Réduire l’étrangeté : interactions entre installés arabes
et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth
Loubna Dimachki, Nicolas Puig
To cite this version:
Loubna Dimachki, Nicolas Puig. Réduire l’étrangeté : interactions entre installés arabes et migrants
asiatiques sur un marché de Beyrouth. Hommes & migrations, Musée de l’histoire de l’immigration
2017. hal-02083650
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Un étal de vente de produits asiatiques sur le marché de Sabra (Beyrouth). Photo Nicolas Puig, 2016. © Nicolas Puig.
hommes & migrations n° 1319 - 29
RÉDUIRE L’ÉTRANGETÉ
INTERACTIONS ENTRE INSTALLÉS ARABES ET MIGRANTS
ASIATIQUES SUR UN MARCHÉ DE BEYROUTH
Par LOUBNA DIMACHKI, linguiste au CSLC (Centre des Sciences du Langage et de la
Communication), Université libanaise, Beyrouth, et NICOLAS PUIG, anthropologue à l’IRD, unité
de recherche Migrations et Société (URMIS), universités Paris-Diderot, Nice Sophia-Antipolis, IRD
et CNRS.
Dans le marché de Sabra à Beyrouth, les interactions entre les
migrants originaires du Bangladesh et la population locale
entretiennent un jeu ténu mais déterminant de catégories
d’appartenance. L’étude des transactions commerciales entre
des clients palestiniens, syriens ou libanais et les commerçants
bangladais met en relief la labilité de la distribution des rôles
d’étrangers et de locaux dans une situation de communication
interculturelle. Pour autant, s’il est possible de se mettre à la
place de l’autre et, pour le migrant, d’acquérir quelque
reconnaissance en informant ses interlocuteurs ; ces derniers
peuvent à tout instant le renvoyer à la précarité de sa condition.
Le marché de Sabra, attenant au camp de réfugiés
palestiniens de Chatila à Beyrouth, regroupe tous
les dimanches des installés « locaux » arabes composés en majorité de Palestiniens, de Libanais, de
Syriens présents de longue date, et d’outsiders
« étrangers » migrants du Bangladesh. Ces derniers
introduisent leurs propres activités sociables et
commerciales dans ce lieu saturé, matériellement
et symboliquement, qui représente une centralité
politique palestinienne en déclin. Les migrants
vendent des produits asiatiques (légumes, poissons
de rivières, épices, produits d’hygiène et de beauté,
etc.) disposés sur des tables en plastiques ou à
même le sol, dans les emballages en plastiques dans
lesquels ils sont acheminés. Ils s’insèrent dans les
intervalles du marché, voire en colonisent certaines
parties, avec la bénédiction des placeurs et des marchands locaux qui en tirent quelques revenus, non
sans provoquer une certaine irritation des autres
vendeurs arabes.
1. Erving Goffman, Façons de parler, Paris, éd. de Minuit, 1987, p. 140.
Les nouveaux arrivants sont perçus sous le signe de
l’étrangeté. Celle-ci est médiatisée par un ensemble
d’attributs attachés aux Bangladais appréhendés
par les perceptions sensorielles (l’apparence, le son
de la langue, la couleur de la peau). Cette étrangeté
se cristallise également dans les produits commercialisés par les migrants. Un marchand palestinien
le signale laconiquement : « Ils ont leurs propres produits, nous on ne les connaît pas. » Mais en vertu
même de leurs propriétés, les marchandises sont
susceptibles de provoquer des interactions entre les
locaux arabes et les migrants asiatiques fondées sur
une certaine reconnaissance de ces derniers. Des
« rencontres sociales » s’instaurent régulièrement
dans les différentes parties du marché lors desquelles les « participants maintiennent une certaine
absorption1 » autour de petites discussions
publiques et de demandes d’informations.
Différentes figures de la rencontre questionnent
alors l’inégalité entre les différents acteurs du
30 - Réfugiés et migrants au Liban
marché. L’asymétrie des positions entre installés et
migrants est confirmée, mais aussi suspendue et
parfois inversée dans le cours des interactions. Car,
dans ces rencontres, les acteurs adoptent des comportements qui modifient, voire permutent les
positions, et, en conséquence, les catégories qui
identifient autrui et soi-même ; ce qui pose la question de la circulation de ces catégories en lien avec
les performances identitaires des personnes engagées dans l’interaction.
La description de certaines de ces figures de la rencontre entre migrants bangladais, systématiquement perçus comme des étrangers non arabes, et les
locaux, « installés », est l’objet de cet article. Nous
chercherons à montrer comment les différentes catégories2 auxquelles appartiennent les participants
changent au cours de l’interaction et comment ils
explicitent ces catégories par leur action et comportement. Ce processus de catégorisation contribue
parfois comme nous allons le montrer à des repositionnements des participants que l’on peut considérer comme des « positionnements identitaires3 ». Cette
identité est façonnée, revendiquée, modifiée et se
construit tout au long de l’interaction, elle repose
« sur la double dynamique du rassemblement autour du
“même” et de la différenciation d’avec l’“autre” 4 ».
Plusieurs formules de l’échange seront analysées
dans les lignes qui suivent. L’échange social tout
d’abord fixe le cadre de l’accord temporaire et de l’attention conjointe, puis le passage en revue des produits d’un marchand bengalais par une libanaise
montre l’inversion des catégories étranger/local,
inversion que l’on retrouve dans une interaction
autour d’un étrange légume. Une dernière formule
de la rencontre que l’on peut qualifier de « rappel à
l’ordre » souligne la fragilité et le caractère transitoire
des retournements de catégories, la réduction de
l’étrangeté ne suffisant pas à renverser durablement
les inégalités de statut.
Les données d’un échange social
L’analyse repose sur une situation d’échange interculturel proprement dit, une interaction exolingue
dans laquelle les participants ne partagent pas la
même langue maternelle : « locuteur natif » et locuteur caractérisé comme « non-natif ». L’interaction
exolingue est par définition marquée par une asymétrie des compétences linguistiques entre les
interlocuteurs, asymétrie qui prolonge celle liée aux
statuts et à la légitimité de la présence. Dans les différents extraits présentés, les clients passent d’une
catégorie à l’autre : de la catégorie locale de locuteurs natifs vers celle d’« étranger », sans changer
de langue mais en adoptant un comportement interactionnel spécifique.
Le corpus est constitué de trois interactions mettant aux prises des locaux et des migrants, prélevées dans la vie bouillonnante d’un marché devenu
une centralité commerciale et migrante à la fois5. Le
matériel consiste en un enregistrement audio6 et un
enregistrement vidéo7 in situ d’échanges autour des
produits vendus par les marchands du Bangladesh.
2. Sur ces questions, voir Harvey Sacks, « An initial investigation of the usability of conversation materials for doing sociology », in David
N. Sudnow (dir.), Sudies in Social Interaction, New York, Free Press, 1972, pp. 31-74 ; Lectures on Conversation (2 vols), ed. by G. Jefferson, with
an introduction of Emmanuel A. Schegloff, Oxford, Blackwell, 1992 [1964-1972]. 3. Véronique Traverso, « Positionnements identitaires
multiples dans une réunion plurilingue : traces dans l’interaction et effet structurants », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick
Renaud (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, pp. 67-85. 4. Lucas Greco, Lorenza Mondada, « Identité en
interaction : une approche multidimensionnelle », in Lucas Greco, Lorenza Mondada, Patrick Renaud (dir.), Identités en interaction,
Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 7. 5. Le matériel est extrait de données issues d’une enquête de plusieurs années (2012-2016) conduite
par une petite équipe (Hoda Kassatly pour la photo, Nicolas Puig pour les enregistrements sonores et Michel Tabet pour la vidéo) dont
l’objectif est de rendre compte de l’expérience sensorielle et relationnelle des acteurs du marché de Sabra à partir de séquences de
diverses natures. Voir Hoda Kassatly, Nicolas Puig, Michel Tabet, « Le marché de Sabra à Beyrouth par l’image et le son. Retour sur une
enquête intensive », in Revue européenne des migrations internationales, n° 3 et 4, 2016, pp. 37-68. 6. Corolla (enregistrement au micro
binaural, durée : 2’22’’), décrit un échange autour du concombre amer, un légume très apprécié des habitants du sous-continent indien
(Inde, Sri Lanka et Bangladesh) qui est le moins transposable au goût local. C’est un légume cher, amer et difficile d’usage, mais cette
caractéristique permet de passer du temps à en expliquer les caractéristiques et la façon de le préparer. L’intégralité de l’enregistrement
est déposée sur le site SoundCloud : https://soundcloud.com/sabra-sonore/corollamp3320kbps. Entrer « Sabra Sonore Soundcloud » puis
sélectionner « Korolla (concombre amer) ». 7. La vidéo Curry-vidéo décrit l’approche de clientes libanaises qui s’informent des produits
vendus par un marchand bangladais. Elle est visible à cette adresse : https://archive.org/details/CurryVideoSABRA2015. Entrer « curry
video sabra 2015 ».
hommes & migrations n° 1319 - 31
Ces deux documents constituent du point de vue
de l’approche linguistique un « corpus de situation
naturelle » (natural occuring data).
Le premier élément à noter, avant même l’analyse
de l’interaction en elle-même, consiste dans l’accomplissement de l’échange social qui suppose une
certaine égalité des participants à partir du moment
où ils s’engagent et adoptent, ou tentent de le faire,
une ligne d’action cohérente8. Dans l’éventail des
réactions face à la présence des migrants asiatiques,
l’existence d’une interaction forme déjà une acceptation de l’univers de l’autre dès lors que les acteurs
en respectent les exigences communicationnelles et
rituelles9, quitte à les inventer dans le contexte de
la communication exolingue. À l’opposé du spectre,
on trouvera les réactions racistes dont le discours
de rejet des migrants dans l’animalité est l’expression la plus extrême.
Dans l’espace du marché, bien souvent, les conversations se nouent directement sur le motif de l’interaction, en général une demande relative à un
achat, sans « parenthèses rituelles », telles que
« salutations et adieux, qui établissent et terminent
l’implication conjointe10 ». Les deux échanges dont
nous rendons compte s’ouvrent par une question
d’un et d’une installé-e arabe adressée à deux marchands bangladais : « C’est quoi ça ? » et « Du piment,
tu as du piment ? ».
En toute logique, les observations effectuées sur le
marché ont permis de montrer que les parenthèses
rituelles sont d’autant plus développées que les
acteurs sont proches. Quand ils se connaissent déjà,
la transaction est précédée d’un échange d’information sur les situations réciproques (cas des habitués). Si un pair est reconnu (arabe), les salutations11
typiques des civilités en cours à Beyrouth sont
échangées. Avec les migrants, en revanche, il n’y a
pas de règles établies. Eux-mêmes ne saluent pas
nécessairement les marchands arabes, se
contentant de demander en première approche le
prix des produits, alors qu’il est bien souvent affiché. Cette requête ne lasse pas d’irriter les installés.
Pourtant, on peut faire l’hypothèse qu’elle fait office
de parenthèse rituelle pour les migrants qui
s’orientent dans le marché et ses situations sociales
avec les ressources dont ils disposent.
Les migrants sont également en situation de vendeurs, et certains locaux, de plus en plus nombreux,
s’intéressent aux marchandises exotiques des
Bangladais qui sont désormais présents sur le marché depuis plusieurs années12. Les interactions que
nous présentons ci-dessous s’insèrent dans ce
contexte.
Le passage de la catégorie
d’appartenance « local »
à celle d’« étranger »
Dans l’extrait 1 une cliente libanaise (CL-F) s’arrête
devant un stand de produits asiatiques tenu par un
locuteur non natif, bangladais (VE-H) pour acheter
du piment. Mais, assez rapidement, son attention
est tournée vers d’autres produits. La cliente est attirée par les produits exposés et pouvant être considérés comme « exotiques ». À travers elle, nous assistons
à un passage de la catégorie de « local » à celle
d’« étranger », à partir de laquelle elle « agit en étrangère ». Ce passage se manifeste par la multiplication
et la répétition d’activités qui recadrent sa position.
Ces activités viennent confirmer la catégorie choisie,
Sacks parle de category-bound activities13. La cliente
qui a choisi de jouer à l’étrangère valide cette catégorie par les activités qui lui sont entre autre attribuées.
Dans ce cas-là, l’affichage de la méconnaissance des
produits « venus d’ailleurs » exposés est ratifié par
une succession de questions sur ces derniers. On
assiste à une inversion des rôles, la cliente se prête au
8. Isaac Joseph, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998, p. 51. 9. Erving Goffman, op. cit., p. 23. 10. Ibid., p. 140.
11. Voir à ce sujet Neijete Hmed, « Analyse comparative des interactions. Le cas de trois commerces : français, tunisien et francomaghrebin », thèse de doctorat en sciences du langage, université Lumière Lyon-2, 2003 ; Loubna Dimachki, « L’analyse des interactions
de commerce en France et au Liban : une perspective comparative interculturelle », thèse de doctorat en sciences du langage, université
Lumière Lyon-2, 2004. 12. Il s’agit de simple client/consommateur/chaland, nous ne faisons pas référence ici aux placeurs du marché et
aux bouchers locaux qui taxent les migrants en échange d’un bout de trottoir où disposer leur marchandise (voir l’article d’Assaf Dahdah
dans ce numéro). 13. Voir Emanuel A. Schegloff, « A tutorial on membership categorization », in Journal of Pragmatics, n° 39, 2007,
pp. 462-482.
32 - Réfugiés et migrants au Liban
jeu de l’étrangère et le vendeur à celui de maître des
lieux14. Mondada souligne que « les catégorisations
possibles d’une personne sont donc non seulement multiples, mais peuvent changer successivement au fil de la
séquence interactionnelle, ou bien se confronter polémiquement ou conflictuellement15 ».
Ce passage d’une catégorie à une autre est particulièrement lié au contexte et aux activités qui structurent
et organisent le déroulement de l’interaction. La
cliente paraît prendre plaisir à la découverte des produits étrangers, porteurs d’une saveur exotique. Un
certain nombre de ces produits exposés ne lui sont
pas complètement inconnus, mais elle cherche à rester dans cette bulle et à conserver, ne serait-ce pour
un laps de temps, ce glissement vers le statut d’« étranger ». Elle fait durer la situation, multipliant les questions sur les différents produits exposés sur le stand.
Ces questions sont formulées pour la plupart soit par
« c’est pourquoi faire ? » ou par une demande de
confirmation adressée au vendeur sur son interprétation du produit qu’elle tient en main. Et, à chaque
fois, elle accompagne la découverte de la marchandise
par un acte non verbal, geste de la main, acte de sentir le produit pour valider la compréhension de la
réponse donnée par le vendeur et afficher toujours
son rôle d’étrangère. Elle se laisse même emporter par
les propositions faites par le vendeur (ligne 1).
La réalisation répétitive de ces activités se fait en
trois étapes non systématiquement ordonnées : la
question sur le produit ; la validation gestuelle (sentir, se toucher les cheveux, le visage, etc.) qui accompagne dans certains cas la parole et parfois la
devance ou la suit ; l’observation et le toucher du
produit. Nous avons essayé de mettre au clair dans
l’extrait 1 cette réalisation répétitive par la cliente à
la vue de chaque nouveau produit.
Extrait 1_Curry
1
2
3
4
5
(00:04))
6
7
8
9
10
11
12
13
14
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16
17
18
19
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21
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23
24
25
VE-H
CL-F
VE-H
CL-F
VE-H
c’est du curry ((lui montre le paquet de curry))
curry \ ((prend le paquet le regarde, le sent et le regarde encore))
c’est du curry
((garde le paquet)) poivre y’a pas de poivre
non
CL-F
IN-H
((se baisse et prend un légume)) {à} combien est la botte ceux-là
((voix forte)) celui-là16 deux mille
((klaxon d’une voiture))
((regardant IN-F)) deux mille
oui
((en prenant un flacon d’huile)) c’est de l’huile n’est-ce pas
((mettant la main
sur sa tête)) pour les cheveux \ ((regardant le produit))
((en pointant du doigt sur le produit)) oui huile cheveux
((prenant un nouveau produit)) {à} combien celle-ci ((le regarde))
celui la cinq mille
((en caressant son visage des deux côtés comme si elle se mettait de
la crème)) {c’est} celui-là pour le visage n’est-ce pas
((en hochant la tête)) oui oui
((se caressant le visage des deux côtés comme si elle se mettait de la crème)) (0.3)
c’est du riz ((prenant le sac de riz))
c’est du riz spécial(‘picial)
((regardant le vendeur et tenant le sac de riz entre les mains))
((faisant signe de la tête pour marquer l’incompréhension))
du riz (‘picial)
((retournant le sac de riz et le regardant))
CL-F
IN-H
CL-F
VE-H
CL-F
VE-H
CL-F
VE-H
CL-F
CL-F
VE-H
CL-F
CL-F
VE-H
CL1-F
14. Il répond donc patiemment aux questions de la cliente, ce qui est généralement le cas dans cette figure récurrente de l’interaction,
même s’il peut arriver que le migrant-vendeur décline la proposition d’inversion des catégories, et coupe court pour se concentrer sur
une transaction avec un compatriote. 15. Lorenza Mondada, « L’accomplissement de l’étrangéité dans et par l’interaction : procédures de
catégorisation des locuteurs », in Langages, n° 134, 1999, p. 30. 16. Nous avons repris dans la traduction les mêmes « erreurs » de langue
commises par les locuteurs non-natifs en arabe.
hommes & migrations n° 1319 - 33
Conventions de transcription
Nous avons utilisé les conventions de transcription ICOR, dont une version développée est consultable à l’adresse :
http://icar.univ-lyon2.fr/projets/corinte/
[]
chevauchement
(.)
micro-pause
(1.8)
pause
?
participant non identifié
xxx
inaudible
/\
intonation montante/ descendante\
:
allongement
partroncation
=
latching
°well°
voix basse
exTRA
syllabe saillante
&
continuation d’un même tour
((en riant))
commentaire
lou
le pseudonyme en petit caractère indique que la ligne concerne la description d’actions
Nous avons fait une traduction par ligne. Nous avons reproduit les indications prosodiques de l’original dans la traduction afin de faciliter le repérage des correspondances.
Les éléments ajoutés dans la traduction pour faciliter la compréhension mais absents de l’original sont entre accolades {}.
Les questions
et les gestes sur le produit
Un nouveau produit est proposé par le vendeur
ligne 1 : c’est du curry. En ligne 2, la cliente répète
le nom du produit sous la forme d’une question ;
« curry ? » En ligne 11 la cliente prend un nouveau
produit « c’est de l’huile n’est-ce pas ? Pour les cheveux ? » (ligne 12). En ligne 17 après avoir pris un
nouveau produit, la cliente demande au vendeur si
c’est bien un produit pour le visage : c’est pour le
visage n’est-ce pas ? Même le riz devient un produit
nouveau, « exotique » en ligne 20 ; « c’est du riz ? »
L’attribution d’un caractère exotique du riz apparait
par l’emploi de « ‘picial » (ligne 21) et l’insistance en
ligne 24. Le vendeur entre dans le jeu proposé par
la cliente, pour reprendre le langage de l’analyse
conversationnelle, il répond par une stratégie de
« facilitation » aux « sollicitations » de la cliente.
Nous pouvons penser que la cliente reconnaît parfois les produits exposés puisqu’à chaque fois la
réponse affirmative du vendeur vient confirmer sa
question. Mais, malgré tout, elle insiste en posant
des questions sur les produits comme si elle les
voyait pour la première fois ou tout simplement
pour essayer d’en deviner la nature. Ceci nous
pousse à croire qu’elle se plaît dans ce petit jeu,
puisqu’il lui permet de garder son statut d’« étrangère » et de profiter de cette notion d’étrangeté.
La fréquence de la gestualité dans ce petit extrait
est assez marquante. Comme nous l’avons souligné,
il s’agit d’une interaction exolingue. Mais, là encore,
nous allons observer une inversion identique de
rôles entre les locuteurs et l’appropriation par la
cliente de la catégorie d’« étrangère », perceptible à
travers l’accentuation de la gestualité et son exagération pour se faire comprendre.
En ligne 2, CL-F répète le nom du produit curry ?
Puis le sent (le prend le regarde le sens et le regarde
encore). Encore une fois la cliente veut prendre
connaissance du nouveau produit qu’elle a entre les
mains, elle découvre (image 1).
Image 1. CL-F sens le paquet de curry.
Ligne 12, tout en posant des questions sur le
produit, la cliente accompagne sa parole par un
geste de la main pour bien, préciser qu’il s’agit
d’un produit pour les cheveux. La cliente étant
voilée, on ne voit pas ces cheveux, mais elle porte
sa main sur son voile (image 2).
34 - Réfugiés et migrants au Liban
Lignes 16-17, ((en caressant son visage des deux côtés
comme si elle se mettait de la crème)), CL-F commence
par le geste de passer sa main sur son visage des
deux côtés, comme si elle s’appliquait de la crème
(image 3) avant même de demander au vendeur de
quoi il s’agit. En ligne 20, elle répète exactement le
même geste (image 4) réalisé en lignes 16-17 après
avoir eu confirmation du vendeur qu’il s’agit bien
d’une crème pour le visage. Mais cette fois-ci ce
geste n’est accompagné d’aucun acte verbal.
La série d’images 5 à 9 permet de mieux appréhender comment la cliente observe les produits. Elle a
touché à tous les produits qui l’intéressaient.
Image 5, CL-F regarde le paquet de curry après
l’avoir senti. Sur l’image 6, elle regarde l’huile pour
les cheveux, sur la 7, la crème pour le visage. Les
deux dernières images (8 et 9) montrent que même
le riz est observé soigneusement, le paquet tourné
et regardé des deux côtés.
Un étrange légume
Un deuxième cas de figure illustre parfaitement le
même passage d’une catégorie vers une autre, un
glissement de la catégorie du « local » et/ou « installé » vers celle d’« étranger ».
L’extrait qui suit décrit bien cette situation. Le
client (CL1) est intrigué par un légume exposé qu’il
n’a jamais vu. L’interaction débute en ligne 1 par
cette question (c’est quoi ce truc), le locuteur exprime
sa curiosité et son ignorance sur le légume présenté.
Tout comme l’extrait 1, il entre dans cette catégorie
de l’« étranger » et construit toute son interaction
dans ce sens-là, ligne 4 (vous le cuisinez c’est-à-dire).
On observe un échange des rôles entre les participants, le « local » devient « étranger » et vice versa.
Le vendeur (VEN) adopte la catégorie du « local » et
construit lui aussi son interaction dans ce sens en
étalant ses connaissances et ses conseils concernant le produit vendu, comme un local pourrait le
faire face à un étranger. Il se lance dans une explication sur le légume (ligne 7), l’élaboration de la
recette (ligne 13), les bienfaits du légume (ligne 9)
et son savoir sur sa provenance et son utilisation
(ligne 11).
Nous pouvons penser que cette inversion des catégories entre les « locaux » et les « étrangers » permet, d’une part, de réduire la distance qui peut
exister entre eux et, d’autre part, de rééquilibrer ces
écarts pour conserver une harmonie dans cette
« étrangeté ».
Extrait 2_Corolla
1
2 (0.7)
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
CL1
c’est quoi ce truc {ça}
VEN
CL1
VEN
CL1
VEN
ça {vient} du Bengladesh ça
oui (.) vous le cuisinez c’est-à-dire
mais {regarde} c’est amer
oui {quoi}
c’est amer (.) {on fait avec} parce qu’il fait avec des pommes de terres des
{petits pois} PITIS POIS
=hm=
mais c’est bon (.) {pour le} corps bon (inaud.) {ils le font comme} petits pois
CL1
VEN
le fait
{le} mange
c’est bon mais {pas seulement au} pas Bengladesh {ils le} ça mange
CL1
avec pommes de terre / (.) et viande/
VEN
non non pas {besoin} de viandes (.) huile et oignons un peu d’ail mets {de l’huile}
(.) c’est (.) fin fin fais-le petit et {tu le fais avec} avec des pommes de terres tu lui fais
et {on/tu} il mange avec du pain etc. tu vois comment/ mais ça {c’est} amer (.) amer
ça pour {le} corps bon si {on/tu} il mange (.) c’est amer
hommes & migrations n° 1319 - 35
Image 2. CL-F porte sa main sur sa tête.
Image 6. CL-F regardant l’huile pour cheveux.
Image 3. CL-F se caressant le visage.
Image 7. CL-F regardant la crème pour visage.
Image 4. CL-F se caressant le visage.
Image 8. CL-F regardant le riz.
Image 5. CL-F regardant le curry.
Image 9. CL-F regardant le riz.
36 - Réfugiés et migrants au Liban
Un rappel à l’ordre
vers la catégorie « étranger »
Extrait 4_Curry
1
2
Extrait 3_Pas si mal
1
CL2-F
2
VE-H
3
CL2-F
((s’adressant à quelqu’un et en pointant le
vendeur))
ils plantent et vendent ici
((s’adressant à quelqu’un après avoir
regardé des produits dans un sac))
[douze
pas si mal {que ça} ((petit rire)) (.)
L’extrait 3 montre distinctement l’identification des
participants à travers les deux catégories que nous
avons appelées « local » et « étranger ». Cette identification se réalise comme nous l’avons explicité cidessous par les pratiques de catégorisations qui
structurent leurs activités. Contrairement à l’extrait
1, on observe dans cet extrait un maintien et une
revendication même des participants de leur statut
et leur appartenance à la catégorie de « local » vs
celle d’« étrangers ».
La cliente cherche délibérément à faire ressortir
cette différence entre « nous » et « eux ». Le marquage d’une appartenance à deux catégories différentes est doublement signalé ; verbalement et
gestuellement. En ligne 1, c’est en pointant du doigt
le vendeur bangladais que la cliente, CL2-F, produit
son commentaire « ils plantent et vendent ici » puis,
en ligne 3 « ils ne sont pas si mal “que ça” », le petit
rire en fin de phrase marque le caractère « positif »
d’un tel énoncé. CL2-F sous-entend que les
migrants sont en train de bien se débrouiller.
3
4
CL2-F
((au caméraman en lui montrant le produit
et en rigolant)) ne serait-ce
CL2-F ((à VE-H)) ne serait-ce des {produits} illicites
celui-ci ((en reposant le produit))
fais attention oui (0.2) celui-ci xx je l’ai {apporté/
acheté} ((en prenant une
autre bouteille bleue)) {c’est} du shampoing pour les
cheveux celui-là
Dans ce quatrième extrait, le statut de « local »
donne des droits, par rapport à celui d’« étranger »,
qui peuvent être invoqués par un rappel à l’ordre
même s’il apparaît sous la forme de plaisanterie. Ils
permettent de mettre en relief le statut de local,
propriétaire de ses droits vs celui d’« étranger ». En
parlant d’un produit, CL2-F demande ligne 2 au
vendeur s’il ne s’agit pas de produits illicites. Et elle
continue en ligne 3 avec l’emploi d’un « fais attention oui » assez ambigu. L’expression est porteuse en
même temps d’une connotation menaçante interprété par « ne nous ramène pas des produits illicites ;
gare à toi » mais aussi d’une connotation qui peut
être protectrice « fais attention à ce que tu ramènes ça
peut être dangereux ». S’agit-il d’une attitude bienveillante ou plutôt condescendante ? La réponse à
cette question n’est pas évidente car les deux attitudes entrent dans la même logique de catégorisation, puisant dans les ressources linguistiques
appropriées. Nous sommes face à deux catégories
bien marquées – celle de « local » et d’« étranger » –
aux relations ambiguës : « Tu es étranger, je te fais
part des règles, je te protège », mais aussi « tu es étranger, je te rappelle les règles, gare à toi ».
Conclusion
Image 10. CL2-F pointant du doigt le vendeur bangladais.
Sabra est un espace saturé et convoité où, comme
le note dans ce même numéro Assaf Dahdah, les
« interactions peuvent se dérouler sur le ton de l’ironie,
mais également être synonyme de brutalité et d’humiliation », quand elles mettent aux prises les placeurs
du marché avec les migrants bangladais. Le rappel
hommes & migrations n° 1319 - 37
à l’ordre de l’étranger présenté plus haut constitue
une forme euphémisée de cette dureté et témoigne
de la position tout à fait précaire des vendeurs du
Bangladesh sur le marché.
Il n’en demeure pas moins que la capacité d’inversion des rôles entre les participants opérée par le
passage d’une catégorie à une autre témoigne à tout
le moins d’une « compétence de catégorisation17 » que
les acteurs du marché partagent au-delà de la diversité linguistique, culturelle et de l’inégalité des statuts. Une compétence partagée qui s’éprouve dans
le cours d’activités qui réunissent locaux et migrants
dans des échanges sociaux.
Et, finalement, le passage d’une catégorie à l’autre
constitue le moyen d’un rapprochement entre les
participants : l’inversion des rôles implique l’adoption de la catégorie de l’autre, ce qui entraîne la
réduction de l’étrangeté dont il est porteur. Ce caractère processuel de la relation et de l’identité performée dans l’action nuance l’inégalité des positions qui
séparent les installés des outsiders migrants et infléchit voire inverse la hiérarchie des relations le temps
d’une interaction. Il reste à savoir si la multiplication
et la répétition dans le temps de ces interactions
sont susceptibles d’entraîner des effets plus structurants à l’échelle de la société libanaise. ❚
17. Lorenza Mondada, « La compétence de catégorisation : procédés situés de catégorisation des ressources linguistiques », in Pierre
Martinez, Simona Pekarek Doehler (dir.), La notion de contact de langues en didactique, Paris, ENS Editions, 2000, p. 103.
Vol de pigeons apprivoisés dans le ciel de Sabra (Beyrouth). Photo Nicolas Puig, 2016. © Nicolas Puig.