Huyghe Richard. 2007. Qu’appelle-t-on un lieu ? In G. Cislaru, O. Guérin, K. Morim, E.
Née, T. Pagnier, M. Veniard (éds), L’acte de nommer. Une dynamique entre langue et
discours, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 173-192.
Résumé
Nous nous proposons dans cet article d’étudier la valeur dénominative des noms
génériques d’espace, notamment lieu, endroit et place. Ces noms ont pour particularité
de désigner des portions du monde physique sans décrire leurs propriétés matérielles,
car ils dénomment des sites de localisation virtuellement associés aux objets du monde.
Ils marquent donc un regard sur les choses, et montrent que la possibilité d’exprimer un
point de vue référentiel par un simple acte de désignation peut être conditionnée
lexicalement. Leur étude rappelle également, en creux, qu’il est nécessaire de marquer
sémantiquement le trait matériel et que la fonction nominative doit être pondérée selon
le type de noms employés.
Mots-clés
Lieu, endroit, place, localisation, nomination, dénomination.
Abstract
This paper is concerned with the naming properties of the French generic nouns
referring to location, and in particular with lieu, endroit and place. These nouns
designate parts of the physical world without describing their material properties, as
they refer to locations virtually corresponding to the objects in the world. Their meaning
is based upon a certain way of presenting the denotata which shows that some points of
view about referents are lexically determined. This study intends to prove that the
function of “nomination” depends upon the kind of nouns used.
1
Qu’appelle-t-on un lieu ? 1
Richard Huyghe
Université de Lille 3 – UMR 8528 SILEX
Cette contribution a pour objet la valeur dénominative des noms génériques d’espace,
envisagée du point de vue de leur communauté sémantique. Nous nous intéressons en
particulier aux trois noms d’espace les plus fréquents, lieu, endroit et place 2, dans le
but de décrire leur socle sémantique commun et le type de rapport qu’ils entretiennent
avec les choses qu’ils désignent. Les différences de sens existant entre ces trois noms ne
seront pas commentées ici.
La question de savoir ce qu’on appelle un lieu, un endroit ou une place est équivoque,
selon qu’on la considère sous l’angle de la désignation ou de la dénomination (cf.
Kleiber 1984). En effet, tout acte de désignation ne suppose pas la dénomination : on
peut tout à fait appeler, en contexte, « x » une entité donnée sans que pour autant elle
s’appelle « x ». Il s’agit donc de savoir (i) quel type d’entités peut être désigné comme
« lieu », « endroit » ou « place » et dans quelles conditions, et (ii) ce qui est décrit et
nommé par lieu, endroit et place, ce que signifie être un lieu, un endroit, une place.
Nous essaierons de montrer que les noms d’espace ont pour particularité sémantique de
faire abstraction des propriétés matérielles de leurs référents, au profit de la description
de leur pouvoir localisateur. En ce sens, l’emploi de lieu, endroit et place marque un
point de vue relationnel sur le denotatum, point de vue qui est conditionné lexicalement,
dans la mesure où il est déterminé par la signification même de ces noms. L’examen de
la valeur nominative des noms d’espace sera ainsi l’occasion de rappeler que la
possibilité d’exprimer des points de vue dans le discours présuppose l’existence de
dénominations. Nous commenterons à cet égard la définition des « actes de
nomination », telle qu’elle est donnée par Siblot (2001), ainsi que l’idée, défendue par
Cadiot et Nemo (1997a), selon laquelle le sens des unités lexicales ne consiste pas en
une description de « propriétés intrinsèques », mais s’évalue essentiellement en termes
relationnels.
1. Description spatiale et description matérielle
Nous partons d’une intuition simple : dotés d’un sens descriptif très pauvre, lieu, endroit
et place ont un vaste champ d’application référentielle, au sens où ils peuvent renvoyer
à des segments du monde variés et hétérogènes, comme en témoigne l’ensemble de
leurs emplois anaphoriques et déictiques. Par exemple, le groupe nominal cet endroit
peut, selon les contextes, se rapporter à des choses aussi diverses qu’un pays, une
planète, le monde lui-même, un jardin, un immeuble, un restaurant, une branche
d’arbre, une touche de clavier, un doigt, un caillou, etc. Plus généralement, toute portion
1
Je tiens à remercier les relecteurs du comité scientifique, qui m’ont incité à préciser certains points
exposés dans cet article.
2
Dans les tests du Français Fondamental (Gougenheim et alii, 1959), sur les 1063 mots retenus comme
les plus fréquents en français (toutes catégories grammaticales confondues), place apparaît en 260ème
position, endroit en 512ème et lieu en 575ème.
2
du monde physique semble pouvoir être désignée comme « endroit » pour peu que les
conditions de discours le permettent. 3
En vertu de l’étendue de leur domaine d’application extra-linguistique, lieu, endroit et
place s’emploient couramment dans l’anaphore infidèle, en reprise de noms désignant
des choses 4 :
Exemple 1
Nous passerons quelques jours dans la maison de Pierre. Ce lieu paisible est propice à la
réflexion
Exemple 2
Assieds-toi sur une marche de l’escalier. L’endroit n’est pas très confortable mais cela
vaut mieux que d’attendre debout
Exemple 3
Il a voulu regagner son fauteuil, mais la place était déjà prise
Sous-déterminés sémantiquement, lieu, endroit et place permettent d’opérer une
recatégorisation plus large des objets désignés en première instance comme « maison »,
« fauteuil », « marche d’escalier ». La particularité de cette recatégorisation tient au fait
que lieu, endroit et place ne décrivent pas les propriétés substantielles de leurs référents,
tels qu’ils sont dénotés par maison, fauteuil et marche d’escalier. En particulier, ils ne
renvoient pas à leur être matériel.
En effet, les noms génériques d’espace se combinent difficilement avec des prédicats
matériels. Un lieu, un endroit, une place, par exemple, ne peuvent pas être accompagnés
d’un complément du nom de la forme en + N matière :
Exemple 4
une maison en briques, une marche d’escalier en bois, un fauteuil en cuir vs *un lieu en
briques, *un endroit en bois, *une place en cuir
Exemple 5
Il s’est assis sur une pierre vs *Il s’est assis à un endroit en pierre
Exemple 6
Il y a une étagère en bois qui est occupée par des livres vs *Il y a une place en bois qui est
occupée par des livres
Exemple 7
La voiture s’approche d’un immeuble en verre vs *La voiture s’approche d’un lieu en
verre
On pourrait penser que la difficulté d’emploi relevée dans les exemples 4-7 s’explique
par le contraste existant entre d’un côté, la généralité de lieu, endroit et place, et de
3
Le constat n’est pas aussi facile à établir pour lieu et surtout place, car ceux-ci sont moins neutres
qu’endroit du point de vue du type de localisation signifié (cf. Huyghe à paraître b), si bien que la mise en
évidence de leur domaine référentiel demande la prise en compte du contexte. Mais on sait, par exemple,
que le prédicat être un lieu de N peut s’appliquer à des choses hétéroclites (cf. infra) et que l’expression
de la place peut avoir pour support référentiel des objets très divers (cf. Il y a de la place (dans / sur / à)
x).
4
Par chose, nous désignerons ici tout objet concret doté d’une existence matérielle, qu’il soit ou non
ancré au sol. Un cendrier, une maison, une montagne sont des « choses ».
3
l’autre, la précision du complément matériel. Les deux ne sont pourtant pas
incompatibles, comme le montre la séquence suivante :
Exemple 8
un truc en plastique, un machin en verre, un bidule en caoutchouc, un objet en plomb
A l’instar de lieu, endroit et place, truc, machin, bidule, etc. se caractérisent par leur
pauvreté descriptive — propriété qui se manifeste peut-être même plus nettement chez
ces derniers. On signalera notamment que truc, machin et même objet ne dénotent pas
forcément des entités matérielles (cf. Il connaît tous les trucs, Il m’a dit des trucs
importants, un objet de pensée, l’objet de la question, « l’ONU, ce machin », etc.).
Cependant, le trait matériel n’est pas exclu du sens de ces noms, contrairement à ce
qu’on observe pour lieu, endroit et place.
D’autres faits confirment que les noms d'espace n'ont pas de signification matérielle.
Ainsi peuvent-ils difficilement être sujets de prédicats d’états matériels :
Exemple 9
Il y a un fauteuil qui est abîmé vs ?Il y a une place qui est abîmée
Exemple 10
Il y a une marche qui est cassée vs ?Il y a un endroit qui est cassé
Exemple 11
Il y a une maison qui s’est effondrée vs ?Il y a un lieu qui s’est effondré
Ils sont également rétifs à la désignation de touts concrets dont on caractérise
matériellement une partie :
Exemple 12
Le pied du fauteuil est fendu vs ?Le pied de la place est fendu
Exemple 13
Le rebord de cette marche est abîmé vs ?Le rebord de cet endroit est abîmé
Exemple 14
L’escalier de la maison est en chêne massif vs ?L’escalier du lieu est en chêne massif
Lieu, endroit et place apparaissent ici dans des emplois déictiques ou anaphoriques.
Malgré l’identification des référents en contexte, ceux-ci peuvent difficilement être
désignés comme « lieux », « endroits » ou « places » s’ils sont envisagés dans une
stricte relation de partie-tout matérielle.
La remarque est particulièrement intéressante dans le cas d’endroit, car celui-ci se
caractérise par son sens partitif (cf. Huyghe à paraître a). Dans l’expression un endroit
du N notamment, endroit désigne une partie de N, en tant que repère de localisation (cf.
un endroit du mur, un endroit du gâteau, un endroit du pays). Une partie matérielle
étant par définition séparable du tout, on s’attendrait à ce qu’endroit, rapporté à un tout
matériel, désigne une partie détachable. Ce n’est pourtant pas le cas, comme on le voit
dans :
Exemple 15
Chloé a mangé un bout du gâteau vs *Chloé a mangé un endroit du gâteau, *Chloé a
mangé l’endroit où il y avait les bougies
4
Exemple 16
Une partie du mur s’est effondrée vs *Un endroit du mur s’est effondré
Endroit ne dénote donc pas une entité matérielle.
Enfin, il est admis que la reprise de dans SN par dedans, dans le registre concret,
suppose que le SN désigne une entité aux frontières matérielles saillantes (cf.
Berthonneau 1999 : 18-19) :
Exemple 17
Le disque est dans son boîtier / Le disque est dedans vs L’avion est dans le ciel / *(Le
ciel,) l’avion est dedans
A l’instar de noms comme ciel, désert et plaine, qui ne renvoient pas à des entités
matériellement bornées, endroit et lieu peuvent s’employer avec dans mais ne peuvent
pas être repris par dedans :
Exemple 18
Il ne s’est jamais rendu dans cet endroit / dans ce lieu vs *(Cet endroit / ce lieu,) il ne s’est
jamais rendu dedans
Il nous semble qu’une règle proche peut être énoncée au sujet du couple sur / dessus :
Exemple 19
Les clés sont sur la table / Les clés sont dessus vs J’ai fait le trajet sur la journée / *(La
journée,) j’ai fait le trajet dessus (tiré de Berthonneau 1999 : 17)
Exemple 20
L’assassin est retourné sur le lieu du crime vs *(Le lieu du crime,) l’assassin est retourné
dessus
Ici, c’est directement la matérialité du site qui est en jeu. On peut vraisemblablement
expliquer l’impossibilité de reprendre sur le lieu, sur les lieux par dessus, et dans cet
endroit, dans ce lieu par dedans, par le fait que les « lieux » et les « endroits » ne sont
pas envisagés comme des entités matérielles — et qu’a fortiori, ils n’ont pas de bornes
matérielles.
2. Le sens de localisateur
Il ressort de l’ensemble des observations qui précèdent qu’il n’y a pas de continuité
ontologique des lieux aux choses : tels qu’ils sont traités dans la langue et décrits par le
sens des unités lexicales correspondantes, les lieux sont distincts des choses.
Imaginons les questions suivantes :
Exemple 21
(En pointant une maison) Qu’est-ce que c’est ? – ?Un lieu
Exemple 22
(En pointant une marche d’escalier) Qu’est-ce que c’est ? – ?Un endroit
Exemple 23
(En pointant un fauteuil) Qu’est-ce que c’est ? – ?Une place
5
Les réponses proposées ne sont pas satisfaisantes car, d’une part, la description fournie
par lieu, endroit et place est trop pauvre pour donner une information pertinente : être
un lieu, un endroit, une place n’est pas un trait suffisamment distinctif des choses
pointées, d’où le sentiment d’incomplétude face aux réponses données. D’autre part, il
n’y a pas de congruence ontologique entre l’objet désigné et l’objet décrit par lieu,
endroit et place, et donc les choses ne se réduisent pas à des lieux.
La preuve en est qu’avec une expansion, les phrases ?C’est un lieu, ?C’est un
endroit, ?C’est une place deviennent acceptables, mais qu’elles ne caractérisent qu’une
facette de la chose désignée. On peut dire d’une maison que « c’est un lieu
magnifique », d’une marche d’escalier, que « c’est un endroit où l’on peut s’asseoir » et
d’un fauteuil que « c’est une place réservée pour Chloé », car l’expansion permet, en
complétant lieu, endroit et place, de donner un contenu pertinent à la description.
Cependant, que l’on associe au nom d’espace un prédicat de qualité (magnifique) ou un
prédicat de localisation (où l’on peut s’asseoir), on a le sentiment de ne décrire qu’une
caractéristique périphérique de l’entité pointée, et non pas de le nommer.
Les mêmes questions avec s’appeler cristallisent le problème :
Exemple 24
(En pointant une maison) Comment ça s’appelle ? – ??Un lieu
Exemple 25
(En pointant une marche d’escalier) Comment ça s’appelle ? – ??Un endroit
Exemple 26
(En pointant une chaise) Comment ça s’appelle ? – ??Une place
Ici, l’ajout d’un complément ne rend pas les réponses meilleures. Les séquences ?Ça
s’appelle ‘un lieu magnifique’ 5, ?Ça s’appelle ‘un endroit où l’on peut s’asseoir’, ?Ça
s’appelle ‘une place réservée pour Chloé’, appliquées respectivement à une maison, une
marche d’escalier et un fauteuil, sont difficilement acceptables car elles ne sont ni
pertinentes ni valides au plan dénominatif. Alors qu’être se caractérise, de façon
générale, par une certaine neutralité prédicative – ce qui lui permet notamment de se
combiner avec des adjectifs de natures sémantiques très différentes (qualitative,
épisodique, relationnelle, etc.) –, s’appeler, qui constitue un « prédicat de
dénomination » (cf. Kleiber 1981 : 329), présuppose une convention établie hors
contingences discursives. Or les expressions employées ici ne peuvent pas prétendre au
statut de dénomination. Plus généralement, avec ou sans complément, la description en
termes de « lieu », d’« endroit » ou de « place », rapportée aux objets du monde,
implique une certaine abstraction ontologique, qui ne permet pas de viser ce qu’on
considère comme l’essence des choses désignées. Autrement dit, les noms d’espace ne
sont pas des dénominations d’objets concrets.
Ainsi explique-t-on que lieu, endroit et place ne puissent être mis en rapport avec des
noms d’objets dans des phrases de « hiérarchie-être » (cf. Kleiber 1981 : 43). Ces
phrases, de la forme Le / les / un N1 est un / des N2, sont employées pour montrer les
relations hiérarchiques existant entre deux noms :
5
Notons tout de même qu’avec un complément du nom de la forme de N, les réponses peuvent viser une
fonction caractéristique du référent (cf. un lieu de vie, un lieu d’habitation pour la maison). La description
d’une chose comme lieu de N n’en reste pas moins fondée sur la puissance localisatrice de l’objet pointé.
Plus généralement, il semble qu’il faille distinguer entre deux sortes de facettes descriptives, selon
qu’elles renvoient à un aspect référentiel nécessaire ou contingent.
6
Exemple 27
Un chat est un animal, Une armoire est un meuble vs ?Une marche d’escalier est un
endroit, ?Un fauteuil est une place, ?Un immeuble est un lieu
Appliqué à un nom concret, être un lieu, un endroit, une place renvoie à une
caractéristique à la fois incomplète et contingente. Du coup, lieu, endroit et place
n’entrent pas dans les hiérarchies lexicales traditionnelles ; en raison de leur sousdétermination sémantique, ils sont à la fois au sommet de la hiérarchie des noms et
coupés des chaînes hyper/hyponymiques.
En effet, si on considère que l’hyponymie est définie par l’implication unilatérale des
prédicats C’est un Nhyponyme _ C’est un Nhyperonyme (cf. Cruse 1986 : 88-89, Kleiber
& Tamba 1990 pour une précision des critères d’implication), il y a dans le cas qui nous
intéresse à la fois un problème de formulation et un problème de valeur de vérité. Pour
les raisons évoquées ci-dessus, il serait non pertinent de poser des implications du type :
?C’est une marche d’escalier _ C’est un endroit. De fait, les marches d’escalier
n’appartiennent pas génériquement à une hypothétique classe des endroits. Autrement
dit, endroit, place et lieu ne sont pas respectivement hyperonymes de marche d’escalier,
fauteuil et immeuble.
On peut donc se demander ce que dénotent précisément nos trois noms. Le fait qu’ils
soient dotés d’un sens très pauvre, qu’ils soient déterminés négativement quant à la
description matérielle, et que toutefois ils s’emploient sans difficulté dans des
compléments de lieu (à un endroit, dans un lieu, à une place), tend à montrer que leur
sens est essentiellement localisateur. Cette hypothèse est confirmée par la possibilité
d’associer directement à ces noms un complément en de désignant un localisé (cf. le
lieu du crime, la place de Pierre, l’endroit de la déchirure) 6. On peut également
souligner que les conditions de recatégorisation d’un référent concret par lieu, endroit et
place dépendent fortement de l’existence d’un contexte localisateur :
Exemple 28
J’ai acheté une armoire. *C’est un lieu magnifique vs Cette armoire est un formidable lieu
de rangement
Exemple 29
Pierre a réparé la marche qui était cassée. ?Maintenant, l’endroit est beaucoup plus stable
vs Il s’assied sur une marche de l’escalier. L’endroit est inconfortable.
Exemple 30
Pierre a fabriqué une étagère. ?C’est une place bien conçue vs Il a rangé les livres sur
l’étagère. Ce n’est pas leur place habituelle
Lieu, endroit et place désignent des objets du monde, en les présentant comme supports
dans des relations de localisation, potentielles ou actuelles. Si l’on reprend ici la
distinction établie par Vandeloise entre cible et site (1986 : 34) — dans une relation de
localisation, le « site » est l’entité connue et stable, qui sert de point d’ancrage à la
6
Le localisé peut être une substance, un événement, une activité, voire un état résultatif (cf. Franckel
1993, Honeste 1996, Huyghe à paraître b). Place en particulier présente la localisation sous la forme
d’une attribution (ma place). Mais l’attribution est subordonnée à la localisation, car une place est définie
par sa vocation à être occupée ; de fait, la possession n’est pas impliquée.
7
localisation, et la « cible » est l’entité dont la position est inconnue, et qui est repérée
par rapport au site —, on peut dire que lieu, endroit et place dénotent des sites de
localisation spatiale. Le sens de localisateur justifie l’existence de ces noms dans le
lexique.
Pour nuancer cette conception relationnelle du sens de lieu, endroit et place, on pourrait
imaginer que, dans les exemples 1-3 :
Exemple 1
Nous passerons quelques jours dans la maison de Pierre. Ce lieu paisible est propice à la
réflexion
Exemple 2
Assieds-toi sur une marche de l’escalier. L’endroit n’est pas très confortable mais cela
vaut mieux que d’attendre debout
Exemple 3
Il a voulu regagner son fauteuil, mais la place était déjà prise
les trois noms ne désignent pas à proprement parler des objets du monde, mais plutôt
des portions d’espace associées à ces objets, comme l’indique la lexicographie 7. Cette
solution n’aurait-elle pas l’avantage de résoudre le paradoxe dont nous faisons état cidessus par une simple objectivation référentielle, c’est-à-dire d’expliquer que des noms
au sens non matériel puissent s’appliquer à des objets concrets, par un changement de
référent ? Une telle conception semble bien adaptée à place, qui a en lui les germes de la
description d’une étendue, comme le montrent ses emplois massifs (Il y a de la place
ici, un peu de place, suffisamment de place, 3 m_ de place, etc.) 8 et sa distribution avec
des compléments de dimension ou de taille (une petite place, une place réduite, une
large place, une place immense, une place de 3 m_, etc.). Cependant, l’hypothèse
convient nettement moins bien à lieu et endroit, comme on le voit dans *Il y a du lieu /
de l’endroit ici, *un peu de lieu / d’endroit, *suffisamment de lieu / d’endroit, *3 m_ de
lieu / d’endroit, etc. ; un endroit minuscule, un lieu vaste, un lieu immense peuvent
sembler bien formés mais ce n’est pas le cas de ?un grand lieu / endroit, ?un lieu /
endroit étroit, ?un lieu / endroit réduit, ?un lieu / endroit de 3 m_, etc.
En outre, l’hypothèse de la dénotation de portions d’espace implique que dans les
exemples 1-3, les anaphores ne soient pas directes mais associatives, en raison du
changement de référent. Or l’anaphore associative exige l’emploi d’un article défini, et
non d’un démonstratif (cf. Kleiber 2001 : 32). Comme on le voit dans l’exemple 1,
l’emploi du démonstratif, dans la reprise d’un nom d’objet par lieu est tout à fait
possible. De même, dans l’exemple 2, le démonstratif peut sans difficulté remplacer le
7
Ainsi, le Petit Robert définit lieu, endroit et place respectivement comme « portion déterminée de
l’espace », « partie déterminée d’un espace » et « partie d’un espace ou d’un lieu ». L’idée que les lieux
sont des portions d’espace nous vient de la théorie aristotélicienne du topos (Physique, IV), et se retrouve,
avec des variantes, dans la plupart des travaux linguistiques sur l’espace (cf. Herskovits 1985, Vieu 1991,
Svorou 1994, Aurnague 1996, etc.). Les débats portent essentiellement sur la délimitation des régions
spatiales relativement aux objets auxquels on les associe — il s’agit par exemple de savoir comment on
délimite l’intérieur d’un contenant ou comment on circonscrit des zones situées autour d’un objet fixe.
8
On peut en effet penser que la non-délimitation associée au sens massif permet la mise en perspective de
l’étendue spatiale en tant que telle. En ce sens, place est proche d’espace, qui, selon qu’il dénote un
espace borné ou non, a lui aussi des emplois dénombrables et non dénombrables.
8
défini. Dans l’exemple 3, la substitution passe moins bien, mais la reprise d’un nom
concret par cette place n’est pas pour autant impossible :
Exemple 31
Sylvain a quitté son fauteuil au premier rang. Cette place ne lui convenait pas
On ne peut donc pas regrouper lieu, endroit et place en vertu du sens de « portion
d’espace ». Lieu et endroit, dans les exemples 1-3, désignent bien des choses, vues sous
l’angle localisateur, dans leur rapport aux autres objets. La preuve en est qu’on peut
attribuer aux lieux et aux endroits des propriétés (non matérielles) des choses en soi,
comme dans un lieu magnifique, un endroit superbe, un lieu charmant, etc. Cette
possibilité existe pour place lui-même : dans une place confortable, il est difficile de
concevoir que c’est la portion d’espace, et non un support objectif, qui est confortable.
Par contre, comme nous l’avons vu ci-dessus, les trois noms impliquent la visée
localisatrice, ce qui constitue une base sémantique commune. On peut tout à fait penser
que place a une certaine tendance à désigner des portions d’étendue spatiale — cela
expliquerait notamment sa faible maniabilité dans l’anaphore nominale — mais cela ne
lui ôte pas sa valeur localisante, puisque place implique la vocation à l’occupation (cf.
note 6).
Corollairement, si on considère que lieu, endroit et place sont représentatifs du registre
spatial et de la construction de l’espace dans la langue, alors on se doit de concevoir
l’espace non pas simplement comme une étendue, mais aussi comme un système
relationnel qui se superpose aux objets du monde.
3. Dénomination et point de vue
Le sens de lieu, endroit et place consistant en une projection de relations de localisation
sur des portions du monde physique (matériellement saturées ou non), ces noms ont
quelque chose d’intrinsèquement prédicatif. Puisqu’ils désignent des choses envisagées
selon un certain point de vue, on peut voir dans leur emploi des actes de « nomination »,
si on entend par là une désignation des choses, non pas en soi, mais dans le rapport que
l’on entretient avec elles. Selon Siblot en effet, « toute nomination exprime une vision
de la chose nommée, vue « sous un certain angle », à partir du « point de vue » auquel
se place le locuteur » (2001 : 202). Dans le cas des noms d’espace, on peut dire, avec
Siblot, que le nom « fait sens en exprimant un point de vue sur l’objet » (2001 : 209).
Mais lieu, endroit et place montrent aussi, en creux, que la valeur nominative n’est pas
la même pour tous les noms, car leur particularité est justement de porter un regard typé
sur la réalité, et reconnu comme tel. Autrement dit, l’idée qu’« une actualisation
nominale est en fait déjà une prédication » et que la « capacité autarcique » des noms
doit être nuancée (Siblot 2001 : 209) ne doit pas masquer les différences de formes
sémantiques et de dépendance syntaxique qui existent entre les noms.
En effet, au-delà du principe général fondamental qui veut qu’on ne puisse pas nommer
l’objet en soi, « sauf à prétendre à la transcendance » (Siblot 2001 : 202), principe qui
gouverne l’ensemble du lexique nominal, et qui plus généralement traduit notre rapport
phénoménologique au monde, il faut pouvoir rendre compte des différentes stratégies de
présentation des référents dans le discours, qui permettent par exemple de désigner en
contexte telle maison comme « cette maison », « cette bâtisse », « cette baraque »,
« cette bicoque », « ce foyer », « ce lieu de vie », « ce truc », « cette hérésie
architecturale », etc.
9
Or d’une part, la variation de stratégie désignationnelle suppose un point de vue neutre,
à partir duquel on évalue le parti-pris descriptif, et qui ne peut exister qu’en vertu d’une
relation privilégiée établie entre une catégorie conceptuelle et un nom donné. Il y a bien
une convention, un préaccord tacite des locuteurs sur la dénomination, une stabilité
« intersubjective » (cf. Larsson 1997), qui sont logiquement nécessaires à la
compréhension des énoncés linguistiques et qui rendent la communication possible.
D’autre part, il existe différentes manières d’exprimer un point de vue ; nous en citerons
ici trois, non exhaustivement. On peut par exemple employer des mots connotés
(clébard pour un chien), auquel cas le point de vue est intégré « instructionnellement »
dans le sens du mot : à charge alors pour le locuteur d’employer le mot dont la
connotation convient à son intention discursive. On peut également marquer un point de
vue par l’emploi de noms relationnels (ami pour un homme), de noms de facettes
(bâtisse ou foyer pour une maison) ou de noms épisodiques (piéton pour un homme). Le
but est ici de présenter le référent sous tel ou tel aspect inhérent, que celui-ci soit conçu
comme essentiel (bâtisse, foyer) ou accidentel (piéton). Enfin, l’expression du point de
vue peut reposer sur l’emploi d’un nom décrivant autre chose que l’objet désigné (chien
pour un homme, hérésie architecturale pour une maison). Par un seul acte de
désignation, on peut ainsi exprimer un jugement, créer des effets d’ironie,
d’euphémisme, de dénigrement, de métaphore, etc.
Dans ces trois cas, la possibilité d’exprimer des points de vue référentiels repose sur les
propriétés lexicales des noms employés et, dans les deux derniers cas en particulier, sur
leur valeur dénominative. Pour que l’altération descriptive soit identifiable, il faut que le
nom employé décrive a priori autre chose que l’objet désigné, c’est-à-dire qu’il soit le
nom d’autre chose. La possibilité de marquer un point de vue par un acte de désignation
se fonde donc, dans certains cas au moins, sur l’existence de dénominations.
Comme nous l’avons vu, lieu, endroit et place, dans les exemples 1-3, ne nomment pas
ce qu’ils désignent. Mais au-delà de l’acte de désignation, ils sont le nom d’autre chose,
celui des sites de localisation correspondant virtuellement aux objets désignés.
Ne pas reconnaître la différence de valeur dénominative entre les noms de lieux et les
noms de choses, c’est s’exposer à un amalgame des significations. On risque
notamment de ne plus pouvoir rendre compte des différences de propriétés syntaxiques
et distributionnelles existant entre ces noms. Ce risque est couru nous semble-t-il,
lorsqu’on réduit le sens des noms à un contenu relationnel, en en excluant notamment la
description substantielle. Telle est l’option sémantique prise par Cadiot et Nemo
(1997a) qui, distinguant entre les « propriétés intrinsèques » d’un objet [PI] et ses
« propriétés extrinsèques », c’est-à-dire l’ensemble des rapports que l’on entretient avec
lui [PE], posent que « le sens des mots se calcule à partir des seules PE » (1997a : 129).
Une telle hypothèse équivaut logiquement à rejeter l’existence de dénominations
(Cadiot & Nemo 1997b : 123-124) ; de fait, dans cette conception, le nom cendrier, tel
qu’il est défini dans l’exemple 32, voit exclu de son sens la première partie de la
définition :
Exemple 32
Cendrier : « petit récipient, plateau… » « …où les fumeurs posent les cendres de leur
cigarette » (Cadiot & Nemo 1997a : 135)
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Cendrier est ainsi défini par une relation, conformément à l’hypothèse générale
soutenue par Cadiot et Nemo : « est cendrier tout x destiné à recevoir, selon un geste
approprié, des cendres, des mégots de cigarette » (1997a : 135). Le x en question est mis
en relation avec certains prédicats, comme écraser, poser, conserver, vis-à-vis desquels
il joue le rôle de lieu. De fait, cendrier est défini, du point de vue sémantique, comme
un site (cf. « où les fumeurs posent les cendres de leur cigarette »). Or cendrier
n’évoque pas qu’une localisation, une fonction ou des « gestes associés », il est
également marqué par la puissance matérielle, comme on le voit dans :
Exemple 33
Le cendrier où j’ai écrasé ma cigarette est en aluminium
Exemple 34
Pierre tend à Chloé un cendrier (en porcelaine)
Or comme nous l’avons vu supra, le seul sens de localisateur ne peut garantir la
matérialité, quand bien même la cible serait connue (cf. ?L’endroit où j’ai écrasé ma
cigarette est en aluminium, *Il lui tend un endroit (en porcelaine) pour écraser sa
cigarette). L’idée selon laquelle les PE permettent de déduire les PI (Cadiot &
Nemo 1997a : 136) est donc mise en cause, car la dénotation d’un support concret n’est
pas donnée par le sens relationnel locatif. Il faut, pour pouvoir rendre compte de
l’emploi de cendrier dans les exemples 33-34, attribuer à ce nom un sens matériel, et
donc accepter la valeur sémantique des PI, fussent-elles minimales. Plus généralement,
un traitement sémantique de la matérialité est nécessaire, car le sens lexical comprend
des éléments qui relèvent de la description matérielle. Les noms d’espace en sont une
illustration par défaut.
A la question de savoir ce qu’on appelle un lieu, un endroit ou une place, on peut
apporter la réponse suivante : lieu, endroit et place sont employés pour désigner des
portions du monde physique, saturées ou non matériellement, mais ils ne les nomment
pas. Ils nomment des sites de localisation.
La signification non matérielle des noms génériques d’espace apparaît, une fois ces
noms appliqués aux objets du monde, comme un facteur d’abstraction. Leur emploi
marque alors l’expression d’un point de vue référentiel. Mais la dénomination « nue »
se rencontre dans les emplois attributifs (C’est un lieu magnifique), les expressions
indéfinies ouvertes (Il cherche une place pour ranger ces livres), les descriptions
définies non anaphoriques (l’endroit où nous passerons nos vacances) et les quelques
génériques définis pluriels (les êtres et les lieux).
Il faudrait évidemment préciser les différences existant entre lieu, endroit et place, et
éventuellement caractériser, en rapport avec les particularités sémantiques de chaque
nom, les types d’objets qui apparaissent comme des lieux, des endroits ou des places
privilégiés. En effet, si en contexte localisateur, l’emploi des noms d’espace est étendu,
hors contexte localisateur, en revanche, certaines entités peuvent plus facilement que
d’autres être désignées comme « endroits », « lieux » ou « places ». Cela se vérifie
notamment dans le cas de lieu :
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Exemple 35
Une maison est un lieu d’habitation / Une armoire est un lieu de rangement vs Pierre a
acheté une nouvelle maison. C’est un lieu paisible / Pierre a acheté une armoire ancienne.
*C’est un lieu magnifique
On peut, en ce sens, se demander s’il existe des dénominations de lieux, d’endroits ou
de places.
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