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Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation

2010, Archives de sciences sociales des religions

Archives de sciences sociales des religions 152 | octobre-décembre 2010 Bulletin Bibliographique Walter BENJAMIN, Romantisme et critique de la civilisation Textes choisis et présentés par Michael Löwy. Paris, Éditions PayotRivages, 2010, 238 p. Daniel Vidal Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/22652 DOI : 10.4000/assr.22652 ISSN : 1777-5825 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 Pagination : 9-242 ISBN : 9782713223013 ISSN : 0335-5985 Référence électronique Daniel Vidal, « Walter BENJAMIN, Romantisme et critique de la civilisation », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 152 | octobre-décembre 2010, document 152-11, mis en ligne le 13 mai 2011, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/22652 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/assr.22652 Ce document a été généré automatiquement le 21 septembre 2020. © Archives de sciences sociales des religions Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation Walter BENJAMIN, Romantisme et critique de la civilisation Textes choisis et présentés par Michael Löwy. Paris, Éditions PayotRivages, 2010, 238 p. Daniel Vidal RÉFÉRENCE Walter BENJAMIN, Romantisme et critique de la civilisation, Textes choisis et présentés par Michael Löwy. Paris, Éditions Payot-Rivages, 2010, 238 p. 1 Il est, dans l’œuvre de Walter Benjamin, un principe de séduction qui ne tient pas à l’improbable unicité d’une pensée dont témoignerait chaque ouvrage, de L’origine du drame baroque allemand aux Passages parisiens, de L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique au Charles Baudelaire, mais, pour reprendre une formule de M.Löwy, au statut des écrits du philosophe comme «bloc erratique» à l’écart des grandes constructions culturelles et idéologiques «modernes». Chaque œuvre constitue en elle-même une exigeante leçon de critique sociale, qui vise infiniment moins à définir le lieu et la raison d’une «vérité» qu’à inaugurer l’espace de nouvelles interrogations. Aussi bien la pensée de W.Benjamin, dissolvant les cadres classiques de l’argumentaire, procède-t-elle par poussées successives, tensions et ruptures, – fragments. En ce sens, elle s’inscrit au cœur même du romantisme allemand comme son écho le plus précieux en une histoire de vastes tourmentes, en même temps que son principe de déchiffrement le plus rigoureux. Pour les ouvrages aboutis, accessibles à un lectorat passionné, combien de textes demeurèrent ignorés de nous, parsemés au cours d’une existence dont la fin tragique peut apparaître comme accomplissement dans le réel d’une pensée tout entière centrée sur le sens du deuil, de son impossible travail – de son destin. Plusieurs de ces textes, «inédits en français ou introuvables», sont aujourd’hui, grâce à M.Löwy, remis en lumière, selon la chronologie de leur publication, Archives de sciences sociales des religions, 152 | octobre-décembre 2010 1 Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation soit de 1913 à 1939, sous la double référence au romantisme et à la critique du capitalisme et de sa civilisation. 2 Contre le «meilleur des mondes possibles» que prétendent instituer les «états industriels à la grande époque du capitalisme», et la «rationalité» apaisante qui veut en être la langue naturelle, Benjamin oppose, en un Dialogue sur la religiosité du présent, où les locuteurs figurent l’avers et le revers d’une même inquiétude, le flamboiement du romantisme, cette «vision puissante de la face nocturne de la nature, bizarre, horrible, effrayante, abominable, vile». Nature humaine, nature sociale – histoire. Shakespeare n’est pas loin et Hugo tout proche, et Ibsen, qui viendra à son heure, et Baudelaire, bien sûr, qui est déjà là. Voici venu le temps du désenchantement, car il n’est plus possible d’exister selon les impératifs du progrès, de la raison comptable, de la «religion sociale». L’optimisme n’est plus notre pente naturelle. Place, dit Benjamin, à «notre scepticisme, à notre désespoir». Échec de la pensée? Non, sa plus grande chance: «malheur à celui qui oublie l’objectif qu’il poursuit et s’en remet, plein de confiance, à la démarche en crabe de l’évolution». Alors, oui, un autre sujet est possible qui, à partir de son «intériorité», «seul lieu où rester pur», peut avoir «désir des choses inouïes». Et tel désir, qui peut, sans passéisme régressif, solliciter les temps originels, en leur fiction et mythe, aussi bien que les projections utopiques, et leur déploiement en des frontières où sens et signes, se métamorphosent, tel désir est seul ainsi capable de maintenir le sujet debout au cœur d’une histoire ravagée. Certes, il y faut quelque violence, symbolique, et la religiosité qu’invoque Benjamin ne se satisfait pas d’une contemplation panthéiste du monde et de ses crises sociales et humaines. Elle invite au contraire à «ne pas méconnaître ce qu’il y a de violent, d’exigeant dans l’esprit, cette rage d’ouvrir des abîmes et de les franchir». Serait-on là au seuil de quelque «mystique profane»? On sait Benjamin trop vigilant contre tout appel à transcendance. Mais religiosité n’est pas religion. Elle relève de ce qu’il nomme «esprit», en sa rage et sa force de rupture, en sa tension toujours vers son propre dépassement et son aventure hors territoires consacrés. Et tel esprit, écrit-il, «est à la fois le signe précurseur et l’ennemi du sentiment religieux». C’est en cet entre-deux que peut se déployer une «religiosité pour notre temps», une capacité à habiter un monde inhabitable, en ses marges et ses noirceurs. Cette capacité, seuls en peuvent témoigner les «asservis» – non pas, selon un schéma marxiste que Benjamin sut emprunter dans les limites de son ustensilité, mais, à partir de la conception de Lukács, cette génération d’écrivains en porte-à-faux de leur société, errants magnifiques, critiques lucides. Intellectuels pour ainsi dire désaffiliés de leur héritage, et seuls, pour l’essentiel, capables de surprendre le monde en son défaut et sa faillite. 3 Désir est donc violence, que Benjamin réintroduit dans la critique de l’histoire. Mais il ne s’agit pas d’un désir dans les limites de l’individu. Ce serait faire contresens que d’affecter cette violence et sa capacité critique à l’homme dans sa solitude: l’individualisme serait une façon de repli sur soi, quand il convient, au contraire, de penser la critique comme force libératrice des contraintes sociales, et surgissement d’avenir désirable. «C’est un faux romantisme, celui qui veut trouver l’extraordinaire dans chaque individu infini, au lieu de le chercher dans le devenir de l’homme, dans l’histoire de l’humanité». Il n’est de romantisme que cet impératif «indépassable» qui pose la «volonté» au principe de la «beauté, de la vertu, de l’action». Ce vouloir dispose, contre les contraintes et déterminismes sociaux et culturels, le «sujet historique», selon la terminologie d’A. Touraine, au point critique où «la réalité fanatique et Archives de sciences sociales des religions, 152 | octobre-décembre 2010 2 Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation bouillonnante des hommes et des époques» atteint au tragique. Le tragique, ou la condition humaine conçue et vécue comme seule ainsi possible, et pensable. Le tragique comme condition, à proprement parler, de l’humain: il est «l’unique forme qui soit originellement appropriée au dialogue humain (...) C’est la pure parole qui est immédiatement tragique». 4 Il m’apparaît qu’ainsi élaborée par Benjamin, la conception tragique de l’historicité peut s’entendre comme dispositif sacrificiel: tel est le destin en l’histoire, puisque telle est la culpabilité. Le tragique est la mise en relation de ce destin et de cette faute. Dans ses Remarques sur le problème du drame historique, et son analyse du Plus grand monstre, la jalousie, de Calderón, Benjamin apprécie la «nature de l’homme, ou plutôt celle des choses», comme «résultat final du drame historique». C’est le drame qui fait l’homme et son histoire, et non l’homme qui viendrait à son drame comme seule issue possible à ses conflits. Plus exactement, le drame est toujours déjà là, comme «morceau d’histoire devenu nature», comme «destin». L’on ne peut plus alors penser l’histoire comme «inévitable connexion des causes et des effets», mais comme lieu où s’accomplissent les «déterminations» et se décline leur «sens éternel». Mais si tel est le nœud du drame d’être déjà inscrit dans l’action, c’est qu’en cette action, en ce conflit, en cette passion dévorante, s’énonce le revers du monde, la faute «originelle»: la culpabilité. Au cœur du concept de destin, écrit Benjamin, est «la conviction que c’est toujours la culpabilité seule (...) d’une créature (...) – et non la faillite morale d’un acte qui fait de la causalité l’instrument d’un fatum se déroulant inexorablement». Au centre du destin, cette «créature», – ce sujet et sa décision. Aussi bien le destin est-il lié à la mort, non la mort «triomphale du héros tragique», mais la mort comme expiation. 5 S’est-on éloigné de la critique sociale et de la revendication de romantisme? Il semble au contraire que la relation entre historicité et tragédie, entre acteur historique et dramaturgie de l’action, convergent vers le même horizon de pensée, qui lie chez Benjamin l’exigence d’une raison ouverte à tous les possibles de l’homme, et l’injonction de déplacer en permanence les frontières du vrai. Il y a quelque pari en cette posture en carrefour, dont le romantisme allemand, en son «absolu» et ses transfigurations, a exploré les conditions et les tourmentes. Plus près de nous, et d’un autre rivage sans doute, Gide pourrait être ici même sollicité. Qu’est-ce, ainsi, que penser? J’emprunte à W. Haas, l’essayiste, l’ami de Benjamin, cet élément de réponse, qui vaut exemplairement pour lui: «Être capable de jouer toute sa vie dans un raccourci improbable pour n’importe quel détail de ce monde: c’est cela et rien d’autre qu’on appelle “penser”». On sait qu’en tout «détail» un diable peut se cacher, mais aussi bien un dieu – bref, un indécidable. Ce que Hofmannsthal nomme «l’ambiguïté cachée du monde des images», et qu’il convient, la magnifiant et la portant au comble de sa tension, de faire advenir par elle quelque réalité jusqu’alors méconnue. Cela relève de l’ordre – ou du désordre – de l’excès, quand cette autre réalité, en son étrangeté, parle un langage qu’Artaud dirait «sibyllin», excédant en effet les raisons d’y croire. Ainsi en est-il de contes fantastiques, chez Hoffmann, Poe, Panizza, et chez Kafka, le maître. Il ne s’agit en rien, on en conviendra, d’un jeu, quand s’y engagent la vie, la mort. Quand s’y développe, aussi bien, une critique radicale des cadres sociaux et idéologiques de la «modernité» et du monde qu’elle justifie. 6 Pour cette entreprise de dé-légitimation, il convient de garder mémoire des œuvres qui s’y sont engagées. En 1932, Benjamin et Haas savent les périls qui menacent, tels un destin prophétisé. Publiant des Extraits d’écrits allemands d’un temps révolu, ils entendent Archives de sciences sociales des religions, 152 | octobre-décembre 2010 3 Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation définir l’itinéraire des intellectuels témoignant du statut culturel du «bourgeois cosmopolite» et son abâtardissement en celui de «grand bourgeois». Commencé avec «la critique et les promesses les plus radicales de ce qu’il y a d’insupportable pour l’homme dans l’histoire universelle», critique qui a valeur universelle et cosmopolite, la trajectoire s’épuise en «débâcle», le grand bourgeois régnant sans partage sur un monde déshumanisé, comptable et «automate». Il n’est pas ici le lieu de retracer les étapes de cette mutation, qui conduit au début du XXe siècle la bourgeoisie à toute «violence, ruse et suggestion». Mais pour notre actualité, ceci, de Herder, sans commentaire: «“Délire nationaliste” est une expression horrible. Ce qui a fini par prendre racine dans une nation, ce qu’un peuple reconnaît et estime: comment cela pourrait-il ne pas être vrai? (...) Celui qui ne participe pas à ce délire est un sot, un ennemi, un hérétique, un étranger (...) Il est effrayant de voir à quel point le délire reste imprimé dans les mots, une fois qu’il les a frappés de son sceau»: ainsi du «sang», du «patrimoine», de la «propriété», etc. Mais il faudrait citer Kant, von Arnim, et le superbe texte de Heine, «Je sais», écrit-il à propos du communisme, que «les mains calleuses briseront sans merci les statues de marbre de la beauté, si chères à mon cœur (...) que mon Livre des chants servira à l’épicier pour faire des cornets dans lesquels il servira du café ou du tabac à priser pour les vieilles femmes de l’avenir (...) Et pourtant je l’avoue avec franchise, ce même communisme exerce sur mon âme un charme dont je ne puis me défendre (...) Comme dogme principal ils [les communistes] professent le cosmopolitisme le plus absolu, un amour universel de tous les peuples [à l’inverse] de nos prétendus patriotes germaniques, ces militants bornés d’une nationalité exclusive». Illusion d’un avenir, mais fondement de telles tragédies personnelles, qu’on ne peut le méconnaître. 7 En cette illusion, Benjamin ne trébucha pas. Non qu’il récusât le marxisme, pas plus, à l’évidence, ainsi que le rappelle M.Löwy, le messianisme juif. Mais cette diagonale du romantisme à Marx et à ce messianisme des origines, a trouvé, dans l’Institut des sciences sociales de Francfort un espace de reconnaissance, et d’accomplissement. Question, si l’on peut dire, de méthode: l’Institut, précise Benjamin, ne joue pas à la rigueur méthodique comme faire-valoir de la «science». «Précipité d’une expérience inaliénable qui traverse toutes leurs réflexions», Horkheimer, Pollock, Fromm fondent ce centre de recherches sur le principe de base de la Théorie Critique: «la confirmation – la preuve que “pensée” et “réalité objective” coïncident – est elle-même un processus historique qui peut être ralenti et interrompu». Cette posture épistémologique n’a pas encore épuisé les passions en tous sens qui s’en sont emparées, pour son crédit ou son équivoque. Benjamin n’entre pas, dans le texte qu’il lui consacre, dans les conséquences de la démarche au regard de la recherche critique; mais, ainsi que l’écrit Albert Béguin dans L’âme romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand, et qu’il commente, il sut déceler, dans ce cercle critique, la même «stupeur qu’inspire la condition humaine, contemplée un instant dans toute son étrangeté, avec ses risques, son anxiété entière, sa beauté et ses décevantes limites». Mais Benjamin ne fut pas homme de contemplation. Trop d’urgences d’histoire, trop de failles et faillites sociales, trop de fureurs à l’horizon et dans les moindres détails de la vie quotidienne, lui faisaient obligation d’analyser, avec l’acuité du regard et la précision de l’écriture, le temps présent, et en dire la crise imminente, sans moyen pour la conjurer. En quoi se vérifient la leçon du romantisme, et sa raison. Archives de sciences sociales des religions, 152 | octobre-décembre 2010 4