Par-delà les grilles: Une enquête du commandant Perrot - Tome 7
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À propos de ce livre électronique
La vie s’écoule paisiblement à La Roseraie, le manoir qui abrite trois générations de Cazenove près de Nantes. Jusqu’au jour où Joël, le vieil homme à tout faire, se blesse à la jambe et quitte la propriété. Avec l’arrivée du nouveau jardinier, un jeune homme aussi sympathique que séduisant, puis le décès accidentel de l’un des gendres, l’unité de la famille se fragilise. D’autant plus que la fille du défunt ne croit pas en la thèse de l’accident de voiture… À charge alors pour le commandant Perrot et son acolyte Lefèvre d’aller voir au-delà des portes de ce huis-clos familial… Les Cazenove sont-ils aussi soudés que les apparences peuvent laisser à penser ?
Découvrez une nouvelle enquête pour Perrot et Lefèvre dans un huis-clos familial haletant.
EXTRAIT
La nuit est tombée sur La Roseraie. Une nuit tiède qui exhale le parfum des massifs. Madeleine de Cazenove a laissé sa fenêtre entrebâillée. La brise gonfle doucement le voilage. La vieille dame est songeuse. Elle a allumé la télévision mais elle n’a pas saisi un traître mot de l’intrigue qui se joue sur l’écran. De toute manière, il en est ainsi depuis plusieurs semaines. Depuis le décès de Cédric, en fait. On dirait que plus rien ne sera plus jamais comme avant. Ce n’est pas qu’elle regrette son gendre car pour être honnête, il l’agaçait profondément. Elle serait d’ailleurs bien incapable d’expliquer la cause de cet agacement. Ou au fond si, elle ne la connaît que trop bien. Cédric aimait Anne. Et ça, elle n’est jamais parvenue à le comprendre. Qu’a-t-il pu lui trouver ? Elle était plutôt jolie certes, dans la fraîcheur de ses vingt ans. Mais elle a toujours tellement manqué de charisme. Alors que Cédric était un homme sympathique et charmant vers lequel on était irrésistiblement attiré. Sauf elle, Madeleine. Mais pourquoi diable aurait-elle eu de l’affection pour un homme qui, par l’amour qu’il témoignait à sa fille, lui renvoyait l’image inversée de sa propre histoire. Une histoire d’amour au départ. Une rencontre les yeux pleins d’étoile. Une cour en règle. Un beau mariage. Une naissance. Une fille qu’on allait aimer au premier regard. Et puis le désamour. Insidieux. Progressif. Une étreinte qu’on surprend mais qu’on garde pour soi. Et le refus d’être touchée par ces mêmes mains. Mais des mains qui s’obstinent.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.
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Commandant Perrot
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Aperçu du livre
Par-delà les grilles - Anne-Solen Kerbrat
ANNE-SOLEN KERBRAT
Par-delà les grilles
éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h
10 rue André Michelin
29170 Saint-Évarzec
DU MÊME AUTEUR
n°1 - Dernier tour de manège à Cergy
n°2 - Mi amor à Rochefort
n°3 - Jour maudit à l’Île Tudy
n°4 - Bordeaux voit rouge
n°5 - Saint-Quay s’inquiète
n°6 - Cure fatale à Nantes
n°7 - Par-delà les grilles
Retrouvez ces ouvrages sur www.palemon.fr
Dépôt légal 4e trimestre 2015
ISBN : 978-2-372601-06-1
CE LIVRE EST UN ROMAN.
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,
des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant
ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
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À Charles, Hugues, Blanche, Diane, mes enfants,
À J.R.
— Vos rosiers sont magnifiques !
— Merci.
— Non vraiment, j’en ai rarement vu d’aussi beaux. Et quel parfum !
Elle se rengorge, visiblement flattée. Il se rapproche davantage de la grille.
— Ce n’est tout de même pas vous qui vous en occupez toute seule ?
Elle rit doucement derrière sa main tachée par les années. Ses ongles sont vernis d’une teinte poudrée. Elle acquiesce, faussement modeste :
— Eh bien si. Je ne laisserais à personne le soin de soigner mes roses.
— Et mon petit doigt me dit que vous avez déjà gagné un prix dans un concours horticole.
Avec coquetterie, elle glisse une mèche derrière son oreille qu’elle a petite. Elle répond :
— Vous avez vu juste, j’ai effectivement gagné le premier prix avec cette rose. Clarisse de mai.
— Joli nom pour une jolie fleur…
— C’est le prénom de ma première petite-fille, née en mai il y a vingt ans.
Elle caresse d’un doigt léger les pétales d’un rose saumoné. Elle semble perdue dans ses songes. Il se racle la gorge et dit :
— J’ai été ravi de faire votre connaissance, madame… ?
— Excusez-moi, Madeleine de Cazenove. Et vous êtes monsieur…
— Saland, Paul Saland. Je vais poursuivre mon chemin et vous laisser vous occuper de vos merveilles.
— Au revoir, monsieur. Et bonne promenade.
Elle le regarde s’éloigner, comme à regret. Puis elle se détourne et se penche sur ses rosiers. Elle sort le sécateur de sa poche et taille ce qui dépasse. Elle fredonne légèrement. Ses coups de ciseaux sont rapides et précis. Elle inspecte les massifs, l’œil étréci. Au bout d’une petite heure, elle décide d’arrêter. Elle empoche l’outil, redresse le dos et se masse les lombaires. Ramenant les pans de sa veste sur son buste étroit, elle rentre en frissonnant, à présent que le soleil s’est caché.
*
Cela fait quelques minutes qu’elle arrose ses rosiers. Elle se sert d’un arrosoir qu’elle remplit à intervalles réguliers au tuyau qui serpente tout près. Elle n’a pas vu arriver le jeune homme d’hier alors elle sursaute en entendant la voix enjouée.
— Toujours au poste, à ce que je vois !
Elle opine dans un demi-sourire. Il insiste :
— Vous êtes courageuse de vous occuper de tous ces massifs, seule.
— Vous savez, rétorque-t-elle, il y a pire dans la vie !
— Bien sûr, à qui le dites-vous…
Il prend soudain un air grave et se tait. Un peu coupable, elle ajoute :
— Mon ton a pu vous paraître abrupt…
Il fait un lent signe de dénégation, les sourcils froncés. Puis comme si la bienséance l’exigeait, il s’arrache un sourire triste.
— Ne vous excusez pas. J’ai parfois tendance à dire des choses un peu naïves.
— Non, c’est vous qui avez raison. Il faut savoir s’enthousiasmer des choses simples. La vie est faite de petits bonheurs, n’est-ce pas ?
Il la dévisage, l’air presque reconnaissant. Elle se dit qu’il doit avoir une petite quarantaine d’années. Il est grand, mince, les cheveux bruns. Il a des yeux d’un bleu sombre, profond. Et un sourire comme échappé de l’enfance. Pour se donner une contenance, elle attrape son arrosoir et va le remplir au tuyau. Lorsqu’elle revient, il est toujours là. Mais il a l’air revenu à lui.
Il demande :
— Pas trop lourd ?
Elle approuve en soupirant :
— Si, mais je préfère arroser mes fleurs ainsi. Le jet d’eau ne ferait que les flétrir.
— Je suis d’accord avec vous. Il faut savoir faire les choses patiemment. On y gagne en qualité.
Décidément, ce jeune homme lui plaît. Monsieur… Comment s’appelle-t-il déjà ? Elle n’ose le lui demander, elle craindrait de paraître indiscrète.
Il enchaîne, en faisant mine de prendre congé :
— Je ne voudrais pas vous retarder…
— Non, non !
Elle se rend compte qu’elle a parlé un peu trop vite. Comme si elle voulait le retenir. Mais elle croise ses yeux confiants et se rassure : il n’a pas dû la trouver trop empressée. Elle ajoute :
— L’entretien de mes rosiers prend du temps mais cela ne doit pas devenir un esclavage. Si certains jours je n’ai pas envie de m’y consacrer, je ne le fais pas.
Puis elle ajoute en ouvrant les deux mains :
— Mais pas trop longtemps tout de même. Sinon, leur état s’en ressentirait.
— Naturellement. Je suppose qu’il vous arrive parfois de déléguer ?
Elle lâche un soupir irrité :
— Pas aussi souvent que je le souhaiterais. Je crains bien d’être la seule à avoir la main verte dans cette maison.
Il acquiesce :
— Je comprends. Mais dites-moi, fait-il en tendant le menton vers le domaine qui s’étale derrière la grille, c’est aussi vous qui vous occupez de ce parc ?
— Non ! J’en serais incapable à mon âge. Nous avons un homme à tout faire qui s’en charge. Tenez, justement, le voilà qui sort le tracteur tondeuse.
Le promeneur regarde en direction de la main tendue. Il aperçoit un homme entre deux âges en bleu de travail, un chapeau de paille vissé sur la tête. L’homme grimpe sur le tracteur, le met en route et s’éloigne. La propriété doit bien faire un hectare. On distingue au loin un manoir de pierres blanches surmonté de deux tourelles. Madame de Cazenove se retourne vers le jeune homme. Il se croit obligé de parler :
— C’est pas tout ça, il va falloir que j’y aille.
— Oui. À bientôt.
Le ton de sa voix est légèrement monté, comme si elle posait une question. Il la salue en s’inclinant légèrement. Elle se penche pour attraper son arrosoir et s’éloigne. Il reste encore quelques secondes à contempler la propriété. Puis il tourne les talons.
*
Des applaudissements ponctuent la fin de la conférence. La jeune fille cintrée dans un court imperméable beige, rassemble ses affaires dans son sac en bandoulière et remonte la travée. Les étudiants se pressent en direction de la sortie de l’amphithéâtre. Dans la bousculade, elle aperçoit un camarade.
— Salut Adrien !
— Ah ! Clarisse, salut !
— Intéressant ce séminaire, hein ? demande l’étudiante aux longs cheveux blonds et au teint clair.
— Oui, très ! J’ai surtout aimé le deuxième chapitre, celui sur l’aliénation.
— Moi aussi, c’est la partie que j’ai préférée. Les exemples qu’il donnait étaient vraiment parlants.
— Même s’ils paraissent invraisemblables.
— C’est vrai, ça paraît incroyable que des gens puissent ainsi complètement perdre leur jugement.
Clarisse ouvre les mains et réplique :
— Et pourtant ! N’oublions pas que c’est comme ça que les pires tyrans qu’ait connu l’Histoire ont pu manipuler des foules entières.
— Tu as raison. Si Hitler, malgré l’aberration de ses propos, a réussi à convaincre tout un peuple de le suivre, c’est qu’il savait y faire.
— Tu fais quoi là ?
— Je prends le tram et je vais préparer l’étude de cas pour jeudi.
— Je t’accompagne. Faut que j’aille bosser moi aussi. Et ce week-end, tu restes à Nantes ?
— Oui. Et toi ?
— Je rentre chez mes parents.
Adrien prend un air ironique.
— Sa Majesté rentre sur ses terres ?
Avec une chiquenaude sur l’épaule de l’insolent, la jeune fille aux yeux bleu clair réplique :
— Parfaitement, très cher, sa Majesté rentre à La Roseraie !
*
Madeleine de Cazenove est occupée à cueillir quelques roses qu’elle disposera tout à l’heure dans la chambre de Clarisse. Elle se surprend à jeter un regard au-delà de la grille. Elle sait pourtant que la Fiat 500 de sa petite-fille ne risque pas de surgir de sitôt. Cette dernière n’est pas attendue avant dix-neuf heures au mieux puisque son dernier cours à Nantes se termine à dix-huit heures. Non, Madeleine de Cazenove ne va pas se mentir, pas à son âge. C’est bien le jeune inconnu dont elle guette l’apparition. Il passe tous les jours à cette heure-ci. Alors tout naturellement, elle a pris l’habitude de le voir se poster derrière la haute grille de fer forgé. Elle ne sait presque rien de lui au fond. Il reste cinq minutes tout au plus discuter avec elle chaque jour. Elle suppose qu’il est sans emploi. Ou alors, il est en vacances. Après tout, pourquoi pas. On n’est pas tous obligés de prendre ses congés en même temps comme des moutons de Panurge ! Elle secoue la tête. Pour un peu, elle s’apprêtait à faire comme les vieux aristocrates du siècle passé qui crachaient sur les congés payés. Bien loin d’elle cette idée évidemment. Quoique… À la réflexion, la femme se dit que la France irait peut-être mieux si les gens prenaient moins de vacances. Va t’en trouver un artisan au mois d’août ! Mais Madeleine de Cazenove se morigène aussitôt. Si Clarisse entendait les pensées réactionnaires de sa grand-mère, elle lui tomberait dessus à bras raccourcis. La vieille femme sourit avec tendresse. Cette petite a du tempérament, elle aime ça. En même temps, elle sait se montrer douce et patiente. Nouveau petit regard vers la route déserte qui longe la propriété. Décidément, celui qu’elle persiste à nommer « le jeune homme » ou « l’inconnu » n’a pas l’air disposé à passer aujourd’hui. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Mais aussitôt elle se reprend : de quel droit « le jeune homme » lui causerait-il de l’inquiétude ? Il n’est rien pour elle. Juste un passant anonyme - il s’est bien présenté le premier jour mais bizarrement elle a oublié son nom - qui longe le mur d’enceinte chaque jour depuis trois semaines. Ils échangent quelques banalités à chaque fois, le temps qu’il fait, le soin à apporter aux roses. Elle doit reconnaître qu’il s’y connaît bien en jardinage et qu’il a plaisir à transmettre son savoir. Et puis il est fort courtois, toujours soucieux de ne pas abuser du temps de la propriétaire du domaine. Il est discret aussi : jamais il n’a émis le souhait de venir respirer les roses de plus près. Pourtant, elle jurerait que cet amoureux des fleurs en meurt d’envie. Mais il reste à sa place. Avec un dernier coup d’œil vers la route, Madeleine de Cazenove se décide à rentrer se mettre à l’abri de la petite brise qui vient de se lever. Les bras chargés de roses qui embaument, elle se dirige d’un pas décidé vers le manoir. À gauche de la bâtisse, Joël Le Sander, l’homme à tout faire au service de la famille depuis quarante ans, est en train de garer le tracteur dans la grange.
*
Anne De Gacher repose son livre sur la table basse. Il est temps qu’elle aille préparer le dîner. Elle va cuisiner un risotto pour Clarisse qui adore la cuisine italienne. Maman ne va pas être contente, évidemment. Elle va trouver le plat trop bourratif, indigeste. À moins qu’exceptionnellement elle ne fasse pas de commentaire puisque le plat est l’un des favoris de sa petite-fille. Anne de Gacher soupire. « Mon Dieu, je me demande ce que cette petite a fait à maman pour qu’elle ait tant d’indulgence à son égard. Marie et moi n’avons pas eu cette chance. Nous ne faisions jamais les choses comme il fallait. Papa était plus compréhensif mais tellement absent… » Elle se lève du fauteuil crapaud en tirant son pull-over sur sa jupe noire. Elle descend dans la vaste cuisine dont les murs sont couverts de casseroles en cuivre. Elle se met à faire bouillir de l’eau avant d’y faire fondre un cube de bouillon de poule. Puis elle coupe des champignons. Au moment où elle s’apprête à mouiller le riz de bouillon, sa mère entre, les bras chargés de fleurs.
— C’est pour la chambre de Clarisse, indique la vieille dame en se débarrassant de son fardeau sur la longue table patinée par des générations de Cazenove.
— Maman, je venais de nettoyer la table !
— Et alors, se défend la plus âgée, il faut bien que je pose ces fleurs quelque part le temps d’ôter leurs épines.
Anne de Gacher se retourne vers le piano de cuisson et se met à remuer le riz un peu trop vivement.
— Que prépares-tu pour le dîner ?
— Du risotto… Clarisse en raffole.
— Quelle bonne idée ! Elle va être ravie.
La cuisinière retient les mots qui lui brûlent les lèvres. Tiens donc, tu te réjouis de manger un risotto à présent ! Je te croyais trop fragile de l’estomac ! Mais elle s’abstient. Elle sait qu’à ce jeu-là elle perd à tous les coups. Sa sœur aînée Marie a toujours eu plus de répondant qu’elle. Lorsqu’elles étaient petites, elle osait donner son point de vue même si bien souvent elle se faisait rabrouer. Anne, elle, ne s’y risquait pas. Elle avait depuis longtemps compris qu’il valait mieux ne pas s’opposer à l’autorité maternelle. Elle était celle qu’on n’entendait pas, celle qu’on posait dans un coin, sa poupée sur les genoux et qu’on récupérait en partant. Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle avait eu une enfance malheureuse, évidemment ! Anne de Gacher secoue la tête tandis qu’elle continue à remuer la préparation qui laisse échapper un agréable fumet. Elle n’a jamais manqué de rien : bonne éducation, jolies toilettes, cours de piano, vacances à Arcachon. Pourtant elle n’a jamais pu se défaire d’un sentiment de malentendu, de malaise latent. Elle se dit qu’au moins avec sa propre fille, les choses sont différentes. Sa naissance l’a emplie de joie. Tout à coup, elle a eu ce sentiment de plénitude absolue, l’impression d’avoir enfin trouvé sa place. Non pas qu’elle ait toujours pensé qu’elle ne s’épanouirait que dans la maternité. Au contraire, même. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle s’était secrètement promis de rester célibataire et de ne pas avoir d’enfant. Elle s’imaginait vivant seule dans quelque appartement, n’ayant de compte à rendre qu’à elle-même. Mais la vie en avait décidé autrement. Alors qu’elle achevait son BTS tourisme, elle avait rencontré Cédric lors d’une soirée chez des camarades. Tout de suite, le courant était passé entre eux. Il était charmant, bien élevé et plutôt drôle. Rapidement, ils étaient sortis ensemble. Et un an plus tard, Clarisse s’était annoncée en dépit de la contraception que prenait Anne. Malgré la surprise, ils s’étaient réjouis l’un et l’autre. En revanche, il n’en était pas allé de même pour la future grand-mère. En apprenant la nouvelle, Madeleine de Cazenove avait exprimé sa réticence. Anne était trop jeune, son ami n’avait pas encore de situation. Mais elle avait dû plier. Le bébé était en route et les futurs parents sur leur petit nuage. Le futur grand-père, Gilbert de Cazenove, sans être content de cette naissance si rapide, n’avait pas fait de commentaire. Après tout, Cédric était issu d’une bonne famille et semblait avoir de l’ambition. On avait donc hâté le mariage. Heureusement pour la bienséance, Anne avait toujours été corpulente, si bien que ses nouvelles rondeurs n’étaient pas repérables au premier coup d’œil dans sa robe de mariée à l’ampleur confortable. Clarisse était née six mois plus tard. Ses parents l’avaient adorée tout de suite. Et Anne avait décidé de lui consacrer tout son temps. Ainsi donc, la diplômée d’une école de tourisme n’avait jamais voyagé pour affaires. Quelle ironie ! sourit la jeune femme en baissant le feu sous la casserole.
*
Dans un crissement de freins sur le gravier de l’allée, la jeune fille immobilise la petite voiture beige que sa grand-mère lui a offerte pour ses vingt ans. Elle se réjouit de revoir la vieille dame. Elle est sûre qu’elle a fleuri sa chambre et mis ses draps préférés. Elle s’est garée au pied du perron central que dessert une volée de marches circulaires. Elle attrape son sac de voyage et commence à grimper, au moment où Madeleine de Cazenove descend à sa rencontre.
— Bonne-Maman !
— Ma chérie ! tu as une mine resplendissante ! fait la vieille dame en serrant sa petite-fille contre elle.
— Tu exagères comme toujours ! Regarde les cernes que j’ai !
— Allons donc, tu es belle comme un cœur.
Anne de Gacher n’a pas été assez rapide. Le vacarme de la hotte aspirante a masqué le bruit du moteur de voiture. C’est donc sa mère qui a accueilli Clarisse. Anne est restée en retrait, immobile en haut du perron, serrant son cardigan contre sa forte poitrine. Mais Clarisse vient d’apercevoir sa mère et se précipite vers elle. Le visage d’Anne se détend aussitôt et elle ouvre les bras à sa fille. Bras dessus bras dessous, elles rentrent alors dans la maison. Madeleine les a devancées. Elle les attend au pied du grand escalier qui dessert les étages, un sourire aux lèvres. Elle s’adresse à sa fille :
— Tu ferais bien de surveiller ton risotto, Anne, il risque d’attacher…
La jeune femme se raidit puis obtempère :
— C’est vrai, il vaut mieux que j’aille voir.
Prenant la jeune fille aux longs cheveux blonds par le coude, Madeleine de Cazenove l’entraîne vers sa chambre au deuxième étage.
— J’étais sûre que ma chambre serait bien fleurie, merci Bonne-Maman !
— De rien, ma chérie. Tu veux boire ou manger quelque chose ?
— Non merci. Je préfère me réserver pour le risotto de maman !
— Tu as raison. C’est moi qui lui ai soufflé de t’en préparer un…, conclut la vieille dame en ramassant un pétale tombé sur le guéridon.
*
Anne de Gacher entend un bruit de voiture. Elle jette un œil à la porte-fenêtre du salon. C’est Marie et Louis qui arrivent. Ils travaillent dans la société familiale dont ils ont pris les rênes il y a presque vingt ans, à la mort de Gilbert de Cazenove. Par commodité, ils sont venus s’installer à La Roseraie, distante de trois kilomètres seulement des bâtiments de l’entreprise d’import-export crée par le grand-père de Marie et Anne. Le couple Daceul et leurs deux enfants partagent avec Madeleine de Cazenove le premier étage du manoir. Chacun y a son espace bien séparé puisque les deux vastes appartements se trouvent de part et d’autre du grand escalier. Anne, Cédric et leur fille occupent une partie de l’étage du dessus. L’autre moitié est inoccupée, sauf exceptionnellement lors de grandes retrouvailles familiales. Marie et Louis entrent dans la maison, leur setter irlandais sur les talons. « Bas les pattes, Cachemire ! » fait Louis Daceul à l’adresse du chien qui lui passe entre les jambes en frétillant de joie. Mais le chien fou n’a cure de ses ordres et s’attaque à présent aux genoux de sa maîtresse. En souriant, Marie Daceul s’incline pour flatter l’encolure du chien. Puis elle se dirige vers la cuisine. Son mari, un homme grand et mince à la chevelure clairsemée, monte se rafraîchir au premier. La grande femme mince, vêtue d’un pantalon noir et d’un pull-over à col roulé également noir, laisse tomber son souple cabas de cuir sur une chaise et va soulever le couvercle de la casserole. Elle a les cheveux châtains, qu’elle porte au carré avec une raie sur le côté. Une voix enjouée la fait alors sursauter.
— Je t’y prends, en train de mettre ton nez dans les casseroles ! lance la vieille dame.
— Ah, c’est vous, maman, vous m’avez fait peur ! fait Marie Daceul en portant la main à son cou qu’orne un court collier de perles.
— Désolée de t’avoir effrayée. C’est un risotto, précise-t-elle en montrant du doigt le plat qui mijote. C’est moi qui ai suggéré à Anne de préparer ça pour Clarisse.
— C’est gentil de ta part. Surtout lorsqu’on sait que tu n’aimes pas ça.
Marie Daceul a parlé sur un ton uni. Impossible pour la plus âgée de savoir le fond de sa pensée. De toute manière, Marie présente toujours une façade lisse. Même si elle est capable de coups de sang qui résonnent dans toute la maison, elle ne livre jamais ses pensées les plus intimes, ses éventuelles faiblesses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force, se dit la mère en regardant sa fille aînée en train de se servir un verre d’eau au robinet. Secondée par Louis, juriste de formation, Marie a repris avec efficacité l’entreprise familiale et règne avec fermeté sur les vingt salariés que compte l’affaire. Madeleine de Cazenove interrompt sa rêverie et propose :
— Je pense que tu peux sonner, nous allons pouvoir passer à table.
— Entendu, fait la fille en allant agiter la grosse cloche de cuivre fixée au chambranle.
Le carillon retentit et peu après apparaissent Clarisse et son oncle. Comme tous les soirs, la table a été dressée par les soins d’Anne dans la salle à manger. Madeleine de Cazenove s’assoit la première, en bout de table, non sans avoir rectifié l’alignement d’un couteau. Les autres s’assoient à leur tour et déplient leur serviette sur leurs genoux.
— Mais, Cédric n’est pas encore rentré ? demande Louis à sa belle-sœur.
— Non, répond Anne en remuant la tête, il a dû être retardé.
— Cela ne fait rien, coupe la doyenne, commençons sans lui.
Anne rentre imperceptiblement les épaules et regarde son assiette. Clarisse s’écrie :
— Je suis contente d’être ici, je n’en pouvais plus des quatre murs de ma chambre d’étudiante ! Et puis les partiels sont finis, une bonne chose de faite !
— Tu auras les résultats quand ? demande sa mère.
— Dans deux semaines. Les derniers examens sont prévus début juin.
— Et tu penses t’en être tirée ? demande la vieille dame.
La jeune fille hausse les épaules :
— Je n’en sais trop rien. Je n’avais pas fait d’impasse donc je n’ai pas eu de problème de connaissances. Mais je ne sais pas si j’ai bien traité les études de cas cliniques. On verra, conclut-elle fataliste. Et mes cousins, fait-elle à l’adresse de Marie Daceul, comment vont-ils ?
Le visage de sa tante s’éclaire. Ses yeux bleu foncé s’illuminent :
— Bien, nous leur