Marie-Madeleine: l'exode
Par Didier Moreau
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Bien des légendes ont enveloppé son mystère.
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Aperçu du livre
Marie-Madeleine - Didier Moreau
l'exode
Chapitre premier
Il est temps de partir maintenant, pensait cet homme. Les yeux fixés sur le lac de Galilée, debout sur ses deux jambes solides, sa stature imposante ne pouvait trahir ses inquiétudes. Lui, l’homme qui avait réclamé et obtenu le corps de son Seigneur vénéré, l’esprit bouleversé d’incertitudes, cet homme se retourne. Lui, c’est Iosèphe. Il ne peut s’empêcher d’apostropher fermement sa maîtresse :
- Il est grand temps de partir, Maîtresse !… L’attelage est depuis longtemps prêt. La route va être longue et le soleil apparaît déjà. Elie nous revient de Jérusalem et les nouvelles qu’il apporte ne sont pas très bonnes. Nous allons devoir franchir le col et les romains doivent y être déjà. Il faut nous dépêcher !
Ce fier rabbi parle d'une voix calme et grave, mais assurée. Il sait, depuis leur première rencontre, que cette femme est sa Divine Maîtresse et qu’il faut lui porter assistance et protection. Il sait que de lui dépend cette engeance libératrice qu’elle porte en son sein. Il sait qu’il est de ces privilégiés, de ces élus qui, à jamais, seront aux côtés du Maître. Il est de l’équipage de « la Source » à la recherche des naufragés, voué à leur salut…
- Qu’en est-il de ma sœur ?
- Sainte Mère, je ne peux te répondre avec certitude.
Elle reste actuellement en Judée, en sa demeure de Béthanie, où elle est en sécurité, du moins pour l’instant présent. Mais je te le dis, il est fort probable qu’elle ait prochainement quelques ennuis et même de grosses tracasseries. Elle sera certainement en grand danger.
- D’où tiens-tu donc ces nouvelles ? Te voici devenu devin ou prophète ? Parle-moi avec vérité.
- Quand je te dis que les nouvelles apportées par Elie ne sont pas très bonnes, il n’est pas de ma volonté de te mentir ou de te cacher quelques embarras. La situation devient pesante à Jérusalem et, hier encore, plusieurs de nos frères ont été arrêtés et enfermés. Les romains n’en finissent pas de nous pourchasser. Les Pharisiens les ont renseignés sur ta présence dans tes terres et l’on dit même que certains de ces misérables ont évoqué quel pourrait être ton état de femme.
Il faut partir avant que les romains ne réitèrent leur chasse au roi…
Le souhait de ta sœur est de te faire parvenir une missive de bien-être dès la fermeture des ventes de votre domaine. Pour mener à bonne fin cette opération, et pour la sécurité de nos frères, tu dois malheureusement partir.
Un léger souffle de vent chaud s’est levé soudainement. La robe bleue de Maryam se balance avec grâce.
Iosèphe regarde maintenant la femme avec plus de douceur. Il ajoute :
- Elle te fait aussi savoir que vos destins sont divinement étroitement liés, qu’elle se rapprochera prochainement de toi et que, dans votre avenir, elle ne fera qu’une avec toi puisque, de l’issue d’un même nom, la parité de prénom ne peut couvrir que des destins semblables.
Ce sont ses propres paroles, Maîtresse.
Pardonne-moi pour ce péché d’omission volontaire, je ne voulais pas te mettre en situation d’inquiétude avant notre départ.
Il esquisse un signe de tête marquant son respect, tourne le dos, puis marche en direction de la porte principale de la grande maison. A quelques pas de là Elie, aidé d’un membre du domaine, s’affaire aux dernières vérifications. Il examine gravement les fixations des malles et des apprêts, insiste consciencieusement sur les attaches du seul cheval encore disponible au domaine.
Il lui faut aussi penser à la réserve d’eau indispensable aux voyageurs pour supporter la lourde chaleur des sentiers de Galilée. Trois poches seront emportées. Iosèphe, lui, portera quelques nourritures et un peu de vin.
Il est prévu une ou peut-être deux haltes en chemin.
Bien évidemment peu de personnes sont avisées de ce départ. Ce sont avant tout des frères fidèles, des âmes pieuses et charitables qui risquent leur sécurité pour voir leur Divine Mère une dernière fois.
Le soleil se lève sur le lac de Galilée. Une lumière presque timide, effacée, semble jouer avec les eaux paisibles en les parant de milliers d’étoiles scintillantes.
Iosèphe apparaît quelques minutes plus tard, sortant de la cour latérale de la grande demeure. Il est en compagnie de deux mulets dont l’un est déjà chargé, déjà sanglé. Il rejoint Elie encore affairé près de l’attelage.
Sentant sa présence, Elie se redresse et se tourne vers Iosèphe. Il prend les deux longes des bêtes et les noue à la petite charrette :
- Seigneur, tout est-il prêt ?
- Oui, Elie, lui répond Iosèphe d’une voix ferme. Puis il ajoute : Tu monteras cette mule apprêtée. Sa charge est précieuse, ne l’oublie pas ! Nous ferons comme nous en avons convenu.
A cet instant Maryam sort par la grande porte de la maison du domaine pour se diriger vers eux. Elle est sereine, heureuse, mais décidée.
C’est alors qu’Elie aperçoit l’ombre d’une vieille femme qui semble accompagner des yeux sa Maîtresse.
- Seigneur, n’est ce point Elisabeth ?
- Oui, Elie, acquiesce Iosèphe. Elisabeth nous est arrivée hier pendant que tu revenais de Jérusalem. Elle a aidé notre Maîtresse tout au long de cette dernière journée à préparer ses effets. C’est elle aussi qui a apprêté ce mulet que tu monteras.
- Mais alors, Seigneur ? Ce mulet, ces effets, les amendements de notre voie ?
Elie ne savait plus parler. Sa voix interrogative et incertaine trahissait presque la crainte de ne pouvoir supporter une telle responsabilité. Iosèphe le fixe alors et le surprend d’une voix grave :
- Oui, Elie. Tu conduiras la monture qui portera tous nos plus importants écrits. Il nous faut partir maintenant.
L’homme fait quelques pas à la rencontre de Maryam puis, s'adressant à elle :
- Maîtresse, il nous faut partir. Es-tu prête ?
- Oui, Iosèphe. Allons !
A l’instant où elle esquisse les premiers efforts pour se hisser sur le mulet qui lui est destiné, Iosèphe lève la tête et se fixe. Deux silhouettes se détachent sur le morne du sud, dévalant celui-ci avec précipitation. Elie, suivant le regard de son compagnon, s’exclame :
- Qui sont ces gens, Seigneur ? Que nous veulent-ils ?
Iosèphe a déjà reconnu Isée et David. Deux nobles marchands pêcheurs, des fidèles convertis issus de la tribu de Benjamin.
- Ces gens ne viennent pas pour nous rencontrer. Ils sont en route vers Magadan. C’est l’heure où les premiers bateaux viennent proposer leurs pêches. Hâtons-nous !
La suite s’ébranle doucement. Elle prend la direction de l’ouest, tournant le dos au lac de Galilée.
Iosèphe marque l’allure avec l’attelage. Les mules, habituées aux caravanages, suivent avec leurs divins.
En quelques minutes la petite caravane a déjà dépassé les dernières maisons du bourg. Il lui faut maintenant traverser les terres cultivées avant de s’enfoncer dans les passages tracés, au fil des siècles, entre les monts.
Bientôt la végétation se fera moins dense, presque inexistante. Le sentier, jusqu’alors large et plat, laissera place à une piste, étroite et rocailleuse, semée d’embûches.
Iosèphe se retourne. Il contrôle rapidement l’allure de sa suite. Rassuré sur les voyageurs et leurs précieuses cargaisons, il jette un dernier regard sur le lac devenu à peine visible.
Cela fait maintenant plusieurs heures que le saint équipage chemine. Le soleil, plus haut, est devenu plus chaud. Le paysage semi-aride de cette partie de Galilée semble ne jamais varier. Partout ce sont des monts, des vallées à peine couvertes d’une végétation rase. La légère brise reçue au visage marque la différence avec la chaleur pesante ressentie au dos des voyageurs. Devant, le vieux cheval marque le pas, imperturbable, martelant le sol poussiéreux de ses sabots. Les mules, elles, ne faiblissent pas. Peut-être fortes de leur conscience et de leur conviction de devoir inscrire dans l’Histoire cet exode important.
Iosèphe ne dit mot, les yeux toujours fixés sur l’horizon, guettant quelque danger qui pourrait survenir à tout moment. En position légèrement surélevée par le fait du banc de la charrette il peut voir plus loin et discerner plus facilement les détails susceptibles d'accroître la sécurité ou le confort de la caravane.
Il sait que la route commence à devenir pénible pour sa Maîtresse. Son état de future mère ne peut lui permettre de supporter plus longtemps cette lourde épreuve physique.
Si toutefois son appréciation du chemin déjà parcouru est correcte Iosèphe sait que, dans quelques minutes tout au plus, ils seront en vue d’un bosquet ombragé, sorte d’oasis où un maigre point d’eau subsiste, halte privilégiée, bénie des hommes et des bêtes.
Elie ferme la marche. Lui aussi observe avec attention son environnement et sa Maîtresse.
Soudain, son regard est attiré par une colonne de sable s’élevant au loin :
- Seigneur ! Seigneur !
Iosèphe se retourne et voit son compagnon qui, le bras tendu, désigne l’horizon. Il faut stopper la caravane.
Elie descend prestement de sa mule et rejoint Iosèphe :
- Seigneur, ce nuage de sable laisse deviner qu’une troupe approche. Le vent n’est pas assez fort pour engendrer un tel tourbillon.
Iosèphe a toute confiance dans le jugement d’Elie. Celui-ci est beaucoup plus jeune que lui et sa vue, sûre et précise. De plus, il connaît parfaitement les signes de la route et du désert.
Avisant un amas de roches sur la gauche, à quelques dizaines de pas de là, il décide immédiatement de gagner ce qui leur sera un abri de fortune.
Il manœuvre alors la charrette et prie Elie de le suivre tout en prenant bien soin de Maryam.
Celle-ci a déjà compris. Elle veut mettre pied à terre.
Elie se précipite alors pour la soutenir et l’aider. A peine descendue, elle le regarde. Il n’y a point d’inquiétude dans ses yeux. Elle le questionne alors de sa voix douce :
- J’ai vu cette poussière Elie. Crois-tu à un quelconque danger ?
- Oui, Maîtresse. Ce nuage ne peut en aucun cas être causé par une caravane de marchands. Il est trop important.
- Des romains, Elie ?
- Cela se pourrait, Maîtresse.
Tout en lui répondant, il se tourne vers l’horizon. C'est alors qu'il aperçoit brusquement quatre ou peut-être cinq points noirs qui se détachent du tourbillon. Ils avancent vite.
Maryam, aidée par Elie, a tôt fait de se mettre à l’abri. Son chariot est aussitôt caché.
Elie revient alors sur ses pas pour escorter les deux mules restées sur le chemin. Une fois harnachées à la charrette il gravit quelques roches pour trouver un observatoire sécurisé. De là haut, et pendant un bon moment, il observe de nouveau l'horizon puis rejoint son compagnon.
Iosèphe l’accueille par une question :
- Qu’as-tu vu, Elie ?
Maintenant qu'il est sûr de l’identité de cette troupe il peut répondre à son maître d’équipage avec précision :
- Ce sont des romains, Seigneur ! J’ai pu compter six cavaliers. Leurs montures ont l’air fraîches. Ils galopent aisément en direction de Magadan me semble-t-il.
Iosèphe paraît rassuré. Cette cache éphémère doit faire l’affaire. Il est certain, à présent, qu’il ne s’agit pas d’une patrouille de recherche mais de quelques centurions nantis d’une autre mission. Il se pose sur une roche, non loin de sa Maîtresse, puis s’adresse à Elie :
- Profitons-en pour nous rassasier et nous désaltérer.
Les romains n’ont pas pu nous voir car ont le soleil dans les yeux.
Du chargement de sa mule Elie décroche une poche d’eau encore pleine, prend quelques galettes, puis vient s’asseoir près de Iosèphe. Il ne reste plus qu’à attendre le passage de la patrouille…
Le bruit des sabots s’amplifie déjà. C’est à peine si l’on commence à ressentir les premières vibrations du sol, mais les cavaliers se rapprochent vite.
La patrouille ne doit plus être loin ; peut-être est-elle même toute proche. Le son devient plus sourd, semblable à un orage qui gronde.
Elie enjambe quelques rochers, ajuste un œil dans un interstice car il tient à s'assurer discrètement que les romains passeront sans les remarquer et constate qu'ils ont l’air trop pressés pour prendre un quelconque intérêt à leur environnement. Il les regarde alors disparaître en un galop soutenu soulevant un épais nuage de poussière. Lorsque plus aucune trace de cette petite tornade ne sera visible, ils pourront reprendre la route.
Une fois redescendu du petit monticule, tout est redevenu parfaitement calme. Il s’apprête alors à réunir les derniers restes de la collation et à fixer de nouveau la poche d’eau sur sa mule.
Iosèphe a compris qu’il fallait repartir au plus vite et gagner le point d’eau tout proche pour dépasser leur première halte de mi-chemin.
Elie détache les deux mules de la charrette et, en les faisant pivoter, s’adresse à son Maître :
- Seigneur, ces romains viennent certainement de Cana. Leurs montures ne montraient que peu de signes de fatigue. Cette voie est très fréquentée, Seigneur !
Ce conducteur bien avisé a déjà tourné la charrette.
Menant l’attelage vers le sentier il observe sa Maîtresse puis, ayant senti quelques hésitations dans la voix d’Elie, s’arrête et se tourne vers lui.
Il doit assurément quelques explications à son compagnon :
- Tu dois bien savoir que, venant de Cana, les romains passent usuellement par cette voie pour rejoindre Tibériade ou Capernaüm.
Nous sommes à quelques lieues du point d’eau, Elie. Après cette halte, il nous faudra peu de temps pour dépasser « les trois chemins », c'est-à-dire jusqu’à l'embranchement qui mène à Cana.
A ce croisement, nous prendrons la direction de Ptolémaïs. Seuls quelques marchands fréquentent cette route et les romains y sont peu nombreux.
Allons, Elie !
La petite caravane est de nouveau formée. Maryam, aidée de Elie, prend place sur son mulet et ne dit mot.
Iosèphe donne alors le signe du départ. Tous savent qu’un long chemin reste encore à parcourir.
Le sentier, tracé à mi-flanc du mont, amorce une légère pente. Soudain, au détour d’un amas rocheux, une masse verte apparaît en contrebas, sur la droite : c'est le point d’eau des «trois chemins ».
En quelques minutes le sentier devient plus pentu. Il faut prendre garde. Une charrette est plus difficile à maîtriser en descente.
Iosèphe met pied à terre. Il marchera devant en tenant la bride du cheval pour contrôler l’attelage, pour le ralentir si nécessaire.
Ils avancent ainsi, au pas, en direction de cette étape salutaire.
Le soleil, très haut, est peut-être à son point culminant.
Bientôt, les premiers cyprès de l’oasis apparaissent distinctement.
Le sentier devient plus plat, plus large, et donc plus sécurisant pour l’attelage. La végétation, bien que rase, est plus dense. Quelques oliviers se dessinent, tout proches. Il serait bon que le cheval puisse manger lui aussi.
Après quelques dizaines de minutes, enfin, ils pénètrent dans cet enclos de verdure. L’eau est là. Une maigre source souterraine alimente un bassin de quelques pieds carrés à peine.
Lorsque Iosèphe stoppe le convoi. Elie a déjà fait descendre Maryam. Il s’affaire maintenant à l’attache des mules. Ensuite, il préparera la collation.
Le patriarche, anxieux, observe l’ombre projetée des arbustes proches de lui.
Elie le rejoint, apportant eau et nourriture.
- Quelque chose vous inquiète-t-il, Seigneur ?
Iosèphe ne peut cacher un visage sombre en lui répondant :
- Nous ne pouvons rester ici trop longtemps.
Regarde, Elie, le soleil est au zénith. Nous devons parvenir à Ptolémaïs avant la nuit.
Tu sais, tout comme moi, que notre chargement est précieux. De plus, notre Maîtresse ne peut courir aucun danger, si maigre soit-il.
Cette étape est incontournable pour les voyageurs ou les romains allant ou venant de Cana. C’est aussi une halte pour la route de la mer. Trop de gens passent ici. Ne nous attardons pas !
Sans que le moindre mot ne soit échangé, le repas se déroule dans une sincère convivialité. Une salve d’œillades partagées qu'accompagnent le recueillement et les prières de Maryam rassurent et apaisent Iosèphe. Tous ont conscience de l'importance de cet exode. Ils se savent en devoir de perpétuer l’œuvre de leur Divin Maître, d'assurer la pérennité du sang royal. Il leur faut, dès lors, répandre et cimenter la parole de leur Dieu pour élaborer, au sein des peuples, les fondations qui supporteront ses nouvelles églises.
Après cet instant de quiétude, Iosèphe pressent un danger. Et si quelqu’un les observait ? De l'endroit encaissé où ils se trouvent, il est très facile d’être épié sans être vu.
Il ne quitte pas des yeux le petit bâton qu’il a planté dans la terre devant lui à son arrivée. L’ombre projetée lui indique le moment de la journée et lui permet de mesurer le temps écoulé.
Maintenant, cette ombre est étale. Il faut repartir.
Mais Elie a déjà compris. Il oscille légèrement de la tête, se lève, et s’adresse à la fois à Iosèphe et à sa Maîtresse :
- Remettez-moi les restes de votre repas je vous prie !
Je vérifie de suite les montures puis m'en vais remplir les outres.
Iosèphe se lève à son tour. Regardant Maryam avec douceur, il lui dit :
- Maîtresse, vous resterez dans le chariot. Je monterai la mule. Votre état de Divine Mère ne doit souffrir aucune contrainte inutile. Il nous reste un long chemin à parcourir et nous n’arriverons au port qu’à la tombée de la nuit. Ensuite, il nous faudra prendre la mer.
Elle a entendu. De toute manière, elle sent la fatigue l’envahir. Elle connaît les lieux pénibles qui se découvrent jusqu’à Ptolémaïs mais sa foi en son compagnon et maître la soutient.
Iosèphe l’aide à se hisser dans le chariot et veille à ce qu'elle soit bien installée. Elle réajuste sa belle robe bleue et la tapote avec grâce pour ôter les quelques poignées de sable qui s’attachent encore.
Elie est maintenant de retour avec trois outres gonflées. Il enjambe son âne. Son regard se pose sur Iosèphe.
Donne le signal, Seigneur ! semble-t-il implorer.
Les voyageurs sont bien installés et prêts pour le départ. Iosèphe se saisit de la longe du cheval et, de son mulet, ouvre la marche. La caravane s’ébranle, reprend la route. Il leur faut continuer peu de temps dans la vallée pour parvenir aux « trois chemins ». C'est là où les pistes forment une fourche, l'endroit où les hommes dresseront plus tard une croix que les fidèles appelleront un calvaire. Ils marqueront ainsi la conjonction de ces trois routes gavées d’histoire, la trinité des chemins divins qui savent relier Ptolémaïs, Cana et Magadan.
Passant cette conjonction, Iosèphe est inquiet. Il n’a de cesse que d’observer et de fouiller les trajectoires de ces trois destinations. Il sait ses yeux pauvres en perception, mais sa confiance en Elie le rassure quelque peu. Ce fidèle et pieux compagnon aux yeux aiguisés, aux oreilles sans cesse en éveil, représente pour lui le maître chat du caravanage.
Cela fait déjà de nombreuses heures qu’ils cahotent sur les sentiers. Juste avant de franchir le sommet des monts les plus hauts, le soleil semble s’effacer. La journée, se voulant finissante, apaise la chaleur mordante qui épuise inlassablement les voyageurs. Mais le soleil est droit devant eux. Ils le reçoivent en plein visage. La lumière vive inonde leurs yeux les rendant ainsi aveugles, exposés à un danger potentiel qui devient maintenant invisible.
Pour protéger sa Maîtresse, Iosèphe, lors d’un insignifiant repos, a couvert le chariot d’une toile. Mais cette toile est blanche, encore plus remarquable, plus identifiable.
Elie ferme la marche. De ce fait, sa mule suit et se laisse guider. Désengagé de conduite, il a ainsi tout loisir pour scruter le moindre relief du paysage. Mais il est tourmenté. Il sent des vibrations, une présence.
Peu de temps passe avant qu’un bruit de tonnerre devienne perceptible, puis audible, puis… Cette fois, il n’y a aucun recours. Ils sont aveuglés par un soleil très agressif. Il est trop tard !
Une patrouille de romains, venue de nulle part, les aborde déjà. Huit cavaliers leur barrent promptement le passage puis les encerclent. L’arrêt brutal de cette troupe a soulevé un épais nuage mêlé de poussière et de sable. A peine immobilisé, le centurion de tête fait tressauter son cheval. Tirant par à-coups sur ses rennes, forçant sa tête de gauche à droite, il maintient ainsi sa monture dans un état d’énervement. Celle-ci impose, dès lors, la dictature de sa masse car ce ne sont pas de petits chevaux que montent les romains ! Rien à voir avec le vieux cheval du domaine, certes fier et courageux, mais court, plus enclin aux travaux des champs et au désert qu’à la course ou aux longues chevauchées pressées.
Iosèphe n’a pas attendu la démonstration cavalière du centurion. Avant même l’immobilisation de la patrouille il est debout, fermement planté, dos à son mulet, les mains croisées devant au niveau de la taille.
Elie doit mettre pied à terre pour ne pas être versé. Il s’empare fermement de la longe de son mulet, la tire violemment, et va la nouer à l’arrière du chariot. Son cœur bat très vite.
Les romains semblent belliqueux. Plusieurs d’entre-eux ont déjà la main sur la poignée ciselée de leur glaive. L’étendard, tenu par le soldat qui ouvre la patrouille, est abaissé. Les lances pointent vers chacun des voyageurs.
C’est comme une accusation avérée pour Elie, le résultat d’une inquisition dont la sanction se veut rédhibitoire. Sa foi et son courage sont inhibés. Inconsciemment, sans doute pour vouloir se rassurer, il fait quelques pas maladroits en direction de Iosèphe.
Le centurion ayant jaugé l’apparence de la misérable caravane calme sa monture. Il se dresse, debout sur ses étriers, puis harangue Iosèphe d’un flot de phrases en latin.
Iosèphe est surpris par le ton agressif de son interlocuteur.
Il réalise soudainement que le centurion ne comprend que le latin. Calmement, il s’avance d’un pas dans sa direction pour se retrouver juste à son côté.
Elie regarde tour à tour Iosèphe, le centurion, puis chacun des membres de la patrouille. Il est décontenancé, désorienté.
Iosèphe a choisi de répondre, mais dans un mauvais latin. Bien que ce soit la langue officielle de cette province romaine, peu de gens la maîtrisent. Il lui faudra donc jouer le marchand. Un mélange d’hébreu, de latin et de grec, devrait le calmer, du moins le lasser. Iosèphe commence donc un exposé oral et gestuel, aux paroles rapides et aux gestes larges, sous le regard ébahi d’Elie, captivé, médusé.
A peine la voix de Iosèphe s’arrête-t-elle que le centurion hurle déjà quelques ordres à sa troupe. Trois hommes descendent de cheval et, le glaive à la main, gagnent la caravane.
Iosèphe reprend la présentation, mais cette fois appliquée et moins rapide. Il adopte de larges gestes, lents, plus explicites. Il va même jusqu’à esquisser quelques plans ou piètres dessins sur le sable. Le centurion l'écoute et semble le comprendre.
C’est l’instant que choisit Maryam pour quitter le chariot.
Elle avance avec grâce, avec douceur, réajustant sa robe à