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Politiser les souffrances sociales

Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. Politiser les souffrances sociales. Recension : E. Renault, Souffrances sociales. Philosophie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, 2008, 406 p. Le lexique de la souffrance est-il un « anesthésiant » qui édulcore les contradictions de la vie collective ? Conduit-il à la médicalisation ou à la psychologisation de l’existence, condamnant les individus à un état de victimes impuissantes ? La souffrance est revenue en politique alors même que plusieurs théories la prenaient pour le thème central d’une description critique du monde social. Le terme s’est diffusé aussi bien dans l’espace public que dans les sciences sociales. Cela n’a pas manqué de susciter de vifs débats. A quelles conditions est-il possible de politiser des souffrances sociales comme celles qui sont issues du travail ou de la grande précarité, sans les instrumentaliser et en reconnaissant leur singularité ? Prenant cette problématique à bras-le-corps, E. Renault soutient que le fait de donner voix à des souffrances souvent inarticulées, mais délétères, ne conduit pas à l’impuissance et à la dépolitisation. C’est l’inverse : une référence politique à la souffrance peut « sortir des pans entiers de la société de l’invisibilisation en rendant ainsi aux individus concernés la capacité de revendiquer et d’agir collectivement pour transformer les conditions de leur existence » (p.6). L’ouvrage engage un vaste examen des modèles théoriques qui entendent rendre compte de la dimension sociale de la souffrance, que ce soit en sociologie, en psychologie, en économie, en médecine sociale ou encore en anthropologie. Appuyé sur de solides conceptualisations, il constituera une référence fondamentale dans le débat contemporain sur les souffrances sociales. Des obstacles aux saisies de la souffrance L’auteur commence par identifier les « obstacles » qui s’opposent à une appréhension théorique et politique des souffrances sociales – des souffrances dont les causes sont sociales, dont il est donc possible d’imputer la genèse et l’aggravation à des agents abusant injustement de leur pouvoir. Les obstacles théoriques (épistémologiques) tiennent au fait que la souffrance, difficile à définir et problématiser, met en cause les découpages disciplinaires entre psychologie et sociologie, souvent caractérisées par une forme d’unilatéralité. Comme E. Renault le montre en détails à partir des œuvres de Durkheim et de Freud, le terme de souffrance sociale est un « défi lancé à la sociologie et à la psychologie par leurs frontières 1 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. communes ». La psychologie théorise avec difficulté les conditions sociales des atteintes subjectives qu’elle étudie ; symétriquement, la sociologie est démunie pour appréhender la souffrance comme affect. De fait, l’expérience de la souffrance est « l’une des formes de l’imbrication des puissances sociales et psychiques de l’expérience ». Son appréhension appelle « un décentrement sociologique de la psychologie et un décentrement psychologique de la sociologie » (p.55). Mais les obstacles sont aussi politiques, dans le sens où les soupçons ne manquent pas pour déceler dans le discours de la souffrance un acte de plainte ou un usage politique de la pitié qui aboutissent finalement à désamorcer tout son potentiel critique et subversif. Une des forces du livre est de nouer constamment les versants théoriques et politiques du débat, que l’auteur tient à juste titre pour indivisibles. E. Renault soutient que les manières habituelles de récuser la question de la souffrance sociale, par exemple la réduisant à une pure construction discursive (versant culturaliste) ou en dénonçant le schème victimaire (versant foucaldien), esquivent un vrai problème et aboutissent finalement à des formes de déni. Ce qui revient pour les sciences sociales à « prolonger dans leur discours le silence de l’espace public politique sur l’expérience des dominés et des démunis (…) » (p.25). Politiser le psychologique Or, plutôt qu’à une psychologisation de l’existence, l’usage critique du terme de souffrance peut conduire à politiser le psychologique. C’est ce que s’attache à montrer E. Renault tout au long de son ouvrage. Il faut pour cela introduire des distinctions conceptuelles, qui ont aussi une fonction politique. Le travail du critique consiste d’abord à reconnaître ce qui relève de la « douleur d’exister » inhérente à la condition humaine, avec ce qu’elle comporte inéluctablement d’entraves et de deuils – ce qu’E. Renault nomme la souffrance normale – et ce qui relève de souffrances anormales, contre lesquelles il faut lutter parce qu’elles sapent « le type de rapport à soi et au monde sans lequel la vie perd valeur et qualité ». « Politiser le psychologique », c’est aussi donner à la réflexion une épaisseur historique. Celle-ci permet de montrer que, contrairement à certaines idées reçues, la notion de souffrance appartient à un langage politique ancien, celui de la modernité politique. Elle a été un socle de l’essor du mouvement ouvrier, en étroite conjonction à la découverte de la question sociale, dans des récits polémiques employés pour énoncer et dénoncer l’insupportable. E. Renault le montre par deux exemples historiques : la révolte des piquets en Haïti (insurrection en 1844), dans laquelle les paysans s’auto-désignent « armée souffrante » ; L’écho de la fabrique (premier journal ouvrier fondé en 1831 à Lyon) dans lequel le langage de la souffrance apparaît comme un ressort essentiel du socialisme des origines. Ainsi l’usage politique de la souffrance ne mène pas 2 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. nécessairement à une « politique de la pitié », au sens d’H. Arendt. Diverses luttes sociales menées au nom de souffrances insupportables ont sorti de l’invisibilité des expériences de domination et de pauvreté, tout en réactivant les idéaux démocratiques d’égalité, de reconnaissance, d’émancipation, ou de justice. Le vocabulaire de la souffrance a permis de dénoncer la « production massive de situations d’insatisfaction extrême des besoins » dans la modernité capitaliste. Aujourd’hui, il garde toute sa pertinence pour identifier et dénoncer les processus d’extrême précarité et les formes de contraintes subjectives au travail que continue de générer le capitalisme contemporain. Des terrains et des conceptualisations La thématique de la souffrance a fait l’objet d’une « validation institutionnelle » sur différentes scènes, et E. Renault reconnaît leur importance lorsqu’il analyse trois types de saisies institutionnelles de souffrances sociales. La psychiatrie publique est désormais confrontée à diverses formes de souffrances qu’elle interprète dans le sens d’un « trouble de la subjectivité » et non plus dans celui d’un « absentement total à soi ». Le travail social fait face à des situations de grande désaffiliation, synonymes d’extrême précarisation vitale et sociale. Enfin, la clinique du travail entend rendre compte et prendre en charge de nouvelles pathologies issues des formes d’organisation postfordistes. Dans tous les cas, la thématisation du psychique permet de faire apparaître des facteurs sociaux occultés par des approches concurrentes. Validation institutionnelle, donc, au sens où la référence à la souffrance permet aux professionnels de l’intervention d’orienter leur action – ou de « tenir », vaille que vaille, en ajustant leurs dispositifs à des situations particulièrement délétères. Mais aussi champ renouvelé de tensions pratiques et de controverses théoriques. Dès leurs origines, les sciences humaines avaient été confrontées à la question et elles y avaient répondu de façon très contrastée – et insatisfaisante selon E. Renault. Dans un chapitre d’une grande densité théorique, il analyse quatre paradigmes de pathologie sociale qu’on pourrait qualifier de classiques, mais qui, selon lui, continuent à définir les coordonnées des réflexions contemporaines sur la souffrance sociale : l’économie politique, la médecine sociale, la sociologie durkheimienne et la métapsychologie freudienne. Cependant, aucun de ces paradigmes n’a pleinement réussi à élaborer une théorie de la souffrance sociale en rattachant les causes des souffrances psychiques à « l’organisation générale d’une formation sociale déterminée » (p.270). Pour la période contemporaine, les conceptualisations de la souffrance sociale ont relancé les controverses analytiques. Certaines insistent la norme d’autonomie, avec son cortège de contraintes – responsabilisation personnelle, obligation de choisir dans des carrefours 3 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. d’opportunité, incitation à devenir l’entrepreneur de sa vie. D’autres mettent au contraire en avant la perte des repères et l’affaiblissement des cadres symboliques, qui génèrent une société narcissique tout en laissant l’individu désemparé quant aux les processus d’identification et de structuration psychique. Selon E. Renault, ces explications souffrent de défauts symétriques et il faut leur préférer les analyses qui portent sur les transformations structurelles induites par le néolibéralisme : celles-là seules expliquent selon lui les souffrances sociales contemporaines par « l’insertion dans des relations de domination et par l’affaiblissement des protections institutionnelles, des appartenances et des relations de reconnaissance qui constituent les appuis intersubjectifs de l’existence » (p.196). Un style de critique sociale en débat avec la clinique Cela amène E. Renault à proposer une conceptualisation complexe de la souffrance, tout en défendant un certain « style » de critique sociale. La théorisation qu’il propose noue de multiples fils analytiques. Elle vise une intégration du biographique et du social dans une approche dynamique de la souffrance. Partant du socle des « besoins du moi » (entendu en un sens tout à fait général), dont la nonsatisfaction définit selon lui la souffrance, il soutient l’idée que les facteurs de souffrance peuvent être à la fois « positifs » et « négatifs » : les facteurs positifs produisent la souffrance à travers traumatismes et oppressions, mais il peut exister également des facteurs négatifs au sens où c’est alors le défaut de certains supports sociaux qui suscite la souffrance. La tâche de la critique consiste à produire une théorie des pathologies sociales attentive aussi bien aux facteurs positifs que négatifs de la souffrance, dans ses différents contenus et degrés. Le chapitre où il dessine les « contours » de sa conceptualisation amène E. Renault à une discussion critique avec la clinique du travail et avec la clinique de la grande pécarité – ses deux principales sources d’inspiration – dans lesquelles la dimension sociale de la souffrance apparaît en quelque sorte selon des schèmes inversés : alors que la souffrance au travail prend place dans un univers saturé de règles et de prescriptions techniques, la souffrance psychique propre à la grande précarité se caractérise d’abord par les effets d’une désocialisation (« perte des objets sociaux », « fragilité des liens ») (p.352). E. Renault souligne que la clinique du travail a fourni les éléments d’une critique des pathologies sociales du travail. Elle propose une théorie de l’action qui rend compte du rapport entre les modalités d’investissement psychique dans son propre corps et son activité, la lutte contre la souffrance et les nouvelles conditions de travail : les relations de subordination et de domination, la conjonction d’une pression subjective accrue et de nouvelles contraintes physiques, la multiplication des injonctions contradictoires… 4 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. Evoquant les désaccords entre la psychodynamique du travail et la clinique de l’activité, E. Renault estime qu’il est nécessaire de rapporter l’action humaine à la fois au dynamisme pulsionnel des sujets et à leur activité déontique. Selon lui, l’analyse psychodynamique du travail met en lumière les « facteurs » biographiques, contextuels et structurels des souffrances issues du travail et en ce sens, elle permet d’articuler les deux bouts de la chaîne – la constitution psychique du sujet et les processus sociaux de domination. Cependant, il conteste la thèse de la centralité psychique du travail soutenue par C. Dejours et P. Molinier (j’évoquerai dans le point suivant d’autres critiques qu’il adresse à l’analyse psychodynamique du travail). Selon lui, l’importance des enjeux psychiques du travail ne doit pas empêcher de reconnaître que d’autres activités produisent ou empêchent des « effets de subjectivation assez profonds pour remanier les structures psychiques » (p.349). Il est nécessaire par exemple de considérer les effets des dénis de reconnaissance (dans le cas du racisme et du colonialisme) et les effets spécifiques des déformations de l’environnement hors travail. C’est aussi ce qui amène E. Renault à prendre appui sur la clinique de la grande précarité – situations sociales extrêmes des individus vivant dans la rue – pour thématiser à nouveau des troubles psychiques dont la dimension sociale, fondamentale, ne peut être réduite à une absence de travail. Cette longue discussion, saisissante par la gravité des situations qu’elle expose, amène l’auteur à insister sur les atteintes subjectives catastrophiques que produit la vie dans la rue : en particulier, la disparition de l’image de soi quand l’absence de reconnaissance prend la forme de l’invisibilité, « l’exclusion » de sa propre subjectivité et l’anesthésie pour ne pas souffrir l’intolérable, les atteintes traumatiques sous forme de violence, qui ne manquent pas de provoquer des effets en retour sur les intervenants. Pour E. Renault, établir le « tableau clinique » de la grande précarité, ou celui de la souffrance au travail, c’est finalement soutenir un certain « style » de critique sociale, que le dernier chapitre de l’ouvrage s’emploie à préciser. E. Renault opte pour un style de critique qui ne présuppose ni identification préalable de maux sociaux par des mouvements existants, ni subjectivité politique constituée ; une critique qu’il dit « dénuée de ses garants cognitifs et pratiques », dans laquelle la subjectivité politique apparaît comme un problème à résoudre plutôt que comme une donnée fondatrice (p.371). La fonction critique est alors celle d’un porte-parole qui rend publiquement visibles des souffrances qui avaient été condamnées au déni d’existence. Un porte-parole qui dénonce toutes les pratiques d’usurpation de « porte-parole institutionnels » ; qui démonte les justifications reposant sur nos identifications spontanées au monde tel qu’il est ; qui 5 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. désamorce les obstacles empêchant certains sujets d’accéder à une position d’énonciation de leur souffrance et de développer une capacité de revendication politique. Cette proposition ne peut qu’intéresser la clinique du travail, dans le sens où celle-ci est directement engagée dans la production « d’effets de subjectivation » spécifiques – mais il reste à mettre ses propres visées en perspective avec ce que l’auteur appelle une « subjectivité politique ». Deux questions transversales L’ampleur des thèses discutées et la diversité des éclairages successifs font de cet ouvrage rigoureux, dense et parfois difficile, une référence majeure en matière de discussions sur les souffrances sociales. Elles ouvrent également de nombreuses questions que les chercheurs et les intervenants en clinique du travail pourront reprendre à leur compte. Je voudrais évoquer ici deux questions transversales, parmi bien d’autres qui continueront à alimenter débats scientifiques et confrontations politiques et cliniques. La première concerne le problème du normal et du pathologique. En s’inspirant de l’approche d’A. Honneth, E. Renault entend défendre l’idée de « pathologies sociales » comme socle d’une relance de la critique sociale. Il soutient qu’une critique peut porter ses fruits lorsqu’elle identifie des pathologies sociales en articulant un diagnostic, une étiologie et une thérapeutique sociales. Ces pathologies doivent elles-mêmes être distinguées de la souffrance « normale » au sens où, constitutive de la condition humaine, celle-ci définit une composante inévitable de l’existence. Selon E. Renault, ce point est décisif pour la critique sociale. Elle doit porter sur des souffrances anormales, qu’elles soient des troubles pathologiques dont l’étiologie inclut divers facteurs sociaux, ou des atteintes non pathologiques « assez sévères pour pouvoir être prises en compte dans une définition négative de la santé mentale (souffrance extrême, incapacitante, invalidante, aliénante, etc.) » (p.45). Tout en reconnaissant la nécessité d’une distinction de ce genre, on peut néanmoins s’interroger. Le souci d’identifier une souffrance pathologique comme telle ne conduit-il pas à se reposer sur l’expertise psycho-médicale pour identifier les contours de cette pathologie ? La souffrance pathologique n’est-elle pas alors comprise sous la forme d’une entité nosographique qui n’est pas elle-même questionnée ? On peut trouver des indices de ce parti-pris lorsqu’E. Renault assimile la souffrance non pathologique à celle qui n’est pas associée à une maladie répertoriée (p.206), ou lorsqu’il emprunte au lexique psychologique pour parler de la déstabilisation qui peut « faire surgir des formes de souffrance sévère (décompensée) ou pathologique (psychose) » (p.328). La souffrance dite pathologique risque de se voir conférer la nature d’un état caractérisé dans les termes de l’expertise psycho-médicale. 6 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. E. Renault conteste l’idée que la souffrance serait une et qu’elle pourrait connaître des destins différents, vers la sublimation ou vers la décompensation psychiatrique ou somatique. Il vaut mieux selon lui parler des souffrances, normales, pathogènes et pathologiques. De même, il récuse la thèse (inspirée de M. Henry) d’une affectivité originaire, posant la souffrance comme une structure ontologique fondamentale, thèse insuffisante à ses yeux pour rendre compte de la dynamique de transformation de la souffrance. On pourra débattre de ces points. Mais il serait justement dommage d’arrêter l’effort critique devant un roc de « souffrances pathologiques » qui, faute d’être questionnées dans leur constitution nosographique, ne constitueraient plus un point d’appui solide pour la critique sociale (p.381). Même si elles sont aujourd’hui en recul, les mises en question de la pensée psychiatrique l’ont amplement montré, de même que les expériences alternatives à la médicalisation de la folie : la pathologie mentale (la folie) peut être le lieu d’une analyse radicale et la base d’une « micro-politique » s’étendant jusqu’à une critique du capitalisme. Soutenir la relativité du normal et du pathologique est sans doute une des visées les plus radicales de la clinique. L’usage des termes de vulnérabilité, de fragilité et de souffrance sont constitutifs d’une interprétation conjonctive de l’être humain (j’emprunte cette expression à J.L. Genard1) : l’homme est à la fois libre et déterminé, autonome et fragile, situé dans l’entre-deux du normal et du pathologique, de l’activité et de la passivité. Si la critique sociale doit identifier des souffrances inévitables et des souffrances insupportables (et faire porter ses efforts sur ces dernières), elle peut aussi mettre en cause toutes les figures réifiantes de « pathologies » qui empêchent l’émergence de ce qu’il y a de vivant dans la souffrance, subjectivement et politiquement. La deuxième interrogation porte plus spécifiquement sur la dynamique même de la politisation des souffrances sociales. E. Renault défend une position du critique social comme porte-parole de souffrances jusqu’alors inaudibles dans l’espace public – des souffrances qui ont parfois même fait l’objet d’un travail actif d’invisibilisation. C’est un thème constant du livre, qui est en même temps une réponse aux critiques du thème de la souffrance en politique. Le discours de la souffrance ne conduit pas à la victimisation ni au ressentiment, ce sont plutôt le silence et l’incapacité à exprimer (publiquement) la souffrance qui condamnent à l’impuissance, activant des mécanismes de déni délétères. En outre, l’invisibilisation sociale de la souffrance contribue à la renforcer. Se faire porte-parole de souffrances invisibilisées, c’est offrir des ressources langagières là où la parole même a été rendue inaccessible par la souffrance redoublée de la domination sociale (p.27). J.L. Genard, « Une réflexion sur l’anthropologie de la fragilité, de la vulnérabilité et de la souffrance », à paraître dans un ouvrage collectif sous la direction de J. Cultiaux et T. Périlleux. 1 7 Paru dans: Travailler. Revue Internationale de Psychopathologie et de Psychodynamique du Travail, n°21, 2009 : pp. 131-139. Ce point permet de relancer la discussion avec la clinique du travail. Les analyses de C. Dejours insistent sur l’invisibilité de la vie psychique du travail. La souffrance ne se voit pas, dans l’activité de travail, le plaisir ou la sublimation sont invisibles. C’est d’ailleurs un des socles de la critique de l’évaluation dans ses formes contemporaines, chaque fois que celle-ci s’organise sur la fiction d’une transparence du travail. A cette invisibilité essentielle du travail, E. Renault ajoute une dimension politique : celle d’un procès actif d’invisibilisation, produit notamment par le libéralisme politique, qui suscite des effets de mystification en passant l’insupportable sous silence. Parler de souffrance d’origine sociale, c’est alors « tenter d’introduire dans l’espace public politique des problèmes politiques généralement invisibilisés, et que des mouvements sociaux ne parviennent pas à imposer à la discussion collective » (p.150). « Mise au jour signifie ainsi à la fois mise en visibilité des problèmes sociaux déniés ou euphémisés par le discours politique ordinaire et légitimation du droit à en faire des objets à part entière des délibérations politiques » (p.377). Reste que les opérations de « mise en visibilité publique » des souffrances soulèvent des questions cliniques et des tensions pratiques qu’il faut encore articuler. E. Renault évoque quelques-uns des obstacles à la politisation lorsqu’il note par exemple que la reconnaissance publique de la souffrance ne constitue jamais le vecteur principal d’un processus de deuil : au contraire, elle peut « constituer un obstacle face à la réparation psychique que les victimes tentent [parfois] d’obtenir du silence et de l’oubli ». Le porteparole s’expose ainsi à la « contradiction de la logique du deuil et celle de la critique sociale » et il doit renoncer à l’idéal d’une expression parfaitement adéquate de la souffrance (p.35-36). Mais quel est le prix d’un tel « renoncement » ? Comment traiter pratiquement la tension entre le processus de deuil et la logique de la critique ? A l’inverse, par quelles voies le fait de « jouer sur les ressorts à la fois cognitifs et affectifs de la critique » peut-il amener le porte-parole à « induire de nouveaux rapports à sa propre souffrance et à celle d’autrui » (p.379) ? Il serait injuste de dire que l’ouvrage d’E. Renault méconnaît ces questions. Mais pour discuter plus étroitement les relations complexes entre clinique et critique, leurs tensions pourraient être explorées de plus près. Je pense notamment à l’obligation de généraliser des situations singulières pour les politiser. La critique sociale réduit l’expérience s’adresse à des interlocuteurs qui dans l’espace public politique, exigent une description objective et falsifiable d’expériences éminemment intimes. Comment la critique sociale peut-elle s’articuler à une visée thérapeutique ? Quelles sont les potentialités subjectives qu’elle peut libérer, ou qu’elle risque au contraire entraver ? L’ouvrage d’E. Renault invite à renouveler l’approche de ces problèmes. Proposant un impressionnant parcours dans les théories de la souffrance et leurs critiques, il intéressera tous ceux qui s’emploient à nouer des liens entre travail clinique et critique sociale. 8