Graine d'écume - Tome 1: La malédiction de Saint Budoc
Par Claire Connan
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À propos de ce livre électronique
Éléonore, seize ans, est passionnée d’équitation. Alors qu’elle dispute une compétition sur la Grève des Courses près de la plage du Valais à Saint-Brieuc, elle est victime d’une terrible chute, et ne doit son salut qu’à un ange-gardien dont elle seule peut percevoir la présence. À l’aide des souvenirs de son grand-père, elle va très vite comprendre qu’une malédiction frappe sa famille depuis plusieurs générations, tous les aînés ayant en effet péri en mer dans l’année de leurs vingt ans. De Saint-Brieuc à Bréhat en passant par Loguivy-de-la-Mer, Éléonore et son frère Cyrille vont tenter d’enrayer cette succession d’événements tragiques avant que la malédiction ne touche à son tour ce dernier. Pour mener à bien leurs investigations, à la frontière entre mythe et réalité, ils vont s’appuyer sur les visions d’Éléonore, qui la mettent elle aussi réellement en danger.
Dès ce premier tome de sa saga familiale, Claire Connan plonge le lecteur au cœur des contes et légendes de Bretagne, avec un récit empreint de suspense mais aussi de poésie, d’émotion, de tendresse…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Claire Connan est née en 1960 à Cherbourg. Depuis plus de trente ans, elle vit à Paimpol. Professeur des écoles à la retraite, elle partage son temps entre petits-enfants, danse et… écriture.
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Avis sur Graine d'écume - Tome 1
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Aperçu du livre
Graine d'écume - Tome 1 - Claire Connan
Chapitre I : Le dernier voyage
Environs de Loguivy, 30 octobre 1970.
Il descend péniblement, à travers bruyères et ajoncs, le sentier rocheux abrupt qu’il connaît par cœur pour l’avoir emprunté tant de fois. Sur la plage, il se dirige vers l’océan, guidé par le claquement des vagues, irrésistiblement attiré par la masse grondante qui va bientôt l’engloutir. Il l’a décidé.
Il fait noir en cette nuit sans lune. Une de ces nuits particulières d’octobre, paradis des fantômes maudits chassés de l’été. Ils sont de retour parmi les hommes, prêts à en découdre avec les restes de chaleur montant du sable. Les grains perfides explosent en râles crépitants et se propagent en rafales jusqu’à la falaise. Leurs impacts meurtriers creusent les sillons de pierre et pénètrent sans pitié son vieux visage fatigué.
Une bourrasque un peu plus violente que les autres arrache sa casquette en épaisse toile bleue qui roule, roule, vole, se pose sur une lame et se perd à jamais dans les vagues furieuses. Il n’y prête pas attention. Il pleure, mais ses yeux rougis brûlés par trop de soleil sont secs.
Là-haut, sur la falaise, de la haute cheminée de ce qui fut leur maison s’échappe en volutes une fumée grise, dernier témoin de leur vie passée. La porte au lourd linteau de bois patiné par les embruns est restée ouverte, mais il ne reviendra pas. Le sable mêlé de terre grasse gorgée de la pluie du matin garde l’empreinte de son pas décidé. Dans les pierres de sa masure sont gravés pour l’éternité les souvenirs de sa vie de pêcheur. Devant la maison basse, sur l’herbe rase, un filet encore mêlé de coquillages craquants, de carapaces en putréfaction, de goémon séché raconte sa dernière sortie de pêche, dans la passe des Pierres Taillantes.
Devant la cabane est planté un énorme haveneau, complice de leurs joyeuses parties de pêche à la crevette le long du rivage à la fin de la montante. La maison de son enfance. Il ne l’a jamais quittée. Elle a vu naître leurs deux enfants : Martial et le plus petit, Gustave. Les murs se souviennent encore de leurs rires et de leur bonheur simple autour de la grande table de bois, devant la cheminée toujours habitée par un feu de branchages réchauffant la soupe fumante dans l’énorme chaudron noir de suie. Quelques objets disparates sont accrochés au-dessus : un obus datant de la guerre 14, rapporté par son père lors d’une permission, un objet d’origine inconnue taillé dans un os, cinquante millimètres tout au plus, placé sur un morceau de velours rouge, dans un petit cadre grossier en bois…
Sur le buffet de l’unique pièce trône la photo jaunie de leur mariage, promesse de leur avenir de tendresse. Lui, droit derrière sa petite moustache sérieuse, cheveux tirés en arrière à la brillantine, costume noir un peu austère, égayé par un gros nœud papillon bleu sur sa chemise blanche. Elle, sourire un peu timide, en robe de coton blanc lui tombant sous les genoux, resserrée à la taille par un gros nœud de velours blanc, cheveux en accroche-cœur coiffés d’un fin voile de tulle traînant au sol en nuage vaporeux, fixé à son front délicat par quelques roses blanches elles aussi et deux fils de perles tressés. Après en avoir coupé les manches longues, elle remettra cette robe, transformée en petite robe d’été, rehaussée d’une ceinture en ruban rose. Ils n’avaient pas assez d’argent pour se permettre de la ranger dans une armoire musée.
Elle était belle sa petite femme, il l’aimait, ils s’étaient choisis pendant que d’autres subissaient les mariages arrangés. Elle était d’une autre condition que lui pourtant, fille de commerçants de la ville très considérés, les Le Coustumer, qui tenaient une petite quincaillerie prospère. Lui, Eugène, était fils de couturière et de pêcheur à la vie simple. Les parents de son aimée auraient préféré un autre parti pour leur fille, mais elle avait toujours su être très persuasive et enjôleuse… Ils ne pouvaient rien lui refuser, alors ils avaient cédé. Elle ne l’avait jamais regretté malgré leur vie rude et modeste. Ses parents, qui n’avaient pas vraiment digéré la mésalliance de leur fille, ne manquaient jamais une occasion de lui lancer des observations acides. Elle ne leur rendait plus visite.
Cette maison fut la maison du malheur aussi quand, la mer, un soir de décembre, leur ravit dans l’année de ses vingt ans leur fils aîné, Martial, devenu pêcheur dès ses quatorze ans. Il avait emprunté ce soir-là le bateau de son père, le sien étant en carénage.
On ne l’a jamais revu. L’embarcation a été retrouvée, échouée sur la grève, miraculeusement intacte. Mais personne à bord… Son corps n’a pas été retrouvé. On a supposé qu’une lame un peu plus forte avait happé le malheureux et l’avait projeté sur les rochers, nombreux et traîtres dans l’archipel de Bréhat, ou qu’un orin de casier l’avait entraîné vers les profondeurs. Le frère aîné du vieil homme avait lui aussi mystérieusement disparu en mer, sur ce même bateau, l’année de ses vingt ans. On n’avait pas retrouvé son corps, à lui non plus… Mais les pêcheurs ne se laissent pas facilement impressionner par les histoires de fantômes. Et Eugène encore moins que les autres.
Gustave, cadet de Martial de trois ans, a quitté la région après le drame, le plus loin possible de cette mer prise en horreur depuis qu’elle avait avalé son frère qu’il vénérait. Il s’est marié lui aussi, mais n’est jamais revenu. Il reprochait à son père de braver ainsi les éléments et d’être responsable de la mort de son « Matho » comme il l’appelait toujours affectueusement, de n’avoir pas su le protéger.
Dans un coin de la maison, à droite, de vieux journaux Ouest-Éclair dépassent du sommier recouvert d’un épais édredon. Le lit est défait et le matelas de plumes garde encore la forme de leurs corps enlacés.
Eugène marche lentement sur la plage, pieds nus, cassé en deux. Un bâton de bois vert lui sert de canne. Sur ses épaules puissantes, une forme sombre, immobile, enveloppée dans un tissu brun épais, rapiécé mille fois, recousu patiemment mille fois par sa femme, à la lueur des bougies, les soirs d’hiver. La misaine de son bateau. Les veines de son cou fort, tendues à l’extrême, battent au rythme de ses pas. Un éclair les fait brutalement scintiller, laissant éclater des perles de sueur en une multitude de fines gouttelettes. Elles ruissellent le long de ses bras musclés, striés de cicatrices brunes, l’une stigmate d’un combat acharné avec un congre récalcitrant, d’autres marques des orins, filant sous le poids des gueuses, entraînant vers le fond les casiers.
L’ancien est maintenant au bord de l’eau. Son canot en bois, le Saint-Budoc, ayant appartenu à son père et qu’il destinait à Martial, l’attend comme tous les soirs. Au centre, la vieille caisse, malle aux trésors. Son matériel de pêche, hameçons, moulinet, plombs, boussole… y sont soigneusement rangés. Mais aujourd’hui, il n’en aura pas besoin, car aujourd’hui, c’est son dernier voyage.
Il dépose la précieuse forme noire avec précaution sous le petit banc teinté de sang séché, écarte avec les derniers élans de son amour le linceul du délicat visage adoré. Il le contemple, comme pour le fixer dans sa mémoire pour l’éternité. Quelques instants auparavant, il la serrait encore dans ses bras, inerte sur leur lit d’adieu. Il l’avait bercée la journée entière, espérant un miracle qui n’était pas venu. Il aurait préféré partir le premier, elle était plus forte. C’est elle qui l’attendait le cœur noué, chaque matin, pour son retour de pêche, guettant du haut de la falaise, au loin, l’apparition, sortie de la brume de l’aube, priant pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Il était revenu chaque fois pourtant, malgré les tempêtes, les caprices de cette mer imprévisible, amante changeante au fil des saisons, des marées… Elle acceptait cependant cette vie, c’était sa vie, sa vie d’attente. Ils aimaient cette existence tous les deux, même si elle était rude, même si elle était cruelle trop souvent. Elle partait tous les matins sur son vélo derrière lequel était attachée une petite remorque remplie du poisson que son mari avait pêché la nuit. La plupart du temps, elle suivait sa tournée bien établie dans les fermes et hameaux tout autour du village, et le mardi se rendait au marché de Paimpol.
*
Eugène détache le cordage gluant qui attache le bateau au rocher verdâtre et tire de toutes ses dernières forces, les assauts des rouleaux l’obligeant à reculer souvent et à repartir, puisant dans ses dernières volontés le courage impossible. L’eau lui arrive à mi-cuisses. Il lance le cordage à l’intérieur de la vieille barque, à plat ventre rampe, et, avec peine, se hisse à bord. Une gerbe d’eau glacée en profite pour pénétrer, inondant le fond de la coque et profanant le corps qui reposait. Il saisit les rames et à la force de ses sanglots, réussit à passer les rouleaux.
Il navigue la tête vide, au hasard, car il n’a plus de destination. La mer sera leur tombeau, il ne survivra pas à sa femme, il l’a décidé. Il reste à choisir le moment. Il ne sait pas nager, comme la plupart des pêcheurs de son âge. Chaque voyage est donc une provocation à la mort, accompagnée d’un dérisoire hymne de vie, chant d’espoir.
Quand il se trouve assez loin de la côte, il laisse tomber ses rames dans l’eau. Elles partent à la dérive, s’éloignent. Le bateau, à la merci des flots, monte et descend, les vagues énormes l’observent, jouent avec lui, attendant le moment où elles vont pouvoir se nourrir de leurs corps perdus. Il regarde une dernière fois la silhouette de sa maison, fière en haut de la falaise. Il a le sentiment qu’elle leur dit adieu. Il croit un instant apercevoir à côté des ombres qui gesticulent et semblent l’appeler. Il y voit le reflet de la lune sur la cabane abandonnée.
Il soulève le corps de sa femme enveloppé dans la voile et l’étreint longuement, la fait délicatement glisser dans l’océan de noir. Le silence retombé sur la mer transmet en écho à l’horizon sa douleur muette. La voile se gonfle peu à peu, se remplit de l’eau bouillonnante. Elle laisse comme à regret échapper le corps mou. Ce sont ses cheveux argentés qui disparaissent en dernier. Ils flottent longtemps, sargasses lumineuses transparentes. Et puis, soudain, plus rien, l’océan l’engloutit.
Il regarde un instant la surface de l’eau redevenue si calme. Son tour est venu. Il monte sur le banc et sans un regret, saute pour les rejoindre, elle et leur fils. Le soleil se lève péniblement à l’horizon. Un autre jour naîtra bientôt, sans eux. L’eau s’engouffre inexorablement, lentement, dans ses poumons. Il s’enfonce, les flots avides l’absorbent. Il perd connaissance. Des bribes de sa vie lui reviennent en cascade, film muet accéléré où se mêlent doux instants et épreuves, satisfaction et regrets, dominé par un énorme sentiment d’inachevé. Mais il est trop tard, car il va mourir.
C’est alors qu’une main, comme venue du ciel, saisit la manche de sa chemise gorgée d’eau et le tire dans le bateau vert. Il reconnaît dans son délire la voix de son fils cadet Gustave revenu au pays après avoir appris que sa mère se mourait, hurlant son désespoir pendant que les sauveteurs massent son père vigoureusement. Massage d’espoir pour une nouvelle vie, loin de sa femme, mais message d’amour de sa famille retrouvée.
La mer, une fois de plus, ne veut pas de lui. Il l’accepte, c’est elle la maîtresse, elle a toujours dominé sa vie. Il s’en remet à elle, comme d’habitude. Sa bouche rejette le liquide salé qui l’étouffait, il vivra donc, puisqu’elle l’a décidé.
Sur la grève, une silhouette attend, la peur au ventre, le bateau des sauveteurs. Une femme, frissonnant dans la fraîcheur du petit matin. Elle porte en elle son premier enfant.
Chapitre II : Traces du passé
30 juillet 1990. Vingt ans plus tard… Cesson, quartier maritime de Saint-Brieuc.
Sur la Grève des Courses, un silence de poète flotte sur l’atelier. Ici, le temps s’est arrêté, il a trouvé son maître, son jeune maître. Pêle-mêle dans des caisses de bois, sont entassés ses trésors : coquillages, galets, morceaux de filets, bouts, bois flottés, roulés, dépouillés, frottés, quelquefois souillés par la mer, meurtris sur les rochers, victimes de la folie des hommes. Trésors de l’oubli récupérés patiemment, presque religieusement par ce jeune passeur de rêves. Objets prêts à traverser le temps, embellis, peints, pour une deuxième histoire. Prêts à rejoindre des paysages imaginaires, à se laisser porter par la joyeuse folie de leur créateur.
Le créateur, c’est Cyrille. Il a dix-neuf ans ce matin. Il prend le temps de vivre, d’observer la nature. Avec son grand-père accueilli chez eux après le drame, il a dès tout petit arpenté cette plage. Eugène lui a conté