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L’impartialité de l’arbitre

2019, Revue de droit international d’Assas/ Assas International Law Review

Cet article consiste en un résumé de ma thèse de doctorat parue chez LGDJ : https://www.lgdj.fr/l-impartialite-de-l-arbitre-9782275078380.html

NUMÉRO 2, 2019 / ISSUE 2 DOSSIER THÉMATIQUE Le Traitement des données personnelles et le droit international, questions ponctuelles et actuelles Le renforcement des droits des personnes sur leurs données à caractère personnel, aspects de droit interne › Mathilde GEROT Le RGPD en tant qu’espace juridique multi-échelle : quelles implications pour le droit international privé › Martina MANTOVANI Les mécanismes de coopération des autorités de contrôle au sein de l’Union européenne et le Comité européen de la protection des données › Emilie BRUNET Is our personal genetic data really protected? A panorama UnitedStates/Europe/France › Jennifer MERCHANT L’intelligence artificielle, les droits fondamentaux et la protection des données personnelles dans l’Union européenne et les Etats-Unis › Céline CASTETS-RENARD L’effacement des données en ligne : une parenté entre le droit au déréférencement et les mécanismes de défense contre les cyberviolences LA RECHERCHE À L’ÉCOLE DOCTORALE THÈSES › Claudia CAVICCHIOLI › Karim EL CHAZLI › Samuel FULLI-LEMAIRE › Amina LEBDIOUI › Rebecca LEGENDRE › Michel TABBAL › Carlotta GRADIN Les impensés de la politique juridique de lutte contre les fausses nouvelles : de la règlementation des publications en ligne à celle de l’édition › Basile DARMOIS Surveillance of a combatant and his/her right to privacy under the European Convention for Human Rights › Philippe BOU NADER Données judiciaires et intelligence artificielle : le temps des ruptures › Bruno DEFFAINS Publicité de la justice : une leçon venue d’outre-Manche › Thomas PERROUD LIBRES PROPOS Blockchains et droit international privé : état sommaire des questions › Thibault DOUVILLE La mise en œuvre du Protocole n°16 CEDH - Le dialogue des juges tient-il ses promesses ? › Kévin BIHANNIC The Mennesson case: the end of 19 years of legal battles and the remaining questions on foreign surrogacy › Konstantinos A. ROKAS Le maniement de l’interprétation autonome par la CJUE : l’exemple de l’arrêt Feniks › Sophie DUPARC Molla Sali : l’apport de la CEDH à la problématique des relations entre religion, droit interne et droit international privé › Konstantinos A. ROKAS FRENCH INTERNATIONAL CASE-LAW Annual review of selected French case-law on public and private international law, including international business and arbitration law, from April 2017 to December 2018 LABORATOIRES ET ÉQUIPES D’ACCUEIL EA 164 EA 2294 EA 3046 EA 3049 EA 3385 EA 4401 Centre de droit européen (CDE) Centre de recherche de l’Institut des Hautes Etudes Internationales (IHEI) Institut de droit comparé de Paris (IDC) Centre Thucydide - Analyse et recherche en relations internationales Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire (CRDH) Centre de recherche de droit international privé et du commerce international (CRDI) 12 place du Panthéon 75005 Paris www.u-paris2.fr Revue de Droit International d'Assas Assas International Law Review Revue éditée par l’Ecole doctorale de droit international, droit européen, relations internationales et droit comparé (ED 9) de l’Université Panthéon-Assas, 12, place du Panthéon – 75005 Paris Directeur de la publication : Guillaume Leyte Directrice scientifique : Sabine Corneloup Directeur scientifique adjoint : François Mailhé COMITÉ SCIENTIFIQUE Advisory Board Niki Aloupi, Professeur à l’Université PanthéonAssas Louis d’Avout, Professeur à l’Université PanthéonAssas Gérard Cahin, Professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas Cécile Chainais, Professeur à l’Université PanthéonAssas Olivier de Frouville, Professeur à l’Université PanthéonAssas Bénédicte Fauvarque-Cosson, Professeur à l’Université PanthéonAssas Julian Fernandez, Professeur à l’Université PanthéonAssas Marie Goré, Professeur à l’Université PanthéonAssas Malik Laazouzi, Professeur à l’Université PanthéonAssas Yves Nouvel, Professeur à l’Université PanthéonAssas Fabrice Picod, Professeur à l’Université PanthéonAssas Carlo Santulli, Professeur à l’Université PanthéonAssas COMITÉ DE RÉDACTION Board of Editors Rédacteurs en chef : Eloïse Glucksmann et Luana Piciarca Rédacteurs en chef adjoints : Caroline Chaux, Basile Darmois, Mira Hamad Equipe éditoriale : Timothée Andro, Matthieu Bessouet, Wendy Carazo, Basak Etkin, Alexandre Hermet et Juiette Mignot Deuxième numéro Revue en ligne : www.u-paris2.fr et bientôt disponible sur LexisNexis Publication : décembre 2019 RDIA n° 2 2019 | 2 Sommaire Summary Edito Eloïse Glucksmann & Luana Piciarca p. 3 LE DOSSIER THEMATIQUE……………………………………. p. 10 Le Traitement des données personnelles et le droit international, questions ponctuelles et actuelles SPECIAL FEATURE Personal data processing and international law, punctual and actual issues Introduction, Basile Darmois et Eloïse Glucksmann, avec la participation de Timothée Andro, Caroline Chaux et Mira Hamad p. 11 Le renforcement des droits des personnes sur leurs données à caractère personnel – Aspects de droit interne p. 22 Mathilde Gérot Le RGPD en tant qu’espace juridique multi-échelle : quelles implications pour le droit international privé ? p. 63 Martina Mantovani Les mécanismes de coopération des autorités de contrôle au sein de l’Union européenne et le Comité européen de la protection des données p. 117 Emilie Brunet Is Our Personal Genetic Data Really Protected ? A Panorama United States/Europe/France p. 129 Jennifer Merchant L’intelligence artificielle, les droits fondamentaux et la protection des données personnelles dans l’Union européenne et les Etats-Unis p. 158 Céline Castets-Renard L’effacement des données en ligne : une parenté entre le droit au déréférencement et les mécanismes de défense contre les cyberviolences Carlotta Gradin p. 175 Les impensés de la politique juridique de lutte contre les fausses nouvelles : de la règlementation des publications en ligne à celle de l’édition p. 192 Basile Darmois RDIA n° 2 2019 | 5 Surveillance of a combatant and his/her right to privacy under the European Convention for Human Rights p. 251 Philippe Bou Nader Données judiciaires et intelligence artificielle : le temps des ruptures Bruno Deffains p. 286 Publicité de la justice : une leçon venue d’outre-Manche Thomas Perroud p. 294 LA RECHERCHE A L’ECOLE DOCTORALE p. 299 ACADEMIC RESEARCH Le droit international privé de la famille à l’épreuve de l’impératif de reconnaissance des situations p. 301 Samuel Fulli-Lemaire Attribution de contrats pétroliers : Les pays africains à l’épreuve de la transparence p. 313 Amina Lebdioui L’impartialité de l’arbitre Karim El Chazli p. 325 Les sessions extraordinaires du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies p. 341 Michel Tabbal Droits fondamentaux et droit international privé - Réflexion en matière personnelle et familiale p. 348 Rebecca Legendre Le forum shopping dans le contentieux international Claudia Cavicchioli p. 364 LIBRES PROPOS p.384 ARTICLES Blockchains et droit international privé : état sommaire des questions p. 385 Thibault Douville RDIA n°2 2019 | 6 La mise en œuvre du Protocole n°16 CEDH - Le dialogue des juges tient-il ses promesses ? p. 394 Kévin Bihannic The Mennesson case: the end of 19 years of legal battles and the remaining questions for individuals seeking surrogacy in a foreign country p. 420 Konstantinos A. Rokas Le maniement de l’interprétation autonome par la CJUE : l’exemple de l’arrêt Feniks p. 433 Sophie Duparc Molla Sali : l’apport positif de la Cour européenne des droits de l’Homme à la problématique des relations entre la religion et le droit en droit interne et en droit international privé p. 448 Konstantinos A. Rokas FRENCH CASE-LAW on public and private international law Annual review of selected French case-law on public and private international law, including international business and arbitration law, from 1st April 2017 to 31 December 2018 Chronique de jurisprudence française de droit international public et privé Chronique annuelle de jurisprudence française de droit international public et privé, droit commercial international et arbitrage international 1er Avril 2017 – 31 Décembre 2018 Timothée Andro, Esther Bendelac, Matthieu Bessouet, Philippine Blajan, Basile Darmois, Lucas De Oliveira, Sophie Duparc, Joacquim Gaye, Eloïse Glucksmann, Victor Grandaubert, Alexandre Hermet, Paul-Edouard Laroche, Lilian Larribère, Noëla Picari, Luana Piciarca, Anastasia Polyanskaya, Konstantinos Rokas, Berengère Rousset. RDIA n°2 2019 | 7 L’impartialité de l’arbitre1 Karim El Chazli Docteur en droit de l’Ecole de droit de la Sorbonne et Conseiller juridique, Institut suisse de droit comparé (ISDC) I. Introduction L’exigence d’impartialité est d’importance capitale et fait l’objet d’une reconnaissance universelle. Cela dit, sa mise en œuvre en matière d’arbitrage reste entourée de nombreuses incertitudes qui trouvent leur source dans l’approche traditionnelle de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité. A. L’approche traditionnelle de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité Cette approche traditionnelle repose sur deux méthodes inappropriées : les standards d’impartialité et les listes de causes de partialité. 1. Les standards d’impartialité En droit comparé, le standard d’impartialité le plus répandu est celui consistant à vérifier s’il existe une circonstance de nature à créer, dans l'esprit des parties, un doute raisonnable quant à l’impartialité de l’arbitre. Il s’agit du standard du doute raisonnable. Or, il nous paraît peu probable que cette norme particulièrement vague puisse se révéler d’une grande aide pour l’organe d’évaluation de l’impartialité de l’arbitre qui doit trancher des litiges fondés sur une multitude de circonstances très différentes les unes des autres. En tout cas, faire reposer l’évaluation de l’impartialité de l’arbitre sur le critère des doutes des parties nous semble peu opportun, car ce critère s’éloigne trop de la source de la partialité qui est l’état d’esprit de l’arbitre. D’ailleurs, il est paradoxal de constater que ce concept remplace la subjectivité de l’arbitre par celle des parties qui est tout aussi difficile à prouver. L’appréhension de l’impartialité à travers les doutes des parties semble laisser une place trop 1 Cet article consiste en un résumé de notre thèse de doctorat soutenue à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne le 12 juillet 2018 devant un jury composé des professeurs Sébastien Besson, Sylvain Bollée, Sophie Lemaire, Pierre Mayer (directeur de recherche) et FrançoisXavier Train. Cette thèse s’est vue décerner la mention très honorable, les félicitations du jury ainsi que la proposition pour une subvention et pour un prix de thèse. RDIA n° 2 2019 | 324 K. El Chazli | THESES importante, du moins théoriquement, aux sentiments des parties alors que l’évaluation de l’impartialité devrait être à la base une opération objective. En tout cas, nous observons que ce qui compte en pratique, c’est la preuve de faits concrets (ex. : liens de l’arbitre, son comportement, etc.) et non la preuve des seuls doutes des parties. Bref, la référence au doute des parties pour évaluer l’impartialité de l’arbitre est sinon trompeuse, du moins inutile. Si le standard du doute raisonnable des parties a l’inconvénient de ne pas être approprié pour l’évaluation de l’impartialité de l’arbitre, d’autres standards ont l’inconvénient de ne pas être opérationnels. Ainsi, les standards qui exigent plus ou moins la preuve d’une partialité certaine manquent cruellement de réalisme. C’est notamment le cas du standard d’evident partiality du Federal Arbitration Act américain ou du défaut manifeste d’indépendance ou d’impartialité du CIRDI. En effet, il est très rare que cette partialité évidente ou manifeste puisse être prouvée, car si la partialité avérée peut exceptionnellement transparaître de certains actes de l’arbitre, elle ne peut jamais être déduite des liens – y compris les plus étroits – que l’arbitre entretient avec les personnes intéressées par l’issue du litige. Comme l’écrit M. Mayer, « la partialité n’est pas la conséquence automatique d’une situation objective, mais implique aussi une propension à sacrifier l’honnêteté à l’intérêt personnel »2. Autrement dit, si l’on applique ces standards exigeants au pied de la lettre (ce qui, heureusement, n’est pas toujours le cas), cela reviendrait à anéantir le droit des parties à un arbitre impartial étant donné que le seuil de partialité serait très rarement atteint. 2. Les listes de causes de partialité : l’exemple des IBA Guidelines La seconde méthode de mise en œuvre de l’exigence d’impartialité est celle des listes de causes potentielles de partialité. Le recours à cette méthode est fréquent en matière de justice étatique, mais il est peu répandu en droit comparé de l’arbitrage dans lequel nous observons une nette préférence pour les standards. Néanmoins, l’incertitude générée par ces standards a encouragé l’International Bar Association (IBA) à adopter, en 2004, « les lignes directrices sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international » (ci-après « lignes directrices de l’IBA »). 2 P. MAYER, « Réflexions sur l'exigence d'indépendance de l'arbitre », in Mélanges Ahmed Sadek El-Kosheri, Kluwer Law International, 2015, p. 85, spéc. p. 90. RDIA n° 2 2019 | 325 THESES | L’impartialité de l’arbitre L’adoption de ces lignes directrices constitue, du fait de leur précision, un progrès en matière de mise en œuvre de l’exigence d’impartialité et, plus précisément, concernant la détermination des informations que l’arbitre doit révéler. Malgré leur caractère non contraignant, les lignes directrices de l’IBA ont rencontré un succès important, y compris auprès des ordres juridiques étatiques qui pourtant disposent de leurs propres standards. Néanmoins, ces lignes directrices ne sont pas une panacée et présentent quelques inconvénients. Ainsi, malgré leur caractère détaillé, les lignes directrices de l’IBA ne sont pas exhaustives puisqu’elles se focalisent sur les situations de conflits d’intérêts et de manque d’indépendance. Pour les questions tenant à l’évaluation de l’impartialité de l’arbitre à partir de ses actes ou de ses opinions préalables, l’apport des lignes directrices est faible. Par ailleurs, les lignes directrices contiennent une « liste orange » énumérant des hypothèses qui doivent être révélées et qui, selon les faits de l’espèce, peuvent faire naître des doutes légitimes quant à l’impartialité de l’arbitre. A vrai dire, concernant ces hypothèses, les lignes directrices de l’IBA ne sont pas plus instructives que les standards puisqu’elles ne fournissent aucune directive concrète à l’organe d’évaluation de l’impartialité de l’arbitre. En effet, les IBA Guidelines se contentent de renvoyer cet organe aux faits de l’espèce pour décider si l’arbitre remplit, ou non, les exigences de l’impartialité. En réalité, cette liste orange permet d’illustrer parfaitement l’objectif et, surtout, les limites des lignes directrices de l’IBA. Rédigées par des membres de la communauté arbitrale dépourvus de pouvoir normatif, ces lignes directrices s’adressent principalement aux arbitres dont le premier besoin est de savoir quels faits ils doivent révéler. En revanche, la question de l’évaluation de l’impartialité – ayant vocation à être tranchée notamment par les juges étatiques qui disposent déjà de leurs propres standards – semble être reléguée au second plan. Autrement dit, si l’apport de ces lignes directrices concernant l’obligation de révélation est considérable, leur apport en matière d’évaluation de l’impartialité nous semble plutôt limité. Face aux insuffisances de la méthode des standards et de celle des listes de causes de partialité, l’organe d’évaluation de l’impartialité de l’arbitre se trouvera obligé de recourir en premier lieu à son bon sens et à son intuition. Or, ce recours généralisé au bon sens a donné naissance à de nombreuses divergences et incertitudes. RDIA n°2 2019 | 326 K. El Chazli | THESES C’est donc dans le but de pallier ces inconvénients que nous avons décidé de nous pencher sur la question de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité, notre objectif étant de diminuer la « dose d’intuition » dans cette mise en œuvre et d’augmenter la « dose de réflexion et de méthode » afin d’aboutir à plus de prévisibilité3. B. L’approche renouvelée de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité L’approche renouvelée de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité que nous proposons repose sur deux piliers : d’une part, la focalisation sur les faits à travers la promotion du concept de risque de partialité et d’autre part, la prise en compte de certains principes et considérations extrinsèques à l’impartialité. 1. La focalisation sur les faits à travers le concept de risque de partialité Étant donné que l’impartialité dépend de l’état d’esprit de l’arbitre, que celuici est inaccessible à l’organe d’évaluation de l’impartialité, que les actes de l’arbitre établissent rarement, de manière évidente, la partialité et que les liens de l’arbitre avec les parties – même les plus étroits – ne constituent pas une preuve de partialité, il est quasiment impossible de prouver la partialité d’un arbitre. Face à cette difficulté, l’objet de la preuve doit être modifié. La preuve d’une partialité manifeste ne sera plus requise et il deviendra possible de se fonder sur des circonstances établies indiquant qu’une tentation de partialité existe4. De cette manière, l’inaccessibilité de l’état d’esprit de l’arbitre est surmontée en prenant pour base de raisonnement des données plus accessibles et mesurables que sont les actes de l’arbitre, ses liens et ses opinions préalables. 3 4 Cela dit, toute incertitude ne peut être supprimée, car l’évaluation de l’impartialité est, par nature, casuistique en ce sens qu’elle dépend de plusieurs paramètres dont le poids diffère d’une affaire à l’autre. Ce à quoi nous tendons est la prévisibilité des raisonnements (ou du traitement des litiges sur l’impartialité) plus que la prévisibilité des solutions, même s’il existe entre ces deux types de prévisibilité un rapport directement proportionnel. Bien évidemment, l’existence d’une tentation de partialité n’implique pas que l’arbitre y succombera. Cela dit, la capacité de résistance de l’arbitre aux tentations de partialité est, très souvent, une donnée inaccessible à l’organe d’évaluation de l’impartialité. Dès lors, cette donnée est généralement écartée du processus d’évaluation de l’impartialité malgré son importance primordiale en pratique. RDIA n° 2 2019 | 327 THESES | L’impartialité de l’arbitre Plusieurs concepts sont mobilisés pour faire état de ce déplacement de l’objet de la preuve, tels que les apparences5 ou l’impartialité objective6. Toutefois, il nous semble que le concept le plus approprié est celui de risque de partialité, car celui-ci sert à mesurer la probabilité que l’arbitre cède à la tentation de partialité naissant d’un fait ou d’une circonstance donnée. L’adoption du concept de risque de partialité permet donc de modifier le centre de gravité du droit de l’impartialité. Ce ne sont plus les standards qui constitueront le point de départ de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité. Le raisonnement de l’organe d’évaluation de l’impartialité n’aura plus à être (faussement) déductif, mais doit désormais être analytique en ce sens que c’est désormais la circonstance donnant naissance au risque de partialité qui devient elle-même le point de départ du raisonnement de cet organe. Dans un premier temps, celui-ci devra analyser cette circonstance afin de déterminer la gravité du risque de partialité. Si le risque de partialité est particulièrement grave (ex. : lien de subordination d’un arbitre à l’égard d’une partie), il pourra être directement sanctionné. Si ce n’est pas le cas, il conviendra de confronter ce risque de partialité à certains principes du droit de l’arbitrage, ce qui constitue le deuxième pilier de notre approche renouvelée de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité. 2. La prise en compte de certaines considérations extrinsèques à l’impartialité Avant de sanctionner un risque de partialité qui n’est pas particulièrement grave, il convient de vérifier que certains principes et finalités du droit de l’arbitrage ne commandent pas de le tolérer. Ces principes – ou Le concept des apparences ne nous semble pas pertinent, car le recours aux apparences nous semble être inéluctable. En effet, il n’y a très souvent que les apparences qui peuvent servir à évaluer l’impartialité de l’arbitre du fait du caractère insaisissable de son état d’esprit. 6 Nous n’allons pas nous référer à la distinction qu’opère la CEDH entre impartialité objective et impartialité subjective. La raison ne réside pas uniquement dans le fait qu’à notre connaissance, la jurisprudence française sur l’arbitrage ne s’y réfère jamais, mais surtout dans le fait qu’elle ne nous semble pas opportune, notamment dans le contexte de l’arbitrage. Même dans le contexte étatique, cette distinction a été abondamment critiquée par la doctrine aux opinions de laquelle nous souscrivons. Il a notamment été remarqué que cette distinction « se révèle peu opérante dans les faits » et que la CEDH « privilégie l’impartialité objective – sauf en de rares exceptions –, même devant les cas manifestes de partialité personnelle du magistrat » (G. LAZAROVA, L’impartialité de la justice - Recherche sur la circulation d’un principe entre le droit interne et le droit international, Thèse de doctorat, Université Aix Marseille, 2012, n° 404, p. 541-542). 5 RDIA n°2 2019 | 328 K. El Chazli | THESES considérations extrinsèques à l’impartialité – sont l’efficacité de l’arbitrage, le droit de chaque partie de nommer un arbitre et la qualité de l’arbitrage. La justification de la prise en compte de ces considérations réside dans le fait que l’on raisonne à partir d’un risque de partialité. La partialité n’est donc que potentielle et il semble peu opportun de sanctionner le risque de partialité systématiquement alors que l’arbitre est peut-être impartial et que, par ailleurs, différentes considérations militent pour maintenir cet arbitre. Autrement dit, si tous les risques de partialité (même minimes) étaient systématiquement sanctionnés, les arbitres choisis par les parties seraient trop facilement récusables, la durée des procédures arbitrales s’allongerait et les sentences seraient plus facilement annulables. Après avoir brièvement précisé notre approche de la mise en œuvre de l’exigence d’impartialité, nous essaierons – tout au long de cette étude – de dégager des paramètres pour guider l’appréhension de chaque type de risque de partialité. Ces paramètres devront être, à la fois, assez précis pour donner des directives concrètes et suffisamment flexibles pour s’adapter aux circonstances de l’espèce. Nous choisissons donc une solution médiane entre les deux principales orientations du droit positif : d’une part, l’élaboration des standards (desquels on attend, de manière irréaliste, des directives concrètes et ceci malgré leur caractère trop vague) et, d’autre part, l’élaboration des listes de causes de partialité qui s’avèrent parfois inaptes à tenir compte des spécificités et enjeux de chaque situation. Notre approche renouvelée de l’impartialité étant précisée, il est désormais temps de la mettre en œuvre. Dans la Première partie de notre thèse intitulée « les manifestations de l’exigence d’impartialité́ », nous examinons les différents faits (actes, liens et opinions préalables) à partir desquels l’impartialité de l’arbitre peut être évaluée. II. L’évaluation de l’impartialité de l’arbitre à partir de ses actes Parmi les actes de l’arbitre pouvant potentiellement servir de support à l’évaluation de son impartialité (Partie I, Chapitre I), nous étudions le manquement à l’obligation de révélation, les comportements de l’arbitre liés à la résolution du litige (décisions procédurales, questions et remarques, initiatives), ses comportements non liés à la résolution du litige (notamment RDIA n° 2 2019 | 329 THESES | L’impartialité de l’arbitre sa réaction lorsque sa récusation est demandée) et, bien entendu, ses sentences (sentence actuelle ou sentences passées). Bien que les actes de l’arbitre durant le procès arbitral nous semblaient constituer la source idéale pour évaluer l’impartialité de l’arbitre, il nous a souvent paru très difficile de déceler la partialité à partir de ces actes. La raison est que l’élucidation de la motivation réelle de ces actes n’est pas toujours aisée. Les actes de l’arbitre, faisant douter une partie de son impartialité, peuvent généralement s’expliquer par des raisons qui n’ont rien à voir avec une éventuelle partialité. Prenons l’exemple du manquement à l’obligation de révélation. Pour que ce manquement puisse être systématiquement considéré comme un acte révélateur de partialité et sanctionné à ce titre, encore faut-il démontrer que le manquement à l’obligation de révélation trouve sa source nécessairement (ou, du moins, dans la majorité des cas) dans la partialité de l’arbitre et non pas dans d’autres raisons. Essayons alors d’élucider les raisons potentielles d’un manquement à l’obligation de révélation. Un manquement à l’obligation d’information peut tout d’abord être involontaire soit parce que l’arbitre a oublié de mentionner une information donnée7, soit parce qu’il a oublié le contenu de cette information (ex. : une circonstance très ancienne), soit parce qu’il ne dispose pas lui-même de cette information (comme c’est le cas avec les grands cabinets où les associés ne sont pas nécessairement au courant des affaires de leurs collègues notamment exerçant leur métier dans un autre pays). Le manquement involontaire va certes avoir pour conséquence de garder hors de la connaissance des parties un fait pouvant éventuellement justifier la récusation de l’arbitre (et donc méritant d’être sanctionné au titre du principe d’impartialité), mais, en même temps, le seul fait que ce manquement soit involontaire démontre que l’arbitre n’est pas de mauvaise foi et que cette circonstance n’aura, très probablement, aucune influence réelle sur son état d’esprit et donc sa décision. Même si l’arbitre s’est volontairement abstenu de révéler une information donnée, cela ne relève pas nécessairement d’une intention frauduleuse. En effet, un arbitre peut, pour des besoins de clarté et d’efficacité, ne pas vouloir noyer les informations importantes dans un flot d’informations de moindre 7 Cela peut notamment concerner les informations qui n’ont pas vocation à figurer dans un CV telles que certains liens personnels (ex. : liens d’amitié, liens d’alliance). RDIA n°2 2019 | 330 K. El Chazli | THESES importance. Il en est de même de l’arbitre animé par un souci de concision ou l’arbitre discret qui, convaincu de son impartialité, refuse de révéler des circonstances dévoilant des aspects de sa vie privée (et peut-être de celle des autres). Ainsi, le souci du respect de la confidentialité ou du secret professionnel, conjugué à une envie d’accepter la mission d’arbitre et d’éviter une disqualification précautionneuse de la part de l’institution d’arbitrage, peut donc pousser l’arbitre à limiter la quantité des informations révélées. De ce qui précède, il est clair que différentes raisons influencent l’exécution par l’arbitre de l’obligation de révélation et il serait simpliste de réduire une mauvaise exécution de cette obligation à un comportement manifestant la partialité de l’arbitre. La non-révélation, qui n’est qu’un silence ou une omission, est par nature plus équivoque qu’une parole ou une action. Même une omission délibérée, motivée par la volonté d’être nommé arbitre – ne serait-ce que pour des raisons matérielles (argent ou prestige) –, ne signifie pas que l’arbitre est partial. Soyons clair. Nous ne sommes pas contre la sanction du manquement à l’obligation de révélation, mais celle-ci devrait trouver une justification autre que l’impartialité, comme le droit des parties à la transparence ou la bonne foi de l’arbitre. Ce n’est pas une question purement théorique. En effet, si l’on considère la non-révélation comme une faute de l’arbitre et non comme une question d’impartialité, il en résulte que la sanction devrait toucher plutôt l’arbitre (récusation, sanction disciplinaire) que la sentence (puisque le risque de partialité n’a pas été prouvé). Concernant les questions et remarques de l’arbitre (aux parties, témoins ou experts) ou ses initiatives (ex. : relevé d’office d’un moyen de droit), il est très difficile d’en déduire une manifestation de partialité, car l’office de l’arbitre est de nature à justifier ces actes. Il est également délicat de déceler un signe de partialité dans les éventuelles erreurs que l’arbitre commettrait dans ses décisions procédurales ou dans sa sentence, car une décision erronée peut très bien s’expliquer par le fait que l’arbitre a commis une erreur tout en étant de bonne foi et impartial. A ce propos, il convient de rappeler que l’exigence d’impartialité n’a pas pour objectif de garantir la reddition d’une décision correcte, mais a un objectif beaucoup moins ambitieux qui est celui d’empêcher la partialité. Il en résulte RDIA n° 2 2019 | 331 THESES | L’impartialité de l’arbitre que pour sanctionner les erreurs de l’arbitre au titre de l’impartialité, ces erreurs doivent être particulièrement graves ou répétées8. En réalité, moins l’acte de l’arbitre est lié à la résolution du litige, plus il devient facile d’en déduire la partialité. Ainsi, quelques décisions ont récusé des arbitres à cause de leur réaction excessive à l’égard des parties ou des conseils qui avaient demandé la récusation de ces arbitres9. III. L’évaluation de l’impartialité de l’arbitre à partir de ses liens Concernant les liens de l’arbitre pouvant servir à évaluer son impartialité (Partie I, Chapitre II), nous en proposons une nouvelle appréhension. Le raisonnement à suivre pour évaluer les liens de l’arbitre se subdivise en trois phases. Tout d’abord, il convient de savoir si la personne à laquelle l’arbitre est liée (ex. : parties, conseils, un autre arbitre, un témoin, etc.) fait partie des personnes intéressées par l’issue du litige. Si tel est le cas, il conviendra d’avoir recours aux critères d’évaluation du lien. Nous en avons dégagé six. Il s’agit des critères d’intensité du lien, de sa spécificité, de sa fiabilité, de son équilibre, de son rapport avec le litige et le critère temporel. Enfin, la dernière étape d’examen des liens de l’arbitre, supposant que la mise en œuvre des critères précédents ait confirmé l’existence d’un risque significatif de partialité, consiste à vérifier s’il ne faudrait pas quand même tolérer ce risque de partialité, notamment afin de ne pas nuire trop gravement à l’efficacité de l’arbitrage. Ainsi, la jurisprudence est assez tolérante à l’égard des liens à dimension scientifique ainsi qu’à l’égard des liens des arbitres dans certains types d’arbitrage tels que les arbitrages corporatif, sportif et d’investissement. IV. L’évaluation de l’impartialité de l’arbitre à partir de ses opinions préalables La question de l’évaluation de l’impartialité de l’arbitre à partir de ses opinions préalables (Partie I, Chapitre III) est une thématique peu étudiée, mais dont l’importance ne cesse de croître, notamment dans l’arbitrage d’investissement. Cette question renvoie à l’une des quatre hypothèses dans En ce sens, V. Trib. féd. suisse, 16 févr. 2017, X c. Y et Z, n° 4A_704/2015, Rev. arb. 2017, p. 1247, obs. P.-Y. Tschanz et I. Fellrath, cons. 3.1. 9 Cela ne signifie pas que l’arbitre mis en cause ne puisse pas se défendre contre des attaques susceptibles de porter atteinte à son honneur ou sa réputation. Il peut se défendre à condition qu’il garde son sang-froid et réagisse de manière professionnelle. 8 RDIA n°2 2019 | 332 K. El Chazli | THESES lesquelles la question de l’impartialité à l’égard du litige – par opposition à l’impartialité à l’égard des personnes – peut être soulevée. Les autres hypothèses, que nous nous contentons d’étudier dans une section préliminaire car moins protéiformes que l’hypothèse des opinions préalables, sont la connaissance préalable du litige, les penchants théoriques de l’arbitre et l’intérêt concret à retenir une solution donnée. Dans ces trois hypothèses, il n’y a pas eu d’expression d’une opinion sur une question litigieuse préalablement à l’instance arbitrale, mais la question de l’impartialité de l’arbitre par rapport au litige pourrait être soulevée. La connaissance préalable du litige (ex. : dans le cadre d’une procédure parallèle en cours) a un impact incertain sur l’état d’esprit de l’arbitre et pose plutôt un problème au niveau du principe du contradictoire. Les penchants des arbitres (ex. : arbitre pro-investisseurs ou pro-États ; arbitre littéraliste) ont, en revanche, un impact certain sur l’état d’esprit de l’arbitre, mais comme tout arbitre a ses propres penchants et que l’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il en fasse totalement abstraction, il convient de tolérer ces penchants. L’intérêt concret à retenir une solution donnée (ex. : intérêt de l’arbitre impliqué dans la rédaction de l’acte litigieux de ne pas constater sa nullité) créée un risque sérieux de partialité puisque l’arbitre sera tenté de prendre en compte son intérêt personnel dans la résolution du litige. Avant de distinguer les différents types des opinions préalables, nous réfléchissons à l’attitude générale à adopter quant à celles-ci10. Pour ce faire, nous envisageons, tout d’abord, les raisons de se méfier des opinions préalables qui résident dans la multitude de considérations poussant l’arbitre à les maintenir (amour-propre, paresse intellectuelle, souci de cohérence). Nous envisageons ensuite les raisons militant pour qu’un arbitre ayant exprimé une opinion préalable soit maintenu. La principale raison est la légitimité de l’opinion préalable qui est non seulement le produit de la liberté d’expression de l’arbitre, mais qui témoigne aussi de son expertise. Et puis comme l’écrit justement un auteur, le problème « n’est pas d'avoir une opinion, c’est de ne pas vouloir en changer, d’être dès le départ, hors de portée du débat »11. 10 11 Partie I, Chapitre III, Section I. M.-A. FRISON-ROCHE, « L’impartialité du juge », D. 1999, p. 53. RDIA n° 2 2019 | 333 THESES | L’impartialité de l’arbitre En tout cas, l’expression préalable d’une opinion met généralement en cause, non pas la conception pure et consensuelle de l’impartialité qui commande la résistance aux tentations de partialité, mais la conception élargie et ambitieuse de l’impartialité qui requiert l’ouverture d’esprit à l’égard du litige. Or, l’examen de l’opinion préalable de l’arbitre ne nous semble pas être un moyen fiable pour se faire une idée sur son ouverture d’esprit, car il ne nous semble pas qu’il y ait une corrélation entre l’opinion exprimée de l’arbitre et son ouverture d’esprit. En effet, cette dernière ne commande pas d’avoir un esprit vierge ou vide ; il s’agit d’une attitude intellectuelle que l’arbitre devra garder tout au long de la procédure et qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’il aurait dit par le passé. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que même si l’arbitre a une opinion ferme sur une question qu’il devra trancher, il ne commet pas d’acte immoral. Comme tout individu, il a le droit d’être convaincu par une opinion et de l’exprimer. Le contraste avec les hypothèses de tentations de partialité est évident, car rien ne peut justifier que l’arbitre tranche le litige en fonction de son intérêt personnel ou de son sentiment de sympathie. S’il le fait, cela causera nécessairement une injustice. Enfin, il se peut que l’opinion de l’arbitre soit parfaitement fondée. Dans cette hypothèse, l’éventuelle « fermeture » d’esprit de l’arbitre n’aura pas d’inconvénient, car il est préférable de maintenir une bonne opinion que de la remplacer par une mauvaise opinion. Nous aboutissons donc à un principe de tolérance des opinions préalables du fait de leurs avantages et de leur atteinte incertaine à l’impartialité́. Mais si l’impartialité ne fournit pas à elle seule une justification suffisante pour se méfier des opinions préalables, il existe d’autres considérations qui pourraient justifier exceptionnellement une attitude plus circonspecte envers celles-ci. Ces considérations – rarement élucidées en tant que telles et souvent amalgamées à l’impartialité alors qu’il s’agit de concepts différents – sont : l’égalité des parties, le respect du contradictoire, le besoin de suspense dans le procès, la limitation de l’emprise des parties sur le procès et la protection de la réputation de l’arbitrage. Ce n’est qu’après avoir approfondi le concept d’opinion préalable et ses enjeux que nous procédons à l’examen des différents types d’opinions RDIA n°2 2019 | 334 K. El Chazli | THESES préalables12. Sont étudiées les opinions juridictionnelles exprimées dans le même procès ou dans une procédure parallèle, les opinions (doctrinales ou juridictionnelles) portant sur des questions juridiques ainsi que d’autres opinions préalables telles que celles exprimées dans le cadre d’une activité́ dans l’intérêt d’autrui (ex. : consultation) ou sur l’initiative de l’arbitre (ex. : intervention dans les médias). V. L’impartialité atténuée du coarbitre La deuxième partie de la thèse est consacrée à l’étude des deux principales limites à l’exigence d’impartialité, exigence qui doit parfois céder devant les autres finalités du droit de l’arbitrage. La première limite concerne l’impartialité du coarbitre (Partie II, Chapitre I). Les textes sur l’arbitrage et la jurisprudence prévoient généralement un standard unique pour évaluer l’impartialité de tous les arbitres. Il est également affirmé que tous les arbitres, quel que soit leur mode de nomination, sont soumis à la même obligation d’impartialité. Néanmoins, nous sommes en droit de nous demander si cette position n’est pas trop idéaliste. D’un point de vue psychologique, la nomination d’une personne comme arbitre constitue un signe de confiance envers cette personne, une sorte de compliment. En effet, il est rare que le choix d’une personne comme arbitre s’impose. L’arbitre choisi est donc nécessairement préféré sur les autres arbitres potentiels mais non choisis. La confiance témoignée ou le compliment peuvent être considérés par le coarbitre comme à l’origine d’une dette13 et l’arbitrage pourrait être considéré comme une bonne occasion d’honorer cette dette. Par ailleurs, la partialité du coarbitre n’est pas nécessairement totalement consciente, elle peut être aussi inconsciente. Ainsi, l’arbitre pourra s’autoPartie I, Chapitre III, Section II. V. Y. DERAINS, « L’indépendance de l’arbitre, mythe ou réalité », in Liber amicorum Guy Horsmans, Bruylant, 2004, p. 377, spéc. p. 382 qui remarque la formation d’un « sentiment de reconnaissance par le seul fait d’avoir été choisi ». Ce sentiment de dette n’est pas propre aux coarbitres ou à certains d’entre eux, mais découle de la « règle de la réciprocité » connue en psychologie sociale et observable dans la vie courante. Selon cette règle, lorsqu’une personne nous fait une faveur même non sollicitée, nous ressentons le besoin de rendre cette faveur et nous sommes habités par un sentiment de culpabilité si nous ne le faisons pas. Sur cette question, V. par ex. M. CONTHE et A. DELGADO, « Conflicts of Interest and Disclosure Duties of Non-Martian Arbitrators », World Arbitration and Mediation Review 2014, p. 81, spéc. p. 85-87. 12 13 RDIA n° 2 2019 | 335 THESES | L’impartialité de l’arbitre convaincre de la pertinence des arguments de la partie l’ayant nommé du fait de la sympathie qu’il aura pour cette partie qui a fait preuve, selon ce coarbitre, de bon sens en le choisissant au lieu de choisir d’autres arbitres moins compétents. Du point de vue pratique, il nous semble difficile de faire abstraction des effets psychologiques de la nomination et de présumer que le coarbitre sera impartial du seul fait de l’ordre de la loi, car son for intérieur est susceptible de lui adresser des injonctions contraires le poussant à être à la hauteur de la confiance et des attentes de la partie l’ayant nommé. En résumé, la proximité entre le coarbitre et « sa » partie résultant de l’acte de nomination est a priori incompatible avec la distance nécessaire pour la réalisation de l’impartialité. Comme l’écrit un auteur, « le fait même que mon adversaire a témoigné, à une certaine personne, une confiance particulière est une circonstance de nature à soulever des doutes légitimes sur son impartialité »14. Dès lors, il n’est pas surprenant que de nombreux témoignages et anecdotes fassent état de la partialité des coarbitres qui agiraient comme les avocats de « leurs » parties. Il n’est pas non plus étonnant que les opinions dissidentes soient quasi exclusivement rédigées par les coarbitres. Plutôt que d’ignorer le fait que certains coarbitres agissent de manière partiale ou d’espérer combattre cette réalité par des formules incantatoires sans effets sur la pratique, nous proposons d’encadrer et de contenir la tentation de partialité des coarbitres en élaborant le concept de bienveillance15. Pour résumer, un coarbitre bienveillant pourrait s’assurer que les arguments de « sa » partie ont bien été compris par les autres arbitres, mais ne devrait pas soutenir un argument qu’il sait faux. Surtout, au moment de la décision, le coarbitre doit être totalement impartial. La bienveillance, qui requiert une honnêteté intellectuelle, est donc nettement plus proche de l’impartialité que de la partialité. L’avantage de l’admission du concept de bienveillance, concept dont nous devons nous accommoder tant que les parties disposent P. SCHLOSSER, « L’impartialité et l’indépendance de l’arbitre en droit allemand », in L’impartialité du juge et de l’arbitre. Etude de droit comparé, Bruylant, 2006, p. 299, spéc. p. 305. En effet, si nous faisons abstraction des spécificités de l’arbitrage et nous raisonnons selon les principes du droit commun, la proposition de nomination serait probablement considérée comme une cause de récusation. Par exemple, le Code judiciaire belge (art. 828) prévoit que tout juge peut être récusé pour les causes « si, depuis le commencement du procès, il a été reçu par une partie à ses frais ou a agréé d'elle des présents ». La proposition de nomination n’est-elle pas un présent précieux en termes financiers et de prestige ? 15 Partie II, Chapitre I, Section II, § 2. Il convient de noter que certaines décisions suisses et américaines tolèrent une impartialité atténuée de la part du coarbitre. Il y a même quelques décisions françaises isolées qui semblent sensibles à cette vision des choses. 14 RDIA n°2 2019 | 336 K. El Chazli | THESES du droit de choisir individuellement les arbitres, est de faciliter la nomination des arbitres et d’alléger le contentieux de l’impartialité. En effet, dès lors que le degré d’impartialité attendu du coarbitre est moindre (du fait de la spécificité de son rôle), il sera possible de tolérer certains liens qui seraient intolérables s’il s’agissait du président du tribunal arbitral. VI. La renonciation à se prévaloir du risque de partialité La deuxième limite à l’exigence d’impartialité, que commande l’efficacité de l’arbitrage, est l’admission généralisée de la renonciation implicite à se prévaloir du risque de partialité (Partie II, Chapitre II). L’article 1466 CPC prévoit en effet que la « partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir ». Bien que cet article exige la « connaissance de cause », notre analyse de la jurisprudence française récente16 nous a permis de constater que celle-ci ne vérifie plus l’existence de cette connaissance pour caractériser la renonciation. Tout au contraire, elle impose à la charge des parties un devoir implicite de se renseigner en présumant (semble-t-il de manière irréfragable) la connaissance, par celles-ci, des informations accessibles en ligne. Cette jurisprudence contra legem, qui donne un poids important aux considérations d’efficacité de l’arbitrage, fragilise le droit des parties à un arbitre impartial et n’incite pas ce dernier à bien exécuter son obligation de révélation. VII. Remarques conclusives Après avoir exposé les manifestations de l’exigence d’impartialité et ses limites, nous espérons avoir abouti à un régime équilibré et réaliste de l’impartialité de l’arbitre ainsi qu’avoir contribué à une réflexion plus générale sur l’exigence d’impartialité et sa mise en œuvre (et ceci quel que soit le détenteur du pouvoir juridictionnel concerné). L’idée à laquelle nous avons essayé de donner écho tout au long de notre étude est que l’impartialité de l’arbitre est une garantie fondamentale qui sert à caractériser la sentence et un moyen essentiel pour réaliser la fin suprême 16 Partie II, Chapitre II, Section I, § 3. RDIA n° 2 2019 | 337 THESES | L’impartialité de l’arbitre qu’est la justice. Mais, dans le même temps, l’impartialité ne doit pas se transformer en une contrainte ou une charge que les parties devraient supporter ou dont l’arbitrage devrait pâtir. Concrètement, les exigences de l’impartialité devraient être interprétées d’une manière qui permette la nomination d’arbitres compétents et qui garantisse l’efficience de la justice arbitrale. La vision de l’impartialité de l’arbitre qui se dégage de notre étude diverge, sur certains points, des orientations du droit positif. Si, d’un côté, nous proposons plus de flexibilité concernant l’impartialité du coarbitre, nous sommes partisan d’un contrôle plus strict de l’impartialité du président du tribunal arbitral et des arbitres uniques. Nous sommes également exigeant lorsqu’il s’agit de caractériser la renonciation à se prévaloir du risque de partialité qui, certes, peut être implicite, mais devrait être au moins quasi certaine. Pour déduire un risque de partialité à partir des actes de l’arbitre qui relèvent de l’exercice de la fonction juridictionnelle, un seuil de preuve élevé doit être atteint. De manière générale, nous sommes méfiant à l’égard des liens des arbitres avec les personnes intéressées par l’issue du litige, notamment ceux du président du tribunal arbitral et de l’arbitre unique. Concernant les liens de dépendance, même un coarbitre ne devrait pas en avoir, car le risque est fort que de tels liens le poussent à se comporter comme le représentant de la partie l’ayant nommé. Enfin, nous sommes tolérant à l’égard des opinions préalables de l’arbitre, car ce qui est en cause est, non pas la conception pure et consensuelle de l’impartialité (résistance aux tentations de partialité), mais sa conception élargie et ambitieuse (ouverture d’esprit à l’égard du litige) ; le risque de manque d’ouverture d’esprit à l’égard du litige étant moins répréhensible et grave que le risque que l’arbitre prenne en considération son intérêt personnel dans la résolution du litige. Nous sommes donc par principe strict quant au contrôle de l’impartialité sauf lorsque les parties conjointement ou individuellement décident de s’accommoder des risques de partialité ou lorsque les finalités et principes de l’arbitrage commandent de tolérer ces risques. Autrement dit, nous avons essayé de concilier à la fois le caractère fondamental de l’impartialité et les spécificités de l’arbitrage. En guise de conclusion, rappelons que le droit ne capte qu’une partie du phénomène de l’impartialité́. De nombreuses causes de partialité (notamment le sentiment de sympathie qui peut générer une partialité consciente ou inconsciente) sont passées sous silence, car le droit est inapte à les appréhender. Il en résulte que des arbitres partiaux rendent des sentences partiales, mais pleinement efficaces de même que des arbitres impartiaux sont récusés pour la simple existence d’un risque objectif qu’ils RDIA n°2 2019 | 338 K. El Chazli | THESES soient partiaux. Le droit est finalement un moyen imparfait pour garantir l’impartialité́ dont la réalisation dépend, avant tout, de la volonté́ et de l’aptitude de l’arbitre. Efficace pour chasser le vice, le droit l’est nettement moins pour réaliser la vertu. RDIA n° 2 2019 | 339