans l’Amour de l’Art, avec de grands coups de chapeau.
— Je ne sais rien.
— Vous êtes vraiment un type ! Et le père Gide en personne m’a par-
lé de votre Catherine Paterson.
— Gide ! Sans blague ?
— Sans aucune blague. À vrai dire, je lui en ai parlé le premier. Mais
il l’avait lue et remarquée. Il regrettait que vous ne l’ayez pas donnée à
la N.R.F. Revenons à la matérielle. Si vous voulez des précisions, Dela-
main et Boutelleau fondent un grand hebdomadaire littéraire. L’affaire
est décidée, j’ai déjà vu les maquettes : trois cent mille exemplaires au
départ. Je sais, c’est un peu beaucoup pour un Stendhalien. Mais pour
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les petits chèques, malgré tout bien utiles, c’est une gentille sécurité.
La maison avait flanché avec le père Stock, mais, maintenant, elle a les
reins solides. Le rédacteur en chef est Berl, je suis son adjoint. Il m’a
donné carte blanche pour engager des garçons nouveaux. Ils y
tiennent beaucoup dans la boîte, pour leurs éditions comme pour leur
canard. Ils veulent se constituer une écurie de poulains, comme
Grasset et les autres. Depuis le coup de Radiguet, on irait dénicher les
« jeunes » jusque dans les classes de rhéto à Louis-le-Grand. Je vous
garantis votre signature dans chaque numéro. Et pourquoi pas une
rubrique dans les arts ? Quel âge, avez-vous au juste ? Pas encore
vingt-deux. Le plus jeune critique d’art de Paris. Ça amusera Berl…
Vous signerez à votre choix : Menniar ou Créqui, ou Croz, ce qui serait
encore mieux. Vous avez eu une bizarre idée avec vos deux premiers
pseudonymes, c’est de la littérature clandestine ! On vous fera un petit
fixe dans le secrétariat de rédaction. Je vous montrerai la cuisine. Je
n’ai aucun mérite à ça, la plupart des confrères m’assomment. On est
obligé de faire les journaux avec des brutes à reportages, qui ne lisent
jamais rien, qui n’ont de goût pour rien. Vous, au moins, vous êtes cul-
tivé, et vous avez du talent. Il suffit de lire cent lignes de vous pour le
sentir. Vous avez déjà de la patte, et vous accrochez le lecteur. Vous
vous ferez vos quatre mille par mois comme vous voudrez. Sans parler
des Paterson futures, et j’espère, imminentes. Pour un début, c’est
convenable.
Michel planta une cuiller rageuse dans le soufflé au marasquin :
— Ici, j’en gagne six cents, et dans des porcheries !
L’insidieuse tentation était devenue irrésistible. Gide l’avait lu et Ré-
gis faisait la moue devant sa métaphysique boiteuse, le tenait sans
doute in petto pour un fruit sec ; et il était insulté en public par des
pourceaux au crâne sale. Il mourait de faim dans cette ignoble ville de
sacristains et de boutiquiers, où tout gagne-pain était un bagne, quand
il pouvait être demain à Paris, le Paris aux mille métiers excitants,
semblables au plaisir. Et pourquoi ? Pour cette histoire qui dans la
plus favorable hypothèse ferait se tordre de rire ce délicieux Vignon,
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longtemps. Je vous devrai bien ça… Vignon, quelle est l’heure de votre
train, à Perrache ?
— Je compte prendre le rapide de premières, à minuit cinquante.
C’est le seul où j’aie des chances de trouver une couchette.
— Il est dix heures et demie. Vignon, savez-vous ce qui serait digne
et grandiose ? Que vous me fassiez l’amitié de choisir un rapide où il y
eût des troisièmes – il en part un à 1 h 3, je le connais ! – de me prêter
cent francs si besoin est, et que je m’embarque avec vous, cette nuit,
pour la capitale. Une heure pour boucler mon saint-frusquin, un quart
d’heure pour gratter deux lettres. J’aurais encore le temps !
Vignon sourit :
— Je vous prêterai même de quoi monter en couchettes avec moi.
Vous ne savez peut-être pas non plus que les journalistes voyagent aux
frais de leurs canards. Mais je suppose… n’avez-vous tout de même
pas quelques adieux à faire ?
Michel prit un temps.
— Oui, vous avez raison. Ce serait une lâcheté. Mais demain…
— Soit. Vous arriveriez donc après-demain matin. Voici mes télé-
phones, domicile et bureau. Vous me joindrez quand vous voudrez. Je
pense voir Berl demain à déjeuner. Si l’affaire se règle aussitôt, je vous
enverrai un télégramme. Vous partirez ainsi entièrement rassuré.
… Michel rentrait chez lui, d’un pas véhément. Il venait de mettre
Vignon dans son wagon-lit. La valise de Vignon, couverte d’étiquettes,
le beau train de Vignon, son sourire à la portière, la magnifique
Anglaise blonde en pyjama dans le couloir, tout chantait : « Paris ! »,
tout allait vers Paris, la liberté, le mouvement, l’esprit, la grâce, la fer-
me et succulente réalité.
« Toutes les conditions d’un bonheur stendhalien… » Chastagnac le
disait, le bon compagnon, que l’on allait pouvoir repêcher lui aussi, et
au plus vite.
« Je vais enfin me retrouver au centre de ma vraie vie. »
Quoi ? Sauver Anne-Marie ? Comme s’il était une puissance hu-
maine qui le pût encore ! Non : se sauver soi-même. Se tirer de ce
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Six heures. De telles nuits ne sont pas faites pour le long sommeil.
Un demi-jour vitreux. Demain matin, à la même heure, Michel saluera
les aimables toits penchés de l’Île-de-France. Il reconnaît bien dans sa
bouche le goût des résolutions graves et difficiles, l’âcre goût du fer,
mais avec sa dureté.
Fanfare du Fils des Bois.
Quoi ? Lui, déjà ? Michel broncha, touché au ventre d’une pointe ai-
guë et brutale. Il fit deux pas vers la fenêtre et s’arrêta. Il n’attendait
Régis que pour la fin de la journée, quand de longues heures, remplies
d’actes irréparables, se seraient ajoutées à sa décision. Il ne savait pas
encore ce qu’il allait lui dire. Régis pouvait siffler, Michel ne se
montrerait pas. On avait le droit d’être dans un profond sommeil à six
heures et demie. Et puis, rien n’avait plus la moindre importance.
Fanfare du Fils des Bois.
Pauvre vieux ! siffle toujours. Mais s’il s’obstine, ce sera bien
désagréable.
Thème de la Mer.
Qu’est-ce que cela signifie ? Le thème de la Mer, son thème à elle !
Mais elle ne l’a jamais sifflé. C’est le signal des garçons, pour se faire
reconnaître d’elle sous ses fenêtres. Serait-elle donc là ? Michel fit en-
core trois pas et ouvrit la fenêtre. Régis avait de l’instinct. Le thème
d’Anne-Marie ne pouvait pas ne pas être le Sésame. Michel dissimula
prestement la valise ouverte et s’en fut à la porte, arc-bouté, attendant
le choc. Régis entra.
— Qu’as-tu donc fait hier ? Anne-Marie s’était rendue libre. Nous
t’avons longtemps attendu. Je n’ai trouvé ton mot que plus tard. Anne-
Marie était navrée. Je ne l’avais pas vue aussi nerveuse depuis
longtemps. C’est elle qui m’a envoyé : « Allez-y dès la première heure.
Il doit se passer des choses, il avait l’air pourchassé et absent tous ces
jours-ci. Vous ne sentez pas cela. Mais, croyez-moi, je sais qu’il est
malheureux, prêt à faire des bêtises et qu’il a besoin de nous. »
Michel tremblait intérieurement d’une terrible manière. Il essayait
de plaisanter :
742/1425
— Tu peux voir par toi-même. Mon lit est veuf de toute créature du
diable.
Régis, nullement disposé à l’humour, haussa les épaules :
— Comme s’il s’agissait de ça !…
Michel ne donna pas son congé ce matin-là à M. Neyratier. Il re-
gagna sa table de la maison Rouchouze, se débattit avec de bourdon-
nantes additions. Une sarcastique fatalité semblait, hors de lui-même,
commander tous ses gestes. Il avait rendez-vous avec Anne-Marie et
Régis pour la fin de l’après-midi, il avait demandé deux heures de
liberté depuis plusieurs jours dans cette intention sous des prétextes
universitaires. « Si je la revois, je suis foutu. Foutu. Pourtant, tout ce
que j’ai vu et pensé cette nuit est vrai. »
Il pouvait renoncer aux quelques sous que le sieur Neyratier et
Rouchouze lui devaient, laisser ses livres en gage pour huit jours à sa
propriétaire. Il avait assez d’argent pour un billet de troisième jusqu’à
Paris ; Vignon pourvoirait aussitôt au reste. On ne partait pas de cette
ville maudite, on s’en évadait, muet, à toutes jambes, sans regarder
derrière soi. Mais que dirait Anne-Marie ? Il ne lui laisserait que l’im-
age d’un couard, d’un fuyard, d’un petit gendelettres inconsistant. Et
quel dépit insoupçonné peut-être, dans ce cœur capable de pressentir
le sien de si mystérieuse façon. Il ne supporterait pas de laisser der-
rière lui cette honte et ce mystère. Il voulait encore une dernière
épreuve. Mais cette fois, oui ! qu’elle fût bien la dernière.
Il vit Anne-Marie. Elle n’avait jamais été plus charmante et caress-
ante. Ses yeux si vivants, à la fois rieurs et anxieux, ne se détachaient
pas de lui, ne cessaient de l’interroger. Elle s’en fut, et Michel n’avait
pas parlé, désespéré de sa faiblesse, de sacrifier Paris et la vie libre,
mais n’ayant point la force de les gagner à un tel prix. Puisqu’il n’avait
toujours rien dit, il ne pouvait partir. On ne partait ainsi que dans les
drames, et il n’était pas capable de devenir un héros de drame, ni
même de mélo. Il s’accrocha indéfiniment à Régis, avec un accent
fraternel qu’il avait oublié depuis de longues semaines déjà, et dont la
voix du compagnon lui renvoyait l’écho. Lorsqu’il regagna sa chambre,
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cette ville-ci. Comme nous sortions tous les trois en riant – mes
premières minutes un peu légères depuis quatre mois – nous sommes
tombés sur Rouchouze qui descendait de sa Delage pour boire son
apéritif avant d’aller s’emplir de poularde aux truffes… Je l’ai salué
jusqu’à terre avec une obséquiosité dégoûtante. Il m’a cloué de son
petit œil perçant et impitoyable de rhinocéros. Hier, le chef comptable,
qui remplit les fonctions d’adjudant de quartier, m’a fait savoir que ma
« collaboration » était insuffisante pour justifier une mensualité et que
je ne comptais plus à partir d’aujourd’hui dans le personnel de la
maison. Le puceron ignore le pied qui l’écrase, et je ne saurai jamais si
ma condamnation, d’ailleurs prévisible, était déjà fixée depuis
plusieurs jours « sur le plan technique ». Mais la rencontre à la porte
du Royal a été certainement déterminante ; à quoi servirait l’argent, où
la générosité mènerait-elle le monde, si un Rouchouze pouvait se ren-
contrer dans le même café que le dernier de ses esclaves ? Que
subsisterait-il, je vous le demande, de l’ordre social, si le dernier de ces
esclaves avait licence de s’offrir un verre à quatre francs cinquante
(majoration de un franc pendant que joue la musique) et d’exhiber une
cravate à trente francs qui n’est pas encore déteinte ? J’allais oublier
que, de son côté, le R. P. Chaleyssin, qui ne doit pas avoir reçu de sa
police des rapports très enchanteurs sur moi, peut bien avoir un étudi-
ant infiniment plus « méritant » à recommander.
À propos vêtements, mon malheureux pardessus, gloire de ma sil-
houette parisienne, est tombé chez Rouchouze sur le poêle à pétrole.
La patère s’était descellée. Il est rôti de tous côtés, perdu. Je
soupçonne les dos d’avoir fortement aidé à l’accident. Ce pardessus du
Quartier Latin les faisant hoqueter de rigolade et d’indignation, il
devait représenter pour eux une espèce de sardanapalisme
clownesque. J’ai proclamé que la responsabilité du « sinistre » incom-
bait à l’établissement, qui devait d’ailleurs être assuré. On m’a gratifié
de cinquante balles. Tel est le prix auquel le grand patronat évalue les
hardes dont sa valetaille peut se couvrir. Les milliardaires des assur-
ances sont certainement de cet avis.
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j’ai bien développé dix fois cette année : il n’en était rien. J’ai entrepris
à nouveau de remonter à la genèse. Régis me suivait très mal sur ces
terres étrangères. Il se figurait que je rabâchais des poncifs à la
Rousseau, l’homme gâté par la société, le bon sauvage… Je me suis ex-
pliqué. Les actes les plus répugnants, les plus féroces ou les plus bêtes
sont imputables à l’homme collectif, à l’animal en foule ou en nation.
C’est toujours au nom de cette collectivité que l’on pousse l’homme
aux guerres les plus barbares, guerres de peuples ou guerres de
classes, aux mouvements de fanatisme les plus aberrants. Les col-
lectivités exigent de plus en plus des hommes, indistinctement, la
même obéissance servile, sans égard à leur rang, à leur valeur propre.
Autrui ne se révèle que pour m’empêcher d’être ce que je peux, ce que
je dois être. Mon premier devoir est donc de me retrancher contre
autrui. Comme Régis persistait, avec des questions saugrenues, j’ai ap-
puyé, je lui ai accommodé Nietzsche aux petits oignons : « Le moi se
cachait jadis dans le troupeau ; à présent, le troupeau se cache encore
au fond du moi. » C’est ce bétail qu’il importe de chasser de soi. On
s’apercevra un jour que ce sont les individualistes forcenés, comme
disent les orateurs de politique et de chaire, les « monstres » n’ayant
d’autre morale et d’autre fin que leur propre épanouissement, qui ont
sauvé la civilisation au siècle de la barbarie sociale.
Lucifer surgissant à l’entrée du pont de la Guillotière n’aurait pas ef-
frayé davantage Régis. Il hochait douloureusement la tête : « Ah ! me
disait-il, comme je retrouve en toi par moments le Michel ancien !
Qu’il est donc dur et long de briser ce noyau ! Quand tu parles ainsi,
comme tu es loin du christianisme ! J’aimerais mieux te voir incroy-
ant, éloigné de toute pratique, mais à genoux, et implorant Dieu. » J’ai
lâchement cédé du terrain, j’ai répondu que telle était ma pente, mais
que je concevais la nécessité de me faire violence, etc. Je l’ai embobiné
avec je ne sais combien de ficelles. J’ai appris l’usage de leurs roueries
et de leur casuistique, pour en faire à mon profit le plus hypocrite em-
ploi. De mon naturel, je ne savais pas mentir, je jugeais le mensonge
ennuyeux et inutile. Ils m’ont appris à devenir un maître fourbe, qui
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Toujours est-il que la dernière nuit m’a valu cette révélation auricu-
laire : Mlle Denise se masturbe à se fendre le cas jusqu’au menton.
Aucun doute ne saurait être permis sur la nature de l’éloquente mu-
sique qui est venue m’émouvoir le tympan et le reste. C’est d’abord un
prélude de reniflements, un souffle nasal et sifflant qui s’accélère, puis
une geinte qui monte, qui parcourt tous les registres, rauque, rageuse,
enfantine, douloureuse, étouffée dans l’oreiller, puis se libérant dans
un sanglot jusqu’à crier. Il y a des silences subits, coupés de brefs piz-
zicati. On peut suivre à l’oreille chaque attouchement et chaque
décharge. Est-ce une peine-à-jouir, une de ces déroutantes apprenties
qui entament leur morceau avant même que l’on ait écarté la touffe, et
qui n’en finissent plus, dont on se demande toujours si ce sont des ca-
chottières qui ont pris quatre fois leur pied pendant que vous meniez
votre affaire, ou si on ne les a pas à chaque coup laissées en plan ? Est-
ce une virtuose qui se ménage des haltes et prolonge le festival ? Une
honteuse qui essaye de s’exorciser avant d’y mettre un doigt de plus ?
Quoi qu’il en soit, cette nuit, elle ne s’est rien refusé, la fiancée ! Elle
est allée au moins quatre fois jusqu’au bout. De onze heures et demie à
trois heures du matin. Après chaque amen, sur quel point d’orgue !
venaient quelques pleurs spasmodiques (le remords !), puis plus rien,
puis au bout d’un moment, reprise de la litanie. À la fin, si l’on en juge
par l’énergique témoignage du sommier, le traversin devait être entré
dans la partie… Le dernier monologue a bien duré cinquante
minutes [1].
Je suis resté durant plus de trois heures, l’oreille vissée au frêle
galandage, dans le plus abominable état, ne perdant pas une note de
cette vagissante et interminable sonate. Je n’entendais plus rien, je
croyais la séance enfin close, j’allais me coucher, incendié. Puis de
nouveau ce souffle, ce halètement, de nouveau cette gésine de l’or-
gasme… Je m’imaginais percevoir le clapotis spécifique. C’est dire où
j’en étais. Dix fois, j’ai été à un geste, à une seconde de lâcher ma
giclée. C’était aujourd’hui le premier vendredi du mois. La mère Mulet
est venue extraire sa fille à six heures d’un sommeil si vaillamment
758/1425
s’était hissé jusqu’à Paris, j’ai lâché prise au moment où on allait m’ac-
cueillir à bord, je me retrouve tout déconfit, tout démantibulé sur le
pavé de province. Un bel objet d’admiration ! l’image typique du raté.
Un homme destiné à une grande vie et une grande œuvre, se laisse-t-il
démolir ainsi ?
Et pourtant, ce rôle même d’épave tournoyant entre un catholicisme
et un scepticisme aussi bourbeux l’un que l’autre, ce rôle que je tiens
devant eux, si misérable soit-il, réclame encore de moi d’épuisants ef-
forts. Je ne pourrais ajouter un mot, un geste de plus à cette parodie
de christianisme, dont je sais si bien qu’elle ne sert à rien. Oh ! pour
dire la vérité, quel mordant, quelle adresse je retrouverais ! Quels con-
tours et quel relief je reprendrais ! Mais cet étincelant Michel n’aurait
plus qu’à disparaître…
Imbécile que je suis. Et je prétendais connaître les cléricaux ! Il ne
fallait jamais tomber sous leur coupe. L’Église réserve ses fureurs aux
naïfs qui ont signé l’engagement, aux recrues qui regimbent. Mais elle
est tout miel et sucre, pommades, courbettes, pelotages pour les fin-
auds qui se gargarisent d’hymnes opportuns à la spiritualité chré-
tienne, tout en sachant, pour leur cas personnel, rester sur un élégant
quant-à-soi, avec de savants soupirs d’âme, d’intéressantes coquetter-
ies. Tel ce grand nez de Barrès. Au lieu de ma pauvre et peccamineuse
Catherine, insortable dans la société des bien-pensants, je produisais
pour la N.R.F. une grande nouvelle poétique et suffisamment déclam-
atoire sur le « message de Brouilly », moitié du Sang, de la Volupté,
moitié Annonce faite à Marie. Je dédiais à Claudel ce beau morceau
soufflé et sucré à point. Régis se décrochait les entrailles d’admiration
et d’émotion. Je fréquentais les Pères de l’Église non pas en pécheur
inquiet de son salut, mais en amateur distingué de « valeurs
spirituelles », toisant avec un souriant mépris les hégéliens, nietz-
schéens, positivistes, pragmatistes et autres sans-Dieu en déroute. Je
proclamais la « primauté » humaine, sociale et philosophique de Tho-
mas d’Aquin et d’Ignace, seuls vrais maîtres de tous les « ordres de
grandeurs ». (Les pluriels inusités sont toujours du meilleur effet.)
765/1425
tapissée de crasse et de suie, en rang sur des bancs boiteux, une ving-
taine de culs bénits et surtout de fillasses dont la seule idée qu’elles
possèdent des mamelles et une fente vous fait revenir sur les lèvres
votre déjeuner. Le plus répugnant amphithéâtre de Sorbonne est le
Parnasse auprès de ce goguenot-là. Chaleyssin, enjambant déjà le pro-
gramme de morale, a parlé sur la foi. Ironie : lui aussi, à propos du
dogme catholique, a employé ma métaphore du cercle. Ai-je besoin de
dire que c’est à de tout autres fins ? Il a cité un mot d’Alain, avec un
sourire indulgent, servilement copié par toutes les bouches. Je n’ai
guère fréquenté Alain, et pour ce que j’en connais, j’apprécie assez peu
cet abstracteur républicain. Mais surgissant dans un tel lieu, il devient
le héraut de la vérité et de la liberté. Combien je conçois que les
hommes du XVIIIe, en secouant les restes d’un ordre social bâti sur la
duperie catholique, aient aimé d’un tel amour la vérité et la liberté.
Mais ils les ont déifiées. Ils ont été aussi nigauds que ceux des cata-
combes, beaucoup moins bons raisonneurs que les théologiens. Et
leurs descendants sont devenus aussi bénisseurs et hypocrites que les
prêtres.
Dans cet effroyable « Catho », seul mon ennui peut rivaliser avec ma
nausée. Je ne parviens pas à suivre avec quelque intérêt, quand ce ne
serait que pour me renseigner, cette partie truquée. Cette dialectique
est pour moi comme un jeu de loto où l’on gagne toujours.
sable avec un lardon de deux ans. Enfin, l’honneur a été sauf. Mais Ré-
gis s’est avisé que ce n’était pas là un véritable épluchage. Il m’a pro-
posé des méthodes plus serrées, il a dressé une liste des postes à sur-
veiller et à passer quotidiennement en revue. Je ne peux exprimer à
quel point j’en ai plein le dos.
C’est une grande bringue, de sang méridional, un peu plus grande que
moi, de trente-cinq à trente-six ans, souvent en savates, pas très
soignée de sa personne, fort brune, plutôt maigre, de visage plutôt os-
seux, mais de cette maigreur agile et musclée de louve en chasse qui a
son piment. Je sais que son mari est cheminot et travaille de nuit. On
m’a même rappelé plusieurs fois ce détail. On ne m’a pas caché non
plus que l’étudiant qui a pris la chambre cette année est un pitoyable
jeune homme. J’ai aperçu ce buveur d’encre, un foutriquet studieux,
voûté, une gueule à génuflexions ; ce n’est assurément point l’échantil-
lon du right man en cette place. Je gagerais que c’est le mari qui a
traité avec ce locataire. Des sourires engageants accueillent chacune de
mes visites. J’ai la conviction que je carambolerais cette garce à la
commande. Ce ne serait ni de l’ersatz chrétien ni du putanat. Mais
après dix mois de vertu, rentrer aussi trivialement dans l’empire de
Vénus !
porte d’allée. Son profil perdu, deviné une seconde à la lueur d’un ré-
verbère, me semble délicieux. Je fais d’instinct un brusque « à
gauche » et je lui emboîte le pas. J’ai dit : une jeune fille c’est presque
une fillette, quinze ans, pour autant que j’en peux juger, tenant encore
à l’enfance par sa légèreté, mais déjà formée à ravir. Elle balance, à
bout de bras un rouleau de musique (elle doit sortir d’une leçon de pi-
ano). Elle est vêtue de bleu marine, sans manteau, mais la coupe par-
faite de la vareuse, de la petite jupe est d’un goût bien rare en cette
ville. On devine une mère qui n’a pas encore habillé sa fille en femme,
mais veille d’un œil raffiné à tout ce qu’elle porte, et lui a composé,
pour sa petite existence d’écolière, cette élégance chaste et sportive,
qui fait songer à une jeune girl anglaise de grande famille et d’impec-
cable éducation.
Le pont La Fayette, qui me conduit en trois minutes vers mes amis,
est à cinquante mètres de moi. Qu’attendrais-je de cette jolie petite sil-
houette, après m’être amusé à la situer « socialement » ? Il ne me reste
plus qu’à rebrousser chemin et prendre le pont au plus vite. Trois
secondes de combat. Je reste dans le sillage de la fillette, qui file sur le
trottoir du quai de Retz. Quel charmant petit être ! Quel style dans
chaque ligne que dessinent ses mouvements ! Est-il porteuse d’of-
frandes de la Haute-Égypte, page du Quattrocento qui aient plus de
race et de gracieuse noblesse ? Mais ce chapeau de pensionnaire aux
grands bords et ces joyeuses boucles blondes n’encadrent peut-être
qu’un maigre ou fade visage d’adolescente. Qu’en ai-je pu distinguer
dans l’angle d’une porte sombre ? C’est cela : je veux, au moins une
fois, la « regarder au visage », pour pouvoir la reconnaître ; puis, j’irai
rejoindre les autres, le détour aura été insignifiant. Comme elle trotte,
la mâtine ! J’ai beau être un rude marcheur, je dois précipiter mes en-
jambées pour la rejoindre. Mais je n’ose pas la frôler en la dépassant,
la fusiller à bout portant. Je descends du trottoir, je fais un grand
écart, je marche à sa hauteur, en tournant furtivement les yeux vers
elle à chaque réverbère. Quand on garde tant de discrétion, on se ren-
seigne mal. Elle prend le pont Morand. Je la dépasse un peu. Un gros
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tramway vient stopper à nos côtés, nous éclaire, je la vois presque en-
tièrement de face : une exquise petite figure, tenant si bien les
promesses de cette forme charmante… J’ai eu de cette enfant tout ce
que j’en pouvais réclamer.
Maintenant, demi-tour, vers le rendez-vous, et vite. Ces rues noires
à ma droite, sur la place Morand, sont celles de notre quartier qui
m’appelle, où mes amis m’attendent certainement encore, à trois cents
mètres d’ici. J’ai laissé l’enfant reprendre les devants. Je suis fasciné
par le balancement léger de cette petite jupe plissée, avec toute l’in-
consciente féminité qu’il recèle et révèle à la fois. Nous avons traversé
la place Morand. J’ai espéré une seconde qu’elle allait me conduire
dans la direction de la rue Vendôme, parallèle à la rue Créqui. Mais
elle vire à gauche, elle entre dans l’avenue de Noailles. On se retourne
beaucoup sur son passage : des filles d’un pareil galbe ne sont pas
nombreuses ici. Je prendrai au prochain arrêt l’un des tramways qui,
par l’avenue de Saxe, me fera regagner en quelques tours de roue les
dix minutes que je viens de perdre. Deux voyous arrêtés toisent la
petite, la déshabillent d’un œil luisant. Je leur décoche un regard
furibond, je les broierais volontiers sur place. Ils me toisent à mon
tour en ricanant. Au fait, ils n’ont pas tort. Nos instincts et nos regards
diffèrent-ils beaucoup ? Ils me font songer aux apparences, guère
trompeuses, que je dois avoir aussi pour d’autres passants : celles d’un
suiveur de jupes impubères. Je feins d’examiner deux ou trois
étalages, je laisse la petite prendre un peu d’avance. Voici l’arrêt du
tramway, qui justement arrive. Dans trois minutes, la rue du Six-
Janvier, Anne-Marie. Mais Anne-Marie, que m’offre-t-elle d’autre que
cette enfant inconnue ? Et puis, quel nouveau galimatias eucharistique
pour ce soir ! Que je m’accorde encore un instant de vacances et de
libre rêve, les premiers depuis tant de mois ! Je sais que je n’accosterai
pas cette petite fille. On n’attaque pas à l’abordage une pensionnaire
de quinze ans, quand on est un garçon de vingt-deux, depuis
longtemps déniaisé. C’est moins la timidité qui m’empêche que la
crainte d’interrompre brutalement une volupté tout idéale. Encore
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Elle va, rapide comme une biche, vers la tête de ligne des tramways
que j’ai si bien dédaignés tout à l’heure. J’arrive de justesse à sauter
derrière elle dans une voiture qui vient de s’ébranler. Sur la plate-
forme, nous voilà face à face. Je comprends seulement que je lui fais
l’aveu de ma singulière opiniâtreté. Car il est impossible, même si elle
se moque bien de lui – et comment supposer le contraire ? – qu’elle
n’ait pas remarqué ce chasseur accroché depuis une demi-heure à ses
pas. Sous cette lumière, crue et vulgaire, qui serait féroce pour toute
beauté un peu moins candide, elle est plus délicieuse encore que je ne
l’avais entrevue. Aucun de ses traits qui ne soit finesse et grâce. Mais
surtout, cette perfection est animée par un amour de la vie qui ray-
onne de cette peau délicate, avec un éclat que je n’ai jamais distingué
chez une aussi jeune fille. Elle se tient bien droite, sans une seule
pointe de morgue. Elle promène autour d’elle, joyeusement et paisible-
ment, son joli regard bleu, si vif et si tendre. Un sourire impalpable
flotte sur ses lèvres. Tout en elle est santé, transparence, espoir. Elle
est presque de ma taille, la taille même d’Anne-Marie, celle de « mes
filles », de grandes filles, sans être inaccessibles pour moi. Bientôt,
sans doute, elle aura l’air plus élancée. Mais elle ne sera jamais plus
touchante et tentante. C’est la gloire d’une aurore de Pâques. Ô petite
douceur ! petite rosée ! petite pureté !
Plus je la dévore des yeux, plus je sens le précipice qui sépare cette
enfant si riche, si choyée et innocente, d’un petit gueux qui a sur le dos
son dernier veston propre, tournoie comme un rafiot à la dérive, est
brûlé de cynisme, dilacéré par son scepticisme, grouillant de vices mal
endormis. Car ce n’est point seulement pour me rafraîchir l’âme que je
détaille et soupèse cette fillette, et sous la petite vareuse entrouverte,
l’échancrure de la gorge rose et cette gentille blouse avec ses deux ren-
flements. Je n’aurais à lui offrir que mon audace. Mais ai-je une ombre
de chance ? Quelle première phrase pourrais-je bien lui dire ? Je
compte pour peu, quant à moi, l’embarras d’accoster cette écolière qui
l’an dernier avait encore des poupées, parmi les voyageurs de plus en
plus nombreux : j’ignore sans peine cette tourbe servile. Mais elle, la
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faire bitter dans cet immonde claque… Le petit ange aux cils inno-
cents… La petite gaupe, oui !… Gaupette : voilà son nom.
Ses parents sont sortis, pour toute la nuit, peut-être. Elle a couru
chez elle pour s’en assurer, se donner l’alibi de les embrasser. Ah ! sur
le chapitre de la rouerie… Et puis elle s’envole ; ça la tient. Et moi qui
l’imaginais déjà en tournée de charité ! Toujours conjecturer le vice
plutôt que la vertu. Mais à ce point-là ! Quel roman noir [2], quel tré-
fonds ! mais comment s’expliquer le début ? Dans quelles pattes a-t-
elle pu tomber ? Y revenir toute seule ! Une entremise de cette autre
fille ?… Celle-là aussi, quelle apparition ! Ce tailleur de chaste et mod-
este petite bourgeoise. Et ces seins affolés ! Elle venait déjà de se faire
branler en attendant l’autre ? Sa moule toute ouverte, pendant qu’elle
me regardait, du jus plein le poil, jusqu’aux cuisses…
Mais elles sont là-dedans toutes les deux. Comment parvenir à
penser ça ? Lequel de ces singes, avec Gaupette ? L’espèce d’étudiant ?
Mais c’était lui, quand je suis entré, qui avait l’air de tenir l’autre fille.
La bagarre m’a fait débander un moment. Mais mes images, mes
convoitises ont été trop violentes, à la fin de cette poursuite, dans ces
rues noires. Je suis repris par cette excitation furibonde. Je ne peux
plus m’en aller. L’autre fille a amené Gaupette. Elle l’a sans doute
branlée, gougnottée avant. Le gros métèque se les farcit toutes les
deux. Il a déjà dû déculotter Gaupette. Ses pattes sur la petite jupe
plissée, la petite culotte blanche, chaude, les deux cuisses roses, déjà
femelles, le petit derrière. Le petit con doré. Le métèque l’enfile,
pendant que l’autre fille s’astique, ou qu’un des sidis la tronche, le
rempilé peut-être. Ou bien le rempilé sur Gaupette. Toute la bande
passe peut-être sur Gaupette. Ce n’est pas une invention répugnante
de ma cervelle. C’est la vérité exacte. Ces bougres en rut perpétuel,
montés comme des ânes. Son con de petite fille avec ces manches là-
dedans ! C’est horrible, c’est ignoble. Et pourtant plus c’est ignoble et
plus ça me chauffe, m’incendie. On comprend que dans de telles
passes, s’il n’y avait pas les mécanismes et les habitudes de la civilisa-
tion, on se mettrait à bramer, à hurler au con. Je suis un moment sur
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avoir tâté d’une, dans ce quartier, qui en voulait drôlement, une assez
grande, châtaine, avec une bouche de suceuse et des nénés un peu bas,
mais gentillets :
— Mais vous avez peut-être connu ça, vous autres. Il me semble
qu’elle était institutrice chez des patrons d’ici, les V… P… (j’écorche le
nom à dessein.)
— L’institutrice à la môme V… D… La Gustine, qu’on l’appelait ? Tu
parles qu’on l’a connue ! on a connu que ça. Ah ! tu peux le dire, oui,
que c’est une niqueuse. T’as pas à te croire irrésistible pour l’avoir
tronchée.
Et dans le temps d’une « tomate », j’ai su ce que je craignais de ne
pas apprendre en un mois de recherches. Augustine, une jolie poule,
bien sapée, ayant son baccalauréat et tout, une fille de professeur à ce
qu’elle disait, engagée l’hiver dernier chez les V… D… pour l’éducation
de leur gosse. Elle s’est presque aussitôt fait emmancher par le grand
Léon, le maître d’hôtel de chez les Colcombet, un bougre de quarante
ans, un rude tendeur lui aussi et qui a été balancé de sa place pour ses
folâtreries. Elle a tombé ensuite le chauffeur des (je ne sais plus le
nom), un tout jeunot de dix-neuf ans : « Avec lui, dis que ça a gazé.
Tous les soirs, au petit hôtel de la rue Garibaldi. Je suis renseigné, j’y
avais une bonne amie en service. Le gone, il avait décollé d’au moins
dix kilos. »
— Le petit Louis, il en a eu un coup de bourdon terrible, il a devancé
l’appel quand elle s’est mise avec cet autre gniasse, tu sais… Qu’est-ce
qu’on les a vus ensemble, un gniasse qu’avait tout du refileur de faux
poids, un Syrien, paraît. (Nous y voilà.)
— Y avait aussi un autre gars avec le Syrien, le grand, à lunettes, un
Grec qui avait une Hotchkiss. (Je ne connais pas ce personnage, le
plus important de la troupe, sans doute.) Y se tapaient pas la Gustine
tous les deux ?
— Possible. Une vicieuse comme ça…
Je demande :
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mettre dans ces états ! Et cette musique sur mon film ! Je me tordais
sur mon matelas, je tournais dans ma cage, la pique en révolte, me
mordant les poings jusqu’au sang. Je me suis rhabillé à moitié, j’ai dé-
gringolé dans la rue, à deux heures et demie du matin, j’ai marché
comme un forcené, jusqu’à ce que la fatigue eût tout tué.
À mon réveil, d’un trait, j’ai écrit la lettre aux parents de Gaupette.
Je l’ai gardée dans ma poche jusqu’à plus de midi. Au moment de la
jeter à la poste, je l’ai déchirée en petits morceaux. Il était certaine-
ment moral de l’envoyer. Mais je ne peux pas accomplir ce geste mor-
al. Il me dégoûte trop, il n’est pas dans mon style. Mais puisque je ne
dénonce pas Gaupette, je dois m’interdire de la revoir, sous peine
d’être immonde… Je dirai tout : pour m’affermir dans cette résolution,
je suis obligé de penser aussi à la police et à la vérole.
Je ne la reverrai pas. Mais que d’images j’ai eues encore d’elle,
m’emboîtant partout le pas, comme une patrouille refermée sur le
prisonnier qu’elle ramène !
Je n’avais plus qu’un seul recours contre cette damnation. Je suis
allé chez Mme Mitanchet, bien décidé à ne pas revenir sans un résultat
positif. J’ai attendu qu’elle fût sur le point de fermer sa petite boutique
poussiéreuse et désordonnée. Elle traînait des savates rapiécées,
jambes nues. Ces savates donnaient à son corps un aplomb et une es-
pèce de plastique canailles qui m’ont mis aussitôt en train. Après dix
minutes de galanterie (de quel style !) j’étais invité à boire je ne sais
quel vespétro. Au second petit verre, je lui ai fourré sans ambages ma
main dans le sapeur. Elle était à point. J’aurais volontiers procédé à
une première fournée sur-le-champ, tout droit debout. Mais Mme Mit-
anchet a des principes : « Tout à l’heure, mon petit lapin. Faut tout de
même que je ferme. Reviens dans une demi-heure, et passe par la
cour. Tu monteras au cintième, à droite la porte au fond. Tu verras
qu’on s’ennuiyera pas nous deux. » Ce disant, elle m’a envoyé la main
à la braguette et tâtait ma pointure.
Je l’ai retrouvée nue sous un indicible peignoir de coton jaune, his-
torié de petits canards, de petites gonzesses graveleuses. Elle avait dû
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*
794/1425
Je hais la religion où le hasard m’a fait naître. Cette haine est mon
épine dorsale, mon seul tonique. Dussé-je n’avoir plus d’autre raison
d’être, je voudrais que celle-ci pût me suffire. Je hais cette religion
pour ses mensonges, sa férocité, sa stupidité, ses victoires toujours
frauduleuses et aussi pour tout le mal qu’elle m’a fait. J’étais debout,
en bon équilibre sur mes pieds, plein de sève et de confiance. Mais je
me suis souvenu de la construction catholique. J’ai eu la candeur de
vouloir édifier ma destinée sur ce fallacieux échafaudage. Je ne suis
pas de bois creux comme tous ces religionnaires. Je pèse mon franc
poids d’homme. Le système s’est écroulé sous moi et me voilà par
terre, les membres disloqués, infirme peut-être pour le reste de ma vie.
Mais ma haine me sera une béquille.
Je suis cet estropié qui cherche sa vengeance et qui est parvenu à se
refaire au moins une règle : travailler à cette vengeance, obstinément,
envers et contre tout. Je suis aussi infiniment malheureux. Dans cette
ville saumâtre et chafouine, j’endure un exil des sens et de l’esprit qui
s’aggrave chaque jour. J’ai encore eu des projets de fuite. Je sais qu’ils
sont vains. Anne-Marie n’entrera jamais dans ma vie et cependant, elle
la domine !
Hier, le gros Tancrède Martin-Dumont, le neveu de la mère Villars,
ce fils à papa bourré d’or, déjà flapi de noce et grisonnant à vingt-huit
ans, se mariait à Saint-Nizier avec Brigitte Béchetoile (les Béchetoile,
des charbons), la sœur des trois fameux Béchetoile, pourvus d’une
réputation de fantaisie et d’aventure assez peu lyonnaise, aussi belle
que ses frères. Un très grand mariage lyonnais, unissant de
monumentaux coffres-forts. Anne-Marie était une des demoiselles
d’honneur, avec le jeune Jacques Béchetoile, le benjamin (vingt ans).
Elle parlait de cette cérémonie depuis huit jours. J’ai même été assez
intolérant pour en prendre de l’humeur. Et pourtant, il est bien
naturel que ces menues festivités, pour bourgeoises qu’elles soient, ré-
jouissent une jeune fille dont l’existence est si sévère. Régis et moi,
nous sommes allés à la messe pour la voir. Nous n’avons trouvé de
place que sur les bas-côtés, près des portes, dans la tourbe des miteux,
796/1425
parmi les ouvrières qui viennent admirer les robes de la « haute », les
employés à six cents francs des deux grands patrons qui allient leur
progéniture. Anne-Marie nous avait dit : « Ce sera très amusant. Je
serai une des quêteuses, dans les rangs de droite. Je viendrai passer
mon plateau sous vos nez. » Mais elle n’est même pas descendue
jusqu’à notre plèbe anonyme. J’ai vu le cortège, tant bien que mal,
entre deux chignons de mémères. Certes, il y avait dans cette noce bi-
en des têtes de massacre, des panses ignobles, des croupions incroy-
ablement enrubannés. Mais la mariée était admirable, grande, mince,
suavement et noblement faite, l’émouvant joyau d’un fin visage, mat,
brun et chaud dans toute cette blancheur, beauté hautaine, promenant
dans cette foire on ne sait quel sentiment fermé, presque farouche, à la
limite peut-être du désespoir : douleur d’un amour brisé, dégoût d’une
vierge vendue, solitude prochaine d’un cœur et d’un corps, qui se jet-
teront dans quel mysticisme, dans quelle sombre sensualité ? Une de
ces figures humaines, si rares ! qui ne peuvent rien refléter de tiède, de
bas, de convenu. Et elle échoit à ce gros fat, richissime, ayant ignoré
tout labeur, toute contrainte, ayant eu toutes les femmes, il possède
cette princesse dans son lit. Et c’est tout au plus, sans doute, s’il y
songe dix minutes en se couchant. En y songeant, moi, je vois rouge…
Anne-Marie était exquise, dans sa toilette bleu myosotis ; Anne-
Marie, de la même race ardente, délicate et élancée que sa nouvelle
cousine, mais dans un caractère tendre et prompt à la gaîté. Je l’ai tell-
ement dévorée des yeux, dans la minute où j’ai pu la voir, que j’ai à
peine pris garde à son cavalier, un fort joli garçon et admirablement
bâti m’a-t-il semblé. Nous avons entendu sur elle les compliments les
plus flatteurs.
Le bref passage de ces deux filles en grands atours, offertes aux re-
gards de cette foule, m’a laissé une émotion qui dure encore. Le cénob-
ite de l’art et des immenses études était donc si fragile que la pompe
d’une noce capitaliste suffisait à le chavirer ?
797/1425
Non, je méprise plus que jamais leur luxe, leurs repaires. Mais la
fille blanche, mais la fille bleue étaient la poésie immortelle et
insaisissable.
Je pense à ceux qui, dans les foules de six heures du soir, à Paris,
cherchent ou poursuivent un être désiré, depuis des années ou depuis
un instant, et pour qui rien d’autre n’existe. Je pense aux couples qui
s’isolent sur les bancs du métro, qui laissent passer indéfiniment les
rames, qui n’ont peut-être pas d’autre chambre d’amour. Ils sont tou-
jours très jeunes, le garçon fin, nerveux, son cartable d’étudiant sur les
genoux, si tendu dessous, en contemplant, beaucoup trop proche pour
un tel lieu, la belle fille aux chairs pleines, aux longues jambes, aux
seins qui se soulèvent dans la blouse légère ou le chandail.
J’ai encore été incapable de me refuser à une expérience charnelle,
un peu moins basse, peut-être, que celle de la Mitanchet. Les suites
ont été encore plus écœurantes. L’amour m’interdit de satisfaire à la
plus simple physiologie. Mais quel amour ? Puis-je encore parler d’un
amour pour Anne-Marie ? Quel étrange tyran, qui ne réclame rien, qui
ne donne rien, et dont la plus sadique trouvaille est de me laisser éper-
dument, lugubrement libre, après avoir tué en moi le goût de la liber-
té ! À quoi suis-je donc soumis : à cet amour impossible, sans nourrit-
ure et sans forme, ou à l’amour de l’amour, au désir du désir ?
XXII
« REGE QUOD EST DEVIUM »
— C’est très chic, ce que tu dis là. C’est du meilleur Régis. Tes scru-
pules aussi sont dignes de ton amour. Mais je suis convaincu que ce
sont des scrupules très excessifs. Anne-Marie a quelques menus torts,
elle a dû être un peu coquette. À son âge et avec sa figure, c’est un
péché véniel. Tu peux lui savoir gré, en tout cas, de sa franchise. C’est
bien la meilleure preuve qu’il n’y a rien de grave.
Il délaya d’autres banalités rassurantes : « Ça va passer très vite,
c’est un de ces tours que joue le tango, et rien de plus. » Mais il était
beaucoup moins occupé depuis quelques instants à débiter ces hon-
nêtes paroles qu’à s’observer lui-même avec une assez vive surprise. Il
éprouvait une sorte de frétillement, sans aucun doute incongru, assez
difficile à définir pour le reste. Régis, qui sortait un peu de son ango-
isse pour dévisager son ami, chercher probablement dans ses yeux
quelque réconfort, murmurait :
— Tu as ton air perplexe.
Michel haussait imperceptiblement les épaules et se répondait dans
son for intérieur : « Il y a de quoi. » Il était pour le moins imprévu,
qu’au sein de son grand amour, Anne-Marie eût été si aisément
troublée par un gigolo de famille. Michel n’ignorait pas que s’il avait
été réellement catholique, il aurait dû en concevoir une vertueuse in-
quiétude, que Régis attendait peut-être de lui. Mais non : il n’allait pas
au-delà de la perplexité. Il n’aurait pas voulu reconnaître chez Anne-
Marie, comme il le fallait cependant bien, une inconséquence qui la ra-
menait au commun des femmes. Il était animé surtout par un regain
d’affection pour Régis. Malgré les « chaises de bois », les cures
d’eucharistie, le gymnase de saint Ignace et l’ascension continue dans
la spiritualité, l’impeccable machinerie catholique du grand garçon
pouvait encore se dérégler comme cela s’était produit huit mois plus
tôt, lors de la fameuse crise de Pâques, et laisser place à l’inquiétude, à
la souffrance, à l’humanité, à l’amour. Ce Régis rendu à sa condition
d’homme aimant redevenait aussitôt fraternel. Le nouvel épisode était
une revanche de la vie sur les glaces chrétiennes.
804/1425
Michel passa les heures qui suivirent dans une grande agitation.
L’aventure était sortie du platonisme béat pour reprendre un passion-
nant relief. Anne-Marie, la pure béguine, pouvait être disputée à Régis
par d’autres hommes, et victorieusement peut-être. Mais Michel
n’était pas parmi ces hommes. Il venait d’éprouver une très fraternelle
émotion, pendant les propos de Régis sur la jalousie et sa volonté de se
défendre contre elle. En un instant, il avait retrouvé la clef du cœur
fermé de son compagnon, senti ce que Régis sentait. Le Lyonnais lui
avait encore donné là une des belles joies de l’amitié : une preuve que
cette amitié soumise à de si cruels assauts n’avait pas été une erreur.
Régis savait se montrer d’une élégance rare, qui pour une fois sup-
plantait même la morale. Cependant, cette condamnation si rapide
d’un sentiment inférieur déroutait Michel. Il se demandait s’il n’y fal-
lait pas reconnaître encore les fameux, les incompréhensibles cadenas
que Régis, comme tout catholique, se flattait de mettre à sa vie affect-
ive. Pour détestable qu’elle fût, la jalousie n’en était pas moins fatale. Il
était noble de faire effort contre elle, mais cela ne devait pas effacer ses
morsures. Michel, lui, de minute en minute, devenait jaloux de ce
Jacques Béchetoile qui venait de vaincre avec une si étrange facilité de
tels obstacles. Donc, Régis ne serait point jaloux, tandis que Michel se
dévorerait de jalousie ? Quelle paradoxale situation ! Mais dès lors, qui
des deux pouvait prétendre aimer le mieux Anne-Marie ? Quoi qu’il en
fût, il apparaissait bien que tous les sacrements des pieuses amours
n’avaient pas suffi à exorciser le diable. La nature avait encore des
droits à faire valoir.
proféré une quantité d’impertinences. Elle l’avait vu sous son vrai jour,
franchement enfantin, insupportable, un petit richard, furibond qu’on
lui résistât.
Ce menu drame s’était terminé pour Régis et Anne-Marie dans un
grand élan de joie et d’amour.
— Anne-Marie, disait Régis, n’a pas seulement coupé court à cette
espèce d’aventure parce qu’elle en avait assez, mais parce qu’elle en a
vu les périls. Je suis heureux et fier, et plus confiant que jamais. Elle a
subi une grosse tentation et elle a réagi en vraie chrétienne. Cette
soirée d’hier restera pour nous une très grande, une très importante
soirée.
Michel cherchait laborieusement quelque phrase acceptable pour
s’associer à cette liesse. Il était mordu par le plus cruel dépit. Ses amis
venaient de vivre plusieurs heures solennelles et encore une fois il y
avait été complètement étranger. Il n’avait même pas pu tenir auprès
d’Anne-Marie ce petit bout de rôle qui deux jours plus tôt lui inspirait
tant d’enthousiasme. Il était resté passif devant les alertes confidences
de la jeune fille, incapable de prononcer deux mots de bon conseil, de
fraternelle admonestation comme il l’aurait dû. Elle n’avait rien pu
soupçonner de ce qu’il ressentait si fort et qu’il aurait dû traduire sans
peine sous quelque déguisement de morale. Il n’aurait jamais aucune
part à la vie la plus profonde et la plus émouvante des deux amoureux.
Quand ce n’était pas la mécréance qui l’écartait d’eux, c’était sa
balourdise.
L’élan d’Anne-Marie se jetant un moment plus tard dans le bras de
son ami, accrut la tristesse de Michel d’une manière à peine tolérable.
Un taxi en maraude vint frôler lentement le trottoir. Le chauffeur
tournait la tête de leur côté en clignant de l’œil.
— Prenons-le, s’écria Anne-Marie. Il a de bonnes moustaches grises.
Je suis riche, j’ai cent francs de ma grand-mère. Je vous paie l’auto-
mobile. Nous couperons au moins une fois à ce maudit tramway qui
me vide le crâne.
815/1425
pour se prouver que rien n’était changé entre eux. Mais Anne-Marie ne
parlait que pour Régis. On arrivait à la place Antique. Ce ne serait pas
la première fois que, sous la lanterne vacillante, les amants con-
sentiraient à redescendre jusqu’au petit compagnon taciturne, lui
paieraient d’un sourire sa fidélité. Mais ce soir, la minute de bonté ne
venait toujours pas. Il était sans doute possible de la provoquer en-
core. Mais quémandée, arrachée ainsi, que signifierait-elle ?… Qu’il al-
lait être atroce de disparaître seul, dans cette nuit glaciale ! Le couple
continuait à s’aimer, dans l’angle du vieux portail. Michel ne savait
plus ce qu’il pouvait attendre, mais il s’incrustait. Il fallait pourtant
fuir, il ne restait rien d’autre à faire. Et rien ne serait plus éloquent…
Cette dernière pensée lui donna le courage de reculer de quelques pas.
Il se glissa dans une ruelle et se mit à courir.
… Il avait retrouvé sa petite table, son petit fauteuil de cotonnade à
fleurs.
« C’en est fait, et c’était fatal. Oh ! on veut bien de moi, mais on me
traîne comme un toutou. Ils se permettent n’importe quoi avec moi,
devant moi. Bientôt, ils m’oublieront quelque part, chez Carreau ou
aux Alpes, comme un vieux parapluie. On connaît ça, on connaît ça. »
Il revoyait d’autres femmes, d’autres jeunes filles qui avaient appar-
tenu à ses amis et qu’il avait désirées plus ou moins en cachette, des
maîtresses surtout de Vladimir, et cette année même, sa jeune épouse,
la jolie Maugrabine. Il se rappelait leur mine si vite indifférente ou
agacée quand elles avaient subi deux ou trois fois la présence du petit
bonhomme toujours trop concentré, d’une brutalité plus gauche que
mâle et qui ne s’animait que pour pérorer sur des choses hermétiques,
tranchant alors de fort haut et se figurant, l’ingénu, qu’il forçait leur
admiration. Il y avait eu de cet air-là, ce soir, dans les yeux d’Anne-
Marie.
Entre les deux amoureux, il jouait une panne, un vague emploi de
confident.
« Les grandes heures, les sommets seuls dignes de nous, les ac-
robaties pour élever le débat ? Rien que du laïus, un embrouillamini
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*
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l’idée de la fameuse charge qu’il allait pousser parmi ces scrupules, ces
velléités et ces inquiétudes. Guillaume confessait même en terminant
qu’il n’avait jamais pu se départir de certaines prières et qu’il lui ar-
rivait de les adresser à la Vierge et à Jésus. Pour le coup, il con-
viendrait de fustiger d’une bonne verge d’orties ces traces d’infantil-
isme sentimental, aussi ridicules que le pipi au lit. Devant de telles
faiblesses, Michel soufflait du nez, comme un chat qui signifie son mé-
pris de quelque grossièreté humaine.
Il importait de se préparer maintenant à la visite d’Anne-Marie.
Michel s’en promettait une discrète revanche sur la promenade de
l’avant-veille. Il était l’hôte aujourd’hui. Il lui serait plus facile de de-
meurer au premier plan. Il était parvenu à faire l’emplette d’un petit
carton de gâteaux présentables, en décidant qu’il ne dînerait pas
jusqu’à la fin de la semaine.
Anne-Marie et Régis se rejoignirent devant sa porte à cinq heures.
La jeune fille, qui sortait d’un cours infernal de physique, était d’une
extrême pétulance. Elle menait le plus grand tapage en accumulant de
charmantes sottises. Régis était probablement venu avec des inten-
tions édifiantes, philosophiques, littéraires, « culturelles », comme il
lui arrivait de dire parfois, au violent scandale de Michel. Mais il ne
résista pas longtemps à cette gaîté. Il fondait à la lettre de tendresse et
de bonheur devant les ravissantes folies d’Anne-Marie. Dix minutes
après leur arrivée, l’espiègle était sur ses genoux dans le fauteuil à
fleurs. Il la becquetait en tous sens. Ils se faisaient des niches, des
agaceries du bout des doigts… Elle avait des petits cris, des trémousse-
ments chatouillés.
Puis ce furent les chuchotements entrecoupés d’immenses baisers.
Les grandes mains de Régis frémissaient le long des cuisses de sa belle
amie, elles remontaient ses hanches. Puis, large ouverte, posée à plat,
pareille à celle des libertins dans les fresques du Trecento, sa dextre
semblait chercher le cœur d’Anne-Marie. Mais le cœur, chez les filles
de dix-neuf ans, quand elles sont bien faites, est sous la protection du
plus voluptueux rempart. Entre deux pluies de baisers ou deux
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« À quoi bon sortir d’une telle vie pour redescendre parmi les
autres ? Qu’importe que la religion de Régis soit fallacieuse, s’il n’est
d’autre moyen qu’elle pour atteindre à cette vie et pour s’y
maintenir ? »
Cette pensée était à peine formée que Michel songeait à sa dernière
entrevue avec le Père Chaleyssin l’avant-veille, une heure odieuse et
grotesque. Le Jésuite se disposait à le confesser, se faisait pressant.
Michel s’était esquivé avec des prétextes piteux, incapable et pour
cause de proférer un seul mot clair, pataugeant, ne parvenant qu’à ba-
fouiller des enfantillages qui l’étranglaient de honte, ne sachant même
plus pourquoi il se refusait à la manigance de ce curé. Chaleyssin se
demandait certainement comment il avait pu s’intéresser un instant à
un gamin aussi stupide. Michel avait encore commis l’absurdité ma-
jeure de confier à Régis que Chaleyssin le comprenait mal et voulait le
dépêcher comme un vulgaire pénitent ; et Régis aussitôt de lui con-
seiller cordialement le Père Monnardier, dont il avait été question en
septembre, de s’offrir à ménager un rendez-vous. Naturellement, le
Père Monnardier, spécialiste des « jeunes », serait pire encore que le
philosophe. Que de tracas et de manœuvres en perspective pour se
garer de cette nouvelle soutane ! Il était si simple de dire à Régis :
« Tout va bien. »
Tout accepter, sans révolte, au nom de l’amour tout-puissant. Se
placer ainsi au-delà du mensonge ou de la soumission à la vérité. Les
abandonner parce qu’on ne pouvait avoir leur foi ? Non. Michel se re-
fusait plus que jamais à l’idée d’un semblable dénouement. Il avait pu
s’y résigner presque, quand le poids de la contrainte chrétienne
étouffait l’amour. Mais l’amour, subtil et invincible comme le feu, avait
triomphé même de cet ennemi. Il flambait de nouveau dans toute sa
gloire.
« Je n’ai pas acquis la foi, mais j’ai perdu tout goût pour une vie qui
ne serait pas la “vie inimitable”, dans le halo d’un amour jamais con-
sommé, libéré de tout, indestructible. Pourquoi ne pas se livrer sans
remords, sciemment, à cet amour et à ce qu’il exige, comme à
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l’opium ? Les deux yeux grands ouverts, sans illusion ni regret, s’aban-
donner au fil de cette eau… Derrière eux, s’ensevelir dans le cloître.
Encore une tentation du Christ ? Non, cette méfiance n’est plus de
saison. Je sais trop bien qu’il n’aura jamais mon âme. Une abdication ?
Aux yeux de qui ? Des notaires et des gens de lettres ? Hors moi, qui
pourrait juger ce que j’abandonne et ce que je sauve ? Ne serait-ce pas
la plus étonnante, la plus grande des aventures, puisque les plus
grandes aventures se déroulent dans le cœur des hommes ? Oui, je me
briserais, je m’anéantirais volontairement. Un suicide ? Ne serait-ce
pas plutôt, dans une telle mort du moi, l’apothéose de l’amour, le chef-
d’œuvre de sa désincarnation ? »
Au petit matin, il se rendit à la messe, dans le dessein plus ou moins
avoué de se mettre la tête en ordre avec ce spectacle. L’ordre se fit suff-
isamment pour qu’il ne tardât pas à découvrir que la belle rêverie de la
nuit se réduisait à cette platitude : entrer au couvent par chagrin
d’amour. « On peut se façonner une incomparable physionomie de
moine sans Dieu, mais quand on est moine, il faut l’être aussi à mat-
ines et complies, et ça laisse certainement peu de place aux fantaisies
intérieures. »
Ces dispositions le rendaient attentif à quelques mots d’Anne-Marie.
Elle se plaignait en termes pittoresques, et même assez crus, de son
confesseur, – un remplaçant de l’illustre Père Joud qui était en mis-
sion depuis deux mois à Beyrouth, – et parlait tout net de l’abandon-
ner. À travers sa petite diatribe, Michel reconnaissait quelques traits
ecclésiastiques certainement croqués sur nature, et qui lui montraient
le personnage.
« Comme elle est bien repoussée par les mêmes êtres et les mêmes
mots que moi ! » pensait-il.
Il se risqua à dire :
— J’ai quelquefois le sentiment qu’Anne-Marie éprouve la même
aversion que moi pour certaines apparences du catholicisme.
Il vit passer sur le visage de la jeune fille une lueur amicale qui cer-
tainement l’approuvait. Il s’en nourrit l’imagination tout le jour. Il se
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pas peu dire !… Je m’appliquais à l’élever jusqu’à moi et c’est moi qui
suis dépassé par elle. De nous deux, c’est bien elle qui a la grande vo-
cation mystique. Et devant cela, je me sens son disciple humble et
émerveillé.
— Tu m’apportes ce soir de bien belles nouvelles, fit Michel.
— Merci de me dire ça de ta voix la plus grave. Va, tu as bien raison.
Michel ne répondit rien. Il n’eût pas été surpris que sa voix parût
lugubre. Le cercle était bien fermé. Tous les espoirs avaient buté
contre ce mur de ronde, sans découvrir la moindre brèche, la moindre
lézarde. Le Dieu aux cinq plaies était invincible.
Régis souriait à de mystérieuses images, flottant devant lui dans la
brume froide et noire :
— Et jamais, jamais, nous ne nous sommes plus merveilleusement
aimés.
jours. Elle n’avait point l’air trop tragique ; elle avait mis son joli
manteau noir ; ses traits étaient tirés, mais elle souriait. Michel fut
surtout étonné par ses yeux, qu’il n’avait sans doute jamais vus aussi
brillants, aussi remplis de ce qu’il appelait la petite interrogation
passionnée.
On s’en fut aux Alpes, où il fallut répondre au salut gaillard et com-
plice du patron moustachu, cet animal qui avait pu voir chez lui, quin-
ze jours plus tôt, Anne-Marie avec le beau Jacques, et ne devait plus
tarir sur les mœurs des jeunes bourgeois. Anne-Marie raconta son en-
tretien avec Rollet. Elle restait fort objective, dans le plus grand sang-
froid. Elle rapportait de sa petite voix claire et calme les propos du Jé-
suite, dont l’inhumanité goguenarde transformait Michel en
chaudière. Mais il sut se contenir. Les commentaires reprirent avec
ardeur. Anne-Marie se tenait à sa place, très sagement, elle intervenait
fort peu ; mais elle était suspendue à chaque syllabe des garçons, ses
grands yeux brillants et profonds allaient avidement de l’un à l’autre,
comme si elle eût suivi les phases d’un duel à mort. Michel mettait en
œuvre, avec l’énergie et le fanatisme d’un assaut décisif, toutes ses res-
sources tactiques et dialectiques. Au bout de cinq longs et épuisants
quarts d’heure, Régis consentait, encore que d’assez mauvais gré, qu’il
avait pu se tromper, interpréter trop littéralement les propos de Rol-
let, et qu’il importait de le voir, de s’ouvrir franchement à lui avant de
rien prononcer qui fût définitif. Michel, fort de ce mince succès,
reprenait courage et verve. Il plaidait la cause de l’amour toujours plus
tendu vers son but mystique. Il fallait que cet amour, pour atteindre
son but, s’immolât librement sur cette terre, c’était là une condition
indispensable. Mais on devait, sans plus attendre, faire choix de l’or-
dre où Anne-Marie entrerait. Cet ordre selon lui ne pouvait être que
contemplatif. Michel s’autorisait, en grande modestie, à désigner le
Carmel, que vivifiaient toujours les grandes ombres de Jean de la
Croix et de sainte Thérèse, où Anne-Marie trouverait le milieu, les
méthodes les plus propices à ses dons spirituels et intellectuels. Il ex-
posait avec une chaleur fort imprévue – pour lui d’abord – les raisons
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franchir les mille lieues qui les avaient séparés jusqu’à ce jour, même
dans les instants où il s’était cru le plus proche d’elle.
« Elle est de la terre ! comme moi. Je l’avais senti dès le premier
jour… De la terre, de la terre, la seule réalité dont nous soyons sûrs. Et
me voilà son complice, moralement et physiquement. »
Tous les soupirs, tous les espoirs nés d’un sourire, d’un mot folle-
ment interprété, toutes les joies et toutes les tristesses d’une année en-
tière étaient rejetés dans les limbes des fadaises sentimentales. Anne-
Marie, en somme, ne semblait point trop émue du « coup Rollet ». Ce
n’était encore pour elle qu’un gros grain, elle en avait l’habitude : « Ne
croyez pas, venait-elle de dire, que l’avenir me paraisse constamment
aussi clair qu’aux lendemains de Brouilly. Vous le savez bien du reste.
J’ai peur quelquefois de me demander ce qu’il subsistera des senti-
ments de Régis pour moi, après un an de son séminaire. » Mais pour
l’instant, manifestement, elle se sentait sûre de son garçon, elle l’avait
toujours bien en main. Michel ne partageait nullement cet optimisme :
Rollet avait frappé au bon endroit. Mais l’alliance de Michel et d’Anne-
Marie pouvait des miracles. Qui sait ? Dans la soudaine tempête qui le
menaçait, l’amour de Régis et d’Anne-Marie se dépouillerait peut-être
de toutes les calembredaines catholiques, et repartirait à pleines
voiles, plus fort, invinciblement humain, pour la vie.
En tout cas, plus que jamais, le devoir et la raison commandaient à
Michel de n’avoir d’autre but que le salut immédiat de cet amour, que
leur bonheur.
« Tout pour eux. Rien pour moi, parce que je n’ai rien à attendre.
Gardons-nous par-dessus toute chose de bêtifier. »
Un seul regret : au moment de partir, Anne-Marie lui avait de-
mandé : « Quand nous reverrons-nous ? » Il avait répondu : « Di-
manche, au concert. » Elle : « Ce sera bien long. » Malgré cette invita-
tion si claire, il n’avait pas pu réparer sa sottise, dire : « Demain »,
toujours arrêté, même après ces deux heures si nouvelles, par une stu-
pide pudeur qu’engendrait peut-être la violence de son désir.
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qu’elle fût, n’était-elle pas belle, splendide ? Mais pour Michel, n’était-
ce pas trahir Anne-Marie que de céder à un tel sentiment ? Ils re-
partirent, et bientôt, Michel, s’excitant à la virulence, cognait de nou-
veau contre le mur aveugle, inébranlable, infranchissable, derrière le-
quel Régis s’était enfermé.
grave. C’est très grave. Il va partir. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que je suis
triste. Tout était si beau… Cet ordre incompréhensible ne peut pas
venir de Vous. Qu’avons-nous fait de mal ? N’avez-Vous pas béni notre
amour ? Oh ! si je n’avais eu Régis, où est-ce que j’en serais au-
jourd’hui ? Le Père Rollet se trompe, nous n’avons jamais cessé d’être
purs. Mon Dieu, Vous le savez bien. Si nous n’avions pas été purs,
nous aurions été plus méfiants, et le Père Rollet n’aurait rien su. Un
prêtre peut se tromper. Je ne suis pas comme ces filles que les prêtres
mènent au petit doigt, qui sont toujours dans l’adoration d’une sou-
tane, qui ne changeraient pas de robe sans l’avis de leur confesseur. Je
n’aime pas beaucoup les prêtres, je suis toujours un peu en méfiance
devant eux. Est-ce que c’est un péché ?… Mon Dieu, comme je prie
mal. Je ne sais plus ce que je voulais dire. Faites qu’il comprenne que
je ne puis pas le quitter encore. Je ne suis pas assez forte. Dans deux
ans je le serai. Même pas dans deux ans : vingt-deux mois. Et la moitié
qui ne comptera presque plus s’il ne fait pas son service ici. Mais il le
fera, je saurai bien le décider. Mon oncle n’a qu’un mot à dire à ce
général, il fera entrer Régis au 99e. Ah ! Je pense à ce que je ferai dans
un an, et lui, il va me quitter tout de suite, demain. Que je suis donc
malheureuse ! Je ne veux pas le perdre, je saurai le quitter quand il le
faudra, comme nous l’avons promis. Mais j’ai encore besoin de lui,
tous les jours, pendant cette année, et encore souvent, très souvent,
l’année prochaine. Je me fortifierai un peu plus chaque jour, je me
préparerai. Déjà, j’ai fait tant de progrès. C’est lui qui me le disait en-
core, l’autre dimanche. Il en était si ému ! J’étais si heureuse parce
qu’il était content de moi, je me sentais si légère et en même temps si
sûre, et si près de Dieu. Pourquoi cette horrible chose, tout à coup ?
Ah ! tout ce qu’il me répète depuis trois jours ! L’heure de Dieu…
Qu’est-ce que cela veut dire ? “Celui qui ne prend pas sa croix et ne me
suit pas n’est pas digne de moi.” On ne fait pas de sacrifice sous condi-
tion. Oh ! Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que je me dérobe ? Non, je ne
suis pas prête. Je ne peux pas non plus faire une telle peine, tout d’un
coup, à ma mère et à mon père, sans les avoir préparés. Pff ! Ce n’est
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pas vrai, je m’en fiche, de leur peine. Ils n’en auront pas tellement. Ma
mère est croyante et sentimentale, elle me donnera lyriquement au
bon Dieu. Mon père est vieux, il ne pense plus qu’à lui. Si Régis me de-
mandait de fuir en secret avec lui, je me moquerais bien du scandale et
des larmes de la famille, je n’hésiterais pas un instant… Pourquoi
emploie-t-il avec moi cet affreux latin de séminaire ? Affectus carnalis.
Nous ne nous sommes pas aimés charnellement. Il le sait aussi bien
que moi. Alors, c’était un péché que de nous aimer ? Brouilly était un
péché ? C’est absurde. C’est notre pureté qui a fait notre bonheur. Oh !
quel bonheur ! Je ne croyais pas qu’un tel bonheur sur terre fût pos-
sible. Ça a bien été un don de Dieu. Mais si je ne suis pas prête au-
jourd’hui, le serai-je jamais ? Je veux encore de ce bonheur, j’en ai be-
soin, je veux encore le connaître avant d’y renoncer. Mais le sacrifice,
c’est de briser le bonheur dans sa plénitude. Ah ! je parle comme lui…
Si je veux encore de notre bonheur, c’est pour l’épuiser, j’y renoncerai
quand il ne me sera plus aussi nécessaire… La perfection du sacrifice…
Ah ! que je souffre ! Qu’est-ce que c’est que ces idées-là ? Ah ! il va me
rendre folle avec ses terribles tirades. Je suis hors de moi. Non, non,
nous ne pouvons pas nous séparer ainsi. Ce n’est pas ce que nous
avons voulu, ce n’est pas ce que nous avons voulu. Régis s’est vissé
dans la tête des idées effrayantes qui détruisent tout. C’est l’avis de
Michel. Il est intelligent, ce Michel. Comme il est vivant ! C’est la vie
même. Il est de mon avis et il connaît la tête de Régis encore mieux
que moi.
« Que je suis lasse ! Je suis rompue. Et je ne peux pas me reposer. Il
faut que je prie. Oh ! Oui, je veux prier de tout mon cœur. Mon Dieu,
Vous m’écoutez… Mais qu’est-ce qu’il faut que je Vous demande ? Je
n’aime pas Vous prier ainsi, avec des demandes, je n’ai jamais bien
compris cette sorte de prières. Oh ! Pourquoi en être là ? Mon Dieu !
Mon Seigneur ! Il était tellement plus beau et plus doux de Vous prier
sans aucune requête, de Vous prier en se sentant tout près de Vous…
Oh ! Comme ça me fait mal : je le sens. C’est donc vrai que l’on peut
souffrir de ça à ce point. Mon Dieu, aidez-moi à prier, s’il Vous plaît.
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Mais, mon Dieu, que se passe-t-il ? Il me semble que Vous aussi Vous
avez disparu. Je ne Vous trouve plus. Je ne reconnais plus rien autour
de moi, j’ai peur. Oh ! C’est un signe. Je ne peux pas quitter Régis dans
l’état où je suis. Vous le voyez bien, mon Dieu. Vous ne pouvez pas le
vouloir. Je ne peux pas perdre déjà Régis, c’est impossible, ce serait la
fin de tout. Je préférerais mourir… Je pourrais mourir. La sœur de
Madeleine est morte à dix-huit ans en trois jours. Si je devais mourir
cette nuit, je serais heureuse. »
soi-même. Michel ne percevait sur ses lèvres et sur ses mains aucun
indice de prière : « Elle a senti un choc… Parbleu ! on connaît ça. Mais
si l’on cherche quelque clarté sur la nature de ce choc, ce lieu-ci n’est
guère propre à vous le dispenser. » Elle leva un instant les yeux vers
l’autel. Il devenait réellement intolérable qu’un être comme Anne-
Marie eût un seul regard de ferveur, d’imploration pour cette pâtisser-
ie peinturlurée, cette bimbeloterie, ces simulacres de cuivre. L’idée du
gigantesque édifice de la chrétienté, fantastiquement construit autour
du vide, posséda une minute Michel avec une violence qui lui raidit les
muscles : « Cet encens, ces lampes, ces agenouillements, ces adora-
tions devant rien ! Des nègres prosternés devant une mâchoire de cro-
codile ! Il n’y a aucune différence ! » Il ne crut pas cependant pouvoir
se dispenser d’une inclinaison de tête en direction de la pièce montée,
tandis qu’Anne-Marie fléchissait le genou.
Dehors, c’était un autre embarras. Anne-Marie sortait en quelque
sorte de chez son médecin. Mais au patient qui venait de prendre ces
consultations-là, il n’était pas possible de demander : « Alors, du
mieux ? Ça agit ? La radioscopie est bonne ? » Michel observait le si-
lence de circonstance, et se contentait de risquer quelques regards
prudents sur le petit visage. Il n’y distinguait pas de signes d’illumina-
tion ou d’apaisement. Il n’allait pas jusqu’à reconnaître clairement
qu’il en eût été un peu déçu. Le visage d’Anne-Marie ne s’était pas
ouvert. Ils firent une centaine de pas sans un mot. Ce fut elle qui dit à
mi-voix : « Non, cela ne pourra pas durer bien longtemps ainsi. »
… Michel, un peu plus tard, rentrait chez lui à pas précipités. Ils al-
laient tous trois comme le vent depuis quelques jours.
« Ne bêtifions pas, surtout ne bêtifions pas. »
Pourtant, malgré ses efforts d’objectivité, malgré l’immense et
lourde matière qu’il ramenait encore ce soir, les derniers mots de la
jeune fille restaient imprimés sur toutes ses pensées. Se pouvait-il
qu’Anne-Marie et Régis rompissent violemment, dans la pire discorde
et par la faute de Régis ? Après tant de fins imaginées à l’aventure, ce
serait le vrai dénouement, celui dont Michel n’avait jamais voulu
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comme s’il fallait, pour partir, qu’on laissât des morceaux de sa peau et
de sa viande sur place. Mon instinct savait bien que j’aurais un rôle à
jouer ici. Quelle chance de lui avoir obéi, de ne pas être un des admin-
istrés soumis de la logique ! Mais les logiciens n’ont que des existences
de pendules, ils ne vivent jamais une vie digne de ce nom. »
— Mais non, mais non. Je pense à ce que les Rollet et leur clique ont
fait de la religion. Nous nous comprenons. (Voué ! voué ! Nous nous
comprendrons peut-être encore mieux dans quelque temps.)
… Peu à peu s’installaient les coutumes de ces nouvelles journées,
claudicant entre les trois rendez-vous devenus obligés, avec le contre-
point bizarrement enchevêtré des querelles, des espoirs, des ruses, des
thèmes réédités, transposés, déformés, selon qu’ils passaient du re-
gistre clandestin au registre « avouable », et Michel promenant, de la
fille au garçon, un mot imprévu, une phrase ambiguë, un brin de joie,
un remords, dont il ne cessait de se repaître, de s’alarmer, de
s’émouvoir, durant les cinq heures trop rapides ou trop lentes, jamais
paisibles, où il se retrouvait seul.
Il s’était aperçu qu’il fournissait Anne-Marie en arguments et en for-
mules dont elle se servait beaucoup devant Régis. Il lui fallait veiller à
ce que le garçon ne les reconnût pas dans sa propre bouche. En re-
vanche, il était souvent contraint avec Régis à des concessions « ortho-
doxes » qui devaient être assez habiles pour ne point décevoir Anne-
Marie quand ces paroles lui seraient rapportées. Il évoluait ainsi parmi
des écueils incessants, n’ayant plus aucun repos, passant fiévreuse-
ment au crible ce qu’il avait dit et ce qu’il allait dire, anxieux de l’heure
révolue et de l’heure à venir.
Le visage d’Anne-Marie était un peu reposé. Elle marquait assez
joyeusement un point :
— Voilà déjà huit jours que M. Rollet m’a signifié son ukase, et Régis
me rejoint chaque soir. Et, mon Dieu, il n’est pas question qu’il parte
demain matin. N’ai-je pas le droit de reprendre quelque confiance ?
Michel était en train de se dire : « J’ai bien peur de savoir pourquoi
Régis temporise. J’en suis même sûr. Il n’a pas le courage de quitter
Anne-Marie au milieu des discordances actuelles. Ce serait l’anéan-
tissement de tout le passé, de tous les rêves qu’il a fignolés. Ce qu’il
cherche à obtenir d’elle, c’est une séparation, une soumission, des
promesses qui le laissent libre d’entretenir agréablement sa logomach-
ie d’amour. Un très joli cas d’onanisme cérébral. Il souffrira sans doute
861/1425
— (La trêve n’aura pas été longue, pensait Michel.) Je crains mal-
heureusement que vous n’ayez raison, fit-il.
— Vous représentez-vous Régis, le lendemain du premier Brouilly,
sur le banc du quai Perrache, me disant : « Je reste avec vous, mais ne
vous méprenez pas : c’est parce que mon devoir m’y oblige » ? Je
l’aurais planté là sur-le-champ. Ah ! le Régis du quai Perrache n’était
pas celui d’aujourd’hui ; celui-ci, je ne l’aurais jamais aimé. Le Régis
du quai Perrache aurait rougi de ce qui mijote dans celui de cet hiver.
Il aurait écarté ça comme de la musique indigne, comme la méditation
de Thaïs ou l’air de Paillasse.
Michel n’aurait pu dire qu’il buvait du petit-lait, breuvage qu’il goû-
tait fort peu : chaque parole d’Anne-Marie était pour lui comme une
gorgée d’un moelleux alcool. Pourtant, sa physionomie demeurait
circonspecte. Anne-Marie n’aurait pu entendre sans horreur ou sans
désespoir tout ce qui se passait dans sa tête.
— Il y a souvent, chez certains êtres, des tendances profondes qui ne
se font jour que peu à peu, dit-il prudemment.
— C’est un lieu commun. Signifie-t-il que vous avez observé, vous
aussi, des changements chez Régis ?
Puisqu’elle le sollicitait ainsi, il se mit à évoquer sa perplexité des
mois précédents, devant les illustres « chaises de bois », la dépoétisa-
tion de l’amour. Anne-Marie écoutait attentivement, elle approuvait,
plaçait une brève anecdote. Michel s’enhardissait. Il s’apercevait qu’ils
étaient en train de se raconter l’un à l’autre presque la même histoire ;
les mêmes traits de l’ami les avaient alarmés, déconcertés, repoussés.
Michel parlait de ces billets impératifs de Régis, si accablants ou
déroutants. « Je les ai reçus aussi », disait Anne-Marie. Son visage sig-
nifiait clairement qu’elle trouvait dans ces examens, et dans ces con-
fidences, un paradoxal réconfort.
Michel, ce soir-là, en « récapitulant », se félicitait que son instinct
lui eût d’abord fermé la bouche. Ses plus pertinentes révélations de
psychologue n’instruiraient jamais Anne-Marie comme les dé-
couvertes qu’elle faisait elle-même : « L’assister avec vigilance, lui
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du trio n’avaient plus d’autre fin que d’imposer une irritante con-
trainte. Michel rongeait sourdement son frein, en découvrant tout ce
qu’il aurait voulu confier encore à Anne-Marie, qui lui apparaissait
brusquement capital et qu’il devait garder sur la langue. Il tenta de
glisser encore un rendez-vous à la jeune fille, mais il n’y parvint pas.
Il rentra chez lui un peu avant onze heures pour réveillonner avec
du pain et une poignée de figues sèches. Il était d’une très sombre
humeur. Depuis longtemps déjà, il affectait de rentrer tôt dans cette
nuit où le troupeau avait licence de noctambuler. Il détestait ce piét-
inement grégaire, ces chansons d’ivrognes ou ces dégoisades de
mauvais opéra qui souillaient les ténèbres, et l’hypocrite obscénité de
ces ripailles universelles, de ces saoulographies, de ces pinographies
que la chafouine Église était bien contrainte de tolérer, puisqu’il ne
restait plus rien, fors cette ordure, pour rappeler ici-bas la naissance
d’un Dieu.
— Scheisse ! Vraiment la seule nuit de l’année où il convienne de se
coucher de bonne heure. Il devrait être interdit de fêter Noël, passé
douze ans.
La frairie obligatoire du 25 décembre, « le jour le plus bête de l’an-
née après le 14 juillet », grinçait-il, l’exaspérait d’autant plus qu’elle lui
avait gâté quelques images de son enfance qui avaient eu vraiment la
fraîcheur des hautbois et des musettes, le charme de ces Nativités des
vieux peintres allemands, poètes minutieux et candides, qui se mouv-
aient dans le surnaturel, aussi familier pour eux que la marmite dans
la cheminée et les sabots près de la porte. Il se prenait toujours, durant
cette nuit-là, à fredonner quelque couplet assez attendrissant :
Adeste, fideles…
Les Anges dans nos campagnes
Ont entonné l’hymne des cieux
…………………………………………….
Ils annoncent la naissance
Du libérateur d’Israël.
869/1425
Michel n’avait pas soufflé mot depuis le café. Il allait le nez en l’air, à
deux ou trois pas du couple, affectant une complète indifférence pour
cette querelle qui du reste, en cet instant, ne faisait plus que l’assom-
mer. On arrivait sur la place Antique. Michel attendit un silence, puis
fit d’un ton calme et froid :
— C’est la dernière fois, ce soir, que nous sommes tous les trois sous
cette fameuse lanterne. J’ose espérer qu’Anne-Marie me fera signe de
temps en temps. Mais vous ne me reverrez plus entre vous deux. Je
n’ai plus besoin d’expliquer, je pense, pourquoi ces rencontres, dont
j’ai eu tant de joies, me paraissent désormais sans objet. Le trio est
dissous. Il aura duré un an moins un jour.
Il lança un bref bonsoir et disparut. Contre toutes les traditions, il
n’avait pas attendu Régis. Il le vit bientôt se dirigeant tout seul vers la
place du Pont, courbé, pitoyable. Michel était sûr qu’Anne-Marie l’at-
tendait dans quelque coin, à deux cents mètres de là. Trois minutes
plus tard, il était auprès d’elle.
— Ma chère amie, cela va de mal en pis, vous le constatez comme
moi. Pouvons-nous encore garder quelque illusion ?
Anne-Marie avait une figure grave, très animée.
— Oui, fit-elle, cela va bien mal. Mais je ne veux pas désespérer.
C’est mon instinct qui me le dit.
Michel la dévisagea longuement, en silence.
« Elle a encore, se disait-il, son amour si vivace qui lui invente des
espérances. Peut-être est-il trop tôt pour la dissuader. Peut-être, qui
sait ? a-t-elle raison, avec ses forces obscures de femme. Mais alors,
quel combat ! C’est égal. Pour elle, pour son bonheur, il faut le
tenter. »
— Ma chère Anne-Marie, dit-il à haute voix, je suppose que vous
avez jugé aujourd’hui votre monstre à fond ? Nous ne pouvons plus
désirer je ne sais quelle conciliation à la petite semaine. Régis s’est fait
une conscience si biscornue qu’il s’y tiendrait sans trop de peine
quelque temps. Mais vous, vous ne le souffririez pas…
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Michel n’avait pas prémédité cette phrase, qui venait de fuser avec
l’accent de la sincère douleur qu’il éprouvait. Elle acheva Régis. Ses
larmes jaillirent, il ne pouvait plus maîtriser un sanglot convulsif.
Michel avait résolu de laisser brusquement seul le « curé » dès qu’il
l’aurait atteint au vif. Mais ce désespoir dont il était l’objet le boulever-
sait et lui faisait oublier toute sa manœuvre, qui eût été pourtant très
facile, puisqu’ils étaient arrivés devant la maison de Régis. Ils allaient
côte à côte, d’un bout à l’autre du trottoir, muets, absorbés, désorbités,
mais incapables de se disjoindre, soudés physiquement par une force
aussi mystérieuse et puissante que l’attraction des corps. Michel se re-
mit enfin à parler confusément. Il tentait de réparer sa cruauté, de rat-
tacher quelques mailles dans les affreuses déchirures qu’il venait de
faire. Mais il ne pouvait que dégorger la tristesse qui l’étouffait :
— Ah ! Régis, as-tu donc tout oublié ? Ou veux-tu, à tout prix, tout
oublier ? Moi qui n’ai été qu’un comparse, est-ce que je n’ai pas tout ça
gravé au fond du cœur, pour toujours ? Tu ne te rappelles pas la nuit
où tu as prononcé devant moi, pour la première fois, son nom et celui
de Brouilly, dans les prés qui descendaient vers la Saône ? Et le Six
Janvier, quand nous allions la rejoindre, quand nous l’avons attendue,
dans la rue Créqui, la gueule que je faisais, et la tienne ? Et le roule-
ment des trains sur le quai Perrache ? Et ce n’est rien tout ça, à peine
un écho, un reflet de ce que tu as vécu. Toi qui as connu le visage
d’Anne-Marie sous la lune de toutes vos nuits. Ce chef-d’œuvre, oui, ce
chef-d’œuvre de poésie. Rappelle-toi que tu te demandais comment tu
avais pu mériter de vivre ce chef-d’œuvre… Régis, la première phrase
en mi bémol, dans ton scherzo. Et c’est ça que tu renierais parce qu’un
curé qui ne se fera jamais de l’amour que des images sales, un curé qui
ne vous connaît ni l’un ni l’autre, confond Brouilly avec un collage, une
coucherie de petits bourgeois ?
Les larmes ruisselaient sur le visage de Régis. Il ne semblait même
plus avoir la force de les essuyer. Il marchait ployé en deux, hoquetant
sa douleur comme derrière un cercueil. Il lui fallut s’appuyer à la
muraille. Ce fut lui qui dut s’enfuir :
881/1425
souffrances. Cela aussi, c’est rare, c’est d’un grand prix, du même prix
que le Six Janvier. Cela aussi mériterait de ne pas finir lamentable-
ment… Tu vois bien que je te comprends ; et je comprends Anne-Mar-
ie. Mais si vous-mêmes vous faisiez un effort pour me comprendre, si
vous saviez ce que j’entends en moi, sans arrêt…
Michel brusquement se rebiffait : l’émotion venait de se dissoudre
en un instant.
— Écoute, dit-il aigrement, s’il doit être encore question de l’origine
surnaturelle de tes voix intérieures, il est inutile de continuer. J’en ai
marre, au plus haut point. J’en ai assez, de ces salmigondis du divin et
des mesures disciplinaires.
— Michel ! Mais quel langage ! se désolait Régis. Mais enfin il est
impossible que toi, toi au moins, tu ne comprennes pas ça : que j’as-
sume toute ma liberté en la déposant volontairement, qu’il n’y a pas
d’option plus profondément libre que la mienne, que c’est l’acte libre
par excellence, puisqu’il m’engage tout entier et pour jamais.
— Non, je t’en prie, mon vieux… Si tu te remets à rebaptiser toutes
choses à ta fantaisie, tu peux aussi bien m’affirmer que ce bec de gaz
est un palmier… Il est vrai que c’est une méthode si courante dans vos
séminaires ! Vous êtes les virtuoses de l’amphibologie.
Régis hochait la tête. Il répondit avec une douceur triste :
— Que nous sommes donc loin l’un de l’autre ! Tu n’aurais jamais
prononcé de pareils mots, il y a deux ans, trois ans, quand tu étais
totalement étranger à ma vie religieuse, au catholicisme.
— Certes ! fit Michel d’un ton presque goguenard. À cette époque-là
j’étais encore un ignare, je n’avais qu’à fermer ma gueule. Aujourd’hui,
évidemment, je suis un peu mieux renseigné.
— Ce serait donc ça l’aboutissement de toute une année, reprit Régis
comme pour lui. J’en suis en grande partie responsable. J’ai manqué
de psychologie, je me suis monté la tête, je t’ai dérouté…
— Il est vrai que tu n’as pas contribué à réduire les distances entre
nous deux, surtout depuis mon retour à Lyon, dit Michel avec l’aplomb
le plus froid. (« Pétard de sort ; dire que, tout à l’heure, je vais sans
885/1425
— Oui, mais c’est du principe de saint Thomas que Pascal tire ses
conclusions sur la grâce, qui sont, je crois, irréprochables, le fin mot
en la matière…
— Minute ! Tu n’en es pas plus sûr que moi.
— Hé ! Elles sont fameuses ces conclusions, elles défendent la puis-
sance de la grâce et la force de la nature contre l’hérésie de Luther, la
nécessité de la grâce et la nécessité de la nature contre Pélage, contre
je ne sais plus qui encore.
Régis, ralentissant le pas, ne pouvait réprimer un sourire :
— C’est fabuleux, cette discussion ! Nous ne sommes tout de même
plus au temps de l’Augustinus…
— Eh bien, c’est foutrement dommage. Moi, je veux y remonter.
C’était un temps où on se bagarrait pour des choses qui en valaient la
peine, où on essayait d’y voir clair. Ça faisait peut-être des fissures
dans l’édifice, comme tu dis. Depuis, on a bouché les fissures, mais on
a muré toutes les fenêtres du même coup : on vit sur des principes
devenus intangibles, autant vaut dire morts. Moi, je tiens à savoir
comment ils se sont constitués, à savoir ce qui se passait quand ça
bougeait.
Régis ne souriait plus du tout :
— Tu connais certains points ou tu crois les connaître. Mais tu
oublies l’ensemble. L’Église n’a jamais varié sur la liberté et la grâce.
Elle a restauré et réaffirmé des vérités fondamentales, qui avaient été
menacées par la Réforme et sa suite.
Ils repassaient devant les putains. La plus entreprenante lançait
dans leur dos :
— Dis donc, si elle se refuse toujours, ta Grâce, monte chez nous
pour te consoler !
Ils n’entendaient pas.
— La vérité totale est faite de l’union de deux contraires, tranchait
Régis. C’est dans Pascal. Il a peut-être frôlé l’erreur ailleurs, mais là il
est magistral : tout est dit, tout est résolu.
— Pffuit ! protestait Michel, c’est de l’algèbre !
892/1425
encore deux fois, trois fois. Michel, muet, plus sidéré qu’apeuré, parait
les coups de son mieux, mais sans essayer de riposte. Les deux bâtons
cliquetaient. Régis leva encore le sien très haut. Sa poitrine touchait
presque celle de Michel. Son bras retomba : « Non ! Non ! Jamais ! »
glapit-il.
Il vira subitement sur lui-même. Son hennissement retentit une
seconde fois, suraigu, plus inhumain encore. Michel, les genoux un
peu tremblants, fit deux pas en avant. L’autre était déjà loin, les bras
emphatiquement écartés, courant, mais les jambes divagantes, men-
açant de ses cris rauques et incohérents les façades ténébreuses :
« Heï ! Ha ! Jamais ! » Il atteignit l’angle du trottoir et disparut.
devaient avoir pour elle que des liens assez lâches. Au sortir du grand
tournoi, Michel retrouvait la petite femme passionnée mais positive.
— Ce combat de théologiens a certainement été fort remarquable,
disait-elle, mais je ne suis pas davantage renseignée sur le monstre, et
maintenant, me voilà seule avec lui.
Michel, déjà, se voyait accusé d’avoir fait trop de zèle, exécuté trop
littéralement les ordres reçus. Cela ne lui fut tout de même pas dit en
clair. Anne-Marie, du reste, était assez peu communicative, absorbée
certainement par des réflexions complexes. Un peu avant midi, elle
proposa de nouveau à son compagnon une brève halte dans l’église
Saint-André. Son visage n’offrit aucun indice à l’examen de Michel. En
quittant gentiment le garçon, elle se contenta de soupirer :
— Vous me mettez dans de beaux draps, tous les deux.
Michel coula une journée assez sereine, la première depuis près d’un
mois. Ses férocités de la veille l’avaient détendu ; ce soulagement n’al-
lait pas sans ressemblances avec celui de l’acte sexuel. L’image de Ré-
gis se ruant avec des yeux d’assassin lui épargnait encore les remords
vaseux et la mélancolie des brouilles. Il remuait malaisément le bras
gauche, l’épaule talée portait une large trace violette : « L’animal m’at-
trapait à la gueule, il m’aurait aussi bien cassé le nez ou éborgné. C’est
même dommage, en somme, que je n’aie pas saigné un peu. Régis
répandant mon sang : tableau ! » Il était délesté, au moins pour un
temps, des insupportables confabulations de chaque soir, des lourdes
corvées qu’Anne-Marie lui avait imposées ces derniers jours. Il goûtait
cet allégement et, la nuit venue, s’autorisa à flemmarder un peu dans
la littérature.
Il était impatient de connaître par Anne-Marie la version
« cléricale » du combat théologique, mais cette curiosité n’altérait pas
son sang-froid. Les vérités qu’il n’avait pu retenir devaient être dites
tôt ou tard. Qu’Anne-Marie en fît son profit ou qu’elle en fût scandal-
isée, en tout cas le débat serait ouvert avec elle.
La version « cléricale » avait été très enveloppée :
901/1425
— Régis dit que vous êtes en proie au trouble le plus affreux, que
vous avez perdu tout contrôle de vos pensées et de vos nerfs.
— Il est bien bon. Mais lui-même ?
— Il ne m’a pas parlé des coups de cannes, mais il déplore sa brutal-
ité. Bien qu’il n’oublie pas de noter que vous l’avez poussé à bout, il est
très mécontent de lui. Je vous avoue que je ne l’ai pas interrogé très
longuement sur votre bataille : je suis davantage intriguée par son
état. Il est plus que mécontent. Il est… je ne sais pas comment dire :
bourru, lointain, agité, il faut lui arracher chaque mot ; et cependant,
je l’ai trouvé beaucoup moins déplaisant ainsi, parce qu’il n’étale pas
cette assurance qui me donne tout de suite envie de lui crier des
sottises.
Anne-Marie était très affairée, prise tout entière sans doute par de
petites manœuvres qu’elle menait elle-même ; elle ne parlait que de
revoir Régis avant la fin de la journée, en feignant de le rencontrer
comme à l’improviste. Michel n’attacha pas autrement d’importance
aux menues remarques qu’elle lui avait confiées. Après le dîner, à
l’heure habituelle de la bibliothèque, il se trouva devant une soirée
tellement vide qu’il entra dans un cinéma de la rue Thomassin. Il y vit
un film très joyeusement mouvementé d’Harold Lloyd et une
loufoquerie de Ben Turpin qui le fit rire du meilleur cœur. Mais en re-
traversant le Rhône, il regrettait la pile des livres sur l’Église primitive
qui l’attendaient à la bibliothèque. À peine rentré chez lui, il rouvrit
ses notes, ses bouquins d’exégèse et de théologie. Si délicieux qu’ils
fussent, les clowns américains étaient infiniment moins amusants que
les monophysites, les aphtartodocètes, ou que l’éminent historien du
e
XX siècle, saturé de science, qui affirmait toujours, d’après saint
Athanase, que l’hérésiarque Arius, vainqueur, réintégré dans l’Église
par l’empereur, mort subitement, en caguant, la veille même de sa tri-
omphale réhabilitation à Constantinople, d’une colique qui lui creva
les boyaux, avait été terrassé par la Droite divine, toute autre explica-
tion de cette fin providentielle ne pouvant être le fait que des Homais
et des Lorulot. Quel était donc déjà ce Père de l’Église – saint Jérôme
902/1425
somme s’acheva, doucement, deux tons plus haut, dans les reflets
roses des vitres. Bain dans le repos, les songes et l’aurore. Pour
quelques minutes de la vie, perfection de la volupté…
Le second train était déclassé, bourré jusqu’aux marchepieds de
manants ahuris, sentant le fromage et l’étable, d’ouvriers gueulards et
sournois, de bourgeois éreintés et scandalisés d’avoir payé leur place
pour voyager debout au milieu de la plèbe. Michel promenait un re-
gard et un sourire vainqueurs sur les trognes de cette humanité qui
n’existait à cette heure que par les pieds et les fesses. Il avait accès au-
jourd’hui à la tente royale qui vous isole de tout. Debout, pressé entre
une mégère édentée de quelque faubourg minier et une commère de
deux cent cinquante livres, il lisait Roméo et Juliette.
dernier livre orthodoxe sur Origène. Mais il ne savait plus très bien le
sens de la seule étude dont il gardât le goût.
Il attendait assez passivement la fin de la retraite d’Anne-Marie et
de Régis, qui devait durer jusqu’au mardi. Il aurait sans doute, lui aus-
si, quelque décision à prendre, mais de quelque nature qu’elle fût, elle
lui serait indifférente. Le samedi matin, comme il sortait pour sa
leçon, il trouva dans sa boîte à lettres un mot qu’Anne-Marie venait d’y
déposer : elle l’attendait, place Antique. Il se précipita. Par la petite rue
Saint-Michel, Anne-Marie accourait à sa rencontre, et avec elle,
l’événement inconnu.
— Michel, imaginez-vous… Régis vient de m’interdire de communier
avec lui.
— Vous interdire ?
— Oui, il dit que je suis dans l’état de révolte, que je ne peux pas
avoir la grâce ; qu’il ne peut m’empêcher de communier, mais qu’il
n’en sera pas le témoin. Il m’a signifié cela hier soir. Oh ! Michel, cette
fois, c’est fini.
Son visage si las se défaisait sous les yeux du garçon. Même dans les
heures les plus noires du mois précédent, il ne l’avait jamais vue aussi
près des larmes. Elle éclata brusquement en sanglots convulsifs, aus-
sitôt dissimulés dans un petit mouchoir. Michel, navré, éperdu, s’af-
folait près d’elle, tendant deux mains qui osaient à peine effleurer le
manteau noir « Ma petite ! chère petite amie ! »
Elle se moucha pitoyablement. Il sentait venir l’instant, où, de
désespoir, il allait être obligé de jeter son chapeau par terre de se pren-
dre les cheveux à pleines poignées.
— Pardonnez-moi, Michel, je suis malheureuse.
Elle relevait ses yeux tamponnés, presque secs. Michel pensa qu’il
pouvait se permettre une question :
— Mais ce matin, que s’est-il passé ?
— Au moment du Sanctus, il m’a redonné l’ordre de ne pas bouger
de ma chaise, sinon il sortirait de l’église seul. Il m’a glacée de peur.
— Mais que s’est-il passé avant ?
914/1425
— Michel, cette retraite est une affreuse comédie que Rollet a sug-
gérée à Régis, qu’il a conduite, une comédie pour m’arracher mon con-
sentement. Tout devait se décider aujourd’hui, ils attendaient ma
promesse. Je ne peux pas. Le quitter ainsi, je sais que ce serait la fin de
tout ce que nous avions voulu. Rollet, après m’avoir écartée, aurait bi-
en vite fait d’enlever à Régis même ses souvenirs. Mais mon refus,
c’est bien la fin aussi. Je ne sais plus pourquoi je lutte encore, pour-
quoi je ne m’assiérais pas plutôt sur ce trottoir, jusqu’à ce que les
agents m’emmènent comme une clocharde quelconque. Oh ! cette
journée d’hier ! Quelle horrible bataille ! Ce matin, Régis m’a recon-
duite chez moi, sans ouvrir la bouche. Il m’a seulement dit qu’il n’avait
prié que pour moi.
Michel, le mécréant, que la vue d’une hostie soulevait de mépris,
était atterré comme eût pu l’être un moine pieux mais imprudent des
temps franciscains, frappé soudain d’excommunication par un pape
despotique. Il aurait voulu de toute son âme qu’au lieu de ces larmes
désolantes, Anne-Marie fût venue lui dire, avec le sourire des jours les
plus purs : « Nous irons cette nuit à Brouilly, Régis et moi. Mais nous
ne redescendrons pas ensemble. »
Ils parlèrent longtemps encore, répétant des mots superflus. Anne-
Marie fut envahie tout à coup d’une crainte panique que Régis eût
quitté Lyon ou résolu de ne plus la revoir. Michel à la torture, accumu-
lait les gaffes en essayant de rassurer la jeune fille.
Il avait presque arrêté la veille qu’il n’irait pas rejoindre Régis au
concert, tant lui était déplaisante cette réconciliation obligée et si
factice. Mais après avoir vu Anne-Marie, il courut sonner chez les Lan-
thelme. L’appartement était vide. Le soir, quand Michel pénétra dans
la salle Rameau, – le récital venait de commencer – il était presque
aussi étranglé qu’aux heures les plus bouleversantes de l’hiver
précédent : « Que faire, s’il n’est pas là ? Que va-t-il arriver ? » Mais il
reconnut très vite Régis, de dos, au premier rang du balcon. À l’en-
tracte, ils s’abordèrent sans aucune façon. La physionomie très « quo-
tidienne » de Régis n’annonçait aucune détermination dramatique.
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*
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— Je suis allée chez le Père Joud à trois heures. (« Elle n’a même pas
attendu deux jours ! Combien plus courageuse que moi… Elles sont
toutes plus courageuses que nous. Ah ! Vivent les femmes ! »)
— Alors ? C’est bon ? Ce n’est pas bon ?
— Il a été lénitif, onctueux. Il est ému de ma situation, il y compatit
paternellement. J’ai sans doute eu à souffrir de certaines initiatives
louables mais inopportunes, que je m’abstiendrai cependant de juger
car elles partent d’âmes pures. Je dois prier, être patiente, veiller plus
que jamais à la pureté de mes gestes et de mes pensées. Mon âme n’est
pas seule en jeu. Il faut surtout faire confiance au bon Dieu… Cela
change tout de même de Rollet. Je vous ai souvent dit que Joud a un
faible pour moi. Il m’a longuement tenu les mains. Je ne sais pas où
vous allez lui chercher un regard d’acier, je ne lui connais que des yeux
pleins de mansuétude, presque mouillés.
— Lui avez-vous tout dit ?
— Je lui ai dit tout ce que j’ai pu.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Eh bien… il y a des choses que je ne suis pas capable d’exprimer,
que je ne sais pas démêler moi-même. Le Père Joud m’y aidera peut-
être…
— En somme, vous êtes contente.
— Hum !… Et vous, mon ami ?
919/1425
gratte son trou. Et c’est, détail béant d’une précision de planche ana-
tomique, résistance rêche et flatteuse dans un retroussis de peau, pi-
ment d’une odeur dans un pli, ou sa fadeur plus équivoque encore, un
souvenir que sur la rétine, au bout de trois doigts, au fond des narines,
la Mitanchet a laissé.
… Il avait revu la Mitanchet : une rencontre mi-fortuite, mi-pro-
voquée : « Eh ben ! alors, ma petite quéquette ? C’est comme ça que tu
laisses tomber les bonnes amies ? » Il venait de chasser durant quatre
heures comme un barbet sur le pavé de Lyon, avec véhémence mais
sans but, allumé par trente jupes, et incapable d’en attaquer aucune,
bondé de tristesse et d’informes désirs. Ce rut, que le printemps eût
peut-être poétisé, devenait répugnant, dans la boue, dans le froid, sous
le ciel jaune sale. Michel monta chez la Mitanchet, quand il aurait pu
revoir Anne-Marie ce soir-là. Une demi-heure plus tard, il redégrin-
golait, recru de honte, d’écœurement, mais point apaisé. Il lui fallut
encore une putain, une grande blonde, qu’il avait sournoisement
repérée, dans le secteur de Bellecour, en rentrant les jours précédents
de la bibliothèque. C’était une Alsacienne, plus grande et plus forte
que lui, stupide, mais encore fraîche, rose, charnue, aux cuisses somp-
tueuses. Après s’être déchargé (« Ah ! tis tonc ! qu’est-ce que tu m’as
mis comme colle te pâte ! ») pour manifester sa reconnaissance, il
voulut faire prendre son pied à cette fille du Rhin : « Si tu feux, mon
chéri. Mais alors, t’achoutes cinquante palles à mon petit cateau… »
« … Et voilà, sagouin, tout ce que tu as trouvé pour mieux vivre dans
le drame et accroître tes forces. Eh bien, non. Tu ne peux pas tout
mettre en péril pour des saletés pareilles. Mon goret, je vais te faire
tâter d’un régime dont tu me diras des nouvelles. Je te défends tout, le
moindre arrêt sur la moindre image. Et si malgré cela le déclic se
produisait, alors, la gymnastique suédoise, séance tenante, le rétab-
lissement sur les poignets, le moulinet avec les jambes, un, deux, trois,
quatre, jusqu’à cent, et s’il le faut, jusqu’à mille, jusqu’à ce que tu ne
puisses plus lever le petit doigt. Et deux petits pains pour toute bec-
quetance, le jour où ces fantaisies te reprendront. »
924/1425
parlant, est d’une logique toute unie. Je n’y aperçois qu’une faille : la
règle et la logique seraient encore bien mieux satisfaites si notre futur
saint vous avait déjà tiré son coup de chapeau final.
Anne-Marie dérobait son regard, les ailes de son petit nez se
pinçaient. Elle dit à mi-voix :
— Vous êtes épouvantable !
— Épouvantable ? Mais enfin, ma chère amie, je suis bien obligé
d’observer que votre comportement n’est pas celui de la foi limpide.
Appelons les choses par leur nom : vous êtes prise de doutes.
— Oui…
— Le plus fâcheux, en somme, c’est que ces doutes n’aient pas
effleuré Régis… Permettez-moi de préciser un peu : l’autre semaine,
après la théologie à coups de cannes, une bonne petite crise religieuse
de mon agresseur n’aurait-elle pas été extrêmement plaisante,
n’aurait-elle pas arrangé diablement bien vos affaires ? Diablement est
l’adverbe exact.
Anne-Marie, dans un désarroi affreux, faisait mine de se lever.
— Non, Michel, je n’ai pas la force. Écoutez… je vais rentrer chez
moi.
Il posa légèrement sa main sur le bras de la jeune fille.
— Puisque j’en ai déjà tant dit… fit-il d’une voix radoucie. Pourquoi
reculer encore, puisque tôt ou tard… Anne-Marie, si je n’avais pas
pour vous tant d’admiration…
— Ne dites donc pas de bêtises. De l’admiration ! pour une gamine
de dix-neuf ans !
— Si vous n’étiez qu’une gamine comme cent mille autres, je vous
consolerais avec quelque faribole bleue, la première sucrerie venue. Je
ne peux pas vous faire cette injure, je sais ce que vous valez.
— Ah ! Vous parlez comme Régis.
— Eh ! Vous tient-il encore ce langage ?
— Non… Je viens de vous le dire, il me piétine, il me dénie tout, je
n’ai jamais été qu’une comédienne, au mieux une petite folle.
929/1425
— Les avances des dieux ont toujours été redoutables aux mortels,
dit-il. Vous savez bien que les Grecs les tenaient pour la calamité ma-
jeure. Et rappelez-vous saint Paul : « C’est une chose terrible que de
tomber entre les mains du Dieu vivant. » … Ah ! ma chère amie, tout
ce que vous venez de me confier me transporte. J’en étais sûr, vous
avez des dispositions.
— Mais, Michel, comprenez-vous ce que je vous dis ? Vous êtes
d’une légèreté insensée. Je n’arrive plus à prier. Et la prière était la
moitié de ma vie.
Michel leva les yeux vers Régis. Le grand garçon avait pâli. Son
menton et sa lèvre inférieure tremblaient. Michel regrettait de lui
avoir, la veille, auprès d’Anne-Marie, dénié presque toute sensibilité. Il
savait que si Anne-Marie projetait depuis plusieurs jours cette petite
lettre, elle n’y disait rien qu’elle ne ressentît. Cependant, ces quelques
mots étaient encore choisis pour ébranler Régis. Cela modérait beauc-
oup l’émotion de Michel.
Le soir, à la bibliothèque, Régis, qui venait de voir assez longuement
Anne-Marie, avait retrouvé tout son sang-froid. Il tenait sous son bras
un album consacré au peintre Utrillo, le pochard montmartrois, qui
venait d’acheter une espèce de manoir en Beaujolais, et dont les Lyon-
nais, incontinent, tiraient vanité. Ils feuilletèrent ces pages. Régis
vantait assez joliment la poésie faubourienne du peintre, Michel avait
toujours un mouvement de plaisir quand Régis le musicien trouvait, à
propos de tableaux, quelques mots justes et ressentis. Mais leur dilet-
tantisme à tous deux, dans ce jour, l’affligeait.
Sur le chemin familier de chaque nuit, Régis parlait de l’amour, avec
toute l’apparence d’un calme détachement. « Il y a eu de la littérature
dans notre cas… L’amour plus physique, beaucoup moins sublimé que
je ne le croyais… Nous nous étions installés dans le renoncement
comme dans un beau costume, nous en faisions parade. Il y avait là-
dedans beaucoup d’orgueil, et même des procédés de comédie, oui, de
comédie… »
Michel ne pouvait s’empêcher d’être ravigoté par ce scepticisme et
ce réalisme. Il répondait, en tâtonnant autour de quelques formules
désabusées.
— Au fond, disait Régis, moi, un homme de Dieu, toi, un homme de
l’art, nous ne sommes sans doute faits ni l’un ni l’autre pour l’amour.
Il continuait :
— Je pense que, dans la vie religieuse, cette passion qui me lie tou-
jours à elle s’estompera peu à peu. Pour elle, que puis-je lui souhaiter
de meilleur, sinon de m’oublier au plus vite ?
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être pas pesé le sens de ces mots si lourds ; mais qu’elle les eût pro-
noncés, n’était-ce pas déjà admirable ? Ils éblouissaient encore Michel.
Dommage que la croyance au diable postulât presque mathématique-
ment celle d’un dieu.
Quatre heures ! Anne-Marie allait apparaître. Jusqu’à sept heures,
elle serait à Michel. Puisqu’il faisait si beau, il la mènerait jusqu’au
café des Alpes, où ils entreraient pour la première fois tous deux
seuls… Anne-Marie était là, arrivée en coup de vent. Oh ! Oh ! Quel
charmant petit air de résolution et de bataille !
— Nous allons aux Alpes ?
— Oui, si vous voulez, mais faisons le grand tour, j’ai besoin de
marcher un peu… J’ai vu le Père Joud ce matin. (« Ah ! zut ! », pensait
Michel.) J’avais besoin de certains éclaircissements (« Désastre ! »), je
les ai. M. Joud est peut-être très malin, c’est peut-être un grand diplo-
mate et un marieur sans égal, mais je lui ai tout de même tiré les vers
du nez. Régis me voit sous l’autorisation de M. Rollet, à la condition
que ce ne soit pas plus d’une heure par jour et dans la rue. J’en étais à
peu près sûre, mais maintenant, j’ai les détails. M. Joud est de ce con-
seil, lui aussi ; il est chargé d’obtenir ma renonciation, il m’a bien fait
comprendre que son confrère n’était pas disposé à de longs délais.
— M. Rollet et M. Joud font leur métier. (Michel était béat.)
— Oui, mais que pensez-vous de cet animal de Régis, qui consent à
cette liquidation réglementée, qui l’appelle même ? Vous imaginez-
vous cette espèce de négociation, mon imbécile de Paphnuce geignant
que je ne suis qu’une faible et frivole créature, qui réclame quelques
ménagements, oh ! pour très peu de temps, juste deux ou trois toutes
petites semaines ? Car s’il ne tenait qu’à lui, oh ! il serait déjà fort loin,
il a curé le fruit de toute affection mondaine. Et cet escogriffe de Rollet
calculant que cette fois son novice est bien en main, qu’il ne court plus
aucun danger, et lui établissant son programme, pour m’acheminer à
la résignation… Et que M. Rollet, demain, digère mal son déjeuner
d’ascète, ou que son pénitent lui confesse un dernier revenez-y
944/1425
venir dans le salon ; elle nous a laissés seuls tout de suite. Anne-Marie
m’a dit : « C’est exprès que je ne suis pas venue hier. » J’étais un peu
estomaqué, mais je ne voulais pas prendre l’affaire au tragique. Je lui
propose un autre rendez-vous. Elle me répond froidement : « C’est
inutile. Je n’ai plus l’intention de vous revoir. » J’essaie de lui de-
mander une explication : « Je vous autorise à penser que mon nou-
veau confesseur juge nos relations malsaines pour moi. » Pas moyen
de lui tirer ça de plus. Elle m’a foutu à la porte illico. Je ne suis pas
resté quatre minutes près d’elle. C’est sa mère qui m’a reconduit. Elle
avait l’air baba. Enfin, qu’est-ce que ça veut dire ?
Régis se posait encore cette question au pont suivant. Michel, qui
connaissait déjà par Anne-Marie la réception cours Gambetta, de-
meurait évasif. Régis s’arrêta, en le regardant avec un pli sérieux sur le
front :
— Elle se fait peut-être scrupule d’entraver davantage ma vie reli-
gieuse ? Elle aurait choisi ce moyen pour me rendre ma liberté et pour
nous écarter définitivement l’un de l’autre… Ce serait admirable, mais
bien cruel…
— Ah ! pour ça mon vieux ! s’écria Michel dont la physionomie hési-
tait curieusement entre la stupéfaction, l’indignation et l’hilarité. Si
jamais Anne-Marie a pensé à ça une seconde, je veux être changé en
crosse épiscopale !
À la fin de la promenade, Régis était fort démonté.
— Écoute, demanda-t-il à Michel, rends-moi service. Tâche de
rencontrer Anne-Marie demain et de piger ce qu’elle a dans la tête.
Michel, depuis trois jours, n’avait plus qu’un seul rêve : recréer au-
tour d’Anne-Marie et de lui ce qu’il appelait « l’atmosphère vibrante »
dont il avait goûté aux Alpes le sortilège. Mais les soucis et les ressenti-
ments d’Anne-Marie, les missions dont elle le chargeait étaient bien
peu propices à ces subtils phénomènes. Michel refoulait avec un
soupir étouffé ses désirs et ses espoirs – « pour la rémission de mes
perfidies » – et s’appliquait à mériter du moins les félicitations
d’Anne-Marie :
— Je crois que je viens de trouver quelque chose d’assez galant :
Anne-Marie t’a déjà dispensé de prier pour elle. Maintenant, elle te le
défend. Une telle image de toi la révolte et l’écœure. Ce sont ses pro-
pres termes…
Anne-Marie battait des mains et Michel, en se cravachant un peu, se
mettait assez proprement en verve. L’hypothèse cornélienne de Régis
contribuait à les entretenir dans leur gaîté un peu grinçante.
Régis, en apercevant Michel de loin sur son trottoir, lui fit de grands
signes, et à trente pas lui cria :
— As-tu pu la voir ?
Michel, le visage verrouillé à triple tour, dévidait sa diatribe :
— Tu me colles de belles corvées sur le dos ! Je ne l’ai pas vue bien
longtemps : dix minutes. Mais ça m’a suffi ! Ah ! quel abattage ! : « Je
vous aime bien, Achille, vous êtes un bon copain. Mais si vous venez
me parler du Jésuite, vous perdez votre temps, je ne vous écouterai
pas. Comment ? C’est vous qui me demandez pourquoi je le plaque ?
Cet épicier, cette brute… (Michel, un peu honteux de ce métier, gardait
en réserve les autres adjectifs.) Il me préfère les Jésuites ? Son choix
est bien fait ? Alors, qu’il s’y tienne. Mais qu’il s’y tienne bien et me
fiche la paix ! Je ne veux plus le revoir, et je veux qu’il m’oublie le plus
vite possible, comme j’espère l’oublier moi-même, s’il y a une Provid-
ence pour écouter mes vœux… »
Régis semblait plus hébété qu’affligé. Anne-Marie goûterait du
moins la satisfaction d’avoir agi la première et congédié le dévot avant
952/1425
qu’il rompît. L’honneur féminin était sauf. Pour le prix de son en-
tremise, Michel recevrait sans doute un remerciement distrait.
défenseurs du Verbe. Elle verra avec quel culot ces respectables per-
sonnages déplacent le débat selon les exigences de leur système, ad-
mettent l’explication légendaire quand le dogme n’est pas en jeu, le
symbole quand le rapprochement avec les fables et les apparitions de
l’Ancien Testament est par trop manifeste, et s’accrochent mordicus à
l’historicité, raisonnant à vide, et ergotant, pilpoulant quand le miracle
ou la parole doivent être authentifiés. Et toujours, à la fin, l’argument
rageur : “Si vous ne croyez pas cela, il faut rejeter tout l’Évangile” ;
l’exploitation malhonnête de la part de véracité que, pour certaines
pages, on leur accorde. Toujours leurs mœurs d’escrocs et d’es-
camoteurs. Leur refrain : “Si vous récusez ce propos, ce trait ou cet
épisode, faites la preuve qu’il est faux. C’est ainsi que l’on procède
pour les documents d’histoire qui sont, en substance, dignes de foi.”
Mais les documents d’histoire parlent-ils de ressuscités, de gens
marchant sur les flots, rapportent-ils tout de travers les faits rapportés
ailleurs ? Devant un individu qui nous dirait : “Tiens, hier, je suis allé
me promener dans la lune”, nous incomberait-il de faire la preuve qu’il
n’y est pas allé ?
« Mon sang bout sitôt que je m’arrête à cette énorme duperie.
Rassure-toi, je sais étouffer près d’Anne-Marie mes violences de
polémiste. Je sais doser mes remèdes – ou mes poisons, selon les
goûts – je sais qu’il pourrait être déplorable de la scandaliser par mes
épithètes et mes sarcasmes. Simplement, je bavarde de faits aussi pat-
ents que la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. S’ils pouvaient être
aussi connus ! L’ignorance quasi générale à cet endroit me stupéfie.
Qui se rappelle que les cultes païens furent proscrits en 392 et que
c’est en 529 qu’un édit de Justinien punit de mort le fait d’être païen ?
Ces dates me paraissent cependant un peu plus dignes de mémoire,
pour la connaissance de notre ère, que celles de Pavie et de Marignan,
bagarres sans lendemain, monnaie quotidienne des équipées royales.
Je rougis du prestige qu’aux yeux d’Anne-Marie mon savoir est en
train de me mériter. Il correspond au plus à un manuel de bachot,
957/1425
Père ont gagné par la force, par les soldats, l’argent, la police et la cen-
sure, ni plus ni moins que tous les conquérants. Je vois le symbole de
Nicée, fruit d’une interminable querelle parlementaire, imposé par un
déploiement de gendarmes, d’anathèmes et de bûchers. Je vois les
plus grands Pères de l’Église, Jérôme, Ambroise, Augustin, sous les
traits de polémistes féroces, de fanatiques impitoyables, réclamant
toujours davantage de flics, de juges et de prisons pour le service de
leur Dieu. Et je n’ai guère lu que des histoires orthodoxes. À quoi bon
lire les autres ? Que pourrais-je souhaiter d’y trouver encore ? Je
n’oublie pas les martyrs, leur fermeté, leur grandeur, mais je n’oublie
pas non plus les martyrs innombrables des autres partis. Combien
d’ariens qui se firent égorger pour défendre leur Dieu contre l’idée
d’une Incarnation qu’ils jugeaient dégradante, impie ?
« Je m’arrête. Je parlais plus haut du manuel de mécréante qui nous
manque et voilà que je suis en train de te le compiler. Pour le coup.
Anne-Marie aurait beau jeu à moquer mon pédantisme. Comment
porter devant elle, sans trop d’inélégance, ma petite érudition
saugrenue et trop neuve ?… Mais je me mets à craindre aussi de
n’avoir rien dit à mon amie qui fût vraiment sérieux. Je vais me dé-
cider à lui écrire quelques lettres : “Lettres sur le Christianisme !” (Elle
les trouvera dans la boîte clandestine qu’elle a louée chez une conci-
erge, sous le nom de Mme Odette de Crécy !) La plume en main, je
serai sans doute moins livresque, j’aiguiserai mieux mes petites con-
naissances, je les habillerai de quelques formules. Étrange correspond-
ance pour un amoureux ! Mais je veux trop passionnément qu’Anne-
Marie sache ce que je sais, pour que cette volonté ne soit pas liée à
mon amour. Je méprise trop le christianisme et j’aime trop Anne-Mar-
ie pour tolérer qu’elle habite encore dans ce mauvais lieu, qu’elle en
garde sur elle l’odeur. Je pense aussi que c’est dans ce mépris partagé
qu’elle oubliera tout ce qu’elle a souffert cet hiver, et que cette re-
vanche lui est due.
« Je te demande encore de ne pas conclure trop vite à ma présomp-
tion, en me rappelant qu’il y a bien peu de temps qu’Anne-Marie était
961/1425
la plus pieuse des jeunes filles. Je ne prétends pas que mes raisons
contre leur Christ soient par elles-mêmes irrésistibles. Eussent-elles
été cent fois plus percutantes et prestigieuses, la jeune fille qui, l’an
dernier, redescendait de Brouilly, les eût repoussées comme d’affreux
ou pitoyables crapauds. Mais je sais qu’aujourd’hui elle les entendra,
parce qu’elle n’a plus besoin de son Christ. Je doute que, si savant et
puissant que l’on soit, on brise jamais la foi d’autrui : on aide plus sim-
plement autrui à se débarrasser des dieux devenus inutiles. »
forte pour mener une pareille tâche, je risquais de tomber dans les
plus condamnables errements. Je ne ferais mon salut que dans une
règle éprouvée. Alors, j’ai visité des couvents de toutes les couleurs.
C’était infiniment moins excitant. Mais Régis me rabrouait, en me dis-
ant que ces maisons faisaient tout de même des saintes. Il me parlait
beaucoup des Dames du Cénacle ; c’est une filiale de la Compagnie de
Jésus. Mais je ne tenais pas du tout à devenir une Mère Jésuite. Déjà,
j’aurais tellement préféré que Régis, au lieu de devenir Jésuite, se fît
Trappiste, Chartreux ou missionnaire chez les Esquimaux. Mais il
paraît que je ne pouvais rien proférer de plus absurde. Régis haussait
les épaules plus haut que son chapeau dès que j’en soufflais un mot.
J’avais donc le choix entre l’instruction des demoiselles de familles
aisées, l’organisation des retraites pour vieilles pucelles et vieilles
dames à col baleiné, la fabrication des chasubles brodées ou le psalm-
odiement de l’office canonial dans la robe brun d’alouette des
Clarisses. C’est joli, sur le papier, une robe couleur d’alouette, c’est très
franciscain. J’aurais aimé trouver un mot aussi joli pour la robe de
mon ordre, quand je devais en fonder un. Mais quand on doit porter la
même robe toute la vie, et la ravauder à n’en plus finir… C’étaient
pourtant les Clarisses qui me tentaient le plus, ou rebutaient le
moins – selon les jours – parce que c’est l’ordre le plus dur : encore
une tentation de l’héroïsme. J’imaginais ma sœur, avec ses sept do-
mestiques, ses trois voitures, ses dix fourrures, ses soixante-cinq toi-
lettes, mes petites amies bien au chaud, avec leur chocolat et leurs
rôties le matin, leur thé aux gâteaux à quatre heures, mes cavaliers de
bal, mes oncles, mes tantes, mes cousins, tous les gros richards, les
pieds dans leurs tapis de haute laine, le derrière dans leur limousine,
le ventre devant leurs foies gras et leurs gibiers, qui diraient : « Anne-
Marie est entrée chez les Clarisses… La petite Villars, est entrée chez
les Clarisses. Elle qui avait l’air si douillette, qui était si gourmande et
qui courait toujours avec des garçons. La petite Villars dort sur une
planche, tout habillée, dans son unique robe où on l’enterrera. Elle se
lève à deux heures du matin dans sa cellule gelée pour aller chanter à
965/1425
Un moment plus tard, sur la place Antique, il fut favorisé d’un « dé-
part vibrant ». Ce fut une sorte d’embarras subit et violent qui le saisit
dans les dernières minutes de leur entretien, et qui lui paraissait bien
gagner la jeune fille, comme s’ils eussent eu à se faire une confidence
capitale, très difficile et très troublante, reculée de moment en mo-
ment, un peu oubliée, dont la pensée revenait tout à coup entre eux et
qui les tenait face à face, les yeux dans les yeux, en proie à une étrange
hésitation, un balancement de tout l’être, qui se dénoua chez Michel
par un bref éblouissement, à l’instant même où sa main rencontrait
celle de son amie. Resté seul, bien loin déjà des Clarisses et des
Carmélites, il repensait longuement à ce bref et obscur vertige. Il
tournait aussi et retournait le problème décidément infini que posa-
ient trois mots d’Anne-Marie. Le « départ vibrant » n’était pas le seul
fait de Michel ; cette électricité ne le trompait pas, elle réclamait deux
pôles. Le « départ » contredisait donc le ton léger qu’avait Anne-Marie
en invitant Michel pour le lendemain et les jours suivants. Anne-Marie
feignait certainement, mais jusqu’à quel point ? Peut-être cherchait-
elle d’instinct à sauvegarder l’équivoque délicieuse de leur amitié, dont
ils n’étaient ni l’un ni l’autre tout à fait dupes, et qui leur permettait un
cache-cache exquis de sentiments, les seules jouissances qu’ils pussent
à loisir goûter ensemble et que des aveux changeraient en inquiétude
et en déceptions.
Serait-ce le prélude d’une nouvelle aventure, cette fois dans deux
cœurs blessés et mûris ? Au contraire du premier été avec Régis,
Anne-Marie serait maintenant la moins consciente ?… « Aurons-nous
un Brouilly païen pour nous unir ? Est-ce moi qui l’y entraînerai ?
Sera-ce elle ?… Bah ! Peut-être s’est-elle dit beaucoup plus simplement
970/1425
et très clairement que je suis un ami original, auquel elle est attachée
par tout ce que nous avons déjà vécu ensemble, mais qu’elle ne saurait
aimer d’une autre manière : cela sans aucun débat, le temps d’une
petite réflexion. Il est vrai que cela même, si j’en possédais la certi-
tude, ne pourrait me faire désespérer de rien… Je dis : désespérer.
Mais qu’espérerais-je donc de notre vie commune ? »
— Non, ma chère ! Non et non mille fois ! À une telle pensée, j’op-
pose ce « Non », comme une barricade, comme une montagne.
— Quels yeux vous avez, fit Anne-Marie d’un air effrayé. Ah ! Je
savais bien que j’allais mettre le feu à une poudrière.
Michel agitait les poings et la tête avec une extrême véhémence :
— Non et encore non ! Vous pensez bien que je n’ai pas été sans
mettre la main sur ça, moi aussi. Je sais très bien que je ne convaincrai
jamais les catholiques du contraire. Mais je m’en fous. Mon siège est
fait. La belle malice ! Cette idée de l’orgueil, c’est leur nœud coulant.
Qu’elle vous émeuve et vous êtes frit, vous êtes à eux, vous irez
jusqu’au bout, ils vous feront tout avaler, jusqu’à la Vierge, jusqu’aux
miracles de Thérèse de Lisieux.
— Ne criez pas si fort, je vous en conjure. J’ai beau m’occuper assez
peu du qu’en-dira-t-on… Tous les passants se retournent. Ils vont
croire à un drame passionnel, il va y avoir un attroupement !
— C’est que vous venez de prononcer la parole la plus redoutable.
Que vous la fassiez vôtre, vous voilà l’esclave de leur parti. Mais pour
entrer dans un parti, il faut tout de même un minimum d’appétence, il
faut que l’on attribue à ce parti au moins une chance de détenir la
vérité. Je sais trop clairement que la vérité ne peut pas être chez eux,
dans leur Révélation, leur Incarnation, leur Rédemption. J’en suis sûr,
d’une certitude tranquille. Les chrétiens ont besoin, pour se maintenir
dans leurs croyances, d’une série d’opérations insensées, d’acrobaties
intellectuelles, de tricheries, d’un grimage spécieux de toutes les évid-
ences. Il m’est démontré que toutes ces opérations sont dans l’intérêt
de ces gens-là, ils le professent eux-mêmes. Je possède sur tous leurs
objets de foi une explication simple, classique, aisée, recoupée autant
que l’on peut souhaiter par tout ce que l’on sait de l’esprit humain, de
l’histoire des hommes. Je m’en tiens délibérément à cette explication.
Est-ce de l’orgueil ?
Anne-Marie ébauchait un petit geste d’impuissance navrée devant
ce flux de paroles.
973/1425
gosse qui n’a même pas ses deux bachots ! Cela n’a plus l’ombre de
bon sens.
— Anne-Marie, pourquoi respecter une institution que vous avez
déjà condamnée ? Que reste-t-il encore de vous dans l’Église, sinon
votre fantôme ? Toutes les Églises sont méprisables. Ce sont les
façades du mensonge, de haut en bas… Ces chrétiens disent que l’in-
terprétation, les « en ce sens que » sont toujours légitimes, quand ils
sont contrôlés par les fameux médiateurs. Ils prétendent qu’en re-
montant la chaîne – toujours la chaîne, comme dans Bossuet, – on ret-
rouve la Vérité, la parole de Dieu ! Quelle farce ! C’est l’histoire du faux
colis de Noël, l’emballage dans quatre coffrets, dans les rubans, dans le
papier doré, pour découvrir à la fin un noyau de datte.
Anne-Marie joignait les mains :
— Ah ! Vous êtes effroyablement convaincu, dit-elle… Moi qui vous
avais pris si souvent pour un dilettante du doute… Vous êtes aussi con-
vaincu que Régis, et encore plus péremptoire. Régis est derrière moi,
mais maintenant, vous êtes devant moi. Mon Dieu ! Que vais-je de-
venir ? Je suis entre ces deux garçons comme entre deux murs
infranchissables.
— Juste retour des choses, chère Anne-Marie. Il faut croire que l’im-
patience est un sentiment dominant chez tous les apôtres. Vous étiez
assez pressée, vous aussi, l’été dernier, de me voir agenouillé dans un
confessionnal.
— L’année dernière ! Vous osez en parler ! Mais vous professiez l’an-
née dernière que tout mortel qui ne vivait pas jour et nuit dans le
tremblement métaphysique était un pourceau. Ce sont pour ainsi dire
les premiers propos que j’ai entendus dans votre bouche.
— J’ai grandi depuis, je me suis développé ! J’ai effacé les traces
d’infantilisme que vous me rappelez.
— Alors, vous tordez le cou à la fameuse spiritualité ?
— Ah ! Tirons un peu les mots eux aussi, du cachot. L’esprit peut
tout de même avoir d’autres fins que sa ronde dans la cage chré-
tienne ! S’il vous plaît, cessons un peu de croire que l’homme s’animal-
ise sans Dieu. Tant de voies sont ouvertes pour se dépasser, sans qu’il
soit nécessaire d’y mettre Dieu au bout, en tout cas le Dieu qui nous
occupe pour l’instant. Le véritable dépassement n’a-t-il même pas
pour condition d’écarter ce Dieu-là, puisque l’abaissement est le
premier des actes que ce Dieu nous prescrit ?
Anne-Marie l’examinait avec une attentive sévérité :
— J’ose à peine vous poser une question : Dieu sait ce que vous allez
encore me répondre.
— N’en doutez pas, Il le sait ! Il ne le sait pas maintenant, Il le sait
nunc. S’Il le savait maintenant, ma liberté serait foutue ; mais comme
Il le sait nunc, ma liberté est sauvegardée. C’est ce que d’éminents
théologiens d’aujourd’hui appellent : barrer la route aux fausses
difficultés.
— Votre ton sardonique m’est très désagréable. La question que je
voudrais vous poser est sérieuse, du moins, il me semble qu’elle dev-
rait l’être encore pour vous. Vous m’avez entretenue des mystiques à
perte de vue…
— Je n’en rougis pas.
978/1425
— Vous pensez plutôt que ce serait à moi de rougir, que c’est bien de
l’audace que de parler encore des mystiques… Écoutez, Michel, moi
aussi, j’ai grandi, je le regretterai peut-être toute ma vie. Je crois avoir
compris ce qui s’est passé à Brouilly : il y avait une petite fille très
amoureuse… cela suffit, n’est-ce pas ?
— Si je n’en étais pas persuadé, je serais sous la bure des Trappistes.
Car je crois que le métier de Jésuite m’aurait procuré trop de satisfac-
tions, et que j’aurais poussé l’ascèse jusqu’à me les interdire !
— J’ai été incroyablement ambitieuse, prétentieuse. Si, si, Michel, je
dois me juger sévèrement. Mais il y a eu des mystiques, et c’est tou-
jours à leur manière que j’ai voulu croire. Et l’Église dit bien que c’est
la plus pure croyance.
— Oui, les mystiques… Moi aussi, je me suis tourné vers eux. Cela
n’enchantait pas Régis. Il avait raison, professionnellement. Je
fréquentais les mystiques trop tôt, avant d’être entré dans leur ronde.
Qui avez-vous pratiqué surtout ?
— Je connais assez bien sainte Thérèse d’Avila.
— Vous trouvez cela sérieux ?
— C’était un de mes modèles. Aujourd’hui encore…
— Excusez-moi, ma chère, mais le cas de sainte Thérèse est trop
manifestement utérin. Si manifestement que ses commentateurs cath-
oliques me font un effet aussi burlesque que les morceaux choisis à
l’usage des anciens pensionnats, où l’on imprimait tambour pour
amour.
— Vous êtes un polémiste intraitable.
— Jamais de la vie ! Je suis objectif.
— Vous rappelez-vous la vision que sainte Thérèse a eue de son dis-
ciple préféré, le Père Gratien ?
— Son « Élysée » ? Fort bien.
— Il lui apparaît, alors qu’il est vivant, seul au milieu d’une quantité
de vierges. Il lui semble extrêmement joli, beaucoup plus qu’au
naturel. Elle se met à songer au Cantique des Cantiques : « Que mon
bien-aimé vienne dans son jardin », ou quelque chose de ce genre ;
979/1425
cruel qu’il lui eût été. Elle le confessait à un garçon dévoré de passion
pour elle et qui restait son seul ami sur terre. C’était une inconcevable
volupté que d’entendre de telles choses de cette bouche ! Michel se
gorgeait de cet alcool merveilleux, mais le souci de masquer son étour-
dissement le paralysait de la façon la plus cruelle, et il se désespérait
de laisser sans réponse de pareils signes.
— J’aurai sans doute, un jour, d’autres aventures, avec d’autres
hommes, reprenait Anne-Marie après un assez long silence. Mais j’ai
bien peur maintenant de ne jamais y croire plus d’une heure. J’ai bien
peur que ce monstre de Régis ne m’ait tout pris.
Michel relevait la tête, ébauchait un sourire et quelques plaisanter-
ies. Il fallait, hélas, que l’espoir s’éloignât pour qu’il retrouvât le fil de
son rôle et sa maîtrise. Cependant, jusqu’à leur séparation, les yeux de
la jeune fille conservèrent pour lui une étrange lumière. Anne-Marie, à
mots délicats et pénétrants, parlait du désir, comme elle l’avait connu
en elle et près d’elle. Les baisers de Régis revenaient rôder à nouveau
autour de son cou et de ses lèvres. La petite salle s’emplissait d’ondes
capiteuses. Michel les sentait autour de lui. Il n’osait point s’y enfoncer
davantage, il les redoutait presque, mais était consterné de voir avan-
cer l’heure où il devrait s’y arracher. Les gestes du départ, sur le trot-
toir de la ruelle aux filles, déclenchèrent à nouveau ce tremblement in-
effable de l’air, des images, que Michel depuis cinq jours, attendait
minute par minute et qui le laissèrent brusquement muet, la gorge
barrée, et aveuglé. Il eût juré en cette seconde que le vibrato venait du
cœur d’Anne-Marie, mais cette certitude le frappait d’un effroi extasié.
À cette seconde, le visage d’Anne-Marie resplendissait comme une vis-
ion devant quoi l’on ne pouvait que tomber à genoux ou s’enfuir.
Michel tourna les talons presque brutalement. Ce fut la jeune fille cette
fois, qui, du bas de l’escalier, l’appela pour lui lancer encore un limp-
ide et tendre « au revoir ».
Michel se retrouva sous les lumières au boulevard, envahi par une
solennité inaccoutumée. Il voulait garder sur lui l’impalpable vêtement
de volupté et de tristesse qui le couvrait. Il allait s’y enfermer
987/1425
Avec n’importe quelle autre jeune fille, assise près de lui à la place
d’Anne-Marie, le marivaudage eût coulé de source. Mais ces fadaises,
devant Anne-Marie, jamais ! Plaçait-il donc si haut la petite Lyon-
naise ? Non, si spirituelle, si avertie qu’elle fût, elle était trop femme
pour ne pas entendre avec plaisir, avec émotion peut-être ces fadaises,
mais d’un autre que Michel. « Étonnant mais puissant paradoxe ! Pour
entrer tous deux dans l’amour, nous avons à briser tant de liens, et si
forts, cette amitié unique, si tendre et si profonde, nouée dès le premi-
er jour ! Nous avons à balayer tant de souvenirs, qui appartiennent au
trio, au couple de Brouilly, jamais à moi et à elle, et qui cependant ont
nourri mon cœur comme si je les avais vécus moi-même ! L’amour se
plaît au mystère. Anne-Marie et moi, nous nous connaissons mieux
que des amis d’enfance. Encore des amis d’enfance, le garçon et la
fille, peuvent-ils naître en même temps à la sensualité, qui refait de ces
enfants deux inconnus. Étranges difficultés ! Comment habituer à l’ac-
tion, comment faire parler une passion qui a grandi dans le renonce-
ment et le mutisme ? Mes succès mêmes auprès d’Anne-Marie
m’interdiraient-ils la victoire décisive ? Aux premiers jours où je la vis,
je m’en souviens bien, le moindre frôlement de mes doigts sur son
corps me semblait un inceste, tant elle était sacrée et sainte. Le temps
de l’amour sacré est révolu. Mais nous sommes devenus si fraternels
l’un à l’autre que l’amour avec elle est plus que jamais incestueux. »
Dans la mélancolie qu’engendraient ces réflexions et qui détendait
toutes ses cordes, il craignait d’interpréter trop fougueusement les
propos et l’expression d’Anne-Marie. Quelques regards, quelques mots
ambigus de la jeune fille ne pouvaient faire oublier qu’elle l’avait, au-
jourd’hui encore, longuement entretenu de Régis. Il fallait beaucoup
d’optimisme pour décider qu’elle n’y avait cherché qu’un prétexte à
parler d’amour. Tant de traits démentaient l’intérêt que tout à coup
elle semblait porter à Michel ! Les questions qu’elle lui posait parfois
sur sa vie ou ses desseins étaient si brèves, et comme de convenance !
Ils ne parlaient de lui que lorsqu’il en créait l’occasion.
989/1425
autour de cette petite bouche, à fleur de cette chair subtile, c’est tout
l’esprit d’Anne-Marie qui s’incarne. Il faudrait, pour dire ces choses,
ressusciter les traditions des gongoristes, dans un sonnet savant,
chantourné, enroulé autour de secrets et précieux symboles, dont seuls
quelques amants d’une ferveur exemplaire pourraient un jour découv-
rir la clef.
— Anne-Marie !… merveilleuse Anne-Marie… Vinci pensait que le
corps est une création de l’âme. Devant vous, qui ne donnerait raison à
Vinci ?
— Mon Dieu ! Quels compliments raffinés, pour une petite collégi-
enne de rien du tout… Attendez, mon cher, pour me débiter d’aussi
belles choses, que je sois arrivée à l’âge du vison. Vous aurez au moins
quelque chance que je les goûte un peu moins mal.
Anne-Marie s’esquivait par une plaisanterie, mais ses paupières cil-
laient à nouveau.
— Mais nous ne parlons jamais que de moi, et moi la toute première.
Comme si vous n’aviez pas mille histoires plus intéressantes à me ra-
conter sur vous-même… Michel, vous devriez me mettre à l’amende.
Je suis absurde… Ce n’est pas seulement une récréation que je viens
passer avec mon petit ami l’Antichrist. J’en ai peut-être eu l’air. Mais
vous savez, c’est un air… comme ça… Je vous fais certainement croire
que dès que j’ai les talons tournés, je ne pense plus à vous. Ce que ça
peut être idiot ! Mais aussi, c’est un peu votre faute. Vous favorisez
beaucoup trop le bavardage féminin. Parlez-moi donc de vous, et pas
seulement pour m’exposer vos dernières opinions sur l’Épître aux
Corinthiens ou le Sinaïticus. Michel, parlons de vous…
On parla de Michel, c’est-à-dire qu’il fut beaucoup question de sa
solitude, de ses aspirations mélancoliquement insatisfaites, et qu’il
maintenait dans une imprécision suffisamment grandiose et
touchante. Cela tourna vite à la confrontation des caractères, le jeu des
« c’est comme moi », si électrisant quand on a vingt ans, que l’on est
résolu à se trouver en tous points semblables et qu’il y a de l’amour
dans l’air.
993/1425
Régis tenait le plus. Je les ai presque toujours avec moi, dans mon sac
ou dans ma serviette. Mais il y a bien longtemps que je ne les ai pas
rouvertes.
Elle avait tiré d’une des enveloppes quatre grandes pages très
serrées :
— Ce ne sont pas tant des lettres d’amour, mais plutôt les confid-
ences et les exhortations religieuses de Régis.
Elle parcourait la première page. Michel scrutait avec une violente
curiosité le petit profil qui lui paraissait mi-mélancolique, mi-
méprisant.
— Saprejeu ! ma chère, dit-il d’un ton un peu hésitant, j’ai peur de
me conduire très mal… Mais des documents pareils sous mon nez !…
J’en défaille… C’est tellement important pour la connaissance du per-
sonnage. Si je me permettais de vous demander quelques citations…
Anne-Marie, sans relever les yeux, secouait la tête, mais il ne
semblait point que ce fût pour refuser.
— C’est consternant, murmura-t-elle. Il y a plus d’un an que je n’ai
pas relu ces lettres, un an et demi même pour celle-ci. Dire que je me
serais fait brûler vive pour les sauver d’un incendie ! Il n’y a rien à
citer, c’est un robinet d’eau bénite. Tenez, puisque vous en avez en-
vie… Je n’ai aucune raison de vous cacher ça. Ou plutôt, toutes mes
raisons seraient misérables.
Michel s’empara assez avidement de la lettre. C’était, à plein stylo,
une effusion pieuse dont les soulignages doubles et triples de l’auteur
désignaient complaisamment les sommets : « Se régénérer par la
bonne Souffrance ; quelle joie nous attend Là-Haut. Nous sommes les
privilégiés du bon Dieu. Nous sommes les témoins du Christ au milieu
des païens du monde. Sang de Jésus, coulez sur nos âmes, et sur
toutes les âmes qui sont les heureuses victimes de Votre amour… Le
Pain des Vierges et des forts. »
— Mais c’est du style de sœur converse, Anne-Marie !
La jeune fille, sans mot dire, lui passait une seconde lettre qui ne
comptait pas moins de huit pages. Michel était stupéfait : auprès
997/1425
… Régis leur avait fait prendre en horreur à tous deux les palabres
obligées et dévotes au sortir de la musique, comme le temps d’oraison
qu’il est convenable d’observer après la communion. En traversant la
place des Terreaux, ils parlaient déjà chiffons parce que l’envie leur en
était, ma foi ! venue. Anne-Marie plaisantait les femmes de petite
bourse, qui lorsqu’elles rencontrent une amie plus riche, découvrent
toujours un menu défaut, un rien, mais rédhibitoire, dans le manteau
du fourreur célèbre, le chapeau de la grande modiste, s’extasient par
contre sans réserve sur un brimborion, une écharpe, une agrafe, un
corsage d’été de chez une petite couturière, l’équivalent de ce qu’elles
peuvent elles-mêmes s’offrir : une discrète et sûre façon de laisser à
l’amie de cuisants remords pour son chèque de cinq chiffres, le senti-
ment déroutant que l’on est aussi séduisante avec dix fois moins d’ar-
gent mais un peu plus de goût.
— Mes papotages ne vous indignent pas trop ? Après les dialogues
de Brünnhilde et de Wotan…
— Pas le moins du monde. Ils rejoignent même certaines petites
réflexions intimes que je me faisais tantôt… Mais par exemple, j’ai le
sentiment qu’avec le sire Régis, pour un joli scandale…
— Ne me parlez plus de cet abominable sacristain. Il me vient une
de ces envies de bâiller, rien qu’à penser aux retours de la salle
Rameau avec lui ! Je crois que je préfère encore une colle de chimie or-
ganique… Si je vous scandalisais ce soir, cela m’ennuierait et m’in-
quiéterait, pour moi qui m’affligerais de ma misérable petite cervelle,
et pour vous aussi, parce que si vous vous scandalisiez, et même si je
devais vous donner raison, vous me décevriez un peu…
— Je crois pouvoir vous rassurer. J’ai appris à détester la religion
même dans ses cérémonies annexes.
Michel, pour déménager, avait gravi trente escaliers, visité une col-
lection balzacienne de tanières, de soupentes prenant un jour de cave
1015/1425
sur des cours pareilles à des puits de mine, ouvrant au bout de cor-
ridors où triomphaient des odeurs de goguenots, dont seule la merde
de chat pouvait avoir provisoirement raison ; des canfouines à peine
pourvues de deux chaises de bois bancales et d’un lit-cage ; d’autres
envahies par d’effarants laissés pour compte de mobiliers Na-
poléon III, capharnaüms branlants et déteints de poufs, de tabourets à
vis, de franges, de pompons, de passementeries, de candélabres, de
garde-feux, dont s’enorgueillissaient les propriétaires, vieillardes aux
yeux de hulottes ou de rates. Une salle de douane, un bureau de per-
ception étaient certainement plus propices à l’amour. Le seul logis à
peu près décent appartenait aux deux sœurs d’un chanoine, qui
avaient aussitôt spécifié : « Aucune visite inconvenante. » Dans les
rues mêmes qui avoisinaient les Facultés, et qui auraient dû être en-
tièrement universitaires, tous les hôtels étaient d’infâmes bouges où
n’habitait pas un étudiant.
« La nom de Dieu de chiasseuse ville, râlait Michel. À Paris, j’avais
un divan proprement recouvert, des murs clairs, des lampes
amusantes dans vingt petits hôtels du Quartier, au choix. Je prenais
un petit atelier rigolo à Montparnasse, deux fois moins cher que les
placards à punaises de ces effroyables sorcières. »
Il répugnait à s’éloigner du quartier d’Anne-Marie. Après trois jours
de recherches, il se décida à franchir l’eau et jeta son dévolu sur une
pension de famille de bon aspect, le Modern House, proche de Belle-
cour et du Rhône. C’était le quartier général d’une bande d’étudiants
égyptiens qu’entourait à la Faculté un renom de grand faste. La
chambre qu’arrêta Michel, la seule libre, coûtait quatre cent cinquante
francs par mois. Le nouveau locataire était beaucoup plus ébloui par
ce prix que par l’aspect du logis. Celui-ci se distinguait surtout par
l’importance, en largeur comme en hauteur, de ses dimensions que
l’hôtelière n’avait point manqué de signaler. Pour l’essentiel du con-
tenu, des rideaux de reps bouton-d’or, un énorme, arrogant plumard à
boules de cuivre, une minuscule table de faux acajou, recouverte d’un
verre ébréché, impropre à tout travail, selon les règles immuables pour
1016/1425
tous les lieux meublés des provinces françaises. Michel, en alignant ses
quatre cent cinquante francs sur le bureau de la « réception », éprouva
quelques sensations assez vertigineuses. Mais il considérait le hall,
d’intentions britanniques, avec ses sièges bas, ses boiseries à mi-mur
et ses gravures en couleurs, les sous-verres de la Hamburg-Amerika et
de la Cunard Line ; la cage de l’ascenseur, le gilet rayé du garçon de
charge : ces accessoires justifiaient le sacrifice. Il prit possession de
son nouveau domicile. La lampe de chevet, coiffée d’un abat-jour
mauve, le consola de l’assez triste mine du fauteuil. Le tapis était d’une
couleur un peu morfondue, mais il y avait un tapis, qui couvrait au
moins la moitié du plancher. Michel se félicita encore vivement du
téléphone mural, placé à la droite du lit. Il ferma les rideaux, fit jouer à
tour de rôle les trois lampes, et se convainquit que l’effet serait plein
d’agréments, en fin d’après-midi, sur le papier « arts décoratifs », pr-
esque parfaitement neuf, des murs.
En bonne arithmétique, après cet emménagement, Michel pourrait
se nourrir, à raison d’un seul repas, environ dix jours par mois, et
même un peu moins dans l’immédiat. Comme il avait réglé la mère
Mulet le dimanche précédent, il lui restait quatre-vingt-quinze francs
pour franchir trois semaines et demie. Mais l’entreprise n’en était que
plus glorieuse, plus impérative la nécessité du dénouement. Avant dix
jours, avoir résolu l’énigme de la chère sphinge. Après… après… Oh !
comme tout sera facile.
Anne-Marie leva très haut ses jolis sourcils en apprenant que Michel
quittait l’avenue Jean-Jaurès.
— Vous abandonnez cette vieille Guille, où je vous ai connu. Notre
Guille où tous les pavés savent comment ce misérable Régis m’a aimée
et quittée, comment nous discourons sur Dieu ! C’est une trahison ! Je
ne pourrai jamais me passer de la place Antique, et je doute beaucoup
que M. Herriot vous autorise à la transporter entre Saône et Rhône.
Vraiment, vous avez fait un joli coup. Il vous était sans doute in-
différent d’habiter presque à ma porte. Vous me rencontriez trop
souvent.
1017/1425
— Mais Michel, voilà qui n’est guère votre style ! Mon frère dirait
que vous parlez aujourd’hui comme un ministre républicain.
— Ah ! ma foi, ce n’est pas parce qu’un argument est « tombé au
ruisseau » qu’il faut l’y laisser, s’il est vrai et utile : on le ramasse et on
le nettoie.
Le clergé les ramena un peu plus tard à Régis. Anne-Marie apportait
à nouveau de curieuses révélations sur la dureté et la jactance de ce
Lyonnais :
— Je faisais souvent de longues réflexions sur Dieu, sur la sainteté.
Mais Régis était pour ces réflexions d’une sévérité opiniâtre. Je me de-
mandais même quelquefois s’il n’aurait pas préféré que je ne pense ri-
en par moi-même.
— C’est bien, en effet, dans la vraie tradition ignacienne.
— Il me reprochait sans cesse ce qu’il appelait mes idées trop per-
sonnelles. Je me souviens d’un dimanche de l’hiver dernier, où nous
avons disputé tout un après-midi de l’« appétit de Dieu » dont parle
saint Jean de la Croix. Je me défendais, je tenais beaucoup à mon
idée – je crois que c’en était une. J’avais l’impression malgré moi
d’être devant un de ces profs de français à lorgnon et barbe sale qui
vous écrivent en marge, à l’encre rouge, « risqué, goût douteux, incor-
rect, peu cohérent », quand vous avez trouvé une jolie image ou racon-
té un souvenir vécu. Je me suis inclinée, cette fois-là, comme tant
d’autres, je me disais que ces sacrifices devaient être le prix de mes
joies et de mon salut éternel.
— En somme, vous deviez vous suffire du catéchisme.
— Oui, c’était assez cela. En revanche, Régis avait droit aux grandes
visions. Mais elles lui servaient d’abord à marquer les distances in-
franchissables qui nous séparaient. Il me disait : « Ah ! hier soir, j’ai eu
des heures magnifiques. J’ai vraiment tout embrassé à la fois. Pas une
faille, pas un point d’ombre, tout s’expliquait. C’était comme un moyeu
central qui commandait tout le reste. La roue de clarté ! Ah ! comme
c’est embêtant de ne pas pouvoir au moins vous faire sentir ça. »
1019/1425
— J’ai vu aussi l’autre jour dans ses lettres ces étonnantes proclama-
tions de la « surhumanité » du prêtre.
— C’était l’autre refrain, une variante, en somme, du premier. Je l’ai
entendu dans tous les tons, et quotidiennement, je peux dire :
quelquefois, sur le mode compatissant : « Quand je pense qu’il y aura
tant de choses inaccessibles à ma petite sainte, et qui me seront fa-
milières, grâce à mon état ! » Mais le plus souvent, Régis y mettait une
outrecuidance ! « N’oubliez pas, Anne-Marie, le prodigieux pouvoir
que je détiendrai, quand je serai prêtre ! Le prêtre que je serai aura sur
vous une supériorité écrasante. » Oui, il me l’a dit mot pour mot. Il
paraît que ce n’était point par orgueil ; oh ! pas du tout, mais pour
m’entraîner à l’humilité, pour me faire comprendre le caractère sacré
de l’Église. Vous ne pouvez vous imaginer ce Régis-là. Jamais il ne
s’est montré à vous sous ce jour. Parce que vous êtes un homme… Je
m’en suis aperçue dès vos premières visites. Tout de suite, ces voyages
ont été pour moi de vraies petites fêtes. Vous vous occupiez de ma
modeste petite personne. Vous me découvriez devant ce grand
flandrin une quantité de mérites certainement imaginaires. Mais enfin
vous comprenez, surtout devant lui, ça ne me déplaisait pas… Dès que
vous arriviez aussi, les conversations religieuses prenaient une tout
autre tournure. On s’élevait de plusieurs étages. Cela va vous amuser :
vous m’avez plusieurs fois encouragée dans mon… si vous voulez, mys-
ticisme. Régis était beaucoup plus gentil après vos passages. Et puis,
vous le connaissiez depuis beaucoup plus longtemps que moi. Vous lui
aviez appris bien des choses, souvent les meilleures, et je l’ai vite senti,
à vous entendre parler. Je faisais votre part à tous deux dans un do-
maine que j’avais pris bonnement pour l’invention et la propriété ex-
clusives de Régis. Et votre part n’était pas la plus petite. Cela encore, il
le sentait, et il ne pontifiait plus d’aussi haut avec moi. J’admirais
peut-être un peu moins mon grand garçon mais il était certainement
plus aimable.
Tout, dans de telles paroles, était fait pour transporter Michel.
Puisqu’il tenait déjà une telle place auprès d’Anne-Marie, alors qu’il ne
1020/1425
Tapissier pour se permettre une de ces froides audaces qui font rêver
les jeunes filles et qui étaient défendues à Michel, l’ami de chaque
jour !) Mais, sauf cet épisode, Anne-Marie avait étouffé dans cette
sauterie bourgeoise. Elle était partie la première, et seule, dès une
heure du matin.
— Je n’ai plus aucun goût pour ces plaisirs-là. Je ne sais pas si c’est
un progrès moral, comme dirait notre Ignace-Régis, ou le prélude aux
grandes perversions. Dans ce dernier cas, mon ami, c’est vous qui
m’aurez corrompue… Lyon est bien étriqué et insipide, auprès des
mondes que nous brassons dans nos petits bistrots. Je comprends
comment on se dégoûte de la province. C’est en lisant Dostoïevski, les
philosophes, en faisant de la psychologie et de l’histoire des religions.
Hier soir, j’allais de cavalier en cavalier, je leur demandais : « Et vous,
quelle est votre opinion sur la nature du Logos ? » Ils me riaient au
nez, ils croyaient tous à une blague. Il n’y en avait pas un qui soupçon-
nât de quoi il s’agissait. J’étais pleine de mépris pour cette ignorance.
Un garçon qui n’a pas d’opinions sur le Logos et le Retour Éternel me
paraît désormais insipide. J’ai bien peur de ne jamais devenir une
mère de famille lyonnaise avec ces aspirations-là… Mais je suis si
blasée pour de nouvelles aventures !
Michel n’osait pas s’affirmer que cette petite phrase était pour lui
une invitation déguisée à se découvrir : « De la casuistique religieuse,
je tombe dans la casuistique amoureuse. Il est donc écrit que je suis
imprégné, tatoué de ces saletés chrétiennes, que je ne m’en débar-
rasserai jamais ! »
Et pourtant, Anne-Marie reprenait bientôt :
— Je regrette quelquefois, Michel, que vous ne soyez pas une
femme. Vous seriez ce que je n’ai jamais eu : ma meilleure amie.
Puis, elle ne tardait point à enchaîner :
— Dites, Michel, les jouissances de l’esprit ne seraient-elles pas bien
supérieures à celles de l’amour, ne pourraient-elles pas les remplacer
durant toute une vie ?… Oui, vous hochez la tête. Moi aussi. Je crois
qu’il serait bien présomptueux et enfantin de vouloir trancher. Il
1025/1425
faudrait que l’amour pût se fondre avec ces jouissances. Mais les corps
interdisent toujours les amours des seuls esprits.
Voulait-elle entendre que le visage, la peau de Michel, son composé
d’os, de nerfs, de sang étaient pour elle un obstacle à l’amour, et
qu’elle le déplorait ? Michel, la gorge un peu serrée sur cent questions
qui ne pouvaient passer ses lèvres, répondait :
— Mais qui a pu connaître, plus que vous avec Régis, de telles joies ?
— Sans doute ai-je aimé Régis ainsi. Mais il y avait Régis.
Et Anne-Marie entamait de nouvelles révélations sur la sensualité
de Régis « goinfre et naïve ».
Michel en avait surpris de trop nombreux exemples pour ne pas être
avide de détails qu’Anne-Marie multipliait de la meilleure grâce.
— Régis, disait Michel, reconnaissait avec moi que la nuit de Brig-
nais fut chaude.
— C’était le moins qu’il pût faire.
— Il se vantait pourtant d’y avoir maté ses réflexes.
— Oh ! Oh ! ça dépend desquels ! Régis, voyez-vous, est tout entier
dans une des premières scènes de notre idylle, alors qu’il ne m’avait
même pas embrassé la main. Nous étions dans le verger de ma grand-
mère, au mois d’août. Il y avait avec nous la fille du jardinier, une
petite paysanne de douze ans, blonde, dorée, très fraîche. Nous la
traitions encore comme un bébé. Il n’empêche qu’elle avait deux petits
seins en boutons, et qu’elle sentait déjà la femme. Eh bien ! Régis
s’amusait à manger des fraises sur ses lèvres, en la tenant par la taille,
par les fesses, il en était tout rouge, il y prenait un plaisir glouton, sans
la moindre pudeur.
— Leur vertu, c’est d’abord de l’ignorance, une certaine inaptitude à
définir “le mal”, et le plus souvent encore, beaucoup d’indélicatesse.
— Les plus grands élans de Régis vers moi ont toujours été des élans
de sensualité, et je crois que lui-même s’en apercevait, quand il était
capable de sincérité. Qu’il se souvienne de tant de soirs où durant des
heures entières il ne pouvait s’arracher à ma bouche.
1026/1425
Michel, deux heures plus tard, debout dans sa chambre, est bien loin
de saint Augustin. Le frémissement de la chair qui de nouveau s’est
emparé de lui « chez les femmes » ne le quitte plus.
« Qu’elle est donc jolie et appétissante ! »
Tout en lui laissant la disposition de sa tête, son émoi est fort précis.
Il sourit imperceptiblement en songeant que l’an dernier, à pareille
époque, il en aurait eu honte. Il est fier d’aimer Anne-Marie de tous
ses sens. Il ne renie point l’ancien platonisme, qui eut tant de douceurs
et de subtiles beautés. Mais ce fut comme l’enfance incertaine de
l’amour, parvenu aujourd’hui à la plénitude de sa force.
Comme l’amour pur avait vaincu les vices, l’amour charnel a vaincu
l’érotisme diffus et lancinant de cet hiver. Michel aurait une nausée à
l’idée de salir, dans quelque lit que ce fût, ce corps où la sève remue,
mais qui se mêlera à celui d’Anne-Marie.
Il recense encore, comme aux grands soirs de Bouhours, tout ce qui,
depuis un an, lui est venu par Anne-Marie : le mépris de l’impureté
banale, le goût et l’expérience de l’analyse, la connaissance de la pas-
sion et dans cette maturité soudaine, ce renouveau de juvénile gaîté. Il
aurait voulu ce soir énumérer devant elle toutes ces grâces qu’il lui
doit. Il ne l’a pas osé. Il n’a pas tenu non plus sa main aussi longtemps
qu’il se l’était promis. Il pèche trop souvent encore par pusillanimité
devant elle.
L’idée lui vient d’un remède : se déterminer à posséder Anne-Marie
avant une date limite, par volonté virile ; aspirer à la joie de la victoire,
mener avec une persévérance de chaque minute les travaux de la sé-
duction : « Ce serait mâle. Ce ne serait donc pas pour lui déplaire. »
Mais il se reprend. Ils ont trop vécu ces jours-ci dans le XVIIIe siècle, il a
trop lu Laclos. Les amours lyonnaises se meuvent dans un monde trop
ardent, trop vaste pour ce cynisme élégant mais glacé. Celui qui est
digne d’aimer Anne-Marie doit savoir que l’on n’entreprend pas son
siège.
« Pourtant la pente devient rapide, il va falloir en finir. » Oui, sans
doute. Mais encore un peu de temps, quelques soirs encore, pour le jeu
1037/1425
ville. Pour mon plus vif plaisir, elle la renie. Elle se libère de tout. Lyon
lui était si insupportable qu’elle aurait voulu le quitter sur l’heure. Ah !
n’était ma misère… Nous avons longtemps parlé de Paris qu’elle ig-
nore, pour ainsi dire, mais qu’elle pressent si bien, où nous serons
l’hiver prochain, nous l’avons juré. J’étais déjà sur le Boul’ Mich’, sur
la place de l’Opéra, au milieu du bruit, des voitures, des femmes, des
visages, mon sang et mes idées circulaient plus vite et nous en profi-
tions tous deux.
Nous avons fait deux de nos cafés familiers.
— Avec nos petits bistrots de la Guille, disais-je, nous sommes en
train de créer un nouveau genre littéraire. Parfois, pourtant, le désir
d’un refuge plus intime…
Je n’espérais guère, l’autre jour, remettre si vite cette question sur le
tapis. Elle m’a compris aussitôt :
— Je n’ai pas été gentille, l’autre jour, dans votre Modern House. Je
m’en suis voulu. Mais comment vous expliquer… J’étais mal à mon
aise. (Quelle confirmation !) Ce plafond me pesait… Moi aussi, je
serais contente de vous voir chez vous. Mais nous choisirons votre lo-
gis ensemble. Les femmes s’entendent toujours mieux que les hommes
à ces choses…
Nous avons parlé de l’amour. Nous y revenions sans cesse. Nous
évoquions ces heures, les plus belles de la vie, où l’air se charge, « où
les yeux des hommes deviennent humides », ajoutait-elle. N’ai-je pas
dû murmurer : « Anne-Marie, n’allons pas plus loin. Nous sommes sur
un terrain mouvant ? »
Nous reparlions, je ne sais plus à quel propos, de l’inconstante
Yvonne. Elle est redevenue d’actualité ces temps-ci. J’admirais encore
que ce ridicule épisode eût été possible, que Régis en eût fait tant de
cas, y eût attaché tant d’espoirs. Il nous fallut bien conclure que cette
affaire fut une de ces péripéties vaseuses, basée sur une énorme can-
deur et quelque quiproquo érotique, qui ne manquent jamais dans une
biographie catholique. Pourquoi ? Parce que le catholique veut
spéculer sur les sentiments, en faire des titres de sa Bourse morale. (Et
1039/1425
— Et celui-là, Michel :
— Vous avez raison, dit-elle, ce n’est pas une lecture possible. Saint
Ignace m’a du moins appris que vous avez la main insinuante.
Ils dirent mille riens gais et galants. Ils comparèrent leurs mains.
Anne-Marie félicitait Michel sur la coquetterie des siennes.
— Que voulez-vous ! C’est à peu près tout ce que j’ai de présentable.
Anne-Marie quitta un de ses souliers, Michel vit jouer son petit pied
cambré, qui achevait le plus spirituellement du monde sa personne.
Cette humeur folâtre tomba brusquement. Leurs mains si prestes ne
bougeaient plus. Au libertinage succédait une ambiguïté qui d’instant
en instant devenait émouvante. Ainsi le voulait la nature. Un garçon et
une fille qui sont venus se cacher au plus discret d’un parc, derrière les
buissons et les grands arbres, de quoi peuvent-ils parler – quand ils
parlent encore – si ce n’est de l’amour ? Ils reparlaient donc de
l’amour ; mais Anne-Marie avait perdu son espiègle virtuosité à con-
duire ce jeu. Le sentiment de posséder un avantage si rare faisait
tourner la tête de Michel. Il sentait entre Anne-Marie et lui le
« vibrato », mais ce n’était plus celui de la dernière minute, dans un
fugace effleurement de mains ; une éternité de trois heures leur appar-
tenait encore. L’admirable fièvre de la nuit battait de nouveau à ses
tempes, la poésie d’un tel moment le soulevait, elle autorisait tout,
même l’éloquence.
— L’amour… L’amour… Anne-Marie, je souhaiterais presque ne plus
employer ce mot. Les chrétiens l’ont tellement inverti, castré… Anne-
Marie, vous vivez souvent avec les Grecs. Volontiers, je ne parlerais
plus que d’Eros. Eros ne s’est jamais prêté aux sucreries des nonnes,
aux arguties des docteurs à bonnets carrés. Eros n’est pas non plus un
marmouset grivois. Eros est grave. Eros est un arc tendu. Eros est une
épée. « Il est comme le vent des montagnes qui s’abat sur les
chênes… » Eros est le désir, et il n’est rien de plus grand sur cette
terre. Nous apprenons l’amour, nous apprenons ses feintes, ses
agaceries, ses mièvreries. Mais c’est Eros nu et dur, qui nous a fait
connaître nos premiers frissons. La poésie du printemps charnel !
L’enfant de quinze ans, affolé et suffocant devant le mystère qui
1046/1425
— J’ai dans ma vie, dit-elle enfin, un secret que personne n’a jamais
su. C’est ce que les curés nomment un gros péché, et encore, pour le
moins !
Sa voix était brève et indécise. Son visage cependant, ses yeux sur-
tout, traduisaient moins la confusion d’une faute inavouable qu’une
étrange exaltation. Elle tentait à nouveau de se dérober, mais elle ne
pouvait plus que se débattre dans le filet que Michel jetait sur elle.
— Ah ! vous êtes un infernal inquisiteur !
— Ce gros péché ! l’avez-vous confessé ?
— J’ai mis près d’un an… Mais vous, parlez le premier. Racontez, ce
qui dans votre vie, est le plus difficile à dire.
Les aveux les plus difficiles à faire étaient bien peu flatteurs. Michel,
au milieu de son désastre, en gardait encore la conscience. Il délaya
rapidement, au hasard des mots, quelques généralités. Anne-Marie
secouait la tête :
— Vous ne me racontez rien.
Michel, jugeant d’après lui-même, ne doutait plus qu’Anne-Marie
eût donné dans un vice solitaire.
— À quel âge, votre péché ? Avant de connaître Régis ? Depuis ?
— Non, j’avais quatorze ans et demi.
Michel discerna brusquement qu’Anne-Marie n’avait point du tout
péché seule. À cet âge ! Quel guet-apens, quel piège, et tendu par quels
louches personnages… Comme Gaupette alors… Non, non, il faisait
fausse route.
— J’ai eu une amie… dit-elle.
— Et puis ?
— Je n’avais pas encore quinze ans. C’était l’été, au début d’août. Je
me trouvais en vacances, dans une famille amie, à la campagne. Ne me
demandez pas le nom du pays, je ne le dirai jamais. Cette jeune fille y
était aussi invitée. Pour moi, c’était déjà une femme, elle avait vingt
ans. Elle était de Gomorrhe. Nous avons fait cela, durant un mois,
toutes les nuits.
1049/1425
Anne-Marie releva ses yeux vers Michel. Leur éclat lui faisait pr-
esque peur.
— Voilà cette chose que personne au monde n’a sue, hormis elle, et
un imbécile de curé… s’il a compris.
Le même tremblement les avait gagnés tous deux. Anne-Marie était
très pâle, bouleversée certainement par ce souvenir, non moins que
par l’épreuve d’un tel aveu. Jamais elle n’avait été plus belle. Michel
crut un instant qu’elle allait fondre en larmes ou s’enfuir. Mais, à une
question balbutiante, elle répondit très simplement, à mi-voix. Non,
elle n’avait pas été séduite, pas même sollicitée. Cette jeune fille était-
elle une lesbienne invétérée ? Anne-Marie n’en avait jamais rien su, et
ne se l’était, semblait-il, jamais demandé. Dès les premiers jours, mal-
gré la différence des âges, elles avaient été attirées l’une vers l’autre.
La jeune fille était assez distante, volontiers silencieuse, sans doute
très cultivée. Elle avait voyagé longtemps, elle lisait beaucoup… Non,
Anne-Marie ne dirait pas sa profession. Elle ne devait pas en avoir à
cette époque. Elle avait trouvé Anne-Marie d’esprit éveillé, originale.
Très vite, elles s’étaient isolées, à la promenade, au jardin. Anne-Marie
n’avait jamais éprouvé une aussi merveilleuse aisance avec une grande
personne. Un soir, après le dîner, la jeune fille la fit entrer dans sa
chambre, pour mieux bavarder, loin d’une troupe d’autres amies
écervelées et jacassantes, de qui, déjà, elles se moquaient : « Nous
n’avions pas allumé. Dans ce cas-là aussi, vous savez, l’atmosphère se
charge. » Et ce furent subitement les gestes de l’amour.
Michel buvait du feu, le même feu qui dévorait les prunelles d’Anne-
Marie. Ils baignaient maintenant dans ces souvenirs comme dans une
eau mortelle, mais incomparablement tiède et irisée, dont le même
remous les emprisonnait tous deux. Toujours à voix basse, mais avec
une fièvre nouvelle, dans les demi-ténèbres de la petite salle, Anne-
Marie parlait, parlait…
— J’avais presque ma taille d’aujourd’hui. Elle était un peu plus
grande que moi, point de beaucoup. Elle n’avait pas un visage régulier,
mais étrange, sauvage, souvent triste, une démarche
1050/1425
« Pitié ! pitié !
« Pitié ? Toi, l’acier, toi, l’inflexible ?… Oui, pitié pour l’ébouillanté.
Oui, pitié sans vergogne. Mais de qui ? Quel recours ?
« Ah ! l’ange de Florence. Sa petite joue virginale. Le ventre, oui, et
les seins de l’ange. Léchés, sucés, mangés.
« Eros est une épée… » Littérateur. Littérature. Mais la littérature se
fait vie à ta voix. Horrifiante puissance. L’épée d’Eros m’a traversé. Je
suis l’épée.
« Hier, tu disais : demain. Tel était donc ce lendemain. Il avait été
écrit que tu le ferais toi-même.
« Où t’a-t-elle mené ? Mais qui conduisait l’autre ? D’où veniez-
vous, tous les deux ? Qui le saura jamais ? Tout a sauté. Nous avons
plongé dans l’incendie. Ces brûlures dévoreront ma peau pour
toujours. »
Il se tourne et se retourne dans sa fournaise. Tout se découpe dans
une prodigieuse lumière. Il se croyait sur la trace d’un vice brutal, et il
débouche dans quelle poésie ! Le corps tout entier d’Anne-Marie, qui
était là, devant ses mains, a connu cela. Il a gémi de toutes ces
jouissances. Anne-Marie jouit. Anne-Marie renversée dans le spasme.
Le visage d’Anne-Marie dans le spasme. Les yeux d’Anne-Marie dans
le spasme. Les épaules d’Anne-Marie dans le spasme. Le ventre
d’Anne-Marie dans le spasme. Les cuisses d’Anne-Marie dans le
spasme. Le bras nu d’Anne-Marie sur le râle de sa bouche. Les cheveux
d’Anne-Marie flottant dans ce carnage. L’orgasme de Lesbos. Oh !
cette virginité qui a reçu cette science. Mon tendre petit violon, cette
musique sur toi.
« Non, ses vices non plus ne pouvaient être médiocres. Dans cette
orgie d’images, les plus terribles précisions ne la dégradent pas. Petit
maraud qui lui imputais tes misérables expédients. L’impureté
d’Anne-Marie est un nouveau diadème. Elle ruisselle d’une sombre et
splendide luxure. Je viens enfin de la connaître. J’ai vu Anne-Marie
1053/1425
Anne-Marie exposa son plan. Michel y était investi d’un rôle pass-
ablement difficile. Il devait sous un prétexte plausible, qui restait en-
core à trouver, emmener Régis sans qu’il se doutât de rien, jusqu’à
Vinatier, « chez Carreau », la guinguette accueillante, qui avait abrité
quelques-uns des épisodes les plus chauds de leurs anciennes amours.
Ils iraient s’asseoir dans la « salle réservée ». Michel feindrait de
s’éclipser un instant. Anne-Marie entrerait à sa place.
— Oui… Et là, que comptez-vous faire ?
Elle était décidée à lui jouer le grand déchaînement de la passion.
— Depuis le mois de décembre, j’ai été beaucoup trop discrète,
pudique avec Régis. Je vous le disais encore l’autre semaine : il m’a
toujours aimée, très goulûment, avec ses sens, même lorsqu’il ne s’en
apercevait pas. Je sais qu’il m’est toujours attaché, de cette manière-
là ! Je suis résolue à le mener aussi loin que possible, aussi loin qu’il
voudra… Que j’y réussisse une première fois et j’y réussirai vingt…
Alors, soyez-en certain, je l’aurai bien reconquis, et ce sera tant pis
pour la Compagnie de Jésus.
Michel faisait une moue fort évasive.
— Je suis prête, continua-t-elle, à tout lui offrir et sur-le-champ…
Quand une femme en vient à ces extrémités, elle doit détenir un
sérieux pouvoir, je suppose. En tout cas, c’est mon dernier atout. Mais
c’est aussi le meilleur. Je sens que je ne me pardonnerais jamais de ne
pas l’avoir joué. C’est pour moi aujourd’hui une question vitale, cent
fois plus aujourd’hui qu’au mois de décembre. Je n’ai plus qu’à me
faire épouser par Régis. Ça ne doit pas être si difficile, puisque nous
nous aimons.
— J’ai imaginé, disait-elle encore, l’amour physique avec plusieurs
hommes. Cela m’a paru sale et grossier. Mais je laisserai faire à Régis
n’importe quoi. Toujours bête comme chou, que voulez-vous ! Parce
que je l’aime. Je sais que ces sentiments-là doivent vous paraître bien
communs, à vous autres, gens de la littérature. Mais ce sont eux qui
gouvernent la vie… Vous êtes en train de vous faire de grandes réflex-
ions sur les caprices de la femme. J’ai bien cru, et j’en ai été presque
1056/1425
heureuse, que Régis avait tué en moi tout amour, par sa brutalité, son
égoïsme bigot et l’idiotie de ses radotages. Tout ce que j’ai dit de lui, je
le pense très fermement. Mais je l’aime pour tout ce qui est en lui et
qu’il ignore, que je suis seule à deviner et à pouvoir lui révéler. C’est
peut-être ma façon d’aimer les hommes !… Je crois qu’il existe un Ré-
gis épars, virtuel, qui par moi seule pourrait prendre forme. C’est peut-
être un dérivé de l’amour maternel… Je pourrais plaider mon petit
procès longtemps encore. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Michel,
vous êtes un psychologue. Vous savez ce que sont les intermittences du
cœur [1].
Michel avait serré très fort ses poings et ses lèvres. La résolution si
catégorique d’Anne-Marie avait brisé d’un coup affreux l’élan de son
désir. Mais le désir, tout humilié et meurtri qu’il fût, n’en subsistait
pas moins, prêt à rebondir, rôdant déjà autour du cou d’Anne-Marie,
de ses cheveux, de ses beaux yeux battus. Anne-Marie se proposait de
livrer à un autre ces charmes, ce parfum, cette tiédeur et tant de
secrets dont la seule pensée faisait gémir. Elle exigeait pour cela le
concours de Michel. Jamais femme n’avait soumis un homme à un
plus infernal supplice. Il tentait bien de se rassurer en songeant que
Régis, contre ce nouvel assaut, était armé d’une cuirasse éprouvée,
d’un fameux arsenal de prières. La veille encore, Michel eût jugé sans
espoir cette nouvelle entreprise. Mais depuis la confession d’Anne-
Marie, rien ne lui paraissait plus impossible. Et cette petite phrase :
« Si je savais où se trouve la Chauve-Souris ? » Quelle ruse divin-
atoire ! Ou peut-être, quelle vérité ? Endurer un tel doute ? Non, tout
plutôt que ce cilice de feu.
— C’est bon, dit-il d’une voix brève. Je vous amènerai votre individu.
Mais sachez-le bien : c’est contre mon gré. Vous me permettez aussi de
vous dire que vos ordres sont terribles, Anne-Marie ; et vous exigez de
moi une invraisemblable abnégation.
Déjà, elle ne l’écoutait plus.
*
1057/1425
Il n’y avait plus maintenant que deux tramways par heure. Le flic de
garde sur la place du Pont surveillait avec une méfiance profession-
nelle l’adjoint imprévu et tenace qui lui faisait vis-à-vis.
Le quartier s’était vidé, les cafés s’éteignaient. Les rôdeurs algériens,
seuls noctambules attitrés de l’endroit, allaient se perdre dans les
ombres de la rue Moncey. Michel voyait poindre du plus loin de l’aven-
ue les gros feux du tramway. Il apercevait les rares silhouettes des voy-
ageurs descendant à la station précédente. Même à cette distance, ses
yeux perçants, si bien accoutumés aux factions nocturnes, auraient re-
connu les deux anciens amants de Brouilly. Ils ne pouvaient revenir
que par là. Aucun taxi ne s’égarait dans le coin perdu où Michel les
avait laissés.
« Mais, nom de Dieu, qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’il lui fait ? »
La réponse n’était que trop facile, et férocement salace.
L’avant-dernier tramway passa, puis le dernier, où il ne restait plus
qu’un contrôleur endormi et un vieux ménage parmi des paquets.
1061/1425
Michel était plongé dans ce vide bourbeux qui suit les longues et
inutiles attentes. Il s’en fut machinalement jusqu’aux fenêtres d’Anne-
Marie. Elles étaient noires.
« Il n’y a pas de bon Dieu ! Ils découchent. »
L’événement, hélas ! s’expliquait à merveille. Minuit et demi son-
nait. Michel ne s’était pas assis dix minutes depuis le matin, il s’était
nourri de trois petits pains. Il regagna sa chambre d’un pas
chancelant, avec une âme de chien perdu et fourbu, où se mêlaient,
dans une innommable tristesse, l’épuisement physique, l’humiliation,
la plus vaine humeur contre soi, un funèbre dégoût pour cet épilogue,
encore plus vulgaire de venir après tant de rêves, de serments, de
raffinements, de refus et la sarabande irrépressible des images.
Tandis qu’il se déshabillait, la vue de son corps amaigri, affaibli par
les jeûnes et les longues fièvres, fut un surcroît de désolation. Belle
carcasse qu’il prétendait apporter dans l’amour ! L’autre, l’homme des
chaises de bois, était frais, choyé, bien nourri. C’était lui, l’Antichrist,
que l’ascétisme, la chasteté, le catholicisme pour tout dire avaient
marqué.
Un sommeil de mort lui fut heureusement et assez vite pitoyable.
parut point surprise de le revoir si tôt et vint lui dire quelques mots
sous le porche. Peut-être serait-elle rentrée à Lyon vers six heures.
— Alors, je vous en prie, Anne-Marie, un tout petit tour sur la place
Antique.
— Oh ! c’est vraiment trop chanceux et j’aurai si peu de temps.
— C’est égal, je passerai sur la place à six heures.
Braïlosvki, le plus poétique des grands pianistes slaves, donnait cet
après-midi-là, par exceptionnelle faveur, un récital à Lyon. Michel,
puisqu’il pensait rester seul, avait pris un billet la veille et s’en faisait
fête. Mais le concert commençait à cinq heures. Michel devait choisir
entre la musique ou la place Antique. Cette séance de piano se gonflait
des attraits les plus rares, devenait un événement capital. Braïlovski
incarnait soudain Paris, l’univers de la fantaisie, de l’art vivant, dont
Lyon était exclu. L’entendre jouer Schumann, Chopin et ces œuvres
nouvelles, ignorées, peut-être admirables, ce serait une heureuse
secousse, qui combattrait la léthargie provinciale.
C’était le Parisien Michel, pétri, aiguisé par Paris, qui plaisait à
Anne-Marie. Il n’avait pas le droit de le laisser s’étioler, dans l’intérêt
même de l’amour. Mais aussi, pouvait-il savoir ce qui arriverait dans
cette demi-heure qu’Anne-Marie lui donnerait peut-être et qu’il fallait
sacrifier ? Michel se résolut. Il alla étouffer sa mélomanie dans
quelques tomes compacts et savants de la bibliothèque. Il était plus
délicieux que tout de renoncer à une joie pour une rencontre même bi-
en incertaine d’Anne-Marie. Michel revint à pas de badaud vers la
place Antique. Il laissait le champ libre à de menues superstitions. Il se
flattait de l’espoir qu’Anne-Marie viendrait parce qu’il lui avait fait
cette petite offrande et qu’elle en aurait eu le pressentiment. Il de-
mandait bizarrement au sort s’il la verrait. Tant et si bien qu’il avait le
cœur battant lorsque six heures sonnèrent. Anne-Marie ne vint pas. Il
ne regretta rien.
… Anne-Marie avait très promptement organisé ses nouvelles
études. Elle avait fait choix d’un professeur, M. Giangrande, qui
moquait la Sorbonne, était féru de Nietzsche et des Grecs : « Je lui ai
1073/1425
travail, et tout de suite. Votre fortune est dans votre encrier, nulle part
ailleurs.
Il fit tous les serments. Le plaisir d’auteur s’ajoutait à la joie de mar-
quer devant Anne-Marie un point si important. Le jeu reprit ce soir-là,
enivrant. Michel rentra chez lui, tout étourdi.
Hélas ! Les avantages littéraires sont d’un faible poids dans l’amour.
Dès le lendemain, Anne-Marie arriva tout occupée de sa dernière
répétition de comédie. Le petit Cyrille Monin, « celui qui vous
ressemble » se révélait fort entreprenant. Quant à Jacques, toujours
un peu empoté auprès de ce remuant rival, il n’avait tout de même ja-
mais été plus joli. Elle jouait dans la comédie une jeune veuve en butte
à trois galants : « Trois de moins, dit Michel, que Catherine Pater-
son. » Mais l’évocation de l’héroïne resta sans écho. Anne-Marie
n’avait la tête aujourd’hui qu’aux deux petits fâcheux qu’elle excitait.
Bientôt, Michel sentit ses idées le fuir comme un liquide coule d’un pot
fêlé. Anne-Marie lui donna le coup de grâce. Elle se disait bien, elle
aussi, stupide et endormie, mais ne cachait point que Michel lui
paraissait aussi sot. « Parlez-moi donc de quelque grand sujet », lui
demandait-elle avec un sourire malicieux. La religion ne donna rien.
Anne-Marie avait une course à faire pour sa mère, assez loin. Chemin
faisant, l’indigence de Michel s’aggravait. Tout tombait à faux, tournait
court, les traits d’Anne-Marie affectant de plaisanter sa cervelle
d’oiseau, de Michel feignant de la croire. Le garçon se lançait à corps
perdu dans tous les prétextes de causerie qui lui venaient à l’esprit.
C’était le salmigondis le plus hétéroclite et le plus décousu. Anne-Mar-
ie se prêtait à ces tentatives, mais en montrant bien qu’elle n’était
point dupe, et comme pour enferrer davantage son compagnon. Le
mieux était encore de s’expliquer avec franchise : « J’aurais été
désespéré de vivre seul ces trois heures, et je les ai gâtées par ma bêt-
ise. » Mais là encore, il manquait parfaitement d’esprit. Anne-Marie fi-
nit par s’étonner tout haut de son étrange gaucherie. Inutile d’ajouter
qu’elle était désespérément jolie. Il lui sembla, faible éclaircie dans
cette malchance, que la main de la jeune fille, comme pour le consoler
1080/1425
même absurde. Il lui suffit de choisir une heure dans ce jour horrible-
ment vide – le rédacteur est visible tout l’après-midi. Il lui reste
soixante-dix francs, et cette fois, ce sont bien les derniers. Mais il n’y a
de raison à rien, puisque Anne-Marie ne vient pas ce soir, et qu’à son
retour, peut-être sera-t-elle plus lointaine encore.
Il pleut. Il neige. Le vent siffle. Les dernières semelles de Michel
fondent dans la boue glacée. Il tousse toujours, il a mal à la gorge. Il
est piteux, le nez rouge et les joues vertes, le dos rond, frissonnant
dans son veston au col relevé, plaqué aux épaules par la giboulée, avec
ses pieds mouillés, son chapeau délavé qui s’égoutte et sa canne
dérisoire, dont il enfonce la poignée dans la poche de son pantalon. Il
sort de la gargote. La portion qui sentait l’évier et qu’il a mastiquée
sans fin, déglutie à grand-peine, ne l’a pas nourri. Il a le ventre encore
plus creux qu’en s’asseyant devant le marbre mal torché, et jusqu’à la
nuit le tabac ne fera que l’aigrir. Il ne songe même pas qu’un bon repas
à quinze francs, des aliments propres sur une nappe blanche, l’eût
réchauffé et revigoré, d’âme et de corps. Il a oublié que ces remèdes-là
existent. Il est enchaîné à une série de gestes, les plus machinaux, les
moins coûteux qui se puissent, tout juste ce qui est indispensable à en-
tretenir un peu de vie durant cette infinité de minutes où Anne-Marie
n’est pas près de lui. Avec ses soixante-dix francs – non, soixante-cinq,
puisqu’il a payé son dîner – il peut vivre encore six jours de cette vie ;
sa tête ne va pas au-delà. En six jours, Anne-Marie peut lui avoir don-
né son amour. Il accomplirait alors tous les miracles. Mais aujourd’hui
la chaîne est cassée, parce qu’il ne reverra pas Anne-Marie.
Il est chez lui. Il a esquivé la mère Mulet. Il avait promis de lui payer
aujourd’hui, troisième promesse, la location qu’il doit depuis un mois.
Voilà quatre mois bientôt que la cheminée est close. Mais il n’a jamais
eu plus froid de tout l’hiver. Il ouvre sans appétit quelques poètes.
Aucune vibration sous les mots.
Voici deux ou trois livres neufs, qu’on lui a prêtés – depuis qu’il est
en exil, il n’a pas acheté pour lui un livre – d’un modernisme facile et
assez aguichant. Des couples y circulent, qui parlent de l’amour
1087/1425
jurerais en tout cas que vous avez pris à tâche de me gâter un par un
mes pauvres petits plaisirs. Quel goût voulez-vous que je trouve aux
amusettes avec un Cyrille, maintenant que vous m’avez joué de votre
lyre, le don de l’autre, la mort de l’être, et si ingénieusement rappelé
tout ce que j’ai perdu ? Mais si les gamins lyonnais ne m’amusent plus,
ce qui est, je crois bien, chose faite, où n’irai-je pas chercher mes fu-
turs amusements ?
L’après-midi du Vendredi saint fut marqué par une algarade fort in-
quiétante entre Mme Mulet et Michel. Il était sous la menace immin-
ente de trouver un de ces soirs, en rentrant, la porte de sa chambre
consignée et la moitié de son petit bazar pris en gage. Il parvint à vers-
er quelques promesses bien senties sur le courroux de sa propriétaire,
et sans plus attendre, réussit dès onze heures du soir un assez re-
marquable déménagement à la cloche de bois. La bonne gaupe de la
place Antique lui avait amené elle-même une petite charrette à bras
pour la dernière caisse des papiers, les valises de la garde-robe ne
comptant plus guère que pour mémoire, à peine plus lourdes l’une et
l’autre qu’une cage à serins.
Michel débarqua quelques minutes plus tard dans un garni de la rue
Basse-Combalot où l’on logeait à la journée pour quatre francs. La re-
commandation de la bonne gaupe lui valait un accueil de faveur. Il
s’égayait assez haut de cette cohabitation avec des putains du dernier
échelon, et offrit de très bonne humeur, sur le zinc du bas, le verre de
la bienvenue à une grosse vieille rousse. Mais ce lieu d’infamie ré-
pondait fort mal, pour le pittoresque, à ce qu’il en imaginait à la porte.
En revanche, la misère y régnait dans sa plus morne et crasseuse nud-
ité. On avait installé Michel sous le toit, dans une espèce d’étroite
mansarde, aux murs tout écaillés, qui ne devait même pas être utilis-
able pour les passes les plus sordides.
1098/1425
deux hommes pour la même femme, une source qui apparaissait in-
tarissable de souvenirs, d’épanchements, d’amères douceurs et
d’apaisante mélancolie.
— Tu as dû avoir bien des souffrances.
— Oui… Cela ne m’a pas manqué.
Ils allaient lentement, n’importe où, les yeux au sol, au milieu des
inconnus qui n’existaient pas, comme aux plus grands jours de l’aven-
ture morte. Ils hochaient la tête, en échangeant quelques rares mots.
Ils n’avaient jamais autant « communiqué » depuis de longs mois.
Puis, des souvenirs se détachaient, auxquels ils s’arrêtèrent.
— Cette petite peste d’Yvonne était plus maligne que moi (Régis
souriait très bonnement, sans aucun air de rancune ni de reproche).
Tu te rappelles la descente de la Ficelle, au retour de Vaugneray ? Le
trottoir du quai, près du pont Tilsit… Tiens, ma foi, c’est notre direc-
tion ! On continue, n’est-ce pas ?
— Mais oui… Je me rappelle. Oh ! je me rappelle. Le pédezouille qui
t’a frappé sur l’épaule…
— Ce n’était pas un pédezouille, c’était Ary de Chabanacieu.
— En tout cas, une gueule de pédezouille. Peu importe… Tu m’avais
flanqué un fameux coup. J’ai vu quelques chandelles, je le reconnais.
Ce n’était pas le sentiment de ma culpabilité, non, mais la peur des
pensées que tu pouvais te faire… En toute conscience, je ne t’ai pas
menti.
— Non. Je t’ai demandé : « Y a-t-il dans ton âme un sentiment coup-
able pour Anne-Marie ? »
— Je n’étais pas coupable. J’étais pur… J’aurais fui, je me serais tué
plutôt que d’esquisser…
— Oui, oui. Je ne t’accuse de rien.
Un mince pli d’humour se dessina au coin des lèvres de Michel.
Dans l’aisance de Régis à accueillir ce plaidoyer, le professionnel
transparaissait sans doute. Mais ce n’était qu’un trait ajouté à
l’homme, et qui ne le défigurait pas, comme tant d’autres fois. La
1111/1425
casuistique jésuite aidait l’homme dans ses sentiments, mais ces senti-
ments étaient sincères et touchaient juste. Le Lyonnais reprit :
— Yvonne était tout bêtement jalouse. C’était humain. Mais ton
cœur n’avait rien à voir avec ces petites saloperies. Tu aurais pu don-
ner dans le piège de cette petite folle, en te forgeant je ne sais quelle
accusation. Nous nous serions simplement salis les uns et les autres,
sans raison. Tu as été véridique. Il n’y avait rien de mieux à faire que
ce que tu as fait. Tu nous as sortis élégamment d’un mauvais pas…
C’est moi qui ai été un imbécile et un gobe-mouches avec Yvonne, sur-
tout au début de cette stupide histoire. Mon pauvre vieux, je t’avais
fourré dans un beau pétrin.
— Bah ! un intermède drolatique… J’avoue que si j’avais eu moins
de vertu, ou tout simplement un peu plus de goût pour l’Yvonne, cette
pastorale mystique aurait bien pu s’achever sur un carambolage en
belle et due forme.
Régis chassa de la main une déplaisante image :
— Oh ! laissons ces idioties… Après ce jour de Vaugneray, l’été
dernier, je m’étais interrogé plusieurs fois sur toi. Tu pouvais avoir
pour Anne-Marie un sentiment qui dépassât l’amitié. J’y ai pensé,
mais je te faisais toute confiance. Je voyais dans ce sentiment possible,
presque certain même, un lien de plus, très émouvant, entre nous
trois.
— C’étaient bien les pensées que je te prêtais quand je te supposais
en face de certaines hypothèses, qui devaient être inévitables. Nous
avons été sans doute plus naïfs qu’il n’est permis à notre âge, et d’une
intempérance cérébrale qui n’allait pas sans quelque comique. Mais
nous avons évolué dans un monde qui ne manquait point de noblesse.
— Oui… Je me souviens comme d’hier, des adieux que tu lui faisais
sur la place Antique, le 7 janvier. Ah ! j’ai bien eu l’intuition de ce qui
se passait en toi. Je ne me le formulais pas, je repoussais instinctive-
ment les explications trop rigides. Mais j’ai bien senti qu’il se passait là
quelque chose de déchirant, et qui nous rapprochait extraordinaire-
ment l’un de l’autre. Comme tu as dû souffrir !
1112/1425
stupide lumière du septième jour ne pénétrait point chez les filles, les
marlous, les prolétaires communistes et les manœuvres algériens. Les
venelles familières recevaient le solitaire après avoir reçu et caché les
couples tant de fois.
« Nous étions repartis dans la grande fraternité. Il a pris la mouche.
Il ne s’imaginait pourtant pas que j’allais perpétuer les amours désin-
carnées. Non, il n’est plus sortable, il est devenu trop bête. »
Michel passait devant le « café des femmes ». Jojo le Corse, dans un
complet beige clair flambant neuf, fumait une cigarette, nonchalam-
ment adossé près de la porte entrebâillée. Il toucha avec cordialité le
bord de son beau chapeau.
— Hé bé ! Vous passez comme ça sans vous arrêter ?
— Tiens, vous me rappelez que j’ai soif. Entrons, je paye l’apéritif.
Mais ce soir, ça sera deux pernods.
— Té, vous me faites plaisir. C’est vrai, avé tous vos diabolos, vous
me tournez le cœur. C’est pas des boissons d’homme.
Ils s’accoudèrent au minuscule zinc. La blonde leur souriait, rengor-
gée, fière de réunir ainsi devant ses verres les deux extrémités de sa
clientèle. Michel félicitait Jojo de son tailleur, en regrettant à part lui
qu’il eût estimé inutile de nouer une cravate sur sa chemise bien re-
passée. Nanti de cet accessoire, Jojo eût été aujourd’hui un jeune
homme fort convenable, simplement mieux mis que les jeunes gens
convenables de Lyon.
— Je sais pas ce que j’ai, j’ai le bourdon ce soir, oh ! Ça doit être le
dimanche !
— Vous n’aimez pas le dimanche, vous non plus, Jojo ?
— Non, tous ces couillons qui se reposent ! Ça vous gâte le plaisir de
rien faire.
— Admirable formule, Jojo ! Je la retiendrai.
Jojo se dandina, avec satisfaction.
— Et à part ça, comment ça va, qu’on ne vous voit plus…
— Peuh ! ça ne va pas fort. Le bourdon, moi aussi, mais pas seule-
ment pour le dimanche.
1116/1425
il est parti, lui aussi ! Ce n’était plus que la crainte du Dieu gendarme,
comme vous dites, et vous m’en avez vite opérée. J’ai compris qu’il
serait trop puéril de garder des morceaux de croyance, comme mes
poupées de petite fille au fond d’un placard. Je ne peux pas être une
catholique de la messe de onze heures, n’est-ce pas ? Vous m’avez ap-
pris à détester ce catholicisme qui n’est pas le Royaume des Cieux,
mais celui des prêtres ; vous avez bien fait. J’avais donné à cette reli-
gion toute l’ardeur dont j’étais capable. Elle n’en était pas digne. Mais
me voilà toute démontée. Cela non plus ne doit guère vous surprendre.
Vous ne vous étiez pas engagé avec la religion comme moi, et pour-
tant, voyez quel coup vous avez reçu. Vous en êtes encore tout ébranlé.
Jugez par là de mon état… Je vous disais que votre lettre m’a rendue
mélancolique. En vous y retrouvant si bien, amer, orageux, mais tou-
jours enflammé et tourné vers le lendemain, je me suis sentie…
comme une veuve. Ce mot est un peu ridicule. Mais imaginez ce qu’il
peut signifier dans les cas graves : la lassitude, l’existence défaite, les
regrets irrémédiables…
Michel pinçait les lèvres et regardait à terre d’un air assez sottement
sentencieux. Il entendait bien qu’Anne-Marie lui faisait une grave et
véridique confidence, mais il n’avait en lui que son absurde, son lan-
cinant désir.
Les cris d’une troupe de jeunes montagnards, garçons et filles, qui
sortaient bruyamment du bois, rucksack au dos, un peu plus loin, leur
firent tourner machinalement la tête. Les robes des filles faisaient des
taches vives dans la prairie. Ils suivirent des yeux quelques instants la
descente de la bande, puis Anne-Marie contempla un peu le
panorama.
— Est-ce assez bête, dit-elle, de se sentir l’âme décrochée dans un
pays comme celui-ci. C’est bien la première fois que la montagne ne
guérit pas mes plus gros chagrins comme un vulgaire rhume.
Michel consentait enfin à détailler et qualifier ce paysage qu’Anne-
Marie aimait.
1128/1425
— Oui, mais le starets ferait mieux de se taire, car il est du côté des
ennemis de la vie. Pour les chrétiens, le monde est entièrement désen-
chanté sans leur dieu. Songez qu’ils vont jusqu’à dire que, même si
leur Dieu n’existe pas, ils préfèrent croire à ce leurre, plutôt que d’ac-
cepter un monde qui n’a plus aucune valeur si leur Dieu n’y est pas.
Quelle féroce, quelle haineuse négation ! Tous ces gens-là, pour don-
ner un sens à la vie, se sont fait un dieu, un Christ qui désenchante la
vie. Enlevez ce dieu, la vie refleurit aussitôt.
— Vous en parlez à votre aise ! dit Anne-Marie qui l’écoutait avec
une bien charmante attention.
— Je sais, les chrétiens nous ont imposé la présence de leur Dieu, ils
l’ont implanté partout ; ils ont construit autour de lui quinze siècles.
Mais, contre eux, nous avons nos chances, vous et moi. Nous connais-
sons leurs ruses. Quand ils prétendent réconcilier la vie et le Royaume
du Père, nous devons savoir que c’est encore un subterfuge, et que
nous les retrouverions plus durs et étroits que jamais si nous nous
laissions piper… Et surtout, nous n’avons jamais eu les viscères chré-
tiens, on nous a fait porter le christianisme comme un uniforme. Ne
sommes-nous pas capables de nous déshabiller ?
Anne-Marie levait ses yeux vers les siens en souriant :
— Je vous croyais las et un peu absent aujourd’hui. Il suffit décidé-
ment de dire trois mots de Dieu pour que la verve vous revienne…
Selon vous, en somme, il faut aller jusqu’au bout du désespoir pour
retrouver une espérance.
— Si vous voulez. Mais je préfère que nous bannissions l’espérance
de notre vocabulaire. Je vous l’ai déjà dit, l’espérance est un fléau. Ah !
il faudrait inventer des mots nouveaux, ce serait même la tâche essen-
tielle. Qu’est-ce, en fin de compte, qu’une philosophie, qu’une reli-
gion ? Quelques mots nouveaux, en général très laids, qu’on parvient à
apprendre aux hommes.
— Ma foi ! dit Anne-Marie, je nous vois partis pour de grandes be-
sognes ! Je ne sais pas où ça nous mènerait si je vous prenais vraiment
au pied de la lettre. Mais vous avez réussi à chasser mes idées tristes,
1133/1425
Respecter cela, pour tout ce qu’y mettent tant de gens, ou leur éclater
de rire au nez, pour la même raison ?
— Je vous dirai que, pour moi, j’ai choisi résolument l’irrespect. L’ir-
respect et la colère. Penser que tant d’êtres, justement, brûlent ainsi
dans le vide le meilleur d’eux-mêmes !
— Et ce que vous avez dû penser de moi, si souvent… Mais je
m’étonne moi-même de ce que j’ai été. L’autre jour encore, à Wiese…
Il y a tant de moyens de croire jusqu’à un certain point, de continuer
des gestes… Mais si j’ai décidé de ne pas faire mes Pâques, c’est parce
qu’il n’y a rien dans leur hostie… Michel, j’aimerais scandaliser les dé-
vots. J’aimerais vous entendre proférer un beau blasphème.
Michel prit un petit temps de réflexion rieuse.
— Eh bien, si vous voulez, nous pouvons réciter le Credo.
— Le Credo ?
— Oui, je crois qu’il nous serait difficile d’inventer mieux que ce
texte pour blasphémer l’idée honorable de Dieu. Peut-on se faire de
Dieu une idée à la fois plus insolente, plus imperméable, plus tor-
tueuse que la leur ! Ce Dieu qui vient nous sauver tout en nous laissant
tous les moyens de nous perdre. Ce Dieu qui calcule sordidement ses
miracles, qui ne s’offre jamais deux fois et quand il s’offre, c’est pour
nous le risque de damnation. Ce Dieu qui se choisit le nom le plus in-
compréhensible, le fameux Fils de l’Homme, à ce point que ses dis-
ciples mêmes s’empressent d’abandonner le nom que Dieu s’est
donné.
— Vous me comblez ! un blasphème philosophique. C’est superbe…
Vraiment, vous ne vous êtes pas trop moqué de moi, pour mon accès
de nostalgie franciscaine, l’autre jour, devant la montagne ?
— Je vous jure que non. Chère Anne-Marie, c’est tout de même le
reliquat de christianisme qu’on vous pardonne le plus aisément. Bien
sûr, si le temps de saint François avait pu durer indéfiniment…
— C’est ce que je me dis encore… La foi aussi naturelle que la respir-
ation, tout le monde croyant aux anges… La vie aurait été bien
simplifiée !
1138/1425
— Je ne vois sans doute pas tout ce que vous voulez dire, mais je
saisis à peu près. Quelle belle métaphore fluviale ! Je viendrai vous
voir plus souvent de grand matin.
— Comprenez-moi bien, Anne-Marie : il n’y a eu d’époque vraiment
chrétienne que celle où l’on vous brûlait pour avoir mangé du cochon
le Vendredi saint, contesté un iota de l’Écriture. Cette époque est ré-
volue depuis longtemps. Le Dieu de la vraie foi est bien mort, j’en veux
pour preuve l’intelligence, la subtilité même de ses derniers défen-
seurs. Ce ne sont plus que des travaux de laboratoire, ce n’est pas avec
ces sérums qu’on ressuscitera un Dieu. Mais nous, nous serons encore
compris par les mortels du XXXe siècle, parce que nous aurons re-
poussé la Bible, le Christ, les Sacrements.
— C’est un réconfort à bien longue échéance, fit Anne-Marie. Mais
vos prophéties et vos prédications me montent à la tête. Je vous as-
sure, vous me donnez du ton. Il me semble maintenant, à côté de vous,
que j’étais cet hiver encore aussi ridicule qu’une gamine de six ans qui
a peur dans le noir. Seulement, j’ai honte de vous accaparer ainsi.
Voilà trois mois que vous employez à ma conversion des prodiges de
science et d’éloquence. Puisque la vérité est si claire et si entraînante,
vous devriez la publier, la répandre partout. Nous devrions prendre la
besace !
Michel se récria joyeusement contre cette hérésie majeure :
— Apôtres ? Ah ! fichtre non ! Nous tenons une vérité, gardons-la
précieusement pour nous. Le troupeau est bien trop stupide pour
mériter de la connaître. Il se hâterait de la détériorer, de la salir. Ce ne
serait vraiment pas la peine de s’être guéri de la foi en Dieu pour se
mettre à croire aux hommes !
— Ah ! quel superbe anarchiste vous faites. Je n’ai plus qu’à me
taire. Vous me fournissez de méditations pour huit jours… Mal-
heureusement, il faut que je m’occupe de cette stupide pièce. J’ai
oublié la moitié de mon rôle, les autres aussi, c’est un désastre. Et
nous « passons » jeudi ! Vous viendrez, n’est-ce pas ? Je compte abso-
lument sur vous. Je vous enverrai un billet demain.
1140/1425
ouverts, un peu arrondis, inquiets, étaient dans cette minute bien in-
différents à la chair.
— Michel, j’ai un trac fou ! Tous ces gens ! Je vais me couvrir de
ridicule.
— Vous échapperez toujours au ridicule.
— Vous êtes bien honnête, vous ! Il ne s’agit pas d’échapper, je
voudrais tout de même faire un peu mieux. Mais je vais bafouiller ig-
noblement, je vais avoir l’air d’une petite dinde. Michel, dites-moi
merde.
— Eh bien… merde !
La comédie était précédée d’un lever de rideau Louis XV, en vers,
ânonné par une troupe de gamins et de gamines en bois. Michel re-
grettait beaucoup de n’être pas resté dans les coulisses. La comédie
commença. Anne-Marie n’apparaissait que vers la fin du premier acte.
Ce succès, contemporain de Bel-Ami, était d’une insignifiance bien
poussiéreuse. Les jouvenceaux occupaient les planches de leur mieux
avec leurs monocles, leurs fausses moustaches, leurs plastrons, ou leur
plumeau pour celui qui figurait le valet de chambre. Michel s’attendait
à pis. Cyrille – c’était bien lui – dès ses premières répliques, dessina
même avec beaucoup de brio son rôle de luron fantasque et sans ver-
gogne. Il était le seul qui sût donner d’instinct une saveur à cette ex-
humation en l’inclinant vers la parodie. Il obtint les premiers rires.
L’entrée en scène d’Anne-Marie fut saluée d’un discret : Ah ! » que
méritait bien sa ravissante tournure, et que suivit aussitôt une petite
vague d’applaudissements. À cet instant, Mme Villars, assise au
premier rang, se retourna vers Michel, et ils échangèrent fort comique-
ment les signes muets de leur appréhension. Michel se poussait dé-
cidément parmi les intimes. Mais ce succès lui était gâté par la crainte
réelle qu’Anne-Marie fût mauvaise. Il savait qu’il allait souffrir si elle
ne se tirait pas d’affaire. Elle trébucha un peu, en effet, mais se reprit
assez vite, et termina sur de jolies et prestes intonations.
C’était l’entracte. Michel arriva le premier dans la coulisse.
— Eh bien ? Je ne suis pas trop godiche ?
1143/1425
— Mais non ! Ça n’a pas mal marché du tout. Et ce que vous pouvez
être jolie !
— N’est-ce pas, qu’elle est vraiment jolie dans cette toilette de
grand-mère, ma petite fille ? dit Mme Villars qui entrait derrière lui.
Je viens vite t’embrasser en courant, ma chérie. Il faut que je retourne
près de nos amies. Je te laisse avec M. Croz. Nous avons eu bien peur,
tous les deux, quand tu es entrée. Écoute ses conseils. Surtout,
n’oublie pas de te couvrir en sortant de scène. Avec le décolleté que tu
as !
Michel, qui avait la quasi-certitude de jouer l’invité pauvre, était au
contraire l’un des personnages de la fête, le favori de la vedette, le con-
fident de Madame-Mère. Une tape écrasante pour la garde des beaux
jeunes gens, disproportionnée même à leur mince importance. Michel
pouvait bien se permettre d’avoir le triomphe débonnaire.
— Présentez-moi donc au brillant vicomte de Longuemare (c’était le
rôle de Jacques), et à ce joyeux M. Hector Lafforest (celui de Cyrille).
Il a une verve du diable, ce gredin. Vous me l’aviez fidèlement décrit.
Il n’était pas mécontent de son ton : une avance aimable, un rappel
discret, avec rondeur, de son rang d’intime, de son âge, de son expéri-
ence parisienne : juste ce qu’il fallait. Jacques et Cyrille parurent d’ail-
leurs très honorés de cette cordialité. On bavarda fort joyeusement en
rond jusqu’à la sonnette.
Anne-Marie, maintenant, ne quittait presque plus le plateau. Elle
jouait avec beaucoup de gentillesse, un peu timidement. Michel avait
devant lui dans la coulisse une vraie jeune femme. Sur scène, dans ses
répliques de jolie veuve courtisée, la petite collégienne reparaissait.
Elle se débrouillait, non sans esprit, mais à côté de sa nature, et ses
gestes restaient un peu courts. Michel respirait. Il n’y aurait pas de
catastrophe, mais on ne pouvait pas dire qu’Anne-Marie, l’irrésistible
comédienne de chez Carreau, révélât devant la rampe des dons excep-
tionnels. Parce qu’elle n’était pas absolument à sa place, dans son per-
sonnage, elle n’enflammait plus Michel aussi fort que dans sa loge.
Son rôle, on doit le dire, ne la portait guère. Que de douceâtreries
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s’éclairer aux lustres de ces imbéciles, enfin de profiter des plaisirs que
leur argent crée. Il suffit de les dominer d’assez haut à ce moment-là.
C’est une affaire de force entre eux et nous… Mais comment m’avez-
vous trouvée dans la petite plaisanterie d’hier soir ?
— La jeune fille ? Adorable. La comédienne, charmante. Vous avez
filé le plus joliment un texte qui, pour sûr, ne méritait pas d’aussi gra-
cieux soins… Un peu de timidité dans la voix et dans les gestes.
— De la timidité, vous trouvez ? Personne ne me l’a dit. Je n’en ai
pas eu la sensation. J’ai eu le trac, en entrant, mais ça m’a passé très
vite. Dans le dernier acte, je m’amusais même beaucoup.
— Je vous en félicite. Cependant, vous n’étiez pas tout à fait dans
votre naturel, votre voix n’était pas toujours très bien placée : toujours
très musicale, certes, mais un peu trop haute. Vos mains, de temps en
temps, n’étaient pas suffisamment dans le jeu. Ce qui n’empêche pas
que bien des débutantes de métier pourraient vous envier.
— Tant mieux ! Mais je ne suis pas d’accord pour la timidité.
Les pâmoisons des douairières, les gerbes de fleurs et les adjectifs
des journaux avaient un peu étourdi Anne-Marie. Curieux métier, dont
le simulacre même imprimait aussitôt un tic à la moins vaine des
jeunes filles. Sans importance du reste. Dans deux jours, Anne-Marie
n’y penserait plus.
— Vous avez une presse superbe ce matin. J’ai lu… Mais si j’avais à
écrire sur vous, cette prose de dernière heure n’aurait pu me satisfaire.
Auprès de la jeune fille de chaque jour, il retrouvait assez d’aplomb
pour s’adresser à la jeune fille de la loge. Mais ses compliments s’arrê-
taient au bord de ses lèvres. Il avait passé une heure de la nuit à se
répéter des madrigaux à l’espagnole : « Ô fleur de mon sang ! Corps de
mon corps ! Miel de mon âme », à s’halluciner avec ces mots, à s’at-
tendrir sur eux jusqu’au battement humide des paupières. De même, à
murmurer La Poste de Schubert, le refrain : « Mein Herz ! Mein Herz !
Mon cœur ! le mien. Mon cœur, le tien ! Toi, ma très douce et ma très
fine. Mon cher cœur ! Mon cœur ! » Cela ne se traduisait pas. Et
aucune phrase ordonnée n’en tenait place. Il ne pouvait cependant pas
1147/1425
Ce beau temps n’en finira pas. Vit-on jamais à Lyon un ciel aussi
méditerranéen ? C’est une insulte à la pauvreté. Sous ce soleil, le
dernier costume avoue plus tristement encore sa chétivité, les derniers
souliers leurs craquelures que le cirage ne parvient plus à farder. D’où
viennent cette inquiétude diffuse, ce goût de malheur et de fatalité
dans tout ce que l’on boit, mange, respire, pense ? C’est le corps qui
souffre. Il sait, par toutes ses cellules, que ces mois après-midi, que ces
chauds crépuscules sont faits pour le bonheur. Et le bonheur lui est re-
fusé. Écouter le corps. Il ne se trompe jamais, on l’a déjà appris. Il
n’est sans doute de véritable souffrance que du corps.
Que les faces des humains sont laides, dans ces villes chrétiennes et
mercantiles ! Et leurs dos, leurs pieds, leurs mains… Ils ne sont faits
que pour la boue, le gris, le sale, la mouillure froide. Le soleil les
dérange et les démasque, comme une vermine. Ils n’ont jamais été
plus noirs, ternes, malsains. Leur travail, leurs humeurs n’ont jamais
paru plus hideux et grotesques, plus ennemis de la nature. Dans cette
matinée du printemps trop beau, le long de la rue hargneuse et
mâchurée, le pépiement d’un serin dans sa cage, au rebord d’une tan-
ière à concierge, est seul rafraîchissant, propre à réhabiliter la vie.
« … Je ne dois pas m’abandonner. Je dois extirper cette toxine de
mes veines. Je ne suis pas seul. J’ai le sort d’Anne-Marie dans mes
mains. Il est bien vrai que si elle peut être sauvée de son désenchante-
ment et de sa déchirure, ce ne sera que par moi. C’est bien ce qui me
1148/1425
retient chaque fois où trop tôt, trop vite, comme une brute, je suis prêt
à me jeter sur elle. Nous avons une grande tâche à faire ensemble. »
Le soleil se voile. Mais la chaleur se fait encore plus perfide sous ce
ciel ni blanc ni gris, où se découpent les verdures neuves. Voici les
premiers bras nus de femmes. Quelle mélancolie de la chair ! Qu’il est
dur de rentrer dans la saleté et la solitude, par ces soirées insidieuses,
où il faudrait que toutes les filles rencontrées s’offrissent, pour que le
monde fût harmonieux, et la vie belle à vivre ! Mais seule la fatidique
et grimaçante prostitution de la chrétienté occidentale vient au-devant
du rêve païen.
— C’est un bien piètre revenant. J’ai été sur le point de faire dire que
je n’étais pas là. J’ai cédé à la curiosité. Je voulais savoir quelle entrée
il avait préparée. Et puis votre fuite m’a désorientée… Il m’a débité le
prétexte le plus sot : des notes retrouvées dans un de ses tiroirs et qui
peuvent me servir pour mon examen. Il avait absolument le maintien
et la mine en biais d’un vicaire de grande paroisse qui rentre par la
cheminée dans une famille de fabriciens riches où on l’a jeté par la
fenêtre. C’est effrayant comme il s’est pétrifié depuis deux mois ! Je
me suis amusée à lui faire avouer le vrai mobile de cette visite. Ça n’a
pas été long : « Les souvenirs qui ne s’effacent pas à votre gré. Pour-
quoi s’acharnerait-on à les combattre ? Il ne renie pas notre passé. Ses
devoirs envers moi. La crainte d’avoir troublé ma vie. Le désir de ré-
parer. » Je ne m’y trompe pas, vous pensez bien : d’autant qu’il est re-
devenu câlin en dix minutes. Il était tout simplement dévoré par l’en-
vie de me voir. Depuis que la sinistre Boudier m’a chassée, que nous
courons Lyon ensemble du matin au soir, il a presque perdu ma trace,
il ne sait plus rien de moi. Je lui ai soutiré qu’il revient souvent sous
mes fenêtres, la nuit, après vous avoir quitté et qu’il reste là
longtemps, perdu dans des idées mélancoliques. Ces élégies ne me
touchent plus. Sa tendresse devient melliflue. Tout m’est devenu sus-
pect en lui. Quel cataplasme de prosélytisme et de sentimentalité a-t-il
bien pu appliquer sur sa grande conscience, pour s’autoriser à revoir la
corruptrice ? Il est resté une heure. Il était au bord des effusions. J’ai
levé la séance : je m’ennuyais et il me dégoûtait. Je suis indifférente à
l’empire que je conserve sur un tel être. Ce n’est qu’un lâche. Il n’est
même pas capable de se plier à la règle qu’il s’est forgée. Je garderais
beaucoup plus de sentiments pour un véritable anachorète. Il n’a cédé
au désir de me voir, je le sens bien, qu’après une infinité de combats
où il a été battu. S’il en était au moins entièrement conscient ! Mais
avec son orgueil et sa casuistique, il se cache sa défaite. Il doit la sentir
un peu mieux maintenant, avec le goût du péché consommé ! Il est
sans doute en train de se marteler la poitrine au pied de quelque autel.
Il redescend de chez moi comme d’une maison close. Quelle dérision
1152/1425
que le vocabulaire des États s’est tellement avili, qu’il charrie des fu-
misteries et des bourdes encore plus grossières que celles de l’Église…
Anne-Marie le dévisageait avec étonnement :
— Mais, mon ami, voilà que vous me parlez politique, maintenant !
— Oh ! politique !… Ma chère, lisez le Gai savoir, page sur l’Absence
des formes nobles. Ma politique y tient entièrement.
— Alors, tant pis. Je la croyais au moins un peu plus originale ! Ah !
le lourdaud ! Lourdaud livresque !
levés par les femelles de cette jaune humanité, dans les retraits les plus
lugubres de leurs habitacles.
Il respire. Mais ses semelles entrent en agonie. Le moyen d’être
ressemelé quand on ne possède qu’une paire de souliers ! Michel s’est
confié à une échoppe malodorante qui prétend garantir à sa clientèle
le ressemelage instantané. Il y a passé cinq heures, en chaussettes,
dans un coin. Voilà trois semaines de cela, et avant peu, c’est sur le
pavé qu’il se trouvera en chaussettes. Il vient aussi de déceler des
transparences terriblement inquiétantes au bas des jambes de son
dernier pantalon.
À force de brossages, de pressages à l’eau, de bichonnages, il peut
encore paraître un garçon soigné quand il court à la place Antique ou
au pont de la Guillotière et passe une revue rapide devant la glace d’un
pharmacien, car, dans le jour glauque de son taudis, il doit se raser au
toucher. Mais il est difficile de se croire élégant quand chaque pavé
vous rappelle l’encoche de vos talons éculés, et que, pour se prévaloir
encore d’une chemise propre, on a dû couper aux ciseaux les franges
de ses poignets. Quelles réflexions Anne-Marie peut-elle bien se faire
sur ce malheureux costume bleu qui, depuis sept mois, est de tous
leurs rendez-vous, sans en excepter un seul, qui a essuyé les pluies, les
neiges et les boues de l’hiver ? Elle-même abrège sa toilette. Comme
on le disait tout à l’heure, le printemps ne lui a pas encore fait quitter
ce petit tailleur dont Michel connaît chaque couture. Ce peut être un
symbole discret du « veuvage ». À moins qu’Anne-Marie veuille
épargner l’amour-propre de Michel, lui montrer qu’elle aussi vit avec
un seul vêtement. Ce serait bien une de ses délicatesses. Mais plus
probablement et plus simplement sans doute, Anne-Marie, comme
toute femme, trouve-t-elle superflu de se mettre en frais pour un com-
pagnon d’aussi pauvre équipage. Michel, qui chérit le petit tailleur
noir, mais pour qui depuis toujours une robe neuve représente pr-
esque une femme nouvelle, est bien empêché de se plaindre et le re-
grette fort.
1160/1425
— Non. Celle-ci était très étrange. Une qui a sûrement son secret,
elle aussi, avec sa jupe un peu trop longue. Je ne serais pas étonnée
qu’elle « en fût ». Ne me croyez pas pour autant pourvue d’un sep-
tième sens, comme les invertis complets. Je ne vous donne qu’un
sentiment.
— C’est aussi le mien.
— … La Chauve-Souris avait la même taille qu’elle, mais point cette
silhouette. Je ne sais trop comment vous dire… Il y avait réellement
deux Chauve-Souris, même pour la taille. Dans le jour, elle était, non
pas courbée, mais infléchie. Elle avait cette manière d’interpréter la
mode qu’on ne voit qu’à certaines femmes artistes très intelligentes,
du moins telles que je me les imagine, car à Lyon… Je crois bien qu’un
inconnu l’eût prise en effet pour une jeune intellectuelle, sachant s’ha-
biller et rester femme, avec ses robes d’un doigt plus longues qu’on ne
les portait alors, ses cheveux lourds… Je ne l’ai jamais vue qu’au prin-
temps et au cœur de l’été, un printemps plein de soleil, un été resplen-
dissant. Je ne peux me la représenter avec un manteau. Elle préférait
le blanc à tout, des robes peu ajustées, sans autre garniture qu’un
galon, un monogramme, un ruban foncé, souvent vert. Il y a certains
portraits, dans des romans anglais…
— Était-elle étrangère ?
— Je comprends votre question… Non, elle était Française. Ni Paris-
ienne, ni provinciale, une voyageuse plutôt, je vous l’ai déjà dit ; on
voyait qu’elle avait vécu loin, mais qu’elle ne pouvait être que
Française… Dans le jour, ses grands yeux gris vert se dérobaient
souvent, mais il en filait brusquement un regard aigu. Elle était fort
peu expansive, elle semblait vivre beaucoup sur elle-même, mais per-
sonne ne s’en étonnait, elle inspirait aussitôt l’affection autour d’elle
et, je ne sais… quelque chose qui devait être assez voisin de l’admira-
tion. Quand elle sortait de son isolement, elle savait être exquise avec
les autres, avenante, toujours avec une rare élégance. Elle parlait un
français très pur, sans l’ombre de pédanterie. Elle disait qu’elle avait
trop souvent entendu écorcher notre langue par les étrangers pour ne
1163/1425
— Mon vieux, je veux être franc. J’ai déjà essayé de l’être cet hiver.
Souviens-toi : « Ni Dieu ni Diable. » Mettons, pour ne pas entrer dans
des complications superflues, que cette franchise était prématurée,
que j’avais un peu trop parlé par humeur et que cela exigeait des
réflexions, sans rien dire du désir de te ménager, que tu accueillerais
mal. Ces réflexions sont archimûres, et, je dois te le dire à regret, nos
petits exercices du soir leur sont demeurés parfaitement étrangers.
Finissons-en avec ces parties de barre. J’estime qu’elles ne sont pas de
notre âge. Tu me diras qu’il ne tiendrait qu’à nous, et plus encore à
moi qu’elles fussent moins puériles. Je te vide ici le fond de mon sac,
j’en retourne toutes les coutures. Je suis un incroyant de naissance, et
dès qu’il m’est venu un cheveu d’entendement, j’ai eu pour soin essen-
tiel d’effacer sur moi toute trace de votre baptême. Je ne reviens pas
sur les épisodes et l’agitation de l’année dernière. Je me félicite de
cette expérience et de ces accidents. Sans eux, j’aurais pu demeurer un
païen d’épiderme. Grâce à eux, j’ai pu choisir avec une plénitude de
conscience qui ne doit pas être très commune. Ce choix est bien arrêté.
Je me refuse à la grâce, le pire péché d’orgueil, celui qui doit fermer la
porte à votre apostolat. Tu pourrais me dire que je ne semble guère
heureux dans mon incroyance. Je m’y trouve en tout cas beaucoup
moins malheureux que dans votre catholicisme. Mais ce n’est pas une
affaire de bonheur – cette question ne s’est jamais posée pour moi –
c’est une affaire vitale. Mon incroyance peut avoir pauvre figure à vos
yeux, mais j’y vis : le catholicisme, lui, m’est irrespirable. Je ne veux
pas de cette mort-là. Tu m’as donné la même raison… Ne proteste pas,
je t’en prie, ne cherche pas à me montrer que je procède par analogies
vicieuses et inconvenantes. Tu me forcerais à te répondre du même
ton. Nous nous mettrions en eau pour rien. Je pourrais dresser comme
toi des batteries sensationnelles, te répondre coup pour coup. Tu as
convenu toi-même parfois que j’y étais de quelque force. Établi comme
je le suis dans mon incroyance, je serais naturellement virulent. Je m’y
refuse. Je pourrais fulminer indéfiniment, cracher des objections et
des réfutations jusqu’à la fin des siècles. C’est désormais le seul mode
1166/1425
de dispute honnête entre nous. Je m’y dérobe. J’en suis arrivé, vois-tu,
au point d’estimer que le catholicisme ne mérite plus le déploiement
d’une telle artillerie. La cachexie de cette religion est trop flagrante.
Pour les incroyants de ma sorte, et Anne-Marie partage bien ce senti-
ment, le catholicisme est un adversaire trop chétif. C’est perdre son
temps que de s’acharner sur lui, c’est lui attribuer une importance
dont il se regonfle aussitôt. Nous avons un meilleur emploi à faire de
notre vie…
Régis accomplissait un assez vif effort pour garder un visage d’une
froide sérénité.
— Excuse-moi, dit-il, mais tu as des arguments de pignouf.
Michel ne broncha pas.
— Peut-être, peut-être, reprit-il. Mais tout homme est un pignouf,
de par sa nature, devant les problèmes élémentaires et insolubles de sa
destinée, et toutes vos constructions n’y changent rien. Tu pourras
faire cabrer chez moi l’intellectuel, le dilettante, l’homme charnel. Tu
ne tireras rien, par le mors ou la cravache, ou la caresse, de l’incroyant.
Il est guéri de la fierté tout autant que de l’espoir.
— Bon, dit Régis très calme, d’un ton presque enjoué, puisque nous
en sommes à ce genre de déclarations, voici la mienne : quand je serais
le seul croyant sur cette terre, cela justifierait encore le plan divin de
l’Incarnation et de la Rédemption.
… Régis, dans les soirs qui suivirent, attendait Michel à l’heure ac-
coutumée, lui faisait bonne figure et créait une conversation profane,
du ton le plus allant qui se pouvait. Il tirait certainement diverses sat-
isfactions intimes de cette coquetterie. Elle n’était pas sans mérites.
Anne-Marie n’avait accordé que deux petites heures à Michel dans cet
après-midi et la veille, et il allait tous crocs dehors. Régis cachait peu
qu’il perçait sans difficulté les causes de cette hargne. Il s’autorisait
quelques goguenardises transparentes…
… Michel, une heure plus tard, gisait tout habillé sur le lit du garni.
Régis n’était pas si flambard quinze jours plus tôt, en revenant de chez
1167/1425
— J’ai la tête à une place d’où elle peut malheureusement voir cer-
tains aspects des choses dans une clarté bien affligeante. Je vois que si
l’avenir d’Anne-Marie t’inspirait encore ce que devrait t’inspirer l’hu-
manité la plus élémentaire (les mots gonflés et écumants se pressaient
pêle-mêle sur sa langue), tu t’applaudirais de la petite chance qu’elle a,
malgré tout, de m’avoir trouvé sur son chemin. Au contraire, cette
petite chance, tu parais avoir plaisir à la détruire, elle te porte om-
brage. Allons ! Pourquoi ne pas le dire ? N’es-tu pas jaloux de moi ?
Les yeux de Régis ! La théologie à coups de canne ! Michel serra in-
stinctivement les coudes. Régis exhalait une espèce de râle d’égorgé.
Michel, comme libéré par le coup qu’il venait de lancer, observait avec
une froideur subite et sardonique que les bons chrétiens, qui ne saur-
aient jurer, ont bien du mal à soulager leur gorge. Régis éclata enfin,
fauchant furieusement l’air de ses grands bras :
— Jamais ! Jamais ! Tu m’entends bien ! De ma vie je ne la rever-
rai… je ne lui adresserai un mot… Ah ! ça ! De toi ! Sur moi ! Paah !
Oh ! de ma vie !
est neuve, mais bordel ! elle a du relief et de l’étendue. Ils ont leurs
gales, leurs teignes, leurs morves, leurs tréponèmes tout comme un
chacun de nous. Mais les leurs sont d’une gentillesse toute spéciale. La
crème du bouillon de culture, le comprimé de virulence. Ah ! mais !
c’est que nous sommes des gens purs, chez nous ! Quoi ! Mme la
Révérende Mère aurait la vérole dans son petit jardin ! Le chancre
tient le Révérend Père par le bout de son chamberlot ? Ah ! fi, ma
Sœur ! Nos chastes yeux se détournent de ces parties honteuses. Le
Bon Dieu l’interdit. Vous regarder à cul nu, ma Sœur ? Péché grave.
Voici l’emplâtre du Tout-Puissant. Ficelez-vous cela sur la motte. Et
fermez surtout bien les yeux ! N’ayez crainte. Ça pourrira
somptueusement là-dessous… Oui, c’est la race aux gangrènes miton-
nées. Elle entretient les bubons et les lèpres oubliés depuis cinq cents
ans. C’est l’espèce pestilentielle par excellence. Quels beaux foyers à
microbes ! Jamais un coup de balai, jamais un filet de soleil. Et je te
contamine le prochain que c’en est un bonheur. Splendide développe-
ment ! Nous avons considéré souvent les mariages chrétiens, M. le très
pieux hérédo qui plante à pine que veux-tu les plus jolis scrofuleux, les
plus mignons hydrocéphales des cinq continents. Le bidet interdit,
tant pour les âmes que pour les derrières. La contagion chrétienne,
celle qui ensemence tout, les moelles épinières comme les cœurs. »
Les propos, les attitudes d’Anne-Marie, passionnément scrutés le
lendemain, n’offraient aucun fond aux insinuations de Régis. Michel
était rassuré, son succès l’avait mis en verve.
— Mon ami, dit Anne-Marie, de quel train vous y allez ce matin !
Vous vous acharnez donc sur la plus petite parcelle d’espoir ? Vous
avez la frénésie du néant. Vous disiez cet hiver encore votre mépris
pour l’athéisme militant ; mais vous y courez.
— Bien au contraire. J’extirpe les racines de leur Dieu, je réduis ses
figurations en poudre. C’est la présence autour de nous de ces souches
pourries et de ces horribles tessons qui nous porterait aux bêtises des
athées. J’efface ces débris pour parvenir à la sérénité.
1172/1425
— Les choses n’en sont pas encore là, j’espère ! Tenez, vous allez
voir. Je viens justement de penser à certaines clowneries des
métaphysiciens…
Anne-Marie voulut bien sourire. Mais Michel manqua presque
toutes ses cabrioles : « Je vais finir par jouer les paillasses. De Tristan
à Leoncavallo ! »
Ils se quittaient enfin. Michel avait presque souhaité, à plusieurs re-
prises, qu’Anne-Marie abrégeât cet après-midi gâché en se découvrant
quelque rendez-vous ! Mais Anne-Marie, au bord du trottoir, disait
maintenant :
— Nous perdons peut-être souvent notre temps. Mais nous ne
l’avons jamais perdu avec aussi peu d’esprit qu’aujourd’hui. Je fais
mon acte de contrition. Je suis la femme. Ce sont toujours les femmes
qui sont les plus coupables dans ces petites affaires-là. Je vous ai
agacé.
— Non, chère Anne-Marie. Attristé un peu, simplement…
— J’aime vos grandes sorties de guerre, où vous bousculez si allègre-
ment l’ennemi. Je peux bien vous dire ce soir, après tant de méchan-
cetés, que ces magnifiques bousculades restent le seul plaisir que je
goûte entièrement. Mais je n’ai aucun droit à exiger que vous soyez
sans cesse piaffant et flamboyant à mon côté. Le désir de chasser mes
tristesses me fait trop oublier que vous avez les vôtres.
Comme elle disait bien ! Il n’avait pas su en profiter, vanné par le
charroi des grossières idées. Il s’était créé des regrets pour toute la nu-
it. Ah ! que l’amour se déclarât donc et se fît. Ce serait la délivrance,
l’ingénuité retrouvée. Il y aspirait comme le coxalgique dans sa gout-
tière aspire à la marche.
costume à Michel, sur les mesures qu’il possédait. Il avait même fait
diligence. Cela irait toujours aussi bien que les espèces de cylindres
découpés par les équarrisseurs locaux. Cela allait même infiniment
mieux. À la perfection. Michel allait inaugurer à Lyon la mode « Char-
leston », le pantalon flottant, la petite veste droite, qu’on disait in-
ventée par les étudiants d’Oxford, et qui avait révolutionné les trot-
toirs du Quartier Latin. Michel, en passant sa main sur l’étoffe souple,
caressait Paris. Chacun de ses mouvements créait une ligne nette et
ininterrompue, de la nuque aux talons, de l’épaule à la cassure du pan-
talon. Ça, c’était de la coupe, du travail plastique. Comme ce livre a
l’ambition de ne rien céler, on avouera qu’Anne-Marie fut d’une gentil-
lesse particulière pour le cavalier tout remis à neuf qui l’attendait
devant le portail paysan de la place Antique. Il goûta durant deux
heures l’assurance que lui prêtaient quelques plis seyants. M. Gian-
grande entretenait ce jour-là Anne-Marie d’Épicure et de son école,
avec une verve fort peu chrétienne, mais sous les platanes du quai, ils
parlaient toilette.
— … Et les vieilles peaux parées, Anne-Marie, le monsieur quin-
quagénaire, encore fort décent, passant résigné au bras de sa femelle
croulante, variqueuse et peinturlurée, qui le ridiculise, le vieillit de
quinze ans en lui coûtant une fortune.
— C’est l’âge du vison. Arriver à l’âge du vison quand on est encore à
l’âge de l’amour, c’est le plus grand problème de la vie et la forme du
bonheur pour toutes les femmes, hormis une sur dix mille.
Puisque tout doit être dit, on dira même que Michel dut abuser de
ses agréments. Anne-Marie lui décocha quelques coups de patte assez
vifs. Ils se quittèrent assez mal. Il était imbécilement malheureux.
Il y avait le lendemain concours hippique à Charbonnières. Toute la
famille Villars devait s’y rendre. Gualbert Martin-Dumont, – le frère
de Tancrède, – et Jacques Béchetoile monteraient en obstacle. Anne-
Marie avait d’abord promis de tout faire pour échapper à cette corvée.
Mais il n’en avait plus été question, dans cette stupide fin d’après-
midi. Michel ne comptait plus que sur la pluie. Le ciel de ce dimanche
1178/1425
était nuageux, assez aigre, mais ventilé par une bise du Nord qui n’ap-
porterait pas une seule goutte d’eau.
« Qu’irai-je foutre là-bas ? Il y a des bornes à la sottise. » Mais, à
deux heures, il était assis dans la baladeuse du tramway banlieusard, –
une archaïque guimbarde à claire-voie, aux vieux rideaux déteints et
claquants, – hargneux et solitaire dans son complet parisien, au milieu
des casquettes et des bougresses à cabas. Le trimbalage était intermin-
able. Il s’embêtait avec fureur.
Michel n’avait jamais daigné connaître Charbonnières et son casino,
où les gros héritiers de la soie pensaient se dépraver avec distinction.
Il voyait des rangées d’assez beaux arbres, quelques barrières
blanches, l’imitation provinciale d’un Chantilly dépourvu d’histoire.
Une pancarte : « Fichtre ! Pesage : quarante francs. » Il en possédait
quarante et un. Il prit l’allée de la pelouse : trois francs. Une centaine
de prolos infimes, alignés devant une clôture en fil de fer, quelques
vieux ouvriers dont le champ de courses était le vice, quelques mén-
ages grisâtres avec les moutards, tentaient de s’approprier de leurs
gros yeux avides le spectacle des riches, qui se déroulait à quatre cents
mètres de là, entre les barrières blanches. Michel scrutait lui aussi
âprement l’enceinte interdite. Cette manifestation mondaine parais-
sait fort languissante. De temps à autre, un cheval de plomb grand
comme deux ongles tentait deux ou trois sauts de puce. Des points
multicolores se déplaçaient comme des coccinelles sur une feuille de
papier. Il n’y avait rigoureusement rien à voir des places populaires.
L’abîme des classes ne pouvait être plus remarquablement symbolisé.
Michel s’apitoyait sur les efforts et la constance si mal récompensée de
ses voisins, il s’indignait tout haut : « Ça ne vaut même pas trois
francs. » Mais la classe ouvrière n’était pas du tout de cet avis ; elle ré-
pondait par des regards méchants à l’étranger qui essayait de lui gâch-
er son dimanche.
Michel s’évertuait à la raison : « Allons, je n’ai rien à faire au milieu
de cette canaille ridicule. Je n’ai pas l’argent du pesage. D’ailleurs,
qu’irais-je y faire ? Cette cérémonie est idiote. Rentrons. Laissons-la
1179/1425
bas mot quinze jours. Et puis, vous croyez que vous allez entrer dans
une bande comme dans un bistrot ? Moi, je vous connais, d’accord.
Mais vous comprenez que ça suffit pas. Et puis, essecusez-moi, mais
vous êtes pas intéressant pour un casseur. Moi, je pourrais pas con-
seiller à quelqu’un de s’embarquer avec un amateur comme vous,
même que vous connaîtriez la came comme un essepert… Vous allez
écouter Jojo. Ce qu’y vous faut, c’est un boulot à faire seul.
— J’avais justement pensé aux bureaux de poste. Il y a tant de types
d’une distraction, autour des guichets…
— Malheureux, vous risquez jamais à ça ! Y a pas de truc plus traître.
Moi, je vais vous dire ce que vous allez faire.
complet gris fer, taillé à la serpe, qui racontait à lui seul une existence
de riche grainetier ou de gros maquignon, quelque part dans la Bresse
ou le Charolais. Ce quinquagénaire déchaîné en était déjà, une heure
auparavant, à payer sans sourciller quatre bouteilles de champagne
pour deux qu’il venait de boire entre la robe tango et la robe bleu ca-
nard. Michel avait soupesé à cette occasion la panse du portefeuille
rustique, réellement énorme. Il avait surpris toutes les manœuvres des
lourdes pattes rouges dans l’échancrure et sur les proéminences de la
robe tango, en redoutant qu’elles ne préludassent à un genre de con-
sommation qui ravirait M. Mourrault au Porc-Épic prématurément et
dans tous les cas point seul. Mais ce danger s’éloignait à mesure que
s’incendiait la nuque de l’individu et que se liquéfiaient ses gros yeux
jaunes.
La robe tango, obéissant probablement à quelque règle secrète du
métier, conduisit jusqu’au bar son plantigrade titubant. M. Mourrault
atterrit à trois pas de Michel. Il était réellement plein comme une
huître. Il se cassait en deux sur la barre d’acajou. « Qu’est-ce que ça
sera maintenant pour M. Mourrault ? – Deux… chartreux’ vertt’s…
dégustation ». (Excellent sur un demi-décalitre de champagne. Ce qu’il
faut pour qu’il soit à point.)
Mais une demi-heure plus tard, M. Mourrault était encore là, ac-
complissant, les deux mains à la barre, d’étranges exercices
d’équilibre, bavant, rotant, indéracinable. Le barman, après avoir em-
poché près de mille francs pour quatre tournées et un paquet de
gauloises, signifiait du bout des doigts à la robe tango que ce client
était à évacuer.
— Y’s’ fait tard, mon Loulou.
— No… on. Y a pas d’heur’ pour… les brav’s. J’veux m’fair’ tailler une
plum’ par la Rirette. Et pis toi… tu… m’finiras. Gustav’, remets-nous
ça… Du raid ! ton cocqtaille jaun’… Ta charteuss’, é m’embouconne !
Cette épaisse saligauderie s’éternisait, dépourvue de tout pittor-
esque. Il ne restait plus que six buveurs le long du bar. Michel goûtait
fort peu les regards du barman, atroce gueule de crapule aux yeux
1191/1425
pâles, qui semblaient bien s’appesantir sur lui. L’affaire n’était pas si
aisée. Mourrault le dépassait de la tête et devait peser ses deux cent
vingt livres.
Le plantigrade tira enfin le monumental portefeuille pour régler la
dernière tournée. C’était dit, il était fatigué. Il s’en allait. Michel paya
son cocktail, s’en fut chercher son vestiaire avec toute la lenteur pos-
sible. M. Mourrault était toujours là, le nez dans le nez du barman et
réclamant impérieusement un coup de blanc quand Michel, après
toutes les manœuvres dilatoires imaginables, dut passer la porte.
Il s’arrêta sous le premier porche. La rue était assez convenablement
noire. Mais un flic en pèlerine battait la semelle à cinquante pas de là.
De longues minutes s’écoulèrent. Plusieurs taxis en maraude frôlèrent
le trottoir, sans stopper, heureusement. (Encore un aléa qui se révélait
au dernier moment.) Jojo déconseillait formellement de « lier con-
naissance ». Michel qui, pour sa part, eût trouvé plus logique de trin-
quer avec Mourrault, s’était tenu à l’avis du maître-ouvrier. Il re-
grettait maintenant de ne pas avoir suivi son inspiration : « L’affaire
serait liquidée. »
lui refusait cette proie légitime. Mourrault s’offrait avec une telle
splendeur à l’entôlage qu’il pouvait fort bien se faire opérer à
l’intérieur.
Le dernier quart de trois heures avait sonné. Mourrault apparut, la
porte se referma sur lui. Il était seul. Il se balançait solennellement sur
l’une et l’autre jambe, cherchant un point d’appui, le menton en l’air. Il
opéra brusquement un très périlleux virage sur la gauche, qui s’acheva
contre le mur. La pèlerine du flic se dessinait toujours, à la même
place déjà moins sombre. Michel se décolla de sa porte.
— Alors, papa ? Ça ne va pas ?
— Ma vouétur’… Où qu’j’a laissé ma vouét’…
Mourrault, l’œil clos, la lèvre filante, était sans conteste hors de tout
sentiment humain. L’air frais de l’avant-aube allait le terrasser très
vite. Michel lui laissa accomplir quatre ou cinq titubations en le guid-
ant quelque peu, et lui allongea un croc-en-jambe décidé. Mourrault
s’étala avec un gros bruit mou. Quelle malice ! ils étaient presque au
pied d’un réverbère, le seul de tout le trottoir. Michel ne s’en aperçut
qu’en distinguant les couleurs apoplectiques de l’énorme gueule souf-
flant au ras du bitume. Il passa son bras sous l’aisselle de la brute, en
feignant un effort, et jeta sa main à l’intérieur du veston, dans la poche
de gauche. Elle était vide. Quelle intelligence ! N’avoir même pas noté
où l’animal rangeait ça !… Il ne put se défendre de couler un œil dans
la direction du flic. Il eût juré que la silhouette était plus proche, im-
mobile, aux aguets. Mourrault émettait un grognement : « Boll’d… »
Michel glissa deux doigts dans la poche droite, avec la pensée
désespérée que s’il fallait aller à la poche revolver il abandonnait. Le
portefeuille était là. Il le pêcha sans douceur. Mourrault ébauchait une
espèce de brasse grotesque. Michel se redressa. Il ne se rappelait plus
un iota du tout de ce qu’avait enseigné Jojo. Il préférait ne plus rien
savoir de la pèlerine en sentinelle. Du reste, Mourrault ne pouvait se
relever par ses propres moyens, ni Michel mouvoir seul une telle
masse. Il fit une cinquantaine de mètres, le moins vite possible, s’at-
tendant à chaque pas à recevoir le coup de sifflet de l’agent entre les
1193/1425
chèques, sur le compte de MM. leurs pères, les agents de change, les
avoués, les armateurs, les antiquaires. Il songeait aux illustres avocats
du vol, Dostoïevski avec ses plaidoiries chrétiennes, Gide et son im-
moralisme qui était encore une bouture invertie de l’évangélisme. Que
de circonlocutions, que de plat, pour n’avoir pas tiré les oreilles à un
petit bicot voleur de ciseaux, pour avoir invité à déjeuner un escroc al-
lemand qui sortait de prison… Bourgeois, dont la bourgeoisie se
mesurait bien au cas qu’il faisait de telles audaces. Ces esthètes, ces
anarchistes rentrés, ces faux hommes libres, encore tout englués de
morale n’auraient même pas pu chaparder une petite cuiller sans
compisser leur pantalon. Tas d’écouillés ! Tas de fillettes. La gratuité
même de l’ami Lafcadio n’était encore qu’un divertissement de jeune
homme moelleusement traité par la vie. Michel leur apprenait à tous
comment on vole sans remords, mais sans aucune littérature,
sérieusement, un gros portefeuille, parce qu’on en a besoin, pour
manger, mieux encore que pour manger : pour aimer. Il était fier
d’avoir accepté le destin qui devait lui ordonner cet acte. Il avait confi-
ance : ce destin ne le trahirait pas, le jeune Croz lui avait passé la bride
et le mors. Il en oubliait sa nervosité de la nuit, sa peur, sa maladresse.
Cette dernière eût été seule propre à lui inspirer un repentir.
Il devait faire grand jour dehors. Michel, toujours assis sur son lit,
achevait l’inventaire du portefeuille. La photographie du couple Mour-
reau lui était encore une garantie. Avec une épouse de ce calibre et de
cette autorité, M. Mourreau, malgré tout son poids, ne se risquerait
pas à porter plainte. Michel expédierait tous les papiers le jour même à
Saint-Bonnet-de-Joux. Il s’étonnait de n’avoir trouvé dans les archives
de M. Mourreau aucune intimité scabreuse, mais la logique fut pleine-
ment satisfaite quand il tira d’une enveloppe la photo d’une forte fille
nue, avec de gros yeux de vache et trois plis au ventre, au-dessus d’un
opulent sapeur. M. Mourreau, flanqué de Mme Mourreau, lui saurait
certainement gré d’omettre cette icône de la restitution.
Michel ne ressentait aucune envie de sommeil ou de repos. Au mi-
lieu de sa fortune étalée, il s’envolait dans des calculs qui mettaient le
1196/1425
feu aux quatre coins de son imagination. Un fonds de guerre pour trois
mois de vacances à deux dans le faste : vingt-cinq mille francs – six
mille francs pour l’équipement immédiat, deux costumes de ville, un
costume de sport, un costume de plage, un manteau de voyage, quatre
paires de chaussures, deux robes de chambre, des valises en peau de
porc ; deux mille francs pour les bouquins qu’il ne lirait pas, mais qu’il
serait si plaisant d’avoir ou de ravoir. Il restait encore six mille francs
pour vivre jusqu’au départ, pour rembourser Jojo (un cadeau royal à
Jojo !). En comprimant quelque peu les divers chapitres de ce budget,
il y avait presque moyen d’acheter une petite voiture d’occasion très
décente. Ah ! tonnerre ! Aller faire regonfler négligemment ses pneus
chez Courbon et Besse…
« Mais suis-je gourde ! Il y a beaucoup mieux ! Tous ces salauds
jouent sur la livre à pleines pognes ! Je m’en paye moi aussi, de la
livre, aujourd’hui même. Pour trente-cinq sacs. Pas l’ombre d’un
risque. Ça monte de dix points par séance. »
Les perspectives devenaient illimitées : la petite voiture sans
douleurs, Mourreau remboursé bientôt sur les bénéfices, une rentrée à
Paris sur le grand pied, presque un avenir assuré. Michel riait : trente-
neuf mille francs amassés à force, sur une table de journaliste, dans un
bureau de droit ou dans un laboratoire composeraient-ils jamais un
cocktail aussi émoustillant que ceux-là ? L’argent honnête doit avoir
toujours un relent d’amertume. « Il vous “reproche”, comme disent les
ploucs de leur piquette, chez moi. Mais ma petite ivresse n’est-elle pas
assez vile ? Je la partage avec tous les gros gredins du gagne-vite. Eux,
ils sont toujours inféodés à leur argent. Il est leur fin, même quand ils
volent pour mettre leur maîtresse dans ses meubles et ses perles. Il
faut plier l’argent au service de nos désirs et destins. Il suffit de penser
à lui une heure par mois. C’est une question de vigueur, entre lui et
nous, comme Anne-Marie disait si bien à propos des bourgeois riches.
C’est encore une occasion d’exercer son énergie et ses facultés de
dédain… Encore fallait-il que l’occasion me fût offerte… Sept heures et
demie. J’aurais tout de même besoin d’un bon bain pour n’être pas
1197/1425
— ?? À plaindre ?
— Ah ! j’ai peut-être été bien sotte, un certain jour de février.
— Anne-Marie, voulez-vous dire…
— Je ne dis plus rien. Je vais trouver ma mère évanouie parmi ses
cartons de gâteaux ou folle de fureur si je tarde encore une minute. J’ai
déjà essuyé une scène abominable quand je me suis échappée ce
matin.
Peut-on prononcer des mots qui vont engager votre vie, sur le bord
d’un trottoir, devant une fille qui s’envole ?
— Michel, ne me retenez plus. Rendez-moi ce service… Écoutez,
attendez-moi sur la place Antique, à quatre heures et demie. Je ne sais
pas si je pourrai venir. Je le devrais. Je vais essayer une sortie.
Attendez-moi jusqu’à cinq heures.
De toutes les pensées qui se bousculaient, c’était la plus triviale et la
plus irritante qui le harcelait : « Où vais-je la recevoir ? Je dois y être
prêt et tout de suite. » Porter ses bagages séance tenante dans un hôtel
du centre ou des Brotteaux ? Si confortable que fût l’hôtel, cela sen-
tirait encore la chambre de passe, louée à la dernière minute, quand
l’affaire est à point. Il courut à la belle maison du Quai. La chambre
était occupée depuis plus d’un mois : on pouvait s’y attendre. La conci-
erge, graissée avec un billet de cent francs, indiqua cinq ou six logis à
Michel. Aucun n’était libre ou décent. Il partit explorer les quais de
Saône ; leur pittoresque, assez tentant de l’extérieur, recélait crasses et
chancis. Il essaya du cours d’Herbouville, d’où l’on plonge sur la
courbe du Rhône et le panorama du Parc. Il fut sur le point d’y louer
un appartement de six pièces. La dépense était exorbitante. Il ne fut
arrêté cependant que par le ridicule, devant Anne-Marie, d’une telle
ostentation. Son taxi le conduisit encore aux Brotteaux, le ramena au
pont du Midi. La fortune et l’amour déboulaient-ils à la fois ? Quelle
entrée de cuivres ! Il s’appliquait à garder toute sa tête. Car on risque
d’être écrasé sous l’irruption du bonheur comme sous une catastrophe.
Il changea en livres sterling trente-deux mille francs, dans le temps
qu’il faut pour acheter un paquet de cigarettes. La vie est singulière.
1200/1425
— Il s’agit d’elle ?
Anne-Marie inclina la tête.
— Elle est ici ? reprit Michel.
— J’ai reçu un mot, avant-hier, en rentrant de Charbonnières, la
première lettre d’elle, depuis l’unique carte, que je n’ai jamais lue. J’ai
reconnu sur l’enveloppe son écriture. Pourtant, je l’ai vue si peu
souvent. Elle rentre en France, pour longtemps sans doute… Une
petite lettre correcte, incolore… Elle est à Lyon. Je vous l’ai dit, je l’ai
connue chez des personnes qui nous touchent de près. Ma mère l’a vue
hier soir. Elle l’a invitée pour cet après-midi. Ma mère m’a dit qu’elle
était ravie ! Ces personnes chez qui elle habite, nous devons y aller
demain.
— Mais Anne-Marie, puisque vous ne voulez pas…, après ce qu’il y
eut entre vous, ne pouviez-vous l’avertir ? Une ligne : « Je ne puis vous
revoir. »
— Si je ne l’ai pas fait, ne comprenez-vous donc pas que c’est parce
que je n’ai pas pu le faire ? Que j’ai peur de la voir, mais que je n’ai pas
le courage d’un geste qui la chasserait ? J’ai peur de la revoir, oui. Mais
cet après-midi, avant tout, je n’ai pas pu supporter l’idée qu’elle me re-
voie ainsi, en fille de magistrat, en demoiselle de la maison, tendant le
sucrier. Et au milieu de cette volière ! Cette volière, c’est-à-dire mes
amies ! Elle avait quitté une enfant, elle retrouvait une petite pécore de
province. Je n’ai pas pu supporter ça.
— Mais Anne-Marie, demain…
Il avait encore la misérable humilité de s’accrocher à ce mot de
Vaugneray qu’elle venait de lancer, à la part que ce mot lui attribuait
malgré tout. Mais Anne-Marie avait-elle eu un seul instant le ferme
dessein de fuir jusqu’à Vaugneray, jusqu’à Charbonnières, la Chauve-
Souris ?
— Ah ! demain ! Sais-je ce que je ferai demain ? Qu’est-elle devenue,
elle ? Depuis quatre ans… Sa lettre est tellement insignifiante ! Je n’ar-
rive pas à mettre son visage, ses mains sur ces lignes-là. Si je ne la
1203/1425
Il était passé par tous les états de la fureur, contre lui et contre elle :
« Vaugneray ? Eh bien ! il n’y avait qu’à dire : “Chiche !” Je l’embar-
quais, la faridon au champagne, je la sautais. Qu’y a-t-il d’autre à faire
d’une fille dans cet état ? On la lui aurait fait passer, l’envie de sa
gousse. Que venait-elle demander, sinon ça ? » Son désir, qui n’avait
jamais été plus cru, sa jalousie s’écorchaient longuement à ces rem-
ords sacrilèges. Il avait honte de cette histoire informe, où chaque
épisode le conduisait à une accablante méprise. Et il y avait eu un
temps où il voulait faire de cette histoire sa grande œuvre d’écrivain,
où son désespoir était de n’y point parvenir. Un beau sujet que ce
vaudeville qui n’était pas même drôle, où il figurait un pantin aux
membres de son !
Vaudeville. Mais il avait eu sa première querelle avec Anne-Marie. Il
avait fait qu’elle était partie, pour un tel inconnu, sans seulement lui
dire quand elle le reverrait. Par la fenêtre du garni, entrouverte sur le
puits empesté, montait la crécelle toujours coléreuse de la vieille
géante. Bientôt, ce serait l’heure des punaises. Cependant, sa belle
chambre du Carlton l’attendait, avec sa baignoire, ses glaces et ses mo-
quettes… Le souvenir de ces préparatifs lui pinçait les narines et lui
plantait les ongles dans les paumes. La richesse était inutile. Il ne
bougerait pas de ce lit vermineux. Il s’était arrêté pendant quelques in-
stants à la pensée, puisqu’il avait tant de livres en poche, de partir la
nuit même pour l’Italie : Venise, Mantoue, Ferrare, Florence, les fr-
esques, les tableaux, une autre nature, une autre langue, le seul re-
mède à ces jours. Il n’avait pas poussé plus loin. Il connaissait trop la
vanité de ces mouvements.
ce lieu, mais elle ne lui défendait pas d’y passer une nuit. Il y trans-
porta la moins indécente de ses valises. Il s’attarda volontiers dans le
hall. On y entendait parler trois ou quatre langues, on y véhiculait des
bagages couverts d’étiquettes internationales, on avait un peu quitté
Lyon. Il se fit servir à dîner dans la salle à manger, vaste, pompeuse,
mais d’une pompe assez rébarbative. C’était le seul endroit qui offrît
quelque chance à son enquête. Les dîneurs étaient clairsemés. Il épiait
les jeunes femmes seules. Il en comptait trois. Celle-ci était trop petite,
celle-là trop laide, cette dernière trop rousse, appétissante d’ailleurs,
vingt-cinq ans, une plaisante robe d’imprimé à fleurs, un joli air vi-
cieux, un peu lourde sans doute. Michel la détaillait avec une insist-
ance dont il fut bientôt obligé de reconnaître l’excès. Il se rappelait la
bizarre attraction que plusieurs fois déjà des rousses avaient exercé
sur lui. Quand il s’était peint, comme chacun, ce que l’on est convenu
d’appeler des idéaux féminins, ceux-ci n’avaient aucun trait de ces
femmes. Il pouvait fouiller jusque dans les épaisseurs les plus somno-
lentes de ses imaginations sans les reconnaître non plus. Les brunes,
des types les plus divers, la Celte, la Latine longue (Anne-Marie), la
Latine potelée, la Slave du Sud, la châtaine mousseuse, la bleu-noir
laquée étaient ses tentations les plus nombreuses, dans la réalité in-
térieure et dans la réalité tout court. Il ne dédaignait pas maintes
blondes pour autant, quoiqu’elles fussent moins assidues, moins ac-
crocheuses. Dans son goût conscient, il eût plutôt condamné, au nom
de l’amour-vanité d’abord, ces rousses d’un roux presque rouquin,
comme celle qu’il avait devant lui. Elles n’éveillaient pas davantage
une excitation précisément organique, mais ses yeux revenaient invin-
ciblement sur elles, sans motif intelligible, comme si le démon de la
perversité lui eût joué là un de ses tours. Une certaine rousseur, avec
les rosissements sous une peau lactescente qui l’accompagnent d’or-
dinaire, devait donc commander en lui, à la façon d’une cellule pho-
toélectrique, une zone d’érotisme située dans les régions les plus en-
fouies et les moins perméables aux lumières mentales. Un désir, qui
n’était peut-être pas exempt de quelque sadisme, naissait peu à peu de
1209/1425
extérieur. Mais Michel était chargé sans doute par les contacts avec la
rousse d’une électricité considérable et aussitôt multipliée. La jeune
femme ne pouvait ignorer une telle force concentrée sur elle. Plusieurs
regards intrigués et clairvoyants avaient déjà filtré de ses longues pau-
pières. Dix mois de province, si sauvages qu’ils eussent été, avaient
donné à Michel un instinct assez vif de ces colloques muets.
Un mince sourire se formait sur le visage de l’inconnue. L’étrangeté
de la péripétie possible et peut-être imminente tenait en haleine
Michel, toutes pensées et tous sentiments bloqués. Un homme de
trente-cinq ans surgit, grand, très brun, élégant, le nez camus, le front
dégarni ; il se précipita vers la table de la jeune femme, plongea vers sa
main, prit place devant elle, et déversa aussitôt un flux de paroles, re-
proches ou regrets. C’était en tout cas du russe. Michel put entendre
les réponses de la jeune femme, dans la même langue. Il était incon-
cevable qu’une Française fût parvenue à s’exprimer avec ce débit, cette
mélopée typiquement slaves, et cette mimique pour accompagner la
chanson : « Elle a vécu à l’étranger. » Mais la Russie n’était plus
l’étranger : c’était la terre interdite. « Elle » pouvait revenir de tous les
pays, sauf de celui-ci. À moins que… Mais alors, quel feuilleton !
Michel battait la campagne, avec le plus mauvais goût. S’il lui suffisait
maintenant d’entrer dans une espèce de palace pour faire du Dekobra :
La Sapho rouge des Sleepings… Elle aurait donné rendez-vous à son
Hippolyte à quatre heures pour rencontrer à huit heures et demie ce
mirliflore au menton bleu, poilu jusqu’aux ongles ? Le dépit, après l’at-
tente inutile, expliquant aussi pourquoi une jeune fille introduite dans
les meilleures familles de Lyon dînait seule à l’hôtel ? Che com-
binazione ! « Et ceux de ton amant creuseront des ornières… » Le
couple se levait déjà, après un échange très animé de da, de niet, de
drrou, de chnia, de skaia. Le gaillard, très fat, d’un pommadé très ori-
ental, mais vigoureusement construit sur ses grandes jambes d’officier
cosaque, était certainement de ceux qui creusent des ornières mémor-
ables : des pieds à la tête l’étalon que les femmes en chaleur se dis-
putent pour cet office, qui n’aura jamais d’autre fonction et d’autre
1211/1425
travail dans cette vie. Mais Michel eût juré qu’il reconnaissait cette dé-
marche coulée de l’inconnue, dont chaque pas, avec une élégance pr-
esque insolente, était pourtant comme un mouvement de l’acte sexuel.
Michel intercepta encore moins qu’un regard, un éclair de prunelle,
mais qui était bien pour lui, et qui pouvait signifier ironie, science, ou
même on ne savait quel degré de complicité.
Un billet dans la main du chef des chasseurs, un homme dont la
physionomie indique les ressources.
— Dites-moi, cette jeune Russe, en bleu sombre, celle qui vient de
passer avec ce monsieur au veston croisé, c’est une de vos clientes
habituelles ?
— Ce n’est pas une Russe. En tout cas, elle n’a pas un nom à ça. Elle
s’appelle… attendez : Mlle Rouquayrol. C’est la première fois que je la
vois ici. Elle a dû arriver au début de la semaine, lundi, je crois. J’étais
justement à la réception. Je me rappelle bien : elle s’est inscrite
comme venant de Salonique.
Michel, en déambulant, aperçut dans un petit salon de correspond-
ance à peine éclairé le couple poursuivant un entretien qui semblait
toujours agité. Il se dirigea vers le bar, d’une mélancolie foncièrement
lyonnaise, malgré les anglicismes du décor. Six à sept clients isolés et
totalement silencieux. La rousse aux fleurs lisait un magazine, les
jambes haut croisées dans un « club » de cuir. C’était bien une fille as-
sez forte, et même un peu plus forte qu’on aurait pensé. Le ventre se
dessinait entre la ceinture et le pli creux de la robe, qui collait à des
cuisses dont on pouvait apprécier, au moindre mouvement, l’opulence.
Ce spectacle invitait à une nouvelle passe d’aimantation. La rousse
était refroidie, ce qui n’avait rien de surprenant. Elle se leva et traversa
le bar à plusieurs reprises pour choisir d’autres magazines. Assez
majestueusement fessue, à la flamande, mais avec les indices d’une
fermeté encore très honorable ; une démarche d’un réalisme évidem-
ment un peu trop appuyé, mais participant d’une rotation qui avait ses
vertus. Michel entamait son troisième whisky, boisson s’accordant bi-
en avec la culture des rousses, déplaisante à la première gorgée, mais
1212/1425
se redressa. La petite n’avait pas dit ouf, elle n’avait pas fait entendre
le plus modeste soupir. Il s’était inquiété : « Est-ce que tu as eu ta part,
au moins ? – Tu parles ! J’ai joui… Et comment ! » Ces mots étaient si
épais et gras dans la bouche de la jeune pédagogue que Michel en avait
perdu toute envie de bisser. Elle l’avait entretenu de la queue de son
fiancé. Elle trouvait Michel mieux fourni, simple flatterie sans doute.
Le fiancé aimait surtout se faire branler. Michel avait dû subir en bâil-
lant ces révélations jusqu’à quatre heures du matin… Avec une goule
comme la « Russe », il ne serait pas question d’altruisme, ah ! mais
non. Se décharger dans son ventre comme une brute, comme un
goret : voilà ce qu’elles inspirent aux hommes, ces sorcières, avec leurs
onduleuses complications.
Mais pour l’heure, l’homme était là, bredouille, bandochant, band-
ant, débandant, rebandant sur de sordides petits souvenirs et sur
l’irréalisable.
Ah ! peu importaient les gigotements d’une petite salope rousse, sur
une banquette de wagon… Mais toute aventure, tout exercice des sens
seraient donc éternellement sacrifiés à la même chimère ! Toutes ces
tentatives qui vous faisaient fumer la tête une heure pouvaient être si
bien traduites par le mot : impuissance ! On rate des femmes. On rate
aussi sa vie. Quoi de commun entre le petit homme nu de ce soir, si ri-
diculement gonflé de son sperme inutile, et le vainqueur du monstre
Mourreau ? Il était magnifique d’agir pour Anne-Marie, de voler pour
elle ; mais se paralyser pour elle, cela était si décourageant ! Il faudrait
donc aimer même les échecs volontaires qu’Anne-Marie exigeait.
Anne-Marie ou le destin. Amor fati. Fato fidelitas. Que de grands
mots pour ces minuscules convulsions ! Quelle parodie !
XXXI
LE SALON
Michel avait préparé une belle anecdote : « J’ai fait hier soir au
Carlton une rencontre assez bizarre : un mélomane russe que j’ai con-
nu quand j’allais aux ballets de Diaghilew. Nous avons passé toute la
soirée ensemble. Je me croyais revenu à Paris, chez Francis, après un
gala des Champs-Élysées. Ce mélomane slave était accompagné d’une
bien curieuse personne : elle parle le russe à la perfection, pour autant
que j’en peux juger, elle est Slave jusqu’au bout des ongles et elle s’ap-
pelle Mlle Rouquayrol, comme une postière native de Saint-Affrique…
Ce n’est d’ailleurs pas sa moindre étrangeté. » Mais cette supercherie
lui répugnait d’autant plus qu’elle risquait fort d’être rapidement per-
cée par Anne-Marie. La prudence conseillait aussi de ne rien jeter dans
les eaux maléfiques dont la surface venait à peine de se calmer. Michel
attendrait des jours favorables pour lancer le nom dangereux.
Tout, hélas ! était remis de la même manière à la générosité d’un
avenir de moins en moins rassurant. La vieille métaphore du sablier
convenait davantage aux jours futurs qu’aux jours présents. C’était
l’avenir qui fuyait entre les doigts de Michel. Anne-Marie lui de-
mandait déjà :
— Que comptez-vous faire de votre été ?
— Je ne sais trop. Puisqu’il semble bien que je suis riche, je dois
m’habituer à l’état d’âme du jeune millionnaire d’Harvard qui con-
temple en bâillant la carte de l’Europe. Je m’offrirai probablement une
grande randonnée picturale : l’Italie du Nord et la Toscane, Vienne et
1216/1425
Michel arriva chez les Villars à neuf heures et demie du matin, port-
ant très doctoralement sous le bras quelques vieux cahiers de Saint-
Chély. On installa le maître et l’élève dans le salon, devant un
guéridon, près de la première fenêtre. Ils prenaient tous deux leur rôle
fort à cœur. Michel, qui se piquait d’un enseignement élégant, et savait
qu’Anne-Marie ne lui passerait pas la plus petite bévue, n’avait pas
moins à faire qu’elle, pour raviver les questions de cours avec une suff-
isante clarté.
On déjeunait tôt, à cause des audiences de M. Villars. Anne-Marie et
Michel – les « enfants » – étaient placés côte à côte devant les
1220/1425
La leçon fut trop brève, ce jour-là, pour que les démons eussent le
temps de réformer toute leur troupe. Après le dîner, ces démons
avaient coutume de ne rentrer que sur la pointe des pieds dans le
salon à demi éclairé. C’était une heure apaisée. Anne-Marie gardait un
livre aux doigts, pour le cas où sa mère viendrait à la porte. Quelques
pensées renaissaient, comme des plantes de nuit ; Michel retrouvait
l’usage de certaines paroles, qui eussent été des bombes fumantes
pendant le jour.
— Anne-Marie, très chère, permettez-moi une question, en vous de-
mandant de m’aider si je ne la pose pas bien. Le jour où cette fille
1231/1425
d’autrefois est venue il y aura demain trois semaines… après que vous
vous soyez échappée…
— Eh bien ?
— Vous vous rappelez votre agitation, en arrivant sur la place
Antique. Vous n’aviez qu’elle en tête, disons-le… D’où vous est venue
votre décision subite ?
— Vous vous rappelez certainement, vous aussi, ce que vous m’avez
dit.
— Peut-être. Je ne serais pas sûr de tout.
— J’ai vu que pour vous j’étais amoureuse d’elle, et que je vous don-
nais bien toutes les raisons de le croire. Vous vous trompiez, Michel.
J’ai été trop amoureuse pour ne pas en être sûre : avec elle, ce ne fut
jamais de l’amour. Mais ce pouvait être quelque chose de pire : une
passion sans amour, un vice passionné.
— Vous avez eu peur ?
— Oui, j’ai eu peur. Je me suis rappelé le pouvoir de cette fille. Il y
avait quatre ans de cela. Aujourd’hui, cela devenait tellement plus
grave ! Avec elle, Michel, c’était bien fini de l’amour. Si j’ai fui cette
tentation terrible, c’est peut-être parce que je voudrais encore laisser
une petite chance à l’amour.
Ces paroles étaient trop douces pour que Michel pût oser d’autres
questions encore. La nuit lui fut d’une légèreté merveilleuse.
Mais le lendemain, dès le premier quart d’heure au salon, la trêve
était rompue. Pendant que la jeune fille se rasseyait, la petite jupe re-
montée dénuda très haut, de profil, sa cuisse. La jupe fut rabattue.
Cependant, sous le bras nu, le garçon voyait qu’elle ne s’était plus
épilée depuis longtemps. Sans doute pour un autre que lui eût-elle été
plus coquette. Mais cette ombre fournie et très brune était furieuse-
ment évocatrice, dans ce repli ; et à côté du repli, ce renflement de
chair libre qui était la chair de sa poitrine. Il faisait sournoisement le
tour de son « élève ». Il revenait surtout à ce creux entre les seins,
dans cette petite blouse sans manches, aimable et très modique,
qu’elle avait mise aujourd’hui. Il se dressait derrière elle, la tête en feu,
1232/1425
elle se penchait pour prendre un livre sur une table basse, et il pouvait
dire qu’il la voyait demi-nue, les deux globes des seins se détachant
entièrement dans le clair-obscur de la femme. Il restait là, les yeux
troubles et papillotants à force de fixité, attendant indéfiniment le re-
tour de l’apparition. Il revenait enfin, accroupi sur un coussin, pour
reprendre sa faction devant les genoux polis, guettant les deux
secondes où ils allaient se disjoindre.
Il se relevait titubant, conservant juste assez d’esprit pour songer à
dissimuler tant bien que mal l’effet de ce rut continuel, parmi les
fauteuils en copies de Louis XV et les potiches de ce salon bourgeois.
« Allons, allons ! mes enfants. C’est assez travaillé. À table ! » L’hor-
rible frère était retenu à l’hôpital. Michel revenait de la salle à manger,
n’ayant pas avalé dix cuillerées, mais encore surchauffé par la carafe
de Beaujolais qu’il venait de liquider seul. Et pour le goûter, qu’Anne-
Marie commandait maintenant elle-même, elle substituait au thé et à
l’orangeade un inestimable porto.
Le soir tombait, et il bandait depuis la première heure du matin.
Cela lui poignardait les aines, lui tordait les génitoires. Demain, à la
même heure, le supplice le happerait de nouveau.
Il vivait des heures entières penché sur cette fille embaumée, par-
couru de sa propre chaleur, le menton posé presque sur son épaule. Il
avait aperçu, une seconde, tandis qu’elle relevait les jambes, les cuisses
par-dessous, si loin, leur double renflement, et encore plus loin des-
sous un petit bourrelet de soie claire. Il cherchait au fond de sa bouche
une goutte de salive. Et depuis qu’ils avaient reparlé de la Chauve-
Souris, un pacte de silence était tombé. Leurs bavardages redevenaient
fort libres, Anne-Marie ne s’y déplaisait point, lui moins encore,
hélas !
— Vous savez ce que cette roulure d’Yvonne m’a dit l’autre jour ?
Elles étaient cinq ou six chez elle, dans ce fameux petit salon que vous
connaissez bien. Yvonne avait déniché ce passage de Sodome et Go-
morrhe où Cottard dit que c’est par les seins que les femmes ont le
plus de plaisir, et qu’elles cherchent ça quand elles dansent ensemble.
1233/1425
Toutes ces demoiselles ont voulu faire l’expérience, et pour qu’elle soit
plus probante, elles ont quitté leurs blouses, leurs combinaisons, leurs
soutiens-gorge, elles se frottaient ensemble, nues jusqu’aux banches.
Vous voyez le tableau ! Et les deux œufs sur le plat d’Yvonne ! Ah !
votre chasteté de l’an dernier n’a guère sanctifié cette maison.
— Allons, Anne-Marie, relisons tout de même une fois avant le dîner
ce pauvre cours de morale.
À la vérité, ces révisions devenaient fort superflues. Plus longue-
ment on s’enfermait dans le salon, moins il y avait de raisons à ce zèle.
Anne-Marie possédait très suffisamment le programme. La petite
fièvre des candidats la saisissait bien par accès, mais ces studieuses
velléités s’évanouissaient vite.
Le garçon s’emparait à tout propos de la petite main, du bras frais.
Ah ! La toucher, la tenir !
La semence monte comme du mercure, obstrue toutes les artères,
envahit le corps entier.
XXXII
L’AUTRE RIVE
sujets de leur excitation. Mais ces soucis laissaient à Michel une place
encore enviable dans leur curiosité. Yvonne n’avait pas été la seule
confidente de l’aventure défunte, Madeleine et les autres en avaient
été beaucoup mieux instruites qu’il ne le croyait. Anne-Marie, avec les
souvenirs lyriques et mystiques, les malheurs, les succès mondains qui
la couronnaient, était l’héroïne de la petite bande, où l’on devait recon-
naître aussi, loyalement, qu’elle était de loin la plus jolie. Le succes-
seur du « séminariste » auprès de cette beauté méritait bien quelque
attention. La bonne langue d’Yvonne aidant, il ne faisait évidemment
plus de doute pour cette bande que Michel eût auprès d’Anne-Marie la
qualité d’amant victorieux. Ces dix paires d’yeux agiles et peu portés à
l’indulgence ne semblaient pas juger tellement indigne le vainqueur.
Un charmant sous-lieutenant de dragons, aux bottes irrésistibles,
s’approchait. Michel reconnaissait avec quelque inquiétude un des
plus élégants élèves de Bouhours, Olivier de Pressigny, qui avait de la
famille dans plusieurs châteaux du Lyonnais. Ils avaient échangé
quelques mots une fois ou deux, à Paris, sur le quai de la gare, avant
de gagner, l’un son coin du troisième, l’autre son wagon-lit. Mais le
sous-lieutenant de Pressigny était beaucoup trop distingué pour se
permettre de rappeler un avatar désobligeant au garçon qu’il retrouv-
ait, mis avec un tel chic, dans la compagnie familière de quelques-unes
des plus brillantes jeunes filles de Lyon. Il se félicita de l’heureuse ren-
contre avec une exquise urbanité :
— Avez-vous un parent ou une parente qui affronte aujourd’hui
cette vieille Fac, mon cher Croz ?
— Non, pas de parents, mon cher, mais… quelques amies que je
n’échangerais certainement pas pour le plus fraternel des frères.
La blonde Madeleine riait de la meilleure grâce, Yvonne très haut et
un peu moins franchement. Toutes ces petites acceptaient très volonti-
ers de figurer parmi les amies de ce mystérieux Michel, qui avait
d’aussi aimables relations. L’entrain croissait :
— Ce n’est pas tout ça, dit Michel, cet endroit me fiche le cafard. J’y
ai eu de foutus quarts d’heure, mes enfants, aux temps jadis.
1236/1425
— Hou ! l’ancêtre !
— Il n’est pas seulement cinq heures. Les familles n’ont pas l’air
pressées de nous récupérer. Qui vient boire un verre à
Charbonnières ?
Toute la bande s’élança d’enthousiasme. Le sous-lieutenant avait à
la porte un très joli cabriolet Chrysler, l’un des premiers de ce style
que l’on vît en Europe. Michel dut arrêter un taxi, un peu chiffonné de
cette infériorité provisoire. Anne-Marie faisait mine de le rejoindre :
une protestation indignée s’éleva. Les règles de la belle humeur
voulaient que ce vieux ménage se dissociât. Anne-Marie prit place
auprès du dragon. Michel avait avec lui cinq jeunes filles, dont
Yvonne, Madeleine et la douce biche qui s’appelait Sophie de Saint-
Blanquat comme en 1830 et l’entreprit aussitôt avec une sombre
énergie :
— Il paraît que vous êtes très calé en exégèse. Moi aussi. Je ne suis
pas de votre avis sur l’épître aux Éphésiens. C’est un texte authen-
tiquement paulinien.
Peste ! Anne-Marie ne se contentait pas de créer à Michel une plais-
ante réputation d’antichrist. Elle propageait autour d’elle les moindres
fruits de sa science. La bachelette Sophie ne connaissait certes pas un
autre trait des discussions bibliques. Michel, lui aussi, à son âge, avait
très impertinemment usé de cette sorte d’érudition. Mais, pour l’in-
stant, cette mignonne aux cils immenses le coinçait, bel et bien dé-
pourvu d’arguments. Par bonheur, le quatuor des autres philosophes
se récria bruyamment :
— Ah ! la barbe ! Tu nous as suffisamment cassé les pieds toute l’an-
née, avec ton saint Paul. On rigole aujourd’hui !
Il était beaucoup plus amusant d’observer qu’avec un petit crochet
on aurait pu aller boire un vin gris célèbre, dans certaine auberge de
Vaugneray, que ça aurait été plus original qu’un porto-flip, cependant
qu’Yvonne, toujours de l’espèce pivoine, malgré ses petits yeux si
hardis, rougissait en protestant : « Que vous êtes bêtes ! » mais sur-
tout agacée par sa propre bêtise et sa rougeur.
1237/1425
pour neuf filles des plus gaies. Beaucoup trop de filles pour que cette
petite partie pût devenir un peu raide. Mais cela ne manquait point de
piquant. On dira que Michel n’avait guère besoin d’un tel surcroît de
suggestions. Sans doute ! Mais pour l’instant, il était plaisamment
délivré. La désinvolture de ses nouvelles amies lui faisait honte de ses
sourdes obsessions. Ces collégiennes donnaient une leçon de liberté
charnelle au fils de Pan et de Nietzsche.
— Que buvons-nous ? Des roses ? Des flips ? Des « tonnerre de
Dieu » ?
— Qu’est-ce que c’est que les « tonnerre de Dieu » ?
— Du gin, du curaçao…
— Ah zut ! c’est encore du doux.
— Hem ! c’est une opinion. Mais allons-y pour du sec… Onze mar-
tinis bien secs.
Olivier de Pressigny parlait à Michel de barmen célèbres de Mont-
parnasse. Les deux garçons égrenèrent quelques souvenirs de leurs
nuits parisiennes. Les petites s’instruisaient de ces lieux ignorés ou à
peine connus, d’une oreille attentive, en feignant l’indifférence.
Sophie de Saint-Blanquat écoutait d’un œil froid et sans patience ces
papotages. Elle ne tarda pas à les couper :
— On sait bien que vous avez fait la bringue à Paris. N’y avez-vous
fait que ça ? Vous avez connu André Breton, paraît-il. Je lis la Révolu-
tion surréaliste. Croyez-vous qu’on m’y prendrait une étude sur…
Nouveau récri :
— Encore !
— Elle remet ça !
Mais Sophie tenait absolument à placer sa théorie :
— Shut up ! vous autres. J’ai tous les éléments d’une étude qui in-
téresserait Breton, poursuivit-elle. Elle est pratiquement écrite. Ce
sont des témoignages oniriques personnels, sur le rôle indiscutable-
ment luciférien du juif Paul… J’approuve vos vues sur l’origine diabol-
ique des religions, mais vous restez sur le plan littéraire. Je pense que
nous devons affirmer notre droit à opposer nos expériences aux
1239/1425
hallucinations provoquées des prêtres. Mais tout ça, ça n’est que des
détails. Je travaille à une théorie beaucoup plus vaste. C’est difficile à
expliquer : il y a un ordre rigoureux dans la matière, mais il n’y en a
pas ailleurs. La pensée ne peut se mouvoir que dans le chaos. C’est bi-
en la preuve qu’il n’y a aucune notion de bonté dans la création. Le
plan sur lequel vit l’homme, c’est l’incohérence. Mais cette vie sera
sans doute éternelle. Il faut anéantir le sens moral, qui ne repose sur
rien, mais cultiver le sens de notre éternité.
Telles étaient les théories de Sophie de Saint-Blanquat, petite-nièce
du dernier cardinal gentilhomme de France et nièce d’une Supérieure
des Dominicaines.
— Mon Dieu, souriait Michel, ce n’est pas si éloigné de la vérité. Ce
n’est peut-être pas une vue aussi inédite que vous le croyez, mais elle
est assurément ingénieuse, un peu trop ingénieuse pour ne pas touch-
er au paradoxe.
— Dites donc, vous, le pontife, quand vous avez eu mon âge, pour
forcer les « gens sérieux » à vous écouter, vous ne vous êtes jamais
servi de paradoxes ?
Pour le coup, cette réplique à double tranchant était beaucoup
mieux qu’une gaminerie.
Impérieusement, Sophie bousculait une de ses camarades pour
prendre place à la droite de Michel :
— Je peux monter des théories, comme Pierre, Paul ou Jacques,
reprenait-elle. Je voudrais en dresser une, magnifique, la soutenir
mordicus, et puis, quand elle commencerait à faire des adeptes, la
démolir moi-même, vroutt !! d’un revers de main. Dites, vous ne
croyez pas que ce serait un joli défi jeté à son propre moi pensant ? Il
faut désintégrer la pensée pour parvenir enfin à la vraie connaissance.
C’est bien votre conviction, n’est-ce pas ?
Ses yeux bleus plantés dans ceux du garçon réclamaient la réponse
avec l’avidité de l’adolescence. Cette tête aux boucles et aux joues en-
fantines devait travailler souvent avec un terrible sérieux.
1240/1425
— Alors, hâtez-vous d’en tirer parti. Après cette matinée, votre répu-
tation a du plomb dans l’aile.
— Que voulez-vous ! dit Michel en riant. Si mon cœur n’a pas parlé…
— Allons donc ! Vous en seriez encore là ? Vous avez besoin de votre
cœur pour ce genre d’histoires ?
— Non, tout de même pas ! Mais… si ce pauvre imbécile de cœur
avait encore la prétention d’imposer ses vetos ? Bref, s’il avait la bêtise
de vouloir faire respecter ses sentiments !
— Vous avez juré de vous rendre intéressant aujourd’hui. Vous
voudriez me faire croire que vous avez des secrets sentimentaux pour
moi.
— Ah ! je ne mets pas en doute vos dons de pénétration. Je
penserais plutôt que, s’il y avait lieu, pour ce qui touche votre ser-
viteur, vous jugeriez inutile d’exercer ces dons sur une aussi pauvre
matière.
Ce dialogue s’était tenu jusque-là sur un ton de plaisanterie. Mais
Michel avait donné à sa dernière réplique un tour de mélancolie
résignée, et les grands yeux d’Anne-Marie enregistraient bien cette nu-
ance. Michel, selon sa coutume, s’apprêtait à refaire moralement
quelques pas en arrière, mais cela ne lui interdisait pas d’avancer un
peu sa chaise ; son recul « moral » facilitait même cette petite
manœuvre d’approche.
— Voilà donc, disait-il, beaucoup plus tendrement, nos dernières
heures dans cet honnête et paisible salon de famille. Savez-vous que je
vais les regretter beaucoup ?
— J’en dirais autant si je n’avais pas eu mon bachot à passer. Par vos
bons soins, cette corvée a été souvent charmante, digne de la tradition
des bistrots. Vous avez été quelquefois un peu absent. J’aurais
mauvaise grâce à vous le reprocher. Tout ce fatras dont je vous ai im-
posé l’ennui !
— Ah ! je recommencerais bien tout un an de bachot ainsi. Tenez,
j’irais même jusqu’à une année de droit civil et de droit constitution-
nel. Mais voilà, c’est fini.
1249/1425
… Une heure avait passé déjà. Michel découvrait peu à peu la rive
inconnue. L’air y était d’une tristesse infinie, mais exquise. Les ruses,
les incertitudes, les angoisses étaient bien déposées, et cette fois pour
toujours. Le désespoir ne pouvait être plus profond, mais il était infini-
ment plus doux que la folle espérance, avec ses fièvres, ses cris, ses il-
lusions insupportables. Michel pouvait maintenant enlacer Anne-Mar-
ie, abandonner sa tête sur ses épaules. Leurs deux mains droites res-
taient liées ; de l’autre, Anne-Marie caressait les cheveux de l’ami. Ils
s’unissaient pour faire un même berceau à leurs chagrins fraternels.
Ils parlaient. Ils pouvaient lire maintenant toutes ces pages secrètes,
accumulées pendant tant de jours, et dont la dernière, à jamais, venait
d’être tournée ; et c’étaient aussi pour Michel d’étranges douceurs. Il
1251/1425
— Michel avait raison. On n’est jamais sûr de rien avec ces vieux
crabes. J’ai justement choisi ce sujet-là parce que nous l’avions pr-
esque entièrement traité ensemble. Mais c’était dangereux. J’ai dû
avoir la chance de tomber sur un logicien émancipé.
Comme elle le défendait bien ! Et avec quels jolis mensonges !
Mme Villars comptait emmener les « jeunes » au cinéma. Mais Anne-
Marie refusa net. Elle se fût beaucoup divertie, disait-elle, à voir la
tête, devant l’écran, de Michel qui n’appréciait dans le septième art »
que deux ou trois films bolcheviks ou allemands et les farces améri-
caines. Mais elle se sentait trop fatiguée. Elle offrirait une chartreuse à
Michel, puis elle irait au lit.
— C’est vrai, ma pauvre petite fille, que tu as une mine de papier
mâché. Vous avez la même mine tous les deux. Vous vous êtes donné
autant de mal qu’elle, mon cher petit ami. J’espère au moins qu’elle
vous est un peu reconnaissante…
Il faisait encore clair dans le salon.
— Voilà, je pense, un de mes derniers soirs auprès de vous, avant
longtemps, dit Michel.
— Je suis encore à Lyon pour près d’un mois. Et puis Barcarès, en
août, et toute la Côte.
— Non. Je sens que je ne pourrai plus aller là-bas maintenant. Vous
êtes une amie incomparable, trop parfaite. Votre tendresse me
déchire. Tout à l’heure encore, à table, votre petite intervention, à pro-
pos de la logique ! Heureusement, le don des larmes m’est refusé.
Sinon, j’aurais arrosé la nappe. Est-ce bête ! oh oui ! est-ce bête ! Mais
cela me fait trop mal.
— Et moi qui maintenant voudrais vous garder tout l’été ! Je com-
prends bien ce que vous me dites. Je ne peux plus être égoïste. Mais si
vous me quittez, j’aurai une très grande peine. Mon petit Michel de
tous les jours, depuis six mois… Combien est-il d’amants ayant vécu
aussi près l’un de l’autre que nous depuis six mois ?
Il serrait plus fort la petite main dans la sienne.
1253/1425
— Mon Dieu ! Mais comme tout cela est donc triste ! murmurait-
elle.
La nuit tombait peu à peu. Ils n’avaient point allumé de lampe. Ils
étaient debout près de la fenêtre. Michel reprenait son mélancolique
interrogatoire.
— Je sais bien que je ne pouvais trouver qu’une très minuscule place
dans vos soucis, durant tout cet hiver d’imbroglios, de fuites, de re-
prises, d’embuscades. Mais ensuite ? Le petit problème de ce Michel si
spécieux, parfois si embarrassé, a dû pourtant se poser quelquefois ?
— Ce n’était pas un petit problème. Ç’aurait dû en être un gros.
Quelquefois, tout d’un coup, il devenait très pressant. Je ne pouvais
pas ne pas voir… Je me rappelle un certain soir, au café des femmes.
Nous avions très mal bavardé, je vous asticotais assez sottement, à
propos d’Yvonne. Ce que j’ai lu dans vos yeux pendant quelques
minutes était aveuglant. (Michel ne gardait de ce soir-là aucun
souvenir.) Mais je préférais oublier. Je reculais, moi aussi, le jour des
échéances. Nous avons tous plus ou moins vécu sur des fictions. J’ai eu
la mienne avec vous, moi aussi ; je le vois surtout maintenant. Je suis
une femme très femme, Michel, vous me l’avez souvent dit, je suis as-
sez coquette et je ne m’en défends pas, et j’ai même la faiblesse de me
préférer ainsi. Je ne pouvais pas être insensible à la tendresse, aux
marques d’admiration si fines, si savamment flatteuses d’un garçon tel
que vous. Je vous dois beaucoup de plaisirs. Je me repens aujourd’hui
d’en avoir sans doute abusé. En tombant à mes pieds, vous creviez
cette jolie trame. Je ne pouvais pas vous traiter comme dix autres
amoureux. Je ne pouvais pas vous donner non plus ce dont vous étiez
digne. Je le sais, votre affection pour moi, dans de tels moments, était
inespérée. Combien d’autres filles, à ma place, se seraient jetées à
votre cou ! J’ai le malheur de ne pas être ainsi faite. Je suis fidèle, mon
pauvre Michel, tout autant que vous l’êtes !… Ma fiction était celle d’un
Michel dont je représentais la « petite tendresse », sans qu’il eût pour
cela engagé son cœur.
— Si vous m’aviez vu prendre une maîtresse ?
1254/1425
Il se réveilla très tôt, après une brève plongée dans un mauvais som-
meil. Il s’acquitta longuement, machinalement de ses soins coutumiers
de coquetterie. Deux ou trois fois, devant les glaces, sa poignée de
cravates à la main, il fut tenté d’interrompre le geste commencé : « À
quoi bon maintenant ? » Mais son esprit était si flasque que cette idée
même ne pouvait pas y rebondir.
Il était creux, nauséeux, la tête douloureuse, dévoré par la soif. Ses
jambes lourdes, ses pieds gonflés le portaient à grand-peine, mais il
était incapable de tenir en place. Il n’y avait rien d’autre en lui qu’il pût
nommer qu’une extraordinaire impatience de retrouver la petite main
tiède d’Anne-Marie, et les caresses, les délices désespérantes mais ex-
quises du malheur partagé. Il regardait tous les deux cents pas sa
montre si lente. Il regrettait d’avoir refusé de venir à la Faculté, en prit
le chemin, mais ne put se résoudre à supporter les plaisanteries et les
entreprises des petites amies.
Anne-Marie était reçue, mais sans la mention que ses notes d’écrit
semblaient lui assurer ; son oral avait été très médiocre, les parents
étaient presque aussi déçus que par un recalage. Michel, qui ramenait
à la journée de la veille ce petit échec, en était oppressé d’émotion et
de gratitude. Le visage aujourd’hui si las d’Anne-Marie ne lui avait ja-
mais inspiré plus d’amour. Le repas traînait. Michel supportait fort
mal le père Villars qui n’avait pas d’audience et qui lardait Anne-Marie
1259/1425
— La conclusion, c’est que ce Jésus était un joli petit futé, qui s’en-
tendait remarquablement à faire la blague des prophéties tout en se
camouflant. À moins qu’il répétât les facéties des grands-pères juifs
sans savoir ce qu’il disait, comme un innocent de village.
La chère était un peu courte, mais délicate, et Michel mangeait d’as-
sez bon appétit pour la première fois depuis un mois. Le Chablis et
l’Hermitage, qu’Anne-Marie avait choisis avec l’aide de son cavalier,
succédaient dignement au Manzanilla. En vérité, ce jour-là, jusqu’ici,
ressemblait peu aux précédents.
— Eh bien ? disait Anne-Marie en se levant, quelle note me donnez-
vous pour mon interrogation d’exégèse ? Ai-je suffisamment retenu
vos leçons ?
— Vous mériteriez dix-huit sur vingt, n’était cette excursion intem-
pestive dans le don charismatique et chez les Joannites.
— Je sais bien que cela n’a aucun rapport avec la question. C’est le
son de ces vocables qui me plaît. Vous avez vu la tête de cet excellent
Adrien. Voilà donc l’aboutissement de nos propos exégétiques :
ébouriffer un brave maître d’hôtel… Mais bah ! cela prolonge la ronde
sur les preuves de l’existence de Dieu.
— Vous avez bien raison. C’est un usage fort licite de ces fariboles.
Anne-Marie, très à l’aise, lui faisait les honneurs de la maison,
énorme, fastueuse, mais d’un luxe lourd. Elle l’introduisit dans le
grand salon : de très beaux jades et vases chinois, des bibelots du
e
XVIII , quelques précieux petits bronzes de la Renaissance, cette Léda
dont Anne-Marie lui avait plusieurs fois parlé ; mais, à la place d’hon-
neur, un portrait en pied de M. Martin-Dumont entièrement centré,
eût-on juré, sur l’insigne de commandeur à la boutonnière de la
jaquette, par le sieur Tony Tollet, le Léon Bonnat du cru : « C’est bien
cela, se disait Michel. On peut encore se composer de jolies vitrines
avec les conseils des antiquaires, quand on en a les moyens. Mais pour
la peinture, c’est une autre paire de manches. C’est là que les vrais in-
stincts se trahissent. » Il se rappelait les coupables visées qu’il avait six
semaines plus tôt sur ce pompeux salon : « Mes zèbres n’auraient pas
1264/1425
été volés : les jades et les bronzes à eux seuls valaient le voyage. Mais
les lascars n’auraient pas manqué d’être fascinés par le portrait de
l’oncle… » Le cambriolage de cette monumentale effigie amena un
sourire sur ses lèvres.
— De quoi riez-vous ?
L’explication était difficile. Anne-Marie s’obstinait assez puérile-
ment à savoir.
— Vous feriez mieux, ma chère amie, de m’initier aux mystères de
cette demeure que je m’attendais à voir bourrée d’oncles, de cousins et
cousines.
— Eh bien, comme vous vous en doutiez, le gros Tancrède est en
bonne fortune, si même il n’a pas découché, ce qui est vraisemblable
puisque cette pauvre Brigitte se cache. Il a tout juste pris le temps de
lui planter un gosse. Je parie qu’il la trompera même le jour de son ac-
couchement. C’est un porc. Gualbert est à Monte-Carlo ou à Baden-
Baden, je ne sais plus au juste. L’oncle est à la Bourse, où il a sûrement
gagné une cinquantaine de mille francs… C’est assez souvent comme
cela, quand nous venons ; on ne se met pas trop en frais pour les par-
ents pauvres, ajoutait-elle avec philosophie. Cependant, si je ne ré-
pondais pas au moins une fois sur trois à ces invitations, je serais une
ingrate, une nièce dénaturée. Je vous avouerai que je dois surtout
venir ici pour justifier les petits cadeaux que l’on me consent de temps
à autre.
— Mais il y a un troisième fils, celui dont on ne parle pas souvent,
l’infirme…
— Harold. Montons le voir. Mais vous serez gentil avec lui, et vous
tâcherez de garder l’air naturel.
Au premier étage, ils entrèrent dans un petit appartement moderne,
dont la luminosité et les lignes claires surprenaient agréablement
après l’apparat officiel de la richesse. Harold venait de terminer le re-
pas que lui tendait cuillerée par cuillerée son infirmière, dans le
fauteuil roulant où depuis vingt-cinq ans il expiait quelque inavouable
péché d’un de ses procréateurs ou aïeux. Son long corps était
1265/1425
De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat…
Dans l’effort qu’il faisait pour articuler, tout son corps se raidissait,
sa tête se renversait, sa langue roulait au milieu d’une écume épaisse.
1266/1425
moins chère. Sitôt rentré chez lui, il enfile un antique veston d’alpaga,
un pantalon délabré, il coiffe un chapeau de jardinier et il vient compt-
er ses poires. Je dis bien compter : trente-huit, trente-neuf, quarante.
Il vit dans la crainte permanente qu’on ne lui dérobe son fruit. Il lui ar-
rive de s’embusquer durant des heures.
— Bravo ! La nature se décide enfin à imiter l’art. Vous êtes témoin
que j’ai décrit très fidèlement tout à l’heure ce chétif capitaliste sans le
connaître, alors que le pompier Tollet, l’anti-artiste, l’a peint comme
un magnat royal… Mais Anne-Marie, je me fiche tellement de votre
oncle !
Elle avait croisé ses mains sous ses genoux, dans un petit geste dis-
cret de défense.
— Méchante, qui m’enlève sa main…
— Regagnez-la par votre esprit. Racontez-moi une autre histoire.
— Hélas ! j’ai vidé mon tiroir entièrement.
— Racontez-moi l’histoire d’Angèle. Je vous l’ai déjà demandé dix
fois.
— Non, elle est trop lugubre… et trop sale.
— Quelle pudeur ! Vous savez qu’Harold m’a montré l’Enfer de sa
bibliothèque. Vous connaissez les vers érotiques de Verlaine ?
— Certes ! Et ceux du dénommé Glatigny, bien meilleurs que ses
vers honnêtes. Et le Pibrac de Louÿs. Et même la dernière nouveauté
du genre, les quatrains intimes de ce pauvre Radiguet :
En jupe-culotte
Un soir à Joinville,
Vénus la salope
M’a hé… hé… a… ine.
offerte huit mois plus tôt, pour enterrer sa vie de garçon. Derrière les
couronnes, ils découvrirent des quilles, un croquet, des raquettes, un
passe-boules, des grâces qui séduisaient fort Michel. Ils se con-
tentèrent finalement d’aller chiper quelques pêches dans les espaliers
de l’oncle. Anne-Marie avait raison. Ils déposaient pour ce jour leur
science, leur lucidité, leurs impitoyables souvenirs. Ils ne voulaient
être que deux enfants qui allaient la main dans la main. Anne-Marie
était gaie. Ses joues, ses bras, ses jambes étaient adorables. Que sa
gaieté, que son cœur commandassent au moins pour quelques heures
à l’impuissant présent, à l’avenir glauque et fermé.
— Vous ne déballez toujours pas ces grandes choses sérieuses ?
— Non. J’ai perdu ce désagréable et encombrant paquet, je ne sais
trop où, dans le pré, dans le placard aux jouets, ou dans le verger de
l’oncle. On me le rapportera bien assez tôt. Je suis votre exemple. Je
vis. Je commence à croire que j’en avais perdu l’habitude. J’ose vivre
de vous. Vos cheveux sentent bon. Votre robe est un défi espiègle au
noir destin. Vous ressemblez à un ange un peu déshabillé, qui a un peu
péché, mais qui désarme même le courroux du Iahvé de Moïse.
La silhouette soupçonneuse de l’oncle venait de passer entre des
branches basses. Le jardinier déroulait son tuyau de toile près des par-
terres pour l’arrosage du soir.
— Ce parc est beaucoup trop fréquenté. Ne trouvez-vous pas, Anne-
Marie ?
En repassant près du hall, par une petite pièce aux volets mi-clos, ils
virent Brigitte Martin-Dumont. Elle était assise, à contre-jour, sur une
chaise basse, et tricotait un lainage de nourrisson. Sa future maternité
ne l’avait pas encore alourdie, mais subtilement féminisée. Elle était
très émouvante et très belle, toute vêtue de blanc, avec ses immenses
yeux sombres, son fin visage arabe, la tragique inutilité de l’ardeur qui
la consumait. Cette pathétique apparition n’éteignit pas leur rire. Cette
vaincue qui les regardait avec une gravité presque brutale, représentait
sans doute la vie. Mais ils venaient de signer avec cette vie un pacte
sans condition, pour trente ans ou pour une heure.
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*
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prit vivement par le bras ; en courant presque, il lui fit franchir les
quelques degrés qui conduisaient au quai, au bout de la petite rue.
Avant le quai, il y avait un square, avec quelques arbres. L’ombre d’un
bel arbre au moins était nécessaire à Michel pour qu’il pût dire ce qu’il
dit là à mi-voix :
— Anne-Marie, allons chez moi. Il est trois heures déjà. Allons vite.
— Attendez-moi, murmura-t-elle. En bas de chez moi. Je reviens
dans cinq minutes.
Elle s’échappa aussitôt. Il la suivit à vingt pas. Il fit halte quelques
secondes au bas de l’escalier. Elle redescendait déjà. Sur le dernier pal-
ier, elle lui fit signe de la rejoindre. Il se laissa prendre la main par elle,
et ce fut la plus ravissante volupté que la vie lui eût donnée
jusqu’alors. La porte de l’appartement était ouverte. Il aperçut le vis-
age de la petite Rose, éperdu de ferveur et de fidélité. Le salon se
referma sur eux.
— Nous revoilà chez nous, s’écria-t-elle de sa voix la plus claire et la
plus gaie, en jetant sur un fauteuil son grand chapeau.
— Oui, dit-il du même ton, nous sommes vraiment chez nous.
Ils se dirent encore quelques mots, qui n’étaient plus que des sons.
Michel eut encore conscience de deux calembours du goût le plus
détestable que sa tête fabriquait. Il attira très doucement Anne-Marie
à lui.
— C’est une idée exquise que vous avez eue là, chérie, murmura-t-il.
Chez nous…
Il se pencha sur elle, la jeune fille ploya un peu dans ses bras, et
leurs bouches s’unirent. Il la porta à demi jusqu’au canapé sans quitter
ses lèvres. Ils s’embrassaient à perte de souffle. Ces longs et puissants
baisers les comblaient. Au premier contact de ces lèvres, tout l’art et
tous les calculs du petit mâle s’étaient dissous. Le sexe parlait à peine,
comme pour leur laisser savourer idéalement ces prémices. Bien des
jours sans un geste, dans ce même salon, avaient été infiniment plus
charnels.
Ils s’étaient déjà donné cent baisers :
1281/1425
— Je le sais, Michel.
Et la pudeur, la tendresse, la gravité se fondaient dans son regard et
dans son sourire, avec un fugace souvenir de son espièglerie.
— Anne-Marie, ce soir !
— Michel, vous le savez bien, ce n’est pas ma faute, mais c’est
impossible.
— Alors demain… Ah ! vous attendre encore jusqu’à demain…
Quand, demain ?
— À l’entrée du parc, à trois heures et demie.
— Oh ! si tard ! Mais quand allez-vous me donner enfin une vraie
journée ?
Il vit qu’elle faisait un rapide calcul.
— Venez me prendre à onze heures et demie, devant chez ma sœur,
boulevard des Belges. Vous m’emmènerez déjeuner…
Toutes les promesses étaient dans ses yeux. Leurs lèvres se
goûtèrent encore dans un long baiser apaisé. Il eut aussi un chaste
baiser pour ses paupières.
— Venez voir mes emplettes ! dit-elle de sa voix redevenue enjouée
et claire.
Elle l’emmena par la main à la lingerie où la couturière émerveillée
s’affairait. Elle brandit une poignée de soieries multicolores.
— Cadeaux de ma sœur. Mais ce ne sont plus ses laissés pour
compte. C’était bon pour jadis. Je l’ai entraînée chez Édith et Jeanne.
Ce n’est pas Paquin, évidemment, mais ce sont les plus belles soieries
du globe, et leur nouvelle première vient de la rue de la Paix. Lyon
finira par se civiliser. J’ai fait une véritable razzia. Je me suis com-
mandé une robe de soirée, un tailleur de sport. J’ai pris aussi ces deux
robes, vous voyez, la blanche et bleue, et la rouge. Elles me vont
comme un gant, juste quelques retouches à faire. Vous savez, je suis le
mannequin 44 parfait ! Qu’est-ce que vous préférez ? La robe
blanche ? Justement, elle est presque finie, je vais la passer dans ma
chambre, je reviens dans une seconde.
1284/1425
Elle avait tenu à se faire belle pour lui, et jamais pour personne elle
n’avait été aussi belle ni plus désirable. Dans la robe blanche qui allait
à ravir, avec ses garnitures bleues, ses minuscules manches bouffant si
spirituellement aux épaules, la jeune femme venait d’éclore, mais en
s’épanouissant, elle conservait ses fines proportions. Et toujours, dans
cette robe encore, cette fraîcheur, cette taille et ces bras ronds, ce ju-
vénile éclat que la touchante écolière du boueux hiver n’avait pas.
Quelle revanche pour le petit étudiant bafoué et famélique. Comme il
était payé de ses affres, de ses sacrifices, de sa ténacité !
— Je mettrai cette robe demain, n’est-ce pas ?
Voici leur jour nuptial, les noces secrètes des solitaires, de ceux qui
ont secoué les lois, abattu les dieux, des révoltés, des vagabonds, des
artistes, hors de l’obscénité des familles, de la redondance des orgues,
des engagements légalisés, des bénédictions d’un cou tordu. Oui, l’état
nuptial, c’est cette insomnie solennelle dans une nuit pourprée, c’est
cette tension morbide du sexe, ce sont les génitoires qui se pelo-
tonnent, dures comme des pierres, sous les élancements du désir, mais
aussi cette douceur qui étouffe et ce besoin de tomber à genoux.
Michel se leva la tête brûlante, les membres fiévreux, mais résolu.
Le jour était très chaud, lourd, mais le soleil demeurait voilé dans le
ciel blanc et immobile. Michel avait souvent maudit cette hypocrisie
des chaleurs lyonnaises, d’une étouffante sensualité, mais qui refuse
aux corps énervés, au rut sournois la franche joie de l’azur. Il chérissait
cette torpeur qui s’alliait si bien à la gravité de son cœur. Il avait ca-
lomnié Lyon. Aucune ville n’eût pu ouvrir à son amour victorieux un
plus émouvant paysage.
Le déjeuner fut ravissant d’entrain discret, dans le petit restaurant –
le plus élégant de Lyon par son cadre, et pourtant d’une cuisine digne
des traditions du cru – que Michel avait choisi sans hésiter, en se
gardant bien du cabinet particulier, qui sent la plate orgie. Il avait re-
tenu leur table dans un petit compartiment cloisonné de bois ciré à
mi-hauteur, demi-retraite clairement destinée aux idylles en heureuse
1285/1425
savaient bien l’un et l’autre pourquoi ils étaient ici. Les persiennes
étaient demeurées baissées. Il ferma les rideaux et attaqua Anne-Mar-
ie debout, en faisant glisser les épaulettes de sa robe.
— Laissez-moi faire toute seule, lui dit-elle à l’oreille. Tournez la
tête, ça ne sera pas long. Mais restez bien la tête tournée.
— Vous avez un paravent.
Il fut à la salle de bains, se mit nu en un tournemain, jetant ses vête-
ments en boule sur le dallage, passa une robe de chambre. Il revint à
pas de loup, se coucha à plat ventre sur le lit, la face dans son oreiller.
Il entendait les mouvements légers d’Anne-Marie qui se mettait nue
elle aussi pour l’amour. Il n’avait jamais vécu plus admirable minute,
la première minute de sa vie dont il eût pu désirer qu’elle devînt éter-
nelle. Il apprenait le bonheur. Il entendait Anne-Marie marcher sur la
pointe de ses petits pieds, aller à l’armoire. Il n’aurait pas dû hésiter
hier, en craignant une faute de goût, à lui acheter ce déshabillé rose
qu’elle aurait trouvé maintenant… Rien ne pouvait plus faire qu’Anne-
Marie ne fût pas à lui. Quelle que fût plus tard sa destinée, Anne-Marie
y aurait sa place pour toujours, il aurait su amener dans ses bras cette
fille exquise. Elle s’approche. Elle est là. Déjà, d’un de ses mouvements
vifs, elle s’est étendue sur le lit.
— Quel luxe de robes de chambres, murmurait-elle en riant.
Il en avait heureusement acheté deux à la fois. Elle portait la plus
simple. Anne-Marie était là, couchée près de lui. Il n’avait plus rien à
attendre. Il n’appartenait plus qu’à lui-même, à son inspiration, à son
adresse que ses désirs fussent exaucés.
Il reprit sa bouche sans violence. Il explora très doucement, sous la
robe, son corps ; il savait qu’il était nu et libre, mais il voulait se con-
vaincre encore d’une telle merveille. Aussi doucement, il écarta les
pans, retira les manches. La voici tout entière, au milieu de la soie
sombre, ses seins, son ventre, ses flancs, ses jambes, l’odeur subite-
ment déployée d’Anne-Marie toute nue, et cette grande tache brune
qui revient ici à sa place, perd cette obsédante bestialité des nuits et de
tout à l’heure. C’est la forme de ses seins ronds, plus saillants, plus
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que tu caresses ! Suce ses seins, suce ses seins ! Reprends-la vite, ne
casse pas le rythme, tu sais déjà que c’est désastreux. Caresse-la bien,
à l’endroit qu’il faut. Comme elle t’aide, la bonne petite, vaillante,
chaude et pleine d’instinct ! Tu enfonces, tu es tout fier. Mais oui, mon
gars, elle est ta maîtresse. Son petit visage est douloureux. Tu ne veux
pas lui faire plus mal. Tu veux d’abord qu’elle ait sa part. Alors, n’ap-
puie pas, tu es assez loin. Comme elle te serre ! Cette bague. Ah ! quel
plaisir. Et maintenant, la grande cadence. Et toujours, caresse,
caresse. La crampe de tes doigts ? Tant pis pour eux. Vois son ventre,
vois sa croupe. Elle se soulève, elle part. Tiens bon surtout ! Arrivez
ensemble ! C’est autrement important que d’aimer les mêmes poètes.
Tu la fais partir, avec ta force, pour le vrai voyage. C’est autre chose
que tout à l’heure ! Voilà son bras sur sa figure, voilà son gémissement
qui monte. Tu peux jouir, petit homme. Voilà son cri !
— Mon cœur, mon bijou, ma vie, ma petite belle !
Ils étaient retombés bouche à bouche. Quelle paix ! Quel bain de
joie !
— C’est bon… C’est chic, l’amour !
Elle le lui disait à lui aussi. Cette fois, l’autre était bien mort.
que de s’évader au plus fort d’une scène de famille. Mais elle en pren-
ait déjà son parti avec ce flegme qui avait si souvent émerveillé son
ami.
Il la dorlotait avec délices pour sa petite blessure. Anne-Marie
n’avait guère besoin que l’on fît « la mère » avec elle. Mais il lui glissait
tendrement, pour sa nouvelle hygiène, de petits conseils pratiques, il
lui transmettait la menue science qu’il avait lui-même récoltée chez les
gaupes et les modèles de Montparnasse, dans quelques adultères sans
lendemain, populaires ou petit-bourgeois, parmi les bruits de robinets
et de siphons des maisons de passe. Il n’y avait aucun ridicule à cela.
On est maternel comme on peut.
— Venez vous asseoir près de moi, mon trésor. Que je comprenne et
que j’arrive à croire. Il y a cinq jours, tout était fini. Et vous êtes là.
— Nous n’avons pas traîné en route… Mais Michou a été très adroit,
si enveloppant !
— Moi, adroit ? Du diable, ça je le jure, si j’ai fait le moindre embry-
on de calcul !
— Alors, le naturel a été la suprême adresse… Il n’y a rien à expli-
quer, Michel. Nous avons pensé que nous étions très malheureux. Le
vent a rapidement tourné. Il a été de plus en plus agréable d’être mal-
heureux ensemble, si agréable bientôt qu’il n’y avait plus aucune rais-
on d’être malheureux, mais de plus en plus de raisons pour faire… ce
que nous sommes en train de faire.
— Anne-Marie chérie, dans les premières heures du salon, vous
n’avez rien ressenti, vous en êtes bien sûre, qui pût avoir quelque
ressemblance avec les ignominies chrétiennes ? Vous me comprenez…
— Ça, c’est du Michel tirebouchonné et retirebouchonné. Je préfère
vous avertir que ce personnage est tout à fait démodé.
s’en nourrir et n’y parviendra pas. Mais c’est elle qui dénombre, qui
dessine, qui présente tout ce que le spasme possédera enfin…
— Ah ! Je voudrais faire ça tout le temps, tout le temps… Michou,
pourrais-tu croire encore que j’avais peur de l’amour physique avec les
hommes, que je n’y pensais presque jamais sans dégoût ? Avec le
monstre lui-même, chez Carreau, je m’y serais prêtée, pour le garder,
beaucoup plus que je n’en avais envie. Dans le salon, dès que tu m’as
embrassée, j’ai compris tout de suite qu’avec toi il n’y aurait rien de
sale, de vulgaire ou de brutal. J’aime ta peau. Nos peaux s’entendent…
— Et dire qu’elles le savaient peut-être déjà le Six Janvier. Le corps
est un tel devin !
— Avons-nous été assez bêtes, cet hiver ! Pourquoi as-tu été si sage ?
— Ouais ! À la première sottise, j’aurais été bien reçu !
— Tu as probablement raison. J’ai été si bête ! Encore plus bête que
toi. Dire que nous aurions pu faire l’amour depuis six mois…
— … Anne-Marie, ma petite Anne-Marie, dis-moi, crois-tu que tu
m’aimes un peu ?
— Affreux petit singe vaniteux, que veux-tu que je te dise encore ?
fatigue légère quittait ses jambes et ses reins. « Nus comme des dieux
et des bêtes, avait-il écrit un jour, lavés de toute pudeur, ignorants du
dérisoire péché. » Une phrase bien poncive. Mais ils étaient tels. Ils ne
pensaient pas que ce fût un prodige, ni que leur couple fût unique au
monde ; ils se moquaient des religionnaires incorrigibles qui voulaient
faire de la volupté un sacrement. Mais c’était la victoire sur leurs pro-
pres ennemis. « Comme des dieux… » ; mais dans ces mots, nulle jact-
ance. Les seuls dieux qui eussent été parfois les amis des hommes,
ceux des antiques ciels païens, faisaient l’amour ainsi, franchement et
simplement.
Lorsqu’il essayait naguère de se représenter ce qui pourrait arriver
« après » il avait peur, il reculait bientôt, il se retranchait derrière de
vagues et lyriques rêves d’héroïsme. L’amour était venu ; ils s’y étaient
abandonnés sans réserve, chassant leurs idées et leurs littératures. Ils
faisaient l’amour autant et aussi bien qu’ils pouvaient, avec tous leurs
sens et toute leur jeunesse. Ils étaient couchés tous deux, flanc à flanc,
dans un sillon de la vie qui venait de les accueillir ; dans ce sillon, et
sous l’aisselle d’Aphrodite.
Il regardait Anne-Marie. Il était plein de paix. Se pouvait-il qu’il ex-
istât encore sur terre des malheureux, des imbéciles, des godiches,
pour qui cet instant admirable fût celui de la nausée, du dépit, du rem-
ords ? Ô chrétiens indécrottables ! Sinon, combien pitoyables mal-
chanceux !… Mais leur simple secret, à tous deux, était peut-être beau-
coup plus rare qu’ils ne le croyaient : « Ignorants du dérisoire
péché… » Mais ils y avaient pris peine. Que de combats, que de souf-
frances, que de ténèbres à franchir, que de secours à refuser ! Ils goû-
taient leur récompense. Ils ne pouvaient la concevoir plus belle.
La réalité d’un bonheur aussi uni et plein le confondait. La volupté
engourdissait-elle sa conscience ? Non. La conscience avait été durant
des mois annihilée par le désir. Elle avait recouvré sa promptitude, sa
finesse d’ouïe, ses yeux vigilants. Elle osait faire le tour de la volupté,
la peser. La volupté se prêtait sereinement à ces téméraires analyses.
La vie vécue passait tous les rêves.
1301/1425
I
— Ah ! te voilà enfin. Je commençais à être sur des charbons. Eh bi-
en ? Ce retour en famille ?
— Mon père a eu un accident avant-hier, Michou, renversé par un
cycliste, la jambe cassée en deux endroits. Moi qui arrivais la bouche
en cœur… Et maman qui avait télégraphié à Montreux. Son télé-
gramme doit courir après Guitte. Rose, heureusement, était sur le qui-
vive, elle a eu le temps de me prévenir. Elle n’a pas son pareil.
Naturellement, dans tout le hourvari, on a oublié de me gronder.
Pauvre papa ! Il n’est pas en danger, les médecins sont convaincus que
sa jambe se remettra. Mais il souffre beaucoup. Il a catégoriquement
refusé de se laisser transporter à la clinique. Il ne tolère que ma mère
auprès de lui.
— Alors ? Plus de Barcarès…
— Michou ! Mon Dieu, que tu es égoïste. Mais je viens de l’être
autant que toi. Il n’est plus question que ma mère m’accompagne,
pour un grand mois en tout cas. Je vais être confiée à mes cousines
Marlieux, cela est déjà réglé.
— Les cousines Marlieux, ces catholardes bossues ?
— Oui, tu vas voir, tu ne les connais pas. C’est notre liberté assurée
pour toutes les vacances. Ne t’inquiète plus de rien. Mais il a fallu pour
1303/1425
ça que mon pauvre papa eût la jambe démolie. Nous avons notre
Providence, Michel, mais elle a le pied un peu fourchu, ne crois-tu
pas ?
— Il faut bien que quelqu’un s’occupe de nous. Puisque le bon Dieu
nous a rayés de ses papiers, laissons le Diable nous protéger. Il nous
doit bien deux ou trois petites faveurs…
— Je fais tous mes vœux pour la guérison de ton père ?… Comme la
nuit a été longue, sans toi… Quand nous allons être là-bas, pourras-tu
rester avec moi, la nuit ?
— Je l’espère. Pas toutes les nuits, peut-être, mais assez souvent.
Moi aussi, je me sentais seule cette nuit. J’avais des idées…
— Quelles idées ?
— Bah ! des idées très sottes. Ce n’est rien. C’est passé.
— Tu ne dois plus avoir d’idées. Embrasse-moi, Anne-Marie, ma
petite chérie… Cette pauvre place Antique voit enfin nos baisers. Nous
les avons fait attendre, ces murs ! C’est bon de s’embrasser, malgré
tout ce qui est arrivé. Ne dirait-on pas que c’est notre premier baiser ?
— Non, c’est meilleur. Tu ne m’embrassais pas aussi bien le premier
jour.
— Il y avait si longtemps que je n’avais plus embrassé personne. Et
celles que j’avais embrassées comptaient si peu ! Si tu savais tout ce
qui vient d’être exaucé pour moi, rien qu’en prenant ta bouche !…
Embrassons-nous encore. Allons dans notre allée… Te rappelles-tu le
soir de janvier, où tu es arrivée, sous une effroyable tempête de neige ?
Nous nous sommes abrités dans cette allée. Je t’attendais par acquit
de conscience. Et tu es venue à l’heure dite. Comme j’étais ému !…
Anne-Marie, à quelle heure reviens-tu me voir ? Je ne veux pas rentrer
seul. Je t’attendrai par ici. J’ai terriblement envie de toi.
— Moi aussi, j’ai envie. Attends-moi tranquillement. Je serai au Lug-
dunum dès deux heures. Nous aurons tout l’après-midi à nous. Et
nous pourrons sans doute partir le 21, après-demain.
1304/1425
II
— J’ai trouvé ton mot hier soir, en rentrant de Mongré. J’y ai fait
une retraite de quatre jours. Singulière sensation que de revoir ton
écriture. J’ai eu un petit pincement au cœur. Je t’ai cherché partout
pendant six semaines. J’ai tout supposé. Je t’avoue qu’il m’était dur de
penser que tu avais pu partir, je ne savais où, sans un mot pour moi.
— Régis, c’est justement pour cela que j’ai voulu te voir aujourd’hui.
Voici mes derniers jours dans la vieille Guillotière. Avant la fin de la
semaine, j’aurai quitté Lyon. C’est une ville qui ne veut pas de moi, qui
n’en a jamais voulu. Elle m’aura été aussi cruelle que propice. Je l’ai
haïe, comme je ne haïrai sans doute aucun autre lieu au monde, mais
je ne l’effacerai jamais de mon cœur. Je n’y reviendrai plus que comme
un voyageur, sur la trace de mes souvenirs. De nos souvenirs, tous
ceux que nous avons en partage… À l’automne, tu seras soldat. Les oc-
casions de nous revoir avant ton entrée au noviciat seront rares. Nos
dernières rencontres ont été détestables. Tu n’as pas pensé sérieuse-
ment, je veux le croire, que je pourrais partir de Lyon « sans me
retourner ».
— Non. Et c’est pourquoi je n’y comprenais rien. Enfin, tout est bi-
en. Je suis content de te voir… Tu es d’un chic phénoménal… Tu vas à
Paris ?
— Pas encore. Je vais d’abord dans le Midi pour quelque temps.
— Tu pars seul ?
— Non, je ne pars pas seul.
— Elle s’en va avec toi, n’est-ce pas ? Il y a une lumière sur ta figure
qui me le dit.
— Oui, tu l’as vu tout de suite. Ce n’est pas étonnant… J’ai vécu un
mois chez elle, avant son examen. J’étais son professeur, figure-toi ! Je
lui ai tout dit, cela a été très simple et très triste. Cinq jours plus tard,
elle était ma maîtresse. M’aime-t-elle ? Je n’ose y prétendre. Mais elle
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persuadés que nous nous cachons ce vide, que nous nous bouchons les
oreilles et les yeux, et que c’est cela seul qui explique notre incroyance.
Mais nous pouvons vous répondre : ce vide, ce creux de l’homme, que
nous n’ignorons pas, vous n’y avez mis que l’horlogerie de votre
métaphysique, ou bien vous l’avez bourré avec la vague étoupe de
votre foi. On ne vous enlèvera donc pas de la tête que nous vivons dans
une crainte obscure et que nous nous agitons et crions pour l’oublier ?
Si vous pouviez connaître notre sentiment de clairvoyance, nettoyé de
tout espoir, mais si tonique, une clairvoyance bien imparfaite, la plus
parfaite cependant à quoi les hommes puissent prétendre… La certi-
tude de voir tellement plus loin que vous, qui avez bâti devant vos yeux
une énorme muraille pour y peindre votre ciel… Préférer une vie qui
n’a pas de sens à un sens de la vie qui supprime la vie. C’est nous, Ré-
gis, qui pourrions vous accuser de poltronnerie, dire que vous vous
êtes fabriqué à bon compte, contre la nuit, une lampe. Car le
problème, pour nous comme pour vous, reste identique : il faut vivre…
Mais nous, nous ne pouvons pas nous suffire de vos moyens d’exist-
ence. Et nous savons trop que la vie déborde et nie le système dans le-
quel vous vous êtes réfugiés. Ah ! malgré moi, malgré ce que je m’étais
juré, je reviens à la polémique. Mais ne l’as-tu pas voulu ? Tu le vois
bien, mieux vaudrait ne plus jamais parler de ces choses.
— Je ne te reproche rien. Je pense que tu es sincère. Je ne veux pas
engager aujourd’hui une dispute sans issue. Mais comme je te plains !
Comment peut-on se faire de la religion une idée aussi fausse, ignorer
à ce point son ampleur… Même en dehors de toute croyance… Si tu
t’adressais à Claudel ! Quelle universalité du catholicisme ! Chez lui,
on le touche du doigt.
— Mais non ! Claudel est un verbeux, d’un verbalisme qui n’est pas
sans mérite et sans souffle, je le reconnais. Mais épluche-le, ce verbe,
recherche le noyau : il ne reste pour ainsi dire rien. Il n’est pas pour
moi d’esprit plus cadenassé, plus obtus, plus petit. Il suffit de lire sa
correspondance avec Rivière. (Il faut qu’il remette ça avec son ambas-
sadeur capitaliste, ah ! quelle barbe !).
1309/1425
rochers. Et la guerre sera sur vos nations, et elle dévorera des millions
d’hommes. Et elle frappera les adolescents dans leur fleur et les
hommes dans leur force, et ils pourriront par millions, leurs cadavres
entassés s’élèveront comme des murailles. Et le fer et le feu dis-
perseront leurs membres, hacheront leur chair, consumeront jusqu’à
leurs os. Et leurs mères et leurs frères et leurs épouses ne dis-
tingueront pas leurs cendres de la poussière des champs. Et ils
lèveront leur face vers moi, en disant : “Seigneur, il n’y avait aucune
raison à ce massacre.” Je ferai couler plus de sang que les fleuves ne
roulent d’eau à la mer. Les nations en seront noyées et la paix ne ren-
aîtra point entre elles. Je ferai passer en elles le vent de ma fureur. Je
brandirai l’épée du grand carnage. Le feu tombera du ciel et il jaillira
de la mer. Et le feu volera, et le fer rampera, et le feu et le fer voleront
et ramperont ensemble. J’exterminerai le bon et le méchant, parce que
je veux exterminer le bon et le méchant. Et toute chair saura que moi,
l’Éternel, j’aurai tiré mon épée de son fourreau. La guerre anéantira les
villes comme elle anéantira les armées. Les villes s’effondreront en
poussière et leur sol sera retourné par la charrue de ma violence. Les
époux périront par le fer des batailles, et les veuves périront par le feu
des villes. Et sur la tombe de leurs pères, les fils pourriront à leur tour.
Les vaincus périront de leur défaite et les vainqueurs de leur victoire.
Et il y aura plus de cadavres que de cailloux sur la surface de la Terre.
« Et vous saurez que je suis l’Éternel, votre Dieu. »
— Ce n’est pas mal, Michou ; mais ton bon Dieu est encore bénin. Le
vrai était beaucoup plus inventif. Il obligeait les pères et les mères à
manger leurs petits enfants.
XXXIV
LE CIEL ALCYONIEN
de cierges avaient un goût très sûr et très féminin. Mais elles n’eussent
pas dépouillé l’affreux sarrau de la piété sans se sentir éperdues de
honte.
Comme il sied que les jeunes gens puissent boire quelque chose av-
ant le repas, l’innocente Marie-Josèphe, puisqu’elle recevait un jeune
homme chez elle, avait fait aussitôt servir le pastis, l’apéritif des nervis
et des commis voyageurs. Elle y goûtait visiblement pour la première
fois, avec inquiétude. À peine Michel avait-il bu une gorgée – le pastis
était tiède, encore l’innocence – qu’un son majestueux s’éleva de la
pièce voisine, dont la double porte vitrée était grande ouverte. C’était
Parsifal, la grande scène de la consécration : les cloches, l’orchestre,
les puissantes voix des chœurs, tout était là, à six pas, derrière la ber-
gère et le dressoir.
— Nom de Dieu !
Son juron était si ressenti que les trois jeunes « catholes » éclatèrent
d’un rire très gai. Chantal et Blandine, de leurs bras écartés, barraient
la porte. Il fallut attendre cinq bonnes minutes pour voir l’instrument
du miracle. Marie-Josèphe s’empara méticuleusement du disque bril-
lant, un vulgaire disque de gramophone :
— L’aspect n’a rien d’extraordinaire, vous voyez. Mais tout est là-de-
dans, dans ces petits sillons. Ce sont les premiers enregistrements
électriques, la nouvelle découverte. Ceux-là viennent d’être faits il y a
deux mois, à Bayreuth. Et voilà le nouveau phonographe, électrique lui
aussi…
— J’avais vaguement lu dans les journaux. Je n’aurais jamais ima-
giné. C’est inouï, c’est aussi important que Gutenberg.
— J’ai tout reçu il y a trois jours, de Londres. J’ai bien cru que ça
n’arriverait jamais avant vous. Je grillais d’impatience. Enfin, c’est ar-
rivé, et ça marche. Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous fait pas une
réception !
On se mit à table. Anne-Marie était placée à côté de Michel. Les
demoiselles Marlieux s’étaient pourvues en vins avec non moins de
candeur qu’en apéritifs. Elles faisaient servir avec les rougets un haut-
1315/1425
sauternes, du plus bel or jaune, mais tout à fait sucré, qui avait dû leur
coûter les yeux de la tête, quand on était à deux pas de Cassis et de son
alerte pichet. Mais la musique effaçait glorieusement ces bévues.
Marie-Josèphe faisait jouer à son phonographe une ouverture
d’Obéron, conduite à ravir, avec un romanesque viennois. Puis ce fut
soudain toute la foire de Pétrouchka qui envahit le mas. Chaque
timbre retrouvé, si pur, d’une si parfaite couleur, flûte, hautbois,
trompettes, devenait un miracle. Michel était presque accablé par sa
joie. Il devait se faire violence pour distinguer sur cette joie une ombre
infime. Anne-Marie, certainement, n’ignorait pas ces plaisirs : il aurait
voulu être sûr qu’elle les partageait avec lui aussi totalement que le
plaisir, qu’ils se fondaient comme chez lui avec l’amour. Si sucré qu’il
fût, le vin était un grand vin et avait vite réchauffé les buveuses d’eau
minérale. Les beaux yeux de Marie-Josèphe s’éclairaient d’une sorte
d’ivresse en allant sans cesse de Michel à Anne-Marie, d’Anne-Marie à
Michel. Elle les écoutait avec avidité. Le menu tourna brusquement
court – toujours l’innocence – et on se retrouva autour du
phonographe. Marie-Josèphe s’accusait de n’avoir à offrir qu’« une es-
pèce de mélasse sans nom », un succédané de Bénédictine plus pois-
seux en effet que généreux, puis, honteusement et gauchement, tira
ses derniers disques de leurs enveloppes. C’étaient la Séguedille, les
Sistres, le Trio des Cartes de Carmen, un air de Bellini, quelques frag-
ments de Rossini :
— Qu’allez-vous penser de moi ! Je pourrais prétendre qu’ils m’ont
été fournis en prime. Mais je vous avoue que je les ai choisis moi-
même. J’aurais pu avoir une symphonie de Beethoven à la place. C’est
scandaleux, n’est-ce pas ?
— Mais pas du tout, s’écria Michel, c’est adorable ! Cette musique-là,
devant cette mer : c’est d’un goût exquis.
Il ne forçait point. Il savait déjà avant d’entrer dans cette demeure
que Marie-Josèphe était wagnérienne avec un certain fanatisme. Mais
il devenait surprenant que cette Lyonnaise plus que pieuse, avec son
aspect de petite vieille à rosaire, eût élu ces musiques si ouvertement
1316/1425
Son gros mot n’avait fait sourciller personne, pas plus que son trait
sur les vieilles filles, que l’on aurait pu juger assez indécent devant les
vingt-quatre ans déjà si défraîchis et la dégaine de Marie-Josèphe. Au
contraire, ces trois pucelles d’église paraissaient bien entendre que par
ce mot il les excluait tacitement de la désobligeante catégorie, et lui sa-
voir gré de cette attention. Les « patenôtres », non moins risquées,
étaient passées aussi aisément. Michel ne s’en avisait du reste qu’après
coup. Il n’avait point tâté le terrain, mais parlé avec un grand naturel.
Il avait déjà oublié que trois heures auparavant, il eût sans hésiter
rangé Marie-Josèphe parmi les dévotes franckistes à pertes blanches.
1317/1425
cuisses et le ventre nus étaient très blancs sous la lune, il écarta bru-
talement la jaquette et la chemisette pour avoir ses seins. Il soufflait,
ahannait et grondait, elle était plus violente elle aussi, et le mordit
dans le spasme rapide. Puis elle fut entièrement nue dans ses bras,
très belle et très soumise. Plus tard, ils s’endormirent dans le sable
tiède, au bruit des vagues. Quand ils se réveillèrent, le soleil se levait,
et ils s’attardèrent encore à l’admirer. Lorsqu’Anne-Marie le quitta,
près du mas Fiori, ils virent qu’au premier étage de la villa les volets
étaient déjà grands ouverts.
— Elles se préparent pour la messe de six heures, dit Anne-Marie en
riant. Elles sont ainsi faites : elles vont prier pour la rémission de nos
sombres péchés.
amoureux de la place Antique avaient déjà fort bruni. Ils couraient les
collines pierreuses, où ne subsistait plus rien qui appelât les pesants
travaux que font les hommes dans les pays gras, mouillés, productifs,
où tout était paradisiaquement inutile : le concert forcené des cigales,
l’arôme du moindre brin d’herbe, l’œuvre d’art que le roc et le pin
composaient, les flots de la lumière sur ce désert délicieux. Ils avaient
fait l’amour sous des chênes-verts. Quelle transfiguration de tout,
jusqu’au plus trivial déboutonnage : voilà que c’était un émoi, une of-
frande, un admirable prélude. Au plaisir enveloppé par la nuit, suc-
cédaient l’explosion du soleil, l’embrasement de la mer, les chœurs ex-
altés des collines, comme l’andante et l’allegro d’une musique trop
vaste et trop puissante pour être jouée sur les instruments des
hommes. Michel, après huit jours, en était encore tout étourdi.
— Notre maison, Anne-Marie, notre pinède, notre mer, notre ciel.
Toi, et tout le Midi autour de toi : avoir pu apporter une joie comme la
nôtre dans ce pays qui n’est fait que pour la joie : je n’aurais jamais cru
qu’un tel accord fût possible en ce monde.
Les jours clos du Lugdunum, sous les lampes sournoises, n’étaient
déjà plus qu’une passade précaire, un épisode menacé. Le bonheur
s’installait dans la sécurité et dans un temps sans limites.
Dans ses rares moments de solitude, Michel s’approchait à pas de
loup, avec convoitise, de l’assez bon piano qu’avaient laissé les Danois,
et pelotait longuement le clavier à tâtons, rêvait sur de vagues harmo-
niques vingt fois répétées, se réveillait en sursaut sur un forte, comme
honteux du bruit dont il était la cause.
Les cousines Marlieux étaient montées à La Boumiane pour
déjeuner, comme elles fussent venues assister à une orgie des Quat’za-
rts. La bouillabaisse de la voisine était si bien arrosée que ces demois-
elles avaient eu le feu aux joues et s’étaient mises à pouffer à tout pro-
pos après une demi-heure de table. Michel assurait qu’elles s’étaient
grisées à humer l’amour dans la petite maison, et sans doute n’avait-il
pas tort. Mais il se prenait pour Marie-Josèphe d’une rapide et sincère
amitié. Dès qu’il s’agissait d’idées, de musiques, de livres, cette prude
1322/1425
Pauvre chère Nice, ils te verront une autre fois. La fille, dont les
mains étaient restées jusque-là pudiques, commençait d’apprendre à
ranimer son garçon. On voudra bien croire que la seule ébauche de ces
soins encore ingénus suffisait à lui restituer sa vigueur.
Elle n’était pas rassasiée. Sa main avançait de nouveau, insistait, de-
venait experte. Ils rusaient avec le plaisir, l’interrompaient, le repren-
aient – ce sont les femmes un peu trop simples qui exigent un cres-
cendo continu. Après s’être roulés longtemps peau à peau, ils se décol-
laient l’un de l’autre, ruisselants de sueur, écartelés, les organes ex-
ubérants, pour que leurs yeux connussent aussi tout leur rut. Elle de-
venait la plus prompte et la plus chaude. Il la vit deux fois s’arc-bouter,
râler et retomber devant lui en pleine lumière, lubriquement étalée au
milieu de ses cheveux, tandis qu’il besognait dans son ventre à coups
redoublés. La volupté s’aiguisait par ces excès. Il pensait n’avoir plus
une goutte de semence à s’arracher ; et à la fin du jeu démesurément
prolongé, quand il s’abandonnait, soulevant des deux mains la croupe,
planté au beau milieu de toute cette chair heureuse, le spasme faisait
jaillir un flot plus impétueux que celui du premier plaisir.
Ils étaient arrivés à Nice un jeudi. Ils rentrèrent à Barcarès le lundi.
Ils n’avaient pas passé quatre heures par jour hors de leur chambre.
« Nous revenons au gîte comme des chats de mars », disait Anne-Mar-
ie. Leurs jambes étaient endolories, leurs yeux creux, Michel avait les
genoux éraillés à force d’avoir rampé, remué, raclé sur le drap. Mais la
lassitude n’était pas entrée en eux. L’amour sortait de la débauche tout
aussi tendre et frais. Evohé !
basse est plus que simplette, hélas ! Mais je publierai cette petite valse.
J’y tiens, c’est une de mes coquetteries. Je veux que ces trois petits
temps accompagnent les battements de cœur de quelques amoureux,
un soir, à la terrasse d’une brasserie ou autour d’un kiosque.
Anne-Marie l’écoutait, amusée et interloquée.
— Quel type ! dit-elle en riant, et en laissant plaisamment retomber
ses bras contre son corps, comme pour attester son impuissance à
mieux définir le petit bougre hâlé, aux traits instables, à la voix
chaude, qui sans cesse bouillait devant elle, naïf, incrédule, sar-
castique, sentimental, désabusé, lyrique.
Il lisait dans les jolis yeux bleus que s’ils hésitaient à conclure, leur
examen ne lui était point défavorable.
— Anne-Marie, allons, parle tout haut. Dis-moi que je suis un extra-
vagant et un énergumène.
— Tu es certainement un extravagant et un énergumène. Mais me
plairais-tu si tu ne l’étais pas ?
— Je ne te déplais donc pas entièrement ?
— Voyez-vous cet insolent ! Ne te gêne plus, traite-moi de petite
grue. Oses-tu concevoir que je pourrais te permettre tout ce que je te
permets, si tu ne me plaisais pas ?
— Anne-Marie, c’est déjà beaucoup, c’est immense de ne pas te dé-
plaire. Mais…
— Non, arrêtons-nous là. Nous entrerions dans un sujet fastidieux.
Les traits de Michel retombaient un peu, désappointés.
— Je suis méchante, reprit-elle beaucoup plus doucement. Comme
tu es sentimental, mon petit anarchiste ! J’ai fait d’ailleurs trop de
débauches avec les sentiments, au temps jadis… Tu es encore plus sen-
timental qu’orgueilleux. Tu te ficherais sans doute de lire sous la sig-
nature des plus importants critiques que tes pièces sont nouvelles et
bien faites, que tu as de la verve, du style, tous les dons. Mais un com-
pliment de la petite fille avec qui tu couches te fait boire du lait… Je
suis sérieuse, maintenant. Je crois dans ton succès, Michel, et tu
mériteras ce succès. Ce sera une de mes petites fiertés, un jour, d’avoir
1336/1425
été celle qui te l’aura prédit la première… Plusieurs fois, je me suis dit
que je tenais dans mes bras un garçon épatant, et que je ne le méritais
peut-être pas.
— Tais-toi…
— Non, tu veux savoir. Écoute-moi. Tu te dis fort : maîtrise la
pudeur qui t’embarrasse. Tu sais très bien que tu as de grands dons, et
que je ne serais qu’une petite dinde si je ne m’en étais pas aperçue. Tu
n’as pas seulement des talents : je te connais, Michel, tu es armé pour
la vie. Tu souffriras souvent, parce que tu es d’une écorce tendre. Mais
sous cette écorce, le cœur du bois est dur, dur comme ça… Tu ne peux
pas échouer, Michel. Tout ce que tu voudras vraiment, tu
l’obtiendras… Comme tu as obtenu ta fille…
Le silence régna un moment. Michel regardait ses genoux.
— Nous voilà dans de grandes confidences, dit-il gaîment en relev-
ant la tête… Anne-Marie, ma chérie, continua-t-il d’un ton beaucoup
plus tendre, puisque nous sommes si sérieux, ce soir, pourquoi ne
nous dirions-nous pas tout ? Je suis tellement heureux, heureux à
pleine peau, que je laisse filer chaque jour comme un enfant, comme
un sauvage. Ce pays nous engourdit… Regarde, il est à peine sept
heures, et le soleil s’en va déjà. Il y a cinq semaines que nous sommes
arrivés à Barcarès. Encore six jours, et le mois d’août sera fini. Nous
aurions donc vécu ici plus longtemps déjà que nous avons à y vivre en-
core… Comment pourrais-je supporter maintenant de vivre un seul
jour loin de toi ? Tu m’as dit tout à l’heure des choses à me faire tourn-
er la tête… Si j’ai pu les entendre sans trop rougir, c’est que je tiens
tout de toi, et de l’amour que tu m’as mis là…
— Il n’est pas besoin de tant de détours, Michel, pour m’offrir le
mariage.
— Petite sorcière…
— Oh ! si peu !
— Petite sorcière, tu me coupes mon élan ! Eh bien oui ! Les an-
neaux, les contrats sont pour moi des accessoires exotiques. Tu n’as
qu’à lever le doigt pour entrer dans le lit d’un héritier de vingt
1337/1425
millions, qui pourra même être très beau garçon. Je suis un petit
gueux. J’ai dans ma poche de quoi subsister quatre ou cinq mois avec
toi, dans deux petites chambres. Mais je travaillerai, je peux être un
terrible travailleur. J’ai des cordes à mon arc. Si je n’avais pas quitté
Paris – pour toi, Anne-Marie – je commencerais à être un petit nom,
dans les endroits où l’on fait les grands… Puisque je dois réussir ce que
je voudrai ! Je me ferai jouer, je me ferai publier. En attendant, on ne
refusera pas ma copie dans les journaux, j’en suis sûr. Je te dis que je
déborde. Tu ne seras pas riche, mais tu auras des robes, une petite
voiture, et nous courrons toute la terre. S’il ne te déplaît pas de me
garder… si quelques cérémonies sont indispensables pour protéger
notre vie commune, je suis prêt à te conduire au maire…
— Et même à M. le curé ?
— Même à M. le curé… Ouf ! Laisse-moi m’essuyer le front.
— Pauvre Michou ! Ça n’est pas sorti tout seul. Tu vois à quel point
ces affaires doivent être ennuyeuses, puisqu’il est déjà si embêtant
d’en parler seulement. Tiens-tu donc à introduire si vite les familles et
les marchands de meubles dans notre petite existence ? Nous avons
tout le temps de nous résigner, si cela devient nécessaire. Je te croyais
mieux dégagé des instincts sociaux, mon garçon ! Moi, je me sens un
goût de plus en plus vif pour l’indépendance. Je te remercie tout de
même, Michel. Tu as dû faire un gros effort, pour me dire ça. Tu tiens
donc tellement à ta fille ?
— Oui, ma chérie, j’ai dû me forcer. Ce sujet est si grotesque ! Je
confesse que tu me soulages en disant que rien ne presse. Je te re-
mercie de comprendre que je ne peux pas te donner de meilleure
preuve… Tu ne soupçonnes pas à quel point je connais mon amour,
combien de fois je l’ai interrogé. J’ai vécu dans de telles solitudes ! Un
sentiment doit être bien puissant, je te l’assure, pour résister à de
pareilles investigations : deux mille pages de journal intime ! Et
qu’« après », que maintenant je t’aime plus encore, ce doit être, je sup-
pose, assez exceptionnel aussi. Peu d’hommes ont autant que moi le
droit d’affirmer : « Je l’aime. » Je connais tous les leurres des
1338/1425
jours anciens, comme s’il eût cherché sur le visage aimé une trace de
lassitude, qu’il eût été inéluctable qu’il la découvrît tôt ou tard. Elle se
taisait beaucoup depuis un jour ou deux, c’était lui qui bavardait sans
cesse, s’étourdissait de mots et d’hymnes. Il eut durant quelques
secondes le sentiment d’une étrange impuissance devant des choses
inconnues, imprévisibles et cependant fatales. Mais elle se relevait, ses
yeux souriaient, elle mettait sa main sur le poignet de son garçon. Le
clavier du bonheur était complet.
attardés, ils rabâchent un peu, ils n’ont pas apporté un grand style, ils
n’ont inventé aucune forme. Mais ils sont si gracieux, si franciscains
encore… Laissez-moi au moins vous recommander Bonfigli, Neroccio
et Boccati. Je serais navrée si vous ne leur disiez pas bonjour de ma
part.
On ne pouvait savoir si Marie-Josèphe cachait son émotion sous
cette volubilité artistique, ou si elle ne combattait pas avec la même
flamme pour faire rendre justice à Boccati et pour le bonheur de ceux
qu’elle aimait.
XXXV
ROME
Ils avaient été assez chastes pendant la semaine des anges, à cause
des fatigues de la route. Mais à Rome, on rentre tôt chez soi, et la vie
des deux amants redevenait très chaude. Anne-Marie se dépensait
plus fougueusement à chaque séance. Michel avait maintenant pour
initiatrice cette fille de vingt ans à peine, qui durant des centaines de
jours avait gouverné son cerveau et ses sens. Il n’en finissait point
d’admirer, comme un prodige du monde, que sa chair fût selon les
vœux du plaisir d’une fermeté juvénile ou d’une mûrissante mollesse.
… 20 septembre. « Le Palazzo Doria doit être ouvert ce matin, nous
irons voir le Pape de Velasquez. » Encore huit jours. Pourquoi ce
compte ? C’était puéril, futile, stupide : mais il comptait ; toutes les
délices et toutes les grandes œuvres du monde ne pourraient l’em-
pêcher de compter. Il savait qu’à la fin de ce compte il serait tel qu’un
fugitif qui vient de franchir la frontière du salut, à qui les arbres, les
champs, les buissons, les toits, les moindres pierres du nouveau pays
crient qu’il a désormais vaincu, que ses ennemis sont impuissants
contre lui, qu’il ne sera pas capturé, enchaîné, tué, que toute la vie
recommence.
Il avait dû se battre plusieurs fois déjà contre la pressante tentation
de déposer cet absurde fardeau aux pieds d’Anne-Marie : « Ce serait la
simplicité, l’honnêteté virile. » Mais si le fardeau n’était qu’une
absurdité, Anne-Marie se moquerait de lui – il le mériterait bien – elle
ne le reconnaîtrait plus, il serait grotesquement déchu – ce qui était
grave. Brûler les dieux, prendre Nietzsche en délit de foi, et se laisser
affoler par la date de Brouilly ! Et si Anne-Marie ne se moquait pas,
cela signifierait qu’il avait commis la plus désastreuse balourdise.
À peine étaient-ils rentrés, à neuf heures du soir, qu’elle s’allongeait
sur le lit. « Viens, Michou… » Son sexe s’étalait avec une ostentation
magnifique. Allons ! Le temps des nuits célestes et des baisers désin-
carnés était bien révolu pour cette étourdissante petite satyresse. Quel
allegro que de l’aimer en se délestant de l’étouffante hantise ! Mais elle
devenait insatiable. Il aurait préféré à cette avidité les charmantes
pauses de leur premier mois et ses contemplations. Il écartait ses
1353/1425
fumeux, qui faisait écho, bien entendu, à des lignes d’Anne-Marie sur
la « semaine des Anges ». Michel ferma ses doigts sur le papier pour le
déchirer. Mais à quoi bon ? Cette lettre pouvait être mise en morceaux,
brûlée, jetée au vent : elle ne serait plus détruite. Il se défit, s’affaissa
subitement, toutes ses cordes, tous ses joints rompus ; il était le plus
pauvre, le plus délaissé, le plus bafoué des hommes. Puis la rage fusa
de nouveau. Anne-Marie, stupide gamine ! Oh ! l’absurde petite imbé-
cile, saccageant la plus libre et la plus fière aventure pour cette insan-
ité sentimentale. Torturer, repousser un amant comme le sien, cet
amant dont elle était indigne, pour cette visqueuse sottise, un anniver-
saire, un pèlerinage de cœurs, une rencontre d’âmes. Où avait-il donc
eu la tête, quelle aberration de vingt mois ? Pauvre jobard de garçon,
poète, spontané, candide, magnifiant, couronnant cette petite donzelle
fausse et inconsistante, comme elles le sont toutes, toutes deux fois
utérines, l’utérus qui est l’éponge à foutre et cet autre utérus, inaccess-
ible, incompréhensible, qu’elles appellent le cœur.
Mais si Anne-Marie était telle, que restait-il sur cette terre ?
Il reprenait la lettre : pas un mot sur lui, ni de vœu ni de méfiance. Il
n’avait jamais été à Brouilly, lui. Il était le sommaire et négligeable in-
strument du péché. Elle venait bien de l’écarter comme un instrument
dont on a fini de se servir, qui encombre. Elle lui avait livré tout de
suite cette lettre si précieuse, sans souci de la blessure qu’elle lui
faisait, pour être plus vite débarrassée de lui, pour être seule avec
l’autre. Ô la petite oie, qui voulait rester la fille de Brouilly. Mais si elle
n’avait pas été la fille de Brouilly, Michel l’aurait-il aimée ?
Il la voyait avec cet air triste, passionné, presque sauvage, qu’elle
avait dans leurs dernières nuits, à l’instant où il l’enlaçait. Ce n’était
donc qu’une duperie ? Pouvaient-elles être à ce point trompeuses ?
Mais pourquoi l’accuser ? N’avait-elle pas été provoquée, relancée
cauteleusement par l’immonde ? Il voyait ses belles petites fesses
rondes de jeune fille, les plis fins au plus plein et au plus tendre de ses
chairs. C’était lui le butor, le crétin, il croyait à Brouilly bien plus
qu’elle ; d’un mouvement de nostalgie, il faisait un mélodrame. Elle ne
1359/1425
pouvait pas l’oublier ainsi toute une nuit, à sa porte, il suffisait qu’elle
se souvînt de lui un instant pour comprendre qu’il souffrait et pour le
rappeler aussitôt.
Il s’allongea sur le lit, près de la cloison, l’oreille attentive. Mais il
n’entendit rien.
XXXVI
STACCATO
Ils vivent, donc ils gesticulent, les gestes se multiplient, tandis que
l’esprit et le cœur se figent. Le ciel est bleu, l’été romain s’achève tri-
omphant. Les mélodrames de la nuit ne sont plus soutenables dans
une telle lumière. Le garçon se blâme déjà d’avoir pris celui du Vingt-
Huit Septembre à la lettre et se promet de n’en plus souffler mot : une
jolie fille de vingt ans sur deux a gémi d’un premier amour dont elle
s’est remise à merveille. Il accuse sa légèreté et son ignorance des
femmes, son bonheur lui a masqué ses devoirs essentiels.
Cependant, ils vont dans Rome, leurs lèvres parlent encore de
Rome, et Rome, la plus palpable des villes, a disparu pour elle et pour
1362/1425
lui. Les intuitions, les accords tacites qui avaient été le charme de leur
vie en sont devenus le tourment. Leur futilité, leur silence sont des
signes qui ne peuvent plus les tromper.
Anne-Marie lui a redonné son corps. La jeunesse leur ouvre cette
chance, le plaisir reste un lieu d’union, mais il s’éteint et la solitude re-
tombe. Voilà que c’est la faute de Rome. Cette ville où il s’est laissé re-
joindre irrite maintenant Michel : « Partons. » Elle veut bien, sans
doute parce qu’elle ne désire plus rien. Tout est feint, jusqu’à la
fantaisie qu’ils simulent dans cette divagation maladive : Naples, Syra-
cuse, Venise, Split, Tarente dans un chapeau. Venise sort, va pour
Venise. Le ciel se met à la pluie, l’Ombrie est grise et bouchée, inutile
de traîner en route, vite Venise, c’est l’espoir.
La pluie qui les a quittés à Bologne les attend devant la Salute, une
pluie bretonne, régulière, installée pour des jours. Moulus par la
longue route, ils frissonnent dans leur flanelle trop légère et sous leur
hâle d’été ; devant leur gondole, la pluie d’octobre mouchette le canal
gris de plomb, Carpaccio et Tintoret nagent dans un jour huileux.
Cette pluie tombe comme un rideau sur un dénouement. Il faut ren-
trer, la pièce est finie.
Elle est finie ici. Mais ailleurs ? Ici, comme naguère au croisement
de deux rues lyonnaises, l’amour, le bonheur, l’avenir se jouent entre
la droite et la gauche. Il ne s’agit plus de deux trottoirs, de la Guille ou
de Perrache, de Lyon ou de Paris ; ils sont au cœur de l’Europe, entre
l’Occident et l’Orient ; mais le débat reste le même pour l’amoureux
muet qui allume sa vingtième cigarette dans le salon d’un hôtel som-
nolent. À l’ouest, c’est le retour, ce sont les routes de bitume et les toits
des wagons, du même noir mouillé sous le défilé des nuages, les
grosses villes connues, enterrées dans le brouillard, pleines de fumées
et de travaux moroses, où les autres captureront Anne-Marie. De
l’autre côté, c’est l’Orient… Le Simplon-Orient-Express passe en gare
de Venise, c’est un train qui va assez loin, il va jusqu’à Constantinople.
Le mot « novembre » sur la Corne d’Or doit avoir un autre sens qu’à
Venise ou à Tourcoing. Si nous allions à Constantinople ? Bah ! perche
1363/1425
elle la tire tout contre le lit, l’incline sous l’angle le plus scabreux, elle
dispose aussi la lampe. Oh ! le garçon ne recule pas, il ne se voile pas le
moins du monde la face devant cette sarabande anatomique, devant sa
jolie en train de rire – « Comme ça, comme ça, que c’est cochon » – en
train de l’avaler dans cette glace de bordel. Les beaux et chastes
cheveux, les yeux bleus de la petite furie, ses rondes joues enflammées
pimentent au contraire cette animalisation. Il n’est pas le moins en-
ragé, et ils s’endorment sans être parvenus à éreinter cette rage.
Le lendemain, c’est le retour de l’andante, et Michel admire la
richesse de leur vie. Aucune des faces de la passion ne lui sera incon-
nue. Car les glaces diaboliques et des diableries bien plus éhontées en-
core sont dans les lignes de points des plus illustres récits d’amour.
Mais comme ces instants sont brefs ! ils sont chaque fois plus courts :
ainsi des jours de novembre. Le thème du bonheur, qui sonnait à l’un-
isson, si large et pur, n’est plus qu’un rappel de trois notes, les seules
liées encore dans un désordre grinçant. Sa fille adorée du salon, de
l’offrande sous les arbres du parc, du viol divin sur le premier lit, était
encore là tout à l’heure ; elle n’y est déjà plus, il a le sentiment qu’elle
ne reviendra jamais. Il voudrait l’interroger, mais c’est de Vassili
Vassiliévitch qu’elle lui parle. Oh ! ce héros noceur n’est pas un rival. Il
est beau, brave, galant, plein de savoir, mais si Anne-Marie l’écoute,
c’est qu’il parle de sa tristesse. Ce que Vassili a vécu remplirait cin-
quante existences bourgeoises, et cependant, il ne sait toujours pas
pourquoi vivre : c’est cela qui amuse Anne-Marie : « Debout, Michel,
habillons-nous, ce soir la vieille comtesse reçoit, elle a encore beauc-
oup d’argent, ça va être drôle, la grande bombe. »
La soirée de Praskovia Vassilievna est extrêmement réussie, dans le
style d’une fantasque saoulerie sur les tombeaux. Olga Parfienovna
danse sur du Tchaïkovski avec un jeune gaillard à peau de moricaud,
mâtiné d’on ne sait quelle peuplade asiate, et ils ont beaucoup de tal-
ent. La princesse blonde chante du Moussorgski et du Schumann, elle
a une voix un peu trop frêle, mais dont elle fait un usage bouleversant,
elle est une vierge du septième ciel aussi bien qu’une amante labourée
1367/1425
GUITTE
Josèphe cours Gambetta par la peau du cou. Tout est avoué et expli-
qué. Grande scène d’horreur… Notre fille couche avec un garçon, chez
les Turcs ! Fureur blême. Ce misérable petit gamin. S’introduire dans
les familles ! Toutes les bontés qu’on a eues pour lui. Qu’est-ce qu’il
prend pour son grade, le petit ami de la benjamine ! Et sa douce et
pure !… Père sur ses grands chevaux juridiques : conseil judiciaire, etc.
Quel dommage que sa fille ait plus de dix-huit ans : il la ferait ramener
par les gendarmes ; et le séducteur au bloc. Le séducteur ! Si tu avais
vu ça, quand je suis entrée dans leur chambre… Mais tout ça, c’est en-
core de la littérature. Je pose la question comme elle doit être posée :
« Ils ont couché ensemble. Eh bien, oui. Mais maintenant, qu’est-ce
que vous allez faire ? » Une veine, Robert, notre fameux toubib, à Lon-
dres, en congrès pour deux semaines. Deux jours pour le prévenir et
qu’il rapplique. J’ai heureusement le temps de préparer mes batteries.
C’est moi qui vais partir et qui ramènerai les monstres.
Juste là-dessus, mon gros dernier qui n’en rate pas une et qui pique
une angine, 39°5. Heureusement, ça va tout de suite mieux. Arrivée de
Robert, grand conseil de famille. Terrible, le frère : une tête à étrangler
le séducteur. Il veut partir à tout prix, il téléphone à la gare. Mais je me
fâche. On a suffisamment accumulé de bêtises. Après tout, ce Michel
est un garçon très sortable… Il n’y a pas trente-six façons d’arranger
ces choses-là… Mon passeport. Encore une de ces histoires ! je ne le
retrouve plus. Trois jours pour obtenir les visas. Et cette petite ani-
male qui donnait une fausse adresse. Heureusement, je connais les
goûts du petit monsieur. Il n’y a pas tellement d’hôtels possibles dans
ce Constantinople. Bref, je les trouve au lit, à onze heures et demie du
matin, après cinq mois de lune de miel. Coup de théâtre sensationnel.
Guitte ! toi, ma sœur, ici ? Ils sont bleus, verts, violets. Quatre gifles bi-
en envoyées. Je suis indignée : aller se cacher en Turquie pour faire ça,
quand c’est si simple n’importe où… Enfin, ça n’est pas toujours si
simple, nous en savons quelque chose, Loulou. Mais tout de même, tu
comprends… Je leur savonne la tête de la grande manière. Et puis,
mon Dieu, ils ont tellement l’air de moutards qui ne savent pas se
1373/1425
mille francs. Ils sont à Constantinople avec huit mille francs en poche,
attendant bien tranquillement le Messie. Je ne leur cache pas que c’est
cette question qui accroche le plus. On n’a pas idée de se faire enlever
par un purotin. Mère reconnaît que le petit pique-assiette est très in-
telligent, et d’une culture tout ce qu’il y a de culture. Il paraît même
qu’il a du talent. Je ne sais pas où elle a vu ça. Admettons… Le petit me
raconte une histoire de journaux, de revues, puis une pièce qu’il va ter-
miner. Après tout, pourquoi pas ? On vend des journaux et des places
de spectacles comme des pâtes. En attendant, voilà, je leur meuble
trois pièces, où bon leur semblera, et je leur mets dans une banque
cinquante mille francs. Ça leur permettra toujours de voir venir
pendant six mois. Et en dernière ressource, il y aura encore les pâtes.
Ça serait tout de même surprenant que M. Dufaure qui a je ne sais
combien de sous-fifres à cent mille francs par an laisse crever de faim
un de ses beaux-frères et mariner sa belle-sœur dans l’eau de vaisselle.
Le petit me regarde comme la Sainte Vierge, il me jette des tomber-
eaux de fleurs, il n’arrête pas de m’embrasser les mains. Ma foi, il ne
me déplaît pas, ce qu’il dit a de l’allure, il sait se tenir près d’une
femme. Je sens que je préférerai ce beau-frère-là à je ne sais quel Ly-
onnais frigorifique et habillé à la Belle Jardinière. Je comprends la
benjamine. Elle est beaucoup moins expansive que le promis, la ben-
jamine. Mais en cinq mois, ils ont eu le temps de se connaître. Du mo-
ment que pour la chose ça marche toujours au bout de cinq mois… Le
reste, ça les regarde. Je me dis : « Voilà une affaire réglée. » Naturelle-
ment, il n’est pas question de rentrer par les trains balkaniques, l’aller
m’a suffi. Il y a un bateau pour Gênes dans trois jours. Le petit se met
en quatre pour me montrer Constantinople. Tu connais ? Moi, je
t’avoue, ça ne m’excite pas beaucoup. C’est entendu, la Corne d’Or…
C’est magnifique. Mais c’est de la pouillerie. Les femmes sont af-
freuses. Les fameux bazars, c’est tout du toc. J’ai remué des
montagnes de cochonneries, je n’ai même pas trouvé un cendrier
amusant pour toi. Les gosses m’ont emmené dans quelques boîtes
pleines de Russes qui boivent leurs derniers diamants. La petite sœur
1375/1425
avait l’air d’adorer ça. Moi, je trouve que c’est plutôt sinistre. Et puis,
est-ce que tu n’es pas de mon avis ? Tous les Russes, ça fait rasta.
Ah ! j’allais oublier l’histoire des lettres. Elles étaient adressées à
Anne-Marie. Mère me les avait remises en me tenant un discours ex-
travagant. Ce sont les lettres d’un soldat, il paraît que ce soldat est un
saint – c’est épatant le vocabulaire de ma pauvre mère – un saint qui
peut ramener Anne-Marie à la vertu. Moi, je trouve que six lettres en
un mois et demi, c’est beaucoup, même pour un saint. Je n’aime pas
les écritures, les complications viennent toujours par là. Je passe
froidement le paquet au jeune Michel, en lui disant qu’il sait sans
doute mieux que moi ce qu’il faut en faire.
Je crois que je t’ai tout dit sur Constantinople. J’embarque avec mon
gibier sur un bateau italien, un bateau assez convenable, des cabines
qui ont l’air jolies, mais un service en dessous de tout ; et puis, ça n’est
pas propre. Mes affaires me viennent avec quatre jours d’avance.
J’aime mieux ça que quand ça vient en retard, c’est une tranquillité,
mais sur un bateau, c’est tout de même bien embêtant. Est-ce que je
t’ai dit que ce mois-ci j’ai eu un retard de cinq jours ? Juste pendant
que tu n’étais pas là, qu’est-ce que tu serais allé croire, mon pauvre
Loulou. Pour une fois que j’avais couché avec cet imbécile de Fatty [1],
ça aurait été intelligent.
Nous sommes sur le bateau, il fait beau, mais la mer est très dure,
j’ai horreur de ça. C’est ridicule, être allée trois fois à New York sans
mal de mer, et l’attraper sur la Méditerranée… enfin, elle ne s’appelle
pas Méditerranée dans ce coin-là, Égée ? oui, la mer Égée. Moi, l’Ori-
ent, le Midi, non… décidément non. Cannes, Juan-les-Pins, à l’extrême
rigueur San-Remo, il ne faut pas me sortir de là. Mes pigeons n’ont pas
l’air non plus dans leur assiette. Je me dis que c’est leur première tra-
versée. Pas du tout, ils ont le pied très marin, ils ne décollent pas du
pont. Je me rends compte que c’est moral. Qu’est-ce qu’ils vont encore
inventer ? Ils ne sont pas contents ? Ils se sont conduits comme deux
petits timbrés, ils étaient partis pour crever de faim ou pour aller en
prison… c’est vrai, je ne t’ai pas dit : une histoire de trafic de pièces
1376/1425
dans la poche de son veston, qui ouvre son portefeuille, qui tire des
papiers, des enveloppes, je ne distingue pas très bien, mais je com-
prends tout de suite. Ça y est : il va faire l’idiot, avec ces lettres, les
lettres du saint militaire. Buse que je suis moi-même ! Au lieu d’avoir
flanqué ça par la portière, à Zagreb ou à Sofia. L’innocent crie à tue-
tête : « Tiens, voilà ce qu’il t’a envoyé ! Prends-les. Je te les donne par
amour. C’est la preuve de mon amour. » La tragédie, mon cher ! Je
suis médusée, clouée sur place, j’attends la réplique. Anne-Marie
prend les enveloppes, elle y jette à peine un coup d’œil, elle secoue la
tête, elle dit quelque chose que je n’entends pas, elle lance tout le
paquet, comme une balle, par-dessus bord. Par exemple !… Voilà le
petit qui se rue sur elle : « Anne-Marie… Mais puisque c’est ainsi… »
Je n’entends pas le reste, mais je vois : ah ! pour ça, je vois. Il la pelote
comme un furieux, il lui dévore la bouche, elle l’entoure de ses bras, il
lui fourre la main sous la jupe. Je dois prendre ce que tu appelles mon
air offensé. Il ne me manquerait plus que de devenir voyeuse. Je
tourne le dos dignement. J’en ai largement assez vu. Ils sont mabouls,
détraqués par leurs idées, pourris, mais ils sont mordus. Ils se battront
sans doute comme des chiffonniers, ils se poursuivront avec des ra-
soirs ouverts, mais ça va très bien. Ce sont des veinards.
Je retourne à ma cabine. Je reste encore longtemps éveillée. Tout ça,
ça m’a, tu comprends… Je me sens toute seule. C’est rare. Je les en-
tends rentrer, une heure après, peut-être. Ils ont fait ça dans quelque
coin, ils basculent n’importe où, après plus de cinq mois. C’est fant-
astique ! Dans ce vent glacial. J’en ai froid au derrière, rien que d’y
penser. Quels tempéraments ! Ah ! c’est tout de même ce qu’il y a de
meilleur au monde… Mon grand Loulou… Mais bien sûr, mon grand.
Tu es magnifique. Je ne te changerais pas pour dix gigolos.
le petit sort de la cabine. J’ai encore mal à la tête, et je n’ai plus une
goutte d’eau de Cologne. Je vais frapper chez la petite sœur. Je la
trouve en combinaison, elle ne s’est même pas déshabillée, en train de
fourrer dans sa malle sa jupe toute froissée et pleine de machin. Là-
dessus, nous avons un avaro de chaudière qui nous fait perdre une
journée complète. Je n’en aurai pas raté une pendant ce voyage.
Heureusement, je vais mieux. Ce sont mes petits tigres qui ne vont pas
fort. Ça ne remue plus ni doigt ni patte, ça a des airs écœurés, loin-
tains. Enfin, ils ont le droit d’être fatigués.
Nous arrivons à Gênes vannés. Je décrète une halte de trois jours.
Le petit monsieur semble ravi. Ce n’est pas mal, Gênes, nous allons
voir les palais et les églises, des quantités de choses somptueuses,
comme à Constantinople, mais plus propres. Le petit sait des foules
d’histoires sur les tableaux, sur les monuments, franchement, il est
étonnant. En tout cas, moi, il m’étonne. Il sait te raconter ça, c’est in-
téressant de l’entendre. Il me promet de faire mon éducation, c’est très
impertinent, mais il a la façon de le dire. Nous sommes en train de de-
venir deux bons amis. La petite sœur m’agace… Ah ! il y a encore l’af-
faire de l’eau bénite à Gênes. Oui, dans je ne sais plus quelle énorme
église. Je prends de l’eau bénite en entrant, j’en offre à Anne-Marie et
je fais ma génuflexion. La gosse reste droite, elle ne fait pas son signe
de croix. Tu me connais, je ne suis pas ce qu’on peut appeler une dé-
vote, je crois même avoir l’esprit assez large, mais je me ferais hacher
plutôt que de ne pas faire mes Pâques. Et tu sais, je parle très souvent
au bon Dieu. Si on n’avait pas ça, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Je
n’aime pas du tout cette attitude d’Anne-Marie, je suis même scandal-
isée. Elle me répond d’un petit ton flûté des espèces d’insolences, elle
n’est pas chrétienne, il y a trop de chrétiens qui la font rire. Je lui ré-
ponds : « Mais, il n’y a pas un an de ça, mère s’inquiétait de te voir tell-
ement confite en dévotion, il paraît que tu allais tous les matins à la
messe de six heures. » Elle me dit qu’on peut aller à la messe de six
heures sans être chrétienne, ou bien qu’on n’est plus chrétienne parce
qu’on est trop allée à la messe de six heures. Une vraie honte. Pas
1379/1425
elle ne tourne pas le dos, elle inspecte le guéridon, à côté d’elle, la bon-
bonnière, les bouquins. Elle est à battre. Les parents tiennent beauc-
oup aux formes. Tant pis, on leur accorde ça, des délais, la présenta-
tion à la famille, pour juger le jeune homme sans doute. C’est idiot.
Anne-Marie réintègre immédiatement le cours Gambetta. Je la re-
joins dans sa chambre pendant qu’elle boucle ses valises. Je lui dis :
« Eh bien, c’est arrangé. Ce n’est pas de ta faute ! Heureusement que
ton promis est un peu plus chaleureux que toi. » Elle me répond, avec
une tête à claques : « Oui, il peut être content, il va pouvoir faire main-
tenant le gendre tout son saoul. » Je lui dis : « Mais qu’est-ce qui te
prend ? Il a été merveilleux. – Oh, je t’en prie, Guitte… As-tu entendu
cette palabre ? Pas un mot de vrai, pas plus de lui que d’eux. Ils ac-
ceptent de nous atteler ensemble et ils ne connaissent pas une miette
de notre histoire. Tout ça sonne faux à faire grincer des dents. » Je lui
dis : « Mais c’est toujours comme ça, en famille, ça n’a aucune import-
ance, c’est un guignol. » Elle prend ses valises en levant les épaules :
« Oh ! oui, c’est bien un guignol. »
Bon, elle en prendra l’habitude ; ça se tassera vite. J’ai d’autres chats
à fouetter, mon réveillon à préparer, vingt-quatre personnes à table.
Le surlendemain de Noël, ils m’invitent à prendre le thé au Lug-
dunum, dans leur chambre. Anne-Marie vient y passer ses après-midi,
mère doit fermer les yeux, elle a raison. Ils sont très gais, très tendres,
ils n’arrêtent pas de s’embrasser. Ils m’expliquent que ce n’est pas leur
chambre de juillet, mais qu’ils se retrouvent quand même chez eux. Le
personnel est aux petits soins pour eux, du haut en bas de l’établisse-
ment : des sourires de cireurs nègres, des mines attendries. Ils ont
laissé des souvenirs… Ça sent l’amour, ah ! je voudrais être à leur
place.
Donc tout va très bien, c’est l’idylle comme au premier jour, il paraît
que le petit s’est remis à cette pièce de théâtre qu’il écrit, il veut que ce
soit son cadeau de noces à Anne-Marie. Le jour de l’An, je reçois ton
mot de Berlin, tu m’annonces que tu ne rentreras probablement pas
avant un mois, que tu es obligé d’aller en Suède. J’en profite pour aller
1383/1425
L’AMANT
GUITTE
L’AMANT
déjà que trop joué faux. Et pour notre malheur, nous avons tous deux
l’oreille juste.
Il me semble que maintenant, après avoir écrit ces mots, je vais
pouvoir te parler sérieusement ; mais je ne suis pas assez habile. Ce
que je ressens est si obscur ! C’est sans doute à cause de Dieu que je te
quitte. Je sais que le fruit défendu est une invention des prêtres, mais
je regrette d’en avoir mangé. Je ne suis pas assez forte pour y avoir
trouvé comme toi une belle joie féroce, une superbe raison de vivre. Je
me rappelle tes magnifiques tirades sur ces imbéciles d’hommes qui
sont en train de s’ennuyer sur terre, d’accumuler les plus incohérentes
sottises, parce qu’ils ont perdu leur Dieu. Je dois être aussi bête
qu’eux. Tu avais cru que j’étais une sorte de princesse, et je ne suis
qu’une petite bourgeoise qui n’a pas remplacé son bon Dieu. Ai-je
vraiment perdu la foi ? Te quitterais-je, si je l’avais perdue ? J’ai perdu
toute raison et toute volonté de croire, mais j’ai toujours le besoin de la
foi. Est-ce assez absurde ! Mais qu’y puis-je, puisque toi-même, mon
chéri, mon grand ami, mon doux plaisir, tu n’as rien pu ?
C’était si beau, la Religion, mais sans leur religion ! Cette religion
des Régis, pourquoi me l’as-tu montrée ? Et je ne saurai jamais si j’ai
renié leur religion parce qu’elle réclamait trop de moi, et si ce n’est pas
aujourd’hui ma lâcheté que je paye. Mais je ne veux même plus me le
demander, parce que je sais que ce peut être un piège, et je ne veux pas
être reprise. Mais je ne serai plus reprise par rien. Je me dis quelque-
fois que je n’étais sans doute pas née pour la tristesse, qu’on me l’a in-
oculée avec la drogue chrétienne. Je sais que c’est une drogue, mais
j’en ai pris une trop forte dose, je ne m’en remettrai jamais.
Ne me regrette pas tant, mon petit Michou, je t’en prie. Je suis une
fille fichue. Si je ne t’avais pas connu, je serais aujourd’hui au couvent,
ronronnant dans mon fade petit bonheur. Je ne puis plus entrer au
couvent, je ne puis plus rentrer dans la vie, je ne suis plus qu’une
petite défroquée. Et tu voudrais t’embarrasser de ça ? Je vous en ai
voulu quelquefois à toi et au Jésuite. Vous avez été aussi affamés l’un
que l’autre de votre absolu. Mais j’aurais tort de vous en vouloir.
1393/1425
J’avais le choix entre cent autres garçons, bien lisses, bien ronds, sans
une idée. Je vous ai préférés à tous, parce que vous étiez ce que vous
êtes, fracassants et indomptables. C’est moi qui ai tout fait échouer,
avec Régis et avec toi ; je n’ai pas su devenir une sainte, ni devenir une
princesse. Tu vois bien que je n’ai plus qu’à m’en aller.
Tu vas saigner plus que moi de notre séparation, mais tu guériras.
Tu as ton talent, ton art, tu auras Paris, et tu as trop le goût des
femmes pour ne pas rencontrer bientôt ta consolatrice. Ton horreur
des dieux suffirait d’ailleurs à remplir ton existence. Tu es solide, tu te
relèveras de toutes tes chutes. Je ne parle pas du Jésuite, il est bâti à
chaux et à sable. Vous êtes revenus indemnes de votre aventure, mais
la gamine que vous aviez emmenée avec vous y aura laissé ses os.
Michel, ce qui se passe en moi m’effraie. Ne croirait-on pas que je
suis poursuivie par un remords, par la nostalgie de ce sacrifice auquel
je m’étais refusée et que je dois accepter aujourd’hui ? Songes-tu à ce
que pourraient dire de moi les âmes pieuses, dans une sentence fort
évangélique : que je te perds maintenant parce que j’ai tenté de perdre
Régis ? Quelle histoire pitoyablement morale ! Je serais donc une fille
maudite ? Ou tout banalement une petite timbrée, dépravée de corps
et d’esprit ? Ou bien, serions-nous tous de pauvres animaux qui ne
frôlent le bonheur que pour le souiller et le perdre ? Je ne sais plus, j’ai
dit ce que j’étais capable de dire, et ce n’est rien. Adieu, mon cher petit.
Je ne peux même pas te proposer ma tendresse, t’inviter à me revoir,
ce qui serait pourtant si naturel, d’une si charmante philosophie ; je ne
peux pas, nous sommes allés trop loin ensemble. Et puis, tu me suppli-
erais, et j’aurais peur de faiblir. Promets-moi de finir ta pièce, pour
moi, dès que tu seras rentré à Paris, il faut rattraper bien vite ce temps
que je t’ai fait gaspiller. C’est une très belle pièce, je t’assure, tu as bien
quelque confiance dans le goût d’Anne-Marie ? C’est toi qui le lui as
fait. Je lirai tout ce que tu écriras. Mon petit, mon petit, oh ! tout ce
qui s’en va avec toi. Je ne repasserai jamais par la place Antique. Tu es
très malheureux, mais je crois que ma tristesse est encore plus grande
que ton malheur. Adieu, je te serre longuement dans mes bras.
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ANNE-MARIE.
XXXVII
Le païen et l’ennemi étaient encore une fois côte à côte sur le trottoir
dans la nuit tombée. Le païen réglait leurs grands pas de fantassins. Il
était empoissé par ce regard amical, vigilant, qui l’entourait depuis le
matin.
— Ce pauvre Émile ! dit Régis d’un ton serein. Enfin ! c’était un
brave couillon. Voilà tout ce qu’on en peut dire.
Il enchaîna presque aussitôt, rondement, sur une énorme histoire
d’adjudant et de caporal-clairon, au camp de la Courtine. Michel ai-
mait l’infanterie. Ce verbe et cette arme voisinent fort rarement. Mais
en vérité, depuis six mois, Michel devait ses seuls agréments au métier
de biffin, réveil en campagne par toute la clique, marches, chansons,
étapes dans les fenils, pulsations de la mitrailleuse, quand on lui avait
permis, trop peu souvent, de le faire. Les croquis de Régis étaient bien
sentis. Une gauloiserie typique contraignait le mitrailleur à un sourire
tordu. Il fut incapable de ne pas placer une anecdote sur le capitaine
Taddei, un ancien sous-off de la Marne, venant boire le jus le matin, à
cheval, chez les cuistots, une anecdote en vingt mots, qui n’engageait à
rien, qu’il laissa tomber flegmatiquement, mais qui fit rire Régis aux
éclats.
Ils arrivaient à la hauteur du pont La Fayette.
— Je crois que nous avons très suffisamment enterré ce pauvre di-
able d’Émile, fit Régis. Qu’est-ce que tu dirais d’un vieux cocktail au
Cintra ?
Michel acquiesça, avec une moue blasée. Régis adoptait la simplicité
joviale. Avait-il même à l’adopter ? Deux garçons de vingt-quatre ans à
peine se retrouvent. L’un d’eux portera dans huit jours la soutane. Ce
n’est aucunement une raison pour se guinder et oublier qu’on vient
d’être soldats. Ce n’est pas parce qu’on va devenir curé que l’on doit se
refuser le plaisir de boire un dernier verre dans un bar accueillant, et
de dire adieu sans hypocrisie à quelques agréments de la vie. Est-ce le
mécréant qui va jouer le puritain ?
Régis accumulait les avantages. Il avait une conduite naturelle, sym-
pathique. Michel, lui, se contorsionnait. Puisqu’il n’avait que de
1400/1425
malice ! Pouvait-on être jaloux de celui qui s’en va, qui s’efface, qui
disparaît de la plus totale des disparitions ? Aucun des sentiments
normaux n’avait jamais pu mordre sur cet acrobate de l’ubiquité.
— Non ? Pas ça ? Mais alors, si c’est non, il ne doit pas être si diffi-
cile de s’entendre.
« Elle est bien bonne ! »
— Huit heures et demie déjà, fit l’optimiste. Si nous changions un
peu de crèmerie ? Non, rentre tes sous. Ce soir, c’est moi qui paye. Les
derniers douros avant le vœu de pauvreté. Allons manger un morceau,
j’ai la dent.
« Très bien. Laissons-nous conduire. Voyons-le venir. Et à la
première occasion favorable, nous lui volerons dans les plumes. Quoi
qu’il fasse ou dise, il aura son compte. »
Ils étaient installés dix minutes plus tard à la brasserie des Archers,
devant un grand plat d’huîtres et un excellent Mâcon blanc, celui qui
fait si gracieusement trembler tous les électeurs, à partir de quarante
ans, dans quatre ou cinq cantons de Saône-et-Loire. Autour d’eux
croisaient des putains empanachées et arrogantes, celles qui ont un
travail sûr et permanent chez les gros fabricants du Griffon, chez les
grands médecins spécialistes, toujours vêtus de noir dans des bureaux
de clergymen. Une cabotine et un cabot de Paris, qui allaient jouer le
lendemain trois actes d’Alfred Savoir aux Célestins, trônaient au mi-
lieu d’une tablée de journalistes glorieux et bourdonnants. Trois re-
présentants de la jeunesse dorée de Saint-Étienne – rubans et lacets –
en étaient encore au dix ou douzième des pernods qui ouvraient une
gigantesque bombe. Les choucroutes fumaient, les soucoupes de bière
formaient de vraies colonnes. Des culs-terreux dauphinois, cousus
d’or, réclamaient du champagne. Un jeune wagnérien à moustache
blonde et lorgnons – la gueule de Samain – qui avait publié deux
plaquettes de vers symbolistes, seul à sa table, boutonné jusqu’à sa
cravate noire, était occupé à lever une grue, en étudiant des poses de
philosophe culminant. C’était un des lieux où la gaîté et la fantaisie ly-
onnaises atteignaient à leur plus haut degré.
1403/1425
charabia des revues d’art… Au fait, Michel en est-il sûr, lui qui a vécu
quinze mois comme un gigolo ignare, comme un névropathe ou
comme un gros troupier ruminant ? Le curé, lui, n’a pas lâché la
rampe. Que dit-il ? Il a gardé cela pour la bonne bouche. Il a connu à
Saint-Maixent un garçon qui lui a fait rencontrer Montherlant. « Un
véritable écrivain. » Je pense bien, surtout depuis qu’il a renié son
Barrès. Le curé parle aussi sur Barrès. Il fait amende honorable. Il y a
beaucoup de toc chez le faux Hidalgo de Lorraine. Montherlant, dans
ses derniers bouquins, une aisance, le ton des princes… Le seul aristo-
crate de la littérature française. Le curé a très bien dit cela. Il peut
défendre maintenant ses chrétiens avec liberté, son Péguy, son
Claudel, au nom de la littérature, et faire entendre, sans aigreur, que
Michel les a repoussés par sectarisme. « Comme ce vin est bienfais-
ant ! Peste, une bouteille de blanc, deux de rouge, et tous les verres du
Cintra derrière. On lampe sérieusement, ce soir. C’est un plan,
méfions-nous. »
— On va prendre le café au Royal, avec de la framboise, dans de
grands verres. C’est de la vraie.
Dès qu’ils furent au Royal dans un coin isolé, discrètement éclairé,
Michel, toujours braqué, volontaire, avare de paroles, n’eut pas besoin
d’interroger. Sa première allusion suffit.
— Je l’ai revue plusieurs fois, cet été et le mois dernier, dit Régis.
Pourquoi le cacher ? Ces visites étaient nécessaires. Elles ont été bien-
faisantes pour nous deux, très apaisantes. Elle a eu de nombreuses dé-
faillances, dangereuses, très tristes, et tout récemment encore, je le
crains. Elle a commis des folies, elle a joué avec le feu et le scandale,
c’est malheureusement certain. Mais je sais que son âme est intacte ;
je pense que je n’aurais pu partir sans cela. En ce moment, elle est à la
campagne, chez les Marlieux, qui l’ont recueillie depuis le début de
l’automne, en cachette pour ainsi dire. Tout le reste de la famille est
avec elle d’une férocité… Je pourrais la revoir, je ne lui ai pas fait
d’adieux. Mais c’est beaucoup mieux ainsi. Nous nous serons quittés
sur deux heures d’une harmonie inégalable.
1405/1425
Régis avait les joues allumées, l’œil et les lèvres brillants, le chef
vainqueur, la poitrine élargie. L’alcool l’exaltait, mais moins que son
propre destin ; le passé artistement corrigé, le sacrifice qu’il consom-
mait, en pleine possession de la vie.
— En somme, fit Michel de son air le plus froid, tu es très content de
toi.
Régis bronche un peu, mais se ressaisit aussitôt, trop rayonnant
pour être atteint, vermeil, oint de mansuétude et d’intelligence.
— Mon pauvre vieux Michel. C’est dur, va, je comprends. Personne
ne le comprendra jamais mieux. Mais elle ne t’a pas oublié, elle ne te
reproche rien. Ah ! crois-la. Avec toi, si ça lui avait été possible…
Michel faisait tourner nerveusement son verre. Il le vida d’un trait.
— Comment va-t-elle ? grogna-t-il, furieux de cette faiblesse.
— Sa santé m’a inquiété, ces derniers temps. Elle se remet. Il y a en-
core beaucoup de lassitude sur son visage. Elle n’en est d’ailleurs que
plus charmante, d’un charme nouveau, très émouvant. Elle n’a plus la
même gaieté, le même entrain : ce ne doit pas être une surprise pour
toi… C’est une convalescente, d’âme et de corps. Mais elle a vingt et un
ans, tiens, depuis avant-hier. Elle tolère mal qu’on lui parle de son
avenir. Elle répète qu’elle veut être seule, qu’elle ira travailler à Paris
dans n’importe quoi, que tout cela d’ailleurs n’a plus aucune import-
ance. Je garde cependant le ferme espoir qu’elle se mariera, conven-
ablement, qu’elle retrouvera son rang, une vie régulière. Mais pour-
quoi n’irais-tu pas la voir, en ami…
Michel cracha :
— Moi, quand je pars, c’est pour de bon. Je ne reviens pas sur la
pointe des pieds, pour regarder aux vitres.
Le garçon en veste blanche, sur un signe de Régis, versait deux nou-
velles framboises, d’énormes rasades. Michel ne vit pas que le premier
verre de Régis était encore à moitié plein.
— Michel, reprit très affectueusement le Lyonnais, je pars pour tou-
jours. Si je suis revenu quelquefois, c’est que j’avais sans doute des
devoirs à remplir. C’est ce qui m’a conduit. Non pas ce que tu penses.
1406/1425
Qui pouvait lire assez profondément dans les cœurs pour affirmer
que celui-ci mentait ?
— Peut-être, continuait Régis, n’a-t-elle jamais été aussi belle que
maintenant, avec ses yeux plus profonds, plus graves. Que veux-tu !
Elle était trop belle pour nous. Elle n’aura été ni pour toi ni pour moi.
Voilà ce qu’il faut nous dire, vieux frère.
L’émotion montait stupidement, mais irrésistiblement dans la gorge
de Michel. L’amour le mordait jusqu’aux os, lui écrasait le cœur.
— L’aurons-nous assez aimée ! disait encore l’autre. Qui l’aura
mieux mérité qu’elle ? J’ai dit tant de bêtises sur elle, l’autre hiver – il
va y avoir deux ans, déjà – quand nous barbotions… Aujourd’hui, où je
devrais la condamner sans recours, je lui rends justice. Oui, son âme
est intacte. Toujours aussi fine, aussi claire. Buvons à elle. Je pense
qu’elle est sauvée, et qu’elle sera heureuse, notre petite Anne-Marie.
Michel, les yeux sur le guéridon, bourrait nerveusement une pipe,
en répandant une poignée de tabac, il cassait trois allumettes avant
d’en faire partir une. « Qui a dit vrai ? Lui, maintenant, ou elle ? Non,
pas de ruade d’amour-propre. Qu’elle soit heureuse sans toi, qu’un
autre réussisse où tu as échoué. Que ce soit alors pour toi la plus
joyeuse des nouvelles. Mais ce n’est pas vrai. Hélas ! il est impossible
que ce soit vrai. Et le Jésuite le sait bien. Son optimisme sonne faux.
Mais il n’osera jamais arrêter son regard sur cette réalité qui l’offusque
et l’accuse. »
Il but. « Pouah ! cette odeur d’alcool, cette brûlure. Tu es plein. Il
veut te saouler la gueule. Tu n’as pas regardé ce qu’il te versait. Tu as
dû boire plus de deux bouteilles pour ton compte. »
Il repoussa violemment le verre à moitié vide. L’orchestre, qui avait
fait une longue pause, attaquait avec volubilité une fantaisie sur
Cavalleria Rusticana. Régis fit la grimace.
— On va faire un tour ?
— Si tu veux. Moi, tu sais, ici ou là, dans ta putain de ville…
Sur le trottoir, il chancela un peu, deux ou trois fois, avant de s’as-
surer sur ses jambes.
1407/1425
Ils étaient revenus sur le trottoir des Lanthelme. Ils passaient et re-
passaient devant la porte, sous la mesquine marquise du bazar des
« Galeries Modernes », comme ils l’avaient fait pendant tant de ces
nuits dont la dernière heure était toujours la plus chargée, la plus
grave, celle qui n’en finissait plus, devant ces mêmes murs.
— Est-ce ton dernier mot ? dit tristement Régis. Encore une fois,
Michel, au nom de cette amitié que tu renies (sa voix s’élevait) nous
sommes en bas de ma chambre. Nous dire adieu ainsi ! Se peut-il que
tu le veuilles ! Restons ensemble, monte avec moi, accorde-moi encore
cette journée.
Michel rendit un long soupir. Ses doigts étaient crispés au revers de
son manteau, ils froissaient l’étoffe. Régis était penché sur lui. Mais sa
bouche se durcit :
— Mon dernier mot ? Mais j’ai à peine commencé.
Il saisit rudement Régis par la manche, et de nouveau l’entraîna.
— Tu le vois, dit-il d’un ton coupant mais contenu, je suis obligé de
me faire violence. Dix fois, depuis ce soir, j’ai été sur le point de
tomber dans le piège, de succomber à cette sentimentalité qui coule de
toi comme de la glu. Qu’il serait donc plus facile de céder, de t’em-
brasser et de disparaître, en sifflant une dernière fois le Fils des Bois !
Si je ne faisais que te haïr, ma haine aurait fondu cette nuit. Mais je
suis bien au-delà de la haine, Régis. Tu ne la mérites pas, ni toi, ni ton
métier de demain. Je te méprise.
« Bien. Il ne reste plus maintenant qu’à dominer ma colère. De-
meurer calme, froid. Pas un seul cri. »
Régis fixait sur lui des yeux pleins de larmes, dans une figure
suppliante.
— Michel ! au nom d’Anne-Marie. Accepte de prendre ma main, et
séparons-nous.
Michel, brutalement, rabattit sa main derrière son dos, mais il resta
maître de sa voix :
— Salaud. Tu te permets de prononcer son nom. Salaud. Ta foi, ta
vocation, ta fameuse vie spirituelle ? Une série d’accommodements, de
1417/1425
destin d’homme, qui pouvait être magnifique, pour te vendre à une re-
ligion qui crève, dans la plus répugnante pourriture. Tu es pour moi le
plus ignoble et le plus stupide des criminels… La femme qui t’a aimé,
et de quel amour, tu l’as moralement anéantie, tu l’as contaminée avec
la saleté qui suinte de toi. De ton meilleur ami, tu as fait un mécréant
irréductible. C’est du beau travail chrétien. C’est une entrée de carrière
qui fait heureusement présager de la suite. Et maintenant, fous le
camp. Tu peux aller nager dans les joies, sur le sein de ton Seigneur.
Il tourna le dos d’une pièce, les mains enfoncées dans les poches de
son manteau. Il entendit l’autre qui se dirigeait vers sa porte, en reni-
flant à pleines narines. Il fit trois ou quatre pas, s’arrêta et regarda
derrière lui : Régis tâtonnait avec sa clef autour de la serrure, les
épaules brisées, les genoux ployés. Michel passa ses deux mains sur sa
figure. Il était subitement écœuré de tristesse et de lassitude.
— Le pauvre salaud… Mais pleurera-t-il au moins une heure ?
Régis avait enfin ouvert ; la tête basse, le pied hésitant, il franchis-
sait le seuil obscur. Michel, à vingt mètres de là, considérait cette porte
qui allait se refermer. Il avait le droit, maintenant, de s’abandonner.
— Et voilà comment ça finit ! Misère humaine.
Il allait s’éloigner. Régis pivota brusquement, faisant face à
l’ennemi ; son visage était fier, il respirait la certitude.
— Oui, cria-t-il. Mais moi, je lui laisserai un souvenir lumineux.
Notes
Chapitre I
[1] Le guide savoyard Croz, qui se tua dans la première ascension du Cervin, appar-
tenait à une branche éloignée de cette famille. Me Croz, grand admirateur – en
chambre – de prouesses alpestres, avait donné à son fils le prénom du valeureux
cousin.
[2] Salle de concerts et de spectacles, la « Salle Pleyel » de Lyon.
Chapitre V
[1] Le héros donne évidemment dans le lieu commun. Mais l’auteur n’y peut rien. La
douleur la plus sincère tombe dans des poncifs inévitables.
Chapitre VI
[1] Les « All Blacks » sont de magnifiques athlètes, le rugby un jeu superbe, et
Michel, en l’espèce, un petit corniaud.
1421/1425
Chapitre VIII
[1] Les « Rheintochter » ne peuvent être nées que du Père Rhin. Mais la phrase est
jolie…
[2] À cette époque, ce quartier pouvait encore passer pour balzacien.
[3] Association Catholique de la Jeunesse Française
[4] Bach, Mozart, Wagner.
Chapitre XII
[1] Jean, III, 29
Chapitre XIV
[1] On ne trouvera pas ce nom sur les annuaires ou guides du temps. Le narrateur
s’est donné la liberté, comme on le fait quotidiennement à l’écran, de réunir sous
une seule enseigne plusieurs lieux de plaisirs réels ou imaginaires, tels que
l’Olympia, Tabarin, le Lido, le Moulin-Rouge, etc.
Chapitre XIX
[1] Avenue populaire, relativement décente. Non loin de là, le Cours Gambetta, où
Anne-Marie et Régis habitent, à deux cents mètres l’un de l’autre, est une artère de
bonne bourgeoisie peu fortunée.
[2] La seconde, par rang d’âge, des quatre cousines.
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Chapitre XXI
[1] Note de Michel : une heure du matin : N’ai-je pas pris moi-même plaisir à outrer
ce passage ?
[2] Pour les jeunes lecteurs : le roman noir n’a pas été inventé en 1945. Il faisait déjà
fureur dans les premières années du XIXe siècle. Balzac, à ses débuts, a écrit des ro-
mans noirs.
Chapitre XXII
[1] Le carrefour central de la Guillotière.
Chapitre XXIII
[1] Date du « décret Rollet ».
Chapitre XXIV
[1] Michel peut fort bien dire « réavaler » (comme réagir, réapparaître, réarmer),
pour éviter l’amphibologie.
Chapitre XXV
[1] Le lecteur indifférent à la musique peut sans aucun inconvénient passer les neuf
pages qui suivent. L’auteur ne se dissimule pas qu’elles sont un hors-d’œuvre.
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Chapitre XXVI
[1] Mot d’époque. En 1926, il était chez une jeune fille une marque d’intelligence et
de culture. En 1950, Anne-Marie le laisserait à sa petite bonne Rose, qui pourrait
l’avoir appris de n’importe quel illustré pour midinettes.
Chapitre XXIX
[1] Au moment où se déroule ce récit, les films et le music-hall n’avaient pas encore
vulgarisé la mode des toilettes fin de siècle.
Chapitre XXX
[1] Le lecteur n’est pas obligé de se rappeler que Michel pelota cette charmante jeune
femme deux ans plus tôt, à Saint-Germain-au-Mont-d’Or, le soir où Régis lui
révéla Brouilly, et qu’il déjeunait chez elle, le 6 janvier 1925.
Chapitre XXXI
[1] Il ne s’agit évidemment pas de Perrache, mais de la gare parisienne dite « de
Lyon ».
Chapitre XXXIV
[1] « La Bohémienne. »
1424/1425
Récit de Guitte
[1] Son époux.
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