Journal de la Société des Océanistes
129 | juillet-décembre 2009
Varia
Coonardoo de Katharine S. Prichard
Isabelle Benigno
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/jso/5941
DOI : 10.4000/jso.5941
ISSN : 1760-7256
Éditeur
Société des océanistes
Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2009
Pagination : 231-239
ISBN : 978-2-85430-026-0
ISSN : 0300-953x
Référence électronique
Isabelle Benigno, « Coonardoo de Katharine S. Prichard », Journal de la Société des Océanistes [En ligne],
129 | juillet-décembre 2009, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 20 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/jso/5941 ; DOI : 10.4000/jso.5941
© Tous droits réservés
Coonardoo de Katharine S. Prichard
par
Isabelle BENIGNO*
RÉSUMÉ
ABSTRACT
Le roman Coonardoo est l’histoire d’une jeune
femme aborigène ainsi nommée qui, dès son enfance, est
destinée à s’occuper du ranch de Wytaliba et à prendre
soin de son propriétaire, Hugh Watt. Ce dernier étant
dans l’impossibilité de reconnaître l’amour qu’il porte à
Coonardoo, plonge celle-ci dans un profond désarroi. Il
en résulte la destruction de Coonardoo mais aussi celle
de Hugh et de toute une communauté. Le cœur du livre
explore les relations affectives entre les communautés
blanche et aborigène et, plus spécifiquement, le racisme
comme l’exploitation sexuelle et économique des femmes aborigènes par les hommes blancs. Publié en 1929,
le roman choqua les lecteurs de par son évocation de la
déchéance des femmes aborigènes mais également de
par le choix d’une relation amoureuse entre un Blanc et
une Aborigène comme sujet principal du roman. Coonardoo soulève aussi le problème de l’acceptation de
l’Australie noire par l’Australie blanche. Pour K. S. Prichard, en 1929, il était évident que l’avenir des deux
communautés reposait sur la reconnaissance par l’Australie blanche du lien spirituel unissant les Aborigènes à
leur terre.
Coonardoo is the story of a young Aboriginal woman
who is trained from childhood to be the housekeeper at
Wytaliba station and as such is bound to take care of its
owner, Hugh Watt. The latter’s impossibility to acknowledge his love for Coonardoo, brings terrible misery
to her, resulting in the destruction not only of both of
them but also of a whole community. At the center of the
novel lies the exploration of the emotional lives and the
history of interactions between the Black and White
communities, more specifically the racism, sexual and
economic exploitation of the Aboriginal women by the
White men. Published in 1929, the novel shocked the
readers not only by its emphasis on the degradation of
Aboriginal women but also by the deliberate choice as
the main plot of a novel, of the possibility of love
between a White man and an Aboriginal woman. Coonardoo also raises the challenging issue of White Australia’s acceptance of Black Australia. For K. S. Prichard, in 1929, it was obvious that the future of both
communities would be doomed unless White Australia
acknowledged Black Australia’s spiritual bond with the
land.
M- : bush, amour interracial, colonisation,
dépossession, acculturation
K: bush, interracial love, colonization, dispossession, acculturation
Katharine S. Prichard est née en 1883 à Levuka
aux îles Fidji qu’elle quitte avec sa famille pour
aller vivre en Tasmanie. Son père est rédacteur en
chef d’un journal et sa mère peintre. La famille
connaît des difficultés financières importantes
qui sont sans doute à l’origine de l’intérêt qu’elle
porte aux questions d’injustice sociale et de pauvreté. Il se traduit par un engagement au parti
communiste dont la naissance en Australie date
de 1920. Cet engagement ne se démentira pas
tout au long de sa vie. Elle trouvera dans la
philosophie politique de Karl Marx une explication à l’aliénation de l’homme, manipulé par un
système recherchant avant tout le profit. La
théorie marxiste influencera beaucoup Katharine S. Prichard dans l’écriture de Coonardoo où
elle s’attache à décrire un homme prisonnier
d’un conditionnement économique et social qui
l’empêche de vivre une relation sincère avec la
femme qu’il aime.
Une autre influence occupe une place importante dans la construction intellectuelle de
* Enseignante, docteur en anglais de l’université Toulouse-le-Mirail,
[email protected]
Journal de la Société des Océanistes, 129, année 2009-2
232
l’auteur, c’est celle de Carl Gustav Jung (mentionné dans le roman p. 294). Celui-ci considère
que l’homme moderne a perdu tout contact avec
les mythes des origines et cette perte a gravement
endommagé son équilibre psychique. Coonardoo
explore l’équilibre psychique précaire de Hugh
Watt dont la détérioration est responsable d’un
certain nombre de comportements violents. Jung
considère que le coupable c’est l’évolution de
l’homme tandis que pour Marx, le coupable c’est
le système capitaliste. Dans les deux cas, les effets
sont désastreux car l’homme se retrouve en position de victime, soumis à des forces qu’il ne
parvient pas à contrôler. Il nous paraît important d’avoir à l’esprit ces deux influences pour
mieux saisir le positionnement de K. S. Prichard
dans ce roman.
Outre l’environnement intellectuel, il convient
également de replacer l’œuvre dans le contexte
économique, politique et social australien à
l’époque où le roman est rédigé. Coonardoo est
publié en 1929, en pleine Dépression, dans un
contexte économique qui fragilise encore un peu
plus la minorité aborigène. Comme le souligne
l’historien Henry Rowley :
« One of the effects of the Great Depression, all over
Australia, seems to have been a more rigid containment
in institutions, where conditions were probably worse
than ever before, with enduring effects on Aboriginal
attitudes. » (Rowley, 1972 : 281)
Le contexte politique est marqué par une
bouffée de violence en Australie occidentale :
une tribu aborigène y est complètement décimée
en réponse à une « provocation ». Il n’en faut pas
davantage pour que les esprits s’échauffent et
que non content de massacrer toute une tribu, on
tue son chef en pleine ville de Perth. Cet épisode
sanglant, coïncidant avec la publication de Coonardoo, est l’un des derniers soubresauts de la
colonisation.
Dans ce contexte tendu, le roman de Katharine S. Prichard ne joue pas l’apaisement : il se
veut en effet, une dénonciation des conséquences
néfastes de la colonisation sur les populations
aborigènes doublement soumises. D’une part,
elles sont économiquement dépendantes des
grands propriétaires fonciers blancs ; d’autre
part, depuis le milieu du e siècle, des missions
ont été créées et placées sous le contrôle de missionnaires. Leur but est double : convertir les
Aborigènes à la religion chrétienne mais également aux us et coutumes de l’homme blanc.
Toutefois, ne parvenant pas à anéantir totalement la culture aborigène, le nouvel État, né de la
fédération des colonies en 1901, se dote d’une
constitution où le principe d’exclusion est claire-
SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES
ment affiché. Les Aborigènes y sont considérés
comme des « citoyens de seconde zone » qui ne
sauraient bénéficier des mêmes droits que les
citoyens blancs. Cette politique d’exclusion
raciale vise une homogénéisation de la population par le biais notamment de déplacements
forcés des communautés aborigènes vers des
réserves. L’une des mesures les plus destructrices
consiste à enlever de force des milliers d’enfants
aborigènes de sang-mêlé à leurs parents pour les
« blanchir ». Cette déportation systématique
part du postulat qu’il faut « assimiler la race ».
La politique d’assimilation est cependant de plus
en plus contestée par les aborigènes qui refusent
d’être représentés comme de simples victimes
consentantes. Les décennies 1920-1930 sont
marquées par une mobilisation des Aborigènes
au sein de groupements politiques dont la naissance remonte au milieu des années 1920. L’un
des premiers mouvements de protestation aborigène créés est La Ligue pour le Progrès et L’avancement des Aborigènes dont le but est de dénoncer les préjudices subis par ces derniers mais
également de s’opposer et résister aux politiques
de ségrégation mises en place par les autorités
australiennes.
Avec la publication de ce roman, Katharine S.
Prichard confirmait son statut d’écrivain. En
1916, son premier roman The Pioneers, une histoire de vol de bétail sur fond de romance dans le
Gippsland, lui avait valu de remporter le premier
prix du Hodder and Stoughton All Empire Novel
Competition, un concours destiné à révéler de
nouveaux talents. Au début des années 1920,
elle s’établissait avec sa famille en Australie occidentale et entreprenait d’écrire une série de
romans ayant pour toile de fond les conditions
de vie rudes auxquelles étaient confrontés ses
habitants. En 1926, paraissait Working Bullocks,
un roman dans lequel elle s’intéressait à une
communauté de bûcherons et à l’influence
qu’exerçait sur cette dernière un militant communiste.
Son intérêt pour les gens ne se démentit pas
dans Coonardoo. Lors de sa parution, le roman
suscita la controverse. Beaucoup de critiques
s’indignèrent du fait qu’une femme écrivain
blanche ait pu choisir comme thème central de
son roman l’amour interracial. Bien que nul
n’ignorât que cela existait, il n’en demeurait pas
moins que le sujet était tabou. Katharine S. Prichard dénonçait l’hypocrisie de ses congénères
espérant ainsi éveiller les consciences. À travers
cette histoire, elle nous livrait un témoignage
poignant sur une minorité dépossédée dont le
mode de vie avait été irrémédiablement bouleversé par la colonisation et ses méfaits.
COONARDOO DE KATHARINE S. PRICHARD
Roman éponyme, Coonardoo peut en effet se
lire comme le récit d’une triple destruction : destruction d’une femme ; destruction d’un
domaine ; destruction de l’identité aborigène.
La destruction d’une femme
Coonardoo est une enfant de la tribu des
« Noueux » qui vit sur le domaine de Wytaliba
que dirige Mme Bessie Watt depuis le décès de
son mari. Son fils, le jeune Hugh, a grandi aux
côtés de Coonardoo. Le roman s’ouvre sur le
départ de Hugh en pension et la nostalgie passagère que ressent Coonardoo, toute la scène étant
en focalisation interne. Coonardoo est omniprésente dans la narration de façon directe (début et
fin de roman) ou indirecte ; lorsque Hugh la
chasse, elle demeure présente à travers la chanson aborigène traditionnelle que fredonne son
fils :
« Ma mère, je suis là à pleurer sur ton sort, mais je
reviendrai avec des choses à manger qui te feront
plaisir. » (Prichard, 1991 : 284)
De même, des bribes de nouvelles parviennent
à la station qui permettent de se représenter sa
situation et plus généralement celle des femmes
aborigènes qui font l’objet de mauvais traitements (exploitation sexuelle). Ainsi, Sam Geary
apostrophe-t-il Hugh dans un bar à propos de
Coonardoo :
« Dis-donc, Youie ! Beugla-t-il, devine un peu qui
j’ai vu au port l’autre jour ? Coonardoo ! Et jamais on
n’a vu de vieille ruine pareille ! Je ne l’aurais jamais
reconnue si elle ne s’était pas mise à piailler [...] sur le
point d’être internée dans l’île. » (Prichard, 1991 : 292)
La scène finale est également perçue à travers
le regard de Coonardoo, ce qui permet au lecteur
de ressentir une profonde empathie pour le personnage mais également de prendre la mesure de
sa détresse physique et morale. La fin offre aussi
un contraste saisissant avec les premières lignes
du roman dont l’atmosphère est empreinte d’un
bonheur teinté de nostalgie :
« Coonardoo chantait. [...] S’élançant, retombant,
les mots s’entrechoquaient et s’envolaient mystérieusement. » (Prichard, 1991 : 15)
La chanson du bonheur devient un chant
funèbre à la fin du roman :
« Elle fredonna un moment et s’allongea. Ses bras,
ses jambes s’écartèrent ; on aurait dit des bouts de bois
noircis et brisés, à côté du feu. » (Prichard, 1991 : 305)
233
Entre ces deux moments, il y a l’espace de la
narration dont le fil conducteur n’est autre que la
destruction de Coonardoo, processus où causes
sociales et psychologiques sont étroitement
liées : mainmise des Blancs sur la terre et recours
à une main-d’œuvre aborigène non-payée d’une
part; pratique fort répandue parmi les Blancs de
considérer les femmes aborigènes comme leur
propriété sexuelle d’autre part. Deux hommes
jouent un rôle prépondérant dans la destruction
de Coonardoo : Sam Geary et Hugh Watt.
Hugh est décrit dans le roman comme beaucoup moins dangereux que Geary dont le comportement envers les femmes est qualifié de prédateur. Les sentiments de Hugh vis-à-vis de
Coonardoo sont excessivement ambigus : une
très grande complicité l’unit à Coonardoo
depuis son enfance mais il demeure prisonnier
des préjugés de l’homme blanc. Ainsi après le
décès de Warieda (le mari de Coonardoo), Hugh
considère Coonardoo comme sa « propriété »
bien qu’il ne soit nullement disposé à offrir son
amour pour des raisons morales. Hugh prend
peu en considération les sentiments de Coonardoo car cela supposerait qu’il la traite en égale,
ce qui est impensable compte tenu du contexte
historique et social. Coonardoo ne comprend
pas non plus les motivations de Hugh, notamment lorsque ce dernier la rejette sexuellement
alors que dans le même temps il en revendique la
« possession ». Aux yeux de l’auteur, Hugh est le
digne représentant de la classe des possédants
qui soumet toute chose à sa volonté. Hugh et
Coonardoo sont aux antipodes et pourtant ces
antipodes se rejoignent une seule fois dans le
roman dans des circonstances particulières pour
Hugh : celui-ci, miné par la solitude et la maladie
après le décès de sa mère, cède à Coonardoo. Ce
sera la seule et unique fois et il n’en sera plus
jamais question :
« Hugh la prit dans ses bras et s’abandonna à
l’esprit qui, de bien loin semblait-il, l’attirait vers la
source commune où sa vie se mêlait à celle de Coonardoo. » (Prichard, 1991 : 98)
Il s’agit d’un épisode central du roman car il
révèle ce que Hugh a tenté jusque-là de laisser
enfoui au plus profond de lui-même (les psychanalystes parlent de refoulement), à savoir cette
affinité profonde qu’il ressent à l’égard des aborigènes. Les barrières mentales mises en place
pour maintenir à distance ses sentiments cèdent
car il n’est plus physiquement en état de résister.
Ce moment-clé lui permet de connaître une harmonie du corps et de l’esprit. Mais le répit est de
courte durée. Dès qu’il recouvre toute sa lucidité,
il redevient cet homme pétri de préjugés, en proie
234
à un dilemme qu’il est incapable de résoudre et
dont Coonardoo fait les frais.
Cet épisode peut se lire également comme une
illustration des théories de Carl Gustav Jung
dont nous avons souligné l’influence dans
l’introduction. Hugh confronté à une crise
majeure après le décès de sa mère est en définitive
incapable de transférer l’amour qu’il lui porte
vers une autre femme. Son admiration pour sa
mère est sans bornes, elle est une sorte de déesse
qu’il vénère et pour laquelle il est prêt à tout
sacrifier. Il s’interdit d’aimer Coonardoo et d’en
faire sa femme en dépit de l’attirance profonde
qu’il ressent, préférant endosser l’habit de protecteur, prenant fait et cause pour elle, jusqu’au
moment où elle détruit son fantasme. C’est Phyllis, l’une des filles de Hugh qui se livre à cette
analyse à la fin du roman :
« Tu n’as jamais entendu parler d’un type nommé
Jung ? [...] Tu sais, Bill, j’ai la conviction que notre
Youie a pris ma mère comme la plupart des hommes
prennent une gin et que Coonardoo, elle, a été une
sorte de fantasme pour lui. » (Prichard, 1991 : 294295)
Coonardoo détruit le fantasme de Hugh en se
donnant à Sam Geary qui fait précisément ce
que Hugh s’interdit de faire. La révélation de
cette relation déclenche une scène de jalousie
d’une rare violence, scène au cours de laquelle
Hugh ne prend en considération ni ses propres
défaillances ni le dévouement sans faille de Coonardoo. Pour Katharine S. Prichard, Hugh est
trop imbu de son statut économique mais également de son sentiment de supériorité (supériorité de la culture et des valeurs morales de
l’homme blanc). Cela a pour conséquence le
bannissement de Coonardoo et sa lente
déchéance : son exil la conduit notamment à
bord d’un perlier où Coonardoo n’est que l’une
des nombreuses victimes de l’exploitation
sexuelle par les Blancs et dont Sam Geary est
sans conteste le meilleur représentant dans le
roman.
À la différence de Hugh dont les bonnes intentions à l’égard des Aborigènes révèlent au bout
du compte une personnalité pétrie de contradictions, Sam Geary incarne le prototype du pionnier déterminé à survivre dans cet environnement hostile et à réussir quel qu’en soit le prix. Il
ne cache pas son intérêt pour la gent féminine et
entretient des relations sexuelles avec des femmes
aborigènes, ne s’embarrassant d’aucune considération morale. Il n’est guère étonnant que
Geary s’intéresse à Coonardoo et profite de la
première occasion où il se retrouve seul avec cette
dernière. Geary est tenu pour responsable de la
SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES
destruction de Coonardoo mais aux yeux de
l’auteur, la plus grande part de responsabilité
incombe à Hugh.
Tout le roman s’attache à démontrer les qualités exceptionnelles de cette femme, prisonnière
des désirs des hommes. Coonardoo doit son nom
à un puits, élément essentiel à la survie d’une
station. Lorsque Hugh ne l’accepte pas en tant
que partenaire sexuelle à part entière, Coonardoo éprouve un profond sentiment de frustration : sa relation « stérile » à Hugh fait écho à la
stérilité de la terre soumise à des périodes de
sécheresse intense. On peut également lire l’épisode où Coonardoo cède à Geary comme
l’expression d’une volonté de mettre fin à cette
période de stérilité :
« Sa stérilité avait fait d’elle une morte-vivante.
L’étreinte de Geary avait libéré un instinct qu’on
aurait dit inflammable, qui avait prise sur elle et qui
essaimait. » (Prichard, 1991 : 266-267)
Dernier épisode mettant en évidence ce jeu sur
la symbolique de la fertilité/stérilité, celui du
bannissement de Coonardoo de Wytaliba: il
coïncide avec une période de sécheresse extrême
(sécheresse intime). L’un des membres de la tribu
des « Noueux », associe la stérilité de la terre au
départ de Coonardoo. Même le puits s’assèche
peu à peu. La source de joie, de fertilité et de
croissance que représentait Coonardoo s’est
définitivement tarie. Hugh sombre dans un état
de semi-démence tandis que Wytaliba s’enfonce
dans une situation de plus en plus délicate. La
destruction de Coonardoo est directement responsable de la destruction de Wytaliba.
La destruction de Wytaliba ou la dure réalité du
bush
Le roman de Prichard se veut un portrait fidèle
de la vie dans les stations (isolement ; conditions
climatiques extrêmes), de sa dureté et de la nécessaire mais difficile adaptation de l’homme blanc
à cet environnement dont il ignore tout. Deux
points de vue s’opposent dans le roman. Celui de
Mme Bessie, Hugh, Phyllis, Coonardoo, des
hommes et des femmes profondément attachés à
Wytaliba et sa terre; celui de Jessica et Mollie
d’autre part, qui détestent le bush et se saisissent
du premier prétexte pour le fuir. Les difficultés
auxquelles sont confrontés les propriétaires
d’exploitations sont évoquées, qu’il s’agisse des
longues périodes de sécheresse et de leurs conséquences économiques (pressions financières
exercées par les banques) mais également de la
solitude sexuelle qui amène les hommes à cher-
COONARDOO DE KATHARINE S. PRICHARD
cher des partenaires parmi les femmes aborigènes. Pour rompre cette solitude, Sam Geary
invite Hugh à ne pas se montrer trop exigeant
avec lui-même sous peine de sombrer. C’est précisément ce qui arrive à Hugh. Geary est incontestablement prédateur mais c’est aussi un survivant, capable de s’adapter à toutes les situations
et d’en tirer profit, au sens propre du terme
puisque à la fin du roman, grâce aux difficultés
financières de Hugh, Geary s’empare de Wytaliba. Hugh aura finalement tout perdu : Coonardoo et la station pour laquelle sa mère s’était
battue.
Vivre dans le bush est en effet un combat
permanent. Prichard s’en fait l’écho à travers la
description minutieuse de Wytaliba où Blancs et
Aborigènes travaillent ensemble dans une relation de respect mutuel jusqu’au bannissement de
Coonardoo. À partir de ce moment, les choses se
retournent contre Hugh : la pression des banques, la sécheresse mais aussi et surtout le fait
qu’il s’aliène par son comportement, le soutien
de la tribu des « Noueux ». Ce qui est mis en
évidence c’est la relation d’interdépendance
entre Blancs et Aborigènes. Sans la maind’œuvre aborigène rétribuée en nature, il est évident que Wytaliba ne peut survivre. Le point de
vue de Prichard est clair : l’exploitation de la
terre a été rendue possible par l’exploitation de la
main-d’œuvre aborigène.
L’auteur n’est pas seulement sensible aux
enjeux économiques. Elle se montre aussi fine
observatrice de l’environnement naturel dont la
beauté est évoquée à de multiples reprises :
faune, flore, changements de saisons sont minutieusement restitués laissant percevoir un attachement sincère pour ces grands espaces :
« Les troncs des eucalyptus blancs comme de la
craie, bordaient le lit asséché du cours d’eau sur toute
sa longueur. Plus loin surgissait, dénudée et rouge vif,
la ligne en dents de scie des collines, dont la partie
basse avait pris la nuance fauve du spinifex [...]. Loin,
toujours plus loin, au fil des méandres d’une interminable piste qui franchissait la plaine, puis les étendues
de terres, où la mulga se dresse, rigide et brillante
comme du métal, depuis le temps qu’elle est morte et
que le soleil l’a décolorée. » (Prichard, 1991 : 16)
Cette nature est exigeante et l’on sent poindre
une certaine forme de mépris pour des personnages comme Jessica et surtout Mollie qui ne sont
pas à la hauteur du défi qui s’offre à elles. La
première préfère retourner en ville après quelques mois passés à Wytaliba tandis que la
seconde, bien que mariée à Hugh, ne partage
aucune des vues de ce dernier, qu’il s’agisse du
travail sur la propriété ou des relations avec les
235
Aborigènes. Hugh consacre toute son énergie à
Wytaliba : il a donc besoin d’une femme capable
de tenir un intérieur et de diriger les domestiques
comme sa mère le faisait. Mollie prend son rôle
de maîtresse de maison très à cœur dans un
premier temps. Toutefois, elle entend exercer ce
rôle sans partage. Bonne à tout faire dans une
pension de famille avant son mariage, elle s’imagine tenir enfin une revanche sur une existence
étriquée et fade :
« Imaginez, avoir toutes ces servantes ! Transportée
à l’idée de sa grandeur, Mollie houspilla les gins
comme Mme Armstrong l’avait houspillée si souvent
elle-même. » (Prichard, 1991 : 134)
Le narrateur/auteur a peu d’affection pour
Mollie dont le comportement nous est présenté
comme inadapté à la situation. Loin de se faire
respecter par les domestiques, son autoritarisme
est tourné en dérision. Elle n’a ni l’étoffe ni le
charisme de Mme Bessie Watt. Mollie ne se sent
exister qu’au travers de ce qu’elle possède :
« Pour la première fois de sa vie, Mollie avait le
sentiment d’être propriétaire. Être propriétaire de
cette cuisine, de ces pots et de ces casseroles était une
sensation nouvelle. » (Prichard, 1991 : 134)
Mollie confond être et avoir, confusion qui du
point de vue du narrateur/auteur, est une des
principales caractéristiques morales des Blancs.
À trop vouloir posséder, Mollie finit par ne plus
rien contrôler. Elle ne parvient d’ailleurs pas à
s’imposer comme l’épouse de Hugh. L’ombre de
Coonardoo est omniprésente, ce qu’elle vit très
mal. Épuisée après cinq grossesses (toutes donnent naissance à des filles comme s’il y avait chez
Hugh une forme d’impuissance), Mollie décide
de partir en ville où elle compte sur les largesses
financières de Hugh pour mener grand train.
Le portrait de Mollie est sans concession : la
vie dans le bush ne tolère aucune forme de faiblesse morale ou physique :
« Mais ici, dans un pays aux horizons sans fin, sous
une voûte céleste illimitée, vivre replié sur soi-même
revenait à se décomposer de l’intérieur. Pour survivre,
il fallait rester porté par le courant de vie qui émanait
de cette terre. Il fallait en faire partie et l’accompagner,
pour pouvoir travailler, pour évoluer avec lui. » (Prichard, 1991 : 163)
Mollie a l’impression d’être déplacée dans cet
environnement rude et hostile où toute manifestation de sensibilité est à proscrire. Si la mère de
Hugh était aussi à l’aise à Wytaliba, c’est parce
qu’elle était dotée des qualités utiles à la survie
dans le bush, à savoir énergie et résistance.
Comme le souligne fort justement Xavier Pons :
236
« Comme la plupart des sociétés occidentales,
l’Australie est dominée par le ‘‘pouvoir masculin’’ qui
y prend parfois des formes assez outrancières. Cela
s’explique par l’histoire du pays. Qu’il s’agisse de l’univers pénitentiaire ou de celui des pionniers qui exploraient et défrichaient le bush, le berceau de la civilisation australienne fut une rude école, où la force
physique, l’énergie et la résistance constituaient les
qualités les plus utiles à l’individu et où, par contraste,
la délicatesse et la sensibilité n’avaient guère de place. »
(Pons,1983 : 158)
L’admiration que porte l’auteur à cet environnement naturel et à ceux qui lui sacrifient tout,
l’amène à lui accorder dans le roman une place
plus importante que certains personnages, ce qui
aux yeux de certains critiques constitue une faiblesse dans l’économie générale du récit. Le bush
est en effet présenté comme le théâtre d’enjeux
économiques ayant de fortes répercussions
sociales, morales et donc nécessairement identitaires sur les communautés aborigènes.
La destruction de l’identité aborigène
Celle-ci découle de trois facteurs étroitement
liés : la possession de la terre par les Blancs ;
l’exploitation sexuelle des femmes aborigènes ;
l’interférence des Blancs dans la vie sociale et
spirituelle des aborigènes.
L’identité morale des Blancs est liée à leur
pouvoir et statut économique. Alors qu’il n’est
qu’un enfant, Hugh nous est dépeint sous les
traits d’un garçon autoritaire tandis que Coonardoo se comporte en petite fille obéissante. Les
valeurs morales de la culture blanche sont dominantes et il ne viendrait à l’esprit de personne de
contester cet état de fait. Au début du roman,
nous apprenons que la mère de Coonardoo,
Maria, est morte sous les coups de Ted Watt, le
père de Hugh :
« Ted avait tué le chien de Maria [...]. Elle lui aurait
répondu refusant de faire ce qu’il lui disait un jour
qu’il était soûl. Il l’avait jetée en bas de la vérandah à
coups de botte. Quelques jours après, Maria rendait
l’âme. » (Prichard, 1991 : 24)
La violence physique de Ted Watt n’est pas de
nature intrinsèque. C’est l’alcool qui en est à
l’origine :
« De l’avis unanime, Ted Watt n’était pas pire que
les autres, sauf quand il avait bu. Non, il ne supportait
pas l’alcool, quelques verres suffisaient à le rendre fou
furieux. » (Prichard, 1991 : 24)
Le crime de Ted Watt ne restera cependant pas
impuni puisqu’il trouvera la mort un mois plus
SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES
tard lors d’une beuverie. De même, Hugh Watt,
son fils, verra-t-il Wytaliba tomber aux mains du
cupide Sam Geary, se retrouvant ainsi sans le sou
après qu’il eut banni Coonardoo. Cette dernière
se voit ainsi « vengée » alors même que l’idée de
se venger d’une quelconque manière lui est totalement étrangère. Après la mort de Maria, elle
n’éprouve aucun ressentiment vis-à-vis de Ted
Watt. Les rapports que Coonardoo entretient
avec Hugh sont quant à eux basés sur des liens
tissés tout au long de l’enfance. Au début du
roman, elle est dans la souffrance de la séparation :
« Ne partait-il pas demain ? Pour aller en pension ?
Et ils ne joueraient plus ensemble dans le jardin là-bas
près de l’éolienne. » (Prichard, 1991 : 7)
Plus tard, lorsque Hugh est terrassé par la
maladie, elle montre un dévouement sans faille,
attentive à ses moindres désirs.
Hugh, en revanche, ne partage pas le même
sens du « dévouement ». Bien que Coonardoo
ait été sa compagne de jeu, puis son amante, il
n’hésite pas à se comporter de manière tout aussi
brutale et inhumaine que son père vis-à-vis de
Maria, ignorant totalement le point de vue de
Coonardoo :
« Les paroles les plus ignobles, un torrent de mots
durs et suprêmement cruels jaillirent de la bouche de
Hugh, debout près du feu. Il frappa Coonardoo au
visage lorsqu’elle releva la tête pour le regarder en
pleurant et l’implorer sans un mot. » (Prichard, 1991 :
276-277)
Les comportements violents du père et du fils
sont emblématiques des multiples pratiques discriminatoires dont les aborigènes font l’objet. À
plusieurs reprises, le roman se fait l’écho de ces
dernières qu’il s’agisse d’expéditions punitives
menées par la police ou de la pratique du blackbirding :
« On ramenait les nègres enchaînés, une lanière de
cuir autour du cou nouée aux étriers. Vingt ou trente à
la fois [...]. Je connaissais un perlier qui pratiquait le
blackbirding ; son équipage de garçons ramassés à
Swan Point est devenu si dangereux qu’il a dû les
expédier par-dessus bord en pleine mer. » (Prichard,
1991 : 156)
Si ces comportements sont admis, c’est en raison de l’absence de statut légal ou économique
des Aborigènes. Ces derniers coopèrent de
manière volontaire aux travaux de l’exploitation
en échange de nourriture, de vêtements et de
quelques cadeaux parfois, entretenant une
dépendance des Aborigènes vis-à-vis de leurs
employeurs blancs. Cette relation de dépendance
COONARDOO DE KATHARINE S. PRICHARD
est présentée comme malsaine dans le roman car
elle entraîne une baisse sensible des pratiques de
chasse et de cueillette des Aborigènes ainsi
qu’une sédentarisation forcée. Or, il faut le rappeler, les Aborigènes entretiennent avec la terre
un lien spirituel très fort. Le paysage contient la
trace des événements du Temps du Rêve. Ce n’est
pas une étendue géographique quelconque. Il
porte les empreintes du passage des héros du
Temps du Rêve dans ses arbres, ses sources, ses
rochers. La pensée aborigène est une pensée totémique. Pour que le lien entre l’homme et la terre
soit préservé et entretenu, chaque Aborigène en
tant que descendant d’un Ancêtre, doit célébrer
un certain nombre de rites qui l’amènent à parcourir de grandes distances. En les forçant à se
sédentariser, les Blancs ont complètement bouleversé ce rapport à la Terre-Mère tant d’un
point de vue matériel que spirituel. Les bonnes
intentions des Blancs dont l’auteur se fait l’écho,
ne sauraient compenser les souffrances dans lesquelles les Aborigènes ont été plongés suite à
l’appropriation de leurs terres. Dans le roman,
les rapports entre les deux communautés sont
placés sous le signe de la bienveillance. Mme Bessie est un autocrate octroyant aux Aborigènes
une marge d’indépendance importante en ce qui
concerne leur organisation sociale et la conduite
de leur vie spirituelle.
Il est toutefois un domaine où des différences
très nettes s’expriment, c’est celui de la sexualité.
Autant Mme Bessie exprime son admiration pour
des pratiques ancestrales telle que le corroboree:
« Avec grâce et agilité, sautant d’un pied sur l’autre,
retombant à pieds joints, genoux écartés, il avait mimé
le jeune homme ‘‘chantant toujours’’ en train de danser son corroboree, audacieux et enjoué. » (Prichard,
1991 : 37)
Autant elle se montre très critique à l’égard de
certains rites initiatiques qu’elle considère
comme immoraux et sadiques :
« Mme Bessie avait parfois des accès de répulsion
envers les Noirs [...]. Des pratiques qu’elle jugeait
immorales l’avaient dégoûtée. » (Prichard, 1991 : 40)
Son attitude, mélange de fascination et de
répulsion, est caractéristique de la conception
que les Blancs se font des Aborigènes à l’époque
où le roman est écrit : ces derniers sont considérés comme des êtres primitifs qu’il convient
d’éduquer. Ce sont des enfants qui n’ont aucune
conscience du bien et du mal :
« Quand les Blancs ne leur ont pas expliqué, les
Noirs ne voient pas le lien entre la naissance des
enfants et un rapport sexuel fortuit. » (Prichard, 1991 :
41)
237
C’est parce qu’elle considère qu’elle a un
devoir d’éducation morale que Mme Bessie intervient dans les arrangements matrimoniaux
concernant Coonardoo et Warieda. Mais cette
intervention a des conséquences fâcheuses : elle
déclenche un affrontement entre Warieda et un
Aborigène d’une autre tribu désireux de s’emparer de Coonardoo tandis que dans le même
temps Geary qui convoite également Coonardoo, tente d’amadouer son père avant d’essayer
de l’enlever.
L’intervention des Blancs dans l’organisation
sociale interne à la tribu est présentée comme
inappropriée et dommageable pour l’équilibre
social. Mme Bessie prend conscience que ce qui
est en jeu à travers le cas particulier de Coonardoo, s’apparente à une lutte d’influence destinée
à asseoir les valeurs morales véhiculées par la
culture des Blancs au détriment de la culture
aborigène :
« Non pas que Mme Bessie cherchât à l’arracher à
son élément. Pas du tout, mais elle redoutait que la
petite ne fût soumise à une influence plus forte que la
sienne. » (Prichard, 1991 : 45)
Cependant, il est intéressant de noter qu’il n’y
a pas uniformité des points de vue et des comportements concernant l’attitude des Blancs visà-vis des Aborigènes, notamment en matière de
moralité sexuelle. L’attitude de Sam Geary est
jugée profondément amorale par l’auteur mais
elle s’explique par un instinct de survie ainsi que
par un besoin évident de satisfaction sexuelle
qu’il semble assumer et même revendiquer. Il
n’hésite d’ailleurs pas à se faire le chantre de la
polygamie, citant même la Bible :
« Sam était debout près du bar, un énorme feutre
neuf sur la tête, le visage en feu, congestionné, l’air à
vif. ‘‘Mais le roi Salomon aimait de nombreuses et
étranges femmes en même temps que la fille de Pharaon’’ Hugh l’entendit déclamer comme bien des fois
déjà. » (Prichard, 1991 : 291-292)
Ce que Sam Geary se garde bien de mentionner au passage c’est le résultat de ces relations
sexuelles entre Blancs et femmes aborigènes, à
savoir de nombreux enfants métis. La question
du métissage est abordée dans le roman à travers
deux exemples: d’une part celui de Geary et sa
nombreuse progéniture dont il se désintéresse
complètement; d’autre part, celui de Winni,
l’enfant de Hugh et Coonardoo. Cet enfant est
immédiatement reconnu par Hugh comme étant
le sien :
« Debout près de Coonardoo, Hugh regardait
l’enfant. Il savait que c’était son fils. » (Prichard, 1991 :
120)
238
Hugh entretient avec Winni une relation de
complicité tout en évitant de lui révéler la vérité
sur ses origines. Pourquoi ? Hugh s’interdit-il de
reconnaître cet enfant par confort moral ou bien
par respect pour les Aborigènes et ce afin de ne
pas couper Winni de ses racines ? C’est la
deuxième option qui est privilégiée par Hugh :
« Son amour et sa fierté à lui étaient-ils plus grands
que la fierté et l’amour de Warieda ? Se demandait
Hugh. Il avait de l’affection pour le petit, mais
pouvait-il apporter à Winni ce que lui apportait
Warieda ? Lui apprendre à faire ce qu’il voulait des
chevaux, le préparer à une vie indépendante dans son
environnement naturel ? » (Prichard, 1991 : 182)
Son attachement à Winni le conduit à le préférer à ses propres enfants et sa femme. Son
mariage avec Mollie est postérieur à sa relation
avec Coonardoo et la naissance de Winni :
« Coonardoo leva les yeux vers Hugh puis les
ramena vers le petit. Mais Hugh avait tout lu dans son
regard : elle l’avait attendu, elle ne demandait rien,
n’espérait rien ; elle était prête à servir son épouse,
cette femme blanche qu’il avait ramenée pour partager
sa vie. » (Prichard, 1991 : 120)
Le dévouement de Coonardoo ne sera jamais
payé de retour. Jalouse de la complicité unissant
Hugh à celle-ci, Mollie n’a de cesse de dénigrer
Coonardoo et son « morveux de métis ». Hugh
condamne l’attitude de sa femme, qui déshonorée par la présence de l’enfant de Hugh et Coonardoo, souhaite que son époux les chasse purement et simplement. À ce stade de la narration,
un tel geste est impensable pour Hugh :
« Il réagissait aux choses comme Warieda et Coonardoo. À ses yeux, exiger de les en chasser comme le
faisait sa femme, était indéfendable; ça ne se faisait
pas. Il ne fallait pas le faire ; il ne le ferait pas. »
(Prichard, 1991 : 189)
Cette prise de position prend un parfum particulier au regard du comportement de Hugh
vis-à vis de Coonardoo. À partir de ce moment,
un fossé se creuse entre Hugh et Winni, fossé qui
ne sera jamais comblé. Winni n’est d’ailleurs pas
jugé « digne » d’hériter de Wytaliba et de faire
fructifier l’exploitation.
Conclusion
En choisissant comme thème central du
roman l’amour interracial, l’auteur a pleinement
conscience que la problématique du métissage
est cruciale dans toute approche des relations
entre Blancs et Aborigènes et, a fortiori, dans
SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES
toute approche de l’identité aborigène. Cette
problématique a fait et fait débat notamment
chez nombre d’intellectuels aborigènes.
D’aucuns considèrent que l’on est aborigène ou
que l’on ne l’est pas indépendamment du degré
de métissage. C’est la position que revendique un
écrivain comme Kim Scott : l’aboriginalité est
une notion culturelle et non une donnée génétique. D’autres écrivains ne partagent pas ce point
de vue, arguant que certaines personnes se revendiquent aborigènes pour en retirer des avantages
qui sont au demeurant fort limités (on a assisté
dans les années 1990 à l’éclosion d’un certain
nombre de cas d’impostures, le plus célèbre étant
celui de Leon Carmen publiant sous le nom de
Wanda Koolmatrie). Le grand mérite de Katharine S. Prichard réside incontestablement dans
la désignation comme personnage principal du
roman d’une Aborigène, ce qui au regard du
contexte politique constitue une démarche courageuse. Toutefois, Coonardoo demeure prisonnière du désir et des sentiments de l’homme
blanc. Comme l’ont souligné de nombreuses critiques, Coonardoo est un roman mettant l’accent
sur « la subjectivité de l’homme blanc ». Le
roman pose un certain nombre de questions qui
n’avaient pas été abordées jusque-là mais les
réponses apportées restent celles d’un écrivain
blanc : on peut d’ailleurs faire le même reproche
à un autre roman publié en 1937 par un écrivain
blanc également, Capricornia, dans lequel
l’auteur va plus loin que Katharine S. Prichard
sur la question du métissage mais avec des prises
de position sur la politique d’assimilation très
contestables pour le lecteur d’aujourd’hui. En
outre, on peut regretter un certain penchant
manichéiste, notamment en ce qui concerne
l’opposition des deux logiques économiques :
celle du capitalisme foncier blanc présenté
comme destructeur des valeurs sociales et spirituelles dont la société aborigène est porteuse.
L’interrogation majeure, sous-jacente au
roman, savoir comment réconcilier les deux
communautés, ne trouve pas de réponse satisfaisante. Parler de réconciliation au début des
années 1930 était, pour le moins, prématuré, les
esprits n’y étant guère préparés. Avant d’envisager la mise en œuvre d’un tel processus, il était
nécessaire de dresser un état des lieux. Le roman
de Katharine S.Prichard met l’accent sur les
injustices commises par les Blancs envers les
Aborigènes qui ont été spoliés de leurs terres et
dépossédés de leur culture.
Le processus politique conduisant à la restitution de leurs terres aux Aborigènes ne s’est véritablement enclenché qu’au milieu des années
1970 avec The Aboriginal Land Rights Act (1976)
239
COONARDOO DE KATHARINE S. PRICHARD
suivi en 1980 par la création des Conseils de la
Terre aborigène, deux initiatives fortes prises
durant la période où les travaillistes étaient au
pouvoir. Le préjudice moral subi par les Aborigènes est, quant à lui, beaucoup plus difficile à
mesurer et à réparer car cela suppose, du point
de vue de l’auteur, une remise à plat de l’éthique
capitaliste. Comme nous l’avons précédemment
souligné, Coonardoo fut publié en 1929 en pleine
déroute du système capitaliste. Il est donc logique que l’auteur ait cherché d’autres alternatives
à un système qui de plus allait à l’encontre de ses
convictions personnelles. Ce faisant, elle invite
ses lecteurs à puiser dans les valeurs culturelles
aborigènes (attachement à la terre et prééminence des liens communautaires sur l’individu)
afin de se ressourcer moralement et de construire
un avenir où Blancs et Aborigènes seraient
réconciliés. Une telle démarche peut paraître
quelque peu utopiste au regard du contexte politique.
Néanmoins, il est indéniable que les idées portées par le roman de Katharine S. Prichard ont
permis à la communauté blanche australienne de
prendre progressivement conscience des injustices commises par le passé et de la nécessité de
revenir aux valeurs essentielles contenues dans la
culture aborigène comme moteur de construction identitaire :
« Those who wish to present a critique of individualism point out that Aboriginality is about community;
those who wish to highlight the detrimental effects of
industrialisation on the environment point to the Indigenous people as the original conservationists. We present
a remaining though strategically distant, image of what
has been lost, and what could be regained. » (Dodson,
2003 : 36)
BIBLIOGRAPHIE
B Isabelle, 2006. Évolution des représentations
de l’Aboriginalité dans la littérature australienne du
e siècle, thèse de doctorat d’anglais, Université de
Toulouse Le Mirail, sous la direction de M. Xavier
Pons.
D Michael, 2003. The end in the beginning:
re(de)fining Aboriginality, Blacklines, Contemporary Critical Writing by Indigenous Australians,
Melbourne, Melbourne University Press.
P Xavier, 1983. L’Australie et ses populations,
Paris, éditions Complexe.
P Katharine Susannah, 1991. Coonardoo, traduction de Jean-Paul Delamotte et Hélène Jacomard, Paris, La Petite Maison.
—, 2000. Coonardoo, Sydney, Angus and Robertson.
R Henry, 1972. The Destruction of Aboriginal
Society, Harmondsworth, Penguin.