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FRANCESCO GRIMANI ET LA MORÉE VÉNITIENNE (1697-1715)

2021

At the turn of the 17th and 18th centuries, few men had their destiny as closely linked to the events of the Levant as Francesco Grimani (1659-1733). This paper focuses on his supervision of the numerous fortification projects for the Venetian Regno di Morea.

1 ERIC G. L. PINZELLI FRANCESCO GRIMANI ET LA MORÉE VÉNITIENNE (1697-1715) Mots clés Venise, Empire Ottoman, Regno di Morea, Fortifications, Ingénieurs Militaires, Francesco Grimani, Francesco Morosini, Girolamo Cornaro, Histoire Militaire. Francesco Grimani par Alessandro Longhi, Museo d’Arte Sorlini 2 Un jeune patricien avide de gloire Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, peu d’hommes ont eu leur destin autant lié aux événements du Levant que Francesco Grimani (1659-1733). Issu d’une ancienne famille patricienne, il fut l’un des acteurs de la dernière grande entreprise militaire de la République de Venise. Les généalogistes font remonter les origines de la famille jusqu’au haut moyen-âge. Un certain Theodoric Grimani serait ainsi venu de Constantinople, d’autres ancêtres seraient originaires de Ravenne et d’autres encore de Lombardie, ces derniers élisant ensuite domicile à Vicence, avant de venir s’installer à Venise. Ils auraient compté parmi les pieux donateurs qui avaient contribué à la construction des églises de San Felice et de Santa Fosca à Venise. Au moment de la serrata du Conseil Majeur de 1297, les Grimani furent retenus parmi les familles patriciennes1. Au XVIe siècle, deux membres de sa famille, Antonio Grimani (1521-1523)2 et Marino Grimani (1595-1605), avaient porté le titre suprême de doge, sujet de gloire et d’honneurs qui rejaillissaient sur tous les descendants. Francesco lui-même appartenait au rameau des Grimani dai Servi. Il naquit le 24 mai 1659, cadet de trois garçons. Son père, Antonio, alors âgé de 37 ans, fut cavalier 3, procurateur de Saint Marc4, et occupa la position très en vue d’ambassadeur à Rome5. En 1684, le jeune Francesco, apparemment banni des territoires de la République pour avoir récusé son élection comme capitaine à Vicence, se réfugia à Vienne auprès de son oncle, l’ambassadeur Federico Cornaro. D’après Antonio Sala de Brescia, Francesco Grimani vit le baptême du feu sur le front de Hongrie peu après. Âgé d’à peu près 25 ans, il prend part aux campagnes des armées impériales après la défaite de Kara Mustapha devant Vienne. En 1686, Francesco participe même au siège de Buda6. 1 2 3 4 5 6 Archivio di Stato de Venise (ensuite A. S. V.), Miscellanea, codice I., Storia veneta, registro 17: M. Barbaro-A. M. Tasca, Arbori de’patrici veneti, fol. 119; Francesco Schroder, Repertorio Genealogico delle Famiglie confermate nobili e dei titolati nobili esistenti nelle provincie venete, Venise, 1830, vol. I, p. 399. Voir le tableau de Titien “Le doge Antonio Grimani agenouillé devant la foi et Saint Marc en gloire” dans la salle des Quatre Portes du Palais Ducal de Venise. “Cavalier della stola d’oro”, dignité accordée aux patriciens soit par privilège familiale dans l’ordre de primogéniture, soit acquise grâce aux mérites personnels. La distinction pouvait s’observer dans le costume d’apparat, la veste avec la “stola” ou col et la ceinture dorés, ainsi que le port d’un grand bâton de commandement du même type que celui porté par le doge (Giuseppe Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1856, p.150). La plus haute dignité après celle de doge, décernée à vie. Elle n’était concédée qu’aux sujets les plus méritants dans l’exercice des principales charges de l’état vénitien, et toujours à des personnes “degnissime di ottenerle”, Ivone Cacciavillani, Francesco Morosini nella Vita di Antonio Arrighi, Venise, 1996, p. 179-180. A. S. V. Miscellanea, codice I, Storia veneta, registro 17, fol. 157. Antonio Sala, Il governatore dell’arme, Venise, 1701. Voir la préface où l’ancien gouverneur de l’armée de Cattaro et de Risano dédit son oeuvre à Francesco Grimani et commente ainsi les gestes de son bienfaiteur. Page non numérotée: “Fù l’Ongaria quella, che ebbe il piacere di vedervi porre i rudimenti della Milizia nelle sue fazioni, e che fù dai primi esperimenti del vostro valore costretta à confessarvi abilissimo al comando negli stessi principj dell’ubbidenza. Basta nominare ò le battaglie di Naiasel, e di Strigonne, ò l’assedio di Buda, perche si rinovelli la fama del vostro coraggio, e perche si ripetano vittorie, cui tanto contribuirono i vostri pericoli.” Mais de quel siège de Buda s’agit-il, de celui, avorté, de l’été 1684 ou celui qui aboutit à la prise de la ville par le duc de Lorraine le 2 septembre 1686? De son côté Francesco Grimani parle lui-même de ses premiers faits d’armes en Hongrie dans sa relatione réalisée à son retour de Morée à la fin de l’année 1701 où il livre les raisons de ce choix: “L’amore alla Patria adorata, e la conoscenza della propria inhabilità mi spinsero sin dal principio della stessa guerra ad apprendere fra gli eserciti stranieri uniti in Lega con la Ser. Vostra, onde l’osservatione e l’intervento nei più illustri successi dell’Ungheria, potesse habilitarmi a servir con minor inesperienza fra le pubbliche insegne, come feci in qualità di sviscerato volontario, lungo giro di anni interrotti, per conseguir a proprie spese la gloria d’haver consacrato senza risserva alcuna tutto me stesso, con vivo desiderio di non essere Cittadino infruttuoso.” Spyridon Lambros, “Ekthesis ton Veneton Pronoiton” in Deltion tis Istorikis kai Ethnologikis Etairias tis Ellados (ensuite D. I. E. E.), Athènes, 1896-1900, p. 448-449 (T 5). 3 Des décennies plus tard, Francesco allait atteindre les plus hautes charges militaires de la République, Il va sans dire que le soutien familial a dû pleinement jouer en sa faveur. Outre l’influence de son propre père, il bénéficia de l’appui et de la protection de ses oncles Federico l’ambassadeur, et Girolamo Cornaro, le conquérant de la Dalmatie7, qui lancèrent sa carrière politico-militaire. Quand Pietro Garzoni mentionne pour la première fois Francesco Grimani, c’est pour le représenter en Dalmatie au côté de Girolamo Cornaro qui est alors provéditeur général. Au siège de Castelnuovo (Herceg-Novi) en septembre 1687, Francesco Grimani est chargé par son oncle de s’occuper de la gestion du campement: “...e come Provveditor in Campo vi tenea degno luogo Francesco Grimani nipote del Provveditore Generale.”8 La citadelle de Castelnuovo est prise le 30 septembre9, tandis que l’oncle et le neveu continuent ensemble à voler de succès en succès. L’année suivante, Francesco est nommé lieutenant général lors du siège de Knin. Lorsqu’en septembre 1689 Francesco Morosini cède la charge de capitaine général, accablé par le poids des années et de la maladie, c’est Girolamo Cornaro, élu Provveditore Generale da Mar qui est choisi par le Sénat pour le remplacer. Son neveu reste à ses côtés. Le siège de Malvoisie (Monemvasia) traînait en longueur depuis 1687, le nouveau doge n’avait pu parvenir à s’emparer de l’île forteresse à proximité de laquelle allait périr tragiquement l’amiral Alessandro Valier le 23 mars 1690 tandis que les vaisseaux de ligne San Marco et San Iseppo allaient être perdus10. A ce moment là, le commandement des forces terrestres était encore confié à Charles Félix Galéas, duc de Gadagne, originaire des états d’Avignon. Celui-ci avait été nommé provisoirement à ce poste après le décès du comte de Koenigsmark 11 le 15 septembre 1688, puis reconduit officiellement par la lettre émanant du Sénat qui atteignit l’armée le 31 mars 1689 12. Lors du siège, sans que l’on sache exactement à quelle date, Francesco Grimani est blessé: “...restò colpito di sasso Francesco Grimani ancora nominato nipote del Cornaro...”13. Le 12 août 1690, la forteresse de Malvoisie se rendit finalement à Cornaro, et celui-ci put continuer sa campagne victorieuse, en se tournant à nouveau vers les rivages dalmates. Le 8 septembre au soir il embarquait pour faire route vers Canina (en Albanie) dont il s’emparait le 13 du même mois. 7 8 9 10 11 12 13 Sur Girolamo Cornaro voir Dizionario biografico degli Italiani, n° XXIX, Rome, 1983, p. 243-247. Garzoni Pietro, Istoria della Repubblica di Venetia in tempo della Sacra Lega, Venise, 1712, (3ème édition) vol. I, p. 185. Castelnuovo est une puissante citadelle située à l’embouchure de la baie de Cattaro (Kotor) à la frontière de la Croatie et de la Yougoslavie, à proximité de l’Albanie. Prise par les Turcs en 1483, elle devait rester entre leurs mains jusqu’en 1687 à l’exception du court intermède de son occupation par Vincenzo Capello au XVIe siècle (l’année suivante la forteresse fut reprise par Khair Ed-Din Barberousse). Après 1687 donc, Castelnuovo passe définitivement sous la dépendance de Venise (Pietro Marchesi, Fortezze veneziane, Bergame, 1984, p. 121 et 126). Pour le récit de la prise de la forteresse voir Camillo Contarini, Istoria della guerra di Leopoldo primo Imperadore e de principi collegati contro il Turco, Venise, 1710, I, p. 730; voir également le récit des événements racontés par le colonel Francesco Muazzo, Storia della guerra tra li Veneti e Turchi dall’1684 a 1696, qui existe au moins en quatre copies manuscrites: celles de la bibliothèque de Saint Marc, la Biblioteca Nazionale Marciana, les ms. It. VII 172 (8187), It VII 1645 (7753) et It. VII 2248 (9630) et celle conservée à l’Archivio di Stato de Venise, Miscellanea, codice I, Storia veneta, registro 86. Mario Nani Mocenigo, Storia della marina veneziana, Rome, 1935, p.271-273; Roger C. Anderson, Naval wars in the Levant 1559-1853, Princeton, 1952, p. 209-211. Le comte Otto Wilhelm von Koenigsmark était le troisième fils de Johann Christoph von Konigsmark (1600-1663), l’un des généraux de Gustave-Adolphe durant la guerre de Trente Ans. Otto Wilhelm était né à Stockolm, il avait commencé à servir dans l’armée du roi de France avant de rentrer dans son pays, rappelé par son roi. Charles XI lui confia alors le commandement de la province de Poméranie avec le grade de maréchal de camp. Il eut l’occasion de s’y illustrer contre les Danois. En 1685 Koenigsmark était engagé par la République de Venise. Alessandro Locatelli, Racconto historico della veneta guerra in Levante, Colonia, 1691, p. 177; Camillo Contarini, op. cit., II, p. 182. Pietro Garzoni, op. cit., 1ère version (1705), p. 331. 3ème version (1712), I, p. 271; Camillo Contarini, op. cit., p. 193. 4 Quelques jours plus tard, il pouvait annoncer au doge et au Sénat la prise de la forteresse voisine de Valona14, son neveu toujours à ses côtés, avec une fois de plus la responsabilité de “Provveditore nel Campo”. A cette date, Francesco Grimani est qualifié de “luogotenente” de Cornaro par Camillo Contarini, ce qui semble indiquer une position privilégiée dans l’état major du conquérant de la Dalmatie. C’est à ce moment précis que le destin rattrape Cornaro âgé de 58 ans. Il est frappé par un mal indéterminé dont il succombe huit jours plus tard à Valona15. Après cette campagne, les historiens ne mentionnent plus Francesco Grimani jusqu’en avril 1695 au moment où il est nommé Provveditore straordinario dell’Armata16 avec l’ancien commissaire Paolo Nani suite au désastre de Chios. Le convoi dirigé par les deux patriciens leva l’ancre du port de Venise le 3 mai. Ils arrivèrent en Morée au moment de l’invasion de la péninsule par le serasker Ibrahim. Nul ne fait ensuite allusion à sa possible participation à la bataille de Dalamanara (dite d’Argos) le 10 juin, ni aux combats navals dans le canal de Chios à la mi-septembre de cette même année. Par contre, l’été suivant, Grimani se voit cité en exemple par Pietro Garzoni pour son action au cours de la bataille navale du 22 août 1696 près d’Andros. Grimani se trouvait alors aux commandes des galères: “Corse l’ore in raccogliere i navili, e ordinargli s’avvicinava vespro, che ridotto à tiro di moschetto il Grimani mollò la corda, e con lui le galee della sua squadra; il simile dovean fare le altre allor, che la nave fosse stata messa in sito adattato, ma quasi tutte le rimanenti ingannate dall’esempio, e confuse si ritirarono disordinamente lasciando con errore più di due terzi de’vascelli grossi distanti due miglia, chi più, chi meno, e li soli sette tratti innanzi à combattere.”17 Les deux hivers suivants, Grimani s’occupa, entre autres, de faire construire de nouvelles galères et de réparer les vaisseaux endommagés dans le petit port de “Trapano” 18. A la fin de l’année 1697, Paolo Nani, qui avait remplacé depuis peu Agostino Sagredo en tant que Provveditore Generale della Morea, décède subitement.19 Le Sénat procéda à une nouvelle élection, choisissant cette fois Francesco Grimani pour occuper le poste vacant. Grimani fut informé de la décision par une ducale en date du 5 décembre: “-5 X[cem]bre 1697 all’Ecc[ellentissi]mo Grimani Avviso dell’eletione sua à questo Gnalato stante la morte del Pred[esso]r Nani. Se gl’accompagnano le commissioni della Carica. Invigili particolarm[en]te al culto del Sig[nor] Dio, et al più amoroso governo de sudditi.”20 14 Kenneth M. Setton, Venice, Austria, and the Turks in the Seventeenth Century, Philadelphie, 1991, p. 373-374. 15 Camillo Contarini, op. cit., II, p. 259-260. 16 Grade le plus élevé au sein de la flotte des galères. Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 29, cite les signes distinctifs permettant d’identifier le bâtiment du provéditeur de l’Armata sottile: “Il Provveditor d’Armata portava a poppa un solo fanale, lo stendardo di San Marco alla banda a poppa ad un’asta tre passi col semplice “pomolo” dorato, un gagliardetto a prora e la bandiera quadra di San Marco in testa d’albero di maestra.” 17 Pietro Garzoni, op. cit., 3ème édition, vol. I, p. 568; Roger C. Anderson, op. cit., p. 223-225; Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 297-298. Ce dernier indique également que le Sénat n’ayant pas été satisfait des opérations dans les combats de cette année-là, Pietro Garzoni, le sénateur et historien officiel fut nommé Inquisitore pour enquêter sur cette affaire. 18 Drepanon en Argolide, à moins de 10 kilomètres au sud-est de Nauplie. L’un des plans de Grimani de la bibliothèque Gennadeion à Athènes représente divers projets de construction d’une batterie de canons servant à protéger l’entrée de ce point de relâche (K. Andrews, op. cit., planche n°XXV). 19 Camillo Contarini, op. cit., II, p. 598. 20 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 40, filza 101, première lettre recopiée du recueil (page sans numéro). 5 Ainsi, à l’âge de 38 ans, Francesco Grimani se voit confier les rennes du gouvernement du nouveau royaume de Morée en tant que “Provveditore Generale dell’Armi in Morea”. Il y restera jusqu’au printemps 1701, dépassant le mandat habituel des trois années voulu par les lois de la République. Durant ce laps de temps, le provéditeur général de Morée, dont la juridiction s’étend à tous les domaines (contrairement à ce que pourrait faire croire la dénomination de sa charge), fera preuve d’une extraordinaires activité dont les documents d’archives conservés dans le fond Grimani dai Servi à l’Archivio di Stato de Venise n’ont pas encore fini de nous révéler toute l’ampleur. Provéditeur général de Morée Lorsque Francesco Grimani prit la direction du pays en février 1698, le trésor était endetté de plus de 80 000 reals21. Concernant les finances publiques, la réalisation d’un cadastre était prioritaire afin de connaître avec précision l’imposition applicable pour chaque village et chaque foyer. Francesco Grimani continua l’œuvre de ses prédécesseurs en supervisant les travaux du cadastre dirigés par les ingénieurs Camuccio et Vandeyk22. Grimani fut également à l’origine du grand recensement de 1700 qui permit de dénombrer 176.844 âmes pour l’ensemble du royaume. En 1689, le tout premier recensement du premier provéditeur général de Morée Giacomo Corner n’avait comptabilisé que 86.468 habitants23. Sous les ordres du capitaine général Alessandro Molin, puis de Corner, Grimani supervisa la construction d’une nouvelle ligne de défense à l’isthme de Corinthe pour défendre la frontière terrestre du royaume de Morée24. Pour se faire, il dut gérer un vaste recrutement de main d’œuvre rémunérée provenant des quatre provinces de la Morée25. Francesco Grimani décida donc d’habiter sur place, afin de mieux coordonner les travaux. Il prit ses quartiers à Corinthe dans le tout nouveau fort San Paolo 26. Jusqu’à la paix de Karlowitz ratifiée au début de l’année 1699, la défense de l’isthme se vit accorder la priorité sur toutes les autres fortifications du royaume qui ne bénéficièrent d’aucun travail de rénovation ou de modernisation conséquent. A la même période, Zuanne (Giovanni) Grimani (16521702), le frère aîné de Francesco, fut nommé «Commissario sopra i Confini della Dalmazia et Albania» par le Sénat. Il fut assisté par le brillant ingénieur Giust’Emilio Alberghetti. Ancien sage du Conseil, puis savio alla scrittura, Giovanni se mit immédiatement au travail malgré sa santé défaillante. Il allait donner son nom à la nouvelle frontière de Dalmatie qui fut baptisée «Linea Grimani»27. 21 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêche n° 2 du 16 mars 1698. 22 Voir l’étude réalisée par Constantinos Dokos du cadastre de “Vostizza” (Egio) dans C. Dokos- G. Papagopoulos, To venetiko Ktimatologio tis Vostitsas, Athènes, 1975. 23 Basilis Panayotopoulos, Plithysmos kai oikismoi thi Peloponnisou, Athènes, 1985, p. 138-144. 24 P. Garzoni, op. cit., 3ème édition, I, p. 530. Les travaux commencèrent probablement à la fin de l’année 1695 sous la direction de l’ingénieur militaire Pierre de la Salle d’après les propositions du général Adam Henri baron de Stenau. 25 Concernant le système de recrutement de la main d’oeuvre, voir A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 31, filza 82: “Comparti per aquartimento de dragoni, lavori di Corinto e rimonta de cavalleria 1679/1699 (carte Francesco Grimani)”. 26 Bibliothèque du musée Correr (ensuite B. M. C.), cartella 28, plans 18 et 23. 27 Garzoni, Diario del Senato, fol. 60 v (17 février 1699); A. S. V., Grimani dai Servi, busta 8, filza 39, «Diario di Giovanni Grimani, Commissario ai Confini in Dalmazia, dal 31 marzo 1699 al 16 aprile 1701»; A. S. V, Miscellanea, I, Storia veneta, registro 17, fol. 157: M. Barbaro -A. M. Tasca, Arbori de’patrici veneti, fol. 157; Donald E. Pitcher, An historical geography of the Ottoman Empire, Leiden, 1972, carte n°28. 6 Les places fortes représentaient le cœur du dispositif militaire du royaume de Morée. Dans les fréquents messages échangés entre le Sénat et Francesco Grimani, le provéditeur général ne manque jamais l’occasion de rappeler l’état souvent alarmant des murailles, des parapets, l’urgence de construire de nouveaux bâtiments et des quartiers pour les troupes 28. Kevin Andrews a avancé l’hypothèse selon laquelle la majeur partie de la collection de cartes dites “de Grimani” de la bibliothèque Gennadeion à Athènes aurait précisément été réalisée durant la période de son gouvernement en Morée. L’américain avait ainsi déjà remarqué la longue litanie des travaux jugés nécessaires indiqués dans ces plans, des travaux qui furent pourtant rarement réalisés29. La meilleure façon d’appréhender la gestion de Francesco Grimani durant les trois années suivantes est certainement d’étudier en détail sa relatione30 datée du 8 octobre 1701, dans laquelle il décrit en détail la situation du royaume de Morée et brosse un état complet de ses propres réalisations. Grimani commence par indiquer que dix forteresses sont dotées de garnisons, tandis que quatre châteaux sont commandés par des gouverneurs militaires à la tête de simples détachements (souvent une compagnie ou deux). Enfin, il évoque six autres forteresses désarmées ou en ruines 31. A son arrivée à la fin de l’année 1697, Grimani avait découvert l’état souvent pathétique dans lequel se trouvaient la plupart des fortifications. Pour ne rien arranger, il n’avait trouvé aucune indication susceptible de l’aider à déterminer l’étendue des problèmes ou la complexité de la situation. Son prédécesseur, décédé, n’avait pas eu le temps de lui laisser des consignes ou des directives: “Le Piazze poco meno ch’aperte per le rovine, scarse de Pressidij, scontente per i molti avanzi, sprovedute de viveri e munitioni. La linea che era un semplice principio d’imperfetto abozzo, ma della ben nota insusistenza. La Cavalleria senza disciplina, lacera estenuata, mancante di foraggio et orzo ridotta a nutrirsi con fascine di viti. Le Camere non solo in disordine e senza alcun soldo, ma considerabilmente aggravate da debiti anche per le già ricevute imprestanze, e per l’antecipata scossione delle Rendite. In somma gli affari in ogni genere sconvolti, e l’esser io all’oscuro di tutto senza una Carta o instrutione imaginabile di niente rendevano molto più grave e difficile un peso che anco naturalmente assai mal s’addattava all’incomparabili mie debolezze.”32 28 Voir A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 40, filza 101, où sont recopiées toutes les lettres et les ducales du Sénat adressées à Francesco Grimani entre la fin 1697 et 1701. Presque à chaque dépêche, il est possible de retrouver des consignes relatives à l’entretien des fortifications ou des demandes de rapport détaillé concernant leur armement et leur efficacité, preuve que le Sénat attache une très grande importance aux forteresses pour la défense du royaume tout entier. 29 Kevin Andrews, Castles of the Morea, Gennadeion Monograph IV, Princeton, 1953. Ces cartes sont au nombre de 41: on y trouve le site de Nègrepont (Halkida), la Canée (Hania), Dulcigno (Ulcinj) dans le Monténégro, Valona et Canina ensemble, 17 plans de forteresses de Morée, et diverses représentations de ports et de baies pouvant servir au mouillage des navires de la République. Cette collection ayant été acquise en 1938 à Venise par le professeur Shirley H. Weber, auprès de la librairie antiquaire Cassini (Viale 22 Marzo, Castello) pour une somme et dans des conditions inconnues. 30 Rapport que chaque représentant devait soumettre oralement devant le Sénat au retour de ses fonctions. A l’origine (en 1268), cette prescription n’était imposée qu’aux ambassadeurs. Puis elle s’étendit à toutes les fonctions importantes et devint davantage solennelle. A partir de 1425 les relationi sont versées aux archives de la chancellerie secrète. Les renseignements glanés peuvent être de tous ordres mais ils doivent en priorité intéresser les membres du Sénat par des informations utiles à la République (Charles Diehl, La République de Venise, Lagny-sur-Marne, 1967, p. 236-240). A noter que le premier à se servir de ce document, ainsi que des autres relationi publiées plus tard par Lambros in extenso, fut l’allemand Leopold Ranke dans son “Die Venezianer in Morea 1685-1715”, in Historisch-Politische Beitschrift, Berlin, 1833, p. 405-501. 31 D. I. E. E. V (1896-1900), p. 454. 32 ibid., p. 459-460. Francesco Grimani insiste sur le fait qu’il se trouva confronté à cette situation catastrophique sans renseignements susceptibles de le guider. En conséquence, il rédigea lui-même trois ans plus tard un rapport qu’il communiqua à son successeur Giacomo da Mosto, en lui donnant toutes les informations qu’il avait jugées nécessaires pour le bon gouvernement de la Morée (D. I. E. E. V, p. 533-561). Ce rapport, étrangement, est daté du 19 janvier 1708 7 D’après Francesco Grimani, les forteresses les plus importantes du royaume sont celles situées au bord de la mer telles que Nauplie, Malvoisie, Modon, Navarin le vieux et le château de Morée, sans oublier l’Acrocorinthe qui surveille l’isthme, et les deux forts du Magne, Chielefa et Zarnata. En 1697 le nouveau provéditeur général avait réalisé un état des lieux des dégâts causés par la foudre aux dépôts à munitions: les magasins à poudre de Malvoisie, Argos et Cythère, et bientôt (peu après) ceux de Coron étaient entièrement détruits. Les deux châteaux de la rade de Navarin avaient également été endommagés par des tremblements de terre. L’Acrocorinthe, qui tombait en ruines, dut être en partie restaurée; à Modon les vagues qui se brisaient continuellement contre la base des murailles (sur la face Ouest), avaient provoqué l’effondrement de pans de murs en divers emplacements. Pour tenter de remédier à tous ces problèmes, Francesco Grimani dresse la liste des travaux entrepris sous sa direction. Concernant les bâtiments, Grimani ordonna la restauration de citernes, quartiers, et dépôts. Il en fit construire de nouveaux à Nauplie, Patras, au château de Morée, à “Gastuni”33 et à Argos. Il prit surtout soin de l’Acrocorinthe et de Modon en employant des maçons Rouméliotes. Tout ceci était loin d’être suffisant, apparemment, Grimani considérait qu’il fallait faire bien davantage: “Tutto ciò non è poco, se si riguarda alla positura e desolatione in che le trovai, ma non basta, quando si voglia metterle in stato di difesa, e proveder all’intiero dell’occorenze loro nell’interno. Come però in quelle che sussister dovessero converrà moltiplicar le Cisterne, stabilirgli acquedotti, et accrescer li Quartieri, Depositi et altro, non in forma provisionale, ma permanente, e non a commodo di Pace, ma coll’inspettioni di guerra, così sarà necessario far che in esse all’aggiustamento perfetto e durabile de Recinti succedano le più utile fortificationi.”34 Grimani rappela que les Turcs avaient considérablement renforcé leurs forces navales. Ils étaient devenus aussi redoutables sur mer, qu’ils l’étaient jusqu’alors sur terre. Les Turcs pouvaient s’en prendre aux places fortes situées sur le littoral. Le danger planait (dont Dieu nous garde, ajoute-il entre parenthèses), de voir apparaître une offensive ennemie combinant leur flotte et leurs troupes terrestres, offensive contre laquelle, dans l’état actuel des défenses, il serait impossible de résister. Seule Malvoisie n’avait besoin que de quelques travaux de modernisation au niveau de l’enceinte de la ville basse, de quelques réparations dans la forteresse au-dessus, sans oublier la constitution d’une réserve appropriée de vivres et de munitions35. de Modon, ce qui doit être une erreur de Lambros qui dû confondre la fin du mandat de provéditeur général de Morée et celle de provéditeur général de mer que Francesco Grimani occupa de 1705 à 1708. Concernant le départ de Grimani à cette dernière date, voir le ms. It. VII 1999 (7918) Miscellanea, fol 185 à 209: “Oratione” a Francesco Grimani Capitan generale nella sua partenza di Romania l’a. 1708.” Si Grimani y est qualifié de “Capitan generale”, ce n’est que parce que sa charge de provéditeur général de mer était dotée d’un pouvoir étendu. Dans tous les textes contemporains il est ainsi “Provveditore Generale da Mar con autorità di Capitan General”. 33 Gastuni ou Gastugni, en grec Gastoùni, capitale du territoire du même nom dans la province d’Achaie. Lieu de rassemblement habituel de la cavalerie dans cette partie de la Morée, les verts pâturages de cette contrée (l’ancienne Elide) s’y prêtant particulièrement bien. 34 D. I. E. E., V (1896-1900), p. 482. 35 ibid. Il avait fallu trois années aux Vénitiens pour s’emparer de l’îlot-forteresse, malgré un blocus tenace. Quelques décennies auparavant Francesco Morosini lui-même n’avait pu s’en emparer malgré deux tentatives en 1653 et 1655 durant la guerre de Crète. A noter que le premier siège de 1653, sous la direction du capitaine général Leonardo Foscolo semble pourtant avoir été couronné d’un certain succès puisque Antonio Arrighi mentionne la prise de la ville du bas et de quatorze canons. Morosini, alors provéditeur, serait ensuite resté sur place deux mois (Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 66-67). Le manuscrit de la bibliothèque Saint Marc It. VII 200 (10050) Carte topografiche, piante di città e fortezze, disegni di battaglie della guerra di Candia (1645-69), possède deux plans datés de l’île. Le n° 54 étant ainsi labellé: 8 En annexe du “dispaccio” N° 79”, Francesco Grimani inclus une étude détaillée de l’état des forteresses avec ses propositions de travaux de rénovation. Le “libro N°5” rassemblait les plans en question36. Dans cette présentation, il insistait sur l’importance des forteresses de Nauplie, de l’Acrocorinthe et du château de Morée. Ce fort Ottoman faisait face à la forteresse de Lépante (Nafpactos) cédée aux Turcs en conformité avec les articles du traité de Karlowitz. Le château de Morée surveillait l’entrée du golfe de Corinthe, mais aussi le rivage de la Roumélie toute proche (à peu près deux kilomètres), qui restait en possession de l’ennemi. A Modon, Grimani propose de construire un ravelin 37 à la droite de la porte de terre afin de couvrir cet accès et le pont de bois qui y menait. Un demi bastion pouvait défendre le fossé s’avançant dans l’eau, ce côté étant jugé le plus facile d’accès et en même temps le plus faible. Au Ponant (à l’Ouest), on pouvait édifier une tenaille38 avec son chemin couvert39. Il fallait en outre construire des cavaliers40 et d’autres améliorations à l’intérieur de la place. Il s’agissait surtout d’occuper la hauteur qui dominait la forteresse du côté Nord, afin d’y édifier des défenses (dotées de leurs propres citernes) 36 37 38 39 40 “Fortezza di Napoli di Malvasia presa nel 1653.” Si cela avait vraiment été le cas, pourquoi Morosini reviendrait-il assiéger à nouveau l’île pendant deux mois et demi en 1655 (Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 75-76)? Le manuscrit cité ci-dessus, carte n° 71, représente également ce deuxième siège: “Dissegno di Malvasia assediata dalla Armata Veneta sotto il comando dell’Ecc:mo Sig. Fran:co Mor:ni P.r della sudetta il mese d’Agosto 1655.” Pour Kevin Andrews, op. cit., p. 198-199, en 1653 “un certain Foscolo” (K. Andrews n’ayant réussi à identifier le personnage) n’aurait réussi qu’à s’emparer de deux forts à l’extérieur de la ville. D. I. E. E., 1896-1900, p. 483. Le Sénat confirme la réception des “Dispacci” 79 et 80 le 15 mai 1700. A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 40, s. numéro de page: “Sono capitati li Dispacci 79, e 80. Si ricevono con gradim(en)to le relat(io)ni, et i riflessi sopra ogn’una delle Piazze del Regno, come pur sopra la Linea.” La ducale du 15 mai mentionne également le même rapport (ibid. fol. 115): “Silvester Valiero Dei Gra(tia) Dux Venet(iarum) Nobili, et Sap(ient)i Viro Fran(cesc)o Grimani Prov(vedito)ri N(ost)ro G(e)n(er)ali Super Armis in Morea, fideli, dilecto, salutem, et dilectionis affectum. Rissultano dalle v(ost)re diligenti lettere, dei n(umer)i 79, e 80 li frutti continuati dell’attent(tio)ne, e del zelo, con che da voi s’invigili, e si diriggono cotesti pub(li)ci interessi. Vedemo distinguersi ne i vostri lodevoli study il riguardo importante della preservat(io)ne, e maggior sicurezza del Regno, e si rilevano con gradim(en)to le relat(io)ni accurate, sopra cad(aun)a delle Piazze, e recinti, che nel med(esi)me esistono. Osserviamo lo stato loro presente, con i diffetti, e ripieghi dalla v(ost)ra virtù suggeriti, tanto per le demolitioni, che per la sussistenza, e quel di più, ch’in particolare havete riputato consentaneo d’aggiungere sopra la Linea di Corinto. Come però intorno l’essentialità di questa si partecipa il Cap(ita)n G(e)n(er)al l’attent(io)ne, in cui si trovava l’attent(io)ne V(ost)ra andar disponendo le pratiche necessarie, et avvisarci di quanto vi rissultasse per lume... Date in N(ost)ro Ducali Palatio Die XV May ind(iction)e 8(octav)a MDCC. Biasio Bartolini Seg:rio.” Depuis la nomination de Francesco Grimani au gouvernement de la Morée, les dépêches qu’il expédie au Sénat sont numérotées par ordre chronologique tandis que le Sénat, dans ses réponses, donne la référence numérique exacte de la missive. Ainsi, en un peu plus de trois années, ce sont plus de 100 dépêches qui sont expédiées vers la Dominante. De l’italien “rivellino”, qui veut dire “révélateur”, synonyme de demi-lune: ouvrage externe, à l’origine de forme semicirculaire, puis en triangle. Doit servir à protéger la courtine et les flancs des bastions des batteries de l’assaillant, flanquer des tronçons du chemin couvert et empêcher aux batteries ennemies de tirer sur les faces et les flancs des deux bastions en même temps (Antonio Manno et Paolo Morachiello, “La fortificazione e l’assalto: breve glossario” in Venezia e la difesa del Levante da Lepanto à Candia 1570-1670, San Giovanni Lupatoto, 1986, p.145; Nicolas Faucherre, Places fortes bastion du pouvoir, Cahors, 1986, p. 102-103. Nicolas Faucherre, op. cit. p. 104: “Dehors bas placé devant la courtine et formé de deux faces en angle rentrant”. Voir aussi A. Manno et P. Morachiello, op. cit., p. 145. Plan horizontal à ciel ouvert sur la contrescarpe abrité par le glacis. Sert à accueillir l’infanterie protégeant le fossé (A. Manno et P. Morachiello, op. cit., p. 144; N. Faucherre, op. cit., p. 101). A. Manno et P. Morachiello, op. cit., p. 144: “Opera eminente in terra, posta dinnanzi alla gola del baluardo o sul terrapieno della cortina; più alta dei parapetti, si erige nei punti ove i cannoni dell’uno o dell’altra non possono battere convenientemente la campagna; raddoppiano la difesa delle facce dei baluardi e proteggono i luoghi infilati della piazzaforte”. Voir aussi N. Faucherre, op. cit., p. 101. 9 capables d’arrêter l’ennemi durant plusieurs mois. Les assaillants perdraient ainsi beaucoup de temps et d’hommes41. Pour Navarin le vieux, la solution la plus économique était de renforcer ce que Grimani appelle la seconde enceinte (au sud), de l’allonger pour occuper la péninsule tout entière afin de mieux surveiller les deux chemins qui passent près de la “Peschiera” (les marais situés à l’est) et le long de la plage42. Francesco Grimani proposait la création d’une nouvelle forteresse à “Chiarenza” où se trouvent encore de nombreuses ruines de l’ancienne cité. Ce site lui semblait plus approprié que celui de “Castel Tornese”43, trop disant du rivage. Le château du XIIIe siècle, qui ne pouvait résister à un siège, devait être démantelé. La nouvelle forteresse qui serait capable de recevoir des secours par la mer, pourrait aussi protéger un port capable d’abriter des navires à fort tirant d’eau. Situé à proximité de l’Italie et des îles Ioniennes, le commerce allait redonner de la vie à ce lieu en peu de temps44. Dans la relatione, le provéditeur général de l’armée ne mentionne pas les îles de la mer Egée dépendant juridiquement du royaume de Morée. Dans son rapport du 30 janvier 1700, il avait conseillé de pourvoir au mieux les deux forteresses de Cythère et d’Egine même s’il lui semblait peu probable que des îles de “si poco conto” soient les premières envahies45. Après avoir donné un aperçu des forteresses une par une, Francesco Grimani passe aux soldats. De 1697 jusqu’à la fin de la guerre, les troupes de garnison du royaume ne comprenaient qu’à peu près 1600 hommes abandonnés à leur sort et mal vêtus. Les efforts du nouveau provéditeur général de l’armée en Morée auraient permis d’habiller les hommes tout de neuf et de pied en cap, mais aussi de les payer régulièrement. Les effectifs des garnisons grimpèrent ensuite après la guerre jusqu’à 2262 hommes (accroissement provenant d’un flot de soldats démobilisés). Les garnisons manquaient de 41 D. I. E. E., 1896-1900, p. 483-484; Kevin Andrews, op. cit., les planches XVI et XVII. La planche XVI représente la forteresse vers 1700 puisque la légende indique que le plan à été réalisé d’après les ordres du provéditeur général de l’armée Francesco Grimani. La planche XVII porte la date 1731 (et a donc peu de chance d’appartenir à la collection originelle), on y retrouve toutes les défenses qui sont visibles actuellement. Voir également le ms. It. VII 94 (10051) de la bibliothèque de Saint Marc intitulé “Carte topografiche e piante di città e fortezze per la guerra di Morea (168497)”, plans n° 73 à 77. Le plan 74 est signé “Paolo Rossi perito e inginiero”, le 75 est labellé en français. 42 Kevin Andrews, op. cit., planches VIII à X qui sont tous trois des plans remarquables par leur précision. A noter que le VIII, qui est un plan d’ensemble de la baie de Navarin est de François Levasseur, le IX qui représente Navarin le vieux avec ses alentours est signé par Beller mais que le dernier est anonyme. François Levasseur étant actif en Morée depuis au moins l’année 1700, le plan n° VIII peut donc être daté du tout début XVIIIe. Le IX a été réalisé alors que Francesco Grimani était provéditeur général de Morée et le X, qui est un plan extrêmement détaillé de la vieille forteresse, porte la date “30 Settenbre 1706”. Dans le même ouvrage, la planche XIII représente des vues approximatives de Navarin le neuf et de Navarin le vieux, sans signature ni date, une légende apparaissant seulement haut-dessus de la vieille forteresse: “Veue du Vieux Navarin”. Le ms. de la bibliothèque Saint Marc précité possède également 4 plans ou vues de Navarin le vieux, les n° 62 à 65. 43 Clermont et Chiarenza, aussi connus sous les noms de Clarence et Castel Tornese (Chlémoutsi- Clermont- Château Tournois) sont les deux châteaux francs principaux de l’Elide à proximité d’Andravida, l’ancienne capitale des Villehardouin, princes de Morée (XIIIe -XIVe siècles). Clarence était alors le port le plus actif de la principauté. Voir Kevin Andrews, op. cit., p.146-158, avec la planche XXXIII signée “A.D.” et l’article de Traquair V., “Medieval Fortresses of the North-Western Peloponnesus” in Annual of the British School of Archaeology XIII (1906-1907). Aujourd’hui, le port de Clarence qui est appelé Kilini, ne sert plus qu’à abriter les navires reliant les îles voisines de Céphalonie et Zante. 44 D. I. E. E., 1896-1900, p. 484-485. 45 Bibliothèque Gennadeion à Athènes, ms. 82.52, rapport de Francesco Grimani, provéditeur général de l’armée en Morée rédigé de Gastugni le 30 janvier 1699 (datation vénitienne, en fait il s’agit de janvier 1700), fol. 336: “ Restano à considerarsi le due Fortezze di Cerigo, et egena, che quando siano d’ogni bisogno sempre assistite, essi mantenga l’essere de loro recinti, parmi non portino maggior riflesso, e per esservi di più importante, e perche non è da credersi, che Isole di poco conto siano le prime invase.” 10 ravitaillement en munitions, les étendards de St Marc étaient partout en lambeaux, Grimani demandait que l’État en fasse parvenir de la Dominante (Venise)46. Le feuillet “N° 7” en annexe de la relatione consistait en un rapport minutieux de l’artillerie, forteresse par forteresse, avec 384 pièces de bronze et 268 de fer répertoriées au total 47. Outre les canons eux-même, distingués selon leurs calibres et leurs typologies respectives, le provéditeur général de l’armée y ajoute des remarques concernant les affûts, par exemple s’il se trouve du bois disponible pour la fabrication de nouveaux affûts, le soleil et la pluie dégradant rapidement le matériel. Dans l’ensemble des forteresses les pièces métalliques étaient rares, mais un chargement devait bientôt parvenir en Morée en provenance de la Dominante. En attendant, Grimani subvenait aux besoins les plus pressants en achetant des pièces de rechange auprès des artisans de l’île de Zante. Le feuillet “N° 8”, également en annexe de la relatione, passait en revue les réserves en munitions du royaume. Les dépôts des forteresses contenaient en tout 305,5 miara de poudre48, 75000 livres de plomb49 sous forme de lingot (pour fabriquer des balles), à peu près 72500 boulets, 500 (livres?) de mèches50, 6320 stara51 de froment, 1243 d’orge, deux millions deux cent dix mille miara de biscuit52. Pour améliorer le quotidien des rations militaires, du pain fut distribué à la cavalerie durant les cinq mois de campagne. Quant aux garnisons, elles bénéficièrent de cette même distribution toute l’année, même si peu auparavant le capitaine général avait ordonné de consommer une partie du stock de biscuits qui commençaient à se gâter. Les armes des soldats étaient trop souvent rouillées et inutilisables. Celles qui ne pouvaient plus servir du tout avaient été réexpédiées en grande quantité vers la Dominante (pour réparation par les armuriers dans la mesure du possible). Les armes qui restaient furent entreposées dans des dépôts sous la surveillance de gardiens qui devaient les maintenir en bon état. Dans certaines places fortes, l’absence d’artisan qualifié n’avait pas encore permis de subvenir à cette exigence. 46 ibid., p. 485. 47 Voir aussi B. M. C. ms. Morosini-Grimani, busta 530, filza IV: “Nota delli generi dell’Artig(lieri)e che s’attrova nelle Sottoscritte Piazze...”, écrit le 22 octobre 1700 à Romania (Nauplie). Sont ainsi passées en revues les pièces d’artillerie de Nauplie, Argos, Termis, Corinthe (en fait l’Acrocorinthe), la ligne de Corinthe, Malvoisie, Coron, Modon, les deux Navarins, le château de Roumélie (probablement peu avant sa cession aux Ottomans), Patras, le château de Morée, Lépante (même remarque que pour le château de Roumélie), Chielefa, Zarnata, les châteaux d’Egine, de Cithère, la forteresse de Tinos, Suda et Spinalonga en Crète, Santa Maura (Leucade), Prevesa, Parga, Céphalonie, Zante et Corfou. Toutes les données chiffrées concernant l’artillerie du Levant vénitien sont ainsi rassemblées. Ce rapport ayant probablement été dressé par ordre du capitaine général Giacomo Corner en se basant sur le rapport antérieur constitué par Grimani pour la Morée. 48 C’est à dire 145,723 tonnes. “Miara” est le pluriel de “Migliaio” (1000 livres grosses), mesure de poids équivalente à 476,998720 kg. Pour les poids et mesures de l’ancien régime vénitien voir Angelo Martini, Manuale di metrologia, Turin, 1883, p. 817-818; Vittorio Piva, Manuale di metrologia delle tre Venezie e della Lombardia, Venise, 1935, p. 188. 49 C’est à dire 35,774 tonnes. 50 La mesure n’étant pas indiquée il faut supposer qu’il s’agit encore de livres grosses, ce qui donnerait l’équivalent de 238,49 kg de mèches, celles-ci servant à l’allumage des pièces d’artillerie et des mousquets équipés d’une platine à mèche. 51 Mesure de capacité servant aux solides équivalente à 83,31 litres, ce qui donnerait donc 526,56 tonnes de froment et 103,56 tonnes d’orge. A noter que le froment sert à la confection des biscuits ou du pain et que l’orge est réservée à l’alimentation des animaux, principalement des chevaux. 52 D. I. E. E. V, (1896-1900), p. 486: “... 1243 stara d’orzo, e due millioni e duecentodieci miara di biscotti...”, l’équivalent de 1 054 167 tonnes. Cette énorme quantité pose problème. Même si un soldat consommait un kilogramme de biscuit par jour, sachant qu’il y avait à peu près 2000 hommes en garnison dans toute la Morée, la consommation annuelle ne s'élèverait qu’à 720 tonnes à l’année! Il faut prendre en compte le fait que les magasins à biscuits de Nauplie servent également à ravitailler la flotte, mais même ainsi, ce chiffre reste disproportionné. Il faut vraisemblablement y voir une erreur de Grimani, d’un copiste, ou encore de Spyridon Lambros au moment de sa transcription. 11 Les dépôts à munitions étaient au nombre de 19 dans le royaume. Il avait été impossible d’exercer un véritable contrôle sur celui de Nauplie, port militaire de la flotte: son commissaire devait subvenir aux besoins du ravitaillement des navires et galères. Concernant les autres, le provéditeur général de l’armée avait fait de son mieux pour revoir la gestion de chacun. Seul le munitionnaire de Zarnata n’avait pas encore reçu les documents en provenance de la Dominante pour entreprendre sa gestion efficacement. Pour lutter contre les fléaux de la corruption et du vol de matériel, Grimani avait menacé d’envoyer aux galères les munitionnaires coupables de fraudes. Il affirme qu’il aurait volontiers ôté leurs charges à tous les coupables, s’il avait eu assez d’hommes capables de les remplacer. Il lui fallut donc temporiser et se contenter des hommes disponibles. Afin de pallier à ces problèmes qui nuisaient aux intérêts de la Sérénissime, Grimani propose diverses méthodes à adopter à l’avenir. L’une d’elle voulait que les munitionnaires rendent compte de leur gestion en prouvant n’avoir livré aucun matériel sans le consentement du provéditeur général. L’essentiel étant de s’assurer que les détenteurs de ces charges soient au moins aptes et intègres53. Francesco Grimani passe ensuite en revue sur les ports du royaume, éléments vitaux de la stratégie de la puissance navale vénitienne, dont Kevin Andrews a pu dire: “The wild and mountainous interior of the Peloponnese had to take care of itself. For the Venetians the sea was all”54. Celui de Nauplie devait être excavé d’urgence. Plusieurs des dépêches du provéditeur général de l’armée avait insisté sur ce fait, fournissant des renseignements précis quant à la profondeur, la qualité des fonds marins, et les avis des ingénieurs à ce sujet. “Trapano”, que Francesco Grimani connaît bien pour y avoir dirigé deux hivers durant les travaux de radoub, était le seul à servir à cette fin. A cette date, le port ne possédait toujours pas de batterie ou de fort pour en garder l’entrée, ce qui pouvait entraîner des conséquences désastreuses en cas d’attaque ennemie55. Le port de Poros était bien situé: gardant le golfe “d’Egine” (le golfe Saronique), qui plus est, assez proche de Nègrepont, il permettait de surveiller les mouvements des Turcs et d’arriver rapidement au secours de Corinthe si nécessaire. Particulièrement vaste, capable d’accueillir toute la flotte, ce port naturel n’avait pas non plus de défense côtière. Il fallait y édifier deux forts ou tout au moins de grosses tours bien pourvues en artillerie. A Malvoisie, l’achèvement du môle, commencé peu après la conquête de l’île, allait permettre aux vaisseaux de relâcher près de la ville fortifiée. A Modon le “Mandracchio”56 qui possédait encore un grand potentiel, devait être remis en état. Le petit port était encombré de ruines, et le môle, “quasi distrutto” ne permettait même plus aux galères de s’y abriter. Le port de Navarin pouvait accueillir une flotte de vaisseaux entière, à condition d’en défendre l’accès en édifiant un fort sur l’îlot qui fait face à la nouvelle forteresse turque. Cette position imprenable serait facile à défendre avec seulement quelques hommes de garnison57. Pour dynamiser la ville de Corinthe et sa citadelle, Francesco Grimani propose de restaurer le port “Citres”58 (Cenchrées sur le golfe Saronique). Les dépenses ne devaient pas s’avérer trop importantes en construisant sur les fondations du môle antique qui était encore bien visible. Là aussi, la construction d’un fort était nécessaire pour assurer la protection des vaisseaux qui y seraient ancrés. 53 54 55 56 D. I. E. E. V, (1896-1900), p. 486-488. Kevin Andrews, op. cit., p. 10. cf. supra p. 20. La partie la plus à l’intérieur d’un port, qui peut se fermer à l’aide de chaînes et sert d’abri aux galères et vaisseaux de faible tonnage (Giuseppe Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1856, p.392). On peut voir la représentation du mandracchio de Modon dans toutes les gravures depuis le XIVe siècle. 57 Kevin Andrews, op. cit., planche XII, où est visible le fortin, “Torre projettato” mentionné par Grimani. Le plan, signé “Vasor”, a été réalisé par l’ingénieur militaire et capitaine François Levasseur. 58 Cenchrées, l’un des deux antiques ports de Corinthe, est situé sur le golfe Saronique. Voir Nicos Papahatzis, Ancient Corinth, Athènes, 1996, p. 40-44. 12 Revenant sur le problème de la défense de l’isthme, le provéditeur général de l’armée de Morée se passe de commentaires, renvoyant l’audience à qui était destinée la relatione, aux multiples écrits et rapports déjà rédigés à ce sujet. La reconstruction d’un port sur le golfe de Corinthe à Léchaion risquait d’entraîner des dépenses considérables, mais il fallait très sérieusement y songer pour y abriter les galères, d’autant plus qu’il n’y avait pas d’autre port sur toute la côte Nord du Péloponnèse, jusqu’au château de Morée. Si cette dernière forteresse était effectivement remaniée, comme Grimani l’avait proposé, un petit port allait voir le jour sous la protection des canons de la place, permettant aux vaisseaux de s’y réfugier. Grimani rappelle avoir déjà donné son avis quant au maintien de forces suffisantes au Levant en temps de paix. La dépêche “N°55”, expédiée aux alentours d’août 1699, dressait le détail des frais occasionnés par son projet. Le provéditeur général estime qu’un minimum de 6000 fantassins, 2000 cavaliers et 600 marins patrouillant les côtes sont nécessaires à la défense de la Morée: “Per il Regno in particolare considerai non poter restringersi l’armo suo a meno di sei mille Fanti ne’Pressidij, e nella Linea, duemille fra Dragoni e Capelletti nella Cavalleria e 600 Oltramontani in Galeotte ch’invigilassero a tener immuni le Rive dalle molestie de’Corsari.”59 La dernière partie de cette relatione aborde le sujet des finances. Francesco Grimani dresse la liste des impôts turcs que les habitants devaient auparavant supporter. D’après lui, pas moins de 13 différentes formes de taxations rapportaient à la Porte la mirifique somme de 1 629 000 reals (monnaie de compte valant 1000 lires)60 à l’année. Grâce au gouvernement actuel, “diretto con la soavità e giustia”, les Moréotes ne versaient plus que 605 470 reals, en se basant sur les informations communiquées par les Rettori des quatre provinces61. Pour terminer, Grimani met en garde les autorités vénitiennes contre le péril ottoman toujours aussi menaçant. Il considérait que les Grecs n’étaient pas “aptes” au service militaire pour la défense de leur propre pays. Grimani avait bien tenté d’organiser une milice (Cernide) dans chaque territoire, mais l’indiscipline et l’incurie des locaux avait limité le recrutement à seulement 500 hommes par province62. Venise ne pouvait compter que sur ses propres moyens militaires: “...ne susseguita in conseguenza la necessità di buone fortificationi e di forze vigorose in mare et in terra per sostener l’acquistato e tener in freno la impatiente voglia della ricupera. L’une e l’altro ricercano l’impiego di tesori e questi non ponno rinvenirsi da Principi che nelle contributioni de sudditi... Non è da supporsi che mai possano star intieramente quieti, e contenti, ove aperto il confine e di poco riflesso le Fortezze non sanno non apprendere la smoderata forza del prepotente vicino. Più si stima un mediocre assegnamento in luogo non esposto che un copioso fra contingenze e pericoli. Si dia mano nel possibile, e nel permesso dagl’articoli di pace alle fortificationi dello Stretto e delle Piazze si mantenga un competente numero di truppe in terra e di legni in mare, onde chiara apparisca la publica risoluta volontà di voler a tutto costo e sangue difenderli e preservarli...”63 59 D. I. E. E., V (1896-1900), p. 494. 60 La lire de piccoli est une monnaie de compte existant depuis le Xe siècle. Elle était divisée en 20 soldi (sous) et chaque soldo en 12 piccoli ou bagattini. Voir Eupremio Montenegro, I Dogi e le loro monete, Turin, 1993, p. 33-43; Jean Georgelin, Venise au siècle des lumières, Paris, 1978, p.525-532. A propos de la dépréciation de la lire aux XVIIe et XVIIIe siècles, voir Cesare Gamberini di Scarfea, Prontuario prezzario delle monete, oselle e bolle di Venezia, Bologne, 1960. 61 ibid. p. 521-524. 62 En janvier 1700, il avait fait promulguer une nouvelle ordonnance en 23 articles sur les Cernide. Voir E. B. E., ms. Nani n° 3916, fol. 249 r – 255 r.; Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 544. 13 La gestion du “Regno di Morea” par Francesco Grimani fut apparemment appréciée au sein de la Seigneurie et du Sénat vénitien. Les messages complimentant le provéditeur général de l’armée pour ses sages décisions s’étaient multipliés tout au long de son mandat. Approchant du terme, à l’automne 1699 Grimani fut élu à la gouvernance de la Dalmatie. Ainsi destiné à retourner sur les lieux où il avait débuté sa carrière militaire au service de la Sérénissime, il ne pu toutefois quitter la Morée immédiatement, la gestion du royaume l’obligeant à y rester un peu plus longtemps 64. En effet, la République avait plus que jamais besoin d’un responsable connaissant parfaitement les rouages du pays. La paix ayant été entérinée depuis peu, les travaux de délimitation de la frontière avec l’empire ottoman allaient débuter65. Au mois de mars 1701 66, la Seigneurie continue d’expédier des ducales à Grimani qui est apparemment toujours en charge des affaires de la Morée, même si Giacomo da Mosto son successeur est déjà sur place depuis plusieurs mois67. 63 ibid. p. 528-529. Les Turcs n’avaient pas dissimulé leur hostilité et leur dédain face aux Vénitiens. Au cours des conférences tenues à Karlowitz pour arriver à un accord de paix, les observateurs étrangers au parti vénitien avaient pu se rendre compte que sans l’appui tenace des Impériaux représentés par le comte Schlick, Venise n’aurait pu conserver autant de ses nouvelles acquisitions. Avant l’ouverture des négociations, le grand vizir Amudshasade Husein Koprulu (1697-1702) avait été forcé d’accepter la présence d’un plénipotentiaire vénitien. Von Hammer Purgstall, Histoire de l’Empire Ottoman, Paris, 1844, T. III, p. 279: “La porte poussait bien à contre-coeur les concessions jusqu’à comprendre les Vénitiens dans ses propositions de paix; le vieux Koeprili-Husein, qui, sous le grand vesirat des ses cousins Ahmed et Mustafa-Koeprili, avait assisté aux désastres de Saint-Gotthard et de Slankamen, et, tout récemment gouverneur de Belgrad, (sic) s’était bien convaincu de la supériorité des armes autrichiennes, avait mûrement calculé que, dans les quatorze campagnes que l’on comptait depuis le siège de Vienne, les Impériaux avaient remporté neuf victoires éclatantes... Il se trouvait donc tout disposé à la paix avec la cour de Vienne; mais il avait d’autres sentiments envers Venise, dont les efforts s’étaient bien ralentis dans les dernières années de la guerre.” Kenneth M. Setton, Venice, Austria, and the Turks in the seventeenth century, Philadelphie, 1991, p. 412, cite l’ambassadeur anglais auprès de la Porte, Sir Robert Sutton, qui informe le secrétaire d’état à Whitehall au printemps 1702 au sujet des tensions régnant entre les Turcs et les Vénitiens. Qui plus est, la sultane valide, la mère de Mustapha II, “who has a great ascendant over the Grand Signor, her having lost a great part of her rents which lay in that kingdome” était impatiente de voir les Turcs reconquérir la Morée. 64 Il fut vraisemblablement élu provéditeur général de Dalmatie. La notification de l’élection date du 2 décembre 1699 mais la dépêche entérine le dépassement du temps légal en Morée dans l’exercice de ses fonctions, au vu des circonstances. A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 40, filza 101: “Resta partecipa L’elett(io)ne Sua al G(e)n(era)lato di Dalmatia. Si promette la solita rassegnat(io)ne nell’humiliarsi alla pub(li)ca volontà. Mentre però gl’affari importanti del Regno non permettono per hora la sua partenza, doverà fermari sin’ad’altra positiva prescrittione.” Les élections aux charges publiques ont lieu au mois de septembre, la journée centrale étant la fête de San Michele, le 29 du mois. Concernant le système électoral, voir I. Cacciavillani, La Repubblica Serenissima, Padoue, Signum, 1985, p. 75 sq. 65 P. Garzoni, op. cit., (3ème édition), I, p. 677. Voir aussi le document ottoman (traduit en italien), qui mentionne les opérations du tracé de la nouvelle frontière commune dans A. S. V., Miscellanea, Documenti turchi, busta 15, n°1617: “1° rebyulahir 1113 (5 settembre 1701). Convenzione dei confini (hududname) redatta dal (cadì) Ahmed bin Mehmed con le sottoscrizioni e i sigilli del commisario ottomano Osman agà e del pascià di Negroponte Ismail. L’agà dei silhadar Osman e il provveditore (generale) da mar Daniele Dolfin IV, rispettivamente commissario ottomano e veneto designati per fissare i confini hanno iniziato i loro lavori da Corinto (“Cordus”) delimitando i confini della Morea all’Examilion. Si sono poi recati presso Santa Maura e, partendo dalla testa di ponte di “P(e)racya” (passagio?) (en fait “Perachora” à 15 km au nord de l’isthme de Corinthe) vi sono ritornati facendo il giro a destra, sotto le falde del monte sino a Lamia e da lì venendo indietro lungo il braccio di mare che divide la terraferma dall’isola di Leucade. Di ciò è stato redatto un huccet. Poi è stata evacuata Lepanto e sono stati demoliti il castello di Rumelia e di Prevesa. Presso Lepanto è stato poi deciso che l’utilizzazione del Golfo fosse comune alle due parti. Dalle isle vicine alla costa settentrionale è stata lasciata a Venezia solo l’isola di Ine (Tinos?) con la sua fortezza.” 66 Le début de l’année vénitienne commence au mois de mars. C’est la datation “more veneto”, la plupart du temps abrégée en “M. V.” dans les documents officiels. 67 Ducales retranscrites dans A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 40, filza 101, fol. 127 verso sq. La relatione de Francesco Grimani étant datée du 7 septembre 1701, l’on peut raisonnablement supposer que son retour à 14 A la défense de la Terre Ferme vénitienne Les événements politiques en Europe allaient toutefois obliger le Sénat à rediriger Francesco Grimani vers d’autres horizons. En effet, la décision contenue dans le testament de Carlos II d’Espagne du 2 octobre 1700 fit l’effet d’une bombe à Madrid et se répandit comme une traînée de poudre dans les pays voisins. Le roi moribond avait choisi comme héritier le duc Philippe d’Anjou, mécontentant du coup aussi bien les Impériaux que les puissances maritimes. La guerre de succession d’Espagne se préparant, la France mobilisa dès le mois de janvier 1701 pour défendre ses intérêts, ses adversaires échangèrent des ambassadeurs qui se mirent vite d’accord pour barrer la route à une dangereuse expansion des Bourbons68. A Venise, le Sénat comprit immédiatement le péril imminent représenté par cette nouvelle guerre qui détournait des Turcs leurs principaux adversaires 69, puisque l’empereur Léopold Ier allait avoir besoin de toutes ses forces pour lutter contre la monarchie française. Plus préoccupant encore, les possessions vénitiennes de Terra ferma et du Dogado se trouvaient situées entre les états occupés par les belligérants. Pour les Vénitiens, il s’agissait à présent de défendre le cœur de la nation qui allait se trouver bien vite menacé par les armées étrangères. Celles-ci, ne respectant pas la neutralité de la République, allaient d’ailleurs traverser les provinces vénitiennes et s’en servir comme champ de bataille70. En juillet 1701, sans déclaration de guerre préalable, le prince Eugène de Savoie Carignan, qui dirige les troupes de l’Empire, occupe le Milanais. Le vieux maréchal Nicolas de Catinat doit battre en retraite devant la supériorité des forces de l’adversaire. François de Villeroy et le duc de Savoie Vittorio Amedeo II sont ensuite battus à Chiari le 1er septembre. Le 1er février 1702, le prince Eugène parvient à surprendre Crémone et à faire prisonnier Villeroy 71. Malgré les protestations du Sénat vénitien, le prince Eugène fait la sourde oreille et entend chasser l’adversaire où qu’il se trouve. Pour tenter de faire face à cette situation qui échappait déjà à son contrôle, Venise avait besoin de ses meilleurs hommes de guerre pour ne pas voir le Stato da Terra complètement dévasté. Sans surprise, le Sénat fit appel à Francesco Grimani et à l’ancien capitaine général Alessandro Molin qui furent tous deux conjointement nommés provéditeurs extraordinaires en Terre Ferme 72. A partir de la fin janvier 1702, Grimani fut basé à Brescia et Alessandro Molin prit ses quartiers à Vérone 73. Les troupes les plus aguerries du Levant et de la Dalmatie furent rapidement acheminées vers la Dominante. Dès le début du conflit, 2000 vétérans de Morée et 1000 de Dalmatie sont transférés en tout hâte pour défendre la patrie74. A Istanbul, cette guerre paraissait un don du ciel. La République de Venise, plus que jamais isolée diplomatiquement, était embarrassée par la difficile gestion de la Morée que les Turcs rêvaient de reprendre. Les informations que pouvaient collecter l’ambassadeur d’Angleterre auprès du sultan ne Venise venait de s’effectuer depuis peu. 68 François Bluche, Louis XIV, Paris, 1987, p. 762-773. 69 L’ambassadeur russe Yemelyan Ignatievich Ukraintsev avait signé une paix de trente ans avec la Porte au mois de juin 1700 (Robert K. Massie, Pierre le Grand, Paris, 1985, p.274-277). 70 Voir le second tome de Pietro Garzoni, Istoria della Repubblica di Venetia in Tempo della Sacra Lega, Venise, 1716, qui est entièrement consacré au déroulement des opérations de la guerre de Succession d’Espagne dans lequel il s’attache à décrire les effets du conflit sur les terres vénitiennes. 71 François Bluche, op. cit., p. 779. 72 P. Garzoni, op. cit., (édition 1716), II, p. 56-57. 73 Garzoni, Diario del Senato, fol. 73r, 81 r, 85 r. 74 ibid., II, p. 73. 15 faisaient que confirmer cette tendance. Pour lui il était douteux de voir se prolonger de “bonnes relations” entre la République et la Porte “...which is not insensible of the fair opportunity they have by all Christendome being embroyled in a war.”75 La sultane-mère faisait pression auprès de son fils afin de pousser au recouvrement des terres arrachées par les Vénitiens, Sir Sutton s’attendait au déclenchement d’un nouveau conflit qui serait vraisemblablement dirigé contre ces derniers. Car ainsi que l’avait déjà rappelé l’ambassadeur, “The Turks cannot brook the loss of the Morea, and do not scruple to say openly that they cannot leave that Republik time to digest so rich a morsel .”76 Ces menaces semblaient être bien plus que de simples rodomontades à en juger par les préparatifs guerriers des Turcs, “... their having sent their oldest and best troops to the frontiers of the Morea and taken particular care to furnish well their magazins with ammunition and provisions, great quantities whereof have been transported to Lepanto, Negropon(te), and elsewhere.”77 Les Turcs faisaient également d’immenses efforts pour affréter de nouveaux vaisseaux de guerre. Un navire de grandes dimensions sur le point d’être achevé dans les arsenaux d’Istanbul, d’autres étaient en cours de construction sur les bords de la mer Noire. Pour Sir Robert Sutton, ces faits démontraient à quel point “the disputes which the ministers of the Port continually raise with the Venetians show the aversion they have to that Republic and their readiness to quarrel with it.”78 De son côté Antonio Nani, le nouveau provéditeur général de Morée 79 prévenait également le Sénat dans sa dépêche du 28 mai 1703: il fallait coûte que coûte veiller au nouveau royaume, bastion avancé des domaines de Venise au Levant. Pour Nani, la meilleure façon d’utiliser la paix était de se préparer à la guerre, le grand Végèce n’aurait pas dit les choses différemment. Nani dresse également un inventaire des forteresses comme ses prédécesseurs, en décrivant leurs forces et leurs faiblesses80. Conclusion A la fin de l’année 1704, Francesco Grimani, alors âgé de 45 ans, était élu “Provveditor general da Mar”, le plus haut rang des forces armées vénitiennes en temps de paix 81. Son souci principal restait inchangé: la défense des domaines vénitiens du Levant menacés par les ambitions ottomanes alors que toutes les forces et les finances de l’Etat étaient accaparées par la défense de la Terre Ferme. En janvier 1705, le Sénat lui commanda de réaliser un rapport sur les forteresses de Morée pour déterminer celles 75 76 77 78 79 Kenneth M. Setton, op. cit., p. 412-413. ibid., p. 414. ibid. ibid. p. 415. Ces informations ayant été rédigées au mois d’août 1702. Provéditeur de 1703 à 1706. Frère de Paolo, décédé en 1697. Antonio Nani a exercé les charges successives de “Governatore de’condannati“ (les galères des condamnés) au moment du siège de la Canée en 1692, capitaine du golfe en 1695, et capitaine des galéasses à la bataille navale de Tenedos en 1697. P. Garzoni, op. cit., (3ème édition) I, p. 379, 617; Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 286. Les archives des deux frères Nani ayant servi en Morée sont aujourd’hui conservées à la bibliothèque nationale de Grèce. Voir le catalogue d’Andrea Nanetti, intitulé Il fondo archivistico Nani nella biblioteca nazionale di Grecia ad Atene, Venise, 1996. 80 Kenneth M. Setton, op. cit. p. 416, qui se sert des dépêches envoyées par Antonio Nani, actuellement regroupées à l’Archivio di Stato de Venise, Provveditori da Terra e da Mar, filza 852. 81 Le Sénat transmet au Magistrato all’Armar les ordres relatifs à l’armement de la galère amirale du nouvel élu dans A. S. V., Senato da Mar, registro 170 (1704), en date du XVIII février 1704 (more veneto, en fait le 18 février 1705): “Sia commesso al Mag(istra)to all’Armar d’approntare, espedire per l’eletto P(rovvedito)r G(e)n(er)al dà Mar Grimani l’infrascritte robbe per le occorenze della Galera destinata al suo servitio, com’è solito pratticato...”. 16 qui devaient être renforcées, et celles qui pouvaient être démantelées par souci d’économie 82. En janvier 1708, peu avant que Grimani ne prenne enfin du repos bien mérité, le Sénat ordonna le lancement de nouveaux travaux de fortifications à Corinthe, Nauplie, et au château de Morée83. Lorsque le péril menaça directement la Morée à partir de la fin 1714, ce fut le sauve-qui-peut général. Aux yeux de tous, Francesco Grimani semblait l’homme providentiel, lui qui avait une longue expérience du Levant. Il fut élu provéditeur des quatre îles le 2 janvier 1715, mais parvint à se tirer de ce mauvais pas. Le sort tomba alors sur Andrea Pisani84. Après la déroute monumentale des forces vénitiennes en Morée, les sénateurs, qui voulaient remplacer Daniel Dolfin, étaient prêts à élire n’importe qui, y compris ceux qui avaient été momentanément bannis pour avoir refusé une magistrature. Des débats houleux se succédèrent du 24 octobre au 3 novembre 1715: ce cadeau empoisonné n’intéressait absolument personne! Finalement le sort tomba à nouveau sur Francesco Grimani qui, sur le coup, feignit d’accepter, au moment où les sénateurs rejetaient toute la responsabilité du désastre sur Dolfin, comme à leur habitude. A la mi-décembre pourtant, Grimani prit son mauvais état de santé (réel ou fictif) comme justification pour se désister à nouveau. Le vétéran de la première guerre de Morée était bien conscient que le Levant était perdu définitivement. La poursuite de cette lutte inégale contre les Turcs ne faisait que prolonger l’agonie. C’est alors que les plus anciens se rendirent compte que l’époque glorieuse de Francesco Morosini faisait déjà partie de l’histoire85. 82 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 277, ducale du 22 janvier 1705; B. Q. S., ms. 424, cl. IV, cod. 168, fol. 129 r; Eric Pinzelli, «Les forteresses de Morée: projets de restaurations et de démantèlements durant la seconde période vénitienne (1687-1715)» in Thesaurismata n° 30 (2000), p. 404. 83 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 277, ducale du 19 janvier 1708. 84 Garzoni, Diario del Senato, fol. 261 r – 261 v. 85 Ibid., fol. 269 r, 269 v, 270 v.