Revue Philosophique de Louvain
Pour penser la condition du moi : Maine de Biran
Nathalie Frogneux, Benoît Thirion
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Frogneux Nathalie, Thirion Benoît. Pour penser la condition du moi : Maine de Biran. In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, tome 103, n°1-2, 2005. pp. 1-5;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2005_num_103_1_7595
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Pour penser la condition du moi: Maine de Biran
Présentation
Fruit d'un authentique travail de discussion et de lecture mutuelle,
ce numéro spécial voudrait rendre compte des deux journées d'étude du
séminaire d'anthropologie philosophique de troisième cycle de l'Institut
supérieur de Philosophie qui fut consacré à Maine de Biran en 2001.
Il s'agissait certes de lire Maine de Biran pour lui-même à la faveur
de la nouvelle édition de son œuvre parue chez Vrin, mais aussi pour les
questions contemporaines qu'il suscite. Comment en effet concevoir
l'anthropologie philosophique si ce n'est comme la croisée de questions
pérennes portées par une tradition philosophique, qui les déplace
pourtant considérablement et au sein de laquelle elles se développent? C'est
dans cet objectif qu'il s'agissait pour nous de reprendre Y Essai sur les
fondements de la psychologie. Les textes du présent numéro ne se
contentent pourtant pas d'étudier ce seul texte pour lui-même, mais ils
s'ouvrent à l'ensemble de l'œuvre (Fr. Azouvi et A. Devarieux), ce qui
permet d'en souligner de nouvelles lectures et de sortir de certaines
images reçues comme celle du solipsisme (B. Bouckaert). Mais nos travaux
visaient aussi à apporter un éclairage sur Maine de Biran au sein de la
tradition philosophique antérieure et de ses sources (M. Dupuis), et, en
quelque sorte, dans sa constitution génétique (B. Thirion). C'est aussi la
fécondité de l'intuition biranienne que nous avons investiguée, avec la
reprise qu'en donnent nos contemporains tels que Michel Henry (S.
Laoureux), Maurice Merleau-Ponty (J. Duchêne) et les ouvertures qu'il
offre aujourd'hui à l'anthropologie (C. Rea et N. Frogneux).
Les voix auxquelles la parole est ici donnée témoigneront par ellesmêmes de la vigueur et de l'intérêt de la pensée de Maine de Biran pour
l'anthropologie philosophique contemporaine. Les recherches présentées
proposent chacune un itinéraire et des questions propres. Elles donnent
par ailleurs à penser, souvent au-delà de ce qu'elles disent effectivement,
telle est leur promesse...
Le mouvement de la pensée biranienne, tel qu'il est décrit dans les
pages qui suivent, semble répondre avec pertinence et vivacité au défi de
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Nathalie Frogneux et Benoît Thirion
la description de l'être-homme dans ce qu'il a de plus ouvert à l'excès,
c'est-à-dire dans ce qui lui est le plus inaccessible et le moins
transparent.
La contribution de François Azouvi, enrichie par la fréquentation
scrupuleuse du corpus biranien, témoigne de cette possibilité de l'œuvre
de Maine de Biran. Trois points de vue sur le corps sont à distinguer: le
premier niveau est celui d'une aperception pure, qui a précisément pour
caractère apparent d'être purement transparente. Sans réserve, le moi s'y
donnerait tout entier à lui-même, et pour ainsi dire corporellement, sans
que soit mise en jeu aucune affection. Par contre, à un second niveau,
celui de la perception de mon corps en tant qu'il est affecté, lorsque
l'auteur évoque l'information de 1' affect par le temps, il écrit que «jamais
nous ne saurons si telle douleur est celle-là même que nous avons
éprouvée autrefois. L'opacité de la matière affective n'est en aucune façon
entièrement susceptible d'être dissipée par la lumière de la conscience»
(Fr. Azouvi). La lumière que le mouvement réflexif de la conscience
jette sur nos affections les plus diverses est aux prises avec un excès,
celui de la matière de la sensation. A un troisième niveau, qui récapitule
en quelque sorte les deux premiers, le corps est perçu objectivement,
extérieurement, et non plus de l'intérieur. Alors qu'au premier niveau, le
sujet s'apparaît comme transparent à lui-même, tandis qu'au deuxième
niveau, l'affection témoigne de ce que quelque chose excède le sujet et
lui est obscur, au troisième niveau, on constate que «le sujet qui a son
origine dans l'effort et dans une relation immédiate à son corps
volontaire, a aussi son commencement dans une organisation physiologique
qu'il ne fait pas et qui lui est donnée» (Fr. Azouvi). Le sujet est luimême excédé par ce qu'il est, il est constitué par une organisation à
l'origine de laquelle il n'est pas et sur laquelle il n'a pas de prise. Si
transparence il peut y avoir au niveau de l' aperception, si obscurité il y
a dans l'affection, elles sont toutes deux rendues possibles par une
spontanéité vitale qui échappe au sujet et qui l'excède.
Du texte de Benoît Thirion, nous retiendrons le fait que l'habitude,
comprise comme naturalisation d'un mouvement volontaire répété,
pourrait bien être le signe d'une opacité de l'homme par rapport à lui-même.
L'habitude est oubli de l'effort, elle est oubli de son origine. Le propre du
mouvement habituel, dans sa spontanéité radicale bien qu'engendrée,
n'est pas de montrer en toute transparence à l'homme ce qu'il est. Bien
plutôt, l'habitude semble voiler le caractère constitutif de la condition
corporelle de l'homme. «Le risque de la facilitation des mouvements est
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que le sujet en vienne à se confondre avec ce qui lui est extérieur,
oubliant par là même la nécessaire médiation corporelle par laquelle il
rencontre ce qui n'est pas lui. Tout le problème de l'habitude corporelle
réside en ce qu'elle peut aller jusqu'à faire perdre au sujet la conscience
de son corps» (B. Thirion). Bref, le caractère paradoxal de l'habitude
serait de nous donner l'illusion de la transparence. Voilement de
l'opacité, l'habitude conduirait-elle à un oubli de l'excès?
Michel Dupuis et Anne Devarieux, à partir d'analyses aux tonalités
parfois voisines, décrivent avec bonheur comment le sentiment de
l'existence introduit et est, pour l'homme, un conflit au cœur de sa vie.
L'observation intérieure, thématisée dans l'ordre de la rêverie, se présenterait
comme une «(re)découverte de la connaissance obscure par le sentiment
[...] mais surtout [comme] la reconnaissance de l'affirmation du moi
intérieur, intime, secret» (M. Dupuis). Le même auteur estime que chez
Biran, «c'est la voie obscure du sentiment qui conduit au moi, plutôt que
le regard de la raison comme chez Descartes». Le sentiment biranien
comporte donc une part d'obscurité dans la découverte de soi. Au cœur
de moi-même, une obscurité excède ce que je découvre, un secret intime
en appelle à mon investigation. Dans une logique voisine, Anne
Devarieux stigmatise les conditions du sentiment d'exister, et rappelle que
Biran pratiquait un genre de psycho-patho-logie: «il faut être malade
pour se sentir exister». Ce n'est pas d'abord l'homme sain qui
rencontre l'obscurité de son existence. La pathologie, comprise dans le registre
de l'affection, est un lieu de découverte de soi. L'affection serait
inquiétante, excédant le moi sans lui être appropriable. En plus d'être obscur à
moi-même, me voilà obscur pour les autres, dans la mesure où ce que je
sens me constituer m'excède et m'échappe. Je ne peux le présenter aux
autres de façon ultime, ni ne parviens à saisir ce qui fait l'excès d'autrui.
Adoptant une méthode génétique, Bertrand Bouckaert aborde la
question de la sympathie pour répliquer à une réception excessivement
égologique de la sensibilité chez Biran: «Biran s'oriente [...] vers une
notion de sympathie dans laquelle la communication entre les individus
repose sur une liaison affective directe, par imitation ou instinct, entre
les organes d'individus séparés.» Une question sur laquelle Caterina Rea
conclut sa propre étude consacrée à l'oscillation biranienne entre
l'ouverture à l'extériorité du corps et l'auto-référentialité de l'ego. Comme
en écho à Bertrand Bouckaert et Anne Devarieux, Caterina Rea écrit:
«Sans le corps, il n'y aurait pas de perception de soi et de sa propre
existence. En revanche, c'est bien dans sa pesanteur résistante, voire dans sa
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Nathalie Frogneux et Benoît Thirion
faiblesse presque maladive, que l'existence corporelle se replie sur ellemême, en se faisant présence à soi.» Peut-on alors parler d'une véritable
immanence du corps à l'ego? Sous quelles conditions une philosophie
reflexive et du sens intime peut-elle être ouverte à l'altérité? Et cette
ouverture se fait-elle grâce au corps ou en dépit de celui-ci? La dualité
primitive ne serait-elle pas en dernière analyse une unité primitive?
Telle reste la question de nombreux essais qui se polarisent pour ainsi
dire autour de deux grandes options de lecture du philosophe de
Bergerac dont les chefs de file furent certainement Michel Henry et Maurice
Merleau-Ponty et qui furent parfois désignées comme théories des trois
ou deux corps. Sébastien Laoureux se place dans le sillage du premier,
pour interroger l'«hyper-transcendantalisme» que Michel Henry
dégagerait de la description du corps subjectif ou originaire de Biran. Et cette
opposition ne semble pas pouvoir se réduire: le parcours de Michel
Henry semble témoigner d'une recherche constante du transcendantal,
depuis Phénoménologie matérielle jusqu'à Incarnation. Au point que
l'A. affirme: «la dualité primitive est tout simplement superflue pour
définir l'ego».
Comme le souligne justement François Azouvi, afin de faire droit
au triple point de vue sur le corps et souligner que le sentiment immédiat
ne coïncide pas avec l'aperception immédiate de la conscience,
autrement dit que le moi se ressaisit bien sur une expérience pré-réflexive
dont il est totalement absent, il faut distinguer commencement et origine
du moi. Mais jusqu'où cette distinction peut-elle être menée? En
explorant à nouveaux frais l'ambiguïté biranienne du mouvement qui semble
tantôt devoir être compris comme intentionalité primordiale et tantôt
comme révélation immédiate de soi à soi, les thèses discontinuistes
font face aux thèses continuistes entre le volo et la force hyperorganique
d'une part, entre la conscience psychique et la conscience morale
d'autre part.
Cette question du devenir du moi et du rapport entre le moi et le
corps est reprise par Joseph Duchêne à l'autre extrémité de la vie. A la
lumière de l'évolution de la dualité primitive au sein de l'œuvre de
Maine de Biran qui semble, après l'avoir combattu durement, évoluer
vers un dualisme de plus en plus marqué, la question du sujet concret
affleure: l'aventure intérieure du moi ne semble pas indépendante de sa
condition, et le temps marque manifestement la perception de mon
corps. Ainsi Joseph Duchêne reprend-il la question du lien entre l'âge et
le sens intime, de l'enracinement dans le monde vécu: «Pour faire une
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philosophie du corps propre, il faudrait certainement tenir compte de
l'âge du sujet, car un jeune n'a pas le même rapport à son propre corps
qu'une personne plus âgée, un homme n'a pas le même rapport à son
corps qu'une femme». De même, Nathalie Frogneux et Anne Devarieux
s'interrogent-elles sur la genèse du moi et son rapport à l'enfance, mais
ce dont est bien incapable une conception mécaniste du corps dont Biran
demeure manifestement l'héritier. Nathalie Frogneux propose de
déplacer la question de la dualité en sortant de ce modèle encore trop
cartésien du corps organique: «Le corps vivant apparaît d'emblée comme un
être perméable et de passage, poreux et ouvert aux interactions avec le
milieu.» Dès lors, l'évolution de la pensée biranienne pourrait-elle être
lue comme une philosophie de l'homme concret à différents âges plus
que comme une philosophie du corps propre, neutre et universel, qui
n'aurait pas pu trouver sa position définitive.
Le chemin, partiel et partial, que nous venons de tracer n'est qu'un
sillon au travers des multiples dits proposés, qui excèdent résolument ce
que nous pouvons en dire... Nous espérons montrer ainsi que, par ce
numéro, nous avons voulu contribuer à ouvrir davantage, sans le clore,
l'horizon anthropologique de l'œuvre biranienne.
Nathalie Frogneux et Benoît Thirion.