Thérapies d’inspiration psychodynamique de
l’hallucination
Guy Gimenez
To cite this version:
Guy Gimenez. Thérapies d’inspiration psychodynamique de l’hallucination. Psychothérapies des
hallucinations, 1, Elsevier Masson , pp.238-251, 2016, Pratiques en Psychothérapie, 9782294744600.
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Thérapies d'inspiration psychodynamique de l'hallucination
(Guy Gimenez, Aix-Marseille FR)
Guy Gimenez
Professeur en psychopathologie clinique, psychanalyste de groupe, psychodramatiste
Directeur du laboratoire LPCLS (Laboratoire de Psychopathologie Clinique Langage et
Subjectivité)
Le suivi psychothérapique de patients psychotiques en crise et régressés, délirants et hallucinés, m'a
amené à me poser des questions pragmatiques, concernant la prise en compte des hallucinations dans
les thérapies d'inspirations psychanalytiques. Comment travailler avec des patients qui évoquent leurs
hallucinations ou hallucinent pendant les entretiens ? Est-il pertinent de prendre en compte ces
productions ? Comment alors intervenir ? Y-a-t-il alors un risque, comme on l'entend souvent,
d'entrer dans le délire du patient ? Ces questions m'ont amené à contribuer à la construction d'un
modèle de l'hallucination qui permette à la fois de saisir leur modalité de construction et de
déconstruction possible. Ma recherche et ma réflexion sont issues de la rencontre depuis vingt sept
ans avec des patients souffrants d’hallucinations, vécues comme intrusives, persécutives,
douloureuses, et rendant la relation avec les autres difficile. Ces personnes sont souvent enfermées
dans une grande solitude et une immense détresse. Ma pratique clinique emprunte son cadre
théorique à la psychanalyse. Elle en constitue un aménagement de la technique et du dispositif lié à
la pathologie des sujets souffrant d'hallucinations reçus en psychothérapie.
1. Un modèle de l’hallucination et du fonctionnement psychotique : le travail de
l’hallucination
Saisir l’émergence, l’évolution et le contenu des hallucinations dans le cadre de psychothérapies de
patients psychotiques, nécessite un modèle rendant compte des conditions d’émergence des
hallucinations, des mécanismes sous-jacents à leur construction, des traces psychiques à partir
desquelles les hallucinations se constituent, des différents types d’hallucinations, et de leur
évolution dans la dynamique d’une psychothérapie. L’absence d’un modèle conséquent en
psychopathologie d’inspiration psychanalytique, rendant compte des différents aspects du
fonctionnement hallucinatoire, m’a amené à étudier de façon critique les ébauches de modèles les
plus pertinents, en indiquant leurs apports et leurs limites. Puis j’ai construit un modèle intégrant
ces apports et répondant à mes attentes théoriques et cliniques.
Cinq modèles de l’hallucination peuvent être identifiés dans une perspective psychanalytique (Cf.
Encart 1).
Encart 1. Principaux modèles psychodynamiques de l'hallucination.
- La reviviscence d’une perception antérieure par décharge;
- La projection d’une sensation corporelle;
- Le retour sous forme perceptive d’une représentation rejetée;
- L’hallucination comme défense et reconstruction;
1
- L’hallucination comme un rêve [1].
J’ai indiqué les apports et les limites de chacun de ces modèles, et j’ai constitué un modèle
intégratif de l’hallucination prenant en compte ce que j’observais dans mon expérience de suivi au
long cours de sujets hallucinés.
J’ai élaboré un modèle de l’hallucination psychotique autour de la notion centrale de « travail de
l’hallucination » : ensemble de transformations effectuées sur une représentation ou un scénario
intolérable, que le sujet ne peut pas élaborer (le plus souvent issu d’une expérience traumatique),
qu’il rejette (Verwerfung) et qui sera appréhendé « comme une perception ». La figuration
transforme une pensée potentielle rejetée en image : au lieu d’être en contact avec une pensée
intolérable, le patient est en contact avec une image qui la figure, qui lui donne une forme
sensorielle. Par la projection (excorporation), cette image est appréhendée comme venant du
dehors, elle devient étrangère (xénopathie), ce qui la différencie d’une image mentale. Par la mise
en suspens du jugement d’existence (ou jugement assertif) : cette image venant du dehors est
appréhendée comme « comme une perception » (ce qui la différencie d’une rêverie diurne). La mise
en suspens du jugement de réalité amène le sujet à conclure que ce qu’il voit existe : ce qui
différencie l’hallucination psychotique de certaines hallucinoses d'origine neurologique le plus
souvent (eg. pédonculaires), à propos desquelles les patients affirment bien percevoir (par exemple
des petits personnages) tout en sachant qu’ils n’existent pas. A ces quatre mécanismes s’ajoutent la
démétaphorisation et la descénarisation qui portent sur le scénario intolérable. La
démétaphorisation consiste à supprimer la dimension métaphorique, abstraite, d’une expression ou
d’un scénario intolérable, la descénarisation a pour effet de supprimer la dimension scénarisée
d’une pensée ou d’une représentation intolérable et qui agit sur le degré de construction de
l’hallucination. Précisons que le travail de l’hallucination, contrairement au travail du rêve, ne
consiste pas à camoufler une représentation intolérable. Il ne porte pas sur un contenu latent pour le
transformer en contenu manifeste et ainsi passer la censure. Il correspond à l’ensemble des
transformations effectuées sur la représentation potentielle, qui n’a pu se construire, se constituer en
pensée. Le « travail de l’hallucination » permet de figurer de l’infigurable, de représenter de
l’irreprésentable. Il pallie, en s’y substituant, le travail de la mise en pensée rendu impossible par le
processus de rejet. La construction hallucinatoire est une figuration, une mise en image ou “mise en
forme” perceptive. Nous soutenons que la mise en représentation présymbolique s’effectue à partir
de traces, laissée dans la psyché par l’expérience intolérable. Quelle que soit la terminologie retenue
pour nommer ces inscriptions (représentation de chose, signifiant formel, pictogramme, etc.), on
peut s’accorder pour dire qu’il s’agit de représentations non symboliques. Si l’on accepte de
s’inscrire dans une perspective évolutive, on les appellera représentations pré-symboliques. Le
terme freudien qui m’a paru le plus adéquat pour nommer ces traces, appartenant à la catégorie des
représentations de choses, est le terme d’image motrice [2], qui trouve son prolongement dans la
notion de “signifiant formel” conceptualisée par D. Anzieu [3] : trace inconsciente, traduisant une
impression corporelle renvoyant aux enveloppes (eg. “le cerveau se vide”), à des changements
d’état du corps (eg. "un bras s’allonge, une oreille se détache et se déplie").
2
2. Le travail clinique analytique avec les patients hallucinés
Si le travail de l’hallucination transforme des pensées intolérables en perceptions, le travail
thérapeutique lui, consiste en une transformation élaborative : celle de l’hallucination en une pensée
qui n’avait pu se construire auparavant. Cette constitution est rendue possible dans la dynamique de
la relation avec le clinicien : elle est une co-construction. Le travail clinique, analytique, de
l’interprétation, vise à effectuer le travail inverse du travail de l’hallucination (et du travail du
délire). Il s’agit de la métaphorisation (ou re-métaphorisation), la scénarisation (ou rescénarisation), la ré-introjection du projeté, la re-mise en place du jugement de réalité et du
jugement d’existence pour cette expérience [4]. Il permet ainsi que la pensée rejetée puisse se
construire, et que l’expérience puisse se symboliser à l’intérieur d’une relation intersubjective (avec
le clinicien et/ou avec une équipe de soin).
La psychothérapie des patients psychotiques peut s'avérer longue, difficile, et parfois décourageante
pour les thérapeutes et les équipes soignantes. Ceux-ci constatent que les patients psychotiques
changent lentement, et que ces changements semblent fragiles, instables et susceptibles de
régressions douloureuses. Les thérapeutes doivent souvent accepter de repérer ce que l’on peut
appeler des « micro-changements » là où ils auraient espéré des transformations spectaculaires dans
les modes de relations du patient au monde extérieur et dans les productions de symptômes. La
réalité des suivis nous rend modestes, nous invitant à renoncer progressivement à nos mouvements
omnipotents, réveillés en échos à la problématique de nos patients. Mais une attitude réaliste
n’implique pas, pour nous, résignation.
Quatre grands obstacles sont généralement avancés pour soutenir que la thérapie d’inspiration
analytique des patients psychotiques est difficile, voire impossible. Il s’agit d’obstacles théoriques
et pratiques, le plus souvent cohérents avec le modèle dans lequel ils sont formulés : (i) La psychose
est une structure, elle serait figée et ne pourrait changer, au mieux pourrait-elle s’aménager; (ii) Le
psychotique serait dans l’incapacité d’investir la relation au monde extérieur et à son interlocuteur ;
il ne pourrait y avoir d’investissement de la thérapie et donc de transfert avec les patients
psychotiques; (iii) Le sujet souffrant de psychose ne pourrait investir une alliance de travail, de
plus, le dispositif et les techniques utilisées avec le patient psychotique ne seraient pas efficaces;
(iv) Il est très difficile, voire impossible pour le clinicien d’entrer en contact avec le monde du
patient qui lui demeure étranger.
Le changement dans la psychothérapie implique une certaine plasticité du psychisme qui varie selon
le modèle théorique : faible dans le modèle structural [5] [6], potentiellement plus importante dans
les modèles rendant compte du fonctionnement psychique en termes de position [7] [8], ou d’état
[9], ou encore postulant l’existence d’une partie psychotique de la personnalité [10]. Ces différentes
façons d’aborder le fonctionnement psychotique correspondent à différents vertex, à des modalités
de découpage de la réalité psychique et d’interprétation des phénomènes observables. J’ai observé
l’évolutivité, parfois importante, de sujets souffrant de symptômes psychotiques, ce qui m’a fait
opter pour une approche non structurelle, Bionienne, dans laquelle je reconnais toute la complexité
du fonctionnement psychotique et l’évolution possible des troubles hallucinatoires et du
fonctionnement psychique.
3
L’obstacle majeur à la thérapie psychanalytique des psychoses demeure le double mouvement de
désinvestissement du monde extérieur et de repli des investissements sur le Moi, donnant lieu au
rétablissement « d’un état anobjectal primitif de narcissisme», et rendant très difficile, voire
impossible la recherche d’un nouvel objet [11]. Pourtant, on peut observer que le repli (narcissique)
et le désinvestissement sont instables et ne sont que très rarement massifs au point d’empêcher les
patients d’investir un thérapeute. En fait, tous les investissements libidinaux ne sont pas suspendus,
mais seulement ceux qui sont insupportables [12]. C’est ainsi qu’un transfert psychotique peut se
développer. J’ai décrit comme le transfert psychotique se développe en trois temps (Cf Encart 2).
Encart 2. Cadre de lecture psychodynamique du transfert psychotique en trois temps, selon
G. Gimenez [13]
- Prélude: Le transfert psychotique peut être précédé par un temps d’exclusion du clinicien (autisme
schizophrénique);
- Premier temps (extension du moi): Le clinicien est investi de façon fusionnelle, comme un
prolongement du patient : il a alors le statut de pseudopode narcissique;
- Second temps (bi-triangulation): le clinicien devient un double narcissique du patient, objet
idéalisé pouvant être appréhendé comme persécuteur par retournement de l’idéalisation narcissique;
- Troisième temps (investissement): C’est ensuite qu’apparaît dans la thérapie l’investissement du
clinicien dans la séparation et la différenciation, c’est-à-dire comme tiers possible. Cet
investissement peut être médiatisé par un objet concret externe, objet intermédiaire narcissique
(objet articulé au clinicien, investi entre le double narcissique et le tiers).
L’hallucination s’inscrit dans un processus évolutif [14]. Les hallucinations évoluent dans le cadre
d’une relation clinique, dans la dynamique relationnelle, intégrant progressivement l’interlocuteur
investi et se transformant de façon élaborative. C’est cette intégration du clinicien (ou de la relation
à celui-ci) dans la formation narcissique qu’est la néo-réalité hallucinatoire du patient que j’ai
nommée « transférentialisation » [15]. Cette intégration permet le passage d’une forme
narcissique à une forme transférentielle de l’hallucination. L’évolution élaborative des
hallucinations se produit, à partir des modalités d’investissement de l’objet-clinicien dans la
dynamique transférentielle : non encore investi, investi comme pseudopode narcissique, investi
comme double narcissique, puis comme tiers potentiel. L’intégration du clinicien dans les
hallucinations se fait parallèlement à son intégration dans le monde interne du patient.
L’hallucination évolue alors en se transférentialisant : la formation narcissique prend une dimension
relationnelle (transférentielle) en intégrant le thérapeute (comme objet narcissique) ou la relation à
celui-ci. L’hallucination, création omnipotente auto-érotique devient une co-construction avec une
dimension relationnelle. On peut ainsi différencier des «formes» hallucinatoires plus ou moins
élaborées qui peuvent être ou non liées à l’objet-clinicien et possédant un pôle narcissique et un
pôle transférentiel. L’intégration du clinicien dans la formation narcissique qu’est l’hallucination
rend possible la création d’un espace psychique laissant advenir la différenciation et la séparation.
Progressivement, des places pour un sujet et un objet se différencient dans le scénario (ou protoscénario) hallucinatoire. La boucle auto-érotique hallucinatoire s’ouvre ainsi, et l’espace
monodimensionnel se transforme en espace bi puis tri-dimensionnel.
4
Le travail de l’interprétation, inscrit dans le processus de transférentialisation, accompagne le
travail de métaphorisation, de scénarisation, de ré-introjection du projeté, de remise en place du
jugement de réalité et du jugement d’existence pour l’expérience dont la représentation avait été
rejetée. Il permet ainsi que la pensée rejetée se construise, et que l’expérience intolérable se
symbolise à l’intérieur d’une relation intersubjective, entraînant la disparition de l’hallucination qui
n’a plus lieu d’être. Le processus de symbolisation, mis en suspens, gelé par le temps négatif de
l’hallucination, peut reprendre, dans des conditions adéquates proposées dans la relation clinique.
Ce qui ne pouvait être géré qu’en étant externalisé dans la forme hallucinatoire peut être déposé
dans l’objet-thérapeute, et transformé par l’activité liante du préconscient de celui-ci. Il apparaît
comme un «appareil de transformation» mettant en œuvre et suppléant le fonctionnement
préconscient défaillant chez le patient. C’est alors que le travail psychique (fonction alpha, Bion,
1962) [16] du clinicien peut être utilisé par le patient dans un mouvement de transformation
élaborative [17]. Dans la thérapie, la diminution de l’esthésie des hallucinations, voire leur
disparition, provoque le plus souvent l’émergence d’affects dépressifs et laisse place à un
mouvement dépressif (dépression secondaire) [18].
Il est important que la thérapie des patients souffrant d'hallucinations psychotiques évite deux
écueils : rejeter défensivement la production hallucinatoire du patient appréhendée comme non
existante d'une part et « entrer dans son délire » d'autre part. Il ne convient en effet pas d'entrer
« naïvement » dans le délire de ses patients. Il ne convient pas non plus de signifier au patient que
notre point de vue (sur la réalité, sur la perception) est supérieur au sien, ce qui pourrait impliquer
une fermeture du patient à la relation. Enfin, il est nécessaire qu’un espace pour la rencontre soit
créé, co-créé. Il n'est ni celui du patient, ni celui du thérapeute : un troisième espace. Deux points de
vue pourront s’y articuler : celui du patient et celui du clinicien [19]. Dans cette perspective, le
clinicien est invité à « rêver » ce que le patient hallucine. L’expérience du patient est alors
appréhendée au même moment dans deux registres différents et articulables : une hallucination pour
le patient, une « rêverie » pour le clinicien. Il est également important que se développe, dans le
travail thérapeutique, l’appareillage (ou l’appariement) des psychés du patient et du clinicien [20].
Le clinicien devra s’approcher du monde du patient et tolérer à la fois sa mise à distance et ses
rapprochements. Il se situe entre l’exclusion et la possible fascination, entre le complice narcissique
et le persécuteur intrusif qui fait effraction dans le pare-excitations [21] trop fragile. J’ai nommé ce
positionnement interne la «position psychique du clinicien». Le clinicien a à se mettre dans la
«position psychique» adéquate, en se plaçant là où il peut être trouvé comme «objet subjectif» [22]
[23]. C’est ce que l’on peut aussi nommer « se mettre en position favorable » ou comme le dit Bion
dans un état d’unisson (at-one-ment) avec son interlocuteur [24]. Il est important que le clinicien
accepte d’appareiller sa gestion du contre-transfert aux modes de fonctionnement interne du patient
qui hallucine.
Il est aussi nécessaire que le clinicien tolère l'omnipotence du patient lors de la thérapie: qu’elle
s’exprime dans le délire, dans les hallucinations ou dans le comportement [25]. Cette tolérance de
l’omnipotence de l’autre implique le repérage et l’analyse des réactions contre-transférentielles
qu’elle déclenche. Cette omnipotence nous renvoie, très fort, à notre capacité à tolérer notre
finitude, notre castration, dans un mouvement jamais complètement intégré et toujours remis en
5
cause par notre narcissisme. Nous devons nous présenter en tant qu’objet (objet-presenting) de
façon à ce que l’espace d’illusion ne soit pas remis en cause, mais au contraire, sauvegardé. Avec le
patient psychotique, le clinicien est appelé à être trouvé là où il aurait pu être créé de façon
hallucinatoire : être trouvé-créé. En d’autres termes, il est appelé à se placer à l’endroit précis où le
patient aurait pu l’halluciner. La psychothérapie des patients psychotiques implique nécessairement
pour le clinicien qu’il se place à l’endroit où il pourra être trouvé par le patient, c’est-à-dire proche
d’une hallucination, maîtrisé de façon toute puissante par lui.
3. Le cas de Georges1
3.1. Présentation
Je présenterai maintenant le cas de Georges à partir duquel j’expliciterai quelques principes
centraux du travail clinique d’inspiration psychanalytique avec des patients hallucinés (Cf. Encart 3
et suite de la section 3).
Encart 3. Premier entretien avec George. Georges a toujours eu un imaginaire riche. Petit, il se
sent devenir le héros des livres de sciences fictions et fantastiques, de Tolkien, Stephen King, et
Philip K. Dick, et de types Donjons & Dragons (jeu de rôle médiéval-fantastique). Puis il
commence à écrire des histoires fantastiques, habitées de personnages surnaturels, elfes, trolls,
nains, démons, magiciens. A l’adolescence, il créé, de façon très minutieuse, des univers
fantastiques, élaborant des plans, construisant des décors soigneusement peints, écrivant des
scénarios très construits. Puis, juste après la naissance de sa fille, il se sent englouti dans l’univers
imaginaire qu’il avait rêvé et qui se met à devenir autonome. Il se retrouve brusquement précipité,
dans la vie quotidienne, dans un monde délirant et hallucinatoire rempli des personnages sur
lesquels il écrivait. Un minotaure intruse sa maison. Un démon et un sorcier barbu le surveillent, le
menace, et le font agir. Des personnages de Donjons & Dragons l’entourent. Il a lui même
l'impression de devenir un dangereux lycanthrope … La nuit, on dessine sur son ventre, on grave
des plans sur son buste et il en garde des stigmates au petit matin. Ses meubles portent aussi la
marque gravée de ces dessins, schémas, plans, symboles kabbalistiques.Georges a trente ans, de
stature imposante, aux cheveux roux et longs. Il s’est séparé récemment de sa compagne, et est père
d’une petite fille de deux ans. Lors de notre premier rendez-vous, j’apprends que, plusieurs fois par
jours, il essaie de lutter vainement contre ses hallucinations. Celles-ci causent actuellement de
grands préjudices dans sa vie familiale et professionnelle. Il a décidé de quitter sa famille après une
hallucination où il se voyait en train de noyer sa fille dans son bain. Il évoque, lors des premiers
entretiens, de très nombreuses hallucinations de tonalité négative. On le coud au matelas, on le
transperce dans la journée avec des épées des lances, des couteaux. Une femme nue s’approche et
lui fait l’amour, lui plante ses ongles devenus des griffes dans son dos, et lui traverse la cage
thoracique jusqu’aux poumons. Une créature maléfique lui déchire le ventre avec de grosses griffes,
courtes, faisant un grand trou terrifiant, laissant sortir l’estomac… La présence d’autrui n’empêche
pas ces manifestations hallucinatoires : à son travail, devant ses collègues, on lui fait claquer des
élastiques sur les joues, ou encore l’obscurité totale s’abat dans son bureau, et il entend des
1
Ce cas, a été présenté dans une autre perspective pour explorer les processus archaïque dans le travail créateur [15]
(Gimenez, 2013).
6
mâchoires d’un orque, claquer près de ses oreilles… Quand il veut sortir de la pièce pour fuir ces
attaques, on lui fait des croches pieds, et il tombe dans le couloir.Georges a aussi des hallucinations
de transformations de son propre corps, dans le miroir. Quand il se regarde, il voit, terrifié, un être
inquiétant avec les dents pointues, les ongles longs et crochus, les yeux exorbités (il le nommera le
démon). Parfois, il perçoit un barbu, un sorcier, derrière ou à côté de lui. Quand il se rase, il a
l’impression que l’image dans le miroir ne bouge pas exactement comme lui, mais décalée dans le
temps. Quelquefois, quand il parle, son reflet ne bouge pas les lèvres, à d’autres moments, ce même
reflet dans le miroir a les yeux fermés alors qu’il se regarde. Il voit aussi des doubles de lui-même
(phénomènes d'autoscopie) ; alors qu’il est sur son fauteuil, dans sa salle à manger, il se voit assis à
côté de lui-même. Son double l’empêche de voir la télévision, lui tire les cheveux… et lui demande
de le considérer comme un frère jumeau.
3.2. Questionnements préliminaires lors de cette prise en charge
Lors des premiers entretiens, je suis ainsi surpris par les très nombreuses hallucinations de Georges
et en même temps par sa capacité à les évoquer, à en parler, à les décrire avec une juste distance,
apparemment de façon non interprétative, non délirante. Ce qui est assez rare (quand le sujet ne
peut être contenu culturellement) pour les hallucinations psychosensorielles ayant une grande
esthésie, une grande qualité d’image, comme les décrit Georges, et pour lesquelles les patients
essaient, habituellement, de donner, après-coup, du sens de façon délirante. Je repère l’aspect très
scénarisé des hallucinations, qui peuvent faire penser à un monde onirique ou à des scénarios de
films de science-fiction ou de jeux de rôles (eg. la femme avec ses ongles coupants, le corps
transpercé par des armes blanches, les créatures maléfiques, le démon, les petits soldats, les cafards,
le double dans le miroir…).
Après trois entretiens préliminaires, et devant ma difficulté sur le statut de ses productions
hallucinatoires, je décide de considérer celles-ci comme faisant partie de « l’hallucinatoire »,
comme le nomment César et Sarah Bottela : phénomènes qui vont de la simple rêverie à
l’hallucination psychotique, sans me préoccuper du registre psychique auxquelles ces hallucinations
renvoient. Alors que nous échangeons sur le début de ses hallucinations, Georges évoque une
période de surmenage très intense. Les mois qui ont suivi la naissance de sa fille, il travaille la
journée et étudie ses cours du soir la nuit, tout en ne dormant que 3-4 heures. Il change de maison et
fait des travaux le week-end. Il est surmené, stressé, anxieux ; c’est alors qu’il voit des créatures
étranges entrer chez lui : c’est sa première hallucination. Après une tentative de suicide où il tente
de se jeter du haut d’un pont, il est hospitalisé. Je le reçois un mois plus tard, à sa demande, en
cabinet.
3.3. Le minotaure
Lors du second entretien, Georges évoque une hallucination qu’il vient d’avoir il y a quelques jours
(Encart 4). Un minotaure lui est apparu.
Encart 4. Second entretien avec George. Il me dit, me scrutant de son regard : « Un minotaure, ça
n’existe pas… ». Puis il précise « … Quand je l’ai vu entrer dans ma salle à manger, je me suis dis
ça dans ma tête : un minotaure, ça n’existe pas ». Le minotaure lui a alors répondu, tout en
7
s’approchant de lui : « Comment ça je n’existe pas ? »… Il l’a transpercé avec une lance et Georges
se vidait de son sang. A cette évocation, son visage traduit une grande douleur et une grande
détresse. Au bout d’un moment, la lance a disparu progressivement ainsi que le sang et Georges
s’est rendu compte qu’il s’agissait donc d’une hallucination…
Sur la base du cadre de lecture psychodynamique présenté en première partie d'article, nous
pouvons repérer ici la capacité de George à critiquer son vécu hallucinatoire, après-coup. Georges
reconnaît que ces hallucinations viennent de lui : nous repérons donc une faible xénopathie
(phénomène ressenti comme étant provoqué par une action extérieure) en dehors du moment
hallucinatoire ; le mouvement projectif qui permet habituellement d’appréhender la pensée,
impensable au-dedans, comme venant du dehors, semble être rapidement mis en échec par
l’épreuve de la réalité. Nous repérons également, lors de l’hallucination, une altération du jugement
d’existence (je perçois bien un objet) et du jugement de réalité (ce que je perçois existe dans la
réalité extérieure), mais une reprise du jugement de réalité s’effectue très vite après l’expérience
hallucinatoire.
J’essaie d’explorer, avec lui, le contenu hallucinatoire, en lui proposant d’associer à partir du
personnage du minotaure. Il me parle alors de son investissement des mythes, des contes, des
légendes, et de ses croyances religieuses qui ont une place importante dans sa vie. Je fais
l’hypothèse que cet investissement culturel lui sert de « magasin des accessoires » comme le dit
Freud à propos des restes diurnes pour le rêve, et fournit des figurations à ses hallucinations. Il me
parle alors de son activité imaginaire intense, de ses lectures, de son écriture créative, de la création
de personnages et de scénarios pour les jeux de rôles qui avaient toujours pour lui une texture
extrêmement réaliste et peuplent alors son univers.
3.4. Hallucination et traces corporelles
Je l’invite également à associer sur la lance, le ventre, sur ce qu’il a senti dans son corps, et ce qu’il
retrouve de ces sensations en en parlant. Je ne comprendrai plus tard à quel point cette partie du
corps, le ventre, est si souvent mise à contribution dans ses nombreuses hallucinations. Il relie alors
les douleurs hallucinatoires au ventre à d’autres douleurs analogues ressenties trois ans auparavant,
période pendant laquelle il a frôlé la mort, lors d’une hospitalisation en urgence pour une péritonite
et une pancréatite, suivies de complications, de caillots dans la vésicule biliaire, d’un foyer
infectieux au foie et d’une septicémie. Les douleurs étaient, me dit-il, les plus fortes éprouvées dans
sa vie. Après cet épisode somatique difficile, commence ce qu’il appelle sa « dépression » qui va
durer trois ans pour s’arrêter un peu après la naissance de sa fille, son surmenage et le début de ses
hallucinations.Georges m’explique, quelques entretiens plus tard, que sa plus grande inquiétude est
de ne pas savoir quand il hallucine, même s’il y parvient, de façon critique, après-coup (Encart 5).
Encart 5. Troisième entretien avec George. Il me raconte une hallucination qui l’a beaucoup
troublé. Un matin, après une nuit agitée, il se réveille avec du sang sur la poitrine et le ventre. Il me
dit : « Il y avait une forte odeur de sang qui remplissait l’appartement. Il y avait aussi du sang dans
la salle à manger. Je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire pendant la nuit. J’avais très
8
peur. Je me suis douché et j’ai nettoyé le sol. J’ai rangé la serpillère et l’eau rouge de sang dans un
sceau dans le placard. Le soir, après le travail, le sceau et la serpillère étaient propres. J’ai
compris que j’avais eu une hallucination. Le lendemain matin, j’avais à nouveau du sang sur mon
ventre, avec en plus des scarifications. J’ai décidé de ne pas me doucher, pour lutter contre l’idée
de l’hallucination. Mais quand je suis arrivé au travail, mon patron m’a demandé pourquoi ma
chemise blanche était pleine de sang. Je suis rentré chez moi et il y avait aussi du sang sur mes
draps… là j’ai eu l’impression de devenir fou… J’ai besoin de votre aide ». Georges me dit
combien il est inquiet de se mettre ainsi en danger ainsi que ceux qu’il aime. Il se rend aussi compte
que ses stratégies pour repérer les moments hallucinatoires sont de moins en moins efficaces.
3.5. Alliance de travail : apprivoiser la part étrangère
Georges me raconte sa lutte difficile contre les hallucinations. Je lui dis que je sens que dans ce
mouvement de lutte avec ses hallucinations, il les alimente et leur donne force et énergie. Il est
surpris et reconnaît qu’en effet, plus il lutte, plus elles sont présentes, denses, et fortes. Je lui parle
de ses hallucinations comme d’une part de lui, qu’il ne connaît pas très bien et qu’il repère audehors, étrangère. Je lui dis que je crois qu’il est possible que cette partie de lui ait quelque chose à
lui apprendre et qu’il peut, peut-être en faire une alliée. Et j’essaie de traduire, à partir du film très
émouvant de Robert Redford « L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux »2, comment,
quelquefois, quand on lutte contre certaines parties de soi, c’est comme avec un cheval indompté,
qui cabre, lutte en miroir contre nous parce qu’il est terrifié. Je lui dis que nous pourrions, peut-être,
prendre du temps pour apprendre à apprivoiser cette part de lui, et à la regarder différemment, de
moins en moins comme un étranger. Il semble ému par cette perspective. Alors qu’il me demande
comment faire, nous mettons en place une alliance de travail et je lui propose quatre axes.
- observer le lien qu’il met en place avec ses hallucinations et tente de travailler à partir de ce
double mouvement que je repère en lui : la plainte inquiète et la fascination dépendante. Je l’invite à
être le plus conscient et le plus présent possible, à lui-même et aux hallucinations aux moments où
elles se produisent sans lutter contre elles (pour les exclure) ni en les attirant à lui en en étant
fasciné…
- repérer, ensemble, les signes avant-coureurs des hallucinations. Quelques séances plus tard, il me
parlera d’une confusion légère dans la tête qu’il repère systématiquement pendant quelques
secondes, juste avant d’halluciner. Ce qui lui permettra d’être un peu moins pris de cours par ses
expériences hallucinatoires et les repérer.
- apprendre à observer, comme de l’extérieur, ce qui lui arrive, ce qu’il pense, ressent, vit, voit,
hallucine, un peu comme on regarderait un rêve qui serait plus fort qu’un rêve et qui continuerait
par moment dans la journée. Ceci lui permettra de développer une position « méta- », à côté, au
dessus, d’observateur, décalé par rapport à ses hallucinations.
- chercher, ensemble, les signes qui pourraient lui permettre de distinguer hallucination et
« L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux », film de Robert Redford (1998) qui indique comment
un homme parvient à approcher un cheval inquiet et sauvage par la douceur et en l’apprivoisant.
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perception, en développant son attention à leur égard. Quelques temps après, il remarquera que la
plupart des hallucinations sont bien plus réelle que la réalité. Cette hyperesthésie deviendra ainsi,
pour lui, un indicateur qui l’aidera vraiment à différencier hallucination et perception.
3.6. Recherche d’espace sans hallucination
Nous chercherons également, ensemble, les situations dans lesquelles les hallucinations sont moins
présentes, voire inexistantes : quand il chuchote (ou prie à voix basse), quand on lui touche ou
masse le dos. Quand on lui parle calmement, de façon accompagnante, et quand son amie lui masse
le dos, ou se place derrière lui en position de chaise, les hallucinations diminuent puis s’arrêtent, et
il se calme : comment ne pas penser ici à l’objet d’arrière-plan décrit par Grotstein [26], ou à la
fonction soutenante du holding maternel, peut-être trop peu intégrée par Georges et en partie
défaillante dans certaines circonstances. Je me rendrai compte que de nombreuses hallucinations,
qui semblent n’avoir aucun lien entre elles, renvoient à des vécus corporels centrés sur les
enveloppes et leurs intrusions, leur vidage et l’attaque du dedans du corps. Elles pourraient
s’énoncer sous la forme : « Un corps est transpercé », « Une partie du corps est envahie », « Un
corps étranger entre dans un intérieur », « Le sang s’écoule hors de son enveloppe », « Un corps se
vide », « Une enveloppe est percée, envahie, intrusée ».
Nous repérons ici l’expression des traces corporelles archaïques, pré-symboliques, signifiants
formels décrits par Didier Anzieu, renvoyant à ce que Freud a décrit comme les traces motrices et
les images motrices. Ces signifiants formels de vidage et d’intrusion d’enveloppe, sont dans les
associations de Georges, toujours directement ou indirectement liées aux expériences somatiques
douloureuses alors qu’il a frôlé la mort (Cf. Encart 6).
Encart 6. La description des vécus corporels de George. Il parlera avec beaucoup d’émotion des
sensations corporelles archaïques en partie scénarisées concernant ses nombreuses opérations (en
tout une trentaine) : on a introduit des caméras dans son abdomen lors de la péritonite, on a soulevé
une côte, on a retourné le foie pour nettoyer le foyer infectieux, il a beaucoup saigné... On l’a réopéré, il devait mourir, il s’est senti mourir, il se vidait de son sang…
Il fera, progressivement, des liens avec le fait que, quand les voix lui parlent, il sent, dans le même
temps, une douleur au ventre : ce qui me fera penser que des hallucinations sont construites par
réactivation des traces traumatiques liées à ce lieu du corps. C’est également au niveau de l’estomac
qu’il ressent et localise ses angoisses toujours présentes quand il hallucine ; c’est encore à ce lieu du
corps qu’il trouve le sang et les scarifications le matin. La pensée insupportable concernant la mort,
et relayée par la douleur et les images du corps meurtri, souffrant, déchiré par la douleur, chez un
sujet fragile, semble venir ici envahir le vide dépressif qui a suivi sa maladie somatique. Nous
faisons l’hypothèse que cette période somatique douloureuse a réactivé des scénarios archaïques
d’intrusion et de vidage renvoyant à des expériences plus précoces.
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3.7. La transférentialisation des hallucinations
Rapidement, dans la thérapie, ses récits sont ponctués d’hallucinations au cours des entretiens :
c’est le second temps du suivi. Je suis alors très rapidement intégré dans les scénarios
hallucinatoires. C’est ce que j’appelle la « transférentialisation des hallucinations » (Gimenez,
2010), mouvement par lequel une formation narcissique (l’hallucination) devient une formation
relationnelle intersubjective, intégrant le clinicien.
Il s’agit d’un moment essentiel dans la psychothérapie dans lequel le thérapeute, investi comme
double narcissique, est intégré dans la boucle autoérotique hallucinatoire. Lors du huitième
entretien, il hésite à parler, tend l’oreille, et donne des coups d’œil derrière lui (Cf. Encart 7).
Encart 7. La transférentialisation des hallucinations de George.- « J’ai l’impression que tout se
passe comme si vous surveilliez quelqu’un ou quelque chose derrière vous, et, en même temps, vous
hésitez à m’en parler ». - Georges reprend : « Il me demande de ne plus vous parler ». Plutôt que de
le questionner sur l’origine de la voix, je préfère le relancer sur ce que cela implique dans notre
relation (c’est-à-dire au niveau transférentiel). - « Vous entendez qu’on vous dit cela. Ne plus me
parler. Comment faire alors ? ». - « Il me dit que vous voulez le faire partir ». - Je poursuis dans la
même démarche en disant : « C’est une peur, une grande inquiétude, je ne souhaite pas que vous
perdiez vos hallucinations, ni cet être du dedans qui vous parle au-dehors, je souhaite seulement
vous accompagner là où vous me demander à juste titre de vous accompagner : dans un lieu
paisible où vous serez plus serein avec vous-même, un lieu où des parts de vous seront intégrées et
ne vous obligeront plus à lutter contre elles. » Je le sens ému, et un peu soulagé.Quelques entretiens
plus tard, juste avant la fin de la séance, je le sens inquiet : il m’explique que le démon est là,
devant la porte. Je l’invite à me traduire ce qu’il entend. « Il me dit que vous arrivez à me protéger
dans les entretiens, dans votre bureau, mais dès que je vais sortir, il va s’occuper de moi. Il me dit
« Tu verras dehors… quand Gimenez ne sera pas là ». Je repère, à côté de l’aspect persécutif, la
dimension de la protection et donc des prémices de sa capacité à se servir, par identification, de ma
fonction pare-excitative. Je lui réponds : « Je suis là pour vous protéger, dans mon bureau, mais
aussi de plus en plus dehors, parce que vous emmenez de ces entretiens ce dont vous avez besoin
pour vous protéger progressivement vous-même ».
Après quelques séances, Georges me fait part de ses expériences de dépersonnalisation : il devient
la nuit lycanthrope, un tigre-hyène et fait partie de la grande famille des Versipellis (ceux qui
changent de peau). Il me dit que certaines nuits, il se trouve au milieu des bois, nu, loin de chez lui,
ne sachant pas exactement ce qui s’est passé. Et le matin, il trouve des objets étrangers dans la
maison, des traces, des scarifications sur son ventre et sur ses meubles, qu’il ne s’explique pas.
J’ai par moments, une impression de « trop » : trop d’hallucinations, trop d’expériences, trop de
figurations scénarisées proches des mondes de science fiction, et de ce qu’il écrivait. Et pourtant ce
trop a toujours cohabité pour moi avec une sensation forte et insistante de sentiment d’une profonde
souffrance, non simulée, non jouée, non mimée.
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3.8. Diminution et disparition des hallucinations
Au cours de la prise en charge, les hallucinations diminuent progressivement jusqu’à disparaître, un
an et 4 mois après le début du suivi. Demeurent, malgré tout, ses idées de transformations en tigrehyène et son idée d’appartenir à la communauté des « Versipellis ». Commence alors une période
dépressive difficile. Georges est face à un vide infini, intolérable, qu’il trouvera encore plus
douloureux que les hallucinations. Nous commençons alors à travailler sur ce moment dépressif se
substituant légitimement aux hallucinations douloureuses perdues. Mais cette période dépressive
fera, 3 mois plus tard, place à une période de douleur extrêmement vive au niveau du ventre et du
bas du dos (je repère qu’il s’agit à la fois des parties du corps dans lesquelles il avait ressenti des
douleurs aigues quand il a frôlé la mort et de l’endroit concerné par les hallucinations). Deux mois
après le début de ces douleurs aiguës, il suspend le suivi avec moi et se centre sur sa souffrance
somatique et sur des explorations médicales poussées, qui n’ont trouvé aucun substrat organique à
ses symptômes aigus persistants. Lors de ces deux périodes, dépressives et de douleurs aiguës, la
« croyance » délirante aux « Versipellis » n’a pas cédé, même si les expériences de transformations
ne se produisent plus.
3.10. Transférentialisation du délire
Après un peu moins d’un an de silence, Georges me recontacte en me disant qu’il a appris des
choses qui le contrarient et le surprennent, mais comme il aime que les choses soient claires, il
souhaite qu’on se rencontre : il sait maintenant que j’ai aidé d’autres « Versipellis » avant lui,
(m’explique-t-il) et que c’est peut être bien parce que je suis moi-même un « Versipellis » que j’ai
pu ainsi le comprendre et l’aider.
Je replace son mouvement interprétatif dans la dynamique transférentielle : le noyau résistant au
travail clinique se transférentialise et je suis intégré dans cette part de lui qui restait inaccessible.
Pendant l’année écoulée, il n’a pas eu qu’une hallucination, quelques semaines auparavant, lors du
décès de son père : il a vu une farandole de jeunes filles autour du cercueil, accompagnant ainsi son
immense peine. Ce patient n’avait alors plus d’hallucinations. Le monde fantastique créé pendant
son enfance et son adolescence, peuplé de créatures maléfiques et surnaturelles, et qu’il avait
externalisé, rendu autonome, et étranger, avait perdu sa texture, son réalisme, sa qualité d’image et
sa présence envahissante. Ce qui s’était violemment déversé au dehors par retournement et
excorporation, avait enfin retrouvé sa place au dedans de lui. Et il s’était re-trouvé, même si le
monde lui paraissait tellement fade… Il ne lui restait plus qu’un noyau resté intouché et protégé de
croyance délirante et non envahissant, gardé relativement secret et intime : son identité fragile de
« Versipellis » qu’il pensait retrouver transférentiellement chez son thérapeute. C’est ce que nous
pourrons travailler dans la suite de la psychothérapie.
Conclusion
L’hallucination apparaît ici comme une mise en forme sensorialisée de ce qui ne pouvait pas se
mettre en pensée chez le sujet. En cela l’hallucination est une tentative pour palier,
momentanément au travail psychique d’intégration d’une expérience trop difficile à introjecter,
parce que trop douloureuse ou traumatique.
Le scénario douloureux a subi pour être tolérable, une série de transformations que l’on a appelé le
« travail de l’hallucination » mais la production hallucinatoire garde le plus souvent la trace de la
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dimension traumatique originelle que l’on peut repérer dans les sensations corporelles
(pictogramme et signifiants formel) qui s’actualisent quand le sujet est en lien avec son
hallucination.
En cela l’hallucination est porteuses potentielle de signification pour le sujet qui la produit. La mise
en sens peut être accompagnée en passant par « un autre que soi » apte à la fois à tolérer cette néoréalité et la rêver dans un espace co-créé dans la rencontre.
La dimension « étrangère », xénopathique de l’hallucination, appréhendée de façon projective,
comme venant du dehors, peut ainsi diminuer dans un accompagnement thérapeutique qui permet
de se réapproprier ce qui était intolérable au dedans. La transformation élaborative de
l’hallucination se déroule en parallèle à l’évolution des temps du transfert psychotique et de
l’investissement du clinicien dans la dynamique de la thérapie. La transférentialisation de
l’hallucination, c’est-à-dire l’intégration du clinicien dans le scénario hallucinatoire, est une étape
décisive, pour autant qu’elle soit tolérée contre-transférentiellement par le clinicien et analysée dans
le lien au patient. Progressivement ce qui était saisi de façon auto-érotique comme perception,
devient une véritable pensée qui trouve sa place dans le sujet et ne revient plus hallucinatoirement
du dehors.
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