Internet et la culture de la gratuité1
Serge Proulx et Anne Goldenberg
« On assiste à un véritable travail sur les individus et les
mentalités pour susciter la crainte et le respect des règles de
propriété intellectuelle. Au point que la gratuité finit même
par en devenir suspecte. » (Gaëlle Krikorian, 2009)
Plusieurs États, dont la France, cherchent à se doter de lois visant à renforcer la dimension
marchande du Web pour contrer une « culture de la gratuité » particulièrement répandue chez
les internautes aujourd’hui. Mais d'où vient cette idée qu'Internet devrait être gratuit? Une
partie de la réponse réside certainement dans ce qui a constitué la culture propre du réseau
Internet dès ses origines : une forme de crédo libertaire partagé par les universitaires
fondateurs d’Internet qui collaboraient avec les militaires mais aussi, et surtout, par les
premiers hackers qui ont participé activement à l’imagination et la mise en place des
principales applications et des premiers services offerts par le Réseau des réseaux. D’autres
éléments de réponse proviennent du changement de régime des échanges sociaux provoqué
par les usagers d’Internet aujourd’hui : l’importance grandissante des échanges de biens
immatériels fait apparaître les limites du droit de la propriété intellectuelle tel que défini
jusqu’ici lorsqu’il s’applique à l’univers numérique. Cette situation nouvelle appelle l’invention
de pistes alternatives à ces régimes de propriété.
La pensée utopique des précurseurs
Marqués par leur culture d’ingénieurs mais pétris aussi par la pensée humaniste, les
précurseurs d’Internet – tels Vannevar Bush (1945) ou J.C.R. Licklider (1960) – proposent de
connecter en réseau des machines informationnelles, une prouesse technique susceptible de
favoriser l’échange entre utilisateurs et le libre accès à la connaissance. Du point de vue des
usages, c’est l’adoption, en 1969, de la pratique dite du Request For Comment (RFC) au sein
d’un groupe de technologues, qui traduit le mieux les premiers éléments de cette culture de la
liberté et de la gratuité des échanges sur le réseau, et qui deviendra la culture de ceux qui
inventeront Internet. Ce groupe (Network Working Group) qui travaille à la mise au point de
protocoles de communication entre serveurs, adopte en effet le principe de faire appel
systématiquement aux commentaires de tous les chercheurs impliqués et de conserver toutes
leurs remarques et propositions. Ces « appels à commentaires » préfigurent un système de
« documentation ouverte où toute pensée, toute suggestion relatives au logiciel de serveur,
écrites par n'importe qui et sans respecter les règles de l'écriture scientifique, peut être
publiée » (Crocker, 1969). Selon Laurent Chemla (Benamrane et al., 2005), le caractère
ouvert, non hiérarchique et informel des RFC, diffusées à toutes les personnes impliquées dans
le réseau Arpanet (ancêtre d’Internet), visait à encourager la créativité et la communication. La
1
Ce texte est la version de travail d'un chapitre paru dans la revue du Mauss en 2010. Il constitue également une version
augmentée et remaniée d’un article dans l'État du monde 2010 intitulé Internet et l'idéologie de la gratuité.
2
pratique du Request For Comment deviendra rapidement l’outil privilégié de communication
mais aussi le support principal de constitution de la mémoire collective de la communauté
responsable du développement technique du réseau.
Les premiers usages du réseau seront fortement marqués par cette culture de la liberté, de la
gratuité et de l'ouverture aux contributions informelles et décentralisées. L'accès sans entrave à
l'information, sa libre circulation, la propriété publique des infrastructures apparaissent comme
les conditions sine qua non de réalisation de ce projet utopique. L'extension d’Arpanet à
Internet (interconnection de réseaux) – suite à l'invention du protocole TCP/IP – ne menace
pas ce sentiment communautaire informel, les « internautes » se rassemblant d’abord aisément
en groupes d'intérêt à « dimension humaine ». Le réseau de forums de discussion Usenet,
inventé en 1979, crée ensuite un effet de communauté élargie. Les premières communautés en
ligne font valoir un fort sentiment d'appartenance à ces espaces virtuels. Dès 1987, des firmes
développent une première commercialisation de services en ligne : babillards électroniques
(BBS), courriel payant (CompuServe), broadcasting culturel (inspiré du modèle télévisuel) qui
sera un échec commercial. Graduellement, ces services payants se transforment en services
apparemment « gratuits » parce que subventionnés par la publicité. L'apparition de
l'hypertexte, des moteurs de recherche et du World Wide Web dote le réseau de caractéristiques
propres à un média de masse : en 1993, Internet relie 2,5 millions d'ordinateurs. À partir de
1995 – date marquant l’entrée d’Internet dans l’économie de marché – s’affrontent deux visions
du développement des services d’Internet : d’une part, une vision mercantile dans laquelle les
usagers sont définis d’abord comme des clients, consommateurs de biens et services; d’autre
part, une vision citoyenne, voire libertaire, dans laquelle les usagers eux-mêmes jouent un rôle
clé dans la mise en place des applications, services et infrastructures, et la production des
contenus selon une logique contributive. Fait remarquable : dans les deux logiques de
développement, une « culture de la gratuité » se répand fortement.
Les habits idéologiques de la culture du Réseau
Certains des premiers théoriciens du cyberespace (Barlow, 1996; Barbrook, 2001) associent
l’émergence d’Internet à un projet social émancipateur. Ce discours qui liait les nouvelles
technologies à des possibilités d’émancipation sociale – discours issu notamment d’une frange
technophile des contre-cultures nord-américaines, marqué par le pacifisme et l'expérience
hippie, adepte de principes libertaires et communautaires – proposait une critique du mode de
vie dominant sous l’emprise de rapports sociaux marchands. Plusieurs auteurs et artistes
voyaient ainsi dans ces « communautés virtuelles », un espace collectif permettant
d’expérimenter de nouveaux rapports d’échange caractéristiques d'une nouvelle société. Ces
valeurs transparaissent assez naturellement dans les premiers usages du réseau. Elles se
cristallisent au moment où l'État et diverses firmes envisagent la commercialisation d’Internet,
privatisant et contraignant la libre circulation des connaissances et la liberté d'échange et de
collaboration sur le réseau (Barbrook, 2001). La Déclaration d'indépendance du cyberespace
(Barlow, 1996) est emblématique de cette volonté de faire d'Internet un espace d’échanges
sociaux différents, autogérés, accessible librement, indépendant des logiques commerciales ou
étatiques. Signalons que l'auteur de cette Déclaration d’indépendance fut l’un des membres du
groupe rock Grateful Dead qui avait choisi, dès la décennie 1980, d'encourager l'enregistrement
libre de leurs concerts et leur diffusion gratuite (sur cassettes notamment).
Cette culture de la gratuité rencontre certains enjeux caractéristiques des mutations que
3
traversent aujourd’hui les industries de la culture et de la communication. Si un groupe social
apparaît aujourd’hui favorisé par cette culture de la gratuité sur Internet c'est a priori celui des
utilisateurs-consommateurs qui bénéficient gratuitement, par effet de masse et via les
dispositifs d’échange peer to peer (p2p), de biens et services pour lesquels ils devraient
« normalement » payer. Selon certains analystes, ce rapport de force caractérisé par un soidisant «diktat du consommateur roi » conduirait à leur perte les industries culturelles (et dans
le même élan, les auteurs de produits culturels). Ainsi, Pierre Grosjean écrivait, déjà en 2001,
de manière provocatrice : « Fini le temps de l'innocence. Après des années de gratuité quasi
totale de l'information, les internautes vont devoir s'habituer à passer à la caisse ». Selon ce
schéma, les consommateurs seraient considérés responsables de la santé de leur économie et
devraient mieux payer les auteurs pour bénéficier de produits et services dont ils auraient
jusqu’ici bénéficié gratuitement, « par erreur » ou « par vol » (Olivennes, 2007).
La métaphore de la piraterie a été largement utilisée pour décrire l'acte d'utiliser, de
télécharger et de redistribuer des biens informationnels sans respecter le copyright. Les médias
ont utilisé cette image dans le cadre d'un discours moralisateur afin de sensibiliser les
utilisateurs aux risques économiques encourus par les industries du disque, du livre et du
cinéma, et dont l’enjeu concerne l’anéantissement possible des droits et revenus des auteurs et
des intermédiaires. Parallèlement, des acteurs de cette culture se revendiquent de la piraterie,
en lien avec l'imaginaire d'un cyberespace autonome (Sterling, 1998, Bey, 1991, Ludolow,
2001) mais jusqu'à une certaine forme de politisation (Latrive, 2004) Ainsi, eEn Suède, En
2006, des suédois créent le « Parti pirate » se donne pour objectifs de réévaluer le caractère
illégal du téléchargement dans un contexte de défense des libertés individuelles, de réforme
du droit d'auteur en faveur d'une libre circulation de la culture sur Internet. Ce parti s’est
implanté progressivement (50 000 membres à la fin 2009) en se dotant d’un programme élargi
(incluant la protection de la vie privée et de l’anonymat sur Internet) – il constitue aujourd’hui
le troisième parti politique suédois en nombre d’adhérents 2. Depuis décembre 2009, ce parti
compte deux députés au Parlement européen. Les deux députés doivent pratiquer une
rhétorique subtile puisqu’en tant qu’élus, ils ne peuvent inciter les citoyens à commettre des
actes illégaux (téléchargement clandestin) mais ils peuvent quand même « se réjouir » (ce qui
ne serait pas de l’incitation au sens de la loi) du mouvement massif de partage, à l’échelle de
l’Europe, des œuvres culturelles sur Internet (Eudes, 2009). Cette présence politique d’un
caractère nouveau voire provocateur contribuera certainement à susciter à l’échelle
européenne, une politisation des enjeux liés à la propriété intellectuelle et à la libre circulation
des produits culturels via Internet. Déjà, il apparaît que la dernière version de la loi française
Hadopi (loi visant à contrer les pratiques de téléchargement illégal) soit rendue inopérante par
les directives européennes sur les télécommunications : le texte européen exige en effet que
chaque accusé soit présenté devant un juge qui devra l’entendre, ce qui paralyserait totalement
l’application de la loi française.
Les responsables politiques, en Europe et dans le monde, devront faire preuve de plus
d’imagination pour inventer de nouvelles règles juridiques visant à modifier significativement
le régime de la propriété intellectuelle à l’ère du numérique. De nombreuses pistes à
approfondir existent déjà, par exemple :
2
Inspirés par l'initiative suédoise, des partis pirates ont été lancés dans 33 pays. Ces différents partis
coopèrent par le biais du Ppinternationale (http://www.pp-international.net/)
4
•
Distinguer clairement entre un régime des échanges commerciaux (où le copyright
s’appliquerait – peut-être pour une période plus réduite, de l’ordre de cinq à dix ans) et
un régime des échanges privés à but non marchand semblable à ce que les Américains
appellent l’usage loyal – le fair use – ce qui suppose une utilisation privée et limitée du
produit culturel pour des fins précises, par exemple éducatives ou scientifiques.
•
Poursuivre l’usage et la diffusion des licences de type « Creative Commons » qui
accordent le droit de copier le produit pour un usage personnel ou de le diffuser dans
un but non marchand mais limitent, en revanche, les usages commerciaux de ces biens
culturels.
•
Prendre en compte le fait que la numérisation provoque une transformation en
profondeur des supports des produits culturels, ainsi Lawrence Lessig propose de
distinguer entre l’objet R/O (Read Only) et l’objet R/W (Read/Write) qui ouvre vers des
pratiques de création et de « remix » des contenus offerts – ces deux types d’objets
supposant des régimes de protection juridique nettement différenciés (Lessig, 2008 ;
voir aussi Guillaud, 2009).
•
Considérer d’autres modes de rétribution des auteurs et des intermédiaires, telle la
« licence globale » ou ce que Ph. Aigrain appelle la « contribution créative », c’est-à-dire
une proposition de financement des échanges pair à pair sur Internet par le biais d’une
redevance fixe (payée soit par les fournisseurs d’accès, soit directement par les abonnés
au haut débit). Il existe depuis 2003 (avec la première proposition de Fred Loehmann
de l’Electronic Frontier Foundation) une série importante de propositions allant en ce
sens, et dont Ph. Agrain a fait récemment le bilan (Aigrain, 2009).
La recherche de pistes alternatives aux régimes de propriété applicables à l’univers numérique
suppose un renversement radical de perspective :
« Il ne s’agit pas juste de fixer des limites à la propriété intellectuelle, mais de renverser
complètement la perspective. Il faut arrêter de regarder l’immatériel comme quelque
chose qui relève de la propriété. (…) Ce sont les communs qui forment le socle de
l’immatériel. C’est en partant de ce principe-là que, à l’inverse, on peut décliner des
exceptions, accorder des contrôles ou des rétributions dans certains domaines pour
éviter que les créateurs soient privés de revenus ou que les innovations ne voient pas le
jour, faute d’être récompensées par la société. » (Florent Latrive, 2009, p. 336)
L’ambiguïté de la notion de gratuité
La gratuité renvoie à « ce qui est fait ou donné, ce dont on peut profiter sans contrepartie
pécuniaire [...] sans recherche de compensation » (source : Centre national des ressources
textuelles et lexicales). La gratuité rassemblerait trois dimensions constitutives : réalisée avec
un sentiment de plaisir, sans recherche de contrepartie, ce qui est gratuit serait fait sans but
déterminé, constituant une fin en soi; ne cherchant à servir à rien. Or, comme l’ont montré
plusieurs théoriciens du don, la gratuité apparaît essentielle à de nombreux échanges et modes
d'expression. Ainsi, Marcel Hénaff (2002) analyse longuement la relation entre la connaissance
et la gratuité de sa transmission, en montrant le caractère problématique du paiement pour
l'accès à la connaissance. On retrouve ce rapport ambigu dans l'accès à l'art, à la musique, à la
5
littérature : la culture ne serait ni un bien ni une marchandise comme les autres.
Dans la langue anglaise, le mot free est particulièrement chargé d'ambiguïté car il renvoie
simultanément à la liberté et à la gratuité. Les militants du logiciel libre (free software) ont
confronté cette ambiguïté du terme dans une célèbre controverse opposant Richard Stallman
(fondateur de la Free Software Foundation) – pour qui le mot free renvoie d’abord à une
volonté politique de maintenir la liberté d’agir avec le code informatique, ce qui implique d'y
avoir accès librement (et souvent gratuitement) – à Eric S. Raymond (fondateur de l'Open
Source Initiative) qui, voulant éviter toute confusion avec l'idée de gratuité du logiciel, a choisi
de souligner le potentiel commercial de ce mode de développement en mettant de l'avant la
notion d'ouverture du code (open source), écartant par ce fait, la dimension trop politique de
l’idée de liberté. Dans ce contexte, on met l'emphase sur un modèle d'affaires et de production,
et le code source peut-être éventuellement fermé et vendu aux utilisateurs-consommateurs en
fonction des choix commerciaux qui sont faits. En ce qui concerne l'usage de l'informatique, la
culture de la gratuité apparaîtrait sous deux angles différents: d’un côté, la recherche
consumériste de biens et de services au meilleur prix, voire à un prix nul; de l’autre, la
revendication, militante, conscientisée, de rapports sociaux libres et égalitaires et, en
conséquence, la reconnaissance d'une possibilité de contribution citoyenne élargie à la valeur
de ce qui est produit et échangé sur Internet.
Or, les acteurs – même les plus politisés – du logiciel libre ne se définissent pas comme
appartenant exclusivement à un univers non marchand (Mangolte, 2006; Demazière, Horn et
Zune, 2008). Il existe en effet différentes formes de financement du logiciel libre qui ne
s'appuient pas seulement sur l'achat d’une licence libre mais qui supposent des échanges
marchands. C'est dans le cadre d’une économie de service que se constitue ici le mode de
financement du libre : le développement spécifique d'un programme (ou d'une partie de
programme) et le support technique constituent les principales activités financées du domaine
du libre. Ces activités s’apparentent à la logique classique de la première économie de la
gratuité (dont l’origine se situe au début du XXe siècle, selon Chris Anderson) : le produit de
base est donné gratuitement (ou à très bas prix) au consommateur, et ce sont les services liés à
l’utilisation de ce produit de base qui sont rémunérés.
Possibilités du numérique : l’invention de formes nouvelles d’échange culturel
Le modèle d’affaires des industries culturelles semble menacé par les possibilités du numérique
orienté vers un accès libre, illimité – et souvent gratuit – à l'information et aux produits
culturels, en particulier la presse quotidienne et les revues scientifiques (Mahé, 2008), mais
aussi les industries du disque, du livre et du cinéma. Les pratiques bouleversant le plus ces
médias traditionnels concernent le non respect du copyright à travers le téléchargement illégal
de fichiers numériques, les pratiques d'échange de fichiers pair à pair (p2p), le visionnement
de produits audio-visuels en streaming. Une question se pose : quels sont les acteurs réellement
menacés par un tel bouleversement du modèle économique des industries culturelles ? Des
analystes soutiennent que ce sont les auteurs, compositeurs, scénaristes – et donc la création
elle-même – qui sont menacés. Cependant, selon d’autres observateurs, le modèle d’affaires
actuellement dominant dans les industries culturelles – orienté massivement vers le
divertissement et la captation de l’attention des consommateurs autour de best-sellers et de
stars – favoriserait surtout la concentration des gains par quelques transnationales et
profiterait en particulier à un petit nombre d'artistes (Giraud, 2004). À l'inverse, le partage des
6
fichiers pourrait favoriser une grande diversité des produits culturels effectivement diffusés, ce
qui aurait pour conséquence de faire connaître notamment les artistes de la relève qui restent
dans l’ombre du star-système.
Ces pratiques d’échange pourraient également avantager d’autres volets de l'économie de la
création: concerts et spectacles vivants, projections de films dans des lieux indépendants des
grands distributeurs, diffusion d’une gamme plus étendue de produits dérivés. Certaines
entreprises semblent avoir développé de nouveaux modèles d’affaires hybrides fondés
davantage sur le partage et la libre circulation, les biens culturels distribués gratuitement
constituant des produits d’appel pour d’autres biens ou services dispensés par la même firme.
Les biens informationnels ont la particularité d'être des « biens non rivaux », c’est-à-dire que
les coûts de reproduction sont très faibles. Dans une économie d’abondance des biens
immatériels, faire payer pour l'accès à un bien informationnel relèverait de l'artifice
(Gensollen, 1999). Selon le prix Nobel d'économie Paul Krugman (2008), les caractéristiques
propres aux biens informationnels ont bouleversé depuis longtemps les logiques de circulation
et de production de la valeur : l'économie devra s'adapter tôt ou tard. Plusieurs auteurs ont
montré qu’un modèle d’affaires intégrant le gratuit pouvait servir à conquérir des masses
d'utilisateurs pouvant devenir des clients potentiels (Bomsel, 2007; Attali et al., 2008).
Dans un article portant sur la création de valeur sur Internet, Michel Gensollen analyse avec
finesse l'articulation de l’univers marchand et du non marchand sur Internet. Cet économiste
souligne que la gratuité des services est « vendue » depuis longtemps. Après que la vente de
services payants en ligne (courriel, BBS, forums) ait été mise en péril par des équivalents libres
ou communautaires, de nouvelles solutions marchandes ont été rapidement mises en place,
offrant des services gratuits et misant sur la publicité. La gratuité de ce type, la plus courante,
assure ainsi la possibilité d'un financement sans solliciter directement la clientèle. « La partie
hors économie marchande est la raison d'être d'Internet [...] elle en forme le cœur et (…) en
induit indirectement le développement. [...] Les surfers du Net vont de site en site gratuit ;
comme le lecteur d'un journal va d'article en article, en évitant la publicité [...] En quelque
sorte, les sites marchands bénéficient de la présence des sites gratuits, comme dans un journal,
la publicité bénéficie de l'intérêt des articles auprès desquels elle se trouve. » (Gensollen,
1999).
Selon Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, « les coûts sur Internet vont tous dans la
même direction: vers zéro [...]. Il est désormais clair que tout ce que le numérique touche
évolue vers la gratuité » (Anderson, 2008). Il note qu'il existe différents modèles économiques
jouant sur la gratuité, parmi elles : le freemium qui offre une version gratuite au grand public
et une version payante plus sophistiquée pour un petit nombre de professionnels; les crosssubsidies qui permettent à une entreprise d'offrir un produit au dessous du prix normal pour
inciter le client à parcourir les autres produits sur lesquels elle fera du profit. Par ailleurs, des
artistes donnent gratuitement accès à leur musique en ligne de façon à commercialiser des
concerts ou des produits dérivés. Enfin, émerge une « économie du don » s'appuyant sur les
contributions bénévoles d’utilisateurs motivés par le pur plaisir ou l'intérêt personnel pour
créer de la valeur collective comme c'est le cas de l’encyclopédie en ligne Wikipédia ou du site
d'échange Freecycle. Selon Chris Anderson, « la gratuité va devenir la norme, non plus
l’anomalie ». Pour répondre à l'impasse de la gratuité apparemment annonciatrice de la mort
de la culture, Philippe Aigrain, fondateur du collectif citoyen La Quadrature du Net et auteur
d'un livre intitulé Internet & Création (2008) – en écho à la loi Création et Internet votée en
7
France en 2009 pour punir le téléchargement illégal – propose différentes mesures pour
permettre des solutions créatives de rémunération de la contribution (La Quadrature du Net,
2009). Parmi celles-ci : une délimitation claire des échanges autorisés, un revenu garanti par la
contribution financière des abonnés en haut débit, un soutien à la création selon des modes de
gouvernance non bureaucratiques, prenant en compte la protection des données personnelles.
Conclusion
« Du fait de l’existence d’un marché des œuvres musicales,
et de son importance dans les sociétés modernes, on aurait
tendance à penser que l’élément naturel au sein duquel la
musique se déploie devrait être justement ce marché »
(Dana Hilliot, 2005)
Devant l’émergence de formes hybrides liant la gratuité à des approches lucratives, nous
pensons, avec Laurent Chemla, que la dénonciation de l'abus des internautes qui ne paient pas
relèverait d'avantage du mythe puisque, en quelque sorte, le "consommateur" paie déjà, mais
souvent autrement (Desportes, 2007). Il y a lieu de se demander dans quelle mesure la volonté
affichée par certaines firmes de réduire la gratuité de l'accès aux biens et services en ligne ne
masquerait-elle pas une position non seulement commerciales mais également élitiste, tant du
point de vue de la diffusion que de l'accès à la culture.
En s’opposant à ces poussées commerciales, la « culture de la gratuité » ne serait-elle pas une
manière de maintenir vivant le projet des précurseurs d’Internet – c’est-à-dire la mise en place
d’un espace public accessible et défini comme bien commun ? La dissémination sur Internet de
cette « culture de la gratuité » coïnciderait alors avec la diffusion de formes – coopératives et
contributives – de production et de partage des connaissances communes et de diffusion d’une
culture devenue plurielle et publique.
Pour les internautes habitués à utiliser les ressources sociales et technologiques du web, le
rapport entre internet, création et culture de la gratuité ne renvoie pas seulement à un défi,
mais à une pratique et à une réflexion déjà amorcées sur les mutations de la création et de la
diffusion contemporaine. Ils portent à penser que les "holas" actuels émanent d'une certaine
sphère de la production artistique, la plus puissante, certes: celle encadrée par des industries
culturelles. Or cette sphère, qui concentre les capitaux chez une minorité des créateurs,
servirait ses intérêts propres plutôt que de prendre en compte les pratiques d'un nombre
croissant de créateurs et de publics prenant une part active à ce qui se diffuse sur internet.
Ainsi, l'adoption en 2009 de la loi "Création et Internet" (aussi nommée loi HADOPI) qui
étaient justement sensée favoriser la diffusion et la protection de la création sur internet, s'est
surtout fait connaitre pour son conservatisme et ses effets liberticides, en particulier en
sanctionnant le partage de fichiers en pair à pair. En plus des complications financières et
8
techniques liées à l'installation de logiciels espionnant ces pratiques, cette loi a été reçue de
manière particulièrement controversée au regard de l'intrusion dans la vie privée des
internautes. Mais surtout, elle manquait le virage qui est en train de s'établir dans les pratiques
de diffusion culturelle.
Face à ces mesures considérées comme liberticides, des internautes, des chercheurs et des
artistes, se réunissent, militent et s'organisent pour démontrer que les possibilités offertes par
internet sont l'occasion de réfléchir à d'autre formes de diffusion et de rétribution, mais aussi
un autre rapport aux publics, à l'art, à la création, à la culture et à la technique. Revenant à la
racine de la question, certains auteurs et créateurs se demandent dans quelle mesure la culture
de la gratuité relève d'une nouveauté plutôt que de l'extension de rapports sociaux « directs ».
Sur fond de réflexion sur le rapport à l'autre, à la technique, à la connaissance et à la
production artistique, la culture de la gratuité se transforme peu à peu en véritable réflexion
militant pour un retour à la culture du don et de la mise en partage. Ainsi, dans le paysage
français, on pourrait faire mention de quelques initiatives culturelles qui organisent dors et
déjà une forme de relève ou de révolte vis à vis des modèles dominants.
Issue de l'association Musique libre qui milite depuis 2004 en faveur d'une mise en accès de
musique légalement distribuée, le site Dogmazic (http://www.dogmazic.net/) diffuse ainsi en
2010 non loin de 40 000 morceaux créés par près de 4 000 groupes issus du monde entier et
qui ont choisi d’autoriser le public à télécharger leurs créations grâce à des licences libres.
Fondée en 2005 et proche de cette initiative, la maison d'édition InLibroVeritas
(http://www.inlibroveritas.net/) met à disposition un espace de consultation et de publication
d'ouvrages placés sous licences libres ou ouvertes, en commercialisant la vente des copiespapier. Née en 2008, Kassandre (http://www.kassandre.org) réunit les cinéastes qui ont fait le
choix de distribuer leurs créations librement, autorisant et encourageant le public à
télécharger, copier et redistribuer leurs œuvres.
Ces projets fournissent des alternatives aux logiques de mises en marché des créations
artistiques. Il s'y développe des possibilités de diffusion, de circulation et d'expression qui
permettent à des artistes de s'exposer tout en restent à l'abri des créneaux industriels. Les
formes de rémunération y sont souvent mixtes, mais plusieurs stipulent préférer « vivre pour
l'art que de leur art » (Helliot, 2005). Aux côtés des revendications pirates, qui s'appuient sur
la ré-appropriation et la mise en commun de biens dont la propriété privée est considérée
comme illégitime, d'autres initiatives insitent donc les créateurs à se placer d'eux-même dans
une logique non marchande, en faisant valoir un rapport à l'art et au public basé sur la
« gratuité naturelle » des échanges plutôt que sur les « artifices » visant une mise en marché.
Comme le suggère les auteurs du blog potlach.20 (http://potlatch20.net), le Web serait
l'occasion d'une extension des pratiques du don dans un univers en réseau.
Bibliographie
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Bey, Hakim. 1991. « TAZ - The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic
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9
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