FONDER, HABITER ET BÂTIR
Des campements aux instant cities
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Éditions Esprit | « Esprit »
2021/9 N° 477 | pages 83 à 94
ISSN 0014-0759
ISBN 9782372341820
DOI 10.3917/espri.2109.0083
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Michel Agier
Fonder, habiter
et bâtir
Des campements aux instant cities
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E
n 1992, je vivais à Salvador de Bahia au Brésil depuis six ans.
Durant cette période, j’ai habité pendant près de deux ans
dans le quartier Liberdade, sur lequel je menais une recherche
urbaine et anthropologique. J’y ai étudié le racisme, la pauvreté et la
mobilité sociale, le mouvement noir et l’histoire du carnaval afro. À ce
moment-là, un fort mouvement autour de la fierté noire et du mouvement culturel afro redonnait une vigueur et une notoriété inédites à
ce quartier, dont les premières ruelles avaient été ouvertes à la fin des
années 1940 par des migrants venus du Recôncavo, la vaste région
entourant Salvador. À Liberdade, j’ai découvert la vie des mornes et
le labyrinthe des ruelles, impasses et venelles. J’ai rencontré une vieille
dame, Maria das Cinzas (« Marie des Cendres »), dont « la vie est un roman,
me disait-elle, et la famille une honte ». Elle n’avait plus d’âge. Sa peau
n’avait plus de couleur : elle était gris cendre, comme ses habits, toujours
la même jupe et le même chemisier, qui n’avaient plus que la teinte du
coton usé. Et c’est là, à Liberdade, que j’ai découvert Texaco. Plus précisément, c’est de là que j’ai vu Marie-Sophie Laborieux fonder le quartier
Texaco à Fort-de-France, tel que raconté par Patrick Chamoiseau dans
le roman du même nom1. J’ai lu le livre les yeux écarquillés, fasciné et
enchanté par tant de résonances.
1 - Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992. Le livre a reçu le prix Goncourt la même année.
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Michel Agier
Michel Agier
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D’abord, il y eut la ressemblance entre les histoires brésilienne et antillaise : l’esclavage, aboli à peine un siècle plus tôt au Brésil, un siècle et
demi en Martinique ; la dimension raciale des identités et des relations
dans une société multiraciale ; le pragmatisme, le fatalisme et la force des
esprits dans la culture populaire noire et urbaine, née dans l’esclavage et
poursuivie dans la société post-esclavagiste ; la « douce langueur » aux
Antilles comme la saudade au Brésil ; les zombis et les esprits là-bas,
et, à Bahia, le Preto velho (« le vieux Noir », esprit de la résistance à la
vie d’esclave), le Saci Pererê (personnage des contes, diablotin noir qui
marche sur une seule jambe en fumant la pipe), et autres êtres imaginés
composant toute une vie en double. Je me demandais si Chamoiseau, le
« Marqueur de paroles » (c’est ainsi que le personnage de l’auteur est nommé
dans le livre), n’était pas en train de parler de mon quartier Liberdade,
qu’on nommerait Liberté, celui de la ville du Saint-Sauveur, dans la baie
de Toussaint, au pays du bois de braise. La vieille Marie-Sophie Laborieux
de Texaco était la sœur de ma vieille Maria das Cinzas de Liberdade…
Ou bien, d’abord, il y eut l’écriture empathique : tous les ethnologues le
savent, décrire est une affaire d’écriture. Une décriture parfaite serait celle
qui trouve les mots et la syntaxe pour accorder, faire résonner idéalement
le contenu et la forme. C’est ce que fait le Marqueur de paroles. Au début,
le lecteur ne sait rien et, petit à petit, il apprend le ton, la voix même, la
grammaire, le rythme et enfin le sens des mots, qui lui deviennent aussi
familiers que les personnages et les paysages.
Ou bien encore, si Texaco a fait signe en moi, anthropologue des
inventions de la ville et des favelas, invasiones, quartiers déguerpis, slums,
campements, refuges, c’est à cause de « l’En-ville ».
Cet En-ville est une histoire sans fin qui relie le centre et ses marges,
la chose même et ses limites. Tout se joue aux frontières. Et alors, mon
Esternome (le père de Marie-Sophie), « Dis-moi, cet En-ville, qu’est-ce que
tu as ressenti en arrivant dedans 2 ? » Rien, le dedans n’est rien, juste l’objet
d’un désir, d’y être et d’en être. L’En-ville, c’est le lieu vers lequel on
court, mais juste un « lieu de passage », dit encore le vieil Esternome. Il ne
reste rien dans sa mémoire ; l’histoire qui reste est toujours celle du mouvement, de l’arrivée dans la ville par-derrière le poste à essence Texaco.
2 - Ibid., p. 180.
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Texaco, Liberdade et l’En-ville
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Je cherche fébrilement, près de trente ans après l’avoir découvert dans
le livre de la ville, le moment où Marie-Sophie Laborieux fonde le quartier
Texaco avec « la rage d’une guerrière ». C’est à quelques pages de la fin : elle
plante ses quatre bambous qu’elle entoure de toiles… « Puis je pris soin de
sarcler mon espace, de damer ma terre à l’intérieur de mon carré, de faire reculer la
campêche d’alentour dans un rayon de quatre mètres 3. » Voilà, c’est fait, « c’était
rien, juste un pare-soleil, mais c’était mon ancrage dans l’En-ville ». Fonder un lieu
est le plus élémentaire des gestes de l’humain. Il est le contraire de l’idée
de racine ou d’origine. Fonder un lieu, c’est arriver d’ailleurs, franchir un
seuil, s’établir sur une frontière et délimiter d’un trait sur la terre la place
qui me revient, à laquelle chacun a droit, un refuge, un coin, un recoin,
un foyer, une chaleur.
Le « campêche », ce terrain où naît le quartier Texaco de Fort-de-France,
c’est le nom d’un arbuste, ou de la brousse en général, et la brousse, c’est
la meilleure traduction possible du mot favela, qui désigne aussi un petit
arbuste qu’on trouve sur certaines collines : dans la périphérie de Rio de
Janeiro, au début du xxe siècle, l’occupation du Morro [morne] da favela a
été la première… favela. Repousser la brousse, le buisson, le campêche,
c’est marquer la fine limite entre l’En-ville et sa marge, son dehors, entre
nature et culture. Une limite incertaine, amovible, évolutive…
Le quartier Liberdade où habitait Maria das Cinzas est né d’une histoire de favela. J’ai connu Maria dans une toute petite ruelle piétonne
appelée avenida (littéralement et ironiquement « l’avenue »)… Il faudrait
faire l’ethnographie de chaque ruelle pour comprendre la formation des
« invasions » dans cette ville4. Entre les années 1940 et 1970, période
de grandes migrations rurales vers la ville, des familles venues des
régions sèches du Nordeste et du littoral sud-bahianais ont trouvé à
s’installer à l’arrière des maisons du quartier – Liberdade était le nom
d’une rue d’entrée dans la ville, dans une zone encore périphérique et
rurale. Les récits disent tous le moment où l’occupant d’une casa da frente
(une « maison de devant », c’est-à-dire donnant sur la rue, visible) cède
l’espace de derrière (quintal, le jardin, l’arrière-cour) aux migrants sans
abri, autorise leur installation illégale contre la promesse d’un loyer ou
de services. Les baraques de bois et de terre séchée s’étirent rapidement
3 - Ibid., p. 326.
4 - À Salvador de Bahia, on nomme « invasion » ou, plus récemment, « occupation » les établissements
nommés favelas à Rio de Janeiro et au Brésil de manière générique.
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à l’arrière de la maison, le long d’une venelle de terre qui se prolonge
sur des dizaines de mètres. La frontière du lieu est repoussée jusqu’à
rencontrer un autre groupe de cases et de baraques à l’arrière d’une autre
« maison de devant ». Reliées les unes aux autres, ces venelles et ruelles
ont formé le paysage labyrinthique des favelas.
Ainsi, la fondation se fait par partage et délimitation avec l’urbain
déjà existant (la maison de devant et la rue déjà occupée) et avec la terre
encore restée inhabitée (à l’arrière). Exister comme lieu a nécessité cette
séparation initiale des autres et de la nature ; et, plus tard, l’illégalisme
de l’installation rend nécessaire le rappel de cette fondation et de ses
frontières. Avec le temps et avant même leur légalisation, les habitants
des avenidas ont ajouté une entrée (parfois marquée par une porte, voire
un porche) et ils ont désigné un fond (fundo da avenida, où se font les
travaux domestiques ou artisanaux des habitants), ou bien ils ont créé
une sortie, qui marque la limite et le passage vers l’espace environnant
et autre, accessible par une autre ruelle, une autre porte, etc.
Entre-temps, dans à peu près tout le quartier mais à des degrés différents selon les ruelles, les lieux se sont transformés. Les habitations se
sont consolidées, ont parfois reçu des étages supérieurs, ont été reliées
de manière légale ou illégale aux réseaux techniques de la ville (eau,
électricité, égouts, transports).
Avec de nombreuses nuances et particularités locales, c’est une histoire qu’on retrouve dans de nombreux pays latino-américains entre les
années 1940 et 2000. Dans un premier temps (années 1940-1960), les
« invasions » et « occupations » urbaines des migrants sont suivies par
des expulsions violentes depuis la ville légale intra-muros, elle-même
en croissance démographique, vers la périphérie extérieure, marquant
souvent un rejet social et une volonté politique de mise à l’écart des
migrants pauvres et indésirables (1960-1970). Puis l’échec et le coût
économique et politique de ces stratégies de mise en ordre urbain, ainsi
que la résistance des favelados (années 1980-1990) ont entraîné, à partir
des années 1990, un changement politique, consistant à négocier la transformation progressive de ces zones urbaines précaires.
Même si elle disait que sa famille était une honte, Maria das Cinzas avait
autour d’elle tout le petit « monde » de son avenida, une centaine d’habitants dans des baraques et maisons de planches, aux portes ouvertes : un
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cadre familier qui lui permettait de se nourrir chaque jour, ainsi que sa
fille et son petit-fils, et de garder le contact avec le monde.
Ce que l’enquête interne, longue et empathique dans ces milieux
sociaux précaires permet de trouver, c’est la reconstruction d’une ville
familière sous la forme de réseaux de personnes et de lieux, aussi défavorable que soit leur cadre matériel et architectural5. Les pleurs des habitants des barres de cités de banlieue en France devant le spectacle de
leur destruction attestent de cette capacité à rendre familier l’espace
apparemment le plus hostile, de même que, des milliers de kilomètres
plus loin, en attestent les mouvements des associations de favelados pour
la transformation et l’amélioration de leur cadre de vie, contre sa destruction et à la place souvent de leur relogement dans des quartiers plus
périphériques encore. Réhabiliter un logement précaire, voire d’emblée
habiliter un habitat autoconstruit plutôt que le détruire est la solution
pragmatique d’un urbanisme populaire. C’est l’inverse d’une solution
industrielle, anonyme, inspirée par une vision figée de la ville et confinant
l’innovation à l’esthétique, qui reste la solution préférée, assez spontanément, par une part encore dominante des aménageurs, urbanistes ou
architectes. Celle-ci est pourtant aujourd’hui contestée.
Faire communauté, faire ville
C’est un constat encore fragile, mais il semble en effet que certains professionnels de la ville et penseurs de l’urbanisme remettent de plus en plus
en cause, depuis quelques années, le fonctionnalisme urbain du xxe siècle,
dont on mesure rétrospectivement l’autoritarisme et la violence. Ses
« plans » et « programmes », et même ses plus récents « projets », derniers
avatars des années 1990, ont incarné des politiques urbaines volontaristes
et verticales, qui s’attribuaient un pouvoir quasi magique de mise en ordre
et de bonheur en supposant une transparence entre une forme urbaine
décidée « en haut » et la vie sociale « en bas ». Inverser radicalement cette
approche techniciste et autoritaire est aujourd’hui possible.
5 - C’est le propre de la démarche anthropologique de partir de la description micro-locale des processus
pour aboutir à une compréhension des lieux. Je renvoie à mon Anthropologie de la ville (Paris, Presses
universitaires de France, 2015) où cette démarche est explicitée.
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Récemment, des mots et des idées plus simples, plus souples, plus
« liquides » dirait le sociologue Zygmunt Bauman (théoricien de la « société
liquide », un monde instable et incertain6 ), se sont immiscés dans le débat.
Reconnaissant en particulier la place de la mobilité dans la forme même
de la ville, des architectes et des urbanistes prônent désormais une ville
résiliente, inclusive, une « ville accueillante 7 », ils envisagent la possibilité
d’une « ville inachevée » et d’un « urbanisme temporaire 8 » ou d’un « urbanisme
de situation 9 ».
Pour le sociologue et urbaniste Richard Sennett comme, avant lui,
pour l’urbaniste critique Jane Jacobs, pour être efficace, on doit revenir
au niveau micro-urbain et à l’informalité contre l’autoritarisme du trop
planifié, on doit même aller vers « une architecture sans architecte », « un urbanisme sans urbanistes 10 ». Ils opposent ainsi le pragmatisme des habitants à
la vision formelle et idéalisée des aménageurs.
Lors d’une enquête dans des camps de réfugiés en Sierra Leone, au
milieu des années 2000, j’ai rencontré des réfugiés libériens qui avaient
hâte de rentrer chez eux. Pas tout à fait « chez eux », d’ailleurs : leurs villages du nord du Liberia avaient été détruits et il fallait tout reconstruire.
Ils préparaient un projet de reconstruction tout en manifestant devant
les locaux du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés afin
de demander leur rapatriement. Deux aspects de leur projet m’ont particulièrement marqué. D’une part, aussi peu « experts » en aménagement
ou en montage de projets fussent-ils, ils préparaient une demande à
présenter à diverses organisations internationales qui, ils le savaient, leur
apporteraient facilement de l’aide financière pour retourner chez eux. Le
camp de réfugiés avait été pour eux un espace de mise en contact avec
le monde « global », de découverte et d’apprentissage des modèles de la
communauté internationale. D’autre part, leur projet était un « projet de
ville », me disaient-ils, parce que revivre dans les villages était risqué : ces
6 - Voir Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, trad. par Laurent
Bury, Paris, Seuil, 2007.
7 - Cyrille Hanappe (sous la dir. de), La Ville accueillante. Accueillir à Grande-Synthe : questions théoriques et pratiques sur les exilés, l’architecture et la ville, La Défense, Plan Urbanisme Construction
Architecture, 2018.
8 - Patrick Bouchain, Construire autrement. Comment faire ?, Arles, Actes Sud, 2006.
9 - Françoise Fromonot, « Manières de classer l’urbanisme », Criticat, no 8, septembre 2011.
10 - Voir Richard Sennett, Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville, trad. par Astrid von Busekist,
Paris, Albin Michel, 2019. Voir aussi Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, trad.
et présenté par Claire Parin, postface de Thierry Paquot, Marseille, Parenthèses, 2012.
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derniers étaient trop petits, les habitants auraient été isolés et vulnérables
face aux retours possibles des groupes armés. S’assembler efficacement,
c’était d’abord faire une ville, qu’ils associaient aux idées de sécurité et
de développement.
Il ne s’agit pas de démographie ou de taille de l’espace urbanisé, il s’agit
de la ville comme état d’esprit, organisation sociale et agencement de la
diversité culturelle, mais aussi et tout autant, de la ville qui se bâtit concrètement et aménage des espaces d’habitat, de circulation, de rencontre.
Ce pour quoi l’anthropologie urbaine, dans son ambition universaliste,
est requise, me semble-t-il, c’est justement penser ce lien entre l’espace et la
communauté : comment se créent la relation dans et avec le lieu, l’identification locale, la mémoire, et aussi l’action, c’est-à-dire tout ce qui permet
d’habiter un lieu, de l’occuper. Cette approche associe donc étroitement
la « cité » (une forme de la vie collective, un esprit et une perception
d’un commun) et la « ville » (une réalité physique dans sa spatialité et sa
matérialité), pour reprendre les deux définitions que Richard Sennett a
récemment défendues en s’interrogeant sur leurs liens11.
D’étranges établissements futuristes
C’est pourquoi les espaces précaires, peu ou pas bâtis, ont une grande
valeur expérimentale et heuristique, si l’on veut bien leur porter un regard
scientifique, fait d’observation et d’analyse, et non un regard politique ou
moral, fait de jugement, compassionnel, accusateur ou esthétique. On
n’imagine pas assez l’effet paradoxal que peuvent avoir les indignations sur
les bidonvilles et campements « indignes », qui sont à double tranchant :
si elles peuvent encourager les actions sociales et associatives en faveur
d’une reconnaissance des plus démunis dans la société, les mêmes paroles
peuvent aussi justifier les expulsions et démantèlements. Leurs occupants,
eux, pourront voir ces mêmes lieux comme une étape d’arrivée en ville
dans un parcours non linéaire d’intégration (une possibilité d’arrival city,
telle que défendue, par exemple, par le journaliste Doug Sanders1 2 ). Toute
l’histoire des favelas relate cette odyssée urbaine de plusieurs décennies
11 - R. Sennett, Bâtir et habiter, op. cit.
12 - Doug Sanders, Du village à la ville. Comment les migrants changent le monde, trad. par Daniel
Poliquin, Paris, Seuil, 2012.
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jusqu’à la politique dite de favela-bairro (« du bidonville au quartier ») des
années 1990 dans la ville de Rio de Janeiro d’abord, saluée et suivie par de
nombreuses capitales latino-américaines ensuite, et qui a consisté à stabiliser, au lieu d’expulser, les établissements précaires en quartiers durables.
C’est dans ces marges, friches et « non-villes » que j’ai trouvé un futur
déjà là, quelque peu anachronique donc, tout à fait décentré de la ville
historique, notamment européenne, à laquelle nous nous référons encore
trop souvent pour penser l’universalité des villes. Je me suis familiarisé
avec la vie quotidienne des zones de marges ou frontières, de borderlands,
et avec celles et ceux qui les habitent ou y passent. Loin d’être exceptionnelle, cette recherche m’a semblé expérimentale et exemplaire d’un
certain futur urbain. Elle rappelle les propos des urbanistes qui pensent,
avec Jane Jacobs ou Richard Sennett, un urbanisme pratique – ou « pragmatique », selon Sennett, qui ancre depuis longtemps sa réflexion dans
l’homo faber, dans le faire de l’humain. Il faut, écrit-il, « placer l’homo faber
au centre de la ville 13 ».
Ce sont d’étranges établissements humains qui ont formé le paysage
de mes terrains : on y trouve des armatures flexibles, modulables à
volonté, des murs transparents, des cubes réversibles ou transposables.
Curieusement, ces lieux font d’emblée penser à une ville, mais une ville
précaire et démontable : certains sont des agglomérations temporaires
dont la matière est faite de murs en toile plastifiée, de charpentes en
planches, en tubes métalliques ou en branchages, de citernes d’eau en
caoutchouc, de canalisations et latrines en prêt-à-monter, prêt-à-défaire,
prêt-à-transporter. Les lumières de ces villes sont intermittentes et blafardes, fournies par des moteurs électrogènes mis en route à chaque nouvelle arrivée (fruit d’un désordre ou d’une catastrophe, devenue elle-même
prévisible tout comme ses conséquences techniques – ruptures dans les
flux et les stocks d’énergie, de nourriture ou de services). Dans ce paysage
bien réel, les va-et-vient incessants de camions blancs bâchés apportent de
grandes quantités de riz, de boulgour, mais aussi de personnes déplacées.
Parfois, sur quelques terrains vagues des camps de réfugiés, des enfants
jouent au football, ou ailleurs, comme dans le pourtour de la « jungle »
de Calais, des adultes inventent un terrain de cricket.
13 - R. Sennett, Bâtir et habiter, op. cit.
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· ESPRIT · Septembre 2021
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Instant cities
Inspirées de ces espaces résiduels et des vies « en reste 14 » qu’ils abritent,
mais appelées à se répandre autant que les mobilités de toutes sortes
(précaires ou non, locales, régionales ou mondiales) se développeront,
une écologie et une anthropologie urbaines sont tout à inventer pour le
monde à venir ; nous n’en connaissons encore presque rien, si ce n’est
qu’elles seront marquées par une culture de l’urgence, du présent et de
l’incertitude, organisant et meublant des espaces nus ou rasés ou abandonnés, pour des durées inconnues. Ce qui est marquant est la répétition
du vide qui prévaut au premier jour de ces
Une écologie et une
fragiles agglomérations, mais aussi la
anthropologie urbaines sont
résurgence rapide de la vie sociale, de la
tout à inventer pour le monde
débrouille technique, d’une organisation
à venir, elles seront marquées
politique et de la quête de sens. Ces villes
par une culture de l’urgence,
de l’instant sont aujourd’hui en marge de
du présent et de l’incertitude.
la modernité, mais elles expérimentent,
voire anticipent des formes de localité inédite, au-delà de cette même
modernité. Futuristes, alternativement dystopiques ou utopiques, elles
se répandent dans le monde et semblent dessiner déjà un modèle urbain.
C’est pourquoi le thème des instant cities (villes « instantanées », bâties
« du jour au lendemain ») revient dans les débats contemporains des
urbanistes et des architectes. Il est possible de l’aborder plus largement,
du point de vue de la formation anthropologique des villes.
14 - On pense aux “wasted lives” de la mondialisation, analysées par Z. Bauman, Vies perdues. La
modernité et ses exclus, trad. par Monique Begot, Paris, Payot, 2006.
· ESPRIT · Septembre 2021
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À partir de la matière première disponible dans la nature (terre, eau, bois
de forêt) ou de la matière résiduelle de produits manufacturés (planches,
palettes, bâches plastifiées, toiles de sac, feuilles métalliques d’emballage,
plaques de polystyrène), des habitants bricolent et pratiquent une architecture adaptative, réactive, avec les moyens du bord, comme ailleurs
ou autrefois une architecture des favelas ou des bidonvilles. Des maisons
en pisé côtoient d’autres constructions en tissus, cartons et tôle. Cette
matérialité est en constante transformation.
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Le thème est ancien, il est apparu dans les années 1960 et 1970, d’abord
avec l’histoire des villes du far west américain, nées « en un jour » et très vite
grandies et développées comme le racontent les récits de San Francisco
ou de Denver, dans lesquels des migrants arrivaient et traçaient leurs
nouvelles vies conquises sur des espaces nus15. À la même époque, des
architectes anglais (Peter Cook et le groupe Archigram) s’inspiraient des
lieux de rassemblements et de festivals précaires, comme Woodstock,
pour imaginer des villes elles-mêmes mobiles – une utopie de ville faite
plutôt d’objets, d’images et de sons transposables que de formes matérielles fixes. Troisième forme desdites instant cities, bien différente en
apparence, celle qui est allée des villes de l’instant aux « villes fantômes »,
à l’instar des utopies graphiques des villes hors-sol construites en Asie,
dans le golfe Persique et au Moyen-Orient principalement, sur le modèle
de Dubaï. Nous sommes aujourd’hui dans une autre mise en œuvre de
ce modèle. En 2015, la Cité de l’architecture et du patrimoine montait
l’exposition Habiter le campement, qui réincarnait très concrètement le
concept à travers les rassemblements festivaliers (la « ville » de trois jours
du festival Burning Man aux États-Unis), mais aussi les campements de
yourtes pour les travailleurs migrants, les campings et mobile homes pour
touristes et travellers, ou les camps-villes pour réfugiés16.
Le point commun de toutes ces expériences d’instant cities est leur
ambition de réduire, voire de supprimer l’écart entre le temps et l’espace.
Le paramètre temporel devient ainsi l’un des facteurs de qualification de
l’espace : en combien de jours, semaines ou mois, tel lieu, tel quartier ou
telle « ville » peuvent-ils être bâtis ou aménagés ?
On peut s’interroger aussi sur le caractère utopique ou dystopique
des imaginaires urbains qui naissent de l’observation des instant cities
d’aujourd’hui et de leur permanence malgré leurs destructions répétées.
Faut-il opposer une occupation de ZAD (« zone à défendre »), une
invasion de bidonville et une installation de migrants sans abri devenue
« jungle », selon le pourquoi de leur existence, toujours spécifique ? Ne
15 - Voir Gunther Barth, Instant Cities: Urbanization and the Rise of San Francisco and Denver, Oxford,
Oxford University Press, 1975.
16 - Voir le catalogue de l’exposition, Fiona Meadows (sous la dir. de), Habiter le campement, Paris/
Arles, Cité de l’architecture et du patrimoine/Actes Sud, 2016. Mettre côte côte toutes ces formes
contemporaines d’établissement précaire, aussi choquant que cela puisse paraître, aide à comprendre
l’émergence d’un modèle d’instant city au-delà des dimensions morales ou esthétiques, positives ou
négatives, attachées à ces lieux.
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· ESPRIT · Septembre 2021
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Michel Agier
Fonder, habiter et bâtir
faudrait-il pas plutôt les rapprocher selon le comment de leur processus,
toujours situé entre résistance et adaptation, et selon les possibles qu’ils
ouvrent ? Si ces habitats humains peuvent être considérés, au-delà de leur
justification immédiate, comme les tout premiers gestes d’un processus
urbain, du faire-ville dans son universalité, alors il convient de s’interroger sur ce qu’ils ouvrent, les décrire en risquant des scénarios.
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Comment passe-t-on de cette marginalité qui fait désordre à de la ville
et à un possible modèle d’être-au-monde ? Une pensée concrète, une
architecture anesthétique, un habitat minimal, évolutif, peuvent rendre
justice à ces situations et leur donner une chance d’inspirer d’autres expériences et d’autres manières de faire ville. Cela fait écho à l’approche et à
quelques-uns des termes de l’architecte grec et français Georges Candilis
(1913-1995), pour qui l’observation directe, au Pérou, dans la périphérie
de Lima, au début des années 1970, d’un processus d’installation et de
construction d’une invasión fut un choc. Dans la nuit, « des milliers de personnes » avaient envahi un terrain vague « pour construire une nouvelle ville »,
l’alerta son collègue péruvien17.
C’est moins l’invasion elle-même que la réaction de l’architecte européen
qui m’intéresse ici. Longtemps collaborateur de Le Corbusier, Candilis
a ensuite passé des années à concevoir, en Europe essentiellement, des
très grands ensembles à bas prix, pour « les plus démunis ». Il voit dans le
mouvement d’invasion urbaine à Lima un « raz de marée populaire », devant
lequel les autorités cèdent et qui va « construire une maison, une ville, sans
matériaux ni architectes, avec la seule force du Plus Grand Nombre et le seul espoir
de survivre ». Le deuxième jour de l’invasion, sous les yeux de l’architecte
devenu simple témoin, les maisons commencent à s’édifier avec des
matériaux de récupération, des quartiers se forment et les habitants, « y
compris les enfants », votent pour désigner leurs responsables. « J’assistais,
émerveillé, écrit Candilis quelques années plus tard, à la naissance d’une véritable “communauté urbaine” », et il évoque, enthousiaste, « l’esprit même de
la ville ».
17 - Georges Candilis, avec Michel Lefebvre, Bâtir la vie. Un architecte témoin de son temps [1977],
Paris, Infolio, 2012, p. 304.
· ESPRIT · Septembre 2021
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« L’esprit même de la ville »
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Il exprimait ainsi l’intense découverte que cet événement avait représentée pour lui, et surtout le fait que le faire-ville passe par un événement,
qui est l’irruption d’un sujet citadin, porteur de l’esprit de la ville et faiseur
de communauté urbaine. C’est ce sujet citadin et cette communauté
urbaine qui font la ville et qui permettent de penser à nouveaux frais le
modèle des instant cities, contre l’idée qu’il puisse naître hors-sol.
Ce partage d’expériences, pour devenir systématique et efficace sans
être du mimétisme ni du collage formel, suppose une prise de conscience
de l’égalité théorique de toutes les formes urbaines. Sans exotisme ni
populisme, mais avec une attention à ce qu’il y a de plus universel dans
cette modalité de faire-ville, c’est-à-dire une énergie de rassemblement
et de mise en commun, dont la disparition, à l’inverse, engendre les
étalements diffus et les ghettos qu’on connaît aussi aujourd’hui dans le
monde.
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Michel Agier