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Réduire l’étrangeté

Hommes & migrations

Réduire l’étrangeté : interactions entre installés arabes et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth Loubna Dimachki, Nicolas Puig To cite this version: Loubna Dimachki, Nicolas Puig. Réduire l’étrangeté : interactions entre installés arabes et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth. Hommes & migrations, Musée de l’histoire de l’immigration 2017. ฀hal-02083650฀ HAL Id: hal-02083650 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02083650 Submitted on 11 Apr 2019 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Un étal de vente de produits asiatiques sur le marché de Sabra (Beyrouth). Photo Nicolas Puig, 2016. © Nicolas Puig. hommes & migrations n° 1319 - 29 RÉDUIRE L’ÉTRANGETÉ INTERACTIONS ENTRE INSTALLÉS ARABES ET MIGRANTS ASIATIQUES SUR UN MARCHÉ DE BEYROUTH Par LOUBNA DIMACHKI, linguiste au CSLC (Centre des Sciences du Langage et de la Communication), Université libanaise, Beyrouth, et NICOLAS PUIG, anthropologue à l’IRD, unité de recherche Migrations et Société (URMIS), universités Paris-Diderot, Nice Sophia-Antipolis, IRD et CNRS. Dans le marché de Sabra à Beyrouth, les interactions entre les migrants originaires du Bangladesh et la population locale entretiennent un jeu ténu mais déterminant de catégories d’appartenance. L’étude des transactions commerciales entre des clients palestiniens, syriens ou libanais et les commerçants bangladais met en relief la labilité de la distribution des rôles d’étrangers et de locaux dans une situation de communication interculturelle. Pour autant, s’il est possible de se mettre à la place de l’autre et, pour le migrant, d’acquérir quelque reconnaissance en informant ses interlocuteurs ; ces derniers peuvent à tout instant le renvoyer à la précarité de sa condition. Le marché de Sabra, attenant au camp de réfugiés palestiniens de Chatila à Beyrouth, regroupe tous les dimanches des installés « locaux » arabes composés en majorité de Palestiniens, de Libanais, de Syriens présents de longue date, et d’outsiders « étrangers » migrants du Bangladesh. Ces derniers introduisent leurs propres activités sociables et commerciales dans ce lieu saturé, matériellement et symboliquement, qui représente une centralité politique palestinienne en déclin. Les migrants vendent des produits asiatiques (légumes, poissons de rivières, épices, produits d’hygiène et de beauté, etc.) disposés sur des tables en plastiques ou à même le sol, dans les emballages en plastiques dans lesquels ils sont acheminés. Ils s’insèrent dans les intervalles du marché, voire en colonisent certaines parties, avec la bénédiction des placeurs et des marchands locaux qui en tirent quelques revenus, non sans provoquer une certaine irritation des autres vendeurs arabes. 1. Erving Goffman, Façons de parler, Paris, éd. de Minuit, 1987, p. 140. Les nouveaux arrivants sont perçus sous le signe de l’étrangeté. Celle-ci est médiatisée par un ensemble d’attributs attachés aux Bangladais appréhendés par les perceptions sensorielles (l’apparence, le son de la langue, la couleur de la peau). Cette étrangeté se cristallise également dans les produits commercialisés par les migrants. Un marchand palestinien le signale laconiquement : « Ils ont leurs propres produits, nous on ne les connaît pas. » Mais en vertu même de leurs propriétés, les marchandises sont susceptibles de provoquer des interactions entre les locaux arabes et les migrants asiatiques fondées sur une certaine reconnaissance de ces derniers. Des « rencontres sociales » s’instaurent régulièrement dans les différentes parties du marché lors desquelles les « participants maintiennent une certaine absorption1 » autour de petites discussions publiques et de demandes d’informations. Différentes figures de la rencontre questionnent alors l’inégalité entre les différents acteurs du 30 - Réfugiés et migrants au Liban marché. L’asymétrie des positions entre installés et migrants est confirmée, mais aussi suspendue et parfois inversée dans le cours des interactions. Car, dans ces rencontres, les acteurs adoptent des comportements qui modifient, voire permutent les positions, et, en conséquence, les catégories qui identifient autrui et soi-même ; ce qui pose la question de la circulation de ces catégories en lien avec les performances identitaires des personnes engagées dans l’interaction. La description de certaines de ces figures de la rencontre entre migrants bangladais, systématiquement perçus comme des étrangers non arabes, et les locaux, « installés », est l’objet de cet article. Nous chercherons à montrer comment les différentes catégories2 auxquelles appartiennent les participants changent au cours de l’interaction et comment ils explicitent ces catégories par leur action et comportement. Ce processus de catégorisation contribue parfois comme nous allons le montrer à des repositionnements des participants que l’on peut considérer comme des « positionnements identitaires3 ». Cette identité est façonnée, revendiquée, modifiée et se construit tout au long de l’interaction, elle repose « sur la double dynamique du rassemblement autour du “même” et de la différenciation d’avec l’“autre” 4 ». Plusieurs formules de l’échange seront analysées dans les lignes qui suivent. L’échange social tout d’abord fixe le cadre de l’accord temporaire et de l’attention conjointe, puis le passage en revue des produits d’un marchand bengalais par une libanaise montre l’inversion des catégories étranger/local, inversion que l’on retrouve dans une interaction autour d’un étrange légume. Une dernière formule de la rencontre que l’on peut qualifier de « rappel à l’ordre » souligne la fragilité et le caractère transitoire des retournements de catégories, la réduction de l’étrangeté ne suffisant pas à renverser durablement les inégalités de statut. Les données d’un échange social L’analyse repose sur une situation d’échange interculturel proprement dit, une interaction exolingue dans laquelle les participants ne partagent pas la même langue maternelle : « locuteur natif » et locuteur caractérisé comme « non-natif ». L’interaction exolingue est par définition marquée par une asymétrie des compétences linguistiques entre les interlocuteurs, asymétrie qui prolonge celle liée aux statuts et à la légitimité de la présence. Dans les différents extraits présentés, les clients passent d’une catégorie à l’autre : de la catégorie locale de locuteurs natifs vers celle d’« étranger », sans changer de langue mais en adoptant un comportement interactionnel spécifique. Le corpus est constitué de trois interactions mettant aux prises des locaux et des migrants, prélevées dans la vie bouillonnante d’un marché devenu une centralité commerciale et migrante à la fois5. Le matériel consiste en un enregistrement audio6 et un enregistrement vidéo7 in situ d’échanges autour des produits vendus par les marchands du Bangladesh. 2. Sur ces questions, voir Harvey Sacks, « An initial investigation of the usability of conversation materials for doing sociology », in David N. Sudnow (dir.), Sudies in Social Interaction, New York, Free Press, 1972, pp. 31-74 ; Lectures on Conversation (2 vols), ed. by G. Jefferson, with an introduction of Emmanuel A. Schegloff, Oxford, Blackwell, 1992 [1964-1972]. 3. Véronique Traverso, « Positionnements identitaires multiples dans une réunion plurilingue : traces dans l’interaction et effet structurants », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick Renaud (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, pp. 67-85. 4. Lucas Greco, Lorenza Mondada, « Identité en interaction : une approche multidimensionnelle », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick Renaud (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 7. 5. Le matériel est extrait de données issues d’une enquête de plusieurs années (2012-2016) conduite par une petite équipe (Hoda Kassatly pour la photo, Nicolas Puig pour les enregistrements sonores et Michel Tabet pour la vidéo) dont l’objectif est de rendre compte de l’expérience sensorielle et relationnelle des acteurs du marché de Sabra à partir de séquences de diverses natures. Voir Hoda Kassatly, Nicolas Puig, Michel Tabet, « Le marché de Sabra à Beyrouth par l’image et le son. Retour sur une enquête intensive », in Revue européenne des migrations internationales, n° 3 et 4, 2016, pp. 37-68. 6. Corolla (enregistrement au micro binaural, durée : 2’22’’), décrit un échange autour du concombre amer, un légume très apprécié des habitants du sous-continent indien (Inde, Sri Lanka et Bangladesh) qui est le moins transposable au goût local. C’est un légume cher, amer et difficile d’usage, mais cette caractéristique permet de passer du temps à en expliquer les caractéristiques et la façon de le préparer. L’intégralité de l’enregistrement est déposée sur le site SoundCloud : https://soundcloud.com/sabra-sonore/corollamp3320kbps. Entrer « Sabra Sonore Soundcloud » puis sélectionner « Korolla (concombre amer) ». 7. La vidéo Curry-vidéo décrit l’approche de clientes libanaises qui s’informent des produits vendus par un marchand bangladais. Elle est visible à cette adresse : https://archive.org/details/CurryVideoSABRA2015. Entrer « curry video sabra 2015 ». hommes & migrations n° 1319 - 31 Ces deux documents constituent du point de vue de l’approche linguistique un « corpus de situation naturelle » (natural occuring data). Le premier élément à noter, avant même l’analyse de l’interaction en elle-même, consiste dans l’accomplissement de l’échange social qui suppose une certaine égalité des participants à partir du moment où ils s’engagent et adoptent, ou tentent de le faire, une ligne d’action cohérente8. Dans l’éventail des réactions face à la présence des migrants asiatiques, l’existence d’une interaction forme déjà une acceptation de l’univers de l’autre dès lors que les acteurs en respectent les exigences communicationnelles et rituelles9, quitte à les inventer dans le contexte de la communication exolingue. À l’opposé du spectre, on trouvera les réactions racistes dont le discours de rejet des migrants dans l’animalité est l’expression la plus extrême. Dans l’espace du marché, bien souvent, les conversations se nouent directement sur le motif de l’interaction, en général une demande relative à un achat, sans « parenthèses rituelles », telles que « salutations et adieux, qui établissent et terminent l’implication conjointe10 ». Les deux échanges dont nous rendons compte s’ouvrent par une question d’un et d’une installé-e arabe adressée à deux marchands bangladais : « C’est quoi ça ? » et « Du piment, tu as du piment ? ». En toute logique, les observations effectuées sur le marché ont permis de montrer que les parenthèses rituelles sont d’autant plus développées que les acteurs sont proches. Quand ils se connaissent déjà, la transaction est précédée d’un échange d’information sur les situations réciproques (cas des habitués). Si un pair est reconnu (arabe), les salutations11 typiques des civilités en cours à Beyrouth sont échangées. Avec les migrants, en revanche, il n’y a pas de règles établies. Eux-mêmes ne saluent pas nécessairement les marchands arabes, se contentant de demander en première approche le prix des produits, alors qu’il est bien souvent affiché. Cette requête ne lasse pas d’irriter les installés. Pourtant, on peut faire l’hypothèse qu’elle fait office de parenthèse rituelle pour les migrants qui s’orientent dans le marché et ses situations sociales avec les ressources dont ils disposent. Les migrants sont également en situation de vendeurs, et certains locaux, de plus en plus nombreux, s’intéressent aux marchandises exotiques des Bangladais qui sont désormais présents sur le marché depuis plusieurs années12. Les interactions que nous présentons ci-dessous s’insèrent dans ce contexte. Le passage de la catégorie d’appartenance « local » à celle d’« étranger » Dans l’extrait 1 une cliente libanaise (CL-F) s’arrête devant un stand de produits asiatiques tenu par un locuteur non natif, bangladais (VE-H) pour acheter du piment. Mais, assez rapidement, son attention est tournée vers d’autres produits. La cliente est attirée par les produits exposés et pouvant être considérés comme « exotiques ». À travers elle, nous assistons à un passage de la catégorie de « local » à celle d’« étranger », à partir de laquelle elle « agit en étrangère ». Ce passage se manifeste par la multiplication et la répétition d’activités qui recadrent sa position. Ces activités viennent confirmer la catégorie choisie, Sacks parle de category-bound activities13. La cliente qui a choisi de jouer à l’étrangère valide cette catégorie par les activités qui lui sont entre autre attribuées. Dans ce cas-là, l’affichage de la méconnaissance des produits « venus d’ailleurs » exposés est ratifié par une succession de questions sur ces derniers. On assiste à une inversion des rôles, la cliente se prête au 8. Isaac Joseph, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998, p. 51. 9. Erving Goffman, op. cit., p. 23. 10. Ibid., p. 140. 11. Voir à ce sujet Neijete Hmed, « Analyse comparative des interactions. Le cas de trois commerces : français, tunisien et francomaghrebin », thèse de doctorat en sciences du langage, université Lumière Lyon-2, 2003 ; Loubna Dimachki, « L’analyse des interactions de commerce en France et au Liban : une perspective comparative interculturelle », thèse de doctorat en sciences du langage, université Lumière Lyon-2, 2004. 12. Il s’agit de simple client/consommateur/chaland, nous ne faisons pas référence ici aux placeurs du marché et aux bouchers locaux qui taxent les migrants en échange d’un bout de trottoir où disposer leur marchandise (voir l’article d’Assaf Dahdah dans ce numéro). 13. Voir Emanuel A. Schegloff, « A tutorial on membership categorization », in Journal of Pragmatics, n° 39, 2007, pp. 462-482. 32 - Réfugiés et migrants au Liban jeu de l’étrangère et le vendeur à celui de maître des lieux14. Mondada souligne que « les catégorisations possibles d’une personne sont donc non seulement multiples, mais peuvent changer successivement au fil de la séquence interactionnelle, ou bien se confronter polémiquement ou conflictuellement15 ». Ce passage d’une catégorie à une autre est particulièrement lié au contexte et aux activités qui structurent et organisent le déroulement de l’interaction. La cliente paraît prendre plaisir à la découverte des produits étrangers, porteurs d’une saveur exotique. Un certain nombre de ces produits exposés ne lui sont pas complètement inconnus, mais elle cherche à rester dans cette bulle et à conserver, ne serait-ce pour un laps de temps, ce glissement vers le statut d’« étranger ». Elle fait durer la situation, multipliant les questions sur les différents produits exposés sur le stand. Ces questions sont formulées pour la plupart soit par « c’est pourquoi faire ? » ou par une demande de confirmation adressée au vendeur sur son interprétation du produit qu’elle tient en main. Et, à chaque fois, elle accompagne la découverte de la marchandise par un acte non verbal, geste de la main, acte de sentir le produit pour valider la compréhension de la réponse donnée par le vendeur et afficher toujours son rôle d’étrangère. Elle se laisse même emporter par les propositions faites par le vendeur (ligne 1). La réalisation répétitive de ces activités se fait en trois étapes non systématiquement ordonnées : la question sur le produit ; la validation gestuelle (sentir, se toucher les cheveux, le visage, etc.) qui accompagne dans certains cas la parole et parfois la devance ou la suit ; l’observation et le toucher du produit. Nous avons essayé de mettre au clair dans l’extrait 1 cette réalisation répétitive par la cliente à la vue de chaque nouveau produit. Extrait 1_Curry 1 2 3 4 5 (00:04)) 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 VE-H CL-F VE-H CL-F VE-H c’est du curry ((lui montre le paquet de curry)) curry \ ((prend le paquet le regarde, le sent et le regarde encore)) c’est du curry ((garde le paquet)) poivre y’a pas de poivre non CL-F IN-H ((se baisse et prend un légume)) {à} combien est la botte ceux-là ((voix forte)) celui-là16 deux mille ((klaxon d’une voiture)) ((regardant IN-F)) deux mille oui ((en prenant un flacon d’huile)) c’est de l’huile n’est-ce pas ((mettant la main sur sa tête)) pour les cheveux \ ((regardant le produit)) ((en pointant du doigt sur le produit)) oui huile cheveux ((prenant un nouveau produit)) {à} combien celle-ci ((le regarde)) celui la cinq mille ((en caressant son visage des deux côtés comme si elle se mettait de la crème)) {c’est} celui-là pour le visage n’est-ce pas ((en hochant la tête)) oui oui ((se caressant le visage des deux côtés comme si elle se mettait de la crème)) (0.3) c’est du riz ((prenant le sac de riz)) c’est du riz spécial(‘picial) ((regardant le vendeur et tenant le sac de riz entre les mains)) ((faisant signe de la tête pour marquer l’incompréhension)) du riz (‘picial) ((retournant le sac de riz et le regardant)) CL-F IN-H CL-F VE-H CL-F VE-H CL-F VE-H CL-F CL-F VE-H CL-F CL-F VE-H CL1-F 14. Il répond donc patiemment aux questions de la cliente, ce qui est généralement le cas dans cette figure récurrente de l’interaction, même s’il peut arriver que le migrant-vendeur décline la proposition d’inversion des catégories, et coupe court pour se concentrer sur une transaction avec un compatriote. 15. Lorenza Mondada, « L’accomplissement de l’étrangéité dans et par l’interaction : procédures de catégorisation des locuteurs », in Langages, n° 134, 1999, p. 30. 16. Nous avons repris dans la traduction les mêmes « erreurs » de langue commises par les locuteurs non-natifs en arabe. hommes & migrations n° 1319 - 33 Conventions de transcription Nous avons utilisé les conventions de transcription ICOR, dont une version développée est consultable à l’adresse : http://icar.univ-lyon2.fr/projets/corinte/ [] chevauchement (.) micro-pause (1.8) pause ? participant non identifié xxx inaudible /\ intonation montante/ descendante\ : allongement partroncation = latching °well° voix basse exTRA syllabe saillante & continuation d’un même tour ((en riant)) commentaire lou le pseudonyme en petit caractère indique que la ligne concerne la description d’actions Nous avons fait une traduction par ligne. Nous avons reproduit les indications prosodiques de l’original dans la traduction afin de faciliter le repérage des correspondances. Les éléments ajoutés dans la traduction pour faciliter la compréhension mais absents de l’original sont entre accolades {}. Les questions et les gestes sur le produit Un nouveau produit est proposé par le vendeur ligne 1 : c’est du curry. En ligne 2, la cliente répète le nom du produit sous la forme d’une question ; « curry ? » En ligne 11 la cliente prend un nouveau produit « c’est de l’huile n’est-ce pas ? Pour les cheveux ? » (ligne 12). En ligne 17 après avoir pris un nouveau produit, la cliente demande au vendeur si c’est bien un produit pour le visage : c’est pour le visage n’est-ce pas ? Même le riz devient un produit nouveau, « exotique » en ligne 20 ; « c’est du riz ? » L’attribution d’un caractère exotique du riz apparait par l’emploi de « ‘picial » (ligne 21) et l’insistance en ligne 24. Le vendeur entre dans le jeu proposé par la cliente, pour reprendre le langage de l’analyse conversationnelle, il répond par une stratégie de « facilitation » aux « sollicitations » de la cliente. Nous pouvons penser que la cliente reconnaît parfois les produits exposés puisqu’à chaque fois la réponse affirmative du vendeur vient confirmer sa question. Mais, malgré tout, elle insiste en posant des questions sur les produits comme si elle les voyait pour la première fois ou tout simplement pour essayer d’en deviner la nature. Ceci nous pousse à croire qu’elle se plaît dans ce petit jeu, puisqu’il lui permet de garder son statut d’« étrangère » et de profiter de cette notion d’étrangeté. La fréquence de la gestualité dans ce petit extrait est assez marquante. Comme nous l’avons souligné, il s’agit d’une interaction exolingue. Mais, là encore, nous allons observer une inversion identique de rôles entre les locuteurs et l’appropriation par la cliente de la catégorie d’« étrangère », perceptible à travers l’accentuation de la gestualité et son exagération pour se faire comprendre. En ligne 2, CL-F répète le nom du produit curry ? Puis le sent (le prend le regarde le sens et le regarde encore). Encore une fois la cliente veut prendre connaissance du nouveau produit qu’elle a entre les mains, elle découvre (image 1). Image 1. CL-F sens le paquet de curry. Ligne 12, tout en posant des questions sur le produit, la cliente accompagne sa parole par un geste de la main pour bien, préciser qu’il s’agit d’un produit pour les cheveux. La cliente étant voilée, on ne voit pas ces cheveux, mais elle porte sa main sur son voile (image 2). 34 - Réfugiés et migrants au Liban Lignes 16-17, ((en caressant son visage des deux côtés comme si elle se mettait de la crème)), CL-F commence par le geste de passer sa main sur son visage des deux côtés, comme si elle s’appliquait de la crème (image 3) avant même de demander au vendeur de quoi il s’agit. En ligne 20, elle répète exactement le même geste (image 4) réalisé en lignes 16-17 après avoir eu confirmation du vendeur qu’il s’agit bien d’une crème pour le visage. Mais cette fois-ci ce geste n’est accompagné d’aucun acte verbal. La série d’images 5 à 9 permet de mieux appréhender comment la cliente observe les produits. Elle a touché à tous les produits qui l’intéressaient. Image 5, CL-F regarde le paquet de curry après l’avoir senti. Sur l’image 6, elle regarde l’huile pour les cheveux, sur la 7, la crème pour le visage. Les deux dernières images (8 et 9) montrent que même le riz est observé soigneusement, le paquet tourné et regardé des deux côtés. Un étrange légume Un deuxième cas de figure illustre parfaitement le même passage d’une catégorie vers une autre, un glissement de la catégorie du « local » et/ou « installé » vers celle d’« étranger ». L’extrait qui suit décrit bien cette situation. Le client (CL1) est intrigué par un légume exposé qu’il n’a jamais vu. L’interaction débute en ligne 1 par cette question (c’est quoi ce truc), le locuteur exprime sa curiosité et son ignorance sur le légume présenté. Tout comme l’extrait 1, il entre dans cette catégorie de l’« étranger » et construit toute son interaction dans ce sens-là, ligne 4 (vous le cuisinez c’est-à-dire). On observe un échange des rôles entre les participants, le « local » devient « étranger » et vice versa. Le vendeur (VEN) adopte la catégorie du « local » et construit lui aussi son interaction dans ce sens en étalant ses connaissances et ses conseils concernant le produit vendu, comme un local pourrait le faire face à un étranger. Il se lance dans une explication sur le légume (ligne 7), l’élaboration de la recette (ligne 13), les bienfaits du légume (ligne 9) et son savoir sur sa provenance et son utilisation (ligne 11). Nous pouvons penser que cette inversion des catégories entre les « locaux » et les « étrangers » permet, d’une part, de réduire la distance qui peut exister entre eux et, d’autre part, de rééquilibrer ces écarts pour conserver une harmonie dans cette « étrangeté ». Extrait 2_Corolla 1 2 (0.7) 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 CL1 c’est quoi ce truc {ça} VEN CL1 VEN CL1 VEN ça {vient} du Bengladesh ça oui (.) vous le cuisinez c’est-à-dire mais {regarde} c’est amer oui {quoi} c’est amer (.) {on fait avec} parce qu’il fait avec des pommes de terres des {petits pois} PITIS POIS =hm= mais c’est bon (.) {pour le} corps bon (inaud.) {ils le font comme} petits pois CL1 VEN le fait {le} mange c’est bon mais {pas seulement au} pas Bengladesh {ils le} ça mange CL1 avec pommes de terre / (.) et viande/ VEN non non pas {besoin} de viandes (.) huile et oignons un peu d’ail mets {de l’huile} (.) c’est (.) fin fin fais-le petit et {tu le fais avec} avec des pommes de terres tu lui fais et {on/tu} il mange avec du pain etc. tu vois comment/ mais ça {c’est} amer (.) amer ça pour {le} corps bon si {on/tu} il mange (.) c’est amer hommes & migrations n° 1319 - 35 Image 2. CL-F porte sa main sur sa tête. Image 6. CL-F regardant l’huile pour cheveux. Image 3. CL-F se caressant le visage. Image 7. CL-F regardant la crème pour visage. Image 4. CL-F se caressant le visage. Image 8. CL-F regardant le riz. Image 5. CL-F regardant le curry. Image 9. CL-F regardant le riz. 36 - Réfugiés et migrants au Liban Un rappel à l’ordre vers la catégorie « étranger » Extrait 4_Curry 1 2 Extrait 3_Pas si mal 1 CL2-F 2 VE-H 3 CL2-F ((s’adressant à quelqu’un et en pointant le vendeur)) ils plantent et vendent ici ((s’adressant à quelqu’un après avoir regardé des produits dans un sac)) [douze pas si mal {que ça} ((petit rire)) (.) L’extrait 3 montre distinctement l’identification des participants à travers les deux catégories que nous avons appelées « local » et « étranger ». Cette identification se réalise comme nous l’avons explicité cidessous par les pratiques de catégorisations qui structurent leurs activités. Contrairement à l’extrait 1, on observe dans cet extrait un maintien et une revendication même des participants de leur statut et leur appartenance à la catégorie de « local » vs celle d’« étrangers ». La cliente cherche délibérément à faire ressortir cette différence entre « nous » et « eux ». Le marquage d’une appartenance à deux catégories différentes est doublement signalé ; verbalement et gestuellement. En ligne 1, c’est en pointant du doigt le vendeur bangladais que la cliente, CL2-F, produit son commentaire « ils plantent et vendent ici » puis, en ligne 3 « ils ne sont pas si mal “que ça” », le petit rire en fin de phrase marque le caractère « positif » d’un tel énoncé. CL2-F sous-entend que les migrants sont en train de bien se débrouiller. 3 4 CL2-F ((au caméraman en lui montrant le produit et en rigolant)) ne serait-ce CL2-F ((à VE-H)) ne serait-ce des {produits} illicites celui-ci ((en reposant le produit)) fais attention oui (0.2) celui-ci xx je l’ai {apporté/ acheté} ((en prenant une autre bouteille bleue)) {c’est} du shampoing pour les cheveux celui-là Dans ce quatrième extrait, le statut de « local » donne des droits, par rapport à celui d’« étranger », qui peuvent être invoqués par un rappel à l’ordre même s’il apparaît sous la forme de plaisanterie. Ils permettent de mettre en relief le statut de local, propriétaire de ses droits vs celui d’« étranger ». En parlant d’un produit, CL2-F demande ligne 2 au vendeur s’il ne s’agit pas de produits illicites. Et elle continue en ligne 3 avec l’emploi d’un « fais attention oui » assez ambigu. L’expression est porteuse en même temps d’une connotation menaçante interprété par « ne nous ramène pas des produits illicites ; gare à toi » mais aussi d’une connotation qui peut être protectrice « fais attention à ce que tu ramènes ça peut être dangereux ». S’agit-il d’une attitude bienveillante ou plutôt condescendante ? La réponse à cette question n’est pas évidente car les deux attitudes entrent dans la même logique de catégorisation, puisant dans les ressources linguistiques appropriées. Nous sommes face à deux catégories bien marquées – celle de « local » et d’« étranger » – aux relations ambiguës : « Tu es étranger, je te fais part des règles, je te protège », mais aussi « tu es étranger, je te rappelle les règles, gare à toi ». Conclusion Image 10. CL2-F pointant du doigt le vendeur bangladais. Sabra est un espace saturé et convoité où, comme le note dans ce même numéro Assaf Dahdah, les « interactions peuvent se dérouler sur le ton de l’ironie, mais également être synonyme de brutalité et d’humiliation », quand elles mettent aux prises les placeurs du marché avec les migrants bangladais. Le rappel hommes & migrations n° 1319 - 37 à l’ordre de l’étranger présenté plus haut constitue une forme euphémisée de cette dureté et témoigne de la position tout à fait précaire des vendeurs du Bangladesh sur le marché. Il n’en demeure pas moins que la capacité d’inversion des rôles entre les participants opérée par le passage d’une catégorie à une autre témoigne à tout le moins d’une « compétence de catégorisation17 » que les acteurs du marché partagent au-delà de la diversité linguistique, culturelle et de l’inégalité des statuts. Une compétence partagée qui s’éprouve dans le cours d’activités qui réunissent locaux et migrants dans des échanges sociaux. Et, finalement, le passage d’une catégorie à l’autre constitue le moyen d’un rapprochement entre les participants : l’inversion des rôles implique l’adoption de la catégorie de l’autre, ce qui entraîne la réduction de l’étrangeté dont il est porteur. Ce caractère processuel de la relation et de l’identité performée dans l’action nuance l’inégalité des positions qui séparent les installés des outsiders migrants et infléchit voire inverse la hiérarchie des relations le temps d’une interaction. Il reste à savoir si la multiplication et la répétition dans le temps de ces interactions sont susceptibles d’entraîner des effets plus structurants à l’échelle de la société libanaise. ❚ 17. Lorenza Mondada, « La compétence de catégorisation : procédés situés de catégorisation des ressources linguistiques », in Pierre Martinez, Simona Pekarek Doehler (dir.), La notion de contact de langues en didactique, Paris, ENS Editions, 2000, p. 103. Vol de pigeons apprivoisés dans le ciel de Sabra (Beyrouth). Photo Nicolas Puig, 2016. © Nicolas Puig.