Neohelicon XXXV (2008) 2, 7–11
DOI: 10.1007/s11059-008-4001-y
JÁNOS RIESZ – VÉRONIQUE PORRA
POSTCOLONIAL STUDIES / ETUDES FRANCOPHONES
– INTRODUCTION
Le deux domaines cités dans le titre de notre dossier, Postcolonial Studies et Études Francophones, ont en commun de se rapporter aux littératures et cultures de deux
anciens empires coloniaux et d’étudier celles-ci dans leur rapport aux métropoles respectives et dans leur développement après la fin de la période coloniale.
Cependant, le nom même trahit déjà les orientations différentes prises par chacun
de ces deux domaines : les Postcolonial Studies, développées dans les pays anglophones, mettent l’accent sur un passé colonial commun, qui, historiquement, est certes
achevé, mais est vu dans la dynamique qu’il continue de déterminer au delà de la période coloniale ; les études francophones font, elles, référence à l’élément commun, la
langue française, qui s’est maintenue au-delà de la période coloniale et qui continue
d’être le dénominateur commun entre des littératures d’Europe, d’Afrique, de
l’Océan indien et des deux Amériques et maintient un réseau culturel et institutionnel
avec l’ancienne métropole.
La création du terme de Francophonie est attribuée au géographe Onésime Reclus
(1837–1916), dont les travaux portaient essentiellement sur l’espace colonial. Il a défendu la doctrine française de l’assimilation contre ses détracteurs qui considéraient
que le système de l’« indirect rule » était plus efficace et mieux adapté, et s’est engagé
en faveur d’une politique linguistique offensive et expansive, en particulier en
Afrique. Par la suite, le concept tomba longtemps dans l’oubli, avant d’être réactivé
au début des années 1960 – en particulier grâce à la publication du numéro spécial de
la revue Esprit intitulé « Le français langue vivante » en novembre 1962 – et de devenir de nouveau le point de cristallisation d’une discussion qui, dans les décennies qui
suivront, ne cessera de gagner en intensité et acquérra un statut institutionnel au travers des études francophones. On voit déjà paraître, dans les années 1960 les premiers
ouvrages faisant figurer le terme de Francophonie dans leur titre : La Francophonie
en marche de H. de Montera (1966), La Francophonie en péril de G. Tougas (1967) et
Riesz, János, em. Prof. Universität Bayreuth, Romanistik / Institut für Afrikastudien. Pers. Adresse:
Simon-Knoll-Platz 2, D-81669 München, Deutschland; E-mail:
[email protected] – Porra,
Véronique, Romanisches Seminar, Johannes Gutenberg-Universität, Philosophicum.
Jakob-Welder-Weg 18, D-55099 Mainz, Deutschland; E-mail:
[email protected]
0324–4652/$20.00
© 2008 Akadémiai Kiadó, Budapest
Akadémiai Kiadó, Budapest
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le premier panorama des littératures francophones : La Francophonie d’Auguste
Viatte (1969).1
Le concept de postcolonialism semble avoir été employé pour la première fois au
début des années 1970 dans des discussions de la gauche marxiste autour des processus de décolonisation du Pakistan et du Bangladesh. Les Postcolonial Studies comme
discipline académique furent établies dans des départements d’anglais de certaines
universités américaines, dans la lignée des Cultural Studies et sous l’influence de la
critique culturelle et scientifique poststructuraliste et féministe à partir des années
1980. Les problématiques étudiées portaient sur les aspects du contact de cultures, la
représentation et l’interprétation de l’Autre, le rapport entre les structures de pouvoir
politiques et les représentations et formations discursives qui en découlaient.
Le concept de postcolonialism et les Postcolonial Studies qui s’y rapportent sont
tout à la fois utilisés dans une acception historique étroite et dans une acception théorico-méthodologique plus large. Tantôt il se rapporte à la littérature et à la pratique
culturelle depuis la fin de l’époque coloniale moderne, de l’Indépendance de l’Inde en
1947 à la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud au début des années 1990 ; tantôt, dans une acception plus large, celle adoptée par les éditeurs du Post-Colonial-Studies Reader2 : « it is best used to designate the totality of practices, in all their rich diversity, wich characterize the societies of the post-colonial world from the moment of
colonization to the present day ». Cette conception élargie intègre au domaine d’étude
des Postcolonial Studies non seulement l’ensemble des littératures européennes et
des littératures en langues européennes depuis l’ère des découvertes, mais aussi l’ensemble de l’histoire littéraire qui précède le colonialisme européen – comprise
comme « continuing process of resistance and reconstruction » – de l’Odyssée d’Homère et de l’histoire des Argonautes aux effets les plus éloignés (globaux) de phénomènes coloniaux dans les littératures « ethniques » transmises par la tradition orale
des peuples jadis colonisés.
Une définition aussi élargie du Postcolonialism, dont l’ancrage interdisciplinaire
intègre aussi l’histoire et la géographie, l’anthropologie et la sociologie, la politique
et l’économie, court le risque de perdre de vue son objet spécifique d’étude et d’inventorier sous le nom de Postcolonialism tout phénomène de lutte de pouvoir, d’oppression politique et d’exploitation économique, de préjudice social, d’exclusion et
de marginalisation. Il s’expose ainsi à un postulat de totalité qui ne recouvrirait pas
moins que l’ensemble de la création littéraire et culturelle et remplacerait des
concepts antérieurs comme les études de littérature mondiale ou de littérature géné1
2
Sur les débuts de la « Francophonie » et ses antécédents dans l’histoire coloniale, cf. les deux articles de János Riesz : « Francophonie » – Überlegungen zur Geschichte ihrer Anfänge und der
Narration ihrer frühen Entwicklung », in : Grenzgänge – Beiträge zu einer modernen Romanistik, 10e année, 2003, 19, p. 100–129 ; et « Die Erfindung der ’Frankophonie’ – Koloniales Erbe
und globale Perspektiven im Widerstreit », in : Faber, Richard (ed.). Imperialismus in Geschichte und Gegenwart. Würzburg : Königshausen & Neumann, 2005, p. 223–237.
Edité par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin. Londres et New York : Routledge (2e edition 2006).
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rale et comparée. Les 19 unités thématiques du Post-Colonial-Studies Reader précédemment évoqué, qui réunissent 121 textes théoriques et critiques représentatifs, se
lisent comme les chapitres d’une encyclopédie moderne des sciences littéraires et culturelles : l’introduction théorique est suivie d’unités présentées comme les « major issues and debates in the field of postcolonial literary studies » : Universality and Difference – Representation an Resistance – Nationalism – Hybridity – Indigeneity – Race
– Feminism – Language – The Body and Performance – History – Place – Education –
Production and Consumption – Diaspora – Globalization – Environment – The Sacred.
Le fil rouge qui parcourt de façon plus ou moins explicite ces ensembles thématiques, est un modèle dialectique de thèse et d’antithèse, d’oppression et de résistance,
d’adaptation et de refus, d’imitation et de subversion, compris comme le résultat
d’hybridations et de mélanges linguistiques / discursifs / génériques d’une infinie diversité. Les Postcolonial Studies remettent en cause les identités clairement délimitées et l’idée de pureté, et mettent au contraire l’accent sur toutes les formes de métissage et de dépassement des frontières, vont même jusqu’à remettre en cause la
frontière entre soi-même et l’Autre.
Face à un concept de Postcolonialism aussi vaste et aux contours aussi insaisissables, il semble souhaitable de s’assurer de la base critique, du développement historique de la notion et de la critique qu’elle suscite. On s’accorde pour considérer
comme textes fondateurs Orientalism d’Edward Said (1978), Palestinien ayant exercé son activité d’enseignant aux Etats-Unis et les « Subaltern Studies », fondées par la
spécialiste indienne des études culturelles Gayatri Chakravorty Spivak, à partir de la
question « Can the Subaltern Speak ? » (1994), qui trouve successivement une réponse négative et une réponse positive. L’« Orientalism », défini par Said comme un
système de représentation et de savoir étendu et cohérent, qui – si l’on ne respecte pas
la rigueur scientifique – se laisse mettre au service de doctrines ethnocentriques, racistes et colonialistes, est abordé de façon critique par Homi Bhabha, qui l’étudie sous
l’angle psychanalytique et se sert de la déconstruction de Derrida pour en souligner
les cassures et les incohérences. La situation interculturelle de contact comme espace
de traduction y apparaît alors hautement problématique :
« It is recognizably true that the chain of stereotypical signification is curiously mixed and
split, polymorphous and perverse, an articulation of multiple belief. The black is both savage
(cannibal) and yet the most obedient and dignified of servants (the bearer of food) ; he is the
embodiment of rampant sexuality and yet innocent and a child ; he is mystical, primitive,
simple-minded and yet the most worldly and accomplished liar, and manipulator of social forces. In each case what is being dramatized is a separation – between races, cultures, histories
within histories – a separation between before and after that repeats obsessively the mythical
moments of disjunction. »3
De telles contradictions peuvent être attribuées à la structure épistémologique de
base de l’interprétation de l’Autre, conformément au paradoxe inhérent à chaque her3
Bhabha, Homi. The Location of Culture. Londres et New York : Routledge, 1994, p. 82.
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méneutique culturelle : pour que l’Autre puisse être seulement représenté, il faut que
cette démarche se fasse avec les moyens que l’on connaît. Une confrontation manichéenne et procédant par exclusion entre soi-même et l’Autre n’est alors plus possible. Le champ du colonialisme et ses discours ont toujours été déterminés par des
phénomènes tels que l’imprécision, les ambivalences, les apories, les sujets fragmentés. Pendant plus de 800 ans, à côté de la confrontation antagoniste entre Europe /
Occident et Orient, on a pratiqué aussi un modèle de cohabitation pacifique entre musulmans et chrétiens sur la base de relations commerciales et d’échanges d’idées,
comme en témoignent des textes tels que le Novellino du moyen-âge italien ou le
West-Östlicher Diwan de Goethe, et comme l’a illustré récemment une grande exposition sur « Venice and the Islamic World » au Metropolitan Museum de New York.
Un autre texte fondamental pour les Postcolonial Studies est le volume édité en
1989 par des critiques australiens, Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, sous
le titre (qui s’inspire d’une citation de Rushdie) The Empire Writes Back : Theory and
Practice in Post-Colonial Literatures. Y sont définies dès le départ comme « postcoloniales » les littératures qui ont émergé dans les anciennes colonies européennes (pas
seulement après les indépendances) et dont l’évolution peut être périodisée en plusieurs phases de « writing back » : de l’acceptation inconditionnelle de la puissance
coloniale à l’anticolonialisme radical en passant par divers degrés de distanciation, de
contradiction, de critique du colonialisme. Les « classiques » francophones du combat anticolonial (et donc, de fait, « postcolonial ») et les discours correspondants qui
ont été développés dans ce domaine depuis les années 1950 ont aussi leur place dans
cette perspective : le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950), Peau
Noire, masques blancs (1952) et Les damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur d’Albert Memmi (1957). Une
lecture « postcoloniale » est aussi profitable aux textes pionniers de la Négritude, en
particulier aux poèmes et essais de Léopold Sédar Senghor : une telle approche leur
confère une nouvelle actualité et permet de les faire sortir des querelles et affrontements « franco-francophones ».
Si l’on compare les Postcolonial Studies du monde anglo-saxon aux études francophones des universités françaises ou francophones, les premières paraissent procéder d’une démarche globale et d’une vision polycentrique, alors que les littératures
des anciennes colonies françaises sont toujours très orientées vers la France et plus
particulièrement Paris, que ce soit pour des raisons inhérentes à la pratique littéraire,
pour des raisons qui relèvent de leur institution ou beaucoup plus trivialement pour
des questions d’infrastructures. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle un
nombre croissant d’auteurs se distancient du concept de « francophonie » et – dans la
lignée des Postcolonial Studies – essaient de définir voire de prendre leur place au
sein d’une « littérature-monde », non sans mal et non sans certaines contradictions générées entre autres par les différences historiques propres aux deux espaces.4 Dans la
perspective de la discipline (« traditionnelle ») qu’est la littérature comparée, les
Postcolonial Studies – qui se servent pour cela des acquis du postmodernisme – met4
Cf. Le Bris, Michel et Rouaud, Jean (dir.). Pour une littérature-monde. Paris : Gallimard, 2007.
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tent l’accent sur le polycentrisme de la « Weltliteratur » moderne, et luttent en même
temps pour le dépassement d’un canon centré sur l’Europe et de toutes les aspirations
hégémoniques d’un système de valeurs esthétiques et critiques « occidental ». Ceci
entraîne une remise en question non seulement des identités transmises mais aussi des
images de l’Autre hiérarchiquement structurées et fixées. La question de la différence
doit alors être posée de nouveau, cette fois de façon non essentialiste et non fondamentaliste.
Les neuf articles que nous présentons ici ont pour but de donner une impression de
la polymorphie des Postcolonial Studies et des Études francophones, de leurs spécificités et de témoigner de la productivité persistante des deux directions. Yves Clavaron et Jean-Marc Moura présentent Études francophones et Postcolonial Studies dans
ce qui fait leur différence – méthodes d’approche et différences historiques –, tout en
s’interrogeant sur la complémentarité des démarches et la possibilité d’en conjuguer
les acquis. Nicole Waller étudie, à partir d’un exemple tiré de la littérature des USA,
le cas particulier d’une nation (et de sa culture / littérature) qui, historiquement,
comme colonie et comme métropole, a successivement fait l’expérience des deux positions de la relation postcoloniale. Klaus Benesch et Mita Banerjee posent la question de l’importance de la « race » dans le discours postcolonial littéraire et scientifique. Les contributions de Mita Banerjee et Thorsten Schüller se rejoignent en ceci
qu’elles abordent toutes deux la question des conséquences à long terme des événements de septembre 2001. A n’en pas douter l’attentat meurtrier contre les tours jumelles le 11 septembre 2001 a entraîné un déplacement du système de références des
Postcolonial Studies et des Études francophones, ce qui nécessite un recadrage. Nous
sommes peut-être là en présence du signe le plus manifeste du passage historique aux
Globalization Studies. Alfonso de Toro présente, au travers de l’étude de son aspect
d’hybridation, continue et irréversible, l’une des plus vastes régions de la « Francophonie » actuelle, le Maghreb, multiculturel et polyglotte. Les essais d’Alain Ricard
et de Xavier Garnier, qui sont tous deux issus d’un projet de recherche ayant porté sur
le roman en langues africaines,5 font un gros plan sur un domaine de la postcolonie littéraire dont les représentants des Postcolonial Studies et ceux des études francophones font volontiers l’économie. Nous espérons qu’avec la présentation de ces neuf essais, nous aurons contribué à faire avancer la discussion entre représentants des Postcolonial Studies et des Études francophones et aurons aidé à lui donner une nouvelle
impulsion.
5
Garnier, Xavier et Ricard, Alain (dir.). L’effet roman. Arrivée du roman dans les langues
d’Afrique. Paris : L’Harmattan, 2007.