Les grandes ruptures de la modernité • Le début du XX e siècle a été, pour la poésie française, une période de mutation, tant sur la forme que sur les thèmes abordés. Avec l'« esprit nouveau » prôné par Guillaume Apollinaire, on rompt...
moreLes grandes ruptures de la modernité • Le début du XX e siècle a été, pour la poésie française, une période de mutation, tant sur la forme que sur les thèmes abordés. Avec l'« esprit nouveau » prôné par Guillaume Apollinaire, on rompt avec la prosodie (rimes, métrique…) traditionnelle qu'avaient encore utilisée les poètes symbolistes de la fin du XIX e siècle (Verlaine, Rimbaud, Mallarmé). On supprime souvent la ponctuation, on emploie des vers libres, on invente des inscriptions typographiques et spatiales nouvelles (ex. : des calligrammes). Des aspects de la modernité (villes industrielles, trains et automobiles, électricité…) font irruption dans les poèmes. Les Villes tentaculaires du Belge Émile Verhaeren, Alcools du Français d'origine polonaise Guillaume Apollinaire, La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France du Suisse Blaise Cendrars témoignent du renouveau, non seulement de la poésie, mais de toute la vie artistique en France (peinture, musique, littérature) à la veille de la Première Guerre mondiale. • À la sortie des horreurs de la guerre, de nouvelles inflexions apparaissent dans le champ artistique, avec le mouvement Dada, né en Suisse, puis le Surréalisme, dont le chef de file fut André Breton. La remise en question des valeurs traditionnelles de la société bourgeoise française va ouvrir de nouvelles voies à la création poétique : importance donnée à l'expression de l'imaginaire et de l'inconscient hors du contrôle de la raison (par l'écriture automatique), éclatement des structures réglées de la langue, fabrication d'images fortes, voire provocatrices. • Même si, ensuite, tous les poètes ne poursuivent pas dans les registres esthétiques de la fulgurance et de l'onirisme, les ruptures de la modernité ont définitivement ouvert les portes de la liberté de création poétique aux générations qui suivront. Rythmes, images, figures, librement agencés, composent dorénavant l'arsenal dont disposent les poètes. Et ce sont ces armes que s'approprient, selon des modes très divers, les poètes francophones africains, antillais, malgaches, dans le contexte colonial d'abord, puis dans celui d'États indépendants, et en s'affirmant aujourd'hui dans un cadre mondialisé. L'affirmation d'une poésie noire francophone • De deux rencontres au début des années 1930 vont naître le mouvement de la « négritude » : d'abord entre le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas au lycée Schoelcher de Fort de France, puis de Césaire avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor au lycée Louis le Grand, à Paris. Pour ces jeunes gens, férus de littérature, qui ont tous fait leurs études en français, il s'agit de s'emparer de la langue du colonisateur pour affirmer une identité proprement négro-africaine, des valeurs culturelles propres aux Noirs du continent ou de la diaspora. • Aimé Césaire fait paraître en 1937, dans la revue Volontés, le Cahier d'un retour au pays natal, long poème en vers libres et en prose, oeuvre fondatrice de la négritude inspirée par un retour à la Martinique, où il a pris conscience du statut inégalitaire des Noirs, victimes du racisme et du colonialisme. Texte dénonciateur et révolté, c'est aussi un véritable manifeste poétique d'une grande puissance, nourri de métaphores hardies dans la lignée du surréalisme et où s'inventent des formes nouvelles. • Dans les revues qu'ils ont créées (L'Étudiant noir, Présence africaine, Revue du monde noir) et où sont publiés leurs premiers poèmes, les fondateurs de la négritude accueillent, entre autres, les Sénégalais David Diop et Birago Diop, les Malgaches Jean-Joseph Rabearivelo et Jacques Rabemanandjara, les Haïtiens Jacques Roumain et Léon Laleau, le Guadeloupéen Guy Tirolien… • En 1948, Senghor publie une Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, à l'occasion du centenaire de la Révolution de 1848 qui avait aboli définitivement l'esclavage et institué l'instruction gratuite et obligatoire dans les colonies. La préface du philosophe français Jean-Paul Sartre, intitulée « Orphée noir », rend hommage à « l'éminente dignité de la négritude » et en analyse l'importance littéraire mais aussi politique, alors que les mouvements pour l'indépendance des colonies s'affirment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Engagement politique et éloge de la beauté • Les caractéristiques de cette poésie de la négritude sont ainsi mises en lumière : revendication d'une liberté fondée sur une identité propre, d'où l'affirmation du refus du statut colonial ; relation ambiguë avec la culture du colonisateur, et donc avec la langue française ; mémoire de l'esclavage, qui hante surtout les textes caribéens, mais affleure aussi dans la poésie continentale ; quête des racines, qu'il s'agit de mettre au jour dans les mots, les rythmes, les sonorités. Chez les poètes antillais, notamment, se déploie le thème de la recherche des origines africaines perdues, qu'il s'agit de retrouver pour échapper à la perte de soi que serait l'oubli du traumatisme de la traite. • À ces thématiques historiques et politiques s'ajoutent chez tous une glorification de la nature, une valorisation des rituels, des traditions, un éloge de la beauté de la vie humaine et des paysages, et un hommage fréquent à la beauté des femmes noires. Dans un entretien en 1962, Senghor définira ainsi ses thèmes d'inspiration : la terre africaine, le lignage, les morts, la vie des paysans, les contes, les légendes, les mythes de