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Villes du Sud et environnement

1998

Le terme environnement, popularise par la conference de Rio implique toujours une reference a des questions complexes mettant en jeu la durabilite des modes de vie humains. L'expression « environnement urbain » l'illustre bien, en particulier dans les Villes du Sud, pratiquement toutes touchees par un essor demographique considerable. Ce dernier cree ou accentue des problemes enchevetres concernant aussi bien les urbanistes que les medecins, les responsables administratifs que la qualite de vie quotidienne des habitants. Milieu apparemment totalement artificiel, la ville continue a entretenir des rapports etroits avec l'environnement « naturel », que ce soit en raison des risques (geomorphologiques et biologiques), par les echanges avec le milieu rural, ou encore par la persistance - voire le developpement - de l'agriculture intra-urbaine. Il n'est jusqu'aux jardins et balcons fleuris qui ne reintroduisent la nature dans la ville. A travers des etudes de situ...

Villes du Sud et environnement Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht To cite this version: Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, et al.. Villes du Sud et environnement. BLEY Daniel, CHAMPAUD Jacques, BAUDOT Patrick, BRUN Bernard, PAGEZY Hélène, VERNAZZA-LICHT Nicole (ss dir.). France. de Bergier, 241 p., 1998, Villes du Sud et environnement, 2-9511840-2-6. ฀hal-01290270฀ HAL Id: hal-01290270 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01290270 Submitted on 30 Mar 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Éditeurs scientifiques D. Bley, J.Champaud, P. Baudot, B. Brun, H. Pagezy, N. Vernazza-Licht Éditions de Bergier Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 SOMMAIRE ___________ Daniel BLEY, Jacques CHAMPAUD, Patrick BAUDOT, Bernard BRUN, Hélène PAGEZY, Nicole VERNAZZA-LICHT L’environnement urbain est-il une idée neuve ? 7 L'environnement urbain Marie-Jo MENOZZI Ouagadougou, côté jardin 20 Emmanuel NGWE et Mohamadou SALL Les différences spatiales de l’accès à l'eau potable dans une ville d'Afrique subsaharienne, Yaoundé (Cameroun) 39 Hamid BOUKIR et Bernard BRUN Facteurs environnementaux et sociaux de la répartition des maladies hydriques dans la Médina de Fès (Maroc) 54 Patrick BAUDOT et Balla DIARRA La mortalité des enfants d’un quartier de Bamako (Mali) 65 Georges COMPAORÉ et Idrissa KABORÉ Gestion urbaine et environnement : l'exemple de Ouagadougou (Burkina-Faso) 80 Emmanuelle PHILIPPOT Gestion et pratiques des déchets solides à Pondichéry. Dynamiques et dégradations des espaces en milieu urbain 100 René-Joly ASSAKO ASSAKO Apport des systèmes d'information géographique dans l'analyse des risques d'inondation et de glissement de terrain à Yaoundé 110 Balla DIARRA Caractérisation de l'environnement urbain par télédétection : exemple de Bamako (Mali) 125 -5- Moïse M. BALLO et Jacques CHAMPAUD La cartographie de l'environnement urbain Myriam ARMAND-FARGUES Le Caire : croissance de la ville et économie des ressources renouvelables. 131 139 Les relations des villes et du milieu rural Hélène PAGEZY et David NZOUANGO La pêche aux crevettes sur la Lobé face à la demande des villes : changement de pratiques et conséquences sur la gestion durable des ressources 156 Serge BAHUCHET et Kornelia IOVEVA-BAILLON Le rôle de la restauration de rue dans l'approvisionnement des villes en viande sauvage : le cas de Yaoundé (Cameroun) 171 Théodore TREFON Une exploitation durable des produits forestiers par les citadins d'Afrique centrale : une gageure ? 183 Pierre GASSELIN Les communautés paysannes andines de Cangahua en Équateur : une dynamique agricole aujourd'hui sous l'emprise de la ville Marina GOLOUBINOFF Indiens dans la ville, les Nahuas artisans d'Acapulco (Mexique) Ronan BOUDIGOU, Daniel BLEY, Hélène PAGEZY, Nicole VERNAZZA-LICHT Le retour au village des migrants comme exemple des interactions ville/forêt au Sud-Cameroun -6- 198 214 225 L'environnement urbain est-il une idée neuve? La préoccupation de l'environnement est ancienne, sous des termes différents (milieu naturel, écologie) et de nombreux chercheurs, de disciplines diverses, se sont attachés à son étude. Mais la popularisation du terme, son amplification politique, de grandes manifestations comme la conférence de Rio, lui ont donné une dimension nouvelle, et, au-delà de l'exploitation durable des ressources naturelles s'est imposée plus récemment la nécessité d'attacher une plus grande attention à l'environnement urbain. Le terme véhicule aussi bien des contradictions que des effets de mode et il importe d'essayer de définir plus précisément quelques concepts. Nous le ferons ici en suivant un gradient d'anthropisation croissante du milieu. - le premier concept est celui d'écosystème. La ville s'inscrit en effet dans un milieu naturel dont on analyse les diverses composantes (relief, climat, végétation...) pour mieux saisir les transformations qu'ont apportées l’intensité et la permanence de l'occupation humaine, estimer aussi les risques naturels liés à ce milieu. C'est ce que l'on pourrait appeler l'environnement de la ville au sens propre du terme. - un deuxième élément d'analyse, à plus grande échelle, est celui de l'environnement physique de la ville elle-même : le sol, l’air, l’eau, la végétation. Quelle est la qualité de chacun de ses éléments ? Constituent-ils une menace et un danger pour l’homme ou lui permettentils de vivre et de s’épanouir ? Quelles sont les pollutions d'origine humaine (y compris industrielles) qui perturbent ce milieu ? On entre là dans le domaine de la qualité du cadre de vie, l'environnement des citadins. - enfin il faut prendre en considération la première acception du terme « écologie urbaine », tel que défini par les sociologues et géographes de « l’École de Chicago » dans les années 1920, qui consiste à examiner les relations entre l'homme et le territoire : « la ville est à la fois un système d'individus et d'institutions en interdépendance et un ordre spatial... Pour comprendre les comportements, les formes d'organisation sociale, les changements sociaux, on ne saurait se passer de prendre en compte les rapports qu'ils entretiennent avec l'espace dans lequel ils s'inscrivent nécessairement » (Grafmeyer et Joseph, 1984). Cet ordre spatial recouvre pour l'essentiel les relations entre les -7- groupes sociaux (ou ethniques) et le territoire urbain ; la disposition en auréoles concentriques (d’après le sociologue Burgess dans les années 20, s'inspirant de l’économiste allemand Von Thunen, 1875) ou en secteurs radiants (d’après l’économiste Hoyt en 1939) permettent de dessiner une géographie sociale de la ville. L'environnement urbain peut faire partie de ces « mots-valise » dans lesquels on fourre tout et n'importe quoi. Mais c'est aussi une notion complexe qui ne peut être abordée efficacement que dans le cadre d'une analyse systémique : il n'est pas possible de « tirer l'un des fils sans avoir à dévider une bonne partie de l’écheveau » (Metzger-Peltre 1996). Au-delà de la pluridisciplinarité, scientifique, il importe plus qu'ailleurs d'associer étroitement à la définition des programmes et à l’exposé des résultats d'une part les praticiens de l'urbanisme (architectes, bureaux d’études techniques, ingénierie) et d'autre part ceux qui ont une responsabilité, politique ou administrative dans la gestion de la ville, en faisant en sorte d'identifier soigneusement tous ces acteurs. Plus concrètement, il nous a semblé intéressant de centrer la réflexion autour de trois thèmes principaux, : le risque, la présence de la nature en ville et les questions de gestion urbaine. Le risque en ville Plusieurs phénomènes peuvent être rassemblés sous cette rubrique : les risques géomorphologiques, les risques liés à l'eau, les risques liés à la présence de l'homme. Les risques géomorphologiques Ils sont d'abord représentés par les catastrophes naturelles. Par nature la plupart d'entre eux sont imprévisibles dans leur déclenchement et leur intensité; on sait cependant que certaines zones sont plus exposées que d'autres... Partant, un certain nombre d’entre elles devraient faire l'objet d'une interdiction de construire, qu'il est bien difficile de faire respecter. Dans d'autres secteurs des normes de construction parasismiques devraient être édictées (et appliquées : on se souvient que lors de catastrophes récentes, les tremblements de terre de Mexico ou d’Arménie, on avait pu mettre en relief l'absence de précautions antisismiques de constructions réalisées pourtant dans des zones « à risque »). D'une manière générale la corrélation est fréquente entre les zones d'habitat précaire et les secteurs les plus exposés aux risques naturels L'un des problèmes les plus fréquemment évoqués est celui des pentes et de l’écoulement des eaux. Ce sont souvent les terrains les -8- Villes du sud et environnement plus difficiles à aménager qui reçoivent (parce qu'ils sont délaissés par les promoteurs classiques) l’habitat le plus pauvre. C'était le cas du quartier Nylon à Douala, peuplé de plus de 200 000 habitants, majoritairement des immigrés des hauts plateaux de l'ouest, ou du quartier Maroko à Lagos (qui « abritait » si l'on peut dire 300 000 habitants exposés aux risques d'inondation de la lagune ; il a été récemment rasé, officiellement pour des raisons d’hygiène, en fait pour étendre un quartier chic). Parfois aussi on construit, après les avoir obstruées, sur les zones d’écoulement des rivières, et on engendre ainsi une situation de catastrophe potentielle. Les pluies tropicales sont violentes et l'absence d’écoulement correct des eaux (qui est souvent limité aux routes revêtues) produit des inondations. Les caniveaux, quand ils existent, n'ont pas toujours la pente suffisante et sont obstrués par les déchets de toutes sortes. Par ailleurs les bassins de rétention qui seraient un moyen efficace de stocker l'eau lors des fortes pluies sont très rares. René-Joly Assako-Assako montre ainsi, dans le cas de Yaoundé au Cameroun, que les systèmes d’information géographiques, utilisant les nouveaux outils de l’analyse spatiale, peuvent efficacement contribuer à délimiter les zones à risques et servir de support à une orientation de l’environnement urbain intégrant la prévention des risques naturels Même dans les villes du Sahel où il pleut beaucoup moins, la brutalité des averses est cause d’inondations, ou même de destruction des maisons construites le plus souvent en terre. À Mopti par exemple, au Mali, la ville vit au ras de l'eau et, lors de l’arrivée de la crue du Bani et du Niger et en fin de saison des pluies, plusieurs quartiers sont régulièrement inondés. Les risques biologiques Cet environnement des villes a aussi des conséquences sur la santé des habitants et constitue à certains égards un milieu épidémiologique particulier. La question la plus importante est celle de la mauvaise qualité de l'eau à laquelle sont liés le choléra, les maladies diarrhéiques particulièrement fréquentes chez les enfants, les bilharzioses. On note aussi la prolifération des bactéries, ou celle des insectes vecteurs de maladies ; certaines maladies se propagent rapidement à cause de la promiscuité. La ville historique de Fès, au Maroc, constitue un bon exemple de cette situation. Hamid Boukir et Bernard Brun analysent les relations entre la densification de la ville ancienne, due essentiellement à une immigration récente d’origine rurale, les modes d’approvisionnement en eau, et les maladies d’origine hydriques. La géographie de ces maladies ne se superpose pas à celle de la pollution bactérienne, mais reflète des interactions complexes entre conditions écologiques et socioculturelles. À Yaoundé, Emmanuel Ngwe et Mohamadou Sall ont étudié les différences spatiales de l’accès à l’eau -9- potable. Près du quart des ménages n’a pas accès à une eau de bonne qualité, en raison de l’éloignement et des carences en aménagement des quartiers périphériques. Globalement pourtant, le niveau moyen de santé est meilleur en ville qu'en campagne : meilleur déroulement des grossesses, recul de la malnutrition, prévalence plus faible des maladies vectorielles, marginalisation du paludisme, meilleure couverture vaccinale (Dorier 1993). Mais avec de très fortes disparités d'un quartier à l'autre : les risques pathogènes sont plus liés à la pauvreté qu'à la « tropicalité », les quartiers les plus pauvres cumulent entassement, mauvaise desserte en voies et en eau, éloignement des centres de santé. Ainsi, dans un même quartier de Bamako, au Mali, Patrick Baudot et Balla Diarra observent que la mortalité des enfants dans les familles peut varier du simple au triple selon que l’habitation se situe dans la partie aisée ou populaire du quartier, avec cependant des constantes comme la surmortalité des fillettes. La nature en ville Existe-t-elle encore ? Certes l'écosystème initial a subi des transformations irréversibles, mais une nature reconstruite, urbaine, existe encore sous diverses formes. L'agriculture résiduelle Les villes s’étendent en phagocytant progressivement les villages périphériques, où se maintient pendant une durée variable une activité agricole. Souvent le terrain est cher en ville et les néo-citadins s'agglutinent aux portes de la ville, aux limites du périmètre urbain officiel, là où il est possible de trouver un terrain constructible par entente directe avec les propriétaires traditionnels. Ils poursuivent eux-mêmes des activités de culture ou d’élevage, destinés soit à leur propre subsistance soit à la vente. Cependant, comme le montre Myriam Armand-Fargues, les liens de causalité entre croissance de la population urbaine et consommation des terres agricoles environnantes ne sont pas directs. Dans le cas de la ville du Caire, en Égypte, l’analyse fine des images satellitaires prouve que la croissance démographique récente s’est essentiellement réalisée par la densification des quartiers de la rive ouest et la colonisation de terrains désertiques, plus que sur les terrains agricoles comme le laissait croire l’idéologie néomalthusienne. En ville même l'agriculture se maintient durant quelque temps, surtout dans les délaissés de l'urbanisation comme les bas fonds inondables ou les abords des rivières. Il y a même sans doute augmentation des terres cultivées à la faveur de la crise. -10- Villes du sud et environnement L'arbre en ville. En gros, il y a trois sortes de paysages arborés dans la ville africaine : celui des beaux quartiers, celui des quartiers traditionnels anciens, celui de l'habitat précaire (Haeringer 1980). Dans les quartiers chics l’archétype est la maison coloniale (même si les bâtisses coloniales ont été remplacées par des édifices modernes) placée au milieu ou au fond de la « concession », la végétation demeure abondante, avec l'occupation des espaces libres par des plantes, des arbres d'ornement et des haies. Dans les quartiers traditionnels anciens, à densité intermédiaire, règne le plus souvent un habitat horizontal en cour : les pièces d'habitation se disposent en périphérie d'un espace libre où sont maintenus quelques arbres. À Ouagadougou, au Burkina Faso, Marie-Jo Menozzi observe des changements d’attitude radicaux : alors qu’il était traditionnellement déconseillé de planter des arbres dans la cour de la maison, ce comportement s’est maintenant généralisé, d’abord sous une forme purement utilitaire (ombrage, production de fruits,…), puis avec une recherche ornementale de plus en plus marquée. Mais l'arbre se raréfie à mesure qu'augmente la densité d'occupation de la concession. Dans les quartiers populaires, l'entassement des maisons et la promiscuité font qu'il n'y a pratiquement plus de place pour l'arbre. II demeure pourtant en ville de nombreux espaces vides qui peuvent être utilisés de diverses manières. Il importe de maintenir la plupart d'entre eux. Quel que soit en effet le niveau du bâti il n'est pas de bonne architecture ni de bon urbanisme sans maintien d'espaces non construits. Très souvent la voirie est démesurée alors que l'on manque de véritables places conçues pour être des lieux de rassemblement, de marchés, de fêtes. Mais l'utilisation la plus utile des espaces « vides » est celle qui repose sur l'agriculture intra-urbaine. Il serait indispensable que les plans d'utilisation des sols, ou ce qui en tient lieu, fassent leur place à ces cultures. Enfin d'un strict point de vue d'urbanisme, c'est un bon moyen de préserver des espaces « naturels » qui pourraient être transformés plus tard en espaces de loisirs, de sports ou de détente. Le couvert végétal reflète ainsi l'urbanisme ségrégationniste et fonctionnel qui était de rigueur lors de l’époque coloniale (mais qui s'est maintenu depuis sous d'autres formes). La végétation est un bon marqueur de la différenciation sociale des quartiers, et est d'ailleurs souvent utilisée comme tel dans l'exploitation des images satellitaires. -11- La gestion de l'environnement Si l'environnement pose de nombreux problèmes, la gestion des villes, capitale pour l’élaboration du cadre de vie des citadins est également une difficulté, d'autant que les acteurs sont nombreux. « Peu d’autorités responsables de la gestion municipale dans les pays en développement possèdent les pouvoirs, les ressources et le personnel qualifié qui leur seraient nécessaires pour mettre à la disposition des citadins toujours plus nombreux les terrains, les services et les commodités dont l’être humain a besoin pour vivre décemment : de l'eau saine, des équipements d'assainissement, des écoles et des moyens de transport. Le développement soutenable des villes dépendra d'une coopération plus étroite avec les citadins pauvres, qui forment la majorité et qui sont les vrais bâtisseurs de la ville » (Gro Harlem Brutland, rapport aux Nations Unies 1987, cité par Villes en Développement 1991). Le constat que dressent Georges Compaore et Idrissa Kabore concernant la ville de Ouagadougou est alarmant : marginalisation des quartiers périphériques, baisse de l’approvisionnement en eau potable et électricité, réseaux d’assainissement saturés, prédominance de l’utilisation de l’énergie primaire (donc déboisement). Les auteurs soulignent que les difficultés de gestion urbaine, liées à la pauvreté du pays et des individus, rendent les mesures correctives aléatoires dans la préservation de l’environnement. Prenant l’exemple de Pondichéry, en Inde, Emmanuelle Philippot insiste sur les disparités, de plus en plus visibles dans l’espace urbain. La conjonction de l’inefficacité du ramassage des ordures et des fortes densités humaines accentue l’insalubrité en milieu urbain et présente un facteur de risque pour la santé de la population, qui constitue plus un problème social que médical. Les municipalités ont peu de moyens financiers et ceux ci proviennent pour l'essentiel de l’État. Du fait de la crise, les politiques d'ajustement structurel conduisent ce dernier à se désengager, mais le transfert des charges ne s'accompagne pas du transfert ou de la création de ressources supplémentaires. En outre les villes les plus importantes, notamment les capitales, sont toujours étroitement contrôlées par le pouvoir central. Un exemple : le découpage des villes en communes (Yaoundé, Douala, Abidjan, Conakry, Bamako et bien d'autres), et la création concomitante de « communautés urbaines » ou de « districts urbains », dont le responsable est souvent un fonctionnaire nommé par le gouvernement qui détient de fait, avec les moyens financiers, l'essentiel des pouvoirs. La situation évolue cependant avec l'instauration progressive dans certains pays de la décentralisation qui donnera de réels pouvoirs aux exécutifs élus. Mais il est difficile de doter les communes d'un budget significatif. Les bailleurs de fonds poussent à la construction d’équipements générateurs de ressources, comme les marchés, les boutiques, les gares routières et dans plusieurs pays on s’apprête à instaurer une taxe foncière. -12- Villes du sud et environnement Au-delà des communes proprement dites c'est à l'ensemble des institutions qui interviennent sur la ville qu'il convient de s’intéresser. En effet la période récente a vu se développer, dans de nombreuses villes, les associations de tous genres : d'artisans, de jeunes diplômés, de femmes, en plus des nombreux groupes politiques portés par le vent de la revendication démocratique. Beaucoup de ces associations ont un but d’entraide ou cherchent à suppléer aux carences des pouvoirs publics en matière de gestion urbaine. Citons par exemple les groupes qui se sont constitués pour le nettoyage collectif des quartiers ou le curage des caniveaux, les associations de femmes pour gérer des moulins à grains ou des jardins d'enfants. Des associations de parents d’élèves ont pris en charge la gestion d’écoles, ou bien de jeunes diplômés sans emploi ont créé eux mêmes des écoles primaires et se font payer par les parents. Les outils d'analyse La complexité de l’environnement urbain conduit à mettre à la disposition des responsables et gestionnaires des villes des outils de travail adéquats. Il reste à définir ce que peut être le contenu de ces bases de données, les rapports entre les chercheurs et les décideurs, la création par exemple d'indicateurs de l'environnement (à titre d'exemples : le mode d’approvisionnement en eau, les réseaux et le taux de branchement, pour l'eau et l’électricité, le mode de ramassage des ordures ménagères). Dans cet ouvrage, Moïse Ballo et Jacques Champaud consacrent un chapitre à ces problèmes, appliqués au contexte africain. Dans le cas de Bamako, au Mali, Balla Diarra montre que l’utilisation des images satellite peut se révéler fructueuse dans l’analyse de l’environnement urbain. Les relations des villes et du milieu rural Le phénomène d'urbanisation dans les pays en développement a eu des conséquences multiples sur l'environnement urbain mais aussi sur le milieu rural qui n'a jamais cessé d'entretenir des relations avec les villes : migrations de travail, déplacements liés aux études, aux événements familiaux, aux activités commerciales, administratives, religieuses et de loisirs. Ces mobilités peuvent être très diverses dans leurs modalités, en impliquant aussi bien des personnes seules que des groupes (familles, amis), par l'intensité du phénomène migratoire, selon la période de migration (période scolaire, activités saisonnières ou à autre périodicité), selon la durée (migration viagère ou temporaire). Les relations entre les villes et le monde rural ne concernent pas que des personnes; on observe parallèlement tout un flux de biens matériels : -13- produits alimentaires, plantes médicinales, bois de chauffe, objets artisanaux dans le sens campagne-ville, articles manufacturés locaux (ustensiles, outils, textiles, mobilier) et produits d'importation en sens inverse. Si ces échanges en hommes et en biens ont toujours existé, la forte croissance urbaine des dernières décennies a accentué la dynamique existante entre le monde rural et le monde urbain, ce qui a modifié considérablement les stratégies d'exploitation du milieu en vue de l'approvisionnement des villes. Cette ponction exagérée du milieu a obligé les gestionnaires, chercheurs et politiques à prendre en compte le concept de « gestion durable des ressources » (Kabala et Maldague, 1989) afin d'en contrôler le flux et d'éviter une situation irréversible préjudiciable au milieu rural et par voie de conséquence aux conditions de vie des populations urbaines. Certains articles présentés dans la deuxième partie de l'ouvrage décrivent les relations ville-campagne sous l'angle de déplacement de personnes, alors que d'autres analysent plutôt les flux de produits entre monde rural et monde urbain. En Équateur, Pierre Gasselin montre comment la forte croissance urbaine des villes avoisinantes a influencé l'évolution d'une communauté rurale située à 70 km de Quito. La demande de main d'œuvre de la ville a généré une migration temporaire chez les petits exploitants agricoles. Par ailleurs l'impact s'est aussi fait sentir par une pression foncière accrue et la satisfaction de besoins en eau des villes. D'autres exemples ne sont pas aussi négatifs. Ainsi, au Cameroun, Ronan Boudigou et col. abordent la réflexion de l'impact du monde urbain sur les campagnes en examinant en quoi dans ce pays les comportements des migrants retournés au village peuvent générer un changement social. Au Mexique, Marina Gouloubinoff met en évidence les liens restés très étroits avec leur région d'origine chez les Indiens Nahuas installés dans la ville d'Acapulco par l'existence d'une complémentarité de la ville et la campagne dans la confection d'objets artisanaux ; celle-ci a eu une influence positive dans l'intégration des Indiens en ville. Ces trois textes montrent la diversité en même temps que la complexité des conséquences du phénomène migratoire entre ville et campagne. D’autres articles traitent de la circulation des produits de la campagne vers la ville et du risque de surexploitation des ressources généré par la demande urbaine. Chacun des exemples aborde ces relations dans un contexte forestier tropical. -14- Villes du sud et environnement Théodore Tréfon se situe à un niveau plus général d'analyse permettant de comprendre les différentes situations et le poids respectif des facteurs dans la dynamique entre population et ressources. Ces facteurs sont repris à travers deux exemples concrets d'approvisionnement alimentaire des villes. Serge Bahuchet et Kornelia Baillon situent leur étude à Yaoundé en montrant toute l'importance que revêt la viande de brousse pour les citadins et à terme les conséquences qui en découlent pour la quantité de gibier disponible en milieu rural. Hélène Pagézy et David Nzouango traitent du même problème, à travers la pêche aux crevettes sur un petit fleuve du Sud-Cameroun. Comme dans l'exemple précédent, la motivation financière liée à la vente d'un produit valorisé a augmenté la pression d'exploitation d'une ressource qui, si l'on n'y prête pas garde, pourrait descendre sous un seuil qui aurait alors un impact sur le stock disponible pour les populations locales. Bien d'autres exemples existent pour illustrer les relations entre le monde rural et le monde urbain, et tous soulignent l'interdépendance des deux milieux de sorte qu'il nous semble difficile de concevoir le phénomène d'urbanisation dans les PVD hors de ce contexte et aussi d'aborder le développement du monde rural sans ignorer la question de la croissance urbaine. Conclusion : les villes, la démocratie et le développement durable. Vingt ans après la conférence de Stockholm, la conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (Rio de Janeiro, juin 1992) a été l'occasion d'une mobilisation mondiale pour un type de développement prenant en compte à la fois les besoins de l'homme et la préservation de la biosphère. Et sans doute aussi, pour les Occidentaux, d'une prise de conscience qu'ils ne peuvent plus se développer aux dépens des autres habitants de la planète. Il ne s'agit plus dès lors de s'attaquer aux conséquences du développement sur l'environnement mais de prendre le problème en amont en posant les principes d'un développement durable. Il importe donc de replacer ces différents aspects de l'environnement urbain dans la durée et d'avoir à l'esprit la notion d'écodéveloppement tel que la définissait I. Sachs en 1974 : « L’homme étant la ressource la plus précieuse, l'écodéveloppement doit contribuer avant tout à sa réalisation.... L'identification, la mise en valeur et la gestion des ressources naturelles se font dans une perspective de solidarité diachronique avec les générations futures; la déprédation est sévèrement proscrite et l’épuisement, inévitable à long terme, de certaines ressources -15- non-renouvelables, mitigé par une double démarche qui consiste à éviter leur gaspillage, et à utiliser aussi souvent que possible les ressources renouvelables qui convenablement exploitées, ne devraient jamais se tarir ». L'un des objectifs essentiels des études urbaines, dans le contexte d'un pays pauvre est donc d'examiner les conditions du développement durable appliqué ici à celui des villes (sustainable cities). Ce développement durable des villes ne se réalisera que si un certain nombre de conditions sont réunies : La prise en compte des risques naturels. Il est important de savoir où se situent les zones à risques (volcanisme, tremblements de terres, inondations) et comment se prémunir contre eux. L’aménagement de l'espace pour ménager l'espace : connaître les modes d'occupation des sols, les définir et se donner les moyens de faire respecter cette répartition ; la conservation d’espaces non construits (et non constructibles) pour préserver l'avenir; l’organisation d’un co-développement villes-campagnes, et la priorité à donner désormais aux villes secondaires ou moyennes. Il importe aussi que les habitants de la ville disposent des moyens d'agir pour qu'elle soit organisée et fonctionne dans des conditions politiques, institutionnelles, sociales et culturelles satisfaisantes et équitables pour tous (ce qu'on pourrait appeler les conditions de citoyenneté) . Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht -16- Villes du sud et environnement BIBLIOGRAPHIE ARMAND-FARGUES (M.) 1996. L'environnement urbain entre écologie et urbanisme, in « Villes du Sud... sur la route d'lstambul ». Orstom pp 167-199 BAILLY et al. 1994. 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L'environnement urbain n° 14 -17- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Ouagadougou côté jardin Marie-Jo Menozzi* Un phénomène s’observe dans toutes les villes africaines, la tendance à planter des végétaux à mesure que la ville se développe et se modernise. La modernisation et l’extension de ces villes se traduisent par l’accroissement des populations végétales ornementales. Celles-ci égaient autant l’espace public de la ville que l’espace privé des habitations et des cours arborées et des jardins se donnent à voir dans différents quartiers des villes. On prendra comme exemple pour illustrer ce processus la ville de Ouagadougou, actuelle capitale du Burkina Faso. Le choix de cette ville est intéressant d’un triple point de vue. Elle se situe en zone soudano-sahélienne, qui se caractérise par une longue saison sèche qui dure de octobre à juin, ce qui a priori est incompatible avec l’entretien d’un jardin. Elle a commencé à se développer et à se moderniser récemment, surtout depuis la révolution de Thomas Sankara (19831987). Les populations installées ici traditionnellement ne plantent pas d’arbres ni ne font rentrer des végétaux à l’intérieur de l’espace d’habitation. La problématique générale est que l’élément végétal est autant constitutif du caractère d’une ville moderne que ce qui la définit habituellement, à savoir la présence d’organes administratifs, la concentration de commerces et de sociétés de service. On va s’intéresser à la plantation et à l’aménagement de végétaux à l’intérieur des parcelles d’habitation. La parcelle correspond à une unité d’espace délimitée lors des opérations de lotissement de la ville. Elle comprend une cour et des bâtiments d’habitation. On va retracer les étapes historiques de diffusion des végétaux et la manière dont ils se répartissent en fonction des différentes catégories de population *Laboratoire ERMES, Université de Rennes 2, place Saint Melaine, 35000 Rennes, France -20- Villes du sud et environnement installées à Ouagadougou. L’élément végétal participe à la définition sociologique des individus au même titre que d’autres biens de consommation (villa, voiture, télévision...). La diffusion de la pratique du jardinage parmi la population citadine du Burkina Faso s’effectue selon un processus d’acculturation. Les individus se réapproprient les modèles importés par les occidentaux, et ne font pas que les imiter. On verra selon quelles modalités s’effectue cette acculturation. Les faits présentés ici résultent d’enquêtes effectuées à Ouagadougou dans le cadre d’une thèse d’anthropologie menée sur le développement des jardins dans les villes du Burkina Faso sous l’influence de la modernisation du pays. Les informations ont été recueillies lors d’une série d’enquêtes qualitatives menées auprès de la population de juillet 94 à janvier 95. Modalités historiques Ouagadougou est la capitale de l’actuel Burkina Faso (ex HauteVolta). Elle est bâtie sur un plateau, le plateau mossi. Elle est une des rares villes soudaniennes à ne pas être traversée par un fleuve. Trois barrages de retenue d’eau alimentent la ville. Ouagadougou appartient à la zone climatique nord-soudanienne. La saison sèche dure d’octobre à mai, période durant laquelle souffle l’harmattan, la pluviométrie est de 500 mm à 800 mm par an. Ouagadougou était la capitale du plus important royaume moose1, le royaume de Wogodogo. L’explorateur Binger, en 1888 donne une première description de la ville. En fait, il est déçu par ce qu’il voit, la capitale du prestigieux royaume n’est guère différente des simples villages moose (Binger, 1892). L’arrivée des Européens et la constitution de Ouagadougou en base militaire vont être le point de départ de la transformation de Ouagadougou en ville moderne. La présence française se caractérise par plusieurs faits : la plantation d’arbres, l’aménagement de l’espace selon un processus de parcellisation, l’importation du modèle de la villa-jardin, l’introduction de nouvelles espèces végétales. Dès leur arrivée, les Français se sont inquiétés de planter des arbres : arbres d’ombrage le long des avenues, constitution de vergers dans les bas-fonds, création de jardins, dans lesquels se côtoient arbres et végétaux d’ornement. La plupart de ces végétaux sont allochtones. Il y a néanmoins une exception notable, le caïlcédrat (Khaya senegalensis, méliacées), dont 1Les moose sont une population de guerriers-cavaliers organisée en monarchie. Venus du Ghana, ils ont colonisé une partie de l’actuel Burkina Faso entre le XIIe et le XVe siècle. Les populations locales ont été assimilées aux moose. Wogodogo est devenue la capitale de ce royaume (en tout, il y en a quatre) vers 1441. Elle devint la résidence permanente du Mogho Naba en 1691. Le royaume moose était l’un des plus puissants empires précoloniaux de l’Afrique occidentale (Skinner, 1974). -21- le feuillage ombre les avenues des anciens quartiers coloniaux. Depuis l’indépendance, il semble qu’il n’était plus guère planté, une des raisons invoquée étant qu’il représente l’époque coloniale, et avait subi la désaffection de la population Burkinabè. On raconte que des caïlcédrats avaient été plantés il y a quelques années le long de l’avenue Charles De Gaulle mais qu’ils sont rapidement morts parce que personne ne voulait les arroser. Cependant, cet arbre commence à être réhabilité et certaines avenues en ont récemment été garnies. Pourquoi les Français ont-ils surtout planté des végétaux exotiques ? Peut-être qu’ils ne connaissaient pas encore la végétation locale et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité de la domestiquer. Celle-ci va s’amenuiser, remplacée progressivement par des formations végétales sélectionnées par l’homme. Les karités (Butyrospermum parkii, sapotacées), nérés (Parkia biglobosa, mimosacées), baobabs (Adansonia digitata, bombacacées) et tamariniers (Tamarindus indica, césalpiniacées) cèdent la place aux manguiers (Mangifera indica, anacardiacées), nimes (Azadirachta indica, méliacées), cassias (Cassia siamea, Cassia alata, césalpiniacées), flamboyants (Delonix regia, césalpiniacées) et diverses autres plantes. Les Français ont introduit une nouvelle forme d’organisation de l’espace, le quadrillage selon un plan de parcellisation. Les premiers quartiers lotis (en 1926-27) furent les quartiers administratifs et les quartiers de résidence (S.Jaglin et al, 1992). Jusqu’à l’indépendance, on peut opposer deux villes, la ville des colons et la ville africaine ; la première, quadrillée, parcellisée, plantée d’arbres et égayée de jardins, l’autre, organisée sur un modèle traditionnel d’organisation de l’espace. On peut tenter de reconstituer les populations végétales des jardins coloniaux : des arbres d’ombrage, des arbres fruitiers comme le manguier, le citronnier, le goyavier, des haies de thévétia (Thevetia neriifolia, apocynacées), des bougainvillées (Bougainvillea sp., nyctaginacées), liane de Madagascar (Argyreia nivosa, convolvulacées), liane goïne, des rosiers, des poinsettias, des plantes à fleurs comme les cannas (Canna sp, cannacées, zinnias, composées), œillets d’Inde (Tagetes sp, composées), pervenche de Madagascar (Catharantus roseus, apocynacées). Deux modalités historiques de jardins Ces nouvelles pratiques vont ensuite se diffuser parmi la population burkinabè selon un processus acculturatif. À partir des renseignements possédés, on peut poser l’hypothèse que dès les années 60, lors des opérations de lotissement et de transformation de la ville, la pratique s’est développée dans toutes les couches sociales de planter des arbres et des végétaux dans la cour. -22- Villes du sud et environnement Traditionnellement, les moose ne plantent pas d’arbres. Un adage dit : « qui plante un arbre fruitier mourra avant de l’avoir vu porter des fruits ». De même, on ne plante pas de végétaux dans la cour parce que ça peut « sucer les forces du maître de famille ». (Deverin-kouanda, 1992). Maintenant, l’interdit relatif à la plantation d’arbres est tombé en désuétude ainsi que celui de faire rentrer des végétaux dans la cour d’habitation. On rencontre des arbres plantés par l’homme dans la plupart des cours de la ville. M. Traoré (63 ans, maçon, : « C’est dans le temps que les parents disaient de ne pas semer d’arbres. A présent, on sait qu’un arbre, c’est bien dans la cour, c’est un ami ». On peut voir des vestiges végétaux de vieilles cours habitées par des Burkinabè, peuplées de grands arbres d’ombrage et de quelques végétaux d’ornement, les mêmes que ceux observés dans les anciens quartiers administratifs (des flamboyants, nîmes, cassias, manguiers, des plantes comme le thévétia, le bougainvillée). Il s’agit des quartiers résidentiels lotis dans les années 50 et 70 à l’usage des fonctionnaires affectés en Haute-Volta, puis à l’usage des cadres burkinabè. Ces quartiers présentent le même genre de physionomie que les premiers quartiers lotis en ce qui concerne la végétation arborée, à quelques différences près, le caïlcédrat ayant disparu. Les habitations sont établies sur le modèle de la villa. Cependant, dans les années soixante, d’après un informateur, les cadres burkinabè plantaient des arbres dans leur cour afin qu’ils procurent de l’ombre, mais ils ne s’intéressaient guère aux plantes ornementales. Ils préféraient assigner à la cour un usage utilitaire et élever des animaux (poules, moutons) plutôt que mettre des végétaux décoratifs et confectionner un jardin. Leurs parcelles avaient plutôt une allure de cour arborée. Il n’y a que récemment que les végétaux d’ornement se rencontrent dans les cours habitées par des populations africaines et qu’une attention est accordée à la manière dont ils sont organisés dans l’espace. L’accroissement de la végétation dans la ville, et notamment de la végétation ornementale est contemporain de la modernisation de la ville. Les années 80 sont marquées par une extension et un développement rapide de Ouagadougou sous l’impulsion de la politique révolutionnaire de Thomas Sankara. Sa volonté était de transformer Ouagadougou en ville moderne. Auparavant, Ouagadougou était ironiquement surnommée « Bancoville » (le banco, mélange de paille et d’argile, est le matériau de construction traditionnellement utilisé pour élaborer les cases et les murs d’habitation) et beaucoup d’individus s’accordent à dire qu’avant la révolution, Ouagadougou n’était pas une ville, mais plutôt un gros village, les critères par lesquels on définit une ville y étant présents d’une manière infime. Au niveau de la politique du logement, cela se traduit par le lotissement systématique de tous les quartiers spontanés de Ouagadougou, la construction accélérée de cités pavillonnaires et de petits immeubles -23- (les « cités de la révolution »). Il s’agissait de construire des logements sociaux, qui en fait étaient accessibles seulement aux classes moyennes et supérieures de la population, leur coût d’acquisition les mettant hors de portée de la majorité de la population. Il s’agissait de petites villas dans une parcelle d’une superficie de 300 mètres carrés environ. Ces cités ont été organisées sur le modèle de la banlieue ouvrière française : un ménage dans un pavillon assorti d’un petit jardin. Un des slogans de cette période était : « à chaque ménage son potager ». L’accent était aussi porté sur les politiques de préservation de l’environnement. Actuellement le Burkina Faso connaît des problèmes de déboisement, et la région de Ouagadougou est fortement touchée par ce problème du fait de la demande croissante de la ville en bois d’usage et bois de chauffe, causé par l’accroissement de sa population. Le mot d’ordre « plantons des arbres, fleurissons nos cours » illustrait cette politique de sensibilisation. Lors de cette période, l’obligation a été instaurée de planter des arbres lors des événements heureux (mariage, baptême). Dans le cadre des travaux d’intérêt collectif, les hommes étaient chargés d’aller planter des arbres en brousse. Les plantes utilitaires et les animaux d’embouche cèdent peu à peu la place aux plantes ornementales. On assiste à l‘élaboration d’une nouvelle forme d’aménagement de l’espace de la parcelle chez les cadres supérieurs de Ouagadougou. Le modèle de la cour arborée est délaissé au profit d’un autre type d’aménagement, que nous appellerons jardin moderne. Celui-ci, entre autres, se caractérise par des plantes spécifiques, dont la plupart ont été introduites à partir de 1985 environ. Le Clerodendron inerme (verbénacées) est utilisé pour faire des haies, le Ficus benjamina (moracées), le filao (Casuarina equisetifolia, casuarinacées) remplacent les flamboyants, les cassias, gmelinas (Gmelina arborea, verbénacées) etc. Des arbres considérés comme « utiles » pour l’ombre et éventuellement les fruits qu’ils procurent sont délaissés au profit d’arbres aux formes plus esthétiques, comme le filao et le ficus. La gamme des « plantes vertes » se diversifie (diverses araliacées, acanthacées, aracées). Les plantes ornementales disponibles à Ouagadougou augmentent, ramenées pour la plupart des pays côtiers voisins (Côte d’Ivoire, Togo, Bénin). Dans le même temps, le secteur informel relatif à la production de végétaux d’ornement se développe. Divers petits métiers se développent, pépiniériste, tailleur de plantes, jardinier ambulant, vendeur de terre, de fumier. Certaines personnes font profession de paysagiste pour les bourses les plus remplies. Si Thomas Sankara préconisait aux habitants de planter des végétaux maraîchers, ceux-ci ont rapidement cédé la place dans les cours à des plantes plus spécifiquement ornementales. Les personnes enquêtées arguaient de la trop forte dépense en eau demandée par ces produits -24- Villes du sud et environnement maraîchers qu’on peut se procurer à moindre prix sur les marchés, et préféraient donc les remplacer par des plantes ornementales et des arbres. Ces nouvelles pratiques ont rapidement gagné les habitants des cités et des quartiers résidentiels. Un des habitants de la « cité An II » (première cité de la révolution) se souvient du quartier avant qu’il ne soit loti. C’était un quartier populaire avec des maisons et peu de végétation, quelques arbres, des manguiers notamment, dont certains ont été conservés. Aujourd’hui, c’est une cité aux allées bien tracées, avec de petites villas entourées de verdure. Pendant la révolution, cette pratique s’effectuait peut-être sous la pression exercée par le pouvoir politique mais depuis cette période on voit que l’habitude a été prise de planter des arbres et des végétaux d’ornement. Dans les habitats de cité, il semble même que cela soit devenu une norme à laquelle il est difficile de se soustraire. On peut actuellement observer à Ouagadougou les deux modalités d’aménagement de la parcelle que nous avons présentées, la cour arborée et le jardin moderne. Il est intéressant de constater que ces deux catégories se retrouvent aussi dans l’espace public de la ville. Les jardins publics créés dans les années soixante suivent le modèle de la cour arborée : on constate la présence d’arbres et de haies, sans beaucoup de plantes ornementales. Le nime, le flamboyant, le cassia l’albizzia (Albizzia lebbeck, mimosacées), le thévétia prédominent Récemment, plusieurs jardins publics ont été inaugurés. Leur végétation diffère des précédents et ils sont plutôt conçus sur le modèle du jardin moderne. On trouve des Ficus benjamina, filao, cocotiers (Cocos nucifera, arécacées), Bauhinia rufescens (césalpiniacées), divers autres arbustes décoratifs. Un espace est prévu pour installer de la pelouse. On constate à Ouagadougou les mêmes phénomènes que ceux observés par Philippe Haeringer à Abidjan, d’une part le fait de planter des arbres quand on est citadin, d’autre part le développement des plantes ornementales dans les populations africaines avec l’accession d’une partie de celles-ci au modèle d’habiter de la villa. La plantation d’arbres est-elle la caractéristique de l’homme citadin ? Il parle « d’une identification homme-arbre, puisque l’arbre (fruitier) apparaît avec l’homme-habitant et lui survit au point de porter témoignage de son passage. Le geste arboricole du néo-citadin pourrait donc être interprété comme un réflexe culturel qui, dans le cadre contraint du parcellaire urbain, aurait une charge plus essentielle que son utilité économique » (Philippe Haeringer, 1980). L’appropriation de l’espace et du mode de vie urbain des différentes catégories de population de la ville passerait par la plantation d’arbres et par la confection de jardins. On a pu constater en effet, que la plantation -25- d’arbres s’effectue dans toutes les catégories de population de la ville, même les moins « proches » de la modernité. La véritable acculturation au milieu urbain et l’appropriation de l’espace ne se font-elles pas par le jardin ? « L’accession en masse des jeunes cadres à la villa de série et de leurs aînées à la villa d’apparat a sorti la plante florale du ghetto de la ville blanche » (Philippe Haeringer, 1980). Un lien étroit unit la présence de végétaux et le type d’habitat. Pour résumer, plus l’habitation est moderne, plus on trouvera des végétaux d’ornement. Il est peu probable de voir un jardin associé à une maison en banco. les gens viendraient visiter la parcelle pour se moquer parce que la cour serait perçue comme étant plus jolie que la maison. On va maintenant observer les différentes formes d’habitat présentes dans la ville et le type de végétation qu’on y observe. L’aménagement des parcelles Le simple fait d’être citadin semble conditionner le fait de planter des végétaux dans la cour. Les contraintes de l’organisation de l’espace qu’impose la ville peuvent expliquer le changement de place des végétaux par rapport à l’habitation traditionnelle moose. La concession familiale « yiri » se compose de la cour d’habitation, fermée, où se distribuent les différentes cases des membres de la famille et s’organisent les activités domestiques, et d’un espace extérieur à la cour où se trouvent les champs de case entretenus par les femmes et le « samandé », espace de discussion situé contre un mur extérieur de la cour. Aucune plante ne rentre dans la cour et les arbres d’ombrage, s’il y en a, sont situés à proximité du « samandé ». En ville, les plantes du jardin de case se trouvent à l’intérieur de la parcelle et l’espace de discussion se trouve de plus en plus être sur la terrasse, à l’intérieur de la cour. Actuellement, comme le soulignait une personne enquêtée, les arbres qu’on plante à l’extérieur de la cour ne servent plus d’espace de discussion mais permettent de tenir les voitures à l’ombre. Les cultivateurs citadinisés plantent autant d’arbres dans la cour que les autres catégories de population. Tous les habitats de la ville présentent des caractères communs : fermeture de l’espace de la parcelle par un mur, modèle carré de la maison à toit de tôle, une terrasse sur le devant de l’habitation. Dans les classes populaires, les logements sont distribués le long des murs de la parcelle, ce qui dégage une cour centrale au sein de laquelle s’organisent les diverses activités domestiques, la cuisine, la lessive, la culture de plantes alimentaires pendant la saison des pluies. Des arbres sont plantés, dont le manguier, et les canaris d’eau sont placés à l’ombre de leurs houppiers. Une terrasse en ciment se trouve devant -26- Villes du sud et environnement l’entrée de la maison et elle est parfois agrémentée de quelques fleurs (cannas, pervenche de Madagascar...) et plantes médicinales. Dans les classes moyennes et les classes supérieures qui ont adopté le modèle de la villa, celle-ci est plus ou moins centrée sur la parcelle, ce qui dégage une cour à l’avant et une cour à l’arrière de l’habitation. La cour devant la maison, appelée la « devanture », est utilisée pour planter des arbres d’ombrage, des arbres fruitiers et des plantes d’ornement. Le jardin, quand il existe, est placé à la devanture. La cour située à l’arrière, à l’abri des regards des visiteurs, est utilisée pour les activités domestiques, et les plantes utilitaires, quand il y en a, sont placées à cet endroit. Par l’emplacement différent accordé aux plantes utilitaires et aux plantes d’ornement, on constate la distinction qui est établie entre elles. Des plantes comme les arbres fruitiers sont à cheval sur les deux catégories, ils sont d’ailleurs plantés devant ou derrière la maison selon le statut qu’on leur accorde. L’organisation du jardin moderne L’ambiance végétale de la devanture est très codifiée. On peut en décomposer les différents éléments : La haie. Elle entoure le mur d’habitation, elle est destinée à protéger de la poussière de la ville, mais quand elle prend des formes géométriques, elle remplit autant une fonction ornementale. On constate toujours la présence d’une terrasse, dont le tour spécialement aménagé est garni de plantes d’ornement, des acalyphas (euphorbiacées), sanchezias (acanthacées), barlerias (acanthacées), thévétias pour l’essentiel. Les arbres. Toutes les cours contiennent des arbres d’ombrage et des arbres fruitiers. Dans les jardins modernes, ils tendent à disparaître et des arbres plus spécifiquement ornementaux les remplacent, comme les ficus et les filao, auxquels on donne des formes géométriques variées. On a rencontré deux femmes de la classe supérieure dans les jardins desquels se trouvaient des manguiers. Cependant, leur ombre nuisait à la bonne forme de la pelouse située dessous, et le choix de ces femmes a été de les couper. La haie, le tour de terrasse, les arbres sont les trois éléments rencontrés dans la plupart des cours, cours arborées et jardins modernes. Ces derniers se distinguent par la présence d’autres éléments : végétation couvre-sol ou aménagement du sol, présence d’arbustes décoratifs, de « plantes vertes » comme les syngoniums (aracées), dieffenbachias (aracées), dracaena (liliacées)...Celles-ci sont installées dans des pots placés sur la terrasse ou sous l’ombre des arbres présents. Il est rare qu’une plante franchisse le seuil de l’habitation, si ce n’est une plante artificielle. -27- Les mêmes types de plantes se retrouvent dans la plupart des jardins modernes burkinabè et le même type d’aménagement prévaut. On constate que cet ensemble est plutôt codifié. La recherche d’ordre et de propreté caractérise ces jardins. Les arbres sont alignés, et les plantes sont organisées de manière symétrique. Tout ce qui peut être assimilé au désordre est banni, ce qui peut aussi expliquer le fait que les plantes soient souvent installées dans des parterres spécialement aménagés à cet effet. Les propriétaires de jardins sélectionnent des plantes qui ne « salissent » pas la cour, de ce fait, les arbres qui se défeuillent (les Teminalia (Terminalia mantaly, combrétacées), flamboyants...) et les plantes à fleurs comme les cannas (en fânant, la fleur tombe et salit la cour) ne sont guère appréciées et tendent à disparaître des jardins modernes. Cependant, on peut avancer une autre explication du rejet de ce type de plantes, à savoir que les individus recherchent plutôt des plantes pérennes, dont l’aspect ne se modifie pas au fil des saisons. On constate aussi que la plupart des plantes sont d’origine étrangère, les Burkinabè n’ont guère le goût des plantes locales. Le choix des espèces du jardin diffère selon qu’on est Burkinabè ou Européen. En effet, les Européens mélangent les espèces locales et exotiques, et s’intéressent à des plantes comme le bégonia ou des plantes intéressantes pour leurs fleurs, délaissées par les Burkinabè. Le choix de la devanture comme emplacement du jardin souligne le rôle du paraître de celui-ci. Mme Sawadogo (42 ans, magistrat) dit que derrière la maison, elle met des plantes qui protègent du soleil, « puisque, des ornementales...si derrière on met des roses, qui va aller les voir ? il faut que ça fasse beau à la devanture, donc tu mises sur les fleurs. » Est-ce le seul usage fait du jardin ? En effet, faire un jardin pour aller se bronzer sur la pelouse n’est guère dans les habitudes des Burkinabè. Dans une moindre mesure, il est considéré comme un passe-temps, une occupation pour des femmes cadres salariées dont le temps n’est plus occupé aux diverses activités domestiques traditionnelles. Le jardin moderne burkinabè prend des formes caractéristiques, soulignant par là le processus acculturatif mis en œuvre. Cette acculturation est sélective dans la mesure où elle concerne une minorité de la population. Modalités sociologiques Si la plantation de végétaux dans la cour concerne toutes les populations citadines de Ouagadougou, la constitution d’un jardin proprement dit n’est le fait que d’une minorité de la population. Ils se cantonnent essentiellement aux classes supérieures de la ville. Les -28- Villes du sud et environnement deux types de cours que nous avons distinguées se distribuent dans la population en fonction de différents facteurs sociologiques : l’âge, le niveau de revenu et le niveau scolaire. À ce moment de l’investigation, il ne semble pas que la variable religieuse et la variable ethnique jouent un rôle important en ce qui concerne la distribution des végétaux dans la population. Le jardin moderne proprement dit se trouve dans les classes supérieures de la population. Cependant, on observe un processus de diffusion parmi les classes moyennes et même parfois les classes populaires. Bien que parmi les classes moyennes on constate souvent des contraintes comme l’espace restreint de la parcelle et l’impossibilité de consacrer une forte somme à l’eau, on observe une tendance à planter de plus en plus. Les cours des classes moyennes empruntent autant des éléments au jardin moderne des classes supérieures que des éléments aux cours arborées. Ce qui donne des parcelles caractéristiques, où les végétaux d’ornement côtoient les arbres fruitiers et les plantes utilitaires. L’ancienneté de la cour, plus ou moins corrélée à l’âge de son propriétaire est un facteur déterminant quant à observer la présence de différentes catégories de végétaux. Les cadres fonctionnaires âgés de plus de cinquante ans possèdent une cour de type arboré. On constate essentiellement la présence d’arbres : manguiers, cassias, citronniers, de haies de thévétias, quelques plantes comme la bougainvillée, peu des plantes « modernes » introduites depuis la révolution. La présence de plantes utilitaires est nettement corrélée au statut socioprofessionnel. On les trouve essentiellement dans les milieux populaires. Il s’agit du gombo (Hibiscus esculentus, malvacées), de l’oseille de Guinée (Hibiscus sabdariffa, malvacées), parfois de tomates, épinards (espèce non identifiée), essentiellement cultivés pendant la saison des pluies. On trouve aussi des plantes médicinales, comme le kwasafana (Vernonia colorata, composées), kinkeliba (en fait du « faux kinkeliba », Cassia occidentalis, césalpiniacées), une kalanchoe locale (crassulacées) utilisée pour soigner les maux d’oreille, du basilic (Occimum basilicum, labiacées) pour chasser les cauchemars des enfants... Les arbres fruitiers sont aussi présents, le manguier, le bananier (Musa sp, musacées), le palmier à huile (Eleais guineensis, palmacées), le citronnier (Citrus sp, rutacées). On a plusieurs fois constaté que les plantes ornementales sont introduites dans les cours populaires par le biais d’enfants scolarisés. Mme Kenedougou habite dans une maison en banco amélioré. Elle ne travaille pas et n’a pas fait l’école. elle vit seule avec ses deux fils. Sur la droite de la parcelle, une partie est réservée à un parterre de plantes ornementales. Elle nous explique que son plus jeune fils les a un jour ramenées et plantées. Elle-même ne s’y intéresse pas. Elle explique -29- Le jardin moderne de M.Yaméogo, médecin Liste des plantes 16 Althernantera sp., Amaranthacées 1 Anona squamosa, Anonacées 17 Mangifera indica, Anacardiacées 2 Breynia nivosa, Euphorbiacées 18 Pandanus sp., Pandanacées 3 Carica papaya, Caricacées 19 Philodendron sp., Aracées 4 Casuarina equisetifolia, Casuarinacées 20 Portulaca grandiflora, Portulacacées 5 Catharantus roseus, Apocynacées 21 Punica granatum, Punicacées 6 citronelle (Cymbopogon citratus?), Graminées 22 Rosa sp., Rosacées 7 Citrus aurantia, Rutacées 23 Sanchezia nobilis, Acanthacées 8 Citrus lemon, Rutacées 24 Setcreasa purpurea, Commélinacées 9 Clerodendron inerme, Verbénacées 25 Tabernaemontana sp., Apocynacées 10 Cocos nucifera, Palmacées 26 Tecoma stans, Bignoniacées 11 Codiaeum sp., Euphorbiacées 27 Terminalia catappa, Combrétacées 12 Cordyline, Liliacées 28 Thevetia neriifolia, Apocynacées 13 Dieffenbachia picta, Aracées 29 Tomate, Solanum sp., Solanacées 14 Dracaena fragans, Liliacées 30 Vitis vinifera, Vitacées 15 Eleais guineensis, Palmacées 31 Pelouse (Paspalum sp. ?), Graminées -30- Villes du sud et environnement La cour arborée de M.Traoré, instituteur Liste des plantes 12 Mirabilis jalapa, Nyctaginacées 1 Carica papaya, Caricacées 13 Ziziphus mauritiana, Rhamnacées 2 Cassia siamea lam, Caesalpiniacées 14 Prosopis sp., Mimosacées 3 Citrus lemon, Rutacées 15 Amaranthacées 4 Mangifera indica, Anacardiacées 16 Pennisetum sp., Graminées 5 Persea americana, Lauracées 17 Portulaca grandiflora, Portulacacées 6 Psidium goyavia, Myrtacées 18 Ipomea batatas, Convolvulacées 7 Thevetia neriifolia, Apocynacées 19 Occimum basilicum, Labiées 8 Clerodendron inerme, Verbénacées 9 "Aubergine africaine" (Solanus sp.), Solanacées 10 Hibiscus sabdariffa, Malvacées 11 Bulvaka (nom dioula, ?) -31- cela par le fait qu’elle est du temps colon et que son fils, lui est « chose » (moderne ?). Parmi les classes moyennes les plus jeunes, les plantes utilitaires, les arbres et les plantes ornementales (plantes en pots, arbres et haies taillés) se partagent l’espace de la cour. Les unes sont plantées à l’arrière de la cour, les autres occupent la devanture. Selon les individus, les arbres fruitiers sont plantés devant la maison ou bien dans un parterre à l’arrière spécialement aménagé pour eux. Il y en a une plus grande variété que dans les classes populaires, on voit des pomme-canneliers (Annona squamosa, annonacées), mandariniers, orangers, grenadier (Punica granatum, punicacées), goyavier (Psidium goyava, myrtacés). Deux faits vont essentiellement concourir à distinguer différentes catégories de jardin moderne, le choix de certaines espèces rares et valorisées ainsi que le coût consacré à la création et à l’entretien du jardin. Ces deux types d’investissement permettent notamment d’établir une distinction entre les catégories les plus aisées du Burkina et les autres. On constatera donc des différences majeures entre les jardins des classes supérieures économiquement favorisées et les classes moyennes et les fonctionnaires. Des plantes rares et valorisées La possession de plantes comme le filao, le Ficus benjamina, le Clerodendron inerme ainsi que les plantes utilisées pour faire les tours de terrasses (Acalyphas, sanchezias, barlerias) ne distinguent pas des catégories de population spécifiques. On les trouve aussi bien parmi les classes moyennes que parmi les classes supérieures. Dès qu’on commence à confectionner un jardin, ce genre de plantes apparaît, quand le jardin a été conçu depuis moins de 10 ans. Ces plantes ne distinguent donc pas différentes catégories de jardins. Par contre, toute une gamme de plantes, réputées rares, sont extrêmement valorisées par les catégories dominantes de la population. Parmi ces plantes, on peut citer le cycas, le cocotier, l’arbre à pain (Artocarpus incisus, moracéees), des plantes comme l’araucaria (araucariacées), l’arbre du voyageur (Ravenale madagascarensis, strélitziacées). On observe un processus de distinction à travers la possession de ces plantes. M. Sawadogo (informaticien, 35 ans) recherche des formes spéciales, un ficus au tronc tressé, élaboré à Abidjan, des plantes chinoises. Il se vantait aussi d’être l’un des cent premiers à Ouagadougou à posséder un cycas (cycadacées). D’une manière générale, les plantes venant des pays humides et nécessitant une forte dépense en eau sont valorisées parmi les classes supérieures. M. Nikiema, (46 ans, commissaire habitant cité « An II ») possède une cour arborée plutôt qu’un jardin moderne. Cependant, sa cour est très valorisée par la présence d’espèces rares rapportées de voyages dans -32- Villes du sud et environnement les pays côtiers. il possède un arbre à pain, un « karité des îles » (Melicocca bijuga, sapindacées). Pourquoi de nouvelles plantes sontelles apparues il y a une dizaine d’années et pourquoi ont-elles eu tant de succès ? Les anciennes plantes sont parfois considérées comme étant des « plantes coloniales », on peut aussi dire que les végétaux ornementaux se dévalorisent quand ils deviennent trop communs, ce qui peut expliquer la recherche de végétaux rares. Outre la possession de raretés botaniques, le coût consacré à l’entretien du jardin permet de distinguer différentes catégories de jardin moderne. Il faut distinguer l’entretien lui-même (confection et entretien du jardin) et le coût consacré à la facture d’eau. On peut distinguer différents types de jardiniers, notamment en fonction du coût de leurs prestations. Dans les classes supérieures, consacrer un coût élevé à la confection du jardin importe autant que la forme du jardin lui-même. De même, une certaine logique de la dépense amènera à acheter ses plantes chez les « pépiniéristes » qui les vendent cher. Parmi les classes moyennes, une autre rationalité est mise en jeu : la possession de plantes ornementales n’est pas obligatoirement assortie d’une forte dépense monétaire et différentes stratégies sont mises en œuvre pour minimiser le coût du jardin (le confectionner soimême, économiser sur l’eau d’arrosage, faire soi-même ses boutures...). Une distinction s’établira aussi en ce qui concerne le coût consacré à l’eau. Dans les classes moyennes, le coût de l’eau consacrée à l’entretien des plantes varie entre 5000 et 15000 Franc CFA par mois en saison sèche, dans les classes supérieures, cela peut aller de 30000 à 60000 francs CFA. À Ouagadougou, le principal facteur limitant dans l’entretien d’un jardin est l’eau, et celle-ci est particulièrement chère. Une distinction s’établit donc en fonction de ceux qui peuvent investir dans une lourde facture d’eau et ceux qui ne le peuvent pas. Les jardins des individus ayant un haut revenu économique se caractérisent par la présence de plantes venant des zones humides et gourmandes en eau, l’arbre du voyageur, diverses aracées, liliacées, marantacées. La présence d’une pelouse (qui s’accompagne d’une facture d’eau pouvant aller de 50000 à 100000 francs CFA par mois en saison sèche) classe son propriétaire dans les catégories dominantes du Burkina. La plantation de végétaux d’ornement permet d’intégrer les normes du groupe social auquel on souhaite s’identifier. M. Kouanda (40 ans, fonctionnaire) était maçon. Lorsqu’il a acquis sa parcelle il y a une dizaine d’années, il avait planté surtout des arbres fruitiers. D’après les dires de sa femme, il était chauffeur. Il y a trois ans, il a passé le concours de l’ENAM (école nationale de l’administration et de la magistrature). La réussite à ce concours a été suivie de trois ans de formation. Au bout de ces trois années, il est allé au barrage se -33- procurer des plantes ornementales pour agrémenter le tour de la terrasse, confectionner une haie de Clerodendron et mettre des plantes ornementales devant sa parcelle. Dans cet exemple, le changement de statut s’accompagne de la modification de l’environnement végétal. M. Orlando (technicien supérieur, 36 ans) a organisé sa cour sur le mode du jardin d’agrément valorisé dans les classes supérieures : petit carré de pelouse devant la terrasse, plantation de cocotiers et de ficus. Les plantes utilitaires, que sa femme fait pousser en saison des pluies et les arbres fruitiers sont relégués à l’arrière de l’habitation. Cette pratique ne lui permet-elle pas d’intégrer la norme de la classe supérieure, à laquelle il tente de s’identifier ? Les végétaux plantés dans les habitations urbaines, la manière dont ils sont disposés témoignent de la modalité des types de liens sociaux établis en milieu urbain. Ils permettent de définir les caractéristiques sociologiques de leur propriétaire, et élaborent une certaine forme de classement. Une des caractéristiques de l’individu citadin est qu’il est défini, et qu’il se définit lui-même en fonction de sa place dans le système hiérarchique socioprofessionnel. Les végétaux donnent une définition de la situation occupée par leur propriétaire au sein de cette échelle de classement. Les plantes, d’un autre point de vue, participent aussi à l’intégration de l’individu au sein de la société moderne (telle qu’elle est perçue) en tant que citoyen. Depuis Thomas Sankara s’est développée l’idée du lien entre le fait de planter des végétaux et le fait d’être un bon citoyen, ceci étant d’une certaine manière perçu comme étant un devoir civique. Mme Sablago (45 ans, comptable) racontait un de ses rêves. Elle se faisait décorer par Thomas Sankara pour avoir eu la cour la plus verte. Une distinction s’établit entre ceux qui se soucient de l’environnement et ceux qui continuent à consommer des arbres sans en planter : la frontière, pour les individus interrogés, passe par la coupure entre les individus modernes et éduqués et ceux qui ne le sont pas. Être moderne signifierait se soucier de planter des arbres et des végétaux. La possession de plantes et d’un jardin opèrent une fonction de classement. Selon un processus d’identification-distinction, posséder un jardin distingue les gens citadins, éduqués et riches des gens de la campagne, pauvres et ignorants. Posséder un jardin, c’est s’inscrire dans les catégories du Burkina moderne. Le jardin opposé à la brousse ? Trois conditions semblent prévaloir, tout au moins parmi les classes moyennes et supérieures de la population. Il faut que ces plantes soient exotiques, qu’elles ne salissent pas la cour, qu’elles soient ordonnées dans l’espace. -34- Villes du sud et environnement Le jardin moderne de M.Orlando, 34 ans, technicien supérieur Liste des plantes 14 Musa sp., Musacées 1 Anona squamosa, Anonacées 15 2 Bougainvillea sp., Nyctaginacées Pelouse (Paspalum notatum ?), graminées 3 Carica papaya, Caricacées 16 Plumeria rubra, Apocynacées 17 Psidium goyavia, Myrtacées 18 Sanchezia nobilis, Acanthacées 19 Tangelo (Citrus sp.), Rutacées 20 Terminalia catappa, Combrétacées 21 Thevetia neriifolia, Apocynacées 4 Casuarina equisetifolia, Casuarinacées 5 Citrus aurantia, Rutacées 6 Citrus limon cv., Rutacées 7 Clerodendron inerme, Verbénacées 8 Clerodendron inerme, Verbénacées 9 Cocos nucifera, Palmacées 10 Duranta repens, Verbénacées 11 Ficus benjamina, Moracées 12 Gmelina arborea, Verbénacées 13 Mangifera indica, Anacardiacées -35- Les plantes locales, mises à part certaines plantes utilitaires autrefois cultivées dans les jardins de case sont très peu recherchées par les individus. Les arbres locaux ne sont pas plantés dans les cours d’habitation et quand on en trouve, c’est qu’ils étaient déjà présents et ont été conservés. Dans certaines cours des quartiers résidentiels, on remarque parfois un karité (Butyrospermum parkii, sapotacées) ou un raisinnier (Lannea microcarpa, anacardiacées), vestiges de l’ancienne végétation locale. Une des conditions nécessaires à la plantation d’arbres est-elle que ceux-ci soient importés ? Les individus ne sont guère disposés à planter des arbres locaux, comme le baobab, le néré et encore moins le tamarinier, qui est supposé être la demeure de génies. L’hypothèse émise est que la plantation d’arbres n’est possible que si ceux-ci sont « culturellement vierges », non intégrés au système de représentation traditionnel. L’interdit de planter des arbres ne subsiste-t-elle pas pour une part en ce qui concerne les arbres locaux ? De même, peu de plantes locales entrent dans la parcelle. Le Calotropis procera (asclépiadacées) est considéré comme étant une plante sauvage, une plante de la brousse, il n’est donc pas question de l’intégrer à la cour d’habitation (en outre, en ville, elle affectionne particulièrement les cimetières). Les plantes qui viennent de la brousse sont source potentielle de danger (comme la brousse ellemême est source potentielle de danger ?). Entrant dans une cour où il y avait des « mauvaises herbes » dans un coin, un voisin dit qu’il fallait enlever ce gazon sauvage, que ce n’était pas bon comme le gazon domestique et qu’il pouvait attirer des serpents. M. Orlando assimile les grands arbres de la brousse au désordre. Dans une parcelle, ceux-ci feraient désordonné parce qu’ils sont « trop maousses ». Est-ce qu’il assimile la brousse et ce qui en vient au désordre ? D’autres raisons, plus « rationnelles » expliquent le refus des arbres locaux, comme leur trop faible vitesse de croissance, et leur taille disproportionnée par rapport à celle de la parcelle. Seules des plantes apprivoisées peuvent entrer dans la sphère d’habitation (sauf les arbres déjà présents) et les plantes sauvages semblent perdre leurs pouvoirs quand elles sont apprivoisées Mais les usagers de plantes disent que cela ne fait pas partie de leurs compétences. Un processus d’identification et de domestication des plantes locales pour en faire des plantes ornementales a vu le jour au Centre National des Semences Forestières. Le Bauhinia rufescens a subi cette domestication et on le voit timidement apparaître le long de certains murs d’habitation. La recherche d’ordre, de propreté, de netteté, la recherche de végétaux exotiques montrent qu’une coupure nette est établie entre la nature au sein de la sphère humaine et celle de la brousse sauvage. Le jardin, propre, net, agrémenté de plantes apprivoisées, adaptées à la temporalité et à l’espace urbains tend à s’élaborer en opposition à la -36- Villes du sud et environnement brousse, sauvage, dangereuse. Le jardin est un lieu où se déploie l’ordre humain, et où le naturel n’a pas sa place. M. Kéré avait confectionné un jardin plutôt désordonné pour ensuite lui donner plus d’ordre. Il explique le pourquoi des changements qu’il a induit dans son jardin : « Dans leur évolution, les plantes ne présentaient pas tellement d'aspect esthétique. Il y en a même qui étaient des plantes grasses. D’autres se développaient un peu trop anarchiquement. C’était difficile à maîtriser, on a préféré faire des substitutions. (...) Dans un premier temps, quand on n’avait pas encore occupé la parcelle, moi je disais que c’était un peu le jardin nature. Donc effectivement, il y avait des plantes un peu partout. Maintenant, quand on s’est installés, on a été obligés justement de mettre un peu d’ordre dedans, parce que dans l’entourage, il n’y avait pas autant de maisons. Avant, c’était un peu la brousse, ça pouvait servir de repaire aux serpents et autre, donc on a jugé utile de mettre un peu d’ordre et de lumière là-dessous ». Malgré son goût pour un jardin « un peu anglais », M. Kéré s’est néanmoins plié à la norme locale. On a souligné le phénomène de réappropriation des modèles de jardin européens, dans la mesure où les jardins des Burkinabè ne présentent pas la même physionomie que les jardins des occidentaux. On peut avancer une première explication à la forme prise par les jardins burkinabè. A.Henry (1991) établit un lien entre les formes prises par l’entreprise moderne en Afrique et les valeurs du milieu social. la codification rigoureuse des méthodes de travail apparaîtrait comme une réécriture dans un cadre industriel des codes relationnels détaillés qui au village fixaient la conduite à tenir et les solutions adaptées à chaque occasion. Ce modèle explicatif tendrait à s’adapter au phénomène des jardins tel qu’on l’a observé dans la ville de Ouagadougou, où prévaut une extrême codification de l’environnement végétal. Mais par ailleurs, il est intéressant de constater que cette attitude des Burkinabè vis-à-vis des jardins et de la nature sauvage n’est pas un trait qui leur soit caractéristique. En effet, on peut effectuer un parallélisme entre l’attitude des moose vis-à-vis des végétaux et les modifications de leur comportement et l’attitude des Anglais telle que Keith Thomas la présente. Avant l’époque moderne, la forêt était perçue comme sauvage, hostile et couper les forêts signifiait le triomphe de la civilisation. Les jardins du début de l’époque moderne avaient une apparence soignée, « l’apparence soignée et les dessins formels avaient toujours été pour les hommes une manière caractéristique d’indiquer la séparation entre nature et culture. Mais il semble qu’on ait eu encore plus tendance à planter avec uniformité, si c’est possible, au début des Temps modernes » (Thomas, 1985), ce que semble bien valider la forme prise par les jardins burkinabè. Ce n’est que dans un deuxième temps que l’intérêt s’est porté en horticulture -37- vers des formes moins géométriques et ordonnées et que la nature sauvage a été exaltée pour ses beautés. Assistera-t-on à Ouagadougou au même processus ? La volonté de différencier les jardins de la nature se transformera-t-elle plus tard en un attrait pour des formes plus naturelles (ainsi que pour des espèces végétales issues de la nature environnante) ? Le désintérêt des citadins burkinabè pour la nature locale se transformera-t-il aussi ? BIBLIOGRAPHIE BINGER C, 1892, Du Niger au Golfe de Guinée en passant par le pays de Kong et le Mossi, Paris, ed Hachette (Nvlle édition 1980 par la Société des Africanistes, Musée de l'Homme), 416p. DEVERIN KOUANDA É, 1993, « De la concession rurale à la parcelle urbaine. Mutations de l’architecture et des fonctions de l’habitat en pays mossi (région de Ouagadougou) », communication au colloque du 2-7 juill 93 tenu à Ouagadougou : « Interactions villes-campagnes : l’expérience francophone ». -38- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Facteurs environnementaux et sociaux de la répartition des maladies hydriques dans la Médina de Fès (Maroc) Hamid Boukir* et Bernard Brun* L'abondance de l'eau sur le site - celle de l'oued Fès et celle des sources - a été à l'origine de la fondation de la ville de Fès par les Idrissides au IXe siècle. Permettant l'horticulture et le développement de professions grandes consommatrices d'eau (teintureries, tanneries, moulins...), l'eau a assuré la prospérité de la ville et l'a rendue célèbre pour l'agrément de ses fontaines et jardins. Le réseau hydraulique, conçu probablement au XIVe siècle se composait de trois parties : un réseau haut, alimenté par l'oued Fès, qui distribuait l'eau pour les usages domestiques et artisanaux ; un réseau bas, constitué à partir d'un second oued, qui recueille toutes les eaux du réseau haut après usage ; un système de distribution d'eau potable fondé essentiellement sur une multitude de sources dans la Médina. Un grand nombre de puits par ailleurs permettait l'accès facile à de l'eau potable (Le Tourneau, 1949). L'ampleur et la rapidité de la croissance urbaine au cours du XXe siècle ont bouleversé les conditions de la distribution de l'eau. Cette distribution pose problème tant sous l'angle de la disponibilité que de la qualité, et la persistance chronique de maladies « hydriques » est un problème majeur de santé publique. La croissance urbaine ne s'est pas traduite seulement par l'extension spectaculaire de la surface urbanisée, mais également par une densification de son noyau historique, la Médina. La densification de *Laboratoire Population-environnement, Université de Provence/Orstom, case 10, 3 place Victor Hugo, 13331 Marseille cedex 03, France -54- Villes du sud et environnement l'habitat s'est elle-même accompagnée par un très large remplacement de la population citadine d'origine par des immigrants provenant des zones rurales de la province, mais ce remplacement est très inégal selon les quartiers (Fejjal, 1993). L’enquête conduite en 1994 et 1995 a eu pour objectif principal d'examiner comment les bouleversements démographiques et sociologiques pèsent sur l'accès à de l'eau de qualité et sur son usage. En effet, il était très vite apparu que le problème d'hygiène publique posé par la question de l'accès à l’eau ne se limitait nullement à des problèmes techniques de ressources, de qualité et de distribution. En particulier, la distribution géographique des maladies hydriques ne se superpose pas de façon simple à celle de l'eau polluée (Boukir, 1995). Croissance et renouvellement de la population de la Médina. Au début de ce siècle, Fès comptait environ 100 000 habitants (Le Tourneau, 1965). Sa croissance, relativement modérée pendant la première moitié du siècle s'est accélérée ensuite : la ville est passée de 223 000 habitants à 510 000 entre 1960 et 1982, avec un taux de croissance annuel de 3 % entre 1971 et 1982 (Recensements Généraux de la population et de l'Habitat, 1961,1971 et 1982). En 1995, la population était estimée à environ un million d'habitants (La Vie Économique, n° spécial, 1995), avec un taux de croissance de 4,5 à 5 %, dont 1,5 % dû à l'apport migratoire, essentiellement d'origine rurale (SDUF, Version 1991). Si l'essentiel de cette croissance s'est réalisé par l'extension de la surface urbanisée, la Médina, dont les effectifs sont restés à peu près stables pendant le premier tiers du siècle a vu sa densité multipliée par un facteur de l'ordre de 2,5 entre les années trente et 1980. Depuis, la tendance semble à la stabilisation (tableau 1). Tableau 1 : Évolution de la population de la Médina1 Années Nb. d'habitants (milliers) 1900 100 1920 90 1936 100 1971 198 1980 250 1Sources : 1900 et 1936, estimations du Protectorat (Le Tourneau, 1965) ; 1920, SDUF, 1977 ; 1971, recensement général ; 1980, Delcour, 1980. -55- Une enquête du SDUF en 1977 montre que 45,1 % de la population de l'agglomération de Fès est d'origine rurale, les deux tiers des immigrants provenant de la province même de Fès. L'immense majorité de ces immigrants ruraux (96 %) n'avait jamais fréquenté l'école, et était composée (à 90 %) de manœuvres ou de personnes non classées selon la profession, ce qui signifie en pratique sans qualification professionnelle autre qu'agriculteur (SDUF 1980). L‘enquête de 1994 dans la Médina auprès des chefs de ménage2 révèle des proportions globalement comparables. Le questionnaire proposé a permis de préciser qu'en 1994, 37 % des chefs de ménage de la Médina y résidaient depuis moins de 10 ans et environ 4 % depuis moins d'un an. Seuls 9 % étaient résidents depuis leur naissance. Il est à remarquer que la quasi-totalité des immigrants arrivent directement dans la Médina, sans relais intermédiaire. Le choix d'une résidence dans la Médina est attribué par 50 % des personnes interrogées au bon marché du logement et de la vie dans ce quartier, par 25 % à la proximité du lieu de travail et par 17 % seulement à des raisons d'enracinement familial (naissance ou présence familiale dans le quartier). L'importance du renouvellement de population que traduisent ces chiffres tient à la destruction de la cohésion sociale traditionnelle : l'accès à l'eau, les comportements d'hygiène faisaient partie intégrante d'un ensemble de pratiques sociales dont l'appartenance au quartier (le derb) assurait l'homogénéité (Naciri, 1991). L'immigration rurale a été permise par deux ordres de facteurs : l'émigration fassie et la densification de l'habitat. L'émigration fassie a commencé dès l'installation du protectorat français et le choix de Rabat comme capitale politique et Casablanca comme capitale économique. Au début, il y a eu départ des cadres et des couches sociales aisées (Illala, 1985). Après la deuxième guerre mondiale, l'émigration a concerné de nombreux artisans, commerçants et boutiquiers émigrant vers d'autres villes, Casablanca accueillant à elle seule près de 47 % des émigrants (Escalier, 1981). La densification de la Médina est devenue un phénomène suffisamment massif pour avoir entraîné la création d'une Agence pour la Dédensification et la Réhabilitation de la Médina de Fès (ADER-Fès). La densification s'est développée à travers la densification de l'habitat par l'urbanisation progressive des jardins intra-muros, par la subdivision des logements anciennement dévolus à une seule famille (tableau 2), par l'augmentation du nombre de personnes par pièce d'habitation, par la tendance à la réduction des espaces non occupés de façon permanente (cuisines, débarras, sanitaires) (ADER-Fès/Pnud, 1993). 2Notre enquête a porté sur 263 ménages représentatifs pris dans les 18 secteurs de la Médina. -56- Villes du sud et environnement Tableau 2 : Répartition des ménages dans les maisons de 1960 à 19943 Ménages/maison (%) 1960 1 66 2 1983 1994 41 15 13 31 25 24 21,5 3 3 24 23 20 4 6,5 18,5 15,5 5 2,5 9 12 6 0,5 4 8 7 0,5 2,5 4,5 8 1,5 2 9 1 1,5 10 1 1,5 Nb. ménages enquêtés 1971 274 416 652 712 La consommation en eau dans la ville de Fès De l'indépendance (en 1956) à nos jours, le Maroc a connu deux phases en matière de demande en eau urbaine. La première qui s'est achevée au début des années quatre-vingt s'est caractérisée par une augmentation de la consommation sans préoccupation majeure de l'état des ressources. La phase récente est par contre marquée par la conscience de la pénurie à terme de la ressource en eau (Jellali, 1992). À Fès, la production d'eau n'a pas cessé d'augmenter, mais de façon irrégulière en fonction des grands travaux. Les éléments les plus marquants de l'évolution des ressources en eau sont la diminution progressive du débit de l'oued Fès en raison des prélèvements, sa pollution et de même la dégradation de la nappe phréatique qui alimente les puits et les fontaines (El Haité, 1991). La mise en place, dès les années soixante-dix, d'un réseau moderne de distribution ayant recours à des captages de plus en plus profonds ou lointains, et doublant ou renforçant l'ancien réseau traditionnel a transformé les usages. L'eau « moderne » est distribuée par une régie, la RADEEF4. Sur l'ensemble de l'agglomération de Fès, la consommation journalière par personne est de 270 litres par jours, tous usages 3 4 Sources : 1960 et1971, recensements généraux ; 1983, Illala ; 1994, enquête personnelle. Régie Autonome de Distribution de l'Eau et de l'Électricité à Fès. -57- confondus, mais cette moyenne cache d'importantes disparités. En effet, 20 % des citadins de l'agglomération ne sont pas branchés sur le réseau de la Radeef (O.N.E.P., 1994) et s'approvisionnent à des bornes fontaines publiques, à des sources ou à des puits (le taux moyen de non-raccordement en milieu urbain au Maroc est de seulement 8 %). Les puits et sources. Avant la colonisation il y avait à Fès environ 2000 puits et 6000 sources et fontaines. Depuis l'industrialisation et l'extension urbaine, la pollution chronique de la nappe phréatique est telle que l'administration a décidé la désinfection et la fermeture des puits (pollués) et le raccordement de la plupart des bornes fontaines sur le réseau d'eau potable (Naciri, 1987). Il y a cependant une forte résistance de la population à la fermeture des puits. L'enquête à ce sujet est difficile, mais montre qu'un grand nombre de puits continue a être utilisé clandestinement. L'approvisionnement aux puits et sources correspond approximativement à 5 % des ménages. L'avantage essentiel de l'eau des puits et des bornes fontaines est la gratuité, et la rumeur veut que les désinfectants aient pour fonction de modifier le goût de l'eau afin de la rendre impropre à la consommation et de justifier ainsi le recours obligatoire à l'eau - payante - offerte par les raccordements au réseau. L'approvisionnement aux bornes fontaines correspond à 19 % de notre échantillon de la Médina et représentait en 1989 encore plus de 7,58 % de la consommation totale en eau de la ville (O.N.E.P, 1994). Les raccordements En Europe, disposer de l'eau courante signifie pratiquement toujours disposer d'un compteur personnel, propre au ménage, et payer en fonction de sa consommation personnelle, avec éventuellement des modulations par forfaits, abattements, tarifs progressifs ou dégressifs. À Fès, en revanche, la notion de raccordement recouvre deux modalités bien différentes : le raccordement individuel et le raccordement collectif. Dans le raccordement collectif, tout un ensemble de ménages s'alimente sinon à un même point d'eau, du moins à partir d'un même compteur. Le type de raccordement présente des variations considérables selon l'activité professionnelle du chef de ménage et selon le statut d'occupation du logement (tableaux 3 et 4) 5. 5Enquête personnelle, 1994. -58- Villes du sud et environnement Tableau 3 : Mode de raccordement au réseau de la RADEEF en fonction de l'activité professionnelle (en % par catégorie). Activité économique du chef de ménage Compteur personnel Compteur collectif Artisan type 1 (tanneur,...) 48 Artisan type 2 (plombier,...) 35 65 Ouvrier 35 65 Fonct. type 1 (instituteur,...) 47 53 Fonct. type 2 (gardien,...) 36 64 Commerçant 63 37 Chauffeur 75 25 100 0 33 67 100 0 59 41 100 0 Chômeurs 29 71 Employés de maison 33 67 Agriculteur Métier informel TME Retraité Cadre supérieur 52 Tableau 4 : Statut d'occupation du logement en fonction du type de branchement sur le réseau de l'eau potable (% par type de compteur). Type d'occupation Compteur Compteur du logement personnel collectif Propriétaire Copropriétaire Locataire Logé gratuitement 62 21 6 4 27 71 6 4 Les deux motifs principaux de raccordement collectif plutôt qu'individuel sont d'une part le coût de l'installation d'un compteur individuel, d'autre part le statut précaire des locataires. En effet, la -59- densification s'opère le plus souvent par location d'éléments d'un ensemble unitaire initial sans contrat écrit et par hébergement à durée indéterminée de membres de la parenté. L'absence de titres de location et le maintien d'un compteur collectif au nom du propriétaire sont deux moyens complémentaires de pression de ce dernier ; par la menace de fermeture du compteur et par la solidarité des locataires vis-à-vis des conséquences de son exécution éventuelle, il dispose d'un moyen de pression efficace en vue du recouvrement des loyers et de la redevance collective correspondant au prix de l'eau. En définitive, la géographie du mode d'approvisionnement en eau reflète très étroitement la géographie sociale de la Médina. Cette dernière est elle-même le reflet de l'histoire du renouvellement de la population. Il a en effet progressé très inégalement selon les quartiers. Les diarrhées infantiles, l'approvisionnement en eau et les pratiques d'hygiène. Tableau 7 : Rapport entre la diarrhée et le type d'approvisionnement en eau potable (Enquête 1994). Type d’alimentation en eau Diarrhée (%) Oui Non Total Réseau 63 37 100 Borne fontaine 88 12 100 Puits/source 90 10 100 Le tableau montre une relation frappante entre la diarrhée et le type d'approvisionnement en eau. Une analyse plus fine montre que lorsqu'il y a raccordement au réseau, il y a une relation entre le mode de raccordement (personnel ou collectif) et la fréquence des diarrhées infantiles : il est donc clair que la qualité de l'eau consommée n'est pas seule en cause. Le nombre insuffisant de données ne permet pas d'établir des chaînes de causalités précises dans l'étiologie de la diarrhée, mais seulement de pointer un certain nombre de corrélations, notamment entre statut d’occupation des logements et divers aspects de l’équipement des ménages ayant une relation spécifique avec l’hygiène. C’est ainsi que les compteurs d’eau personnels se trouvent dans 62 % des cas chez des propriétaires et dans 27 % des cas chez des locataires, tandis que les proportions sont inversées pour les compteurs collectifs qui se trouvent dans 21 % des cas seulement chez des propriétaires, -60- Villes du sud et environnement mais dans 71 % chez des locataires. De la même façon, les W.C. personnels se rencontrent dans 50 % des cas chez des propriétaires et dans 40 % chez des locataires, tandis que les W.C. collectifs se rencontrent dans 14 % des cas seulement chez des propriétaires et dans 83 % chez des locataires. On observe encore des corrélations entre origine (citadine ou rurale) et niveau d’instruction. L’ensemble de toutes les corrélations possibles serait fastidieux à énoncer ; l’une des plus frappantes est certainement celle qui relie la perception du risque de maladie hydrique au mode de raccordement : à la question « Pensez-vous que l’eau peut être à l’origine de la diarrhée ? », les personnes raccordées au réseau de distribution municipal répondent oui à 54 %, ceux qui consomment l’eau des bornes fontaines sont déjà un peu moins nombreux à croire aux risques hydriques (46 %) et ceux qui consomment l’eau la plus lourde de risque les ignorent massivement (seulement 20 % de réponses positives à la question). La répartition de la contamination par les vibrions cholériques des puits et sources par circonscription sanitaire donne une bonne idée des risques épidémiques généraux liés à la consommation en eau « non raccordée » mais le faible nombre de cas de choléra - qui persiste à l'état endémique - ne permet pas une comparaison fructueuse de leur répartition avec celle de la contamination bactérienne. L'étude de la fréquence des diarrhées infantiles est beaucoup plus éclairante : très schématiquement, on retiendra que la zone de fréquence maximale des diarrhées infantiles recouvre paradoxalement celle de moindre contamination des puits et sources (carte n°1). Carte 1 : Importance de la diarrhée chez les enfants de moins de 5 ans -61- L'explication de ce fait doit être cherchée dans des facteurs multiples. On retiendra tout d'abord le fait que la contamination à l'origine des diarrhées est possible même à partir de l'eau distribuée, bien que le risque soit atténué par la meilleure qualité de l'eau. Par ailleurs, le risque n'est pas strictement lié à la consommation de l'eau (fruits, légumes...). Ensuite - et il apparaît que c'est sans doute le facteur (lui-même multiforme) le plus important - les conséquences d'une contamination initiale peuvent être étendues ou réduites selon les pratiques d'hygiène et les représentations de la nature et des causes de la maladie. La comparaison entre la carte de l'importance de la diarrhée et celle de la proportion des femmes (épouses) immigrées dans la Médina témoigne d'une corrélation remarquable (carte n°2). On peut dire que le statut de mère immigrée rurale synthétise en quelque sorte un ensemble de pratiques (au sens le plus large du terme) à risques. Il s'agit aussi bien de la densité d'occupation des logements, avec ses corollaires d'absence de cuisine et de toilette individuelles, de non raccordement ou de raccordement collectif que du niveau très faible de scolarisation et d'une représentation de la maladie qui fait obstacle à des pratiques d'hygiène efficaces. Carte 2 : Répartition géographique des femmes immigrées (épouses) dans la Médina -62- Villes du sud et environnement Discussion et conclusions Les conditions sanitaires actuelles relatives aux maladies hydriques dans la Médina de Fès dépendent d'un ensemble de contraintes qu'on peut qualifier d'écologiques au sens traditionnel du terme : conditions générales d'alimentation en eau de la ville, conditions géologiques locales de la nappe phréatique alimentant puits, sources et fontaines et conditions de sa pollution ; mais elles dépendent également d'un ensemble complexe de facteurs socio-culturels qui régissent le mode d'accès à l'eau (recours encore fréquent à l'eau de la nappe phréatique locale, même pour la boisson) et l'ensemble des pratiques d'hygiène. On peut distinguer un pôle social de réduction des risques caractérisé par le statut de propriétaire, urbain autochtone, disposant de revenus relativement importants et d'un niveau de scolarisation également élevé, raccordé au réseau de distribution d'eau courante de la ville par un compteur personnel. Le pôle opposé d'augmentation des risques correspond à des immigrants ruraux récents, locataires ou hébergés à titre précaire, à revenus faibles ou très faibles, souvent inconstants, à bas niveau de scolarisation (les mères n'ont pratiquement jamais été scolarisées), non raccordés au réseau, ou seulement raccordés collectivement. La densification de l'habitat dans la Médina, particulièrement importante au cours de la seconde moitié du XXe siècle, s'est accompagnée d'un très large renouvellement de la population, et comme on le sait depuis les travaux d'écologie urbaine de l'école de Chicago, ce renouvellement s'est très classiquement poursuivi de façon très inégale dans l'espace géographique de la Médina. Il en résulte que la géographie des maladies hydriques (ici l'étude a porté essentiellement sur les diarrhées infantiles) ne se superpose pas à celle de la pollution bactérienne, mais reflète des interactions complexes entre les conditions écologiques et les conditions socio-culturelles. Il est permis de se représenter la situation sanitaire actuelle de la ville comme correspondant à un stade intermédiaire entre une situation où prévalaient des conditions écologiques de risque et une situation espérée dans le futur - d'uniformisation par réduction généralisée des risques. Le poids des contraintes économiques et socio-culturelles qui expliquent la fréquence des non-raccordements ou des raccordements collectifs au réseau municipal de distribution d'eau courante interdit d'imaginer que l'on puisse résoudre la question d'hygiène publique par de seules mesures techniques. -63- BIBLIOGRAPHIE ADER-Fès et PNUD. 1993. Étude socio-économique de la Médina de Fès. Rapport final. 99pp. BOUKIR, H. 1995. Croissance urbaine et problèmes de l’eau dans la Médina de Fès - Maroc ; Thèse, Université de Provence, Marseille. 333 pp. + annexes. CALDERAT, F. 1982. Les mutations des modes d'urbanisation à Fès. Thèse de 3e cycle. Paris I. CERED.1986. Analyses et tendances démographiques au Maroc. Direction de la Statistique, Rabat. 229 pp. EL HAITE, H. 1991. Élément de réponse pour une meilleure maîtrise des pollutions et de gestion des eaux usées à Fès. Thèse de 3e cycle. Université Moulay Ismaïl. Meknès. 158 pp. EL HAJJAMI, A. : « Fès : labyrinthes souterrains des voies d'eau ». Espaces urbains symboles et société. pp. 115-121. ESCALIER, R. 1981. Citadins et espace urbain au Maroc. ERA. 706. Fascicule de Recherche. N° 8-9. Université de Tours et de Poitiers. 407pp. FEJJAL, A. 1993. Fès, héritages et dynamiques urbaines actuelles. Thèse de Doctorat d'État. Université François Rabelais. Tours. 2 tomes. 727pp. HAJJI, A. 1991. Évolution de la demande en eau potable en milieu urbain au Maroc. Dans L'eau et la ville. URBAMA. N°22, 43-60. ILLALA, D. 1985. La dégradation de l'habitat dans la Médina de Fès. Thèse de 3e cycle. Université de Toulouse. 270pp. LE TOURNEAU, R. 1965. La vie quotidienne à Fès en 1900. Éd. Hachette. 315pp. LE TOURNEAU, R. 1949. Fès avant le protectorat (études économique et sociale d'une ville de l'occident musulman). Institut des hautes études marocaines. Tome. XIV. Casablanca. 668pp. NACIRI, M. 1987. 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Rapport. 6pp. -64- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 La mortalité des enfants d’un quartier de Bamako (Mali) Patrick Baudot* et Balla Diarra* Bamako, capitale du Mali, compte aujourd'hui plus d'un million d'habitants. Comme beaucoup d'agglomérations africaines, la ville se caractérise par une croissance très rapide de sa population, de l'ordre de 6 % l'an, et par la prolifération de quartiers spontanés dépourvus de toute infrastructure. Le climat est de type soudano-sahélien, chaud (moyenne annuelle de 28°C) avec une saison des pluies s'étendant de Juin à Septembre (moyenne annuelle des précipitations de 900 à 1000 mm). Pauvre et enclavé, le pays se caractérise par une espérance de vie encore faible (46 ans environ) et donc par une mortalité dans l'enfance élevée. Les quelques études à ce sujet (cf. infra) sont relativement anciennes, les données datant d'une dizaine d'années, et il est permis de penser que des évolutions significatives ont pu se produire, sous le double effet des campagnes de développement des soins de santé primaire et de la crise économique. Nous avons adopté ici une approche micro-démographique, adaptée à notre problématique et à nos moyens, en vue d'étudier quelques déterminants de la mortalité des enfants dans un quartier de Bamako. Matériel et méthodes Zone d'étude Nous avons choisi le quartier de Magnambougou, en rive droite du fleuve Niger, au Sud-Est de l'agglomération. Il présente l'avantage de se différencier très nettement en deux parties : le « village » et le « projet ». La partie « village » est une zone d'habitat traditionnel, avec * Laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orsom, case 10, 3 place Victor Hugo, 13331 Marseille cedex 03, France -65- des maisons de terre à toits en tôle, dépourvue de viabilisation. La partie « projet » est un lotissement moderne, aux maisons de ciment, avec eau courante, électricité, évacuation des eaux usées, etc...Les populations résidentes diffèrent évidemment par leurs caractéristiques économiques et sociales, couches plutôt défavorisées dans le premier cas, essentiellement des fonctionnaires pour le second (les lots de terrain leur ayant été attribués pour un prix symbolique). En résumé, une zone bourgeoise où l'on rencontre tous les éléments du confort moderne côtoie une zone très démunie, à la limite de la misère. Questionnaires d'enquête - échantillonnage Les renseignements collectés se rapportent principalement à l'histoire génésique des femmes enquêtées et aux éventuels décès de leurs enfants. La méthode de collecte des données est donc de type rétrospectif, ce qui présente l'avantage de pouvoir rassembler un grand nombre d'événements à partir d'un échantillon de taille réduite. Les inconvénients (oublis, omissions, imprécisions) sont également classiques, mais nous pensons qu'ils peuvent être grandement minimisés lorsque le plus grand soin est apporté à la récolte des données (Cantrelle, 1979). En outre, certaines questions se rapportent au statut socio-économique du ménage (profession, revenu, ethnie, statut matrimonial,...), ainsi qu'à l'habitat. Le plan de sondage est déterminé par les objectifs de l'étude, à savoir établir avec une précision satisfaisante les niveaux et les principaux déterminants de la mortalité des enfants dans le quartier de Magnambougou. Les contraintes consistent en un calendrier serré et des moyens financiers limités. Pour l'échantillonnage, nous nous sommes appuyés sur les résultats du recensement de 1987 (Ministère du Plan, 1990), actualisés par nos soins. On dénombre ainsi quelques 5000 « concessions » 1 dans le quartier Magnambougou. Le taux de sondage est de 7.75 % 2, sur la base d'un échantillon autopondéré. 629 femmes ayant procréé au moins une fois ont ainsi été interrogées. Les principales caractéristiques sont présentées ci-dessous (tableau 1). 1Les problèmes de définition du "ménage" en Afrique sont bien connus (voir par exemple Lohle-Tart et Sala-Diakanda, 1988). Le ménage est défini ici comme un ensemble de personnes participant habituellement aux mêmes activités de production ou de consommation. Les ménages sont regroupés en unités d'habitation ou concessions. 2En partant d'un intervalle de confiance à 95 % pour le phénomène étudié (estimé à 185 ‰), d'une proportion de femmes de 15-49 ans de 1.4 par ménage, et de 1.3 ménages par concession, toutes données issues du recensement de 1987. -66- Villes du sud et environnement Tableau 1 : Principales caractéristiques de l'échantillon. Classe d’âge 15-19 20-24 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 EFF 31 96 160 159 82 71 30 % 4,9 15,3 25,4 25,3 13,0 11,3 4,8 Instruction aucune primaire secondaire 345 73 211 54,8 11,6 33,6 Ethnie Bambara Peul Soninké Autres 448 35 46 100 71,2 5,6 7,3 15,9 Situation matrimoniale célibataire monogame polygame Veuve/divorc 41 417 148 23 6,5 66,3 23,5 3,7 La majorité des femmes n'a reçu aucune instruction, alors qu'environ un tiers déclare un niveau secondaire, ce qui est extrêmement élevé pour le Mali, où les femmes sont analphabètes à 90 % selon le recensement de 1987. L'explication est simple et réside dans la partie « projet » du quartier où la majorité des femmes sont épouses de fonctionnaires ou fonctionnaires elles-mêmes. Du point de vue ethnique, la grande majorité des femmes sont Bambara, ce qui est logique, puis Peul, Soninké et enfin originaires d'une dizaine d'autres ethnies variées, ce qui démontre bien l'intensité du brassage de populations s'effectuant à Bamako. Le statut matrimonial reflète bien la diversité des situations maliennes à ce sujet : si la majorité des femmes vivent en union monogame (dont la presque totalité de celles originaire du « projet »), les femmes issues d'une union polygame représentent quand même près du quart de l'échantillon, et les mères célibataires ne sont pas en proportion négligeable (6.5 %, toujours des jeunes femmes de moins de 25 ans). Enfin, l'ancienneté de résidence dans le quartier (non mentionnée dans le tableau) a été également prise en compte, dans le sens où cette variable aurait pu être une source de biais pour le phénomène étudié -67- (femmes rurales récemment immigrées par exemple). La totalité des femmes du « village » vivent dans la zone depuis plus de 20 ans, période de référence de notre étude, ou y sont nées. Le problème est différent pour la partie « projet », qui n'a été lotie qu'au début des années 80, mais nous avons constaté que la presque totalité des résidentes sont originaires de Bamako. Le biais doit donc être très limité, étant donné que la condition sociale de ces femmes, pour la plupart épouses de fonctionnaire, n'a probablement pas évolué de manière sensible depuis une vingtaine d'années. Résultats - discussion Niveaux Les quotients de mortalité infantile, juvénile et infanto-juvénile3 pour la totalité de l'échantillon sont présentés au tableau 2. Les décès, relevés de manière rétrospective, s'étalent sur 2 décennies, de 1974 à 1993, et ne reflètent donc pas la mortalité actuelle. À titre de comparaison, le tableau 3 regroupe les résultats des principales enquêtes effectuées récemment à Bamako. Tableau 2 : quotients de mortalité et rapport mortalité juvénile/mortalité infantile. Quotients Village Projet 1q0 107.6 ‰ 42.2 ‰ 74.7 ‰ 4q1 98.2 ‰ 16.9 ‰ 56.6 ‰ 5q0 195.2 ‰ 58.5 ‰ 127.1‰ Rapport MJ/MI 0.91 0.40 Ensemble 0.76 Globalement, l'intensité de la mortalité est un peu plus faible d'après nos résultats que ceux des autres enquêtes. Cela n'a rien d'étonnant, puisqu'une bonne partie de l'échantillon est issu des classes aisées. Le principal élément qui ressort de ces résultats bruts est l'énorme contraste existant entre les deux zones du quartier. La mortalité infantile est plus de deux fois et demi plus importante dans la partie « village », la mortalité juvénile près de six fois. La différence provient donc pour l'essentiel des décès juvéniles, ce qui n'est pas étonnant, ces derniers étant par nature plus sensibles aux conditions du milieu. Le rapport entre mortalité infantile et juvénile passe ainsi de 0.91 pour la 3 1q0 représente les décès entre la naissance et le premier anniversaire, divisé par le nombre de naissances vivantes, soit le quotient de mortalité infantile. 4q1 est le quotient de mortalité juvénile (entre le premier et le cinquième anniversaire), 5q0 le quotient de mortalité infanto-juvénile. N'ont été considérées pour les calculs que les cohortes sorties de la période d'observation, afin d'éviter les biais. -68- Villes du sud et environnement Tableau 3 : quotients de mortalité selon différentes sources4 Quotients EDS Mali Fargues et al., EMIS Bko 77-86 1988 83-85 1q0 73‰ 86 ‰ 81 ‰ 5q0 165 ‰ 186 ‰ - zone « village », ce qui est conforme à un schéma de mortalité traditionnelle, à 0.40 pour la partie « projet ». Dans les paragraphes suivants, nous allons approfondir notre analyse. Tendances Nous avons calculé les quotients de mortalité infantile, juvénile et infanto-juvénile pour chacune des deux zones du quartier Magnambougou, et par quinquennat entre 1974 et 1993 (tableau 4). Nous avons également estimé les moyennes mobiles quinquennales de ces mêmes quotients, dont l'évolution est présentée à la figure 1. Cette dernière technique a été utilisée pour conserver des effectifs suffisants, tout en lissant les fluctuations annuelles. Tableau 4 : Évolution dans le temps des quotients de mortalité ENSEMBLE Quinquennats Quotients 74-78 1q0 84-88 89-93 111.1‰ 93.1‰ 66.9‰ 53.4‰ 52% 4q1 80.4‰ 34‰ 23.4‰ 71% 5q0 182.3‰ 181.3‰ 98.6‰ 75.3‰ 59% Village 79-83 Diminution 97.3‰ Quinquennats Quotients 74-78 84-88 89-93 1q0 156.7‰ 138.8‰ 95.1‰ 71.4‰ 54% 4q1 132.7‰ 54.0‰ 59% 5q0 268.7‰ 282.3‰ 147.9‰ 121.5‰ Projet Quotients 79-83 166.6‰ 58.4‰ 55% Quinquennats 74-78 79-83 84-88 89-93 1q0 59.3‰ 45.2‰ 38.7‰ 35.5‰ 4q1 27.0‰ 36.8‰ 11.0‰ - 59% 5q0 84. ‰ 80.4‰ 49.3‰ 58% 4EDS 35.5‰ 40% Mali : enquête démographique et de santé, données concernant Bamako. EMIS Bamako : enquête sur la mortalité infantile dans le district de Bamako (cf références complètes en bibliographie). -69- Figure 1 : Moyennes mobiles quinquennales des quotients de mortalité Malgré quelques irrégularités qui proviennent probablement en partie de la petite taille de l'échantillon, la diminution de la mortalité des enfants sur 20 ans est manifeste. La proportion de décès infantojuvéniles passe ainsi de 182.3‰ à 75.3‰, soit une diminution relative de 59 %. La baisse semble bénéficier en priorité aux décès juvéniles, réputés plus sensibles à l'amélioration des conditions du milieu, et aux enfants de la zone « projet », pourtant déjà très avantagés : le rapport des mortalités infanto-juvéniles entre « village » et « projet » passe de 3.2 dans la période 74-78 à 3.5 dans les années 89-93. Ce dernier résultat constitue d'ailleurs une surprise, dans la mesure où on aurait pu penser que l'amélioration des conditions sanitaires (mise en place des programmes de vaccination par exemple) aurait profité d'abord aux plus démunis. Mais la couverture vaccinale est loin d'être complète, et on peut supposer que les plus pauvres, qui sont aussi les moins instruits, sont également les moins motivés par les opérations de santé primaire. Les courbes des moyennes mobiles quinquennales illustrent bien le rythme de baisse de la mortalité. En dehors des crises de mortalité qu'ont connues les années 1983 et 1987 (graves épidémies de rougeole), la diminution est ininterrompue. On constate une nette accélération à partir de 1984, année de mise en place du programme élargi de vaccination. Mortalité par sexe « Le Mali est non seulement l'un des pays où la mortalité infantojuvénile est l'une des plus élevées du monde, il est aussi l'un des pays -70- Villes du sud et environnement Tableau 5 : Quotients de mortalité selon le sexe et le lieu de résidence Quotients Décennie 1974-83 Décennie 1984-93 Masculin Féminin Masculin Féminin 1q0 87.3‰ 119.7‰ 49.3‰ 68.1‰ 4q1 79.2‰ 109.7‰ 39.2‰ 26.7‰ 5q0 159.6‰ 215.8‰ 86.6‰ 93.0‰ Tableau 6 : Quotients de mortalité selon le sexe et la décennie. Quotients Village Masculin Projet Féminin Masculin Féminin 1q0 97.6‰ 131.2‰ 39.6‰ 56.3‰ 4q1 97.8‰ 110.5‰ 23.1‰ 29.4‰ 5q0 184.3‰ 226.1‰ 61.9‰ 69.8‰ d'Afrique au Sud du Sahara où l'existence d'une surmortalité féminine durant l'enfance paraît incontestable tout au moins en milieu urbain » (Mbacke et Legrand, 1991). Nos résultats confirment cette affirmation (tableaux 5 et 6). Le rapport entre mortalité infantile masculine et féminine n'a guère évolué avec le temps : il est passé de 0.73 dans les années 1974-83 à 0.72 pour la décennie suivante. La diminution générale de la mortalité n'a semble-t-il pas favorisé les petites filles, comme cela avait été constaté par exemple au Maroc (Bley et Baudot, 1994). Le constat est identique lorsqu'on compare la mortalité infantile par sexe des zones « village » et « projet ». Bien que le second présente des quotients de mortalité infantile près de trois fois plus faibles, les rapports de mortalité masculin/féminin sont pratiquement identiques (respectivement 0.70 et 0.74). Là encore, l'amélioration des conditions de vie ne s'est pas faite en faveur du sexe féminin, qui reste défavorisé. La situation est différente en ce qui concerne la mortalité juvénile. Tout d'abord, les différences de mortalité entre sexes sont moins nettes : les rapports sont respectivement de 0.88 et 0.89 pour « village » et « projet ». Ensuite, il semble émerger une vigoureuse inversion de tendance lorsqu'on examine l'évolution du phénomène dans le temps : le rapport de 0.72, en défaveur des petites filles pour les années 197483, se transforme en surmortalité masculine (rapport de 1.47) durant la décennie 1984-93. -71- Les causes de cette disparité demeurent largement incertaines. Il ne semble pas y avoir de discrimination sensible dans les soins apportés aux enfants selon leur sexe, mais on dispose de fort peu de données à ce sujet. Tout au plus peut-on noter que le sexe masculin paraît fréquenter plus volontiers l'hôpital : selon Fargues et Nassour (1989) 59 % des décès masculins ont lieu à l'hôpital contre 52.3 % des décès féminins (tous âges confondus, ce qui ne signifie donc pas grand chose). Les auteurs remarquent également que l'essentiel du différentiel de mortalité entre garçons et filles semblerait provenir des décès par rougeole, bien plus fréquents pour le sexe féminin. Mais les statistiques de causes de décès sont encore largement incertaines (cf. infra). Enfin, si la surmortalité féminine dans l'enfance ne semble effectivement pas faire de doute, sa structure est pour le moins curieuse. Ainsi, à chaque fois que ce phénomène a été relevé dans des études précédentes (voir par exemple Gbenyon et Locoh, 1989), la surmortalité féminine était toujours plus nette pour les décès juvéniles qu'infantiles. Les cas de surmortalité infantile féminine sont même rarissimes. L'interprétation réside dans une plus grande faiblesse constitutive, d'origine génétique, du sexe mâle. Lorsqu'apparaît une discrimination dans le comportement des parents envers leurs enfants des deux sexes, celle-ci aura plus de conséquences sur les décès tardifs que sur les décès des premiers âges. Le même phénomène joue d'ailleurs sur le rapport entre mortalité juvénile et infantile, qui diminue avec la mortalité (cf. paragraphe « niveaux »). Un grand nombre de décès masculins des premiers âges sont ainsi considérés comme « endogènes », au sens de J. Bourgeois-Pichat (1951), donc relativement incompressibles. Or, à Bamako, il semble se produire exactement l'inverse. Les rapports de surmortalité féminine sont plus élevés avant le premier anniversaire, alors que l'inversion de tendance qui semble se manifester pour la dernière décennie ne concerne que les décès juvéniles. L'état actuel de nos connaissances ne nous permet pas d'avancer une hypothèse fiable permettant d'interpréter ce phénomène. Un travail spécifique devra être engagé dans ce sens, incluant si possible des causes de décès précises, où du moins leur structure détaillée par âge. Mortalité et facteurs socio-économiques Nous n'avons considéré ici que quelques-uns des facteurs qui nous ont semblé les plus significatifs : instruction des parents, revenu, statut matrimonial de la femme. Les variables habituellement utilisées dans ce type d'études, telles que statut d'occupation du logement (propriétaire, locataire,...), origine de l'eau de boisson, lieu d'aisance, etc... ne sont ici que le reflet de l'opposition entre « projet » -72- Villes du sud et environnement et « village » que nous avons déjà analysée. Les résultats sont présentés dans le tableau 7 ci-dessous. Tableau 7 : Quotients de mortalité selon les conditions socio-économiques QUOTIENTS Instruction de la mère aucune 1q0 4q1 5q0 112.2‰ 81,0‰ 184.1‰ primaire 80.5‰ 25,0‰ 103.4‰ secondaire et + 39.9‰ 20.8‰ 59.9‰ 107.7‰ 72.2‰ 172.1‰ primaire 66.0‰ 101.0‰ 160.4‰ secondaire et + 44.5‰ 25.1‰ 68.5‰ moins de 50 000 FCFA 107.0‰ 108.1‰ 203.5‰ 50 000-100 000 FCFA 95.4‰ 40.8‰ 132.3‰ 100 000 FCFA et + 85,0‰ 37.1‰ 118.9‰ 63.5‰ 63.8‰ 123.3‰ polygame 141.9‰ 74.9‰ 206.2‰ veuve-divorcée 133.3‰ 107.7‰ 226.7‰ Instruction du père aucune Revenu Situation matrimoniale monogame Comme prévu, la variable la plus significative est l'instruction de la mère : les enfants de mères instruites (niveau secondaire et supérieur) meurent trois fois moins que la progéniture des femmes illettrées. Le niveau d'instruction du père intervient également, quoique moins nettement. Ce constat semble d'ailleurs commun à toute l'Afrique noire (Chidambaran, 1985). On remarque que, dans les deux cas, la différence est plus sensible pour les décès juvéniles qu'infantiles. Le revenu du ménage influe sur la probabilité de survie des enfants, mais les difficultés relatives à la collecte de ce type de données5 empêchent toute analyse approfondie. 5Cette question nous a valu des refus de réponse de la part des enquêtés. Nous sommes donc passés par une évaluation des dépenses quotidienne du ménage pour estimer le revenu, d'où une certaine imprécision au sujet de cette variable. -73- Le statut matrimonial montre également une nette corrélation avec les niveaux de mortalité, du moins lorsqu'on compare les femmes issues des ménages monogames aux autres catégories. Cela n'a rien de surprenant, puisque nous avons vu que la presque totalité des ménages de la zone « projet » sont monogames. Nous n'avons par contre relevé aucune différence sensible de mortalité selon les différentes ethnies. En résumé, les caractéristiques socio-économiques étudiées sont largement corrélées entre elles : ainsi, une femme instruite fait généralement partie d'un ménage monogame à haut revenu et vit dans la partie « projet » du quartier. Mortalité et facteurs biologiques Nous avons regroupé sous cette appellation quelques variables liées à la fécondité : ce sont les intervalles intergénésiques (espacement entre deux naissances vivantes), la parité et l'âge de la mère, le rang de naissance de l'enfant. Selon certains auteurs (par exemple Taucher, 1988) ces facteurs influenceraient la mortalité des enfants plus nettement que les caractéristiques socio-économiques. Les intervalles intergénésiques sont très fortement corrélés avec le niveau de mortalité, infantile comme juvénile. Des naissances rapprochées diminuent fortement la probabilité de survie de l'enfant, qu'il soit né (intervalle suivant) ou à naître (intervalle précédent). Le cas le plus défavorable est celui où l'intervalle suivant dure moins de 2 ans. On relève dans ce cas une mortalité infantile de 153 ‰, la plus élevée de l'échantillon. Il ne faudrait cependant pas en tirer de conclusions trop hâtives : en effet, le décès précoce d'un enfant peut être la cause d'un intervalle suivant de courte durée, et non sa conséquence. On observe en ce cas une diminution de la durée d'infécondité post-partum (due à l'arrêt de l'allaitement), et une tendance certaine, quoique difficile à cerner, au « remplacement » de l'enfant perdu, d'où un intervalle court. On observe enfin, ce qui est logique, que les différences apparaissent encore plus sensiblement au niveau des décès juvéniles. Ceci s'explique par « l'effet de compétition » survenant nécessairement entre les deux jeunes enfants. L'effet du rang de naissance est également incontestable : les quotients de mortalité, infantile comme juvénile, augmentent régulièrement avec la parité. Par contre, on n’observe pas de surmortalité pour les naissances de premier rang, phénomène qui a été mis en évidence à de nombreuse reprises, en particulier dans l'EDS Mali (Traore et Coll., 1990). L'explication la plus plausible est à rechercher, une fois de plus, dans la forte proportion de femmes de la zone « projet », où les premières naissances sont moins précoces qu'ailleurs. -74- Villes du sud et environnement Cette hypothèse se trouve en partie justifiée par l'examen des quotients de mortalité selon la classe d'âge des femmes : il se dégage une très nette surmortalité, infantile et juvénile, pour les mères de moins de 20 ans. La répartition de la mortalité est ici plus classique, avec un minimum entre 20 et 30 ans. Tableau 8 : Quotients de mortalité et facteurs biologiques. INTERVALLE INTERGENESIQUE Intervalle précédent QUOTIENTS 1q0 <= 2 ans 129.5‰ 4q1 5q0 81.3‰ 200.3‰ 2-3 ans 59.5‰ 33.8‰ 91.3‰ > 3 ans 34.5‰ 14.3‰ 48.3‰ 153.2‰ 108.2‰ 244.9‰ 2-3 ans 45.6‰ 34.8‰ 78.8‰ > 3 ans 49.3‰ 59.3‰ 105.6‰ 1 78.8‰ 59.5‰ 133.6‰ 2-3 90.9‰ 61.0‰ 146.3‰ 4-6 95.2‰ 69.3‰ 157.9‰ 7 et + 108.6‰ 71.1‰ - de 20 ans 87.0‰ 142.9‰ 217.5‰ 20-29 ans 54.9‰ 34.9‰ 87.9‰ 30-39 ans 113.8‰ 61.3‰ 168.1‰ 40-49 ans 109,0‰ 113.1‰ 209.8‰ Intervalle suivant <= 2 ans Rang de naissance 171.9‰ Âge de la mère Évaluation des causes de décès Nous nous sommes efforcés de relever le plus grand nombre possible de causes de décès. Les résultats sont forcément imprécis, eu égard à la profonde méconnaissance de la population envers tout ce qui touche la maladie, et au faible niveau de médicalisation. L'examen des données a permis d'identifier 5 grandes causes de décès : prématurité, mort subite, paludisme, rougeole et infections de l'appareil digestif (Tableau 9). -75- Tableau 9 : principales causes de décès selon l’âge au décès et la décennie. Âge au décès Causes de décès prématurité mort subite paludisme rougeole infection autres intestinale 1974-83 - de 1 an 2% 1-5 ans 46 % 29 % 7% 9% 7% 2% 24 % 62 % 8% 4% 30 % 36 % 3% 7% 8% 36 % 29 % 13 % 22 % 37 % 33 % 6% 8% 7% 1% 28 % 46 % 10 % 15% 1984-93 - de 1 an 16 % 1-5 ans 1974-93 - de 1 an 1-5 ans 9% Il semble évident que nous soyons passés à côté de causes de décès importantes, telles que, par exemple, les maladies de l'appareil respiratoire. La cause en est que tout décès ayant pour cause immédiate un fort accès de fièvre a tendance à être attribué au paludisme. Ceci conduit très probablement à une surestimation des décès par paludisme, et à une sous-estimation de ceux par infection de l'appareil respiratoire ou digestif. Par contre, la rougeole semble relativement bien identifiée. On remarque également la fréquence importante de causes « fourretout » telles que « mort-subite », particulièrement abondante dans les décès au tout jeunes âge. Ce type de déclaration recouvre certainement des pathologies très diverses. Bien qu'approximatifs, les résultats confirment le lourd tribut payé au paludisme et à la rougeole, qui demeurent les premières causes de décès des enfants bamakois. On notera le très net fléchissement de la rougeole au cours de la dernière décennie, ce qui confirme amplement l'efficacité des campagnes de vaccination systématique. Si on tient compte de la diminution de la mortalité, les décès par rougeole ont été divisés par un facteur 7 d'une décennie à l'autre. Bien que probablement surestimé (cf. supra), l'impact du paludisme est préoccupant. Certes, le nombre de décès par paludisme a diminué d'une décennie à l'autre, et l'augmentation de son importance relative est due pour une grande part à la diminution de la rougeole, mais -76- Villes du sud et environnement l'extension rapide de la chloroquinorésistance et la prolifération des moustiques font craindre le pire pour l'avenir. Comme signalé ci-dessus, l'appellation « mort subite » est très imprécise : les variations inverses de l'importance des causes « prématurité » et « mort subite » d'une décennie à l'autre le démontrent. Il s'agit en fait la plupart du temps de décès très précoces, dont une part importante surviennent à la maternité, et il se trouve que la rubrique « mort subite » est proposée dans les formulaires à remplir obligatoirement dans ce cas… À ce sujet, signalons toutefois que les décès dus au tétanos ombilical sont probablement assez rares, la très grande majorité des accouchements se déroulant en maternité, donc en milieu protégé. Enfin, les décès causés par les maladies de l'appareil digestif semblent peu fréquents eu égard à l'absence quasi-générale de dispositifs de conservation des aliments et aux mauvaises conditions d'hygiène prévalant pour une bonne partie de l'échantillon. Conclusion Nous pensons avoir justifié l'approche micro-démographique en matière d'étude de la mortalité des enfants. Malgré la taille limitée de l'échantillon, les résultats sont remarquablement cohérents dans la plupart des cas. On regrettera cependant l'impossibilité d'approfondir certaines analyses (causes de décès par sexe et par quartier par exemple). Nos conclusions s'appuieront sur trois axes, sources de futures recherches plus détaillées : tout d'abord, l'intensité des contrastes relevés entre les deux zones du quartier, témoins d'une inégalité sociale devant la mort considérable. Au-delà du fait mesuré, il conviendrait de s'interroger sur les causes profondes de ces disparités : couverture vaccinale, recours aux services de santé, état nutritionnel et croissance des jeunes enfants, autant de pistes que nous n'avons pas eu la possibilité de suivre. Le second axe est celui de l'étude de la mortalité par sexe, dont la répartition et la structure sont à première vue surprenantes. Nous avons mis en évidence une nette surmortalité infantile du sexe féminin, qui ne pourrait, a priori, s'expliquer que par une très importante discrimination sexuelle dans les soins apportés aux enfants. Or, de tels comportements des parents, et plus particulièrement de la mère, n'apparaissent pas de manière évidente. Le seul facteur défavorable, et pour cause, aux petites filles est l'excision précoce, encore très largement répandue. De toute évidence, ceci n'apparaît pas suffisant pour expliquer nos résultats, d'autant plus -77- que la mortalité juvénile, dans certains cas, est aussi défavorable au sexe féminin. Il faudrait envisager une étude précise des causes de décès par sexe selon l'âge, que nous n'avons pu entreprendre. Enfin, nous avons établi que la décrue de la mortalité des enfants s'est poursuivie à un rythme soutenu jusqu'à ces dernières années. L'évolution des quotients de mortalité sur deux décennies montre que le facteur déterminant dans la diminution des décès, surtout juvéniles, est la mise en place des programmes de vaccination, qui s'est traduite par une marginalisation progressive de la rougeole, principale cause de mortalité au début de la période d'observation. Or, il semble se produire actuellement un certain relâchement dans les vaccinations, et la récente dévaluation du franc CFA a eu pour conséquence immédiate le doublement du prix des médicaments, et un net repli vers la médecine traditionnelle, bien meilleur marché. Cette nouvelle donne pourrait rapidement avoir des conséquences sur la mortalité dans l'enfance. Le type d'étude présentée ici, par un renouvellement régulier, pourrait permettre à moindre coût, de suivre l'évolution de la mortalité. BIBLIOGRAPHIE AKOTO A., HILL A., 1988. « Morbidité, malnutrition et mortalité des enfants. » In Population et société en Afrique au sud du Sahara, ed l'Harmattan, Paris, 309-334. AKOTO A., TABUTIN D., 1989. « Les inégalités socio-économiques et culturelles devant la mort. » In Mortalité et société en Afrique, INED, travaux et documents, 124, 35-63. 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TRAORE B. et coll., 1990. « Enquête démographique et de santé au Mali. » Institute for ressource development, Washington, 187 p. -79- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Gestion urbaine et environnement : l’exemple de Ouagadougou (Burkina Faso) Georges Compaoré* et Idrissa Kaboré** Le Burkina Faso connaît une urbanisation relativement modérée. Selon le recensement de décembre 1985, le taux d'urbanisation s'élevait à 12,7 pour cent (en tenant compte des seize centres secondaires de plus de 10.000 habitants). Avec les 119 localités de plus de 5.000 habitants, ce taux dépasse à peine 27 pour cent. Des pays comme la Côte-d'Ivoire, le Ghana, le Sénégal présentaient au même moment des taux de 45 à 50 pour cent. Cependant la taille et le nombre des centres urbains ne cessent de croître : cinq villes en 1975 lors du premier recensement général de la population, dix-huit en 1985. Des données récentes (INSD, 1995), donnent un effectif de 634 479 à Ouagadougou la capitale, et 268 926 à Bobo-Dioulasso, la deuxième ville, principales agglomérations urbaines du Burkina-Faso (Tableau 1). Selon les estimations actuelles de l'Institut National de la Statistique et de la Démographie (les données du recensement général de la population et de l'habitation de décembre 1996 n'étant pas encore disponibles), la population de Ouagadougou est évaluée à 911 780 habitants en 1996 soit 49,3 pour cent de la population urbaine nationale, à un taux d'accroissement moyen de 6,8 pour cent. Ouagadougou et Bobo-Dioulasso regroupent 70 pour cent de la population urbaine nationale. Toutefois, les taux d'urbanisation n'ont pas beaucoup progressé : 14 pour cent en 1991, et 16,2 pour cent en 1994 (INSD, 1996a). La population burkinabe est donc encore fortement rurale. *Université de Ouagadougou, BP 7021, Burkina Faso **INSD, BP 374, Ouagadougou, Burkina Faso -80- Villes du sud et environnement Ouagadougou, la capitale est le pôle le plus développé avec une armature urbaine assez complète, des activités et des fonctions diversifiées (Compaoré G., 1990). Le développement urbain est ici plus perceptible qu'ailleurs, il en est autant des problèmes ; équipements insuffisants et inadaptés, marginalisation des populations démunies, destruction du patrimoine naturel, forte croissance démographique. Les problèmes d'urbanisation et d'environnement sont d'actualité, mais ils se posent différemment selon les villes. Tableau 1 : Évolution de la population urbaine de 1960-1961 à 1994, Burkina Faso Burkina Faso Période Ouagadougou Population Taux Taux Population urbaine d’urbanisation d’accroissement urbaine ( %) annuel (%) 1960-61 290 874 4,7 59 126 1975 362 610 6,4 3,7 172 661 1985 1 011 074 12,7 10,8 441 514 1991 1 287 285 14,0 4,5 634 479 1994 1 521 079 16,2 5,0 Source : INSD, 1996a Dans le monde en développement, ils sont plus complexes et pernicieux, alors que les moyens disponibles ne permettent pas de les juguler. « Gestion urbaine et environnement » sera examinée à partir de l'exemple de Ouagadougou, ville sahélienne en pleine croissance. La dynamique urbaine Les aspects démographiques Du gros bourg qu'elle était, il y a environ une trentaine d'années, Ouagadougou est devenue progressivement une agglomération importante, mais sans jamais égaler les autres capitales sousrégionales telles que Lagos, Accra, Abidjan et Dakar. Elle n'a pas connu en fait une croissance spectaculaire au cours de sa lente évolution. Elle concentre cependant la moitié de la population urbaine nationale. Ce poids démographique a certainement eu un impact sur l'espace urbain. -81- L'afflux de population rurale après l'Indépendance a modifié la morphologie du paysage urbain. Cet afflux est inhérent à une forte natalité (45 pour mille) combinée à une immigration rurale massive. Les taux d'accroissement intercensitaire pour la période 1975-1985 et 1985-1996 soit respectivement 9,7 et 6,8 pour cent, corroborent ce dynamisme démographique urbain (Tabl.1). Malgré une tendance à la baisse depuis une décennie, la croissance de Ouagadougou se maintient toujours à un niveau élevé. À ce rythme annuel (6,8 pour cent), cette agglomération doublera sa population au bout d'une dizaine d'années. Or, depuis 1927, tous les lotissements de Ouagadougou se sont faits sans plan d'urbanisation. L'autorité publique n'a pas pu contrôler l'extension urbaine très rapide, encore moins la maîtriser. N'est-ce pas la caractéristique de beaucoup de villes africaines et même de celles du Tiers-Monde, marquées par la croissance et le développement de l'habitat spontané en périphérie de la ville ? Cela justifie que soit mise en place une politique urbaine cohérente. Les aspects spatiaux L'évolution spatiale Sur le plan spatial, l'essor de la ville a connu un tournant décisif au cours des années 80. Au cours de cette période, des lotissements massifs ont eu lieu pour répondre d'une part, aux besoins pressants de terre à bâtir d'une population en croissance rapide et d'autre part, garantir un meilleur assainissement à la ville. Entre 1960 et 1980, les pouvoirs publics n'ont loti que 1.040 ha, portant la ville lotie de 520 à 1.560 ha. Au cours de la même période les quartiers d'habitants spontanés s'étalaient sur près de 4.900 ha soit 71 pour cent de l'espace urbain où habitaient 60 pour cent des citadins. À la même année (1980), l'habitat urbain dans son ensemble souffrait de graves insuffisances. Le tableau 2 montre bien l'état des lieux et l'ampleur des actions à entreprendre. Si pendant longtemps l'espace urbain s'est réduit au noyau central, l'évolution actuelle imprime une nouvelle physionomie (figure 1). La ville a largement débordé ses limites administratives pour intégrer les villages environnants dans son espace urbain. Au cours de la décennie 70, l'étroitesse de l'espace urbain facilitait relativement les activités de voiries. Avec l'essor actuel et les moyens économiques disponibles, la gestion urbaine devient un problème crucial et interpelle aussi bien les populations que le pouvoir public. Les implantations anarchiques de l'habitat et des dépotoirs observés çà et là, sont des exemples de cette situation préoccupante particulièrement dans les secteurs géographiques périphériques. -82- Villes du sud et environnement Figure 1 : Évolution spatiale de la ville de Ouagadougou de 1960 à 1990 Tableau 2 : Répartition des logements selon le degré de confort et les matériaux utilisés Norme Matériaux Equipement % Durables Eau-électricité 13 Assez bonne Durables ou mixtes qual. (banco+ciment) Eau et/ou électricité WC 15 Qualité moyenne Mixtes ou banco WC, rarement en eau 25 Mauvaise qualité Précaire (banco) Absence d'eau et d'électricité 16 % sans WC Bonne qualité 47 Source : groupe Huit-BCEOM, 1989 La marginalisation des secteurs périphériques L'avènement de la révolution d’août 1983 sous l'impulsion du jeune capitaine Thomas Sankara, marque le début d'une ère nouvelle pour -83- l'aménagement urbain national. Le Discours d'Orientation Politique (D.O.P) du 02 octobre 1983 est fort éloquent à ce sujet : « Dans le domaine de l'habitat, des mesures importantes devront être prises pour établir des loyers raisonnables, procéder au lotissement rapide des quartiers spontanés, développer sur une grande échelle la construction de maisons d'habitation modernes en nombre suffisant et accessibles aux travailleurs ». Deux textes fondamentaux voient le jour : l'ordonnance n°84/050/CNR/PRES du 4 août, portant organisation agraire et foncière au Burkina Faso, et le décret de son application n°85/404/CNR/PRES du 4 août 1985. De grandes réformes sont alors entreprises. Ce fut d'abord la création d'un Domaine Foncier National, constitué par toutes les terres situées dans les limites du territoire national. L’État est donc le seul propriétaire foncier, les chefs coutumiers n'ont donc plus aucun droit sur la terre. Chaque individu ne peut désormais bénéficier que d’un « titre de jouissance » sur la parcelle de terrain que l'Etat lui a octroyée. Ce titre lui permet d'édifier des constructions destinées à l'habitation et à leur dépendance. Cela se traduit concrètement par l'impossibilité pour l'individu de vendre une parcelle de terrain non mise en valeur parce que appartenant à l'Etat, puisque de fait le bénéficiaire n'est pas propriétaire mais usufruitier. Seule la valeur des investissements opérés sur une parcelle est prise en compte lors des transactions immobilières. Le nouveau pouvoir met également en place des structures d'aménagement, de gestion et l'élaboration d'instruments d'aménagement. Un Schéma Directeur d'Aménagement et d'Urbanisme (SDAU), est ainsi établi et adopté en 1986. Il vise à maîtriser le développement de la ville de Ouagadougou jusqu'à l'horizon 2 000. De nouvelles limites sont fixées. Elles englobent les quartiers spontanés périphériques dont la plupart ne faisaient pas partie de la ville dans ses limites administratives de 1955, date de la création de la commune de Ouagadougou. En 1984, la ville fut divisée en 30 secteurs géographiques, d'où la dislocation des 66 quartiers, privant ainsi leurs chefferies de leurs assises territoriales traditionnelles (Marie A, 1986). À partir de 1984, les actions sont surtout centrées sur la politique de l'habitat. Ainsi commencèrent des lotissements de grande envergure. Pour aller vite, on appliqua ce qui fut appelé à l'époque « la méthode d'aménagement progressif » (M.A.P). Elle consiste à équiper progressivement les secteurs nouvellement lotis : ouverture de voies d'accès, construction de drains principaux pour l'évacuation des eaux pluviales, installation de bornes fontaines et de postes d'eau autonome, électrification... -84- Villes du sud et environnement Dans ce cadre, en 1984, l'objectif de procurer une parcelle de terrain à usage d'habitation à tout ménage burkinabè s'est traduit par une campagne de lotissement dans la périphérie de Ouagadougou : 65.000 parcelles de terrain couvrant une superficie de 3 000 hectares, furent dégagées au profit des citadins. Elles sont essentiellement localisées dans les anciennes zones occupées jadis par l'habitat spontané. La plupart des bâtiments administratifs et commerciaux, établissements scolaires et structures sanitaires et des équipements de production (eau, électricité, téléphone etc.) sont en grand nombre au centre-ville, en dépit des efforts déployés pour équiper les secteurs périphériques. L'aménagement spatial en cours souffre donc de nombreuses insuffisances. Pourtant, Ouagadougou se caractérise par son étendue : 19 272 ha. (M.T.P.H.U, 1994), un faible pourcentage de construction et une densité relativement faible (100 hab/ha). Cette situation entraîne évidement l'installation de nombreux services infrastructuraux pour peu d'habitants, c’est-à-dire, des coûts d'équipement particulièrement élevés. Dans chaque secteur de la ville existe le plus souvent quelques marchés, un certain nombre d'écoles primaires et secondaires, des formations sanitaires, une salle de cinéma… On arrive ainsi à la conclusion qu'en fait Ouagadougou malgré son extension récente continue de diriger l'ensemble de la ville à partir d'un noyau initial sans pouvoir conforter le reste. Le grand projet « Ouaga 2 000 » (M.T.P.H.U, 1984) en cours d'exécution à l'extrême sud de la ville, dans les secteurs 15,16 et 30 (figure 2), verra la naissance d'un deuxième pôle urbain qui contribuera à atténuer le poids écrasant du centre-ville actuel. Actuellement, près de la moitié des formations sanitaires, et des établissements secondaires, et 40 pour cent des marchés urbains se sont établis dans le centre-ville. Une telle distribution des équipements urbains n'est acceptable que dans la mesure où la ville est de petite dimension, les déplacements entre le centre et la périphérie étant minimisés. Mais l'extension de Ouagadougou entraîne une exagération des distances entre le centre ville et la périphérie : 15 km de rayon environ, distance trop grande pour être parcourue à pied, alors que les transports en commun sont faiblement développés. Cette déficience des transports publics explique le développement du transport individuel. En revanche, ce serait le manque de moyens financiers qui expliquerait le foisonnement des « deux roues » à Ouagadougou. En outre, l'accroissement rapide de la population amène les citadins à solliciter intensivement les mêmes équipements à l'intérieur d'une -85- zone limitée. Le centre ville est en mouvement continu : perpétuellement sollicitées, les infrastructures risquent de vieillir très rapidement. Sans rayonnement positif sur l'ensemble de l'espace urbain, son aire d'influence serait relativement restreinte. Figure 2 : secteurs géographiques 89 Les équipements urbains L'équipement de base fait défaut en périphérie : l'Office National des Eaux et de l'Assainissement (ONEA) et la Société Nationale d'Electricité du Burkina (SONABEL) y sont peu représentés. Cela se traduit par des difficultés majeures d'approvisionnement en eau potable et d'éclairage des populations résidentes. Les routes sont très dégradées, rendant les transports en commun difficiles. L'adduction d'eau Le réseau d'eau potable de Ouagadougou, est celui de l'Office National de l'Eau et de l'Assainissement (ONEA), mais il couvrait à peine la moitié des besoins urbains en 1990. L'ONEA n'a pas encore pu mettre en place un véritable réseau d'adduction d'eau en dehors de quelques bornes fontaines, pompes manuelles et postes d'eau -86- Villes du sud et environnement autonome implantés hâtivement pour faire face à une demande pressante en eau des secteurs périphériques. Ouagadougou compte environ 30.000 abonnées à l'eau et 400 bornes fontaines et postes d'eau (forages). Plus de 60 pour cent de ses équipements isolés sont concentrés au centre ville. Dans les secteurs périphériques restructurés, les femmes continuent donc de se diriger vers les puits traditionnels aux eaux de qualité douteuse. Pour pallier ces insuffisances, le commerce d'eau est effectué par des jeunes gens de quatorze à vingt ans. L'eau est vendue de porte à porte à raison de 30 FCFA la barrique de 200l, lorsque l'eau est abondante (juillet-janvier) et entre 200 et 500 FCFA en saison sèche. Le service de ces nombreux revendeurs ravitaillait 37 pour cent de la population (DGUT, 1994). Au regard des modes d'approvisionnement existants et surtout des coûts pratiqués, l'accessibilité à l'eau demeure un problème préoccupant. Un branchement particulier de 5 m coûte 90 000 FCFA au consommateur depuis avril 1994, non comprises l'avance sur consommation et la location du compteur. Tous ces facteurs, expliquent en partie la tendance à la baisse de l’approvisionnement en eau potable de la capitale (tableau 3). Tableau 3 : Évolution de la consommation d'eau potable à Ouagadougou Nature 1992 1993 Écart (%) Consommation totale (m3) 8 124 834 8 985 790 +11 Branchements privés (m3) 6 261 170 5 909 656 -6 281 181 195 509 -58 1 863 664 2 880 625 +55 - par habitant : 1/hab/j 29 26 -12 - par abonné : 1/hab.j 820 743 -10 - par borne fontaine : 1/hab.j 13580 20446 +51 - par poste d'eau autonome 27513 19130 -44 Poste d'eau autonome (PEA) Bornes fontaines (m3) Consommations spécifiques Source : Rapport d'activités 1993/ONEA, juillet 1994 À la trame d'accueil du secteur 20 aménagé pour accueillir les populations déguerpies du secteur 14, ancien quartier loti mais insalubre, le problème d'eau est permanent. La distance empêchait le -87- raccordement au réseau d'eau de la ville car la pression eût été trop faible à la trame. Les forages donnèrent peu de résultat, car la nappe phréatique est pauvre (substratum cristallin granitisé). Sur seize forages, six n'avaient pas d'eau et sur les 10 restants, 3 seulement avaient un débit suffisant (5 m3/heure et plus), pour être équipés de postes autonomes dès février 1989 (Dimbarre C., 1990). En 1990, la situation s'est légèrement améliorée puisque 5 postes d'eau et 5 bornes fontaines ont été installés. La production d'eau potable est cependant faible, à peine 13.000 m3 d'eau par an soit environ 1,5 l/jour/habitant. L'eau potable insuffisante, est complétée par celle des puits ou des mares voisines. Ces quelques exemples illustrent le dénuement des anciens quartiers d'habitat spontané et l'ampleur des opérations d'équipement à entreprendre. L’électricité L'électricité paraît un luxe. Ouagadougou consomme près de 60 pour cent de l'énergie nationale produite par la Société Nationale d’Électricité (SONABEL), cependant, le taux de desserte du réseau électrique reste faible. La SONABEL semble hésiter devant des opérations massives d'électrification à cause du faible pouvoir d'achat de la population. Le coût élevé du KW/h (86 FCFA) et celui des installations domestiques (200.000 FCFA minimum) écartent beaucoup de citadins. Sur un total de 86 497 abonnés en 1994, la part de Ouagadougou représentait près de 45 pour cent, soit 37 pour cent des ménages urbains. L'analyse des résultats de l'enquête prioritaire sur les conditions de vie des ménages (INSD, 1996 b), a révélé que 68 pour cent des ménages de Ouagadougou utilisent la lampe à pétrole comme mode d'éclairage principal. Pour l'instant, l'alimentation électrique d'envergure et de l'éclairage public se font attendre. Les transports urbains Les services de voirie et ceux de transport public présentent de nombreuses défaillances. Les rues sont jonchées de détritus ; dès l'hivernage, l'absence de caniveaux de drainage des eaux pluviales provoque une rapide dégradation des voies à cause d'un intense ruissellement. Aux secteurs 29 et 30, cette dégradation est si importante que des espaces routiers sont interrompus par endroit. En taxi ou en bus, les liaisons entre le centre-ville et la périphérie ne sont guère aisées. Le bus dessert tous les secteurs de la ville, mais il s'agit beaucoup plus d'une ligne de pénétration qu'un véritable réseau de bus bien hiérarchisé à l'intérieur des secteurs. -88- Villes du sud et environnement De ce fait, les déplacements intra-urbains s'opèrent péniblement, malgré des coûts relativement acceptables (100 FCFA la course). Quant aux taxis, ils n'ont d'existence que le nom : état mécanique défectueux, lenteur exagérée, coût du transport fluctuant (150 à 500 FCfA la course) selon l'heure de la journée et la destination, et jamais connu à l'avance. Au total, les anciens quartiers spontanés devenus nouveaux secteurs restructurés attendent souvent un équipement minimal. Le renforcement de leurs infrastructures serait un élément important d'une politique de l'habitat qui toucherait « le plus grand nombre ». La gestion de l’environnement L'évacuation des eaux usées et de ruissellement Les interactions entre les établissements humains et leur environnement se manifestent particulièrement à travers l'évacuation des eaux usées et de ruissellement. La rapide croissance urbaine de Ouagadougou les nombreuses activités urbaines, entraînent le rejet d'importantes quantités d'eaux usées par des canaux à ciel ouvert dans des conditions dangereuses pour la santé. Les eaux du canal du « Mogho-Naba » se jettent dans le barrage n° 2 qui communique avec le barrage n° 3. Ces deux barrages alimentent la ville en eau potable. En outre, les eaux des mares sont pauvres en poissons : seules quelques espèces ont réussi à s'adapter au milieu : clarias, polyptères, tilapias et les formes naines barbus… parce que leurs eaux sont polluées. Le réseau public de collecte des eaux usées est largement insuffisant. En dehors des drains principaux, au centre ville, il n'en existe pas et la périphérie en est dépourvu. Pourtant, c'est là que l'on observe les fortes concentrations de population. Faute de voirie, ces canaux reçoivent en plus des eaux usées ou de ruissellement, des détritus divers qui achèvent de les remplir. L'Enquête Démographique de 1991, a révélé que 81 pour cent de la population des villes évacuaient les eaux usées dans la rue. En outre, le lessivage des murs construits en terre crue entraîne dans les caniveaux une charge très élevée en sables et argiles qui les obstruent. Les insectes vecteurs de maladies prolifèrent dans les marigots et les caniveaux saturés et obstrués avec pour conséquence le développement des maladies liées à l'insalubrité. À l'intérieur des habitations, les installations d'évacuation des eaux usées sont rares. La plupart du temps, quand elles existent, elles ont -89- été construites par le chef de ménage lui même. Il s'agit plutôt des simples fosses que de véritables systèmes de « tout à l'égout ». Rudimentaires, des fosses se remplissent vite, et il faut les vider fréquemment. On attend alors le soir pour le faire. Les eaux sales sont versées à ciel ouvert dans les caniveaux, sur la chaussée, dans la rue. Les éclaboussements des véhicules, la divagation des animaux et principalement des porcs, les jeux des enfants à demi-nu dans les rues des quartiers traditionnels créent dans ces conditions, des risques de contamination très grands. Malgré les interdictions et les mesures de la municipalité, ces pratiques extrêmement dangereuses ne peuvent cesser. La pollution des eaux Pourtant ces rejets polluent les canaux de surface. Les analyses chimiques des eaux opérées aux barrages n°3 et de Loumbila sont révélatrices d’une pollution permanente (Tableau 4). Tableau 4 : Analyse chimique des eaux Lac Date Ouaga n°3 Ouaga n°3 Loumbila 13/08/84 14/03/85 14/03/85 Ca++ ion calcium 16,9 10,1 9,7 Mn+++ ion manganèse 3,41 6 3,5 Na+ ion sodium 20,6 24,5 2,5 K+ ion potassium 19,9 20 7,5 Si+ ion silicium 0,19 - - HCO3 acide carbonique 122 91,5 55,6 6,6 5 5 CI- chlore 19 25,5 0,7 N03- ion nitrate - 0,5 1,5 SO4-- sulfate N.B. Ces ions sont exprimés en mg/l et les sommes en mili-équivalents Les analyses ont été effectuées au CGR de Thonon les bains et au laboratoire d'hydrologie de l'université Pierre et Marie Curie de Paris. (Travaux de Poda jean NOEL, hydrobiologiste CNRST). Les eaux usées de Ouagadougou sont bicarbonatées sodiques, elles sont donc conformes aux terrains cristallins caractéristiques du Plateau Central. La très forte teneur en chlore (CL) et les différences de concentrations ioniques entre les mesures de Ouaga n°3 le 13/08/84 -90- Villes du sud et environnement et le 14/03/85 sont liées aux variations saisonnières (dilution en saisons des pluies -août- et forte évaporation en saison sèche -mars-). Les concentrations ioniques élevées des eaux du barrage n°3 de Ouagadougou comparativement à celles de Loumbila (tous les deux barrages étant sur les mêmes terrains cristallins) traduisent l'influence nette des rejets urbains sur les eaux des barrages n°1, 2 et 3 de Ouagadougou. L'abondance de l'ion potassium (K+) renforce cette hypothèse. La forte teneur en acide carbonique (HCO3) est un indice de l'influence urbaine(UNESCO-MAB, 1985. La décomposition des matières organiques charriées par les eaux de ruissellement en est la source. En relation avec la pollution de l'atmosphère, il y a toutes sortes de fumées qui se dégagent aussi bien des activités économiques que domestiques. La combustion des produits pétroliers et des ordures diverses riches en oxyde de carbone (CO) et en dioxide de carbone (CO2), prouve qu'ils sont toxiques. La destruction du couvert végétal Le bois constitue la première source d'énergie des ménages burkinabe. À Ouagadougou, le bois représente 76 pour cent des dépenses énergétiques ; l'électricité, 0,5 pour cent, et le reste par les produits pétroliers et le gaz. 3 pour cent seulement des ménages urbains utilisent d'autres combustibles que le bois. La consommation en bois par habitant et par jour était de l'ordre de 1,18 kg en 1990 soit une consommation journalière de 454.000 kg. Aujourd'hui, ce volume doit être multiplié par deux, voire davantage. La couverture de ces besoins entraîne la destruction annuelle de 14.000 ha de terrains surexploités et laissés à l'érosion autour de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso. La dégradation de plus de la moitié de ces terrains est due à l'approvisionnement de Ouagadougou en bois. Un million de m3 de bois consommé aux environs de Ouagadougou correspond à une coupe à blanc de 10.000 ha de savane. On aboutit à un déséquilibre écologique marqué par une intense érosion suite au déboisement intensif et à, la disparition progressive de certaines espèces animales et végétales. Le problème prend de l'ampleur à cause des dimensions économiques du phénomène : le commerce du bois apporte quotidiennement plus de 4,5 millions de FCFA de contribution économique à la ville. L'influence du Ouagadougou s'exerce fortement sur ses alentours -91- immédiats (50 km) et même lointain. La dégradation progressive du couvert végétal devient alors un problème préoccupant. Elle résulte pour une bonne part des interférences des activités humaines sur la couverture végétale de type savane, donc particulièrement sensible. L'agriculture et l'élevage qui utilisent encore des méthodes traditionnelles d'exploitation contribuent pour beaucoup au déboisement et à l'érosion. Une bonne partie des citadins mènent encore des activités agricoles intenses autour de la ville. Mais les terres périphériques jadis vouées à l'agriculture, sont de plus en plus occupées par l'habitat. Les agriculteurs « urbains » doivent donc se déplacer toujours plus loin pour trouver de nouvelles terres agricoles. Ce mouvement perpétuel a abouti à des paysages dénudés parsemés d'arbres protégés aux environs immédiats de Ouagadougou Butyrospernum parkii (karité), Parkia biglobosa (néré) mais constamment exposés à l'érosion éolienne et pluviale. Les déchets solides Historique de la gestion des déchets solides La croissance de la ville de Ouagadougou a considérablement perturbé le système ancien de gestion des ordures. Avant 1988, elle relevait de la voirie ou services municipaux. L'agrandissement de l'espace urbain et la production accrue de déchets divers, à cause de l’augmentation rapide de population urbaine, ont vite débordé les capacités de gestion de la voirie. Ainsi naissait l'Office National des Services d'Entretien, de Nettoyage et d'Embellissement (ONASENE). Par la suite, des structures administratives ont été créées en vue d'une meilleure gestion de l'environnement : la direction de la prévention des pollutions et des nuisances, la direction de l'éducation pour la santé et l'assainissement enfin, la direction du contrôle des maladies transmissibles. Initialement, l'ONASENE avait le monopole de la gestion des déchets solides municipaux. Mais très vite, il s'est vu débordé par les prestations à honorer. Il devait donc recourir à des entreprises privées auxquelles il rétrocédera une partie de ses activités. Les intervenants actuels À partir de 1990 les institutions privées intervenant dans le domaine de l'assainissement se sont multipliées. Cinq des douze (12) entreprises agréées par l'ONASENE sont fonctionnelles (Tableau 5). L'ONASENE et la Division Économique relèvent du secteur public. -92- Villes du sud et environnement Tableau 5 : État des ressources des services de gestion des déchets solides à Ouagadougou Intervenants Nb emp Matériel Modalités État Fréq hebd Q hebd m3 22 4 Tracteurs agricoles Porte à porte avec remorque Amorti bacs Pelles, Fourchettes dépotoirs sauvages 2 216 26 4 Multi-bennes 4 Bennes basculantes 1 Chargeuse Pelles, Fourches 2 630 Mode d’interv Office National des Services d'Entretien de Nettoyage et d’Embellissement (ONASENE) DIVISION ECONOMIQUE Service d'Entretien des Locaux et Gazon (SELG) 03 Service d'Entretien et de Nettoyage (SENET) 09 Service Nouveau (NOVA SERVICE) 68 1 Bâchée 2 Fourgonnettes 1 Bâchée Pelles, Fourches Bureau d'Entreprise des Constructions et 07 d'Entretien des Bâtiments (BECEB) 1 Bâchée 1 ISUZU TX Pelles, Fourches Express Précoopérative du Faso (ECOFA) 1 Tracteur agricole avec remorque 05 Mauvais - 2 Bon - Bon Porte à porte 2 48 - Porte à porte 3 32 Bon Porte à porte 2 42 Bon Porte à porte 2 10 Source : CREPA, 1992. Ces entreprises agréées interviennent surtout dans le centre-ville avec des camions, camionnettes et tracteurs. À côté d'elles, cohabitent des intervenants informels qui opèrent à l'aide de charrettes et brouettes pour le ramassage des ordures. Ce secteur informel de collecte des ordures s'occupe essentiellement de la pré-collecte au niveau des ménages. Les déchets solides sont évacués des lieux de précollecte vers les dépotoirs sauvages (tas d'immondices), les bacs publics. L'évacuation hors de la ville est le fait des services publics. Mais valorisation des déchets dans l'agriculture va faire naître d'autres agents d'évacuation. -93- L'analyse du tableau 5 montre que les services de ramassage des ordures sont en nombre réduit et ne disposent que de moyens matériels et humains limités. Il en résulte des insuffisances dans la collecte des ordures (Figures 3 et 4) : seulement 33 pour cent des déchets sont évacués hors de la ville (CREPA, 1992). La présence des tas d'immondices ou des dépotoirs anarchiques principalement dans les secteurs périphériques en est la cause, mais il ne faut pas perdre de vue que les déchets évacués hors de la ville, sont souvent déversés dans les champs péri-urbains à l'état brut. Il en est de meme des boues de vidange. Figure 3 : Ramassage des déchets Le mode d'évacuation des ordures Ouagadougou a produit en 1993 un volume de 172 350 tonnes de déchets solides (DGUT, 1994), mais la couverture de collecte atteint à peine 30 pour cent. La collecte et l'évacuation relèvent de la Division économique du Haut Commissariat et de l'Office National des Services d'Entretien, de Nettoyage et d'Embellissement (ONASEN) avec un équipement sommaire. Le système repose sur 115 bacs disséminés dans les secteurs, sept camions multibennes et de quelques bennes tasseuses. -94- Villes du sud et environnement Figure 4 : Gestion des déchets L'Arrondissement de Baskuy a été privilégié dans les opérations de collecte et de ramassage parce qu'il est le plus peuplé des cinq arrondissements qui composent la Commune de Ouagadougou. Il concentre plus de 60 pour cent de la population urbaine. Il existe un autre système appelé « système de tas au sol » dans les secteurs périphériques qui consiste à rassembler les ordures en un lieu donné par secteur pour faciliter la rotation des camions de ramassage. Un tel équipement est nettement insuffisant pour couvrir les besoins des 83 000 ménages urbains, de ce fait, ces deux structures sous traitent l'activité avec les secteurs privé et informel. Le ramassage se fait de porte à porte au moyen de petits engins motorisés ou de charrettes tractées par des ânes. Les données de l'Enquête Démographique de 1991 et de l'Enquête Prioritaire 1993, ont montré qu'en milieu urbain, le mode d'évacuation des ordures le plus fréquent est le débarras sur les tas d'immondices ou dépotoirs anarchiques (Tableau 6). L'utilisation de la poubelle, du bac ou de la décharge publique n'est pas encore ancrée dans les habitudes des populations. Mais c'est sans doute parce que leur nombre est insuffisant que les tas d'immondices prolifèrent. Comme le révèlent certaines études, c'est faute de mieux que l'on se débarrasse de ses ordures de façon anarchique (CREPA, 1993). -95- Ces ordures trouvent une utilité judicieuse auprès des populations périphériques pour la fertilisation des champs de cultures périurbains ; les ordures y sont déversées par des camions bennes de six m3 environ, à raison de 1 500 à 2 000 FCFA. Ces prix sont pratiqués nettement avant la saison des pluies, autrement, au début de l'hivernage, lorsque les activités champêtres commencent, les prix fluctuent entre 2 000 et 3 500 FCFA. Tableau 6 : Mode d’évacuation des ordures Mode d'évacuation des ordures ménagères Poubelle Immondice Incinération Fosse Bac Décharge Autre Total Milieu de résidence 1991 Urbain 26,6 46,3 6,2 6,8 1,8 9,8 3,1 100 Rural 2,1 83,6 2,0 4,8 0,1 0,4 7,0 100 Milieu de résidence 1993 Burk Faso Ouaga/B 5,6 20,7 78,3 33,6 2,6 5,1 15,8 0,3 1,7 22,8 6,5 7,9 100 100 Urbain 15,4 50,3 15,8 22,8 7,9 100 Rural 1,9 67,7 8,5 4,8 13,7 100 Burk Faso 5,1 67,9 8,5 4,8 13,7 100 Source : INSD, 1995 et 1996. Ce commerce relève aussi bien de particuliers que d'agents du service public, chargés d'évacuer les ordures hors de la ville, et qui profitent de cette situation pour se faire un peu d'argent lors de leur multiple rotation. L’agriculture urbaine et l’utilisation des ordures La situation de l'agriculture urbaine Sur le plan des activités, la ville de Ouagadougou se caractérise par un secteur informel important (MEINE, 1986), mais les revenus des populations sont en général bas. Le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) de 24 918 FCFA en 1994 en est le reflet. Beaucoup de citadins se trouvent dans ce cas dans une situation précaire. L'une des réponses à cet état de fait, se traduit par le développement d'une agriculture urbaine périphérique, source d'amélioration du revenu. En même temps, cette agriculture contribue à l’absorption d'une partie des déchets urbains. Ainsi, on pourrait parler d'une nouvelle forme de gestion des ordures de la ville à la faveur de cette activité -96- Villes du sud et environnement primaire. On y produit des céréales telles que le petit mil, le sorgho et le maïs ; des légumineuses à l'exemple du haricot et des oléagineux comme l'arachide. En outre, les cultures maraîchères occupent une place importante parmi les activités de saison sèche. De là est né un commerce actif aux mains des femmes. Ainsi, entre la ville et sa périphérie se sont tissées des relations très étroites dans ce domaine pour son approvisionnement en produits maraîchers. La stratégie providentielle L'évacuation des ordures par des particuliers se fait dans l'informel. Un tas d'ordures est ramassé parce qu'on en a besoin quelque part. Or ce tas est encombrant et gênant pour les populations surtout riveraines du dépôt. Se débarrasser de ses ordures et évacuer les dépôts est difficile compte tenu de la lenteur de la voirie et des coûts. Les particuliers qui transportent les ordures vers les champs soulagent les populations d'une nuisance et leur permettent d'améliorer leur production. L'utilisation des déchets apparaît comme une providence car les populations n'ont souvent pas les moyens financiers suffisants pour fertiliser leurs champs de culture à partir d'engrais chimiques produits sur place ou importés. La gestion des déchets dans un tel cycle est un fait du hasard et ses implications premières sont bénéfiques. En voulant satisfaire des besoins, à savoir ceux de l'assainissement de l'environnement (évacuation des ordures) et de l'amélioration de la production, s'est instaurée une forme particulière de gestion des ordures qui s'est imposée à la population. L'utilisation des ordures dans les champs de culture, est une valorisation des déchets, et elle améliore considérablement la production : les populations sont unanimes à le reconnaître. On estime à plus du double la production sur une même superficie après épandage des divers déchets. Vu sous cet angle, on peut donc parler d'une stratégie providentielle, mais cela ne doit occulter l'effort à poursuivre par les individus et la municipalité pour l'amélioration constante de la qualité du cadre de vie. Les conséquences de telles pratiques urbaines sur l'environnement et les hommes Évacuer les ordures de la ville vers la périphérie est une nécessité. Mais on se rend compte que pour les besoins de production, certains dépotoirs anarchiques de la ville sont privilégiés à d'autres en raison de la composition de leurs déchets (pouvoir fertilisant). Ainsi certains quartiers sont mieux assainis que d'autres (Figures 2 et 3). -97- L'épandage des ordures dans les champs de culture ne répond à aucune norme de l'assainissement et leur décomposition peut être source de contamination des sols de façon irréversible. La manipulation de ces ordures se fait à mains nues donc sans aucune protection. Dans ces conditions d'insalubrité totale, l'homme qui manipule ces ordures peut développer certaines maladies telles que celles de la peau, les parasitoses etc. Débarrasser les populations urbaines de leurs ordures en vue d'améliorer leur environnement et les utiliser aussitôt à l'état brut à des fins agricoles, n'est pas dénué de tout danger. De plus, l'épandage des ordures dans les champs donne un nouveau paysage qui se caractérise par la présence de morceaux de métaux et de matières plastiques, de tessons de bouteille, éparpillés sur un vaste espace. À plus ou moins brève échéance, ces espaces deviennent malsains et incultes. Par ailleurs, travailler dans ces milieux n'est pas aisé, l'individu étant exposé à des piqûres diverses pouvant favoriser le tétanos. Conclusion Les aspects que nous venons d'évoquer ne poussent pas à l'optimisme. Les problèmes soulevés se ramènent presque tous à des facteurs dynamiques (croissance démographique), qui, imbriqués à des situations stagnantes comme la pauvreté urbaine, la reproduction des modes de vie ruraux en milieu urbain (agriculture, consommation d'énergie primaire) immobilisent les efforts de développement. Les difficultés rencontrées semblent les conséquences de problèmes majeurs qui se manifestent de cette manière dans le milieu urbain. Comment résoudre l'extension spatiale urbaine, sans maîtriser la croissance démographique rapide, et sans élever le niveau de vie ? Les difficultés de la gestion urbaine liées à la pauvreté du pays et des individus, rendent les mesures correctives aléatoires dans la préservation de l'environnement. Pourtant, la question d'environnement, santé et développement durable quel que soit le milieu considéré, et particulièrement le milieu urbain, est une donnée fondamentale qui doit guider les programmes et politiques de développement. Certains comportements des citadins (pollution des eaux, insalubrité des habitations) sont liées à l'incapacité des pouvoirs publics d'asseoir une politique urbaine cohérente. Ils aggravent ainsi le défaut d'infrastructures socio-collectives. Une gestion saine de l'environnement devrait être perçue comme un moyen de préserver le développement des villes et la santé des hommes. À ce titre, l'implication de chaque individu dans la sauvegarde de l'environnement est indispensable pour offrir aux futures générations un patrimoine sain et prospère. -98- Villes du sud et environnement BIBLIOGRAPHIE COMPAORE G., 1990 La rénovation des centres urbains : le cas de Ouagadougou « -maîtriser le développement urbain en Afrique Subsaharienne » - (coll. intern.), Ouagadougou, 1er déc.1990. CREPA/CIEH/IAGU, 1992 Environnement et développement des villes africaines. Contribution à la gestion des déchets solides. Projet pilote de Ouagadougou,Étude du milieu, Burkina Faso. 96P. CREPA/RIF, 1993 Impact du projet de ramassage des ordures dans les quartiers de Wogodogo, secteur 10 de Ouagadougou.Évaluation du projet pilote, sept octobre 1993 DIMBARRE C., 1990 La restructuration de la zone commerciale de Ouagadougou, université de Bordeaux-III (mém. de maîtrise). Huit-B.C.E.O.M., 1989 — 2e projet de développement urbain du Burkina-Faso : Étude de faisabilité, Ouagadougou. I.N.S.D., 1985, 10-20 déc. 1985, Ouagadougou, Direction de la démographie. I.N.S.D., 1991 Enquête démographique, Ouagadougou. I.N.S.D., 1995a Analyse des résultats de l'enquête démographique 1991, 2e édition 358p I.N.S.D., 1995b Annuaire statistique du Burkina Faso, Ouagadougou. I.N.S.D., 1996a Analyse des résultats de l’enquête prioritaire sur les conditions de vie des ménages, Ouagadougou, première édition. I.N.S.D., 1996b Le profil de pauvreté au Burkina Faso, Ouagadougou, première édition. LAFONTAINE S., 1990, La destruction d’un quartier populaire Oulandais : Étude du parcours des familles déguerpis, Paris-Val-de-Marne (mém. maîtrise). MARIE A. 1989 « Politique urbaine : une révolution au service de l’Etat », Politique africaine, n°33, Paris, Karthala. MEINE P.D, 1986 Burkina Faso : le secteur informel à Ouagadougou. Harmattan. Villes et Entreprises. 203p Ministère des Travaux publics, de l’habitat et de l’urbanisme, 1994, Stratégie d’aménagement du « Grand Ouaga », document optionnel, Ouagadougou. ONEA, 1994 - Rapport d'activités, Ouagadougou. UNESCO-MAB 11, 1985 Approche écologique pour l’amélioration de la planification urbaine en Afrique en rapport avec la population : le cas de Ouagadougou, université de Ouagadougou, déc. 1985.Université de Ouagadougou -99- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Gestion et pratiques des déchets solides à Pondichéry. Dynamiques et dégradations des espaces en milieu urbain Emmanuelle Philippot* Depuis ces dernières décennies, les problèmes d'urbanisme ont changé de dimension et singulièrement dans les pays du Sud. Il convient comme dans le passé de pourvoir au bon fonctionnement de la gestion des flux, de limiter la concentration et d'éviter les engorgements, mais le milieu urbain se constitue aujourd'hui de structures de plus en plus complexes. Les nuisances et les pollutions environnementales liées au développement urbain et tout particulièrement dans les pays en développement, alimentent tout un imaginaire de la ville en visions dramatiques et désespérées. Il est vrai que la situation des villes indiennes s'avère dans bien des cas très alarmante, à l'exemple de ce que peut nous montrer la ville de Pondichéry, dans le sud de l’Inde sur la côte du Comorandel. Aux lendemains de l'Indépendance, Gandhi souhaitait fournir à la population de l'Inde un environnement sain et voulait limiter le développement des villes, « lieu de désespérance et de perdition »(Ramachandra Guha, 1996). Or, les problèmes de logement, d'alimentation en eau potable, d'évacuation des déchets, de transport... n'ont fait qu'empirer depuis cette époque avec la croissance de la population urbaine. En outre, la plupart des mutations de la société indienne se réalisent en milieu urbain, lieu de productivité, de dynamisme, lieu de circulation des flux financiers, des personnes, des biens et des idées. L'étude de cas menée à Pondichéry a permis de mettre en évidence les disparités qui s'accroissent dans l'aménagement urbain. Certains *ETES/ERMES, Université d’Orléans/Orstom, Campus de la source, 45072 Orléans cedex02,France -100- Villes du sud et environnement quartiers offrent à leurs habitants un niveau de services de plus en plus proche de celui qu'ils pourraient trouver dans les villes occidentales ; d'autres n'ont même pas les équipements de base nécessaires. Ainsi, l'inégalité en matière de production et de ramassage des déchets ménagers montre la grande diversité sociale qui existe au sein de la population. Ces disparités, de plus en plus visibles dans l'espace urbain, font de ce dernier le révélateur des bouleversements sociaux provoqués depuis quelques années par la croissance industrielle du pays. Spécificité de Pondichéry, ville capitale de l’Union du Territoire de Pondichéry Le passage en quelques décennies de la ville de Pondichéry, de 100 000 habitants, à une agglomération de plus de 600 000 habitants, pose des difficultés aux planificateurs qui ont la lourde charge d’équiper, sans grands moyens publics, une ville dont ils ne maîtrisent pas le développement. Ainsi, la croissance démographique (croissance naturelle et immigration pan-indienne) et l’expansion spatiale de Pondichéry rendent de plus en plus problématiques le ramassage et le traitement des déchets solides. En effet, les responsables locaux doivent relever le défi des déchets, toujours plus nombreux et demandant à être déposés toujours plus loin à la périphérie de l’espace urbain car les marges de la ville s’étendent rapidement. La croissance de Pondichéry selon un mode de développement anarchique se traduit dans l’espace par une structure en mitage, par la présence de zones d’habitations illégales et par l’insuffisance en matière d’équipement urbain. En outre, le délicat problème de gestion du territoire trouve son acuité dans le fait que Pondichéry se développe sur un site naturel peu propice. La ville se situe sur la côte de Coromandel qui est d’une manière générale peu hospitalière car basse, marécageuse et exposée aux vents et à l’action marine. Derrière la ligne littorale se trouve un cordon dunaire irrégulier qui abrite une légère dépression longitudinale composée de lagunes, de bras de cours et nappes phréatiques saumâtres (Singaravelou M., 1993). La situation au-dessous du niveau de la mer d’une partie de la ville a imposé des techniques particulières pour permettre le développement urbain. Ainsi, avec la croissance de Pondichéry dans l’espace, les zones de terrains humides ont été drainées pour la construction de zones d’habitation. Pondichéry, une « mosaïque urbaine » à habitat diversifié Pondichéry est une ville-capitale, dont la situation géopolitique privilégiée est le résultat d’une histoire originale (figure 1). Lorsque la ville accède à l’indépendance en 1958, elle acquiert un nouveau statut -101- administratif qui lui permet de mener une politique fiscale préférentielle. La conjonction du développement industriel de Pondichéry et de l’apparition de nouvelles couches sociales entraîne de profonds bouleversements. En effet, il existe à Pondichéry, comme dans la plupart des cités indiennes, à la fois des monuments du passé et des images urbaines plus modernes. Mais la particularité de la ville tient au fait que ces deux types d’éléments cohabitent très peu sur le « même territoire ». Dans cette ville hétérogène, vit une population pauvre et nombreuse aux comportements marqués par les contraintes de survie, et une classe moyenne au pouvoir d’achat en pleine croissance. L’organisation spatiale de Pondichéry révèle deux dynamiques de développement urbain. D’une part, il existe une périphérie en pleine mutation, phagocytant les terres agricoles, repoussant toujours plus loin les quartiers les plus précaires ou les intégrant dans un tissu d’infrastructures modernes, à savoir, nouveaux quartiers résidentiels, zones industrielles planifiées... D’autre part, le centre ancien est caractérisé par la présence majoritaire de la fonction résidentielle et des activités tertiaires : administrations, commerces et services divers. Le nom de Pondichéry éveille l’imaginaire. Ancien comptoir, cette ville évoque un doux rêve, une vieille image de la présence française en Inde, pays souvent bien plus imaginé que vécu et vraiment connu. Idéalisée, ignorée ou inconnue, pour celui qui la visite, Pondichéry ne peut masquer ni les traces de son passé original, ni ses aspects crasseux et miséreux propres à toutes les villes indiennes. Ou peutêtre pour celui qui limite sa visite aux quartiers de la ville blanche, la perception est celle des larges rues agréables, nettoyées et où sentent bon les bougainvilliers. L’historien Jacques Weber1 décrit la ville blanche par ces quelques lignes : le long des rues, « tirées au cordeau et plantées d’arbres des deux côtés, ce qui est d’un aspect charmant, s’alignent, dans la ville blanche au moins, de somptueuses demeures construites en briques et tuiles. Ses églises, ses bâtiments publics et surtout son palais du gouverneur, construit entre 1738 et 1752, embellissent la cité (...) ». Cependant la route de notre visiteur ne devra pas le conduire au petit matin aux abords de l’hôpital, où, au cœur même de la ville, gisent des déchets fraîchement sortis de l’établissement de soins. Enfin, son chemin devra s’arrêter au canal, véritable frontière sociale et sanitaire, qui sépare la ville blanche de la ville noire. Passée cette zone, toutes les nuisances, olfactives et esthétiques, se multiplient. L’expansion urbaine amorcée dans les années soixante se poursuit et modifie profondément l’aspect de Pondichéry ; elle est confrontée aux problèmes généraux des villes indiennes comptant plusieurs centaines de milliers d'habitants, avec partout un déficit en terme d'équipements, d’emplois, de services, etc... Bref, portrait d'une ville qui ne maîtrise pas ou peu la croissance. Est ainsi posée la question de la gestion des déchets dans une telle hétérogénéité sociospatiale. 1Jacques Weber est l’auteur d’une thèse en cinq volumes sur Les Établissements français en Inde au XIXe siècle (1816-1914). -102- Villes du sud et environnement Figure 1 : L’agglomération de Pondichéry N Université État du Tamil Nadu vers Madras État du Tamil Nadu Auroville Territoire de Pondichéry Baie de Bengale Centre historique dense 1 km Autre forme d’urbanisation dense Extension de la zone urbanisée Axe de dévéloppement urbain Des espaces mal gérés Il nous semble important de noter l’ancienneté de l’organisation de la société hindoue à gérer ses déchets et de tout ce qui est considéré comme impur. Or, le modèle de gestion de la propreté et de l’hygiène urbaine est composé à partir du modèle villageois. Il n’y a donc pas de mode de gestion spécifique au milieu urbain. Philippe Cadène (1992) a -103- décrit le modèle villageois de gestion des déchets qui ne produit pas de résidus. Les déchets sont recyclés au sein d’une économie rurale n’utilisant que des produits périssables. L’auteur précise que « La saleté des villes indiennes sur laquelle bien des Occidentaux mettent l’accent provient ainsi de la dégradation du modèle villageois qui subsiste dans les villes en dépit de leur croissance rapide. » Ainsi selon lui, le manque d’hygiène est lié au processus de dégradation du modèle villageois, accentué à mesure de la croissance des agglomérations. Il ne fait aucun doute que l’étirement dans l’espace des habitations augmente les distances entre les lieux de collectes et les lieux de dépôts des déchets. À Pondichéry, la municipalité a la charge de la collecte, du transport et de l’élimination des déchets ménagers. Selon une estimation des services des déchets, les habitants produisent plus de 240 tonnes de déchets solides quotidiennement, soit 0.4kg par personne et par jour environ. Les déchets sont entreposés dans les poubelles installées dans les différentes rues de la ville. Les quartiers pauvres ne sont pas aussi bien desservis que les quartiers où vit une population plus aisée. Les quartiers installés de façon irrégulière ne font pas l’objet d’un ramassage des ordures ménagères. D’après un article paru dans Urban Affairs Quaterly (1991), 30 % des habitants des villes indiennes ne seraient pas desservis par le ramassage des ordures. Les raisons données sont l’inaccessibilité des rues pour les équipements de la municipalité, la prolifération rapide de quartiers irréguliers, le manque d’équipement et de personnel. Dans de nombreux points de la ville, les aires de dépôts de déchets se transforment en aires d’accumulation. Des terrains vagues et des bassins se remplissent d’immondices. Une partie des déchets produits est immédiatement récupérée par les street pickers. Il nous est impossible d’évaluer la quantité de ces déchets qui rentrent dans le système informel. Nous pouvons cependant tenter une approximation grossière en nous basant sur une étude réalisée à Bangalore en 1994 (Baud, Schenk,1994). La composition initiale des poubelles municipales comprend 8 % de papier, 6 % de plastique, 6 % de verre et 3 % de métal. Lors de la collecte municipale, la composition a changé avec 4 % de papier, 2 % de plastique, 1 % de verre et une quantité insignifiante de métal. La part des déchets solides récupérés est d'environ 15 % et, pour ce qui concerne les déchets hospitaliers, la récupération est de l’ordre de 35 %. Ces chiffres montrent que le marché informel des ordures n’est pas insignifiant. 5Urban 6Baud Affairs Quarterly, 1991. I. & Schenk H., 1994. -104- Villes du sud et environnement Le secteur informel du recyclage, des roupies sous les ordures... (figure 2) Waste collectors, rag pickers, waste pickers, refuse workers ... sont les différents noms donnés à toutes ces personnes, hommes, femmes et enfants qui vivent des ordures. Les pickers participent avec la municipalité au nettoyage de la ville. On peut même parler de relais informel à la collecte des ordures ménagères. En outre, ils font ce que les agents gouvernementaux n’ont pas fait jusqu’ici en réussissant à créer toute une chaîne d’activité basée sur le recyclage. Ces gens font partie de l’énorme armée de pauvres urbains en Inde, qui doivent prendre ou créer leurs propres opportunités pour survivre. Les pickers ont un statut social évidemment très bas. Ils sont sales, ils travaillent sur la voie publique et ils sont constamment en contact avec des matériaux dégradants ou impurs. En effet, la voie publique, lieu de passage de tout type de caste, est considérée comme impure dans le système symbolique hindou. En outre, trier les déchets, c’est accepter de manipuler des détritus qui ont fatalement été touchés par des gens impurs. Les pickers exercent donc une profession très dégradante qui les place aux marges de la société. Ainsi, tout contact avec les cadavres, les cheveux, les ongles, les déchets, le sang menstruel est un grave facteur de pollution. Aussi, ces gens appartiennent essentiellement aux basses castes2 jati, couramment connues sous le terme d’intouchables ou Harijans, les enfants de Dieu. Dans le système symbolique hindou, le niveau de pureté est lié à l’activité. Le terme d’intouchable tend à être éliminé de la terminologie courante, car il est fort dépréciatif, et paraît un peu obsolète dans une Inde où les nombreuses possibilités de contacts urbains relativisent certaines pratiques liées à l’intouchabilité dans la société villageoise. En récupérant et en triant dans les déchets, les pickers parviennent à redonner une valeur économique à des détritus qui n’en avaient plus pour son utilisateur. En plus de recréation d'une valeur marchande, ils débarrassent une partie des détritus issus des poubelles ou des tas d’ordures qui auraient dû être enlevés par la collectivité. Ainsi, le pourcentage de déchets prélevés par les pickers, aussi minime soit-il, évite un coût supplémentaire pour la municipalité. La part des déchets qui est ainsi recyclée n’est pas bien connue. D’après l’étude menée par l’université d’Amsterdam les 20 à 30 000 waste pickers de Bangalore, ramassent chacun de 12 à 15 kg de déchets par jour. La collecte est essentiellement revendue le jour même à des grossistes pour un montant s’élevant entre 15 et 20 roupies par personne, soit trois à quatre francs. Ce sont les acheteurs-grossistes, bien implantés dans le réseau du recyclage, qui tirent l’essentiel des profits de ce type de transactions informelles. Ceux qui achètent aux pickers sont généralement spécialisés dans un type de déchet : soit dans le verre, soit dans 2 Le terme de caste ne vient d’aucune langue indienne ; ce sont les Portugais qui ont nommé ainsi les différents groupes que forment la société. Il est donc préférable d’employer le mot jati, qui lui vient du sanskrit et signifie, race, espèce, genre ou type. -105- la ferraille, soit dans le papier, etc. Ce genre de commerce s’effectue au niveau local mais certains grossistes importants traitent directement avec des entreprises au niveau régional, voire national (voir le schéma de l’organisation des ordures ménagères). Néanmoins le recyclage connaît des limites ; tous les déchets ne peuvent être réutilisés sans risques. Les déchets hospitaliers sont ici présentés comme une illustration des limites du recyclage. Figure 2 : schéma du fonctionnement global des déchets. Des roupies sous les ordures Ménages Commerces Industries Institutions PRODUCTEURS DE DÉCHETS Déchets déposés dans la rue ACTIVITÉS DU SECTEUR INFORMEL ACTIVITÉS DU SECTEUR FORMEL Streetpickers Collecte Éboueurs Revendeurs Transport Dumppickers DÉCHARGE COMPOST Grossistes RECYCLAGE CONSOMMATEURS La collecte des déchets hospitaliers, déchets à risques3 Parmi les déchets produits par les institutions, les déchets solides hospitaliers doivent faire l’objet d’une attention particulière. Il est indispensable d’aborder ce type de déchets dits à risques dans la mesure où, dans la plupart des villes indiennes, ils ne sont ni triés, ni incinérés, et sont dès lors mélangés aux autres déchets domestiques. 3Déchets à risques : déchets justifiant une procédure d’élimination particulière, qui augmente par làmême le coût d’élimination des déchets -106- Villes du sud et environnement Tous ces déchets sont ensuite pris en charge par les services de la mairie. Une telle situation s’avère dangereuse aussi bien pour les populations séjournant ou travaillant au sein de l’hôpital, que pour les employés chargés de les évacuer, et que pour l’environnement général. En effet, lieu d’accueil de personnes affaiblies par la maladie, l’hôpital constitue un milieu fragile où l’hygiène doit être une préoccupation constante. Ce type de déchets doit donc faire l’objet d’une vigilance spécifique dès sa production et jusqu’à son élimination finale. Or, les précautions à prendre sont souvent mal perçues en raison de la méconnaissance des risques qui peuvent survenir au cours de leur élimination. À Pondichéry, les services municipaux sont responsables de la collecte des déchets issus des cliniques et établissements sanitaires privés ; en outre, les établissements sanitaires publics prennent en charge, en théorie, l’élimination de leurs déchets. La méthode adoptée la plus simple et la plus explicite pour apprécier cette organisation a été de nous placer devant les différents établissements de soin de la ville, en général vers dix heures du matin, et d’observer. Les entretiens avec les responsables concernés apportent bien souvent de maigres informations, car rares sont ceux qui dénoncent les problèmes. Au sein de certains établissements privés, les déchets spécifiques sont triés et emballés dans des sacs plastiques pour éviter tout contact ultérieur. Les éboueurs, en les collectant, les mélangent au reste de leur chargement constitué d’ordures ménagères et le tri préalablement effectué devient inutile. En ce qui concerne les établissements publics, la situation semble tout aussi critique. Des incinérateurs sont en principe présents au sein des établissements de soin afin que les déchets puissent être brûlés. En fait, l’absence ou le mauvais fonctionnement de l’incinérateur contraint les employés sanitaires à jeter tous les types de déchets issus de l’hôpital directement dans la rue. Ainsi gît, dans la rue, une grande variété de déchets : emballages, bandages, sondes, aiguilles, seringues, bocaux en verre et en plastique, tissus, sang... Une fois déposés dans la rue, les déchets font l’objet de toute une activité informelle. L’étude menée à Bangalore révèle que les hôpitaux de la ville génèrent 1400 kilogrammes de déchets par jour. Sur les soixantequatre établissements de soins (cinquante privés et quatorze publics), seulement vingt-cinq séparent les déchets spécifiques des déchets domestiques. L’étude montre donc clairement que la plupart des hôpitaux n’ont aucune politique de gestion de leurs déchets et elle dénonce le manque de connaissances de la part du personnel hospitalier sur les dangers que peut représenter ce type de déchets. Étant donné l’absence d’infrastructures disponibles à Bangalore pour l’élimination des déchets, les responsables sanitaires adoptent -107- différentes méthodes. Les deux tiers des déchets hospitaliers rentrent dans le cycle des déchets domestiques et sont donc pris en charge par la municipalité. Environ trente-cinq pour-cent des déchets déposés, principalement des déchets dégradables et du matériel biologique, sont récupérés par les pickers. Les bandages, les pansements usagés, et les seringues sont ainsi collectés. Ces déchets sont nettoyés, remballés et revendus sur le marché ! Dans un contexte de forte croissance démographique dans les villes des pays du Sud, la présence des déchets et la volonté de « contenir la marée des déchets » suscite l’intérêt depuis ces dernières années. Il s’agit là d’un véritable défi à relever ; la conjonction de l’inefficacité du ramassage des ordures et des fortes densités humaines accentue l’insalubrité en milieu urbain et représente un facteur de risque pour la santé de la population. Avec l’industrialisation, l’urbanisation et la transformation des modes de vie qui lui sont liées, les déchets produits par l’activité humaine changent en qualité et en quantité. Le volume des ordures augmente et les déchets sont de moins en moins composés de matières dégradables. Les déchets ont des implications directes sur le milieu. L’étude des déchets et la constatation des manques en matière « d’hygiène collective », permettent de souligner que les problèmes de santé rencontrés en milieu urbain, sont plus des problèmes sociaux que des problèmes médicaux (Salem, 1994). L’image des villes indiennes particulièrement sales véhiculée par les visiteurs occidentaux s’est avérée totalement fondée lors du dramatique épisode de l’épidémie de peste à Surat en 1992. Cet événement que l’on peut qualifier de crise urbaine révèle que la situation est grave dans la plupart des villes indiennes et notamment, dans les communautés pauvres, qui sont particulièrement vulnérables. BIBLIOGRAPHIE BAUD I., SCHENK H., 1994, Solid waste management, Modes, Assesments, Appraisals and linkages in Bangalore, Manohar, New Delhi, 168p. CADENE P., 1992, « La mise au propre des villes indiennes », in Annales de la Recherche urbaine. RAMACHANDRA GUHA, 1996, « Le mahatma Gandhi et le mouvement écologique en Inde », Écologie et Politique, à paraître. SALEM G., 1994, Urbanisation et santé en Afrique de l’Ouest, Géographie d’un petit espace dense : Pikine (Sénégal), habilitation à diriger des recherches, Montpellier, non publié. SINGARAVELOU M., 1993, « La côte de Coromandel », p.31, in, VINCENT R., (sous la dir.), 1993, Pondichéry 1674-1761, l'échec d'un rêve d'empire, Série Mémoires, coll. Autrement, Paris, 262p. -108- Villes du sud et environnement Urban Affairs Quarterly, vol XXIII, jan-march 1991, n°1, Center for Urban Studies, Indian Institute of public Administration, pp.1à16, p.3 WEBER J., 1988, Les Établissements français en Inde au XIXe siècle (1816-1914), Librairie de l’Inde, Paris, 5 vol. WEBER J., 1996, Pondichéry et les comptoirs de l’Inde après Duplex, la démocratie au pays des castes, Denoël, Paris, 447p. Un espace mal géré Insuffisance du nombre de poubelles et insuffisance du rythme de la collecte des déchets Dans les quartiers où la collecte des déchets est inexistante, les populations sont contraintes de jeter les déchets dans le canal ou derrière les maisons Les ordures gênent l’écoulement de l’eau du canal -109- Le caniveau a été nettoyé mais les résidus ne sont jamais ramassés Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Apport des systèmes d’information géographique dans l’analyse des risques d’inondation et de glissement de terrain à Yaoundé1 René-Joly Assako Assako* Une politique d'aménagement urbain soucieuse de préserver les milieux naturels tout en assurant aux populations les meilleures conditions résidentielles, est un processus intégré et systémique. En ce sens, elle doit tenir compte de tous les paramètres de fonctionnement et de protection de l'espace, alternativement considéré comme support, objet et enjeu de l'action humaine. L'information nécessaire à un tel processus présente des exigences de quantité, de qualité, de diversité et de précision. Ces exigences sont, comme le montre C. Collet (1996), le propre de l’analyse spatiale. En effet, celle-ci s’intéresse à éclairer l’organisation des objets dans l’espace en prenant en compte leurs caractéristiques et leur dynamique. Les objets spatiaux sont donc appréhendés dans leur triple dimension spatiale, thématique et temporelle. Pour répondre à de telles exigences, la gestion manuelle de l'information spatiale devient vite lourde, voire même impossible ; elle aboutit à la production de documents largement en retard sur la réalité qu'ils sont censés prévoir. La plupart des villes en développement en sont à ce stade. Les systèmes d'information géographique (SIG) par contre permettent d’accroître l’efficacité du rendu informatif (Assako, 1995-b) et la portée préventive des documents d'aménagement. Utilisant ces nouveaux outils de l'analyse spatiale, la présente analyse vise à produire des documents pouvant servir de support à une orientation de l'aménagement urbain qui intègre la prévention des risques naturels : érosion, glissements de terrain et inondations * Institut de Géographie, Université de Fribourg Pérolles, 1700 Fribourg - Suisse. 1Les traitements dont les résultats sont présentés dans le présent article ont été effectués au Laboratoire de Géomatique de l'Institut de Géographie de l'Université de Fribourg (IGUF) sous la direction de Dr. C. Collet, dans le cadre d'un stage post-doctoral financé par AUPELF-UREF. -110- Villes du Sud et environnement notamment. Une telle approche présente un grand intérêt pour la ville de Yaoundé où une urbanisation rapide, anarchique et non maîtrisée se développe sur un site collinaire particulièrement sensible. Yaoundé : un site de collines abondamment arrosé Un relief accidenté Yaoundé se développe dans un site collinaire, sur un plateau d’une altitude moyenne de 760 mètres, profondément entaillé par un réseau hydrographique dense (Franqueville A., 1984). Trois unités morphologiques se partagent ainsi le site urbain : les sommets d’interfluves, les pentes et les fonds de vallées inondables. Les hauts reliefs forment une ligne qui cerne la ville dans sa partie nord-ouest et influencent l'orientation de l'urbanisation de deux manières. Par leur présence, ils constituent une véritable barrière à l'avancée du front urbain. L'obstacle qu'ils opposent à l'implantation urbaine se traduit par une augmentation des pressions foncières dans les zones plus facilement urbanisables. Cependant, ces hauts reliefs ne sont pas partout totalement inhospitaliers. Il reste en effet certaines zones intra ou péri-montagneuses où le risque d'une densification urbaine démesurée est bien présent, la disponibilité du terrain, constructible ou non, étant le seul moteur de l'urbanisation. C'est notamment le cas des quartiers Carrière et Etoug-ébé. Les zones de forte pente posent le problème de l'instabilité des terrains. Constituées de sols ferralitiques, elles sont l'objet d'une érosion de grande ampleur qui se transforme souvent en de véritables glissements de terrain. Ces mouvements de terrain se trouvent aggravés par l'action humaine qui, décapant le couvert végétal, accroît le ruissellement diffus. Les vallées occupent près de 20 % de la superficie totale de Yaoundé et, reliées bout à bout, elles formeraient un couloir de 30 km de long sur 20 km de large, soit 600 km2. Ces zones présentent une consistance pédologique quasi nulle. Elles sont constituées de sols hydromorphes retenant jusqu'à 45 g d’eau pour 100 g de terrain. Leur urbanisation nécessite des aménagements particulièrement coûteux : remblais, construction des murs de protection des berges, etc. Un climat pluvieux Située au 3°50 N et 11°E, à environ 200 km de la côte atlantique, Yaoundé connaît un climat équatorial nuancé par l’altitude et la continentalité. Comme on le voit sur le diagramme ombrométrique (figure 1), ce climat généralement pluvieux (1600 mm d’eau par an) est caractérisé par quatre saisons bien tranchées (tableau 1). Pendant les -111- deux saisons des pluies et plus encore pendant la grande saison des pluies (de Septembre à Novembre), les précipitations, du fait de leur fréquence, de leur abondance et de leur brutalité, provoquent des inondations aussi dramatiques que régulières. Tableau 1. Répartition annuelle des saisons à Yaoundé Saisons Périodes Petite saison de pluies Mars Juin Petite saison sèche Juillet Août Grande saison des pluies Septembre Novembre Grande saison sèche Décembre Février Figure 1. Répartition mensuelle des précipitations à Yaoundé Mois Une forte croissance démographique Les figures 2a et 2b rendent bien compte de la croissance démographique de Yaoundé. La première (2a) montre l'évolution des effectifs de population. Ainsi voit-on que de 200000 habitants en 1950, la population de Yaoundé avait dépassé un million d'habitants au début des années 1990. C'est le résultat d'un taux de croissance qui, malgré sa tendance actuelle à la baisse, est demeuré élevé et soutenu autour de 7 % sur des décennies successives (2b). Les flux migratoires, qui constituent l'élément explicatif principal de cette évolution des effectifs de population et du taux de croissance démographique, drainent surtout des populations à faibles revenus. -112- Villes du Sud et environnement Figure 2. Évolution des données démographiques à Yaoundé 2a-Effectifs de population de Yaoundé 2b-Taux de croissance démographique par décennie. Celles-ci s'entassent dans des quartiers populaires, espaces nullement aménagés pour recevoir une forte densité de population. -113- Une urbanisation non maîtrisée La rapidité de la croissance démographique et la faiblesse de la législation en matière d'occupation du sol urbain entraînent une urbanisation essentiellement anarchique et précaire. Celle-ci se développe surtout dans des zones à risques, peu sollicitées par l'urbanisme réglementaire : fortes pentes exposées à l'érosion et aux glissements de terrain, vallées marécageuses, localement appelées élobi. Ces zones naturellement inadaptées à une urbanisation dense ne reçoivent souvent aucun aménagement leur permettant de résister à la forte pression humaine dont elles sont l'objet (Assako, 1996). Il en résulte de graves conséquences responsables de la dégradation de la qualité de l'habitat : urbanisation horizontale entraînant une dégradation du couvert végétal, pollution des eaux, développement de toute une série de maladies liées à l'eau, dommages matériels et humains à l'occasion des réguliers inondations et glissements de terrain, permanence de l'érosion hydrique. Les sources de données utilisées Nous avons basé l'analyse par SIG de l'érosion et des glissements de terrain sur trois couches d'information spatiale : l'altitude, le réseau hydrographique et la couverture végétale de la région urbaine de Yaoundé. Pour ce faire, deux sources d'information ont été utilisées. La première est une carte topographique. Celle-ci présente trois avantages majeurs : échelle assez grande (1/10.000), grande lisibilité des courbes de niveau à équidistance de 5 mètres et périmètre suffisant pour couvrir toute la région urbaine. La deuxième est une image satellitaire SPOT-XS (K = 85 ; J = 342) du 07 février 1992. Elle présente aussi plusieurs avantages : résolution spatiale acceptable pour une étude urbaine (20 m), enregistrement à une période intéressante pour le suivi de la biomasse en zone urbaine (fin de la grande saison sèche et début de la petite saison des pluies). Ces deux sources de données (cartographique et satellitaire) ont été intégrées dans un système géoréférencé qui en a facilité l'exploitation, chacune permettant de traiter un aspect de la problématique. Les données topographiques ont servi à l'extraction de l'information altitudinale alors que l'image satellitaire a permis d'analyser la couverture du sol. La méthode générale d'exploitation de ces sources d'information est présentée à la figure 3. Traitements et résultats Analyse des risques d'inondation L'analyse des risques d'inondation s'est basée sur deux critères principaux : l'altitude et la distance linéaire des zones bâties par rapport aux cours d'eau. -114- Villes du Sud et environnement Tableau 2. Traduction des classes d'altitude en degrés de risque d'inondation Classe d'altitude Codification du (en m) risque d'inondation Désignation/ appréciation > 900 1 Risque très faible 752 - 900 2 Risque faible 727 - 751 3 Risque moyen < 727 4 Risque très élevé Figure 3. Méthode suivie pour l’identification des zones à risques d’inondation, d’érosion et de glissements de terrain à Yaoundé Géoréférence -115- Différentes méthodes d'interpolation appliquées sur les courbes de niveau ont permis de réaliser un modèle numérique d'altitude (MNA) sur la base duquel nous avons obtenu quatre classes d'altitude (figure 4). Ces classes d'altitude ont ensuite été traduites en degrés de risque d'inondation, l'hypothèse retenue étant que le risque d'inondation est inversement proportionnel à la valeur d'altitude. Autrement dit, nous avons considéré que plus un terrain est bas et plus il est inondable. Le tableau 2 explique la codification utilisée. Figure 4. Altitudes En retenant ce critère, on s'aperçoit que les zones les plus exposées au risque d'inondation sont également celles qui sont actuellement -116- Villes du Sud et environnement densément urbanisées. Le risque le plus élevé concerne les vallées, surtout dans la partie australe de la ville, là où l'altitude tombe en deçà de 727 mètres. Les zones les moins exposées aux inondations sont les hauts reliefs constituant la chaîne montagneuse qui cerne la ville dans sa partie nord-ouest (à partir de 900 mètres). Y échappent aussi d'autres sommets moyens en plein milieu urbain. Ce critère d'altitude a été complété par la distance des zones bâties par rapport au lit des cours d'eau. Faute d'informations complémentaires, nous avons retenu la distance linéaire, en supposant notre espace isotrope, c'est-à-dire sans contrainte directionnelle. Il est vrai que ce modèle n'est pas la traduction exacte de la réalité. Mais il donne une information intéressante dans un processus de simulation de la dynamique spatiale. Ainsi, en prenant appui sur le réseau hydrographique et grâce à une solide connaissance du terrain, nous avons défini trois classes de proximité par rapport aux cours d'eau. Et, comme pour les classes d'altitude, nous avons traduit les classes de distance en degrés de risque d'inondation, étant entendu qu'une zone est d'autant plus exposée aux inondations qu'elle proche de la rivière (Tableau 3). Tableau 3. Traduction des classes de proximité en degrés de risque d'inondation Classe de proximité(en m) Codification du risque d'inondation Désignation/ appréciation > 200 1 Risque faible 50 - 200 2 Risque moyen < 50 3 Risque très élevé La figure 5 qui représente ces classes de proximité montre une réalité évolutive des risques d'inondation. De façon générale, ce sont les vallées qui sont exposées aux inondations. Cependant, les talwegs sont naturellement plus exposés que les versants. Pour apprécier les risques d'inondation de façon plus globale, nous avons croisé l'information altitudinale et la proximité des espaces aux tracés des cours d'eau. Le résultat de ce croisement est donné à la figure 6. Les hauts reliefs, notamment les sommets d'interfluves ne présentent aucun risque d'inondation. Ce risque, présent dans toutes les vallées suit la configuration du relief. Il est plus élevé au centre et dans la partie sud de la ville où l'on rencontre les altitudes les plus basses de tout le site urbain. D'autre part, il s'amenuise à mesure qu'on s'éloigne des talwegs. -117- Analyse des risques d'érosion et de glissement de terrain L'analyse des risques d'érosion et de glissement de terrain s'est basée sur deux couches d'information spatiale : la pente (dérivée de l'altitude) et la couverture du sol, à travers un indice de biomasse. La première est donnée par la carte topographique et la deuxième par l'image satellitaire, après que les deux aient été ramenées à un seul système de référence spatiale. S'agissant de la pente, nous avons estimé qu'un terrain est d'autant plus exposé à l'érosion qu'il est pentu. Ainsi, comme dans les cas précédents, nous avons traduit les classes de pentes de la figure 7 en degrés de risque d'érosion et de glissement de terrain (Tableau 4). Tableau 4. Traduction des classes de pente en degrés de risque d'érosion Classe de pente (en %) Codification du risque d'inondation Désignation/ appréciation < 10 1 Risque faible 10 - 25 2 Risque moyen > 25 3 Risque très élevé Le critère de pente a été pondéré par la couverture du sol. Car, s'il est vrai que le degré d'érosivité du sol est fonction de la pente, il est aussi à noter que cette érosion ne produit pas les mêmes effets ou n'a pas la même puissance selon que le sol est couvert (de végétation) ou non. L'information relative à la couverture du sol a été obtenue par l'indice de végétation normalisé (Figure 8). On s'aperçoit ainsi que les zones les plus couvertes se trouvent à la périphérie de la ville et plus encore dans la partie nord-ouest dont nous avons dit qu'elle porte les plus hauts reliefs de tout le site urbain. On remarque aussi la présence de la végétation sous forme de lanières, à la faveur des multiples vallées intra-urbaines. On voit également les zones mixtes, celles où la dégradation du couvert végétal est effective, compte tenu de l'avancée du front d'urbanisation. Le croisement de ces deux paramètres donne une vision plus globale des risques d'érosion et de glissements de terrain à Yaoundé. On s'aperçoit que les zones de plus fortes pentes sont aussi les plus exposées. Si la pondération par la couverture du sol semble ne pas avoir joué ici, c'est probablement compte tenu des faibles valeurs de l'indice de végétation. En effet, comme nous le signalions plus haut, -118- Villes du Sud et environnement Figure 5. Zones de proximité par rapport aux cours d’eau l'image satellitaire a été enregistrée en début février, c'est-à-dire à la fin de la grande saison sèche. La végétation se trouvait donc à son état hydrique le plus médiocre. Cependant, on constate que l'essentiel des zones urbanisables ou urbanisées se trouve dans les classes de risque moyen à très faible. Ainsi, malgré son développement dans un site collinaire, Yaoundé jouit d'une relative stabilité pédologique, du moins en ce qui concerne les glissements de terrain, l'érosion étant un phénomène plus diffus et de moindre envergure. -119- Figure 6 : Risques d’inondation en fonction de l’altitude et de la proximité de l’eau -120- Villes du Sud et environnement Figure 7 : Répartition des valeurs de pente à Yaoundé -121- Figure 8 : Classification de l’indice de végétation en vue de ressortir la couverture du sol Image SPOT-XS du 07/02/92. K=85; J=342 -122- Villes du Sud et environnement Figure 9 : Risques d’érosion et de glissement de terrain à Yaoundé en fonction de la pente et de la couverture du sol -123- Conclusion L'érosion, les glissements de terrain ou les inondations à Yaoundé posent le problème plus global de l'impact de l'action de l'homme sur le milieu. Ils ne prennent de l'envergure que parce que l'implantation humaine s'est produite à des endroits et en des proportions ne tenant pas compte des dispositions naturelles du site. L'aménagement et le développement urbains procèdent donc d'un processus cyclique où il faut trouver l'équilibre entre l'incontournable croissance urbaine et la nécessaire protection des milieux naturels. Ceci nécessite un permanent arbitrage pour l'exercice duquel les systèmes d'information géographiques, grâce à la diversité, la souplesse et la précision des traitements numériques, offrent une information adéquate. Sans revendiquer une quelconque exhaustivité, le modèle que nous venons de développer permet de soulever un problème majeur quant à l'orientation de l'aménagement et du développement urbains à Yaoundé : les terrains les mieux indiqués pour l'urbanisation (compte tenu de la douceur relative de la pente et d'une relative platitude du relief) sont aussi les plus exposées aux aléas pluviométriques. En effet, le nord-ouest et une partie de l'ouest sont manifestement impropres à l'implantation humaine, compte tenu non seulement des hautes altitudes mais aussi de l'affleurement de la roche : la plupart des sommets sont dénudés. D'autre part, les directions du nord, de l'est et du sud s'avèrent mieux adaptées à une densification urbaine. Mais cet avantage est à nuancer dans la mesure où le sens de l'écoulement des eaux de surface et la relative platitude du relief font que les risques d'inondation y sont plus élevés. BIBLIOGRAPHIE ASSAKO ASSAKO R. J., 1995-a. L'amélioration de l'habitat à Yaoundé : succès tardif ou fiasco consommé ?, Revue Histoire et Anthropologie, n° de Juillet 1995. ASSAKO ASSAKO(R.J., 1995-b. Essai de différenciation des quartiers de Yaoundé à l'aide d'une image HRV de SPOT, in Actes des Vie Journées Scientifiques du Réseau Télédétection de l'AUPELFUREF, à paraître. ASSAKO ASSAKO R. J., 1996. Contribution à la création d'un observatoire urbain utilisant la télédétection et les données géo-référencées à Yaoundé (Cameroun), Thèse de Doctorat Nouveau Régime, Université Paris X-Nanterre, 327 p. COLLET C, 1996. La géomatique, un domaine méthodologique au service de l’analyse spatiale. in Cahiers de l’Institut de Géographie de L’université de Fribourg, n°11-1996, pp. 73-82. FRANQUEVILLE A, 1984. Yaoundé : construire une capitale, Éditions ORSTOM, Paris, 192 p. KIET SRANG, 1972. Hydrologie d'un bassin versant de zone urbaine, (CMR), ORSTOM, Paris, 46p. -124- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Caractérisation de l’environnement urbain par télédétection : l’exemple de Bamako (Mali) Balla Diarra* L’objectif de cette présentation est de caractériser l’état et l’évolution de l’environnement naturel urbain à l’aide de données du satellite SPOT1. Selon Bannari et al (1995) « l’indice de végétation s’avère un paramètre indicatif de la qualité de vie urbaine ; il constitue (...) une source d’information potentielle originale et utile aux urbanistes... ». Différentes études ont été menées sur l’environnement urbain à partir de données satellitaires. Ces études ont pu montrer les relations existant entre les types de paysages urbains et le taux de couverture végétale. Forster (1983) a ainsi pu montrer qu’à Sydney (Australie) le taux de couverture végétale est un indicateur de la qualité de la vie c’est-à-dire aussi du pouvoir socio-économique des populations citadines. L’IAURIF2 conduit depuis plusieurs années des études fructueuses du même genre sur la région parisienne. Toutes ces études ont été menées à partir des indices de végétation qui sont des néo-canaux obtenus à partir de différents types de combinaisons entre les bandes spectrales rouge et proche infrarouge. S’ils donnent d’intéressants résultats, les indices de végétation ne sont pas toujours faciles à interpréter en milieu urbain. La végétation n’étant presque jamais une entité en soi dans ce milieu, les indices de végétation sont affectés par les propriétés optiques du bâti et surtout * Laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orsom, case 10, 3 place Victor Hugo, 13331 Marseille cedex 03, France 1Cette étude a été réalisée au Laboratoire de l’Orstom à la Maison de la Télédétection (Montpellier) et concerne les premiers traitements d’images dans le cadre de notre thèse et d’une Action de Recherche partagée de l’AUPELF, Réseau Télédétection. 2Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région d’Île de France. -125- des sols nus. En effet les réflectances des sols et quelle que soit leur nature, augmentent avec la longueur d’onde entre le visible et le proche infrarouge. Or c’est dans cette longueur d’onde - particulièrement en ce qui concerne SPOT - que la végétation réfléchit le plus. L’indice de végétation est donc affecté par la réflectance du sol même après une différence normalisée. Ceci explique d’ailleurs la multiplication de ces indices (Bannari op cit.). L’objectif de cette étude est de montrer qu’on peut extraire d’un néocanal relativement simple de création et d’interprétation (la composition colorée P+XS), des informations sur les niveaux de couverture végétale dans leur relation avec les types de quartiers. Milieu d’étude et données images Bamako, capitale du Mali, est située entre 12°32 et 12°42 de latitude nord et 7°55 et 8°4 de longitude ouest. La ville est étalée dans la plaine alluviale du plus grand fleuve d’Afrique occidentale - le fleuve Niger qui la partage en deux. Les températures sont presque toujours élevées et les hauteurs de pluies - qui tombent de Mai à Octobre varient de 850 mm à 1200 mm. La ville compte six communes couvrant une superficie de 252 km2. Comme la plupart des capitales africaines, la ville concentre la majeure partie des infrastructures socioéconomiques du pays. Ceci explique le volume de la population : près d’un million d’habitants. La diversité socio-économique des quartiers apparaît nettement au niveau des paysages urbains que nous allons identifier à partir des niveaux de couverture végétale. Les données images utilisées dans cette étude sont deux couples d’images XS et P enregistrés au-dessus de la ville de Bamako. Le premier est de Novembre 1986 et le second d’Avril 1996. Ces deux mois correspondent, à Bamako, à deux saisons différentes notamment, en ce qui concerne cette étude, au plan de l’état de la végétation. Le mois de novembre correspond à la fin de la saison des pluies tandis que le mois d’avril correspond à la fin de la saison sèche. Cette différence de prise de vues a des répercussions sur l’interprétation diachronique comme on le verra plus loin. Différentes méthodes existent pour créer les compositions colorées P+XS. Celle utilisée ici est relativement simple : - dans un premier temps les canaux multispectraux ont été rééchantillonnés à 10 mètres pour les rendre superposables à l’image panchromatique. Il est à noter que cette étape est de plus en plus intégrée directement par les logiciels comme un élément de la rectification, donc exécutée en même temps que celle-ci. -126- Villes du Sud et environnement - Dans un second temps des points d’appui ont été sélectionnés sur les canaux XS et P en vue de rectifier les premiers par rapport au second. - Enfin, après avoir reétalé la dynamique des valeurs et procédé à quelques filtrages pour rehausser les contrastes dans chaque canal, les composés colorés ont été créés à partir des canaux XS1 (bleu) Panchromatique (vert) et XS3 (rouge). Le canal panchromatique a été mis dans le vert en remplacement de XS2 parce qu’il est le plus corrélé à celui-ci. L’avantage de la composition colorée P+XS est qu’elle allie la finesse géométrique de l’image panchromatique à la richesse thématique des XS. Avant de développer les informations obtenues par l’interprétation visuelle de ces images améliorées, il est nécessaire de rappeler brièvement les mécanismes de la réflexion des végétaux pour mieux comprendre et interpréter les différents tons de couleurs qui concernent la végétation dans une composition colorée classique. Comportement spectral de la végétation Les végétaux ont un comportement spectral différent dans le visible et le proche infrarouge. Disons pour simplifier qu’ils réfléchissent moins dans le premier intervalle de longueur d’onde que dans le second. La faiblesse de la réflectance ici s’explique essentiellement par la chlorophylle. Celle-ci diminue avec l’âge des végétaux. Les feuilles âgées réfléchissent donc plus dans le visible. Mais la réflectance demeure toujours faible ; guère plus de 15 % du rayonnement reçu. Dans l’infrarouge la réflectance des végétaux dépend presque entièrement de la structure des feuilles. La coupe simplifiée d’une feuille fait apparaître, en plus de la cuticule, l’épiderme et l’hypoderme, deux autres composants. Le premier, appelé parenchyme palissadique, a des cellules allongées et serrées les unes contre les autres. Le second a des cellules sphériques et contient des lacunes, d’où son nom de parenchyme lacuneux. C’est lui qui est la base de la différence de réflectance entre les espèces végétales mais aussi entre différents stades phénologiques (cf. Girard et Girard, 1989)3. Les grands végétaux ont plutôt un parenchyme palissadique plus développé au contraire des herbes par exemple, ce qui se traduit par une réflectance moindre. Avec l’âge les cellules du parenchyme lacuneux perdent leur forme et donc leur capacité de réflexion. À ce 3Notons que le processus de rétrodiffusion des végétaux est nettement plus compliquée (interférences de l’environnement, de la structure propre à chaque espèce, du support ligneux etc.) et cède le pas à celle du sol si la couverture n’atteint pas les 30 %. Ce qui est très fréquent en milieu urbain. -127- stade la teneur en eau est déterminante dans la distinction des végétaux. Cependant la teneur en eau dépend de la position géographique et de la saison. Ceci complique l’interprétation des couleurs. Résultats Deux types d’informations peuvent être cherchées à partir de ces compositions : 1- l’identification des niveaux de couverture végétale à partir des teintes et intensités de couleurs (le rouge notamment dans lequel est mis le canal proche infrarouge dans les composés colorés standards) mais aussi leurs structures. Ces facteurs traduisent des gradients de recouvrement du sol par la végétation. Ainsi les surfaces recouvertes presque entièrement par la végétation apparaissent en rouge vif tandis que celles où la végétation est mélangée à du minéral, avec prédominance de la première, apparaissent en rouge foncé (grands arbres mêlés à du bâti comme l’ancienne ville coloniale). Si le minéral prend le pas sur la végétation, la couleur rouge est totalement altérée. Les surfaces concernées prennent une teinte chocolat présentant ellemême des nuances. Cette différence de tons n’est pas toujours due à la présence de surface minérale. Il s’agit parfois d’une différence d’espèces végétales, de stade de croissance ou du stress (état phytosanitaire, hydrique) de la végétation. Par exemple les herbes et les arbustes réfléchissent plus que les grands arbres. Les premiers apparaissent en rouge intense et les seconds en rouge foncé. Ceci dépend de leur comportement spectral (cf. supra). La structure est presque en plage si la végétation domine ou presque le bâti et clairsemée si elle l’est moins. Ces gradients de teinte de couleurs, qui correspondent donc à des niveaux de couverture végétale, peuvent être rattachés, sous certaines réserves, à des types de quartiers. On distingue ainsi les quartiers résidentiels des quartiers pauvres par l’importance du taux de couverture végétale des premiers. Entre ces deux extrêmes les taux de couverture moyens sont les plus rencontrés. Ils correspondent à une structure pointillée d’une teinte entre le rouge foncé et le chocolat, conséquence de l’influence d’un bâti dense. La structure de la couleur associée à sa teinte peut, dans certains cas, permettre de définir la fonction du paysage urbain concerné. Par exemple la structure clairsemée du rouge foncé (correspondant à de grands arbres) au sud de l’ancienne ville européenne est due à l’existence en cet endroit des grandes maisons commerciales. Il s’agit là du grand centre commercial de la ville. Il en est de même de la zone industrielle où la géométrie des grands bâtiments apparaît nettement. -128- Villes du Sud et environnement On constate aussi que les quartiers anciens sont moins boisés que les quartiers récents. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : - les nouveaux quartiers abriteraient plus de personnes aisées ; - les citadins prennent de plus en plus conscience de l’importance d’un environnement plus naturel ; - la preuve d’une meilleure prise en compte des espaces verts dans les lotissements officiels ; Ces hypothèses devront être précisément vérifiées. À notre connaissance on peut penser qu’il s’agit d’une combinaison de tous ces facteurs. 2- Le second type d’information concerne l’évolution de l’environnement naturel. Cet exercice est ici rendu délicat à cause de la différence entre les saisons de prise des images multidates. En effet l’état physiologique de la végétation étant très différent entre novembre et avril, il est difficile de soutenir que l’aspect de la végétation sur l’image de 1996 n’est que le résultat de la régression du couvert végétal entre les deux dates. Il peut s’agir d’une simple perte ou d’un assèchement des feuilles en saison sèche. Cette réserve étant faite, on peut cependant appréhender l’évolution phénologique et spatiale en se donnant des clefs de décision. S’il s’agit d’une extension, le problème est moins délicat ; la végétation paraîtra plus importante sur l’image de 1996 (cas du cimetière de Niaréla ou la partie Est de Lafiabougou). Par contre pour décider qu’une zone a connu un recul de la végétation entre les deux dates, l’utilisation de connaissances exogènes est indispensable. Ainsi on peut affirmer que la surface végétalisée entre l’ex-aérodrome et le quartier de Lafiabougou (à l’ouest des images) a diminué car une partie a bien été occupée par les constructions du projet « Goudjabi ». L’aspect dégarni de cet endroit sur l’image de 1996 par rapport à celle de 1986 n’est pas dû à la seule différence de saisons de prise de vues. Le même phénomène s’observe au sud du cimetière de Niaréla (en blanc sur l’image de 1996) où la végétation a fait place au marché. En conclusion on peut retenir que la composition colorée P+XS permet de caractériser l’environnement naturel urbain. Cependant le contrôle de terrain est nécessaire pour la validation de certaines couleurs. Pour identifier les cultures urbaines - ce qui est intéressant dans le contexte bamakois - des données complémentaires sont également nécessaires. -129- BIBLIOGRAPHIE BANNARI et al, 1995, Caractérisation de l’environnement urbain à l’aide des indices de végétation dérivés des données de haute résolution spatiale et spectrale. Sixièmes journées AUPELF, Liège 19p. CHEREL J.P, 1993, Maîtriser l’aménagement urbain en Afrique subsaharienne : intérêts des images SPOT. Exemple de Nairobi et Ouagadougou. Thèse de géographie, Montpellier III, 354p. DONNAY JP, 1990, Application de la télédétection satellitaire à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme. CNES, revue Télédétection spatiale, pp 221 - 241. EBERHARD JM, 1994, Typologie de quartiers urbains à partir d’une composition colorée. L’exemple du sud-est de Mexico. ORSTOM, 7p. ESCADAFAL, 1988, Les propriétés spectrales des sols. ORSTOM, colloques et séminaires pp 19 - 42. GIRARD et GIRARD, 1989, Télédétection appliquée : zones tempérées et intertropicales. Ed Masson, 260p IAURIF, 1986, Mesurer la végétation urbaine par télédétection : du satellite au terrain. Paris, 90p. IAURIF, 1987, Cultures, changements d’affectation du sol et télédétection spatiale : le cas de la région d’Île de France. Paris, 98p. -130- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 La cartographie de l'environnement urbain Moïse M.Ballo* et Jacques Champaud* Le terme d'environnement urbain connaît depuis quelque temps un succès certain1, malgré des controverses sur sa définition et ses limites. Pour les pays en développement il faut le relier à plusieurs préoccupations : les retombées de la conférence de Rio et la vogue du thème du « développement durable », la croissance inquiétante des très grandes villes (les mégapoles) et la consommation d'espace qui résulte de leur développement horizontal, mais aussi la crise financière sérieuse qui empêche les États de consacrer des ressources suffisantes aux villes. Se greffe aussi sur ces phénomènes la revendication démocratique qui aspire à moins d'intervention de l'État dans la gestion et à une plus grande participation des citoyens. Tout ceci concourt à mettre en avant le souci d'économiser (l'espace, l'argent, les biens durables), de mieux gérer, et au delà, à réfléchir à l'avenir des villes. Quel peut être dans cette perspective l'apport des cartes, et plus largement, des modes de représentation de l'analyse spatiale ? Nous essaierons de voir, en prenant appui sur des documents déjà publiés : - comment dans des publications récentes a été cartographié l'environnement urbain. - comment cartes et atlas peuvent être les éléments constitutifs d'observatoires urbains. - comment la cartographie peut être un instrument d'aide à la décision et participer à la démocratisation de la vie publique. *Laboratoire Population-environnement, Université de Provence/Orstom, case 10, 3 place Victor Hugo, 13331 Marseille cedex 03 1Parmi les publications récentes sur ce thème : Armand M. (1996), Couret D. (1996), Metzger P. (1996), Pigeon P. (1994), -131- Les principaux thèmes représentés dans les atlas : Le site La représentation du site sur lequel est implantée une ville suppose deux choses. D'une part de replacer la ville dans son ensemble régional, seule façon de comprendre (ou parfois de reconstituer) l'écosystème antérieur à l'urbanisation. D'autre part d'examiner plus précisément ce qui à l'échelle de la ville et de ses environs immédiats est créateur de paysages nouveaux ou porteurs de difficultés. À Lubumbashi (Zaïre) par exemple, à la suite d’une carte géomorphologique régionale, les auteurs ont représenté à l'échelle du 1/200 000e la situation de la ville montrant les contraintes qui pèsent sur les constructions : inselbergs et autres reliefs résiduels, zones inondables etc... Aujourd'hui, plusieurs logiciels de SIG permettent de représenter le relief sous forme de modèles numériques de terrain (M.N.T.), sur lesquels peuvent être superposées d’autres couches d’information. Les cartes hydrogéologiques sont également utilisées, en plus des planches géomorphologiques, pour caractériser le site ; elles permettent aussi de dresser le bilan des ressources en eau dans une double perspective de protection et de gestion. Sur de telles cartes, en plus des couches habituelles comme la stratigraphie des affleurements et l’hydrologie, peuvent être représentées, comme c’est le cas dans l’atlas de Quito (Équateur), les points de pollution connus ou potentiels et leurs zones d’épandage. Le couvert végétal fait également l'objet, à Lubumbashi, d'une planche qui montre son évolution régressive, certaines formations de pelouse, en outre, étant même liées aux sites pollués par les pluies acides et les poussières industrielles. À Pikine (Sénégal), étudiée par G. Salem, le relief est faible, une planche est consacrée à la morphologie du site : eau, dunes, sables, zones inondées, limite du front salé ; une autre aux données hydrogéologiques. Les risques (naturels et technologiques) et les aptitudes. En France, la cartographie du risque s’est affirmée essentiellement à partir des cartes de « zones exposées à des risques liés aux mouvements du sol et du sous sol » (ZERMOS), réalisées sur tout le pays de 1975 à 1979, à moyenne échelle et des plans d’exposition aux risques (PER) réalisés à partir de 1985. Les premières sont des cartes d’alerte dont l’objectif est de localiser les types de mouvements de terrain et de définir un zonage hiérarchisé en termes de stabilité. Ce zonage est visualisé par les couleurs : rouge pour « danger », orange pour « attention » et vert pour « pas de danger ». Les PER quant à eux se composent de cartes de localisation de phénomènes et de leur -132- Villes du Sud et environnement extension précisant la nature et les valeurs de paramètres significatifs ; de cartes d’aléas visant à traduire en quelques niveaux la manifestation potentielle d’un phénomène ; et enfin de cartes de vulnérabilité résultant du croisement du niveau d’intensité de l’aléa avec la résistance de l’objet qui lui est soumis. Un nouvel outil réglementaire (Plan de Prévention des Risques) est prévu pour pallier les difficultés rencontrées dans la réalisation des PER, notamment par rapport à l'approche quantitative (B. Ledoux 1994). Dans les pays en développement, de bons exemples de cartographie des risques naturels ont été élaborés sur Quito, notamment avec des planches sur la stabilité géomorphologique et le risque sismique. En Afrique, la cartographie des risques et aptitudes est encore embryonnaire et plus orientée vers l’évaluation du risque épidémiologique. Ainsi dans l’atlas de Lubumbashi, les contraintes du site font l’objet d’une seule planche, intéressante, mais trop touffue pour être facilement lisible ; on y trouve d'une part les secteurs sensibles à l'érosion ou aux pollutions, mais aussi les couloirs de lignes à haute tension et le cône de bruit de l'aéroport. Sont cartographiés aussi les cours d'eau pollués, les abattoirs et les dépôts d'ordures sauvages, les terrils et les carrières. Les questions de santé sont traitées dans plusieurs atlas, visant à mettre en valeur les phénomènes qui ont une influence sur la santé publique. À Pikine, des cartes intéressantes ont été dessinées sur la densité d'anophèles par parcelles et le risque anophélien en liaison avec la densité de population et l'éloignement des niayes (ou étendues d'eau permanentes) ; on a cartographié également la prévalence des parasitoses intestinales. Pour trois maladies (affections respiratoires, maladies diarrhéiques, rougeole), les risques de mortalité infantojuvénile sont mis en relation avec la qualité de l'habitat ou de l'eau. La cartographie est dans cette perspective un outil essentiel de la recherche et pas seulement son illustration. À Richard Toll (au Sénégal également), l'objectif était plus précis : il s'agissait d'une étude sur la bilharziose qui a donné lieu à la fabrication d'un petit atlas informatisé (non publié) comprenant une série de cartes (23) dont 5 consacrées spécifiquement à la maladie : charge parasitaire des habitants par îlot et par sexes et âges et proportion de rongeurs parasités. Le cadre de vie et les réseaux. L'existence et la qualité de la voirie sont un élément important des paysages urbains et du confort des quartiers : largeur et nature du revêtement sont les éléments les plus souvent représentés (on en trouve un bon exemple à Pikine). À Sokodé (Togo) les auteurs ont -133- cartographié successivement la voirie, la distribution de l'eau et l'emplacement des transformateurs. Il existe deux manières de représenter les équipements : soit en cartographiant leur présence, soit en calculant, pour certains d’entre eux la proportion de personnes qui en bénéficient ou leur consommation. ces cartes deviennent alors un bon indicateur du niveau social des quartiers, mais les données ne sont pas toujours accessibles à un niveau suffisant. À Lubumbashi, des cartes utiles sont consacrées aux équipements collectifs : assainissement, eau, électricité, mais il n'y a pas d'indications sur le taux de branchement aux réseaux, simplement la mention qualitative par quartiers (équipé, partiellement, non équipé). Les bornes-fontaines sont aussi un élément d'appréciation de la desserte des quartiers : à Pikine où la recherche sur l’eau était un élément essentiel de l’environnement de la santé on les a représentées sous la forme suivante : existantes, supprimées, nouvelles. L'équipement des parcelles en eau et électricité est cartographié ainsi : évolution 86/93 ; accès à l'eau : consommation quotidienne par personne, nombre d'habitants/borne-fontaine ; qualité des eaux souterraines. On a ainsi un panorama assez détaillé et complet de l’eau dans la ville. À Richard Toll, quelques cartes utiles pour l'objectif de la recherche poursuivi : l'eau dans les concessions et les latrines, notamment, permettent de cerner les milieux plus ou moins réceptifs aux parasites De même le ramassage des ordures ménagères est un indicateur utile du cadre de vie ; ainsi, à Pikine la cartographie des circuits de ramassage et de l'emplacement des conteneurs montre l'inégalité de traitement des quartiers au regard de l'hygiène publique. La nature et la ville L'agriculture urbaine est cartographiée, à Lubumbashi, et à Abidjan (Côte d'Ivoire), aussi bien dans l'espace urbanisé (cultures vivrières et fruitières, denses ou éparses, agriculture marginale, espaces verts) qu'en périphérie : cultures de plein champ, fermes, plantations, élevages. Au-delà de la production agricole les lieux de commercialisation sont représentés également dans certains documents. Ainsi à Pikine, les marchés et l'offre de produits vivriers (en nombre d'étals) La consommation d'espace Elle se mesure de manière assez classique par une carte représentant l'extension des zones construites à diverses périodes. De telles -134- Villes du Sud et environnement cartes sont tributaires des sources d'information : documents d'archives, cartes, photos aériennes, images satellites. À Pikine par exemple la consommation d'espace est mesurée par une série de 8 cartons dessinés d'après photos aériennes de 1958 à 1980. Cette étude diachronique est aussi un indicateur de la croissance démographique urbaine ; on ne peut certes, à l’heure actuelle, évaluer ainsi la population urbaine entre deux recensements, mais on peut du moins en approcher (grâce aux images satellites par exemple) par la mise en évidence des secteurs où l’urbanisation s’est développée. La consommation d’espace est aussi celle des zones boisées qui diminuent non pas par suite des constructions urbaines, mais à cause de la coupe du bois. C’est ainsi qu’à Lubumbashi on a pu montrer, d'après des images Landsat, la limite de la zone déboisée en 1973 et en 1981. Dans d’autres travaux empruntés cette fois à la télédétection, l’examen diachronique d’images satellitaires a permis de cartographier, sur la ville de Nairobi, les espaces ayant changé d’affectation entre deux observations : il s’agit, dans la plupart des cas, d’espaces nouvellement construits (Chaume et al, 1993). Dans d’autres exemples la comparaison d’images multidates a permis de comparer l’évolution des quartiers à l’intérieur de la ville : disparition du couvert végétal, défrichements à blanc en vue de chantiers, création de routes etc. Atlas et observatoires urbains. Les cartes ont de façon classique été compilées dans des atlas avec une approche, soit thématique soit territoriale. Aujourd'hui, avec les avancées technologiques dans le domaine des sciences de l'information et l'affinement des méthodologies les cartes trouvent de nouveaux supports et de nouvelles utilisations. Le support numérique a véritablement révolutionné la cartographie suscitant du coup détracteurs et défenseurs ardents de la « cartomatique ». Les atlas informatisés, comme celui de Quito, ont servi de base à la constitution de Systèmes d'information géographiques qui à leur tour évoluent vers les systèmes d'aide à la gestion et vers des observatoires qui permettent le diagnostic et le suivi diachronique de la croissance urbaine. Allant un peu plus loin dans la démarche, il est peut-être temps de préciser ce que peut être un observatoire urbain pour un pays ne disposant encore que de peu de statistiques fiables. Dans la phase actuelle, dans un pays comme le Mali par exemple, où les statistiques sont rares et l'observation des villes plus récente que dans d'autres pays africains, on peut estimer qu'un observatoire (où les questions d’environnement seront essentielles mais ne seront pas les seules à représenter) devrait permettre : -135- - de stocker et de concentrer l’information sur les villes, y compris les nombreuses études techniques qui, éditées à un petit nombre d’exemplaires, disparaissent très vite. Ce devrait être ainsi la mémoire de la ville si l'on prend en compte également l'histoire et la patrimoine urbain. - d'élaborer un tableau de bord donnant une vue d'ensemble des équipements et de l’action des communes (un exemple intéressant existe en ce domaine avec le guide municipal de Côte d’Ivoire.) - de produire un certain nombre de documents utiles pour la gestion urbaine : atlas informatiques (sur support électronique), atlas édités sur papier, ou simples cartes fournies à la demande et régulièrement mises à jour. - de faciliter le travail des élus, des administrations et la participation des citoyens. Les documents produits seront différents selon la taille des villes, mais il est important que la collecte, le traitement et le stockage de l'information participent de la même démarche. L'essentiel est de constituer le plus vite possible une base de données et de la traiter avec les techniques modernes de l'informatique. La nature des documents produits sera diverse. On peut estimer que pour les villes les plus grandes (par exemple les villes millionnaires en habitants) il convient d'adopter dès à présent une démarche SIG. Certes il ne sera pas possible d'aller très loin faute de statistiques fiables mais précisément la démarche SIG est un bon moyen de mettre en évidence les carences ou les lacunes de l'information et d'essayer d'y remédier. Par ailleurs l'évolution des techniques montre que cette démarche n'est pas forcément onéreuse une fois fait l'effort de former des personnels compétents et d'acheter un minimum de matériel. À l'échelon des villes moyennes (50 000 à 200 000 hab.) il faut prévoir un stockage informatique et l'édition d'atlas modestes mais couvrant cependant l'essentiel de ce que l'on a besoin de connaître sur ces villes. Beaucoup d'entre elles ont été couvertes dans les années récentes par des photographies aériennes qu'il faudrait exploiter pour en tirer une cartographie de base correcte. Une édition papier s'impose dans ce cas-là : de petits atlas urbains (20 à 30 cartes) seraient utiles, traduisant un certain nombre d’indicateurs socio-économiques et permettant d’appréhender l’organisation de l’espace. Pour les petites villes (ou bourgs ruraux) il faudrait choisir les quelques cartes constituant le programme minimum dont ont besoin les administrateurs de la ville : 4 ou 5 cartes dont il serait intéressant d'homogénéiser le contenu pour toutes ces villes. on pourrait estimer que ce lot minimum comprendrait : -136- Villes du Sud et environnement • une carte représentant le milieu naturel et les contraintes du site, • une carte des VRD (voies et réseaux divers), • une carte du patrimoine public et des principaux équipements, • une carte économique : commerces, marchés, transports, • une carte sommaire d’occupation du sol. Le stockage de l'information sur support électronique serait suffisant, dont seraient tirées (sur imprimante couleurs) les quelques exemplaires de cartes dont ont besoin les décideurs. La cartographie et les décideurs. La cartographie n'est évidemment pas faite uniquement pour les chercheurs, elle doit être en même temps instrument au service des décideurs. Mais il ne s'agit pas seulement d'aider des services publics ou des élus locaux, il convient aussi de participer au mouvement de démocratisation de la vie publique en mettant les outils à la portée d'un maximum de citadins-citoyens qui sont aussi les acteurs de la ville. De ce point de vue la carte est un document d'un grand intérêt. C'est ainsi que l'atlas de Sokodé veut être un outil pédagogique au service des élus ou des autres acteurs de la ville. Une partie de l'ouvrage est intitulée « des outils pour une planification urbaine ». L'objectif est entre autres de rendre accessibles pour tous des documents difficilement consultables, comme les archives, les plans directeurs d'urbanisme, la localisation des titres fonciers ou la « mémoire de la ville ». Cette mémoire est importante, et attendue (comme l’ont montré, dans le même pays, les ouvrages édités par Y.Marguerat sur Lomé), même si la ville n’est que création coloniale. Il est important également que la cartographie oblige à penser au quartier, à la territorialité, aux relations de proximité et pas seulement aux réseaux individualisés. C’est aussi la perspective de l’environnement qui permettra une prise de conscience plus rapide d’une démarche vers le développement durable des villes. Conclusion Dès lors que l'on se lance dans l'exercice de représenter l'environnement sur une carte on se heurte à plusieurs problèmes et on est amené à faire des choix. Parmi ces problèmes on peut citer celui du choix des niveaux pertinents de perception ou de représentation des phénomènes, des variables et des indicateurs pour les transcrire et suivre leur évolution. Les questions de mode de représentation ayant trait à la sémiologie graphique ne sont pas non plus des moindres. -137- Au regard de ce qui précède, nous considérons que la cartographie, par l'effort d'analyse puis de synthèse et de généralisation qu'elle impose, a contribué avant les nouveaux outils de traitement de l'information géographique à préciser les concepts et les méthodologies dans le domaine de l'environnement urbain. En effet, malgré le caractère parfois un peu flou du concept d’environnement urbain, la cartographie permet d’en préciser les contours dans une démarche dialectique : analyse et synthèse, réflexion et action. L’environnement urbain devient un enjeu essentiel du développement durable, d’autant qu’il conduit à mettre en perspective les évolutions, à mettre en valeur, à côté de la notion de bien durable, celle de bien collectif. Il amène aussi à élargir les perspectives de réflexion vers les « environs » de la ville qu’il s’agisse de périphéries en voie d'urbanisation ou de campagnes plus lointaines transformées elles aussi par le phénomène urbain. Les enjeux de la connaissance se doublent ici d’une meilleure efficacité des décideurs et d’une meilleure lisibilité de la ville pour les citoyens. BIBLIOGRAPHIE Atlas de Côte d'Ivoire. s.d. Orstom, IGT Abidjan. Atlas infographique de Quito. Sociodynamique de l'espace et politique urbaine. IGM (Équateur), IGPH (Équateur), Orstom (France) 1992 ARMAND-FARGUES M, 1996. L'environnement urbain entre écologie et urbanisme. in Villes du Sud. Sur la route d'Istanbul. Orstom, pp 167 - 199 BARBIER J C, KLEIN B. 1995. Sokodé, ville multicentrée du Nord-Togo. Petit atlas urbain. Orstom, 135p. BRUNEAU J.C. et PAIN M. (édit. scient.) 1990. Atlas de Lubumbashi. 24 pl, notice 133 p. Université de Paris X - Nanterre, CEGAN. CHAUME R, CHAMPAUD J, CHEREL JP, BARRET E, ATKINSON G, MUSCAT G, 1993. Croissance urbaine, environnement et imagerie satellite. Orstom, 301 p multigr. COURET D. 1996. Entre environnement urbain et développement local à Abidjan, pour une nouvelle mise en perspective de la ville du sud. in Villes du Sud. Sur la route d'Istanbul. Orstom, pp 201 - 225. HANDSCHUMACHER P. (et al.) 1994. Petit atlas informatisé de Richard Toll, environnement urbain et bilharziose intestinale. (atlas électronique) Dakar PIGEON P. 1994 Ville et environnement. Coll. Géographie d'aujourd'hui. Nathan université, 192 p. METZGER P. 1994 Pour une problématique de l’environnement urbain. Éléments de réflexion. Cahiers de Sciences humaines, Orstom, vol. 30, n°4 pp. 595-619 SALEM G. 1995. Urbanisation et santé en Afrique de l'ouest. Géographie d'un petit espace dense : Pikine (Sénégal). diplôme d'habilitation à diriger les recherches, Univ. P. Valéry, Montpellier, vol 3 : atlas -138- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Le Caire : croissance de la ville et économie des ressources renouvelables Myriam Armand-Fargues* La croissance de la population urbaine est-elle responsable de l'urbanisation des terres agricoles ? Au lendemain de la conférence « Habitat II » d'Istanbul (juin 1996), la réponse évidemment positive, semble indiscutable. Le Caire ne fait-il pas partie de ces « cités de la démesure qui dévorent l'espace qui les entoure » ? (Le Monde, Villes Géantes, dossier du 6 juin 1996). Pourtant, en Égypte plus que partout ailleurs, la construction des villes sur les terres agricoles n'est-elle pas une forme banale de leur croissance ? Hormis les fondations ex nihilo sur le désert, somme toute rares jusqu'à l'époque contemporaine, l'histoire urbaine est celle de l'urbanisation des campagnes. Au Caire, c'est seulement dans l'aprèsguerre que ce développement est jugé indésirable, lorsque la ville devient la scène d'un étalement sans précédent dénommé « Cairo Urban Sprawl ». Deux événements majeurs la transformèrent : un fort accroissement démographique d'une part, cet étalement de l'autre. Selon une perception communément admise, la démographie serait directement responsable de l'extension. Une causalité simple, une réponse mécanique unirait ces deux phénomènes. Une observation spatio-temporelle fine de la partie de l'agglomération qui s'étend sur le Gouvernorat de Giza, révèle au contraire l'existence d'un intervalle de temps assez long entre la cause, la croissance de la population du Caire et son effet, la construction sur les *Université Paris I et CEDEJ, 14 rue Gameyet El Nsir, Mohandessine, Dokki, Le Caire, Égypte -139- terres agricoles. L'explication de ces effets de retard, d'un grand intérêt pour la planification urbaine, supposerait une analyse des processus à l'origine des mouvements de concentration et de desserrement de la population qui dépasse le cadre de ce travail. On montrera seulement comment les représentations habituelles occultent ce temps de réponse et dénoncent un gaspillage de la ressource renouvelable (les sols cultivables) là où, en réalité, la population se concentre plus que partout ailleurs. Une méthode simple permet de suivre l'évolution spatio-temporelle de la relation population/espace urbanisé et de reconsidérer le caractère apocalyptique de l'urbanisation de la vallée. On s'interrogera alors sur les raisons d'une perception si peu nuancée de ce qui est considéré comme un problème majeur d'environnement, dans un pays où l'eau pourrait être une ressource renouvelable encore plus précieuse que la terre. Population : une entière responsabilité ? Une relation parfaite, une causalité évidente On postule souvent un lien de cause à effet entre la croissance de la population et celle de l'espace bâti. L'idée d'une entière responsabilité de la démographie dans l'extension de la ville se fonde sur la mise en correspondance de ces deux variables sur une longue période (un ou plusieurs siècles). Une étude sur Le Caire a ainsi établi (Waguih A., 1994) que de 1917 à 1986, la croissance des surfaces bâties a suivi celle de la population. L'évolution parallèle des courbes (figure 1) laisse supposer que la relation linéaire observée entre les deux phénomènes exprimerait un lien de cause à effet : l'augmentation des effectifs démographiques engendrerait une extension spatiale strictement proportionnelle. Cependant, on remarquera que l'ensemble du siècle y est décrit à partir de trois points seulement. Des représentations cartographiques suggèrent une causalité de même ordre. À titre d'exemple, la carte n°1 montre que la croissance du Caire sur les terres agricoles du gouvernorat de Giza s'est effectuée entre 1947 et 1986 (F Shorter, 1989). Avant 1947, la ville de la rive gauche, comprise entre le Nil et la voie ferrée Le Caire- Assouan, se compose des quartiers planifiés de Dokki et de Giza et de quelques villages (Embaba). Après 1947, de la voie ferrée et jusqu'au plateau des pyramides, des quartiers illégaux, construits sur les terres agricoles, s'édifient. Cette carte semble faire la preuve d'une simultanéité entre l'urbanisation des terres agricoles et ce que nous savons du fort accroissement démographique de la ville, postérieur à la deuxième guerre mondiale. Le Caire est passé de 2,779 millions d'habitants en 1947 à 9,754 -140- Villes du Sud et environnement Figure 1 : une relation linéaire entre les courbes de croissance du bâti et de la population, Le Caire 1917-1986 % Population Surface bâtie Source : Wagih 1994 (Shorter millions enA., 1986 F., 1989) ou encore de 2,568 millions à 9,487 millions si l'on se réfère à la définition de l'agglomération morpholoCarte : L’extension des zones construitesF., au 1995). Caire de 1917 à 1986 gique1 (Denis E., Moriconi-Ebrard Historical limit of watered (agricultural) land 0 km 5 1947-1986 Planifié et contrôlé Bâti avant 1947 Non contrôlé Source : Shorter F., 1989 -141- Une planification urbaine prévue en conséquence Dans la deuxième moitié du siècle, la planification urbaine du Grand Caire, suivant le même raisonnement, s'est attelée au contrôle des mouvements de population. Les différents schémas directeurs (1953, 1977, 1983), et les options urbaines plus récentes (GOPP-IAURIF, 1986, 1989, 1991, 1994) ont toujours considéré la protection des terres agricoles comme une priorité. Dès 1979, la colonisation du désert, successivement sous la forme des villes satellites, des villes nouvelles et des news-settlements, devait être une solution alternative à l'urbanisation de la vallée. La place de la question démographique au sein des études préliminaires et des schémas stratégiques révèle son importance pour l'urbanisme officiel. À titre d'exemple, le Schéma Directeur de 1983 (GOPP-OTUI-IAURIF, 1983), toujours de référence, lui consacre 60 pages contre 3 pages seulement pour l'examen des aspects économiques. En outre, l'urbanisation des terres agricoles est indésirable a priori, excluant de fait une comparaison des avantages et des coûts respectifs de l'édification de la ville sur le désert et sur les terres agricoles. Mettre en doute l'entière responsabilité de la démographie Pourtant, l'histoire et la géographie urbaines enseignent que l'extension des villes ne résulte pas seulement de l'accroissement de leurs effectifs démographiques mais de la combinaison d'un faisceau de facteurs. Parmi eux, les opérations d'urbanisme volontaire et le développement des transports urbains figurent en bonne place. L'historien du Caire A. Raymond a montré qu'après une stagnation de près d'un siècle, la surface de la ville fut multipliée par deux entre 1863 et 1882 pour atteindre 1260 hectares. Dans le même temps la population passa de 305 000 à 374 000 habitants soit une augmentation de 74 000 personnes seulement (Raymond A., 1993). Cet étalement fut la conséquence de l'adoption d'un urbanisme de voirie (« ville européenne », du Khédive Ismaïl) calqué sur le modèle haussmannien, particulièrement consommateur d'espace. Par le fait du Prince, le rapport entre la surface bâtie et la population changea donc brutalement. De la même manière depuis les années soixante, les générations successives des villes nouvelles, des villes satellites, puis récemment les news-settlements ont changé ce rapport en augmentant de près de 400 hectares l'agglomération du Caire entre 1966 et 1986. C'est cependant dans la période récente, depuis la fin des années quatrevingt qu'elle connaît son plus fort développement. Les villes nouvelles de Dix-de-Ramadan à l'est et du Six-octobre à l'ouest, représentent -142- Villes du Sud et environnement aujourd'hui une surface urbanisée équivalente à celle de l'agglomération morphologique du Caire soit 679 km2, (Moriconi-Ebrard F., 1994 ; Denis E., Moriconi-Ebrard F., 1995). Or on sait que l'accroissement démographique s'est considérablement ralenti depuis 1966. Le taux d'accroissement annuel de 4,38 % entre 1947 et 1966 tomba à 2,50 % au cours de la période inter-censitaire suivante (1966-1976) (GOPP-OTUI-IAURIF, 1983). Cette baisse a continué jusqu'à une période récente. Il n'aurait été que de 2,15 % par an entre 1986 et 1990. Il ne serait plus que de 1,93 % pour la période 1986 -1994. L'observation du Caire sur de courtes périodes met ainsi en évidence des variations de l'espace bâti indépendantes de l'effectif de population. Le desserrement des agglomérations vers les périphéries est un phénomène connu. Pour apprécier le rôle de la démographie dans ce mouvement et notamment sa responsabilité dans la consommation des terres agricoles, il faudrait comparer l'évolution respective de la population et de l'espace bâti à partir de séries temporelles plus fournies que celles dont on dispose habituellement. Observer et mesurer l'agglomération morphologique La méthode pour observer rétrospectivement l'évolution de la ville est empruntée à la base de données Géopolis (Moricconi-Ebrard F., 1994). Elle repose sur la définition d'une agglomération morphologique affranchie des définitions administratives dont les variations s'opposent à une observation continue de la relation population/espace urbanisé. La définition officielle restrictive qui limite la ville à la muhafazah du Caire exclut ses extensions urbaines situées dans les muhafazat de Giza et de Qaliubiyah. Celle, extensive, du Grand-Caire définit plus des « compétences - celles de la Greater Cairo Authority, créée en 1965- qu'un territoire parfaitement délimité » (IAURIF, 1985). La ville varie aussi d'un recensement à l'autre. Ainsi, celui de 1986 adopte une définition du Caire plus étroite que celle du précédent, sous-estimant la population de l'agglomération de 1 million de personnes (Shorter F., 1994). Les séries temporelles disponibles pour Le Caire sont tributaires des définitions adoptées par leurs auteurs. Aucune des définitions officielles ne permet d'observer les limites physiques de l'agglomération ni de mettre en relation le territoire effectivement urbanisé avec la population qu'il occupe à différentes dates. En revanche, le concept d'agglomération morphologique ajustée développé par F. Moriconi-Ebrard autorise l'étude rétrospective de cette relation parce qu'il détermine l'extension d'un l'espace urbain puis calcule sa population en fonction de cette emprise spatiale. -143- Définir rétrospectivement une série « d'agglomérations morphologiques ajustées » Cette opération est tributaire des sources disponibles (représentations cartographiques et recensements de population) de leurs échelles (cartes), et niveaux d'agrégations (statistiques), enfin de leur exhaustivité. Ainsi, on a pu disposer de données concernant le bâti et la population agglomérée pour les dates : suivantes 1917, 1947, 1966, 1976 et 1986. À chaque date, on détermine d'abord le périmètre de la ville à partir des représentations spatiales (cartes, images du satellite SPOT pour 1986). Conformément à la définition de l'agglomération morphologique, on considère que la continuité est rompue lorsque plus de 200 mètres séparent les éléments urbains (bâtiments mais aussi parkings et voies de communications diverses). On dispose alors pour les différentes dates d'une « entité spatiale définie par son unité morphologique » (F. Moriconi, 1994) et complétée par une notion d'usage. Elle inclut ainsi les aéroports et les camps militaires où des espaces bâtis jouxtent des espaces dépourvus de constructions mais soustraits à toute autre utilisation. L'opérateur examine à la fois, les caractéristiques d'occupation (land-cover) et d'usage (land-use) des sols, à la manière d'un photo-interprète. Mais à la différence de ce dernier, il opère sur des représentations déjà interprétées, ce qui le rend tributaire des règles de généralisation cartographique afférentes à l'échelle des cartes. Les cartes utilisées pour déterminer les périmètres successifs doivent être d'échelles comparables. Les enveloppes spatiales de la ville sont ensuite intégrées à la base de données de l'Observatoire Urbain du Caire Contemporain (CEDEJ) et ajustés sur les limites des unités locales des recensements correspondants. Cette opération permet de calculer la population qui correspond effectivement à chaque périmètre. L'ajustement consiste à exclure les effectifs des unités locales non agglomérées, et inversement à retenir celles qui, bien qu'agglomérées, étaient exclues de l'entité urbaine définie par les recensements successifs. Ainsi, généralement exclus des comptes officiels, les développements de l'agglomération sur les terres agricoles des Gouvernorats de Giza et de Qaliubiyah contemporains des recensements ont-ils pu être comptabilisés. Prenons à titre d'exemple la carte qui fournit une représentation de l'agglomération morphologique du Caire en 1977, l'une des dates de la séquence chronologique. Cette carte résulte de l'interprétation de près d'une centaine de cartes au 1/5000 réalisées par l'IGN (Institut Géographique National, France) et le Department Survey of Egypt -144- Villes du Sud et environnement (Égypte). Le croît du périmètre de 1977 et de la base de données statistique permet d'associer au territoire urbain ainsi défini en 1977, la population du recensement le plus proche (1976). On dispose alors non plus d'une « tache urbaine » sans réalité spatiale et sociale mais d'une information géo-référencée. Évolution comparée de la population et de l'habitat Afin de comparer l'évolution respective de la population et des surfaces bâties, les données des deux séries temporelles (espace aggloméré d’une part, population de l'autre) ont été ramenées à la base indiciaire 100 pour l'année 1917. Les indices représentés par le graphique 2 qui distingue l'ouest et l'est montrent que la relation linéaire établie par le précédent graphique (Fig 1) ne se vérifie plus que pour la première moitié du siècle. Elle est infirmée de 1947 à 1986. En effet, avec le Cairo Urban Sprawl, les courbes divergent très nettement. À partir de 1947, l'espace bâti s'accroît plus vite que la population pour l'ensemble du Caire et pour la rive est. Mais le mouvement s'inverse pour la rive Ouest. Sur les terres agricoles, l'accroissement de la population est plus rapide que celui de l'habitat. Cette concentration va à l'encontre de la perception commune selon laquelle l'urbanisation « dévore » les terres agricoles. On constate en effet que cet espace se densifie d'autant plus que la ville s'étend. Le mouvement local va à l'inverse de la dynamique de l'ensemble. Ainsi, de 1947 à 1986 lorsque la ville du Caire enregistre le taux d'accroissement annuel du bâti le plus fort, la rive Ouest s'étend de 6,96 % par an, mais dans le même temps sa population progresse de 9,35 %, soit un écart de plus de 2 %. Au cours de la période suivante, tandis que l'espace bâti s'accroît de 3,39 % par an, la population s'accroît de 4,95 %. Beaucoup mieux que les taux d'accroissement annuels, les indices (figure 2) et les densités (tableau 1) des espaces urbains permettent d'apprécier la concentration de la population sur cette partie de l'agglomération. À la différence de la rive est où elles ont peu varié, passant de 137 habitants à l'hectare en 1917 à 149 en 1986, celles de la rive ouest sont passées de 80 habitants à l'hectare en 1917 à 318 en 1986. Cette augmentation considérable des densités s'explique par l'homogénéité de la rive gauche, par opposition à la rive droite aux tissus urbains plus contrastés en raison de la présence de nombreuses infrastructures de services et d'une structure urbaine plus lâche sur le désert. Très tôt la ville y débordait avec la création d'Héliopolis puis de Medina Nasr. -145- Tableau 1 : Le Caire, évolution des densités urbaines de l'agglomération morphologique de 1947 à 1986 Années Rive ouest Rive est 1917 80 137 1947 128 280 1976 281 183 1986 318 149 Calculées d'après les séries temporelles établies à partir des différentes agglomérations morphologiques (Armand M.). Dynamique de la croissance sururbain les terres agricoles 1986-1994 Figure 2 : L’évolution comparée de l’espace aggloméré et de la population du Caire de 1917 à 1986, rives ouest et est L'absence de données de recensement - le dernier date de 1986 et les résultats de celui qui est en cours seront publiés au plus tôt en 1997- Valeur indicative base 100 en 1917 Population Ouest Bâti Ouest Population Est Bâti Est Source M.Armand empêche d'étudier la relation population/bâti dans la période récente. Néanmoins, des images multibandes (XS) du satellite SPOT ont permis d'apprécier l'évolution de l'espace urbain. L'urbanisation des terres agricoles sur le gouvernorat de Giza a été mesurée en faisant la différence des agglomérations morphologiques extraites des images de 1986 et de 1994. Cette démarche est conforme à celle qui a été appliquée ci-dessus sur les cartes. Elle est plus adaptée à l'extraction de l'urbain aggloméré que l'analyse multidate habituelle (M Armand, 1995). -146- Villes du Sud et environnement Pour qu'on puisse les comparer, les données satellitaires des dates respectives doivent être dans la même géométrie. L'image SPOT view du 10/08/94 sert de référence géométrique pour le recalage de l'image de 1986. Après correction, les données, devenues superposables, peuvent être comparées point par point, avec une précision inférieure au pixel (la résolution au sol est ici de 20 mètres). On effectue alors séparément sur chaque image-satellite une classification en catégories primaires (ville, désert, terres agricoles). Le résultat de cette classification (format vectoriel) sous la forme d'un périmètre d'agglomération assorti de ces nombreux écarts est ensuite repris par PIAO (M Armand, 1995) pour déterminer les périmètres définitifs. Les surfaces urbanisées entre 1986 et 1994 apparaissent en faisant la différence des agglomérations morphologiques de ces deux dates. Elles représentent une extension de 2560 ha sur les terres agricoles de Giza, soit une « consommation » moyenne annuelle de 320 ha. À titre de comparaison, la dernière étude officielle réalisée évaluait cette consommation annuelle à 143 ha pour la période 1986-1989 (IAURIFGOPP, 199O). Le chiffre obtenu est plus de 2 fois plus élevé. Il est plus proche des résultats de deux études d'occupation des sols antérieures. La première, réalisée à partir d'images Landsat MSS (Padco, 1982), évaluait la perte de terres arables pour le Grand-Caire à 590 ha entre 1977 et 1978. La deuxième réalisée dans le cadre de l'étude préliminaire du Schéma Directeur de 1982 l'estimait à 590 hectares par an entre 1977 et 1982 (GOPP-OTUI-IAURIF, 1983). Ces études ont eu recours à des sources et à des méthodes de calculs différentes, ce qui rend difficile toute comparaison. De ce fait, les séries temporelles qui décrivent la consommation de terres agricoles de l'agglomération du Caire et auxquelles on se réfère en général, sont sujettes à caution. S'il y eut effectivement un ralentissement de rythme de consommation entre 1986 et 1989, la croissance aurait repris de 1989 à 1994 pour se rapprocher en fin de période du niveau des années 1970. Quoi qu'il en soit, ce ralentissement est mineur par rapport au mouvement d'ensemble. Trop court, il ne peut être le fruit des politiques urbaines qui semblent avoir peu d’effet sur l'urbanisation des terres agricoles, du moins à Giza et jusqu'en 1994. La morphologie de ces extensions récentes importe peut-être autant qu'une évaluation en valeur absolue qui ne peut être qu'indicative. À partir des images, on observe une progression du bâti par densification sur les terres agricoles. De 1986 à 1994, l'urbanisation s'est toujours effectuée sans rupture de continuité avec l'agglomération morpholo- -147- gique. La faiblesse des épars et des espaces libres intra-urbains atteste du caractère compact de ce développement. Les formes de croissance réticulaires sont rares à l'exception de celles qui jouxtent la route d'Alexandrie. À moins de 10 kilomètres du centre-ville, on peut lire dans cette forme d'occupation du sol l'adaptation (au sens de Mc Kenzi R., 1925) d'une population aux caractéristiques de la ressource spatiale locale. L'étude des images-satellite comme celle des cartes montre que Le Caire progresse sur les terres agricoles par densification de l'espace bâti et par concentration de la population plus que par étalement. Il s'agit bien d'un « étalement minimum » (Denis E., 1995) qui semble procéder de la recherche d'économie d'espace, par opposition aux développements planifiés de ces vingt dernières années. Population : une erreur d'appréciation Les développements ci-dessus montrent que l'exemple du Caire illustre très mal cet étalement des mégapoles où la démographie galopante serait responsable de la consommation des terres arables. Comment expliquer que cette représentation, démentie par l'observation, continue à s'imposer ? Disponibilité et choix des données L'erreur d'appréciation s'explique par la rareté des données décrivant l'espace bâti d'une part, et par le choix des années de référence choisies pour observer la relation, d'autre part. Contrairement à la population qui fait l'objet de recensements systématiques depuis 1846, les données concernant l'occupation du sol sont très rares, trois études seulement pour l'ensemble de la période (citées ci-dessus, 2.3). Du fait de l'absence de tradition dans la collecte d'informations sur le bâti, les données existantes sont peu comparables. Elles procèdent de sources et de techniques différentes et ne sont pas relevées dans une perspective de suivi. Or, pour apprécier l'état de la ressource spatiale (terres arables) et les modalités de sa consommation il faut mettre en rapport un effectif de population et la surface qu'il occupe effectivement à la même date. Cette simultanéité idéale n'est remplie qu'exceptionnellement car les inventaires cartographiques sont rarement contemporains des recensements de population. Contrairement à ces derniers, ils représentent souvent un état des lieux étalé sur plusieurs années. La pénurie d'informations géographiques concernant l'espace urbain n'est pas propre au Caire. On la déplore pour la plupart des villes du tiersmonde où elle nuit principalement à la connaissance des périphéries. -148- Villes du Sud et environnement En l'absence d'une collecte systématique et régulière comparable à celle des recensements, la difficulté d'une étude rétrospective réside aussi dans le choix des données de référence. Car l'observation est toujours tributaire de l'échantillonnage temporel. Ainsi, la carte 1, établie pour la période 1946-1986 suggère une simultanéité entre la croissance démographique et l'urbanisation des terres agricoles. Seule l'introduction de données intermédiaires centrées sur les recensements de 1976 et de 1966 fait apparaître le caractère récent du mouvement et son décalage par rapport à la croissance démographique. Il conviendrait donc d'observer les rapports entre la population et l'espace bâti au moins avec la fréquence des recensements sinon avec une résolution temporelle plus fine, pour être en mesure de repérer de véritables cooccurrences. L'idéologie On remarque aussi que ce sujet se situe à un point de rencontre idéal du « mythe de la nature et de la population » (selon l'expression d'Hervé Le Bras, 1994) et qu'il est fréquemment abordé par le biais de l'idéologie. Rares sont les études qui ne mentionnent pas le manque de terres et la surpopulation de l'Egypte. En l'occurrence, urbanistes, décideurs et scientifiques ne sont-ils pas victimes d'un « piège malthusien » lorsqu'ils sacrifient aux différentes métaphores et images d'épouvante qui décrivent l'urbanisation des terres agricoles ? À travers ce thème transparaît une peur écologique ancestrale : que le pays consomme son capital de ressources renouvelables, la terre arable, et n'atteigne sa « population limite ». L'équilibre séculaire de l'Égypte serait mis en péril par la croissance des villes. Avec 35 000 km2 de terres arables, totalement soumises à l'irrigation, c’est-à-dire moins de 4 % du territoire national, on conçoit que l'Égypte alimente ces craintes. Ces dernières sont accentuées par le fait qu'en dépit d'une intensification de sa production agricole, ce pays ne parvient pas à nourrir toute sa population. Dans ce contexte, les terres agricoles les plus menacées situées à la périphérie des villes sont d'autant plus précieuses. Mais ce raisonnement postule l'existence d'un dispositif clos, celui du rapport villes/campagnes dans les limites nationales. Il nie l'appartenance à un monde ouvert animé par des échanges internationaux et donc la possibilité de favoriser un secteur de développement (industrie et services) plutôt qu'un autre (agriculture). H Le Bras a souligné qu'en raison de cette globalisation, la notion de population limite ou surpopulation n'avait de sens qu'à l'échelle mondiale. Par ailleurs, on sait que la dépendance, de 17,5 % en 1992, résulte en grande partie du changement des habitudes alimentaires et -149- notamment de l'augmentation de la ration carnée (Mitchell T., 1996). Le pays couvre 82,5 % de ses besoins en viande, grâce notamment à une très forte augmentation des surfaces cultivées en luzerne (barsim) au détriment des cultures de céréales et des légumineuses. La moitié seulement des besoins en blé sont satisfaits. 30 % du maïs consommé est importé, et 80 % des légumineuses (CAPMAS, 1995). La question de l'autonomie alimentaire, comme celle de l'équilibre entre la population et les ressources, se pose donc en termes d'échanges mondiaux économiques et, on le voit, culturels. Elle n'est pas réductible à un simple calcul de surfaces « perdues » par urbanisation. Perte qui doit aussi être appréciée par rapport aux 2 863 500 feddans, soit 1 292 670 hectares de terres bonifiées entre 1952 et 1994 et à la productivité agricole (CAPMAS, 1995). Pendant toute cette période, l'augmentation de la production agricole a été supérieure à celle de la croissance démographique. Une responsabilité partagée Le décalage d'une vingtaine d'années observé entre le maximum de l'accroissement démographique du Grand-caire, qui intervient au cours de la période 1947-1966, et celui de l'urbanisation des terres agricoles de Giza, qui s'effectue surtout de 1976 à 1986, signifie que ce mouvement résulte d'une dynamique complexe dépassant le cadre démographique. Le desserrement qui s'est effectué depuis 1976 en faveur des périphéries agricoles est le résultat d'un faisceau de déterminants. Les causalités multiples impliquées dans ce mode d'urbanisation ont fait l'objet de nombreuses études. Elles ont montré notamment comment la construction de logements y répond à un taux de reproduction élevé (F Shorter, 1994), à l'augmentation de l'espérance de vie mais aussi au désir de dé-cohabitation des jeunes ménages (Ph. Fargues, 1994) et aux possibilités de réalisation d'une promotion immobilière liée à l'économie de rente (G El Kadi, 1987). Ainsi, la démographie reste au cœur de la problématique mais elle doit compter avec la géographie, l'économie, l'anthropologie, la sociologie qui rendent ces terres arables si attractives en dépit des interdictions de construire successives et de l'offre alternative de logements sur les terres désertiques. Ces recherches, dont on constate qu'elles sont consécutives à une volonté de réhabilitation des quartiers informels, ont mis en évidence les paradoxes de cette urbanisation spontanée. À titre d'exemple, l'espace urbain non planifié y est d'une qualité inhabituelle (Oldman L., El Hadidi H., Tamaa H., 1987) et (Panerai Ph., Noweir S., 1990), et le nombre de logements vacants supérieur à la moyenne (GOPP- -150- Villes du Sud et environnement IAURIF, 1994). On s'étonne que ce développement n'ait pas faibli en période de décroissance économique (Handoussa H., 1990). On découvre que la ville sous ses formes indésirables est aussi facteur de développement. Longtemps, ces quartiers informels, illégalement construits sur les terres agricoles ont été perçus comme des espaces de relégation dont la fonction était d'absorber l'excédent démographique. Les sciences sociales leur ont peu à peu reconnu une identité urbaine. C'est leur rôle dans le développement du pays qu'il conviendrait de préciser pour apprécier l'urbanisation de ces terres à sa juste valeur. Conclusion En matière d'urbanisation, comme en d'autres domaines, les données d'observation et la mesure sont une parade contre l'idéologie. Dans le cas du Caire, l'analyse rétrospective de l'agglomération morphologique a permis de reconsidérer l'existence d'une causalité trop simple établie entre la croissance de la population et l'empiétement de la ville sur les terres agricoles. Cette causalité fonde un raisonnement malthusien et nourrit la plupart des métaphores qui prospèrent au carrefour de l'écologie et de l'urbanisme. Une fois l'idéologie démasquée, les exigences de la mesure conduisent à s'interroger sur les catégories d'analyse en usage. On doit reconsidérer les définitions administratives de la ville, comme celles de l'urbanisme (ville planifiée et informelle) pour rendre compte des dynamiques de l'occupation des sols indispensables à la connaissance de la relation population/environnement au sein de l'écosystème urbain. Enfin, la transformation des terres agricoles en sol urbain change de sens selon le niveau d'observation. La peur du nombre et du manque de ressources ne résiste pas à l'échelle mondiale. Par réaction, cette optique globalisante rend l'urbanisation des terres agricoles dérisoire et achève de réhabiliter les quartiers auxquels elle donne naissance. Si la démographie n'est pas plus galopante que ces quartiers ne sont des tumeurs malignes, alors les modèles d'urbanisme proposés comme alternative sont remis en question. Les développements extraordinaires de la ville sur le désert ne vont-ils pas de fait gaspiller une ressource plus précieuse que la terre sans protéger cette dernière pour autant ? Cet exemple apporte la preuve que l'analyse de la ville en termes d'environnement pourrait contribuer, en raison même des nécessités de mesure, à renouveler la gestion urbaine. -151- BIBLIOGRAPHIE Agricultural Law, 1995. 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La croissance du bâti dans la région du Grand Caire, Lettre d'information de l'Observatoire Urbain du Caire Contemporain, n° 37, p 24-30, CEDEJ, juillet 1994. -153- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 La pêche aux crevettes sur la Lobé face à la demande des villes : changement de pratiques et conséquences sur la gestion durable des ressources Hélène Pagezy* et David Nzouango** En Afrique peut-être encore plus qu'ailleurs, la production de produits vivriers doit faire face à une demande des villes dont l'extension et la croissance démographique sont particulièrement rapides. Les villes africaines survivent grâce aux importations massives de nourriture de base, céréales ou tubercules, mais aussi de nourriture d'accompagnement, voire de prestige. C'est le cas du gibier, et particulièrement du gros gibier (cf Bahuchet et Baillon, article dans le présent ouvrage) et des espèces les plus grandes de poisson de rivière. Ainsi, les citadins issus de régions arrosées par de grandes rivières attribuent au poisson d'eau douce une valeur sociale, culturelle et affective supérieure à celle du poisson de mer. Il en va de même pour les crevettes1. Les classes aisées de Douala ou de Yaoundé sont prêtes à payer le prix fort pour pouvoir offrir à leurs invités des crevettes de la Lobé. Un grossiste de Yaoundé affichait en 1993 des prix tournant autour de 1000 F/kg pour le poisson congelé, 1500 F (crabe) à 4500 F/kg (langoustes) pour les crustacés, les crevettes de la Lobé se vendant 3000 F/kg. Les menus gastronomiques proposés par les restaurants de Kribi, petite ville touristique du bord de mer, ne manquent pas de faire figurer à côté du poisson de mer ces fameuses crevettes. Ces crustacés, qui peuvent dépasser 10 cm de longueur, n'ont rien à envier à leurs cousines de mer. C'est la demande croissante des villes en crevettes d'eau douce qui est l'objet de notre *UMR 6578 CNRS Adaptabilité humaine, Université de la Méditerranée, 27 avenue Jean Moulin, 13385 Marseille cedex 05, France **WCS, Yaoundé, Cameroun 1Macrobrachium sp, Palaemonidea -156- Villes du Sud et environnement étude, menée entre 1993 et 1995 à partir du village de Mabenanga sur la Lobé. Localisation de l'étude Le village de Mabenanga est le dernier village Mabea et aussi le plus important des 7 villages2 qui se succèdent le long du fleuve Lobé depuis son estuaire sur environ 15 km (figure 1). Excepté Doumale où exerçait jusqu'à sa mort récente un fameux guérisseur, les autres villages n'atteignent pas 25 habitants. La Lobé est un des grands fleuves du Sud Cameroun. Il longe à l'est la réserve forestière de Campo et se jette dans l'océan Atlantique à Figure 1 : Localisation de l’étude. Fleuve Lobé, Sud Cameroun quelque 10 km de Kribi par des chutes spectaculaires. Juste avant ces chutes, le pont de la Lobé est le terminus de certains taxis collectifs faisant la liaison avec Kribi. La route qui longe la mer continue vers le sud sur Campo. Certains Mabea sont des pêcheurs d'eau douce à l'embouchure du 2Nkingui, Mvumbélé (ou Doumale, dernier lieu accessible par route), Rebvuni, Namassambi, Pfuguè, Bvungangomi, -157- Ntem et sur la route menant de Kribi à Ebolowa ; d'autres pêchent en mer comme leurs voisins Batanga ou Yassa. Ils sont installés sur la côte entre Kribi et Campo. En mai 1993, Mabenanga ne comptait que 63 personnes, dont 10 pêcheurs. Cela n'a pas toujours été le cas : dans les années 50, ce village était 3 à 4 fois plus peuplé. La plupart des familles ont fui ce village, lassées par les dégâts causés dans leurs cultures par les éléphants, espèce protégée par la loi. Les migrants se sont installés au pont de la Lobé (quartier de Kingi), et sur la route d'Ebolowa. Les habitants de Mabenanga sont plutôt jeunes : le village ne compte qu'une personne, (une femme) de plus de 70 ans. Ils vivent de l'agriculture sur brûlis et de la pêche. L'excédent des récoltes se vend directement au domicile du vendeur. Au village, une femme de pêcheur gère par intermittence un petit commerce (cigarettes, alcool, huile, savon, beignets). L'essentiel des revenus du village provient de la vente des crevettes d'eau douce. Mabenanga est un village très enclavé dans la mesure où aucune route digne de ce nom ne le traverse ; il ne possède ni école ni dispensaire ; la seule construction inhabitée est une église animée par un catéchiste-pêcheur. Les enfants sont scolarisés à la Socapalm, société fabriquant de l'huile de palme, qui s’étend sur la rive droite du fleuve, ou à Kribi. Étant donné les distances, ils passent l'année scolaire en pension chez un parent employé par la société ou installé sur la route menant de Kribi à Campo. Ces écoliers reviennent au moment des vacances. Le village possède deux embarcadères, situés à chacune de ses extrémités. En principe chacun dessert le quartier le plus proche. En pratique, tout pêcheur peut garer sa pirogue dans l'un ou l'autre embarcadère selon qu'il prévoit de pêcher en amont ou en aval du village. Les pêcheurs de Mabenanga s’éloignent jusqu'à 3,5 km de part et d'autre du village (Bipili en amont ; Mbandi en aval). Au-delà de cette distance, ils passent la nuit dans des « cabanes ». Ce sont des habitations temporaires, normalement habitées en saison sèche et occupées parfois aussi en saison des pluies. Certaines sont bien entretenues, recouvertes de tôle ondulée, fermées ou non à clef. Chaque « cabane » a son propriétaire mais n'importe qui peut s'y abriter s'il la trouve ouverte et non occupée. Autour des « cabanes », on élève des poulets, considérés comme étant mieux protégés des rapaces qu'au village. Aux deux saisons sèches (de décembre à février, et en juillet) les pêcheurs de Mabenanga partent pour une durée d'un mois s'établir dans les nombreux campements situés pour la plupart en amont du -158- Villes du Sud et environnement village3 et jusqu'à 35 km du village mais aussi en aval4. La plupart de ces campements sont situés à proximité des confluents de la Lobé avec ses affluents, sur les voies de migration de certaines espèces de poissons. Les pirogues à moteur remontent le fleuve depuis le pont de la Lobé jusqu'aux chutes de Bitombo. À ce niveau, hommes et bagages doivent débarquer afin de passer les rapides et continuent en pirogue plus légère jusqu'aux emplacements de pêche ou jusqu'aux autres campements situés en amont. Les cabanes y sont plus rudimentaires ; ce sont souvent de simples abris bâchés. La rive droite du fleuve, non protégée par un statut de réserve, est depuis quelques décennies partagée entre deux grandes sociétés : en aval vers Kribi, la Socapalm exploite le palmier à huile ; en amont vers Ebolowa, l'Hévécam exploite le caoutchouc. Ces deux sociétés qui longent le fleuve sur une vingtaine de km chacune, sont en pleine expansion puisqu’il est prévu qu’elles se rejoignent d’ici quelques années. Ce sont des lieux très attractifs. Les pêcheurs y trouvent un marché, des magasins, une école, un dispensaire et de nombreux bars. Les plantations sont reliées aux principales villes par des routes relativement bien fréquentées. Chaque quinzaine, à l’occasion de la paie, il règne une grande animation : la population se gonfle de nombreux visiteurs, commerçants et femmes. La pêche aux crevettes face à la demande des villes : de l'autoconsommation au profit À Mabenanga comme dans le Sud Cameroun près du littoral (Dounias, 1993), la capture du poisson au moyen de filets ou de lignes était l'affaire des hommes, celle des crevettes l'affaire des femmes. La production de crevettes, comme celle de poisson, était destinée à l'autoconsommation. En cas de surplus, le poisson se conservait fumé pour une utilisation familiale différée. Les autres activités de subsistance consistaient essentiellement en la préparation des champs et la chasse pour les hommes, en la plantation et la récolte de produits agricoles et la préparation de la nourriture pour les femmes. Actuellement, une logique de profit a remplacé la logique de subsistance. Les crevettes représentent la principale source de revenus des ménages. C'est une denrée extrêmement valorisée, consommée dans les restaurants de Kribi, voire de Yaoundé et de Douala, où la demande est importante. Poussés par l'attrait du gain, les hommes ont depuis une vingtaine d'années rejoint leurs femmes dans la pose de nasses. 3Bipili, Tsimanguio, Mbpassi, Shè Malendi, Bitombo, Boungouli-mbili, Touo-bvuo, Makuermbabvou, Bissanguier, Shè Nguma, Lolo, Tsia-Bura, Djissè Nere, Kobolo, Nzimi 4Paga, Tuoli, Mbandi, Milinga -159- Les conséquences de cette nouvelle logique de profit apparaissent essentiellement à deux niveaux : l'augmentation du revenu du ménage, en particulier celui des femmes, et l'augmentation de la pression de pêche, celle-ci laissant présager des conséquences fâcheuses sur la gestion durable de ces ressources halieutiques. Pression de pêche et gestion durable des ressources Si la pression de pêche dépend essentiellement du niveau d'eau, elle dépend également de l'effectif des pêcheurs, de l'effectif de nasses par pêcheur, de la technologie employée en particulier du choix des lieux de pêche et du choix des appâts. Il est évident que les conséquences de l'adoption de cette activité par les hommes ne se font pas uniquement sentir au niveau de l'effectif plus important des pêcheurs actifs, mais aussi de leur façon plus efficace de pêcher, par l'investissement de lieux de pêche inexploités plus distants du village, de la mise en jeu d'un plus grand nombre de nasses et de l'utilisation d'appâts plus performants. La pêche aux crevettes, activité féminine et saisonnière La pêche aux crevettes était à l'origine une activité saisonnière, rythmée par le niveau du fleuve et par les activités des femmes. Les nasses sont « trempées » près des rives où l'eau est peu profonde. Lorsque l'étiage est au plus bas (décembre-janvier et juillet), les crevettes remontent vers l’amont ; elles se font rares en aval (Monod, 1980). Par ailleurs, deux fois par an, en avril et en août, les femmes s'arrêtaient de pêcher pour se consacrer à la mise en culture de leur champ. En octobre pendant la grande crue, le haut niveau du fleuve et la force du courant sont tels que toute activité de pêche devient impossible durant environ un mois : en effet selon Olivry (1986) le débit de la Lobé passe de 21 m3/s en février et août à 292m3/s en octobre, ce qui représente un débit presque 14 fois plus élevé en saison des pluies. Pour ces raisons la pêche aux crevettes s'arrêtait autrefois pendant 5 à 6 mois par an. Augmentation du nombre de pêcheurs L'adoption de l’activité de pêche aux crevettes par les hommes a eu des conséquences importantes sur la pression de pêche. Actuellement, en toute saison (excepté 3 à 4 semaines en octobre au plus fort des crues), l'homme remplace son épouse lorsque celle-ci est appelée à d'autres occupations (travaux des champs, soin des enfants, déplacements, visites). Ainsi les couples gérant leurs nasses en communauté en possèdent davantage mais moins que lorsque chacun des membres du couple gère ses nasses séparément (tableau 1). -160- Villes du Sud et environnement En saison des basses eaux, sitôt les nouveaux champs terminés, les hommes remontent le fleuve, seuls ou en famille, et s'installent dans des campements temporaires et des « cabanes » isolées. Ils se font remorquer par une pirogue à moteur (moyennant finance) et se font porter par le courant à la descente. À Bitombo, principal campement situé à un jour du pont de la Lobé, les pêcheurs du fleuve sont rejoints par des néo-pêcheurs, originaires pour la plupart du pont, attirés par le gain facile, particulièrement au moment des fêtes de fin d'année, où la demande en crevettes est importante. Possédant beaucoup plus de nasses que les pêcheurs autochtones, ils exploitent aussi les rives sur de plus grandes distances. Commençant leur activité tôt dans l'aprèsmidi, ils se choisissent aussi les meilleurs emplacements. En amont de Mabenanga et de Bitombo, certains campements par leur situation favorable à la vente (ils se trouvent face à la grande société de plantation Hévécam où résident quelque 25 000 personnes) attirent, malgré la distance, les pêcheurs les plus motivés. Ainsi deux pêcheurs de Mabenanga y ont séjourné en 1993-94 pratiquement toute l’année. L'un, attiré par le gain facile, possédait 200 nasses ; l'autre avait choisi cette stratégie ponctuelle afin de faire face à la perte subite de toutes ses nasses par la montée du fleuve. Également, à 3,5 km en aval de Mabenanga, deux autres pêcheurs se sont installés en 1995 de façon semi-permanente, là où les déchets de la Socapalm se déversent dans le fleuve. Ce milieu biologiquement riche leur assure une production très élevée. Tableau 1 : Gestion et répartition des nasses dans les ménages. Mabenanga janvier, mars, avril 1994 Nasses gérées en communauté entre mari et femme 5/1 Nb nasses Martin 72 + Madeleine 6/1 7/1 8/1 9/1 10/1 + 0 + 0 0(v) 0 0(v) + 0(v) + Jean Paul 65 0(f) Anne* + 0(f) + 0(f) + 0 0(v) 0(abs) 0(abs) 0(abs) 0(mal) 29/3 Nb nasses 60 +(f) + 0 30/3 31/3 1/4 2/4 3/4 +(f) 0 +(f) 0 +(f) +(f) 0 0 40 + 0 + 0 +(f) 0 +(f) 0 + + + + 0 (Pâques) 0(Pâques) +(f) +(f) 0 0 Nasses gérées séparément dans le couple Pierre Thérèse Nb nasses 57 +(f) 35 + +(f) + +(f) + 0(v) 0(v) 0(v) + +(f) + 40 25 Nb nasses +(f) +(f) + + + : a “trempé” ses nasses ; 0 n’a pas trempé ses nasses (f) : a posé ses filets (v) : est allé(e) vendre sa production * Enceinte en mars/avril 94 -161- + + 0(Pâques) 0(Pâques) Accroissement de l'effectif des nasses Tous les 6 mois un pêcheur doit renouveler son stock de nasses, parfois avant car elles pourrissent vite si l’on n'a pas pris soin de les mettre régulièrement à sécher. Le renouvellement des nasses se fait essentiellement au moment des décrues de mai ou de novembre, juste avant les grandes saisons de pêche. Suite aux pluies torrentielles, les variations brutales d'étiage surprennent souvent les pêcheurs qui ont mis leurs nasses à sécher sur des rochers insuffisemment protégés de l’inondation. Certains d’entre eux peuvent perdre en un jour jusqu’à la totalité de leurs 60 à 80 nasses. Les nasses déjà placées ne seront récupérables que deux à trois jours plus tard, avec la décrue. Ainsi, le samedi 10 juillet 93 suite à une pluie torrentielle, 250 nasses ont été emportées par le courant. Elles appartenaient à 4 pêcheurs. La crue a également emporté 6 filets, une pirogue et les stocks de crevettes fraîches mises en réserve dans le bongolo5, et qui correspondait à une semaine de travail. À Mabenanga, les ménages possèdent de 45 à 130 nasses, soit deux à trois fois plus que les femmes seules, qui n'en possèdent que 27 à 60 (tableau 2). On est bien loin du nombre de nasses des néo-pêcheurs de Bitombo, qui investissent les lieux avec leurs 150 à 200 nasses. Mobilité et techniques Lieux exploités par les hommes et fréquence de trempage Nous avons remarqué que la production en crevettes par nasse dépendait du lieu de trempage. Disposant de moins de temps et maniant moins bien la pirogue, les femmes exploitent davantage les rives surexploitées situées aux abords du village. Leur production est triée généralement à l'embarcadère même. Inversement, les hommes s'éloignent jusqu'à 3,5 km de part et d'autre du village et rentrent le soir. Ils choisissent de préférence les lieux biologiquement plus riches où se déversent les petites rivières, comme celle charriant les déchets de l'usine de la Socapalm. Les crevettes supportant mal le transport et l'exondation, le triage se fait alors sur place. Les emplacements saisonniers, comme le campement de Bitombo où se rendent à chaque saison sèche de nombreux pêcheurs, restent très productifs malgré le nombre élevé de nasses mises à tremper. Dans les campements comme parfois au village, les hommes effectuent en saison 2 à 3 relevés par nuit, récupérant ainsi la totalité des crevettes piégées alors qu’habituellement une certaine proportion parvient à s’échapper. 5cylindre percé de trous, immergé, permettant de stocker les crevettes durant une semaine -162- Villes du Sud et environnement Tableau 2 : Variation du nombre de nasses selon les saisons Juil Nov Janv 93 93 94 Mars Oct 94 95 Couples Martin/Suzanne 0/25 (p80) 90 72 60 41/53 Jean Paul/Anne 47/53 50 65 40 NP Simon Elizabeth 37/45 30 NP 38 NP Joseph Marceline 90 120 130 110 Abs Nicolas/Adeline 12(p39) 60 62 Pierre/Thérèse 0/36(p92) 90 57+35 Abs+15 NP 40+25 NP Femmes seules Catherine (Avx) 43 50 60 Abs NP Agnès (veuve, Avx) Deuil Deuil 58 35 NP Hermine (Avx) 35/15 47 Tata (jeune f seule) Allaite Allaite Malade 27 Malade 15 NP Abs Avx : assez vieille, Abs : absent, NP : ne pêche pas (eau trop haute), p : perte 0/36 : 0 n’avait plus de nasse, 36 : en a confectionné (ou acheté) 36 40+25 : 40 pour Monsieur, 25 pour Madame en gras : effectif de nasse le plus élevé possédé par un couple ou une femme seule Le choix des appâts L'appât le plus répandu consiste en du manioc doux peu cuit et des noix de palme (parfois des noix de coco). Lorsqu'on en a l'opportunité, ce qui est surtout les cas des hommes, on utilise un appât de nature animale, poisson fretin, sardinelles achetées à Kribi, ou encore abats de gibier. L'adjonction d'appâts de nature animale améliore sensiblement la production par nasse. C'est ce que montre le tableau 3 où figure également la variation de la production de pêche en fonction de la distance du village. Les lieux les plus éloignés sont plus productifs car la pression y est moins forte. La pêche aux crevettes, une stratégie de rente À Mabenanga, l'homme et la femme possèdent en général leurs propres nasses, qu'ils peuvent mettre en commun lorsque l’un d’entre eux ne pêche pas, et parfois leur propre pirogue. Chaque jour, la production de pêche doit être stockée rapidement dans l'eau courante afin d'éviter qu'elle ne se perde. Elle y restera pendant une semaine, dix jours au maximum, enfermée dans un bongolo, nasse de grande taille ou cylindre métallique percé de trous. Seuls les crustacés de petite taille, les moins vivaces et les pinces des gros individus capables de s'attaquer à leurs congénères (30 % de la pêche du jour), qui représentent la fraction non économiquement rentable, sont rapportés à la maison où ils donneront du goût à la sauce du repas. -163- Tableau 3 : Production de crevette (en g/nasse), en fonction de la nature de l’appât et du lieu de pêche Appât végétal : noix de palme (ou noix de coco) et manioc Appât animal : poisson fretin, abats Poids moyen (g) des crevettes capturées par nasse Lieu de pêche Nature de l’appât Nov 93 Oct 95 À moins de 3,5km du village Appât végétal Appât végétal et animal 18g 27g, 29g 38g, 40g 52g Lieu de pêche Nov 93 Nov 95 Proche du village Kieur (loin en amont) 35g, 39g 63g, 70g 47g, 54g 69g, 81g Lorsque le bongolo est commun au couple, les bénéfices sont partagés lors de la vente, entre mari et femme au prorata du nombre de nasses et du nombre de jours d'activité de chacun. Jusqu'en 1995, la production était vendue directement par les pêcheurs aux restaurants de Kribi, parfois aux dirigeants6 des plantations. À partir de 1995 ce sont des collecteurs (grossistes) commandités depuis Kribi, Yaoundé et Douala, qui effectuent l'essentiel du commerce. Le premier est apparu sur la Lobé en février 1994. En octobre 95 on comptait 2 collecteurs réguliers, originaires du pont. Avant l'apparition de collecteurs, les pêcheurs devaient eux-mêmes trouver leurs clients. C'était généralement la femme, considérée comme moins gaspilleuse que le mari, mais parfois l'homme, qui était chargée de cette mission. En route avant l'aube - la totalité de la production devant être vendue avant 9h du matin - elle atteignait le pont de la Lobé après 4 heures de marche pour éviter le risque de pourriture. À partir de 1996, 2 collecteurs se chargent du ramassage régulier des crevettes, une à deux fois par semaine, et de leur écoulement. D’autres, comme C, employé par une agence touristique, en font une activité opportuniste. Pour le collecteur, la faible différence de prix proposée avec la ville, une à deux crevettes par tas de 100 F, est compensée par l'importance de la vente7. De leur côté, étant donné le gain de temps et d'argent (prix du taxi jusqu'à Kribi et retour), les pêcheurs y trouvent leur avantage. 6les crevettes représentent un produit de luxe, inaccessible à la plupart des ouvriers, contrairement au poisson de mer ou du fleuve, de moindre valeur sociale et bien meilleur marché 7En fonction de l'offre et de la demande, le cours des crevettes varie de 4 à 10 unités pour 100 F à Kribi contre 5 à 12 unités pour 100 F sur place. -164- Villes du Sud et environnement Prenons deux exemples : Avant l'existence de collecteurs Le 31 juillet 93, madame A. est partie vendre ses crevettes à Kribi avant l'aube. Elle s'est chargée de la production de N., qu'elle a payé 2000 F (7 unités pour 100 F). À Kribi madame A. a vendu ses crevettes à 5 unités pour 100 F. Elle a donc réalisé un bénéfice de 800 F. Il lui en a coûté 8 heures de marche et 400 F de taxi. Stratégie des collecteurs En juillet 93, C. a acheté tôt le matin pour 60000 F de crevettes aux différents pêcheurs œuvrant depuis le pont de la Lobé jusque Mabenanga. Il a payé 100 F les 7 unités. Disposant d'un bac à glace, il peut compter sur une marge de temps supérieure à celle des pêcheurs, voire des autres collecteurs moins bien équipés. Les crevettes se sont revendues à Kribi à 100 F les 5 unités. Le bénéfice de C. s'est élevé à 12000 F (soit 17000 F moins 5000 F de carburant). À 10 h ses transactions étant terminées, C. qui travaille par ailleurs pour une agence touristique, était disponible. Entre Noël et le Jour de l'An 94, le collecteur S. a acheté pour 100000F de crevettes à 1400 F/kg8 aux pêcheurs de Mabenanga. Il les a revendues 2000F/kg à Kribi. La valeur élevée du bénéfice9, s'explique par la forte demande en crevettes pendant la période de fête. Le lendemain S. a réinvesti dans l'achat de crevettes 100000 F à Bitombo, campement saisonnier situé à quelques heures de moteur du Pont de la Lobé. En 1997, un nouveau collecteur, une femme restauratrice de Kribi, investissait chaque semaine un minimum de 500000 F CFA dans l’achat de crevettes. Nous sommes loin des 2000 F de chiffre d’affaire cités précédemment. Il est évident que si les collecteurs font de gros bénéfices, les pêcheurs semblent eux aussi y trouver leur compte. En négociant 100F pour 7 crevettes (au lieu de 5 sans intermédiaire), ils gagnent 4000 F au lieu de 5600 F, mais n’ont ni frais de taxi, ni fatigue, ni risque. Aussi, le risque de ne pas vendre lorsque la période touristique est basse s'applique surtout aux pêcheurs qui ne sont pas pourvoyeurs attitrés des restaurants. En effet, la plupart des restaurants traitent avec un pêcheur attitré. Si celui-ci n’honore pas ses commandes, il perd son exclusivité. S'il honore ses commandes l'acheteur le garde, et lui achète la totalité de sa production, même en période de pléthore. Avec un client régulier, les prix pratiqués sont stables, généralement 6 crevettes pour 100 F, quelle que soit la période considérée ; pendant 8S. vient de la ville ; il pratique le tarif par kg du prix d'achat soit 35 000 F c'est-à-dire 40 000 F moins 5 000 F de carburant 940 % -165- Tableau 4 :Estimation (en FCFA) du revenu mensuel des pêcheurs (d’après les carnets hebdomadaires) (En 1994 100FCFA = 2FF) Vente de Ménage n°1 Avril Mai Juin Juillet (perte de nasses) Crevettes Poisson Autre 60000 51000 23800 18000 Moyenne mensuelle (sur 4 mois) : 39100 Ménage n°2 Avril Mai Juin Juillet Août 20000 4000 6000 19000 37700 Vente alcool(2) Moyenne mensuelle (sur 5 mois) : 17300 Ménage n°3 Avril Mai Juin Juillet Août Septembre (malade) 24000 25000 12000 23900 18000 8800 Tontine 8500 oui Moyenne mensuelle (sur 6 mois) : 26300 Ménage n°4 Avril 52600 Mai 50000 Juin 50000 Juillet (perte nasses) 6000 Moyenne mensuelle (sur 4 mois) : 39650 Ménage n°5 Avril 28000 36000 Mai 34000 11000 Juin 30000 Juillet 34000 Août 33900 21500 Septembre 52500 21000 Moyenne mensuelle (sur 6 mois) : 60320 Ménage n°6 Avril Mai Juin Juillet (perte de nasses) gibier 6500, beignets(3) gibier 17000 gibier(1) 1400 Huile de palme(4)60000 38000 23000 18500 6000 Moyenne mensuelle (sur 4 mois) : 22630 Ménage n°7 Mars(perte de nasses) Avril Mai Juin (aux cabanes) Juillet (aux cabanes) Août (aux cabanes) 15000 0 0 Gibier 2000 Gibier 2000 Moyenne mensuelle (sur 3 mois) : 6330 Ménage n°8 Avril Mai Juin Juillet Août 44000 34000 35000 44000 39800 Moyenne mensuelle (sur 6 mois) :39360 (1) Coût d’une cartouche : 500F (2) Alcool de maïs harki ou zouazoua : acheté 100F/l à Kribi, revendu 50F les 5cl ou 1000F/l au village (3) Beignets vendus 5F l’unité (4) Huile de palme fabriquée à partir des noix de la Socapalm, vendue 250F/l ou 60000F le fût de 200l -166- Villes du Sud et environnement la mauvaise saison, le pêcheur peut être perdant, la demande étant supérieure à l'offre et le cours officiel plus intéressant ; il se rattrape pendant la bonne saison, le restaurant lui payant sa production au dessus du cours officiel. Ainsi, les pêcheurs de la Lobé, hommes et femmes, grâce à la vente des crevettes s'assurent des revenus réguliers, d'environ 2000 F à 15000 F (vente de 10 jours) par opération, soit 2000 F à 60000 F par mois. Ainsi, le revenu moyen mensuel d'un ménage de pêcheurs dépasse souvent celui des fonctionnaires ayant un salaire du même ordre de grandeur subissant souvent des retards de paiement (tableau 4). De plus, ce revenu régulier peut être complété par des revenus occasionnels (vente de gibier, d'huile de palme, d'alcool), selon une stratégie propre à un ménage, modulable d'une année sur l'autre. Tableau 5 : Partage et utilisation de l’argent dans les ménages, août-septembre 1993 Couples pratiquant la gestion séparée du budget Jean Paul/ Anne Achats Mme Semaine1 8000 2000 6000 cigarettes Savon Lait bébé Simon/ Elizabeth Vente (total) Monsieur Madame Achats M Achats Mme 8000 6000 2000 Cartouches épargne Vente (total) Monsieur Madame Achat M Semaine2 12700 5700 7000 Filets Semaine3 8000 0 8000 Rien Semaine4 9000 2400 6600 Filets Semaine5 5000 3000 2000 Plombs Lait bébé Consult Médicam Habits enf Vin à vendre Cigarettes à vendre 2800 2800 0 Rien rien 8200 8200 0 Fournit scolaires 8800 9100 5000 6200 3800 2900 Cartouches Filets, pb farine farine, huile Couples pratiquant la gestion commune du budget Simon/ Firmine Vente (total) Monsieur Madame Achats M Achats Mme 3800 3800 id Aliments id 10000 10000 id Piquets Aliments 14000 14000 id Céphalophe aliments fournitures scolaires 7000 7000 id rat NB : Les éventuelles dépenses de Monsieur en boissons, difficiles à évaluer, n’ont pas été prises en compte -167- Tableau 6 : Montant en CFA (100FCFA=2FF) épargné à la tontine du village selon le sexe. 1992 1993 1994 Hommes Tintin Pierre Simon2 Joseph Jean Paul Simon1 Pius Edouard 12500 9900 7100 28000 1500 1900 Total hommes Moyenne/épargnant 60900 10150 1500 1000 1500 9500 1000 1500 3500 500 2000 2500 15000 5000 1500 4500 200 26200 5240 Femmes Suzanne Firmine Alphonsine Madeleine Thérèse Hermine (Avx) Anne Cécile (Avx) Elizabeth Catherine (Avx) Léontine Marceline Hélène Adeline Hermine S (Avx) Total femmes Moyenne/épargnante 500 200 5075 55250 10200 6500 2000 3300 2400 1000 500 3700 5000 700 400 35000 500 2500 1450 2000 7000 10000 200 2000 500 20950 2325 50500 8415 1000 87425 7948 Avx : femme assez agée Bien qu'elle n'en ait plus le monopole, la femme tire de la vente des crevettes l'essentiel de ses ressources monétaires. Elle accède ainsi à une relative autonomie économique qu'elle utilise souvent à faire face aux besoins familiaux (tableau 5). On observe chez les hommes une utilisation différente de l'argent. Lorsqu'ils ne gaspillent pas tout leur gain dans les bars (surtout les jours de paie des sociétés), ils le réinvestissent dans du matériel de pêche ou de chasse, et dans les fournitures scolaires au moment de la rentrée. Les femmes, quant à elles, utilisent l'argent gagné dans les dépenses de santé, les habits des enfants, la nourriture, les fournitures scolaires au moment de la rentrée etc, ou le -168- Villes du Sud et environnement réinvestissent dans l'achat de produits qui font défaut au village et qu'elles revendront avec bénéfice (cigarettes, alcool, farine pour beignets). Cette nouvelle indépendance économique des femmes se reflète dans le montant qu'elles versent à des associations d'épargne (tableau 6). En effet, certaines d'entre elles cotisent à une tontine ou à la caisse de solidarité du village des sommes plus importantes (jusqu'à 55 000 F CFA par an) que celles économisées par les hommes (maximum 28 000 F CFA). Le montant épargné est versé à l'épargnant une fois par an, ce qui lui permet de faire face à de plus grosses dépenses. L'adhérent peut également demander une avance sur épargne en cas de coup dur. Dans ce cas, il devra également verser chaque mois des intérêts élevés. Conclusion La pêche aux crevettes sur la Lobé était autrefois une activité exclusivement féminine. Depuis 20 ans, intéressés par la valeur économique du produit, les hommes se sont mis à « tremper » les nasses, remplaçant leur épouse chaque fois que celle-ci n'était pas disponible. Plus récemment, un certain nombre de néo-pêcheurs se sont mis à exploiter en amont du fleuve saisonnièrement (Bitombo) ou toute l'année (Hévécam) des emplacements non revendiqués par les villages. Ils "trempent" deux fois plus de nasses que les pêcheurs autochtones : 150 à 200 contre 50 à 80. Parallèlement, l'apparition de collecteurs remontant la rivière chaque semaine est venue à propos pour répondre aux problèmes de débouchés de la production vers les villes. Deux conséquences à ce changement de logique de pêche, qui, d'activité de subsistance est devenu source de profit : - sous l'angle de la gestion durable des ressources, on observe un fort accroissement de la pression de pêche, susceptible à long terme de causer un préjudice au renouvellement du stock naturel de crevettes. - sous l'angle des revenus monétaires des ménages, on constate la réalisation par les ménages d'un gain mensuel avoisinant celui des enseignants. Les femmes ne semblent pas être laissées pour compte : de cette stratégie économique il semble qu'elles tirent leur indépendance financière. Les gains réalisés par les pêcheurs, hommes et femmes, sont peu sujets aux fluctuations conjoncturelles, l'argent arrivant régulièrement (2 à 4 fois par mois), ce qui n'est pas le cas des fonctionnaires actuellement. Jusqu'à une dizaine d'années, un grand fleuve comme la Lobé semblait sous-exploité, une cinquantaine de familles de pêcheurs occupant les 7 villages disséminés depuis le pont, du côté de la réserve -169- de Campo. Sur l'autre rive, les habitants des grandes sociétés ne pêchant pas, ce nombre semble peu élevé compte tenu des possibilités de pêche. L’effectif des pêcheurs du cours inférieur de la Lobé apparaît donc peu élevé compte tenu des possibilités de pêche. Il semble néanmoins que la pression de pêche ait pris un nouvel essor grâce à l'apparition de collecteurs et de néo-pêcheurs, bien plus ancrés dans une logique de profit généré par la demande des villes. Il serait peutêtre temps de mener des études sur la biologie de ce crustacé et ses fluctuations démographiques afin de prendre, le cas échéant, les mesures s'imposant en vue de la gestion durable de cette ressource de haute valeur sociale et économique. BIBLIOGRAPHIE DOUNIAS, E., 1993. Dynamique et gestion différentielles du système de production à dominante agricole des Mvae du sud-Cameroun forestier. Thèse présentée a l’Université des Sciences et Techniques du Languedoc pour obtenir le diplôme de Doctorat, spécialité Physiologie, Université de Montpellier II, 490 p. OLIVRY, J.C., 1986. Fleuves et rivières du Cameroun. MESRES-ORSTOM, collection Monographies hydrologiques ORSTOM, n°9, 190-200. MONOD, T., 1980. Décapodes. In J.R. Durand et C. Levêque (eds). Flore et faune aquatique de l’Afrique sahélo-soudanienne. Ed de l’ORSTOM, coll. Initiations Documents techniques, n°44, 369-389. PAGEZY, H., GUAGLIARDO, V., NZOUANGO, D., FABRE, D. et M. BWEMBIA, 1994. Interactions entre facteurs écologiques et sociaux dans la production, conservation, commercialisation du poisson d'eau douce en Afrique équatoriale (Zaïre et Cameroun). Compte-rendu de fin d'étude d'une recherche financée par le Ministère de la Recherche et de la Technologie, Décision d'Aide 90 L 0379, 117p. Cette recherche a fait l'objet d'un financement du Ministère de la Recherche et de la Technologie (MRT, Décision d'Aide 90 L 0379), du Groupe d’étude des populations forestières (GEPFE), et du programme Avenir des Peuples des Forêts Tropicales (APFT, DG8, aire ACP) que nous remercions. -170- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Le rôle de la restauration de rue dans l’approvisionnement des villes en viande sauvage : le cas de Yaoundé (Cameroun) Serge Bahuchet* et Kornelia Ioveva-Baillon** Le commerce de viande1 La préservation de la biodiversité dans les forêts équatoriales est maintenant une préoccupation prioritaire pour l’avenir de notre planète. Les forêts denses humides représentent les écosystèmes où la diversité biologique et la complexité écologique sont les plus grandes sur la surface de la terre, la forêt d’Afrique centrale ne fait pas exception. De ce fait, plusieurs zones destinées à la conservation de la nature sont à l’étude dans plusieurs pays africains. Ainsi au Cameroun, trois vastes réserves devraient permettre de préserver la forêt dense humide, dans la moitié sud de ce pays. Elles représenteraient une surface de l’ordre du cinquième de la forêt camerounaise. Toutefois, l’un des problèmes, et non des moindres, qui se pose aux responsables de ces projets, est la présence de populations rurales au sein des mêmes massifs forestiers. Ces populations tirent leur subsistance de la pratique de l’agriculture itinérante sur brûlis, complétée par l’exploitation des ressources forestières (collecte, chasse, piégeage et pêche ; cf. Hladik, Bahuchet & Garine, 1989). En particulier, l’essentiel des protéines de leur régime alimentaire provient de la faune sauvage, car l’élevage (poules et chèvres) n’est pratiqué que pour des transactions sociales (en particulier les dots). *LACITO/CNRS, 44 rue de l’amiral Mouchez, 75014 Paris, France **APFT, Yaounde, Cameroun 1Initiée par K. Ioveva-Baillo, cette enquête a bénéficié au début des conseils de François Baillon, zoologue à l’Orstom. Par la suite, nous avons obtenu quelques soutiens du WWF (Yaoundé) grâce à l’attention de Steve Gartlan, et du groupe d’étude des populations forestières (GEPFE, Paris). Sophie Bouly de Lesdain nous a généreusement fait profiter de ses collectes bibliographiques. Nous les en remercions tous chaleureusement. -171- Un autre facteur d’importance tient au fait que, bien qu’une partie du gibier tué soit consommée dans les communautés, une autre partie en est commercialisée vers l’extérieur. L’ampleur du phénomène, qui s’est d’ailleurs accentué ces dernières années en corrélation nette avec la chute des cours des cultures de rente (café, cacao), inquiète fortement les biologistes en ce qu’elle met en danger la survie des populations animales. Cette situation n’est pas sans poser de sérieux problèmes pour la mise en œuvre des programmes, tant de conservation de la nature que de développement rural. Dans quelle mesure faudrait-il interdire toute chasse traditionnelle, qualifiée généralement de « braconnage », dans quelle mesure au contraire serait-il possible de gérer cette pratique ? Préconiser purement et simplement une interdiction du « braconnage », c’est faire abstraction de la réalité : des gens chassent et vendent de la viande pour gagner leur vie, et d’autres achètent et consomment parce qu’ils en ressentent le besoin. Corrélativement, il a été reconnu que les populations citadines, de plus en plus importantes démographiquement, emploient une quantité notable de produits forestiers, mais souvent d’une manière peu compatible avec un « développement durable ». D’une manière elliptique, on peut affirmer que « l’avenir des forêts tropicales et des peuples forestiers se joue aussi en ville » 2. En particulier, les produits sauvages consommés dans les villes africaines situées en zone forestière sont nombreux : outre le bois de chauffe, les matières premières (construction, menuiserie, vannerie), les fruits, épices et condiments, les plantes médicinales, la viande sauvage est certainement la ressource la plus valorisée. Un très net « flux » de viande de chasse approvisionne ainsi les gros bourgs et les villes, jusqu’à la capitale même, Yaoundé. Si la présence de gibier sur les marchés de certaines grandes villes comme Kisangani au Zaïre (Colyn et al., 1987) a été analysée, et l’importance actuelle du commerce de viande pour les communautés rurales signalée notamment au Cameroun (Dounias, 1993) et au Gabon (Lahm, 1993), la diffusion et la consommation en tant que telles dans les villes restent encore à préciser. Pour cette raison nous avons entrepris depuis 1994 une enquête approfondie prenant en compte tous les maillons du circuit de la viande, du piégeur au consommateur, selon une démarche d’ethnographie et d’ethnoscience. Il s’agissait de comprendre les motivations de chaque participant de cette chaîne, et de comprendre ce que la viande représente, étape par étape, dans les représentations et les habitudes culturelles. En ville, ultime maillon de la chaîne, notre attention s’est portée sur les consommateurs. Qui sont les acheteurs de cette viande sauvage, et pourquoi la mangentils ? L’enquête, menée en 1994-1995, a porté sur tous les lieux de vente 2Cette conviction nous a poussé à développer un volet sur « l’interface ville-forêt » dans le programme « Avenir des Peuples des Forêts Tropicales » (APFT) de la Commission Européenne (DG VIII). (Cf. TREFON 1994, 1995). Notre présente recherche a, depuis, été intégrée dans ce volet d’APFT. -172- Villes du Sud et environnement et de consommation : marchés, restaurants, gargotes et même maisons privées. Pour avoir une image la plus précise possible, l’une d’entre nous (KIB) a exploré tant les quartiers populaires que les quartiers résidentiels de la capitale, visitant les divers endroits et y discutant avec les principaux intéressés, propriétaires et consommateurs. Ensuite pendant une année entière (1995-1996) celle-ci a effectué des enquêtes orales auprès des revendeurs et des relevés systématiques et répétés sur les marchés de Yaoundé, et dans plusieurs types de restaurants et gargotes ; ils nous ont permis d’évaluer l’importance du commerce et ses variations saisonnières (Ioveva-Baillon en prép.). Les types de restaurants Dans une ville comme Yaoundé, forte de plus d’un million d’habitants, nombreux sont les lieux publics où l’on achète de la nourriture préparée, dans des lieux fermés (divers restaurants), dans les marchés et dans la rue, des vendeurs ambulants ou installés proposant ananas épluchés, carottes nettoyées ou mangues mures, préparant devant le chaland brochettes, jarrets de porcs, poissons, fruits de safous ou épis de maïs grillés sur la braise, ou servant omelettes et sandwichs de margarine pour accompagner du café au lait. Restaurants, gargotes, « chantiers », « circuits », « chez les veuves » 3, « aides-mamans », « tourne-dos », « sauveteurs » 4... la nomenclature camerounaise des lieux de restauration est riche et diversifiée, que nous décrirons ici. L’importance de la restauration de rues dans les villes africaines, et la diversité des lieux de vente n’ont pas échappé aux observateurs. Ainsi Diouf (1981) analyse-t-il les activités des restauratrices de Dakar, en replaçant l’existence des vendeuses de rue dans le contexte global de la misère économique et de la modicité des moyens des travailleurs : « Les restauratrices de la zone industrielle de Dakar constituent un exemple, entre tant d’autres, de la façon dont des centaines de femmes, dans les villes du tiers-monde, sont engagées dans une bataille économique où leur arme principale sera la marmite. » (1981 : 249). En complément, Mainet & Mainet (1990) décrivent les hommes des tangana, « cafetiers des trottoirs » qui proposent des petits-déjeuners à Dakar. À Abidjan, la diversité des lieux de consommation est remarquable, telle qu’elle est rapportée par Leimdorfer (1990 : 329-330). Mais le lieu de restauration par excellence est le « maquis », lui-même multiforme, car il va d’une sorte de restaurant à tables basses jusqu’à une cour enclose où se côtoient de nombreux « tabliers » 5. Kouakou N’Guessan 3Terme utilisé au début des années 80 et qui semble désormais passé de mode, au profit de « circuit ». « vendeurs à la sauvette », terme désignant tous les marchands ambulants, aussi bien de divers objets ou accessoires que de fruits ou de biscuits. 5Comprendre « vendeurs sur une table » ou un banc, vendant un ou deux plats cuisinés. 4Comprendre -173- (1983) situe avec pertinence les « maquis » dans le contexte économique de la crise économique que subissent les Africains : « La création des maquis fut une triple réponse aux questions de la restauration, des mets africains et des prix raisonnables ; l’ensemble se rapportant aux citadins moyens encore profondément attachés à leurs habitudes culinaires du village et ne pouvant trouver de possibilité de satisfaire leurs envies gastronomiques dans la grande cité sans grands frais. Il s’est agi donc de résoudre un des problèmes du pouvoir d’achat du « petit abidjanais » en lui permettant l’accès à des plats du territoire à bon marché. » (1983 : 549). Vidal (1985) quant à elle, montre comment la restauration de rue concentre un très grand nombre d’emplois féminins, et assure une fonction capitale, en nourrissant à bon marché la population active sur les lieux de travail, alors que n’existe aucune sorte de cantines dans les écoles, bureaux, usines ou hôpitaux. Tous ces articles bien documentés démontrent l’importance économique et sociale de la restauration populaire, fortement ancrée dans le secteur informel, pour les grandes villes africaines (et même pour les villes du tiers-monde en général, comme l’indique l’article de synthèse de Chauliac & Gerbouin-Rerolle 1994). Ils décrivent des situations aisément reconnaissables également à Yaoundé. Mais aucun n’aborde la question qui nous préoccupe ici, celle de la viande de brousse dans l’alimentation urbaine - hormis par la définition citée en exergue par Leimdorfer (1990 : 325) : « Maquis : restaurant semiclandestin où l’on consomme surtout du gibier (fourni par les braconniers). » 6 La consommation de la viande de brousse À Yaoundé, la viande de brousse se consomme dans trois lieux principaux : restaurants, « circuits » et « aides-mamans ». Le restaurant peut être décrit comme africain et de luxe. Il fait appel à la conception européenne du restaurant : un endroit à décor agréable, où le consommateur déguste les plats, confortablement assis à des tables hautes. Un tel endroit n'est accessible qu'à une clientèle privilégiée. Ces restaurants sont pour la plupart implantés dans les quartiers résidentiels tel Bastos ou le centre ville. Tenus par des Camerounais ils ne se différencient cependant en rien des autres restaurants tenus par des occidentaux, sinon par des prix nettement plus abordables, bien qu’encore trop élevés pour la majeure partie de la population de Yaoundé. On y propose une cuisine mixte, c’est-à-dire des grillades et des plats européens ainsi que des spécialités du pays, plats de ndole (feuilles de 6In : Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, AUPELF-ACCT -174- Villes du Sud et environnement Vernonia) et ragoûts à base de gibier, tel qu'athérure (« porc-épic »), serpent, phacochère, crocodile, etc. Dans ces lieux, les principaux consommateurs de gibier sont des étrangers. En effet il s'agit là d'une clientèle à la recherche d'exotisme, qui n’ose cependant pas se hasarder dans les quartiers populaires. En revanche, c'est la possibilité de pouvoir manger de la cuisine européenne qui attire la clientèle camerounaise disposant de moyens financiers suffisants. Dans ce cas, ce choix ne correspond pas à un rejet de la nourriture traditionnelle, mais à la volonté d’afficher son statut social. Le prix du plat du gibier varie entre 2500 F CFA7 et 4000 F CFA selon les restaurants. Dans ceux qui visent une clientèle plutôt européenne, le gibier est un peu plus cher que les autres plats (avec une différence de l’ordre de 1000 F CFA), alors que les autres, destinés à la clientèle camerounaise, proposent des prix sensiblement identiques. Ajoutons que la plupart des hôtels offrent aux touristes la possibilité de déguster diverses viandes de brousse. Dans les quartiers dits populaires, les endroits permettant de manger du gibier dans un certain confort sont les circuits. Il s'agit de lieux clos faisant partie de l'habitation d'une personne, qui transforme une partie de sa maison en restaurant (généralement le salon). En entrant dans un circuit l'impression d'une ambiance familiale prévaut, sensation due tant à l'ameublement (fauteuils, canapés, tables basses) qu’à la fidélité d’une clientèle se connaissant. On distingue deux types de circuits selon qu’ils disposent ou non d’une licence. Les premiers sont généralement signalés par une enseigne, les seconds, sans être réellement annoncés, sont connus des usagers. Dans les deux cas, il est difficile d’en évaluer le nombre, à l’évidence très important dans Yaoundé. Quoi qu’il en soit, le fonctionnement des deux types est identique, et leur publicité se fait grâce aux habitués des lieux, de bouche à oreille. Certains circuits que l’on peut qualifier de haut standing, se distinguent en accueillant une élite aisée, comme les hauts fonctionnaires. Pour les autres, l'appartenance à une classe sociale particulière n'a pas d'importance. Bien que le gibier soit leur spécialité, les circuits proposent également poulets et poissons grillés. Entre les différents circuits les prix varient considérablement. Pour ceux que nous avons appelé de « haut standing » les prix tournent autour de 2500 F CFA quel que soit le type de gibier. Seuls les plats d'éléphant sont plus chers (5000 F CFA). Dans les autres, les prix sont beaucoup plus abordables, ne dépassant pas 1000 CFA. 7100 F CFA = 1 FF, depuis 1994. -175- Il est ici de coutume de discuter les prix : la tenancière (ce sont en effet des femmes qui, la plupart du temps, tiennent les circuits) fixe le prix en fonction du morceau du gibier demandé par le client, mais elle accordera un rabais aux habitués. Les « aides-mamans » et la consommation quotidienne La troisième catégorie correspond à la vente dans la rue : les consommateurs choisissent la portion directement dans une marmite. Le client, s’asseyant sur un banc de bois à côté de la marchande, est servi dans une assiette émaillée ou en plastique et consomme sur place, en plein-air. Les outils de travail se limitent donc à deux ou trois marmites et quelques couverts en plastique. Généralement, la vendeuse ne dispose pas de réchaud et vend sa cuisine qui refroidit au fil de la journée. Ces « aides-mamans » sont présentes dans tout Yaoundé, souvent installées à des endroits stratégiques, devant les usines, la gare ferroviaire, les gares routières, à côté des ministères, au pourtour des grands marchés, des écoles, des hôpitaux ainsi que devant les bars. Celles qui sont installées devant les bars doivent payer une « patente » au propriétaire des lieux qui en fixe le tarif à son gré en fonction du quartier : de 350 F CFA par jour dans les quartiers populaires à 1000 F CFA au centre ville. Les habitants de Yaoundé expliquent ce nom par une forme d’entraide : les « aides-mamans »8 aident la population en proposant une nourriture bon marché, en même temps que les clients les aident en mangeant chez elles. Dans les quartiers plus exigeants (ministères, gares), certaines aides-mamans ont une petite installation précaire : une cabane en planches aménagée de banc en bois et de longues tables basses. De tels endroits sont appelés « tourne-dos » à cause de la disposition des tables (on tourne le dos à la rue). Les vendeuses à la marmite sont très nombreuses à Yaoundé : le recensement auquel nous avons procédé en septembre 1995, dans 39 des 63 quartiers de la ville, nous donne le chiffre de 845 « aidesmamans », dont 162 pour le seul Centre ville (voir liste en annexe). Toutes les aides-mamans, même celles disposant d’un petit abri, apportent leurs marmites chaque matin, généralement deux : dans l'une il y a du gibier, dans l'autre du poisson ou de la viande d'animaux domestiques. Ici, les prix sont modestes : de 250 F CFA dans la rue, à 500 F CFA dans les « tourne-dos ». 8Naguère l’appellation « Maman-ndole » (du nom du plat national du Sud camerounais, les feuilles de Vernonia) désignait ces dames -176- Villes du Sud et environnement Toutes ne vendent cependant pas du gibier. Si certaines préparent deux plats, l’un de gibier et l’autre de viande ou de poisson, d’autres ne proposent que ces derniers, en particulier celles qui sont implantées dans les quartiers à dominante musulmane (Mokolo, Briqueterie). La raison en est l’impureté supposée de ces viandes provenant d’animaux n’ayant pas été égorgés. Le rôle des aides-mamans dans la diffusion des mets nationaux est primordial. Leur clientèle est très variée, elle touche toutes les catégories professionnelles, aussi bien des fonctionnaires que des vendeurs ambulants et même des gens sans emploi. Pour mener à bien leur commerce les aides-mamans doivent quelquefois se rabattre sur le gibier boucané qui coûte moins cher que le frais et est plus facilement disponible sur le marché. En revanche le prix d'achat trop élevé de certains types de gibier, comme le crocodile, empêche de les proposer. La portion est toujours accompagnée de manioc, de banane-plantain, de riz ou de haricots. Lorsque l'aide-maman propose deux plats, gibier et viande d'élevage, les prix sont sensiblement équivalents, à 100 F CFA près. Elles ont aussi leur clientèle de fidèles auxquels elles peuvent accorder un rabais de 100 F CFA par plat. Dongmo (1990 : 23-24) a consacré une importante thèse à l’approvisionnement alimentaire de Yaoundé, dans laquelle il décrit la consommation et les lieux de commercialisation, à partir d’enquêtes réalisées principalement en 1984. Si les types de lieux de consommation que nous avons observés en 1994 sont comparables, la nomenclature présente des différences notables. Il distingue les restaurants des points de vente sur le trottoir - et parmi ces derniers, seulement les vendeurs de viande de bœuf grillée, et les vendeuses de beignets, de haricots ou de divers aliments grillés (fruits de safou, poissons, plantains, etc.) ; il ne mentionne pas les vendeuses à la marmite (au contraire de Kengne Fodouop (1991 : 57) qui classe bien les « vendeuses de plats cuisinés » dans les petits métiers). Parmi les restaurants, outre ceux de style européen, Dongmo décrit deux types de restaurants « africains » : les bidi bi nam (« nourriture de pays ») qui proposent des plats camerounais, et sont tenus par des femmes, et les « aide-maman », tenus par des hommes servant des aliments d’origine européenne (café, pain, macaroni, riz, etc.). Viennent ensuite les « chantiers » ou « circuits » qui sont des restaurants clandestins, c’est là qu’est vendu le gibier. Enfin les cafétérias préparent les petits en-cas (café, pain et omelettes). On observe donc un glissement pour l’appellation « aide-maman », ce que confirment nos enquêtes. -177- Les espèces consommées Les espèces les plus fréquentes dans les circuits sont : athérure (Atherurus africanus), aulacode (Thryonomys swinderianus), pangolin (principalement Manis tricuspis), phacochère (Phacochoerus aethiopicus), potamochère (Potamochoerus porcus), varan (Varanus niloticus, V. griseus), les céphalophes (Cephalophus monticola, C. dorsalis, C. callipygus), vipère (Bitis spp.), python (Python sebae), divers singes (cercopithèques, cercocèbes) et même éléphant. N'ayant pas d'argent à investir, les aides-mamans propose un gibier moins varié, avec une seule espèce par jour. Les plus fréquents dans les marmites sont les singes (quelquefois même gorille et chimpanzé), le potamochère et les céphalophes. L'athérure, l'aulacode et le pangolin sont trop chers pour le nombre de parts possibles : les vendeuses n’en proposent que de temps en temps pour faire plaisir à leurs clients réguliers, malgré un bénéfice inexistant. Pourquoi manger du gibier ? Actuellement, l’observateur ne peut manquer de rencontrer de la viande de brousse dans tous les lieux de consommation alimentaire à Yaoundé. Le contraste est d’autant plus frappant avec les études antérieures, soit que le gibier n’était que peu présent, soit que les auteurs aient occulté son existence - probablement les deux, une faible présence ne nécessitant pas un traitement particulier, par rapport à d’autres produits alimentaires. Ainsi Dongmo, dans son étude détaillée sur l’approvisionnement, ne mentionne-t-il qu’en passant les viandes de brousse. Dans l’analyse des structures de repas, la fréquence des aliments est éloquente : alors que toutes les viandes domestiques confondues (bœuf, porc, mouton, chèvre, poulet) apparaissent dans 37,5 % des repas, le gibier n’intervient que dans 2,4 % (dont 2 % pour le gibier sec, et seulement 0,4 pour la viande fraîche) (Dongmo 1990 : 19, enquête directe en février 1986, sur 3710 repas). Et dans sa description des plats vendus, le gibier n’apparaît pas du tout. C’est dire si le facteur « viande sauvage » reste limité à ce moment Dongmo discute cependant plus loin des modes de chasse et des différents « producteurs » de viande sauvage (à propos des « réponses de la production dans l’arrière-pays »), pour indiquer qu’ils fournissent soit des particuliers soit des « gargotes » (1990 : 185-186). À cette époque donc, le gibier est réservé aux « circuits », lieux de délassement « discrets et luxueux », vivement animés la nuit mais « à niveau de prix élevé » (1990 : 24). Il est évident que nous nous trouvons là au début du commerce de viande sauvage vers la ville de Yaoundé, et surtout que cette viande n’est pas une nourriture ordinaire. Cette impression -178- Villes du Sud et environnement est renforcée à la lecture de l’ouvrage de Kengne Fodouop (1991). S’il décrit tous les types de vendeurs et de fabricants de produits alimentaires, le mot de gibier n’est jamais mentionné, même dans la liste des plats vendus dans la rue - son étude ayant été menée en 1988-1989. Depuis que la journée continue de travail a été instaurée en 1994 sur le territoire camerounais, le rôle des aides-mamans s'est considérablement accru. En effet, n’ayant pas le temps de rentrer à domicile, des centaines d’employés viennent manger chez elles à la pause de midi. Ainsi une seule vendeuse peut-elle servir plus de 20 personnes chaque jour. N’ayant pas une lourde structure à gérer, elles offrent une nourriture bon marché car elles ne recherchent qu'un bénéfice limité au minimum vital. Les aides-mamans sont la cantine quotidienne de milliers d’employés. Même si elles ne figurent pas dans la liste officielle des métiers, leur importance sociale et économique ne peut pas être ignorée. Le deuxième facteur tient au prix des produits. Nous avons pu constater que, tant dans les divers restaurants que dans la rue, la différence de prix entre plats de viande sauvage ou de viande d’animaux domestiques (bœuf, porc, poulet) voire de poisson, n’était pas significative (Tableau 1). Dans ce contexte, tous les plats étant au même prix, le consommateur se donne le plaisir de choisir ce qu’il préfère, c’est-à-dire le gibier, et même son gibier favori lorsqu’il en trouve ! Tableau 1 : Comparaison des prix des portions Aides-mamans Circuits gibier poisson poulet viande 150-500 250-400 200 500-600 1000-2000 1000-2000 1000-4000 divers ndole 350 1000 En troisième lieu, la crise économique que vit le Cameroun depuis une dizaine d'années puis la dévaluation du franc CFA au début de 1994 ont entraîné à la fois une baisse du pouvoir d’achat et une hausse des prix du gibier au marché. Ainsi la pièce de gibier a augmenté de plus de 1000 F CFA. Les animaux les plus appréciés (athérure, pangolin, aulacode), sujets à forte demande et donc à spéculation, atteignent aisément 5000 F CFA. En conséquence, il est difficile à un ménage camerounais, dont le revenu mensuel moyen ne dépasse pas -179- 40000 F CFA (et qui compte 4 ou 5 personnes), de se permettre de dépenser une telle somme pour deux kilogrammes de viande. De tels prix interdisent aux Camerounais une fréquente consommation familiale de viande de brousse. L'argent se faisant rare, les gens sortent moins ; la fréquentation des circuits a nettement diminué. Nombre de restaurants et de circuits connaissent une existence éphémère, même si les prix n'ont pas changé depuis la dévaluation : en effet, pour ne pas rebuter leur clientèle, les propriétaires des circuits ont maintenu les mêmes tarifs, mais en diminuant le contenu des plats, sans que cette petite ruse suffise à empêcher le désintérêt de nombreux clients. Des circuits devenus trop onéreux pour le pouvoir d'achat, du gibier trop cher pour une consommation à la maison, une insuffisante différence de prix entre le bœuf et l’antilope : tous ces facteurs expliquent le succès des aides-mamans, les seules qui permettent aux citadins de déguster un plat de gibier sans grever le budget domestique, grâce à la pratique de prix dérisoires mais satisfaisants pour les deux parties. Conclusion À Yaoundé, chaque jour, chaque midi, des centaines de femmes proposent à la pratique, dans tous les quartiers, des portions cuisinées de viande sauvage, à un prix très modique. Aujourd’hui au Cameroun, si le gibier reste l’aliment le plus apprécié, pourvu d’une image très valorisée, il n’est paradoxalement plus le mets de luxe qu’il fut naguère, car il est devenu le menu quotidien de milliers de passants, employés et fonctionnaires. Il reste à analyser par quel dysfonctionnement économique les aliments animaux d’origine domestique n’entrent pas en compétition avec le gibier et ne représentent donc aucunement une alternative. À notre avis, ce devrait être là une priorité pour tous les intervenants concernés par la préservation de la faune sauvage, dont les actions devraient être axées vers un développement de l’approvisionnement en viande d’élevage plus que vers une illusoire répression du braconnage et du commerce du gibier. -180- Villes du Sud et environnement BIBLIOGRAPHIE CHAULIAC, M., P. GERBOUIN-REROLLE, 1994, Alimentation de rue : une approche globale. L’enfant en milieu tropical. Centre international de l’enfance, Paris, n° 213, pp. 5-20. COLYN, M. et al., 1987, Données sur l’exploitation du « petit et moyen gibier » des forêts ombrophiles du Zaïre. In : CLERS (B. des), ed., Wildlife management in Sub-Saharan Africa, Paris, Fondation internationale pour la sauvegarde du gibier, pp. 110-145 DIOUF, M.B., 1981, Les restauratrices de la zone industrielle de Dakar, ou la guerre des marmites. 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Colloques et Séminaires, pp. 548-556 -181- Annexe : Recensement des « aides-mamans » des principaux quartiers de Yaoundé (évaluation en septembre 1995) Anguissa 12 Melen 20 Centre ville 162 Mimboman 14 Djoungolo 8 Mokolo 11 Ekie 3 Mvog Ada 63 Ekounou 24 Mvog Mbi 64 Eleveur 7 Ngoa Ekele 20 Ngousso 11 7 Nkol Eton 10 Elig Essono 46 Nkol Ewe 8 Emana 16 Nkol-Messeng 7 Emombo 17 Nkolndongo 37 Essos 43 Nlongkak 17 Etam Bafia 4 Nsam 1 4 Etoa Meki 9 Nsimeyong 27 21 Omnisport 13 Gare centrale 11 Quartier Fouda 6 Kondengui 32 Rue Manguier 16 Lycée bilingue 12 Santa Barbara 8 Elig Edzoa Elig Effa Etoudi Madagascar 28 4 Mbalmayo 13 Mbankolo 0 TOTAL 845 Quartiers non recensés : Nkomo, Olézoa, Tsinga, Bastos, Brasseries, Efoulan, Dakar, Etoug Ebé, Mendong, Obili, Cité verte, Mvog Beti, Messa, Carrière, Nkonkana, Briqueterie, Messassi, Mvolyé, Tongolo, Mfoulassi, Biyem Assi, Obobogo -182- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Une exploitation durable des produits forestiers par les citadins d’Afrique centrale : une gageure ? Théodore Trefon* L'avenir des forêts tropicales et des peuples forestiers se joue paradoxalement en ville1. Les populations citadines, à la démographie galopante, emploient la forêt et ses produits d'une manière peu harmonieuse avec une exploitation durable. Leur perception de l'espace forestier et de ses ressources contribue en partie à cette exploitation. Ceci est vrai aussi bien pour les couches populaires que pour les élites. Le déboisement périurbain et la disparition des espèces sont directement liés à la précarité économique dans les villes en Afrique. Cette situation risque de s'accentuer et donc d'avoir un impact négatif sur les relations entre les peuples forestiers et leur environnement, autrefois caractérisés par une symbiose relative. Les répercussions socio-économiques ainsi qu'environnementales qui en découlent peuvent être dramatiques. Une réflexion sur l'interface ville-forêt a commencé suite à une interrogation apparemment simple : la forêt est-elle dans la ville ou la ville dans la forêt ? Cette question s'est révélée néanmoins une véritable énigme. Le volet ville-forêt du projet APFT a donc comme objectif de mieux comprendre comment des populations urbaines contribuent aux dégradations environnementales, surtout en zone périurbaine, et comment elles peuvent aider à ralentir le processus. *APFT/Centre d’anthropologie culturelle, Université Libre de Bruxelles 44 avenue Jeanne, 1050 Bruxelles 1Cette recherche est poursuivie dans le cadre du projet européen « Avenir des Peuples des Forêts Tropicales ». Des versions préliminaires de ce papier ont été présentées à la African Studies Association, Annual Meeting, novembre 1995, Floride (Etats-Unis) et à l'Université de Kent à Canterbury (Angleterre), février 1996. -183- L'importance de cette interface découle d'une série de priorités internationales dont les plus évidentes sont le développement économique et social, la protection de l'environnement, la maintenance de la biodiversité et une tentative de gestion de la crise urbaine liée à la croissance démographique. Bien que de nombreuses recherches de pointe aient été menées pour chacun de ces thèmes - et beaucoup ont combiné deux d'entre eux -, aucune tentative n'a été faite jusqu'à maintenant de juxtaposer les trois en un paradigme théorique unique. Afin d'y contribuer, nous allons aborder la question suivante : les besoins d'approvisionnement des citadins en produits forestiers sontils compatibles avec une exploitation durable ? Deux éléments qui nous amènent vers une réponse sont d'abord le processus de l'urbanisation et la complexité du changement démographique qui en résulte et ensuite les motivations de la consommation urbaine des ressources forestières. L'analyse qui suit est basée sur une revue bibliographique et une description de nos résultats préliminaires. La croissance urbaine L'expansion des villes d'Afrique subsaharienne due à l'exode rural, l'explosion démographique naturelle alarmante et la sévérité des conditions matérielles et politiques ne laissent que peu d'espoir aux urbanistes d'en renverser le cours (Stren et al., 1993). Bien que le phénomène d'urbanisation soit relativement récent, une très large partie de la population du continent vit aujourd'hui en ville. Les données fiables manquent mais on estime que plus de 50 % des Camerounais, Congolais et Zaïrois vivent en ville. Selon le dernier recensement, 73 % des Gabonais sont des urbains (République Gabonaise, 1993, p. 7). En Guinée équatoriale, plus de 60 % de la population se trouvent à Malabo (Sayer, et al. 1992, p. 161). En 1990 il y avait 18 villes en Afrique subsaharienne avec plus d'un million d'habitants : selon les prévisions, il y en aura 70 en 2020 (Venard, 1995, p. viii). Une ville, selon les définitions de différentes organisations nationales et internationales, est une agglomération avec une population minimum de 5.000 à 20.000 habitants. Les critères purement numériques ne sont cependant pas d'une importance prédominante ici car la pression culturelle sur des ressources forestières, par exemple, peut être aussi forte que la pression matérielle. Ainsi, certains produits forestiers peuvent être autant menacés par une ville comme Libreville avec ses 500.000 habitants que par une mégalopole comme Kinshasa avec 5.000.000. D'autres critères s'ajoutent à celui-ci pour définir la nature urbaine d'un peuplement humain, comme par exemple l'existence d'une activité économique spécialisée à plein temps, la structure de l'habitat, l'organisation de l'infrastructure, ou la -184- Villes du Sud et environnement durabilité de l'agglomération (Bairoch, 1996, p. 21-22). Le concept de « ville » dans notre analyse est plus fonctionnel que quantitatif ou matériel et il trouve son sens dans une définition articulée par Marcel Wertheimer pour les villes africaines. Pour lui, une ville secondaire est « une agglomération dont les habitants exercent de façon permanente les fonctions diversifiées de l'administration, du commerce, de l'industrie et/ou de l'artisanat, des services publics et privés, de l'agriculture, mais où la fonction agricole n'est pas dominante. Une ville primatiale est celle où toutes les fonctions.sont présentes et auxquelles s'ajoutent la fonction gouvernementale et la fonction de relation privilégiée avec l'étranger » (Wertheimer, 1985, p. 138). Pour des citadins en général, l'intégration dans la vie urbaine est marquée par une transition de l'économie d'autosubsistance vers une économie de service ou de marché. La plupart des villes importantes d'Afrique subsaharienne d'aujourd'hui furent fondées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle afin de servir l'entreprise coloniale triple : administration, commerce, prosélytisme. Néanmoins, «...les villes avaient existé un peu partout en Afrique depuis très longtemps...» (Coquery-Vidrovitch, 1993, p. 3337). Les facteurs économiques, agricoles et politiques ont influencé directement le phénomène d'urbanisation. Pour la partie ouest d'Afrique centrale, les origines urbaines sont liées à un contexte écologique favorable, le développement du commerce à longue distance, la production de quelques biens de consommation ainsi que l'émergence d'une société complexe et très centralisée (de Maret, sous presse). Les puissances coloniales ont contrôlé l'organisation spatiale des villes selon une ségrégation stricte entre Européens et Africains. Elles ont aussi veillé sur la taille de la population urbaine afin de satisfaire leurs besoins de main-d'œuvre et de garantir une stabilité politique. Dès l'indépendance, cependant, les villages se vidaient des jeunes qui allaient tenter leur chance en ville. Certains cherchaient des emplois, des services de santé, des écoles ou les divertissements, tandis que d'autres voulaient s'échapper d'une vie rurale caractérisée par un travail physique éprouvant, le sentiment d'ennui et des codes sociaux souvent astreignants. La peur de la sorcellerie, considérée comme omniprésente dans les villages, a aussi été avancée comme une raison de cette migration (Rowlands et Warnier, 1988, p. 121). Les migrants étant en général jeunes, leur taux de fertilité élevé, la natalité urbaine est plus importante que dans les zones rurales. Ces facteurs combinés font de ces enclaves de modernité relative des melting pots de groupes ethniques très hétérogènes qui continuent à croître. Un peu partout en Afrique centrale, la gabegie est généralisée et les populations urbaines sont extrêmement pauvres : ils vivent dans une précarité dramatique caractérisée par la malnutrition, toutes sortes de maladies -185- endémiques, une criminalité croissante, des problèmes psychologiques, etc. Encore pire, la pauvreté urbaine est un phénomène cumulatif (Iliffe, 1987, p. 164-192). Au fur et à mesure que ces populations se rendent compte combien il est difficile de trouver un logement, la nourriture, un travail et les autres services qu'elles associent à « la vie urbaine », la tendance à retourner au village pourrait se développer davantage : jusqu'à présent il n'y a que relativement peu de mouvement dans cette direction. Par contre, le phénomène de « l'africanisation de la ville africaine » est très visible (Stren, 1995) : la ville commence à ressembler de plus en plus au village à cause d'une nouvelle organisation de l'espace due à des changements d'attitudes et des comportements influencés par les exigences socio-économiques. Malthus et au delà Est-ce que l'augmentation de la population urbaine constitue réellement une menace environnementale ou un danger d'épuisement des ressources forestières ? Jusqu'à il y a peu de temps, les observateurs des tendances démographiques africaines ont effectivement perçu le problème de la croissance urbaine selon l'interprétation malthusienne : le rapport entre l'augmentation de la population et la pression sur des ressources naturelles étant directe. Cette analyse existe déjà dans un cadre historique : «la Rome Antique [une des premières villes à compter plus d'un million d'habitants] est un exemple frappant de l'effet parasite de la vie urbaine. Pour nourrir sa population, de vastes régions fertiles d'Espagne et d'Afrique du Nord ont été surexploitées et se sont finalement désertifiées. Les forêts des régions méditerranéennes ont été déboisées et le phénomène a été irréversible » (Oestereich, 1992, p. 58-59). Des échos d'une telle interprétation sont encore fréquents et énoncés par exemple, par la Banque Mondiale : « en Afrique subsaharienne, l'agriculture itinérante sur brûlis - face à une croissance démographique - est en train de provoquer un cycle pervers de dégradation du sol et de productivité réduite » (Serageldin, 1994, p. 1, notre traduction). De même, pour le Biodiversity Support Program : « les produits forestiers subissent toutes sortes de pressions mais l'augmentation de la population est peut-être la plus importante. Étant donné les faiblesses infrastructurelles dans bien des secteurs de la vie en Afrique centrale, l'augmentation de la population peut élargir l'écart entre une production durable et l'épuisement des ressources » (Biodiversity Support Program, 1993, p. 21, notre traduction). -186- Villes du Sud et environnement Il est temps cependant de réexaminer cette interprétation et plusieurs auteurs ont commencé à le faire. À propos de Rome encore une fois, un doute sur sa validité se manifeste déjà : «...les périodes de déforestation les plus rapides dans le passé ne résultent pas nécessairement d'une croissance rapide de la population...» (von Droste et Schreckenberg, 1991, p. 372, notre traduction). Par ailleurs, K. S. Amanor, à propos de l'espace forestier ghanéen, « met l'accent sur le potentiel humain de transformation de la nature et sur la capacité des gens à inventer des systèmes de production matérielle qui surmontent des obstacles économiques contemporains et les problèmes de l'environnement qui sont symptomatiques d'un malaise économique....les contraintes économiques et environnementales majeures émanent du système capitaliste mondial et de la structure économique du marché mondial des denrées » (Amanor, 1994, p. 5, notre traduction). Le problème de surexploitation et l'épuisement des ressources ne résulte alors pas des facteurs de population ou de « la capacité de charge » (land carrying capacity). T. K. Rudel propose un argument similaire : pour lui, « la déforestation rapide coïncide avec l'incorporation des régions de forêts denses humides dans une économie mondiale en expansion » (Rudel, 1989, cité par Lambin, 1994, p. 3, notre traduction). Dans une veine un peu différente, Eric Lambin a observé que « plusieurs auteurs ont remarqué une corrélation étroite entre la croissance démographique et la déforestation...Néanmoins, ce rapport n'est pas nécessairement direct... Contrairement à la perception populaire, le lien entre la pression démographique et la dégradation écologique est complexe et indirect : de nombreux variables et processus conjugués sont concernés. Comme n'importe quelle interprétation de la dégradation écologique de style 'hypothèse unique', un point de vue simpliste qui établit un rapport causal direct entre la croissance démographique et la dégradation écologique devrait être examiné avec beaucoup de prudence » (Lambin, 1994, p. 61, notre traduction). Pour la Fondation du développement africain de l'USAID, les expériences des dix dernières années nous montrent d'une manière claire que, comme les systèmes humains, les systèmes écologiques peuvent s'adapter aux stress. (USAID, 1988-1992, p. 66.) Ceci est aussi le sujet d'un ouvrage intéressant dirigé par Tony Binns sur les populations et l'environnement en Afrique (Binns, 1995). Une étude des techniques agricoles dans la région de Machakos au Kenya par exemple, a révélé comment la croissance démographique peut avoir une influence positive - et non pas négative - sur la conservation de la nature et la productivité (Mortimer et Tiffen, 1995, p. 70). -187- Dans une analyse sur la gestion de bois de chauffe, Robin Mearns met en évidence le fait qu'il est peu réaliste d'imaginer que la consommation suit la croissance démographique car au fur et à mesure que le bois devient rare, que la collecte devient plus difficile, ou que les prix augmentent, les gens adaptent leurs comportements. Ils plantent des arbres, emploient le bois d'une manière plus économe, adoptent des sources d'énergie plus facilement disponibles, comme les déchets agricoles et ils essaient de stimuler une régénération naturelle des espaces boisés (Mearns, 1995, p. 105). En ce qui concerne les transitions savane-forêt, Fairhead et Leach ont aussi trouvé des exemples où les paysans contribuent au reboisement : ils ont constaté que « le développement des enclaves forestières est encouragé d'une manière plus ou moins délibérée par les activités quotidiennes, soit par la plantation d'arbres ou plus souvent en créant des conditions de sol ou de feu favorables au développement des espaces forestiers » (Fairhead et Leach, 1995, p. 166, notre traduction). Pour résumer ces différentes hypothèses, nous pouvons nous référer à un important travail de Kandeh and Richards : « Contrairement aux suppositions néo-malthusiennes, l'augmentation de la population ne veut pas nécessairement dire qu'il y a moins de bio-diversité. Davantage de gens pourraient signifier une plus grande attention prêtée à l'environnement » (Kandeh et Richards, 1996, p. 103). Bien que ces exemples ne visent pas le problème bien spécifique de la pression démographique urbaine sur les ressources naturelles, ils sont néanmoins intéressants car ils proposent des alternatives à l'interprétation malthusienne à une échelle plus générale. Une contribution au livre de Binns a cependant essayé d'aborder cette question qui nous préoccupe plus particulièrement. Hamish Main présente une analyse des effets de l'urbanisation sur les environnements ruraux. Pour lui, l'urbanisation a certainement des impacts négatifs sur l'environnement mais le processus a des impacts positifs aussi. Ces derniers sont, par exemple, le remplacement de la végétation naturelle par une agriculture durable ; une amélioration de la capacité productive afin de satisfaire les besoins urbains en aliments ; et le rôle positif de la mobilité entre village et ville, essentiellement par la création des revenus qui pourraient être employés dans la protection de l'environnement rural (Main, 1995, p. 47-57). Les recherches récentes sur le secteur informel montrent aussi que la perception malthusienne apocalyptique du rapport populationressources est quelque peu exagérée. Un regard même peu expert peut témoigner à quel point le citadin africain - poussé par la contrainte économique - a une capacité extraordinaire de rentabiliser ses maigres ressources. Son activité quotidienne de production, de service ou -188- Villes du Sud et environnement d'artisanat révèle un niveau d'ingéniosité remarquable. Les matériaux sont récupérés, cannibalisés et recyclés infiniment : l'organisation spatiale est souvent bien étudiée malgré un désordre apparent. Les urbains qui n’ont ni formation, ni cousin bien placé, se voient contraints à s'adapter aux possibilités offertes par le marché. Ainsi, ils vaquent à une multitude de petits métiers de rue. Une étude sur la ville de Yaoundé en a classifié 121 qui varient entre l'acheteur de bouteilles vides au vendeur de pneus d'occasion en passant par l'écrivain public, le gardien de voitures ou le réparateur d'ustensiles de cuisine (Fodouop, 1991). L'image est identique pour n'importe quelle ville d'Afrique noire. C'est peu étonnant alors qu'on estime que 60% de la population active travaille dans le secteur informel (Stren, 1995, p. 22). Le développement de l'agriculture urbaine est une autre facette du secteur informel qui montre comment l'occupation du sol évolue et ceci d'une manière positive. Confrontées à l'urbanisation rapide, aux politiques agricoles peu efficaces, aux réseaux de distribution d'aliments en état de délabrement et l'élimination des subsides, en plus des problèmes d'ordre macro-économique, les populations urbaines se sont mises à cultiver leurs propres aliments et à faire de l'élevage (Mougeot, 1993, p. 2). Dans de nombreuses villes africaines, la moindre parcelle, même en bordure de rue est exploitée. Cette description de Kinshasa est révélatrice : «Vue d'avion, la capitale du Zaïre est un immense jardin. Partout, comme le long du boulevard du 30 juin - jour de l'indépendance du pays en 1960 - d'immenses arbres poussent majestueusement. Mais la verdure ici, n'est pas seulement une coquetterie. Devant les belles résidences de l'Ambassade de France, vous verrez que le manioc et le maïs ont remplacé les bougainvilliers et vous ne trouverez pas un mètre carré, en cette fin de saison de pluies, qui ne soit soigneusement sarclé au cœur même de la ville » (Lauzon, 1995, p. 7). L'agriculture urbaine est donc devenue un phénomène de survie et, comme d'autres initiatives, a contribué à alléger la faim dans le monde. Depuis 1975 le problème de faim diminue sans cesse et il y a moins de personnes ayant faim aujourd'hui par rapport à il y a quinze ans - et ceci malgré une augmentation de plus ou moins 1.1 milliard d'êtres humains dans les pays en développement (Comité consultatif de la Conférence sur la faim et la pauvreté, 1995, p. 2). Les statistiques concernant la Côte d'Ivoire nous montrent que la croissance démographique ne mène pas nécessairement à la dépendance alimentaire : les paysans dans ce pays arrivent à dépasser leurs besoins caloriques bien que la population nationale a triplé et la population urbaine s'est multipliée par un facteur de dix depuis trente ans (Snrech, 1995, p.16). -189- L'urbanisation entre le développement et la conservation Quand Pearce et Warford disent qu'une croissance durable peut être compatible avec la protection de l'environnement si les décisions économiques intègrent le facteur environnemental, ne prennent-ils pas leurs désirs pour la réalité ? (Pearce and Warford, 1994, p.15.) D'un ton un peu plus réaliste, ils ajoutent que la dégradation de l'environnement est néfaste pour les économies des pays pauvres comme pour les pays riches et qu'elle rend le processus de développement particulièrement difficile et coûteux. L'urbanisation est au cœur de ce débat. En effet, il est souvent considéré que le processus d'urbanisation s'étend au détriment de l'environnement - surtout dans les tropiques (Pearce and Warford, 1994, p. 27-28). Les problèmes sont multiples et concernent la gestion des eaux, les transports, le logement et bien sûr le déboisement provoqué par les besoins de bois et la demande de terres pour l'agriculture périurbaine ou l'élevage. Des études géographiques ont évoqué ce problème pour Kinshasa (Mpasi, 1992) et Yaoundé (Frenay, 1987) et une étude de télédétection a montré l'effet d'auréole autour de Lubumbashi (Wilmet et al., 1992, p. 9-15). Bien que l'impact environnemental de l'urbanisation soit plutôt négatif, le processus peut être lié à la croissance économique et à la mobilité sociale - si toutefois l'infrastructure peut fournir les biens et les services nécessaires aux investisseurs. Pour le moment, néanmoins, ces critères ne sont pas remplis par les villes d'Afrique centrale. Si un jour ils l'étaient, l'urbanisation pourrait créer des emplois dans les secteurs formels et informels, les industries et les services, et améliorer la capacité des agriculteurs à bénéficier des marchés urbains. L'urbanisation pourrait aussi instaurer une meilleure productivité, la création des économies d'échelle et une compétitivité positive. En se demandant si l'urbanisation est une fatalité inévitable liée au développement ou si elle en est une garantie, Lemelin et Polèse concluent que l'urbanisation est une condition nécessaire mais insuffisante au développement économique (Lemelin et Polèse, 1995, p. 14-32). Becker et al. posent une question similaire : pourquoi les centres urbains se sont-ils développés en Afrique subsaharienne ? Sont-ils nécessaires au processus du développement économique ou leur expansion constitue-t-elle un frein ? Leurs travaux montrent que le secteur urbain est d'une importance cruciale pour les économies africaines, même si elle est parfois exagérée par les statistiques (Becker et al., 1994, p. 25). Par ailleurs ils observent que les liens étroits entre villes et villages sont d'une importance capitale pour le succès des stratégies de développement rural (Becker et al., 1994, p. 52). Cette complémentarité du développement rural et du développement urbain a déjà été soulignée à l'époque coloniale, ainsi que l'impact positif de l'urbanisation sur le développement (Denis, 1958, p. 364-370). -190- Villes du Sud et environnement L'urbanisation peut aussi avoir des implications potentiellement positives dans le domaine politique. Vers la fin de l'époque coloniale, les élites étaient des citadins. Suite à la Conférence de Brazzaville de 1944 qui a marqué le début de la décolonisation de l'Afrique francophone, on débattait en ville de l'évolution politique et de la revendication de l'indépendance. Au Congo belge, où les autorités étaient moins clairvoyantes à propos de la décolonisation que leurs homologues français, la violence urbaine s'ajoutait à la négociation : la mutinerie de février 1944 à Luluabourg et les émeutes de janvier 1959 à Léopoldville ont de fait contribué au nationalisme naissant (Young, 1968, p. 149). Aujourd'hui, les éléments de la société les plus puissants au niveau politique, tels que les membres du gouvernement ou de l'opposition, les fonctionnaires, le milieu des affaires, les journalistes (Frère, s.d.), les ouvriers qualifiés, les enseignants et les étudiants, parmi d'autres, se trouvent aussi dans les villes. La tendance positive d'accorder de plus en plus de pouvoir aux ONG, aux groupes participatifs et aux agents du secteur informel est, encore une fois, un phénomène essentiellement urbain. Les aspects apparemment positifs de l'urbanisation pour le développement et l'incidence néfaste pour l'environnement constituent un paradoxe. Les « conservateurs » luttent pour la préservation des forêts tropicales tandis que les promoteurs du développement économique œuvrent pour celui-ci et pour la création des institutions démocratiques stables. Bien que les deux objectifs ne soient pas nécessairement incompatibles, il est difficile de les harmoniser. Une remarque à propos de la consommation d'énergie est particulièrement parlante : « On doit...souligner que l'éradication de la pauvreté dans le Tiers-Monde constitue un objectif tellement important pour la communauté mondiale dans son ensemble que toute contrainte sur l'utilisation d'énergie qui ralentirait le développement en général et l'allégement de la pauvreté en particulier serait préjudiciable pour l'ordre politique et social mondial » (Pachauri, 1995, p. 226). Un exemple venant de Kinshasa nous aide à élucider cette remarque : Bricafrica (anciennement Brickin) est la seule entreprise industrielle de briques et d'autres matériaux en terre cuite de la capitale zaïroise, employant approximativement 500 personnes. À l’époque coloniale déjà, ses vingt fours étaient chauffés au mazout, tandis qu'aujourd'hui ils sont chauffés au charbon de bois - en attendant les possibilités d'électrification. Bien que cette société privée joue un rôle non négligeable dans les domaines de la production et de l'emploi, son système de chauffage est un non-sens sur le plan environnemental. La communauté internationale devrait mieux se rendre compte de ce genre de paradoxe mais jusqu'à aujourd'hui aucun programme ou aucune institution ne s'attaque au problème de rendre l'urbanisation moins destructrice au niveau environnemental en zone tropicale, tout en respectant les objectifs du développement et le bon déroulement des activités économiques appropriées. -191- L'usage de la forêt par les citadins Lorsqu'on parlait de forêt vierge auparavant, on imaginait un monde exclusivement voué aux règnes animal et végétal - un monde vierge de la présence humaine. Mais la réalité est tout autre car depuis des millénaires, des groupes humains exercent des activités de chasse, d'agriculture, de cueillette et de pêche dans ces forêts sans en compromettre l'existence. Leur style de vie est compatible avec la conservation d'un milieu qu'ils ont d'ailleurs contribué à façonner (Bahuchet et de Maret, 1994). Ce milieu, aussi bien que ce mode de vie, est extrêmement fragile et peut être facilement bouleversé, par exemple, par la modernité, l'intégration dans un système capitaliste, les projets de développement mal adaptés à la réalité locale, ou, bien sûr, l'urbanisation. La symbiose relative entre les peuples des forêts tropicales et leur milieu n'est pas comparable dans des zones urbaines où le rapport entre la densité démographique importante et les ressources disponibles est caractérisé par un stress considérable même si on sait maintenant que les systèmes s'adaptent de mieux en mieux au stress. L'activité humaine dans ce contexte, c'est-à-dire l'organisation sociale et économique non traditionnelle et non liée à l'autosuffisance, est devenue incompatible avec la maintenance de la biodiversité. Il reste donc à déterminer théoriquement où, comment et pourquoi l'activité humaine entre en conflit avec une bonne gestion des ressources forestières : quels sont les paramètres spatiaux, quelles sont les variables ? Par ailleurs, les décideurs d'Afrique centrale, qui sont eux-mêmes des citadins de facto, n'ont pas réellement assimilé la cause de la conservation. Les dirigeants kenyans et tanzaniens, par contre, voient clairement l'intérêt de la protection de la nature qui se traduit chez eux en des recettes écotouristiques importantes. Guppy a exprimé le problème sans indulgence : « la déforestation est liée aux motivations politiques des élites locales et leur manque de volonté de voir la réalité en face » (Guppy, 1984, cité par Lambin, 1994, p. 4, notre traduction). Ces décideurs ont signé des accords internationaux et des lois nationales qui protègent en principe les écosystèmes forestiers et la biodiversité, mais très peu d'actions concrètes sont menées afin de les faire respecter. Mobutu peut facilement comparer les aires protégées du Zaïre aux cathédrales mais ce n'est pas pour autant que son gouvernement octroie un budget de fonctionnement suffisant à l'Institut zaïrois pour la conservation de la nature. En Afrique centrale en général, les ONG, les organisations internationales et les agences de l'aide bilatérale sont seules à œuvrer dans cette direction. Cependant, il ne faudrait pas être trop critique à l'égard des leaders africains dans ce contexte, car il est effectivement très difficile d'harmoniser la -192- Villes du Sud et environnement conservation, qui est une vaste et longue entreprise avec les exigences politiques et économiques d'ordre local et quotidien. En effet, « il est très difficile de convaincre les gouvernements qui sont assaillis par des problèmes immédiats d'agir sur les problèmes futurs dont la gravité ne peut pas être établie d'une manière certaine » (Atkinson, 1994, p. 100, notre traduction). Dans un registre politique, on pourrait se demander pourquoi on trouve une intensité de terribles dictatures dans la forêt dense humide d'Afrique centrale. Le bois de chauffe, le charbon de bois, le bois d'œuvre ainsi que le gibier sont les exemples les plus évidents des produits forestiers consommés par les citadins et les plus néfastes pour l'équilibre de l'écosystème. Mais il y a bien d'autres produits qui se vendent sur les marchés régulièrement : les plantes médicinales, les insectes, les fruits, les dérivés des palmiers (vin, alcool, l'huile), les feuilles, les champignons, les écorces et les racines, le miel, les parties non comestibles des animaux et les reptiles, etc. etc. La consommation urbaine de ces produits peut s'expliquer par trois raisons principales qui se chevauchent. L'explication dominante, étant donné la pauvreté généralisée en Afrique, est de l'ordre socioéconomique à double face. D'un côté, il y a la demande de la part des masses urbaines pauvres qui n'ont pas d'autres possibilités de subvenir à leurs besoins vitaux. Pour eux la forêt est « une entité inanimée et profane qui peut être pillée afin de satisfaire les exigences économiques les plus élémentaires » (de Garine et al., 1993, p. 530, notre traduction). De l'autre côté, elle est une vaste zone économique à exploiter par des entrepreneurs de toute taille. La chaîne d'échanges entre « producteur » (chasseur, coupeur ou cueilleur), ceux qui traitent, travaillent ou transforment ces produits, les transporteurs (par force musculaire ou par des moyens plus modernes), les vendeurs en gros, demi-gros et au détail, et enfin le consommateur final (sans oublier le militaire, le policier ou l'officiel corrompu) est une longue pourvoyeuse de revenus. Les bénéfices peuvent être soit très élevés à l'échelle de l'économie locale, soit extrêmement faibles. Lorsque ces différents acteurs économiques ont un accès aux instruments d'une modernité relative comme les fusils, les tronçonneuses, les camions ou camionnettes, l'exploitation traditionnelle est bouleversée, provoquant une dégradation environnementale exacerbée. Dans le contexte de crise économique généralisée, les fonctionnaires, dont les modestes salaires sont payés (au mieux) avec des mois de retard, ou les anciens étudiants qui ne trouvent pas d'emplois dans le secteur formel et ne veulent pas rentrer au village, se tournent de plus en plus vers la commercialisation de gibier. C'est une activité qui peut rapporter vite, bien et sans investissement préalable (Dethier, 1995, p. 78-81). -193- La deuxième raison est d'ordre socio-politique et due à la faiblesse des systèmes étatiques. L'incapacité (ou le manque de volonté) des États de fournir les biens et les services de base a poussé les populations urbaines à adopter des stratégies de survie alternatives qui se traduisent très souvent en une dépendance des ressources forestières. Ces stratégies en général ne respectent pas les objectifs d'un développement durable et sont souvent dévastatrices. Par ailleurs, au fur et à mesure que l'État s'affaiblit, le besoin de ces produits s'intensifie. Dans le contexte socio-politique actuel, l'État n'est pas à même de s'investir dans la modernisation du secteur énergétique, l'agriculture intensive ou l'élevage, l'amélioration des réseaux routiers, etc. En même temps, la diminution de l'aide internationale influence (et est influencée par) cette situation de crise sociopolitique. Bien que le lien entre le niveau de développement et la dépendance des produits forestiers semble assez clair (la dépendance a tendance à diminuer au fur et à mesure que les sociétés se modernisent), le débat théorique n'est pas fermé. Un bon réseau routier, par exemple, peut alléger le problème de déboisement périurbain car la nourriture ou le bois peuvent être acheminés de plus en plus loin dans l'arrière pays mais ce même réseau facilite le transport du gibier braconné des zones forestières lointaines vers les marchés urbains. Une dernière explication qui ressort de cette analyse est qu'un meilleur niveau de développement peut entraîner, mais n'implique pas nécessairement, une diminution de l'attachement culturel des citadins pour la forêt et tout ce dont elle regorge. En effet, la forêt est omniprésente dans la culture de l'Afrique centrale et se manifeste d'une manière linguistique, historique, artistique, religieuse, médicale et politique (Falconer, 1990, p. 39). D'un point de vue spatial, la forêt est le lieu où le visible et l'invisible sont en harmonie, où les êtres vivants, les ancêtres et les esprits communiquent entre eux. Les citadins continuent à y retourner pour les cérémonies sacrées, l'initiation, le mariage ou les rencontres avec les guérisseurs. D'un point de vue matériel on s'y procure des substances rituelles et religieuses, une vaste pharmacopée, des mets traditionnels et les symboles d'un statut social. Cet attachement culturel, et donc le besoin de préserver la forêt, pourrait être un argument utile dans le discours de politique de conservation mais n'a pas été exploité d'une manière efficace dans les villes jusqu'ici. Inversement l'attachement culturel pour certains produits, le gibier notamment, est un élément qui rend la protection de la faune extrêmement difficile. Il serait intéressant, par ailleurs, d'approfondir une analyse du comportement des consommateurs urbains à ce propos : comment se juxtapose le déterminisme économique prédominant aux facteurs culturels ou traditionnels dans le choix entre les différentes espèces de viande de brousse et la viande dite de boucherie (voir par exemple, Ioveva-Baillon, s.d.). -194- Villes du Sud et environnement Quel avenir des citadins, quel usage de la forêt ? Dégager des solutions isolées aux problèmes de l'urbanisation, du développement ou de la protection de l'environnement est déjà un défi colossal : harmoniser des solutions encore virtuelles paraît alors insurmontable. Dès lors, les ressources forestières seront exploitées par les citadins, parfois brutalement, parfois d'une manière plus tempérée, aussi longtemps qu'ils seront pauvres, que l'infrastructure ne répondra pas à leurs besoins les plus élémentaires ou aussi longtemps que le message de la conservation ne sera pas entendu et assimilé par des chefs d'États. Beaucoup d'éléments de cette riche biodiversité d'Afrique centrale disparaîtront sans doute entre temps. L'analyse s'est donc basée essentiellement sur une interprétation qui favorise le déterminisme économique, bien que les aspects socioculturels aient aussi clairement leur place. Si les citadins ont aujourd'hui un impact négatif sur la vie des forêts qui s'éloignent de plus en plus des villes, il n'est cependant pas impossible que ces mêmes citadins puissent demain participer activement au ralentissement du processus. Pour le faire, il faudrait mieux les écouter et rester attentif à leurs problèmes et à leurs désirs. Il nous faudrait aussi une compréhension comparative, approfondie et détaillée de l'usage de la forêt par les urbains ainsi que de la perception qu'ils ont de ce milieu dont beaucoup parmi eux sont originaires. Cette meilleure compréhension pourrait contribuer à l'harmonisation des priorités socio-économiques du développement avec les objectifs d'une gestion de l'environnement localement appropriée. BIBLIOGRAPHIE AMANOR K. S., 1994, The New Frontier : Farmers' Responses to Land Degradation : A West African Study, UNRISD, Geneva. 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Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Les communautés paysannes andines de Cangahua en Équateur : une dynamique agricole aujourd’hui sous l’emprise de la ville Pierre Gasselin* À 70 km au nord-est de Quito, capitale de l’Équateur, les communautés paysannes de ouest-Cangahua exploitent plusieurs étages écologiques entre 2600 et 3950 mètres d’altitude, sur le versant oriental du couloir interandin. Située à 15 km au sud du bourg de Cayambe, dans la province du Pichincha, l’agriculture de la paroisse de Cangahua se trouve aujourd’hui sous le double feu des influences urbaines de Quito et de Cayambe. Soumis à de rudes conditions agroécologiques, les petits exploitants de cette région héritent d’un lourd passé d’asservissements continus (Bonifaz, 1972 - Ramón, 1987 et Salomon, 1980). L’explosion démographique de la capitale après le boum pétrolier des années 70 entraîne la région de Cangahua dans son aire d’influence. La pression qu’exerce la ville sur les ressources hydriques et foncières se double d’une emprise urbaine croissante sur le réservoir de la main d’œuvre agricole. En outre, les infrastructures aéroportuaires favorisent le développement de nouvelles activités agro-exportatrices. Successivement sous le joug inca puis colonial, la population de Cangahua essentiellement minifundiste est maintenant confrontée à un impossible processus d’accumulation face aux grandes exploitations agricoles capitalistes. *LEA-Orstom, BP 5045, 34032 Montpellier Cedex 01, France -198- Villes du Sud et environnement Conditions écologiques et conséquences agronomiques Le climat équatorial andin est marqué par deux saisons sèches et ses caractéristiques dépendent de l’altitude. À 3200 mètres, la moyenne des précipitations annuelles est de 740 mm, mais on observe de très fortes irrégularités interannuelles. Le régime thermique est typique des régions équatoriales : très faible amplitude thermique annuelle, forte amplitude diurne (16ºC en moyenne à 2600 mètres). Au-delà de la régularisation et de l’augmentation des rendements des cultures pluviales, l’irrigation permet l’introduction de cultures maraîchères et d’un deuxième cycle cultural estival. La variabilité altitudinale relevée lors de l’étude du climat s’observe aussi dans la distribution spatiale des sols -sableux et peu profonds entre 2600 et 3100 mètres, noirs et profonds à partir de 3600 mètres-. Par ailleurs, l’étage tempéré se distingue de l’étage froid (> 3200 mètres) par des processus d’érosion qui font affleurer des formations volcaniques indurées. Ces dernières sont impropres à toute activité agricole sans un lourd travail de récupération préalable, dispendieux en temps de travail, ou en argent dans le cas d’une réhabilitation mécanisée. Cette nette distinction écologique des étages froids et tempérés se prolonge par une différenciation socio-ethnique marquée des communautés y résidant. L’étage froid, plus difficile d’accès, est occupé par des populations indiennes au parler Quichua, tandis que l’étage tempéré abrite une société métisse. L’histoire contribue, autant que les paramètres géographiques, à la compréhension de ces clivages et des situations socio-économiques actuelles. De l’hacienda coloniale aux communautés paysannes actuelles L’histoire agraire des Andes équatoriennes est marquée par cinq grandes ruptures : - l’invasion Inca qui signe le passage d’un simple système de redistribution au sein des communautés à un appareil centralisé d’organisation de la production, - la colonisation espagnole avec l’introduction de nouveaux outils (l’araire), l’importation de nouvelles espèces végétales et animales et la structuration de l’appareil de production, pour les besoins de la Couronne d’Espagne, en très grandes propriétés (les haciendas) organisées sur une main d’œuvre indienne asservie qui reçoit l’usufruit d’une parcelle de terre et qui paie pour son usage en argent, produits, travail ou services, - l’Indépendance du pays (1822) qui s’ouvre alors aux marchés internationaux, hors de la mouvance coloniale, -199- - les deux Lois de réformes agraires (1964 et 1973) très partiellement appliquées, dont les grands objectifs furent la redistribution plus ou moins forte des terres des grands propriétaires aux minifundistes ainsi que la modernisation des structures agraires, - et enfin, les mutations socio-économiques qui s’opèrent dans l’Équateur contemporain sous l’effet conjugué de l’accroissement de la population, de la mondialisation des échanges, des réformes de structures et d’un afflux des nouveaux capitaux tirés du pétrole. Crises du système agraire d’hacienda Il faut remonter à la colonisation espagnole du XVIe siècle pour voir la Couronne d’Espagne distribuer les terres à des colons qui forment des haciendas et s’approprient la main d’œuvre indienne par des mécanismes d’endettement. Celle-ci est structurée autour d’une organisation sociale pyramidale garantissant son contrôle économique et social. Elle est dirigée par une équipe salariée, hiérarchisée et ethniquement stratifiée, au service d’un propriétaire souvent absentéiste. Les réductions de main d’œuvre, les changements de productions, les conflits familiaux, les réductions de surfaces et l’endettement sont autant d’indicateurs des difficultés rencontrées par les haciendas de ouest-Cangahua au début du XXe siècle. La spécialisation dans l’élevage laitier a mis ces haciendas en concurrence avec celles de la vallée, qui bénéficient d’avantages comparatifs notables : le climat plus doux favorise la pousse de l’herbe et permet l’introduction de races laitières améliorées (Holstein). La décadence des grandes haciendas a donc provoqué une dynamique spontanée de redistribution partielle des terres, antérieure aux réformes agraires de 1964 et 1973. Pour les haciendas, les moyens de rémunération ne sont plus l’usufruit mais le salaire. L’explosion démographique et urbaine D’une ampleur inattendue, le boum pétrolier de 1973 donne à l’État Équatorien les moyens et l’autonomie de contrôler et stimuler ses efforts de réorganisation, notamment par la réforme agraire de 1973. Mais une autre conséquence de cette manne financière fut l’explosion urbaine de la capitale. Même si le décollage de la population de Quito est antérieur aux années 70 (Godard, 1987), c’est à cette époque que la ville franchit le cap des 500.000 habitants pour en compter près de 900.000 en 1982, avant d’être consacrée ville-millionnaire par le recensement de 1990 avec plus de 1,1 million d’habitants (INEC, 1991). Le transport ferroviaire, l’amélioration des conditions de transport routier, la recrudescence d’embauches dans le secteur public -200- Villes du Sud et environnement et le développement du secteur de la construction placent alors la région de Cangahua dans l’aire d’influence de la capitale administrative. La population équatorienne est multipliée par 10 entre 1886 et 1990, date à laquelle elle approche les 10 millions d’habitants. Augmentation globale de la population qui doit être nuancée : le poids relatif de la population rurale de la Sierra, région andine de l’Équateur, diminue fortement (Figure 1). Figure 1. Composition de la population de la province du Pichincha % population 100% 80% Pop. urbaine 60% 40% Pop. rurale 20% 0% 1960 1962 1974 1982 1990 Source : INEC, 1992 Elle représente 33,8 % de la population totale en 1950 et 24,7 % en 1974. Si la tendance se poursuit, elle ne représentera plus que 10 % de la population totale en l’an 2000 (BERNARD, 1982). Néanmoins, cette diminution relative doit être nuancée par une augmentation absolue de la population aussi bien urbaine que rurale (Figure 2). Figure 2. Évolution des populations urbaines et rurales de la province du Pichincha Habitants 1 800 000 1 600 000 1 400 000 Pop rurale 1 200 000 Pop urbaine 1 000 000 800 000 600 000 400 000 200 000 0 1960 1962 1974 Source : INEC, 1992. -201- 1982 1990 L’explosion démographique de l’Équateur ne peut donc être considérée comme homogène sur l’ensemble du territoire. Elle est moins accentuée dans les zones rurales de la Sierra que dans les centres urbains du pays. L’accroissement démographique est cependant un des principaux facteurs de l’augmentation globale des surfaces cultivées (+15% dans l’étage tempéré de la zone d’étude entre 1956 et 1993) et de la diminution des surfaces par exploitation. Le système agraire actuel Les exploitations capitalistes Haciendas, plantations de fleurs et exploitations minifundistes sont les trois grands systèmes de production identifiés dans la partie occidentale de la paroisse de Cangahua. Sans détailler les caractéristiques des exploitations capitalistes avec salariés que sont les haciendas et les plantations de fleurs, il nous faut remarquer l’opposition des logiques économiques qui gouvernent ces deux systèmes. Opposition qui rejoint des trajectoires fort différentes puisque l’hacienda est un système hérité de l’appareil colonial tandis que la floriculture se développe depuis les années 80 à la faveur d’un marché international encore « florissant ». À l'opposé des systèmes minifundistes où l’autosubsistance est le principal objectif des chefs d’exploitation, les deux autres systèmes visent à rentabiliser au mieux le capital investi. Le propriétaire cherche à maximiser son taux de profit. Que les rapports de prix ou les productivités du travail deviennent structurellement plus favorables dans d’autres secteurs d’activités (construction, commerce, spéculation foncière...) et les exploitants capitalistes y déplaceront leurs capitaux. L’hacienda est un système d’élevage bovin extensif faisant appel à peu de main d’œuvre et ne nécessitant que de faibles investissements par hectare. Les propriétaires sont souvent absentéistes et conservent simultanément d’autres activités, essentiellement urbaines. À l’inverse, les plantations de fleurs, principalement destinées à l’exportation vers les Etats-Unis, nécessitent de très gros investissements (1.250.000 FF/ha : préparation du terrain très minutieuse, serres, éclairage nocturne, chambre froide). L’exploitant doit ensuite acheter une force de travail salariée très nombreuse et employer des intrants coûteux (semences, fertilisations chimiques et produits phytosanitaires). Ces deux systèmes répondent à une logique capitaliste, l’un de manière « extensive » (en travail et en investissement), l’autre par des méthodes « intensives ». -202- Villes du Sud et environnement La question foncière Trop loin de Quito (70 km) pour que la spéculation foncière ait pu jouer son rôle de désagrégation du cadastre agricole, la région est aujourd’hui soumise à une nouvelle forme de pression foncière. Les plantations de fleurs se sont toujours établies à proximité du bourg de Cayambe afin de bénéficier des moindres coûts de transports de la main d’œuvre qu’elles prennent en charge. Un décret municipal interdit maintenant toute nouvelle installation de plantation dans la périphérie de Cayambe afin de lutter contre les pollutions odorantes et sanitaires liées à la grande consommation de pesticides inhérente à cette activité. Le dynamisme toujours soutenu du marché des fleurs d’exportation permet de penser que le canton de Cayambe n’a pas fini d’accueillir de nouvelles entreprises à la recherche des avantages comparatifs de la région (proximité de Quito et de son aéroport, conditions écologiques favorables, faible coût de la terre et de la main d’œuvre, perspective de main mise sur des droits d’eau d’anciens réseaux d’irrigation). Ces nouveaux entrepreneurs n’auront alors d’autres alternatives que de placer leurs serres dans l’étage tempéré de la périphérie lointaine de Cayambe, induisant ainsi une plus-value foncière entretenue par le blocage foncier des haciendas. Nombre d’exploitations Figure 3 : Distribution des exploitations minifundistes par classe de Superficie Agricole Utile (SAU) par personne dans la région de ouest-Cangahua Classes de SAU (en ha/personne) En effet, les surfaces cultivées par personne sont très faibles dans les systèmes de production minifundistes (Figure 3). Malgré une faible densité de population (environ 38 hab./km2) pour l’ensemble de la zone -203- étudiée, il est possible de calculer une « densité de population minifundiste apparente » de 510 hab./km2 (Population minifundiste totale / Somme des SAU des systèmes de production minifundistes). Ces chiffres donnent la mesure du caractère très partiel de la redistribution des terres d’hacienda aux paysans minifundistes et du risque de pression foncière que représente la prochaine installation des plantations de fleurs. Les systèmes de production minifundistes L’essentiel de la population de cette région pratique une agriculture d’autosubistance où le système de production minifundiste dominant est la polyculture associée à un petit élevage (384 exploitations couvrant 445 ha de SAU). La surface agricole utile (SAU) est en moyenne de 1,16 hectare, mais plus des deux tiers des exploitations familiales ont moins de 1 hectare tandis que moins de 2% des exploitations ont plus de 5 hectares (Figure 4). Nombre d’exploitations Figure 4. Distribution des exploitations minifundistes par classes de SAU dans la région de ouest-Cangahua Classes de SAU Au-delà de la répartition très inégale du facteur de production terre entre les exploitations minifundistes et les haciendas qui possèdent des centaines d’hectares, on remarque une distribution inégale des terres au sein des petites exploitations minifundistes. Le capital d’exploitation est toujours très réduit. Près de 40% des exploitants ne travaillent la terre que manuellement à la houe, et seules 13% des unités de production possèdent une paire de bovins permettant la -204- Villes du Sud et environnement traction animale de l’araire. Aucune exploitation ne détient de tracteur. Ils sont loués aux haciendas. Donc, hormis quelques exploitations pratiquant la culture attelée légère et possédant un araire ou une charrue très légère sans avant train, un joug et une paire de bovin, l’outillage est très réduit et toujours manuel. Différenciation des systèmes de production minifundistes Il apparaît clairement que le système de production minifundiste ainsi défini n’est pas unique mais recouvre plusieurs sous-type. Après une opposition agro-écologique puis socio-ethnique des étages froids et tempérés, le diagnostic des systèmes de production minifundiste révèle une opposition agro-économique de ces deux étages. La culture attelée légère, la tendance aux « grandes » superficies (> 1 ha), les « gros » troupeaux ovins-caprins (20-50 têtes) et la rotation « pomme de terre - fève - orge » sont le propre des exploitations de l’étage froid. En revanche, l’étage tempéré abrite essentiellement des exploitations de plus petites tailles (< 1 ha) pratiquant la culture manuelle. Les productions végétales y sont essentiellement du blé ou des associations de maïs et de légumineuses comme le haricot ou le petit pois. Outre ces productions qui sont en volume les plus importantes, de nombreuses autres espèces cultivées permettent une diversification de l’alimentation, une gestion des risques climatiques et une optimisation de l’utilisation des terres. Les productions animales sont pour l’essentiel de petites basses cours (cochon d’Inde, volailles, lapin), associées à de petits troupeaux ovins-caprins (entre 1 et 20 têtes). L’étude des trajectoires montre que l’importance des cheptels ovins/caprins, les superficies possédées, les équipements et le mode du travail du sol des systèmes de production actuels sont le reflet des héritages de la différenciation socio-économique qui prévalait dans le système agraire d’hacienda. Mais sous des systèmes de production différents se cache une unité de fonctionnement. Presque toutes les productions agricoles, aussi bien animales que végétales, sont vivrières et autoconsommées. Quelques ventes ont lieu entre voisins. Cependant, comme à l’époque précolombienne, il s’agit plus fréquemment d’échanges de productions, de trocs, permettant notamment une diversification de l’alimentation. La région de ouest-Cangahua ne génère aucune production agricole commercialisée en ville. Les comptabilités de l’exploitation et de la famille sont toujours communes. L’emploi des engrais chimiques et des produits phytosanitaires reste très réduit. Les formes de renouvellement de la fertilité sont le transfert des animaux depuis les pâturages vers les terres de cultures. La force de travail est la marchandise la plus communément vendue. -205- Les petites surfaces cultivées, l’outillage rudimentaire, la mauvaise qualité des sols et l’érosion galopante sont des facteurs limitant la production agricole des exploitations minifundistes. Mais il semble que l’absence d’eau d’irrigation est un autre facteur essentiel expliquant les faibles productivités obtenues dans cette région où les précipitations sont irrégulières et absentes pendant près de 4 mois. Où la ville s’empare de l’eau Toutes les communautés disposent des infrastructures (réservoirs et canaux) nécessaires à la distribution de l’eau d’irrigation par gravité et sont reliées au même canal principal situé à 3600-3500 mètres d’altitude : le canal de la Guanguilquí. Long de 43 km, ce canal fut construit par l’hacienda du même nom à la fin du XIXe siècle. L’hacienda Guanguilquí, dans l’impossibilité d’entretenir seule le canal, céda une fraction de son débit à l’hacienda Guachalá en échange d’une partie de l’entretien, mais cet accord n’a pas résisté à l’ampleur des travaux de maintenance. Dans les années 60, l’hacienda Guanguilquí, en crise, est conduite à abandonner son canal, dont les 70% sont endommagés. La plupart des haciendas ayant disparu, les communautés commencent à le réhabiliter dans les années 70. En 1973, les communautés situées en amont initient des démarches d’appropriation des eaux d’irrigation. Après un procès de 17 ans, l’Agence de Quito de l’INERHI, l’office national qui gérait la ressource en eau avant la « privatisation de l’eau » (RUF, 1994), attribue 80% du débit de ce canal aux six haciendas qui font valoir leurs anciens droits d’eau. Comme il fallait s’y attendre, la sentence généra de nombreux affrontements entre le groupe des haciendas et celui des 16 communautés de la partie adverse. En acquérant de nouvelles terres, les paysans minifundistes augmentèrent leurs nécessités en eau d’irrigation et la pression sur cette ressource. Après de nombreuses tentatives de conciliation (14 procès) et en éclaircissant les différents intérêts en jeu par l’appui institutionnel et le diagnostic d’organisations professionnelles1, la décision est inversée en 1988 avec 92% du débit total (220 l/s) attribués à 29 communautés par le Conseil Consultatif des Eaux. Les communautés de ouest-Cangahua, situées à la fin du parcours du canal, sont tributaires des travaux réalisés plus en amont et ne disposaient toujours pas d’eau à la fin de l’année 1995. Pourtant, depuis 1988, de nombreuses étapes ont été franchies dans la réhabilitation de cet ancien réseau d’irrigation : schéma de répartition intercommunal consensuel, début des travaux de réhabilitation du canal principal, formation d’une « assemblée de l’eau » mensuelle réunissant 1Le Centre Andin d’Action Populaire (CAAP) de 1983 à 1989 et depuis 1990, L’Institut d’Écologie et de Développement de Cayambe (IEDECA). -206- Villes du Sud et environnement les représentants des communautés et des haciendas, construction d’ouvrages de répartition et de stockage, définition des systèmes communaux d’irrigation (responsables, fonctionnement des réservoirs, calendriers, tours d’eau...), formation à la conduite des cultures irriguées et à l’entretien des infrastructures... Mais le débit du canal de la Guanguilquí reste insuffisant pour les 2500 familles concernées. Parmi d’autres projets de ponctions sur des cours d’eau voisins, le captage de la rivière Oyacachi devait permettre une très forte augmentation du débit total. En partie financé par la Banque Mondiale, ce projet a donné lieu à de nouveaux conflits. C’est la ville de Quito, prioritaire dans son exigence d’eau potable, qui s’est octroyée le bénéfice d’une nouvelle prise d’eau pour un usage domestique. La situation géographique et l’histoire des communautés et haciendas conditionnent les débits attribués lors de procès où les rapports de force sont déterminants. La croissance de Quito introduit aujourd’hui une nouvelle donne dans l’échiquier des forces candidates à une appropriation des ressources hydriques. Ouest-Cangahua présente donc une agriculture très contrastée sans aucune transition entre l’hacienda, les plantations de fleurs et les petites exploitations familiales dont l’existence est souvent récente. L’homogénéité historique, structurelle et fonctionnelle des systèmes de production minifundistes se traduit par une cohérence de leurs résultats économiques. Une migration pendulaire nécessaire pour les petits exploitants La première constatation qui s’impose est la faiblesse des productivités du travail, et donc des revenus agricoles. Toutes les exploitations minifundistes présentent des revenus agricoles en dessous du seuil de survie placé à 1.290.000 sucres (la monnaie équatorienne) annuels par travailleur (2715 FF en mars 1995 qui représentent les dépenses vestimentaires et d’alimentation les plus strictes qui soient). Il serait presque redondant de préciser que toutes les exploitations ont un revenu agricole inférieur au seuil de reproduction économique établi à près de 4 millions de sucres (8370 FF en mars 1995 qui représentent le coût d’opportunité du travail). Aucun des systèmes de production minifundistes ne parvient donc à dégager une quelconque capacité d’investissement. La seconde observation essentielle est que ces systèmes de production ne sont jamais déficitaires. Tous les exploitants dégagent un revenu positif de leurs activités agricoles. Les faibles consommations intermédiaires et l’équipement réduit permettent de limiter les risques financiers et d’assurer au chef d’exploitation la garantie d’un revenu, aussi faible soit-il. -207- De fait, 91,9% des exploitations minifundistes (total : 384) ont au moins un de leur membre travaillant également hors de l’unité de production agricole. Cette double activité se traduit systématiquement par une migration pendulaire des personnes impliquées dans des activités extra-agricoles non qualifiées, qu’il s’agisse d’un emploi urbain dans le secteur de la construction ou d’une embauche dans des exploitations agricoles capitalistes produisant des fleurs d’exportation. Deux secteurs d’emploi accaparent toute la main d’œuvre issue de ces communautés, ce qui suggère l’existence de véritables filières. La sécurité des emplois reste toujours très précaire. Le déplacement du double-actif est quotidien lors d’un emploi dans les plantations souvent proches de Cayambe, hebdomadaire dans la construction à Quito. Cette migration pendulaire se fait essentiellement vers les deux centres urbains proches des communautés, à savoir Cayambe (15 km) et Quito (70 km). Plus de la moitié (56,6%) de la population mobile des communautés travaille à Quito. La double activité apparaît plus marquée dans les communautés métisses que chez les Indiens. Une des explications à ce phénomène pourrait être l’enclavement géographique plus fort des communautés indiennes que des communautés métisses. De plus, la qualité des sols et le niveau de capitalisation, supérieurs dans les communautés indigènes, autorise des revenus agricoles plus importants. Et l’on n’oubliera pas les aspects historiques et culturels qui rendent difficile l’intégration des Indiens dans la population urbaine. Interdépendances des activités agricoles et urbaines Les résultats de l’étude économique montrent que les revenus agricoles représentent, selon les systèmes de production minifundistes, de moins de 1% à seulement 25% des revenus totaux (hypothèse d’un seul double-actif dans l’exploitation alors qu’ils sont souvent plus nombreux). C’est dire l’importance des revenus extérieurs dans le budget familial. Ces constats permettent de mieux comprendre l’importance de la double activité dans la zone étudiée : elle est une véritable nécessité pour ces agriculteurs dont les exploitations ne dégagent pas même un revenu de subsistance. Des emprunts agricoles déguisés Les revenus extérieurs participent également au fonctionnement de l’exploitation. De toutes les productions agricoles, la pomme de terre permet d’obtenir la plus haute productivité du travail. C’est aussi une des plus risquées. Le coût des consommations intermédiaires (essentiellement d’engrais et de pesticides) nécessaires à sa production est -208- Villes du Sud et environnement toujours supérieur au revenu agricole. En l’absence d’endettement, cette situation implique la participation des revenus extérieurs dans la trésorerie de l’exploitation. Les activités extra-agricoles contribuent au fonctionnement de l’exploitation minifundiste en permettant d’éviter le coût d’un emprunt, par l’intermédiaire d’une trésorerie « artificiellement » gonflée autorisant des cultures à forts intrants. Au flux des migrants se superpose donc un flux monétaire. Mais il est clair que ces revenus extérieurs contribuent aussi à la capitalisation (achats de terres, de matériels ou d’animaux). Gestion du travail et des activités La mobilité spatiale et professionnelle s’est développée sans supprimer le tissu d’activité agricole grâce à une gestion du travail communautaire sous forme d’entraide qui autorise une absence du chef de famille pendant tous les jours ouvrables de la semaine. Les travaux agricoles les plus exigeants en main d’œuvre sont la préparation du sol et les récoltes. Les agriculteurs ont résolu le problème des pointes de travail en pratiquant l’entraide. Elle a une grande importance économique pour les exploitations où le rapport surface/travailleurs est le plus grand et où la main d’œuvre familiale peut être insuffisante à la réalisation des pointes de travail. Le premier avantage de cette pratique réside dans la possibilité de ne pas avoir à payer de journaliers, et donc d’éviter une sortie de trésorerie. Ensuite, le coût de cette entraide est moindre que celui d’une main d’œuvre salariée puisque le travail est prêté sans intérêt. Enfin, cette pratique permet aux doubles-actifs de concentrer leurs activités agricoles durant les week-ends et ainsi finir une tâche urgente en peu de temps. De nouveaux rapports salariaux L’introduction du rapport salarial apparaît comme la prolongation du travail servile des paysans autrefois attachés à l’hacienda. Il est aujourd’hui le double moteur d’une reproduction temporaire de l’exploitation minifundiste et de sa soumission aux contextes économiques régionaux, nationaux et internationaux. Situation qui conduit au paradoxe d’un système de production vivrier où les productivités du travail insuffisantes à sa seule survie n’empêchent pas son maintien dans l’économie équatorienne. Par son activité agricole, le double actif assure une partie de sa subsistance, ce qui lui permet d’accepter un salaire inférieur au coût réel d’entretien et de reproduction de sa force de travail, maintenant ainsi une pression à la baisse sur le niveau des salaires. De plus, il -209- représente une main d’œuvre librement achetée et congédiée suivant les fluctuations du marché. Ainsi, tout entrepreneur capitaliste équatorien trouve en ces doubles-actifs un moyen d’augmenter ses taux de profit. Par ailleurs, la proximité de Quito permet un accès facile à un niveau de rémunération du travail plus élevé que celui en vigueur dans la région de Cayambe. La migration pendulaire a donc des effets contraires dans la mesure où elle tend à faire baisser le niveau des salaires urbains tout en entraînant une hausse de prix de la journée de travail dans les haciendas de la région. Les forts taux de profits des plantations de fleurs voisines des haciendas contribuent également à maintenir une pression à la hausse sur les salaires payés par les haciendas. Après s’être opposées à toute rémunération monétaire, les haciendas résistent à sa hausse sous peine de disparition faute d’une productivité du travail suffisante. Image sociale et effets sociaux de la double activité Les exploitants ne considèrent pas la double activité comme dégradante, mais bien comme une nécessité acceptée d’un revenu extérieur et la notion de « vrai agriculteur » n’est pas débattue. Les très rares exceptions d’exploitants n’ayant pas d’activités extérieures ne sont pas suffisamment nombreuses pour créer des mouvements d’orgueil ou une dynamique de fierté dans la population rurale (d’autant que ces derniers sont souvent économiquement dépendants de liens familiaux). Cependant, cette représentation du statut d’ouvrier-agriculteur, de maçon-agriculteur ou encore d’agriculteurmécanicien n’est pas sans nuance suivant la durée consacrée à l’une des deux activités. Ainsi, certains ne perçoivent leur exploitation que comme un jardin potager cultivé sans passion aucune, tandis que d’autres s’évertuent à investir temps et argent dans leur système de production afin de réduire la part de leurs activités extérieures. Ces deux tendances sont symptomatiques des deux dynamiques antagonistes de soumission et de résistance au processus de prolétarisation de la paysannerie andine. L’intégration de l’économie paysanne au marché du travail urbain provoque une modification de la division du travail agricole. Femmes et enfants sont aujourd’hui les principaux acteurs de la production. Même si le chef de famille conserve son statut de responsable de l’unité de production par les décisions qu’il reste seul à prendre, son épouse devient la conseillère indispensable et l’unique détentrice des pratiques agricoles. Un autre effet de la migration pendulaire est l’importation de traits culturels du milieu urbain dans les communautés rurales, qu’il s’agisse de la télévision, des jeans ou de -210- Villes du Sud et environnement l’acquisition de l’espagnol dans les communautés indiennes. Enfin, les nouveaux métiers de ces petits paysans sont à l’origine d’une différenciation sociale où la pérennité de l’emploi, son salaire, sa qualification et sa localisation dictent une nouvelle hiérarchie sociale. Après l’inégale répartition de la terre et des moyens de production, celle des salaires et des épargnes qu’ils impliquent conditionnent un enrichissement relatif définissant de nouveaux groupes sociaux. Conclusion Le terme d’exode rural, insuffisant et impropre à caractériser la complexité de la situation de ouest-Cangahua, évoque néanmoins de nombreux attributs du fort courant migratoire drainé par Quito. Cette migration de la campagne vers la ville ne présente pas (encore ?) les caractères définitifs de l’exode, toujours associé au dépeuplement absolu de la zone rurale. Néanmoins, de nombreux déterminants lui sont communs : croissance démographique et surpeuplement relatif, paupérisation paysanne induite par une structure foncière fortement inégalitaire, absence de système de production suffisamment productif à la mise en valeur d’une « zone défavorisée ». La migration pendulaire observée est un véritable exutoire aux trop fortes contraintes écologiques, historiques, économiques et sociales de la région de ouestCangahua. Quito apparaît ainsi comme le refuge d’une population rurale active rejetée par sa campagne : sans la ville, c’est bien à des migrations définitives auxquelles on assisterait. Mais au-delà de causes proprement rurales, la ville tient aussi sa part de responsabilités dans la désarticulation des activités agricoles. En effet, Quito, conquérante sur le plan démographique et au niveau de son espace rural périphérique, commence à laisser son empreinte sur une lointaine ceinture rurale. La ville est ici doublement concurrente des moyens de production agricole, qu’il s’agisse de la force de travail ou de l’eau. Elle a également des effets induits sur la terre, son rejet d’activités polluantes initiant une pression foncière. Le moteur économique de la migration pendulaire est très certainement décisif. Pour dominant qu’il soit, il ne faudrait pourtant pas oublier d’autres facteurs socioculturels. On pourra citer la recherche d’une promotion sociale, et pas seulement par l’argent, la volonté d’intégration à la société métisse urbaine et l’attraction des agréments du milieu urbain et de ses infrastructures. L’existence de véritables filières induit une dynamique de migration, la population mobile reconstituant une nouvelle communauté sur le lieu des activités extraagricoles communes. La ville n’est pas le premier objet de cette étude. Cependant, on devinera à quelles difficultés conduisent l’afflux temporaire des -211- migrants dans l’agglomération. La double résidence et l’urbanisation sauvage qu’elle implique sont des casse-tête de gestion des logements, des équipements urbains et des transports. De plus, l’épargne, finalité de l’activité urbaine, introduit certainement un déséquilibre économique local. Ce transfert de richesses est le dernier élément de stabilisation des communautés de ouest-Cangahua. Sans être représentative de toute la ceinture périurbaine de Quito, cette agriculture ne donne aucun signe d’émergence d’un système de production suffisamment productif pour être reproductible. L’arrivée de l’eau d’irrigation sur les parcelles cultivées constitue une des mesures permettant d’espérer une augmentation des revenus agricoles. Néanmoins, les gains de productivité du travail permis par l’irrigation ne seront certainement pas suffisants à l’obtention de revenus agricoles supérieurs au seuil de reproduction, si les surfaces cultivées ne sont pas plus grandes. La récupération des surfaces érodées et indurées constituerait une alternative au blocage foncier des haciendas. Mais cet effort de récupération des sols indurés n’aura de sens que lorsque des mesures efficaces de lutte contre l’érosion auront été prises. L’agriculture fait souvent figure d’activité dominée. Dans les pays occidentaux de la vieille Europe du XIXe siècle, l’épargne des ruraux a servi à financer l’industrie, les chemins de fer et les constructions urbaines. Ici encore, la ville, que certains qualifieraient de parasitaire et dominatrice, bénéficie des trop fortes contraintes qui pèsent sur l’activité agricole d’une région mal lotie, tout en pérennisant une agriculture inégalitaire. BIBLIOGRAPHIE BERNARD A. (sous la direction de), 1982. Diagnostic socio-économique du milieu rural équatorien : Volume de synthèse. ORSTOM - MAG - PRONAREG, Quito, 275p BONIFAZ E., 1970. Origen y evolución de una hacienda histórica : « Guachalá ». 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Geografía Básica del Ecuador, tome V, volume 1, CEDIG, Quito, pp15-37 -213- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Indiens dans la ville, les Nahuas artisans d’Acapulco (Mexique) Marina Goloubinoff* Fondé par les Espagnols au XVIe siècle, le port d’Acapulco a joué à l’époque coloniale un rôle capital dans l’économie du Mexique qui s’appelait alors la Nouvelle Espagne (Dehouve, 1994). C’est de cette baie que partait le célèbre galion de Manille à destination des Philippines (Valdés Lakowsky, 1992). Le port accueillait également les bateaux qui assuraient le trafic avec les colonies espagnoles d’Amérique du Sud. L’importance économique et commerciale d’Acapulco diminua progressivement à la fin du XVIIIe siècle mais son activité, bien que moins intense, ne s’arrêta pas. Aujourd’hui, notamment grâce au tourisme qui s’est développé depuis les années cinquante, la ville connaît un nouvel essor. Avec une population de plus de 600.000 habitants, elle concentre près du quart de la population du Guerrero et se développe à un taux de croissance annuel de 5%, qui est essentiellement dû à une migration intérieure. En effet, l’État du Guerrero est un des plus pauvres du pays (carte 1). Forcés par la nécessité, beaucoup d’hommes et de femmes sont venus à Acapulco des zones voisines, à la recherche d’un travail dans l’industrie, le bâtiment, l’hôtellerie ou la restauration. La population de la ville est donc constituée d’Acapulqueños de « souche » (établis depuis plusieurs générations) et d’une majorité de migrants, provenant d’autres États du Mexique et surtout, de différentes régions du Guerrero. Parmi ces derniers figurent les Nahuas du Haut Balsas (carte 1). Certes, ils ne sont pas très nombreux (tout au plus quelques centaines d’individus). Un observateur attentif * GDR 1201, Musée de l’Homme, place du Trocadéro, 75016 Paris, France -214- Villes du Sud et environnement Carte 1 : Localisation de la région du Haut Balsas dans l’État de Guerrero Océan Atlantique Océan Pacifique Guerrero District Fédéral (Mexico) Michocáo État de Mexico Morelos Iguala Océan Pacifique Chilpancingo Puebla Oaxaca Acapulco les remarque cependant aisément car c’est avec un art consommé du négoce qu’ils proposent aux touristes leurs objets multicolores : peintures sur papier d’écorce, poissons en bois, céramique peinte, masques...etc. Les Nahuas artisans sont présents dans tous les endroits « stratégiques » de la ville (centre ville, marché d’artisanat, plages, débarcadère des bateaux de croisière...) et sont d’autant plus identifiables que beaucoup de femmes portent encore le mandil (tablier de toile vichy à volants) de leur région d’origine. Ces Indiens qui font maintenant partie du paysage de la ville sont dans l’ensemble bien -215- intégrés. Mais les premiers artisans qui quittèrent il y a trente ans, leurs villages pour venir vendre leur production, durent faire preuve de courage et de ténacité. L’artisanat dans le Balsas et le début de sa commercialisation La plupart des Nahuas artisans qui vivent actuellement à Acapulco sont originaires de la région du haut Balsas qui se situe à mi-chemin entre Mexico et Acapulco, soit à environ 200 kms des deux villes. Cette zone est surtout habitée par des Indiens nahuas qui s’y sont installés dès le XIIe siècle. Les Nahuas vivent traditionnellement de la culture du maïs (Zea mays), de la courge (Cucurbita spp), du haricot (phaseoleus spp) et d’autres plantes associées. Comme l’irrigation n’est pratiquée que marginalement, en bordure des fleuves, l’essentiel de la production agricole provient de cultures pluviales. Or les précipitations étant relativement faibles (700 mm de moyenne annuelle) et irrégulières, les récoltes ne suffisent pas à combler les besoins d’une population qui a toujours dû se livrer à des activités complémentaires comme le travail saisonnier dans des exploitations agricoles, l’artisanat ou le commerce (Good, 1988, Toumi, 1983). Grâce à cette diversification, les Nahuas parvenaient à vivre assez modestement. Mais il y a quarante ans, est apparu l’artisanat du papel amate qui allait changer la vie dans la région. Il s’agit de peintures ayant pour thème des oiseaux (pájaros) ou des scènes de la vie quotidienne (historias) réalisées sur papier d’écorce de Ficus ou amate. Le support (écorce battue) est fabriqué dans la Huasteca1 mais ce sont les Nahuas du Balsas qui pratiquent l’art de la peinture sur amate2. Le nouvel artisanat commença dans le village d’Ameyaltepec puis se répandit rapidement dans les communautés voisines (San Juan Tetelcingo, Xalitla, San Agustín Oapan, Maxela et d’autres). Ce travail contribua largement au développement économique des villages et à l’amélioration des conditions de vie. Ressource complémentaire à l’agriculture, il devint même l’activité principale de nombreux foyers. Avec l’amate s’offrait une opportunité à tous ceux qui ne pouvaient vivre de la terre (ou en vivaient mal) et qui autrement, n’auraient eu d’autre choix que d’émigrer3. Si l’amate fit réaliser un véritable boom économique dans les villages c’est bien sûr en raison de son originalité mais aussi parce que, 1Le principal producteur de papier d’écorce est le village otomi de San Pablito qui se trouve dans la Huasteca, région qui borde le Golfe du Mexique. Les fabriquants de feuilles d’amate vivent donc à plus de 400 kms des artisans qui les peignent ! 2Sur le début de cet artisanat original, voir Good (1988), Goloubinoff (1986,1994), Hémond (1991), Museo Nacional de Culturas Populares (1982), cités en bibliographie. 3Le développement de l’artisanat dans la région n’a pas réussi à empêcher totalement l’exode rural et la migration vers les États-Unis. Il est néanmoins certain que le taux de migration est plus faible dans les villages artisans que dans ceux qui ne pratiquent pas cette activité -216- Villes du Sud et environnement contrairement à ce qui se passe habituellement au Mexique, les artisans ont pris en main la commercialisation de leur travail. En effet, certains n’ont pas hésité à sortir de leur village pour aller à la rencontre de la clientèle dans les marchés, les places publiques, les bureaux, les ambassades. Partout où se trouvaient des touristes et des amateurs d’art. Ainsi, les Nahuas ont-ils évité en grande partie le système classique des intermédiaires qui généralement s’enrichissent au détriment des artisans (Goloubinoff, 1993). Une telle démarche a demandé beaucoup d’audace et d’esprit d’entreprise de la part des Indiens qui, à l’époque, ne maîtrisaient pas bien l’espagnol et n’étaient pas habitués à la ville. Ils devaient faire face au dédain des citadins et à des dangers divers (vols, tracasseries administratives, mauvais traitements de la part de la police). Maintenant, les Nahuas savent évoluer dans le milieu urbain. Ils sillonnent tout le pays du Nord au Sud et ont établi de réseaux commerciaux entre le Balsas et les principaux centres touristiques du Mexique. Cette aventure commerciale débuta néanmoins par la « conquête » de trois villes : Mexico, Cuernavaca (dans l’État du Morelos) et Acapulco. Installation des artisans du Balsas à Acapulco Comme Acapulco, haut lieu du tourisme, ne se trouvait qu’à quelques heures de bus du Balsas, il est normal que les artisans nahuas aient cherché très tôt à y déployer leurs activités. Leur installation en ville fut cependant progressive. Les Indiens venaient d’abord pour de courts séjours par petits groupes de quelques individus. Il s’agissait généralement de jeunes gens ou d’hommes plus âgés (ayant souvent des liens de parenté entre eux) qui avaient décidé de faire le voyage ensemble pour partager les frais et s’entraider. Les femmes et les enfants restaient habituellement au village, à de rares exceptions près. Les artisans logeaient à plusieurs dans des chambres d’hôtel bon marché ou louaient à la semaine ou au mois des pièces chez l’habitant. Lors que le stock de marchandise qu’ils avaient apporté était épuisée4, ils revenaient chez eux, le temps de réunir assez d’artisanat pour entreprendre une nouvelle expédition. Bientôt, les voyages se firent plus fréquents car les œuvres proposées remportaient du succès auprès des touristes. Par ailleurs, les artisans avaient remarqué qu’ils pouvaient trouver des clients en toute saison5. Beaucoup firent donc venir leurs familles et décidèrent de s’installer de manière plus durable en ville. 4Ceci pouvait prendre d’une semaine à un mois, selon la demande et leur aptitude à la vente. 5Il n’y a pas de « morte saison » à Acapulco, car les touristes de divers pays et de différentes sortes (retraités, fonctionnaires, étudiants, employés...etc.) se succèdent tout au long de l’année. Tout au plus les statistiques montrent-elles une légère baisse du taux de remplissage des hôtels en septembre et octobre. Voir (INEGI, 1987) -217- Les familles migrantes étaient presque toutes originaires d’un seul village : San Juan Tetelcingo. Il semble que le choix de s’établir en ville est généralement dicté par les conditions qui prévalent dans le village d’origine. Or, les situations varient d’une communauté à l’autre. Par exemple, à Xalitla qui se trouve en bordure de route, les habitants ont pu se doter rapidement d’infrastructures et de services qui ont rendu la vie plus facile (eau potable, électricité, école secondaire, centre médical, etc). Ils ont également profité des grandes facilités de transport pour développer leur commerce, sans être obligés de s’installer en ville. Le service régulier de cars leur permet jusqu’à présent d’effectuer des voyages fréquents mais de courte durée pour se rendre sur les lieux de vente ou livrer chez des clients . Les habitants de San Juan ne bénéficient pas de ces facteurs favorables. Leur village, situé plus à l’intérieur des terres, au bord du fleuve Balsas reste encore relativement isolé et il l’était encore davantage il y a trente ans. La piste qui le reliait à la route nationale était beaucoup moins praticable qu’elle ne l’est actuellement. En saison des pluies, les véhicules ne parvenaient pas à passer le guet et la route devenait particulièrement dangereuse. C’est sans doute à cause de cet isolement et de certains problèmes internes que des infrastructures telles que l’électricité et l’eau courante n’arrivèrent que tardivement à San Juan. Par ailleurs, le type de tenure foncière et les différents litiges agraires avaient déjà poussé un certains nombre de « laissés pour compte » à s’installer dans des villages voisins où il restait encore quelques lopins terres cultivables vaquants. Ces facteurs « expulseurs » ont donc pesé dans la décision des artisans qui, par ailleurs étaient déjà motivés par les atouts commerciaux que leur offrait Acapulco. Au début de leur installation, les familles nahuas habitaient en location dans des logements exigus disséminés dans plusieurs quartiers assez éloignés du centre-ville et de la zone hôtelière. Ils se trouvaient donc loin des lieux de vente. Leur situation était encore instable et précaire. Certains songeaient parfois à repartir dans le Balsas. Cependant, l’on inscrivit les enfants à l’école et cela marqua le premier pas du processus d’intégration de cette communauté au sein de la ville. La possibilité d’offrir aux enfants une meilleure scolarité et par conséquence de plus vastes perspectives d’avenir, comptait beaucoup pour les mères de famille qui n’avaient pas eu cette chance6. Les enfants allaient s’acclimater rapidement et aider leurs parents à se sentir mieux acceptés dans ce nouvel environnement. L’artisanat fut également un facteur d’intégration pour les Nahuas d’Acapulco. Bien que leur activité relève du secteur informel, ils ont 6A San Juan il n’y a qu’une petite école primaire et les enfants qui veulent poursuivre leur scolarité et qui en ont les moyens sont obligés de partir ailleurs. Dans les villages traditionnels, les filles ne sont pas encouragées à étudier car on considère qu’elles sont plus utiles à la maison et que de toute façon, elles sont appelées à se marier. Or, à l’âge adulte, beaucoup de femmes regrettent souvent ce manque d’instruction qui les handicape. -218- Villes du Sud et environnement cependant bénéficié pendant la période des années soixante-dix, sinon de bienveillance, du moins d’une certaine tolérance de la part des autorités de la ville. En effet, le gouvernement central qui misait beaucoup sur le tourisme avait compris que l’artisanat mexicain contribuait à son essor. Divers projets nationaux et régionaux ont vu le jour pendant cette époque. On créa dans divers États du pays des Casas de Artesanías (maisons de l’artisanat) sous contrôle de l’État ainsi que des marchés touristiques afin de promouvoir l’artisanat local, tout en tentant de surveiller cette branche informelle. À Acapulco même, les autorités locales décidèrent d’accorder des patentes aux artisans originaires du Guerrero. Quelques Nahuas purent ainsi bénéficier de cette mesure pour installer des petits stands sur la jetée (El Malecón). Même si les autorisations étaient délivrées « au compte-goutte » et que la majorité des Indiens continuaient à vendre « à la sauvette », cela représenta pour ce groupe à l’époque un début de reconnaissance officielle de leur statut d’artisans. Dans les premiers temps, comme nous l’avons vu, les artisans ne vendaient à Acapulco que les peintures amate réalisées dans les villages par eux-mêmes ou des membres de leur famille. Parfois, venaient s’ajouter dans le lot quelques poteries traditionnelles fabriquées par leurs voisins nahuas de San Agustín Oapan. Mais rapidement, les migrants se mirent à travailler sur place avec les feuilles achetées dans le Balsas7 et les pots de peinture trouvés dans des magasins de la ville. L’activité artistique et commerciale des Nahuas d’Acapulco amorça dés cette époque son propre développement mais resterait toujours étroitement liée à l’évolution de ce secteur dans la région initiale. Car, encore aujourd’hui, bon nombre d’articles vendus par ces artisans proviennent du Balsas ou y transitent. Ce système inter-régional liant les Indiens des villages et leur « colonie » d’Acapulco sera expliqué plus loin. Pour comprendre la complexité de ces échanges il est nécessaire de revenir avant sur le « boom » artistique que connut le Balsas dans les années soixante-dix. Ce développement dépassa le cadre restreint de la région nahua puisqu’il eut des répercussions sur les villes métisses d’Iguala et de Taxco8. Le développement des artisanats Le succès de l’amate stimula l’activité artistique dans le Balsas. Certains artisanats déjà existants se développèrent ou se transformèrent. De nouvelles formes et de nouveaux articles firent leur 7Rappelons que ce papier n’est pas une production locale mais qu’il est vendu aux peintres par les Otomis qui le fabriquent ou par des intermédiaires 8Taxco, ville coloniale, vécut pendant plusieurs siècles de l’exploitation de ses mines d’argent mais son économie actuelle repose surtout sur le tourisme. -219- apparition. La demande en objets de collection aussi bien qu’en souvenirs (bon marché mais originaux) était en pleine croissance. Les artisans nahuas qui, entre temps avaient acquis l’expérience du commerce, comprirent qu’il fallait répondre à ces besoins émanant d’une clientèle variée. Il leur fallait donc diversifier la gamme. C’est ainsi qu’ils stimulèrent certains artisanats réalisés par des nonindiens et développèrent d’autre part leurs propres productions. Les ateliers d’objets en pierre et l’industrie des masques Certains amateurs d’art étaient près à payer cher pour acquérir des pièces « authentiques » (masques traditionnels anciens, objets archéologiques). Or ces articles étaient rares. Se développèrent alors dans les villes d’Iguala et de Taxco, des ateliers de travail lapidaire où des artisans métis réalisaient des statuettes en pierre d’inspiration préhispanique. Cette industrie particulière avait débuté dans les années quarante mais elle profita du dynamisme de l’artisanat du Balsas parce que les Nahuas contrôlaient désormais le commerce de ces articles dans toute la région y compris en ville. L’exemple mérite d’être souligné car il contredit les schémas habituels des relations de pouvoir au Mexique, puisqu’ici ce sont des Indiens qui monopolisent la production d’artisans métis (Good, 1988, Goloubinoff, 1993). L’industrie régionale des masques en bois connut une évolution assez proche puisque plusieurs ateliers ouvrirent à Iguala à la fin des années soixante. Des Métis y travaillaient9 mais également quelques Nahuas originaires du village de San Francisco Ozomatlan (Balsas) ou l’on fabriquait depuis longtemps des masques pour les danses traditionnelles. Indiens et Métis s’enrichirent mutuellement de leurs expériences respectives. Ceci donna naissance à une gamme très variée de masques dans une fourchette de prix assez large. Le touriste désargenté aussi bien que le riche collectionneur pouvaient y trouver leur bonheur10. Céramique traditionnelle et céramique repeinte D’autres artisanats ont connu des transformations sous l’effet de la demande. C’est en particulier le cas de la céramique. Les villages de San Agustín Oapan et d’Ameyaltepec ont toujours fabriqué de la poterie pour un usage domestique local. Oapan était notamment connu pour ses grandes jarres à eau ornées des motifs végétaux ocre et noir sur fond crème. Comme ces objets n’avaient qu’un marché 9La plupart des ateliers de masques d’Iguala sont tenus par les membres d’une famille originaire de San Martín Pachivia, un petit village près de Taxco 10Parmi ces amateurs, figuraient notamment l’ethnologue américain Donald Cordry qui a consacré un livre à ce sujet (voir en bibliographie) et le cinéaste français François Reichenbach qui a légué sa collection au Musée de Marseille. -220- Villes du Sud et environnement limité11, les potiers décidèrent d’élargir leur production en réalisant des ustensiles qui ne faisaient pas partie de la vaisselle traditionnelle mais qui correspondaient au besoin d’une clientèle urbaine ou étrangère (saladiers, cruches, coupelles, vases, cendriers...). Ils inventèrent aussi des objets à usage purement décoratif destinés à être accrochés au mur ou posés sur un meuble. Les masques en terre cuite illustrent bien ce type de production. Les figurines d’animaux et les personnages accomplissant diverses activités (musiciens, femmes préparant le repas, couples enlacés...) sont également caractéristiques de la nouvelle tendance. La technique de fabrication de la céramique (matériaux, façonnage, cuisson, polissage, décoration avec des pigments naturels...etc) resta néanmoins globalement la même, malgré l’augmentation de la production. Les touristes et les collectionneurs appréciaient l’aspect rustique et original des objets. La céramique « San Juan-Acapulco » : un produit qui voyage... Les artisans-marchands de Xalitla et d’Ameyaltepec qui allaient vendre des amates et de la céramique dans les centres touristiques eurent cependant l’idée d’associer ces deux artisanats : les pièces en terre cuite de Oapan seraient repeintes à la manière des amates avec des motifs d’oiseaux (pajaros) ou des scènes villageoises (historias). Pour cela, ils se servirent des couleurs acryliques utilisées pour le papier d’écorce. Les nouvelles réalisations aux teintes vives accrochant le regard plurent également au public même si certains amateurs restèrent des inconditionnels de la céramique « naturelle ». Les artisans nahuas d’Acapulco qui venaient souvent dans le Balsas pour s’approvisionner en marchandise (masques, céramique, amates) observèrent avec intérêt cette nouvelle expérience de peinture. De retour en ville, ils s’y exercèrent à leur tour sur les poteries rapportées de Oapan et constatèrent avec satisfaction le succès remporté par ces œuvres. D’un point de vue technique ce support était appréciable : la céramique, plus lisse que la feuille d’écorce n’accrochait pas le pinceau, elle absorbait également moins de peinture, à condition d’être bien « préparée »12. Enfin, la surface à décorer est plus réduite. Le rapport entre le prix de revient (achat de la céramique et des peintures et du vernis/temps de travail) et le prix que l’on pouvait demander à la vente, semblait intéressant. C’est pour cela que les Nahuas d’Acapulco décidèrent de se consacrer essentiellement à cette tâche, même s’ils continuèrent à peindre quelques amates. 11Sur le marché local, la céramique traditionnelle subit la concurrence des produits industriels en plastique ou en métal. Par ailleurs, la demande en jarres à eau reste stable mais modeste car lors qu’on en achète une, elle sert pendant environ dix ans. 12Pour que la céramique ne « boive » pas trop de peinture, il faut la laisser tremper quelques heures dans l’eau. La terre cuite devient ainsi moins poreuse. -221- Le développement de la peinture sur terre cuite fut également favorisé par l’adoption par les Nahuas d’Acapulco de la céramique de Tlaquepaque. Celle-ci, fabriquée de manière semi-industrielle dans le nord-ouest du Mexique présentait de nombreux avantages : meilleure qualité de cuisson (plus grande résistance), large éventail de modèles reproduits en grosse quantité, prix d’achat relativement bas. Les Nahuas ont surtout fixé leur choix sur les animaux (canards, chats, cochons et autres) qui se prêtaient bien à leur type de travail. La peinture s’inspirait de celle des amates. De petites scènes avec des personnages étaient réalisées sur les surfaces larges des objets (dos, devant ou flanc des animaux) alors que les parties plus étroites qui ne pouvaient être traitées ainsi étaient ornées de fines courbes, de volutes et de délicats motifs de fleurs réalisés par une succession de petits points (photo). Cette technique de calado (finition) pointilliste devint la marque distinctive de ce que nous avons appelé le style « San Juan- Acapulco ». Les artisans nahuas étaient en effet devenu si habiles dans cette technique du calado qu’ils préférèrent s’y consacrer exclusivement, confiant les opérations précédantes à d’autres artisans C’est ainsi que la céramique de Tlaquepaque achetée à Acapulco était envoyée dans le Balsas (en particulier à Maxela où les artisans se sont spécialisés dans l’illustration miniaturiste) pour y être peinte en historias. Puis elle retournait vers le port pour les finitions. Enfin, elle pouvait être vendue aux touristes à Acapulco même. Parfois, d’autres artisans nahuas, venus spécialement d’Ameyaltepec et de Xalitla pour acheter ce type d’article en rapportaient pour les proposer dans d’autres centres touristiques du pays (Mexico, Puerto Vallarta, Cancún,...etc.). Ce système de circulation des marchandises et de fractionnement des opérations fonctionne encore actuellement. Cependant, comme depuis environ cinq ans, quelques artisans de Xalitla et de Maxela sont parvenus à maîtriser la technique pointilliste de leurs cousins d’Acapulco, ces objets peuvent désormais être entièrement réalisés dans le Balsas13. Conclusion L’activité artisanale a servi de vecteur entre les Nahuas immigrés et leur région d’origine. Les liens restent donc étroits et continus, même si le processus d’intention en ville se poursuit. Depuis les années quatre-vingt, les Nahuas ont eu en effet la possibilité de « s’ancrer » davantage à Acapulco par l’acquisition de maisons et l’obtention (achat ou bail) de véritables boutiques dans le nouveau marché d’artisanat du 13Les Nahuas ont également donné de modèles de céramique de Tlaquepaque à une fabrique de la région pour qu’elle les reproduise en série -222- Villes du Sud et environnement Parasal. Il est donc désormais clair que ces familles ne reviendront pas vivre à San Juan une fois « fortune faite »14. Les Nahuas d’Acapulco restent néanmoins très attachés à leu région. Certains se sont fait construire des « maisons de campagne » à San Juan où ils séjournent lors de leurs « voyages d’affaire » et des fêtes. Ils participent aussi financièrement à des travaux d’utilité collective (installation d’infrastructures) ainsi qu’aux frais des événements communautaires majeurs. Lors de la fête patronale du village qui a lieu pendant le Carême, les artisans d’Acapulco et les émigrés établis aux États-Unis, offrent toujours de somptueux feux d’artifice. Mais leur intérêt pour la région s’est également manifesté dans des occasions plus graves, comme lorsqu’au début des années quatrevingt-dix, le projet du barrage San Juan Tetelcingo menaçait l’avenir des villages nahuas (Hémond, 1994, Goloubinoff, 1994). Les artisans d’Acapulco, suivirent alors de près les événements qui se déroulaient dans le Balsas. Bien qu’intégrés, les migrants nahuas conservent leurs racines et sont attachés à leur identité. Il est d’ailleurs intéressant de constater que plusieurs familles se sont regroupées pour acheter des terrains dans un quartier en centre-ville. Elles se sont également associées pour construire ensemble des « longues maisons » dont chaque pièce était destinée à abriter un foyer. Ce type d’habitat, peu courant au Mexique (y compris dans le Balsas) s’explique sans doute par le fait que les matériaux avaient été achetés collectivement et que cela revenait moins cher d’édifier quelques grandes maisons plutôt que plusieurs petites demeures individuelles. Mais ce mode d’habitat et d’aménagement collectif répond également à un besoin de recréer une communauté avec ses propres coutumes et sa langue. Car, les générations qui ont grandi à Acapulco et qui parlent couramment espagnol (avec l’accent de la côte), savent encore le nahuatl et le maîtrisent parfois mieux que certains de leurs contemporains du Balsas. Ces jeunes ont souvent conscience de leur double identité et s’efforcent d’assumer, même si cela ne va pas sans quelques tiraillements. Il est donc possible d’être intégré en ville sans renier son héritage culturel. 14Les migrants rêvent souvent de revenir dans leur village avec de meilleures conditions de vie que lorsqu’ils en sont partis. Parfois, ce projet se concrétise, même si la réadaptation n’est pas toujours facile. -223- BIBLIOGRAPHIE ARIZPE L.1985 Campesinado y migración. SEP Cultura. Mexico. AZUELA A.1990 « Fuera del huacal, aun en la calle ; El comercio y el espacio público en el centro de la ciudad ». Trace, 17. México. 20-24 CORDRY D.1980 Mexican Masks. University of Texas Press, Austin. 280p DEHOUVE D.1994 Entre el caimán y el jaguar, los indios de Guerrero, Col Historia indígena de México. INI/CIESAS, México, 210p GOLOUBINOFF M.1986 Naissance de l’art du « papel amate », un mythe moderne. in : L’art des Amates, PAICA/Conservation des Musées du Jura. 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Universidad Iberoamericana, Mexico, pp117-130. -224- Travaux de la Société d’Écologie Humaine c/o UMR 6578 du CNRS - Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture Université de la Méditerranée, Faculté de Médecine 27, boulevard Jean-Moulin, 13385 Marseille cedex 5 Directeur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht Déjà parus : L’homme et le lac 1995 Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et Mesures 1996 Cet ouvrage est issu, pour l’essentiel, des travaux présentés aux VIIIe journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine (SEH), qui se sont tenues à Orléans en juin 1996. Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Le retour au village des migrants comme exemple des interactions ville/forêt au Sud-Cameroun Ronan Boudigou*, Daniel Bley**, Hélène Pagezy**, Nicole Vernazza-Licht** Lors d'un recensement de la population sur la boucle du fleuve Ntem au sud Cameroun1, nous avons fait le constat qu'un nombre conséquent de personnes résidant dans cette zone forestière avait, à un moment donné de leur cycle de vie, effectué un ou plusieurs séjours dans des centres urbains. Si les migrants partis à la ville qui retournent dans leur village peuvent avoir des difficultés de réinsertion dans leur milieu d'origine, ils représentent aussi un potentiel d'innovation pour des zones rurales restées encore très traditionnelles. Sans vouloir opposer ici mode de vie rural et mode de vie urbain, dont les contradictions ont trop souvent été soulignées au détriment des complémentarités et ressemblances, il nous a semblé intéressant d'analyser le comportement de ces personnes une fois retournées au village. Il s'agit de savoir dans quelle mesure des individus socialisés dans un autre milieu que celui d'origine valorisent, une fois réinsérés dans celui-ci, les nouvelles connaissances qu'ils ont acquises. C'est la raison pour laquelle nous avons essayé de saisir la situation actuelle des migrants de retour en nous posant deux grandes questions : *C.I.E.H, Université Aix-Marseille III, Pavillon de Lenfant, 346 route des Alpes, 13100 Aix-enProvence, France **UMR 6578 du CNRS : Adaptabilité Humaine, Université de la Méditerranée, 27 Bd Jean Moulin, 13385 Marseille Cedex 5, France 1Recherche effectuée dans le cadre du programme des communautés européennes « Avenir des peuples des forêts tropicales ». -225- - À quels problèmes sont-ils confrontés lorsqu'ils tentent de se réinsérer ? - Quelles expériences ont-ils retiré de ce passage en ville et que comptent-ils en faire maintenant qu'ils se sont réinstallés au village ? Problématique On peut émettre l'hypothèse, pour ces migrants de retour, qu'ils sont des acteurs du changement social. - Ils sont susceptibles, plus que ceux restés au village, de s'investir dans des formes de vie sociales novatrices (associations, coopératives). Ils peuvent même, en certains cas, se faire le relais des initiatives institutionnelles. - Ils peuvent aussi être plus novateurs, en étant à l'initiative de l'introduction de nouvelles cultures, et en étant porteurs de projets variés, tant individuels que collectifs. - Enfin ces migrants doivent plus facilement s'investir dans des activités annexes ou être les vecteurs de nouvelles pratiques culturelles en matière par exemple d'alimentation, d'habitat ou d'utilisation de l'espace collectif ou privé. Nous avons distingué plusieurs types de migrants pour les besoins de notre analyse. Ces catégories, par ailleurs sécantes, résultent de la prise en compte de critères supposés discriminants : - Migrants ayant séjourné dans les grands centres urbains (Yaoundé-Douala). - Migrants venant essentiellement du milieu rural (Compagnies forestières...). - Migrants de moins de trente-cinq ans. Parmi les migrations de retour on peut distinguer globalement : - celles qui sont prévues, planifiées même : c'est le cas des retraités ou des individus qui ont atteint leur but économique au travers de la migration. - celles qui concernent des personnes qui n'avaient pas prévu de rentrer et pour lesquelles le retour est une rupture avec leur projet. Il s'agit des personnes victimes de la crise économique (compression de personnel, fermeture de l'entreprise) mais aussi celles qui doivent composer avec des événements familiaux imprévus. Enfin rappelons que la migration, quelle qu'en soit la direction, n'est pas qu'une action individuelle où l'acteur confronterait les avantages des différents lieux. Les économistes considèrent souvent la migration -226- Villes du Sud et environnement du strict point de vue de l'agent rationnel décontextualisé. Ainsi la personne migrerait une fois prise en compte la différence de salaire, le coût direct de la migration et la probabilité d'obtenir un travail en ville (Harris et Todaro, 1970). Courgeau (1983) nous rappelle que l'objectif de la migration est la recherche de meilleures conditions de vie personnelles et familiales. L'action de tout migrant s'inscrit dans des stratégies beaucoup plus larges faisant appel aux réseaux familiaux. Cette volonté d'optimisation des conditions de vie doit être mise en relation avec les stratégies des autres membres de la famille car la migration en Afrique s'articule autour de stratégies individuelles et familiales. De plus, elle subit les effets externes qu'elle ne maîtrise pas (décision politique, conjoncture économique). La méthode utilisée Nous avons retenu comme définition du « migrant de retour », les individus qui sont revenus au village après l'avoir quitté pour une période au moins égale à un an et ayant exercé à la ville une autre activité. Cette définition est suffisamment large pour inclure une palette très variée de migrants mais exclut les migrants temporaires, relativement nombreux semble-t-il, qui mettent à profit la période de faible activité agricole pour partir chercher un complément de revenu à la ville. Le corpus ainsi rassemblé est hétérogène. En effet, l'expérience urbaine de ces migrants est très diverse et dépend du degré de développement des villes de résidence, de la durée du séjour, du type d'activité exercé. Des facteurs indépendants influent aussi sur l'intériorisation de l'expérience urbaine et la valorisation des acquis, notamment le niveau scolaire, la volonté de repartir ou encore l'âge. Pour l'analyse des trajectoires migratoires, de nombreux travaux proposent des méthodes d'investigation de plus en plus sophistiquées (Picouet, 1991). Cependant la prise en compte d'indicateurs statistiques aussi précis soient-ils paraît insuffisante pour vérifier certaines hypothèses comme par exemple celle soulevée par Manga Bella L. (1994) selon laquelle, « l'effet du migrant de retour sera positif ou négatif au village selon qu'il aura réussi son séjour ou pas ». Il est évident que des aspects subjectifs sont à prendre en considération. Pour cette raison, nous avons choisi d'utiliser un questionnaire relativement souple, afin de pouvoir interroger un maximum de personnes sur la zone d'étude, et de le compléter par une série d'entretiens approfondis de migrants . Les réponses obtenues à ces questions ouvertes, d'un contenu riche en informations, ont fait l'objet de classifications pour arriver à extraire une typologie des réponses nous permettant d'obtenir des -227- résultats quantifiables. Ces derniers, confortés par les entretiens approfondis et des observations de terrain, nous ont permis de valider quelques unes de nos hypothèses. Le terrain d'étude Plusieurs raisons peuvent justifier l'intérêt d'une étude des migrants de retour sur le site de la boucle du Ntem. (cartes 1 et 2) Carte 1 : Le Cameroun La première tient à la faiblesse des recherches de terrain effectuées en ce domaine alors même qu'il apparaît comme un élément non négligeable des flux migratoires et une conséquence de la crise économique urbaine particulièrement aiguë en Afrique. Si un grand nombre d'articles et revues traitant de la crise économique urbaine ou des relations entre la ville et le monde rural font état de ce -228- Villes du Sud et environnement Carte 2 : Région du Ntem phénomène, il n'a donné lieu jusqu'à présent, du moins au Cameroun, qu'à très peu d'étude de cas (Gubry P. et Al., 1996 ; Manga Bella L., 1994 ; Guimapi C. C., 1991). La seconde concerne le choix des sites. En effet les seules recherches menées sur ce thème ont porté sur des zones propices à un tel retour : les monts surpeuplés et pauvres de Mandara à l'extrême nord, le département du Ndé, marqué traditionnellement par un fort exode rural et enfin, un village du centre situé dans la sphère d'influence de Yaoundé (Yemessoa). Nous pensons qu'il est intéressant d'évaluer ce phénomène sur une région qui ne se distingue pas particulièrement dans l'intensité de ses mouvements migratoires. L'enclavement de la zone et son éloignement des centres urbains secondaires (Ebolowa) ou principaux (Yaoundé, Douala), mais aussi sa faible densité de population et son système socio-économique ne la prédispose pas à se singulariser au niveau des flux de migrants du reste du Cameroun. Elle est donc, en cela, très intéressante à analyser pour juger de l'impact des migrations de retour dans les campagnes du pays. L'étude a été réalisée sur l'ensemble des treize villages bordant la piste terminant l'axe Ma'an-Ebolowa du village de Nkong-Meyos jusqu'à celui de Nyabisan soit, la zone géographique de la boucle du fleuve Ntem. Celle-ci relève administrativement de l'arrondissement de Ma'an (petit chef lieu de 658 habitants : Timnou J. P., 1993) situé dans le département du Ntem. -229- Il s'agit d'une région faiblement peuplée (environ 2h/km2, RGP 1987) dont les populations pratiquent l'essartage comme agrosystème forestier de zone tropicale humide, mais ce périmètre est inclu dans l'ancien bassin cacaoyer du Sud Cameroun. Cette zone de transition du point de vue de la végétation allie à la forêt semi-caducifoliée dominante des éléments de la forêt atlantique ; celle-ci est dégradée le long des axes routiers par l'occupation humaine persistante et la culture cacaoyère. La piste s'achève d'ailleurs à Nyabisan, dernier village administratif de la zone d'étude, au bord du fleuve Ntem et d'un massif montagneux marquant le début de la réserve de Campo. La population de la région s'étire donc depuis plusieurs décennies le long de l'unique piste reliant tous les villages au chef lieu d'arrondissement (Ma'an). Si la densité rurale est faible, de même que le taux d'urbanisation du département (29,3 %), il faut remarquer que la population est très inégalement répartie (Timnou J.P., 1993). Elle se compose de deux ethnies, les Ntumu et les Mvae toutes deux appartenant au groupe linguistique Pahouin (sous groupe Fang). L'aire de peuplement de ces deux groupes (singulièrement pour les Ntumu) s'étend bien au-delà de notre périmètre d'étude : en effet la même ethnie se trouve largement représentée aussi bien en Guinée Equatoriale qu'au Gabon. La majorité des habitants sont Ntumu, cependant l'intercompréhension linguistique, l'utilisation des mêmes référents rituels et symboliques ainsi que les mariages mixtes et la proximité résidentielle (Dounias E., 1993) nous ont autorisé à ne pas faire de distinction pour notre sujet entre ces deux ethnies. Les villages sont généralement monoclaniques et constitués de plusieurs hameaux. Les populations pratiquent le mariage de type exogamique à résidence virilocale : raison pour laquelle nous n'avons pris en compte dans notre corpus que des hommes. Les migrants de retour : agents privilégiés du changement social Les migrations sont-elles instigatrices d'un mouvement innovateur de grande ampleur ou s'agit-il de micro-réalisations, voire de projets dont la réalisation dépend autant de facteurs endogènes (vécu du migrant et donc sa capacité propre à innover) qu'exogènes (infrastructures etc...). La migration peut en effet avoir des impacts bénéfiques pour la population rurale, uniquement dans la mesure où s'enclenche une dynamique de développement par l'intermédiaire d'investissements dans des activités agricoles et extra-agricoles, par l'instauration d'activités nouvelles, par une diversification des filières, et par de nouvelles formes de gestion des ressources (coopératives etc.). -230- Villes du Sud et environnement Les facteurs culturels ont été appréhendés à partir de deux indicateurs, le discours tenu par les migrants vis-à-vis des villageois (permettant d'apprécier les écarts dans les conceptions socioculturelles entre migrants et sédentaires) et les nouvelles pratiques culturelles (utilisation de l'espace, mode d'alimentation...). L'analyse des projets des migrants nous a aussi permis d'apprécier leurs volontés d'innovations et d'évaluer l'impact, sur les diverses initiatives (agricoles ou non), de l'acquisition de savoirs lors de la migration. Les difficultés de réinsertion au village Le recueil des principaux griefs des migrants à l'encontre des villageois et le discours, relativement négatif, tenu par certains migrants à propos de leur réinsertion au village nous permettent de comprendre les difficultés socioculturelles du retour et de saisir l'écart entre les conceptions culturelles de notre échantillon et celles de la population générale. Plus d'un tiers des individus enquêtés mettent l'accent sur les difficultés rencontrées lors de leur retour au village. Cependant, pour des profils migratoires semblables, les discours sont parfois contradictoires et relèvent plus de la position des acteurs dans le champ social que d'un réel problème d'insertion. Pour ces individus, les travaux agricoles sont essentiellement perçus comme une activité pénible, contrairement aux autres personnes interrogées qui mettent plus volontiers l'accent sur leur rapidité d'adaptation. Les migrants reprochent aussi aux villageois leur absence de projet à long terme, de prévision budgétaire ; la réalisation d'économie serait l'apanage des migrants habitués, par leur immersion dans l'économie de marché et l'expérience du salariat, à gérer un budget. L'essentiel des griefs tenus à l'encontre des villageois montre bien qu'il existe une opposition entre une rationalité technico-scientifique urbaine et la rationalité traditionnelle. L'apathie des villageois envers les projets novateurs est parfois soulignée : « le problème, avec les gens du village, c'est qu'ils sont comme des moutons, on peut pas les bouger. Si tu viens de la ville et que tu as des projets pour le village, ils ne suivent pas, tu as beau leur expliquer ». De même l'individualisme et l'absence de consensus qui en découle pour toute action collective sont régulièrement reprochés aux habitants. Cet argumentaire sert aux migrants de justification à l'échec ou, à l'absence de coopératives ou de projets collectifs : « Les -231- gens sont très individualistes, il n'y a pas de sentiments collectifs, les politiciens nous ont sensibilisés aux travaux collectifs mais personne n'a pris cela au sérieux...Je ne vais pas perdre mon temps à sensibiliser les gens » . Un autre migrant explique : « J'avais un projet de chambre froide, monter cela pour le poisson. Mais, l'argent réuni par les villageois nécessite de s'entendre. Mais, comme l'argent ne fait que transiter, il n'y a pas d'intérêt immédiatement visible. L'investissement, l'épargne pour les villageois, ça pose des problèmes et donc pour les projets c'est difficile. Il faut d'abord amener quelque chose de concret pour encourager les villageois sinon ça marche pas. » L'échange inégal dont est victime le migrant à son retour ou, l'attention intéressée dont il est l'objet de la part des habitants, qui espèrent bien une rétribution, se transforme rapidement en tension lorsque ces attentes ne sont pas satisfaites et renforce l'écart entre le migrant et les autres habitants. Ainsi un migrant explique « La brousse ça va, il y a pas eu trop de problème, mais des problèmes au niveau du village par rapport à la mentalité d'ici. On donne à boire et à manger aux étrangers pendant deux jours et puis, après, vous n'êtes plus considéré comme un étranger, alors vous vous débrouillez ». Le discours relatif à la mise en place des coopératives met en évidence les intérêts personnels que l'individu espère retirer de sa participation ainsi que les intérêts collectifs en terme de rentabilité du travail ou dans le but d'agir plus efficacement sur le processus de vente (prix, pesée...). L'influence de la durée de séjour, et donc de l'expérience acquise en milieu urbain, sur le type d'argument avancé est nette. Ceux qui mettent en avant les intérêts collectifs ont résidé deux fois plus longtemps en ville (13,5 ans contre 7,5 ans) que les personnes qui justifient leur participation par les avantages individuels qu'ils espèrent en retirer (primes). Cette liaison entre la durée du séjour en ville et l'adoption d'un discours soulignant l'opposition de conceptions socioculturelles entre certains migrants et le reste des habitants se trouve conforté par l'analyse des caractéristiques du groupe que l'on peut qualifier de « moderniste » et que nous avons défini comme l'ensemble des personnes ayant souligné l'écart existant entre leur mode de pensée et celui des non migrants. Trois variables permettent de distinguer les « modernistes » du reste des personnes enquêtées : - le nombre d'années passées à l'extérieur du village est plus élevé (63,2% sont partis plus de cinq ans) et peu d'individus ont effectué une -232- Villes du Sud et environnement migration de très courte durée (10,5% sont partis moins de deux ans contre 29% pour l'ensemble des migrants) - le lieu de destination, puisque seulement 16% sont demeurés dans le monde rural. La capitale provinciale et les autres villes secondaires du Cameroun (52,6%) sont les zones d'attractions privilégiées de cette catégorie de migrants. - les projets, dont la fréquence très élevée (84,2 %) marque ainsi, une volonté plus nette de s'investir dans le village que la moyenne. À l’inverse, le niveau scolaire et la volonté de repartir ne sont pas des variables discriminantes. Des comportements socioculturels novateurs Il faut noter l'importance des habitations que l'on peut qualifier de modernes, tant par l'aspect extérieur que par l'agencement intérieur (disposition et importance du mobilier, photos..). La construction d'une demeure imposante en ciment est l'élément incontestable de réussite économique et de prestige social, comme c'est le cas de certains retraités ayant passé toute leur vie professionnelle dans une grande ville. Cependant, de manière plus subtile et, à capacités financières égales, le migrant se distinguera du villageois par l'agencement de son intérieur : importance du mobilier, disposition, place des photographies... Cet investissement dans l'intérieur de l'habitation se double d'une pratique de l'espace privatif plus accentuée. Ainsi, les personnes qui investissent dans leur intérieur y passent plus de temps, et cela au détriment de l'espace collectif par excellence que représente le Corps de garde1. Ils restent plus volontiers chez eux pour recevoir les invités, pour les repas ou le repos. Ce changement d'attitude ne va pas sans tensions et le migrant doit composer face à la pression du village, comme l'explique l'un d'eux « J'ai un beau salon, mais je ne l'utilise pas aussi souvent que je voudrais car, si je reste trop là-bas et pas assez au corps de garde, les villageois croient que tu es fier, que tu les méprises alors je retourne làbas mais je reçois les invités ici au salon. » Dans un des villages, les tentatives pour remettre en usage les repas au corps de garde ont avorté face aux dissensions créées. L'alimentation est aussi un bon indicateur des changements culturels. Les pratiques alimentaires des villes s'immiscent dans celles du village à l'occasion des cérémonies festives où, les produits d'importations se substituent aux aliments locaux (maquereaux, vin rouge, café...). 1hangar ouvert où se tiennent les hommes pendant la journée. Lieu de rencontres et de palabres. -233- Une vision différente dans la gestion du temps et de l'argent a pu aussi être appréciée : « Certainement, les gens qui ont habité la ville ont une conception différente du travail. Ici, les villageois ne calculent qu'au jour le jour, ils vont aux champs de concombres et, s'il faut, ils y restent jusqu'à la nuit sans penser au souper ou faire autre chose. Moi, par exemple, je rentre toujours avant midi pour m'occuper à diverses activités et je veux que ma femme rentre du champ avant seize heures ». La gestion de l'argent, même si celle-ci tient une place modeste dans une économie peu monétarisée, révèle la volonté, chez les migrants, de susciter de nouveaux comportements auprès des habitants. Ils leur reprochent un manque d'anticipation, de prévoyance : « les gens d'ici ne prévoient pas le lendemain avec leur argent, s'ils en ont beaucoup après la récolte du cacao, ils dépensent tout en boisson ou d'autres choses sur le moment. Ils ne gardent rien en prévision de moments difficiles, pour les médicaments, alors que les gens qui ont vécu en ville comme moi font plus attention, ils gardent un peu ». L'ouverture d'un compte en banque n'est pas rare chez les migrants ou du moins sa pratique est-elle connue et appréciée alors que les non migrants s'orienteront plus volontiers vers des formes d'épargnes plus traditionnelles (tontines, caisses noires). Les migrants tentent parfois de mettre en place un compte collectif au niveau du village : « Oui j'ai un petit compte à la CCP. J'ai montré çà aux villageois, comment faire, mais ils ont peur que ça se perde làbas, ils ne croient pas aux avantages que je leur dis ». Un villageois confirme la difficulté de mettre en place un système de gestion bancaire au village : « La FUMAC nous a donné des renseignements, mais les formalités sont difficiles à remplir pour prendre l'argent. Moi j'ai compris, mais pas tous les villageois, même si j'essaye de les aider....Avec la COMAC il y a une caisse d'épargne, mais ça ne marche pas. J'ai ici plus de quarante cartes qui ne sont pas vendues. La COMAC a créé la caisse d'épargne ; j'étais le président, mais beaucoup boivent à la place d'épargner, alors qu'ici ils essayent d'épargner même si c'est seulement que 12000 francs. Ils vont utiliser cela à la saison sèche. D'autres n'acceptent pas, car ils ont peur que le trésorier bouffe l'argent. » Les migrants participent cependant aux formes d'épargnes traditionnelles, mais ils essayent parfois de les moderniser. L'investissement dans la coopérative, vecteur privilégié du développement. La mise en place de nouvelles formes d'organisation de la production est un facteur indispensable dans toute dynamique de développement -234- Villes du Sud et environnement et les migrants y contribuent nettement au travers de leur participation active aux coopératives, avec 64,3% d'adhésions à ces dernières. Cependant, le fort investissement dont peuvent se prévaloir les migrants au sein des coopératives ne préjuge pas forcement d'un développement efficace. Les différentes formes de groupement, avant d'être des projets de développement agricoles, sont d'abord les instruments d'une politique de contrôle par l'Etat des petits producteurs. L'État a saupoudré les espaces cacaoyers et caféiers de sociétés et de programmes de développement sans chercher à favoriser une quelconque représentation paysanne. «Avant, la SODECAO aidait les planteurs à créer de nouvelles plantations. Vers les années 85-90, ils donnaient du matériel et des sachets pour la plantation, des brouettes aussi, mais la société a été dissoute avec la crise économique. Maintenant il n'y a plus rien » nous indique un planteur. Lorsque la coopérative fonctionne, ce qui est le cas dans la moitié seulement des villages enquêtés, l'absence de soutien des autorités entrave encore plus le fonctionnement de ce système : « C'est difficile, la coopérative, car les chefs de la coopérative au niveau de l'arrondissement, les fonctionnaires, bloquent tout, même s'il y a des propositions. On sait pas si les demandes arrivent ou il se doit. On a demandé à construire la maison de la coopérative depuis cinq ans comme à N. et M, mais toujours pas de nouvelles » . Des projets innovants, indicateurs d'un changement social potentiel En questionnant les migrants sur leurs projets nous voulions cerner leur potentiel d'innovation dans le milieu d'origine. Près des trois quarts des migrants déclarent avoir au moins un projet et 26,9% plusieurs. Ces projets relativement divers ont été regroupés en trois types qui reflètent la conception plus ou moins « innovatrice » des migrants et ses conséquences sur la vie socioéconomique du village. Le premier type de projet (agrandissement de l'exploitation, cultures traditionnelles, création d'une plantation) relève d'une conception traditionnelle de la vie socio-économique alors que le second (équipements collectifs, nouvelles cultures, élevage) répond à une vision plus moderne. -235- Le commerce (la création d'une boutique) représente un stade intermédiaire entre ces deux types de projet. La volonté d'innover en matière de production agricole au travers de nouvelles cultures est très présente parmi les personnes interrogées (31,9%). Celles-ci devancent la création d'une petite boutique qui demeure une constante dans cette zone très enclavée qui souffre de l'absence de ravitaillement en produits de première nécessité. L'élevage et la mise en place d'équipements collectifs pour le village (dispensaires, puits, écoles..) ne sont pas négligés (12,9%) alors que les projets de type traditionnels sont nettement moins bien représentés. La majorité des projets proposés par les migrants sont donc de type moderniste (57,3%) bien qu'ils investissent aussi dans les cultures traditionnelles. Ces quelques résultats montrent leur dynamique au sein de la communauté villageoise. Mais, la plupart du temps, toutes ces bonnes intentions restent en l'état, en raison du manque de moyen financier et surtout d'une totale absence d'infrastructure de transport empêchant toute circulation des produits et des hommes. Cette situation est aggravée par le manque de moyens de conservation des marchandises et de la demande locale. Lorsqu'ils décrivent leur projet, près de la moitié des migrants renvoient effectivement la « paternité » de celui-ci à son observation au lieu de résidence lors de la migration ; par exemple : «Je voulais entreprendre l'élevage de volaille à tout prix car, quand j'étais à l'ouest, ça rapportait beaucoup, on vendait la chair, les œufs. Cela m'a tellement intéressé. Et aujourd'hui si j'avais les moyens je ferais ça. » ou encore : « Je pense faire une plantation de tomates, je vais essayer, on verra. J'ai vu comme les autres en font à Ebolowa, la production est rapide ». Il s'agit donc d'un indicateur très pertinent pour saisir l'impact de la mobilisation du savoir acquis lors de l'expérience urbaine sur le milieu d'origine. Cette prégnance d'un modèle extérieur dans les intentions modernisatrices des migrants se retrouve dans tous les types de projets (commerce, équipements collectifs, coopérative). La nécessité économique et la multiactivité Parmi les migrants, 13,5 % exercent une autre activité en sus de celle de planteur. La mise en place d'un commerce (l'un des investissements les plus prisés par les migrants) relève de deux logiques distinctes. Il peut s'agir soit d'un moyen d'accumulation d'un capital en vue d'améliorer ses revenus : -236- Villes du Sud et environnement «Il a créé une plantation de concombres, et si ca rapporte bien il veut monter une boutique pour vendre divers articles. Il considère que ça rapportera beaucoup plus et s'il réussit tout ça, il peut aller créer une boutique en ville à Ma'an ou dans une autre ville. » soit de pouvoir réaliser ses projets : « Avec les revenus du commerce j'ai pu acheter une plantation de cacao de deux hectares chez un oncle maternel, puis comme c'était insuffisant, j'ai donc acheté une autre parcelle d'à peu près trois hectares avec la boutique et j'espère qu'avec mon commerce je vais pouvoir l'agrandir pour devenir un homme d'affaires...» La création d'une boutique pour les migrants de retour peut aussi être conçue comme un palliatif à la faiblesse des revenus tirés de la terre, sans intention d'accumulation dans un but précis. «Vous savez, pour celui qui vient de la ville, c'est difficile de subsister de la brousse, il faut payer le gibier. alors pour joindre les deux bouts on a fait une boutique ; c'est pas pour les profits ». En dehors du commerce officiel relativement modeste (une petite boutique par village avec quelques produits de première nécessité), il existe en complément un commerce informel qui propose les mêmes articles (cigarettes, pétrole, vin de palme...). Les villageois, à l'occasion de déplacements en ville, ramènent un stock de l'un de ces articles qu'ils revendent au village à des prix nettement supérieurs au prix d'achat et de transport. Là encore, les migrants de retour participent fréquemment à ce genre d'activité sans pour autant en détenir le monopole. Enfin certains migrants exercent un métier en complément à celui de planteur : charpentier, maçon, menuisier. Ces activités représentent aussi un moyen supplémentaire de réinsertion sur le lieu d'origine surtout, lorsqu'ils n'ont pas de plantation. En dernier lieu, il est intéressant de noter que sept chefs de village sur onze sont des « migrants de retour ». Ainsi, loin de n'être représenté que par une seule classe sociale, notre échantillon possède en son sein toutes les strates de la hiérarchie traditionnelle. Cet élément peut aussi avoir son importance dans la propagation de certains comportements novateurs. Des degrés divers dans l'acquisition d'un comportement novateur On peut également se demander si la valorisation des acquis de l'expérience urbaine dépend, outre de la position sociale de l'individu, de son parcours migratoire. -237- Afin de répondre à cette interrogation, nous avons comparé les migrants, classés en fonction du lieu de destination, de l'âge et du temps passé à l'extérieur du village. Les principales conclusions qui ressortent de cette comparaison sont les suivantes : L'incidence du lieu de résidence sur la participation aux coopératives donne un résultat inverse à nos hypothèses : les personnes ayant séjourné dans les grands centres urbains participent moins à ces regroupements que les « ruraux ». Il en va de même des jeunes qui s'impliquent moins que la moyenne. C'est le contraire pour les personnes ayant vécu longtemps à l'extérieur (78,6% comme adhérent et 42,9% en tant que membre actif). Une relation forte se retrouve entre la durée passée en ville et les projets de type modernes (80% de ces personnes, pour un taux de 22,2% chez les moins de 35 ans) qui n'existe pas pour le lieu de résidence. Dans le même esprit, les migrants absents plus de dix ans ont davantage tendance à proposer plusieurs projets que la moyenne. En revanche, les jeunes et les ruraux sont peu nombreux à être dans cette situation. Les individus ayant immigré sur une durée de dix ans ou plus ont donc de nombreuses similitudes avec la catégorie des « novateurs » (personne participant aux coopératives et aux projets de type moderne). Ces derniers sont relativement âgés (plus de 51 ans), ils sont mariés et, une minorité accepterait de repartir. Ce groupe est essentiellement constitué de fonctionnaires et d'employés avec un parcours nettement urbain. Leur niveau d'étude élevé semble être la seule différence notable avec les personnes migrantes sur plus de dix ans. Le temps passé en ville semble donc être la variable déterminante pour qu'un migrant s'investisse dans son milieu d'origine. D'autres éléments viennent renforcer cette propension à investir : il faut que le migrant soit bien inséré au village et donc qu'il ait atteint un âge assez avancé, annihilant par là même toute velléité de départ. L'analyse de E.Ngwe (Ngwe E., 1991) montre que le comportement migratoire des ruraux est davantage fonction des motivations individuelles que d'une différence de niveau de développement entre régions ou d'une population trop nombreuse par rapport aux ressources disponibles. En effet, les jeunes, malgré leur parcours urbain ou leur niveau d'étude, ne sont pas suffisamment insérés dans le village et envisagent trop souvent l'éventualité d'un nouveau départ pour s'investir dans leur lieu d'origine. L'archétype même du novateur peut être perçu comme l'aboutissement d'une succession d'étapes nécessaires : un niveau d'étude élevé lui permettra de se maintenir en ville afin d'accumuler les expériences, de se forger un nouvel état d'esprit qu'il -238- Villes du Sud et environnement pourra réinvestir au village à la condition de ne plus avoir l'intention de repartir. Mais pour que cette condition soit remplie, il doit être bien inséré dans celui-ci et par nécessité avoir atteint un certain âge, qui de toute façon l'oblige à rester sur place tout en le laissant suffisamment dynamique pour entreprendre des actions au niveau du village. L'analyse de ces différentes catégories de migrants soulève un autre point intéressant puisqu'il infirme, dans ce cas précis, les résultats obtenus par Manga Bella (1994) sur le village de Yemessoa, à savoir que l'investissement au village dépend de la réussite ou de l'échec de la migration. En effet, nous avons analysé à part, les personnes ayant eu un parcours urbain plutôt vécu comme négatif (c’est-à-dire revenues à la suite d'une perte d'emploi). Or ces individus semblent s'investir autant que les autres migrants. Ils participent aux coopératives (66,6%), formulent des projets (76%) qui sont majoritairement de type moderne. De plus, les principaux indicateurs choisis pour noter le degré de réinsertion au village (habitation, situation matrimoniale, plantation) ne diffèrent guère des taux obtenus pour l'ensemble des migrants. Quel est l'apport en définitive des migrants de retour au village ? Certes ils ne peuvent enclencher une dynamique de développement par le seul réinvestissement des acquis relevant de l'expérience migratoire, trop de facteurs entravent ces initiatives. - La plupart rentrent au village sans avoir acquis préalablement les éléments d'un statut social stable et ils se réinsèrent donc dans les structures familiales existantes. - Les facteurs exogènes sont bien trop pesants : infrastructure inexistante, faible soutien des instances publiques aux initiatives. - L'étroitesse financière grève tous les projets. Ces éléments ne feront probablement que s'amplifier dans la mesure où la crise économique renverra de plus en plus de migrants démunis au village et que l'État n'aura plus les moyens de mener des actions de soutien efficaces au développement. Cependant les migrants de retour agissent malgré tout sur leur environnement. Des potentialités de changements socio-économiques existent, que ce soit en terme de nouvelles organisations collectives, d'innovations agricoles ou extra-agricoles ou, en terme de changements socioculturels. L'orientation vers d'autres activités, la familiarisation avec de nouveaux circuits financiers à usage individuel ou collectif sont autant d'indices désignant le migrant comme un vecteur potentiel de changement socio-économique. De fait, ces évolutions possibles ou ces transformations effectives pourront servir de base à une dynamique de développement dans la mesure où l'évolution des facteurs exogènes soutiendra cette dernière. -239- Conclusion : la relation ville-village, migration ou circulation? Cette étude nous a permis d'entrevoir une modification du comportement socioculturel chez la plupart des migrants, notamment pour les individus dont la durée de migration fut longue. Cette modification entraîne des clivages vis-à-vis des non migrants sur un certain nombre d'éléments socioculturels. L'aptitude du migrant à innover, dans le domaine agricole et extra-agricole, a donc pu être mise en évidence et constitue un potentiel non négligeable pour le développement de la zone. Au regard de ces quelques données, le pouvoir de rétention du monde rural paraît fortement tributaire de la dégradation des conditions du marché du travail en ville. Ainsi, les difficultés d'insertion en ville maintiennent les jeunes au village alors que, comme le rappelle E. Le Bris et A. Quesnel (Le Bris E. et Quesnel A., 1991) « leurs objectifs et leurs stratégies, de plus en plus individuelles, s'inscrivent dans le monde urbain ». Si, comme nous l'avons souligné précédemment, la migration pour une partie importante des migrants (essentiellement ceux qui accepteraient de repartir sans toutefois entamer des démarches actives) s'inscrit dans une stratégie de maintien et de reproduction de l'exploitation ; cette dernière, pour les jeunes (les plus dynamiques au départ), n'est plus qu'un lieu de repli momentané. Ils ne migrent plus dans un mouvement bipolaire sur le long terme mais ils circulent, leurs séjours sont plus courts en raison de la récession. Il y a peut-être une intensification des flux dans les deux sens mais peuton véritablement parler d'un renversement des rôles affectés au couple ville/village : la cité, traditionnel lieu d'attractivité, deviendrait-elle le pôle répulsif au bénéfice du village ? L'essentiel des migrants n'ont pas choisi ce retour ; que ce soit pour des nécessités de succession ou en raison de la récession il s'est imposé à eux ; ils adoptent, pour une grande partie d'entre eux, une attitude attentiste, dans la mesure où la ville ne leur offre pas les garanties suffisantes pour un nouveau départ, cependant la grande majorité n'exclut pas cette éventualité. La migration étant une recherche de mieux être, ils sont en position de repli au village. Malgré tout, cette situation ne les empêche pas de se réinsérer au lieu d'origine. BIBLIOGRAPHIE COURGEAU J., 1983. Méthode de mesure de la mobilité spatiale, Paris, INED DOUNIAS E., 1993. Dynamique et gestion différentielles du système de production à dominante agricole des Mvae du Sud cameroun forestier, Thèse de Biologie végétale tropicale, Université de Montpellier II, 646p -240- Villes du Sud et environnement GUBRY P.et coll, 1996. 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Ces journées étaient organisées par : - la Société d’Écologie Humaine - l’équipe du DEA « Environnement, Temps, Espaces, Sociétés », Université d’Orléans - l’UMR 6578 « Adaptabilité Humaine : Biologie et Culture », CNRS-Université de la Méditerranée, Marseille - le laboratoire Population-Environnement, Université de Provence/Orstom, Marseille - le laboratoire ERMES, Orstom, Orléans Il a bénéficié du soutien financier du département Environnement, Technologies et Société de l’Université de Provence, Marseille Dépôt légal : 4e trimestre 1998 ISBN : 2-9511840-2-6 ISSN : 1284-5590 Tous droits réservés pour tous pays © Éditions de Bergier 476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de Grasse [email protected] VILLES DU SUD ET ENVIRONNEMENT Éditeurs scientifiques Daniel Bley, Jacques Champaud, Patrick Baudot, Bernard Brun, Hélène Pagezy, Nicole Vernazza-Licht 1997 Le terme environnement, popularisé par la conférence de Rio implique toujours une référence a des questions complexes mettant en jeu la durabilité des modes de vie humains. L'expression « environnement urbain » l'illustre bien, en particulier dans les Villes du Sud, pratiquement toutes touchées par un essor démographique considérable. Ce dernier crée ou accentue des problèmes enchevêtrés concernant aussi bien les urbanistes que les médecins, les responsables administratifs que la qualité de vie quotidienne des habitants. Milieu apparemment totalement artificiel, la ville continue à entretenir des rapports étroits avec l'environnement « naturel », que ce soit en raison des risques (géomorphologiques et biologiques), par les échanges avec le milieu rural, ou encore par la persistance - voire le développement - de l'agriculture intra-urbaine. Il n'est jusqu'aux jardins et balcons fleuris qui ne réintroduisent la nature dans la ville. À travers des études de situations locales comme par des réflexions sur les outils et les méthodes, c'est donc dans toute sa diversité et sa complexité que l'ouvrage aborde la question de l'environnement dans les villes du Sud : la première partie traite de la perception et de la gestion de leur environnement par les habitants des villes alors que la seconde partie aborde plutôt les relations que les villes entretiennent avec le milieu rural, en examinant la mobilité des personnes mais aussi de tout un flux de biens matériels. Avec les contributions de : Myriam ARMAND-FARGUES, René-Joly ASSAKO ASSAKO, Serge BAHUCHET, Moïse M. BALLO, Patrick BAUDOT, Daniel BLEY, Ronan BOUDIGOU, Hamid BOUKIR, Bernard BRUN, Georges COMPAORÉ, Jacques CHAMPAUD, Balla DIARRA, Pierre GASSELIN, Marina GOLOUBINOFF, Kornelia IOVEVA-BAILLON, Idrissa KABORÉ, Marie-Jo MENOZZI, Emmanuel NGWE, David NZOUANGO, Hélène PAGEZY, Emmanuelle PHILIPPOT, M a h a m a d o u SALL, Théodore TREFON, Nicole VERNAZZA-LICHT Photo de couverture : Jacques Champaud Photo arrière : Hélène Pagezy ISSN1284-5590 ISBN 2-9511840-2-6