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Laurence Moulinier-Brogi
« La pomme d’Ève et le corps d’Adam »
Pour penser le corps du premier homme, il ne suffit pas de se reporter au récit de sa
création dans la Genèse; il faut aussi envisager la Chute, puisqu’elle eut des conséquences
multiples, notamment physiques. Comme l’a souligné Mircea Eliade, dans l’histoire sacrée
du judéo-christianisme, le Paradis et sa perte jouissent peut-être d’une importance plus
grande que celle de la cosmogonie, et la question du corps y est centrale1.
Aujourd’hui encore, pour expliquer la pomme d’Adam, cette saillie qui différencie la
gorge de l’homme de celle de la femme, on raconte plaisamment qu’un bout de la pomme de
la discorde aurait été placé dans la gorge d'Adam, tandis que la punition d'Ève était
d'accoucher dans la douleur. Mais le sujet est plus sérieux qu’on ne le croit, car nombre de
séquelles de la faute d’Ève sont d’ordre physique : pour le dire en raccourci, en acceptant le
fruit d’Ève, Adam exposa son corps, et ce thème fit l’objet d’une importante réflexion dans
divers champs des savoirs, en particulier entre XIe et XIIe siècles. C’est ce dont on tâchera
de donner un aperçu en envisageant d’abord la création du corps de l’homme, mais aussi de
la femme, dont il n’est guère séparable d’après le récit biblique : bien qu’Adam mérite d’être
étudié en soi, sans Ève, on ne pourra pas ici totalement le séparer de sa première compagne
puisqu’à l’origine, ils formaient un même corps. On abordera ensuite les conséquences du
péché sur le corps du premier homme, puis le nouveau regard, naturaliste, porté par certains
auteurs des XIe et XIIe siècles surce corps et son dÈvenir, et l’on se posera pour finir la
question de la perte, irréversible ou non, des vertus du corps adamite. Pour ce faire, on ne
s’interdira pas toute incursion dans le XIIIe siècle, mais en restant délibérément en deçà des
questiones et controverses scolastiques sur le péché originel, par exemple2, et de la réception
de la pensée d’Aristote3.
On connaît la réponse de Jésus aux Pharisiens qui le questionnaient sur le divorce:
« Au commencement de la création, Il les fit homme et femme. À cause de cela, l’homme
quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un.
Ainsi, ils ne sont plus deux, mais ils ne font qu’un. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne
le sépare pas ! »4 . C’est parce qu’Adam et Ève ont été créés à partir d’une même chair (caro
de carne mea), que les couples humains doivent reformer cette chair unique (erunt duo in carne
una)5. Il convient donc de remonter aux commencements bibliques eux-mêmes afin
d’apprécier la divine équation : 1+1=1.
1
M. Eliade, „Adam, le Christ et la mandragore", Mélanges d'histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech,
Paris 1974, 611-15, 615.
2 Voir entre autres R.M. Martin, La Controverse sur le péché originel au début du XIVe siècle, Louvain 1930.
3 On verra dans ce volume la contribution de Barbara Faes.
4 Marc, 10, 2-16.
5 Cité par J. Baschet, « Ève n’est jamais née », dans J.-Cl. Schmitt dir., Ève et Pandora. La création de la première
femme, Paris 2001, 115-62, 151.
2
La Genèse donne de la création du premier couple deux récits différents. Le premier,
dit de la source sacerdotale (VIIe-VIe s.), est le plus récent : « Et Dieu fit l’homme, selon
l’image de Dieu il les fit, mâle et femelle il les fit » (Gen. 1, 26-2). Le second, plus ancien (XeIXe s.), est dit de source iahviste : « Et le Seigneur Dieu édifia le côté qu’il avait pris à Adam
pour en faire une femme et il l’amena à Adam. Et Adam dit : « c’est maintenant l’os de mes
os et la chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme parce que c’est de son homme qu’elle a
été prise » (Gen. 2, 7-25).
Le premier texte rapporte la création d’un être asexué, ou plutôt bisexué, « mâle et
femelle », censément à l’image de Dieu. Certains virent ainsi dans la phrase « à l’image de
Dieu mâle et femelle il les fit », la création d’un individu double dont le second récit n’aurait
fait que raconter la séparation en deux ; pour Grégoire de Nysse (m. v. 394), par exemple,
qui a pu, notons-le, connaître le Banquet de Platon, l’humanité originelle ignorait la polarité
masculin/féminin, et dans la culture juive aussi, toute une tradition rabbinique a développé
le thème de l’androgyne originel6.
Le second texte évoque la singulière apparition de la première femme, tirée d’une côte
du premier homme, et une particularité du corps d’Adam s’impose d’emblée : c’est un corps
qui donne lieu (plutôt que « naissance », comme l’a démontré récemment Jérôme Baschet7) à
un autre corps. La femme est ainsi issue d’une création à la fois seconde et dérivée,
puisqu’elle n’a pas été modelée de la terre mais tirée de la chair même de l’homme.
On voit aujourd’hui dans la discordance de ces deux récits une preuve de l’aspect
composite de la Genèse, mais cette interprétation n’était pas possible dans l’Antiquité
tardive et au Moyen Âge, ce qui a poussé nombre d’exégètes à envisager une création selon
deux temps, le second marquant l’apparition de la différenciation sexuelle, après la création
d’une forme initiale asexuée.
Augustin en particulier s’attaqua à l’obscurité du récit d’origine dans son Commentaire
littéral sur la Genèse, où il reprit le problème des origines de l’homme8, et il innova en
suggérant qu’il fallait y lire deux états de la Création emboîtés l’un dans l’autre, informatio et
formatio. D’après lui, dès le 6e jour, homme et femme existaient dans toutes leurs
caractéristiques, y compris physiques, mais à titre potentiel, selon une virtualité séminale,
une force germinative enfouie9 ; c’est le stade de l’informatio, décrit dans le premier récit, et
voué à éclore dans le stade de la formatio, création matérielle effective de l’Adam et de l’Ève
historiques. Il existait de fait une autre lecture de ces passages, fortement teintée de
néoplatonisme et remontant à Philon d’Alexandrie et à Origène, comprenant le premier
récit comme la création de l’être intelligible, et le second comme l’incorporation de l’âme,
conduisant à l’apparition de la différence sexuelle10.
Comme quelques autres auteurs, tel Basile de Césarée, Augustin tenta aussi d’affirmer
qu’Ève participait au modèle divin. Pour lui, la priorité chronologique d’Adam n’empêchait
6
L. Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des Pères », dans Ève et Pandora, 69-88, 75.
Voir Baschet, « Ève n’est jamais née », 119.
8 Voir en particulier A. Sage, « Péché originel, Naissance d’un dogme », Revue des Études Augustiniennes, 13,
1967, 211-48, 222.
9 Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des Pères », 73.
10 M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », dans Ève et Pandora, 89-112, 101.
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pas que la première femme ait reçu une âme directement de Dieu, et non par dérivation.
Tentant de concilier son point de vue avec la doctrine de Paul, Augustin en vient à
considérer qu’Ève était théomorphe, mais que son corps sexué ne l’était pas : « la femme
avec son mari est image de Dieu en sorte que la totalité de cette substance humaine forme
une seule image ; mais lorsqu’elle est considérée comme auxiliaire de l’homme, ce qui ne lui
appartient qu’à elle seule, elle n’est pas l’image de Dieu ».
Encore restait-il à définir l’ « aide » qu’Ève était censée apporter à Adam : par
éliminations successives, il ne resta à la femme qu’une seule fonction justifiant son
apparition sur terre, celle d’engendrer, car « pour toute autre activité, la compagnie d’un
autre homme aurait été préférable »11.
Or, selon Augustin, cette mission procréatrice aurait pu s’accomplir au Paradis, sans
désir ni plaisir charnel : « bien que d’après l’Écriture nos premiers parents ne se soient unis
et n’aient engendré des enfants qu’après leur expulsion du Paradis, je ne vois pas cependant
ce qui aurait pu empêcher qu’il y ait pour eux, même dans le Paradis, un mariage honoré et
un lit nuptial sans souillure »12. Dieu leur aurait accordé d’engendrer des enfants « sans
ressentir les ardeurs inquiètes de la concupiscence, sans connaître le travail et la douleur de
l’enfantement »13, et « les enfants seraient nés de la seule affection des parents, pure de toute
concupiscence »14. Augustin soulignait ainsi le caractère naturel de la reproduction et de la
différence sexuelle et réhabilitait la féminité d’Ève au Paradis, même s’il réduisait son
« aide » à la procréation. Il restituait de ce fait une cohésion aux deux récits bibliques tout
en allant à l’encontre de l’opinion patristique dominante, car pour la majorité des
théologiens, la sexualité était une conséquence directe de la chute.
Dans un Paradis où l’être humain ignorait encore les genres, union, mariage ou
procréation paraissaient de fait impensables15 : le Paradis faisait figure de lieu d’un ordre
divin idéal, en particulier en matière de reproduction humaine. La pensée de Jean Scot
Erigène (IXe siècle), par exemple, est hantée par ce thème : si l’homme n’avait pas péché, il
se fût multiplié à la manière des anges, comme l’avait dit avant lui Grégoire de Nysse16. Or
selon Jean Scot, le péché originel a brisé l’unité de la nature humaine, en introduisant la
différence des sexes. L’homme, désormais, se multiplie à la manière des bêtes, bestiarum
instar17, comme il l’écrit dans son De divisione naturae (ou Periphyseon) et comme le suggèrera
11
Ibidem, 102.
De Genesi ad litteram, éd. J. Zycha, trad. P. Agaësse et A. Solignac, La genèse au sens littéral, II, Paris 1972, 9697. Voir aussi son De nuptiis et concupiscentia : « nulla esset concupiscentia nisi homo ante peccasset… Non
esset, nisi homo ante peccasset, de qua erubuerunt in paradiso, qui pudenda texterunt » (PL 44, cap. XXX,
467).
13 De Genesi ad litteram, II, 97.
14 Ibidem, t. 1, 264-265. Voir à ce sujet Comportamenti e immaginario della sessualità nell’alto medioevo, Spolète
2006 (Atti delle Settimane LIII), notamment P. Dronke, « La sessualità in Paradiso », 303-22, et F. Santi,
« Teologie della concupiscenza nell’alto medioevo », 875-912.
15 Angliviel, « Ève à l’épreuve des Pères », 85.
16 De hominis opificio, PG 44, cap. XXIV, 189 D-190 D (« fuissent multiplicati multiplicationis modo quodam
perfectissimo »).
17 Voir E. Jeauneau, « La division des sexes chez Grégoire de Nysse et Jean Scot Erigène », Études érigéniennes,
Paris 1987, 343-64, et R. Psaki, Ch. Hindley, The Earthly Paradise : the Garden of Eden from Antiquity to
Modernity, Binghamton 2002, 96. Voir aussi Homélie sur le prologue de Jean, éd. E. Jeauneau, Paris 1969, cap.
12
4
plus tard à son tour saint Anselme (m. 1109) en affirmant que « le corps », « après le
péché », « a été, comme ceux des animaux, sujet à la corruption et aux appétits charnels »18.
La division de la nature en deux sexes est la peine du péché par lequel le genre humain a
enfreint le précepte divin au Paradis, dit aussi Jean Scot à plusieurs reprises dans son
Homélie sur le prologue de Jean19, et l’équation posée entre peine du péché et division des
sexes entraîne homme et femme du côté de l’animalité, au détriment de leur angélisme.
Le Periphyseon devait subir l’impact de la condamnation des thèses “panthéistes”
d’Amaury de Bène (m. 1207) par le concile de Paris de 1210, puis en 1225 par Honorius III.
Telle proposition condamnée d’Amaury sur l’hermaphrodisme primitif reprenait ainsi
largement Jean Scot : « si homo non peccasset, in duplicem sexum partitus non fuisset, nec
generatus, sed eo modo quo angeli sancti multiplicati fuissent homines »20. Mais il n’en avait
pas moins exercé une importante influence jusqu’à la fin du XIIe siècle, époque où la la
curiosité pour les mécanismes sexuels d’avant la Chute semble avoir été particulièrement
vive21 — et pas seulement dans le domaine théologique22.
Hugues de Saint-Victor (†1141) aborde ainsi la question dans son De Sacramentis (« si
non peccasset homo, quales filios genuisset »), de même que Richard de Saint-Victor
(†1173), dans son De trinitate: si l’homme n’avait pas péché, dit-il en substance, il serait
amené à se reproduire non tant selon un appétit animal que selon un consensus rationalis23.
Quant à Pierre Lombard (m. 1160), il écrit que si le péché originel n’avait pas eu lieu, nous
bougerions les organes sexuels tout comme nous rapprochons les membres du corps les uns
des autres, comme quand nous portons la main à la bouche, sans la démangeaison de la chair
(pruritu carnis)24. Où l’on reconnaît le raisonnement d’Augustin, qui en appelait à la
physiologie pour expliquer que les organes sexuels des premiers parents étaient soumis à la
raison et obéissaient à leur volonté, comme leurs mains et leurs pieds25. Augustin et Pierre
XXI, 304 : « duplex introducitur sexus, ex quo in carne nascentium carnaliter numerositas propagatur ».
« corpus quidem, quia tale post peccatum fuit, qualia sunt brutorum animalium corruptioni et carnalibus
appetitibus subjacentia… » (De conceptu virginali et originali peccato, cap. II, PL 158, col. 431-468 ; L’œuvre
d’Anselme de Cantorbéry, dir. M. Corbin, 4, La conception virginale et le péché originel, Paris 1990, 138).
18
19
Homélie sur le prologue de Jean, cap. XXI, 304 : « divisio quippe naturae in duplicem sexum, virilem dico et
femineum, et ex ipsis humanae processionis et numerositatis per corruptionem generatio, poena generalis
peccati est, quo simul totum genus humanum praevaricatum est mandatum Dei in paradiso « .
20 Texte de la condamnation d’Amaury dans G. C. Capelle, Amaury de Bène: étude sur son panthéisme formel, Paris
1932, 108 (« Qui omnes errores inveniuntur in libro qui intitulatur Pision »). Voir Jean Scot Erigène, De
divisione naturae, PL 122, 439-1022, lib. II, cap. 6.
21 J. Baldwin, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste : la sexualité dans la France du Nord au
tournant du XIIe siècle, Paris 1997, 258.
22 Angliviel, « Ève à l’épreuve des Pères », 73.
23 Richard de Saint-Victor, De Trinitate, lib. VI, c. XVIII-XIX, éd. J. Ribaillier, Paris 1958, 253 : « si homo non
peccasset, si nature sue integritatem servasset, in producenda prole duceretur quidem non tam secundum
appetitum animalem quam secundum consensum rationalem. Esset itaque homini in generis sui propagatione
non tam appetitiva quam votiva productio prolis juxta conformitatem imaginis sue. Si itaque homo
primordialis puritatis integritatem servasset, ad divine similitudinis rationem in ejusdem magis accederet ».
24 Pierre Lombard, Sententiarum libri quatuor, II, dist. 20, éd. J. P. Migne, Paris 1841, 182 : « sicut alia membra
corporis aliis admovemus, ut manum ori sine libidinis ardore, ita genitalibus uterentur sine aliquo pruritu
carnis ».
25 Voir De genesi ad litteram, X, 18 : « s’ils n’avaient péché et aussitôt contracté cette affection morbide dont ils
devaient mourir, ils eussent commandé aux organes qui sont à l’origine de la génération aussi librement qu’on
5
Lombard seront suivis par Pierre le Chantre, puis par Robert de Courson ou Thomas de
Chobham, qui adopteront l’image des doigts qui se touchent, pour suggérer le coït sans
péché du premier couple26.
Enfin, hors du domaine des traités strictement théologiques, relevons l’intérêt pour la
question d’une Herrade de Hohenbourg (m. v. 1195), qui se fondait sur l’Elucidarium
composé vers 1108 par Honorius Augustodunensis27, vrai « passeur » de connaissances sur
Dieu et le monde très tributaire lui-même de saint Anselme, et avant elle de Hildegarde de
Bingen (m. 1179), qui ne considérait pas le plaisir d'amour comme un mal, tout en
reconnaissant qu'il avait changé de nature depuis la Chute28.
Dans le traité intitulé Cause et cure de cette dernière, le registre de la création et de la
procréation s’entremêlent étroitement, comme dans certaines Questions salernitaines, des
questions débattues à Salerne dans le cadre de l’enseignement naturaliste et médical et
réunies en différents recueils. L’une d’elles s’appuie ainsi à la fois sur saint Augustin29 et sur
la tradition naturaliste pour expliquer pourquoi les femmes, lorsqu’elles ont conçu,
recherchent l’accouplement plus que ne le font les autres animaux : après le péché du
premier père est apparue en guise de châtiment la concupiscence, alors que jusqu’alors il n’y
avait d’autre motif à l’accouplement que la propagation de l’espèce. Après le péché d’Adam,
la peine de concupiscence a coulé dans les êtres vivants doués de raison, rationalia animalia,
et ainsi dans les femmes. Mais pas dans les bêtes, in brutis animalibus. Ce dont on peut
donner l’explication naturaliste, physica ratio, suivante : les êtres doués de raison ont aussi
l’imagination et le souvenir des choses passées. En revanche, en ce qui concerne les bêtes, la
nature leur a donné, pour les besoins de la propagation de l’espèce, le plaisir dans
l’accouplement à des moments déterminés30.
On trouve en filigrane la question du péché originel comme mal héréditaire : car outre
qu’il a fourni la matière du corps d’Ève, le premier homme renfermait en lui tout le genre
humain, donc tout le genre humain pécha en et par lui. La vie qui se transmet de génération
commande aux pieds de marcher : de sorte qu’ils eussent conçu sans passion et enfanté sans douleur » (trad. La
genèse au sens littéral, II, 115).
26 Baldwin, Les langages de l’amour, 259.
27 Herradis Hohenburgensis, Hortus deliciarum, 2 vol., éd. R. Green, Londres-Leyde 1979, 37 : « D. Qualiter
gignerent, si in paradiso permansissent ? M. Quemadmodum manus manui, ita sine concuspiscentia
jungerentur, et sicut oculus se levat ad videndum, ita sine delectatione illud sensibile membrum perageret
suum officium ». Voir Y. Lefèvre, L'Elucidarium et les Lucidaires: Contribution, par l'histoire d'un texte, à l'histoire
des croyances religieuses en France au Moyen âge, Paris 1954.
28 Voir Beate Hildegardis Cause et cure, éd. L. Moulinier, Berlin 2003, 188 : « Nam sicut in prevaricatione Ade
sancta et casta natura prolem gignendi in alium modum delectationis carnis mutata est ». On me permettra de
renvoyer entre autres à L. Moulinier, « Conception et corps féminin selon Hildegarde de Bingen », Storia delle
donne, 1, 2005, 139-157.
29 Cf. Augustin, De civ. Dei, XIV, 16-24.
30 The Prose Salernitan Questions, éd. B. Lawn, Londres 1979, Ba 97, 186-87 : « Quare mulieres post
conceptionem potius quam cetera animalia affectant concubitum ? Quia post peccatum primi parentis inuncta
fuit concupiscentia pro pena, cum enim ante eius commissum nulla esset concubitus delectatio nisi causa
procreande prolis. Post Ade peccatum concupiscentie pena defluxit in rationalia animalia, et ita in mulieres.
Hoc autem non erat in brutis animalibus. Potest etiam physica ratio reddi : quia rationalia animalia habent
imaginationem et preteritorum recordationem… Sed a natura datur eis causa propagandi fetus delectatio
concubitus in tempore determinato ».
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en génération est marquée par le mal et tout enfant en hérite, bien qu’il naisse innocent —
et l’on peut de fait suivre sur une très longue période le thème de l’enfant entrant en
pleurant dans cette vallée de larmes, du livre de la Sagesse (7, 3, «et des pleurs comme pour
tous, furent mon premier cri ») jusqu’aux raisonnements scolastiques de Pierre Lombard
puis d’Albert le Grand, expliquant que le nouveau-né est puni pour le péché originel, non
pas personnellement, mais naturellement31. En venant au monde, l’enfant contracte donc
non seulement la mortalité, mais aussi la concupiscence, qui en porte la responsabilité.
Comme l’a écrit Athanase Sage, « le péché est dans l’âme, la libido est dans l’âme et le corps,
la mort est dans le corps : la connexion entre les trois est des plus étroites »32. Or d’après
l’anonyme auteur de la question citée plus haut, les femmes en sont particulièrement
marquées ; il convient donc de se demander à présent si le premier homme et la première
femme furent châtiés de la même manière, en particulier dans leurs corps.
Il y a certes des similitudes dans la punition des deux parents (il luttera pour se
nourrir, et elle pour donner la vie), et plus d'un théologien réfléchit sur la faute comparée
d'Adam et Ève, tel Anselme de Cantorbéry dans son traité sur La conception virginale et le
péché originel : si Ève seule, et non Adam avait péché, il n’était pas nécessaire que tout le
genre humain périsse, mais seulement Ève. En effet Dieu pouvait très bien tirer une autre
femme d’Adam, en qui il avait créé « la semence de tous les êtres humains »33. Hugues de
Saint-Victor, dans son De sacramentis, consacre aussi un chapitre à la question "utrum plus
peccavit Adam an Eva"34, et Hildegarde de Bingen ne manque pas non plus d’y réfléchir,
pour se féliciter, finalement, qu’Ève soit tombée la première35.
Mais rÈvenons à Genèse 3, 16 : quelle punition spécifique Dieu impose-t-il à Ève ?
Elle portera ses enfants et accouchera dans la douleur, ses désirs seront pour son mari, il
dominera sur elle, dit la Bible. Si le désir envers l’homme apparaît comme une punition, cela
signifie qu'ils ne sont plus sur un pied d'égalité, et qu’elle a désormais un besoin émotionnel
de lui, qu'il n'éprouve pas pour elle. La punition d'Ève apparaît ainsi centrée sur la relation
conjugale : dÈvenir "une seule chair" est désormais gage de douleur, et au lieu d'être égale à
Adam, elle le désire et est dominée par lui. Qu’un désir presque insatiable soit le châtiment
de la femme, c’est ce que montre la question salernitaine citée plus haut, marquant la
différence entre les filles d’Ève et les autres femelles ; c’est ce que montre aussi la faveur des
explications thermiques de la différence sexuelle, considérant que l’homme était plus chaud
31
Pierre Lomb. 2, 30, et Alb. Mag. 197 : « Pro peccato originali punitur parvulus licet non sit suum
personaliter, tamen suum est naturaliter ». Voir Pierre Lombard, Sentent., II, 30, 13 (« dicitur fuisse in primo
homine omne quod in humanis corporibus naturaliter est, descenditque a primo parente lege propagationis »,
213) et 31, « quomodo pd dccatum originale a patribus transeat in filio » (214-216).
32 Sage, « Péché originel », 223-25.
33 De conceptu virginali et de originali peccato, cap. IX : « si non Adam, sed sola Eva peccasset, non necesse erat
totum humanum genus perire, sed solam Evam. Poterat namque Deus de Adam, in quo semen omnium
hominum creaverat, aliam facere mulierem, per quam de Adam propositum Dei perficeretur » (La conception
virginale et le péché originel, 150).
34 PL 176, Pars VII, cap. X.
35 Voir Cause et Cure, 79 : « Sed et si Adam transgressus fuisset prius quam Eva, tunc transgressio illa tam
fortis et tam incorrigibilis fuisset, quod homo etiam in tam magna obduratione incorrigibilitatis cecidisset,
quod nec salvari vellet nec posset. Unde quod Eva prior transgrediebatur, facilius deleri potuit, quia etiam
fragilior masculo fuit ».
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que la femme, et que « la femme la plus chaude est plus froide que l’homme », comme l’écrit
Guillaume de Conches en une formule célèbre36. Héritées de l’Antiquité (Aristote,
Hippocrate, Galien), ces théories physiques sur la femme comme être de désir s’accordaient
bien avec la leçon biblique,
Une idée souvent avancée est que les règles seraient une malédiction attachée à la
faute d’Ève37, et Hildegarde elle-même suggère un lien de cause à effet entre chute et
menstrues38. Or, comme l’a souligné Evyatar Marienberg, rien n’est vraiment dit, dans la
Bible, de leur apparition : on l’a déduit a posteriori, à cause de la condamnation de la femme
à l’enfantement dans la douleur39. Car la Genèse fait référence aux peines de l’enfantement,
non aux menstrues. Toutefois, dans les premières sources juives, les douleurs des règles
sont évoquées comme une conséquence de la transgression originelle (chez Avot de Rabbi
Nathan, vers le IIIe siècle, ou Isaac bar Avdimi), et l’on trouve également l’idée selon
laquelle le sang versé par Ève doit être expié par le sang des menstrues : selon Rabbi
Eleazar (IVe s.), « le sang de la femme coule tous les mois en souvenir de sa responsabilité
dans le sang versé du premier homme »40.
On prêtait à la menstruation une dimension et des qualités surnaturelles, que ce n’est
pas le lieu d’évoquer ici41. Mais, qu’on ait fait ou non un lien entre douleurs de l’enfantement
et douleurs des règles, condition sine qua non de la fertilité, Ève apparaît physiquement
indemne après sa faute : sa constitution, sa complexion sont inchangées. En cela, elle
s’oppose véritablement à Adam, puni par un changement dans son corps même, et voyant
ses qualités physiques transformées : comme le dit entre autres le Cause et cure de
Hildegarde, « Et Adam de terra creatus et cum elementis suscitatus mutabatur, Eva vero de
costa Ade mutata non est »42. De fait, au XIIe siècle en particulier, les questions sur le corps
d’Adam « avant et après », pour ainsi dire, s’imposent comme un thème important43, et
comme le pendant de la réflexion sur Ève, qui n’a pas connu de changement dans sa
constitution interne, mais dont on se met à considérer différemment le mode d'apparition, et
donc le rapport avec le corps d’Adam, son origine.
36
« calidissima frigidior est frigidissimo viro » ([Ps.-Honorius], De philosophia mundi, PL 172, 39-102, 55 D) ;
voir aussi Wilhelm von Conches, Philosophia, éd. et trad. G. Maurach, Pretoria 1980. Le livre IV a été édité par G.
Rialdi (Il De philosophia mundi, XII sec.: l'autore, la storia, il contenuto medico, Gênes 1965).
37
Sur les dissertations des théologiens quant aux raisons d’être des menstrues, voir C. T. Wood, "The doctor's
dilemma : sin, salvation and menstrual cycle in medieval thought", Speculum, LVI, 1981, 710-27. On verra aussi
D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Age, Paris 1985, passim.
38 Cause et cure, 142 : « Omnes autem vene mulieris integre et sane permansissent, si Eva in pleno tempore
paradysi perstitisset ».
39 E. Marienberg, Niddah. Lorsque les juifs conceptualisent la menstruation, Paris 2003.
40 Voir Genèse Rabba, 17, 13, cité par R. Barkaï, Les infortunes de Dinah ou la gynécologie juive au Moyen Age, Paris
1991, 48.
41 Voir par exemple sur ce vaste sujet P. Racamier, « Mythologie de la grossesse et de la menstruation »,
L'évolution psychiatrique, 2, 1955, 285-97 ; Cl. Thomasset, « La femme au Moyen Age. Les composantes
fondamentales de sa représentation : immunité-impunité », Ornicar?, n° 22-23, 1981, 223-38 ; T. Buckley, A.
Gottlieb, Blood Magic. The Anthropology of Menstruation, Berlekeley-Los Angeles-Londres, 1988.
42 Cause et cure, 77.
43 Voir par exemple I. M. Resnick, « Humoralism and Adam’s Body: Twelfth-Century Debates and Petrus
Alfonsi’s ‘Dialogus contra Judaeos’ », Viator, 36, 2005, 181-95.
8
Parmi les créatures, la femme apparait comme la seule femelle tirée du mâle, et le
choix de la côte plutôt qu’une autre partie du corps fut abondamment commenté: certes, la
Glose ordinaire répétait, après Grégoire le Grand, qu’Ève était sortie d’Adam afin qu’il fût
clair que « l’un, l’homme, devait commander, et que l’autre, la femme, devait être
commandée »44 ; mais d’après différents auteurs du XIIe siècle, ce choix montrait que la
femme devait être une compagne pour l’homme, non sa maîtresse ou sa servante. Pierre
Lombard, dans son Liber sententiarum, donne ainsi une réponse détaillée à la question quare
de latere viri et non alia coporis parte formata sit : « la femme… ne fut pas formée à partir de
n’importe quelle partie de son corps, mais de son côté, pour montrer qu’elle était créée pour
une association fondée sur l’amour. Il fallait éviter, si elle avait été faite à partir de la tête,
qu’elle ne parût devoir prendre le pas sur son mari pour le commander ; à partir des pieds,
qu’elle ne parût devoir lui être soumise pour le servir. Ni souveraine ni servante, c’est une
compagne qui a été procurée à l’homme. Il ne fallait ni la tirer de la tête ni des pieds, mais
bien du côté de l’homme afin qu’il sût qu’il avait à mettre à son côté celle qu’il avait appris
avoir été prise de son côté »45.
Au vrai, selon Jérôme Baschet, théologiens patristiques et médiévaux négligent
généralement la côte pour mentionner la création d’Ève de latere viri : c’est patent chez
Augustin, Isidore, Bède, avant de dÈvenir un trait commun aux auteurs du XIIe siècle, tel
Hugues de Saint-Victor se demandant, dans son De Sacramentis, « quare mulier de viro facta
et quare de latere »46. Ce déplacement est favorisé par la lecture typologique de l’Écriture,
l’analogie établie entre la création d’Ève et celle de l’Eglise sortant du flanc du Christ, mais
pas seulement : la mention de la côte est somme toute une modalité accessoire, eu égard à la
portée essentielle du récit qui est la création d’Ève au côté d’Adam47. D’où le nouveau
regard, critique, porté sur le sens littéral. Déjà Augustin jugeait puéril le fait de croire que
Dieu avait modelé l’homme avec des mains corporelles48, et Guillaume de Conches affirme
sans ambages, vers 1125, qu’il ne faut pas croire à la lettre que Dieu a taillé (on dirait
volontiers « écoté ») le premier homme »49. Le domaine des images traduit cette inflexion de
la pensée : une nouvelle iconographie apparaît à partir de la seconde moitié du XIe siècle, qui
se définit par l’oubli de la côte, et montre Dieu tirant directement Ève du corps d’Adam, par
exemple dans une miniature de l’Hortus deliciarum de Herrade50. Dans cette nouvelle
44
Cité par Baschet, « Ève n’est jamais née », 150.
Sent. II, dist. 18, c. 2 (177-178), trad. Ph. Contamine, R. Delort, Ch. de La Roncière, M. Rouche, L’Europe au
Moyen age, Paris 1969, 3 vols, t. 2, 345-46. Des arguments très proches sont invoqués dans la tradition juive,
en particulier dans la Genèse Rabba (IVe s. ap. J. C.) : « le Créateur voulait ce faisant éviter les mauvais
penchants de la femme. Il choisit donc de ne pas la façonner à partir du crâne d’Adam, car elle eût été
vaniteuse ; à partir de l’oeil, elle eût été épieuse ; de l’oreille, elle eût été indiscrète, etc… Mais toutes ces
précautions furent vaines car la femme se révolta et fut contaminée par tous les défauts que Dieu voulait
justement lui éviter » (cité par Barkaï, Les infortunes de Dinah, 16).
46 PL 176, pars VI, XXXV.
47 Baschet, « Ève n’est jamais née », 123-24.
48 Angliviel, « Ève à l’épreuve des Pères », 74.
49 Philosophia mundi, I, 23 (PL 172, 56) : « Non enim ad litteram credendum est deum excostasse primum
hominem ». Voir notamment T. Gregory, Mundana Sapientia : forme di conoscenza nella cultura medievale, Rome
1992, 95 ss.
50 Voir Baschet, « Ève n’est jamais née », 116, et Herradis Hohenburgensis, Hortus deliciarum, § 904, 463.
45
9
représentation d’Ève non plus tirée du buste d’Adam mais comme tirée de tout son corps,
l’unité de chair entre les deux êtres est suggérée, tandis que le rapport de procession,
porteur d’une signification hiérarchique, est atténué51.
La mort est en revanche un châtiment qui frappe les deux parents. Le péché a
introduit la mortalité, comme le dit Anselme dans son Cur Deus homo en plusieurs
endroits (« si nunquam peccasset, numquam moreretur ») et plus tard Pierre Lombard : „À
cause du péché, le corps est mort, c’est à dire qu’il a en lui la nécessité de mourir »52. Où l'on
retrouve l'idée, formulée par Augustin, d'un corps désormais non plus seulement capable de,
mais en nécessité de mourir, mais à qui la mort du Christ ouvre la possibilité de la vie
éternelle53. Dans une perspective théologienne, la mortalité physique est en effet positivée
comme la possibilité d’atteindre ensuite à vie éternelle ; comme le dit encore Hugues de
Saint-Victor: « quamdiu homo si non peccasset, in hac vita inferiori manere debuisset »54.
La mort, c’est-à-dire la morbidité, incluant maladie, vieillesse et douleur, est désormais
le lot de tous, comme le rappelle au VIIe siècle le Liber de ordine creaturarum longtemps
attribué à Isidore55. Or la maladie cause de mort est elle-même vue à l’époque comme le fruit
d’un déséquilibre des humeurs : c’est ce raisonnement par inférence qui s’impose, de même
qu’à propos d’Ève on induisait des douleurs de l’enfantement qu’elle avait été punie par la
douleur des menstrues. Les humeurs, enfin, sont elles-mêmes filles des éléments, selon une
formule de la traduction du Pantegni d’Haly Abbas par Constantin l’Africain (m. 1087) vite
passée dans la culture latine, et la réflexion sur le corps d’Adam s’épanouit au XIIe siècle sur
le terreau d’une pensée des éléments. À Salerne en particulier, les éléments suscitèrent une
réflexion vivace et nullement incompatible avec une conception biblique du créé, comme le
montrent les œuvres d’Urso ou de l’énigmatique Marius56, sans oublier tel recueil de
Questions salernitaines qui s'ouvrent sur une question évoquant évidemment saint Anselme :
51
Baschet, « Ève n’est jamais née », 153-54. À l’inverse, la représentation de la création d’Ève à la cathédrale
de Chartres paraît anachronique, et dénote l’utilisation d’un modèle encore proche de la tradition antique ; voir
Y. Christe, P. Fesquet, « La Genèse du Porche Nord de Chartres », dans From Athens to Chartres, Neoplatonism
and Medieval Thought, Studies in Honour of Edouard Jeauneau, Haijo Jan Westra éd., Leiden/New York/Köln
1992,12.
52 Sent. II, dist. 19, c. 2 : „Corpus propter peccatum mortuum est, id est necessitatem moriendi in se habet“.
53 Sage, « Péché originel », 226.
54 De Sacramentis, PL 176, pars VI, cap. XIX.
55 Liber de ordine creaturarum, éd. Diaz y Diaz, Santiago 1972, XII, 160 : „corpus enim inmortale et inulnerabile
et inlaedibile nihil quod mortem et uulnus et laesuram inferret in omnibus creaturis, quoadusque creatorem
offenderet per inoebedientiam, inueniret“.
56
Voir par exemple Marius, De elementis, On The Elements. A Critical Edition and Translation, éd. R. C. Dales,
Berkeley-Los Angeles-Londres 1976, 183 : « scire quoque modo potes hoc verum esse quod dixi, scilicet
hominem ex IIIIor compositum esse elementis, et eum esse similem congelatis, virentibus, ac etiam angelis, et
quod anima est. Ideoque a philosophis minor mundus nuncupatus est ». Voir aussi 77 : „in principio creavit
deus quoddam corpus, et creavit illud et omni accidente nudum... et idem corpus in IIIIor partes divisit, quarum
unam quidem omnino calefacit et siccavit, et inde ignem fecit ; aliam quoque calefactam et omnino humidam
fecit aerem. De tertia vero, quam omnino frigidam egit et humidam, fecit aquam. Quarta autem frigida facta est
atque omnino sicca, hec est terra“.
10
"Queritur quare Deus factus fuerit homo ?"57.
L’idée qui domine est que le premier homme a été créé avec une complexion équilibrée,
comme le montrent à l’envi à nouveau Marius, les Questions salernitaines58, ou Guillaume de
Conches et sa Philosophia mundi ; chez ce dernier en particulier, les notions d’équilibre et de
proportion dans le corps adamite sont centrales, et si le corps d’Ève aussi était équilibré,
c’est celui d’Adam qui représentait l’équilibre parfait. Après un long développement sur la
diversité et l’imperfection du règne animal par rapport au corps humain qui culmine par une
citation de Boèce59, il explique ainsi en quoi le corps du premier homme était supérieur à
celui de la femme par son équilibre :
« Mais puisque la terre était boueuse à cause de l’eau qui était au-dessus, et bouillante
à cause de la chaleur, il créa à partir d’elle différents genres d’animaux, et si le feu était plus
abondant d’un côté, ils sont nés colériques comme le lion ; si c’est la terre, mélancoliques
comme le bœuf et l’âne ; si c’est l’eau, flegmatiques comme les porcs. Mais d’une certaine
partie, dans laquelle les élements se réunissaient par parties égales, le corps humain a été
créé, et c’est que dit l’Écriture « Dieu créa l’homme à partir du limon de la terre ». Ainsi,
alors que différents êtres vivants ont été créés mélancoliques, et un nombre infini
flegmatiques ou colériques, un seul homme a été créé, car, comme le dit Boèce dans son
Arithmétique, « toute égalité est finie et en petit nombre, alors que l’inégalité est nombreuse
57
B1, dans Prose Salernitan Questions, 2 : « Deus itaque nullius operis sustinens imperfectionem sua divina et
ineffabili ac mirabili potentia hominem de limo terre formavit et fecit ». Voir aussi sa longue réponse, et la
manière dont l’anonyme auteur du même recueil justifie l’importance du discours sur le corps : „Queritur cum
anima dignior sit corpore quare magis phisicorum intentio prius de corpore quam de anima disseret ? R. Magis
itaque disserit de corpore quam de anima quoniam maiorem habet notitiam de corporis dispositione et de
ipsius nutrimento et regimento que omnia sensui subjacent. De anima vero parum vel nihil attinet theoricis vel
philosophis cum ipsius creatio et infusio sic divine conveniat potentie quod humana ratio de ipsius dispositione
nullum ossit habere experimentum sed sola fides meritum. Prius agit de corpore quam de anima qua prius
nostre occurrit cognitioni. De compositione primi hominis qualiter videlicet de limo terre encratico sic factus
quod alibi deo juvante sumus ostensuri....“.
58
The Prose Salernitan Questions, P 35 : „Quare secundum phisicam Adam positus fuit in paradiso et intus
peccavit ? Novisti Deum creasse Adam temperatum in omnibus qualitatibus... ». La question P35 entre en
résonance avec B216, qui demande « quare secundum phisicam Adam positus fuit et intus peccavit ?» et place au
cœur de la réponse la question du tempérament équilibré d’Adam et par voie de conséquence celle d’un paradis
tempéré, thème que la place manque malheureusement pour développer ici : « C’est la raison qui veut qu’il ait
été placé au paradis, sans quoi ce n’est pas Adam mais le créateur qui serait en faute, accusé de l’avoir placé
dans un lieu non tempéré. Dans son état équilibré, l’âme d’Adam ne désirait que des choses équilibrées ; mais
les paroles du serpent rapportées par Ève lui causèrent cogitations et soucis, et sous l’effet de ces pensées
excessives et de ces soucis, il s’échauffa au-dela de son équilibre naturel. L’âme, se trouvant dans un intrument
non-tempéré, se mit à chercher des choses non-tempérées, et ce faisant elle pécha ». (Et omne temperatum
necesse est ut in temperamento permaneat et loco, et aliis temperatis utatur. Sed nullus locus adeo est
temperatus sicut paradisus quod ex continuitate florum comprobatur. De ratione igitur in paradiso ponitur,
alioquin non ipse sed creator accusaretur, ponens eum in loco distemperato. Peccavit autem hoc modo ; Adam
ut diximus temperatus fuit, et anima existens in temperato instrumento non appetebat nisi aequalia et
temperata. Sed postquam Eva verba a serpente audita ei retulit, cepit super huius verba cogitare et sollicitus
esse, et ita nimia cogitatione et sollicitudine plus naturali temperantia incaluit. Anima vero existens in
distemperato instrumento, distemperata petiit, petendo distemperata peccavit » .)
59
Idée très semblable chez Marius : « temperatioris complexionis est quam ceterorum animalium quodlibet, et
eorum omnium decentissima creatura » (De elementis, 179).
11
et multiple ». Mais puisque ce qui est près de l’égalité, est lui aussi tempéré, bien qu’un peu
moins, et qu’il est vraisemblable que le corps de la femme a été créé à partir du limon de la
terre tout proche, ainsi elle n’est pas tout à fait ce qu’est l’homme, et elle n’est pas tout à fait
différente, ni aussi équilibrée que lui, car la femme la plus chaude est plus froide que
l’homme le plus froid, et c’est ce que dit l’Écriture avec « Dieu fit la femme à partir du côté
d’Adam » 60.
Avec le péché, le corps d’Adam a été transformé, et l’altération de ses qualités
physiques est liée à la question des qualités élémentaires et des humeurs. Pour Guillaume de
Conches encore, le premier homme était par nature chaud et humide, et harmonieusement
équilibré entre les quatre qualités élémentaires ; avec la chute, sa nature s’est corrompue, et
en perdant soit sa chaleur, soit son humidité, soit les deux, le tempérament sanguin, celui où
toutes les qualités sont présentes en proportion égale, a cédé la place à des formes
dégénérées, à savoir les tempéraments chaud et sec (colérique), froid et humide
(flegmatique), ou froid et sec (mélancolique). Dans l’esprit de Guillaume, c’est donc
l’ « homo sanguineus », celui en qui les qualités d’origine conservaient quelque chose de leur
aequalitas, qui se rapprochait le plus de l’Adam d’avant la chute61.
Hildegarde partage sans doute avec lui une haute estime du tempérament sanguin,
même si les termes n’apparaissent pas tels quels sous sa plume62, mais elle s’en démarque
par l’accent qu’elle met sur l’apparition de la mélancolie lors de la Chute, et par le lien
qu’elle établit entre naissance des humeurs et apparition de la sexualité humaine :
« Ce qui luisait en lui comme du cristal et avait en soi le goût des œuvres bonnes est
dÈvenu la bile, dit-elle, et ce qui luisait en lui comme l’aurore et avait en soi la science des
œuvres bonnes est maintenant la mélancolie »63. Mais elle va plus loin en théorisant
60
« Sed cum terra ex superposita aqua esset lutosa, ex calore bulliens, creavit ex se diversa genera animalium,
et si in aliqua parte plus abundaverit ignis, colerica nata sunt ut leo; si terra, melancolica ut bos et asinus; si
vero aqua, flegmatici ut porci. Ex quadam vero parte, in qua elementa aequaliter convenerunt, humanum
corpus factum est, et hoc est quod divina pagina dicit, "Deum fecisse hominem ex limo terrae". […] Unde,
cum diversa animalia melancolica creata sunt et infinita flegmatica et colerica, unus solus homo creatus est,
quia (ut ait Boetius in Arithmetica) "omnis aequalitas pauca est et finita, inaequalitas numerosa et multiplex".
« Sed quoniam quod est proximum aequalitati, etsi minus tamen aliquanto temperatum, ex vicino limo terrae
corpus mulieris esse creatum verisimile est, et ideo nec penitus idem est quod homo, nec penitus diversa ab
homine nec ita temperata ut homo, quia quia calidissima frigidior est frigidissimo viro, et hoc est quod divina
pagina dicit, "Deum fecisse mulierem ex latere Adae". Sur ce passage, voir R. Klibansky, E. Panofsky, et F.
Saxl, Saturne et la mélancolie, tr. fr. Paris 1979, 170. Plus récemment, voir I. Caiazzo, « Les quatre éléments
dans l’œuvre de Guillaume de Conches », dans Guillaume de Conches : philosophie et science au XIIème siècle, Actes
du colloque de juin 2007, dir. B. Obrist I. Caiazzo,Turnhout, sous presse.
61 Philosophia, IV, 20, PL 172, 93 : « homo naturaliter calidus et humidus, et inter quattuor qualitates
temperatus ; sed qui corrumpitur natura, contingit illas in aliquo intendi et remitti [...]. Sin vero aequaliter
insunt, dicitur sanguineus ». Voir entre autres à ce sujet P. Dronke éd., A History of Twelfth Century Western
Philosophy, Cambridge 1988, p. 320-326. Voir aussi M. Lemoine, Théologie et platonisme au XIIe siècle, Paris
1998, notamment 79-93.
62
Voir à ce sujet L. Moulinier, « Introduction », Beate Hildegardis Cause et cure, XCVIII-CI.
Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, trad. P. Monat, Grenoble 1997, 49 (« Antequam Adam
divinum preceptum transgrederetur, quod modo fel in homine est, in eo ut cristallus lucebat et gustum
bonorum operum in se habebat ; et quod nunc etiam melancolia est in homine, in eo ut aurora fulgebat et
scientiam et perfectionem bonorum operum in se habebat. Cum autem Adam transgressus est, splendor
innocentie in eo obscuratus est, et oculi eius, qui prius celestia videbant, extincti sunt, et fel inmutatum est in
63
12
l’apparition de la sexualité comme un avatar de l’apparition des humeurs : « quand l'homme
eut transgressé le commandement de Dieu, il fut changé, dans son corps comme dans son
âme. Car la pureté de son sang fut modifiée, si bien qu'au lieu de pureté, il émit l'écume de sa
semence. Car si l'homme était resté dans le Paradis, il se serait maintenu dans un état
immuable et parfait. Mais, après sa transgression, toutes choses se sont transformées en
amertume".
Ou encore : "Si l'homme était resté dans le paradis, il n'aurait pas, en son corps, ces
flegmes d'où naissent beaucoup de maux, mais sa chair serait intacte et sans souillures. Mais
[ …] après qu'Adam eut goûté au mal, le sang de ses fils s 'est transformé en poison dans la
semence par laquelle sont procréés les fils des hommes. [...] Tout cela est né du mal que fit
l'homme au commencement parce que, si Adam était resté dans le paradis, il aurait gardé la
très douce santé de cette merveilleuse demeure [...]. Maintenant au contraire, l'homme
contient en lui du poison, du flegme et diverses maladies"64.
À ses yeux, l'unité humorale d’origine a été remplacée par une pluralité d'humeurs,
dont les conflits sont l’origine de maladies donc de souffrances ; elle n’est pas loin de son
contemporain Guillaume de Saint-Thierry affirmant, suivant Hippocrate et son traité De la
nature de l’homme65, que si l’homme était constitué d’un seul élément, il ne connaîtrait pas la
douleur66.
Hildegarde se signale certes par sa pensée de la chute comme catastrophe cosmique
ayant affecté tant le macro- que le microcosme. Mais à l'époque où elle écrit, l'idée d'une
concomitance entre la Chute et l'apparition des fluides toxiques, des venins, en particulier
dans le corps de l'homme, n'est pas un thème nouveau. Les effets du péché de l’homme sur la
nature sont une idée qu’on rencontre chez Philostrate, dans les apocryphes d’Enoch, ou
encore dans les Reconnaissances Pseudo-Clémentines et dans l’Hexaemeron de Basile. Au XIIe
siècle, elle jouit d'une nette faveur : outre le Cause et cure, l'Hortus deliciarum de l'abbesse
Herrade y fait écho au sujet de la création des animaux67, et Alexandre Neckam (m. v. 1217)
affirme à son tour que "si l'homme n'avait pas péché, il n'y aurait pas de poison nocif"68 dans
amaritudinem et melancolia in nigredinem impietatis, atque totus in alium modum mutatus est » (Cause et Cure,
185). Sur les humeurs changeant de nature au moment du péché selon Hildegarde, voir notamment R.
Klibansky, E. Panofsky, et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, tr. fr. Paris 1979, 170 ; P. Dronke, Women Writers of
the Middle Ages : A Critical Study of Texts from Perpetua (†203) to Marguerite Porete (†1310), Cambridge 1984,
176-177 ; et D. Jacquart, "Hildegarde et la physiologie de son temps", dans C. Burnett, P. Dronke dir.,
Hildegard of Bingen. The context of her thought and art, Londres 1998, 121-134.
64 Cause et cure, 63-64 : « Si enim homo in paradyso permansisset, flecmata in corpore suo non haberet, unde
multa mala procedunt, sed caro eius integra esset et absque livore. Cum autem malo consensit et bonum
reliquit, similis factus est terre, que et bonas et utiles ac malas et inutiles herbas gignit, et que bonam et malam
humiditatem et succum in se habet. Nam de gustu mali versus est sanguis filiorum Ade in venenum seminis, de
quo filii hominum procreantur ». sur l’assimilation entre homme et terre, et femme et chair chez Hildegarde,
voir L. Moulinier, Le manuscrit perdu à Strasbourg. Enquête sur l’œuvre scientifique de Hildegarde, Paris-SaintDenis 1995, 180-181.
65 Voir Hippocrate, De natura hominis, éd. E. Littré, Œuvres complètes, Paris 1839-1861, t. VI, 34.
66 De natura corporis et anime éd. M. Lemoine, Paris 1988, 71-73 : « secundum Hippocratem, si corpus animale
ex uno constaret elemento, nunquam doleret, quia non esset unde doleret, unum existens ».
67 Herradis Hohenburgensis, Hortus deliciarum, 452 : « Venenosa et perniciosa animantia creata sunt innoxia, et
per peccatum facta sunt noxia. Nichil enim homini nocuissent si non peccasset ». Notons que Herrade recopie
de longs passages des Recognitiones ; voir Rufinus, Clementinae Recognitiones, éd. P. Gersdorf, Leipzig 1838.
68 Alexander Neckam, De naturis rerum, II, 156, éd. Th. Wright, Londres 1863, 250 : « si non peccasset homo,
nullum venenum nocivum esset… Ante peccatum enim primae praevaricationis temperatae complexionis erat
13
son De naturis rerum. Neckam aussi donne en effet toute sa dimension cosmique à la Chute,
et attribue au péché d’Adam non seulement l’existence d’insectes et d’animaux venimeux, et
de maladies en l’homme, mais aussi la sauvagerie de la plupart des animaux, et même les
taches sur la lune69.
À la création d’Adam à partir de la terre, et donc des éléments, a succédé la génération
par la semence : c’est ce qui explique aussi, aux yeux de maint auteur, qu’avec l’entrée dans
le mode de génération sexuée, le corps de l’homme a changé. Il est entré dans l’Histoire,
dans une évolution, puisque ces modifications se sont intensifiées avec le cours du temps :
c’est ce qu’a médité toute une lignée de théologiens, dissertant sur le fait que la taille et la
longévité du corps humain n’ont cessé de diminuer depuis Adam. Ainsi selon Roger Bacon,
la vie humaine durait 1000 ans au temps d’Adam, et s’est graduellement abrégée à cause
d’un défaut dans le régime de santé70; outre la longévité, la stature est allée decrescendo, et
Augustin par exemple, a consacré de célèbres pages de sa Cité de Dieu au thème de la taille
de plus en plus réduite de l’humanité71. La nature humaine telle qu’elle a été transmise par
Adam apparaît en état de dégradation72 et c’est ce que démontrent à leur tour, à nouveaux
frais, les Questions salernitaines, par exemple celle qui demande „cur homo modo non
generatur ex elementis ut antea fuit creatus“ et qui répond en s’appuyant certes sur
Augustin, mais aussi sur Pline73 et sur les Aphorismes d’Urso74:
"Depuis la création de l'homme jusqu'à nos jours les éléments, en passant (transeundo),
ont vieilli, et se sont affaiblis dans leurs qualités, et c'est pourquoi ce n'est pas à partir d'eux
qu'est engendré tout être vivant mais à partir de la semence, qui a une plus grande
similitude avec l'être vivant et est moins éloignée de lui. Et on dit que le premier homme
était composé d'éléments car les éléments convergèrent à sa constitution actuelle avec l'aide
de leurs qualités [...]. On opposera la question suivante : une fois créé le premier homme, si
les éléments étaient alors vigoureux, pourquoi n'ont-ils pas contribué à créer d'autres
hommes ? Nous disons qu'avant l'homme avaient été créés les animaux, et qu'une fois
l'homme créé, les éléments étaient faibles. À nouveau, pourquoi ne furent pas créés deux ou
plusieurs hommes ensemble ? On l'a dit, Dieu voulut le faire équilibré ; ainsi donc, ayant
rassemblé les parties les plus pures de tous les éléments, il le fit équilibré, et ainsi il ne resta
Eva, sed Adam temperatissime […] nulla itaque aegritudo, nulla sanitatis perturbatio fuisset, si in statu
gloriae suae stetisset ».
69 L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science during the first Thirteen Centuries of our Era, New
York 1923-41, 8 vols, II, 201. Sur l’apparition des maladies après la Chute, voir récemment J. Ziegler,
« Medicine and Immortality in Terrestrial Paradise », Religion and Medicine in the Middle Ages, éd. P. BillerJ. Ziegler, York 2001, 201-214.
70 Cité par C. Opsomer, L’art de vivre en santé. Images et recettes du Moyen Age. Le Tacuinum Sanitatis (manuscrit
1041) de la Bibliothèque de l'Université de Liège, Liège 1991, 21.
71 Voir De civ. Dei, XV, 9 (La Cité de Dieu, 610-611).
72 Sage, « Péché originel », 213.
73 Hist. Nat., VIII, 10.
74 Voir Urso, Aphorismi cum Glossulis, éd. R. Creutz, Quellen und Studien zur Geschichte der Naturwissenschaften
und der Medizin, vol. 1, Berlin, 1936, 1-192, 100.
14
pas de partie d'où tirer un autre homme".75
Où sont invoqués à la fois l’unicité d’Adam et l’affaiblissement des qualités
élémentaires, la déperdition liée à l’emploi de ces éléments justifiant que l’homme n’ait été
créé par Dieu qu’en un seul exemplaire.
Une autre question s’interroge sur les « deux déluges » en demandant « pourquoi le
monde a péri par le feu et sera détruit par l’eau », et la réponse invoque l’éloignement,
physique et temporel, de l’homme actuel par rapport à ses origines :
« plus nous nous éloignons de notre terre patrie, de notre génération première et donc
de notre équilibre primordial, moins la vie est longue. Mais le feu qui détruira tout
consumera aussi tout ce qui est impur, et ainsi la vie pourra-t-elle être désormais éternelle :
non pas longue, non pas comme celle d’Adam, pas non plus courte comme la nôtre, mais
éternelle, comme après la fin du monde »76.
La réponse s’inspire à nouveau de saint Augustin77, mais aussi de spécialistes de
philosophie naturelle tels Urso78 ou Guillaume de Conches, dont sont sollicités ici et le
Dragmaticon79 et le De Philosophia mundi80. Et c’est le même mélange de sources qui fournit
l’étoffe de la réponse à une autre question portant sur la taille des premiers hommes, où l’on
retrouve le rôle central de la semence :
« Les géants, proches de la création du premier homme créé à partir du limon, donc
pour ainsi dire engendrés d’une matière première et plus forte, c’està-dire la terre, étaient
plus forts et vivaient plus longtemps. Mais nous, qui tirons notre existence pour ainsi dire
75
Prose Salernitan Questions, C 28, 337 : “A creatione hominis usque nunc elementa sepe transeundo inveterata
sunt et in qualitatibus sunt debilitata, unde <non> ex eis generatur aliquod animal, sed ex spermate quod
maiorem habet similitudinem cum animali et minus distat ab eo. Elementa enim, mediantibus et cooperantibus
elementariis qualitatibus, transeunt. Primus autem homo dicitur constare ex elementis quia elementa ad eius
constitutionem actualem convenerunt, cooperantibus qualitatibus ipsorum. Sed opponitur : debiliores fuerunt
semper qualitates elementorum ipsis elementis, igitur cum modo sunt elementa debiliora quam prius et
qualitates similiter, ergo cum adhuc elementa sunt fortiora qualitatibus, melius adhuc per ea generatio tunc
fieret quam per qualitates similiter. Non, quia licet hoc sit, tamen magis assimilatur ipsi homini sperma quam
elementa. Item opponitur : facto primo homine, cum elementa tunc essent vigorosa, quare non faciebant tunc
homines ex eis ? Dicimus quod ante hominem fuerunt creata animalia, unde facto homine elementa iam erant
debilia. Item cur non fuerunt creati duo vel plures simul homines ? Dicimus, Deus illum voluit fieri
temperatum. Collectis igitur purissimis partibus ex elementis omnibus eum constituit temperatum, sic ergo
non remanserunt alique partes temperate ut fieret alter“.
76
B 216 : „Queritur quare mundus periit per aquam et destruetur per ignem ? Solutio : Vita alia brevis, alia
longa, alia perpetua. Primus homo Adam factus est a primis elementis et in puro loco et temperato, qui pro sui
peccati ab hoc loco ad distemperatum fuit expulsus [...] Sed quia propinquus erat sue generationi et patriae,
non tam cito corrumpebatur, et usus est longa vita. Sed nos a tali generatione et temperantia elongati, subito
subiacemus corruptioni, et ideo hec vita brevis est. Sed adveniente igne cuius virtus est dissolvere et
consumere, dissolvet pura ab impuris et impura consumet. Et ita depravabuntur omnia et temperabuntur, et ita
erit perpetua vita ; <non> longa vita, non vita Ade, <non> brevis ut nostra, <sed> perpetua ut post finem
mundi“.
77 De civ. Dei, XX, 16 (La Cité de Dieu, 925-926).
78 Urso, Aphorismi cum Glossulis, 100.
79 Dragmaticon, III, 76 et VI, 26 (voir Guillelmus de Conchis, Dragmaticon philosophiae, éd. I. Ronca, Turnhout
1997).
80
De Philosophia mundi, I, 23.
15
d’une matière aqueuse et corrompue, à cause de l’impureté des éléments qui ont été troublés
par la suite et amoindris en pureté (sinceritas), nous vivons moins longtemps »81.
C’est ce que dit aussi, dans son style si particulier, Hildegarde à propos de la chair
d’Adam : « Caro et cutis Ade et Ève fortior et durior fuit quam hominum nunc sit, quia
Adam de terra formatus fuit et Eva de ipso. Sed postquam filios genuerunt, caro illorum
semper et semper fragilior et fragilior facta est, et ita usque in novissimum diem erit »82.
Reste à se demander si ce corps d’Adam dont tant d’auteurs expriment la nostalgie est
irréversiblement perdu. Il s’avère que dans une histoire qui est avant tout une histoire du
salut, la miséricorde divine ménage un espace d’optimisme, qui se traduit par le thème
d’Adam médecin, antidote à l’Adam malade de la Chute.
Au XIIIe siècle, dans un de ses sermons, le Franciscain Berthold de Ratisbonne dit :
„Le bienheureux Anselme de Canterbury a écrit : „Le Tout-Puissant nous avait créés
immortels, à l’abri des maux, des maladies et des péchés mais quand le serpent donna son
mauvais conseil à Adam et Ève, et quand Adam et Ève le suivirent et mangèrent le fruit, ils
avalèrent en même temps le poison et tout le venin du serpent. Le venin empoisonna leur
corps et leur âme et les priva de l’immortalité. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que Dieu nous prît
en pitié“. Dieu s’apitoya et donna pour chaque mal hérité du serpent un remède destiné à
guérir la maladie de notre corps [...]. Adam connaissait les vertus curatives de toutes les
plantes ainsi que leur goût, et il leur donna un nom. [...] En avalant la pomme, Adam
contracta non seulement un mal physique mais aussi la maladie de son âme. La pomme fut
néfaste à son corps et entraîna une multitude de maux corporels ainsi qu’une multitude de
maux spirituels : les péchés“83.
Or la thèse exposée par Berthold à ses ouailles est déja représentée au XIIe siècle,
outre le Lucidarius anonyme allemand, par Hildegarde et son œuvre : si pour elle la Chute
n’a laissé indemne aucune créature, la création reste éminemment bonne et elle entend en
redonner les clés à l’homme tiré de la terre84.
La terre primordiale était un objet crucial pour les exégètes chrétiens, comme l’atteste
entre autres au XIIIe siècle la Legenda aurea de Jacques de Voragine : « La terre dont a été
formé Adam était immaculée et vierge : en effet elle ne s’était pas ouverte pour boire le sang
humain, n’avait pas subi la malédiction des épines, n’avait pas accueilli la sépulture de
l’homme mort, elle n’avait pas été donnée en nourriture au serpent, etc.»85. Or, de toutes les
créatures nées de cette terre, une plante se distingue, la mandragore, cette racine
anthropomorphe qui passait pour avoir été façonnée dans la terre dont Dieu modela le corps
d’Adam. Hildegarde la définit comme „née de la terre avec laquelle Adam a été créé“86, en
81
82
83
„Quare temporibus gyganteis homines fuerint fortes et magni plus quam nunc ?“ (N 11).
Cause et cure, 79.
Berthold de Ratisbonne, Péchés et vertus. Scènes de la vie du XIIIe siècle, prés., trad. et comm. Cl. Lecouteux et
P. Marcq, Paris 1991, 34.
84 On me permettra de renvoyer à ce sujet à L. Moulinier, « Naturkunde und Mystik bei Hildegard von
Bingen : der Blick und die Vision », dans Mystik und Natur. Zur Geschichte ihres Verhältnisses vom Altertum bis zur
Gegenwart, éd. P. Dinzelbacher, Berlin 2009, 39-60.
85 Légende dorée, trad. A. Boureau et alii, Paris 2004, chapitre XII, « Saint Sylvestre », 92-93.
86 Le livre des subtilités des créatures divines (Physique), trad. P. Monat, 2 vols, Grenoble 1988-89, 79.
16
une formule qui fait pendant à sa définition de l’homme : « lors de la création, une terre
particulière fut tirée de la terre : c’est l’homme »87. De fait, si la mandragore se vit assigner
un rôle de premier ordre dans la pharmacopée, dans la magie et les supersititions, dans
l’exégèse et dans la littérature88, la source commune de ces emplois multiples est
l’assimilation de la plante à Adam. Significativement, Hildegarde la conseillait à la fois
contre l’ardeur érotique et contre la mélancolie apparue avec la Chute, et expliquait sa
valeur thérapeutique par une sorte de parenté entre homme et plante: „de quelque membre
que l’on souffre, manger la partie correspondante de la plante, et on se trouvera mieux“89,
dit-elle dans son Liber subtilitatum diversarum naturarum creaturarum, renouant avec le
discours de la Genèse à propos des mérites comparés de la plante mâle et de la femelle : „“la
silhouette en forme de mâle donne des médicaments plus énergiques.... car le mâle est plus
fort que la femelle“. Et le rituel destiné à lutter contre la tristesse du mélancolique
s’accompagnait d’une prière éloquente : „Dieu, toi qui as créé l’homme avec le limon de la
terre sans mettre en lui de la douleur, voici que je place à côté de moi cette terre, qui n’a
jamais péché, pour que la terre dont je suis composé connaisse l’état de paix qui est en elle,
et dans laquelle tu l’as créée“90.
La plante est considérée ici comme un morceau de terre n’ayant jamais péché, donc un
être jouissant de la situation d’Adam au Paradis, et la guérison doit s’effectuer par une
retour ritualisé aux origines. Hildegarde projette donc le malade dans une situation
dÈvenue inaccessible après la Chute, réintègre symboliquement la pureté et la santé
paradisiaques, renoue avec la santé du corps du premier homme91. Mais cette approche
symbolique ne s’oppose pas au regard de naturaliste qu’elle veut porter sur le créé.
La pensée sur le corps d’Adam est inséparable du dogme du péché originel, à la fois
capital et difficile à comprendre, d’où les différentes tentatives pour expliquer sa nature, la
multiplicité de ses conséquences, et la manière dont il se communiquait. De nombreux
théologiens, à la suite de saint Augustin, ont défendu l’idée que depuis le péché d’Adam son
corps avait été corrompu, et que l’âme, sortie pure des mains de Dieu et s’unissant à un
corps corrompu, avait contracté sa corruption. Mais comment une substance immatérielle
pouvait-elle contracter la corruption du corps ? La question travailla les XIe et XIIe siècles
et à bien des égards, la pensée exposée par saint Anselme dans son De conceptu paraît avoir
joué un rôle de pivot92, pour comprendre comment le péché du premier homme affecta son
87
Ibidem, 29.
Voir P. H. Rahner, "Die seelenheilende Blume : Moly und Mandragore in antiker und christlicher
Symbolik", Eranos Jahrbuch, XII, 1945, 118-239, 233, et Eliade, „Adam, le Christ et la mandragore".
89 Le livre des subtilités des créatures, 80.
88
90
Ibidem, 81.
Eliade, „Adam, le Christ et la mandragore". Impossible de développer ici, mais il y a plusieurs mentions
intéressantes d’Adam dans le Liber subtilitatum diversarum naturarum creaturarum, et même la Lingua ignota de
l’abbesse a été rapprochée de l’entreprise adamique de nomination du créé ; voir J. T. Schnapp, "Virgin's
words : Hildegard of Bingen's Lingua Ignota and the DÈvelopment of Imaginary Languages Ancient to
Modern", Exemplaria, III, 2, 1991, 267-298.
92 Voir par exemple : « anima vero, quia ex corruptione corporis et eisdem appetitibus atque ex indigentia
bonorum quae perdidit, carnalibus affectibus affecta est » (« l’âme, parce que, par suite de la corruption du
91
17
corps, et comment Ève et Adam contaminèrent ensuite tous deux leurs enfants93.
Différents auteurs abordent désormais la question de l’origine de l’homme à l’aide de
plusieurs outils et, dans des écrits de nature diverse, jettent sur le corps d’Adam et les
changements qu’il a subis par la faute d’Ève, un nouveau regard. Faute de pouvoir à cette
date y associer la pensée d’Aristote94, ils combinent les enseignements des théologiens et des
naturalistes. Mais peut-on pour autant résumer l’évolution en disant qu’on passe du
« symbolisme » au « physicisme »95, sur les traces d’un Thierry de Chartres se proposant de
lire la Bible, notamment la Genèse, ad physicam et non solum ad litteram96 ? Si l’on considère
que Hildegarde de Bingen innove autant, par sa spiritualisation de toutes connaissances
humaines, y compris scientifiques97, qu’un Guillaume de Conches pourfendant une lecture
littérale des Écritures, il paraît bien difficile de les apparier98, d’autant plus que l’un eut des
démêlés avec les autorités ecclésiastiques mais fit école, alors que la première ne fut pas
inquiétée mais n’eut pas de postérité. L’opposition entre esprit pré-scientifique, et tradition
scripturaire à propos du corps du premier homme ne saurait pour autant être trop durcie :
on l’a vu, les Questions salernitaines, par exemple, se fondent sur des sources très variées,
parmi lesquelles Guillaume de Conches, saint Augustin ou Isidore s’enrichissent
mutuellement. Quant à Guillaume lui-même, qui entendait accorder les théories
physiologiques et cosmologiques avec la révélation divine, et même les en déduire99, la
dimension spirituelle n’est pas absente de sa démarche, même dans sa Philosophia mundi, plus
hardie que son Dragmaticon : « On dira que c’est porter atteinte à la puissance divine que de
dire que l’homme a été fait ainsi, écrivait-il. À quoi je réponds : Au contraire, c’est la
magnifier, puisque nous lui attribuons à la fois d’avoir donné une telle nature aux choses, et
grâce à l’opération de cette nature, d’avoir créé ainsi le corps humain »100. « Physicien et
philosophe, il philosophe sur Dieu en physicien », disait de lui sans aménité Guillaume de
Saint-Thierry à saint Bernard101. On ne saurait mieux dire qu’il fut l’un des artisans des
nouvelles noces de Nature et Théologie autour du corps du premier homme.
corps et de ses appétits et par l’indigence des biens qu’elle a perdus, elle a été infectée d’affections charnelles »,
trad. dans Du réalisme en théologie et en philosophie, 96).
93 Sur les différentes facettes de la question de l’hérédité, voir récemment L’hérédité entre Moyen Âge et Époque
moderne. Perspectives historiques, éd. M. van der Lugt, Ch. de Miramon, Florence 2008.
94 Neckam est de ce point de vue un précurseur : dans son encyclopédie se côtoient, selon Pierre MichaudQuantin, « l’influence du nouveau savoir gréco-arabe » et « l’aspiration moralisante de l’époque précédente »
(La pensée encyclopédique au Moyen Age, Paris 1966, 106).
95 J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris 1957, 56.
96 Thierry de Chartres, De sex dierum operibus, in Commentaries on Boethius by Thierry of Chartres, éd. N. M.
Häring, Toronto 1971.
97
Voir en particulier Hildegardis Bingensis Liber divinorum operum, éd. A. Derolez, P. Dronke, Turnhout 1996,
sur lequel l’espace manque pour se pencher ici.
98
Pour des rapprochements entre nos deux auteurs et leur conception de la Nature, voir I. Müller,
« Rekonstruktion der « Physica » Hildegards von Bingen », dans Hildegard von Bingen in ihrem historischen
Umfeld. Internationaler wissenschaftlicher Kongreß zum 900jährigen Jubiläum, 13-19 September 1998, Bingen am
Rhein, éd. A. Haverkamp, Mayence 2000, 436-439.
99 Voir les pages que lui consacrent Klibanksy et alii, Saturne et la mélancolie, 169 ss.
100 Philosophia, I, 23, trad. par E. Jeauneau, L’âge d’or des écoles de Chartres, Chartres 1995, 50.
101 De erroribus Guillelmi de Conchis, PL 190, 339-40 (voir « Lettre sur les erreurs de Guillaume de Conches »,
trad. dans M. Lemoine, C. Picard-Parra, Théologie et cosmologie au XIIe siècle, Paris 2004, 183-197, 183).
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