tic&société
Vol. 1, n°1 (2007)
De TIS à tic&société : dix ans après
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François Demers
Déstructuration et restructuration du
journalisme
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Référence électronique
François Demers, « Déstructuration et restructuration du journalisme », tic&société [En ligne], Vol. 1, n°1 | 2007,
mis en ligne le 20 novembre 2009, Consulté le 12 octobre 2012. URL : http://ticetsociete.revues.org/298
Éditeur : ARTIC
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tic&société – 1(1), 2007
Déstructuration et restructuration
du journalisme
François DEMERS, Professeur
Faculté des Lettres
Université Laval
Adresse postale :
Pavillon Louis-Jacques- Casault,
bureau 5413,
Faculté des Lettres, Université Laval
Québec, Canada
G1K 7P4
Adresse de courriel :
[email protected]
François DEMERS, Ph.D. en science politique, est professeur titulaire au
Département d'information et de communication de l'Université Laval (ville de
Québec) où il enseigne depuis 1980. Auparavant, il avait été journaliste
professionnel pendant 15 ans. Il a créé un cours à distance totalement sur
Internet portant sur le journalisme en ligne. Il est membre de l'équipe de
recherche : Pratiques novatrices en communication publique (PNCP).
http://www.com.ulaval.ca/personnel/professeurs/francois_demers/index.php
François DEMERS
Résumé
Les « nouvelles » technologies contribuent, en matière de journalisme, à
désunir ce qui avait été assemblé et qui constituait jusqu’à récemment les
formules gagnantes. En même temps, les acteurs tâtonnent, innovent et
recherchent de nouveaux assemblages capables de durer. Ce texte présente
trois déstructurations-restructurations devenues visibles au cours de la
récente décennie. La première se produit au niveau des modèles d’affaires
où émergent les télévisions transnationales en information continue, les
quotidiens gratuits et l’Internet. La seconde réorganise les contenus des
médias généralistes. D’un côté, publicité, divertissement et information se
dissocient et se donnent des médias spécialisés; de l’autre, l’hybridation
s’accélère quand les trois (3) continuent de concert dans les mêmes
supports. La troisième restructuration cible l’information elle-même dont les
composantes se dissocient : la production de l’actualité demeure entre les
mains des professionnels pendant que la fonction éditoriale (les
commentaires) se répand du côté du « journalisme citoyen » sur Internet et
que le magistère journalistique se replie sur la création d’images de
journalistes-vedettes et de marques de commerce.
Mots-clés : journalisme, information, actualité, éditorial, magistère
Abstract
In the field of journalism, « new » technologies are helping to dissolve what
have long been considered winning formulas. At the same time, and with the
help of the same technologies, the interested parties experiment and
innovate as they seek new, successful mixes. This text presents three such
cases of destructuration- restructuration that have affected journalism in the
last decade. The first one concerns new business models that have given
rise to transnational all-news television stations, free dailies and Internet. The
second involves the reorganization of the content of generalist (catch-all)
medias. On one side, publicity, entertainment and information are separated
and give rise to distinct media; on the other, hybridation intensifies when they
remain together in the same supports. The third restructuration goes to the
very heart of journalistic information itself with the dissociation of its various
components. : news production (newsmaking) remains in the hands of
professional journalists while the editorial function (op-ed) is dispersed
through so-called « citizen journalism » on the Internet and journalistic
authority restricts itself to creating images of star journalists and commercial
brands.
Keywords : Journalism, information, newsmaking, op-ed, authoritative
posture
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Déstructuration et restructuration du journalisme
Resumen
En el campo del periodismo, las « nuevas » tecnologías contribuyen a
separar aquello que habia sido juntado y que hasta el momento se
presentaba como formula exitosa. Al mismo tiempo, los actores, con la
ayuda de las mismas tecnologías, tantean, innovan y buscan nuevos
ensamblajes. Este texto presenta tres casos de desestructuraciónrestructuración en la actividad periodistica de la ultima década. La primera se
produce en el nivel de los modelos de negocio que se sitúan en la base de la
emergencia de las cadenas de televisión de información continua, los diarios
gratuitos e Internet. La segunda, reorganiza los contenidos de los medios
generalistas. Por un lado, la publicidad, el entretenimiento y la información
se disocian y se convierten en medios especializados; por otro lado, se
hibridan cuando los tres (3) coexisten en los mismos soportes. La tercera
restructuración apunta a la propia información periodistica: la producción de
la actualidad (las noticias) queda en los manos de los profesionales mientras
que la función editorial (los comentarios) se relacionan con el « periodismo
ciudadano » en Internet; a la vez se asiste a un magisterio periodístico
basado en la creación de periodistas-estrellas y de marcas de comercio
Palabras clave : periodismo, información, actualidad, editorial, magisterio
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François DEMERS
Cet article reprend la piste ouverte en 1996 dans la revue sur support papier
Technologies de l’information et Sociétés (TIS) par un premier texte portant la
même thématique (Demers, 1996). Il soutient que les nouvelles technologies
contribuent, en matière de journalisme, à désunir ce qui avait été assemblé et
qui constituait les formules qui se sont révélées gagnantes du milieu du XIXe
siècle à la fin du XXe1. En même temps, poussés par les changements
techniques, les acteurs tâtonnent, innovent et recherchent de nouvelles
combinaisons d’éléments capables de durer. Ainsi, déstructuration et
restructuration2 vont de pair.
Cette grille de lecture s’appuie sur trois autres propositions antérieures qui
sont prises comme axiomes dans le cadre de ce texte. La première rappelle que
la notion de journalisme, dans la culture d’une société occidentale développée
comme le Canada, quoique entourée de flou (Ruellan, 1993), désigne une
catégorie spécifique de contenu des médias de masse (souvent nommée
« information »), une activité professionnelle particulière liée à ce contenu ainsi
qu’un groupe spécifique de travailleurs : les journalistes. L’important aussi, c’est
que ce journalisme ne vient pas seul, il est spontanément posé comme partie
d’un ensemble : les médias. La deuxième proposition prolonge la première en
ce qu’elle situe les technologies parmi les composantes de l’ensemble dans
lequel s’inscrit le journalisme, à la manière de Jean de Bonville (1988) quand il
raconte la naissance du journalisme d’information au Canada. Si la présente
analyse met l’accent sur les changements techniques, ce n’est pas parce qu’ils
sont posés comme LE facteur moteur du changement. La causalité demeure en
effet ouverte à un examen empirique qui devrait d’ailleurs être réalisé dans
l’éclairage des interactions de la technique, pas à pas, avec les autres facteurs
(politiques, culturels, économiques) de même qu’avec les rapports de pouvoir et
d’intérêts entre les acteurs sociaux. Cette approche mise de l’avant par
l’historien James Carey (Attallah, 1989), fonde d’ailleurs le troisième postulat
préalable : les changements technologiques qui occupent le devant de la scène
actuelle font partie d’une « filière », concept aussi développé par Carey, celle de
la numérisation des informations (le langage 0 / 1 des ordinateurs) qui se
déploie depuis le milieu du siècle dernier dans tous les secteurs d’activité, et
dont toutes les possibilités d’innovation n’ont sans doute pas encore été
épuisées.
Le cadre d’analyse cherche donc à lire le journalisme d’aujourd’hui comme
une transition, le moment de la fin d’une configuration (jeu de règles connues et
1
Gagnant veut dire ici : rentable financièrement et valorisée par une majorité d’acteurs.
Structure désigne ici : ordre interne organisé et stable des éléments d’un ensemble
formant un tout.
2
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Déstructuration et restructuration du journalisme
stables) à la naissance d’une nouvelle3. Au cœur de la configuration sortante :
les grands magazines, quotidiens et chaînes de télévision pionnières, souvent
nommés : médias traditionnels ou médias généralistes4. Les combinaisons
d’éléments que ces médias avaient unis en des ensembles intégrés, stables et
fonctionnels, sont toujours présents dans les esprits de plusieurs; leur stabilité
(relative) dans le temps les avaient rendus familiers, sinon naturalisés. Aussi, la
dissociation de leurs éléments , en cours de manière de plus en plus accélérée
depuis les années 1980, bloque souvent la pensée sur ce qui se défait, comme
un regard nostalgique dans le rétroviseur, plutôt que sur les nouvelles
combinaisons en émergence. Il conviendra donc ici, comme dans le texte de
1997, de rappeler la configuration dans laquelle s’insérait le journalisme dans
les médias traditionnels, mais pour mieux faire ressortir quelques nouvelles
combinaisons où le journalisme est présent.
Le premier moment de l’exposé qui va suivre pose que la déstructuration des
formules traditionnelles se produit au niveau des modèles d’affaires qui ont
permis au journalisme, comme pratique et produit, de s’inscrire dans des
activités commerciales et industrielles lucratives. Le second, restreignant l’angle
d’examen, rappelle que l’information journalistique n’est qu’un des contenus, un
des ingrédients de la formule globale des médias traditionnels caractérisés par
le projet de rejoindre tout le public d’un territoire, à la manière du supermarché
en position de monopole. La troisième partie réduit à nouveau le propos et attire
l’attention sur le fait que l’information journalistique est un composite d’au moins
trois activités distinctes qui ont elles aussi tendance à se dissocier. Dans
l’ensemble, les chapitres jouent le rôle d’exemples de la fécondité de la
proposition de départ : les morceaux composant les formules gagnantes d’hier,
3
Configuration au sens du sociologue anglo-allemand Norbert Elias qui propose de voir
le jeu social autour d’un enjeu, dans ce cas-ci : le journalisme, comme un ensemble de
règles d’interrelation entre les acteurs intéressés. Le terme configuration met l’accent sur
la stabilité des règles du jeu (Elias, 1981). La question devient alors de déterminer
comment se font les changements de configuration, que l’on doit considérer comme des
ruptures de grande ampleur.
4
Ils sont nommés « traditionnels » par rapport aux nouvelles formes de médias tels les
quotidiens gratuits dans les transports en commun ou certains sites Internet, si ce n’est
l’Internet lui-même considéré comme un média. On parle aussi d’eux comme des médias
« généralistes » parce qu’offrant à la fois un éventail de produits couvrant la gamme
complète de la communication de masse : information, publicité et divertissement, et un
menu thématique cherchant à répondre à toutes les attentes : sports, documentaires,
films, jeux, débats politiques, etc. Ce texte utilisera indifféremment l’une et l’autre
expression pour les désigner.
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en raison notamment des possibles ouverts par les nouvelles technologies, se
séparent au profit de nouvelles combinaisons d’ingrédients dans une course
générale vers de nouveaux ensembles gagnants stables. Enfin, une fenêtre
sera ouverte sur certains défis que ce processus entraîne pour les journalistes
professionnels, employés et salariés des médias.
1. La formule généraliste
Ce qui est ici posé comme en voie de déconstruction est un ensemble
historiquement construit. Diverses études rappellent en effet que les entreprises
d’information qui ont émergé au XIXe siècle dans les pays développés
occidentaux, ont combiné pratiques antérieures, innovations techniques et
culture de la Modernité, pour devenir commerces. Ils ont emprunté, bricolé,
innové, pour accoucher finalement d’un produit industriel et commercial unique.
Ils ont eu besoin d’innovations techniques : la machine à vapeur, les chemins
de fer, les tramways, le papier de cellulose de bois, etc. pour industrialiser leur
production. Ils ont appliqué les méthodes de production en série du fordisme
pour assurer la production quotidienne d’un journal de plus en plus épais. En
tant que pratique discursive, ils ont prolongé et intégré les pratiques
d’expression et de polémique politiques des feuilles d’opinion antérieures. Ils ont
inventé la publicité comme espace promotionnel payé par les commerçants et
contrôlé par eux. Ils ont créé la figure du reporter sur le modèle de la caméra et
en ont fait un ouvrier interchangeable en raison de sa formation à l’objectivité du
positivisme. Finalement, ils ont privilégié l’événement dans sa forme
« nouvelle », comme locomotive de la vente des exemplaires. (De Bonville,
1988)
Les infrastructures techniques porteuses des contenus vers les
consommateurs ont continué par la suite à se déployer, selon leur filière, sans
que la « structure » de la formule d’ensemble change sensiblement. Par
exemple, en télévision, le marigage s’est fait au départ avec les ondes
hertziennes. Cette alliance-là est moribonde. Il y a eu ensuite l’usage des câbles
en cuivre, et la fibre optique. L’innovation a fait la bonne fortune des
câblodistributeurs et c’est le mariage encore dominant actuellement au Canada.
Plus récemment, le satellite est venu disputer le terrain au câble. Présentement,
c’est la télévision sur Internet qui monte, ce support se convertissant rapidement
aux contenus vidéos, au fur et à mesure que des équipements performants
deviennent d’usage courant5.
5
Le temps (30-10-2006). MULTIMÉDIA : Dans l’ombre de YouTube, des centaines de
chaînes de télévision apparaissent. Hollywood s’inquiète, par Michael Lew. Quotidien
suisse en ligne. <http://www.le temps.ch/template/print.asp?article=192715>.
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Déstructuration et restructuration du journalisme
Mais pendant tout ce temps, la formule dominante est restée la
« généraliste » visant à se faire tout à tous : en offrir pour tous les goûts et, par
là, rejoindre toute l’audience possible. Avec une formule d’affaires à l’avenant :
conquérir le monopole sur un marché géographique donné.
1.1 Le dé-montage financier
Aujourd’hui, une seule chose paraît certaine quand on considère le
panorama global, c’est le recul des médias généralistes dans un environnement
où se multiplient les médias spécialisés. La chute des tirages des quotidiens
traditionnels6 et la perte d’audience des télévisions pionnières sont en effet
devenues une donnée centrale de la réflexion sur le changement des médias et
du journalisme. Des experts spéculent sur les causes et sur les rétablissements
possibles. Les colloques se multiplient. Celui qui a été tenu à Montréal le 24
novembre 2006, sous le thème: Radiodiffusion et nouveaux médias : modèles
d’affaires et régulation aura notamment permis de rassembler des données
empiriques très abondantes sur l’état de la question, sur les angoisses, les
expériences et les formules à l’essai un peu partout dans les pays développés,
là où la déstructuration / restructuration est la plus frappante7. Du portrait
d’ensemble, on peut dégager un certain nombre de tendances qui vont dans le
sens de la proposition guide de ce texte. On y voit par exemple des contenus
écrits qui paraissaient rivés au support papier, être déroulés sur les écrans des
ordinateurs, des téléviseurs et même des téléphones. Les images animées,
Le Devoir (03-02-2007). 2007 sera l’année de la vidéo en ligne au Québec, par Bruno
Guglielminetti. Mercredi, p. B7. L’argument y porte sur les sites de vidéos amateurs tels
YouTube, Myspace (le site le plus visité aux Etats-Unis), en France : Dailymotion,
Skyblog ainsi que le petit dernier québécois Radioactif.tv. Dans ce dernier cas, voir : Le
Soleil (01-02-2007). Le Québec a son YouTube. Jeudi, p. A6.
Parmi les innovations, un agrégateur de télévisions généralistes, service gratuit mais
avec pub : Le Devoir (05-03-2007). Technologie. Joost, la télévision en ligne à la manière
de Kazaa et de Skype, par Bruno Guglielminetti. Lundi, p. B7.
6
« La diffusion des quotidiens gratuits est en pleine explosion. Et la diffusion des
quotidiens payants a reculé de 4,5% en Amérique du Nord et de 6,3% en Europe entre
2000 et 2005. ».
Le Devoir (24/25-02-2007). Médias. Quel avenir pour la presse écrite? Au-delà du
scénario catastrophe, Internet et les nouveaux médias bouleversent le marché des
journaux et des magazines, par Paul Cauchon. Samedi et dimanche, p. E 5.
7
Colloque : Radiodiffusion et nouveaux médias : modèles d’affaires et régulation,
organisé par le Consortium canadien de recherche sur les médias et le Centre d’études
sur les médias, à Montréal, 24 novembre 2006. Textes à paraître en 2007 dans les Actes
du colloque.
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elles, sont présentes non seulement sur les écrans vidéos, de cinéma et de
télévision mais aussi de plus en plus sur les ordinateurs et les téléphones.
Quant à la musique, elle passe partout. En résumé, les associations qui
paraissaient si fortes entre des supports techniques, des modes de distribution,
des formules de financement et des contenus, se distendent quand elles ne se
rompent pas carrément.
Ainsi, les contenus médiatiques sont jaugés un à un sous l’angle de leur
valeur marchande. Pour sa part, le professeur en économie des médias à la
Jönköping University en Suède, Robert Picard a présenté à Montréal une
échelle à trois barreaux servant à mesurer cette valeur. Au sommet, les
contenus les plus attrayants, tels les films à succès et les sports. En dessous :
les contenus qui génèrent un trafic suffisamment important pour attirer de la
publicité ou d’autres formes de soutien financier. C’est la recette de Google,
Yahoo, MyPlace, et YouTube. Enfin la catégorie des contenus de faible attrait,
que l’on est forcé de donner dans des bouquets formés avec d’autres produits
plus attrayants. Ce qui est le cas d’une bonne partie de l’information, comme
mis en évidence par la vague des quotidiens gratuits et « la culture de la
gratuité » qui paraît inhérente à l’Internet 8.
Dans le remue-ménage des stratégies d’entreprise (Rabeau, 2006) et des
expériences menées par les médias traditionnels (Bélanger, 2006), il y a
cependant deux problèmes de fond qui tracent les limites du jeu possible. Le
premier, c’est l’abondance des producteurs face à un nombre somme toute
limité de consommateurs, d’où les efforts pour reconstruire les audiences de
masse à travers les regroupements d’entreprises : YouTube avec Google, etc.
Le second, c’est la position de faiblesse des producteurs de contenus dans le
partage des dollars disponibles du côté des consommateurs. En effet, le
journalisme s’inscrit au bout d’une filière technique qui alimente au moins cinq
sortes d’entreprises. Au début de la chaîne, il y a les équipementiers : ils tirent
leurs profits de la fabrication et la vente de téléviseurs, d’ordinateurs, d’appareils
de téléphone (fixes et mobiles) et de baladeurs. Viennent ensuite les opérateurs
de télécommunications et « transporteurs d’information » : câbles, téléphones,
satellites. Suivent les producteurs des ponts entre les équipements et les
contenus : les développeurs de la haute définition, des codeurs-décodeurs, des
progiciels et logiciels divers. En quatrième lieu, les grossistes de contenus et
services : les serveurs, ainsi que les médias traditionnels en partie. Enfin, tout
au bout de la ligne, les producteurs de contenus, dont les chaînes traditionnelles
8
La version 2007 du <http www.stateofthenewsmedia.com/2007> est centrée sur le défi
de la gratuité.
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Déstructuration et restructuration du journalisme
de radio et de télé, les quotidiens, les magazines, les acteurs institutionnels et
commerciaux qui opèrent des sites documentaires et promotionnels.
À cette extrémité de la chaîne, il ne reste qu’une faible tranche du budget du
consommateur pour payer les contenus. En effet, une fois que le consommateur
s’est procuré un ordinateur (plus une télévision, plus un téléphone, plus une
caméra numérique, etc.), qu’il s’est abonné à un opérateur de
télécommunications et à un serveur, il a déjà engagé l’essentiel de ses fonds.
Comme par ailleurs, il a déjà été habitué par les quotidiens (largement
subventionnés par la publicité), par les radios et télévisions traditionnelles, à un
très faible prix ou à la « gratuité » des contenus, il se montre très réticent à
verser une somme substantielle pour les contenus (par la tarification à l’usage,
par l’abonnement, …) . Dans ce contexte, il n’y a pas de surprise à voir fleurir
sur Internet les entreprises en mesure d’offrir des contenus gratuits. Ainsi des
sites de plus en plus nombreux émanent d’entreprises commerciales qui
cherchent à rejoindre directement leurs clients actuels ou potentiels. D’un autre
côté, de nombreux sites offrent des contenus déjà largement rentabilisés ailleurs
: des films, des émissions de télé, des publicités et des informations utilisés sur
d’autres supports (c’est la pratique dominante actuelle des médias traditionnels
sur Internet). Il y a aussi les agrégateurs de contenu qui « exploitent » (non sans
résistance9) les produits du domaine public, comme le fait par exemple Google
News. Plus à l’avant-garde encore, il y a ceux qui mettent à contribution les
internautes eux-mêmes, tels YouTube ou MySpace, transférant sur eux la
production du contenu, à la manière des « grandes surfaces » qui éliminent les
employés en invitant les clients à explorer leurs entrepôts. Ces sites utilisent le
réseautage social entre les usagers comme public de masse et greffent des
publicités au trafic interactif entre les participants.
1.2 Freinages et tâtonnements
Mais, avant et avec le redéploiement et l’innovation, il y le freinage. Ainsi
cette proposition en débat actuellement au Canada qui revendique, pour aider le
9
« Le géant des médias Viacom a porté plainte contre Google et sa filiale, en soulignant
que 160,000 clips tirés de ses émissions avaient été téléchargés plus de 1,5 milliard de
fois sur YouTube sans reversement de droits. » Les Échos (14-03-2007). Procès à 1
milliard de dollars contre YouTube et Google, par David Barroux. Mercredi, page 30.
Voir aussi : Le Devoir (23-03-2007). Une réponse à YouTube. NBC Universal et News
Corp. Joignent leurs forces à AOL et MSN, par l’Associated Press. Vendredi, p. A7
Et : Le Soleil (07-04-2007). Google et L’Agence France-Presse signent un contrat de
licence, PC et AP. Samedi, Affaires P. 47.
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repli des télévisions généralistes, un paiement de droits à leur profit par les
distributeurs du câble, des satellites et par Internet. En effet, les contenus des
télévisions traditionnelles sont actuellement considérés comme du domaine
public. L’une des façons d’obtenir le paiement de ces droits, proposent les
télévisions traditionnelles, serait de mettre fin à la diffusion sur ondes
hertziennes (les oreilles de lapin10), ce qui empêcherait carrément la saisie libre
du signal émis « dans les airs » et forcerait les distributeurs à conclure des
ententes avec les chaînes productrices. Parmi les autres mesures de transition,
on peut ranger les tentatives des quotidiens traditionnels pour faire payer l’accès
à leurs sites Internet d’information ou à certaines parties de ces sites. Compte
tenu des coûts de production des contenus Internet essentiellement assumés
par le journal traditionnel, et de la faiblesse des revenus publicitaires générés
par les sites (5% en moyenne), des médias tentent en effet de reconduire la
formule de financement hors Internet, soit le mariage publicité / vente du journal
(20% des revenus actuellement). (PEJ, 2006, section Newspapers) Il faudrait
aussi documenter davantage la montée en force des quotidiens gratuits
(Cordier, 2006), comme pis-aller. Au Canada, par exemple, Quebecor publie
déjà un quotidien gratuit 24 heures à Montréal, face au Metro de ses
concurrents Gesca et Transcontinental, et des 24 Hours à Montréal, Toronto et
Vancouver. Il a annoncé son intention d’en lancer dans d’autres villes au début
de 200711. Dans le cas de la France, le choc des quotidiens gratuits sur la
presse payante prend l’allure d’un véritable séisme (Augey et al., 2005).
Un autre des mécanismes de freinage de la décroissance est l’intégration
dans de plus grands groupes commerciaux (conglomérats, groupes et chaînes)
afin d’y bénéficier de l’entraide de plusieurs entreprises-sœurs et d’y trouver des
fonds pour supporter les déficits prolongés et faire les réinvestissements qui,
espère-t-on, vont permettre des économies d’échelle et une expansion des
revenus. Ainsi, dans le cadre du dernier congrès de la Fédération
professionnelle des journalistes (FPJQ), le grand patron de Quebecor, PierreKarl Péladeau (PKP) s’est livré à une charge ouverte contre la pratique de
l’étanchéité des salles de nouvelles des différents médias qu’il possède. Pour
lui, l’étanchéité entre les salles de rédaction est « un concept de plus en plus
obsolète et anachronique ». Celle-ci lui a notamment été imposée par le Conseil
de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) quand son
10
Aujourd’hui, il ne reste que 12% des Canadiens qui reçoivent la télévision par ce
moyen. Le Devoir (16-10-2006). La fin des oreilles de lapin, par Paul Cauchon, Lundi,
page B7.
11
Le Devoir (27-11-2006), Congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du
Québec - Journaux gratuits et sites Web à l’agenda de Quebecor, par Paul Cauchon,
lundi, p. B7.
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Déstructuration et restructuration du journalisme
groupe, Quebecor, s’est porté acquéreur du réseau privé de télévision TVA, le
numéro 1 au Canada-français. Le CRTC lui a alors prescrit la mise sur pied d’un
comité de surveillance qui établirait une séparation nette entre ses journaux et la
chaîne de télévision. PKP plaide plutôt pour la convergence dont il s’est fait le
promoteur dès 2003 au moment du lancement de Star Académie sur « sa » télé.
De son côté, peu de temps avant le congrès de la FPJQ, le grand patron des
services français de Radio-Canada (la chaîne publique, numéro 2 en matière
d’audimat), Sylvain Lafrance avait indiqué la même orientation en faisant la
promotion publique de ce qu’il nomme « l’intégration des services » et qui
conduit à la circulation des journalistes entre la radio et la télévision12.
C’est la « convergence » organisationnelle, soutenue par la convergence
économique et financière, elle-même ancrée sur la convergence numérique.
Cette voie de solution est antérieure aux défis actuels puisque la tendance à la
concentration et à la monopolisation de la propriété des médias est inhérente à
la commercialisation, laquelle est la règle du jeu des médias depuis leurs débuts
comme entreprises. C’est pourquoi la thématique de la concentration de la
propriété des médias hante périodiquement les élites canadiennes 13. Ainsi, à la
fin des années 1960, au Québec, elle a été l’un des terrains de la lutte politique
entre les indépendantistes québécois et les fédéralistes canadiens, ce qui par
ailleurs a provoqué l’auto-structuration du groupe des journalistes de langue
française en gestation depuis le début du siècle (Demers et Le Cam, 2004).
Plus tard, au tournant du XXIe siècle, la bulle spéculative des valeurs boursières
technologiques a rendu possible un bond en avant de cette concentration
(Demers, 2005). Celui-ci a donné lieu à des achats/ventes spectaculaires de
médias, dont, aux États-Unis, l’emblématique AOL-Times-Warner . Au Canada,
ces transactions géantes ont bouleversé le paysage entrepreneurial (Demers,
2000, 2003).
Une autre réaction des médias traditionnels à leur déclin, particulièrement
remarquable à la Société d’État Radio-Canada, c’est le glissement du traitement
sérieux des choses sérieuses vers les formules mises au point par les médias
12
Le Devoir (27-11-2006-2). Médias – La convergence pour sauver la presse , par Paul
Cauchon. lundi, p. B7.
Voir aussi : Le Devoir (10-10-2006), Quebecor ne veut plus de frontières entre les salles
de nouvelles, par Paul Cauchon, mardi, p. 1.
Et : Le Devoir (28-08-2007), Convergence maison à Radio-Canada, Par Paul Cauchon.
Lundi, p. B6
13
Le Soleil (14-04-2007), Le CRTC s’intéresse à la concentration des médias, par la
presse canadienne, samedi, cahier Affaires, p. 47.
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« populaires » : plus de couverture des thèmes légers, priorité aux contenus
proches des conversations de la vie quotidienne, plus d’images, plus de gros
titres, plus d’émotions, plus de potinage à propos des gens riches et célèbres,
plus de cas individuels et de témoignages de quidams , plus de scénarios
« interactionnels » pour les présentateurs, animateurs et reporters, d’ailleurs
davantage « représentatifs » du public anticipé. Dans le contexte de la
fragmentation des publics, le populaire est le lieu où il est encore possible de
faire de l’audience (Demers, 2006).
Dernier exemple de stratégie de sortie de crise : les tentatives d’exploitation
multimédia de contenus réalisés pour un seul support et, de manière plus
générale, par le redéploiement des médias traditionnels vers l’Internet. Un
rapport récent remis au gouvernement français propose même carrément que
les quotidiens de ce pays s’orientent résolument et massivement dans cette
direction14. Aux Etats-Unis, l’étude « The State of the News Media » démontre
que cette orientation est déjà en voie de réalisation (PEJ, 2007)15. De tous
côtés, la marche vers des ensembles différents est clairement en branle.
2. L’hybridation des contenus
Les contenus sont un deuxième niveau de destructuration / restructuration
des ensembles constitutifs des médias traditionnels. La formule que ceux-ci
avaient mise au point impliquait le mariage de trois grandes catégories de
contenus : publicité, information journalistique et divertissement, d’abord dans la
14
La presse au défi du numérique <http:// www.culture.gouv.fr/culture/actualites/>.
Stratégies (01-03-2007). Les stratégies Internet des news magazines. P. 30-33
<http://www.strategies.fr> une publication de la division Presse du groupe Reed Business
o
Information SAS. N 1446, où l’on parle de « l’ère du bimédia ».
Le Monde (07-03-2007). Les quotidiens tirent profit de leurs sites Internet, par Pascale
Santi, mercredi, p. 19
Le Devoir (07-06-2006). Le Times lance des actualités télévisées sur Internet, par l’AFP,
mercredi, p. B7 :
« Le Times envisage de diffuser par la suite des images proposées par ses lecteurs « si
elles sont intéressantes en terme d’actualité ».
Le Devoir (18-04-2006). La télé sur Internet : de plus en plus proche, par Paul Cauchon,
mardi, p. B7 :
« ABC fait le grand saut. La chaîne américaine, propriété du groupe Disney, a en effet
annoncé la semaine dernière qu’elle proposera le mois prochain de regarder quatre de
ses émissions directement sur son site Internet ».
Le Devoir (13-03-2007). Le Nouvel Observateur lance sa télé en ligne, par Le Devoir.
Mardi, p. B 8
Infopresse (12-02-2007). Le New York Times sera web, par Vanessa Quintal.
<http://www.infopresse.com/article.aspx?id=20782> site visité le 20-02-2007.
15
tic&société – 1(1), 2007
39
Déstructuration et restructuration du journalisme
presse écrite, puis à la radio, plus tard à la télévision (Bernier et al., 2005).) La
recette réalisait la logique du tout-à-tous qui permettait de construire de larges
audiences que l’on pouvait ensuite offrir aux annonceurs, les véritables sources
de revenus de l’entreprise. Plus tard, dans un contexte de multiplication des
médias et de leur spécialisation, une tendance à l’autonomisation de ces
contenus les uns par rapport aux autres s’est dessiné.
Ainsi, les médias publicitaires se sont multipliés jusqu’à la formule des
« consumer magazines » qui épousent les apparences des médias
« indépendants » (Cavelier-Croissant et al., 2005) ou celle des « médias de
sources » qui sont produits par des institutions et des entreprises, encore là
avec les apparences de l’indépendance des médias traditionnels mais qui sont
en fait un prolongement de leur publicité (SantAnna, 2006). Sur Internet, ces
sites promotionnels se développent sous toutes sortes de formes, y compris
extrêmes: « Destiné aux jeunes de 21 à 25 ans, Bud-TV (combinaison de
chaînes télé et de réseau social conçu par la brasserie Anheuser-Busch) leur
proposera des films courts, des émissions et, il va s'en dire, de la publicité, vraie
et de la parodie. Accessible tout autant au Canada qu'aux États-Unis, Bud-TV
permettra à ceux qui s'inscrivent (car il faut obligatoirement s'inscrire pour y
pénétrer) de participer à des concours. »16 Lors du colloque de Montréal, le
consultant Ken Golstein de Communications Management Inc. à Winnipeg a
pour sa part souligné le cas récent de la firme Land Rover qui a décidé de
laisser tomber sa publicité à la télévision et de créer son propre canal sur
l’Internet.
De son côté, le contenu divertissant, qui disposait déjà d’une base autonome
dans l’édition et dans les salles de cinéma, et qui était devenu la locomotive
principale pour la construction d’audiences de la télévision traditionnelle, a pu se
déployer de manière exubérante avec les chaînes spécialisées sur le câble et
les satellites, aujourd’hui sur les sites Internet. Encore là, le consultant Golstein
avait de nombreux exemples à offrir. « On a parlé des films, a-t-il dit, on pourrait
aussi parler des sports. Dans 10 ans au plus, il est probable qu’aucun sport ne
sera plus diffusé par ce qu’on tient pour un média traditionnel. Tous les sports
seront offerts au consommateur par les équipes ou les ligues, qui deviendront à
leur tour des médias. C’est déjà le cas du réseau YES à New York. Et
16
Blogue MédiaBiz (13-02-2007). Bud-TV: Le brasseur lance son réseau social, par
Michel Dumais.
<http://mediabiz.branchez-vous.com/2007/02/budtv_le_brasseur_lance_son_rs.html> site
visité le 16-02-2007.
40
tic&société – 1(1), 2007
François DEMERS
remarquez que cela n’a pas à se produire partout pour avoir un effet sur les
médias traditionnels parce que du moment que les Yankees de New York ont un
débouché, l’économie de leur relation avec ESPN ou avec l’un des réseaux plus
traditionnels change. Les enchères ne sont plus simplement entre ESPN et
NBC, elles sont entre ESPN, NBC et combien nous pouvons réaliser si nous le
faisons nous-mêmes. »
Dans le même sens, le tout que formait l’information journalistique
regroupant tous les domaines (rubriques, cahiers et thèmes) est graduellement
dépecé et offert dans des publications spécialisées, des chaînes et des sites
thématiques, en fonction de la valeur de chacun de ces thèmes sur le marché.
Parmi les sujets les plus appétissants, il y a le sport bien entendu, le contenu
« people » à propos des gens riches et célèbres, ainsi que les questions
économiques et financières. Il y aussi à un degré moindre toutes ces
« informations de services » que les médias traditionnels offraient tantôt sous la
forme d’espaces publicitaires (les petites annonces, les offres d’emploi, les
annonces immobilières et les horaires de cinéma et de spectacle…) tantôt sous
celle d’information « soft » formant un environnement positif pour les annonces
payées. Un phénomène analogue s’est produit en matière d’information
internationale. Ce sont les chaînes télévisuelles d’information continue qui se
sont emparées de ce créneau, dans la foulée de la mondialisation des
communications. Il y a eu CNN avec son heure de gloire pendant la Guerre du
Golfe, puis Al-Jazirah pendant l’invasion anglo-américaine de l’Afghanistan et
Fox News en 2003 pendant l’offensive de la même coalition en Irak (Demers,
2007). Combinées aux possibilités offertes aux cybernautes par l’accès direct
aux médias étrangers sur Internet, ces chaînes transfrontières qui se déploient
par câbles et par satellites sur de larges aires linguistiques ont largement
devancé les médias nationaux (traditionnels ou même d’information continue)
dans l’offre de ce service.
Dans l’ensemble donc, les médias traditionnels, tels les supermarchés,
voient leur terrain de jeu se rétrécir. D’un côté, les boutiques spécialisées, de
l’autre, l’Internet où les clients se servent eux-mêmes, comme dans les
magasins-entrepôts. L’examen de leur réaction première à l’augmentation de la
concurrence montre qu’ils s’accrochent à la formule des trois ingrédients :
publicité, information, divertissement. La recherche sur le terrain montre par
contre que les pratiques signalant aux consommateurs les différences entre les
3 catégories de contenus, sont souvent abandonnées ou manipulées. Pendant
plus d’un siècle, dans le giron des médias traditionnels, s’étaient développées
des manières de faire visant à afficher la « nature » des contenus. Le contexte
de la fin du siècle a poussé plutôt à expérimenter en jouant de ces conventions,
à tester des « identités plurielles » et à « hybrider les genres » (Bernier, 2005).
tic&société – 1(1), 2007
41
Déstructuration et restructuration du journalisme
Les contenus qui marient publicité et information, sans l’afficher vraiment,
augmentent. D’autre part, le traitement de l’information emprunte les formes du
divertissement.
3.
L’autonomisation
journalisme
des
composantes
du
Si on centre maintenant le propos sur l’information journalistique, on peut
discerner là encore un processus de dissociation des éléments qui la
composent. Le graphique ci-après rappelle la formule du journalisme
d’information qui a fait la fortune des entreprises de presse jusqu’à récemment.
Au départ, les entreprises médiatiques étaient en position de se faire
dépositaires d’un magistère journalistique – un lieu à partir duquel agir d’autorité
- en s’ancrant dans la reconnaissance sociale de la liberté d’expression
publique, traduite en liberté de presse, elle-même couplée à la liberté
d’entreprise. Ce magistère s’était déployé dans trois directions.
En premier lieu, les médias ont peaufiné un contenu, les nouvelles, qui allait
devenir emblématique sous le nom d’information et d’événements. Les médias
ont exercé leur magistère en s’imposant comme définisseurs de l’ « agenda »
de ce qui est neuf aujourd’hui, de ce qui est important, de ce qu’il faut savoir
pour les conversations de la journée. Les médias – et leurs journalistes –se sont
faits définisseurs de l’actualité, ils se sont proclamés missionnaires de
l’information autrement inaccessible aux simples citoyens.
Par ailleurs, les entreprises de presse ont rapidement atteint le stade du
monopole (national) ou du quasi-monopole sur les marchés régionaux. Elles
ont été perçues et se sont présentées elles-mêmes, à des fins notamment
publicitaires, comme les incontournables « places publiques ». C’est d’ailleurs à
partir du paysage de leurs monopoles que l’imaginaire d’un pouvoir énorme des
médias sur les esprits s’est construit dans la recherche des années 1950.
Encore aujourd’hui, quand ils discutent des médias, plusieurs observateurs et
commentateurs pensent d’abord et avant tout aux médias généralistes et se
réfèrent à la conception qui veut qu’ils aient mandat, chacun, de permettre la
rencontre de toutes les différences dans l’espace public qu’ils forment. Le
magistère médiatique s’est donc épanoui aussi en tant que « gatekeeper » de
l’accès à la parole et à la visibilité publiques. La liberté d’expression individuelle
ne va paraître se réaliser vraiment que dans l’information journalistique diffusée
par les médias. C’est pourquoi une grande partie du vingtième siècle va offrir le
spectacle de la lutte des « sources », plus spécifiquement des organisations et
42
tic&société – 1(1), 2007
François DEMERS
entreprises aujourd’hui souvent regroupées sous le chapeau de « la société
civile », pour démocratiser les médias. L’enjeu sera clairement l’accès aux
médias pour des acteurs de plus en plus nombreux et articulés, dans le cadre
de la mise en place de la « démocratie des groupes d’intérêts ». Il s’agira
d’obtenir des médias qu’ils se reconnaissent « médiatiseurs », qu’ils fassent
circuler les points de vue des uns et des autres, qu’ils se fassent volontairement
des intermédiaires de l’expression publique des autres, dans des conditions de
respect minimal. L’invention de « l’objectivité » des reporters sera l’une des
réponses à cette pression.
Enfin, l’appropriation par les médias de l’expression publique des pensées et
opinions va leur permettre de se poser aussi comme des acteurs sociaux
partiaux et même partisans, parmi les autres. Invoquant la recherche de la vérité
et du raisonnable, ils vont se donner le droit d’avoir des opinions qu’ils vont
présenter comme « éclairées », comme « indépendantes » et guidées par la
Raison , sinon par le Bien commun. Autrement dit, leur magistère va prendre
une troisième forme en leur découpant un droit d’accès privilégié à l’expression
publique de leur point de vue.
3.1 Trois composantes de l’information journalistique
L’actualité (le journalisme d’information)
• Les nouvelles
• Les événements
• Les faits
• L’ « agenda-setting »
L’expression publique (la liberté d’expression)
• Liberté d’opinion
• Place publique médiatique
• Espace (s) public (s)
• La communication publique
• Le débat public
• Les « gatekeepers »
L’autorité éditoriale (la liberté de presse)
• L’explication
• La vérification
• La vérité
Le mouvement déstructuration / restructuration est aussi perceptible dans les
relations entre ces trois composantes de l’information. D’une part,
l’augmentation de la concurrence et la multiplication des médias spécialisés
tic&société – 1(1), 2007
43
Déstructuration et restructuration du journalisme
poussent chaque média à affirmer sa personnalité, son autorité éditoriale, pour
cibler « son » public. On voit donc de plus en plus les médias traditionnels
abandonner leur discours d’indépendance, d’objectivité, d’ « au-dessus de la
mêlée », au profit du simple rappel de la concurrence et de leur liberté
entrepreneuriale. La place publique médiatique n’est plus faite de quelques
médias en situation de monopoles mais d’une multitude de médias. Alors, c’est
cette multitude qui a mission d’assurer l’expression publique et non chacun des
gros médias à lui seul. Ainsi, la liberté de presse et d’entreprise, devenue
honteuse au temps des médias traditionnels que l’on voulait de service public,
resurgit de manière comparable à celle du temps des feuilles polémiques de la
presse d’opinion du XVIIIe siècle. Cette évolution correspond bien par ailleurs
aux possibilités offertes à tout un chacun par la miniaturisation et la
simplification des infrastructures d’expression publique par les médias,
notamment sur Internet. Quant à l’expression du vrai à partir d’un lieu d’autorité,
elle fait de moins en moins sens dans une société qui n’espère plus l’arbitrage
par la Raison ou par la science, mais plutôt par la majorité démocratique, en
recomposition constante.
Dans ce contexte, l’autorité éditoriale (en anglais : authoritative point of view)
du média est perçue comme une expression d’intérêt parmi d’autres. Les
médias et les journalistes se rangent dès lors parmi l’ensemble des acteurs
sociaux intéressés, en débat public pour faire valoir leurs points de vue propres
et conclure des alliances avec d’autres pour obtenir une majorité en leur faveur.
(Certains acteurs sociaux, dont des journalistes, invoquent encore parfois le
« Bien public ».) Même la formule des médias de référence – ces médias qui
font circuler l’information entre les élites d’un pays donné et qui informent les
élites étrangères à propos de ce pays – tels le Globe and Mail au Canada et à
plus petite échelle Le Devoir au Québec, peut être interprétée dans le sens de la
défense /promotion d’intérêts quand on les considère comme des médias
spécialisés.
Lors du colloque de Montréal (voir note 7), Robert Picard faisait remarquer
d’autre part que nous vivons actuellement un cycle d’expansion des expressions
publiques. « Nous avons créé une situation où plusieurs voix peuvent
aujourd’hui être entendues à l’aide des nouvelles technologies, mais le fait est
que la plupart ont très peu d’auditeurs. Il y a très peu d’endroits où vont un
grand nombre de gens ou qui reçoivent beaucoup d’attention. » L’abondance
des possibilités d’expression a l’effet paradoxal de libérer les anciens médias de
leur mission (devoir de service public) d’offrir l’accès-à-la-visibilité-publique-
44
tic&société – 1(1), 2007
François DEMERS
pour-tous (la numéro 2 dans le tableau), ce qui leur permet en même temps de
répondre avec plus de liberté à un contexte commercial nouveau.
En Amérique du nord anglophone, le transfert de cette « mission » vers
Internet, notamment par les blogues17, wikis et forums, et des sites d’échanges
de vidéos tel YouTube, est même célébré comme une avancée de la
démocratie. En effet, qui dit monopole et magistère, qui dit « gatekeeping », dit
pouvoir, mais dit aussi résistance à ce pouvoir, contournements et
détournements. L’histoire particulière de la colonisation des Etats-Unis a inscrit
dans la culture de ce pays une valorisation de la résistance aux « grandes »
institutions, publiques ou privées et une invocation de la démocratie directe de
la base (grassroots democracy) qui s’est constamment réinventée en misant
souvent sur les nouvelles technologies. Ainsi, juste avant l’appel à la
communication horizontale par Internet, et aujourd’hui l’émerveillement devant
le « citizen journalism » des blogues et vidéos, il y avait eu l’expression contreculturelle par les radios et télévisions communautaires. Peu à peu, cette
tradition de résistance aux grands médias fait actuellement le pont dans les
recherches en communication et science politique, avec des éclairages
provenant d’autres horizons, tels les « cultural studies » développés pour rendre
compte des résistances des milieux populaires aux contenus médiatiques
bourgeois et plus tard, à celles des femmes face au biais structurel machiste
des médias (Neveu et Mattelart, 2003). En ce sens, le Réseau d’étude du
journalisme (REJ)18, auquel l’auteur de ce texte appartient, a entrepris depuis
peu un cycle de recherches sous l’éclairage de la résistance « ordinaire » aux
médias et au journalisme, des « braconnages » individuels, des déviances
toujours renouvelées à la marge, célébrées par un auteur comme Michel de
Certeau (De Certeau, 1980; Lafrance, 1993).
3.2 Journalistes professionnels et journalisme citoyen
Chose certaine, du côté des journalistes professionnels, l’expansion de lieux
d’expression publique échappant à leur gatekeeping est nettement perçue
comme une menace, aux États-Unis comme en Europe19.
Quant à l’actualité, la troisième composante de la recette information, elle
s’autonomise elle aussi. Dans sa version dépouillée, l’actualité est le produit
17
« De 8 millions en mars 2005 à plus de 72 millions en mars 2007 ». AFP (05-04-2007),
Les blogs gonflés à bloc. 09,26 hres.
18
<http://www.surlejournalisme.com>.
19
Le Monde (06-03-2007), Le journalisme, quand Internet est roi … Quoiqu’elle
prétende, la profession n’a pas grand-chose à opposer au succès des blogs, par Hervé
Brusini, mardi, Débats, p. 24.
tic&société – 1(1), 2007
45
Déstructuration et restructuration du journalisme
central des quotidiens gratuits prêts-à-jeter, elle se déroule sur la page d’entrée
des sites des médias traditionnels, elle fait office d’épine dorsale des contenus
en boucle des télévisions nationales et transnationales d’information continue.
Indirectement, elle nourrit aussi les grands agrégateurs de nouvelles sur
Internet, les Google et Yahoo. Elle est même la matière première d’expériences
de production de bulletins de nouvelles entièrement robotisés, y compris le
présentateur20. Ce déploiement multi-supports a aussi relancé les agences de
presse en tant que grossistes de ce type de contenu. Bref, l’actualité se révèle
une matière malléable que l’on peut extraire carrément du contexte des médias
traditionnels pour l’introduire dans de nouveaux ensembles. Par contre, on se
rend compte que l’actualité en général a peu de poids mercantile, même si
certains de ses segments peuvent se vendre mieux, tels le sport et la finance.
Sur le marché des biens de consommation, l’information reste handicapée.
Historiquement, elle a été offerte dans des médias gratuits ou très peu coûteux,
et, aujourd’hui, les environnements nouveaux valorisent cette gratuité. Elle ne
peut donc se rédéployer qu’en se re-mariant avec d’autres contenus et en se
fondant dans de nouveaux environnements.
Ou encore, comme l’apparition des blogues et de certains sites amateurs a
pu laissé craindre21 ou espérer, sa production pourrait échapper des mains des
professionnels, médias et journalistes , pour être contrôlée par les individus et
les sources dans un mouvement toujours renouvelé de « spins » jaillissant de
tous côtés sur Internet22. L’activité journalistique amateure, le « journalisme
citoyen », pourrait produire des nouvelles au sens habituel de contenu des
Actualités. Pour l’instant, cette possibilité paraît pourtant ne se réaliser
20
Le Devoir (02-04-2007-2), Un journal télévisé à la carte, écrit par une machine, Le
Monde, lundi, p. B7.
21
Le colloque organisé à Toronto le 5 avril 2007 par la Canadian Journalism Foundation
et intitulé : The tech effect on news reporting – is traditional journalism dead? Reposait
précisément sur le spectre du citoyen-reporter..
22
Le 5 avril 2007, la Canadian Journalism Foundation a tenu à Toronto un colloque sur le
thème : The tech effect on news reporting – is traditionnal journalism dead? Dans l’appel
à participation, on pouvait lire : « The Internet has revolutionized the way we publish and
consume information. “Citizen journalists”can immediately broadcast breaking news to
millions of people through blogs and online communities, while audiences download free
podcasts and webcasts specific to their niche interests. In effect, the world has come to
expect personalized, 24/7 news coverage. What impact does this have on traditional
media outlets, from both an editorial and business perspective? Can the news institutions
of the past compete with today’s new media mavericks? » Les « traditional media
outlets » sont nettement au centre des préoccupations.
46
tic&société – 1(1), 2007
François DEMERS
qu’exceptionnellement. Les blogues sont pour l’essentiel consacrés à
l’expression du soi et au commentaire, parfois à propos de l’actualité … fournie
par les médias professionnels. Il arrive aussi que certains contenus sur Internet
font la nouvelle … dans d’autres médias hors Internet.
Il reste que l’initiative amateure est stimulée par les outils techniques dont
les caméras et téléphones vidéos. Aussi, les professionnels sont-ils à mettre en
place des mécanismes pour intégrer dans leurs routines des procédures de
veille pour s’approprier ce matériel gratuit et assurer son exploitation
commerciale. Yahoo et Reuters se sont entendu pour distribuer les photos des
citoyens sur leurs sites, et dans le cas de Reuters, sur son fil de presse.
Associated Press vient à son tour de faire une entente avec un portail citoyen
canadien, NowPublic.com aux termes duquel l'agence AP distribuera en
syndication des nouvelles produites par le portail civique dans ses fils de
presse23. De son côté, CNN a mis en place à son bureau-chef d’Atlanta un
centre de production qui reçoit les vidéos amateur de partout, qui les évalue et
les retravaille au besoin avant de les diffuser. En pratique, la plupart du temps,
ces images sont liées à des soubresauts de la nature, des ouragans, des
éboulements, etc. Fait à noter : « CNN does not pay i-Reporters. They must
give CNN a non-exclusive license forever. In return, the citizen reporters get
bragging rights ».24
4. Vedettariat et emplois atypiques
Depuis l’invention du journalisme d’information, le sort des journalistes
professionnels, en tant que travailleurs qui gagnent leur vie avec cette activité,
est lié principalement à la production de l’actualité. Ils ne peuvent survivre ou
prospérer qu’en suivant ses migrations. En tant que groupe plus ou moins autoorganisé par une histoire nationale, ils peuvent être profondément déstabilisés
par les changements en cours. C’est notamment le cas des journalistes
québécois dont les organisations ont grandi à l’ombre des médias traditionnels
(Demers et Le Cam, 2006). Comme ces derniers sont encore les employeurs
principaux, les organisations de journalistes sont directement touchées par leur
repli. D’ailleurs, de manière générale dans les pays libéraux, la dislocation des
éléments et leur recomposition peut se réaliser d’autant plus facilement que le
corps professionnel des journalistes n’est défini ni par un « titre réservé », ni par
23
<http://mediabiz.branchez-vous.com/2007/02/journalisme_civique_entente_de.html>
Global Journalist (12-2006). Anyone Can Report for CNN. Citizen Reporters Need Only
a Nose for News and the Right Equipment, by Joshua A. Loory. Reynolds Journalism
Institute and Missouri School of Journalism <http://www.globaljournalis.org>, Vol. 12, nos
3 &4, Pages 7 & 8.
24
tic&société – 1(1), 2007
47
Déstructuration et restructuration du journalisme
des « actes réservés » inscrits dans une loi, comme le sont ceux des
professions libérales. Des journalistes, auto-désignés comme tels, peuvent
constamment surgir de partout; n’importe qui peut poser des gestes
habituellement considérés comme journalistiques.
De manière plus globale, les défis relatifs à l’identité du groupe des
journalistes, à son statut et à ses bénéfices ainsi que les apprentissages de
pratiques nouvelles, s’inscrivent dans le contexte d’une réorganisation générale
du travail caractérisée notamment par la montée des emplois « atypiques »
(Bernier, 2003)25. Celle du travail des journalistes prend la forme d’une
augmentation du nombre de ceux qui sont refoulés (!) dans le rôle modeste de
rédacteurs (pupitreurs ou journalistes assis), lesquels se consacrent aux tâches
de re-traitement du matériel tandis qu’émerge une classe de journalistes
vedettes aspirés par l’industrie du spectacle 26. Le livre Les nouveaux
journalistes (Lapointe et Dumont, 2006) consacre son deuxième chapitre (pages
23-51) à ce qu’il intitule « Un métier (de plus en plus) précaire ». Il prend acte
de la réduction du bassin des emplois à temps plein, aux conditions de travail
bien définies et offrant une possibilité de carrière dans le long terme , c’est-àdire pour l’essentiel les emplois syndiqués dans les grands médias traditionnels.
Il s’appuie par ailleurs sur diverses études, notamment la thèse de doctorat de
Martine D’Amours (1993), elle-même ancienne journaliste pigiste, pour affirmer
et prédire la croissance des emplois précaires (à temps partiel, sur appel,
temporaire, à l’acte, à domicile)27. Ainsi, un grand nombre de professionnels,
dont au premier chef les vedettes et les nouveaux entrants, doivent désormais
fonctionner comme des entrepreneurs individuels. En tant qu’électrons libres sur
le marché du travail, ils doivent savoir se recombiner constamment avec des
ensembles divers et passagers.
Par ailleurs, dans de nouveaux médias et avec des moyens techniques plus
divers, un grand nombre des journalistes professionnels sont mis au défi
d’apprendre de nouvelles façons de produire l’actualité. Ainsi, les nouvelles
25
Sans exclure même la délocalisation. Courrier International (02-2007), Les rédactions
menacées de délocalisation, Diario de Milan, No 850, 15 au 18 février, p. 45.
26
« Mi-animateurs, mi-journalistes, pas tout à fait anonymes ni complètement vip, les
chroniqueurs sont les chouchous des talk-shows à la française. » Ils mettent de l’avant
une expertise patentée (l’information, l’humour, la philosophie, l’écriture, etc.) qui les
distinguent des animateurs. TGV Magazine (03-2007). L’ère du Chroniqu’art, par Muriel
o
Tramier. N 92, p. 20.
27
Les travailleurs dans cette situation sont souvent nommés « indépendants » (cette
expression est utilisée par les services de la fiscalité canadienne) ou « autonomes ».
48
tic&société – 1(1), 2007
François DEMERS
technologies ont rendu possible la transmission vidéo en direct de leur travail
sur le terrain : plusieurs doivent donc apprendre l’art de l’improvisation et de la
conversation apparemment spontanée. D’un autre côté, la réorganisation de
l’industrie médiatique les amène à travailler pour des employeurs qui offrent
l’actualité sur plusieurs supports en même temps : par conséquent, certains
journalistes doivent apprendre à maîtriser les traitements écrit, radio, vidéo et
Internet du même contenu.
Nombreux sont ceux qui doivent se faire polyvalents et habiles dans le
multitâches. Par exemple, López Vidales (2001), à partir de l’expérience
espagnole, discute du profil du « journaliste digital » et en fait ressortir deux
traits centraux : travaillant pour plusieurs employeurs et plusieurs plates-formes
dans le cadre de relations d’emploi variables. Il y a l’expérience menée au
Washington Post où un « continuous desk news » coordonne la production
simultanée pour la télé, la radio, l’écrit et l’Internet28. Mais l’un de ces profils
expérimentaux est plus audacieux, c’est celui des « mojos » - mobile journalists
– qui doivent produire des vidéo-clips en même temps que des segments-radio
et des textes écrits à partir d’un poste de travail mobile et d’équipements
légers29. Gannett, la chaîne de journaux qui publie le célèbre (et novateur en
son temps) USA Today , a lancé une opération massive dans cette direction30.
Au Québec, Canoë (Quebecor) a annoncé l'embauche de journalistes mobiles
(mojos) qui diffuseront sur la Toile des clips d'informations quotidiennes.
De manière générale, ce sont tous les membres des nouvelles cohortes de
journalistes qui doivent maîtriser un plus grand nombre de procédures
28
Le Devoir (30-10-2006). Savoir tout faire, et plus encore, par Paul Cauchon. Lundi, p.
B6.
29
« Un Mojo. Habituez-vous à ce terme, car vous l'entendrez régulièrement au cours des
prochains mois. Et non, cela n'a rien à voir avec le charme suranné d'Austin Powers mais
tout avec une nouvelle génération de journalistes, les journalistes mobiles, ceux qui
feront tout autant leur recherche, leur tournage avec leur caméra vidéo et leur montage
final. Bref, du TQS de première génération avec les outils modernes et adaptés. Lors de
sa création, les premiers journalistes de TQS devaient eux-même tourner et réaliser leur
reportage, sans caméramen ni preneurs de son. L'encombrement des outils
technologiques alors disponibles a empêché ce projet d'être mené à terme. » Blogue
MédiaBiz (02-02-2007). De la WebTélé pour Canoë: on engage des mojos, par Michel
Dumais.
< http://mediabiz.branchez-vous.com/2007/02/de_la_webtl_pour_cano_on_engag.html>
site visité le 16-02-2007.
30
The Washington Post (04-12-2006), A Newspaper Chain Sees Its Future, And It’s
Online and Hyper-Local, by Frank Ahrens. Monday, p. A01.
tic&société – 1(1), 2007
49
Déstructuration et restructuration du journalisme
techniques31 et de formes discursives32 afin de pouvoir survivre sur un marché
de l’emploi changeant et à reconquérir constamment. Dans leur cas, la
compétence multimédias et la production de contenus adaptés à la circulation
multisupports semblent définir les profils d’avenir. La déstructuration des
emplois traditionnels de leurs aînés (pour un seul patron, pour un seul support)
débouche sur des pratiques professionnelles quotidiennes restructurées autour
de la polyvalence et du multitâches.
5. Conclusion
En somme, plus qu’il y a dix ans, les traits de la restructuration se dessinent
à travers la déstructuration de l’ordre ancien, du moins quand on examine la
situation comme il a été fait ici, sous les quatre angles des entreprises-médias,
des combinaisons de contenus, des composantes de l’information journalistique
et des pratiques des journalistes professionnels. Le passage du temps permet
de répondre plus précisément à la question de départ posée dans le texte de
1996: « A-t-on atteint, comme le croient et le craignent plusieurs dans les
milieux journalistiques, une masse critique de changements qui feraient que le
journalisme est en train de se métamorphoser en quelque chose d’autre? »
(Demers, 1996) L’analyse d’aujourd’hui montre en effet que « le journalisme »
est resté le même, pour autant qu’on le ramène à l’activité : la production de
nouvelles, qui a été considérée comme emblématique de son invention au XIXe
31
Le Devoir (12-02-2007). L’AFP lance AFPTV International, par l’Agence FrancePresse. Lundi, p. B8. Une quarantaine de « journalistes vidéo » (en anglais : video
journalists ou VJ) sont utilisés pour ce service.
Voir aussi : Le Devoir (20-02-2007), Couverture de la campagne électorale – La presse
canadienne à l’heure du clip vidéo sur Internet, par Paul Cauchon. Mardi, p. A3.
« La section anglophone de la Presse canadienne (Canadian Press) fournit déjà des
vidéos depuis quelques mois à ses clients, mais c’est la première fois que la section
francophone s’y met. Et c’est la première fois que l’on tente une telle expérience dans
une campagne électorale canadienne. [ … ] Reuters et Associated Presse (AP)
fournissent déjà une couverture vidéo de différents événements (La Presse canadienne
vend d’ailleurs les produits d’AP au Canada). ».
Ou encore : Le Devoir (10/11-02-2007), Journaliste ou caméraman?, par Paul Cauchon,
samedi et dimanche, p. E4.
32
Par exemple : apprendre comment écrire des articles qui seront bien référencés par
Google.
Blogue Mediabiz (09-02-2007). Journaux en ligne: écrire pour les lecteurs ou Google?,
par Michel Dumais.
<http://mediabiz.branchez-vous.com/2007/02/journaux_en_ligne_crire_pour_l.html> site
visité le 16-02-2007.
50
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François DEMERS
siècle (Chalaby, 1998). Pour le reste de ce qui est souvent inclus dans ce qu’on
désigne par le terme : l’expression publique d’opinions, le prestige d’une
« profession », les entreprises de presse, …, tout cela se recompose en un
ensemble différent de l’ordre construit autour des médias généralistes. C’est
l’approche par la déstructuration qui fait apparaître cette continuité dans le
changement général.
Quant aux journalistes professionnels, ils fonctionnent déjà dans cette
nouvelle configuration.
« La perspective adoptée, pouvait-on lire dans
l’introduction de 1996, s’adosse à l'hypothèse générale
suivante: sur plus d'un siècle, les journalistes se sont
construits une identité professionnelle dont les
principaux paramètres subissent une crise aiguë de
"destruction créatrice" (Schumpeter, 1984:117) depuis
le tournant des années 80, c’est-à-dire en
synchronisme avec les crises - l'économique et
l'idéologique centrées sur l'Etat-providence.
Autrement dit, pendant une période de calme relatif
qui aura duré près d’un siècle, l’industrie de
l’information a assimilé l’onde de choc des novations
nombreuses de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Autour des nouvelles machines, des nouveaux
procédés de production et de vente se sont lentement
cristallisés des organisations, des images de soi, des
valeurs, des idéaux, des normes et des
représentations du monde. L’identité d’un corps
professionnel, les journalistes, a émergé et s’est
structurée, source de prestige, de respect, d’autorité et
de revenus pour ses membres (de Bonville, 1988). »
Le portrait de l’état des choses, présenté ici, demeure à l’intérieur de
l’hypothèse d’une crise de « destruction créatrice » du journalisme, laquelle se
produit dans une société globalement en rupture/relance. Le changement
technique, plus spécifiquement la filière de l’informatisation, est l’un des
ingrédients actifs de ce moment de métamorphose.
tic&société – 1(1), 2007
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Déstructuration et restructuration du journalisme
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Pour citer cet article :
DEMERS F., «Déstructuration et restructuration du journalisme», Revue tic&société [En
ligne], Volume 1, n°1, 2007, mis en ligne le : 15/02/2008, URL :
<http://revues.mshparisnord.org/lodel/ticsociete/index.php?id=298.>.
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