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Pamphlet politique

2020, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics.

Article de dictionnaire. Mis en ligne le 06 mars 2020. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/pamphlet-politique.

Pamphlet politique Passard Cédric, « Pamphlet politique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 06 mars 2020. Accès : http://publictionnaire.humanum.fr/notice/pamphlet-politique. En tant qu’écrit violent et traditionnellement court, le pamphlet se présente ordinairement comme une procédure de mise en accusation ou de dénonciation à l’encontre d’une personne, d’un groupe ou d’une institution qui se caractérise par son mode volontairement outrancier. Tant par leur contenu apparemment anecdotique et conjoncturel que par leur forme agressive et ad hominem, les écrits pamphlétaires peuvent apparaître tellement excessifs qu’ils en seraient insignifiants. En effet, ils relèvent d’une littérature d’humeur et de circonstance, longtemps considérée comme marginale par rapport à des formes plus nobles ou intellectuelles de discours. Entre littérarisation du politique et politisation de la littérature, le pamphlet conduit pourtant à mettre en lumière, à côté des répertoires d’action collective bien connus (émeute, grève, manifestation, etc.), l’importance de répertoires d’action symbolique (ou de répertoires de discours) encore trop souvent négligés (voir Rennes, 2011). Ainsi, historiquement, le fait pamphlétaire a-t-il pu participer à la mise en place d’un espace public dans lequel la chose politique se discute, s’invective, se dénonce au nom d’une vérité bafouée ou de valeurs méprisées. Se situant entre le discours et l’action, entre la politique conventionnelle et la violence de rue, entre le combat singulier et la mobilisation collective, il pose les questions de l’engagement et de la politisation, et conduit à interroger le rôle inducteur de modalités d’expression encore trop souvent considérées, à tort, comme marginales. Des définitions savantes aux configurations socio-historiques Comme le remarque Olivier Ferret (2007 : 11) : « Si la simple lecture permet de reconnaître, au moins intuitivement, les traces d’une écriture pamphlétaire, les difficultés surgissent dès lors que l’on tente de dépasser cette seule intuition et de dégager, par la confrontation des textes et le repérage des constantes, un certain nombre de critères distinctifs nécessaires et, éventuellement, suffisants ». On entre alors dans une entreprise de taxinomie savante, qui est généralement le fait des linguistes ou des spécialistes d’histoire littéraire, et qui tend à concevoir le pamphlet comme un genre discursif ou comme une sous-catégorie d’un genre plus large (tel que l’essai ou la polémique). Ainsi Hubert Carrier (1983 : 124-125) a-t-il tenté de repérer certaines constantes du genre, tout en précisant qu’« on ne peut pas parler d’un genre littéraire du pamphlet comme on parle d’un genre de l’épopée, de la comédie ou de l’épître », car le pamphlet peut s’insinuer dans bien des genres (sermon, poésie, chanson, roman, comédie, dissertation juridique…). Selon lui, le pamphlet se définirait d’abord par sa nature – il serait un écrit de circonstance, qui réagit « à chaud » à l’actualité ou à l’événement –, par sa finalité ensuite – « le but du pamphlet est de convaincre et d’enrôler » – et enfin par son style – marqué par la véhémence ou, du moins, l’ironie. La définition d’Yves Avril (1978 : 265), qui envisage le pamphlet comme « un écrit de circonstance, attaquant plus ou moins violemment, unilatéralement, un individu ou un groupe d’individus, une idée ou un système idéologique dont l’écrivain révèle, sous la pression d’une vérité urgente et libératrice, l’imposture », insiste davantage sur le critère d’unilatéralité, (qui exclut « la controverse à caractère polémique, qui implique au moins un certain désir d’écouter autrui, d’engager le débat ») et sur celui de « pression d’une vérité dont on a le sentiment d’être le détenteur exclusif ». Ces quelques exemples suffisent à montrer que le pamphlet ne se résume pas à une définition simple. Le seul critère de taille fait d’ailleurs lui-même l’objet de débat entre ceux qui, suivant l’étymologie anglaise du terme, n’envisagent le pamphlet que comme un court écrit, et ceux qui refusent de considérer la brièveté comme un trait nécessaire du pamphlet. Comme le précise Laetitia Saintes (2019 : 32) : « Le pamphlet n’existe pas à l’état pur, sa typologie ne déterminant ni un contenu ni une forme fixés, invariants ; il consiste davantage en un ton, une veine propre, faite de brièveté, de virulence et d’actualité ; aussi, à la différence de nombreux genres littéraires, il participe d’une réception spécifique, les lecteurs de pamphlets faisant preuve d’opinions tranchées à leur sujet ». De fait, dès lors qu’il repose sur un ton spécifique, sur une visée pragmatique, davantage que sur des critères matériels ou formels, il semble renvoyer à des appréhensions très subjectives, qui évoluent socialement et historiquement. En effet, la perception de la violence verbale, comme toute violence sociale, apparaît largement affaire d’appréciation, et est donc très différenciée selon les groupes sociaux et les époques (Lahire, 2009). Aussi la véhémence originelle d’un texte peut-elle bien se perdre au cours du temps si l’on ne le restitue pas dans son contexte d’énonciation, car on n’en mesure plus l’intentionnalité et l’efficacité, ou car on n’en maitrise plus l’horizon d’attente. À l’inverse, on pourrait être tenté de surestimer la brutalité de certains textes dès lors qu’on les déconnecte des normes et des sensibilités sociales qui régissent la violence verbale à une époque donnée. À rebours d’une conception substantialiste du genre selon laquelle on pourrait classer les œuvres sur la base de critères formels préétablis, il convient de rompre avec « l’illusion de l’essence éternelle » (Olivera, 2002 : 85) de ces catégories. En effet, on ne saurait considérer le pamphlet comme un genre immuable qui traverserait les époques et dont on inférerait une « relative transhistoricité des enjeux de sa production, des modes de ses usages, des procédures d’analyse de ses significations » (Jouhaud, 2003 : 45). Contre la fausse évidence de la permanence du pamphlet, Marc Angenot, dans son ouvrage de référence, La Parole pamphlétaire (1978 : 261), a conçu le pamphlet comme une « forme historiquement circonscrite, propre à certains états de la société et porteuse de symptômes idéologiques ». L’espace public du pamphlet Les historiens repèrent pourtant très tôt en France l’existence d’une littérature protopamphlétaire (voir notamment Chartier, 1989 ; Darnton, 2010 ; Duccini, 2003 ; Duprat, 2002 ; Gruder, 1989 ; Haynie, 1971 ; Jouhaud, 2003 ; Popkin, 1989 ; Sawyer, 1990 ; Thomas, 2003). Sous l’Ancien Régime, les pamphlets constituent, en l’absence de journaux, un moyen de faire circuler de l’information critique et partisane. Ils se déploient davantage lors des moments de forte conflictualité politique et sociale. En effet, bien que certains auteurs endossent la posture pamphlétaire de manière relativement isolée, à l’instar du poète Rutebeuf (c. 1230-1285) qui pourfend les ordres mendiants dès le XIIIe siècle, l’activité pamphlétaire accompagne surtout les grandes querelles politiques (guerre de Cent Ans et guerres civiles du XV e siècle) ou religieuses (Grand Schisme, guerres de religion du XVI e siècle). Ainsi l’histoire paraît-elle scandée par une succession de grands moments pamphlétaires. Se développant généralement en grappes, les pamphlets participent alors d’une modalité singulière d’action collective d’allure prédémocratique au regard des formes postérieures de prise de parole (manifestes, pétitions, grèves…). Ils sont cependant rarement vraiment révolutionnaires. S’ils constituent généralement des « textes cachés » (Scott, 1990) du pouvoir, ils ne sont pas toujours, contrairement aux apparences, les armes de groupes subordonnés, bien au contraire : ils recéleraient plutôt le « linge sale » des dominants, qu’ils lavent largement en famille. Ainsi à travers l’étude complexe de leurs commanditaires, de leurs auteurs et de leurs relations, Christian Jouhaud (1985 : 156) a très bien montré toute la portée stratégique des mazarinades dont la tonitruance du verbe n’est souvent que « virulence d’un faux-semblant ». Derrière l’anonymat de ces mazarinades (terme qui désigne d’abord les écrits dirigés, durant la Fronde, contre Mazarin puis également, par extension, ceux publiés pour le défendre), qui peuvent se réclamer du peuple, se dissimulent, en réalité, des acteurs politiques généralement d’accord sur l’essentiel mais divisés par des luttes de pouvoir. Ces pamphlets, écrits par des hommes de lettres qui sont des conseillers des grands, opposent donc des factions au sein du milieu dirigeant et présentent une visée tactique et manipulatrice au service d’un chef de parti, comme l’a bien théorisé, à l’époque, Gabriel Naudé (1600-1653), le bibliothécaire de Mazarin, qui faisait d’abord de ces libelles des coups politiques. Christian Jouhaud invite donc à ne pas prendre trop au pied de la lettre ces mazarinades qui, si elles invoquent le peuple, sont d’abord à destination de ceux qui les écrivent ou qui pourraient le faire. Selon lui, ces mazarinades ne présentent donc aucune teneur révolutionnaire, même si certains pamphlétaires utilisent – à des fins manipulatoires – l’appel à la lutte contre les grands. S’ils renvoient souvent à des jeux politiques complexes au sein du milieu dirigeant, leur rôle dans les processus d’affaiblissement de l’autorité légitime des dominants n’en est pas moins déterminant. Au moment de la Révolution française, cette littérature marginale aurait ainsi contribué à saper le système idéologique du régime (Mornet, 1933 ; Darnton, 1991). Les libelles moquent alors l’impuissance du « roi cochon » ou représentent Marie-Antoinette en reine dépravée et lubrique (Thomas, 2003). En effet, sans être non plus nécessairement révolutionnaires, ces libelles, par leurs attaques outrageuses, ordurières et obscènes, ont pu forger un imaginaire qui aurait participé à l’affaiblissement de la monarchie. Certes de manière dévoyée, et sans même que ce soit toujours leur intention, ces « Rousseau du ruisseau » (Darnton, 1982) auraient véhiculé le concept de despotisme cher aux philosophes des Lumières et, finalement, favorisé la séparation entre le « règne de la critique » (Kosseleck, 1979) et la souveraineté de l’État. L’interprétation peut toutefois être renversée : n’est-ce pas parce que l’autorité symbolique de la royauté était déjà entamée que ces pamphlets ont ainsi prospéré ? « Loin d’être les producteurs d’une telle rupture, ils en seraient donc les produits » (Chartier, 1990 : 126). Quoi qu’il en soit, les différentes flambées pamphlétaires accompagnent les moments de crises politiques et les temps longs de la politisation, et participent des processus d’ouverture d’un espace public de la critique et du blâme. Pourtant, le pamphlet reste longtemps une « arme sans nom » (Ferret, 2007), et si, bon nombre d’études d’historiens ont pour objet, sur des périodes bien déterminées, un corpus de textes dits pamphlétaires, force est de constater qu’elles ne font pas toujours référence à la même chose, et que l’utilisation même du mot « pamphlet » peut apparaître anachronique, son usage n’étant véritablement attesté qu’au XVIIIe siècle, et cela dans une acception qui est loin d’être toujours celle qu’il possède au XIXe siècle. Aussi, s’il y a bien un « air de famille » entre les mazarinades du XVIIe siècle, les libelles du XVIIIe et les pamphlets du XIXe, il n’y a, en la matière – comme cela a été mentionné plus haut – que des configurations sociopolitiques particulières dont on ne peut s’économiser la reconstitution. Un rapide détour lexicographique permet de mettre en évidence l’émergence relativement tardive du pamphlet dans « l’ordre des livres » et son glissement de sens progressif vers sa signification actuelle. En effet, si le terme « pamflet » fait son apparition dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1762, sa définition – « mot anglais qui s’emploie quelquefois dans notre langue, ce qui signifie brochure » – prouve qu’il est alors encore peu usité et, surtout, démontre que le pamphlet n’a pas encore acquis son sens contemporain, où prédomine l’idée de texte violent et agressif. Le personnage de Paul-Louis Courier (1772-1825) a joué un rôle crucial dans la définition contemporaine du terme, en pratiquant lui-même le pamphlet mais surtout en s’érigeant en théoricien du genre. Dans son dernier texte, son célèbre Pamphlet des pamphlets, P.-L. Courier (1824) s’interroge ironiquement sur les propriétés de ces « petits écrits éphémères » qui pourraient expliquer la disqualification ou la mauvaise réputation de ceux qui les commettent. Partant du sens originel (anglais) du mot pamphlet, comme un écrit de peu de pages, P.L. Courier explique le discrédit dont il souffre par le fait qu’il est considéré comme un « écrit tout plein de poison » et condamné comme tel. Pour l’auteur, s’il est regardé comme sulfureux, c’est qu’il livre la vérité de manière directe donc brutale : celle-ci n’y est pas diluée dans le flux des pages, des conventions et des bonnes manières. Avec P.-L. Courier, s’invente aussi la figure du pamphlétaire : alors que jusqu’à la Révolution française, les pamphlets circulaient de manière le plus souvent clandestine et anonyme, « sous le manteau », le pamphlet va désormais sortir peu à peu « du ruisseau » (Mollier, 2000) et s’incarner de plus en plus dans des figures auctoriales, en accompagnant, avec un certain décalage, le mouvement de personnalisation de la « fonction auteur » (Foucault, 1969) dont les origines et les étapes ont été bien analysées par ailleurs (Bénichou, 1976 ; Dubois, 1978 ; Viala, 1985). L’incarnation du discours pamphlétaire par des individus évoluant entre journalisme, littérature et politique connaît son apogée sous la Troisième République qui apparaît comme un « âge d’or » du pamphlet politique (Passard, 2015). De l’âge d’or du pamphlet à l’archipel pamphlétaire aujourd’hui À la fin du XIXe siècle, les conditions sont en effet remplies pour favoriser l’essor au grand jour du pamphlet : l’installation de la République, avec notamment la loi sur la presse de 1881, lui confère une liberté d’expression inédite, tandis que la diffusion de la presse lui octroie une diffusion et un écho sans précédent. À cet égard, ce moment pamphlétaire est à relier aux transformations au long cours du lectorat qui sont le résultat des profondes mutations que la société française connaît alors : la scolarisation se généralise progressivement, les patois déclinent, l’alphabétisation se développe. Donc l’accès à l’écrit tend à se populariser et à se nationaliser, perdant progressivement son caractère élitiste et urbain. Par conséquent, et « âge d’or du pamphlet » traduit la massification du lectorat au sens où les propriétés de l’écriture pamphlétaire semblent s’accorder avec l’horizon d’attente des lecteurs issus des catégories populaires et de la « France des petits » (Charle, 1991 : 180) : petits commerçants, petits artisans, employés ou petits fonctionnaires. En effet, le discours pamphlétaire, qui se situe entre l’oral et l’écrit, puise, à la fois, dans les registres disqualifiés de l’espace social tels que l’insulte ou la rumeur, l’art de la caricature, mais aussi dans les procédés du roman et du feuilleton populaires (dramatisation, sensation, mise en scène de la vie privée) voire de techniques qui anticipent celles qui seront utilisées bientôt par la grande presse d’information populaire (logique du « scoop »). Le pamphlet devient alors un genre littéraro-journalistique avec ses propres spécialistes tels Henri Rochefort (1831-1913), Jules Vallès (1832-1885), Edouard Drumont (1844-1917), Léon Bloy (1846-1917), Octave Mirbeau (1848-1917), Léo Taxil (18541907), Laurent Tailhade (1854-1919) ou encore Georges Darien (1862-1921) pour n’en citer que les représentants les plus connus. Puisant volontiers dans un imaginaire complotiste (voir Danblon, Nicolas, 2010) et recourant à une rhétorique outrancière, leurs écrits laissent généralement place à un véritable déchaînement langagier : dérision, injure, calomnie voire obscénité forment les ingrédients les plus communs de leur prose. S’ils ne constituent certes pas une unité, et notamment pas un ensemble idéologique, ces pamphlétaires offrent cependant un « cadre d’interprétation » relativement semblable de la réalité politique. Prétendant tout dire, en s’efforçant de porter sur scène les coulisses supposées du politique, ils concourent à fonder un espace public très large où s’actualisent les rumeurs et les commérages jusque sur la vie privée des hommes politiques. De ce fait, ils participent d’une voie originale de politisation des citoyens, une forme paradoxale de « politisation antipoliticienne ». Ils contribuent, d’un côté, à susciter un intérêt pour la chose publique, à en produire les représentations et les enjeux, à diffuser des jugements politiques et participent à l’apprentissage démocratique du combat partisan et du pluralisme. Mais ils entretiennent aussi, d’un autre côté, l’impatience civique, les doctrines de haine, la défiance envers le monde politique officiel, creusant la distance qui sépare les gouvernants des gouvernés et alimentant une certaine crise de la représentation. On a pu montrer que, paradoxalement, dans le contexte de la fin du XIXe siècle, marquée par la mise en place de la démocratie élective et par la progressive forclusion des passions révolutionnaires, les pamphlets ont pu constituer un moyen de gestion de la haine, favorisant paradoxalement, par le passage des armes aux mots, l’apprentissage des nouvelles règles d’un jeu politique pacifié. Même s’ils conduisent alors à ébranler l’ordre politique en cours d’installation, ils auraient aussi participé, à leur insu, à la mise en place de ce dernier, ne serait-ce qu’en contribuant à tracer les frontières du juridiquement acceptable et à délimiter le périmètre de l’espace public légitime (Passard, 2015). Il ne s’agit pas d’affirmer, pour autant, que la prose pamphlétaire joue forcément un rôle d’exutoire. Ainsi, si à la fin du XIX e siècle, l’antisémitisme, très présent dans les pamphlets de l’époque, demeure surtout au stade des invectives (en dépit de violences effectives contre les Juifs exercées dans l’Algérie coloniale ou lors de l’affaire Dreyfus), c’est d’abord parce que la brutalité antisémite s’est généralement heurtée à une résistance des autorités déterminées à défendre, sinon les Juifs, du moins l’ordre public (Birnbaum, 1998 : 370-372). Il en sera tout autrement quelques décennies plus tard lorsque le pamphlet, devenu surtout l’arme de l’extrême droite, alimentera la haine anti-juive et préparera le terrain aux lois de Vichy. Héritiers de Edouard Drumont, Robert Brasillach (1909-1945), Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), Thierry Maulnier (1909-1988) ou encore Lucien Rebatet (1903-1972), entre autres personnages, laissent alors libre cours à leur « esthétique de la haine » (Sanos, 2013) qui accompagne, cette fois, l’agonie de la République (Sapiro, 2011 : 569-627). Dans son travail fondateur, Marc Angenot formulait l’hypothèse du déclin, depuis la fin des années 1960, du pamphlet dont ne demeureraient, selon sa propre expression, que quelques « représentants “attardés” » (Angenot, 1982 : 320). De fait, bien que notre époque ne méconnaisse pas le pamphlet, elle ne le conçoit plus comme un milieu autonome, bien identifiable par ses acteurs, ses lieux et ses interactions. Elle offre plutôt l’image d’un « monde en archipel du pamphlet » (Hastings, Passard, Rennes, 2009). Si les médias restent friands de prises de position polémiques voire provocatrices, permettant d’assurer le spectacle de l’affrontement verbal et manichéen, les polémistes télévisuels et de nouvelles figures d’artistes engagés (rappeurs, cinéastes ou documentaristes…) ou de « média-activistes » (Cardon, Granjon, 2010) sur le web ont, dans l’ensemble, remplacé les hommes de lettres qui faisaient d’abord du pamphlet une affaire de style. Ainsi le pamphlet s’exprime plutôt désormais comme l’ « expression d’une nostalgie qui trouve plus facilement à s’exprimer depuis le champ littéraire » que comme « un outil essentiel de la compétition politique » (Le Bart, 2009 : 80). Dans un contexte marqué par l’autonomisation des champs journalistique, littéraire et politique, le modèle pamphlétaire d’intervention dans l’espace public semble démonétisé et supplanté par de nouvelles figures d’engagement des intellectuels (Sapiro, 2009) à l’instar de « l’intellectuel spécifique » théorisée par Michel Foucault (1926-1984 ; 1984) dans « L’intellectuel et ses pouvoirs » ou de « l’intellectuel collectif » défendu par Pierre Bourdieu (1930-2002) dans Contre-feux 2 (2001), qui marquent un changement de répertoire d’action symbolique au profit de formules désormais moins liées aux propriétés prophétiques d’une parole solitaire, qu’aux références fondées sur les connaissances scientifiques et la force du groupe. Surtout, l’évolution des sensibilités sociales, qui se traduit dans des dispositifs légaux, a conduit, malgré des limites et résistances, à pacifier le discours, du moins dans l’espace public. Les processus de pénalisation de l’insulte et de la diffamation, en particulier raciste, sexiste et homophobe, privent donc certaines traditions pamphlétaires de certaines ressources idéologiques et rhétoriques. Cette dynamique de normalisation juridique de la parole publique participe sans doute d’un mouvement profond de civilisation des mœurs langagières, de pacification de la parole publique, qui semble poser comme impératif une éthique de la discussion guère compatible avec la logomachie pamphlétaire (Passard, 2009). Malgré tout, ces nouvelles contraintes juridiques offrent de nouveaux motifs d’indignation à certaines catégories de pamphlétaires prompts à fustiger la « bien-pensance » ou le « politiquement correct » (Noiriel, 2019) et à se présenter comme les vaillants porte-voix de ce que le peuple penserait tout bas sans pouvoir l’énoncer publiquement. Elles conduisent également à déplacer les paroles haineuses vers des supports moins exposés comme l’internet, où fleurissent désormais de nombreux pamphlétaires anonymes. Bibliographie Angenot M., 1978, « La parole pamphlétaire », Études littéraires, 11 (2), pp. 255-264. Angenot M., 1982, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1995. Avril Y., 1978, « Le pamphlet : essai de définition et analyse de quelques-uns de ses procédés », Études littéraires, vol. 11 (2), pp. 265-281. Bénichou P., 1976, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. 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