ANNUAIRE FRANÇAIS
DE
RELATIONS
INTERNATIONALES
2015
Volume XVI
PUBLICATION COURONNÉE PAR
L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
(Prix de la Fondation Edouard Bonnefous, 2008)
Université Panthéon-Assas
Centre Thucydide
L’ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE
ET LE PROGRAMME DE DOHA
POUR LE DÉVELOPPEMENT
Le
MuLtiLatéraLisMe en MaL de renouveLLeMent
pa r
m e h d i A BBA S ( * ) et c h r i S t i a n DEBLOCK ( ** )
C’est au terme de la 4 e conférence ministérielle, qui s’est tenue à Doha
du 9 au 14 novembre 2001, dans le contexte particulier post-attentats
du 11 septembre 2001, que fut lancé un nouveau cycle de négociations
commerciales multilatérales, placé sous le sceau de l’engagement unique et
devant se conclure en 2005 au plus tard. Le Programme de Doha pour le
développement (PDD) avait pour premier objectif l’intégration des pays en
développement dans un « système commercial multilatéral ouvert [et] fondé
sur des règles [dans des conditions qui] correspondent aux besoins de leur
développement économique ». Quinze années plus tard, force est de constater
que ce programme ambitieux peine à aboutir. Après avoir été suspendues
entre 2006 et 2008, les négociations sont toujours « dans l’impasse » malgré
la réussite en demi-teinte de la conférence ministérielle de Bali (décembre
2013), le « Paquet de Bali » ne couvrant que 10% du mandat de Doha.
Alors que l’OMC célèbre son vingtième anniversaire et que le PDD
est dans sa quinzième année, il nous semble opportun d’analyser les
déterminants structurels et institutionnels de l’enlisement des négociation
et de nous interroger sur les perspectives qui s’ouvrent au système
commercial multilatéral post-Bali.
Comme le soulignent A. Narlikar et P. Van Houten, « le temps depuis
lequel les négociations sont dans l’impasse signifie qu’il est peu probable
qu’une explication mono-causale soit suffisante » (1). Toutefois, une thèse
prédomine. Elle impute cette situation à un problème d’action collective
que viendrait renforcer l’application du principe du consensus et de la
(*) Maître de conférences en Economie à l’Université de Grenoble Alpes (France).
(**) Professeur d’Economie à l’Université du Québec à Montréal (Canada).
(1) Amrita narliKar / Pieter v an houten, « Know the enemy: uncertainty and deadlock in the WTO », in
A. narliKar (dir.), Deadlocks in Multilateral Negotiations. Causes and Solutions, Cambridge University Press,
Cambridge, 2010.
740
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
règle de l’engagement unique (2). L’OMC serait ainsi victime à la fois de
son succès et de son universalisme. De son succès, parce qu’elle compte
désormais 160 membres (18 accessions depuis 2001). De son universalisme,
dans la mesure où la règle du consensus explicite, qui confère à chaque
Etat membre un droit de veto, et le principe « un Etat, une voix » s’avèrent
peu propices aux grandes décisions. Aux dires de ceux qui invoquent
l’argument, ce facteur de blocage pourrait être dépassé, notamment en
introduisant une forme de pondération dans les prises de décision et en
réformant les pratiques de négociation (3).
Certes, la thèse du nombre est pertinente : l’OMC tenant son mandat
de ses membres, ces derniers ont l’exclusivité de la proposition et de
leurs stratégies et décisions dépend l’issue d’une négociation. Cette
thèse est cependant réductrice des problèmes que traverse actuellement
l’organisation. D’une part, elle souffre d’être « inward looking » (4), c’està-dire centrée exclusivement sur la gouvernance de l’Organisation et les
dysfonctionnements de son mode opératoire (consensus et engagement
unique). D’autre part, elle néglige la conflictualité de négociations dont
les conséquences productives et distributives sont toujours majeures
pour les pays qui y participent (5). De plus, la durée n’est cependant pas
synonyme de crise ou de paralysie (6), d’où notre préférence pour le terme
d’enlisement : le régime OMC demeure fonctionnel par bien des aspects,
dont celui, stratégique, de règlement des différends (douze différends
résolus par an en moyenne). Elle ne renvoie pas non plus à une « inertie
institutionnelle » (7), l’OMC ayant connu, sur la période 2001-2014, de
(2) Thomas c ottier / Satoko taKenoShita, « The balance of power in WTO decision-making: towards
weighted voting in legislative response », Aussenwirtschaft, n° 58, 2003, pp. 171-196 ; Robert laWrence,
« Rulemaking amidst growing diversity : a ‘club of Clubs’ Approache to WTO reform and new issue selection »,
Journal of International Economic Law, vol. IX, n° 4, 2006, pp. 823-835 ; Debra S teger, « The future of the
WTO: the case for institutional reform », Journal of International Economic Law, vol. XII, n° 4, 2009, pp. 803833.
(3) Richard B. porter (dir.), Efficiency, Equity and Legitimacy. The Multilateral Trading System at the
Millennium, Brooking Institution Press, Washington, 2001 ; WTO, The Future of the WTO : Addressing
Institutional Challenges in the New Millennium, Genève, OMC, 2004 ; Deborah c aSS, The Constitutionalization
of the World Trade Organization: Legitimacy, Democracy and Community in the International Trading System,
Oxford University Press, Oxford, 2005 ; Ernst-Ulrich peterSmann (dir.), Reforming the World Trading
System: Legitimacy, Efficiency and Domestic Governance, Oxford University Press, Oxford, 2005 ; Warwick
Commission, The Multilateral Trade Regime: Which Way Forward, University of Warwick, Coventry, 2007 ;
Debra Steger (dir.), WTO. Redesigning the World Trade Organization for the Twenty-First Century, Wilfrid
Laurier University Press, Ottawa, 2010.
(4) Joost p auWelyn, « New trade politics for the 21st century », Journal of International Economic Law,
vol. XI, n° 3, 2008, pp. 559-573.
(5) A l’instar de l’analyse de Will martin / Patrick meSSerlin, « Why is it so difficult? Trade liberalization
under the Doha Agenda », Oxford Review of Economic Policy, vol. XXIII, n° 3, 2007, pp. 347-366.
(6) Jagdish Bhagwati fait du blocage une caractéristique majeure des négociations commerciales
multilatérales, ce qui le conduit à relativiser le discours catastrophiste sur la paralysie du système, in « Don’t
cry for Cancún », Foreign Affairs, vol. LXXXIII, n° 1, 2004, pp. 52-63.
(7) Rorden W ilKinSon, « The WTO in crisis: exploring the dimension of institutional inertia », Journal of
World Trade, vol. XXXV, n° 3, 2001, pp. 397-419.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
741
nombreuses innovations institutionnelles et organisationnelles (8). Aussi
préférons-nous avancer une autre hypothèse : celle de la dissonance entre
l’institution et le système qu’elle encadre.
La dissonance s’explique par les transformations systémiques de
l’économie mondiale depuis 1995 et leur articulation à la façon dont les
Etats membres, d’une part, construisent leur rapport aux principes du
régime commercial et, d’autre part, perçoivent les enjeux des négociations
en termes de richesse et de puissance. D’où le problème de dissonance
entre la « grammaire générative » (9) du régime OMC (non discrimination,
réciprocité, leadership) et le système que l’OMC a la charge de réguler.
Ce problème apparaît à deux niveaux. Le régime OMC reste attaché à des
principes fondateurs (non-discrimination et réciprocité) qui ne répondent
plus de façon efficiente aux réalités d’une économie mondiale de plus en
plus intégrée et à la perception qu’ont les Etats membres des problèmes
économiques internationaux auxquels ils sont confrontés. Cette perception
est fondamentale, l’OMC étant à la fois member-driven et bargain-driven.
C’est le premier niveau. Le second renvoie, quant à lui, au binôme réciprocité
et leadership, dont l’efficacité est érodée par les nouveaux rapports de
puissance que dessine la globalisation. En orientant la discussion dans
ces deux directions, nous montrerons pourquoi et comment l’enlisement
du Cycle de Doha n’est ni la conséquence d’un dysfonctionnement interne
ni le résultat d’une insuffisance de concessions commerciales. Il résulte
plutôt d’un double changement : dans les structures de l’économie politique
mondiale, d’une part, et dans les stratégies de réaction des grands acteurs,
les anciens comme les nouveaux, à cette nouvelle configuration structurelle
d’autre part.
Trois sections organisent cet article. Nous reviendrons tout d’abord sur
le déroulement du Programme de Doha pour le développement (PDD) : ce
cadrage factuel vise à faire ressortir les insuffisances de la négociation
lancée en 2001, particulièrement pour ce qui est de son contenu
« développement » ; cette insuffisance conduira à une réévaluation, par les
Etats membres, de l’intérêt de la négociation et à une contestation de sa
capacité à dégager un compromis pro-développement. La deuxième section
prolongera l’analyse en l’ouvrant sur la substance du régime OMC et sa
grammaire générative devenue obsolète : l’héritage du précédent cycle est
ici fondamental pour expliquer la réaction des Etats membres à l’évolution
du PDD. La troisième section portera sur les stratégies d’acteurs qui, dans
un contexte de transformation, fondent l’économie mondiale : l’absence
de leadership dans les négociations, couplée à la problématique de la
(8) Pour un detail, cf. Carolyne Deere birKbecK, « Development-oriented perspective on global trade
governance: a summary of proposals for making global trade governance work for development », in Carolyn
Deere birKbecK (dir.), Making Global Trade Governance Work for Development, Cambridge University Press,
Cambridge, pp. 612-613.
(9) John G. ruggie, « International regimes, transactions, and change: embedded liberalism in postwar
economic ordrer », International Organization, vol. XXXVI, n° 2, 1982, pp. 417-456.
742
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
réciprocité, constitue une autre défaillance de la grammaire générative du
régime OMC.
l’ e n l i S e m e n t
d u c yc l e de
doha
o u l ’ i m p o S S i b l e a rt i c u l at i o n
g l o b a l i S at i o n - d é v e l oppe m e n t
En lançant à Doha un nouveau cycle orienté vers le développement,
les Etats membres de l’OMC avaient alors pris un double engagement :
1) corriger les déséquilibres occasionnés dans les relations Nord-Sud
par la mise en œuvre des accords de l’Uruguay Round ; et 2) dans le
sillage des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), mettre
le système commercial multilatéral au service du développement et de
la lutte contre la pauvreté. Le projet était ambitieux : il s’agissait non
seulement de réinterpréter les accords dans leur forme, leur substance et
leur finalité à l’aune du développement, mais aussi de doter les pays en
développement (PED) et les pays les moins avancés (PMA) de capacités
commerciales adéquates pour s’intégrer avec succès à l’économie mondiale.
Dans le sillage de la crise asiatique (1998) et de la remise en cause du
Consensus de Washington (10), l’objectif de définir un « nouveau ‘Consensus
de Genève’ pour mettre le commerce au service du développement » (11)
paraissait légitime. Cette nouvelle articulation entre globalisation et
développement devait passer par une rénovation du régime « commerce et
développement » de l’OMC et un réexamen des dispositions du traitement
spécial et différencié (TSD) « en vue de les renforcer et de les rendre plus
précises, plus effectives et plus opérationnelles » (§44 de la Déclaration de
Doha). Cependant, vidé de ses ambitions initiales au fil des négociations,
le PDD est devenu une négociation commerciale standard, de surcroît
marquée par un « agenda en contraction » (12). C’est à l’analyse de cette
évolution, nécessaire pour établir le diagnostic de l’enlisement, qu’est
consacrée la présente section. Le tableau 1 retrace cette évolution.
(10) Cf. Daniel r odriK , « Goodbye Washington Consensus, hello Washington confusion? A review of the
World Bank’s ‘Economic growth in the 1990s: learning from a decade of reform’ », Journal of Economic
Literature, vol. XLIV, n° 4, 2006, pp. 973-987.
(11) Cf. l’allocution de Pascal Lamy, disponible sur le site Internet www.wto.org/french/news_f/sppl_f/
sppl12_f.htm, consulté le 25 avril 2013. L’agenda originel comportait cinq volets de négociation : i) la
libéralisation des échanges (services, agriculture et produits industriels) ; ii) la réglementation, autrement dit
le réaménagement de certains accords (la procédure de dumping et anti-dumping, l’Accord sur la propriété
intellectuelle et la révision des règles relatives aux accords commerciaux régionaux) ; iii) les « Questions de
Singapour » (facilitation des échanges, transparence des marchés publics, investissement et concurrence) ;
iv) le renforcement opérationnel et la consolidation institutionnelle du traitement spécial et différencié
(définition et mise en œuvre) ; v) la création de deux groupes de travail sans mandat de négociation, l’un sur la
relation commerce, dette et finance, l’autre sur la relation commerce et transfert de technologies.
(12) Gilbert R. Winham , « The Doha Round and its impact on the WTO », in Rorden W ilKinSon / Donna
lee (dir.), The WTO After Hong Kong. Progress and Prospects for the Doha Development Agenda, Routledge,
Londres, 2007.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
743
Tableau 1 : Les pays en développement et le régime de l’OMC
depuis les Accords de Marrakech
De Marrakech (avril 1994) à Singapour (décembre 1996) : La consolidation
des Accords du Cycle de l’Uruguay
i)
absence d’un agenda positif pour les PED ;
ii)
absence d’une stratégie de négociation ;
mise en œuvre graduelle des Accords du Cycle de l’Uruguay et
iii)
apprentissage du modus operandi de l’OMC ;
introduction des Questions de Singapour (investissement,
iv)
concurrence, marchés publics et facilitation des échanges)
De Singapour à Doha (novembre 2001) — La contestation des Accords
d’Uruguay
i)
élaboration d’un agenda de négociations propre aux PED ;
ii)
inscription de la question de la mise en œuvre à l’ordre du jour
(Genève, 1998) ;
iii)
échec de la 3e Conférence ministérielle à Seattle et du projet de
cycle du millénaire pour la libéralisation ;
crise asiatique et recul des prescriptions libérales (échec de
iv)
l’AMI, contestation du consensus de Washington, émergence du
mouvement altermondialiste) ;
lancement des Objectifs du millénaire pour le développement et
v)
relance de l’aide publique au développement
De Doha à Cancún (septembre 2003) — La mise en œuvre du Programme de
Doha pour le développement
i)
meilleure compréhension de l’institution et des enjeux associés
aux négociations ;
ii)
lancement du Cycle de Doha pour le développement (29 dossiers
de négociation) ;
iii)
accession de la Chine
744
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
De Cancún à Hong-Kong (décembre 2005) — Conflits de paradigmes
i)
absence d’avancées sur les principales thématiques
« développement » (TSD, ADPIC et santé publique, mise en
œuvre) ;
ii)
non-respect des délais et absence d’accord sur les modalités de
négociation ;
iii)
émergence du G20 en réaction au duopole Etats-Unis/UE
dans le dossier agricole ; consolidation du G90, formation du
NAMA 11 dans la négociation sur les produits industriels ;
iv)
échec de la conférence ministérielle de Cancún et succès mitigé
de la ministérielle de Hong-Kong ;
v)
« Paquet développement » à destination des PMA uniquement :
franchise de droit de douane pour 97% des produits originaires
des PMA, mais sans échéance de mise en œuvre – les 3%
restants concernent 330 lignes tarifaires pouvant priver tous les
produits de certains PMA d’un accès aux marchés
vi)
opposition de deux visions : accès aux marchés vs. espace
politique pour le développement
De Hong-Kong (2005) à Genève (décembre 2011) – Enlisement du PDD
i)
crise financière globale et suspension des négociations (2008)
pour absence de compromis sur l’agriculture et les produits
industriels ;
ii)
Conférence de Genève (2009) : une ministérielle blanche chargée
de « passer en revue le fonctionnement de l’institution » (P. Lamy) ;
approbation de l’accession de la Russie, du Monténégro et du
iii)
Samoa ;
adoption d’une dérogation autorisant le traitement préférentiel
iv)
des fournisseurs de services des 31 PMA libérant les autres
membres de l’obligation légale d’accorder un traitement non
discriminatoire à tous leurs partenaires commerciaux ;
relance du programme de travail sur le commerce électronique
v)
et sur les petites économies vulnérables (PEV).
De Genève à Bali (décembre 2013) – A la recherche du temps perdu
i)
accord sur la facilitation des échanges figurant dans la
déclaration de Doha (2001)
ii)
décision sur les stocks agricoles pour raison de sécurité
alimentaire
iii)
règles d’origine préférentielle pour les PMA
iv)
dérogation concernant le traitement préférentiel pour les
services et les fournisseurs de services des pays les moins
avancés
x)
mise en place du mécanisme de surveillance pour le traitement
spécial et différencié
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
745
Retour au développement par le commerce
La séquence allant de Doha à Hong-Kong (décembre 2005) marque la
victoire de l’interprétation commerciale du PDD. Les négociations ayant
été réduites à deux sujets, l’accès aux marchés et le démantèlement des
barrières non tarifaires (soutiens internes et subventions), les marges de
négociation et les gains attendus sont devenus trop limités pour susciter un
réel intérêt.
Le développement, bien qu’étant la priorité officielle de ce cycle
de négociation, apparaît dès lors au second rang des discussions. Le
21 avril 2011, l’OMC publie un document de 600 pages résumant dix
ans de négociation, d’où il ressort qu’il ne reste plus grand-chose des
éléments de développement dans le PDD (13). Tout au plus cherchet-on à mieux lier le TSD à l’aide au commerce et au développement de
capacités commerciales (14). En fait, dès le départ, les discussions sur les
modalités ont primé sur la substance (15). Le PDD souffrait d’un double
défaut de naissance, soit de ne pas avoir clairement établi la finalité
« développement » qui devait être assignée à la libéralisation commerciale
et, en droite ligne de ce qui précède, de ne pas disposer de critères clairs
et consensuels permettant d’établir si un accord est « bon » ou non pour le
développement. A cela s’ajoute l’organisation de la négociation qui portait
en elle les graines d’un futur blocage, lequel se manifestera lors de la
Conférence ministérielle de Cancún (décembre 2003) (16).
C’est ainsi qu’au terme des travaux de la Conférence de Hong-Kong
(décembre 2005), le « paquet développement » fut réduit à sa plus simple
expression, soit : offrir aux 90 pays les plus pauvres de l’OMC un accès
préférentiel aux marchés des pays industrialisés. Ce n’est certes pas
négligeable, dans la mesure où ces marchés représentent 97% de leurs
exportations, mais on n’en était pas moins revenu à une logique de
préférences commerciales ciblées, sélectives et sans obligation juridique
d’octroi, cela, même si le « paquet » proposait des actions spécifiques
sur quelques produits de base et une aide au commerce dont la portée
opérationnelle restait toutefois à déterminer. L’Accord de Bali ne modifie
en rien cette situation, d’autant que, d’une part, l’ensemble des mesures
(13) Sur le TSD, le PDD n’apporte aucune modification substantielle par rapport aux principes contenus
dans les accords du Cycle de l’Uruguay ; sur la mise en œuvre, le PDD est un échec ; sur l’aide au commerce,
la Task Force établie à Hong-Kong (2005) a conclu que l’OMC n’aurait qu’un rôle de contrôle bureaucratique
des propositions ; et sur la facilitation des échanges, la négociation est bloquée compte tenu des intérêts en
présence.
(14) Faïze i Smail, « Mainstreaming development in the World Trade Organization », Journal of World
Trade, vol. XXXIX, n° 1, 2005, pp. 11-21.
(15) Situation qui conduit Pascal Lamy à déclarer que « sur la base des nombreuses propositions présentées
jusqu’ici, il nous faut maintenant discuter quantités, chiffres et coefficients ». Cf. le site Internet www.wto.org/
french/news_f/sppl_f/sppl13_f.htm, consulté le 15 novembre 2012.
(16) Le compromis de Doha stipulait que la première année serait consacrée aux questions de
développement, la deuxième à la libéralisation (selon l’ordre suivant : agriculture, produits industriels puis
services) et la troisième aux thématiques restantes. L’inaboutissement des questions de développement a
« grippé » l’ensemble de la mécanique de négociation.
746
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
en faveur des PED-PMA sont non contraignantes, stipulant que les pays
développés doivent « faire de leur mieux » (best endeavour clauses) pour
permettre la réalisation des objectifs de l’accord, et que, d’autre part,
l’accès en franchise de droits de douane et sans contingents n’apporte
aucune amélioration des conditions de l’offre des PMA sans mesures
d’accompagnement complémentaires.
L’enlisement du PDD montre que les Etats membres de l’OMC ne
parviennent pas à définir le contenu substantiel d’une négociation sur le
développement. Ce dernier s’en trouve réduit à une approche en vertu
de laquelle l’agenda vise à « favoriser la réalisation des objectifs du
développement au moyen d’un accès aux marchés amélioré » pour les PEDPMA (17). Or cette approche du TSD n’est plus pertinente. Premièrement,
l’intégration aux réseaux de production et d’échange ne se mesure pas
tant en termes de capacités d’exportation qu’en termes d’attractivité des
facteurs de production et de positionnement compétitif sur les chaînes de
valeur mondiales (18). Deuxièmement, l’approche commercialiste réifie
l’opposition Nord-Sud alors que l’érosion des préférences résulte en
grande partie de la montée de la concurrence Sud-Sud, dont on néglige de
considérer les effets adverses sur les PMA et sur les PED non émergents (19).
Troisièmement, l’OMC n’a pas démontré que son approche était en mesure
d’apporter une réponse soutenable aux défis de la globalisation (20).
L’insistance sur « l’ambition en termes de libéralisation » apparaît en
décalage par rapport aux contraintes systémiques et structurelles de ce
début de XXI e siècle : sécurité alimentaire, protection des consommateurs,
lutte contre les changements climatiques, spécialisation productive
et biodiversité, sécurité et mobilité internationales du travail, etc. Le
programme de Doha aurait pu constituer un moment de réflexion sur les
limites d’une doctrine centrée sur l’expansion des exportations selon le
principe de réciprocité des concessions. La différenciation des trajectoires
économiques et commerciales au Sud, l’hétérogénéité des intérêts qui
lui est consubstantielle, la concurrence Sud-Sud, la désintégration de
filières, la prise en compte des effets environnementaux et climatiques
et des différentes dimensions de la sécurité économique afférentes à la
libéralisation commerciale sont autant d’éléments qui auraient pu inciter
(17) Cf. le site Internet www.wto.org/french/tratop_f/markacc_f/nama_negotiations_f.htm, consulté le
29 avril 2013.
(18) Quddus Z. S nyder, « Integrating rising powers: liberal systemic theory and the mechanism of
competition », Review of International Studies, vol. XXXIX, n° 1, 2013, pp. 209-213. Pour une analyse détaillée
de cette problématique, cf. UNCTAD, World Investment Report 2013. Global Value Chains: Investment and
Trade for Development, United Nations, Genève, 2013.
(19) De fait, les économies du G5 (Etats-Unis, Union européenne, Brésil, Chine, Inde) n’ont pas tant
besoin de l’OMC et de la conclusion de la négociation que les pays les moins avancés, les économies du
G90 et les PED non émergents. Cf. Erik a nderSSon , « Who needs effective Doha negotiations, and why? »,
International Negotiations, n° 17, 2012, pp. 189-209.
(20) Mehdi a bbaS, « Mondialisation et développement. Quelle soutenabilité au régime de l’Organisation
mondiale du commerce ? », Mondes en développement, vol. XXXIX, n° 154, 2011, pp. 17-28.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
747
à une conception rénovée du lien entre globalisation et développement (21).
Ajoutons que, d’un strict point de vue opérationnel, il aurait également
été possible d’instituer un conseil du commerce et du développement ou
d’accroître les compétences du Comité du commerce et du développement.
La faiblesse des gains attendus
Les échecs successifs des conférences ministérielles (Cancún (2003),
Genève (2009), Genève (2011)) ont démontré que, s’il n’y avait guère d’intérêt
de la part des PED à négocier des ententes qui affectaient directement la
maîtrise de leur développement, il n’y en avait guère davantage du côté
des pays développés, dans la mesure où l’enjeu se trouvait réduit à une
négociation sur des sujets sensibles (l’agriculture), cela, pour des gains
limités sur les marchés traditionnels (accès aux marchés pour les produits
non agricoles). La première conséquence de cela est que l’intérêt pour
les négociations multilatérales s’est trouvé rapidement éclipsé au profit
du bilatéralisme et d’une nouvelle diplomatie commerciale privilégiant
des ententes à la carte avec des acteurs ciblés. Nous y reviendrons. La
seconde, c’est qu’avec un agenda restreint, les gains attendus s’en sont
trouvés d’autant réduits.
Ainsi, d’une augmentation, projetée au départ, du revenu mondial de
520 milliards de dollars, la Banque mondiale a-t-elle ramené ces gains
après révision à seulement 287 milliards, dont 90 milliards pour les pays
en développement (22). En 2010, la Banque a réalisé une nouvelle étude
qui chiffre à 160 milliards de dollars les gains potentiels de l’ouverture
des marchés, cela, tout en tenant compte des exceptions pour les produits
sensibles (23). Minor et Tsigas ont estimé, de leur côté, à 99 milliards
de dollars les gains commerciaux, tout en admettant, d’une part, que
leurs calculs ne prenaient pas en compte les coûts de la libéralisation
et que, d’autre part, la réalisation des gains était conditionnée à des
investissements significatifs dans les PED (24). Decreux et Fontagné (25)
ont pronostiqué, quant à eux, des gains de 57 milliards de dollars pour
l’agriculture et l’accès au marché industriel et de 11 milliards de dollars
(21) L’échec de l’Accord de Bali le 31 juillet 2014 résulte de cette absence de réflexion. L’Inde a motivé
son refus, entre autres, par le fait que l’accord sur la facilitation des échanges a mobilisé les membres au point
de totalement négliger les questions agricoles, particulièrement celles des stocks stratégiques et de sécurité
alimentaire. En outre, là où le Nord voit dans la facilitation des échanges un accord pour simplifier les mesures
douanières, nombre de pays africains et asiatiques estiment que la facilitation des échanges devrait inclure
l’amélioration et la mise en place de réseaux et d’infrastructures de transport.
(22) Kym anderSon et al., « Global impacts of the Doha scenario on poverty », in Thomas W. hertel /
L. Alan W interS (dir.), Poverty and the WTO: Impacts of the Doha Development Agenda, World Bank,
Washington, 2006, pp. 497-528.
(23) David laborde / Will martin / Dominique van der m enSbrugghe, « Measuring the benefits of global
liberalization with a consistent tariff aggregator », IFRI/World Bank, 2010.
(24) Peter minor / Marinos tSiga, « Impact of better trade facilitation in developing countries. Analysis
with a new GTAP database for the value of time in trade », contribution au GTAP 11 th Annual Conference on
Global Economic Analysis, Helsinki, 2008.
(25) Yann decreux / Lionel F ontagné, Economic Impact of Potential Outcome of the DDA, CEPII (Rapport
d’études n° 2009-1), Paris, 2009.
748
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
pour les services. Ils soulignent que l’aide au développement décidée à
Hong-Kong permettrait un gain potentiel de 100 milliards de dollars, ce
qui rejoint la projection de la Banque mondiale. Cependant, ce résultat est
également conditionné par d’importants investissements d’infrastructure,
de logistique et institutionnels que le PDD ne prévoit pas.
Cette faiblesse des gains attendus est amplifiée par leur inégale
répartition. D’abord entre les PED et les pays développés, mais aussi au
sein des PED, dans la mesure où l’Argentine, le Brésil, la Chine, l’Inde,
le Mexique, la Thaïlande, la Turquie et le Vietnam devaient en être les
principaux bénéficiaires (26). Le constat de la faiblesse et de l’inégale
répartition des gains en termes d’accès aux marchés et de croissance
n’est pas remis en cause par l’Accord de Bali. Le contenu substantiel de
ce dernier est réduit, d’où des simulations de mise en œuvre du PDD qui
chiffrent l’augmentation des exportations entre 1,25% (hypothèse basse) et
2,79% (hypothèse haute) et celle du produit intérieur brut (PIB) entre 0,09
et 0,23% à l’horizon 2025 (27).
Au terme de ce cadrage factuel émergent deux propos d’étape.
Premièrement, entre Doha (2001) et Bali (2013), l’économie mondiale
aura connu une triple crise (écologique, financière et diplomatique), qui
n’a pas été sans conséquences sur l’enlisement des négociations, cela,
d’autant que la Grande Récession, débutée en 2007, a réorienté l’agenda
de la coopération économique internationale vers les questions financières
et la gestion des déficits publics. Toutefois, la transformation du PDD en
une négociation commerciale standard est tout, sauf contingente. C’est le
second constat. Cette transformation reflète les préférences des Etats-Unis
et des émergents, pour lesquels l’OMC ne doit pas être autre chose qu’une
organisation dédiée à l’ouverture des marchés, mais elle s’est faite aux
dépens tant du projet européen de faire de l’OMC un « laboratoire de la
gouvernance mondiale » que du souhait de nombre de PED non émergents
et des PMA d’en faire une organisation du développement.
L’ensemble de ces éléments doit-il nous conduire à dire qu’il n’y a
pas d’intérêt à compléter le Cycle de Doha ? Nous n’irons pas jusque-là,
mais les arguments sont davantage d’ordre symbolique – la légitimité
de l’OMC – et sécuritaire – accès aux marchés et sauvegarde contre le
protectionnisme (28). Surtout, le constat de l’impossible élaboration d’un
« consensus de Genève » n’épuise pas les déterminants de l’enlisement de
l’Agenda de Doha pour le développement (ADD).
(26) Sandra polSKi, Winners and Losers: Impact of the Doha Round on Developing Countries, Carnegie
Endowment for International Peace, Washington, 2006.
(27) Yann decreux / Lionel Fontagné, What Did Happen in the DDA? Quantifying the Role of Negotiation
Modalities, CEPII (Document de travail n° 2013-38), nov. 2013. Pour une analyse plus qualitative, cf. Rorden
W ilKinSon et al., The WTO in Bali. What MC9 Means for the Doha Development Agenda and Why It Matters?,
Brooks World Poverty Institute (Working Papers n° 194), Manchester University, fév. 2014.
(28) Bernard hoeKman / Will m artin / Aaditya mattoo, « Conclude Doha : it matters! », World Trade
Review, vol. IX, n° 3, 2010, pp. 505-530.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
le
régime
omc,
749
e n t r e i n t é g r at i o n c o m m e r c i a l e
e t F r ag m e n tat i o n pr o d u c t i v e
Abordons maintenant le premier niveau de dissonance, soit l’écart
entre le régime OMC hérité des négociations du Cycle de l’Uruguay et
les nouvelles structures de production et d’échange qui ont émergé dans
l’économie mondiale. C’est ici que surgit le problème de la « grammaire
générative » du régime commercial face aux modalités de déploiement de
la globalisation, particulièrement depuis la crise asiatique (1998) qui ouvre
l’ère de l’ultra-mercantilisme des émergents.
Le régime de l’OMC : « contestabilité » et règles de marché
L’ouverture réciproque, non discriminatoire et négociée des marchés
est un principe général qui a marqué l’histoire du GATT, cela, même si,
en réalité, les négociations commerciales ont toujours visé l’élimination
des obstacles au commerce et, sous ce couvert, l’ouverture graduelle mais
toujours plus étendue des marchés à la concurrence internationale. Avec
les Accords de Marrakech et la création de l’OMC, on aborde « la troisième
génération d’obstacles aux échanges » (29), à savoir les dispositifs normatifs,
réglementaires et institutionnels nationaux. Alors que jusque-là les
négociations se concentraient sur les concessions tarifaires et l’élimination
des obstacles « administratifs », il est dès lors question de subventions, de
propriété intellectuelle, de services, de marchés publics, d’investissement,
de concurrence, de normes et de standards sanitaires, phytosanitaires et
techniques.
L’idée centrale est d’ouvrir largement les marchés nationaux à la
concurrence internationale, autrement dit de les rendre « contestables »,
ce qui, en retour, implique non seulement que les entreprises étrangères
puissent rivaliser sur un pied d’égalité avec les entreprises locales, mais
également qu’on s’entende sur des normes communes de concurrence
devant s’appliquer à tous les pays membres (30). Dans la mesure où il
s’agit de réduire les contraintes juridiques, institutionnelles (brevets,
normes sanitaires, techniques, labels) ou stratégiques à la concurrence
internationale, l’élimination des barrières à l’entrée prend un sens
(29) Les première et deuxième générations concernaient les droits de douane et les barrières non
tarifaires. La troisième génération porte sur les dispositifs normatifs. Cf. Thomas cottier, « From progressive
liberalization to progressive regulation in WTO law », Journal of International Economic Law, vol. IX, n° 4,
2006, pp. 779-821.
(30) L’agenda de la contestabilité s’appuie sur la théorie des marchés contestables développée par
William J. Baumol, John C. Panzar et Robert D. Willig (1982). Un marché est dit « contestable » dès lors qu’il
est possible d’y entrer sans coût irrécupérable. La concurrence potentielle résultant de la « contestabilité »
a les mêmes effets disciplinant que la concurrence effective. A l’échelon international, la contestabilité des
marchés passe par une harmonisation des règlements et normes nationaux. Cf. Edward graham / Robert
laWrence, « Measuring the international contestability of markets. A conceptual approach », Journal of World
Trade, vol. XXX, n° 5, 1996, pp. 5-20 ; Bernard hoecKman / Michel KoStecKi, The Political Economy of the
World Trading System. The WTO and Beyond, Oxford University Press, Oxford, 2009 (3e éd.).
750
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
nouveau : le nivellement des conditions de la concurrence – leveling the
playing field, pour reprendre l’expression anglaise (31).
En déplaçant le champ de la négociation de l’ouverture des marchés
vers les politiques et réglementations domestiques, c’est la légitimité des
politiques nationales et leur autonomie normative qui se trouvent de la
sorte directement visées. De plus, le régime OMC comporte un nouveau
corpus de règles, avec des recommandations de mise en conformité, des
normes de procédures et des normes substantives (32), corpus qui fait
passer le système commercial multilatéral d’une logique d’ouverture
ordonnée et disciplinée des marchés nationaux, qui était à l’origine même
du GATT, à une logique de concurrence sur des marchés internationaux qui
seraient régis par des normes communes.
Ainsi s’explique la multiplication des questions liées au commerce, à savoir
le « ‘trade and…’ agenda » (33) : commerce et investissement, commerce et
concurrence, commerce et environnement, commerce et standards techniques,
commerce et travail, voire commerce et changement climatique. Cependant,
le « trade and… » agenda révèle une double difficulté. Premièrement, il pose le
problème du périmètre du régime OMC (34), qui, en retour et du point de vue
des Etats membres, pose celui des fonctions et de la substance de la politique
commerciale (35) : avec l’intégration économique internationale, les politiques
commerciales interfèrent – et vice versa – avec les politiques publiques, qu’il
s’agisse de la politique sociale, de la politique environnementale, de la politique
technologique, de la politique fiscale ou encore, bien entendu, de la politique
de développement. Deuxièmement, il oriente la négociation vers la définition
de normes communes, cela, alors que l’OMC affirme qu’elle n’est pas une
organisation normative.
Contrairement à ce qu’affirme P. Messerlin, le Cycle de Doha n’est pas
« avant tout un échange de concessions commerciales » (36). Il comporte une
(31) Surya P. Subedi, « The notion of free trade and the first ten years of the World Trade Organization :
how level is the ‘Level Playing Field’? », Netherlands International Law Review, vol. XXXV, n° 2, 2006, pp. 275
et 291-292
(32) Il s’agit des articles 2.2 et 2.4 de l’accord sur les obstacles techniques au commerce, 3.3 et 5 de
l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, les articles VIII, X du GATT de 1994. A cela s’ajoute
le fait que l’OMC régule le recours à des exemptions pour motifs non commerciaux (art. XX et XXI du GATT
et XIV de l’AGCS).
(33) Le mouvement débute avec l’accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce
(ADPIC). A partir du moment où les Etats membres décidèrent de contourner l’OMPI et de rattacher les droits
de propriété intellectuelle au commerce, rien ne les empêchait d’élargir l’agenda de la négociation à d’autres
thématiques. Pour une analyse approfondie, cf. Marion JanSen, « Defining the borders of the WTO Agenda »,
in Amrita n arliKar / Martin daunton / Robert Stern, The Oxford Handbook on the World Trade Organization,
Oxford University Press, Oxford, 2012, p. 163.
(34) Debra S teger, « The culture of the WTO: why it needs to change », Journal of International Economic
Law, vol. X, n° 5, 2007, pp. 483-495.
(35) Sam laird, « Dolphins, turtles, mad cows and butterflies – A look at the multilateral trading system
in the 21st century », World Economy, vol. XXIV, n° 4, 2001, pp. 453-481.
(36) Patrick meSSerlin, « L’OMC, la France et l’Europe face au coma prolongé du Doha Round »,
Politique étrangère, 2012, p. 791. Croit-on que la négociation sur la libéralisation des biens industriels, sur
le démantèlement des subventions, sur la libéralisation des services financiers et bancaires n’est qu’une
négociation de concessions commerciales sans enjeux sur les spécialisations productives à venir ?
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
751
dimension normative quant au contenu des politiques de développement,
à laquelle s’ajoutent des conflits productifs et distributifs liés à la
confrontation de systèmes normatifs différents et non réductibles du point
de vue des Etats, à la seule rationalité des avantages comparatifs.
Le régime OMC à « l’ère des rendements décroissants » (37)
Manifestement, les Etats membres n’ont pas pris la mesure de la
difficulté et de la complexité technique d’une négociation où les questions
commerciales deviennent somme toute périphériques eu égard aux enjeux
de richesse et de puissance. Sans doute convient-il de considérer les
vingt premières années de l’OMC comme une phase d’apprentissage d’un
nouveau modèle de négociation (38), ce qui expliquerait en partie pourquoi
les discussions sur les modalités prennent le dessus sur la substance.
Cependant, l’extension sectorielle du principe de non-discrimination a
fait franchir aux négociations commerciales un cap qualitatif qui soulève
des problèmes de concurrence et de diversité des règles qui sont autant
d’ordre institutionnel que politique, dans la mesure où il s’agit d’élaborer
des réglementations, de codifier des activités, de normaliser les « meilleures
pratiques », de convenir de procédures légales, etc. Une telle évolution
conduit à la confrontation de systèmes de normes souvent forts différents,
ainsi qu’au transfert difficile de domaines régaliens vers une instance de
coordination, en l’occurrence l’OMC. Et ce sans que ne soit abordée en
parallèle l’épineuse question de la hiérarchie des normes dans le droit
international ni celle de la légitimité politique de l’institution en charge de
la supervision réglementaire.
En mettant en avant la rationalité procédurale et non substantive, les
schémas standard (39) ne permettent guère de rendre les négociations plus
opérationnelles dans la mesure où elles ne portent plus tant sur l’échange
réciproque de concessions tarifaires, mais sur l’élaboration de normes
communes. Avec le régime OMC, la coopération commerciale multilatérale
a changé de nature.
Dans une économie globalisée, la défection n’est plus une option, pas
davantage d’ailleurs que la protection. Le problème désormais relève non
(37) Mehdi abbaS, « L’Organisation mondiale du commerce : l’ère des rendements décroissants »,
Asymétries, 2005, pp. 20-23.
(38) Pascal Lamy, « The World Trade Organization : new issues, new challenges », Notre Europe (Policy
Paper n° 117), sept. 2014, disponible sur le site Internet www.eng.notre-europe.eu/011-20039-The-WorldTrade-Organisation-New-issues-new-challenges.html.
(39) Développés entre autres par Paul Krugman, « Why should trade negotiators negotiate about? »,
Journal of Economic Literature, vol. XXXV, n° 1, 1997, pp. 113-120 ; Kyle b agWell / Robert W. Staiger, « An
economic theory of the GATT », American Economic Review, vol. LXXXIX, n° 1, 1999, pp. 215-248 ; Bernard
hoecKman / Michel KoStecKi, The Political Economy of the World Trading System. The WTO and Beyond,
Oxford University Press, Oxford, 2009 (3 e éd.).
752
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
pas d’un dilemme du prisonnier (40) mais d’une bataille des sexes, dans le
sens où le déterminant de la coopération est la nature des gains. Les enjeux
productifs, distributifs et de transformations institutionnelles qu’implique
la confrontation/régulation des systèmes normatifs sont tels que les
Etats raisonnent en termes de gains relatifs. Et, sauf à y être fortement
encouragés par les avantages qu’ils peuvent y trouver, les Etats membres
n’ont guère d’incitation à mettre à l’ordre du jour des négociations des
thèmes litigieux. Et moins encore à prendre des engagements qui, in fine,
viendront limiter leur pouvoir d’intervention et encadrer l’exercice de leur
souveraineté dans des domaines aussi divers que la politique sanitaire et
phytosanitaire, l’environnement, la culture, la recherche et développement,
l’accès aux ressources naturelles, les entreprises et les marchés publics,
l’exploitation des terres ou encore le secteur énergétique (énergies
renouvelables, liberté de transit des flux énergétiques). Ajoutons que le
mécanisme de règlement des différends, qui a force exécutoire, confère aux
arbitres du commerce multilatéral un pouvoir de sélection, de validation
et de création – par la jurisprudence – de normes qui échappe en partie
à la diplomatie commerciale (41). Face à la judiciarisation de la diplomatie
commerciale, il apparaît rationnel que les Etats adoptent des stratégies de
statu quo, quitte à en accepter le prix, à savoir l’enlisement des négociations
multilatérales, pour ainsi conserver toute leur marge de manœuvre et
s’engager dans d’autres voies plus accommodantes, notamment celle du
bilatéralisme.
La dissonance institution-système ressort de la contradiction dans
laquelle se trouve l’OMC entre, d’un côté, une économie mondiale intégrée
de façon croissante par les réseaux transnationaux et, de l’autre, la
construction d’un système de droit ancré dans l’internationalisme libéral
de ses origines (42). La fragmentation de la production a donné naissance
à des réseaux régionaux, sinon mondiaux, de production et d’échange
qui reconfigurent les avantages comparatifs nationaux. Les pays se
spécialisent désormais par segment productif et la qualité de leur insertion
internationale ne se mesure plus en fonction du bien final exporté, mais
en fonction de leur capacité à s’insérer dans les chaînes de valeur. Les
besoins des entreprises se sont également modifiés. L’éclatement des
chaînes de valeurs est à l’origine d’une demande de régulation des mesures
non tarifaires, des règles relatives aux services, à l’investissement et à la
concurrence. L’enlisement du PDD montre pour le moins que le régime
(40) A l’instar des analyses de Bagwell Kyle / Staiger robert, « An economic theory of the GATT »,
American Economic Review, vol. LXXXIX, n° 1, 1999, pp. 215-254, et « What do trade negotiators negotiate
about? Empirical evidence from World Trade Organization », American Economic Review, vol. CI, n° 4,
juin 2011, pp. 1 238-1 273.
(41) Thomas b almelli / Justin chaiSSe, « The future of the World Trade Organization and the changing
structure of the international legal system », in Thomas balmelli / Julien chaiSSe (dir.), Essays on the Future
of the World Trade Organization Agreement, Edis, Genève, 2008, pp. 1-26.
(42) Christian deblocK , « OMC : le déclin irréversible de la réciprocité et du multilatéralisme », L’Economie
politique, n° 45, 2010, pp. 35-54.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
753
OMC est « à la peine » sur ces questions nouvelles et qu’il ouvre beaucoup
moins de perspectives que le régime hybride qui prend forme au travers
des accords bilatéraux, régionaux et désormais inter-régionaux.
Sortir de l’impasse par la voie bilatérale ?
Le passage d’un système jusque-là centré sur l’ouverture ordonnée des
marchés à un système de contestabilité des marchés et de gouvernance de
la concurrence s’avère beaucoup plus difficile que ne pouvaient le laisser
croire les résultats des négociations d’Uruguay. Ce passage est pourtant
d’autant plus nécessaire que les évolutions structurelles du système
commercial vont aujourd’hui dans le sens d’une intégration qui passe par la
mise en réseau des structures économiques nationales.
Trois solutions ont été proposées pour remédier au problème. La
première solution, défendue entre autres par J. Pauwelyn et J. G. Ruggie,
est la plus audacieuse (43). Elle consisterait à approfondir la logique de
régulation des marchés amorcée depuis le Cycle d’Uruguay et la substituer
à la logique expansionniste qui prévaut depuis la mise en place du GATT.
Une telle approche demande que trois conditions soient remplies :
premièrement, de la part des membres un engagement sans ambages en
faveur de la libéralisation et de la mondialisation ; deuxièmement, plus de
contrôle de la part de l’OMC sur leurs politiques intérieures, autrement
dit qu’il y ait transnationalisation de la gouvernance (44) ; troisièmement,
un engagement collectif en faveur d’un ré-enchâssement du libéralisme,
à l’échelle mondiale cette fois et non plus à l’échelle des nations comme
on avait tenté de le faire après la Seconde Guerre mondiale. Une telle
tâche est titanesque et rien n’indique pour le moment que c’est dans cette
direction qu’on se dirige, comme nous le verrons plus loin
Une autre solution consisterait à « multilatéraliser le régionalisme » (45).
C’est cette voie plus prometteuse qui semblait se dessiner au tournant
des années 1990, quand, à l’initiative notamment des Etats-Unis et de
l’Europe, le régionalisme fut relancé. La plupart des grands projets de
l’époque ont tourné court et, s’il en reste quelque chose, c’est d’avoir, d’une
part, détourné l’attention du multilatéralisme et, d’autre part, masqué
sous le couvert de vouloir le faire évoluer, un glissement insidieux dans le
bilatéralisme, lequel ne s’est jamais si bien porté depuis que le pessimisme
s’est installé durablement dans les négociations multilatérales. Ce serait
toutefois une erreur de penser que l’ensemble des accords bilatéraux, qui
ne couvrent que 30% du commerce mondial, sont effectifs et opérationnels.
(43) Joost pauWelyn, « New trade politics for the 21st century », Journal of International Economic Law,
vol. XI, n° 3, 2008, pp. 559-573 ; John G. ruggie (dir.), Embedding Global Markets. An Enduring Challenge,
Ashgate, Farnham, 2008.
(44) Ann-Mary Slaughter , « Governing the global economy through government networks », in Michael
b yerS, Role of Law in International Politics, Oxford University Press, Oxford, 2000, pp. 177-205.
(45) Robert baldWin, « Multilateralising regionalism: spaghetti bowls as building blocks on the path to
global free trade », World Economy, vol. XXIX, n° 11, 2006, pp. 1 451-1 518.
754
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
De même, il est remarquable que les deux principales initiatives actuelles,
l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) et l’Accord de commerce
et d’investissement transatlantique (TTIP), toutes deux en négociation,
contournent les émergents (Brésil, Chine et Inde) et révèlent ainsi leur
dimension stratégique tout en participant d’un processus de création
normative centré sur les capitalismes historiques (46).
Dans une analyse ultérieure et prolongeant sa réflexion sur l’articulation
régionalisme-multilatéralisme, R. Baldwin a proposé de passer à une
« OMC 2.0 » (47). A l’« OMC 1.0 », qui était celle de l’économie internationale,
devrait succéder une « OMC 2.0 », qui serait celle d’une économie devenue
globale, où l’enjeu ne serait plus le décloisonnement des marchés, mais la
gouvernance de la chaîne globale de création de valeur. Les réseaux de
production étant essentiellement régionaux, l’OMC aurait pour fonction
de multilatéraliser les disciplines et règles relatives à l’intégration
structurelle (sécurisation des flux financiers, commerciaux et de travail,
réduction des distorsions internes à la concurrence, garantie et sécurité
des investissements, etc.).
Pour séduisantes que soient ces propositions, elles n’en demeurent
pas moins spéculatives, cela pour au moins trois raisons. Tout d’abord,
un changement de cette ampleur, à la fois de l’agenda, des modes
opératoires et de la représentation au sein de l’OMC, a peu de chance
de se produire, les organisations internationales n’évoluant jamais de la
sorte. Ensuite, dans l’économie internationalement intégrée actuelle, ce qui
serait davantage souhaitable, c’est un Bretton Woods 2.0. Outre l’agenda
financier et monétaire qui demeure ouvert, se posent, d’un côté, la
question de l’articulation entre la stabilité financière et des taux de change
et, de l’autre, la croissance équilibrée du commerce international. De plus,
la fragmentation de la chaîne de valeur crée une demande pour une plus
grande sécurisation des flux monétaires et financiers internationaux, une
meilleure protection des droits, à commencer par ceux des investisseurs
et les droits de propriété intellectuelle, de même que des garanties et des
protections particulières pour les déplacements des personnes physiques. A
cela s’ajoute une réflexion sur de nouvelles normes d’action collective pour
l’accès aux ressources énergétiques et aux matières premières, la protection
de la biodiversité et, bien entendu, le développement durable économique,
social et humain dans le cadre des objectifs post-2015.
Après avoir traité de l’impossibilité d’élaborer un compromis opérationnel
articulant globalisation et développement et des difficultés de gérer
l’héritage des Accords du Cycle d’Uruguay comme constitutifs du premier
axe de la dissonance institution-système, on en arrive au second niveau.
Si, au premier niveau, nous avons insisté sur la substance du régime et
(46) Les économies formant le TPP et le TTIP représentent 80% de l’investissement direct étranger (IDE)
sortant, 64% de l’IDE entrant et 58% du commerce mondial.
(47) Robert baldWin, « WTO 2.0 : governance of 21st century trade », Review of International Organization,
vol. IX, n° 2, pp. 261-283.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
755
ses difficultés à s’adapter au changement, nous allons préciser maintenant
comment la dissonance est également le produit d’un changement dans les
rapports de puissance et de richesse au sein de l’économie mondiale. Se
pose ici le problème du leadership.
le
r é g i m e c o m m e r c i a l m u lt i l at é r a l
Fac e au x no u v e au x r a pp o rt S de pu i S S a nc e
Le temps du GATT fut marqué par le conflit Nord-Sud. Celui de l’OMC
voit s’y ajouter une double conflictualité : entre capitalismes historiques
et capitalismes émergents, mais aussi inter-Sud. En quoi cette nouvelle
économie politique internationale éclaire-t-elle notre propos ? La réponse
tient en deux points. D’une part, elle donne lieu à de nouveaux types de
comportements, qui, à leur tour, ouvrent la voie à une nouvelle génération
d’accords commerciaux multilatéraux. D’autre part, elle est porteuse de
contradictions qui obligent à relativiser le précédent point.
La place des émergents dans le système commercial multilatéral
Le Programme de Doha est marqué par l’affirmation des capitalismes
émergents et la consolidation de leur influence dans les négociations
commerciales multilatérales (figures 1 et 2). L’accession de la Chine lors
de la Conférence ministérielle de Doha marque le point de départ de ce
réalignement. Le PDD subit les effets de l’évolution des spécialisations
et du basculement du centre de gravité de l’économie mondiale vers les
économies asiatiques, et dans une perspective plus large, vers l’économie
pacifique (48).
Figure 1 : parts de certaines économies dans le PIB mondial
en parité de pouvoir d’achat, 2000-2012 (%)
(48) La zone Asie-Pacifique représente 76,75% de la croissance du PIB mondial sur la période 20002012 contre 41,25% sur la période 1985-1995, cela, essentiellement en raison de la croissance des économies
asiatiques, Chine en particulier. L’APEC concentre 54% de l’IDE mondial (2014).
756
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
Figure 2 : évolution des exportations mondiales de marchandises
en fonction du niveau de développement, 1995-2012 (milliards de $)
Source : OMC, Rapport sur le commerce mondial 2013, OMC, Genève, 2014, p. 66.
Le cycle actuel marque l’effacement du compromis transatlantique comme
moteur historique de la négociation (49). Il marque également l’éclatement
du monde en développement, entre un groupe restreint de pays émergents
affichant leurs ambitions et un groupe large mais hétérogène de pays
intermédiaires et pauvres, au demeurant plus désorganisés que solidaires.
Jusqu’à la Conférence de Cancún, les négociations commerciales
multilatérales fonctionnaient selon une logique de type soit oligopolistique
(la Quadrilatérale) soit duopolistique (Etats-Unis et Union européenne),
avec les Etats-Unis dans le rôle de primus inter pares. Après avoir fait ses
preuves durant près d’un demi-siècle, le modèle de club – peu de membres
décidant pour tous les membres – ne fonctionne plus. Il est en train de
céder la place à un modèle de coalitions, où un ensemble de membres décide
pour tous les membres (50). Signe des temps, le Secrétariat de l’OMC a
recensé pas moins de vingt-six coalitions, dont deux ne comportent que des
pays développés et seize que des pays en développement, ce qui contraste
(49) Le contraste est à ce titre saisissant par rapport au Cycle d’Uruguay qui s’est conclu le 15 décembre
1993 grâce à l’Accord de Blair House et après une « poignée de main » entre les négociateurs américain et
européen.
(50) Sur les coalitions, les travaux d’A. Narlikar demeurent incontournables. Cf. en particulier Amrita
n arliKar , International Trade and Developing Countries: Bargaining Coalitions in the GATT and WTO,
Routledge, Londres, 2003, et « A theory of bargaining coalitions in the WTO », in Amrita n arliKar / Brendan
v icKerS (dir.), Leadership and Change in the Multilateral Trading System, Martinus Nijhoff, Leiden, 2009,
pp. 183-201.
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
757
avec les six coalitions du Cycle de l’Uruguay. Ce recensement inspire trois
remarques.
La première : bien que les considérations idéologiques ou géopolitiques
soient en retrait par rapport à la convergence des intérêts commerciaux,
la composition des coalitions renvoie à la division Nord-Sud. La deuxième :
l’enlisement du PDD s’explique par la phase d’apprentissage du modèle
coalitionnel de gouvernance. D’une part, la complexité du processus de
formation d’une position commune au sein d’une coalition est telle que
ses positions sont plus rigides (51). Préserver la crédibilité et la cohésion
de la coalition réduit inévitablement sa capacité à faire des concessions.
D’autre part, les valeurs présidant à la formation d’une coalition peuvent
conduire à une cristallisation des positions, cela, malgré l’absence de
conflit d’intérêts (52). La troisième remarque renvoie à la nécessité de
différencier entre le Sud global (Chine, Brésil et Inde) et le reste des PEDPMA. Les trois grands pays émergents se comportent en puissances non
hégémoniques responsables et endossent le régime OMC existant, dans
la mesure où celui-là correspond à leurs préférences et à leurs intérêts
nationaux (53).
En effet, les économies du Sud global s’inscrivent clairement dans une
approche stato-centrique de la gouvernance commerciale multilatérale où
les enjeux en termes de gains relatifs prédominent, y compris vis-à-vis des
PED non émergents et des PMA. Cependant, les conférences ministérielles
de 2005, 2007 et 2009 révèlent l’inexistence d’une communauté d’intérêt
entre le Brésil, l’Inde et la Chine.
Cette problématique des gains relatifs résulte du fait que l’émergence
réduit l’asymétrie de puissance au sein du système commercial multilatéral.
D’où la crise de leadership que traverse l’OMC et qui influe directement
sur sa capacité à conclure des compromis. On en revient au dilemme de
la puissance cher à Charles Kindelberger et à la théorie de la stabilité
hégémonique, mais aussi à François Perroux et sa théorie des économies
dominantes. Et, sous cet angle, le phénomène coalitionnel s’analyse
avant toute chose comme un moyen de recréer de l’asymétrie dans les
négociations.
L’ascension de nouvelles puissances non hégémoniques suscite beaucoup
de questions. Tout d’abord, elle interpelle la grammaire générative du
régime OMC. Par-delà la remise en cause du leadership dans les négociations,
(51) Bernard hoecKman, « Cancún: crisis or catharsis? », sept. 2003, disponible sur le site Internet
siteresources.worldbank.org/INTRANETTRADE/Resources/Hoekman-CancunCatharsis-092003.pdf,
consulté le 3 mars 2013.
(52) A. Gamble évoque à ce propos l’argument du « normative framing of demands ». Andrew gamble,
« The politics of deadlocks », in Amrita narliKar (dir.), Deadlocks in Multilateral Negotiations: Causes and
Solutions, Cambridge University Press, Cambridge, 2010, pp. 25-46.
(53) Il convient d’attirer l’attention sur l’absence d’une identité collective du G3 et encore moins des pays
émergents au sein de l’OMC. De même, il faut rester prudent face aux discours faisant d’eux désormais des
acteurs incontournables de la gouvernance économique globale. Il recèle l’idée d’une normalisation de leur
traitement et de leur participation aux coûts de fonctionnement du système économique mondial.
758
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
c’est aussi le principe de réciprocité, comme nous l’avons vu dans les deux
précédentes sections, qui perd de sa pertinence face à des pays qui ont le
statut de pays en développement tout en ayant des capacités productives
et commerciales de plus en plus comparables à celles des pays développés.
Elle questionne ensuite la dyade « contestabilité/accès aux marchés » issue
du Cycle d’Uruguay. Les émergents ont su composer avec les principes,
règles et normes du régime OMC tout en ayant une lecture stato-centrée du
développement qu’autorise leur statut de pays en développement, grâce à
quoi ils ont su combiner avec succès interventionnisme et expansionnisme
commercial et ouverture commerciale et barrières non tarifaires. Leur
réussite met en exergue les limites du régime issu du Cycle d’Uruguay
et démontre la validité de leur stratégie de construction d’un rapport
de force qui leur soit favorable dans l’économie mondiale. Enfin, et en
relation directe avec ce qui précède, l’émergence de certains pays interroge
la pertinence du sous-régime commerce et développement contenu dans
les accords de l’OMC. Ces pays ont construit leur réussite en s’éloignant
aussi bien des modèles de substitution d’importation d’antan que des
préceptes du Consensus de Washington, non sans tourner à leur avantage,
en revanche, la philosophie interventionniste des premiers et l’esprit
d’insertion compétitive dans l’économie mondiale des seconds.
Vers un nouveau type de compromis
Le système commercial multilatéral est en quelque sorte pris au piège de
son commercialisme. Certes, ce dernier a toujours animé le fonctionnement
du système – favoriser les exportations tout en faisant de la protection une
exception – ; mais ce dernier a pris un tour nouveau avec les politiques
expansionnistes adoptées depuis le virage néolibéral des années 1980
par un nombre sans cesse croissant de membres, une tendance qui a fait
basculer les avantages d’un système ouvert en faveur des pays émergents,
notamment les trois grands, cela, au détriment des pays industrialisés
et surtout des pays les plus pauvres. Tourné depuis sa création vers la
seule ouverture des marchés, le système OMC ne dispose en réalité, face
à un commercialisme devenu débridé, d’aucun mécanisme de régulation et
encore moins de contrôle.
L’enlisement de la négociation montre qu’un nouvel équilibre entre
« réciprocité » et « non-discrimination » est à trouver. Comme l’histoire du
système commercial le montre, il dépend de la capacité affirmée d’un pays
ou d’un groupe de pays à mobiliser les participants, à déterminer les règles
et à fixer les modalités de la négociation. Il dépend surtout de la capacité
à assumer les coûts de fonctionnement du régime OMC et à assurer une
répartition équitable des gains et des coûts associés à la libéralisation des
échanges, ce qui supposerait de réfléchir à des mécanismes multilatéraux
de compensation. La question du leadership ne doit pas être appréciée
sous l’angle unique des rapports de puissance car les Etats-Unis
demeurent malgré tout la première puissance commerciale, et le couple
L’OMC ET LE PROGRAMME DE DOH A POUR LE DÉV ELOPPEMENT
759
Etats-Unis–Union européenne représentait encore en 2102 49% des
exportations mondiales, 54% des importations et 63,8% du stock mondial
d’investissements directs étrangers (IDE). La question du leadership
renvoie plutôt à la finalité de la libéralisation commerciale multilatérale et
aux principes qui en sont le fondement.
La différenciation des trajectoires économiques au Sud soulève par
ailleurs la nécessité de revoir la typologie des membres de l’OMC en vue
d’élaborer des accords répondant de la façon la plus précise possible
aux problèmes commerciaux spécifiques de chaque membre. Trois voies
semblent envisageables. La première est une approche par pays qui verrait
la généralisation des sauvegardes en fonction des situations concrètes
propres à chacun (54). La deuxième, qui reprend la logique qui a présidé
à la ratification de l’Accord sur les technologies de l’information (55),
consisterait à orienter le système commercial vers le minilatéralisme
ou le plurilatéralisme (56) ; elle officialiserait la logique coalitionnelle
et reposerait sur des « accords clubs », qui seraient conclus par des pays
présentant des intérêts convergents mais seraient ouverts aux autres
membres, l’OMC devenant de la sorte un « club des clubs » (57). La
troisième voie pourrait être celle inaugurée dans l’Accord sur la facilitation
des échanges signé à Bali lors de la 9 e conférence ministérielle, les pays
membres en développement auto-désignant les mesures les engageant et
liant certaines d’entre elles à des compensations financières et d’assistance
technique.
Ces options sont techniquement et juridiquement faisables (58). Elles
nécessiteraient la consolidation des dispositifs existants, le mécanisme de
règlement des différends, en particulier, dont la fonction évoluerait pour
devenir un dispositif de surveillance et de mise en cohérence des politiques
de libéralisation-régulation commerciale. L’OMC évoluerait à son tour en
vue d’assumer une fonction de « chambre de compensation » des mesures et
pratiques commerciales (59). Une chose est certaine ; l’enlisement de l’ADD
met fin aux grands cycles de négociations et à l’engagement unique comme
incitation au compromis.
(54) Thèse défendue par Daniel rodriK , One Economics, Many Recipes, Princeton University Press,
Princeton, 2007, pp. 205-215.
(55) Ratifié le 27 mars 1997 par 39 pays représentant 92,5% du marché mondial.
(56) Les propositions vont dans le sens d’une OMC à géométrie variable et d’un multilatéralisme gigogne,
avec des accords qui auraient la masse critique suffisante pour être opérationnels. Cf. Stuart eizenStat /
Grant aldonaS , « Transatlantic leadership for a new global economy », Atlantic Council of the United States
(Policy Papres), Washington, avr. 2007 ; Patrick l oW, « WTO decision-making for the future », présenté
à la Conférence « Thinking ahead on international trade: challenges for the world trade system », OMC,
Genève, sept. 2009 ; Yves n ouvel, « L’unité du système commercial multilatéral », Annuaire français de droit
international, vol. XLVI, 2000, pp. 654-670.
(57) Robert Z. laWrence, « Rulemaking amidst growing diversity: a club-of-clubs approach to WTO reform
and new issue selection », Journal of International Economic Law, vol. IX, n° 4, 2006, pp. 823-835.
(58) Elle ne présuppose pas l’abandon du principe du consensus, mais celui de l’engagement unique, qui
n’est qu’un compromis sur la façon de conclure les négociations et n’appartient en aucun cas à la « grammaire
générative » du régime.
(59) Argument développé par Joost p auWelyn, op. cit., pp. 565-567.
760
MEHDI A BBAS ET CHRISTI AN DEBLOCK
**
*
L’OMC existait avant le lancement du PDD ; elle existera après. Elle
survivra à son enlisement car la demande de coopération sur les questions
relevant ou pouvant potentiellement relever de son agenda est très forte. C’est
au travers d’un processus complexe et contradictoire de conflit-coopération
que se construit la régulation commerciale multilatérale. Cette conflictualité
constructive jalonne les différentes étapes du PDD. En articulant des grilles
de lecture (le réalisme structurel et le constructivisme), nous avons avancé
la proposition d’une dissonance entre l’institution (le régime OMC) et le
système commercial international comme explication de l’enlisement des
négociations. Cette dissonance résulte du fait que la « grammaire générative »
du régime commercial (non-discrimination, réciprocité, leadership) est prise
en défaut face à la perception que développent les Etats en termes de pertes
relatives du double processus de globalisation et d’émergence.
Loin d’épuiser les multiples facteurs explicatifs des défaillances de
l’OMC, cette analyse insiste sur deux éléments trop souvent minimisés dans
la littérature : d’une part, les conflits productifs et distributifs sous-jacents
aux régulations économiques globales élaborées à l’OMC ; d’autre part,
la façon dont les Etats membres « construisent » les enjeux d’économie
politique globale qu’ils cherchent à réguler au sein de l’OMC. La thèse de
la dissonance institution-système que nous avons développée relativise
l’argument des problèmes de gouvernance et met en avant trois éléments
qui marqueront durablement l’ordre du jour de l’OMC. Tout d’abord,
l’existence d’un écart préjudiciable à l’effectivité et à la légitimité du
régime OMC, entre l’agenda de la négociation et les principaux enjeux de la
globalisation. L’Organisation se montre en mesure de gérer l’existant, mais
s’avère incapable de répondre aux exigences de la nouvelle géographie de
la richesse et de la puissance issue d’une économie internationale de plus
en plus intégrée. Ensuite, la transformation devenue ingérable d’un modèle
de régulation centré sur les Etats et l’ouverture ordonnée des marchés
en un modèle de régulation des marchés adapté à une économie intégrée
en réseaux de production et d’échange. Enfin, la nécessité d’une nouvelle
structure normative pour le régime OMC, qui viendrait institutionnaliser le
pluralisme des pratiques multilatérales.
Le système commercial multilatéral post-Bali reste à construire.
Il devra clore le PDD et prendre en charge les nouveaux enjeux de
l’économie politique globale. Quel multilatéralisme dans une économie
globalisée, plus hétérogène et moins asymétrique ? Comment penser un
multilatéralisme inclusif en mesure de traiter de façon satisfaisante les
enjeux de développement humain et durable, de lutter contre la pauvreté
et les changements climatiques, de fournir les biens publics globaux comme
la sécurité collective et un système commercial ouvert et fondé sur des
règles ? Ce sont des questions d’une redoutable complexité. Il n’est pas
certain que les négociateurs aient la capacité ni la volonté de les affronter.
LA CNUCED :
DE L’ALTERNATIVE AU GATT
A LA COLLABORATION AVEC L’OMC
pa r
a n t i pa S TOUATAM GUENDERGUÉ ( * )
et J ac qu e S FON TANEL ( ** )
Créé en 1948, le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) avait
pour objectif de favoriser l’expression concrète du libre-échange dans le
monde par une réduction des tarifs douaniers, la non-discrimination des
échanges et la suppression des restrictions quantitatives du commerce
international. La clause de la nation la plus favorisée, son principe phare,
stipulait que tout accord commercial entre deux parties membres du
GATT devait être immédiatement étendu à tous ses membres, consacrant
ainsi le passage du bilatéralisme au multilatéralisme. Dans ce contexte,
le commerce international contrôlé par les adhérents consacrait in fine
l’égalité de traitement entre les producteurs nationaux et les importateurs,
la prohibition les contingentements, l’interdiction du dumping, une
réglementation stricte des subventions (« subsidy wars »), l’abaissement
des droits de douane et des contraintes administratives d’importation,
l’interdiction du troc – pourtant généralisé dans le commerce des armes –,
la mise en place progressive de règles concernant la présence des firmes
multinationales sur le territoire national et le respect de la propriété
industrielle. Il s’agissait alors de réduire le rôle des Etats nationaux dans
l’essor du commerce international, en faveur d’un multilatéralisme qui
réduisait le potentiel de politique économique des Etats (1).
Cet accord consacrait la victoire de la conception du libre-échange face
aux tentations mercantilistes des Etats les plus puissants. Cependant, la
généralisation politique d’un tel accord s’est heurtée à l’existence du bloc
soviétique, qui préféra constituer légitimement une organisation compatible
avec des économies centralement planifiées. En outre, l’application
immédiate du libre-échange n’était pas admissible par toutes les parties
dans tous les domaines des activités économiques. Furent ainsi admises
quelques dérogations concernant les régimes préférentiels – appliqués
d’abord aux régions colonisées, ensuite aux unions douanières et aux zones
(*) Economiste, membre du Centre de recherche sur les politiques publiques dans une économie de marché
(CREPPEM) de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble, France).
(**) Professeur émérite de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble, France).
(1) R. b arre / J. F ontanel, Principes de politique économique, Presses universitaires de Grenoble, 1991.
762
ANTIPAS TOUATAM GUENDERGUÉ ET JACQUES FONTANEL
de libre-échange –, les produits agricoles – sous la pression du Congrès américain –, le secteur textile – accords multifibres – et la sécurité des Etats, en
temps de guerre ou de crise internationale grave (2).
A l’initiative de John Kennedy, l’ONU s’est ensuite engagée dans le
programme « La Décennie pour le développement », fondée sur trois
principes. D’abord, la concurrence internationale est perçue comme
potentiellement dangereuse pour les pays les plus pauvres, mais elle peut
aussi devenir un atout pour leur développement. Ensuite, l’intervention
planifiée ou spécifique des Etats peut être recommandée, notamment
pour soutenir la dimension humaine du développement (éducation, plein
emploi, bien-être). Enfin, la coopération intergouvernementale constitue
une clef essentielle au développement économique de l’ensemble des pays
du monde. Dans ce cadre, l’ONU était proposée pour constituer le pôle
principal autour duquel un mode coopératif d’administration mondiale
était susceptible d’être mis en place. Cependant, la question spécifique des
pays décolonisés ou pauvres restait en suspens.
Pendant la période de la Guerre froide, puis la « Coexistence pacifique »,
les pays à économie planifiée, fondés sur la prééminence de l’action de l’Etat,
instituèrent des règles spécifiques relatives au commerce international,
dans le cadre d’une planification à moyen terme. Fut ainsi mis en place le
Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou Comecon), créée par
Staline en 1949 et dissout en 1991 avec la chute de l’Union soviétique. De
fait, les deux espaces d’échange relayaient deux analyses divergentes, l’une
favorable au libre-échange, l’autre fondée sur la planification nationale
de ses composantes. Pour éviter une étanchéité excessive entre ces deux
espaces et pour satisfaire les revendications des pays du Tiers-Monde, fut
alors réunie, de mai à juin 1964, la Conférence des Nations Unies sur le
commerce et le développement économique (CNUCED), sous l’égide de
l’Organisation des Nations Unies (ONU). Elle réunit à Genève 120 Etats,
lesquels décidèrent alors de la rendre permanente, avec une organisation
spécifique. Elle devint rapidement l’avocate des pays en développement.
En 1995, avec l’effondrement des économies planifiées, l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) a été créée, consacrant la victoire du
libre-échange. Si le GATT organisait les conditions de la circulation
internationale des biens et services, l’OMC se proposait de servir de cadre
aux négociations commerciales, de faire respecter les règles commerciales
multilatérales actées et d’établir aussi des règles relatives aux conditions
de la production. Le droit est aujourd’hui du côté du « laissez faire » ;
les Etats doivent se justifier, pour toutes leurs décisions qui pourraient
remettre en cause cette règle, devant l’Organe de règlement des différends
(ORD), lequel exerce un pouvoir juridique exécutoire immédiat, susceptible
de devancer tout compromis politique préalable. La CNUCED est passée
(2) R. Smith / A. h umm / J. Fontanel, « The economics of exporting arms », Journal of Peace Research,
1985.
L A CNUCED
763
d’une opposition de fait au GATT, jugé trop optimiste concernant les effets
généralisés du libre-échange dans un contexte de grandes inégalités de
développement, à une véritable coopération avec l’OMC, dans le cadre d’un
monde de concurrence ouverte sur les marchés des biens et services.
la
c o e x i S t e nc e de de u x c o nc e p t i o n S d i F F é r e n t e S
c o nc e r na n t l e S y S t è m e de S e c h a ng e S c o m m e r c i au x
La CNUCED s’est donné pour mission de répondre aux préoccupations
croissantes concernant la place des pays en développement dans le
commerce international. Elle se proposait de faire contrepoids aux
organisations internationales trop libérales et de défendre les intérêts du
Sud face aux grandes puissances occidentales. Elle a d’ailleurs été à l’origine
de l’histoire des « pays les moins avancés (PMA) comme catégorie onusienne,
sur la base de critères d’identification bien définis (25 pays en 1971, 48 en
2014). Contrairement au GATT, la CNUCED n’était alors pas favorable au
« tout libéral », en estimant qu’une protection spécifique et temporaire était
nécessaire au développement économique des pays aux économies les plus
faibles. Elle réussit ainsi à définir les principes généraux d’un « Nouvel Ordre
économique international » (NOEI) favorables aux pays en développement,
en invoquant l’indépendance politique des Etats, l’utilisation des ressources
naturelles pour le développement des pays producteurs, l’assistance
technique et financière internationale en vue d’accélérer l’industrialisation
des pays pauvres et l’application restrictive des règles de non-discrimination
fixées par le GATT en faveur des pays les moins avancés. Elle fit même du
développement économique une condition de la paix (3).
Dès son origine, la CNUCED a regroupé tous les Etats souverains
membres de l’ONU, apportant ainsi une forme d’universalité capable de
s’opposer aussi bien au CAEM qu’au GATT. Elle ne prônait ni le libéralisme
du GATT, ni la planification du CAEM. Sous sa houlette, le Système
généralisé des préférences fut institué, d’abord pour 10 ans, pour exempter,
sous certaines conditions restrictives, les pays en développement du respect
des règles de la réciprocité (4).
La CNUCED a déployé aussi de nombreux efforts concernant la gestion
optimale et équitable des produits de base (renforcement du pouvoir des
pays producteurs, régulation des marchés, fonds communs et financements
compensatoires), mais, du fait de l’instabilité des prix sur le commerce
international et de l’importance des exportations dans le développement
(3) L. R. Klein, « Développement et désarmement. La signification », et R. Smith / J. Fontanel, « Les
conséquences économiques de la paix », in J. Fontanel (dir.), Economistes de la paix, Presses universitaires de
Grenoble, Grenoble, 1993 ; J. Fontanel, « The economics of disarmament », Handbook of Defense Economics,
vol. I, Elsevier Sciences, Amsterdam, 1995.
(4) Cette dérogation a été introduite en 1971, sous la pression de la CNUCED. Cependant, le système a
connu de grandes difficultés d’application, notamment du fait des réticences du gouvernement américain et
de l’action des lobbys. Cf. J. F ontanel, Organisations économiques internationales, Editions Masson, Paris,
1981/1995, p. 21.
764
ANTIPAS TOUATAM GUENDERGUÉ ET JACQUES FONTANEL
des pays en développement, les résultats n’ont pas été à la hauteur des
objectifs. Outre son assistance technique, la CNUCED a aussi participé aux
négociations concernant les conditions de l’ajustement de la dette publique
pour les pays en développement, les accords sur les transports maritimes
et l’établissement d’un Code de conduite des sociétés multinationales.
La pensée dominante de la CNUCED véhiculait trois théories
économiques, parfois contestées par ses membres. D’abord, selon Raul
Prebisch, la production primaire n’est pas seulement caractérisée par une
productivité et un progrès technique faibles, mais aussi par une tendance
à la détérioration des termes de l’échange international. Ensuite, les
stratégies de substitution des exportations – remplaçant les exportations
primaires par des exportations manufacturées ou des exportations primaires
non traditionnelles – et des importations par une production nationale sont
des facteurs de l’industrialisation nécessaire au développement. Enfin, la
théorie de Vernon sur l’âge des produits conduit les pays en développement
à produire les biens industriels arrivant au stade de la maturité, lesquels
offrent une relation de compétitivité forte qui favorise les emplois à faibles
coûts. En 1967, un groupe du Mouvement des pays non alignés, le Groupe
des 77, a proposé un document commun, la Charte d’Alger, qui plaidait en
faveur de la libre disposition des ressources nationales et de la fixation
d’une aide publique minimale de la part des pays développés en faveur des
pays en développement pour faire face à la détérioration des échanges.
La philosophie générale de la CNUCED avançait, d’une part, que
la théorie des avantages comparatifs est souvent inapplicable dans un
univers oligopolistique et, d’autre part, que le multilatéralisme n’empêche
pas la concurrence déloyale et qu’il porte en lui un regard indifférent
sur la politique sociale. Elle reconnaissait l’intérêt du recours provisoire
au protectionnisme dans certaines situations de crise et elle restait
réticente à l’« Omnibus Trade and Competitiveness Act » des Etats-Unis,
qui permettait d’engager unilatéralement des mesures de rétorsion contre
les « tricheurs », en contradiction avec le multilatéralisme. Elle considérait
que les « blocs régionaux » développent parfois un commerce « dirigé » qui
leur permet d’échapper partiellement aux contraintes du multilatéralisme.
La CNUCED émettait l’hypothèse selon laquelle le GATT pouvait être
traversé par une influence mercantiliste, permettant aux Etats les plus
puissants de maintenir des décisions souveraines, sans référence aux règles
internationales applicables aux pays pauvres (5).
Dans les années 1980, la CNUCED s’est trouvée face à un environnement
international renouvelé. La pensée économique dominante, face à la crise
et à la planification soviétique, défendait prioritairement les stratégies de
développement fondées sur les besoins du marché, le libre-échange et la
(5) J. Fontanel , La Globalisation en analyse. Géoéconomie et stratégie des acteurs, L’Harmattan, Paris,
2005, et J. F ontanel, A Globalizaçao em Análise: Geoeconomia e Estratégia dos Actores, Instituto Piageto,
Lisbonne, 2010 (2 e éd.), p. 207.
765
L A CNUCED
privatisation des entreprises publiques. En outre, de nombreux pays en
développement subissaient de plein fouet une crise d’endettement. La CNUCED
s’est alors trouvée de nouvelles fonctions, notamment l’intégration des pays
en développement dans le système commercial mondial, le renforcement des
analyses concernant la gestion macroéconomique des Etats dans le cadre de la
libéralisation financière et monétaire, le rééchelonnement des dettes publiques
lors des négociations du Club de Paris, la réalisation d’études spécifiques sur
l’efficacité commerciale (logistique ou formalités douanières par exemple) ou la
promotion de la coopération Sud-Sud. La libéralisation des marchés financiers
a conduit inexorablement les Etats à accepter l’ouverture des frontières comme
base du développement économique international. Les crises financières des
pays en développement qui ont jalonné la décennie des années 1980 ont remis
en cause les théories favorables à un contrôle économique des Etats. Le libreéchange était supposé capable de relancer la croissance, de renouer avec la
croissance et la stabilité. Les attentes ont été le plus souvent déçues.
Au fond, jusqu’en 1991, la CNUCED était un aiguillon qui poussait le
GATT à tenir compte des intérêts des pays les moins avancés. Elle a, par
exemple, recommandé une aide de 1% du PIB des pays développés en faveur
des pays en développement, réclamé une réforme du système monétaire
international et fait adopter le concept de PMA à la Conférence de Manille
(1979). Sur la question des produits de base, elle n’a pas suffisamment
convaincu ses membres, ni obtenu les ressources nécessaires. Les résultats
ne sont pas négligeables, mais ils restent bien en deçà des ambitions
d’origine. Son rôle a souvent été réduit à l’analyse et à la formulation
d’idées et de propositions, que les gouvernements des pays industrialisés
n’ont pas toujours validées.
A l’issue de l’Uruguay Round (1986-1993), l’émergence d’un commerce
international déséquilibré et l’effondrement du système économique
socialiste en URSS ont favorisé la création d’une Organisation mondiale
du commerce. Les pays de feu le CAEM participèrent à ces discussions et
à cette création. Les thèmes abordés concernaient l’extension aux services
des règles du libéralisme, la réduction des mesures prises en violation
des règles de l’Accord général, le respect de la propriété industrielle et
le contrôle des politiques commerciales agricoles. Si la CNUCED a connu
ses heures de gloire sur les deux décennies 1970 et 1980, son influence
a décliné. Aujourd’hui, l’heure n’est plus à l’interventionnisme mais au
libéralisme, sous la responsabilité parfois contestée de l’OMC.
l’o r g a n i S at i o n m o n d i a l e
du
commerce,
u n l i e u de d é b at S e t de c o n t r ov e r S e S
ou l a déFenSe du libéraliSme
av e c de S ac t e u r S au x i n t é r ê t S d i v e r g e n t S
L’OMC est l’expression ultime de la théorie libérale qui considère que la
concurrence conduit à la meilleure solution possible, à la fois équilibrée et
766
ANTIPAS TOUATAM GUENDERGUÉ ET JACQUES FONTANEL
optimale. Elle ne dispose pas de pouvoirs supranationaux, elle fonctionne
sur la base du « consensus » entre les pays membres – ce qui signifie, bien
souvent, la recherche de l’unanimité – et sur la règle « un pays = une voix »,
ce qui de facto donne à tout pays un quasi-droit de veto. L’ORD donne à
l’OMC le pouvoir de sanctionner les pays qui n’ont pas respecté les règles
la réciprocité et la clause de la nation la plus favorisée.
Les dérogations subsistent cependant. Elles concernent toujours les
unions régionales et douanières : les régimes préférentiels sont admis
en vue de favoriser l’universalité des concessions commerciales, par un
élargissement des avantages décalés dans le temps. Les produits agricoles
subissent également un traitement spécifique : cependant, la résistance
des pays développés à ouvrir leurs marchés et à réduire leurs subventions
conduit à des conflits importants, notamment avec la « guerre du coton » (6) ;
les pays en développement peuvent porter plainte auprès de l’ORD, mais
les règles juridiques laissent alors la place à ces compromis politiques
que l’OMC désirait éviter. De plus, le Système généralisé des préférences
(SGP) suppose la mise en place d’un protectionnisme éducateur pour les
pays les moins avancés : cette règle, contradictoire avec la notion même
de libre-échange comme facteur de développement économique universel,
conduit aussi à des conflits récurrents auprès de l’ORD, notamment dans
le domaine du textile. Enfin, l’exception de sécurité permet aux industries
d’armement d’échapper à toute la réglementation de l’OMC ; en outre,
derrière le concept de sécurité, des productions technologiques duales
(mi-civiles, mi-militaires) de haute valeur sont ainsi soustraites du marché,
à la discrétion des Etats les plus développés (7).
Pour la CNUCED, chaque pays a la responsabilité de son propre
développement, dans le respect des principes de l’économie de marché. La
globalisation est un processus favorable à la communauté internationale.
C’est pourquoi elle se propose de soutenir l’intégration des pays en
développement dans les marchés mondiaux et de leur apporter une aide
dans les négociations multilatérales. La 9 e Conférence de la CNUCED
(UNCTAD IX) a ainsi modifié le mandat de l’organisation sous le titre
« Partenariat pour la croissance et le développement ». Il s’agissait
de renforcer la participation de la société civile dans les travaux
de l’organisation et d’améliorer les procédures de concertation, de
coordination et d’action de l’ensemble des organisations intéressées par les
évolutions d’un monde globalisé et à la préparation de décisions collectives.
Dans cette perspective, la CNUCED a réduit ses prétentions doctrinales
sur le commerce et le développement. Elle concentre son activité sur les
rapports économiques, sur l’assistance technique et sur l’émergence d’un
consensus pragmatique. Elle a réduit son activisme critique à l’égard des
valeurs libérales dominantes. Aujourd’hui, les fonctions de la CNUCED et
(6) J. Fontanel / Antipas touatam , « Cancún et l’Afrique », Géoéconomie africaine, 2004.
(7) J. F ontanel, Les Dépenses militaires et le désarmement, Publisud, Paris, 1995.
L A CNUCED
767
celles de l’OMC se veulent complémentaires et coordonnées, en coopération
étroite avec les institutions de Bretton Woods (consultations, échanges
techniques, droits réciproques de participation aux réunions avec les
institutions financières multilatérales). Cependant, le Rapport annuel sur
le commerce et le développement ne manque pas d’émettre des critiques
sur le fonctionnement de l’économie mondiale. En 2004, le rapport de
la CNUCED (8) posait la question de la viabilité de l’endettement des
pays africains et demandait que soit mis en place un groupe d’experts
– représentant aussi bien les pays créanciers que débiteurs – sur les
questions financières et l’endettement. Cette proposition n’a pas été
retenue par le groupe des donateurs.
Après l’échec de la réunion de l’OMC à Seattle (1999), la Conférence de
Bangkok a confirmé les divergences de vue entre le Nord et le Sud concernant
la gouvernance internationale, trop favorable aux pays développés. En
2000, l’ONU a lancé la Déclaration du Millenium : « Nous, chefs d’Etat et
de gouvernement, nous sommes rassemblés au siège de l’Organisation des
Nations Unies à New York, du 6 au 8 septembre 2000, à l’aube d’un nouveau
millénaire, pour réaffirmer notre foi dans l’Organisation et dans sa Charte,
fondements indispensables d’un monde plus pacifique, plus prospère et plus
juste » (9). Il est clair que cette proclamation, soutenue par la CNUCED,
n’a pas été suivie d’effets significatifs. En 2002, à Monterrey, une volonté
de renverser la courbe déclinante de l’aide au développement public est
aussi retenue. Cependant, le clivage entre le Nord et le Sud n’est pas pour
autant atténuer, comme le démontre l’échec de Cancún (2003) pour l’OMC
et les résultats peu significatifs obtenus à la Conférence de São Paulo. Les
conférences de la CNUCED témoignent toujours de bonnes intentions,
souvent contrariées par les crises financières et économiques, et de moyens
d’action limités. Chaque Etat cherche d’abord à minimiser les effets de la
crise sur son propre développement et à assurer sa sécurité (10).
Aujourd’hui, la CNUCED (192 Etats membres en 2014) a pour mandat
d’harmoniser les comportements commerciaux en fournissant un cadre de
discussion et des moyens pour négocier les accords communs. Sa principale
préoccupation est d’« œuvrer à la création d’un village global inclusif et au
partage de la prospérité » (11).
La CNUCED constitue un lieu de débats intergouvernementaux, fondés
sur des discussions d’experts et un échange d’expériences : sur la base de
travaux de recherche et d’analyse des données disponibles, les discussions
(8) CNUCED, Endettement viable : oasis ou mirage. Le développement économique de l’Afrique, United
Nations, New York/Genève, 2004.
(9) ONU, Résolution 55/2 adoptée par l’Assemblée générale, Déclaration du Millénaire. 2000, disponible
sur le site Internet www.un.org/french/millenaire/ares552f.htm.
(10) J. F ontanel, Economie politique de la sécurité internationale, L’Harmattan, Paris, 2010.
(11) Entretien avec Mukhisa Kituyi, Secrétaire général de la CNUCED, Geneva International Cooperation,
18 juin 2014, disponible sur le site Internet http://www.cooperationinternationalegeneve.ch/fr/la-cnucedoffre-de-nombreux-dispositifs-dans-le-monde-mais-vous-ne-les-voyez-pas-la-t-l-vision.
768
ANTIPAS TOUATAM GUENDERGUÉ ET JACQUES FONTANEL
des experts et des représentants des gouvernements favorisent alors la
préparation de décisions consensuelles.
Elle offre une assistance technique aux pays en développement, en
lien avec les pays donateurs et les organisations non gouvernementales
(ONG), qui concerne aussi bien la promotion de l’esprit d’entreprise, le
droit de la concurrence ou la formation des négociateurs commerciaux,
que la gestion de la dette publique ou les politiques d’investissement ou de
l’environnement.
La CNUCED engage une concertation avec les Etats, mais aussi avec
de nombreux autres acteurs économiques et sociaux. Elle coopère avec
de nombreuses associations n’appartenant pas nécessairement aux
organes de l’Organisation des Nations Unies. Ses relations avec l’OMC
sont nombreuses, en vue d’améliorer le fonctionnement du système
commercial multilatéral. Les membres de l’OMC, la CNUCED ou le Centre
de commerce international travaillent souvent de concert et sollicitent des
conseils techniques mutuels. En outre, 111 organes intergouvernementaux
possèdent un statut d’observateur – sans droit de vote – auprès du Conseil
du commerce et du développement de la CNUCED. Elle travaille aussi
avec le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale pour
coordonner leurs actions.
Elle a développé un Système douanier automatisé (Sydonia), une plateforme de gestion des douanes efficace, outil officiel dans 98 pays, destiné
à réduire le temps nécessaire aux procédures douanières, à améliorer
les recettes afférentes et à limiter le potentiel de corruption entre les
importateurs et les agents de traitement. Son application se présente
comme une aide concrète au développement des pays utilisateurs.
La CNUCED propose des activités de renforcement des capacités de
gestion de la dette publique grâce à son programme Sygade, lequel apporte
un soutien technique (avec notamment la mise en place de structures
institutionnelles, administratives et humaines adaptées) en faveur de 65
gouvernements des pays en développement (représentant 4% de la dette
publique correspondante).
La CNUCED encourage les 48 PMA à accroître leur produit intérieur
brut (PIB) en prenant des mesures axées sur la création d’emplois et sur
l’investissement en faveur du renforcement des capacités productives.
A ce titre, elle soutient les gouvernements dans leur volonté d’investir,
en les conseillant sur le cadre réglementaire et opérationnel favorable
à l’investissement, en les aidant techniquement dans sa recherche
d’investisseurs, en les appuyant institutionnellement et en organisant des
ateliers ou voyages d’étude.
Comme organe subsidiaire des Nations Unies, la CNUCED est pleinement
concernée par la réalisation des principaux objectifs de la Déclaration du
millénaire émise par l’ONU, notamment celui concernant la réduction de
moitié de la pauvreté en Afrique 2015
L A CNUCED
769
Elle étudie l’économie mondiale et donne l’alerte lorsque les crises
financières deviennent probables. Ses travaux de recherche portent sur
les liens entre le commerce, l’investissement international et national, la
technologie et les entreprises. Elle engage des initiatives de négociation
et des propositions d’action qui font l’objet de discussions internationales
multipartites, avec des résultats plus ou moins mitigés.
Elle apporte son soutien aux stratégies de développement qui cherchent
à unir la politique nationale et l’action internationale en vue d’un
développement durable. Elle définit le mandat et les priorités de travail
du système des Nations Unies dans le traitement des problèmes relatifs au
commerce et au développement durable.
Dans ce contexte, l’OMC établit les règles du commerce international
qui s’imposent aux Etats membres. Lorsqu’il y a conflit, le mécanisme
de règlement des conflits intervient. Cependant, si les négociations
commerciales multilatérales constituent l’essence même du mécanisme
libéral géré par l’OMC, les cycles connaissent toujours des crises plus ou
moins longues qui laissent encore entrevoir le poids politique et économique
des grandes puissances. Les pays en développement considèrent parfois que
les politiques de développement des pays riches passent par le non-respect
des règles internationales, notamment en ce qui concerne les investissements
étrangers et les subventions accordées à leurs entreprises nationales. Les
dialogues proposés par la CNUCED laissent entendre parfois que l’OMC
n’est pas suffisamment à l’écoute des impératifs du développement, même
si le système du « Traitement spécial et différencié », très contesté par
ailleurs en termes d’intégration mondiale, peut être invoqué. La CNUCED
favorise l’expression des ONG (12), lesquelles apportent des solutions ou
des propositions intéressantes (commerce équitable, information publique
sur les actions des Etats ou des firmes multinationales, aide technique
dans certaines négociations). Les contestations des organisations non
gouvernementales sont de plus en plus médiatisées, mais leur fragilité et
leur dépendance à l’égard des organismes des Nations Unies les rendent
moins pertinentes.
Aujourd’hui, le commerce international généralisé n’a pas réduit la
pauvreté dans le monde. L’OMC est accusée d’être trop dépendante des
intérêts des grandes puissances économiques. Lorsque les salaires nationaux
des pays en développement sont peu élevés, les pays développés contestent
parfois le commerce avec ces Etats, considérant qu’il y a matière à ester
pour concurrence déloyale. Les pays en développement ne doivent parfois
leur survie économique qu’à l’existence de ressources naturelles dont ils
ne sont pour autant pas les premiers bénéficiaires. Les pays émergents
ont connu un développement économique considérable, mais aujourd’hui
le Brésil, l’Inde, la Russie ou l’Afrique du Sud connaissent des difficultés
(12) L. b enSahel-perrin / J. Fontanel / B. corvaiSier -drouart , Les Organisations non gouvernementales
ou l’homme au cœur d’une mondialisation solidaire, L’Harmattan, Paris, 2009.
770
ANTIPAS TOUATAM GUENDERGUÉ ET JACQUES FONTANEL
récurrentes qui ne présagent pas une amélioration rapide des conditions de
vie des plus pauvres.
Après 20 années de discussions interminables, les Accords de Bali ont
été signés le 7 décembre 2013, dans une perception « minimaliste », en vue
de sortir du cercle vicieux d’un blocage sans solution. Les observateurs ont
pu expliquer ces difficultés par le nombre accru des membres concernés
(160) et la nécessité d’être tous d’accord sur le projet final. Ces négociations
ont mis en évidence de profondes divergences, les rapports de force entre
les Etats s’exprimant de plus en plus clairement, entre les membres
de l’OCDE, les BRICS ou les PMA. L’évolution du prix des matières
premières et énergétiques, la complexité des mesures non tarifaires de
protectionnisme, la fragmentation accrue de la chaîne de production
mondiale ou l’accroissement du contenu en service des biens manufacturés
complexifie les négociations. In fine, les Accords de Bali se proposent de
réduire la bureaucratie aux frontières, de constituer des stocks alimentaires
de base (pour 33 pays et pour 4 ans maximum) et d’exonérer de droits de
douane certains produits en provenance des PMA. En revanche, les droits
de douanes ou les normes sanitaires ou environnementales applicables aux
produits importés ont été exclus des négociations. La tentation des accords
bilatéraux s’exprime avec de plus en plus de force.
Les écarts entre le Nord et le Sud, les riches et les pauvres témoignent de
l’incapacité de nos organisations économiques à corriger les inégalités (13)
et de celle des politiques d’aide à faire partager la croissance des
richesses produites aux plus miséreux. La décélération de la croissance
mondiale, le mal-développement (14) et la fragilité du système financier
n’appellent pas à l’optimisme. La CNUCED ne manque pas d’émettre des
critiques concernant notamment le marasme de l’économie mondiale.
En 2014, à partir d’un Global Policy Model, elle a testé deux scenarios,
l’un conservateur au regard du fonctionnement actuel de l’économie
mondiale (« business-as-usual policies »), l’autre proposant notamment
un soutien de la demande, des politiques industrielles adaptées et la
régulation des institutions financières. Le premier scénario montre une
économie mondiale de plus en plus vulnérable à l’instabilité financière,
avec de graves conséquences économiques potentielles. Le second scénario
met en évidence des améliorations sensibles des taux de croissance et
une résolution graduelle des déséquilibres financiers et des balances
commerciales (15). Le credo de l’OMC est alors battu en brèche.
(13) T. p icKetty, Le Capital au 21e siècle, Le Seuil, Paris, 2013.
(14) J. S tiglitz , La Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002.
(15) CNUCED, Trade and Development Report, United Nations, New York/Genève, 2014.
L A CNUCED
771
**
*
Défavorable à la mondialisation financière périlleuse, la CNUCED veut
favoriser les trajectoires de développement durable et équitable. « La
CNUCED a toujours préconisé un arsenal de mesures de politique générale
et de réformes institutionnelles, sur les plans national et international,
pour soutenir l’élévation du niveau de vie des pays en développement,
construire leur résilience face aux chocs extérieurs et les aider à s’intégrer
de façon équilibrée dans l’économie mondiale. La difficulté […] consiste
moins dans l’obtention du ‘juste prix’ que dans le ‘développement juste’,
grâce à une approche pragmatique, dynamique et solidaire de la politique
macroéconomique, commerciale et industrielle » (16).
(16) Upachai p anitchpaKdi, Allocution d’ouverture de la 13 e session de la Conférence des Nations Unies sur
le commerce et le développement, Genève, 2011.
L’ACTION DE L’OMC ET DE LA CNUCED
FAVORISE-T-ELLE
LA RÉDUCTION DE LA PAUVRETÉ DANS LE MONDE ?
pa r
e m m a n u e l M AT T EUDI ( * ) et J ac qu e S FON TANEL ( ** )
Malgré les crises économiques et financières qui secouent l’économie
mondiale, mais toujours fidèles aux théories économiques du XIXe siècle
rénovées, les organisations internationales considèrent toujours que,
malgré ses limites, le système mondial mis en place depuis 1945, élargi en
1995, n’est ni coupable, ni responsable, car comme la démocratie l’est dans
l’ordre politique, l’économie de marché reste le moins pire des systèmes.
Elles restent convaincues que, dans des situations « normalisées », le
monde marchand produit à la fois une situation optimale et équilibrée à
la production des richesses disponibles pour les hommes. Aujourd’hui, le
système international issu de l’effondrement du bloc soviétique est censé
constituer un facteur de progrès, en proposant l’ouverture du commerce
mondial comme un facteur déterminant d’efficacité économique contre la
misère et la pauvreté. Il s’ouvre au concept de développement « soutenable »
ou « durable », lequel permet une amélioration des conditions de vie de
chacun, sans remettre en cause le potentiel de développement économique
des générations futures. Cependant, derrière le terme « soutenable », se sont
installées des valeurs intéressantes pour lesquelles l’économie de marché,
dans son égoïsme foncier et fondateur, semble avoir un comportement pour
le moins négligent. Il en est ainsi de l’écologie, de l’environnement, de la
santé, de l’éducation, de la sécurité, mais aussi, de manière plus générale,
de l’épanouissement des hommes. Par exemple, un pays peut disposer
d’une croissance économique forte dont les bénéfices sont réservés au
plus petit nombre ou dont la réalisation suppose des formes d’esclavage
ou de contraintes humaines difficilement favorables à l’épanouissement des
travailleurs. La compétition généralisée produit un stress considérable dans
toutes les couches de la population, stress auquel n’échappe que ceux qui
disposent de revenus confortables fondés sur leur patrimoine – et encore !
La politique de la France au sortir de la Seconde Guerre mondiale a
conduit à une réduction progressive de la plupart des précarités, avec la
mise en place de la protection du travail et du travailleur, le remboursement
(*) Maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France (Grenoble, France).
(**) Professeur émérite de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble, France).
774
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
des soins de santé grâce à la Sécurité sociale, l’établissement des régimes
de retraite et la citoyenneté reconnue des femmes par le droit de vote, puis,
plus tardivement, l’allocation parentale et la parité politique, permettant
l’égal accès aux mandats électoraux. Aujourd’hui, certains de ces acquis
sont au centre des discussions sociales entre, d’une part, ceux qui
souhaitent une plus grande privatisation, un Code du travail plus clément
pour les entreprises, la remise en cause d’une sécurité sociale publique
ou l’allongement de l’âge de la retraite et, de l’autre, ceux qui défendent
des droits acquis pas toujours légitimes au regard des conditions offertes
aux autres travailleurs. Si le produit intérieur brut (PIB) par habitant de
la plupart des pays s’est développé, les conditions humaines de l’exercice
d’un emploi se sont dégradées, avec les crises économiques récurrentes,
l’existence de patrimoines privés considérables, qui sont autant de faits de
prédation légale sur le pouvoir d’organisation du système sociétal, et une
concurrence effrénée, laquelle profite conjoncturellement à quelques pays
en développement, mais menace les niveaux de vie de la grande majorité
des travailleurs des pays développés.
Dans ce type de réflexion, l’Organisation mondiale du commerce (OMC)
reste convaincue du « bon droit » de l’application de ses règles, alors que
la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement
(CNUCED), un temps réticente à l’égard d’une économie de marché sans
contrôle, a baissé la voix en même temps qu’elle a perdu une grande partie
de son influence, notamment avec la fin des revendications portées par le
« Groupe des 77 » concernant l’organisation d’un « Nouvel Ordre économique
international » (NOEI). Ces institutions sont inefficaces pour traiter de la
pauvreté dans le monde. Or les inégalités sont au cœur même de la misère
au regard des productions disponibles. Une approche plus locale, fondée
sur l’économie territoriale, doit être conduite pour compenser la violence
des effets de la concurrence sur le sentiment de pauvreté qui accable une
grande majorité des habitants sur Terre.
omc
et
cnuced
o u l a d é F e n S e d u c o m m e r c e i n t e r nat i o na l
c o m m e Fac t e u r de lu t t e c o n t r e l a pau v r e t é da n S l e m o n de
La gestion internationale de l’économie est mise en place sur la base
des principes développés et soutenus par l’OMC. Cette organisation ne
dispose pas de pouvoirs supranationaux ; elle fonctionne sur la base du
« consensus » entre les pays membres – ce qui signifie, bien souvent, la
recherche de l’unanimité – et sur la règle « un pays = une voix », ce qui
de facto donne à tout pays un quasi-droit de veto. Cependant, l’Organe
des règlements des différends (ORD) a la capacité de sanctionner les pays
qui n’ont pas respecté les deux règles fondamentales du multilatéralisme,
à savoir la réciprocité et la clause de la nation la plus favorisée – en
vue de supprimer toute discrimination. Pour l’OMC, la concurrence et le
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
775
marché sont des facteurs de progrès économiques et de paix. Certes, ces
hypothèses admises comme des règles intangibles n’ont pas toujours été
respectées dans les faits, mais la connaissance scientifique et empirique
ne pèse pas toujours bien lourd au regard de l’importance des intérêts
(notamment patrimoniaux et financiers) en jeu. La question du respect pour
chaque personne de disposer des biens élémentaires à la survie quotidienne
ou la mise en place de droits économiques et sociaux plus solidaires reste
toujours très controversée. Ainsi, le gouvernement des Etats-Unis n’a
jamais ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels.
Pour l’analyse classique et libérale, le respect de la concurrence et des
marchés conduit à la fois à l’optimum et à l’équilibre. Pour les « Classiques
anglais », cependant, à terme, l’état stationnaire nous menace au point
d’être inévitable. Dans ce contexte, les crises n’exprimeraient qu’une
situation qui va s’aggraver jusqu’à conduire le système vers la récession
et un état de léthargie générale de l’économie. Malgré le pessimisme de
cette analyse, l’intervention économique de l’Etat est souvent contestée,
comme si le marché pouvait s’exprimer sans le pouvoir coercitif juridique
des instances publiques. D’Adam Smith à David Ricardo, de Léon Walras à
Milton Friedman, de John Maynard Keynes à Kenneth Arrow, la défense du
marché est revendiquée, soit sous forme d’Etat gendarme assurant le bon
fonctionnement des règles du marché, soit comme un défenseur des intérêts
collectifs des citoyens d’une nation. D’ailleurs, les Etats, représentants
de leurs citoyens, sont seuls habilités à devenir membres volontaires de
l’OMC et de la CNUCED. Cependant, les règles ou analyses émanant de ces
instances internationales n’accordent à l’Etat qu’un rôle secondaire, fondé
principalement sur les exceptions en termes d’agriculture, de sécurité
nationale, d’espaces régionaux. Au fond, la revendication à l’ouverture
des frontières et à l’essor du commerce international comme facteur
essentiel de la lutte contre la pauvreté constitue l’idée maîtresse de ces
organisations internationales. Dans ce contexte, les pays développés sont
certainement avantagés par ces exceptions au regard de leur compétitivité
réduite dans l’agriculture ou le textile et leurs grands avantages dans
les industries d’armement et leurs régimes territoriaux préférentiels.
La CNUCED a revendiqué la mise en place d’un système de préférence
généralisé, permettant d’accorder quelques avantages aux pays les plus
pauvres, les pays les moins avancés (PMA), mais il y a quelques réticences
à son application (1).
D’ailleurs, les principes et les exceptions permettent à certains Etats
de mener une politique de type mercantiliste, en affirmant leur puissance
économique à l’encontre de pays aux moyens plus limités. Derrière la
façade d’une concurrence qui serait quasiment généralisée et réalisable,
les stratégies des Etats, aux intérêts souvent déterritorialisés, s’invitent
(1) J. Fontanel , Organisations économiques internationales, Masson, Paris, 1995.
776
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
aisément dans l’action du commerce international. Ainsi, dans son discours
sur l’état de l’Union du 27 janvier 2000, Bill Clinton affirmait : « Pour
réaliser toutes les opportunités de notre économie, nous devons dépasser nos
frontières et mettre en forme la révolution qui fait tomber les barrières et
met en place de nouveaux réseaux parmi les nations et les individus, les
économies et les cultures […] Nous devons être au centre de tout réseau global.
Nous devons admettre que nous ne pouvons bâtir notre avenir sans aider les
autres à bâtir le leur » – sous-entendu « à notre image ».
La stratégie américaine est fondée sur la mise en forme de la
globalisation. Trois moments principaux à la montée en puissance de
la globalisation peuvent être mis en évidence. D’abord, un consensus
international sur l’expansion du commerce international, avec de nouveaux
standards (notamment culturels et politiques afférents) et l’ouverture des
marchés du Sud, est recherché. Ensuite, toute réforme interne doit être
préalablement imposée à la communauté internationale, de même que les
codes de conduite acceptés par les acteurs économiques américains (comme
les lois anti-corruption, les sanctions économiques, les normes sanitaires
ou la protection de l’environnement). L’intérêt national s’éloigne de la
notion de bien public international vers la recherche exclusive du leadership
mondial. Enfin, la promotion de la démocratie et de la paix permet
l’intégration des anciens adversaires dans la libéralisation des économies.
Pourtant, l’économie contemporaine a souvent été le théâtre de conflits
interétatiques (boycott, embargo, compétition déloyale, etc.). La stratégie
est devenue l’art de combiner la totalité des moyens dont dispose le pouvoir
politique pour atteindre les buts qu’il a définis. Pour Clausewitz, il y a
deux chemins vers la victoire, la lutte armée ou le contrôle des ressources
dont dépend la partie adverse. Le contrôle des matières premières et des
matières énergétiques demeure un instrument important de stratégies des
grandes puissances.
Pour Stiglitz (2), la théorie dite des retombées sur les pauvres est une
théorie fausse, qui ne peut plus satisfaire la recherche de justice dont
sont chargés les Etats envers leurs citoyens ; il faut en venir à une autre
notion, à savoir une intervention ciblée de l’Etat pour éviter le choc de
la conception ultra-libérale. Pourtant, la montée en puissance des pays
émergents semble attester de la capacité de la globalisation économique à
diffuser le développement bien au-delà des pays développés. Cependant, le
« mal développement » n’est pas éradiqué et il s’installe même parfois dans
certaines régions anciennement développées. En témoigne notamment la
réapparition des bidonvilles en Europe, mais aussi la montée en puissance
du « mal logement » ou de la pauvreté.
Les Parlementaires européens, qui acceptent les principes de l’OMC, ont
cependant rappelé que « le commerce équitable, libre et équilibré peut servir
(2) J. Stiglitz , La Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
777
d’outil à la croissance et contribuer à la lutte contre la pauvreté » (3). Ils
appellent l’OMC à prendre en compte les besoins et les intérêts spécifiques
des pays en développement et des pays les moins avancés, en établissant
des dispositions de traitements différentiels ciblées, efficaces et soumises à
une révision périodique.
Pour les organisations économiques internationales d’aujourd’hui,
le marché et le libéralisme sont les facteurs fondamentaux du progrès
de l’homme, la création de richesses offrant un plus grand potentiel de
consommation. Elles sont dépendantes dans leurs actions et interventions
de la règle fondamentale fixée par les normes économiques libérales
édictées par l’Organisation mondiale du commerce et le Fonds monétaire
international, sous couvert et avec le soutien depuis 1995 de l’Organisation
des Nations Unies (ONU), plus concernée directement par la paix dans le
monde. Dans cette conception, les aspects matériels et sécuritaires – au
sens étroit du terme – de la condition humaine sont privilégiés. Or il existe
de nombreuses dimensions à la vie humaine, qui vont de la nourriture
aux soins apportés à tous les hommes, mais aussi aux valeurs morales,
religieuses, esthétiques, artistiques dans un environnement pacifique
– ou pacifié – de démocratie participative et de libertés collectives et
individuelles.
Le système des organisations internationales tient compte de tous ces
éléments avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation
des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO),
le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), ONU-Femmes,
ONU-Habitat, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentaion et
l’agriculture (FAO) ou l’Organisation internationale du travail (OIT). Le
Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) fixe des
règles fondamentales pour l’amélioration de la condition humaine, comme
l’éthique (lutte contre les violations des droits de l’homme), l’équité
(réduction nationale et internationale des inégalités), l’intégration (rejet
de l’exclusion et de la marginalité involontaire), la sécurité (réduction de
l’insécurité systémique et l’amélioration du respect des règles collectives),
la « soutenabilité » (notamment la conservation de l’environnement) ou
l’éradication de la misère et de la pauvreté. Or le système actuel exacerbe
les crises d’identité et réduit les progrès de la sécurité des personnes et
des Etats. Malgré les moyens modernes disponibles, le XXI e siècle vit
toujours avec la misère et la sous-nutrition, l’espérance de vie des individus
varie avec le niveau de développement et les conflits éclatent sans cesse
face aux inégalités, à l’absence de tolérance généralisée et au non-respect
des droits de l’homme. Au fond, les fameux « entitlements » (droits pour
chaque personne de pouvoir disposer de quelque chose) ne sont toujours
(3) Parlement européen, « Commerce international : les députés européens et nationaux demandent à
l’OMC de maintenir l’approche multilatérale », 2013, disponible sur le site Internet www.europarl.europa.
eu/news/fr/newsroom/content/20131202IPR29562/html/Commerce-international-maintenir-l’approchemultilatérale.
778
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
pas suffisamment couverts pour une frange importante de la population
mondiale. Pour Amartya Sen (4), il faut porter une attention accrue à
l’inégale distribution des libertés fondamentales, des « entitlements » et de la
« capabilité » de chacun. La sécurité de toutes les personnes est un objectif
fondamental que les organisations régionales et locales ou les organisations
non gouvernementales (ONG) cherchent à faire respecter.
Face à ce type de critique selon laquelle la pauvreté n’est pas seulement
matérielle, John Rawls (5) explique que le mal développement est souvent
le résultat d’une culture politique d’oppression, d’institutions inadaptées
fondées sur des traditions religieuses et philosophiques spécifiques et de
corruption des élites. La responsabilité morale de l’extrême pauvreté limite
l’action des pays développés à un simple « devoir d’assistance ». John Rawls
affirme que les inégalités économiques sont alors moralement acceptables,
car elles sont le résultat de choix historiques décidés librement par chaque
peuple. Cette conception « minimaliste » néglige évidemment l’histoire
des peuples, comme l’esclavage, le colonialisme, les génocides ou plus
simplement l’expression d’une culture aux antipodes du matérialisme.
Les valeurs fondamentales du système mondial d’aujourd’hui sont
fondamentalement économiques, matérielles et commerciales. L’OMS aurait
pu devenir un grand centre de santé disponible pour le monde entier,
mais elle doit d’abord respecter les normes internationales portant sur
la liberté du commerce, la propriété industrielle et les valeurs du monde
marchand. L’économie de marché reste fondée sur l’intérêt individuel,
mais, par débordement ou retombées progressives, elle fait accessoirement
profiter à d’autres couches de la population de l’accroissement des
richesses produites. La réduction de la pauvreté n’est pas l’objectif, elle
n’est, dans le meilleur des cas, que la conséquence d’une action fondée sur
l’innovation déployée par un investisseur en vue d’améliorer d’abord ses
propres conditions de vie. Dans ce cas, toute nouvelle innovation est aussi
productrice de destructions, lesquelles entraînent aussi des retombées
négatives sur le niveau de vie des personnes dépendantes de structures
à la fois anciennes et de moins en moins profitables à ses propriétaires.
La lutte contre la pauvreté est donc secondarisée, elle est même jugée
inefficace, car elle réduit la propension à agir des plus riches, toujours mus
par la volonté de gagner encore et encore de l’argent, dans un monde de
cupidité valorisée socialement.
La poursuite sans fin des intérêts des dirigeants d’entreprise ou des
Etats conduit à des excès de pollution, à des processus de désertification
ou à des dégâts environnementaux irréversibles, indépendamment des
questions concernant le changement de climat, un thème de bien peu de
(4) A. Sen, Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford University Press, 1981,
et « Identité et conflit. Existe-t-il un choc de civilisations ? », in J. Fontanel (dir.), Civilisations, globalisation,
guerre. Discours d’économistes, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2002.
(5) J. raWlS, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1997.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
779
poids au regard de la politique du profit et de la maxime des intérêts
personnels bien compris.
Or, depuis 1990, à toutes ces questions les organisations internationales
répondent principalement par la mise en place d’une libéralisation
du fonctionnement de l’économie internationale, elles poussent à la
globalisation économique, en considérant que les problèmes rencontrés
dans de nombreux Etats (chômage, précarité, réduction du pouvoir d’achat,
notamment) ne sont que des situations de court terme, négligeant pourtant
l’avis de Keynes pour lequel « dans le long terme nous serons tous morts ».
Cette félicité revendiquée par Francis Fukuyama avec sa « fin de l’histoire »
n’est pourtant pas encore apparue et les crises récurrentes commencent
à inquiéter le citoyen et même les Etats. Le principe « Trade, not aid »
cher à Washington n’a pas fonctionné pour les pays en développement et
la précarité s’est installée dans nombre de pays développés. La CNUCED a
plusieurs fois reconnu que l’ouverture au commerce international ne suffisait
pas pour réduire la pauvreté dans les PMA. La croissance des exportations
et la libéralisation de leur économie n’ont pas été associées à une réduction
significative de la pauvreté, mais plutôt à une désindustrialisation, lorsque
les pays étaient exposés à la concurrence internationale. L’éradication de
la pauvreté n’est pas l’objectif immédiat des institutions mondiales. Les
faits sont têtus, mais les intérêts des plus forts sont toujours défendus
prioritairement.
deS
i n S t i t u t i o n S i na da p t é e S
a l a lu t t e c o n t r e l a pau v r e t é e t l a m i S è r e
Les succès du développement économique fondés partiellement sur
le commerce international ont souvent été mis en avant, notamment la
réussite des dragons asiatiques. Aujourd’hui, le groupe BRICS (Brésil,
Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) constitue une plate-forme de dialogue
et de coopération, qui promeut la paix, la concertation, le développement et
la sécurité. Il revendique clairement un partenariat mondial plus équilibré.
Il propose notamment une nouvelle régulation financière au niveau
mondial, la mise en place de politiques macro-économiques responsables,
l’organisation de nouveaux accords commerciaux, technologiques,
scientifiques et financiers entre ses membres – avec la décision de créer
la BRICS Inter-Bank Cooperation Mechanism en 2010 – et des positions
communes concernant le développement durable et l’urbanisation. Ces
orientations politiques se détachent des contraintes et règles fixées par
l’OMC. Cependant, aujourd’hui, les membres du BRICS subissent des
difficultés structurelles profondes, susceptibles de remettre en cause leur
organisation politique et sociale. Les solutions préconisées ne sont pas
homogènes, ce qui rend leur action commune particulièrement difficile. En
Chine, la structure schizophrénique du pouvoir entre le monde politique
et la sphère économique ne peut manquer à terme de soulever de graves
780
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
problèmes sociétaux. Le Brésil est secoué par les inégalités sociales
et la violence, la Russie n’est pas du tout soutenue dans ses opérations
ukrainiennes par ses partenaires (6). Cette ouverture vers un autre monde
que pouvait faire naître le groupe BRICS est en crise d’identité interne et
externe.
Si l’indicateur du développement humain du PNUD est calculé à partir
de trois critères, « la longévité, le savoir et le niveau de vie », d’autres
choix auraient pu être retenus, comme les libertés politiques, le droit
des femmes, les niveaux de criminalité ou de corruption. Sur cette base,
cependant, il est possible de constater que la mondialisation de l’économie
n’a pas bénéficié à l’ensemble des pays en développement, notamment aux
PMA d’Afrique, alors même que ces derniers sont plus ouverts et intégrés
dans le système commercial international que les économies avancées.
De même, la démocratisation et la libéralisation du marché en Russie se
sont accompagnées d’une dégénérescence rapide de la quasi-totalité des
institutions, d’une désintégration économique, d’une aggravation de la
pauvreté et d’une dégradation brutale du secteur de la santé.
Les écarts de revenus et de patrimoines entre le Nord et le Sud, mais
aussi entre les riches et les pauvres de la planète croissent (7), mettant
ainsi en évidence l’incapacité de nos organisations économiques à corriger
les inégalités (8) et leur impuissance à conduire des politiques d’aide au
développement, au regard de leurs engagements en faveur d’une économie
de marché triomphante. Les nouvelles opportunités sont plus facilement
accessibles aux entités qui disposent à la fois de moyens logistiques
importants, de ressources humaines de qualité et innovatrices, de l’appui
de leurs gouvernements et de moyens ou d’accès financiers conséquents.
Les instances internationales réfutent l’idée selon laquelle le commerce
est également générateur de pauvreté, aussi bien dans les pays développés
que dans les pays en développement. Au lieu de recommander la
diversification économique des pays, la mondialisation conduit à une logique
de spécialisation dans quelques produits d’exportation, ce qui accroît la
grande vulnérabilité des pays et des régions concernés au regard des aléas
internationaux de la fluctuation des prix et des facteurs d’innovation.
Les intérêts des responsables politiques issus des pays développés
coïncident rarement avec la volonté d’éradiquer la pauvreté dans le monde.
Ils donnent une priorité aux intérêts immédiats de leurs gouvernements
et de leurs citoyens. Ils disposent d’avantages considérables en matière
de négociation au regard de leurs productions et de leur patrimoine. Ils
connaissent suffisamment bien les règles du jeu – qu’ils ont contribué à
mettre en place – pour protéger des pans entiers du marché international.
(6) Y. echinard / J. Fontanel / M. Fontanel, « BRICS, un concept d’origine statistique devenu l’expression
d’un puissant groupe de pression dans les relations internationales d’aujourd’hui », Annuaire français des
relations internationales, vol. XIV, 2013.
(7) F. b ourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Le Seuil/République des Idées, Paris, 2012.
(8) T. p icKetty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, Paris, 2013.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
781
De plus, ils influencent les institutions et les politiques nationales
des pays en voie de développement, par le soutien qu’ils apportent aux
gouvernements partiellement acquis à leur cause.
En revanche, lorsque les pays pauvres se révoltent, les institutions
internationales invoquent le principe « volenti non fit injuria » selon lequel il
n’y pas d’injustice là où il y a consentement, notamment celui d’appartenir
– ou non – à l’OMC. Cependant, avec l’application de la clause de la nation
la plus favorisée, la signature des pays pauvres est contrainte par le nonrespect de cette règle par tous les membres de l’OMC en cas de refus.
Les patrimoines appartiennent à une couche très fine de la population.
Dans les pays en développement, ils appartiennent souvent à quelques
personnes qui se préoccupent d’abord de leur enrichissement personnel et
placent ainsi les profits récoltés dans les banques à l’étranger. Le transfert
de la propriété des ressources nationales décidé par un gouvernement
dictatorial corrompu vers des organismes étrangers reste légitime au
regard du droit international, même si cette décision s’avère désastreuse
pour le pays où sont extraites les matières premières. La corrélation entre
la richesse en matières premières et les performances économiques est
relativement faible, du fait même de l’absence de démocratie dans ces pays
qui attirent toute la cupidité du monde. Enfin, les dictatures s’engagent
souvent dans une politique d’emprunt qui les aide provisoirement à
conserver le pouvoir, jusqu’à ce que le pouvoir soit déposé, mais en laissant
un pays fortement endetté et appauvri.
Il est fréquent que les droits des individus se heurtent aux besoins de la
société. La grande richesse des latifundiaires empêchait le développement
économique des régions dans lesquelles se trouvaient leurs propriétés,
principalement parce que leur propension à investir était érodée, au regard
des profits engagés par ailleurs et de la complexité d’une politique optimale
d’un patrimoine dans une situation d’opulence. Les grandes richesses
modernes semblent produire les mêmes effets.
Enfin, des liens sociaux « solides » – au sein de la famille et dans des
communautés traditionnelles – constituent souvent des facteurs essentiels
de stabilité sociale. Ces liens sont aujourd’hui affaiblis et les liens sociaux
et sociétaux deviennent de plus en plus précaires.
la
pau v r e t é e t l ’ i m p o rta nc e de S i n é g a l i t é S
c o m m e Fac t e u r S de b l o cag e de l ’ e c o no m i e m o n d i a l e
La définition de la pauvreté fait débat. Si la notion de pauvre se
détermine en fonction du niveau de vie comparable d’une tranche de la
population à revenus et patrimoines quasiment équivalents au regard des
autres couches de la population, il n’y a pas de solution. Les individus ne
sont pas pauvres en fonction de leurs seuls revenus par habitant. La lutte
contre la pauvreté ne peut se suffire de concepts valables partout dans
le monde, indépendamment des valeurs de sécurité, de philosophie, de
782
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
conceptions de la vie. Dans ce cadre, la notion de région ou de localisme se
pose instantanément.
La richesse produite dans les pays riches et émergents n’a cessé
d’augmenter au regard de celle des « pays les moins avancés » ; en outre,
l’extrême pauvreté, qui concerne l’hémisphère nord comme l’hémisphère
sud, touche aujourd’hui un cinquième de la population mondiale.
L’expression de la pauvreté est alors analysée de manière étroite, elle se
limite à l’accès aux biens nécessaires à la survie minimale (nourriture et eau
potable, vêtements, logement, soins médicaux élémentaires et éducation),
ce qui correspond au seuil de 1,25 $ (PMA) à 2 $ (pays émergents) par jour
fixé par la Banque mondiale. Chaque jour, 50 000 personnes, surtout des
femmes, des enfants et des gens de couleur meurent de faim, de maladies,
d’absence de soins ou de guerres locales (9).
Sur un même territoire, les besoins des hommes peuvent être différents
au regard de leurs attentes morales, matérielles, philosophiques,
sécuritaires ou relationnelles. C’est le défaut des organismes internationaux
de considérer que la pauvreté est un fait établi de manière définitive à
partir d’une valeur monétaire, même s’ils prennent la précaution d’indiquer
qu’il ne s’agit que d’un indicateur de première analyse. Le développement
humain n’est pas fondé sur les seules conditions matérielles, même si ces
dernières, au-dessous d’un seuil plancher, sont susceptibles de dévaloriser
toutes ses autres composantes. Ainsi, une personne souffrant de la faim
sera moins sensible au concept de liberté, de sécurité, de démocratie
ou d’épanouissement personnel. Il existe des niveaux de satisfaction
immatériels de niveau si faible que même celui qui dispose de revenus
suffisants peut ressentir un frein à son propre développement humain.
Il est nécessaire de trouver une solution à la misère, à l’exclusion
sociale, aux inégalités du savoir, à l’hétérogénéité de l’espérance de vie en
bonne santé et à l’inadaptation du système mondial dans la lutte contre la
pauvreté. Les réformes sont menacées par l’augmentation irrémédiable des
inégalités.
Concernant l’exclusion sociale, il s’agit d’abord d’améliorer l’autonomie
et la capacité des personnes à assumer ou à prendre des risques et de
décourager ainsi l’organisation de liens de dépendance. Il faut alors offrir
aux exclus les moyens d’une participation à la vie sociale, par un soutien
en termes de formation, d’appui aux petites entreprises, de micro-crédits,
autant d’actions qui ne peuvent être engagées au niveau mondial, mais
s’inscrivent dans une démarche territoriale et locale, hors de l’application
rigide des règles d’une concurrence qui donne un pouvoir excessif à ceux
qui disposent déjà de moyens matériels importants.
L’inégalité excessive porte en elle les germes essentiels de la pauvreté.
Un PIB par habitant peut être élevé dans un pays, alors même qu’une
(9) J. Fontanel, « The economic effects of military expenditure in Third World countries », Journal of Peace
Research, vol. XXVII, n° 4, nov. 1990.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
783
grande partie de la population se situe au seuil de la pauvreté, si la plupart
des richesses sont accaparées par un nombre limité de personnes peu
intéressées par ailleurs par le développement humain de leurs concitoyens.
La pauvreté s’accompagne d’une fécondité accrue, d’une demande
d’éducation réduite ou d’une grande vulnérabilité aux conflits extérieurs
et aux catastrophes naturelles. La concurrence promue par l’OMC valorise
l’action à court terme et la destruction progressive des activités des plus
vulnérables. Pour améliorer le développement économique d’un pays, il est
nécessaire de promouvoir le plein emploi par la mise en place d’activités de
type « capital saving », d’investir sur la capacité d’action des populations
de la « down class » et de renforcer l’agriculture vivrière à petite échelle
en vue d’éviter les catastrophes alimentaires. Or ces actions économiques
supposent une certaine protection des petites entreprises par rapport
aux menaces des grandes firmes capables, pour prendre le monopole d’un
marché, de vendre à perte le temps de la disparition de leurs concurrents
locaux. Souvent, les petites entreprises n’offrent qu’une faible productivité
au regard de méthodes de production dépassées. Il s’agit alors de leur
offrir une formation – avec un élargissement de l’accès à l’enseignement
supérieur gratuit –, un meilleur accès à la technologie et des facilités de
crédit. Dans ce contexte, l’action de l’OMC va à l’encontre de cette politique
« volontariste » et ses membres pourraient alors s’adresser à l’ORD pour
maintenir une concurrence, laquelle est pourtant très éloignée de l’idée de
l’égalité des chances.
Les questions de santé ne peuvent pas non plus être éludées, car sans
progrès dans ce domaine, l’ensemble du processus de développement peut
être remis en cause. Les programmes de vaccination, de prévention par
l’information (notamment contre la pandémie du VIH/SIDA) ou d’accès
public peu onéreux aux produits pharmaceutiques génériques de première
nécessité sur un marché peu rentable devraient être développés hors du
cadre fixé par l’OMC.
L’aide apportée aux pays en développement n’est sans aucun doute pas
suffisante et elle est souvent mal utilisée par les pays bénéficiaires. Dans
les années 1960, l’action principale de l’aide au développement portait sur
la mécanisation de l’agriculture et l’industrialisation par la stratégie de la
substitution aux importations. La notion de rattrapage du développement,
chère aux étapes de développement initiées par Rostow, négligeait
complètement les questions de pollution, de changement de climat ou
d’exploitation excessive de la Terre. Ensuite, elle revendiquait l’application
des politiques d’ajustement structurel en vue de lutter contre le « mal
développement ». L’assainissement des finances publiques des Etats mal
gérés était devenu prioritaire, avec des résultats humains et sociaux plutôt
désastreux. Aujourd’hui, William Easterly (10) conseille la suppression de
(10) W. eaSterly, The White Man’s Burden: Why the West’s Efforts to Aid the Rest Have Done So Much Ill
and So Little Good, Penguin, 2006.
784
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
l’aide au développement, s’opposant ainsi aux économistes qui considèrent
que l’aide au développement est largement insuffisante pour éradiquer
l’extrême pauvreté (11).
Face à ces polémiques importantes, qui n’ont sans doute pas vraiment
lieu d’être, certaines aides sont nécessaires lorsqu’elles sont productives
(comme les campagnes de vaccination ou le financement de points d’eau
ou d’équipements collectifs), d’autres, au contraire, favorisent plus le
donateur que le supposé bénéficiaire (notamment certaines formes d’aides
alimentaires en concurrence avec les produits substituables domestiques).
Ce qui pose le plus souvent problème, c’est l’absence d’approche globale et
intégrée des différentes composantes de la pauvreté en vue d’améliorer de
manière pérenne les conditions de vie des populations et des territoires,
intégrant simultanément les projets éducatifs, les opérations de logement, la
lutte contre la malnutrition, l’aide aux soins, mais aussi l’accompagnement
vers l’emploi. Dans ce cadre, l’analyse territoriale s’impose, notamment
pour être au plus près de l’identification des besoins, mais aussi pour
faciliter la proximité qu’impose la prise en compte des problématiques de
l’accompagnement social des individus et des ménages.
la
n é c e S S a i r e a ppr o c h e t e r r i t o r i a l e de l a pau v r e t é
L’approche territoriale de la gouvernance et du développement suppose
l’exercice de réels pouvoirs des collectivités locales sur le développement
et l’aménagement de leur territoire. Il ne s’agit pas seulement de
renforcer les moyens disponibles des acteurs publics du territoire, il faut
aussi accompagner les dynamiques d’acteurs au regard de la situation
économique, culturelle, voire religieuse des territoires d’intervention (12).
A la suite des analyses de type « Poverty Lab » (13), il est nécessaire de
valoriser les expériences qui ont pu réussir et de ne plus recommander celles
qui ont échoué. Dans ce cadre, les grandes orientations générales ne sont
que de peu d’intérêt, il faut simplement étudier sur le terrain les actions qui
améliorent le bien-être à court et moyen termes des populations. Certaines
évaluations des programmes d’aide apportent d’intéressantes informations.
Les travaux de l’équipe d’Esther Duflo (14) insistent sur l’importance d’une
démarche scientifique capable de prendre en compte les besoins formulés
directement par les personnes concernées (15). La pauvreté ne peut être
jugée que sur un territoire donné. Un foyer américain est considéré comme
(11) J. SachS / J. Fiedel , « The end of poverty: economic possibilities for our time », International Journal,
2005.
(12) C. c ourlet / B. p ecqueur, L’Economie territoriale, PUG, Grenoble, 2013.
(13) The Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab. Cf. le site Internet http://www.povertyactionlab.org/fr.
(14) Le Laboratoire d’action contre la pauvreté Abdul Latif Jameel (J-PAL a été créé en 2003 au
Massachusetts Institute of Technology (MIT, Etats-Unis) par Esther Duflo. Il dispose également à ce jour de
bureaux régionaux hébergés par des universités locales en Europe, en Amérique latine, en Asie du Sud et en
Afrique.
(15) E. duFlo / A. V. banerJee , Repenser la pauvreté, Les livres du nouveau monde, Le Seuil, Paris, 2012.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
785
« pauvre » si son revenu annuel par personne se situe en dessous d’un peu
plus de 1 000 dollars par mois, soit une somme bien supérieure à ce que
perçoivent près de 2,6 milliards de personnes dans le monde. Sur la base
de la définition donnée à la grande pauvreté par la Banque mondiale, plus
de 1,2 milliard de personnes en 2014 sont concernées, mais le rapport
annuel du PNUD publié en juillet 2014 (16) ajoute 1,5 milliard de personnes
réparties dans 91 pays en voie de développement en situation de carences
en matière de santé, d’éducation et de niveau de vie. La pauvreté a plus
d’une seule facette, selon le poids reçu en termes d’accompagnement social,
d’éducation, de formation professionnelle et d’aspirations particulières de
chacun (17).
Aujourd’hui, l’extrême pauvreté s’exprime plus par une alimentation
inadaptée, même en quantité suffisante. Dans ce contexte, le don de
grandes quantités de denrées alimentaires issues des surplus agricoles des
pays donateurs n’est pas toujours souhaitable pour la santé à court et à
moyen termes des personnes, en créant de nouveaux besoins coûteux et
concurrents des filières de production locales. De même, le micro-crédit
constitue une chance pour la création de petites entreprises (18), mais
tous les candidats n’ont pas toujours la formation nécessaire à la gestion
d’une entreprise. Dans ce cas, le financement d’une formation à la gestion
pourrait avoir un impact plus positif à moyen terme pour tous les apprentis
entrepreneurs (19), souvent peu soucieux des débouchés sur un marché
localement saturé. C’est pourquoi le territoire et le local restent sans doute
les lieux les plus efficaces pour lutter contre l’extrême pauvreté. Un soutien
public des collectivités locales est indispensable pour le développement
de « micro-projets » utiles à l’ensemble du tissu économique, avec une
prise de risque public sur les expériences les plus novatrices ou les plus
risquées, compte tenu du contexte local. En vue d’optimiser ce nouveau
type d’investissement, il est nécessaire que les acteurs se situent au plus
près du terrain.
L’aide internationale ne peut continuer à négliger une approche
territoriale et trans-sectorielle de l’aide internationale. « La lutte contre
la pauvreté passe aussi, tout ou partie, par une réflexion à la fois intégrée
(prenant en compte l’ensemble des besoins de chaque individu) et territoriale
du développement (prenant en compte les spécificités économiques, sociales
et culturelles de chaque société locale) » (20). Un système de co-construction
(équipe de recherche et d’expertise, opérateurs de développement,
bailleurs de fonds, mais aussi acteurs locaux) pourrait définir les termes
(16) PNUD, Rapport sur le Développement humain 2014 ? Pérenniser le progrès humain : réduire les
vulnérabilités et renforcer la résilience, ONU, New York/Genève, 2014.
(17) A. Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, Paris, 2000.
(18) M. yunuS, Vers un monde sans pauvreté, Jean-Claude Lattès, Paris, 1997.
(19) E. duFlo, La Politique de l’autonomie. Lutter contre la pauvreté (II), Le Seuil/République des idées,
Paris, 2009.
(20) E. matteudi , Les Enjeux du développement local en Afrique, L’Harmattan, Paris, 2012.
786
EMM ANUEL M ATTEUDI ET JACQUES FONTANEL
de référence des projets les plus prometteurs pour le développement
économique durable. Les échelles spatiales de petite dimension (le village,
la ville ou l’agglomération) permettent un repérage adapté des besoins
spécifiques des populations. Dans ce contexte, les solutions à la pauvreté
sont plus commodes et pertinentes à mettre en œuvre localement, sans
pour autant considérer qu’un développement endogène soit possible,
au regard des contraintes des matières premières et énergétiques et des
technologies disponibles. Le « penser global, agir local » doit orienter
la lutte contre la pauvreté et la misère. Dans ce contexte, l’action peut
consister à accompagner les chômeurs structurels vers l’emploi, sur la base
d’un salariat ou de la création d’une petite entreprise. Plusieurs succès ont
été obtenus ainsi par les ONG, en partenariat avec les services de l’Etat. Il
s’agit aussi de soutenir les filières de production territorialisées (cuir, bois,
productions agricoles), ainsi que les filières de services susceptibles de
répondre aux besoins de l’ensemble de la population vivant sur un même
territoire (commerces ou aide à la personne).
**
*
Aujourd’hui, la croissance indéfinie de la capacité à innover s’adresse
principalement à la population riche ou aisée, elle s’applique de manière
très accessoire aux grands problèmes humanitaires qui subsistent avec
violence dans ce monde dit « en crise » qui n’a jamais été aussi opulent.
Le « toujours plus » égoïste produit des situations d’abandon des formes
d’humanité collective, le respect de la compétence bien souvent confondue
avec celle de la capacité financière et intellectuelle à agir sur le monde
ou la croyance indéfinie dans la capacité des technologies à résoudre les
problèmes sociaux sont autant d’obstacles à la réalisation des nécessaires
solidarités à une amélioration progressive de la vie pour la grande majorité
des habitants de la Terre. Le fiasco relatif des récentes négociations de
l’Organisation mondiale du commerce met en évidence les jeux des acteurs
d’abord tournés sur leur propre développement, sans émettre un instant
l’idée selon laquelle les inégalités permises par un système ne peuvent
que croître sans l’intervention d’un organe qui les rendent supportables
humainement et politiquement. La violence peut s’abattre sur un monde qui
accepte un fonctionnement de rapports continuels de force et se préoccupe
trop peu de l’épanouissement de ses composantes (21).
La conception humanitaire fonde l’action économique sur le bien-être de
la population (22). Elle n’a pas été retenue par l’ensemble des « maîtres
(21) J. F ontanel / F. coulomb / L. benSahel, « Economists’controversies about the causality between
war and economic cycles. Frontiers of peace economics and peace science », in M. chatterJi / Bo c hen /
R. miSSra (dir.), Contributions to Conflict Management, Peace Economics and Development, vol. XVI, Emerald,
Bingley, 2014.
(22) J. F ontanel / B. corvaiSier -drouart , « For a general concept of economic and human security », in
R. b ellaiS (dir.), The Evolving Boundaries of Defence: an Assessment of Recent Shifts in Defence Activities,
Emerald, Bingley, 2014.
L’OMC, L A CNUCED ET L A RÉDUCTION DE L A PAU V RETÉ DANS LE MONDE
787
penseurs » et des décideurs qui orientent le fonctionnement du monde.
Derrière la logorrhée libérale, les comportements mercantilistes des
puissants s’appliquent plus qu’ils ne s’affichent. Les théories sur les notions
de guerre économique sont évidemment aussi éloignées d’une conception
« humaniste » de l’économie. Aujourd’hui, les pays développés s’estiment
insuffisamment développés pour offrir une aide humanitaire globale aux
pays les moins avancés. Ils se limitent à les inciter seulement à respecter
les règles qui prévalent dans les grandes démocraties occidentales. Par
exemple, en érigeant l’OMC comme un « modèle de développement », l’Union
européenne valorise les considérations commerciales, qui dénaturent
par ailleurs le débat démocratique, aux dépens du respect des droits de
l’homme dans leur plénitude.
Quelques réactions commencent à se faire jour, avec l’essor des
arrangements bilatéraux, régionaux et plurilatéraux qui ne constituent
pourtant pas une alternative suffisante. La réforme de l’OMC s’impose
en vue d’établir des accords commerciaux équilibrés, soucieux de l’intérêt
collectif et de la réalisation des Objectifs du millénaire, de la lutte
contre le changement climatique ou de la préservation de la biodiversité.
L’interdépendance économique des nations et des régions est indispensable
au mode de développement engagé. Il faut cependant introduire des règles
et conditions minimales de bien-être pour le grand nombre qui ne soient pas
affectées par les contraintes purement commerciales. Les gouvernements
démocratiques doivent veiller à favoriser l’apparition de cercles vertueux
de développement, que la concurrence effrénée entre entités inégales rend
souvent impossible.
b i b l i o g r a ph i e
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MONDIALISATION, MULTILATÉRALISME
ET GOUVERNANCE GLOBALE
Emmanuel decaux
Introduction. Puissance et impuissance
Hélène de pooter
Le « Rapport Janicot » sur La France et l’UNESCO.
Quelle place et quel rôle pour l’Etat hôte d’une organisation en crise ?
Arnaud de nanteuil
L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
et la gestion de la crise ukrainienne.
Un bilan de la présidence suisse de l’OSCE (1er janvier-31 décembre 2014)
Yves gounin
Le Conseil d’Etat, au-delà du jacobinisme
INTRODUCTION
p uissance
et iMpuissance
pa r
e m m a n u e l DECAUX ( * )
Les organisations internationales restent le cadre naturel de la diplomatie
multilatérale, même si 70 ans après la création du système de l’aprèsguerre, les défauts de l’âge s’accusent. Le déclin de l’UNESCO est d’autant
plus éclatant qu’elle est l’héritière directe de l’Institut international de
coopération intellectuelle, mis en place en 1925 dans le cadre de la Société
des Nations, où voisinaient Henri Bergson et Paul Valéry, Marie Curie
et Albert Einstein… (1) Gonzague de Reynold, qui fut le témoin de ces
« Coopérateurs » a conservé les volutes esquissées par Paul Valéry :
« L’ennui fume ou sourit. L’Europe songe ou bâille.
Quant à l’Esprit, il fait un feu de paille
Idéal de l’amas de ces rapports tapés.
L’Ame s’offre des bains de champagnes frappés
Et le Corps fait à l’Ame écho… O paire
D’amis, cependant que le total COOPÈRE » (2).
Les débuts de l’UNESCO ont eux aussi été illustrés par de grands
noms, comme Jacques Maritain ou Claude Lévi-Strauss, mais très
vite l’organisation a cessé d’être une internationale des savants pour
devenir une succursale de bureaucrates. Henri Laugier, devenu membre
du Conseil exécutif en 1952 – après sa démission des Nations Unies en
plein maccarthysme – a décrit avec colère la trahison intellectuelle qu’a
constituée l’exclusion des personnalités culturelles des enceintes politiques
de l’UNESCO (3). L’âge d’or de René Maheu, pendant trois mandats (19611974), avec le sauvetage d’Abou Simbel et de Venise, ou encore de Jeanne
Hersch, en charge des droits de l’homme, ne rend que plus cruelle l’éclipse
actuelle. Les crises s’emboîtent comme autant de poupées russes. Une
crise de leadership d’abord, que traduit l’élection des derniers directeurs
généraux (4). Une crise financière récurrente, au fil des aller et retour des
(*) Professeur à l’Université Panthéon-Assas (France).
(1) Jean-Jacques m ayoux (dir.), L’Institut international de coopération intellectuelle, 1925-1946, IICE,
Paris, 1946.
(2) Gonzague de reynold, Mes mémoires, t. III, Editions générales de Genève, 1963, p. 406.
(3) Chantal morelle, Henri Laugier, un esprit sans frontières, LGDJ/Bruylant, 1998.
(4) Cf. Christine allan / Yvonne donderS , « Quel directeur général pour l’UNESCO ? », Annuaire français
de relations internationales, vol. XI, 2010.
792
EMM ANUEL DECAUX
Etats-Unis, le dernier départ étant suscité par l’admission de la Palestine
comme Etat membre… Et, surtout, une crise intellectuelle, faute de projet
collectif. Il y avait certes une part de facilité dans la manière dont Federico
Mayor disait que l’UNESCO étant « l’organisation de l’intelligence », mais
tout ce qui était nouveau la concernait : l’UNESCO avait su jouer un rôle de
pionnier en matière de bio-éthique, au carrefour des sciences et des droits
de l’homme. Malheureusement, le discrédit né de l’échec du NOMIC (5)
semble avoir définitivement écarté l’UNESCO des dossiers relatifs aux
nouveaux médias et à la gouvernance d’Internet.
Cette crise trouve son écho en miroir au niveau franco-français, avec
la remise en cause de la Commission française pour l’UNESCO, dont
Bernard Kouchner avait coupé les ailes, avant que Laurent Fabius lui
torde le cou, comme le montre un article fort informé d’Hélène De Pooter.
Les commissions nationales étaient nées dès 1922, sur une suggestion de
Marie Curie de « s’adresser aux organismes non gouvernemlentaux attachés
directement à la vie scientifique et universitaire des pays en question » (6).
L’Acte constitutif de 1945 avait consacré ce principe à l’article VIII en
visant à « associer aux travaux de l’Organisation les principaux groupes
nationaux qui s’intéressent aux problèmes d’éducation, de recherche
scientifique et de culture, de préférence en constituant une commission
nationale où seront représentés le gouvernement et ces différents groupes ».
Ce faisant, le modèle de l’UNESCO avait des émules avec la structuration
des institutions nationales des droits de l’homme, sur la base des « Principes
directeurs de Paris », qui, adoptés en 1991 au Centre Kléber et entérinés
par l’Assemblée générale des Nations Unies, garantissaient l’indépendance
et le pluralisme des « institutions nationales » de type consultatif. Dans
le même temps, la loi française sur la transparence de la vie publique,
impose des règles très strictes aux membres des autorités administratives
indépendantes pour prévenir tout conflit d’intérêt. Il peut dès lors
sembler doublement paradoxal de voir ainsi la Commission nationale pour
l’UNESCO devenir une simple association de la loi de 1901, un faux-nez de
l’administration, elle qui avait été un petit parlement intellectuel. Une thèse
récente sur le concept de puissance voyait dans le siège des organisations
internationales une marque de puissance pour l’Etat hôte, c’est parfois
aussi un signe d’impuissance.
L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
représente une tout autre forme de gouvernance. D’abord parce que l’OSCE
n’a d’organisation que le nom, constituant une forme originale de « soft
organisation », comme l’avait défini Luigi Condorelli (7). A défaut de statut
et de structure, l’OSCE a des principes et des missions, des institutions
décentralisées et un leadership qui se traduit par le rôle central de la
(5) Serge S ur, « Vers un Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication », Annuaire
français de droit international, 1981.
(6) Jean-Jacques mayoux (dir.), op. cit., p. 538.
(7) Emmanuel decaux / Serge S ur (dir.), L’OSCE, Trente ans après l’Acte final d’Helksinki, Pedone, 2008.
INTRODUCTION
793
présidence en exercice. Un ministre français envoyant un secrétaire d’Etat
à une réunion annuelle lui avait dit que « l’OSCE ne ser[vai]t à rien ».
La présidence en exercice ukrainienne s’était achevée sans éclat par un
conseil ministériel organisé à Kiev en décembre 2013, permettant à
certains ministres présents de s’aventurer place Maïdan. La présidence en
exercice suisse s’est inscrite dans un paroxysme de crise, Didier Burkhalter
utilisant tous les moyens de bons offices sans arriver à obtenir une percée
diplomatique, lors du conseil ministériel de Bâle en décembre 2014,
comme le montre bien Arnaud de Nanteuil avec son expérience directe du
fonctionnement de l’OSCE.
Même si les premiers pas de la présidence en exercice serbe de 2015
ont été salués comme un « sans faute », avec un début de désescalade,
le scepticisme demeure sur les prochaines échéances, notamment
l’anniversaire « Helsinki+40 » prévu à l’été 2015. Un groupe indépendant
de « Sages » – dans lequel figure Jean-Marie Guéhenno – a été mis en
place pour fixer des perspectives d’avenir à une organisation née come un
pont entre l’Est et l’Ouest, désormais paralysée par la multiplication des
« conflits gelés ». Tout au cours de l’année 2014, les efforts de médiation
de la diplomatie suisse ont été supplantés par des initiatives ad hoc,
de l’intervention à géométrie variable des ministres du « Triangle de
Weimar », jusqu’au « format Normandie », après les rencontres en marge
du 70 e anniversaire du Débarquement, le 6 juin 2014. De manière non
moins paradoxale, le Belarus a offert ses bons offices, sortant Minsk de
l’ostracisme où il était plongé. Les pays de « l’étranger proche » ont il est
vrai un intérêt évident à voir stabiliser la région sur la base des principes
de l’Acte final d’Helsinki (8) ?
Face au pouvoir brut des Etats, que peuvent les organisations
internationales, sinon tisser des toiles d’araignée juridique, tandis que
« l’Europe songe ou bâille » ? On ne le sait que trop, cet ennui est trompeur.
L’Europe du droit en gestation aurait-elle plus de force ? Une diplomatie
judiciaire s’esquisse, au-delà des savants congrès, avec une mise en réseau
de plus en plus étroite des juridictions européennes. C’est Jean-Paul Costa
qui, en tant que Président de la Cour européenne des droits de l’homme,
a inauguré la formule, sinon la fonction, en multipliant les contacts avec
les Etats membres, notamment leurs juridictions suprêmes, pour sortir la
Convention de l’impasse née du refus de la Douma de ratifier le Protocole
n° 14. Le Conseil d’Etat, tournant le dos au nationalisme juridique d’antan,
a trouvé toute sa stature européenne avec son Vice-Président, Jean-Marc
Sauvé, prolongeant le « dialogue des juges » cher au président Bruno
Genevois, en mettant l’accent sur le principe de subsidiarité, désormais
consacré par le préambule du Protocole n° 15. On peut se demander si ce
principe de « confiance mutuelle » n’a pas été brutalement remis en cause
(8) Nicolas b adalaSSi, En finir avec la Guerre froide. La France, l’Europe et le Processus d’Helsinki, 19651975, Presses universitaires de Rennes, 2014.
794
EMM ANUEL DECAUX
par l’avis négatif rendu en décembre 2014 par la Cour de justice de l’Union
européenne au sujet du projet d’adhésion de l’Union européenne à la
Convention européenne des droits de l’homme. Le blocage n’est pas venu
de Moscou, sous le coup des sanctions européennes, mais de Luxembourg,
au nom de l’autonomie du droit européen.
Il faut être deux pour passer du dialogue à la coexistence et à la
coopération ; selon le triptyque gaullien, cela vaut pour les Cours comme
pour les Etats, sans parler des organisations internationales, molles ou
dures. On est encore loin de l’art diplomatique de Paul Valéry:
« Et le Corps fait à l’Ame écho… O paire
D’amis, cependant que le total COOPÈRE ».
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
q ueLLe
pLace et queL rôLe pour L ’e tat hôte
d ’ une organisation en crise ?
pa r
h é l è n e DE POOT ER ( * )
En juin 2014, l’Assemblée générale des Etats parties à la Convention sur
la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (1) a renouvelé la moitié
des membres du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine
culturel chargé d’examiner les demandes présentées par les Etats parties
et de décider des inscriptions sur les listes. Le groupe I (Etats européens)
présentait trois candidats : la France, l’Italie et la Turquie. Cette dernière
remporta l’élection.
Pourtant, dans un rapport remis quelques mois plus tôt (ci-après le
Rapport), Daniel Janicot soulignait que la France avait « intérêt à préparer
dès maintenant sa candidature en vue de l’élection en 2014 du prochain
Comité de la Convention – au lieu de soutenir la candidature de membres du
groupe I qui ne sont pas toujours prêts techniquement (comme nous l’avions
fait lors de la précédente élection) » (2). Sur ce point, le rapport commandé
par le ministre des Affaires étrangères afin de renforcer la relation entre la
France et l’UNESCO n’a donc pas été parfaitement entendu.
Comment expliquer cette débâcle ? Manque de préparation de la
candidature française ? Mauvaise réputation de l’Etat hôte ? Quelle
que soit la réponse, elle est inquiétante. Le Rapport semble exclure la
seconde possibilité, faisant état à plusieurs reprises de la qualité des
positions françaises. Il ne mentionne pas que, dans un comité voisin, le
Comité intergouvernemental de la protection du patrimoine mondial
culturel et naturel (ci-après « Comité du patrimoine mondial »), la France
défend une position de plus en plus minoritaire parmi les Etats parties
à la Convention du patrimoine mondial de 1972 (3). La France pourrait
bien avoir subi du côté du patrimoine immatériel le contrecoup de ses
(*) Docteur en Droit public de l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I, France).
(1) Adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO lors de sa 32 e session, le 29 septembre 2003, entrée
en vigueur le 20 avril 2006.
(2) Daniel Janicot, La France et l’UNESCO, Rapport au ministre des Affaires étrangères, 21 octobre 2013,
p. 126, (ci-après : Rapport), disponible sur le site Internet www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangerede-la-france/onu/evenements-et-actualites-lies-aux/actualites-21429/article/remise-a-laurent-fabius-durapport.
(3) Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, adoptée par la
Conférence générale à sa 17e session, le 16 novembre 1972, entrée en vigueur le 17 décembre 1975.
796
HÉLÈNE DE POOTER
positions contestables du côté du patrimoine culturel et naturel. En outre,
l’hypothèse d’une mauvaise préparation de la candidature française semble
tout à fait confirmée par les faits. Un document d’information distribué
à l’Assemblée générale des Etats parties en vue de l’élection révèle que
la France n’a pas payé totalement ses contributions pour 2013 et 2014 et
que son dernier paiement date d’avril 2013. Les retards de payement ne
sont pas anodins puisque, conformément à l’article 26§ 5 de la Convention,
« tout Etat partie à la présente Convention, en retard dans le paiement de
sa contribution obligatoire ou volontaire au titre de l’année en cours et de
l’année civile qui l’a immédiatement précédée, n’est pas éligible au Comité ».
De son côté, la Turquie s’est acquittée de l’intégralité de ses contributions
et a déposé sa candidature le 11 avril 2013, alors que la France a attendu
le 10 février 2014 pour faire de même (4). Ces éléments ne sont pas anodins
car ils manifestent un certain désintérêt de la France pour l’UNESCO et ne
sont vraisemblablement pas étrangers au fait que la France n’a pas été élue
au Comité intergouvernemental.
La commande d’un rapport par Laurent Fabius cherchait précisément à
combattre l’idée que la France se désintéresserait de l’UNESCO. Par lettre
de mission du 28 février 2013 (5), le ministère des Affaires étrangères
chargea le conseiller d’Etat Daniel Janicot de lui remettre un rapport sur
La France et l’UNESCO. Le ministre part du constat que la France, en
tant que pays fondateur et pays hôte de l’UNESCO, exerce à l’égard de
l’organisation une « responsabilité spécifique », que le ministre veut voir
évaluée dans un « contexte international et diplomatique » – la lettre ne
parle pas explicitement de crise budgétaire – qui entrave la capacité de
cette organisation à mener sa mission fondatrice chaque jour plus légitime.
La lettre de mission charge ensuite Daniel Janicot de dresser l’état actuel
de la relation privilégiée entre la France et l’UNESCO et d’évaluer les
conditions dans lesquelles cette relation pourrait être approfondie.
Ami personnel du ministre des Affaires étrangères, Daniel Janicot
possède une expérience bien établie dans le domaine culturel et artistique :
administrateur de la Bibliothèque publique d’information du Centre
Georges-Pompidou en 1979, vice-président de la Bibliothèque nationale de
France, délégué général de l’Union centrale des arts décoratifs, président
de l’Agence de la Vallée de la Culture (projet de l’île Seguin) et auteur
du rapport sur la dimension culturelle du Grand Paris, il est par ailleurs
président de ProCultura, un « think tank culturel » dont l’ambition est de
« traiter des questions liées aux politiques publiques dans les domaines de
la culture et des médias » (6). Enfin, D. Janicot fut conseiller spécial du
Directeur général de l’UNESCO en 1990, puis sous-directeur général de
1994 à 1999. Candidat au poste de Directeur général de l’UNESCO en 1999
(4) ITH/14/5.GA/INF.10 Rev.4, p. 2.
(5) Lettre de mission de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, 28 fév. 2013.
(6) Ces informations sont disponibles sur le site Internet procultura.fr/.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
797
présenté par la Géorgie (7), il n’obtient que trois voix et dut s’incliner face
à Koichiro Matsuura (8).
La méthode utilisée pour l’élaboration du Rapport suscite un certain
étonnement. L’auteur explique que « tout ce qui touche à l’UNESCO soulève,
de la part des interlocuteurs, des passions et des polémiques ». Il parle
même de « confusion des esprits », du fait que « [b]eaucoup de commentaires
colportent des rumeurs ou des informations fausses », de la difficulté pour
les personnels des Délégations permanentes et du Secrétariat de « percevoir
les politiques menées dans leur ensemble » ou encore de leur connaissance
« parcellaire » des activités de l’Organisation (9). Dès lors, on a du mal à
comprendre la conclusion qu’en tire l’auteur du Rapport : « [c’]est pourquoi
nous avons privilégié la formule des entretiens plutôt que le recours aux
textes et aux documents » (10). A cette première curiosité s’en ajoute une
autre relative au choix des personnes interrogées. Le Rapport indique que
« [l]es personnalités les mieux indiquées pour parler de la relation entre la
France et l’UNESCO étaient les Ambassadeurs qui ont exercé les fonctions
de Délégués Permanents de la France » (11). S’il semble difficile de ne pas
interroger les délégués permanents, comment croire sérieusement qu’ils
sont les « personnalités les mieux indiquées » alors que c’est notamment
la qualité de leur investissement qui doit être appréciée ? Inversement,
des personnalités moins visibles mais réputées pour leur connaissance des
dossiers n’ont pas été consultées. Ces écueils méthodologiques sont peutêtre dus au délai extrêmement restreint de quatre mois accordé à Daniel
Janicot pour réaliser un mandat « complexe et difficile » (12) de l’aveu de
l’auteur lui-même.
L’enjeu de ce commentaire sera d’évaluer si les propositions formulées
dans le Rapport sont à la hauteur des ambitions françaises et si l’UNESCO
pourra ressortir renforcée de la mise en œuvre des préconisations formulées
par l’auteur du Rapport, car cela paraît une question prioritaire pour
une organisation en perte de vitesse. A cette fin, les objectifs poursuivis
par le Rapport seront étudiés avant que soient appréciées les mesures
recommandées dans ce dernier.
leS
obJectiFS pourSuiviS
Telle que rédigée, la lettre de mission du ministre des Affaires étrangères
fait un lien direct entre le contexte difficile dans lequel l’UNESCO tente de
remplir sa mission et l’approfondissement des relations entre la France et
(7) 157 EX/SR.1-11 – SR.2, p. 20, §21.
(8) Jean-Pierre p erron , « Le candidat japonais conforte son avance à la tête de l’UNESCO », Libération,
20 oct. 1999, disponible sur le site Internet www.liberation.fr/monde/1999/10/20/le-candidat-japonaisconforte-son-avance-a-la-tete-de-l-unesco_286725.
(9) Rapport, p. 23.
(10) Id.
(11) Id., p. 25.
(12) Id., p. 22.
798
HÉLÈNE DE POOTER
l’UNESCO compte tenu des responsabilités spécifiques de la première. La
lettre ne précise pas vers quel objectif doit tendre cet approfondissement,
mais puisque les difficultés que l’Organisation rencontre y sont
mentionnées, l’objectif devrait être d’améliorer la capacité de l’UNESCO
à remplir sa mission. En réalité, l’objectif poursuivi par le Rapport paraît
étonnamment restreint par rapport à l’importance des enjeux laissés dans
l’angle mort.
Un objectif restreint
La conclusion du Rapport préconise qu’« [i]l est temps de faire rentrer
l’UNESCO au nombre des leviers de notre diplomatie d’influence » (13).
Dès lors, il devient clair que les propositions formulées ne sont pas
essentiellement inspirées par la volonté de sortir l’UNESCO de la crise,
mais plutôt par la volonté de servir les intérêts de la France.
Le Rapport déçoit car, en plus d’adopter cet angle d’approche étroit, il ne
fournit pas de liste des intérêts que la France devrait veiller à sauvegarder.
On peut cependant en glaner un certain nombre. Premièrement, la France
aurait un intérêt financier à voir sa relation avec l’UNESCO perpétuée
et approfondie. La présence du siège de l’UNESCO sur le territoire de
la France serait « un levier très important pour ses intérêts propres » (14),
en termes politiques, économiques, financiers et sociaux. Bien que sa
contribution au budget de l’UNESCO soit élevée (16,4 millions d’euros au
budget ordinaire (15)), « [l]a France récupère plusieurs fois sa mise » (16) en
raison des retombées économiques de la présence de l’UNESCO à Paris,
qui s’élèvent au moins à 203 millions d’euros (17).
La France a également des intérêts à sauvegarder en termes culturels
(diversité culturelle et financement de la création (18), sauvegarde des
biens culturels acquis (19)) et linguistiques (20). La promotion de la langue
française est citée avec raison puisque les documents ne sont pas toujours
distribués en français par le Secrétariat (21).
On aurait aimé trouver dans le Rapport une présentation synthétique et
un peu plus originale des intérêts de la France, qui dépassent sûrement les
intérêts financiers, linguistiques et culturels.
Comme on le voit, le Rapport n’est absolument pas un plan de sauvetage
de l’Organisation. Pourtant, si la France souhaite conserver une posture
(13) Ibid., p. 202.
(14) Ibid., p. 50.
(15) Ibid., p. 68.
(16) Ibid., p. 69. Dans le même sens, cf. Conseil d’Etat, L’Implantation des organisations internationales
sur le territoire français, La Documentation française, Paris, 2009, p. 7.
(17) Ibid., pp. 65-66.
(18) Ibid., p. 143.
(19) Ibid., p. 155.
(20) Ibid., p. 163.
(21) Cf. la protestation de Son Excellence M. Jean Guéguinou, 175e session du Conseil exécutif, mardi
3 oct. 2006.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
799
éminente à l’UNESCO, elle ne devra pas oublier de défendre l’intérêt
de l’Organisation, ce qui n’est pas nécessairement compatible avec la
défense de ses propres intérêts ni avec le soutien apporté à d’autres Etats
membres. Or, le Rapport n’indique pas ce que serait l’intérêt général de
l’Organisation. Il laisse en outre subsister plusieurs sujets importants dans
l’angle mort.
Un angle mort important
Sans les énumérer, le Rapport reconnaît que de nombreux sujets n’y sont
pas abordés (22). C’est un constat lucide, qui s’explique en partie par le
fait que des personnes à la fois compétentes et en position de s’exprimer
sans conflit d’intérêts ni crainte pour leur emploi n’ont pas été sollicitées.
La subsistance d’un important angle mort s’explique également par le
parti pris du point de vue des objectifs poursuivis. Puisque l’objectif du
Rapport est de faire valoir les intérêts de la France, les positions françaises
favorables à la France mais dommageables pour la crédibilité de l’UNESCO
ne sont pas critiquées. On comprend également que, la France ayant
ardemment soutenu la Directrice générale, Mme Irina Bokova, pour sa
réélection, le clientélisme de cette dernière ne soit pas dénoncé et que son
bilan de la gestion de la crise budgétaire ne soit que rapidement évoqué.
Les positions françaises dommageables à la crédibilité de l’Organisation
La France défend parfois ses intérêts de façon ostensiblement déplacée,
ce qui nuit à sa crédibilité au sein de l’UNESCO et à celle de cette dernière.
C’est le cas en ce qui concerne le patrimoine mondial. Le Rapport
reconnaît pourtant que ce programme reste aujourd’hui « le plus populaire
de l’UNESCO » (23).
Le Commissaire aux comptes de l’UNESCO a fait remarquer que les
intérêts économiques et les considérations géopolitiques poussaient
certains Etats à insister pour obtenir l’inscription de biens qui n’ont pas
de valeur universelle exceptionnelle, cela, en dépit des considérations
scientifiques (24). Il recommande que le règlement intérieur du Comité du
patrimoine soit révisé afin d’interdire à un Etat élu au sein de cet organe
(22) Rapport, p. 24. En particulier, les questions juridiques sont largement ignorées, tout comme la
question des droits de l’homme, alors que l’existence du mécanisme de surveillance institué par l’UNESCO
est régulièrement remise en cause par certains Etats. Pour une étude de la « procédure 104 », cf. Pierre
Michel eiSemann, « Quelques observations sur une procédure discrète de promotion des droits de l’homme :
la ‘procédure 104’ de l’UNESCO », in Jean-François aKandJi-Kombé (coord.), L’Homme dans la société
internationale. Mélanges en hommage au Professeur Paul Tavernier, Bruylant, Bruxelles, 2013, pp. 707-732.
(23) Rapport, p. 112. Cf. aussi Rama y ade, Carnets du pouvoir 2006-2013, Editions du Moment, Paris,
2013, p. 399.
(24) Commissariat aux comptes de l’UNESCO, Evaluation indépendante par le Commissaire aux comptes
de l’UNESCO sur la mise en œuvre de la Stratégie globale pour une liste du patrimoine mondial équilibrée,
représentative et crédible, et de l’initiative de partenariats pour la conservation (PACTe), WHC-11/18.GA/8,
1er août 2011, §18 et au-dessus du §21.
800
HÉLÈNE DE POOTER
de présenter un dossier d’inscription pendant son mandat ou, du moins, de
surseoir à son examen (25).
En dépit des conditions favorables proposées aux Etats siégeant au sein
du Comité – il était suggéré que les dossiers suspendus (deux par an, soit
huit dossiers) soient crédités à l’Etat à l’expiration de son mandat –, la
France s’oppose à cette évolution. Comme le reconnaît le Rapport, une
inscription sur la Liste du patrimoine mondial entraîne une augmentation
de 25% de la fréquentation du site (26), ce qui n’est probablement pas
étranger aux réticences de la France.
La France ternit également sa réputation en exerçant du lobbying pour
que le Comité ne respecte pas les recommandations des organisations
consultatives dont la compétence est pourtant reconnue (27). L’ensemble
tectono-volcanique de la chaîne des Puys et de la faille de Limagne en est
un bon exemple. L’Union internationale pour la conservation de la nature
(UICN), organisation consultative compétente pour la sélection des biens
naturels, avait communiqué au mois de mai 2014 un avis solidement motivé
de « non-inscription » (28). L’UICN avait même fait remarquer qu’avant
d’entamer le processus de proposition – qui est long et coûteux –, la
France aurait dû mener des études de faisabilité (29). C’est une remarque
particulièrement révélatrice de la piètre qualité du dossier présenté par la
France, puisque les études de faisabilité permettent d’éviter des dépenses
inutiles pour des propositions d’inscription « qui ont peu de chance
d’aboutir » (30).
Lors de sa 38 e session tenue à Doha en juin 2014, n’osant pas passer d’un
avis de non-inscription à une inscription, le Comité du patrimoine mondial
a néanmoins décidé d’un renvoi (31). Le renvoi est censé intervenir lorsque
le Comité souhaite obtenir un complément d’information (32). Il permet à
l’Etat de présenter à nouveau sa proposition d’inscription lors de la session
suivante du Comité. Or l’UICN ne fait quasiment pas état de lacunes dans
le dossier. Ses critiques portent sur la qualité du site lui-même. Il s’agit
donc d’un détournement de la procédure de renvoi.
Le témoignage de Rama Yade, déléguée permanente de la France à
l’UNESCO entre décembre 2010 et novembre 2011, est clair : « C’est à qui
arrachera le plus de voix pour son site à classer. Certains sites ne le méritent
pas mais tout est politique ici. […] Nos votes sont dictés par nos convictions
(25) Ibid., recommandation n° 12.
(26) Rapport, p. 112.
(27) Leur rôle est mentionné à l’article 8§3 de la Convention du patrimoine mondial.
(28) UICN, Rapport de l’UICN pour le Comité du patrimoine mondial, 38 e session, WHC-14/38.COM/
INF.8B2, avr. 2014, p. 79.
(29) Ibid., p. 78.
(30) Comité intergouvernemental pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel,
Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, WHC.13/01, juil. 2013,
§122.
(31) Comité du patrimoine mondial, décision 38 COM 8B.11, §2.
(32) Orientations…, op. cit., n° 30, §159.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
801
quant à la qualité de tel ou tel dossier, mais aussi par une politique féroce
d’échanges de bons procédés. C’est passionnant » (33).
De tout cela, le Rapport ne dit mot et prend le parti de vanter les
actions de la France (sauvetage d’Abou Simbel, qui date tout de même
des années 1960 ; engagement de la France au Mali, où des milliers de
manuscrits ont été brûlés et plusieurs mausolées détruits) (34). Il attribue
aux BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) la politisation dénoncée par le
Commissaire aux comptes, alors que la France est active dans ce domaine
également (35).
Le recentrage programmatique
La gestion de la crise budgétaire que traverse l’Organisation fut critiquée
par le Commissaire aux comptes de l’UNESCO (36). Le Rapport n’est pas
silencieux sur cette gestion. On regrettera cependant que cette section
ne fasse pas l’objet d’une subdivision isolée par un titre, ce qui, d’un
point de vue formel, aurait attiré l’attention du lecteur sur ce problème
important. Daniel Janicot note très justement que les Etats sont toujours
d’accord pour réduire les priorités, mais qu’ils s’opposent sur les choix à
effectuer. Il relève qu’un classement des priorités sectorielles a toutefois
été validé lors de la 5 e session extraordinaire du Conseil exécutif le 4 juillet
2013 (37). Ce dernier a demandé à la Directrice générale de lui soumettre
un plan budgétaire et de restructuration du personnel fondé sur les
priorités retenues (38). Il demandait que les allocations budgétaires soient
ainsi réparties : (i) priorité budgétaire A (hautes), 80-100% du montant
prévu dans le projet de programme et de budget 37 C/5 pour 2014-2017 ;
(ii) priorité budgétaire B (moyennes), 40-80% du montant prévu dans le
37 C/5 ; (iii) priorité budgétaire C (basses), 0-40% du montant prévu dans
le 37 C/5 (39).
Une telle stratégie était unique dans l’histoire de la famille des Nations
Unies. Or, les Etats membres ont pu constater que la Directrice générale
a affecté un budget à tous les programmes, y compris les programmes
classés C (40). En moyenne, les programmes classés A sont financés à
88,9%, les programmes classés B-A sont financés à 80,17%, les programmes
classés B sont financés à 63,6% et les programmes classés C sont financés
à 36,5%. Ce sont donc les programmes classés C qui sont financés au plus
(33) Rama yade, op. cit., p. 417.
(34) Rapport, p. 123.
(35) Rama y ade, op. cit., p. 417.
(36) Commissariat aux comptes de l’UNESCO, Rapport d’audit sur la gestion de la crise budgétaire et
financière de l’UNESCO : impacts des réformes en cours, des mesures d’urgence et des mesures structurelles
consécutives, 191 EX/28 Partie II, 10 avril 2013, §§ 15, 23, 25, 39, 50, 82.
(37) Rapport, p. 169.
(38) Décision 5 X/EX/2 adoptée par le Conseil exécutif à sa 5e session extraordinaire, 4 juil. 2013, §6.
(39) Ibid., §6(d).
(40) Mise en œuvre de la décision 191 EX/15 relative au Projet de stratégie à moyen terme (37 C/4) et au
Projet de programme et de budget (37 C/5), ainsi que la décision 5 X/EX/2, Document 192 EX/16 Partie I,
annexe II.
802
HÉLÈNE DE POOTER
proche du maximum retenu par le Conseil exécutif. En outre, on peut
recenser six fusions de programmes C avec des programmes classés A ou B,
pour lesquelles le financement global s’échelonne de 51 à 80%, ce qui réduit
la visibilité du financement effectif des programmes C.
En outre, des économies d’au moins 33 millions de dollars dans la
partie non programmatique du budget étaient demandées par le Conseil
exécutif (41), ce que la Directrice générale n’est pas parvenue à réaliser.
Des coupes d’un montant de 5,3 millions de dollars sont encore nécessaires
à ce jour (42).
Le Rapport ne dit mot du plan budgétaire et de restructuration du
personnel présenté par la Directrice générale, alors qu’il a été transmis
aux délégations le 29 août 2013, près de deux mois avant la remise du
Rapport dans sa version définitive. Ce manque de réactivité est regrettable
car il concerne une question fondamentale qui n’a pas été correctement
traitée, sans doute afin de complaire au plus grand nombre d’Etats avant
les élections de l’automne 2013.
Plus curieusement encore, le Rapport relève « les décalages entre des
priorités de fait qui sont celles de la France et celles des Etats membres telles
qu’elles ont été objectivées dans la classification des priorités établie par
le groupe de travail du Conseil [e]xécutif » (43). Le rapport du groupe de
travail n’étant pas cité et les priorités de la France n’étant pas identifiées,
le décalage annoncé n’est pas visible et aucune conclusion n’en est tirée.
En conclusion, le Rapport semble adopter un angle d’approche bien
étroit, peu adapté aux enjeux auxquels doit faire face l’UNESCO depuis la
suspension du versement de leurs contributions par les Etats-Unis et Israël.
Dès lors, les mesures recommandées seront nécessairement insuffisantes
même si certaines d’entre elles sont intéressantes.
leS
meSureS recommandéeS
Afin d’entretenir une relation qui rapporte tant à la France, le Rapport
contient de nombreuses recommandations de natures très variées,
de la création d’un environnement compétitif à la restructuration de
la Commission nationale française pour l’UNESCO, en passant par
l’unilatéralisme et la représentation de la France.
Un environnement compétitif
Les bâtiments et l’équipement
Le Rapport note que la construction du site de Fontenoy a entraîné
des retombées économiques importantes et un certain prestige pour
(41) Décision 5 X/EX/2, §6(b).
(42) 192 EX/16 Partie I, p. 6, §21.
(43) Rapport, pp. 140-141.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
803
l’architecture et l’ingénierie française (44). Il souligne également que « le
site de Fontenoy vieillit rapidement » (45). Aujourd’hui, il est « loin d’être un
site à la hauteur des exigences en termes d’attractivité », la place de Fontenoy
« est dans un état d’abandon relatif » et les touristes ne s’y rendent pas (46).
Pourtant, dans les années 1990, le gouvernement français a chargé
l’architecte Jean Belmont d’établir un plan global de rénovation. La
France refusa de financer les travaux, même si elle accepta de garantir
à l’UNESCO un prêt de près de 80 millions d’euros et de prendre à sa
charge les intérêts de ce prêt (47), ce qui fut considéré comme insuffisant
par nombre de délégations qui attendaient de la France qu’elle assume
elle-même le coût des travaux. Le plan Belmont ne permit la rénovation
que de 38% de l’ensemble immobilier entre 2001 et 2009. Une gestion peu
rigoureuse de la rénovation fut pointée du doigt par le Commissaire aux
comptes (48). Un nouveau Plan directeur fut présenté à la 36 e session de
la Conférence générale tenue à l’automne 2011. Il relève les innombrables
risques d’une non-intervention (49) et évalue le coût de la rénovation
complète des sites Fontenoy et Miollis/Bonvin à 55,5 et 245,7 millions
d’euros respectivement (50). La Conférence générale a invité la Directrice
générale à présenter un plan de financement (51). Compte tenu de la
situation budgétaire de l’UNESCO, le Plan directeur est suspendu et
seuls des travaux d’entretien d’urgence et de maintenance peuvent être
réalisés, comme la réparation du toit de la salle 1 avant la 37 e Conférence
générale (2013) afin de remédier aux importantes fuites d’eau. Un projet de
partenariat public-privé est à l’étude pour mener à bien la rénovation des
sites (52).
Le bilan est donc peu flatteur pour la France. En 2009, le Conseil
d’Etat notait déjà que « la place de la France pour l’accueil d’organisations
internationales est au total moyenne » (53). Le Rapport relève avec raison
que la France doit être attentive à la concurrence des autres places
internationales (54). Le Conseil d’Etat a rappelé que l’Etat hôte d’une
organisation n’était pas à l’abri du départ de cette dernière (55). La
(44) Rapport, p. 54.
(45) Ibid., p. 55.
(46) Ibid., p. 57.
(47) « Plan de rénovation du siège de l’UNESCO : le gouvernement français accorde un prêt de 80 millions
d’euros à l’Organisation », 28 fév. 2004, disponible sur le site Internet portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_
ID=18816&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html (consulté le 11 août 2014).
(48) Rapport du Commissaire aux comptes sur la rénovation du site Fontenoy au siège de l’Unesco, 181
EX/42, 13 mars 2009.
(49) 36 C/INF.12, p. 15, disponible sur le site Internet unesdoc.unesco.org/images/0021/002109/210908f.
pdf.
(50) 36 C/INF.12, p. 2.
(51) Résolution 36 C/101.
(52) Questions relatives au siège, 190 EX/33 Partie I, p. 1, §3.
(53) Conseil d’Etat, L’Implantation des organisations internationales sur le territoire français, La Documentation française, Paris, 2009, p. 14.
(54) Rapport, p. 56.
(55) Conseil d’Etat, L’Implantation des organisations internationales…, op. cit., pp. 17-18.
804
HÉLÈNE DE POOTER
France aurait sans doute intérêt à investir dans des travaux permettant de
réhabiliter les bâtiments de l’UNESCO de façon durable.
L’accueil du personnel et des délégations étrangères
Le Rapport affirme que les personnels étrangers qui travaillent à
l’UNESCO « se plaignent d’un manque de considération de la France
et des Français à leur égard » (56). Il suggère que ces personnels soient
« réconfort[és] » par des visites d’expositions, d’établissements culturels
français et parisiens (57).
Le Rapport encourage également les visites ministérielles à l’UNESCO,
car elles remobilisent les membres du Secrétariat (58). Il relève que, pour
la première fois, un chef de l’Etat français ne s’est pas rendu à l’UNESCO
pour une visite officielle sous la présidence de Nicolas Sarkozy (59). Cela
est si mal perçu que, lors de sa passation de pouvoir, Catherine Colonna
(mars 2008-décembre 2010) indique à Rama Yade que, si elle n’avait qu’une
seule chose à faire, c’était de faire venir le président Sarkozy (60). Ancien
délégué permanent de la France à l’UNESCO (novembre 2011-octobre
2013), Daniel Rondeau s’étonnera lui aussi de l’autisme de la France :
« Cent quatre-vingt-dix ambassadeurs, pour la plupart francophiles. Et nous
ne leur parlons pas. » (61)
Les visites présidentielles et ministérielles constituent un levier
important pour entretenir les relations publiques et une preuve de
considération envers les délégations étrangères, tout comme le fait que
l’orateur ne quitte pas la salle sitôt son discours achevé (62) ou que
l’ambassadeur assiste aux cocktails. La France devrait prendre garde à ne
pas sous-estimer ses responsabilités d’Etat hôte.
L’unilatéralisme
Le Rapport plaide pour une initiative politique française en vue d’une
refondation de l’UNESCO. Cela justifierait la mise en place d’une plateforme nationale d’évaluation des programmes dont le fonctionnement
serait dicté par les intérêts de la France. On comprend plus difficilement
que le Rapport insiste sur l’importance de soutenir des programmes que de
nombreux Etats membres ne souhaitent pas voir mis en œuvre.
(56) Rapport, pp. 25-26. Pour un commentaire dans le même sens, cf. Yves c ourrier, L’Unesco sans peine,
L’Harmattan, Paris, 2005, pp. 95-96 ; Gabrielle c apla , « Révolte silencieuse pour sauver l’Unesco », Le Monde
diplomatique, sept. 2009.
(57) Rapport, p. 74.
(58) Ibid., pp. 77-78.
(59) Ibid., p. 28.
(60) Rama y ade, op. cit., p. 396.
(61) Daniel rondeau, Vingt ans et plus. Journal 1991-2012, Flammarion, Paris, 2014, p. 856.
(62) A cet égard, le témoignage de Daniel Rondeau est parlant, Ibid., p. 903.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
805
La refondation de l’UNESCO
Partant du constat que les Etats-Unis auraient posé comme condition
à leur retour la mise en place d’une réforme interne, le Rapport plaide
pour une initiative politique française pour une refondation de l’UNESCO
dans le but de sauvegarder l’universalité de l’Organisation. Il appelle à
une réflexion sur l’étendue et la pertinence du mandat de l’UNESCO ainsi
que sur sa gouvernance (63). Il pose comme condition essentielle que cette
refondation soit initiée et soit développée « de l’extérieur de l’Unesco pour
éviter les blocages » (64). Dans un premier temps, l’auteur du Rapport
suggère qu’une personnalité indépendante mène la phase préparatoire puis
s’assure du soutien de quelques grands Etats (65). Cela déboucherait en
2016 sur l’élaboration d’un acte additionnel qui prendrait la forme d’une
Déclaration ou d’une Convention, adaptant l’UNESCO à son époque et à un
mandat modernisé et actualisé (66).
Une déclaration serait difficilement obligatoire. L’adoption d’une
convention pose problème dans la mesure où les Etats qui n’y seraient
pas parties n’y seraient pas liés. Le Rapport n’envisage pas la procédure
d’amendement prévue à l’article XIII de l’Acte constitutif de l’UNESCO,
qui pourrait offrir une solution puisque les amendements prennent effet
lorsqu’ils sont adoptés par la Conférence générale à la majorité des
deux tiers. Cependant, les amendements entraînant des modifications
fondamentales dans les buts de l’Organisation ou des obligations nouvelles
pour les Etats membres – qu’une « refondation » de l’UNESCO pourrait
exiger – doivent par la suite être acceptés par les deux tiers des Etats
membres avant d’entrer en vigueur, ce qui augmente les risques de
paralysie.
La mise en place d’une plate-forme nationale d’évaluation des programmes
Le Rapport fait remarquer que l’Organisation a commandé de multiples
dispositifs d’évaluation des programmes, mais le bilan qu’il dresse n’est pas
positif (67). Parallèlement, il est ajouté que la France ne dispose d’aucune
stratégie d’ensemble (68). La conclusion est donc vite trouvée : la France
devrait mettre en place une plate-forme nationale chargée d’une évaluation
à la fois scientifique et politique des programmes, selon des critères
suggérés par l’auteur du Rapport (69). Cette plate-forme devrait être
nourrie par une initiative intellectuelle française. Elle aurait pour objectif
de comprendre véritablement les programmes existants, de mobiliser les
experts, les intellectuels, les scientifiques et les créateurs français autour
(63)
(64)
(65)
(66)
(67)
(68)
(69)
Rapport, p. 194.
Id.
Ibid., pp. 194-195.
Ibid., p. 195.
Ibid., pp. 167-169.
Ibid., p. 142.
Ibid., pp. 171-172.
806
HÉLÈNE DE POOTER
de cette entreprise de reconstruction programmatique qui devrait tenir
compte des intérêts de la France (70).
Dans le même temps, le Rapport affirme que les priorités de la
France ne correspondent pas toujours aux priorités retenues au niveau
multilatéral (71). Or, pour conduire à une réforme, tout travail mené par
la France sur les priorités thématiques devra être accepté par les autres
Etats. Le Rapport néglige le fait que la plate-forme nationale devra
nécessairement connaître un prolongement au niveau multilatéral.
Le soutien à des initiatives contestées
En attendant la mise en place d’une telle plate-forme, le Rapport suggère
quelques opportunités programmatiques qu’il faudrait saisir à court terme,
notamment l’implication de la France dans la mise en place du Centre
international sur les transformations sociales. Il suggère également que la
France soutienne l’intégration de la culture dans l’agenda post-2015 pour
le développement. Ces deux projets portés par la Directrice générale se
heurtent pourtant à de fortes réticences de la part des Etats membres de
l’UNESCO.
La mise en place d’un Centre international sur les transformations sociales
Le Rapport indique clairement que la France devrait « soutenir activement
ce projet et en faire un programme moteur de l’UNESCO » (72). Il prend
néanmoins soin de mentionner que le projet de Centre doit être « adossé
à une démarche scientifique consolidée » (73). C’est bien cela qui pèche.
De nombreux Etats ont critiqué de façon acerbe la pertinence du projet
présenté par la Directrice générale (74). En revanche, la France a déclaré
qu’elle soutenait cette « idée généreuse » (75).
Le Conseil exécutif a finalement considéré qu’« à ce jour, la nécessité
d’une nouvelle structure n’est pas suffisamment établie, et que les activités
proposées pour le centre doivent être mises en œuvre par le Secteur des
sciences sociales et humaines, comme prévu dans les résultats escomptés ». Il
a donc décidé de reporter la décision concernant la création d’un Centre à
la 38 e session de la Conférence générale, soit en novembre 2015 (76), ce qui
a été salué par la majorité des représentants (77). La France risque donc
(70) Ibid., p. 196 et, sur les modalités pratiques, p. 171 et pp. 196-197.
(71) Ibid., pp. 140-141.
(72) Ibid., p. 108.
(73) Ibid., p. 151.
(74) 191 EX/SR.1, p. 14, §§16.17-16.18 (présidente du Groupe préparatoire ad hoc du Conseil exécutif) ;
191 EX/SR.2, p. 23, §5.3 (Equateur), p. 27, §10.3 (Japon), p. 31, §13.1 (République de Corée) ; 191 EX/SR.3,
p. 46, §5.8 (Djibouti), p. 51, §8.4 (Arabie saoudite), p. 62, §17.5 (Haïti), p. 64, §18.7 (Fédération de Russie),
pp. 66-67, §§20.2 et 20.5 (Venezuela) ; 191 EX/SR.5, p. 107, §4 (Equateur), §5 (Afghanistan) ; 191 EX/SR.8,
p. 136, §12.5 (conclusions des travaux de la réunion conjointe de la Commission financière et administrative
et de la Commission du programme et des relations extérieures).
(75) 191 EX/SR.3, p. 56, §12.6.
(76) Décision 192 EX/16 III, §§5 et 6.
(77) 192 EX/SR.9, p. 117, §11.3.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
807
de se placer en porte-à-faux si elle décide de soutenir ce projet largement
rejeté en raison de ses piètres qualités.
L’intégration de la culture en tant qu’objectif à part entière dans le
programme de développement pour l’après-2015
La Directrice générale mène une campagne à New York pour que la
culture, domaine de compétence de l’UNESCO, soit reconnue explicitement
comme l’un des futurs objectifs pour le développement durable (ODD). Le
Rapport suggère à la France de soutenir cette initiative (78).
Pourtant, certains Etats en développement membres de l’UNESCO sont
opposés à l’idée de faire de la culture un objectif spécifique (79). La priorité
devrait aller à l’éducation, préalable indispensable au développement, la
culture étant un objectif de pays plus riches dans lesquels l’éducation est
déjà assurée. Il est intéressant de remarquer que, alors que la Directrice
générale proposait au Conseil exécutif de reconnaître qu’« il est important
que l’UNESCO participe activement aux processus conduisant à l’élaboration
d’un agenda pour le développement post-2015, de manière que celui-ci
reflète les contributions de l’éducation, des sciences, de la culture et de la
communication et de l’information » (80), le Conseil exécutif a choisi de
reconnaître qu’« il est important que l’UNESCO contribue à l’élaboration de
l’agenda pour le développement post-2015, de manière à refléter avant tout
l’importance capitale de l’éducation ainsi que les contributions des sciences,
de la culture et de la communication de l’information » (81). La distinction
entre « importance capitale » de l’éducation et « contributions » de la culture
montre bien que les Etats ne souhaitent pas que la culture devienne un
objectif spécifique. En outre, alors que la 37 e Conférence générale a « [n]oté
avec satisfaction les efforts déployés par la Directrice générale […] pour
promouvoir un objectif primordial sur l’éducation » (82), elle n’a pas
recommandé que la culture soit érigée au rang d’objectif spécifique (83).
Etant donné la résistance des Etats membres à l’intégration de la culture
en tant qu’objectif spécifique et les arguments fournis à l’appui de cette
opposition, la France devrait s’interroger sur l’opportunité de soutenir un
tel projet.
La représentation de la France
L’une des critiques majeures formulées récemment à l’encontre de la
France concerne le changement continu d’ambassadeurs, dont certains
n’ont de délégué « permanent » que le nom et qui ne sont pas toujours
(78) Rapport, pp. 132-133.
(79) Cf. la position commune africaine, Document 194 EX/14.INF. Cf. également la position du groupe
Amérique latine et Caraïbes (GRULAC), 192 EX/SR.3, p. 53, §17.2.
(80) Rapport sur la participation de l’UNESCO aux processus d’élaboration de l’agenda pour le
développement post-2015, 191 EX/6, §26.
(81) Décision 192 EX/8, §3. Cf. aussi Décision 191 EX/6, §2.
(82) Recommandation 37 C/64, I, §3.
(83) Recommandation 37 C/64, III.
808
HÉLÈNE DE POOTER
des diplomates professionnels. Certains font remarquer que la présence
de l’UNESCO à Paris fait trop souvent de la nomination à la tête de la
délégation permanente « un lot de consolation » (84). Le 10 juillet 2012,
seulement huit mois après sa nomination, Daniel Rondeau apprend que
« [s]on poste à l’UNESCO est convoité » car « [i]l faut caser tous ceux qui
n’ont pu être ministre » (85). Parfois, il faut aussi faire place à ceux qu’on
souhaite écarter de la vie politique grâce au devoir de réserve, à l’image de
Rama Yade (86).
Pourtant, beaucoup s’accordent à dire que le délégué permanent
de la France à l’UNESCO doit être un diplomate chevronné et que la
complémentarité avec le délégué permanent adjoint, recommandée
par le Rapport (87), ne saurait suffire. On peut s’interroger sur le sens
diplomatique d’une ambassadrice qui se demande « s’il ne fau[drait] pas que
nous nous concentrions sur notre réélection au Conseil exécutif », alors que
la réponse devrait s’imposer à elle (88). L’enthousiasme d’un ambassadeur
dont ce n’est pas le métier d’origine et qui a invité « tous les pays membres
à payer leur cotisation » a conduit à un incident avec l’ambassadeur des
Etats-Unis (89). L’ambassadeur bilatéral aurait même protesté auprès du
conseiller diplomatique de François Hollande et lancé une campagne contre
Daniel Rondeau (90). L’importance des sujets abordés au sein de l’UNESCO
ne devrait pas laisser la place à ce genre d’incidents qu’un professionnel
plus aguerri aurait su éviter.
La nomination d’un ambassadeur qui n’est pas issu du corps diplomatique
pose une autre difficulté : d’autres activités prestigieuses et centres
d’intérêt personnel peuvent l’empêcher de se consacrer pleinement à
l’UNESCO (91). En outre, alors que nombre d’ambassadeurs représentants
permanents de leur Etat assistent à toutes les séances plénières et siègent
même en commission, cela n’a pas toujours été le cas pour ce qui est de la
France. Or, si le représentant permanent quitte la salle après le rapport
de la Directrice générale devant le Conseil exécutif, cela ne peut guère être
apprécié par les autres délégués. Cette pratique est courante, mais elle est
particulièrement mal perçue lorsqu’il s’agit de la France. Quel que soit le
talent du délégué permanent adjoint, les ambassadeurs des Etats membres
de l’UNESCO aiment s’adresser à un pair.
(84)
(85)
(86)
(87)
(88)
(89)
(90)
(91)
p. 895.
Yves c ourrier, op. cit., p. 33.
Daniel rondeau, op. cit., p. 892.
Rama yade, op. cit., p. 402.
Rapport, pp. 84-85.
Rama y ade, op. cit., p. 402.
Daniel rondeau, op. cit., p. 902 et p. 889.
Ibid., p. 905.
Cf. le témoignage de Rama y ade, op. cit., pp. 394-395, 399, ainsi que celui de Daniel rondeau, op. cit.,
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
809
La restructuration de la Commission nationale française
pour l’UNESCO
Le Secrétaire général du gouvernement a « opportunément » déclaré la
disparition de la Commission nationale française pour l’UNESCO (CNFU)
issue du décret de 2008, que le Rapport suggérait précisément de
restructurer.
L’« opportune » disparition de la Commission nationale issue du décret
de 2008
L’existence de la CNFU repose sur l’article VII de l’Acte constitutif de
l’UNESCO, qui dispose, à l’article VII (Comités nationaux de coopération) :
« 1. Chaque Etat membre prendra les dispositions appropriées à sa situation
particulière pour associer aux travaux de l’Organisation les principaux
groupes nationaux qui s’intéressent aux problèmes d’éducation, de recherche
scientifique et de culture, de préférence en constituant une commission
nationale où seront représentés le gouvernement et ces différents groupes. »
Par courrier du 31 décembre 2013, le Directeur général de l’administration
et de la modernisation (ministère des Affaires étrangères) avait fait part
au Secrétaire général du gouvernement de son souhait que le Conseil
d’Etat soit saisi d’une demande d’avis concernant la situation juridique
de la Commission nationale. Dans une note rédigée le 13 janvier 2014,
le Secrétaire général du gouvernement répondit qu’une demande d’avis
n’était pas nécessaire puisqu’il pouvait être facilement établi que, depuis
le 26 décembre 2012 à minuit, soit quatre ans après l’entrée en vigueur du
décret n° 2008-1400 du 19 décembre 2008 instituant la Commission (92),
cette dernière « n’a[vait] plus d’existence légale » (93). Pourtant, une feuille
de route interministérielle sur les priorités de la CNFU pour 2013 avait été
rédigée le 21 décembre 2012 (94) et des mises à disposition de conseillers
techniques avaient été entérinées par le ministère de l’Education nationale
en juillet 2013.
La réponse du Secrétaire général du gouvernement paraît parfaitement
logique puisque le décret de 2008 institua la Commission pour une durée
de quatre ans. Pourtant, une toute autre interprétation juridique de la
situation aurait pu être donnée. La publication du décret de 2008 n’a pas,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, mis fin à la Commission nationale
qui existait alors. La nouvelle Commission ne s’est installée que lors de
deux réunions constitutives des 10 juin et 6 juillet 2010. Or, si le décret de
2008 prescrit que « [l]a commission est créée pour une durée de quatre ans »,
il indique également que « [l]es membres de la commission sont nommés pour
(92) Décret n° 2008-1400 du 19 décembre 2008 relatif à la Commission nationale pour l’éducation, la
science et la culture, JORF, n° 300, 26 déc. 2008, p. 20 013.
(93) Lettre adressée au ministère des Affaires étrangères par le Secrétaire général du gouvernement,
13 janv. 2014, in CNFU, Rapport d’activité 2013, annexe 1.
(94) Feuille de route de la CNFU pour 2013, in CNFU, Rapport d’activité 2013, annexe 3.
810
HÉLÈNE DE POOTER
une durée de quatre ans » et que « [l]e président de la commission est nommé,
sur proposition de la commission, par arrêté du Premier ministre, pour
une durée de quatre ans » (95). Nommés en 2010, les nouveaux membres
de la Commission et son président auraient pu poursuivre leur mandat
jusqu’en 2014. Ces derniers n’ont d’ailleurs jamais été informés que leur
mandat prendrait fin à l’issue d’une période de deux ans et demi. Compte
tenu de ces éléments, la volonté de faire disparaître la CNFU avant
terme paraît évidente et le Secrétaire général du gouvernement confirme
« opportunément » cette disparition.
La rigueur avec laquelle a été interprété le délai de quatre ans est
d’autant plus curieuse qu’elle est inversement proportionnelle au laxisme
avec lequel sont appréciées les conséquences de cette décision qui marquait
une nouvelle rupture de continuité après le décret de 2008. Après sa
« disparition », la Commission nationale a continué de fonctionner pendant
presque deux ans sans que ses activités et décisions ne soient remises en
cause alors qu’elles n’avaient aucune base légale.
Cette situation rocambolesque n’est sûrement pas sans lien avec le
Rapport que M. Janicot a remis en juillet 2013. A vrai dire, la section du
Rapport consacrée à la CNFU revêt un caractère assez artificiel. Alors que
la qualité du travail fourni par la Commission nationale n’est jamais remise
en cause dans le Rapport, ce dernier suggère la création d’un groupe
de travail chargé de réfléchir à l’évolution de la Commission (96). Cette
dernière va donc servir de bouc émissaire face à la difficulté de formuler
des recommandations utiles pour l’avenir de l’UNESCO.
La création d’une nouvelle Commission nationale
Selon le Rapport, les activités de la CNFU devraient être recentrées
sur quatre fonctions : a) think tank chargée de préparer des notes et des
analyses à destination du délégué permanent ; b) hub d’expertise ; c) centre
névralgique des partenariats ; d) plate-forme de communication sur l’action
de la France à l’UNESCO.
On ne peut que souligner que la CNFU était déjà une structure composée
d’experts et chargée d’établir et d’entretenir des partenariats. La priorité
devrait plutôt aller à un meilleur financement de la Commission, dont les
moyens ont décru d’un facteur trois ou quatre depuis 2005, et à un remède
contre l’absentéisme de ses membres.
Quant à la première proposition, le Rapport considère qu’un
rapprochement entre la Délégation permanente et la CNFU est
inéluctable (97), ce que n’apprécient pas les partisans d’une indépendance
de la CNFU. Or plusieurs programmes, activités et priorités de l’UNESCO
existant aujourd’hui sont issus de propositions des Commissions nationales
(95) Décret n° 2008-1400 du 19 décembre 2008, op. cit., art. 1.
(96) Rapport, p. 200.
(97) Ibid., p. 199.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
811
établies en dehors des feuilles de route ministérielles. Il paraît donc
important qu’elles conservent un pouvoir de réflexion et de suggestion
autonome.
Quant à la médiatisation des activités de la France à l’UNESCO, elle
serait utile mais, s’il est important de savoir communiquer les positions
françaises, encore faut-il au préalable les définir de manière claire.
Le Rapport suggère en outre que la CNFU devrait jouer un rôle majeur
en évaluant et en influençant le programme substantiel de l’UNESCO, au
motif que cela ne peut être géré en interne à la Délégation permanente (98).
La proposition est intéressante mais paraît bien utopique dans la mesure
où on voit mal une Commission nationale, relevant d’un Etat qui ne
détient que 1/195 du pouvoir de décision, réussir à réformer l’UNESCO
à elle seule. Toute évaluation des programmes devra, pour être efficace,
être menée à l’échelle multilatérale – sans parler d’une modification du
programme substantiel de l’UNESCO – et la France devrait commencer par
se préoccuper de sa capacité d’influence au sein même de l’Organisation et
auprès des Etats membres.
La présidence du groupe de travail dont la création était suggérée
dans le Rapport afin de réfléchir à l’évolution de la CNFU a été confiée
à Daniel Janicot, dont les conclusions n’ont pas été transmises aux
participants (99). Alors que plusieurs formules étaient envisageables quant
à l’avenir de la CNFU, il fut décidé de faire « table rase » : la CNFU cesse
d’exister en tant que commission du Premier ministre régie par décret et
se transforme en nouvelle association de loi 1901 dénommée « Commission
nationale française pour l’UNESCO (CNFU) » (100), créée le 2 octobre 2014
par Daniel Janicot et Suzy Halimi. Afin d’assurer la continuité entre les
activités de l’ancienne CNFU et celles de la nouvelle, l’assemblée générale
de l’Association nationale pour l’éducation, la science et la culture (ANESC),
support associatif de l’ancienne CNFU, a voté le 19 novembre 2014 la
dissolution de l’ANESC, dont les moyens en personnel et en trésorerie sont
transférés à la nouvelle association.
La nouvelle Commission est composée d’un Président, d’un Bureau et
d’un Conseil d’administration (CA). Les articles 5§1 et 7§1, des statuts de
l’association posent une sérieuse difficulté. Le premier prévoit que « [l]e
Président et le Vice-Président sont élus à la majorité des votes exprimés
des membres du Conseil d’administration pour une durée de trois ans ». Le
second dispose que, sur les 26 membres du CA, douze d’entre eux seront
des personnalités « désignées par le Président ». Le CA est donc composé à
moitié de personnes chargées de désigner le Président tout en étant elles-
(98) Ibid., p. 88.
(99) Jean audouze, « Introduction », p. 13, in CNFU, Rapport d’activité 2013.
(100) Statuts, art. 1er.
812
HÉLÈNE DE POOTER
mêmes désignées par ce dernier. Le conflit d’intérêts est évident (101). Les
membres du CA devraient plutôt être élus par les membres de l’association.
Or, là encore, les statuts sont surprenants, puisque la qualité de membre de
l’association n’est subordonnée qu’au paiement d’une cotisation (article 9),
sans autre condition d’admission ni procédure d’agrément par le Bureau.
En outre, aucun article ne précise comment se perd la qualité de membre.
Le rôle des membres n’est pas indiqué et l’article 10 sur la mobilisation de
l’expertise ne fait aucun lien entre qualité de membre et qualité d’expert
pour le compte de la Commission. On se demande donc si la CNFU
fera appel à des experts extérieurs alors que les membres de l’ancienne
CNFU étaient précisément des experts siégeant dans des comités de la
Commission.
Certains des douze membres du Conseil d’administration « désignés par
le Président » – sans qu’on comprenne bien comment ils ont été désignés
puisque, en vertu des statuts, le Président n’avait pas encore été élu au
moment de leur désignation – sont des « personnalités » dont on peut
craindre que les engagements professionnels rendront difficile une réelle
implication au sein de la nouvelle association (102). Les statuts ne prévoient
pas la désignation de suppléants alors que l’absentéisme a toujours été
source de difficulté.
Les quatorze membres du CA qui ne sont pas désignés par le Président
de la CNFU sont issus de l’administration française. Les ministères
étant énumérés précisément (« Secrétariat d’Etat chargé du Numérique »,
« Ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des
Sports »), on peut légitimement se demander ce qui se passera si ces
ministères n’existent plus dans ce libellé à l’avenir. De plus, l’expérience
montre que les personnes désignées par les ministères – toujours soucieux
d’être représentés – pour participer aux travaux de l’UNESCO (telles les
sessions de la Conférence générale) n’ont guère le loisir d’assurer une
présence effective.
**
*
La refonte de la Commission nationale est l’effet le plus immédiatement
constatable du Rapport. Cependant, le budget restreint accordé à la CNFU
est à l’image de l’investissement de la France à l’UNESCO. Le nouveau
Président de la Commission nationale souhaitera probablement faire appel
à des fonds privés, mais leur obtention n’est pas garantie étant donné la
perte de visibilité de l’Organisation. En outre, ces fonds privés ne devraient
pas dicter les intérêts que la France doit défendre à l’UNESCO. A ce sujet,
(101) Le 5 novembre 2014, le Conseil d’administration de la nouvelle Commission nationale a décidé
que Daniel Janicot en serait le Président. Le poste de Vice-Président revient à Mercedes Erra, présidente
exécutive d’Havas Worlwide.
(102) Pour la composition de la nouvelle Commission nationale, cf. le site Internet www.diplomatie.gouv.
fr/fr/commission-francaise-pour-unesco_3962/index.html.
LE « RAPPORT JANICOT » SUR LA FRANCE ET L’UNESCO
813
reste à faire l’essentiel : déterminer les positions de la France à l’égard
des questions entrant dans les domaines de compétence de l’UNESCO. La
réévaluation des objectifs et la sélection des programmes de l’Organisation
seront indispensables en période de restriction budgétaire. La France
devrait y réfléchir activement en collaboration avec ses partenaires et la
Directrice générale.
L’ORGANISATION POUR LA SÉCURITÉ
ET LA COOPÉRATION EN EUROPE
ET LA GESTION DE LA CRISE UKRAINIENNE
un
BiLan de La présidence suisse de L ’osce
(1 er janvier – 31 déceMBre 2014)
pa r
a r nau d
de
NAN T EUIL ( * )
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la Confédération helvétique n’a
pas pris, le 1 er janvier 2014, la présidence annuelle de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dans un contexte
international serein. Parmi les nombreux dossiers susceptibles d’intéresser
l’Organisation, l’un d’entre eux semble lui avoir particulièrement tenu à
cœur : la crise ukrainienne, provoquée par le départ précipité du président
Ianoukovitch sous la pression de la rue, le 21 février 2014. On rappellera
simplement ici que ce soulèvement populaire avait fait suite à la volteface du Président ukrainien, qui avait renoncé à négocier un accord
d’association avec l’Union européenne le 21 novembre 2013. Une partie de
la population ukrainienne, favorable à un rapprochement avec l’Europe,
avait pris prétexte de ce revirement pour contester l’autorité du pouvoir
en place (1).
Le rôle essentiel joué dans cette affaire par l’OSCE, plutôt que par
toute autre organisation internationale, n’a pas de quoi surprendre : il
est conforme à la « dimension humaine » de sa mission, consacrée par la
Charte de Paris du 21 novembre 1990. Ce qui fait sans doute la singularité
de son travail dans ce domaine est le lien opéré entre la protection des
droits de l’homme, d’une part, et la préservation de la démocratie et de
l’Etat de droit, d’autre part, là où la plupart des mécanismes de protection
(*) Professeur de Droit à l’Université du Maine (Le Mans, France). En 2011, l’auteur a assisté le professeur
Emmanuel Decaux pour la rédaction d’un rapport sur la situation des droits de l’homme au Belarus,
sollicité dans le cadre du « Mécanisme de Moscou » de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en
Europe (OSCE).
(1) Pour un exposé des faits de la crise et une introduction aux réactions qu’elle aura provoquées de la
part des Etats-Unis et de l’Union européenne, cf. R. b iSmuth, « Odyssée dans le conundrum des réactions
décentralisées à l’illicite », Journal du droit international, n° 3/2014, pp. 721-731. Cette contribution
constitue l’introduction à un dossier spécial que le JDI a consacré aux réactions internationales dans la crise
ukrainiennes, analysées sous l’angle strictement juridique, JDI n° 3/2014, pp. 721-811. Ces contributions
reprennent les communications prononcées lors d’une conférence organisée par la branche française de
l’International Law Association (ILA) le mardi 20 mai 2014.
816
ARNAUD DE NANTEUIL
des droits fondamentaux ne s’intéressent généralement qu’à la situation des
individus sans tenir compte de questions institutionnelles ou politiques (2).
On comprend dès lors que la question ukrainienne, qui mêle étroitement ces
trois aspects, ait été très rapidement prise en charge par l’Organisation viennoise, laquelle a d’ailleurs bénéficié d’une couverture médiatique rare – mais
dont elle se serait sans doute volontiers passée –, en raison notamment de la
capture, puis de la libération, de certains de ses représentants (3). Tout cela
fait que la situation en Ukraine a peut-être servi au fond de révélateur à une
organisation devenue un peu « dormante » (4). Jamais dans le discours ambiant
l’OSCE n’avait été aussi présente, au point que son nom est aujourd’hui difficilement détachable de la situation ukrainienne. Peut-être y trouvera-t-elle une
occasion d’affirmation et d’affermissement. Le grand dynamisme de la présidence suisse et le volontarisme dont elle aura fait preuve au long de ce mandat
n’y seront dans ce cas pas pour rien (5).
La position de l’OSCE, pourtant, n’est pas simple. On rappellera en effet
que l’Organisation tire son origine de la Conférence pour la sécurité et la
coopération en Europe – c’est d’ailleurs le nom qu’elle conservera jusqu’en
1994 – et qu’elle avait été initialement pensée comme une instance de
dialogue et de coopération entre les deux blocs dans le cadre de la Guerre
froide. La chute du Mur de Berlin a nécessairement transformé la nature
de ses missions, mais l’histoire oppose sa force d’inertie : en dépit des
déclarations contraires de certains gouvernements occidentaux, il est clair
en effet que la crise ukrainienne a des accents d’affrontement idéologique
et que certains propos tenus de part et d’autre (côté russe et côté
occidental) ne sont pas sans nous ramener quelques décennies en arrière.
Comme si l’OSCE retrouvait dans ce cadre quelques problématiques datant
de sa création – mais dans un monde qui a radicalement changé.
En accédant à la tête de l’Organisation en sa qualité de ministre suisse
des Affaires étrangères, Didier Burkhalter ne pouvait toutefois pas deviner
que la situation en Ukraine allait dégénérer quelques semaines après (6).
Dès lors, il faut reconnaître à la présidence d’avoir su faire preuve de
réactivité et imposer l’OSCE comme l’organisme supranational le plus
apte à tenter d’apaiser la situation : ainsi, dès le 21 mars, l’Organisation
déployait une mission spéciale d’observation (Special Monitoring Mission,
SMM), qui allait connaître de nombreuses ramifications en fonction
(2) P. dailler / A. pellet / M. Forteau, Droit international public, LGDJ, Paris, 2009 (8e éd.), p. 735.
(3) Cf. par exemple « En Ukraine, les rebelles prorusses libèrent les observateurs de l’OSCE », Le Monde,
29 juin 2014.
(4) M. leFebvre, « L’OSCE et la crise ukrainienne », 26 avr. 2014, article disponible sur le site Internet
www.diploweb.com/L-OSCE-et-la-crise-ukrainienne.html.
(5) L’OSCE a dédié à son action dans le cadre de la crise une page spéciale de son site Internet, accessible
à l’adresse www.osce.org/ukrainemonitoring. La très grande majorité des informations mentionnées dans cet
article en sont tirées. Il est vivement conseillé à toute personne intéressée par le sujet de consulter cette page
régulièrement.
(6) Cf. les « Priorités de la présidence suisse de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
(OSCE) en 2014 », 6 déc. 2013, disponible sur le site www.osce.org/cio/109266.
L’OSCE ET L A GESTION DE L A CRISE UK RAINIENNE
817
des évolutions sur le terrain. Elle était composée de plusieurs centaines
d’observateurs répartis sur l’ensemble du territoire ukrainien, chargés
de collecter des données factuelles et d’avertir les 57 Etats membres des
difficultés rencontrées. Ces observateurs pouvaient également exercer une
fonction de médiation ou tenter de faciliter le dialogue, parfois rompu,
entre certaines factions de la population.
Maintenant que la présidence suisse est achevée, il semble intéressant
d’opérer un retour sur l’année écoulée, afin de jeter les bases d’un premier
bilan. Celui-ci, dans l’ensemble, doit être salué : non pas qu’une solution
miraculeuse ait été trouvée ou que la crise soit sur le point d’être résolue,
mais, compte tenu des tensions géopolitiques, de la position extrême de
la Russie et des moyens qui sont ceux de l’OSCE, cette dernière aura
sans doute contribué à réduire la gravité de la crise ukrainienne, même
si un important chemin reste à parcourir en vue de sa résolution. Plus
largement, elle aura sans doute trouvé dans cette affaire une occasion
unique de s’affirmer comme un lieu privilégié de dialogue entre la Russie
et l’Occident. Elle aura enfin permis l’intervention d’organismes disposant
d’une capacité opérationnelle ou d’un pouvoir d’influence plus importants,
à commencer par l’Union européenne.
Ce rôle de l’OSCE dans la crise aura pris cinq formes, clairement
identifiées par M. Lefebvre : elle aura été à la fois un forum de discussion
– prenant parfois les aspects d’une tribune –, un organe de médiation, un
instrument de maîtrise des armements, un organisme de lancement de
missions opérationnelles et une mission d’observation sur le terrain (7).
A travers ces cinq modalités d’action, l’Organisation a su faire preuve
d’un vrai leadership, notamment pour le traitement de trois questions :
l’organisation des élections, la préservation de l’intégrité territoriale de
l’Ukraine et la protection des droits humains en général. Ce ne sont là que
trois angles de vue, insuffisants pour couvrir la problématique ukrainienne
dans son ensemble, mais qui permettent à tout le moins, lorsqu’ils sont
combinés, d’attester que la situation eût sans doute été bien pire si l’OSCE
ne lui avait accordé la priorité comme elle l’a fait et de confirmer que, pour
l’Organisation, la protection des droits humains passe nécessairement par
la promotion de la démocratie et de l’Etat de droit.
l’oSce
e t l ’ o r g a n i S at i o n de S e l e c t i o n S
La fuite du président Ianoukovitch, le 21 février 2014, a provoqué
une vacance à la tête de l’Etat, rendant nécessaire l’organisation
rapide d’élections, avec les difficultés inhérentes à tout contexte postrévolutionnaire. Contexte en l’espèce d’autant plus tendu que la révolution
avait été menée par des partisans d’un rapprochement avec l’Union
européenne qu’une partie de la population ne voyait guère d’un très bon
(7) M. leFebvre, op. cit.
818
ARNAUD DE NANTEUIL
œil, notamment dans l’est du pays. Il était donc essentiel, pour éloigner
le spectre de la guerre civile, qu’une autorité extérieure puisse prendre
la responsabilité d’accompagner l’Etat ukrainien dans cette délicate
transition.
L’intervention de l’OSCE en ce sens fut toutefois limitée, comme
il se doit : il n’appartient bien évidemment pas à une organisation
internationale de prendre à sa charge l’organisation d’un scrutin. C’est en
réalité à la demande de l’Ukraine que furent envoyés un grand nombre
d’observateurs ayant pour mission de veiller au bon déroulement des
élections présidentielles anticipées du 25 mai. Une centaine d’observateurs
à long terme fut déployée sur place plusieurs semaines en amont du scrutin
(à partir du 20 mars) afin de suivre sa préparation. Quelques jours avant
le vote, ils n’étaient pas moins de neuf cents présents sur l’ensemble du
territoire afin de veiller à la régularité des opérations électorales ellesmêmes. Cette mission d’observation n’était toutefois pas le fait de la seule
OSCE, via son Office for democratic institutions and human rights (ODIHR),
mais fut menée conjointement avec le Parlement européen, l’Assemblée
parlementaire de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) et
celle du Conseil de l’Europe.
Le jour même du scrutin, plus de 1 200 observateurs issus de quaranteneuf Etats membres de l’Organisation se trouvaient donc dans les bureaux
de vote, sous l’égide de l’ODIHR (8). Ce dernier tira des conclusions
partielles dans un rapport daté du lendemain du vote, conclusions
plutôt encourageantes : la mission d’observation notait qu’en dépit
d’une atmosphère de tensions et de violences, particulièrement marquée
dans l’est du pays, la participation avait été remarquablement élevée et
que le scrutin s’était déroulé dans des conditions acceptables au regard
des standards internationaux (9). Un rapport définitif, publié le 30
juin, venait toutefois nuancer quelque peu ce tableau, en préconisant
notamment quelques évolutions nécessaires à la stabilité du pays : en effet,
le déroulement régulier d’une élection est une chose, mais les suites du
scrutin doivent également être envisagées (10). Le même rapport signalait
par ailleurs quelques irrégularités, dans un petit nombre d’endroits,
mais suffisamment graves pour être relevées. Il n’est pas contesté en
effet que certains bureaux de vote furent tout simplement inaccessibles,
notamment dans l’est du pays et singulièrement dans la région de Donetsk.
Des combattants séparatistes empêchèrent les habitants de ces régions
d’accéder aux urnes, si bien que près de quatre millions d’électeurs
furent en définitive empêchés de s’exprimer (11). Sur une population d’un
peu plus de quarante millions d’habitants, ce nombre n’est pas minime.
Néanmoins, la mobilisation massive dans le reste du pays autorisait
(8) Rapport définitif accessible sur le site www.osce.org/odihr/elections/ukraine/120549 , p. 25.
(9) Le rapport est accessible à l’adresse www.osce.org/node/119078.
(10) Rapport définitif, op. cit.
(11) Ibid., p. 25.
L’OSCE ET L A GESTION DE L A CRISE UK RAINIENNE
819
à considérer que le scrutin s’était déroulé aussi normalement qu’il était
possible de l’espérer. Selon les observateurs, si on fait abstraction de ces
quelques troubles marginaux, le scrutin s’était déroulé correctement dans
98% des bureaux (12). Petro Porochenko fut ainsi élu au premier tour et
officiellement proclamé Président le 7 juin. Au regard du contexte général
de l’élection, la présence de l’OSCE aura probablement été une importante
source d’apaisement.
La même opération allait être menée à l’automne, afin de superviser
l’organisation et la tenue des élections législatives anticipées. Des groupes
d’observateurs à long terme furent déployés dès le 27 septembre, avant
d’être secondés par des observateurs à court terme la veille du vote, fixé au
26 octobre. La mission d’observation s’acheva le 8 novembre. Sans doute le
contexte de ce scrutin était-il plus compliqué encore que celui de l’élection
présidentielle, dans la mesure où la tension était montée d’un cran depuis
que le vol MH17 de la Malaysia Airlines avait été abattu, le 17 juillet, en
survolant une zone tenue par les séparatistes prorusses. Néanmoins, les
premières impressions recueillies furent plutôt positives : le rapport publié
le lendemain du vote fit état d’un déroulement satisfaisant dans 99% des
bureaux, même si, bien sûr, certains ne furent pas ouverts, en Crimée et
dans l’est du pays (13).
Il aurait évidemment été préférable que le scrutin eût lieu dans la totalité
du pays et le moindre trouble rencontré dans un bureau est un trouble de
trop. Cela étant, il faut reconnaître à la mission d’observation le mérite
d’être restée dans les limites du rôle qui lui avait été assigné, limites qui
lui ont d’ailleurs permis d’assumer ce rôle efficacement. Il n’est jamais
simple – les « Printemps arabes » le montrent suffisamment – d’assurer la
stabilité dans un contexte post-révolutionnaire, en particulier d’assurer la
conduite d’élections libres et transparentes. Telle est pourtant la clef de la
stabilisation, indispensable à l’établissement d’un régime démocratique. Le
rôle de l’OSCE à cet égard, même s’il paraît limité, ne doit certainement
pas être négligé : en apportant une caution internationale à la régularité
du scrutin, la mission d’observation aura contribué à renforcer la légitimité
du nouveau pouvoir et à lui donner ainsi les moyens d’assumer une sortie
de crise dont les contours tardent encore à se dessiner.
l’oSce
e t l e r e S pe c t de l ’ i n t é g r i t é t e r r i t o r i a l e u K r a i n i e n n e
Le contexte lors des scrutins des 25 mai et 26 octobre n’a été qu’esquissé
jusqu’ici, alors même qu’il explique en grande partie les difficultés
auxquelles se sont heurtées ces élections. L’Ukraine fait en effet l’objet,
depuis plusieurs mois, d’un dépeçage en bonne et due forme. Le 16 mars,
(12) Ibid. p. 26.
(13) Rapport provisoire du 27 octobre, disponible sur le site www.osce.org/odihr/elections/
ukraine/126043, p. 13.
820
ARNAUD DE NANTEUIL
la Crimée organisait ainsi un « référendum » à l’issue duquel une très forte
majorité se prononça pour l’indépendance vis-à-vis du pouvoir de Kiev et
pour un rattachement à la fédération de Russie. Le 21 mars suivant, le
président Poutine signait une loi admettant la Crimée et Sébastopol au
sein de la Fédération. Encouragées par ce succès, les régions de Donetsk
et Lougansk (dans l’est du pays) organisèrent à leur tour, le 11 mai, un
référendum sur l’indépendance, donnant naissance à deux nouvelles entités
au statut très incertain : la République populaire de Donetsk et celle de
Lougansk, lesquelles allaient bientôt s’unir pour former les « Etats fédérés
de Nouvelle Russie » le 22 mai. Le pouvoir de Moscou s’est toutefois bien
gardé de reconnaître ce nouvel « Etat », soucieux qu’il est d’opérer une
distinction claire entre cette situation et celle de la Crimée, quelle que
soit la volonté des séparatistes d’entrer dans le giron de la Russie. Sur le
terrain, la situation a bien souvent dégénéré et les affrontements entre les
séparatistes et les défenseurs de l’unité ukrainienne ont fait de nombreuses
victimes. En outre, de nombreuses violations du droit international ont été
constatées, en particulier des atteintes portées à l’intégrité territoriale de
l’Etat ukrainien (14).
De tels événements ne pouvaient bien entendu que susciter une réaction
internationale, même si les cas de la Crimée et des régions orientales ne
peuvent assurément être assimilés. S’agissant de la situation en Crimée,
l’Assemblée générale des Nations Unies a rapidement émis des protestations
en rappelant son attachement au respect de l’intégrité territoriale de l’Etat
ukrainien (15). De manière assez compréhensible, la résolution fait au reste
référence dans son préambule à l’Acte final d’Helsinki, qui fait du respect
des frontières et de la souveraineté territoriale des principes fondamentaux
sur lesquels repose la paix européenne. Allant plus loin encore, l’Assemblée
générale soulignait dans cette résolution que « le référendum organisé dans
la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014,
n’ayant aucune validité, ne saurait servir de fondement à une quelconque
modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de
Sébastopol ». Elle incitait encore l’ensemble des Etats membres des Nations
Unies à agir en faveur d’une restauration de la souveraineté ukrainienne en
Crimée afin de rétablir la légalité internationale.
Toutefois, il restait à donner corps à cette protestation et sans doute
l’OSCE a-t-elle joué un rôle important en ce sens, parallèlement aux
sanctions adoptées par l’Union européenne, elle-même également
convaincue de l’illégalité d’une telle annexion (16). A la demande de
(14) Sur cette question, cf. T. c hriStaKiS, « Les conflits de sécession en Crimée et dans l’est de l’Ukraine et
le droit international », JDI, n° 3/2014, pp. 733-764.
(15) Résolution du 27 mars 2014, « Intégrité territoriale de l’Ukraine », A/Res/68/262.
(16) Cf. en particulier la décision du Conseil de l’Union européenne n° 2014/145/CFSP du 17 mars 2014.
Sur les réactions de l’Union plus précisément, cf. F. martucci, « La réaction multidimensionnelle de l’Union
européenne dans la crise ukrainienne », JDI, n° 3/2014, pp. 765-785 ; C. b eaucillon , « Crise ukrainienne et
mesures restrictives de l’Union européenne : quelle contribution aux sanctions internationales à l’égard de la
Russie ? », JDI, n° 3/2014, pp. 787-807
L’OSCE ET L A GESTION DE L A CRISE UK RAINIENNE
821
l’Ukraine, une diplomate suisse – Heidi Tagliavini – fut envoyée au
nom de l’OSCE au début du mois de mai. Son rôle était de représenter
l’Organisation dans le dialogue entre l’Ukraine et la Fédération de Russie,
dans le cadre d’un « Groupe de contact trilatéral » formé à cet effet et
qui allait se réunir par la suite à de nombreuses reprises. C’est là une
illustration exemplaire du rôle de médiation assumé par l’OSCE, qui est la
seule entité à avoir pu participer aussi directement à la discussion entre
les parties. Une discussion qui, d’ailleurs, n’a pas été sans résultat : le 5
septembre 2014, les trois parties signaient à Minsk un protocole prévoyant
un cessez-le-feu sur le terrain et comportant l’engagement des deux pays
de mettre en œuvre tous les moyens à leur disposition pour parvenir à
une solution politique de la crise (17). Ce protocole a été complété par un
mémorandum en date du 17 septembre. Ce ne sont là que des mots, mais
leur portée symbolique est d’importance, d’autant que la présidence suisse
ne cesse de rappeler les parties au respect de leurs engagements (18). S’ils
ne sont certes pas une solution idéale, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont
pas parfaitement respectés, ces accords auront tout de même permis de
maintenir le dialogue entre les deux Etats et, de ce fait, aidé à ce que la
situation ne dégénère pas sur le terrain.
Cependant, avant même leur signature, plusieurs initiatives lancées
par l’OSCE avaient permis d’éviter une escalade de la violence qui est
toujours à craindre en pareilles situations. Ainsi le 2 juillet, les ministres
des Affaires étrangères allemand, français, russe et ukrainien ont publié
la « Déclaration de Berlin » par laquelle ils reconnaissaient la nécessité de
déployer des observateurs de l’OSCE sur certains points de passage entre
l’Ukraine et la Russie, dans les zones occupées par les séparatistes. Ces
observateurs furent envoyés le 24 juillet, à la demande du gouvernement
russe, et leur mission fut prolongée à plusieurs reprises (19). Le rôle de
cette mission, à laquelle participe donc la Russie, est principalement de
collecter des données sur les flux transfrontaliers afin de vérifier que
des interférences extérieures ne viennent pas alimenter les troubles
déstabilisant l’est du pays (20). Limité donc à la pure observation, à
l’exclusion de toute forme d’intervention, il est néanmoins essentiel : toute
réaction internationale (sous la forme d’une sanction, d’une intervention
à des fins humanitaires, etc.) suppose en effet d’avoir une connaissance
précise des événements sur place. Grâce à la mission d’observation, on a
su de source sûre que plusieurs convois humanitaires russes avaient passé
la frontière à plusieurs reprises depuis la fin juillet, officiellement afin
d’apporter une aide aux populations des régions de Donetsk et Lougansk.
(17) Le texte du protocole n’est publié qu’en russe, à l’adresse www.osce.org/home/123257.
(18) Cf. par exemple le communiqué de presse du 31 octobre 2014, disponible sur le site Internte www.
osce.org/cio/126242.
(19) A l’heure où nous écrivons, la mission d’observation de la frontière était prolongée jusqu’en mars
2015. En fonction des évolutions de la situation, une nouvelle prolongation n’est certainement pas à exclure.
(20) La mission d’observation de la frontière dispose sur le site Internet de l’OSCE de sa propre page,
actualisée chaque semaine, www.osce.org/om.
822
ARNAUD DE NANTEUIL
Le fait que tout mouvement transfrontalier soit ainsi rapporté de manière
objective permet à la fois de prévoir une réaction si nécessaire, mais
aussi évite une instrumentalisation d’informations non vérifiées. Dans un
contexte comme celui-ci, la chose est précieuse.
La question territoriale explique également en grand partie les difficultés
rencontrées dans la gestion des suites de l’accident aérien du 17 juillet
2014. Indépendamment du drame humain que constitue toute catastrophe
aérienne, celui-ci est en effet venu cristalliser l’ensemble des positions en
présence et a sans doute contribué à révéler au monde la complexité de la
situation.
Ayant décollé d’Amsterdam pour rejoindre Kuala Lumpur, le vol MH17
de la Malaysia Airlines fut abattu alors qu’il survolait une zone de combat
dans la région de Donetsk, que les vols précédents avaient évité pour des
raisons de sécurité. S’il semble à peu près incontestable que l’appareil a
été abattu par un missile, il est autrement plus délicat de déterminer la
nature de celui-ci et plus encore d’identifier les responsabilités de chacun.
Cette partie du territoire échappait en effet en grande partie à l’autorité
du pouvoir central de Kiev puisqu’elle était aux mains des séparatistes. Or
la nature de l’arme utilisée permettrait sans doute d’en savoir davantage,
notamment sur l’implication – ou non – de la Russie : on comprend en effet
que, si l’enquête établissait de manière certaine que le missile a été tiré par
des séparatistes auxquels il aurait été fourni par le gouvernement russe,
la donne s’en trouverait radicalement changée. Il ne s’agit aucunement de
prétendre que tel est le cas, mais l’enjeu au fond est celui-ci. Du point de
vue géopolitique, l’implication ou non de Moscou est de nature à influencer
considérablement la réaction internationale à la crise ukrainienne.
Quoi qu’il en soit, c’est indiscutablement l’OSCE qui, là encore,
aura assumé un rôle de premier plan dans l’élaboration d’une réponse
internationale. Les premières difficultés, on s’en souvient, ont porté sur
l’accès pur et simple au site du crash, rapidement occupé par des membres
des troupes séparatistes manifestement peu favorables à ce que le monde
entier découvre l’ampleur de la catastrophe. L’OSCE, néanmoins, se
trouvait déjà sur place dans la mesure où une mission spéciale d’observation
était déployée sur l’ensemble du territoire ukrainien depuis le 21 mars
(cf. supra). Le jour même de l’accident, le « Groupe de contact trilatéral »,
composé de représentants de l’Ukraine, de la Russie et de l’OSCE, était
réuni à Kiev et entrait en contact avec les rebelles séparatistes, lesquels
s’engagèrent à ouvrir aux observateurs de l’OSCE un accès sécurisé à la
zone tout en fermant celle-ci au public. Dès le lendemain, les observateurs
purent de fait accéder au lieu principal du crash, mais sans pouvoir s’en
écarter ; le jour même, le Conseil de l’OSCE adopta donc une déclaration
demandant solennellement que la totalité du site soit rendue accessible et
que l’ensemble des conditions soient réunies pour qu’une enquête puisse
être diligentée, en association étroite avec l’Organisation de l’aviation
L’OSCE ET L A GESTION DE L A CRISE UK RAINIENNE
823
civile internationale (21). Il faut d’ailleurs noter que le Conseil de sécurité
lui-même, dans une résolution du 21 juillet, a ouvertement salué l’accord
relatif à l’accès à la zone du crash obtenu le 17 juillet par le Groupe de
contact trilatéral, tout en exigeant fermement des groupes armés contrôlant
la zone qu’ils en donnent le libre accès aux observateurs de l’OSCE : c’était
là un soutien bienvenu, acquis grâce à la bonne volonté affichée alors par
la Russie, qui ne s’était pas opposée à l’adoption de la Résolution (22).
D’une manière générale, la mission de ces observateurs n’est aucunement
de mener une enquête ou de procéder à des investigations préliminaires : il
est bien plutôt de sécuriser les éventuels éléments de preuve qui pourraient
se trouver sur place, mais également de prendre en charge les corps des
victimes disséminés sur plusieurs kilomètres. Assurément, sur ce dernier
point, la présence d’agents de l’Organisation aura contribué à assurer le
rapatriement des dépouilles, vers les Pays-Bas dans un premier temps,
et, sans le volontarisme dont elle aura fait preuve, sans doute la plupart
d’entre elles se trouveraient-elles encore en Ukraine. A l’heure où nous
écrivons, l’enquête internationale n’a pas encore permis d’établir avec
certitude les responsabilités de chacun. Il ne faut donc pas attribuer à
l’OSCE des succès inexistants, mais son intervention aura au moins permis
une certaine neutralité dans la gestion de l’accident et évité une trop forte
instrumentalisation de cet épisode, qui était naturellement à craindre. Bien
entendu, cette neutralité a pu être contestée, certains représentants russes
allant jusqu’à accuser l’Organisation, devant le Conseil de sécurité, de
pratiquer une propagande pro-occidentale, notamment quant à l’implication
de combattants et d’armements russes dans le Donbass (23).
l’oSce
e t l a pr o t e c t i o n de S d r o i t S h u m a i n S
L’organisation d’élections régulières, la protection des frontières
ukrainiennes et la garantie de l’exercice effectif par le gouvernement de
Kiev de son autorité sur l’ensemble du territoire de l’Etat ukrainien, qui
sont autant de préoccupations de l’OSCE, peuvent s’analyser comme des
éléments indispensables à la garantie des droits fondamentaux des individus,
dans ces zones où le risque de les voir malmenés est particulièrement élevé.
Tout porte à croire que l’objectif ultime de ces différentes actions est bien
celui-là ; aussi le rôle assumé par l’Organisation en la matière doit-il être
évoqué, même s’il est entendu que, dans un sens, toute action de l’OSCE
dans le cadre de la crise ukrainienne vise la protection des droits de la
personne. Il n’est pas inutile en effet de rappeler que la « Charte de Paris
(21) PC.DOC/2/14, 18 juil. 2014, disponible sur le site Internet www.osce.org/pc/121427.
(22) S/RES/2166 (2014), 21 juillet 2014, spéc. art. 6 et 10.
(23) Cf. en particulier le communiqué de presse du Conseil de sécurité des Nations Unies du 12 novembre
2014 relatant les discussions lors de la 7 311 e séance – après-midi, « Ukraine : l’application des Accords de
Minsk toujours dans l’impasse, affirment le Secrétariat de l’ONU et la Mission de l’OSCE devant un Conseil de
sécurité divisé », accessible à l’adresse www.un.org/press/fr/2014/cs11645.doc.htm.
824
ARNAUD DE NANTEUIL
pour une nouvelle Europe »qui, adoptée par la CSCE en 1990, donnait à
la future OSCE sa physionomie actuelle, alliait étroitement protection des
droits fondamentaux et promotion de la démocratie et de l’Etat de droit.
Tout cela est donc, au fond, très cohérent.
Du point de vue institutionnel, il était logique néanmoins que la mission
relative aux droits humains soit confiée non à un organe ad hoc, mais à
l’ODIHR, organe permanent de l’OSCE pour la démocratie et les droits
humains. C’est donc lui qui reçut mission d’évaluer le respect des droits de
l’homme, à la demande de l’Ukraine, à partir du début du mois de mars.
Ce rôle de l’OSCE fut d’ailleurs souligné par l’Assemblée générale des
Nations Unies qui, dans sa résolution du 27 mars 2014 relative à l’annexion
de la Crimée, se félicitait « des efforts déployés par l’Organisation des
Nations Unies, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
et d’autres organisations internationales et régionales pour aider l’Ukraine
à protéger les droits de toutes les personnes présentes sur son sol, y compris
celles appartenant à des minorités » (24).
Concrètement, l’action de l’OSCE dans ce domaine aura pris la forme,
dans un premier temps, d’une mission d’évaluation du respect des droits
humains dans un certain nombre de villes et régions ukrainiennes, à la
demande du gouvernement de Kiev lui-même. Cette mission relativement
brève – elle fut déployée du 18 mars au 12 mai 2014 – fut menée
conjointement par l’ODIHR et par le Haut-Commissaire aux minorités
nationales. L’implication de ce dernier s’explique par le fait qu’une bonne
part des tensions constatées se rapportait au statut de certaines minorités,
comme il en va généralement dans les conflits territoriaux. Le 12 mai, un
rapport sur la situation des droits de l’homme dans les zones d’observation
fut publié. Il attirait notamment l’attention sur un assez grand nombre
de violations, liées à la déstabilisation globale de l’Etat. En particulier,
des activistes pro-Maïdan avaient subi des mesures d’intimidation ou des
atteintes à leur intégrité physique allant parfois jusqu’au meurtre. En
Crimée plus particulièrement, ce sont parfois des membres de l’armée
régulière qui furent pris pour cible ainsi que les membres de la minorité
tatare. Plusieurs journalistes furent également pris à partie. Les violations
des droits humains n’étaient toutefois pas l’apanage des forces loyalistes
et pro-russes : un certain nombre de comportements répréhensibles de la
part des partisans de Maïdan furent également dénoncés (25).
Cette mission d’évaluation ne pouvait toutefois s’en tenir là, surtout au
regard des constats dressés par le rapport. La présence de l’Organisation
sur le terrain s’est donc poursuivie, mais sous des formes variées : n’étant
pas une organisation humanitaire destinée à apporter une aide matérielle,
l’OSCE se devait de tenter de combattre le mal à la racine et de proposer des
solutions en vue d’assurer durablement le respect des droits individuels sur
(24) A/Res/68/262, art. 4.
(25) Le rapport est accessible sur la page Internet www.osce.org/odihr/118454.
L’OSCE ET L A GESTION DE L A CRISE UK RAINIENNE
825
le territoire ukrainien. La première d’entre elles aura été l’élaboration d’un
projet de dialogue national en Ukraine (national dialogue project), sous la
direction d’un diplomate croate, dans le but principal de faire diminuer les
tensions sur place et d’organiser les conditions de la coexistence pacifique
en évitant la guerre civile. Après une observation sur place pendant
quelques semaines, un certain nombre de propositions furent dévoilées par
le directeur du projet, le 30 avril 2014 (26). Elles reprenaient largement des
éléments déjà évoqués : maintenir – ou rétablir – le dialogue national pour
éviter la guerre civile aura concrètement consisté, pour l’OSCE, à organiser
l’observation des élections afin d’en garantir la régularité, à assurer une
présence sur le terrain par la mission spéciale d’observation et même, plus
particulièrement, à organiser des rencontres entre les représentants des
différentes factions afin d’entamer un processus délicat de réconciliation.
Ces différentes missions assumées par l’OSCE restent toutefois marquées
par un souci – sans doute essentiel – de laisser aux Ukrainiens la maîtrise
de leur avenir et donc de se borner à un accompagnement qui ne soit pas
trop intrusif. L’équilibre, on s’en doute, n’est pas aisé à trouver.
D’autres initiatives de l’OSCE auront par ailleurs visé à assainir la
situation des droits humains en Ukraine, même de manière indirecte.
La représentante de l’OSCE pour la liberté de la presse a été, dans
cette situation comme dans d’autres, particulièrement active. Son rôle, à
elle aussi, se limite à l’observation et ne comporte pas véritablement de
volet opérationnel, mais ses nombreuses mises en garde et ses constats,
notamment celui selon lequel la liberté de la presse se trouvait en « état de
siège » en Ukraine (27), auront au moins appelé l’attention sur des violations
récurrentes dont ont souffert les médias, ukrainiens ou étrangers. Il est un
fait que la liberté de la presse est un prérequis de la démocratie, qui est
elle-même conçue comme un préalable à une protection effective des droits
de l’homme.
**
*
L’ensemble des missions qui viennent d’être évoquées ne consiste
certes qu’en des missions ciblées, dépourvues de contenu opérationnel.
L’intervention de l’OSCE est en effet limitée aux missions d’observation qui
lui ont été confiées par les Etats membres. Toutefois, l’intérêt de celles-ci
ne doit pas être sous-estimé : d’abord, elles permettent de mener à bien
des opérations de « fact-finding » et de disposer ainsi de données factuelles
brutes, mais qui ne peuvent être contestées. Dans un contexte comme celui
de l’Ukraine, disposer de certitudes sur ce qui se passe réellement sur le
terrain est déjà particulièrement précieux. Ensuite, à partir du moment
où ces données factuelles sont objectivement établies, il devient possible
d’envisager l’établissement d’un dialogue entre les parties, singulièrement
(26) Cf. le site Internet www.osce.org/ukraine/118166.
(27) Cf. le site Internet www.osce.org/fom/118990.
826
ARNAUD DE NANTEUIL
en l’occurrence entre l’Ukraine et la Russie. La mise en place des
observateurs aux points de passage de Gukovo et Donetsk, à la demande de
Moscou, en est sans doute l’une des manifestations les plus remarquables.
En agissant de la sorte, l’OSCE permet de maintenir le fil du dialogue,
fût-il ténu, entre les deux Etats, ainsi qu’entre le gouvernement russe et
les puissances occidentales. Enfin, l’important travail de médiatisation
effectué par l’Organisation aura sans nul doute contribué à faire connaître
au monde l’état exact de la situation et permis l’adoption de réactions
appropriées. Il est vrai que, sur cette question, le Conseil de sécurité des
Nations Unies, bloqué par le veto ou la menace de veto russe, sera demeuré
largement silencieux ; mais il est loin d’être certain qu’une intervention de
sa part – et singulièrement l’autorisation d’un déploiement militaire – eût
été la solution idéale. En revanche, d’autres entités, à l’instar de l’Union
européenne, n’ont pas manqué de réagir.
Tout cela n’aurait probablement pas été possible sans l’activisme affiché
par la présidence suisse dès les premières heures de la crise, activisme
qui aura fait de l’OSCE l’enceinte internationale la plus engagée dans le
traitement international de la situation. On ne peut certes pas dire que
tout a été résolu. La présidence suisse n’aura duré qu’une année et les
moyens à la disposition de l’Organisation ne permettent pas d’attendre
d’elle des miracles. Il reste tout de même possible d’affirmer qu’elle aura su
déployer l’ensemble des outils à sa disposition pour tenter de faire évoluer
favorablement la situation ou au moins de jeter les bases d’un règlement
pacifique. Ce qui importe désormais est que ce dynamisme ne s’essouffle
pas et que les Etats qui prendront le relais à la tête de l’Organisation
poursuivent et approfondissent le travail fait au cours de cette année.
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELÀ DU JACOBINISME
pa r
y v e S GOUNIN ( * )
On voit depuis quelques années se créer au sein d’éminentes institutions
françaises, dont la vocation semble a priori exclusivement hexagonale,
des directions ou des délégations aux relations internationales : c’est le
cas de l’Assemblée nationale ou du Sénat, du Conseil économique social et
environnemental (1), du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation,
mais aussi du Conseil supérieur de l’audiovisuel, de l’Autorité de la
concurrence, de l’Ecole nationale d’administration ou du Conseil supérieur
du notariat… C’est le cas aussi du Conseil d’Etat, qui a créé en son sein en
2008 une Délégation aux relations internationales.
Quelle est la dynamique de ce processus ? Pourquoi ces grandes
institutions hexagonales ont-elles récemment développé une activité
internationale ?
La démarche n’a pas été volontaire. Elle a été plus subie que voulue. Ces
institutions se sont ouvertes à l’international parce que l’international est
venu à elles. Le temps n’est plus où elles pouvaient se satisfaire de leurs
prérogatives nationales et restaient sourdes et aveugles à l’environnement
international. La décolonisation, la construction européenne, la
mondialisation sont les trois temps de cette lente mais inexorable
ouverture. L’accélération des échanges facilités par les progrès techniques
en a été, comme pour tous les autres acteurs du champ social et politique,
la condition matérielle nécessaire et suffisante. Le législateur, fût-il
souverain, le juge, fût-il suprême, doivent l’un comme l’autre connaître
l’environnement international des normes législatives qu’il crée ou qu’il
applique
Quelles formes cette ouverture prend-elle ? On entend souvent dire que
des acteurs non étatiques développeraient leur diplomatie : diplomatie des
collectivités locales (2), diplomatie scientifique (3), diplomatie parlementaire,
(*) Conseiller d’Etat, délégué aux relations internationales du Conseil d’Etat (France). Les propos tenus
dans cet article n’engagent que leur auteur.
(1) Jean-Paul delevoye, « Le rôle du conseil économique, social et environnemental dans les relations
internationales », Annuaire français des relations internationales, vol. XIV, 2013, pp. 737-751
(2) Franck barrau, « Vers une diplomatie des gouvernements locaux ? », Annuaire français des relations
internationales, vol. XI, 2010, pp. 911-923.
(3) Jean audouze, « La diplomatie en sciences », Annuaire français des relations internationales, vol. XIII,
2012, pp. 783-795.
828
Y V ES GOUNIN
diplomatie judiciaire… Le terme est excessif. Il ne s’agit pas pour le Conseil
d’Etat d’avoir sa propre diplomatie. La définition de la diplomatie de la France
doit rester l’apanage de l’Etat et, au premier chef, du ministère des Affaires
étrangères. La séparation des pouvoirs n’autorise pas telle ou telle institution
parlementaire ou judiciaire à développer sa propre diplomatie. Eugène Pierre,
secrétaire général de la Chambre des députés, ne disait rien d’autre en 1902
dans son traité de droit politique électoral et parlementaire : « Négocier ne saurait être le fait de plusieurs, et rien de ce qui touche aux relations d’un peuple
avec ses voisins ne peut être préparé dans le tumulte d’une assemblée délibérante
[…] Les vrais principes veulent que le gouvernement ait les mains complètement
libres pour toutes les négociations diplomatiques, mais qu’il ne puisse jamais
engager définitivement sa signature, qui est celle de la Nation, sans l’avis préalable des représentants de la Nation ».
Le Conseil d’Etat n’a donc pas l’ambition de mettre en œuvre une
quelconque « diplomatie judiciaire ». Il entend simplement apporter sa
contribution à la politique extérieure de la France. C’est à ce titre qu’il
participe aux travaux récemment lancés par le ministère des Affaires
étrangères, en lien avec la Délégation interministérielle à l’intelligence
économique sur la « stratégie de l’influence par le droit » (4). Membre
fondateur de l’Institut des hautes études sur la justice, une association qui
regroupe les plus hautes juridictions françaises, le Conseil d’Etat y a été à
l’origine, fin 2014, de la création d’un groupe permanent de contact sur la
stratégie juridique française. Enfin, il participe à la coopération engagée
en 2013 par le Secrétariat général du gouvernement entre les « centres de
gouvernement ».
Cette intégration, aussi harmonieuse que possible, à la diplomatie
française n’empêche pas le Conseil d’Etat de poursuivre des objectifs
internationaux spécifiques, dans le champ de compétence qui est le sien.
Ces objectifs sont doubles. De l’extérieur vers l’intérieur, il s’agit de
familiariser les juges français avec les systèmes juridiques étrangers et
rompre ainsi avec une certaine morgue nationale dans laquelle les juges ont
longtemps été formés, les amenant à placer le droit français au pinacle alors
qu’ils ont beaucoup à apprendre des pratiques étrangères. De l’intérieur
vers l’extérieur, le but est d’améliorer la connaissance du système français
hors de France afin de renforcer la place et l’influence du modèle juridique
continental sur la scène internationale.
(4) Cf. le site Internet www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/gouvernance-1053/
evenements-et-actualites-2014-sur/article/reunion-du-premier-comite-de (consulté le 17 décembre 2014).
Cette initiative fait suite au rapport de Claude Revel de janvier 2013, « Développer une influence normative
internationale stratégique pour la France », disponible sur le site Internet www.ladocumentationfrancaise.fr/
var/storage/rapports-publics/134000079/0000.pdf.
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
la
829
p é n é t r at i o n d u d r o i t e t r a ng e r
C’est d’abord par la pénétration du droit étranger que l’international
s’est imposé au Conseil d’Etat.
Le rapport du Conseil d’Etat paru en 2001, « La norme internationale en
droit français » (5), en faisait le constat : les normes internationales d’origine
internationale ou communautaire constituent une part grandissante de
notre droit. Les archives diplomatiques françaises contiennent 40 000
traités conservés depuis 1763. En 2000, la France est partie à plus de 6 000
traités ou accords, dont 80% d’accords bilatéraux. Ce nombre ne représente
que 5% des 8 000 lois et 110 000 décrets applicables à la même date, mais
cette part augmente : depuis le début des années 1990, la France a conclu
en moyenne environ 200 accords bilatéraux par an.
Jacques Delors avait prophétisé en 1988 que « vers l’an 2000, 80% de
la législation économique, peut-être même fiscale et sociale, sera décidé
par les institutions européennes ». Ce nombre souvent cité correspond en
réalité, selon Jean Maïa plus à « un augure sur le cours de la construction
européenne que les dernières années ont infirmé » (6) qu’à une réalité
objective. Quelle est donc réellement l’importance quantitative des normes
communautaires au regard des normes nationales ? En s’appuyant sur
des statistiques récentes, Yves Bertoncini calcule que « le total des normes
communautaires représenterait environ 15% du total des normes élaborées en
France depuis une trentaine d’années et autour de 11% sur les dix dernières
années » (7), ce qui reste considérable. Le Parlement a donc dû s’ouvrir
au droit communautaire. Sa primauté l’oblige doublement : d’une part, à
voter des lois de transposition de directives dont le Parlement se plaint
que leur rédaction, de plus en plus précise, ne lui laisse plus guère de
marge de manœuvre, d’autre part, à s’assurer, chaque fois qu’il vote une
loi, que cette dernière ne méconnaît pas telle ou telle disposition du droit
communautaire original ou dérivé.
La primauté du droit communautaire
Cette primauté du droit communautaire, posée dès l’origine par la
Cour de Luxembourg (8), a été reconnue non sans réticence par le juge
français. Malgré le rôle joué par des personnalités comme René Cassin,
le Conseil d’Etat a initialement fait preuve de « patriotisme juridique » ou
du moins d’une certaine résistance. Respectueux du principe de séparation
(5) Les études du Conseil d’Etat, L’Influence internationale du droit français, La Documentation française,
2001.
(6) Jean maia , « La contrainte européenne sur la loi », Pouvoirs, n° 114, sept. 2005, p. 56, accessible
sur le site Internet www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/Pouvoirs_114_p53-71_contrainte_europeenne_loi.pdf
(consulté le 17 décembre 2014).
(7) Yves b ertoncini, Les Interventions de l’Union européenne au niveau national : quel impact ?, Notre
Europe (Etudes & recherches n° 73), 2008, p. 14, disponible sur le site Internet www.notre-europe.eu/media/
etud73-y_bertoncini-fr.pdf?pdf=ok (consulté le 17 décembre 2014).
(8) Costa c. Enel, affaire C-6/64, Rec., X-1964, p. 1 160.
830
Y V ES GOUNIN
des pouvoirs et soucieux de ne pas empiéter sur les prérogatives du
législateur, le juge administratif français s’était en effet toujours refusé à
contrôler la conformité de la loi à une norme supérieure. Le moyen tiré de
l’inconstitutionnalité de la loi était rejeté comme inopérant par le Conseil
d’Etat ‘CE Section, 6 novembre 1936, Arrighi, p. 996). Pour autant, ce
dernier ne pouvait éluder plus longtemps la question de la conventionnalité
de la loi. S’agissant d’un traité postérieur à la loi, le Conseil d’Etat
exerçait ce contrôle (CE, 15 mars 1972, Dame veuve Sadok Ali, p. 213),
mais s’agissant d’une loi postérieure au traité, le Conseil d’Etat estimait
que l’éventuelle inconventionnalité de cette loi soulevait un problème de
constitutionnalité échappant à la compétence du juge administratif (CE
Section, 1 er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule, p. 149).
Cette position a lentement évolué à cause du Conseil constitutionnel qui,
par la décision IVG du 15 janvier 1975, s’est refusé à exercer un contrôle de
conventionalité puis qui, en qualité de juge électoral, a écarté l’application
d’une loi contraire à un traité (CC, 21 octobre 1988, Ass. Nat. Val-d’Oise
5 e circ., Rec. p. 183). Le respect de la primauté du droit international
est donc laissé aux juges judiciaires et administratifs, qui l’exerceront,
pour les premiers, dès 1975 et, pour ce qui est des seconds, avec plus
de retard, à partir de 1989 (CE Assemblée, Nicolo). Cet arrêt a marqué
un tournant : « En acceptant de faire prévaloir le traité sur la loi même
postérieure le Conseil d’Etat s’est trouvé par là même conduit à assumer des
responsabilités nouvelles. Cela est sensible au regard du droit international,
du droit communautaire et du droit international des droits de l’homme » (9).
Après Nicolo, un justiciable peut invoquer devant le juge administratif une
norme internationale – sous réserve qu’elle soit d’effet direct – sans qu’y
fasse obstacle aucune norme de droit interne sinon la Constitution (10).
La réticence initiale à s’ouvrir à l’international transparaît aussi dans
le refus de principe du Conseil d’Etat de reconnaître un effet direct aux
directives européennes. Cette divergence de jurisprudence entre Cour de
justice et Conseil d’Etat trouve son origine dans la décision rendue par
l’Assemblée du contentieux le 22 décembre 1978 dans l’affaire Ministre
de l’intérieur c. Cohn-Bendit, dont l’incidence est pourtant demeurée
limitée pour les justiciables. Le Conseil d’Etat a donc fini par se rallier
à la jurisprudence de la Cour de justice. Par la décision de l’Assemblée
du contentieux du 30 octobre 2009, Mme Perreux, il est revenu sur sa
position antérieure en reconnaissant la possibilité pour un particulier de
se prévaloir au soutien d’un recours dirigé contre un acte administratif
individuel des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive,
même si elle n’a pas encore été transposée (11).
(9) Cf. le commentaire sur la décision Nicolo disponible in Grands Arrêts de la jurisprudence administrative,
2013 (19e éd.), p. 659.
(10) CE Assemblée, 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres, p. 369.
(11) Idem, pp. 927 et suiv.
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
831
Similairement, la décision du 19 juin 1964 Société des pétroles ShellBerre du Conseil d’Etat témoigne de la réticence initiale des juridictions
administratives quant à l’existence d’un monopole d’interprétation du
droit communautaire par la Cour de justice de Luxembourg. Au nom de la
« théorie de l’acte clair », le juge administratif s’affranchit de l’obligation
d’adresser à la Cour une question préjudicielle lorsque n’existe aucun
élément « de nature à faire naître un doute dans un esprit éclairé » (d’après
l’expression d’Edouard Laferrière). Bien que cette position ait aujourd’hui
évolué vers une posture de collaboration et de dialogue, elle reste révélatrice
des premières réactions face à l’influence du droit communautaire.
Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme
Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme a influencé
tout aussi profondément le droit national que le droit de l’Union. En effet,
l’opposabilité de la Convention s’est étendue dans de nombreux champs
d’action de l’administration. Tel a été le cas dans le champ des sanctions
administratives, comme le retrait de points du permis de conduire (CE Avis,
27 septembre 1999, Rouxel, Rec. p. 280) ou des sanctions professionnelles
prises par les autorités administratives indépendantes (CE Ass. 3 décembre
1999, Didier, Rec. p. 399), auxquelles s’applique l’article 6 de la Convention.
Dans un discours prononcé en 2010 (12), le vice-président du Conseil d’Etat
mentionne également l’influence de la Convention sur la matière fiscale et
l’urbanisme.
Surtout, la Cour de Strasbourg a mis en péril l’un des piliers et l’une des
spécificités du droit administratif français : le rapporteur public. Son arrêt
Kress c. France du 7 juin 2001 (13) avait en effet condamné la participation
du Commissaire du gouvernement au délibéré, au nom de la « théorie des
apparences » : la présence, même silencieuse, au délibéré de ce juge qui a
exprimé publiquement son opinion pourrait laisser craindre au justiciable
qu’elle n’exerce une influence sur le sens de la décision rendue par ses
collègues. Le Conseil d’Etat a interprété cet arrêt comme prohibant
la participation du Commissaire du gouvernement au délibéré et non
l’assistance à ce dernier. D’où la précision, dans un décret du 19 décembre
2005, que le Commissaire du gouvernement assiste au délibéré sans y
prendre part. Cependant, cela n’a pas suffi à ce que la Cour européenne
infléchisse sa jurisprudence. Dans son arrêt de Grande Chambre du 12
avril 2006, Martinie c. France, elle a jugé qu’au nom des apparences est
prohibée aussi bien la participation du Commissaire du gouvernement au
délibéré que sa présence à ce dernier. La menace réelle que la Cour de
(12) Jean-Marc S auvé , « Le Conseil d’Etat et l’application de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales », intervention lors du colloque « Les 60 ans de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », Sénat, France, 9 avril 2010.
(13) Il est significatif que cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme figure au nombre des
Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., pp. 794 et suiv. C’est même le seul arrêt d’une cour
étrangère à compter parmi cette liste prestigieuse d’une centaine de décisions ayant contribué, depuis plus de
140 ans, à la formation du droit administratif français.
832
Y V ES GOUNIN
Strasbourg faisait peser sur le Commissaire du gouvernement a donné lieu
à une multiplication d’articles doctrinaux (14).
Des structures adéquates et spécialisées
Cette intrusion du droit international et européen dans l’ordre juridique
national a conduit le Conseil d’Etat à se doter de structures adéquates et
spécialisées. Ainsi, la délégation au droit européen effectue les recherches
relatives aux questions de droit communautaire à la demande des membres
du Conseil d’Etat et procède à leur intention à une information périodique
sur l’évolution de ce droit. De plus, une cellule de droit comparé a été
créée au sein du Centre de recherches et de diffusion juridiques (CRDJ)
en 2008 Elle fournit des notes en droit comparé aux juges rapporteurs
et aux rapporteurs publics, pour la plupart, des affaires renvoyées
devant la Section ou l’Assemblée du contentieux ; ces informations sont
souvent utilisées par les rapporteurs publics dans leurs conclusions et
par les formations contentieuses dans leurs décisions (15). La cellule de
droit comparé, dont le défi est de rassembler des talents polyglottes afin
d’apporter les éclairages les plus complets possible, publie également des
résumés de jurisprudence des cours étrangères dans le cadre de la veille de
jurisprudence du CRDJ.
La principale structure en charge des relations internationales du
Conseil d’Etat est la délégation aux relations internationales, créée en
2008 au sein de la Section du rapport et des études. C’est elle qui reçoit les
délégations étrangères qui viennent visiter le Conseil d’Etat, délégations
dont le nombre et le niveau témoignent de la forte capacité de séduction
du droit administratif français. La carte des pays ayant envoyé des
délégations au Conseil d’Etat en 2013 dessine la carte de l’influence du
droit français (16) : en Europe au premier chef, mais aussi au Maghreb/
Machrek, en Afrique subsaharienne. A rebours d’un discours décliniste qui
soulignerait à l’envi l’inexorable hégémonie du droit anglo-saxon, la France
et son droit exercent encore une forte capacité de séduction. Les pays
étrangers s’intéressent à notre système, souhaitent mieux nous connaître
et nous rendent fréquemment visite.
Cette fonction d’accueil prend plusieurs formes. Des groupes d’étudiants
étrangers ou de magistrats viennent au Conseil pour une courte visite
de quelques heures. Des séjours plus longs, d’une ou deux semaines,
sont organisés pour des magistrats étrangers. Elles sont l’occasion de la
participation aux audiences ou aux séances de travail, de la rencontre en
(14) Cf. par exemple René hoStiou, « Le commissaire du gouvernement, victime du principe du droit à un
procès équitable », AJDI 2003, n° 9, p. 600.
(15) Pour statuer sur la légalité du décret fixant à 57 ans la limite d’âge des contrôleurs aériens, l’Assemblée
du contentieux a examiné la situation prévalant dans d’autres pays (CE Assemblée, Ministre de l’Ecologie, du
Développement durable et de l’Energie c. M. Lambois, 4 avr. 2014, n° 362.785).
(16) Cf. le site Internet www.conseil-etat.fr/content/download/33154/287498/version/1/file/dri_carte_
programme_2013_small.pdf (consulté le 17 décembre 2014).
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
833
tête à tête de membres du Conseil d’Etat, spécialistes de sujets auxquels ces
visiteurs s’intéressent. Le vice-président prend plus qu’à son tour sa part
dans cette mission. Une part importante de son agenda est consacrée à des
activités internationales. Il se passe peu de semaines sans qu’il n’accueille
une haute personnalité étrangère pour une audience ou un déjeuner de
travail.
Sans doute, les attraits touristiques de Paris ne sont pas sans lien
avec la capacité d’attraction du Conseil d’Etat, où on observe des pics
de saisonnalité, autour des mois de mai-juin et octobre-novembre. Et ces
visites ne se réduisent pas à du tourisme administratif. C’est souvent dans
le contexte des réformes entreprises dans leurs pays que les délégations
viennent au Conseil d’Etat afin de s’informer et de se former. A titre
d’exemple, en 2014, le ministre de la Justice albanais a souhaité se rendre
au Conseil d’Etat alors que son pays est en train de se doter de tribunaux
administratifs de première instance. Cette visite a débouché sur une
coopération bilatérale qui doit se poursuivre en 2015 par la délégation
d’un Conseiller d’Etat à Tirana. En 2014 encore, la présidente de la Cour
administrative de Serbie a passé trois jours au Conseil d’Etat alors que son
pays est à la veille d’une réforme importante de sa justice administrative
Un mouvement concomitant – qui ne concerne d’ailleurs pas seulement
le monde judiciaire – est la constitution progressive d’organisations
internationales régionales ou mondiales. Trois niveaux se rencontrent
souvent : le niveau régional, le niveau de la francophonie et le niveau
international. Le Conseil d’Etat est membre de l’ACA-Europe (au niveau
européen) et de l’AIHJA (au plan international). L’ACA-Europe est
l’association des Conseils d’Etat et des juridictions administratives
suprêmes des 28 Etats membres de l’Union européenne (17). Son secrétariat
est assuré par le Conseil d’Etat de Belgique. Sa présidence, biennale, a été
assurée en 2012-2014 par le Conseil d’Etat de France et s’est clôturée par
une réception à l’Elysée, un dîner à l’Assemblée nationale et un colloque
sur le thème de la régulation économique sectorielle, abordée sous un
angle comparatif. L’Association internationale des hautes juridictions
administratives (AIHJA) (18) a été créée en 1983 à l’initiative du Conseil
d’Etat français qui en assure le secrétariat général. En revanche, on notera
qu’il n’existe aucune association francophone des hautes juridictions
administratives. Cette absence contraste avec la situation qui prévaut
parmi les cours constitutionnelles (ACCPUF (19)) et les cours de cassation
(AHJUCAF (20)).
Les membres du Conseil d’Etat participent aux colloques et aux
séminaires organisés par ces associations. Ils sont en outre très sollicités
(17)
(18)
(19)
(20)
2014).
Cf. le site Internet www.juradmin.eu/index.php/fr (consulté le 17 décembre 2014).
Cf. le site Internet www.aihja.org/?view=page&id=10 (consulté le 17 décembre 2014).
Cf. le site Internet www.accpuf.org/l-association (consulté le 17 décembre 2014).
Cf. le site Internet www.ahjucaf.org/Presentation-et-fonctionnement.html (consulté le 17 décembre
834
Y V ES GOUNIN
pour se rendre à l’étranger dans le cadre de missions d’expertise bilatérales.
Les membres du Conseil d’Etat, en effet, sont nombreux, disponibles
et disposent d’un champ de compétence très vaste. Leurs missions sont
souvent sectorielles (contentieux électoral ou élaboration des projets de
loi par exemple). Elles sont parfois prédéfinies par des conventions de
coopération, comme celles que le Conseil d’Etat a signées avec le Conseil
d’Etat de Monaco et la Cour suprême du Sénégal en 2009, avec le Conseil
d’Etat algérien, l’Avocat général du Brésil et le Majlis Al Shura d’Iraq en
2010 et avec la Cour populaire suprême de Chine en 2011. Depuis 2013,
le Conseil d’Etat coopère avec le Secrétariat général du gouvernement du
Royaume du Maroc dans le cadre d’un jumelage qui, achevé en 2014, avait
pour objectif de contribuer au renforcement des compétences juridiques
de l’institution marocaine. Le Conseil d’Etat s’est engagé dans un autre
jumelage en février 2014, avec le ministère de la Justice vietnamien
visant à apporter à ce dernier une assistance dans l’élaboration des textes
juridiques et les réformes qu’il entreprend : lors des deux premières
années d’application de l’accord, cette coopération, qui se réalisera par
le biais de l’envoi d’experts, de l’organisation de conférences ou encore
de la réalisation de rapports ou d’études, portera principalement sur
l’élaboration et l’édiction des actes administratifs ainsi que l’organisation
et le rôle des autorités territoriales.
Comme l’illustrent ces quelques exemples, le Conseil d’Etat prend de
nombreux engagements internationaux, avec les mêmes modalités que les
Etats. Son agenda international est en partie souhaité et en partie subi. Sur
le modèle du protocole d’Etat, le Conseil d’Etat a adopté, dans la conduite
de ses relations internationales, une série de règles protocolaires et de rites
comme l’échange de cadeaux : en effet, les visites des délégations donnent
souvent lieu à des échanges de cadeaux, ce qui est admis par la charte de
déontologie de la juridiction administrative (21).
Ainsi, des acteurs qui sont initialement voués à des tâches nationales,
non seulement se mettent à conduire des relations internationales mais le
font comme les Etats. Le Conseil d’Etat a donc reproduit à son niveau, une
stratégie internationale fondée sur un schéma stratégique et mise en œuvre
par une structure spécialisée, sous la direction du délégué aux relations
internationales.
(21) « Normalement, [les membres de la juridiction administrative] ne peuvent accepter, de façon directe
ou indirecte, des cadeaux et libéralités, dans l’exercice de leurs fonctions. Les cadeaux d’une valeur inférieure
à une centaine d’euros sont, toutefois, tolérés lorsqu’ils s’inscrivent dans le cadre protocolaire d’une visite
ou d’un échange entre juridictions ou autorités publiques. Il est préférable qu’ils ne fassent pas l’objet d’une
appropriation personnelle […] Lorsqu’ils sont d’une valeur supérieure à une centaine d’euros, les cadeaux qui,
pour des raisons protocolaires, ne peuvent être refusés, sont remis à la juridiction à laquelle appartiennent
leurs récipiendaires ».
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
la
835
S t r at é g i e d ’ i n F lu e nc e d u c o n S e i l d ’ e tat
Lorsque l’international s’invite, la ligne Maginot ne saurait tenir lieu de
politique. Il n’est ni possible ni souhaitable de vivre en autarcie. Choisir la
passivité serait une solution défaitiste. Au contraire, la solution intelligente
est de participer le plus possible à la conception du droit auquel la France
sera, de toute manière, soumise. Pour ce faire, le Conseil d’Etat a développé
une stratégie d’influence, s’appuyant sur le soft power, sur la capacité de
persuasion.
Favoriser la diffusion du droit français
Dès 2001, le rapport du Conseil d’Etat sur « L’influence internationale
du droit français » esquisse une stratégie d’influence. Ce rapport reconnaît
que le droit est devenu un objet de compétition qui ne se résume pas à
une opposition entre common law et droit d’origine romano-germanique.
Le premier élément de cette stratégie consiste en la définition des sujets
et des lieux de la compétition juridique dans les années à venir : il s’agit
de déterminer dans quelles organisations internationales la France devra
être présente. Le deuxième élément vise à donner une meilleure visibilité
au droit français : pour qu’il soit plus accessible et intelligible, il est
nécessaire d’utiliser des nouveaux modes de diffusion (plus technologiques)
et de prendre en compte le déclin de la langue française ; or le Conseil
d’Etat s’appuie largement sur les nouvelles technologies et a entrepris la
traduction de ses décisions. Le dernier axe envisagé dans le rapport du
Conseil d’Etat précise le rôle des différents acteurs de l’univers juridique
dans cette stratégie d’influence : la proposition est de mettre l’accent sur
les canaux naturels de l’influence du droit français que sont les professions
juridiques et les universités (22).
Le Conseil d’Etat refuse pour autant de s’engager dans une « guerre du
droit ». Imaginer que la scène mondiale voit s’opposer un Goliath anglosaxon et un David romano-germanique et qu’un vainqueur sortira de ce
combat est trompeuse. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat,
l’a plusieurs fois rappelé : « toute opposition binaire […] occulterait le
phénomène central d’une hybridation continue et grandissante des droits.
Cette hybridation, nous pouvons l’ignorer et in fine la subir, ou nous
pouvons l’observer, la comprendre, l’anticiper et l’infléchir dans l’intérêt
de notre pays » (23). Aussi J.-M. Sauvé prône-t-il une stratégie française
d’influence qui repose sur la valorisation des « avantages comparatifs » du
droit français et qui « est moins flamboyante qu’un appel à des postures
martiales ou purement défensives » (24).
(22) Michel m oreau, « A propos de l’influence internationale du droit français », Annuaire français des
relations internationales, vol. IV, 2003, pp. 359-375.
(23) Cf. Jean-Marc Sauvé , « L’influence par le droit », communication à la XXII e conférence des
ambassadeurs, 28 août 2014, disponible sur le site www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Linfluence-par-le-droit-XXIIeme-Conference-des-ambassadeurs (consulté le 18 décembre 2014).
(24) Idem.
836
Y V ES GOUNIN
Le vice-président du Conseil d’Etat insiste aussi sur la traduction comme
vecteur de l’influence du droit français : « sa diffusion est subordonnée à
son accessibilité linguistique et matérielle ». En effet, comment mettre en
valeur le droit continental et faire en sorte qu’il puisse inspirer d’autres
pays sans garantir son intelligibilité et son accessibilité ? Le rapport du
Conseil d’Etat de 2001 soulignait déjà l’importance de la traduction pour
améliorer la visibilité du système français (25). Sans qu’il faille cesser pour
autant de protéger la langue française, la réduction du nombre de juristes
francophones rend l’effort de traduction indispensable et le Conseil d’Etat
a pleinement relevé le défi. La traduction en anglais du Code de justice
administrative a été entreprise par la Fondation pour le droit continental
en 2014 (26). Outre les textes de référence, la jurisprudence française
suscite l’intérêt de nombreux interlocuteurs étrangers. Ainsi, en décembre
2014, 155 décisions contentieuses ont été traduites, dans leur intégralité,
en anglais, allemand, espagnol, chinois et arabe et mises en ligne sur
le site du Conseil d’Etat (27). De vraies réponses sont donc apportées
aux objectifs évoqués par Jean-Marc Sauvé : « nous serons d’autant plus
influents et rayonnants que nos décisions de justice et, en particulier, les
décisions majeures expliciteront davantage, de manière aisément accessible,
les solutions retenues » (28).
Le schéma stratégique de la Délégation aux relations
interntionales
Pour mettre en œuvre sa stratégie internationale, la Délégation aux
relations internationales est en étroite coordination avec le ministère
des Affaires étrangères et européennes et s’appuie sur le Secrétariat
aux affaires étrangères et aux affaires internationales du ministère de
la Justice, ainsi que sur les représentations diplomatiques françaises à
l’étranger. Confronté à des acteurs très divers, le Conseil d’Etat mène
une activité internationale protéiforme qui suit les objectifs fixés dans un
schéma stratégique élaboré en 2013. Ce schéma cible des pays et des zones
prioritaires qui correspondent souvent aux lieux où se rédigent les normes
internationales et aux pays où existent des relais d’influence forts – avec
lesquels la France a une langue commune ou qui ont un système juridique
basé sur l’écrit. Conformément aux priorités fixées par ce schéma, l’activité
internationale du Conseil d’Etat se déploie dans trois cercles concentriques.
Le premier cercle est l’Europe. Les deux dernières années ont été
marquées par la présidence de l’ACA-Europe (cf. supra). La coopération
avec les institutions européennes a été renforcée. Les jeunes auditeurs du
(25) Les Etudes du Conseil d’Etat, L’Influence…, op. cit., pp. 106-109.
(26) Yves gounin / Luisa terranova , « La traduction en anglais du Code de justice administrative », La
Semaine juridique, n° 42, 13 oct. 2014, p. 1 063.
(27) Cf. le site Internet www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Le-Conseil-d-Etat-rend-accessibleen-5-langues-etrangeres-une-selection-de-ses-decisions-recentes (consulté le 18 décembre 2014).
(28) Jean-Marc Sauvé , op. cit.
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
837
Conseil d’Etat vont systématiquement en voyage d’études à Strasbourg et à
Luxembourg. Le vice-président assiste chaque année à l’audience solennelle
de rentrée de la Cour européenne des droits de l’homme : il y a prononcé
en janvier 2010 le discours inaugural. Les relations bilatérales avec les pays
européens sont fortes (en témoigne le déplacement du vice-président au
Tribunal fédéral de Suisse en novembre 2014 et au Bundesvewaltungsgericht
d’Allemagne en avril 2015).
Le deuxième cercle est constitué des pays du pourtour méditerranéen.
Le vice-président s’est rendu au Liban en 2012, en Israël en 2014. Les
relations sont denses avec le Maroc, l’Egypte, le Liban, l’Arabie saoudite
et les Emirats arabes unis, où des membres du Conseil d’Etat se déplacent
régulièrement pour participer à des colloques, effectuer des expertises ou
animer des formations.
Le troisième cercle est constitué de pays plus lointains. Les relations du
Conseil d’Etat avec eux sont moins denses. Depuis 2011, le vice-président
n’a effectué dans ces pays que quatre déplacements, deux d’entre eux ayant
eu lieu dans le cadre de l’AIHJA : Pékin (juin 2011), Dakar (décembre
2011), Abidjan (avril 2012), Carthagène (avril 2013). Il a le projet de se
rendre au Japon fin 2015 à l’invitation de la Cour suprême.
C’est donc selon cette tripartition géographique que s’organise la
« stratégie indirecte » du Conseil d’Etat, qui consiste à cibler tel ou tel
acteur, français ou étranger, qui l’aidera à travailler avec son partenaire
international, en le lui faisant mieux connaître ou en finançant son action.
Par cette stratégie « indirecte », le Conseil d’Etat s’appuie donc sur des
tiers pour nouer et financer une relation bilatérale.
Une stratégie de présence
Au-delà des relations bilatérales, le Conseil d’Etat participe à de
nombreuses rencontres dans de grandes enceintes multilatérales. Il a
développé une stratégie de présence dans les lieux d’élaboration des
normes de droit et dans les enceintes où se forge la pensée juridique.
A titre d’exemple, la juridiction administrative française a été sollicitée
deux années consécutives, dans le cadre de la Semaine du droit et du
développement de la Banque mondiale, pour organiser une conférence
sur le thème des contrats public-privé ; cet événement a mis en
évidence les avantages que les opérateurs privés locaux peuvent tirer de
l’utilisation d’instruments juridiques issus ou inspirés du droit français.
La même logique de présence explique la participation du Conseil
d’Etat à l’International Judicial Conference qui s’est tenue cette année
à Malte. Par ailleurs, le vice-président du Conseil d’Etat préside le
comité de sélection des juges de la Cour de justice de l’Union européenne,
lequel, créé par l’article 255 du Traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne (TFUE), donne son avis sur l’adéquation des candidats à
l’exercice des fonctions de juge et d’avocat général de la Cour de justice
et du Tribunal de l’Union européenne, avant les nominations par les
838
Y V ES GOUNIN
gouvernements des Etats membres. Ce faisant, la France exerce une
influence directe au sein d’enceintes stratégiques.
A long terme, la stratégie d’influence du Conseil d’Etat passe
également par le détachement de ses membres dans d’autres structures
ou organisations internationales. Ainsi, Jean-Claude Bonichot est le juge
français à la Cour de Justice de l’Union, Ronny Abraham siège à la Cour
internationale de Justice, Marc Perrin de Brichambaut siège à la Cour
pénale internationale, Hubert Legal dirige le service juridique du Conseil
de l’Union européenne et Anne-Marie Leroy celui de la Banque mondiale.
Dans le passé, Jean-Paul Costa a présidé la Cour européenne des droits de
l’homme, Jean-Louis Dewost a dirigé le service juridique de la Commission
européenne et Luc Derepas celui de l’Organisation internationale du
travail. Le poste de conseiller juridique du Président de la République du
Sénégal a été occupé depuis l’indépendance jusqu’en 2009 par des membres
du Conseil d’Etat, au nombre desquels les futurs ministres Michel Aurillac
ou Philippe Bas. Par ces « relais » dans des institutions européennes et
internationales de premier plan, la France mène à bien une stratégie
d’influence sur le temps long, indispensable au rayonnement du système
français.
Cette stratégie a porté ses fruits. L’exemple le plus notable est celui du
sauvetage du Commissaire du gouvernement, dont on a déjà évoqué qu’il
était menacé par la jurisprudence de la CEDH. Le Conseil d’Etat a engagé
un dialogue patient avec la Cour de Strasbourg suite à ses condamnations
au nom de la théorie des apparences. Cette action de sensibilisation et
de pédagogie a porté ses fruits puisque la Cour européenne des droits
de l’homme a fini par reconnaître que le rôle du rapporteur public n’est
pas contraire au droit à un procès équitable. Pour tirer les conséquences
des conclusions de la Cour, le Code de justice administrative avait été
modifié en prohibant la présence du Commissaire du gouvernement au
délibéré devant les tribunaux administratifs et les cours administratives
d’appel. Devant le Conseil d’Etat, le texte disposait que « sauf demande
contraire d’une partie, le Commissaire du gouvernement assiste au délibéré.
Il n’y prend pas part ». La Cour de Strasbourg, par son arrêt de 2009
Etienne c. France, a admis que ces dispositions ne contrevenaient pas aux
exigences du droit à un procès équitable. Un décret du 7 janvier 2009 a
ensuite changé la dénomination de « commissaire du gouvernement »
en « rapporteur public » et a ouvert la faculté au conseil des parties de
présenter « de brèves observations orales » après le prononcé des conclusions
du Rapporteur public. Ces évolutions ont conduit la Cour européenne,
par sa décision du 4 juin 2013, Marc-Antoine c. France, à admettre que le
fait que le Rapporteur public ait connaissance de la note du rapporteur
et du projet de décision ne méconnaît pas non plus le droit à un procès
équitable. Par sa stratégie d’influence, le Conseil d’Etat a donc contribué
à sauver le rapporteur public ce qui va dans le sens d’un bilan positif de
son action internationale ou du moins européenne.
LE CONSEIL D’ETAT, AU-DELà DU JACOBINISME
839
**
*
Lorsque l’international se saisit d’institutions hexagonales, ces
dernières réagissent en élaborant une stratégie d’influence. D’une part,
l’international saisit ces institutions, l’étranger vient à elles. D’autre part,
elles vont à l’international afin de ne pas subir passivement cette influence
mais au contraire de participer à l’élaboration des normes ou des discours
internationaux. Ainsi le Conseil d’Etat, par le truchement de sa Délégation
aux relations internationales, conduit des relations internationales, à la
manière des Etats, avec de nombreux pays. Loin de se barricader derrière
une ligne Maginot, il s’efforce d’influencer le droit international le plus
possible et de « jouer le jeu » de la mondialisation. Ce faisant…, il va au-delà
du jacobinisme.
MÉDIAS ET SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Michel mathien
Introduction.
Les médias au premier plan dans la construction
de l’actualité internationale, avec ses risques,
ses clichés et toujours des questions
Yves JeancloS
Les conflits ne sont pas ce que les médias croient qu’ils sont au XXIe siècle
Bernard a ubry
L’Eurobaromètre, un outil au service de la construction européenne
Jean-Louis FullSacK
La société civile et la prolongation du Sommet mondial
sur la société de l’information au-delà de 2015
INTRODUCTION
L es Médias au preMier pLan
dans La construction de L ’ actuaLité internationaLe ,
avec ses risques , ses cLichés et toujours des questions
pa r
m i c h e l M AT HIEN ( * )
« Construire ensemble l’Europe qui
tourne, non pas autour de l’économie,
mais autour de la sacralité de la personne
humaine, des valeurs inaliénables »
Pape François, 25 novembre 2014
La qualité de l’information et des modalités de son traitement sont
toujours un enjeu sociétal. Donc d’une pertinence constante. A fortiori dans
la construction médiatique de l’actualité internationale au sein des cultures
spécifiques à chaque Etat. Dans l’essor toujours croissant de cette dernière
dans le contexte de la modernité portée par l’économie mondiale, visant
surtout les nouvelles technologies de l’information et de la communication,
dont les relais via les « réseaux sociaux », les médias historiques et de
renom figurent encore parmi les parties dominantes. Et, surtout, quand
l’évolution des actifs financiers, faisant de plus en plus fi des frontières
des Etats, induit des mutations profondes dans le secteur économique
concernant les médias eux-mêmes.
La concentration de leurs activités sur un même territoire en est
le principal résultat. Avec, pour conséquence majeure, la réduction
du pluralisme des politiques éditoriales afférentes à chaque support
d’information mis à disposition dans un espace public spécifique ! Si la
presse est dans cette perspective, bien qu’elle ait investi dans les supports
numériques, quitte à se confronter aux réseaux sociaux faisant de plus en
plus débats, les médias audiovisuels y sont aussi confrontés. Ne serait-ce
que par rapport à la limite de rentabilité des chaînes d’information en
continu qui, tout en n’étant pas gratuites en France (péage), sont certes
en compétition entre elles, mais également avec les journaux télévisés des
(*) Professeur de Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Strasbourg (France),
responsable de la Chaire UNESCO « Pratiques médiatiques et journalistiques. Entre mondialisation et diversité
culturelle ».
844
MICHEL M ATHIEN
chaînes généralistes accessibles à tous publics. Toutes sont en quête de la
plus forte audience possible via le choix des événements à couvrir, dont
ceux relevant de l’international. Ainsi en France, l’avenir de « La Chaîne
de l’information » (LCI), née en 1994 au sein du premier groupe privé TF1,
mais deuxième chaîne d’information en continu après BFM-TV, filiale de
NextRadio TV créée en 2005, est fort menacé. Dans la compétition entre
groupes centrés sur une chaîne généraliste dominante, elle est un exemple
du débat contextuel sur l’avenir de l’information internationale face à des
grilles de programmes valorisant les multispectacles dans une société de
masse élargie. Et les secteurs publics n’y échappent pas. Comme la BBC
au Royaume-Uni en 2013, France Télévisions s’est engagée dans sa propre
restructuration, avec la mutualisation des rédactions de ses chaînes, dont
France 24, son canal international diffusant en français, en anglais et en
arabe (1).
Aussi les questions ou les problèmes en rapport avec l’environnement
médiatique, allant du global au local, sont-ils d’autant plus abordés dans
la présente rubrique qu’ils sont portés par les événements retenus et
constitutifs de l’actualité construite. En d’autres termes, ils relèvent d’un
processus cyclique, avec des accents variant d’une année à une autre. En
raison de la conjoncture et des perspectives en débat, nous avons retenu
trois domaines de préoccupations : les crises à l’Et, la gouvernance de
l’Internet et la société civile, l’Eurobaromètre. Tous trois procèdent de
la connaissance et du souci de la meilleure compréhension possible de
l’actualité internationale de cette année 2014.
leS
m é d i a S e t l ’ ac t ua l i t é i n t e r nat i o na l e de l ’ a n n é e
2014
Pour commencer, la sécession de la Crimée et la crise ouverte entre
l’Ukraine et la Russie ont été l’objet d’une grande attention des médias
européens, quitte à se placer à la limite d’une communication de guerre !
Puis, dans la perspective de la poursuite de la construction de l’Union
européenne, nous avons, pour la première fois, accordé une place notoire
à une institution peu connue dans les opinions publiques, à savoir
l’Eurobaromètre, l’organisation en charge des sondages au sein de l’Europe
des Vingt-Huit. Nous revenons enfin sur un aspect-clef ou considéré
longtemps comme tel, à savoir le Forum sur la gouvernance de l’Internet
(FGI), créé après la phase de 2005 du Sommet mondial sur la société de
l’information (SMSI) à Tunis ; certes, ce sujet a été plusieurs fois abordé
ici, mais l’accent que nous y donnons présentement porte sur l’évolution
de la place accordée à la société civile au sein de ce processus voulu par les
Nations Unies.
(1) Sans revenir sur l’enjeu d’un débat, cf. Michel mathien, « L’audiovisuel extérieur de la France relancé
en 2013. Vers une nouvelle dynamique ? », Annuaire français de relations internationales, vol. XIV, 2013,
pp. 795-810.
INTRODUCTION
845
Les crises à l’Est de l’Europe
La dimension critique du traitement de l’actualité de l’année 2014 porte
sur les manières ou les angles de vue dont les médias « européens » ou
« occidentaux » ont, dans un passé récent, abordé et traité des conflits en
général, dont ceux nés en Crimée et en Ukraine. La présence constante
de clichés ou de stéréotypes ne favorisent pas la compréhension entre les
populations des Etats directement concernés, surtout au regard de leur
histoire fort éloignée de celle de ceux de l’Ouest de l’Europe. Dans ce cas,
il n’y a rien de nouveau eu égard aux connaissances relatives aux situations
de belligérance, dans lesquelles les références identitaires, voire nationales,
ré-émergent, quand elles ne sont pas exploitées, notamment par les médias
des Etats directement concernés ! Pour les autres, notamment quand ils
veulent, de fait, donner des leçons à l’une ou l’autre des parties, cela
prend une dimension différente en termes d’enjeux et de conséquences
potentielles pour l’avenir. A fortiori quand l’accent mis sur les approches
politiques tend souvent à négliger les autres aspects d’une crise interne,
dont ceux en lien avec la géo-économie. C’est le sens de l’analyse critique
d’Yves Jeanclos, historien du Droit et spécialiste des questions de sécurité
et de défense. En d’autres termes, l’avenir de l’Ukraine relève à la fois
d’enjeux internes et externes qui interrogent les représentations données
par les médias, y compris en Occident.
Nous y ajouterions volontiers que, dans la perspective de la meilleure
compréhension des peuples ayant des cultures, des traditions et des histoires
différentes, mêmes quand elles se sont croisées plus ou moins longtemps,
il y a de quoi s’interroger et de s’interpeller quant à l’intérêt général à
partager au niveau planétaire ! A commencer sur le respect réciproque des
populations au regard de leurs évolutions plus ou moins spécifiques, qui ne
découlent pas forcément des vues fondées sur nos approches occidentales
allant de soi et qui ont fait fi de l’espace et du temps comme des lieux de
vie appropriés ! La fin du bloc de l’Est, symbolisée par la chute du Mur de
Berlin le 9 novembre 1991, n’a pas correspondu à une rupture totale par
rapport à un passé et à l’adoption de facto des valeurs de l’Occident ! Ne
serait-ce que par rapport à l’histoire identitaire concernant les populations
concernées avec leurs cultures ! Il existe bien des méconnaissances de
l’Europe de l’Ouest à l’égard des populations de l’Est ! Nous pourrions
aussi l’affirmer à propos de la crise du Proche-Orient, mais pour laquelle la
réactivité des acteurs concernés vis-à-vis des médias occidentaux est moins
facile en raison du contexte des infrastructures communicationnelles et
médiatiques. Citons, à titre d’exemple, la réaction d’un collectif de cinéastes
syriens appelant ces médias à « informer autrement tout en respectant le
droit des peuples à une représentation digne ». En effet, pour eux, « les
médias européens travestissent la réalité syrienne en montrant trop peu de
846
MICHEL M ATHIEN
gens ordinaires, pour ne s’intéresser qu’au spectacle de la violence » (2). Un
constat qui n’est ni spécifique, ni nouveau, mais qui biaise le caractère
biaisé de la perception d’une crise ou d’un conflit, du local au global !
Quel avenir pour l’Eurobaromètre ?
De même, dans la perspective de la construction européenne engagée
depuis plus de 60 ans, on ne peut que constater que l’Eurobaromètre est un
« outil » peu connu et exploité par les médias de masse ! Ce que démontre
Bernard Aubry en replaçant cette structure spécifique de la Commission
européenne dans son contexte historique en évolution ! Dans la perspective
de la construction de l’Union européenne toujours en cours, élargie à 28
Etats par rapport à l’époque des Six, notre contributeur met en avant
cet outil institutionnel de connaissance de leurs populations et de leurs
opinions.
Bien qu’il soit encore trop insuffisamment connu, il pourrait contribuer à
une meilleure compréhension de ce qui est déjà une réalité supranationale
a minima dans la perception de chaque population de base. Ne serait-ce
qu’au regard des contextes socioculturels de vie encore bien plus spécifiques
qu’on ne saurait le penser ou le croire de nos jours ! La construction d’une
conscience européenne, d’une opinion publique et d’un « espace public
européen » en rapport dépend d’un tel outil au service de la connaissance
des populations elles-mêmes face à un projet commun. Pourtant, bien
des questions demeurent posées quant à la fonction de cette organisation
au sein de la Commission européenne pour assurer le meilleur avenir à
l’Union. Cette dernière ne saurait faire abstraction de tout ce qu’on a déjà
pu dire et écrire sur « la société de la connaissance ». Comme l’écrit notre
spécialiste de la statistique, « le lien entre sondage et démocratie devrait
s’imposer de lui-même ». Que de progrès à envisager !
La société civile déconsidérée au FGI ?
De même, dans le contexte élargi à l’évolution mondiale de la modernité
liée à l’essor des technologies de l’information et de la communication,
avec les mutations sociales et culturelles en rapport mais aussi avec les
abus et dérives qui n’ont pas manqué, se pose la question de la nature de
la société commune élargie et de sa cohésion a minima. Sur ce sujet, JeanLouis Fullsack est déjà intervenu à plusieurs reprises dans nos colonnes.
Présentement, il nous dresse un bilan sur l’évolution de la reconnaissance
des organisations non gouvernementales ou de la « société civile » dans le
dispositif de consultation et de gouvernance ayant résulté de la mise en
place de « la société de l’information » à l’échelle planétaire. Vaste sujet en
soi, mais non dissociable des dérives et pratiques maintes fois dénoncées, y
compris dans notre rubrique, dont l’espionnage généralisé par la National
(2) abanouddara , « Ne réduisons pas les Syriens aux images diffusées par la télé », Le Monde, 22 oct. 2014,
p. 15.
INTRODUCTION
847
Security Agency (NSA) ! Malgré son regard critique et sceptique mais
concret, notre contributeur n’évacue pas pour autant les préoccupations
posées lors du SMSI, à Genève (2003) comme à Tunis (2005) !
De fait, la déconsidération de la société civile au sein du FGI n’est pas
sans questions pour l’avenir des usages de la Toile, dont son évolution
dans la société toujours dite « de l’information », notamment avec l’essor
des réseaux dits « sociaux ». Ces derniers, avec leurs effets réactifs quasi
immédiats ou « en direct », n’évoluent pas seulement dans une logique
sociotechnique sans rapports avec une économie spécifique, mais qui est
de plus en plus marquée par les principes et ressources de l’économie
classique ou libérale. Autrement dit, l’avenir en préparation ira-t-il dans
le sens étymologique de la communication, à savoir l’interactivité et le
dialogue effectif ?
la
S u r pr i S e d u pa pe
F r a nç o i S !
r é a l i t e S S o c i a l e S e t c u lt u r e l l e S m i S e S e n ava n t
Ces trois contributions avaient été convenues avant un événement
notoire de fin d’année. Le hasard en a voulu ainsi ! Que ce soit sur les
conflits ouverts, la connaissance des populations européennes ou les usages
des nouvelles technologies numériques, elles ont chacune un rapport avec
les propos tenus par le pape François le 25 novembre 2014 à Strasbourg.
Le chef de l’Etat de la Cité du Vatican – son titre officiel – avait été invité
à intervenir devant le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire
du Conseil de l’Europe. Nous en avions écouté la traduction française, en
direct, sur une chaîne radiophonique lors d’un déplacement ! Ses propos
nous ont surpris par leur hauteur de vue. Nous n’en avions guère entendu
depuis les interventions de personnalités politiques éminentes comme
Jean Monnet ou Jacques Delors… Surtout que, dans ses propos, François a
admis que l’Eglise catholique avait aussi fait des erreurs dans son histoire !
Leur portée philosophique et anthropologique a surpris par leur pertinence
car fondées sur les valeurs d’espérance commune, pour la construction
européenne certes, mais aussi pour l’avenir des relations humaines à
l’échelle mondiale.
A commencer par son rappel sur la nature de l’être humain à considérer
non comme « individu » mais comme « personne dotée d’une dignité
transcendante », dont le « caractère précieux » est à respecter au regard
des droits de l’homme (3). Et le Pape de préciser ensuite : « Promouvoir
la dignité de la personne signifie reconnaître qu’elle possède des droits
inaliénables dont elle peut être privée au gré de certains, et encore moins
au bénéfice d’intérêts économiques. Mais il convient de faire attention pour
(3) Citations de la traduction française reprise du quotidien Le Monde, 27 nov. 2014, p. 19. Cf. aussi textes
intégraux dans pape François, Strasbourg 25 novembre 2014. Les discours au Parlement européen et au Conseil
de l’Europe, Texte intégral, Salvator, Paris, déc. 2014.
848
MICHEL M ATHIEN
ne pas tomber dans les équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur
le concept des droits humains et de leur abus paradoxal » ! Que n’avonsnous écrit ces dernières années dans ce sens dans la présente rubrique,
sur la liberté d’expression sans limites et la société de surveillance mise en
parallèle ! De surcroît, l’actualité lui a fourni un argument supplémentaire
avec le rapport officiel (6 700 pages) du Sénat des Etats-Unis révélant, le
9 décembre, les tortures développées par la Central Intelligence Agency
(CIA) à l’encontre de « suspects terroristes » après le 11 septembre 2001 et
jusqu’en 2008, y compris à l’étranger !
Et François de rappeler un constat fait par bien des sociologues sur
l’individualisme croissant depuis au moins deux générations ! « Il y a en
effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des
droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée
de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‘monade’,
toujours plus sensible aux autres ‘monades’ présentes autour de soi » Et de
regretter qu’on mette en avant « les droits individuels sans tenir compte du
fait que tout être humain est lié à un contexte social dans lequel ses droits
et devoirs sont connexes à ceux des autres et au bien commun de la société
elle-même ». Puis de critiquer cet autre aspect de l’Union européenne, en
tant qu’espace public commun toujours en construction mais qui ne lui
est pas spécifique, à savoir la technique bureaucratique, surtout « quand
l’absolutisation de la technique prévaut » !
Et de dénoncer encore un autre aspect déjà vu aussi sous l’angle de
l’évolution des médias à l’échelle planétaire : « Il est connu qu’une conception
uniformisante de la mondialité touche la vitalité du système démocratique,
affaiblissant le débat riche, fécond et constructif des organisations et des
partis politiques entre eux. On court ainsi le risque de vivre dans le règne
de l’idée, de la seule parole, de l’image, du sophisme… et de finir par
confondre la réalité de la démocratie avec un nouveau nominalisme politique
[…] maintenir vivante la réalité des démocraties est un défi de ce moment
historique, en évitant que leur force réelle – force expressive des peuples – soit
écartée face à la pression d’intérêts multinationaux non universels, qui les
fragilisent et les transforment en systèmes uniformisés de pouvoirs financiers
au service d’empires inconnus. C’est un défi qu’aujourd’hui l’histoire vous
lance ». Puis, d’inviter les parlementaires – qui l’ont plusieurs fois applaudi,
même debout ! – à « construire ensemble l’Europe qui tourne, non pas autour
de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des
valeurs inaliénables, […] qui embrasse avec courage son passé et regarde avec
confiance son avenir pour vivre pleinement et avec espérance son présent ».
Autrement dit, une Europe qui soit le « précieux point de référence pour
toute l’humanité ! »
On pourrait y revoir le propos prêté à Jean Monnet : « Si c’était à refaire
il faudrait commencer par la culture » ! Propos repris par la suite et à sa
façon par Jacques Delors, lors d’émissions radiophoniques enregistrées
INTRODUCTION
849
après son mandat de président de la Commission européenne de 1985 à
1994 !
Dans la foulée, quitte à se répéter en partie devant l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, François a encore insisté sur le
passé commun de ce continent pour évoquer son avenir. « Un tronc sans
racines peut continuer d’avoir une apparence de vie, mais à l’intérieur il se
vide et meurt. L’Europe doit réfléchir pour savoir si son immense patrimoine
humain, artistique, technique, social, politique, économique et religieux est
un simple héritage de musée du passé, ou bien si elle est encore capable
d’inspirer la culture et d’ouvrir ses trésors à l’humanité entière ». Et de
pointer la multipolarité de l’Europe comme richesse, ainsi que le dialogue
interculturel que l’Europe des 47 a valorisé.
Finalement, Jorge Mario Bergoglio, l’ancien cardinal argentin de
Buenos Aires, issu de la Compagnie de Jésus ou de l’Ordre des Jésuites,
en plus de son image personnelle portée sur la simplicité et sur l’humanité
fondée sur les valeurs des Evangiles, n’est-il pas en train de devenir un
« réformateur » de l’Eglise catholique au sens du XVI e siècle ? La question
fut posée par le théologien Hans Küng, après son élection du 13 mars
2013, dans sa présentation du modèle de référence de François : le pape
Innocent III (1198-1216) (4). Partageant les idées de son contemporain,
François d’Assise, le fondateur des Frères mineurs ou frères des pauvres,
celui-ci pouvait déjà être considéré comme un pré-réformateur. Selon
Küng, s’il avait été en fonction à des périodes ultérieures, il aurait évité le
grand schisme de l’Occident, l’exil du Saint-Siège en Avignon et, surtout,
la Réforme, avec les divers conflits politiques ayant suivi. Cependant, si
François a une perception très positive au sein de l’opinion internationale,
il est aussi l’objet de critiques, internes ou externes à son institution (5), y
compris après ses vœux à la Curie romaine du 22 décembre, invitant cette
dernière à faire son autocritique (6). D’où sa prudence politique en refusant
de recevoir le Dalaï Lama au Vatican et sa médiation dans le rétablissement
des liens diplomatiques entre Washington et La Havane !
Présentement, mais in fine, cette personnalité mise en avant dans
l’actualité internationale – et qui profite déjà largement du star system
prédéterminant les choix médiatiques – aura encore des occasions de se
faire remarquer sur des sujets relatifs à l’avenir de l’humanité !
(4) « Pape François, réformez ! », Le Monde, 12-13 mai 2013, p. 14.
(5) Cf. par exemple l’enquête annoncée à la une du Nouvel Observateur, « Qui veut la peau de François ? »,
n° 2614, 11 déc. 2014, pp. 34-41.
(6) Cf. la presse des jours suivants.
LES CONFLITS NE SONT PAS
CE QUE LES MÉDIAS CROIENT QU’ILS SONT
AU XXI e SIÈCLE
pa r
y v e S JE ANCLOS ( * )
Au XXI e siècle, les médias informent les hommes sur les conflits qui se
déroulent à travers la planète. Après l’implosion du monde soviétique, le
9 novembre 1989, ils croient à l’émergence d’un monde de paix, de joie et
de sécurité. Après l’explosion des Tours jumelles du World Trade Center à
New York le 11 septembre 2001, ils comprennent que le monde n’est pas ce
qu’ils croient qu’il est. Ils ne restent pas moins rivés sur l’objectif irénique
de paix et de sécurité démenti jour après jour par la survenance de conflits
sur les différents continents.
Formés à l’analyse politique, fille de la Guerre froide et de la bipolarité
du monde, les auteurs des médias observent les nouveaux conflits sous le
prisme politique. Ils se laissent bien souvent subjuguer et berner par des
déclarations à connotation politique, voire idéologique. Ils semblent sinon
ignorer, du moins minorer, les racines économiques profondes des conflits.
Ils doivent comprendre que le XXI e siècle est aspiré par le tourbillon de
l’économie, qui transcende la noblesse éthérée du politique, pour l’utilité
de tous.
Les médias d’information de la presse écrite, de la radio, de la télévision
et d’Internet, à travers les grandes agences de presse, donnent l’illusion de
l’objectivité. En réalité, ils ne produisent d’informations que celles qui leur
plaisent ou plutôt qui correspondent à l’attente du politique. Les médias
d’information sont conduits par nécessité politique et financière à ne pas
heurter la pensée majoritaire imposée par les responsables politiques. Ils
apportent une interprétation des événements tragiques correspondant à la
demande sociale et politique. Ils finissent par produire de la désinformation
ou plutôt de la « mis-information », pour la plus grande satisfaction de leurs
lecteurs et audiospectateurs.
Les médias, depuis le milieu du XIXe siècle, sont friands de conflits
exotiques bons à appâter les chalands. Ils envoient leurs reporters,
qui, à la façon de Stanley, rapportent des faits et des images emplis de
couleurs et de douleurs, de joie et d’effroi. Ils distillent le dépaysement,
l’aventure, la mort, la victoire enfin à ceux qui sont bien éloignés d’un
(*) Professeur à l’Université de Strasbourg (France), spécialiste en sécurité intérieure et internationale.
852
Y V ES JEANCLOS
conflit lointain et ignorants de ses enjeux. Leurs acteurs (journalistes de
métier et de courage) bravent les horreurs de la guerre et prennent le
risque de mort pour envoyer un reportage sur une zone de combats ou
des photographies inédites d’insoutenables témoignages. Ils espèrent tous
obtenir les prix prestigieux qui récompensent la bravoure de leurs auteurs
et le caractère extraordinaire de l’information produite au péril de leurs
vies. Ils oublient les racines économiques de la plupart des conflits en ce
début du XXI e siècle.
A titre d’illustration du propos, les médias se précipitent en Ukraine
en 2013-2014 pour récolter une moisson d’informations inédites. Ils
s’efforcent de présenter les multiples facettes politiques, culturelles et
militaires du conflit entre nationalistes ukrainiens et indépendantistes prorusses. Ils passent sous silence les enjeux économiques de nature minière
et industrielle qui marquent profondément la rupture conflictuelle entre
l’Est et l’Ouest de l’Ukraine.
Les médias insistent sur la caractéristique politique et idéologique
d’un conflit, plutôt que d’analyser la dimension économique des enjeux.
Face au conflit militarisé en cours en Ukraine en 2014, par exemple, ils
en présentent la nature politique, délaissant l’économique. Les médias
privilégient l’aspect politique des conflits sur l’aspect économique. Ils
préfèrent surfer sur les vagues du politique au lieu de se pencher sur
l’écume de l’économique à l’origine des conflits. Ils devraient remettre en
question leurs connaissances et les présupposés sur les conflits pour exercer
le quatrième pouvoir qu’ils revendiquent dans les sociétés démocratiques.
Les médias occidentaux se focalisent sur les éléments politiques et
culturels des conflits. Ils sont très réticents à mettre en exergue les racines
et les objectifs économiques des conflits.
leS
vag u e S de l a p o l i t i qu e S u b m e r g e n t l e S m é d i a S
Les conflits territoriaux, enjeux de souveraineté
Les revendications territoriales
Les journalistes reporters sont présents sur tous les champs de bataille
dans le monde entier. Ils se penchent sur les origines territoriales de
nombreuses crispations internationales entraînant des conflits ouverts. Ils
commentent une demande politique pour le rattachement à la soi-disant
mère-patrie d’un territoire inclus dans un autre Etat. Ils sont tétanisés
par l’exigence allemande nazie de 1938 pour le territoire des Sudètes,
mais préfèrent la paix honteuse à la guerre dangereuse. Ils observent avec
gourmandise critique le rattachement presque indolore de la Crimée à
l’Ukraine en 1954 et son retour agité dans la Russie en 2014. Ils fustigent
la Russie pour l’encouragement au référendum plébiscitant le rattachement.
Ils sont en revanche fort peu diserts sur le conflit opposant le Nigeria
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
853
puissant à son faible voisin, le Cameroun, au sujet de la presqu’île de
Bakassi au bord du golfe de Guinée. Ils ne commentent pratiquement pas
l’arrêt de la Cour internationale de Justice de 2002 en faveur du Cameroun
qui met un terme pacifique à un conflit territorial et économique.
le droit à l’autodétermination
Les médias soutiennent le droit à l’autodétermination de territoires
exogènes inclus dans un ensemble étatique. Au nom du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes ils sont heureux d’inscrire à leur tableau de chasse
les cruelles photographies de l’émergence d’un nouvel Etat, après une lutte
armée violente contre l’Etat dominant. Ils sont les fidèles accompagnateurs
des mouvements de libération nationale contre les puissances coloniales
tant en Algérie des années 1955-1962 contre la France qu’en Angola dans
les années 1970 contre le Portugal. Les médias se passionnent pour les
nouveaux tribuns des révolutions en marche, en oubliant la part de cruauté
de leurs troupes face à l’ennemi. Ils sont les porte-parole des combattants
de la liberté contre les militaires de l’oppression. Ils manient le conflit à
leur guise, allant dans le sens qu’ils croient être le sens de l’histoire. Ils
déchantent quand la révolution est confisquée, c’est-à-dire conduit à une
prise de pouvoir autoritaire teintée de démocratie. Les médias en général
manquent d’objectivité et font montre de partisannerie pour croire à
l’évolution de la société vers la liberté et l’égalité.
Les médias internationaux et nationaux prennent généralement parti
pour les acteurs insurrectionnels contre les tenants de l’ordre établi - en
Erythrée en 1993 ou au Sud-Soudan en 2011. Ils désirent informer leurs
lecteurs et auditeurs des opérations militaires pour la prise d’une ville,
d’une région, voire de la capitale d’un Etat. Ils estiment que les hostilités
militaires prennent fin quand le pouvoir civil exécré est vaincu ! Les
médias occidentaux prennent majoritairement fait et cause pour le Kosovo
contre la Serbie en 1999, pour soutenir la création d’un nouvel Etat en
2008. Ils ne font pas beaucoup de différence dans l’importance médiatique
entre le Sud-Soudan, pays de 644 000 km 2 et de 11 millions d’habitants et
le Kosovo, pays de 10 000 km 2, soit le tiers de la région Bretagne, riche
de seulement 1 800 000 habitants, à l’identique de l’Alsace. Les médias
semblent méconnaître le long conflit armé sanglant entre l’Ethiopie
peuplée de 90 millions d’habitants et la province de l’Erythrée peuplée
de 6 millions de personnes et devenue indépendante en 1993, après 30
années de guerre. Les médias choisissent les conflits censés intéresser
leurs lecteurs et spectateurs, sans se préoccuper des pays pas, peu ou mal
connus. Ils préfèrent focaliser leurs auditeurs et lecteurs sur la violence et
la cruauté supposées des forces armées de l’Etat combattant opposé aux
forces réputées courageuses des indépendantistes. Les médias sélectionnent
incontestablement l’information internationale pour répondre aux
imaginaires demandes des récepteurs, mais aussi aux prescriptions muettes
du politique.
854
Y V ES JEANCLOS
Les conflits religieux et ethniques
Les conflits religieux
Les médias, dans leur grande majorité, se jettent avec avidité sur les
conflits religieux qui semblent animés par des oppositions religieuses et
culturelles. Que n’auraient-ils pas écrit sur la formidable aventure des
cavaliers de l’Islam contre la chrétienté au VII e siècle ? Comme ils se
seraient régalés des violences organisées entre les Catholiques et les
Réformés dans l’Europe du XVI e siècle ! Comme ils ont, pour beaucoup,
été silencieux lors de l’extermination des Juifs par les Nazis allemands au
milieu du XXe siècle !
Les médias du XXI e siècle se passionnent pour ces guerres d’un
autre âge, où les hommes s’entretuent au nom de la même foi, mais
selon des variantes différentes. Ils sont particulièrement attentifs aux
conflits opposant les Musulmans chiites aux Sunnites dans la dimension
interétatique en Syrie et en Iraq depuis 2011. Ils oublient la violence
effroyable des affrontements lors de la guerre entre l’Iraq et l’Iran de
1980 à 1988. Ils déploient leurs activités de renseignement et d’analyses
sur la pérennité des comportements religieux hostiles au Proche- et au
Moyen-Orient. Ils estiment que leurs commentaires reflètent la réalité
conflictuelle, alors qu’ils se contentent de suivre l’opinion majoritaire de
leurs propres Etats.
Les médias des pays occidentaux devraient faire montre de maturité
intellectuelle et de retenue, avant de s’engouffrer dans des analyses rapides
et superficielles. Ils feraient bien de ne pas donner trop de crédit religieux à
des conflits particulièrement sanglants. Ils pourraient constater des actions
militaires à finalité économique, conduites sous l’étendard de l’islamisme.
Peut-être pourraient-ils à juste titre faire un examen de conscience sur
leur manière d’aggraver les oppositions et les conflits par des récits et des
analyses de complaisance plutôt que d’objectivité. Ils devraient s’efforcer
de comprendre les enjeux véritables d’un conflit, avant de se lancer
dans le soutien à une partie dans un conflit et à l’autre partie dans le
conflit suivant. Ils devraient faire preuve de sagacité dans l’analyse de la
participation croisée du Qatar, d’une part, aux côtés de la France et des
rebelles en Syrie et, d’autre part, contre la France et les forces régulières
du Mali. Les médias occidentaux devraient montrer plus de cohérence
dans l’approche analytique des Etats en guerre et ne pas se lancer sur la
seule piste du religieux. Ils devraient prendre garde à l’extension, voire
à l’exportation possible, de conflits religieux et régionaux transformés en
des luttes terroristes sur d’autres continents. Les médias américains et
européens choisissent d’être à l’écoute de leurs lecteurs et auditeurs, qu’ils
abreuvent de sons et d’images d’horreur plutôt que d’analyses cohérentes
déliées du poids de la pensée politique dominante.
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
855
Les conflits ethniques
Les médias d’information des pays développés appréhendent bien
souvent avec délectation les conflits ethniques. Ou, du moins, ils imaginent
que certains conflits africains ou asiatiques sont purement ethniques
(par exemple en Indonésie ou en Nouvelle-Guinée-Papouasie. Ils ont
certainement tort de classer des crispations, voire des affrontements entre
des populations relevant de groupes ethniques différents dans la catégorie
des conflits ethniques. En réalité, ils doivent comprendre que sous une
apparence d’opposition ethnique, certains conflits n’ont pour seule
perspective que la prise du pouvoir. Ils doivent également faire montre de
perspicacité lorsque les affrontements interethniques ont lieu à proximité
de richesses minérales (comme le démontre l’opération Artemis de
l’Union européenne en 2003 face aux Lendus et aux Hemas en République
démocratique du Congo). Ils peuvent calmement considérer que l’enjeu
est économique et non pas ethnique. Les médias enfourchent bien vite la
monture d’ethnicité pour répondre ou satisfaire à la demande des auditeurs
et des spectateurs, avides de sensations fortes et d’exotisme pailleté. Ils se
laissent porter par la vague analytique d’ethnicité, pour être en cohérence
avec l’unanimisme politique, en omettant les commentaires qui pourraient
déplaire au pouvoir politique.
Les médias d’information occidentaux (presse écrite et radio télévisée)
peuvent exercer une fonction éducative appréciée, s’ils ont le courage de
conduire des analyses dans un sens sinon contraire, du moins différent de
celui des responsables politiques. Ils suivent malheureusement bien souvent
la pente glacée de l’unanimisme de façade qui suscite l’incohérence des
acteurs étatiques dans la conduite des affaires internationales. Ils soulignent
indirectement l’arrogance des ministres et du personnel politique,
couvrant d’un voile épais leur incompétence et leur méconnaissance des
lieux, des gens, des cultures et des enjeux. Les médias peuvent gagner
en crédibilité, en séparant des données brutes et des photographies, des
analyses pertinentes sur l’évolution de situations conflictuelles. Les médias
doivent délivrer au public la connaissance des conflits d’origine religieuse
ou ethnique. Ils doivent également avoir une vocation pédagogique de
formation et de compréhension au bénéfice de leurs lecteurs et spectateurs.
Ils doivent leur permettre de séparer le bon grain de l’ivraie, les faits
réputés objectifs des commentaires subjectifs. Ils sont alors à même de
jouer leur rôle positif de quatrième pouvoir au profit de l’ensemble de la
nation (acteurs politiques et simples citoyens).
l’ e c u m e
de l ’ e c o no m i qu e da n S l e S c o n F l i t S , l ’ o u b l i é e de S m é d i a S
?
Les journalistes et reporters, pour la plupart par omission ou par
commission, semblent se désintéresser des racines économiques des
conflits. Ils sont emportés par les vagues du politique qui émergent dans
les périodes d’affrontements humains douloureux. Ils doivent rester
856
Y V ES JEANCLOS
attentifs à l’économique qui sous-tend les conflits de manière fréquente et
incontestable.
Le mourir civilo-économique remplace le mourir militaire
Les médias du XXI e siècle en Afrique, en Amérique, en Asie, en Europe
sont servis en grande partie par des hommes et des femmes ayant suivi
des études supérieures. Ils sont censés avoir reçu la meilleure formation
spécialisée et universitaire en matière sociale, économique et politique. Ils
connaissent certainement la géographie et l’histoire de leur pays. Ils se
sont vraisemblablement ouverts à la découverte de pays et de civilisations
étrangères, différentes de la leur. Ils ont acquis de véritables « cartesmères » sur les relations internationales, tant stratégiques, politiques
qu’économiques. Aussi ces journalistes sont-ils préparés à l’analyse des
événements en général et des conflits militaires en particulier. Ils attristent
les lecteurs et les audiospectateurs, quand ils égrènent des poncifs au
service des décideurs politiques, qu’ils enragent bien souvent de ne pas
être.
Certains acteurs médiatiques surprennent l’observateur quand leurs
critiques sont plutôt des panégyriques des chefs d’Etat en guerre. Ils
étonnent d’autant plus le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur qui
attendent une analyse sensée d’une situation conflictuelle étrangère.
Ils restent bien souvent à la surface des événements, qu’ils délivrent au
public no comment. Ils devraient plus sérieusement se pencher sur chaque
conflit pour en comprendre les ressorts profonds, tout spécialement
dans le domaine économique. Ils pourraient ainsi tracer des pistes de
compréhension pour les décideurs politiques, au lieu de les renforcer dans
une approche passéiste.
Les conflits pour l’eau et la terre
Les médias d’information, sauf dossier spécifique, ne s’émeuvent pas ou
fort peu des insuffisances hydriques de plus d’un milliard d’habitants. Ils
n’analysent pas ce manque comme une insécurité vitale pour les populations
et une source de conflits. Ils y songent seulement quand apparaissent les
preuves photographiques incontestables d’une sècheresse catastrophique
au Niger ou au Darfour soudanais. Ils devraient mieux analyser les ressorts
hydriques des conflits dans plusieurs régions du monde en particulier au
Tibet et au Cachemire, d’où sourdent les eaux irriguant de vastes territoires
en Chine, en Inde et au Pakistan. Ils pourraient expliquer les réticences
diplomatiques à l’existence d’un véritable Etat au Kurdistan, étendu sur
une aire géographique d’alimentation en eau pour une bonne partie de
l’Asie mineure et du Moyen-Orient. Les médias permettraient au public et
aux politiques une approche d’économie vitale pour des conflits qualifiés
trop cursivement de politiques, d’ethniques, voire de religieux.
Les médias pourraient se pencher en particulier sur la situation
conflictuelle du Proche-Orient où s’affrontent Israéliens et Palestiniens,
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
857
à la recherche de ressources hydriques. Ils mesureraient plus justement
l’irrédentisme des colons israéliens installés près des ressources en
eau de Cisjordanie ou du plateau du Golan. Ils ressentiraient mieux les
revendications des civils et des agriculteurs palestiniens en état de stress
hydrique. Ils pourraient amplifier l’Accord de Washington de décembre
2013, signé par Israël, la Jordanie et l’Autorité palestinienne, pour
l’aménagement du bassin hydrologique mer Morte/mer Rouge. Ils devraient
analyser cette réalisation comme une espérance de sécurité vitale partagée,
au-delà des oppositions politiques et religieuses.
Plus nouveaux, les conflits pour la terre sont peu appréciés des médias,
à l’exception des auteurs de revues scientifiques et politiques spécialisées
et des défenseurs obstinés de l’écodéveloppement. Ils n’envahissent
pas moins le champ des oppositions entre détenteurs et prédateurs des
terres arables. Les conflits pour la terre sont bien souvent favorisés par
les pouvoirs politiques, qui aperçoivent une voie facile de développement
national et parfois un moyen d’enrichissement personnel par le jeu de
la corruption. Ils apparaissent dans des pays en voie de développement
initial (en Afrique) ou de redéveloppement (dans les anciens pays du monde
soviétique, en Ukraine, Roumanie ou Pologne). Ils obligent même les Etats
à des retours en arrière, à l’instar du Cameroun, qui a réduit la surface et
la durée de concessions de terres à des entreprises étrangères à la suite
des protestations de la population en 2013.
Les conflits pour la terre induisent un dilemme pour les villageois :
obtenir des satisfactions financières immédiates et définitives en étant
dépossédés de la terre ou, en gardant leurs terres, survivre chichement
loin des sirènes de la modernité. Peut-être ces conflits ne sont-ils pas
aussi binaires qu’ils y paraissent. Si d’un côté ces conflits peuvent être
apaisés par un co-développement, ils sont bénéfiques. Ils se résolvent
pacifiquement par une coopération entre des investisseurs extérieurs et des
producteurs locaux associés à l’agro-développement. En revanche, si d’un
autre côté ils conduisent à un accaparement des terres par un Etat étranger
ou une société multinationale, ils sont maléfiques. Ils peuvent ouvrir sur
des conflits militarisés néfastes aux populations et aux investisseurs. Ils
peuvent entraîner un rejet des intervenants étrangers et par là même
le rejet de l’Etat étranger (Chine, Inde ou Japon en Afrique et en Asie).
Les conflits sur la terre sont dans une phase de demi-léthargie, dont ils
risquent de sortir le jour où la demande alimentaire locale et les exigences
internationales seront en opposition vitale. Ils peuvent engendrer des
violences que les médias doivent dénoncer dès maintenant, en développant
des commentaires utiles à une exploitation pacifique des terres nationales.
Les conflits pour la terre interpellent nécessairement les journalistes sur
le danger alimentaire et social des accaparements de terres conduisant à
l’insécurité vitale.
858
Y V ES JEANCLOS
Les conflits pour les mines
Les médias occidentaux devraient prendre conscience de l’importance
majeure du facteur minier dans les conflits des XXe et XXI e siècles.
Leurs auteurs devraient se rappeler de l’épisode de la reconquête et de la
remilitarisation de la Ruhr par l’Allemagne nazie en mars 1936 et de son
occupation par la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils
pourraient réinterpréter les débuts difficiles de la République du CongoLéopoldville dans le sens des intérêts économiques, plutôt que de celui
d’une lutte idéologique et politique. Ils pourraient vérifier que le soutien
apporté dès 1960 à Moïse Tshombé est plus minier que politique, le
Katanga étant le centre de production du cuivre. Ils pourraient admettre
que la victoire de Kabila contre Mobutu en 1997 est plus minérale que
politique, ses supporters intérieurs et étrangers attendant plus les contrats
d’exploitation minière que le renouveau de la démocratie.
Les médias devraient tout spécialement se pencher sur les fondements
des transformations en Afrique du Sud. Ils pourraient comprendre l’intérêt
pérenne des puissances occidentales pour l’accès aux richesses minières,
justifiant l’apartheid puis sa suppression. Ils verraient que les conflits
sociaux et humains en Afrique australe ont une résonance minière qui
intéresse l’Etat sud-africain et les Etats extérieurs, autant si ce n’est plus
que les oppositions raciales et ethniques. Les médias français en particulier
pourraient également analyser avec sérieux le tréfonds du conflit au
Mali en 2013 et en Centrafrique en 2014. Ils y apercevraient les enjeux
miniers, sous le manteau de la lutte pour le pouvoir. Ils contrediraient les
expressions des responsables politiques occidentaux, convaincus d’engager
le combat pour la démocratie. Aussi préfèrent-ils l’alignement sur une
pensée politique dominante à des commentaires sur les enjeux réels des
conflits dans l’Afrique sub-saharienne.
Les médias occidentaux, à la différence des médias russes, doivent cesser
de faire montre d’irénisme dans les conflits en Ukraine orientale depuis
le début de 2014. Ils peuvent poursuivre leurs analyses anesthésiantes
sur les réelles différenciations linguistiques et religieuses entre la partie
occidentale et la partie orientale du pays. Ils peuvent arguer de l’appétence
européenne des uns et de l’attrait de la Russie pour les autres. Ils en
oublient le substrat : les mines et l’énergie localisées à l’Est, dans le bassin
du Donbass et du Dniepr. Ils doivent relire l’histoire de la Russie impériale
et celle de l’Union soviétique disparue en 1991. Ils constatent aussitôt que
l’Ukraine occidentale est plutôt orientée vers l’agriculture et l’Ukraine
orientale vers l’industrie. Ils peuvent analyser les fondements économiques
et politiques de ce conflit à la coloration apparemment politique. Ils sont
à même de comprendre que la synthèse entre le politique et l’économique
aurait pu être réalisée lors de l’élection du président Iouchtchenko en 2004,
avec l’aide de l’Union européenne pour la modernisation des industries
minières. Ils comprennent que ce ne fut pas le cas, laissant les mines en
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
859
état de déliquescence, les industries en déshérence et la Russie prête à
venir à la rescousse d’une région en perdition économique. Les médias sont
invités à développer des commentaires dépassant le sensationnel militaire
et le Kriegspiel économico-politique entre la Russie et les puissances
occidentales. Ils sont tenus de faire savoir à leur public et aux responsables
politiques qu’une nouvelle glaciation entre le monde russe et l’Occident
est néfaste pour la paix, le développement et le bonheur des hommes. Les
médias doivent se grandir en accomplissant leur mission d’information et
de commentaires, sans attendre les interprétations officielles. Ils exercent
ainsi avec efficacité le quatrième pouvoir auquel ils aspirent dans les Etats
démocratiques.
Le survivre économique, nouvel horizon stratégique
Les conflits pour les ressources énergétiques
Les médias d’information de la presse écrite, de la radio, de la télévision
et d’Internet portent de moins en moins leur attention sur les conflits liés
aux ressources énergétiques. Ils ne sont sensibles à l’énergie électronucléaire
que lorsqu’il s’agit de fermer une centrale nucléaire, au nom de la transition
énergétique. Ils laissent de côté les risques de catastrophes liées à des
conflits prenant pour cibles les centrales électronucléaires. Les médias
généralistes semblent en particulier étrangers aux mouvements erratiques
des cours boursiers du pétrole et du gaz. Ils doivent cependant, en premier
lieu, s’interroger sur les conséquences économiques, avant, en second lieu,
de développer les conséquences politiques. Ils sont généralement focalisés
sur les avantages que tirent les pays consommateurs de la baisse des cours
mondiaux des hydrocarbures et du gaz. Ils en oublient les conséquences
négatives sur les économies des pays producteurs, qui risquent l’asphyxie
économique, entraînant une crise sociale et possiblement politique à
l’origine de conflits violents.
Les médias dans les pays démocratiques et autoritaires, pour des raisons
différentes, marchent au même pas que les responsables de l’économie
nationale, presque sans divergence analytique. Ils suivent l’expression
politique dominante afin d’éviter les différences d’interprétation qui
pourraient désarçonner les citoyens-usagers en France, aux Etats-Unis
ou en Russie. Ils soutiennent les gouvernements nationaux lorsqu’ils
sanctionnent la Russie pour son soutien aux séparatistes d’Ukraine
en 2014. Ils oublient que les Russes disposent d’une force de frappe de
nature gazière, qui pourrait nuire gravement au bien-être des populations
européennes. Les médias doivent être incisifs et constructifs dans leurs
commentaires, pour fournir des lignes générales d’action à des responsables
politiques incompétents et arrogants, en plein désarroi décisionnel.
Les médias ont très souvent du mal à apercevoir que la conflictualité
vraisemblable entre deux ou plusieurs Etats est fondée sur des
revendications minières et énergétiques. Ils préfèrent commenter des
860
Y V ES JEANCLOS
déclarations politiques, installant le conflit sur son lit politique, laissant
l’économique dans l’ombre. Ils doivent faire preuve d’objectivité analytique,
sans tenir compte des opinions politiques et populaires dominantes. Ils
sont alors conduits à exercer utilement leur mission de quatrième pouvoir
dans un Etat démocratique.
Les conflits sur le pétrole et le gaz
Les médias doivent avoir à l’esprit la terrible guerre entre l’Iraq et l’Iran
entre 1980 et 1988. Ils insistent généralement sur l’opposition politique
et la rivalité religieuse entre deux pays musulmans, l’un chiite, l’autre
sunnite déclaré laïc. Ils semblent oublier que le conflit existe entre deux
Etats parmi les plus grands producteurs de pétrole du Moyen-Orient. Ils
passent en particulier sous silence les objectifs de conquête territoriale,
qui aurait permis au vainqueur d’étendre ses champs pétrolifères et sa
puissance, à l’instar de la guerre de l’Iraq contre le Koweït en 1990. Ils
ne rapprochent pas cette guerre interislamique de la détention par l’Iran
de trois îles situées dans le golfe Persique, environnées d’hydrocarbures
mais revendiquées par les Emirats arabes unis, soutenus avec constance
par le Conseil de coopération du Golfe en novembre 2014. Ils peuvent ainsi
comprendre plus facilement le fondement incontestablement pétrolo-gazier
et donc économique de ce conflit meurtrier, terminé sans gloire et sans
l’espoir de nouveaux puits de pétrole.
Les médias devraient analyser les guerres en Tchétchénie au tournant
des années 2000 comme des guerres d’hydrocarbures plutôt que des
guerres idéologiques et politiques. Ils pourraient noter l’importance des
oléoducs traversant le Caucase pour évacuer le pétrole de Russie. Ils
devraient également observer les potentialités en ressources pétrolières
de la République autonome de Tchétchénie maîtrisée par la puissance de
la Russie. Ils trouveraient ainsi des explications réalistes sur les conflits
d’Asie caucasienne. Ils éprouvent cependant des difficultés à suivre une
voie analytique autre que celle souhaitée par leur direction éditoriale,
calée sur l’approche des pouvoirs politiques et attendue par leur public de
lecteurs et d’auditeurs.
Face au déferlement de violence en Irak et en Syrie en 2014, les médias
occidentaux ne doivent pas avoir le regard braqué sur la seule analyse
religieuse, idéologique et politique. Ils peuvent constater que le groupe
terroriste autoproclamé Etat islamique étend son pouvoir administratif
et sanguinaire sur un très large territoire équivalant au Royaume-Uni de
Grande-Bretagne. Ils doivent porter leur attention et leurs commentaires
sur la conquête, la maîtrise et l’exploitation d’immenses champs
pétrolifères, voire de raffineries, tant en Iraq qu’en Syrie. Ils peuvent
sans peine imaginer qu’un des ressorts du conflit militaire est de nature
économique minérale, même si l’argument idéologique est mis en exergue.
Aussi seraient-ils bien inspirés de présenter au public et aux décideurs
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
861
politiques cet aspect économique trop souvent minoré au profit d’une
guerre réputée religioso-politique.
Depuis le début du XXI e siècle, les médias ne prêtent qu’une attention
discrète au tsunami gazier déclenché en Méditerranée orientale depuis la
découverte d’immenses réserves de gaz dans le sous-sol marin. Ils notent
d’ailleurs le passage de bâtiments navals militaires turcs, aux abords de la
République turque de Chypre du Nord, sans en analyser la portée véritable.
Ils doivent comprendre qu’il ne s’agit ni de politique, ni de religion mais
d’économie et de gains financiers. Ils peuvent apercevoir la ruée vers le gaz
méditerranéen de Chypre et d’Israël, décidée en 2014, malgré certaines
approches politiques divergentes, en vue de valoriser les découvertes de
gaz et de les exploiter pour leur plus grand commun profit. A partir de
cette découverte, les médias doivent faire montre d’une ouverture d’esprit
suffisante pour induire les éventuels changements de comportements
politiques dans le bassin oriental de la Méditerranée. Ils constatent sans
difficulté qu’en 2014 Israël est le seul Etat de la zone gazière à disposer
des moyens techniques et financiers nécessaires pour explorer, exploiter et
exporter le gaz. Ils peuvent vérifier qu’une coopération économique sérieuse
se met en place entre ces deux Etats, avant de s’étendre possiblement aux
autres acteurs du futur espace gazier : Liban, Palestine, Syrie et Egypte.
Ils doivent certainement connaître la lettre d’intention signée en octobre
2014 par Israël avec l’Egypte pour lui fournir 2 milliards 500 millions
de m 3 de gaz naturel par an. Ils peuvent facilement comprendre qu’une
ressource énergétique indispensable au développement économique mondial
est en train de transformer les économies des Etats parties au gigantesque
gisement de gaz. Ils peuvent peut-être même extrapoler et imposer l’idée
que l’avenir pacifique du bassin oriental de la Méditerranée et du ProcheOrient réside dans cette énergie gazière. Les médias conquièrent alors la
capacité pour jouer effectivement leur rôle de quatrième pouvoir dans des
Etats démocratiques.
Dès les années 2010, les médias doivent s’intéresser aux hydrates de
méthane dont recèlent les sous-sols des talus continentaux des océans et
possiblement le pergélisol des régions circumpolaires. Ils doivent suivre
avec attention les recherches exploratoires et l’exploitation de cette
ressource gazière par les Etats ou par des groupes d’Etats au profit de tous.
Ils doivent prendre garde aux possibles conflits qui pourraient survenir
dans la zone économique exclusive (ZEE) autour de cette nouvelle richesse
énergétique. Ils peuvent, de manière préventive, exercer un magistère de
pédagogie pacifique dans une zone géographique de grandes dimensions.
o b S e rvat i o n S
de S y n t h è S e
Au XXI e siècle, les médias d’information (presse, radio, télévision,
Internet) doivent apporter leur contribution à la résolution des conflits
par des commentaires avisés et objectifs. Ils doivent cesser d’aligner leurs
862
Y V ES JEANCLOS
apports dans le domaine des affaires étrangères sur la pensée dominante,
politiquement correcte. Les journalistes ne sont pas là pour diriger le
monde mais simplement pour informer avec justesse les citoyens et les
décideurs. Les acteurs médiatiques doivent prendre garde à ne pas se
laisser entraîner sur une voie unique d’interprétation des conflits. Formés
aux idéologies protestataires et bien pensantes des années post-Seconde
Guerre mondiale, les éditorialistes occidentaux, africains et asiatiques
doivent comprendre et accepter les transformations du monde. Ils doivent
sortir des commentaires vengeurs contre le colonialisme, le capitalisme et
la démocratie libérale. Ils doivent reconnaître que la partie émergée d’un
conflit est souvent superficielle et bien différente de sa partie immergée,
techniquement la plus importante.
Par manque d’acuité, par voyeurisme et par opportunisme politique, les
médias sont portés par la vague interprétatrice majoritaire de l’opinion
politique et populaire. Sans dénier la réalité des fondements ethniques,
religieux et politiques des conflits aux XXe et XXI e siècles, ils doivent
s’intéresser aux racines économiques véritables des conflits. Ils peuvent
constater que la domination économique et financière s’avère supérieure à
l’idéologie apparente. Ils doivent analyser avec sérieux l’écume financière
et économique des conflits. En apportant la présentation la plus objective
possible des conflits et en se tenant à distance de l’opinion politique
dominante, les médias peuvent exercer réellement leur rôle de quatrième
pouvoir dans tout Etat démocratique.
b i b l i o g r a ph i e d ’ o r i e n tat i o n
Ouvrages
Jean-François g uilhaudiS , Relations internationales contemporaines,
Litec, Paris, 2010
Yves J eancloS (dir.), Crises et crispations internationales à l’ère du
terrorisme international au XXI e siècle, Bruylant, Bruxelles, 2011
Michel m athien (dir.), La Guerre en Irak. Les médias face aux conflits
armés, Bruylant, Bruxelles, 2006
Michel m athien (dir.), L’Expression de la diversité culturelle, un enjeu
mondial, Bruylant, Bruxelles, 2013
Articles de l’auteur
Yves J eancloS , « Minorités et conflits. Perspectives de sécurité
internationale au XXI e siècle », in Michel m athien (dir.), L’Expression de la
diversité culturelle, un enjeu mondial, Bruylant, Bruxelles, 2013, pp. 377392
Yves J eancloS , « Minorités culturelles et conflits dans les constructions
nationales en Afrique noire au XXI e siècle », in Les Médias de l’expression
de la diversité culturelle en Afrique, Bruylant, Bruxelles, 2012, pp. 49-64
LES MÉDI AS ET LES CONFLITS AU XXI e SIÈCLE
863
Yves J eancloS , « Parcellisation des Etats et sécurité internationale au
XXI e siècle. Vers un nouveau Moyen Age de sécurité et d’insécurité », in
Etats et sécurité internationale, Bruylant, Bruxelles, 2012, pp. 49-68
Yves J eancloS , « Défis et sécurité internationale », in Y. J eancloS (dir.),
Crises et crispations internationales…, op. cit., pp. 7-43
Yves J eancloS , « Crises internationales et avancées de la construction
européenne », in Y. J eancloS (dir.), Crises et crispations internationales,
op. cit., pp. 193-212
Yves J eancloS , « Vers l’hydrostratégie, essai de théorisation stratégique »,
in L’Eau, arme stratégique au XXI e siècle, EHESS, Paris, 2003, pp. 25-48
Yves J eancloS , « La sécurité hydrique à l’orée du XXI e siècle », Annuaire
français de relations internationales, vol. II, 2001, pp. 970-985
Yves J eancloS , « Médias, défense et sécurité à l’orée du XXI e siècle »,
in Michel m athien (dir.), Médias et disciplines scientifiques, Alphacom,
Strasbourg, 1997, pp. 55-70
L’EUROBAROMÈTRE,
UN OUTIL AU SERVICE
DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
pa r
b e r na r d AUBRY ( * )
Bien que relativement peu connu du public, l’Eurobaromètre (EB)
représente une source d’informations extrêmement riche. Créé sous l’égide
de la Commission européenne en 1974, cet outil fournit chaque année une
masse considérable de données grâce à un système d’enquêtes par sondages
réalisées auprès d’un échantillon important de la population. Les domaines
d’investigation portent sur des thèmes variés et liés, peu ou prou, à la
construction européenne. Il apparaît intéressant de resituer l’EB dans le
contexte de la création des sondages et des débats, avant d’en décrire ses
caractéristiques essentielles, mais aussi d’en faire la critique, dans l’esprit
de ses fondateurs qui voulaient en faire un instrument de « mobilisation
cognitive ». A titre d’exemple, nous présentons quelques résultats relatifs à
la perception des médias nationaux quant à la façon de traiter des sujets
relatifs à l’Union européenne(UE).
l’e u r o b a r o m è t r e
da n S l ’ h i S t o i r e de S S o n dag e S
La reconnaissance du sondage d’opinion repose sur deux préalables
n’allant pas de soi. D’une part, il faut accepter le principe du jugement sur
échantillon, admettre qu’avec une observation effectuée de façon rigoureuse,
par exemple auprès de 1 000 personnes, on parvient à dégager les
caractéristiques essentielles de la population tout entière. Or, précisément,
dans leur rigueur native, les statisticiens ont longtemps prêché pour des
opérations exhaustives, notamment les recensements réalisés avec l’objectif
de n’oublier personne (1) ! D’autre part, il faut aussi accepter le concept
d’« opinion publique », une notion qui se dérobe à ceux qui croient pouvoir
la saisir et dont la définition, la formation ou, si on préfère, le « pétrissage »
sont toujours sujets à débat. Au point que, à défaut d’une définition plus
rigoureuse, avec le temps et d’une façon évidemment réductrice, on en est
venu à considérer l’opinion publique comme le « produit » des sondages.
(*) Retraité de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE, France), où il a
effectué toute sa carrière au sein du Service des études.
(1) Pour obtenir l’assentiment de la population, en France, l’Institut national de la statistique et des
études économiques (Insee) avait même choisi comme slogan, pour un recensement, « Tout le monde compte ! »
866
BERNARD AUBRY
La résistance aux sondages a beaucoup perdu de sa vigueur. En
France, notamment, en quelques décennies, on est passé de l’abstinence
à l’addiction : près de mille sondages sont diffusés chaque année ! Les
débats sur la validité de la méthode, sur les modes opératoires faisaient
régulièrement l’objet d’analyses dans la presse et les médias en général,
en particulier quant à leurs conséquences sur les résultats électoraux.
Aujourd’hui, les critiques sont plus rares, l’objet s’est banalisé. En mettant
en route le moteur de sa voiture, le conducteur ne s’intéresse plus aux
découvertes scientifiques et aux techniques qui ont donné à l’homme une
grande liberté de mouvement, mais qui, en contrepartie, occasionnent aussi
des nuisances collatérales.
Or le lien entre sondage et démocratie devrait s’imposer de lui-même.
Comme pour une élection (un homme, une voix), le sondage ne fait pas de
différence entre les personnes. Le risque d’une « tyrannie » des sondages
est bien réel. L’usage qui en est fait par les hommes politiques est, en
effet, parfois discutable. Certains d’entre eux paient cher le prix de leur
égarement, un peu à l’instar du nocher (2) qui, enchanté par la Lorelei
perchée au sommet de la falaise, va s’échouer contre le rocher. « Eclairer,
mais ne pas éblouir » pourrait être le mot d’ordre (3). Ceux qui ont la
responsabilité de gouverner doivent-ils se conformer aux sondages en
mettant en application la formule « je suis leur chef, donc je les suis ! » ?
Ou bien ces responsables doivent-il d’abord affirmer leur propre vision et
dépasser les attentes immédiates de l’opinion publique, agrégation plus ou
moins claire des avis de leurs concitoyens ? En ce sens, la phrase ultime
des Mémoires d’espoir du général de Gaulle est éloquente : « Mais comment
n’aurais-je pas appris que ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans
blâmes dans l’opinion, ni sans perte dans l’élection ? »
Par rapport aux chiffres fabriqués par les instituts nationaux de
statistiques, les résultats des sondages sont parfaitement subjectifs : chaque
personne est libre de déclarer à l’enquêteur une opinion à un instant donné
et d’en exprimer une autre tout à fait contradictoire à l’instant suivant.
On est donc tenté de dissocier les « faits » des « opinions » et de considérer
les secondes plus fragiles que les premiers. Dans les deux cas, ce sont des
données « construites », d’après les réponses à un questionnaire (4) et selon
des conventions. Si ces conventions ne sont pas trop contestables quand
il s’agit du dénombrement de la population, ce n’est le plus souvent pas
le cas : ainsi du mode de calcul des taux de chômage et, plus encore, des
agrégats économiques (tels que le PIB). Devant la difficulté à percevoir la
(2) La Lorelei renvoie à une légende du Rhin, inventée par Clemens Brentano, poète mort en 1842. Une
ondine, assise sur un rocher dans l’un des méandres du fleuve, séduit par son chant les pilotes de bateau (les
nochers, par référence à Charon, le nocher des Enfers) avant de les entraîner au naufrage. Un célèbre poème
d’Heinrich Heine, « La Lorelei » (1824), a immortalisé la légende.
(3) On serait tenté de proposer la boutade suivante : « les sondages sont aux hommes politiques ce que les
miroirs sont aux alouettes ».
(4) Ou des formulaires, quand il s’agit de documents administratifs.
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
867
réalité, on en vient même à construire des indicateurs (le mythique BNB ou
Bonheur national brut) en mêlant, précisément, des mesures de faits et des
mesures d’opinion.
Eurostat et Eurobaromètre: à chacun son domaine
L’élaboration de données sur les faits relève pour l’essentiel de l’action
publique à travers les instituts nationaux de statistique. En France, il s’agit
de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE),
en Allemagne de Destatis, en Italie de l’ISTAT, etc. Ces institutions
publiques sont très contraintes. En France, c’est le Conseil national de
l’information statistique (CNIS) qui fixe les programmes annuels de travaux.
Or il n’y a pas d’équivalent pour les enquêtes d’opinion : chacun est libre
d’en effectuer pour autant qu’il respecte les règles du Conseil national sur
l’informatique et les libertés (CNIL) et de la Commission des sondages
pour les enquêtes préélectorales. En effet, les instituts d’opinion publique
relèvent très majoritairement de la sphère privée. Et on peut même faire
l’hypothèse que les clients attendent des résultats fiables pour eux-mêmes,
ce qui, de fait, crée entre les instituts une concurrence plutôt favorable à
la qualité des résultats produits. La compétition, le besoin de proposer des
enquêtes à des coûts modérés favorisent l’innovation. Depuis longtemps,
les entreprises privées ont privilégié la méthode des quotas, technique
statistique consistant à créer des échantillons en forme de modèle réduit de
la population au détriment de la méthode aléatoire, plus scientifique. Elles
ont également opté pour des entretiens par téléphone et, maintenant, par
Internet, méthodes bien moins coûteuses que des méthodes traditionnelles
par entretien à domicile, ce qui est le cas pour l’Eurobaromètre.
Les besoins en informations quantitatives nécessaires à la construction
et au bon fonctionnement de l’Union européenne (UE) sont immenses. Ils
sont confiés à deux institutions tout à fait différentes tant par leur taille
que par leur mode de fonctionnement : pour les faits, il s’agit d’Eurostat
et, pour les opinions, du service de l’Eurobaromètre (EB).
Comme chaque pays, depuis des décennies, avait déjà construit son
propre système statistique selon son organisation politique – centralisée
ou fédérale –, il s’est révélé difficile de construire une « Europe de la
statistique ». Eurostat a été chargé de « fédérer » les différents instituts
nationaux de statistique selon le principe de subsidiarité, mais, dans la
pratique, les résistances ont été très fortes et, peu à peu, il a fallu passer
de la persuasion à la contrainte pour obtenir des statistiques comparables
et « fraîches ».
Du côté des opinions, rien de tel ne s’est produit. Le service de
l’Eurobaromètre a été créé ex nihilo et, contrairement à Eurostat, ce
dernier a toujours été modeste par l’importance de ses effectifs. Les
enquêtes directes auprès des populations sont sous-traitées par des sociétés
privées sélectionnées après réponse à des appels d’offres.
868
BERNARD AUBRY
Entre science et pragmatisme
Rappelons que les premières enquêtes préélectorales, attribuées à deux
journaux américains, ont débuté aux Etats-Unis en 1824. On parlait alors
de « votes de paille » (straw polls). Ces enquêtes relevaient de pronostics
établis à partir d’observations un peu analogues aux enquêtes d’opinion
d’aujourd’hui, mais sans support théorique. Ces pronostics n’ont pas
toujours été erronés. Même si les bases du calcul des probabilités étaient
déjà largement établies à l’époque, les applications de la discipline au
jugement sur échantillon n’avaient pas été perçues. Il fallut attendre la fin
du XIXe siècle – avec le Norvégien Nicolas Kiaer et sa célèbre présentation
au Congrès international de la statistique à Berne en 1895 – pour que la
communauté scientifique, quoique dans une hostilité presque générale,
commence à prendre au sérieux cette nouvelle discipline. Ce n’est qu’une
trentaine d’années plus tard que l’assise mathématique de la théorie des
sondages a été reconnue de façon incontestée.
Cependant, la « science » est une chose et son application en est une
autre. La reconnaissance de l’intérêt des sondages remonte aux élections
de 1936 qui ont vu la victoire de Franklin Roosevelt à la présidence des
Etats-Unis. Des sondages effectués par trois instituts, dont Gallup, auprès
de seulement quelques milliers d’électeurs choisis de façon représentative,
se sont révélés plus fiables que des investigations faites auprès de plusieurs
millions de personnes interrogées sans précautions – en l’occurrence les
lecteurs de la revue Literary Digest. Deux années plus tard, à la suite de sa
visite outre-Atlantique, le Français Jean Stœtzel créait l’Institut français
d’opinion publique (IFOP). Plusieurs sondages ont été diffusés avant la
guerre (sur la natalité, le tabac, la politique internationale, etc.) et, dès le
mois d’août 1944, le journal Libération titrait sur l’opinion des Parisiens au
lendemain de la libération de leur ville.
Toutefois, curieusement, les médias français ont boudé les sondages
pendant près de vingt ans. Les cotes de popularité des hommes politiques,
pourtant régulièrement mesurées, ne les intéressaient guère. Le sondage
de l’IFOP publié par France-Soir prédisant, la veille de l’élection de
décembre 1965, la mise en ballottage du général de Gaulle a été le
déclencheur de la « sondomanie ». En effet, les rumeurs, alimentées semblet-il par les Renseignements généraux, donnaient le Général très largement
gagnant au premier tour. Il arriva alors en France ce que les Etats-Unis
avaient connu trente ans plus tôt, à savoir la reconnaissance des sondages
d’opinion par la presse, cela, malgré de fortes résistances provenant
surtout des milieux académiques. L’introduction de l’élection présidentielle
au suffrage universel et l’efflorescence des sondages ont mutuellement
contribué à la formation d’une opinion publique devenue plus visible.
Pour saisir l’enjeu de l’Eurobaromètre, il nous paraît donc aussi utile de
rappeler les grandes lignes du débat qui a opposé partisans et adversaires
des sondages au cours de l’histoire récente.
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
869
Sur la façon de construire l’échantillon, les « puristes », accrochés à la
logique mathématique, ne reconnaissaient que les « tirages aléatoires »,
avec pour argument qu’ils étaient seuls en mesure de déterminer la largeur
de l’intervalle de confiance (la « fourchette »). Les autres, arguant de
considérations pratiques, considéraient que la méthode des quotas (création
d’un modèle réduit de la population), beaucoup moins contraignante,
donnait des résultats tout à fait satisfaisants. Dans le premier cas,
l’incertitude était mesurée – ce qui sied à un esprit scientifique –, dans
le second cas elle ne pouvait pas l’être. Peu à peu la méthode des quotas
s’est cependant imposée, en France notamment, pour ce qui concerne les
enquêtes d’opinion. En revanche, les enquêtes Eurobaromètre se font selon
la méthode aléatoire.
Un autre débat a marqué la diffusion des résultats des sondages dans
les médias : celui relatif à l’opinion publique. Les sociologues étaient
partagés. A l’inverse de Jean Stœtzel, d’autres universitaires, notamment
Pierre Bourdieu et, dans son sillage, Patrick Champagne, faisaient valoir
que « l’opinion publique n’existe pas » et que les sondages n’étaient qu’un
artefact. A cela s’ajoutait une autre critique, celle de la manipulation
présumée de la population puisque les instituts de sondages étaient financés
par des entreprises privées dont les motivations ne pouvaient pas être
désintéressées. Quelques organes de presse ajoutaient encore, si on peut
dire, une couche supplémentaire à la critique, en citant de réels exemples
de sondages contestables. Ces incidents ont conduit, en 1977 en France, à
la création de la Commission des sondages et ont obligé la profession à se
doter de règles de déontologie, de sorte que le débat a peu à peu perdu de
sa vigueur. Il n’est donc pas étonnant que l’EB ait dû se soumettre à des
règles de bonnes pratiques très fortes.
Loïc Blondiaux relate, dans son ouvrage La Fabrique de l’opinion. Une
histoire sociale des sondages, un épisode peu connu de la vie des sondages,
qui a probablement joué un rôle décisif dans le processus de la construction
européenne. On est au début des années 1950, alors que les six Etats à
l’origine de l’Europe signent, sous l’impulsion des Etats-Unis, un traité
instituant la Communauté européenne de défense (CED). Cet accord suscite
des réserves dans la partie française et son approbation par le Parlement
n’est pas acquise. Le Président du Conseil, René Pleven, commande à
l’IFOP un sondage confidentiel d’où il ressort une majorité de oui (46%
contre 22% de non). En diffusant quelques mois plus tard les résultats, la
revue Réalités déclenche une bronca : une partie de la presse et de grandes
personnalités rejettent ce sondage, arguant de son ancienneté, de sa
qualité douteuse, etc. Le malaise s’accentue dans la société. La question
est réglée quand, au mois d’août 1954, l’Assemblée rejette le Traité. Dépité,
Jean Monnet démissionne de son poste de président de la Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA). L’idée d’une Europe politique
est abandonnée. L’ambition se limite alors à la construction d’une Europe
870
BERNARD AUBRY
économique. En 1957, le Traité de Rome donne naissance à la Communauté
économique européenne (CEE).
l’ a pp o rt
de l ’e u r o b a r o m è t r e
Dès 1960, quelques sondages sont réalisés à l’initiative de la Commission
européenne (5). L’Eurobaromètre voit le jour en 1974, même si la série
des enquêtes commence un peu plus tôt. Le nom de Jacques-René Rabier
est associé à la création de ce petit service. Devant céder sa place à un
Irlandais à la suite de l’intégration dans la CEE de trois nouveaux pays,
avec des moyens rudimentaires, mais grâce à un réseau d’universitaires de
différents pays (Ronald Inglehart, Hélène Riffault, Jean Stœtzel, etc.), cet
expert de la Commission s’engage dans une entreprise d’investigation de
l’opinion européenne. Jacques-René Rabier met alors au point la méthode
et les questionnaires et c’est l’institut Faits et Opinions, une société que
Jean Stœtzel venait de créer après avoir quitté l’IFOP, qui réalise les
premières enquêtes sur le terrain.
En l’état, l’EB représente une source d’informations sans réelle
concurrence. Il offre en effet plusieurs choses. En premier lieu une capacité
à fournir des séries longues, jusqu’à 40 ans de recul pour les quelques
questions dont la formulation n’a pas changé – ces questions sont dites
trend-trend. Or disposer de séries longues est indispensable pour donner
du sens aux variations d’un baromètre. Cela ne vaut pas seulement
pour l’opinion : des observations sur la durée permettent en quelque
sorte d’étalonner l’instrument. L’EB apporte aussi la possibilité d’une
comparaison dans l’espace : tous les pays sont traités de la même façon ou
presque, du moins dans le temps où ils appartiennent à la Communauté ou
à l’Union européenne. Grandeur, mais aussi servitude d’un service financé
sur des fonds publics, les règles de fonctionnement sont rigides, comme en
témoignent les contraintes politico-scientifiques qui décident du nombre de
personnes contactées et des modalités de l’entretien dans chaque pays.
Qui produit des enquêtes d’opinion ?
Source d’informations sans concurrence ? Il faut nuancer ce point. En
effet, régulièrement les médias rendent compte de résultats établis par
d’autres instituts qui effectuent à la même date des enquêtes identiques
dans différents pays. L’Eurobaromètre se ferait-il donc voler la vedette ?
Qu’en est-il des autres institutions diffusant des résultats faisant de l’ombre
à l’EB ? Elles sont de plus en plus nombreuses et leurs raisons d’être sont
souvent différentes.
L’IPSOS a diffusé, au début de l’année 2013, les résultats d’un sondage
effectué auprès de la population de cinq grands pays de l’UE. Le constat
(5) La revue Sondages a publié alors une première étude intitulée « L’opinion publique et l’Europe des
Six », 1963.
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
871
du pessimisme des Français a été fortement médiatisé. D’autres instituts
privés réalisent ou sont susceptibles de réaliser eux aussi des baromètres
ou des enquêtes internationales. Ainsi en 2011, la SOFRES a effectué, en
lien avec la Fondation Fondapol, des enquêtes dans plus de 20 pays (étude
sur la jeunesse) et, en relation avec Gallup, des études auprès de 51 pays en
2013, etc.
Le PEW Research Center – une fondation américaine à l’ambition
mondiale, fonctionnant également sur fonds privés – a diffusé en mai 2013
une série de données qui ont frappé l’opinion européenne : les Français
seraient devenus, en quelques mois, très largement eurosceptiques.
Deux universités européennes, l’Université catholique de Louvain
(Belgique) et celle de Tilburg (Pays-Bas), réalisent tous les 9 ans depuis
1981, une vaste enquête sur les « valeurs des Européens » (en anglais EVS
pour European Values Studies). Le nombre de pays couverts ne cesse
d’augmenter : 47 en 2008, dont quelques-uns hors du champ de l’Union
européenne (Russie, USA, Canada).
La liste n’est pas exhaustive. On pourrait citer aussi l’European Social
Survey (ESS), avec une première enquête en 2001. En 2006, la presse a
largement repris des résultats issus des travaux de l’institut suédois Kairos
Future, résultats d’où il ressortait l’étonnant mal-être qui semblait alors
déjà accabler la jeunesse française.
Certains de ces organismes s’efforcent de diffuser une sélection de
résultats propres à faire les titres des journaux et, ainsi, de marquer
l’opinion au risque de la perturber.
Grandeur et servitude du service public
En l’état actuel, l’EB souffre de handicaps relevant de son statut de
statistique publique (6) et des contraintes y afférentes. La collecte des
opinions est plus rapide si on interroge les personnes via l’Internet – c’est
le cas pour l’enquête IPSOS citée plus haut – plutôt que par entretien
à domicile au terme d’une sélection de personnes désignées par tirage
au sort, personnes qui se révèlent parfois difficiles à joindre. Quant aux
traitements statistiques d’après-collecte, si on en connaît les grandes lignes
pour l’EB, les utilisateurs ne savent pas grand-chose des indispensables
méthodes de « redressements » des instituts privés (7). Pour qui veut
analyser sérieusement les résultats, la transparence dans la description des
(6) Notons qu’on retrouve là un dilemme classique : qu’est-ce qu’une statistique de qualité ? Une donnée
« bichonnée » par des statisticiens méticuleux risque d’être obsolète si elle est diffusée trois ans après sa date
de référence. Il faut donc trouver un compromis qui dépend de la nature et de l’usage de la série. D’ailleurs,
le Code des bonnes pratiques de la statistique européenne distingue la pertinence d’une statistique (§11) de
sa fraîcheur (§15).
(7) Pour des raisons diverses, les données collectées ne peuvent être directement diffusées sans traitements
spécifiques (par exemple, redressement des non-réponses), plus ou moins complexes. S’agissant des enquêtes
pré-électorales, qui relèvent certes d’une autre démarche puisqu’elles ont un aspect prédictif, les recettes dites
de « cuisine » appliquées pour les redressements des résultats bruts sont jalousement gardées par les instituts.
En règle générale, les méthodes utilisées donnent de bons résultats.
872
BERNARD AUBRY
méthodes de collecte et de redressement est une qualité première et, en ce
domaine, l’EB n’est pas critiquable.
Soulignons que la démarche de l’EB semble avoir maintenant acquis
une reconnaissance mondiale puisque des systèmes pour la mesure de
l’opinion publique ont été institués sur d’autres continents, à savoir
le Latinobarometro (18 pays), l’Africa Barometer (34 pays) et l’Asia
Barometer (11 pays). Dans tous les cas, les motivations portent d’abord sur
la perception par les citoyens de problèmes autour du souci d’une meilleure
gouvernance. D’une façon générale, la mondialisation des enquêtes se
fait peu à peu. Ainsi, les enquêtes EVS qui, dans un premier temps ne
concernaient que les pays d’Europe, sont maintenant effectuées au-delà
(Etats-Unis, Canada, Japon) sous le nom de World Values Survey (WVS).
C’est la Commission (à travers la Direction générale de la Communication,
l’ex DG10) qui est au cœur du dispositif de l’EB. Actuellement, le service
de l’Eurobaromètre n’emploie que quelques agents, dont les tâches sont
d’organisation et de gestion générale. Les enquêtes sur le terrain sont
confiées à une entreprise ou à un consortium d’instituts de sondages après
lancement d’un appel d’offre. Ces sociétés sous-traitent généralement les
enquêtes sur le terrain à des filiales. Le Parlement a été associé au dernier
appel d’offres et il peut engager ses propres enquêtes Eurobaromètre.
Quatre familles d’enquêtes mises en place
Actuellement et depuis de nombreuses années, les enquêtes
Eurobaromètre sont classées en quatre catégories : les EB Standard et
EB Special, réalisées selon une méthodologie commune, les enquêtes
EB Flash et les enquêtes qualitatives EB Focus Group. Dans le passé,
d’autres investigations ont été réalisées, telle l’enquête dite MEGA,
effectuée en 1995 pour tenter de faire apparaître un peu de la diversité des
régions. Au cours des années qui ont suivi la chute du Mur de Berlin, dans
différents pays d’Europe centrale et orientale (de l’Ukraine au Kazakhstan,
en passant par l’Arménie, Russie non comprise), des enquêtes ont été
effectuées auprès des pays candidats et des pays alors intégrés depuis peu
dans l’UE (enquêtes CE-EB de 1991 à 1997). Il s’agissait de tester l’intérêt
porté par les populations à une éventuelle entrée de leur pays dans l’Union
européenne. Enfin, de 2001 à 2004, des enquêtes spécifiques dites EB-PC
ont été réalisées dans 13 pays candidats. La méthodologie retenue a été
celle de l’EB Standard.
Les enquêtes EB Standard et EB Special diffèrent essentiellement par le
fait que les unes sont administrées deux fois par an avec un questionnaire
comprenant nombre de questions communes, tandis que les autres se font
sur des thèmes variés, en fonction des besoins du moment. On donne le
nom de « vague » à chacune des enquêtes – donc deux vagues par an pour
l’EB Standard, au printemps et à l’automne, et un nombre variable pour
l’EB Special. Chaque fois, ce sont environ 1 000 personnes, âgées de 15 ans
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
873
ou plus, qui sont interrogées dans chacun des pays du champ de l’EB (8).
En dehors de l’Union européenne, on interroge aussi un échantillon de la
population de quelques autres pays (40 pays, après intégration notamment
de la Suisse et des Etats-Unis). Les personnes à enquêter sont tirées au sort
dans des ménages eux-mêmes désignés de façon aléatoire par la méthode
des « chemins aléatoires » (random route). Les enquêtes se font à domicile,
en face à face. Les personnes à enquêter absentes de leur domicile sont
recontactées trois fois.
Le cahier des charges impose une représentativité des échantillons par
région NUTS2 (9). Cela étant, les résultats régionaux, même « redressés »
en fonction des structures démographiques, n’ont aucune valeur statistique
puisqu’ils reposent sur des effectifs dérisoires – en fait, par exemple, une
trentaine d’Alsaciens seulement sont interrogés à chaque enquête.
Les questions posées sont le plus souvent fermées. L’« enfermement » des
opinions dans des questions fermées n’est jamais satisfaisant mais, à l’inverse,
les questions ouvertes sont plus difficiles à codifier sans pour autant être plus
faciles à interpréter. Les questions dites trend sont posées à intervalle régulier,
d’autres sont posées depuis 1973 avec le même libellé. Ainsi : « D’une façon
générale, pensez-vous que le fait pour notre pays de faire partie de l’Union
européenne est : une bonne chose, une mauvaise chose, une chose ni bonne ni
mauvaise ? »
Les enquêtes EB Special (10), réalisées à la demande des différents
Services de la Commission, touchent des problématiques très diverses. Ainsi,
parmi les thèmes abordés récemment, on relève l’attitude des Européens
envers la corruption, le tabac, la drogue, l’environnement, le nucléaire, la
biotechnologie, les robots, la cybersécurité, la pauvreté, les vacances, le
cancer, la Politique agricole commune (PAC), l’exclusion, la citoyenneté
européenne, l’attitude envers les pays candidats, les discriminations, les
femmes aux postes de direction, les jeunes, le vieillissement actif, les dons
d’organe, l’aide humanitaire, la connaissance des langues, la communication
électronique entre les ménages, etc.
L’EB a aussi réalisé des enquêtes post-électorales pour comprendre les
raisons des échecs des référendums néerlandais et français de 2005.
Enfin, les EB Flash correspondent à des enquêtes spéciales portant sur
des sujets d’actualité. Elles se font par téléphone, sur un échantillon réduit
(500 personnes par pays). Ces enquêtes s’adressent le plus souvent à des
groupes-cibles, par exemple des dirigeants d’entreprises...
(8) Cette règle connaît quelques exceptions : 1 500 personnes en Allemagne (dont 500 dans l’ex-Allemagne
de l’Est), 1 300 au Royaume-Uni (dont 300 en Irlande du Nord). Dans certains pays, l’Islande, le Monténégro,
la République de Chypre et la Communauté chypriote turque, le nombre de personnes enquêtées est fixé à 500.
(9) NUTS ou Nomenclature des unités territoriales statistiques. Il s’agit du découpage du territoire de l’UE
en cinq niveaux. Le niveau 1 correspond en Allemagne au Land, en France à la « grande région », une entité
sans réalité politique ; le niveau 2 renvoie, en France, à la région et, en Allemagne, à la Regierungsbezirk, etc.
Le niveau 5 correspond à la commune (Gemeinde en Allemagne).
(10) Parmi les derniers rapports : « La discrimination dans l’UE », réf. 395 – EB 77.1, nov. 2012 ; « Le climat
social », réf. 391 – EB 77.4, sept. 2012 ; « La cybersécurité », réf. 390 – EB 7702, juil. 2012.
874
BERNARD AUBRY
L’institut TNS Sofres Political & Social, sélectionné à la suite d’appels
d’offres, réalise depuis 2005 les enquêtes quantitatives de l’EB. Il réalise
également les enquêtes EB Focus Group, correspondant au plus important
contrat d’études qualitatives au monde (contrat d’environ 18 millions
d’euros dans 35 pays). Ces enquêtes effectuées sur des groupes tendent à
combler les limites des enquêtes quantitatives et s’attachent à comprendre
comment les opinions, les motivations se construisent. Ces méthodes,
qui sont très onéreuses car elles impliquent le recrutement de psychosociologues (2 heures pour la réunion de groupe, sans compter les analyses
qui suivent), sont nécessaires pour nuancer les résultats des enquêtes
quantitatives par nature plus réductrices, résultats qu’elles contredisent
parfois.
Comment lire les résultats? L’exemple du jugement sur les médias
Comment les citoyens des Etats-membres jugent-ils leurs médias dans
leur façon de traiter l’Union européenne ? Quelques questions sont posées
régulièrement à ce sujet et nous proposons une démarche d’analyse possible
à partir des informations mises en ligne.
Nous retenons deux questions posées à l’enquête standard de l‘automne
2013 (EB80) : 1) « En général, pensez-vous que la télévision/la presse de notre
pays parle trop, suffisamment ou trop peu de l’UE ? » (question 10.1 pour
la télévision et 10.3 pour la presse) ; 2) « Pensez-vous que la télévision/la
presse de notre pays parle de l’UE de façon trop positive, de façon objective
ou de façon trop négative ? (question 13.1 pour la télévision et 13.3 pour la
presse) ».
Hormis la non-réponse (NSP, ne sait pas), trois options sont possibles
chaque fois. Deux peuvent être considérées comme une marque
d’insatisfaction dans un sens favorable à l’Europe, « parle trop/trop peu »
et « de façon trop positive/trop négative » de l’Union européenne), la
troisième (« suffisamment » et « de façon objective ») étant plus neutre. Une
façon classique de concentrer l’information consiste à calculer le solde des
deux réponses contraires. C’est ce que propose le tableau suivant (ligne
solde) comparant les réponses des Allemands et des Français à la moyenne
européenne.
875
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
Tableau comparatif de l’opinion des Allemands et des Français
sur le traitement de l’UE par les médias nationaux
Télévision
Presse
UE
Allemagne France
UE Allemagne
Qu. 10.1 et 10.3 : La TV/la presse de votre pays parle de l’UE…
Ensemble
100
100
100
100
100
NSP
8
9
9
17
14
…suffisamment
53
59
37
55
66
… trop peu a
28
28
47
19
17
… trop b
11
4
7
9
3
Solde a-b
17
24
40
10
14
Qu. 13.1 et 13.3 : La TV/la presse de votre pays parle de l’UE de façon …
NSP
15
18
20
24
22
…objective
52
60
38
49
60
… trop négative a
15
5
27
14
7
… trop positive b
18
17
15
13
11
Solde a-b
-3
-12
12
1
-4
France
100
22
45
29
4
25
33
39
18
10
8
Source : Enquête Eurobaromètre Standard, aut. 2013 (EB80).
Cet indicateur met en évidence une singularité française : les personnes
interrogées jugent que leur télévision nationale ne parle pas assez de
l’Europe (solde de +40 à comparer à +17, pour l’UE), et qu’on en parle de
façon trop négative (solde de +12 contre -3 pour l’Europe).
On poursuit l’analyse en comparant les 27 pays entre eux (pour la
télévision seulement, en ne retenant que le solde).
876
BERNARD AUBRY
Qu. 10.1, sur l’aspect quantitatif : solde des réponses
« pas assez/trop » (Télévision)
Solde a-b
-3
-12
12
1
-4
8
Source : Enquête Eurobaromètre Standard, aut. 2013 (EB80).
Qu. 13.1 sur l’aspect qualitatif : solde des réponses
(« trop négative/trop positive » (Télévision)
Solde a-b
-3
-12
12
1
-4
8
Source : Enquête Eurobaromètre Standard, aut. 2013 (EB80).
Les soldes sont classés par pays, du plus élevé au plus faible. On constate
que le besoin d’une plus grande information sur l’UE s’impose dans la
plupart des pays (sauf pour la Grèce), mais que, dans la partie orientale,
on semble s’irriter d’une présentation de l’UE par trop positive. En
revanche, on constate, non sans quelque étonnement, que les Britanniques,
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
877
les Français, mais aussi les Néerlandais, réputés europhobes, sont ceux qui
attendent que la télévision leur donne une image plus positive de l’UE.
Ces données élémentaires, peu connues et pourtant très instructives,
invitent à discussion et à échange d’idées : les chiffres ne doivent pas clore
le débat mais, au contraire, à l’alimenter.
l’e u r o b a r o m è t r e
S o u S l e S c r i t i qu e S
Instrument d’une qualité technique incontestable, les critiques faites
à l’EB ne manquent pas. L’outil est « pénalisé » par son origine. Il est
entre les mains d’une institution qui ne cache pas son jeu : « Au nom de la
Commission, pour son compte ! » Cependant, le fait que le Parlement soit
maintenant en mesure d’effectuer ses propres enquêtes est un progrès et un
atout pour une meilleure reconnaissance des résultats. Ce handicap originel
ne doit pas être un obstacle insurmontable à une utilisation optimale de
données existantes et à une meilleure appropriation de ces dernières par
les citoyens.
La problématique interculturelle de la traduction
La première critique faite à l’EB est d’abord celle qu’on peut faire
aux enquêtes du même type : les résultats sont l’addition d’opinions qui,
formellement identiques, peuvent être totalement différentes dans leur
signification (cf. Pierre Bourdieu). Quelle valeur donner aux réponses à des
questions parfois complexes, posées à la fois à des personnes intéressées
par la vie publique et à d’autres, au contraire, fortement indifférentes ?
L’institution doit prendre en compte les spécificités propres aux enquêtes
internationales et, même s’il y a en Europe un fond culturel commun, les
différents pays ont pu avoir une histoire récente très diverse. Les mots,
même soigneusement traduits, n’ont pas le même sens pour tous et ils
ne déclenchent pas chez les gens les mêmes affects. D’où des difficultés
redoutables pour mettre en place un système de collecte supranational. Les
questionnaires sont traduits en plus de 30 langues et avec une attention
particulière à certains mots comme « collaboration », « confrontation »
ou à l’adjectif « libéral ». Les catégories utilisées, notamment pour les
redressements, n’ont pas le même contenu d’un pays à l’autre, faute
d’une harmonisation des nomenclatures sociales. Ainsi, le groupe des
« cadres » n’a pas la même signification partout. Dans une même langue,
les mots peuvent avoir des connotations différentes chez les Belges et
chez les Français, chez les habitants du nord et du sud d’un même pays,
à l’Est et à l’Ouest (cf. les Allemands, séparés pendant 40 ans). Enfin, les
comparaisons sur le long terme sont toujours problématiques quand le
périmètre du champ varie : c’est notamment le cas de l’UE, dont le nombre
de membres n’a cessé de croître (à la date de création de l’EB, le nombre
de pays venait de passer de 6 à 9 pays).
878
BERNARD AUBRY
Une opinion publique européenne ?
On connaît toujours assez mal les mécanismes qui régissent l’opinion
publique. De toute façon, cette dernière ne saurait se réduire à des
pourcentages, aussi nombreux soient-ils. Plus on dispose de données et plus
il est facile de mettre en contradiction les résultats – ce que ne manquent
pas de faire les contempteurs des sondages –, cela, d’autant plus que les
résultats sont très sensibles à la façon dont les questions sont formulées.
Que dire des personnes qui répondent sans rien connaître de la chose
soumise à leur avis et dont la réponse est sans aucun doute influencée par
la qualité de la relation qui s’établit avec l’enquêteur (11) ? On ne manque
pas d’études illustrées d’exemples pour s’en convaincre.
Cela étant, existe-t-il une « opinion publique européenne » (OPE) ? Déjà
ancienne, la question de la connaissance de l’opinion publique – évoquée
par exemple en Europe, au XVI e siècle, quand les Etats-Nations se sont
constitués – ne pouvait être traitée que de façon spéculative. Aujourd’hui,
la technique des sondages, ainsi que quelques siècles de réflexion sur
l’opinion publique fournissent des clefs d’interprétation de la société tout à
fait nouvelles.
Le concept d’« opinion publique européenne » (OPE) fait encore débat
auprès des chercheurs en Science politique ; tous ne sont pas d’accord.
Ce qu’on peut retenir, c’est que, de plus en plus souvent, compte tenu de
l’importance qu’a prise la Commission de Bruxelles dans l’élaboration des
règlements, les responsables nationaux puis les citoyens ont été amenés
à considérer l’Europe comme une réalité. Toutefois, pour le citoyen, l’UE
est devenue un bouc émissaire idéal. Il y aura toujours de bonnes raisons
pour la mettre en cause. Et il faut bien reconnaître qu’en la matière,
les gouvernements se montrent volontiers un tantinet complices. Il n’y
a toujours pas de médias européens hors de la chaîne Euronews, dont
l’impact reste très modeste (12). Les partis politiques sont loin d’avoir des
projets communs et il n’y a pas de gouvernement élu. La désignation des
candidats par leur parti, ainsi que le choix des députés par leurs électeurs
ne se fait pas toujours sur des critères liés à un attachement à la cause que
ces candidats sont censés défendre. L’élection d’un président européen au
suffrage universel créerait-il, à l’instar de ce qu’on a observé en France, un
(11) On s’interroge sur l’opportunité de poser des questions sur des domaines techniques qui échappent
totalement à l’univers des personnes interrogées. Cf. par exemple la question C6 de l’EB80 : « En pensant à
la réforme des marchés financiers mondiaux, pouvez-vous me dire si vous êtes favorable ou opposé à chacune
des mesures suivantes que l’UE devrait prendre ? ». Parmi les modalités proposées, des réponses telles que « des
règles plus sévères en matière d’évasion fiscale et de paradis fiscaux, des taxes sur les profits des banques », on
imagine facilement ce que va répondre la majorité des personnes interrogées puisque la « bonne réponse » est
évidente. S’agissant de la modalité « l’introduction d’euro-obligations (obligations européennes) », on note que
seuls 27% des personnes interrogées reconnaissent qu’elles n’ont pas d’opinion. Un résultat bien faible pour
être crédible et qui suscite le scepticisme quant à la valeur à accorder aux questions de ce type.
(12) Cf. Michel mathien, « Quel avenir pour le journalisme européen ? Une perspective délicate en action »,
Communication (Revue scientifique de l’Université Laval, Canada), n° 28/2, 2011.
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
879
défi entre des personnalités qui aiderait à l’émergence d’un « espace public
européen » ?
On n’oubliera pas que les sondages n’ont guère de faculté prédictive.
Pierre Viansson-Ponté soulignait déjà dans une de ses chroniques du
Monde (datée de 1974) : « Les sondages n’annoncent pas la révolution ». Par
construction, les sondages ignorent les minorités, lesquelles sont souvent
les ferments du changement.
Au service de la société de la connaissance
Les sondages EB sont d’autant plus nécessaires que les responsables
européens disposent de peu d’éléments pour prendre le pouls de l’opinion :
des élections nationales et européennes, ainsi que quelques référendums
dont on sait que celui qui vote ne répond pas toujours à la question qui
lui est posée (13). Il ne faut pas cependant être trop négatif : il existe
incontestablement chez les Européens, de nos jours, des proximités
culturelles, une façon commune de voir certaines questions fondamentales
comme celle de la démocratie, des droits de l’homme, du statut de la femme
par exemple. Et, finalement, la montée de l’euroscepticisme n’est-elle
pas une réponse, en creux, à l’interrogation sur l’existence d’une opinion
européenne ?
Malgré ses imperfections, l’Eurobaromètre a donc ouvert un très vaste
champ d’analyse. Pour les décideurs, se pose une question embarrassante :
les citoyens voudraient un gouvernement « visionnaire », mais ils ne cessent
de se plaindre de n’être pas réellement consultés sur leurs attentes...
multiples, contradictoires et parfois bien terre à terre, ce que, dans un
régime démocratique, on ne peut leur reprocher (14).
Les spécialistes n’ont pas la chance de pouvoir exploiter les données
qu’ils souhaiteraient puisque réaliser des enquêtes spécifiques coûte
cher. En ce sens, l’Eurobaromètre ne leur fournit que des données jugées
« secondaires » et ils doivent s’en accommoder. Chacun trouvera ainsi que
les questions sont quelque peu formatées par l’évidente nécessité de trouver
des compromis dans leur formulation. En effet, il ne faudrait pas choquer
telle ou telle catégorie ou tel ou tel gouvernement par des questions
engendrant des résultats désobligeants, dès lors que l’une des contraintes
de l’institution est l’obligation de diffusion des résultats.
S’agissant des médias, d’aucuns s’interrogent parfois sur la faible place
que tient l’EB dans les journaux et à la télévision, y compris à l’occasion
des élections européennes. Est-ce la crainte d’être manipulé et de l’être de
surcroît par Bruxelles ? Et pourtant, ces médias relaient sans hésitation
(13) Une enquête Louis-Harris (de mai 2013) nous apprenait que 57% des électeurs français déclaraient
qu’ils allaient voter, en mai 2014, d’abord sur des enjeux nationaux et non européens.
(14) A ce propos, on pourrait relire le classique De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et,
plus récemment, Sylvie goulard / Mario monti , De la démocratie en Europe, Flammarion, Paris, 2012.
880
BERNARD AUBRY
les résultats d’enquêtes commanditées par des organismes qui ne sont pas
contraints par un cahier des charges aussi rigoureux que celui de l’EB (15).
On attendrait aussi d’une institution qui prône la modernité et qui veut
favoriser l’entrée dans l’ère de la « société de la connaissance » qu’elle mette
à la disposition des utilisateurs des logiciels de fourniture de tableaux
nettement plus performants, lesquels aideraient à élargir le public. Certes,
le site de l’EB est clair et permet d’accéder rapidement aux différents
rapports, ce qui est appréciable et fournit une information d’une richesse
considérable. Cependant, le contact avec les résultats des enquêtes,
d’emblée séduisant, lasse assez vite à cause d’une certaine monotonie
dans le choix des tableaux et des graphiques proposés. Les commentaires
sont purement descriptifs et ne cherchent donc pas à corréler entre eux
les résultats. Cette parfaite neutralité de l’institution n’est d’ailleurs pas
forcément une mauvaise chose, mais elle appelle à une mobilisation en aval
d’acteurs motivés (journalistes pour l’information du public, enseignants
pour la formation des étudiants, responsables d’associations pour inciter
leurs membres à des réflexions sur l’objet de leur action, etc.), afin de
faire émerger des idées originales par un examen attentif et pertinent des
résultats.
Sur le site de l’EB, il existe bien une base interactive, mais elle est
décevante à plus d’un titre. Elle permet d’accéder à des tableaux, des
graphiques et même des cartes, mais la sélection des 61 questions est
difficile car il n’y a pas de classement thématique et on ne connaît pas,
au départ de la requête, quelles sont les dates de disponibilité de la
série attendue. On est donc frustré quand on constate que la série a été
interrompue il y a dix ans ou, pis encore, quand la série se limite à une
seule observation.
Enfin, ce ne doit pas apparaître comme une excessive exigence que de
demander un accès facilité à des résultats non seulement par pays, mais
pour des regroupements de pays à la demande – par exemple pour l’espace
méditerranéen, les pays de la zone euro, voire pour un ensemble de régions,
pour autant que la population concernée soit de taille suffisante (16). Ces
résultats seraient disponibles par catégories (âge, diplôme, habitat rural
ou urbain par exemple), toutes informations indispensables si on veut
s’intéresser aux clivages sociologiques. Certes, tout cela est en principe
accessible, mais avec retard. Qui n’est pas familier des techniques
opératoires indispensables à la lecture des fichiers aura des difficultés à
traiter les données (17). Enfin, on peut regretter la difficulté d’accès au
(15) Que penser des « pourcentages du jour » – comme en diffusent nombre de journaux –, qui résultent
d’une consultation des lecteurs ? S’ils retiennent souvent l’attention, ils n’ont aucune valeur (aucune
représentativité, aucun contrôle, etc.).
(16) Il est à noter que, contrairement à Eures (Service de l’emploi), Eurostat ne diffuse toujours pas de
données statistiques pour les euro-régions.
(17) GESIS Leibniz (Institut für Sozialwissenschaften, Cologne) met à disposition des résultats de l’EB
sous la forme d’un CD (vendu 25 euros). Cet institut gère aussi la diffusion de l’EVS.
L’EUROBAROMÈTRE ET L A CONSTRUCTION EUROPÉENNE
881
questionnaire et plus généralement aux notes techniques. Pour faciliter
la recherche, une présentation synthétique des questions posées aux
différentes enquêtes serait appréciée.
Une image de l’Eurobaromètre encore à construire
Les responsables de l’EB font-ils tout pour valoriser l’outil et lui donner
une bonne image ? On peut en effet s’interroger. L’EB ne reste-t-il pas
avant tout un instrument à l’usage des services de la Commission qui
ont commandé les enquêtes ? Pourtant, dès l’origine, cet outil devait être
un instrument utile à la connaissance, un instrument d’information des
citoyens par une appropriation collective des résultats ou, pour reprendre
l’expression de ses concepteurs, par une « mobilisation cognitive ».
Que faire pour améliorer l’image de l’EB et, surtout, pour en rendre
l’utilisation plus efficace ? Pour réduire la distance entre les citoyens et
ceux qui les gouvernent, ne faudrait-il pas aller plus loin ? Instaurer, via
le canal parlementaire, un système bottom-up par lequel la société civile
dans son ensemble (ONG, chercheurs, associations...) pourrait suggérer la
réalisation d’enquêtes sur des thèmes liés à la construction européenne
non encore couverts ou proposer des questions à travers des libellés moins
convenus que ceux en vigueur. De tout temps, des chercheurs collaborent
avec les fonctionnaires européens à l’élaboration des questions, mais quelle
est leur faculté d’initiative ?
Pourquoi ne pas envisager aussi des enquêtes spécifiques sur les
territoires confrontés à l’effet frontière, puisque ces régions sont, en
quelque sorte, des laboratoires de la construction européenne ? On pourrait
ainsi imaginer la réalisation d’enquêtes spécifiques « aux standards EB »
au sein des régions transfrontalières qui en feraient la demande, avec une
participation financière des régions concernées. Au prorata du coût de
l’enquête EB Standard (70 euros par personne interrogée), si par exemple
on contactait tous les deux ans 5 000 personnes sur l’espace transfrontalier
allant de Lille à Genève, le coût serait de l’ordre de 350 000 euros.
Une somme à apprécier à raison de l’apport d’un tel investissement à
l’émergence d’une identité commune au territoire !
c o nc lu S i o n : u n
o u t i l r e m a r qua b l e ,
m a i S e nc o r e t r è S pe r F e c t i b l e
« Quand je veux savoir ce que pensent les Français, je m’interroge », disait
le général de Gaulle en forme de boutade ! Demander périodiquement
leur avis aux intéressés sur des questions importantes qui concernent
l’espace public devient aujourd’hui pratique courante, surtout qu’il existe
pour ce faire des outils appropriés et qui ont fait leur preuve. Cependant,
outre qu’il faut toujours en améliorer la qualité, il faut aussi valoriser les
enquêtes d’opinion pour que, en nourrissant le débat, elles participent
882
BERNARD AUBRY
à la construction de l’« opinion publique européenne ». Ces enquêtes ne
sauraient donc, en aucun cas, agir de façon « tyrannique » sur les décideurs.
b i b l i o g r a ph i e
a ldrin Philippe, « Les Eurobaromètres, entre science et politique », in
Enquêtes comparées sur les perceptions de l’Europe, Economica, Paris, 2010
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t’aime, moi non plus, Notre Europe-Institut Jacques Delors, Paris, 2012
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET LA PROLONGATION
DU SOMMET MONDIAL
SUR LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION
a u - deLà
de
2015
pa r
J e a n -l o u i S FULLSACK ( * )
la
p o u r S u i t e d ’ u n e l o ng u e d é m a r c h e
Comme prévu, le cours régulier du processus de suivi du Sommet mondial
sur la société de l’information (SMSI) prendra fin en 2015. Cela étant,
replacé par ses protagonistes dans le cadre plus large et plus « porteur » des
Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), dont l’échéance est
elle aussi en 2015, il a profité de la prolongation post-2015 de ces derniers
sous l’appellation Objectifs de développement durable (ODD) pour justifier
sa propre poursuite au-delà de 2015.
Il revenait alors à la Manifestation de haut niveau SMSI+10,
organisée à Genève en juin 2014 par l’Union internationale des
télécommunications (UIT) (1), l’agence faîtière des Nations Unies du SMSI,
d’élaborer les documents programmatiques pour cette nouvelle phase. A
savoir la « Déclaration du SMSI+10 sur la mise en œuvre des résultats du
SMSI » et la « Vision du SMSI+10 pour l’après-2015 » (2). Pour l’essentiel,
leurs principes conduisent à identifier « les grandes orientations du
SMSI » plutôt qu’à élaborer une véritable feuille de route sur la base d’un
bilan documenté des objectifs majeurs du Plan d’action de Genève et de
l’Agenda de Tunis et des évolutions technologiques et sociétales récentes.
Un programme qui n’accrédite guère la décision de continuer le processus
du SMSI au-delà de 2015 et qui confirme notre scepticisme déjà exprimé
l’an passé (3). A ce dernier s’ajoute une déception croissante d’une grande
partie de la société civile, en particulier des organisations des pays en
développement.
(*) Directeur adjoint honoraire de France Télécom et Président du Centre d’études sur la synergie interréseaux (CESIR), accrédité au Sommet mondial sur la société de l’information.
(1) Il est à noter que l’UIT avait unilatéralement décidé de tenir ce High Level Event en avril à Sharm
el Cheikh, mais l’instabilité de l’Egypte a eu raison de ce projet à tout le moins irréfléchi.
(2) Cf. le site Internet www.itu.int/wsis/implementation/2014/foruminc/doc/outcome/362828V2F.pdf.
(3) Jean-Louis FullSacK, « Peut-on (encore) sauver le Sommet mondial sur la société de l’information ? »,
Annuaire français des relations internationales, vol. XV, 2014, pp. 801-816.
884
JEAN-LOUIS FULLSACK
Nous nous posions, en effet, la question : peut-on – encore – sauver
le Sommet mondial sur la société de l’information ? En raison de son
médiocre bilan, nous avions alors conclu, que ce Sommet devait s’achever
au terme fixé par la décision de l’Assemblée générale des Nations Unies en
2015 ! « à moins que les propositions novatrices telles que celles d’Adama
Samassékou (4), complétées par d’autres contributions comme celle du
Brésil, soient retenues et qu’une nouvelle dynamique soit impulsée par une
équipe d’organisateurs innovante, qui ouvre le Forum au monde associatif
(dont les syndicats), aux professionnels des technologies et des médias, aux
chercheurs, aux sociologues et aux économistes. Une telle ouverture est une
condition indispensable pour les approches transverses et interdisciplinaires,
inhérentes aux problématiques complexes que posent l’évolution des
technologies et leur dissémination par rapport à leur appropriation par les
utilisateurs, leur adéquation aux besoins des sociétés humaines, des acteurs
économiques et des institutions, leur compatibilité environnementale, et tout
particulièrement, leur véritable contribution au développement ».
La décision des organisateurs de poursuivre le SMSI dans une nouvelle
phase nous interpelle dès lors sur l’engagement et la contribution de la
société civile qui, jusque-là, en a été un acteur-clef (5). Nous essayons
donc d’examiner le rôle et l’action de la société civile dans le processus de
suivi du SMSI (2005-2014) afin d’évaluer son intérêt et son utilité dans la
nouvelle phase du SMSI.
Les positions et activités de la société civile dans le processus du SMSI
dans deux cadres thématiques particuliers conduisent à deux constats très
différenciés, pour ne pas dire contrastés : le processus du SMSI dans sa
nouvelle phase et la gouvernance de l’Internet.
le
pr o c e S S u S d u
SmSi
e t S a no u v e l l e ph a S e
Le Plan d’action de Genève du SMSI (2003) avait défini ses objectifs sous
onze « lignes d’action » (LA) sans toutefois les quantifier, ni en indiquer les
priorités ni leur financement. Les documents de la Manifestation de Haut
Niveau SMSI+10, censés décrire le contenu programmatique de la nouvelle
phase du SMSI, se contentent donc d’un inventaire et d’un relevé de
« success stories » perpétuant ainsi les pratiques courantes d’autocélébration
des Forums annuels. On évacue ainsi tout bonnement les échecs dont on
aurait pu apprendre pour la suite, au grand regret des organisations non
gouvernementales (ONG) des pays en développement.
(4) Ancien président du Comité préparatoire du SMSI de la phase de Genève, il est président du Réseau
MAAYA (Réseau mondial pour la diversité linguistique, maaya.org/spip.php ?article28) et président du
Conseil international de la philosophie et des sciences humaines (CIPSH).
(5) Cf. Divina Frau-meigS, « La société civile au SMSI : vers une militance de catalyse ? », et Jean-Louis
F ullSacK, « Les agences de l’ONU et la société civile », in Michel mathien (dir.), Le Sommet mondial sur la
société de l’information et « après » ?, Bruylant, Bruxelles, 2007.
L A SOCIÉTÉ CI V ILE ET L A PROLONGATION DU SMSI AU-DELà DE 2015
885
Les propositions d’Adama Samassékou au Forum 2013 (Plénière
WSIS+10 Visioning) avaient été bien accueillies par la société civile (SC).
Elles préconisent : d’impulser une triple dynamique, inter-régionale,
régionale et nationale au SMSI ; un développement humain durable, un
cyber espace multiculturel et l’organisation d’un Sommet mondial sur le
multilinguisme en 2018 ; une Charte globale éthique pour garantir l’usage
exclusif des technologies de l’information et de la communication (TIC)
« pour les Hommes et la Terre », les partenariats multi-acteurs (PMA) plutôt
que les partenariats publics privés (PPP) ; des groupes de travail agrégeant
plusieurs Lignes d’action pour réfléchir sur les objectifs mieux ciblés de
la future phase du SMSI ; un Forum annuel sur l’Afrique (évaluation des
réalisations) ; et une réflexion sur les mécanismes de financement des
objectifs futurs du SMSI (suggestion : un Fonds mondial du numérique).
Elles ont cependant provoqué une réaction peu amène et peu
« fraternelle » du Secrétaire général de l’UIT, Hamadoun Touré, et ont
été oubliées dans les documents préparatifs à la future phase du SMSI.
Une déception de plus pour la SC qui ne peut qu’ajouter à la diminution
régulière de ses représentants au SMSI (6) et, par conséquent, une baisse
notable de ses contributions.
Pour cette phase, les agences onusiennes coordinatrices des Lignes
d’action et l’UIT entendent arrimer davantage leurs réflexions et
propositions aux Objectifs du développement durable (Sustainable
Development Goals ou SDG, déclinaison future des Millenium Development
Goals ou MDG) et au Sommet de la Terre (Rio+10). Cependant, cette
démarche ne pourra être productive qu’à condition d’être conduite par
une agence onusienne plus « diversifiée » et plus ouverte à la société que
l’UIT (7).
La SC pourrait être motrice dans cette démarche à condition de revenir
à son engagement initial et à son fonctionnement (groupes de travail,
coordination, Plénière), mais surtout à ses interventions et contributions
dans les Plénières intergouvernementales. Depuis huit ans, il n’y a plus eu
d’assemblée générale (« Plénière ») de la SC, donc aucun débat autre que
les échanges de courriels sur les diverses listes. Plus révélateur, la liste
wsis-cs.org, qui était le trait d’union entre ONG participant au SMSI et
lieu d’échanges public, n’a plus d’existence depuis plus de sept ans. Pire,
aucune liste valable n’a pu se constituer parmi les organisations de la SC
autour des problématiques soulevées par le processus SMSI+10.
En conclusion, on ne peut que déplorer l’érosion continue du nombre
de participants, notamment de la SC. Elle est la conséquence de la baisse
notable d’intérêt dans le cours du SMSI sans inspiration, sans tonus
(6) Le Forum du SMSI 2013 avait à peine réuni un millier de participants, dont près d’un tiers de
représentants de la SC.
(7) A priori, on pense à l’UNESCO, mais cette agence onusienne connaît des difficultés, notamment
financières et organisationnelles ; le PNUD reste une alternative envisageable.
886
JEAN-LOUIS FULLSACK
(absence de débats contradictoires et « solutionnisme » numérique (8) comme
leitmotiv des discours répété ad nauseam), sans dynamisme et sans souffle.
A celle-ci s’ajoute l’absence du SMSI dans l’actualité des médias de toute
nature, un comble pour un tel Sommet ! A défaut d’une improbable nouvelle
dynamique, il ne reste qu’un faible espoir de retrouver une SC engagée,
inventive et contributive, mais pourtant plus que jamais indispensable pour
conférer à la nouvelle phase un minimum d’efficacité, voire de crédibilité.
l e F o ru m
S u r l a g o u v e r na nc e de l ’i n t e r n e t
Le Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) est le seul fruit du
SMSI qui montre une activité régulière, rythmée qu’elle est par les Forums
multipartenaires annuels. L’année 2014 a été particulièrement fertile dans
ce cadre.
La SC avait réagi fortement contre l’espionnage de masse pratiqué par
le gouvernement étatsunien avec le consentement des grandes sociétés de
l’Internet, toutes étasuniennes (les « Big Five » : Apple, Google, Microsoft,
Facebook et Cisco), et mobilisé ses troupes sur ses listes. Cependant,
rapidement une divergence s’est faite jour sur la perception réelle du
scandale de la National Security Agency (NSA) et ses impacts sur les
pays, entreprises et personnalités du monde (9). Cette divergence a abouti
à une contestation, de plus en plus marquée par une partie de la SC, du
partenariat multi-acteurs ou PMA (multistakeholder partnership ou MSH
en anglais) dans la gouvernance de l’Internet, eu égard à la disproportion
écrasante en termes d’influence et de pouvoir entre les multinationales de
l’Internet et les organisations de la SC. Or le PMA est le Graal du SMSI, la
préfiguration de la gouvernance mondiale dans l’ère de l’Internet selon ses
évangélistes généralement adeptes du « moins d’Etat », qui s’activent sur
les tribunes et dans les coulisses du SMSI.
L’attitude pour le moins complice vis-à-vis du gouvernement américain
de l’International Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN)
– qui n’a pas élevé la moindre critique contre ce pays en la circonstance –
a accentué les divergences constatées plus haut au sein de la SC et
généré une véritable scission, l’argument central étant le PMA. On trouve
ainsi très schématiquement deux camps. Le premier, « conservateur »
majoritaire, adepte inconditionnel du PMA comme mode de gouvernance
et relativement satisfait du statu quo, comporte une composante influente
plus ou moins liée professionnellement – dont des universitaires –, voire
financièrement au domaine très vaste de l’Internet. Ce camp est mené par
les acteurs principaux, en grande part leaders autoproclamés, regroupés
(8) Cf. Evgeny morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici ! l’aberration du solutionnisme technologique,
Editions FYP, 2014.
(9) Cf. Michel mathien, « Affaire Snowden : la surveillance globale interpelle la confiance entre les Etats ! »,
Annuaire français de relations internationales, vol. XV, 2014, pp. 791-800.
L A SOCIÉTÉ CI V ILE ET L A PROLONGATION DU SMSI AU-DELà DE 2015
887
autour du réseau BestBits (10), et tente de contrôler l’Internet Governance
Caucus (ICG) (11), interlocuteur de facto du FGI. Le second, « progressiste »,
refuse de considérer qu’une société privée – et a fortiori une multinationale –
puisse avoir un pouvoir égal à un gouvernement pour décider du mode de
gouvernance de l’Internet et il s’oppose donc résolument au PMA. Ce camp
met en avant la démocratie, les droits de l’homme et la justice sociale dans
la problématique de la gouvernance de l’Internet. Plus tourné vers le monde
en développement ou émergent, il compte principalement des organisations
« de base » de la société civile (notamment les « communautaires »), ainsi
que des universitaires et chercheurs, y compris nord-américains. Il est
fédéré au sein de la JustNet Coalition (12) et animé par une demi-douzaine
d’acteurs historiques du SMSI (13). Entre ces deux groupements de la SC,
on peut situer l’Association for Progressive Communications (APC), qui a
joué un rôle important au cours de la phase officielle du SMSI (2002-2005)
et prône un PMA démocratique et participatif…
L’unité de la SC est ainsi sérieusement mise à mal. Les discussions sur
les listes respectives reflètent ces divergences fondamentales qui, à terme,
sont préjudiciables à tout compromis en vue d’une position commune
sur des problèmes de fond. D’autres lignes de séparation apparaissent,
transverses aux deux camps évoqués, telles que celles qui s’affichent entre
libertaires et autorégulateurs, d’une part, souverainistes et régulateurs,
d’autre part. C’est dans ces conditions de division que la SC a abordé les
grands rendez-vous mondiaux de 2014 sur la gouvernance de l’Internet que
nous présentons par ordre chronologique.
Le premier a été NETmundial à São Paolo (Brésil) en avril 2014. Il avait
été décidé par Dilma Rousseff, la présidente du Brésil, suite à son discours
à l’Assemblée générale des Nations Unies de septembre 2013 dans lequel
elle mettait en cause les Etats-Unis pour l’espionnage de masse illégal,
pratiqué par la NSA à travers l’Internet avec la connivence des grandes
sociétés américaines du domaine (14). Plusieurs milliers de délégués
des parties prenantes concernées (Etats, organisations internationales,
secteur privé et société civile) y ont discuté de l’avenir de la gouvernance
de l’Internet à la lumière des graves atteintes portées par l’intrusion
scandaleuse de la NSA.
De son côté, pour préparer cet événement inscrit dans le processus
général des FGI, la France a organisé son premier Forum national (15) en
(10) Cf. le site Internet bestbits.net/about/.
(11) Groupe de travail de la SC constitué dès le début du SMSI pour la réflexion sur les problématiques de
l’Internet et les propositions de la SC dans ce domaine aux documents officiels du SMSI.
(12) Un ensemble d’ONG et de personnes qui se sont engagés sur la base de la Déclaration de Delhi. Cf. le
site Internet justnetcoalition.org/delhi-declaration.
(13) Dont Parminder Jeet Singh (ICT4 Change, Inde), Michael Gurstein (CIResearchers et Université de
Vancouver) et Louis Pouzin (Eurolinc, France).
(14) Cf. M. mathien, op. cit.
(15) Cf. le site Internet www.zdnet.fr/actualites/netmundial-la-reforme-de-la-gouvernace-du-net-dejafaussee-39800279.htm.
888
JEAN-LOUIS FULLSACK
mars 2014, à l’initiative de Bertrand de la Chapelle, membre du Conseil
d’administration de l’ICANN. Cela peut surprendre à priori, d’autant que
– comme le mentionne ZDNet – c’est tout le « comité d’organisation [qui
est] très icannisé », alors que « le gouvernement en est absent » et qu’« une
partie de la société civile en a été éjectée ». En même temps, Bertrand de
la Chapelle est un des plus ardents défenseurs du PMA dans le processus
du SMSI et du FGI. Et ce n’est pas le seul paradoxe de ce FGI-France
autoproclamé. L’association Eurolinc déplore que « la conséquence [de
ce FGI national] est que le projet ‘français’ est maintenant piloté par
une majorité favorable au modèle actuel ou impliquée directement ou
économiquement dans son fonctionnement ». De ce fait, la SC française,
pourtant très active et respectée dans les FGI mondiaux annuels et au
niveau européen (Eurodig), était mal préparée pour faire entendre sa voix
au NETmundial et contribuer à ses travaux !
Quant à la SC internationale rassemblée à São Paolo, elle fondait de
grands espoirs sur NETmundial notamment à la suite du discours très
critique de la présidente Dilma Rousseff à l’encontre des Etats-Unis (16).
Une bonne partie de ses représentants en est repartie profondément
déçue, car ce forum – qui devait « désaméricaniser » l’Internet – a été,
lui aussi, en grande partie piloté – ou manipulé selon certains – par
l’ICANN et ses supports et a produit une Déclaration qui a adouci, voire
omis, les problèmes majeurs de la gouvernance de l’Internet (17). Ainsi, la
considération d’Internet comme un « bien public », chère à la majorité des
ONG qui l’ont défendue dans leurs contributions, est totalement absente du
document final NETmundial Multistakeholder Statement (18).
La SC est sortie traumatisée de cet espoir déçu qui a exacerbé ses
divergences et cristallise désormais ses antagonismes. Non seulement
le principe du partenariat multi-acteurs est central à cet antagonisme,
comme évoqué plus haut, mais désormais le consensus sur les principes
– qui fondent pourtant une grande partie des organisations de la SC –
comme la qualification de l’Internet comme « bien public », la référence
à la démocratie, à l’équité et à la justice sociale dans la gouvernance de
l’Internet sera encore plus difficilement atteint. Cela n’empêche pas
APC de saluer les résultats atteints grâce au PMA et donc le succès de
NETmundial, qui augurent bien, selon elle, du FGI annuel que la Turquie
devait organiser en septembre 2014. Or ce pays pose des problèmes
récurrents en termes de gouvernance de l’Internet à la société civile, en
tout premier lieu à la SC turque.
(16) Cf. le site Internet www.theguardian.com/world/2013/sep/24/brazil-president-un-speech-nsasurveillance.
(17) Cf. la réaction d’APC, une ONG internationale, pourtant modérée, sur la page Internet www.apc.org/
en/news/civil-society-closing-statement-netmundial-2014.
(18) Cf. le site Internet netmundial.br/wp-content/uploads/2014/04/NETmundial-MultistakeholderDocument.pdf.
L A SOCIÉTÉ CI V ILE ET L A PROLONGATION DU SMSI AU-DELà DE 2015
889
Le FGI annuel s’est déroulé du 2 au 5 septembre 2014 à Istanbul et a
marqué son originalité en se voulant à la fois le Forum régulier, 9 e du rang,
et une suite de NETmundial. Un certain nombre d’incidents, techniques,
politiques (censure, blocage de sites) et procéduraux, ne facilitent pas
ses travaux, mais les responsables du FGI ne protestent guère et aucune
manifestation « alternative » ou de solidarité n’a lieu dans l’enceinte du
Forum. La SC présente réussit à échanger utilement et à nouer des contacts
avec les organisations de la SC turque. L’originalité de ce FGI réside aussi
dans la tenue, en parallèle, de l’Internet Ungouvernance Forum (19), une
sorte de « FGI off », organisé par l’université privée Bilgi et qui s’adresse
« à ceux [parmi nous] qui demandent un Internet libre, sûr et ouvert pour le
peuple ». On ne trouve malheureusement pas d’informations sur d’éventuels
échanges informels – ni a fortiori formels ! – « Inter-Forums ».
Le site de la Fondation Heinrich Böll – proche du parti des Verts
en Allemagne – en donne un compte rendu intéressant (20). On peut le
résumer comme suit : le FGI a laissé en suspens les réponses aux questions
les plus urgentes et a ignoré la perte de confiance à l’échelle mondiale
dans l’infrastructure de l’Internet ou la recomposition d’une administration
d’adresses de l’Internet. Cependant, le FGI a rempli son devoir en tant
que lieu du dialogue et de rassemblement d’un nombre exceptionnel de
participants, dont une partie importante de la SC, venant du monde entier
(2 200 participants selon les organisateurs, dont 800 de la SC). Jacob
Appelbaum, chercheur américain et militant reconnu de l’Internet invité au
« FGI off », a qualifié le FGI de manifestation la plus déprimante à laquelle
il a assisté. Les avis de représentants de la SC de certains pays du « Sud »
ont été moins sévères car ils ont pu s’exprimer librement et assister à des
débats sur la liberté d’expression sur l’Internet, impossibles à envisager
chez eux. Finalement, ce Forum n’a pas rempli les attentes de la SC d’un
progrès dans les thèmes ou travaux abordés à NETmundial et repris en son
sein.
l’ i n t ru S i o n
du
F o ru m
e c o no m i qu e m o n d i a l
Juste avant l’ouverture du FGI à Istanbul, le Forum économique
mondial (FEM ou World Economic Forum, dit WEF), qui rassemble les plus
grands acteurs économiques et financiers de la planète – dont une bonne
partie du domaine des TIC et de l’Internet – avait annoncé, de manière
unilatérale, le lancement de son Initiative NETmundial (NETmundial
Initiative ou NMI) (21) et invité la SC à la rejoindre. La majorité de cette
dernière, engagée dans le SMSI et plus particulièrement dans le processus
(19) Cf. le site Internet iuf.alternatifbilisim.org
(20) Cf. le site Internet www.boell.de/de/2014/09/08/internet-governnance-forum-planlos-zeiten-desumbruchs.
(21) Cf. le site Internet www3.weforum.org/docs/WEF_1NetmundialinitiativeBrief.pdf.
890
JEAN-LOUIS FULLSACK
des FGI et rassemblée dans le Groupe de coordination de la SC (CSCG) (22),
ainsi que dans Just Net Coalition (JCN), est décontenancée, surprise par
cette soudaine « vocation » pour la gouvernance de l’Internet, venant de
la part de l’organisation emblématique du monde économique et financier,
notoirement néolibérale et qualifiée par la SC de « Club des 1% » – son
vivier étant symboliquement le 1% de la population mondiale la plus riche.
Seule JCN réagit immédiatement en mettant en garde l’ensemble de la SC
contre les nombreux biais introduits par cette « Initiative » qui a mis la
main sur le « logo » de NETmundial. Il s’avérera que cette « récupération » a
été possible par le ralliement à l’initiative du FEM du Comité directeur sur
l’Internet brésilien (CGI.br), co-organisateur du NETmundial à São Paolo.
Ainsi, le pays gouverné par le « Parti des travailleurs », à l’origine du Forum
social mondial créé « comme une alternative sociale au Forum économique
mondial » (Wikipedia), s’est associé à ce rival dans ce qui apparaît à une
partie de la SC comme une véritable démarche d’« externalisation » de la
gouvernance par le FGI au profit de NMI. Les ONG coalisées dans la JCN
déplorent un remplacement rampant d’un processus onusien – pour lequel
l’ensemble de la société civile engagée au sein du SMSI s’est battu – au
profit d’un organisme mondial purement économique et financier. Elles
demandent au CGI.br de se retirer de NMI. Néanmoins, la majorité des
ONG, regroupées dans le CSCG, et des personnalités africaines actives sur
les listes de discussion, apportent leur soutien à l’initiative du FEM, non
sans spéculer sur un meilleur avenir pour certains, le FEM disposant de
moyens financiers de « soutien » plus prometteurs.
c o nc lu S i o n :
l a Société civile a reconSidérer
La lente et longue dégradation de l’engagement de la société civile dans
le processus du SMSI a généré une érosion continue de sa participation.
L’absence de débats en son sein à travers les Plénières contribue en
partie à cette érosion. Cette dernière est accentuée principalement par
le cours sans dynamique propre et sans débats contradictoires sur les
problématiques sociétales majeures qu’imprime l’UIT depuis le début du
SMSI. Par conséquent, une partie importante de la société civile s’interroge
sur l’intérêt de prolonger la démarche au-delà de 2015. Les organisateurs
de cette nouvelle phase du SMSI devront donc la justifier par une ouverture
et une dynamique nouvelles… et en convaincre la société civile.
La présence de la société civile et son engagement dans la gouvernance
de l’Internet ont été beaucoup plus constants, comme le montrent sa
participation et sa contribution aux neuf FGI qui se sont succédé depuis
2005. Cela tient à l’enjeu plus perceptible, aux pratiques illégales de tout
(22) Le CSCG est un groupe d’organisations de la SC impliquées dans la gouvernance de l’Internet. Il
comprend l’Association for Progressive Communications (APC), Best Bits, Civicus, Diplo Foundation, Internet
Governance Caucus (IGC) et le Non Commercial Stakeholder Group (NCSG) de l’ICANN.
L A SOCIÉTÉ CI V ILE ET L A PROLONGATION DU SMSI AU-DELà DE 2015
891
genre et à l’asymétrie de sa gouvernance – son tropisme étatsunien –, qui
tient en veille les organisations de la société civile. Malheureusement, au
fil du temps, les dissensions par rapport à l’analyse de ces pratiques et aux
réponses à apporter se sont transformées en divergences pour devenir une
profonde division entre membres de la SC à la suite de la « récupération »
par le Forum économique mondial de NETmundial. Ainsi, on a atteint une
situation quasi conflictuelle, laquelle nuira gravement à la cohésion de
la société civile et aura pour effet de réduire sensiblement son potentiel
contributif aux travaux sur la gouvernance de l’Internet conformément à
l’esprit de sa Déclaration de Genève. Or rien ne saurait être plus grave
qu’une société civile fragilisée et divisée dans le difficile cheminement
vers un Internet vraiment au service de tous et respectueux des droits de
chacun.
SCIENCE, HAUTES TECHNOLOGIES
ET RELATIONS INTERNATIONALES
Xavier paSco
Introduction
Xavier paSco et Bernard planaS
Les lanceurs spatiaux en Europe :
refondation ou crise de croissance ?
Alexandre taithe
Infrastructures et technologies de l’eau douce :
le risque d’une fuite en avant
INTRODUCTION
pa r
x av i e r PA SCO ( * )
Comprendre le rôle des sciences et des technologies dans le monde
tel qu’il se construit passe parfois par la coexistence des extrêmes.
Deux thèmes sont apparus particulièrement en pointe ces derniers
mois : l’un concernant l’avenir de l’Europe spatiale à travers des débats
intergouvernementaux difficiles sur l’avenir des fusées Ariane ; et l’autre,
bien éloigné de ces questionnements – que d’aucuns considèrent souvent
comme l’apanage luxueux de pays riches –, traitant des difficultés d’accès
aux ressources en eau pour de nombreux pays, difficultés sans doute plus
terre à terre mais ô combien vitales.
L’enjeu des lancements spatiaux et plus largement de la politique spatiale
en Europe dépasse de loin le seul cadre de la politique industrielle. Par son
caractère hautement symbolique, l’activité spatiale reste un marqueur du
statut international d’un pays ou d’un groupe de pays. C’est ce qu’avaient
compris quelques responsables européens au tout début des années
soixante lorsqu’ils avaient souhaité voir leurs pays se regrouper autour d’un
programme commun de lanceurs spatiaux, au moment où les Etats-Unis et
l’Union soviétique avaient déjà largement développé leurs efforts. Secteur
propice à la concertation et à la mutualisation des ressources, l’effort
spatial symbolisé par le projet de construire une fusée européenne servait
aussi de vecteur d’identité et de légitimité pour une union naissante. Pour
autant, comme le montre l’article qui suit (co-écrit avec Bernard Planas),
les préoccupations restaient aussi largement celles d’Etats souverains qui
portaient d’abord des intérêts nationaux. Cette ambiguïté, partiellement
constructive, va fonder l’Europe spatiale naissante, en même temps qu’elle
va alimenter ses difficultés constantes, voire ses crises récurrentes au
début de son histoire. Cette histoire a semblé resurgir pendant les derniers
mois de 2014, avec les affrontements qui se sont déroulés au sujet des
discussions de l’Agence spatiale européenne sur l’avenir du lancement
spatial en Europe avant la conférence ministérielle de l’Agence intervenue
le 2 décembre dernier à Luxembourg. La crise a été d’une ampleur telle
qu’elle a immédiatement rappelé les premières difficultés que quelques
pays européens avaient connues sur le même sujet, il y a plus de cinquante
ans. Les désaccords qui ont mis aux prises quelques Etats-clefs en 2014
(*) Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS, France).
896
X AV IER PASCO
– avec en première ligne l’opposition entre l’Allemagne et la France – sur
la nécessité pour l’Europe de disposer d’un moyen d’accès à l’espace et
sur les projets qui étaient proposés n’ont pas manqué. L’article montre
l’intérêt d’un retour sur l’histoire de l’Europe spatiale pour comprendre
les ressorts profonds de ces débats. Il montre aussi toute la solidité des
mécanismes européens, lesquels, s’ils n’interdisent pas les conflits, fondent
par leur existence même toute la solidité de l’aventure commune.
A l’autre bout du spectre des besoins humains, les politiques d’accès
aux ressources en eau déterminent aujourd’hui le sort de millions d’êtres
humains. Elles contribuent au passage à structurer les relations dans des
régions déjà souvent soumises à des tensions de voisinage. Or, comme le
montre l’article d’Alexandre Taithe, les « politiques de l’eau » s’articulent
souvent autour des « techniques de l’offre ». La plupart du temps, il s’agit
pour les pouvoirs en place de trouver des solutions techniques pour
penser résoudre les problèmes. Désalinisation, recyclage, transferts d’eau,
barrages, voire rechargement de nappes aquifères tiennent alors lieu de
politique publique. Pourtant, ces techniques ne font souvent que déplacer
le problème, en en créant d’autres, notamment par le coût énergétique
qu’elles induisent. Pire encore, l’illusion de solution qu’elles font naître peut
amplifier encore les difficultés existantes, en exacerbant par exemple une
demande non régulée et en créant ainsi un effet contraire à celui recherché.
Au contraire, comme le montre A. Taithe, l’action sur la demande, c’està-dire qui fait participer l’ensemble des acteurs sociaux à une gestion
raisonnée et collective d’une ressource devenue rare, pourrait bien être
une voie prometteuse, garante de durabilité et d’adhésion collective.
Elle induit évidemment des transformations dans les sociétés et dans
les modes d’exercice du pouvoir, toutes dimensions qui font aujourd’hui
encore largement obstacle à la diffusion de cette approche dans les régions
concernées.
LES LANCEURS SPATIAUX EN EUROPE :
REFONDATION OU CRISE DE CROISSANCE ?
pa r
x av i e r PA SCO ( * ) et b e r na r d PL ANA S ( ** )
l’e u r ope
S pat i a l e a l a c r o i S é e de S c h e m i n S
Les décisions du Conseil des ministres de l’Agence spatiale européenne
(ASE ou ESA en anglais) du 2 décembre 2014 ont mis fin en apparence à
un débat devenu de plus en plus difficile sur l’avenir des lanceurs spatiaux
européens. En donnant le feu vert à la construction d’une nouvelle fusée,
Ariane 6, censément plus compétitive face à une concurrence internationale
exacerbée, ce conseil a semble-t-il fait prévaloir les intérêts politiques
supérieurs de l’Europe sur les intérêts nationaux ou particuliers. L’Europe
s’affiche unie et montrerait ainsi sa détermination. Pour autant, jamais elle
n’avait connu de si profondes divergences ni éprouvé autant de difficultés
à établir des objectifs communs pour l’avenir du secteur spatial européen.
Depuis des années, les désaccords sont nombreux, tant sur l’avenir de la
filière Ariane, que sur les motivations profondes des Etats membres de
l’Agence spatiale européenne pour disposer d’un accès à l’espace ou encore
sur l’organisation d’un secteur industriel – qui reste très spécialisé dans ce
domaine – et des retours économiques qui lui sont liés.
Ainsi donc, les débats techniques recouvrent un débat plus profond.
La diversité politique comme les rivalités économiques entre les Etats
membres de l’ESA expliquent en grande partie les différences de stratégie
technologique. Les questions traitées demeurent du ressort interétatique.
En décidant des rapports entre les Etats mais aussi des relations entre la
puissance publique et le secteur privé, le débat spatial est entré de plainpied dans le débat plus large qui oppose les principaux Etats membres
européens (notamment l’Allemagne et la France) sur les politiques
économiques et industrielles à suivre. De surcroît, le prestige technologique
et la forte exposition médiatique des programmes de lanceurs ont fait de ce
secteur une arène symbolique où se jouent les positions relatives des Etats
et leur poids dans l’ensemble des instances européennes.
Ce n’est pas la première fois que ces débats ont lieu. Ils ont marqué le
débat européen depuis les débuts de la première structure de développement
(*) Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS, France).
(**) Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS, France).
898
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
de lanceur, le European Launcher Development Organisation (ELDO),
créée en 1961 sur proposition du premier ministre britannique Harold
Macmillan et acceptée après quelques hésitations par le général de Gaulle.
Il est tentant de voir dans ce domaine, dont l’importance économique reste
relative en comparaison des autres succès des coopérations aérospatiales,
une sorte de laboratoire des politiques européennes, en particulier en
matière de technologies, de transport, de sécurité et de défense. Ainsi on
pourrait considérer que Macmillan a voulu l’ELDO pour initier une première
grande coopération technologique européenne, alors que la création
d’Euratome avait échoué et que Concorde était encore en discussion. Or
l’histoire de l’ELDO et les difficultés qui ont marqué les premières années
montrent toute la complexité et la sensibilité politique qui motivaient ces
efforts initiaux.
Faut-il comparer la situation actuelle des lanceurs spatiaux européens
avec ces épisodes passés ? Faut-il voir dans les difficultés récentes une
véritable remise en cause des principes politiques à l’origine de l’Europe
spatiale ? Un retour sur l’histoire de la politique spatiale européenne – et
plus précisément celle des lanceurs spatiaux – s’impose donc et appelle
à distinguer dans les discussions les aspects de niveau proprement
diplomatiques – ou interétatiques – avec la « souveraineté », la gouvernance
ou le « sens de l’Europe » comme concepts-clefs ; des aspects strictement
liés à la programmation industrielle et technique – et qui nourrissent les
discours sur les coûts et la compétitivité – ; les deux dimensions n’étant
pas bien sûr sans relation l’une avec l’autre.
retour
S u r l a c o n S t ru c t i o n
de l a p o l i t i qu e e u r op é e n n e de S l a nc e u r S
La période fondatrice : faire coïncider intérêts nationaux
et orientations européennes
L’Europe des lanceurs naît au début des années 1960 d’une situation
unique dominée par un contexte d’après guerre, où les Etats européens
cherchaient à retrouver une position sur la scène internationale. Les Etats
Unis interfèrent alors largement dans cette quête politique en encourageant
et en encadrant les programmes multilatéraux à finalité scientifique,
avec dans ce cas, parmi d’autres objectifs, celui d’éviter la prolifération
de lanceurs nationaux à usage potentiellement militaire. Cette volonté de
contrôle ne sera pas neutre dans le désir européen d’émancipation. Il faut
rappeler que la Communauté économique européenne (CEE) fait alors ses
débuts qui imposent de trouver un ciment à la coopération politique des
Etats membres.
La mise en commun d’objectifs européens restait une gageure. Alors
qu’en 1959 la France lançait sa force de frappe et qu’elle préparait en 1960
son premier programme de lanceur spatial civil Diamant – provoquant
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
899
l’interdiction par les Américains de toute aide à la France sur les
technologies balistiques –, les autorités britanniques lui proposaient de
faire un lanceur spatial européen composé des étages développés par
chacun des pays dans le cadre d’une organisation adaptée, l’ELDO. Bien
sûr, cette proposition se conformait à la politique de l’allié américain – la
France ne ferait pas de lanceur-missile autonome (1). Le gouvernement
d’outre-Manche faisait également converger ses propres intérêts avec ses
contraintes diplomatiques. Sur le plan diplomatique, la Grande-Bretagne
était en train de négocier son entrée dans la CEE, candidature à laquelle
le général de Gaulle était fermement opposé. La proposition de mettre en
commun ressources et compétences sur un projet technologique ambitieux
pouvait alors apparaître comme un gage européen de bon augure montrant
la bonne volonté britannique. Sur le plan intérieur, le Royaume-Uni avait
massivement investi dans le programme de missile balistique Blue Streak
pour développer avec l’aide des Américains une compétence propre
dans le domaine des missiles balistiques. Cependant, dans le contexte
de l’accélération de la course aux armements nucléaires, cette ambition
s’est très vite avérée démesurée pour le gouvernement britannique. Une
porte de sortie devait être trouvée pour montrer à l’opinion publique que
l’investissement n’était pas perdu. L’initiative de proposer un lanceur
spatial à ses partenaires européens redonnait ainsi consistance à la position
gouvernementale.
Malgré des conseils qui incitaient de Gaulle à poursuivre le programme
national Diamant, la décision est d’abord prise d’accepter l’offre
britannique à la suite d’une discussion avec le premier ministre Macmillan
dans les jardins du château de Rambouillet en janvier 1961. Les raisons de
cet accord initial restent incertaines (2). La volonté d’une compensation du
refus français de l’entrée des Britanniques dans la CEE est parfois évoquée.
La volonté de créer in fine des grandes coopérations technologiques qui
cimenteraient à terme les liens entre les pays continentaux membres de
la CEE et en feraient une troisième puissance autonome semble aussi
transparaître. Enfin, cette coopération était une opportunité pour la France
d’acquérir des connaissances techniques sur lesquelles les Britanniques
avaient de l’avance grâce à leur coopération avec les Etats-Unis. Pour
autant, le refus de faire entrer la Grande-Bretagne dans la CEE domine
rapidement les relations entre les deux pays et la France, en dépit de
l’accord finalement obtenu par Londres sur l’ELDO, choisit de continuer le
programme Diamant. Cette ambiguïté laissera une empreinte durable sur
ce premier accord.
(1) Michael S heehan, International Politics of Space, Routledge, 2007, p. 78. Sur l’ensemble de cette
période, cf. aussi Kevin madderS , A New Force at the New Frontier: Europe’s Development in the Space Field
in the Light of its Main Actors, Policies, Law and Activities from its Beginnings up to Present, Cambridge
University Press, 2006, 622 p.
(2) Cf. par exemple Maurice vaïSSe, La Grandeur : politique étrangère du général de Gaulle (1958-1969),
Fayard, 1998, 726 p.
900
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
Une naissance marquée par les affrontements interétatiques
A la suite de l’accord franco-britannique, le gouvernement du RoyaumeUni poursuivit ses efforts d’européanisation du projet de lanceur spatial et
quelques pays (l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas) acceptèrent
de rejoindre l’organisation de l’ELDO avec l’objectif de doter leur industrie
d’une compétitivité à laquelle ils ne pouvaient seuls accéder (3). La Suède
et la Suisse refusèrent quant à elles de participer, en tant que pays neutres,
pour ne pas apporter d’aide à la force de frappe française (4).
La constitution de l’ELDO a immédiatement donné lieu à un intense
marchandage entre Etats sur les sujets des financements ou de l’accès aux
informations sensibles. Le projet restait à l’origine très franco-britannique,
ce qui avait été acté le 30 janvier 1961. Le lanceur comprendrait l’étage
britannique Blue Streak et l’étage français Coralie, tandis que les Etats
membres auraient accès à toutes les informations sur ces étages comme sur
les travaux de l’organisation. Le défi était bien sûr d’entraîner une large
adhésion politique financière sur un projet largement bilatéral. La GrandeBretagne souhaitait des participations des pays proportionnelles au produit
intérieur brut (PIB), plafonnées à 25%. Cependant, les Allemands, très
désireux de reconstruire leurs capacités industrielles, se disaient prêts à
financer le projet à condition d’avoir un retour industriel significatif. De
son côté, l’Italie, engagée par ailleurs dans un programme national avec
un lanceur américain Nike fabriqué sous licence, critiquait une forme de
confiscation du projet par les pays leaders et déplorait que les contrats
aient été attribués sur une base politique et non par une compétition au
mérite. Ces positions nationales divergentes obligèrent à une première
correction de trajectoire : l’Allemagne ferait un troisième étage entièrement
nouveau ; l’Italie fabriquerait la coiffe du lanceur ainsi qu’un satellite
expérimental, tandis que le Royaume-Uni financerait à hauteur de 40% (la
France contribuant pour 24%, l’Allemagne 19%, l’Italie 10%, la Belgique et
les Pays-Bas moins de 3% chacun).
L’Europe spatiale était ainsi marquée dès les origines par la confrontation
directe des intérêts nationaux, confrontation retrouvée intacte dans les
discussions les plus récentes… Pour ces raisons, l’ELDO était organisée
autour d’un secrétaire général, qui était un diplomate dont le seul pouvoir
était de négocier des compromis entre les pays membres qui menaient
souverainement leurs activités. Il n’y avait pas de coordination technique,
l’ELDO n’étant d’ailleurs pas dotée des compétences nécessaires (5).
(3) Alexandre Paternotte de la Vaillée, chef de la délégation belge à l’ELDO, expliquait ainsi : « c’était
le seul moyen disponible pour la Belgique de bénéficier d’un effort considérable effectué par des pays de plus
grande importance économique […] nos firmes pouvaient avoir accès à des informations dont elles auraient été
privées autrement ».
(4) L’Australie apportait quant à elle une contribution en nature avec la base de lancement de Woomera,
en compensation de l’arrêt du programme Blue Streak pour lequel cette base avait été construite.
(5) Les autorités britannique et française manifestaient ici leur souhait d’éviter toute ingérence étrangère
dans leurs activités nationales alors que l’Allemagne n’avait plus accès à certaines technologies depuis la
guerre.
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
901
La première crise de l’Europe des lanceurs : une mise en cause directe
des principes fondateurs
L’activité européenne de lancement spatial démarra officiellement le 24
février 1964, avec l’entrée en vigueur de la convention de l’ELDO. L’objectif
principal assigné au lanceur ELDO initial était de permettre à l’Europe
de rattraper technologiquement les Etats-Unis et l’Union soviétique. Les
missions plus concrètes restaient moins précises avec des performances du
lanceur ELDO qui paraissent très rapidement peu adaptées au lancement
de satellites de télécommunication alors en plein essor. Des propositions
d’amélioration techniques du lanceur et la possibilité d’opérer la fusée
européenne depuis un site équatorial furent présentées au conseil de
l’ELDO de décembre 1964 avec pour objectif de disposer d’un lanceur
opérationnel au début des années 1970. Les risques techniques inhérents à
ces modifications bloquèrent ces propositions pourtant fortement soutenues
par la France.
L’élan initial s’affaiblissait rapidement. En février 1966, le doublement
du budget et la difficulté à constituer des équipes au sein des petits pays
contributeurs, avec à la clef un lanceur qui serait sans doute sans utilisation
réelle, conduisit le Royaume-Uni à proposer l’abandon du programme.
Au sein de l’ELDO, les relations entre les pays membres s’étaient
dégradées. La France exigeait l’utilisation du Centre spatial guyanais
(CSG) pour les lancements opérationnels comme condition du maintien
de sa participation, provoquant la sortie de l’Australie de l’organisation.
Les autres pays continuaient d’exiger un retour industriel suffisant, avec
un véritable contenu technologique. Un premier compromis fut trouvé
lors de la conférence ministérielle de juillet 1966, avec la décision de
construire un nouveau lanceur, Europa-2, moyennant une réduction de la
contribution britannique ; la mise en place de plafonds de dépenses ; un
retour géographique de 80% minimum et l’adoption d’un site de lancement
équatorial. A l’issue de cette conférence, le Royaume-Uni, la France et
l’Allemagne finançaient chacun un quart du programme et l’Italie 12%.
Cette première crise avait montré la nécessité de politiques nationales
mieux coordonnées, avec pour objectif une stratégie de long terme. Il
devenait nécessaire de rapprocher les décisions aux réflexions alors en
cours sur le développement de satellites européens – alors pris en charge
dans une structure miroir de l’ELDO, appelée ESRO pour European
Satellite Research Organization – et des télécommunications spatiales. Une
première étape de cette rationalisation consisterait à créer des Conférences
spatiales européennes (European Space Conférences ou ESC), dont la
première tenue annuelle aurait lieu en décembre 1966, avant de penser à
une organisation véritablement intégrée.
902
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
Des conceptions initiales différentes du rôle des Etats
En 1967, en plus des problèmes techniques et des dérives financières,
l’objectif d’un lanceur pleinement opérationnel impliquait des contraintes
croissantes (nouvelles versions plus puissantes, achat de lots de lanceurs)
qui allaient nettement refroidir les ardeurs politiques. En particulier,
les délégués britanniques du nouveau gouvernement Wilson adoptaient
progressivement une vision politique toute différente de celle de
Macmillan : pour les Britanniques, les progrès technologiques devaient
être motivés par un intérêt économique et conduits par une industrie à
taille européenne, les gouvernements ne devant être conçus que comme
des facilitateurs. Cette vision était évidemment incompatible avec une
organisation gouvernementale conduisant les programmes spatiaux. La
Grande-Bretagne réfuta ainsi la politique spatiale prônée par l’ESC et
mit fin à sa participation aux frais de développements des lanceurs, en
proposant juste la fourniture des étages Blue Streak à l’ELDO sur une base
commerciale et sans garantie à long terme.
En fait, cette position mettait directement en péril le sens des efforts de
Recherche et développement consentis par les Etats pour consolider leur
base industrielle nationale. Une crise grave couvait lors de la tenue de la
conférence ministérielle de l’ELDO du 11 novembre 1968 à Bad Godesberg.
Le rapport Spaey proposait une solution de compromis en séparant le
programme spatial en un programme minimum ne comprenant pas les
lanceurs et un programme de base incluant le développement lanceur. Cela
permettait aux Etats de rester dans le programme spatial même s’ils ne
souhaitaient pas participer au développement du lanceur. Il s’agissait bien
sûr de garder le Royaume-Uni impliqué (6). L’exploitation du lanceur fit
l’objet d’un débat sur le prix de lancement et la garantie de la demande de
lancement (7).
En fait, ces réflexions préfiguraient les règles de fonctionnement
actuelles de l’Agence spatiale européenne. Chacun souhaitait une réforme
institutionnelle, avec une organisation simplifiée unique au sein de
laquelle une autorité politique serait clairement démarquée des fonctions
exécutives. L’industrie devait être responsabilisée, avec des contrats à
prix fixes attribués à des consortiums au sein desquels la répartition des
tâches des différents projets assurerait le retour géographique global. Pour
les petits pays, la coopération scientifique et technologique devait servir à
transformer leur structure industrielle pour l’amener à la taille et au niveau
de qualité requis pour la compétition mondiale, les projets économiquement
viables à court terme restant alors réservés aux programmes nationaux.
(6) La Grande-Bretagne refusa ce compromis en disant dès lors vouloir concentrer le programme européen
sur la science et freiner le développement des applications.
(7) Il fut proposé que le prix des lancements soit établi au maximum à 50% au-dessus du prix américain et
que les surcoûts éventuels soient couverts par les pays participant au programme lanceur.
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
903
Les difficultés concrètes d’un programme en coopération
L’existence de visions nationales désormais très différentes sur le sujet
d’un programme commun rendait la mise en œuvre concrète du programme
de plus en plus complexe. En premier lieu, la défection britannique
– qui deviendrait complète avec l’abandon de livraison du moteur Blue
Streak au milieu des années 1970 – imposait de revoir de fond en comble
l’avenir technique du lanceur européen. Les remaniements nécessaires ne
faisaient plus la même place aux différents pays contributeurs. L’Italie, en
particulier, exigeait des compensations importantes et une réduction de
sa contribution. Au conseil de l’ELDO de décembre 1968, le Royaume-Uni
et l’Italie refusèrent de voter le budget 1969, mettant l’ELDO dans une
première situation de blocage.
Les discussions transatlantiques pour des coopérations dans le cadre
du programme post-Apollo allaient donner l’occasion aux Européens
de remettre à plat leurs différends. L’occasion fut saisie par l’ESC pour
engager un débat de fond sur la façon de concevoir les programmes
spatiaux entre Européens. Etait alors avancée une proposition d’établir
une politique spatiale européenne globale portée par une structure unique,
avec un engagement budgétaire des Etats membres par périodes de cinq
ans. Le débat opposait les pays soutenant une position « utilitariste » et
qui souhaitaient appuyer les programmes proposés sur une « demande »
(Royaume-Uni, Espagne, Italie) ; et ceux qui prônaient une approche plus
« politique » et souhaitaient conduire de tels programmes pour préparer
l’Europe à des besoins plus larges, qui pourraient apparaître à terme. A
ce stade, seule la poursuite des programmes en développement fut décidée
jusqu’en 1973.
En novembre 1970, le refus américain de procéder au lancement
du satellite européen de télécommunication Symphonie destiné à une
exploitation commerciale allait rendre le débat plus aigu. La France,
l’Allemagne et la Belgique voyaient à travers cette décision une mise de
l’Europe au défi de s’organiser de façon pleinement autonome. Une réponse
devait être pour ces trois pays de s’organiser avec l’objectif d’une politique
spatiale globale, incluant les lanceurs, les applications satellitaires et
le programme post-Apollo en coopération avec les Etats-Unis (8). Cette
organisation devrait prendre la forme d’une nouvelle structure qu’ils
fonderaient eux-mêmes si les pays intéressés ne les rejoignaient pas
avant la fin de l’année 1970. Parallèlement, les délégations des trois pays
à l’ESRO menaçaient de bloquer les budgets des programmes satellites
(8) Cette position « commune » représentait en réalité déjà un compromis, notamment sur la participation
européenne au programme post-Apollo. L’Allemagne notamment – soutenue en cela par l’Italie – misait sur
l’évolution des relations avec les Etats-Unis et jugeait le coût d’un lanceur européen injustifié. Les deux
pays misaient sur une participation à la navette spatiale (à travers le module Spacelab) pour acquérir les
compétences qui leur avaient fait défaut sur Europa. La France de son côté voyait les difficultés de la
négociation du lancement de Symphonie avec la NASA comme un argument majeur en faveur de son projet de
lanceur L3S, la future Ariane…
904
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
au-delà de 1971 s’il n’y avait pas d’accord sur cette vision de la politique
spatiale globale (9).
De fait, le nouveau ministre conservateur britannique Michael Heseltine
se faisait également l’écho de son gouvernement pour proposer de fusionner
l’ESRO et l’ELDO dans une seule agence qui absorberait les programmes
nationaux pour donner la préférence à des coopérations européennes
sous forme de programmes optionnels auxquels chaque pays serait libre
de participer ou non. Cette position levait la difficulté essentielle que
représentait le financement obligatoire en fonction du PIB. Le ministre
français Jean Charbonnel assura dans la foulée que la France était prête
à assurer la maîtrise d’œuvre et la majorité du financement d’un nouveau
lanceur Ariane et qu’elle pouvait envisager d’arrêter Europa-3 (10). Les
autres pays financeraient au moins 40% du nouveau programme et ils
auraient une priorité de lancement. En retour, la France participerait
minoritairement à Spacelab, le laboratoire habité proposé par les EtatsUnis. Ainsi se sont établies des règles implicites de partages de programmes
qui continuent aujourd’hui, dans un contexte différent, de caractériser les
différentes positions nationales.
Le programme Europa sera effectivement stoppé le 27 avril 1973 et
l’ELDO dissoute immédiatement. Une longue négociation commençait
alors, qui aboutira à la création de l’ESA.
La « solution » de l’ESA et la naissance d’Ariane
C’est lors de la Conférence spatiale européenne, convoquée le 31 juillet
1973 sous la pression de l’ultimatum américain pour la participation de
l’Europe au programme post-Apollo, qu’allait se décider la création de
l’Agence spatiale européenne.
Le succès de cette conférence fondatrice tient d’abord au compromis qui
a été trouvé entre les trois pays leaders de l’époque sur les programmes qui
allaient jusqu’à aujourd’hui, en plus du programme scientifique, constituer
le socle de la politique spatiale européenne : accès autonome à l’espace,
développement d’applications satellitaires et coopération internationale.
Chacun des trois pays tenait à être le leader d’un des piliers de ce socle : les
lanceurs pour la France avec le programme Ariane ; les télécommunications
pour le Royaume-Uni avec le satellite Marots ; la coopération avec les
Etats-Unis pour l’Allemagne avec le module de station habitée Spacelab.
Les petits pays avaient tout intérêt à ce que les trois leaders se mettent
d’accord pour entreprendre les trois grands programmes et c’est le Belge
Charles Hanin, qui présidait la conférence, qui réussit à convaincre de
l’intérêt commun d’un soutien mutuel au cheval de bataille de chacun (ce
qu’on appellera le « package deal »).
(9) La France menaçait même de sortir de l’ESRO en 1972 si ses exigences fondamentales ne faisaient
pas l’objet d’un compromis.
(10) Sur cette période, on consultera avec intérêt Dawinka laureyS , La Contribution de la Belgique à
l’aventure spatiale européenne, des origines à 1973, Editions Beauchesne, 2008, pp. 291-302 notamment.
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
905
La création de programmes optionnels s’est avérée essentielle pour
boucler l’accord entre tous les pays membres. Il apparaissait naturel à
tous que chaque pays décide librement de participer à chaque programme
et fixe le montant de sa contribution au financement. Contrairement au
fonctionnement de l’ESRO, conçue comme une organisation scientifique
avec un programme obligatoire voté pour trois ans, chaque pays s’engageait
dans le cas de l’ESA à financer les programmes auxquels il participait
jusqu’à terminaison, ce qui garantissait une visibilité à long terme sur les
engagements financiers de l’Agence.
Pour autant, la remise à plat du programme Europa nécessitait des
compétences techniques établies, aussi bien pour la conduite du programme
que pour sa mise en œuvre industrielle. L’ESA eut à négocier rapidement
un arrangement avec l’agence spatiale française, le CNES, qui menait les
programmes de lanceurs français depuis Diamant-B en 1967. Au terme
de cet accord, l’ESA garderait une équipe réduite de contrôle de projet
tandis que le CNES conduirait l’activité. Parallèlement, le regroupement
de l’industrie aéronautique française dans la société Aérospatiale en
1970 avait donné naissance à un nouvel acteur, dont la taille européenne
lui conférait naturellement le rôle d’architecte industriel. Le programme
technologique de base créé par l’ESA allait ainsi contribuer à soutenir
une politique industrielle en coordination avec les programmes nationaux,
en l’occurrence essentiellement français. Là encore, se mettait en place
une architecture programmatique et industrielle qui prévaudrait toujours
quarante ans plus tard !
Néanmoins, les oppositions de principe contre cette réorganisation sont
restées vives et ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, par exemple, la
notion de « préférence européenne » impliquant le lancement de satellites
européens par des lanceurs européens, soutenue par les Français, allait
à l’encontre de la conception britannique, qui prônait une concurrence
commerciale avec les Etats-Unis. Les lanceurs européens ne pourraient
donc jouir d’une garantie de marché qui avait pourtant été jugée nécessaire
depuis les difficultés d’Europa.
Une autre question d’importance résidait dans le financement de la base
de lancement. Le Centre spatial guyanais servait au programme français
Diamant et à Europa-2. Les moyens-sol développés pour Europa-2 furent
transférés au programme Ariane, tandis que la France demandait aux
pays membres de l’ESA une participation aux coûts de fonctionnement
du CSG pour Ariane en avril 1974. La plupart des Etats, à l’exception
du Royaume-Uni, ont affirmé leur accord de principe pour payer les
coûts marginaux de lancement d’Ariane et le maintien des installations.
Cependant, le nouveau gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing décidait
en 1974 de stopper tous les programmes nationaux opérés depuis le CSG
(Diamant, Véronique, ballons sonde) et proposait d’« européaniser la base
de lancement ». En d’autres termes, il s’agissait pour la France de proposer
aux pays participants de financer les coûts spécifiques au lanceur Ariane
906
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
en fonction de l’échelle de leur contribution et de financer les coûts non
spécifiques en fonction du PIB. Cette proposition bouleversait en fait les
engagements financiers qu’avaient pris les Etats, faisait soupçonner Paris
de vouloir faire payer à l’Europe l’arrêt de ses programmes nationaux et
mettait en danger la solidarité construite autour du « package deal ». La
France, qui posait l’accord sur le CSG comme une condition sine qua non
à la création de l’ESA, convint, lors de la Conférence spatiale européenne
de décembre 1974, qu’elle devait payer une partie substantielle des coûts
de la base de lancement. En retour elle gardait la propriété du CSG, dont
elle confiait la gestion au CNES, sous contrôle de l’ESA, laquelle devait
jouir d’un droit d’usage illimité et d’une priorité de lancement. Cet épisode
préfigurait là encore les relations toujours compliquées, qui ont depuis lors
régulièrement mis aux prises la France avec ses partenaires européens
sur le sujet de la gestion des ressources européennes destinées au site de
lancement et au soutien de la filière Ariane. Ce même sujet était de fait en
arrière-plan des controverses de 2014 sur le lanceur Ariane 6.
le
d i F F i c i l e c h e m i n v e r S u n S e rv i c e de l a nc e m e n t
e t l e d é pl o i e m e n t de S a ppl i cat i o n S
L’exploitation initiale d’Ariane
Malgré des doutes initiaux sur la compétitivité du lanceur Ariane face
à la navette spatiale américaine, notamment au sein du gouvernement
français, le bon déroulement de la phase de développement d’Ariane dans
les années 1970 conduisit les protagonistes à réfléchir à son exploitation
commerciale.
A l’origine, l’exécutif de l’Agence européenne envisageait de prendre
la responsabilité de l’achat des lanceurs une fois le programme Ariane
qualifié. L’ESA reprendrait ainsi la main sur le CNES, qui avait jusque-là
assuré la maîtrise d’œuvre d’un programme dont la France portait
les risques techniques et financiers. A l’issue d’une phase initiale de
développement, il s’agissait donc de redonner une dimension pleinement
européenne au programme. L’expérience de la NASA suggérait que l’ESA
devait être la seule agence en charge des lanceurs opérationnels. Toutefois,
dans le contexte européen, les Etats qui finançaient devaient assurer le
contrôle du programme. Tous les scénarios envisageables prévoyaient en
fait de laisser au CNES tout ou partie du contrôle sur le lanceur, seule la
forme institutionnelle de ce contrôle pouvant éventuellement faire l’objet
d’une répartition des tâches entre l’ESA et l’agence spatiale française. Une
décision de 1977 allait finalement instituer l’ESA dans une responsabilité
de production pour la phase de promotion, tandis qu’elle déléguerait ensuite
sa charge au CNES, qui devrait appliquer les procédures contractuelle de
l’ESA et prendre la responsabilité des opérations de lancement jusqu’à la
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
907
séparation des satellites. L’ESA prenait en charge de son côté les relations
avec les clients.
La création d’Arianespace : une décision peu collective
A ce stade, seule la question de la fixation des prix du lancement
restait posée et les débats entre l’Agence spatiale européenne et les Etats
membres restaient alors au point mort sur ce sujet. A nouveau, la pression
des événements extérieurs allait forcer la décision. En 1979, avec l’intérêt
d’Intelsat pour lancer un Intelsat-5 sur Ariane, une perspective de marché
de neuf à douze lancements en 1981-1983 devenait réalité. Le 10 juillet
1979, devant l’impossibilité de trouver un accord au sein de l’ESA, la
délégation française menée par le ministre de la Recherche Hubert Curien
proposait de confier la production des lanceurs à une société privée de
droit français. Une convention avec cette société (provisoirement appelée
Transpace) pourrait être établie pour une période de 10 ans renouvelable.
Cette société, comprenant le CNES et les sociétés ayant développé le
lanceur, ne devrait pas nécessiter d’apports de subventions en provenance
des Etats. Elle devrait en outre respecter l’organisation industrielle du
développement et donner la priorité de lancement à l’ESA et aux Etats
membres pour des lancements au prix négocié initialement par les Etats.
Un fonctionnement économiquement viable de Transpace nécessitait que
les Etats jouent le jeu de la préférence européenne, que les moyens et la
propriété intellectuelle du lanceur soient transférés et que les Etats paient
les coûts de fonctionnement et de maintenance du CSG, Transpace payant
une redevance de quelques pour cents par lancement.
Le Directeur général de l’ESA et certains Etats voulaient que la société
fonctionne dans un cadre strictement intergouvernemental, alors que la
France souhaitait une société purement commerciale opérant sur un marché
ouvert. En fait, la position dominante de la France (CNES et industrie)
dans la nouvelle architecture faisait craindre une dilution progressive de
la solidarité européenne. Pourtant, le point de vue français prévalut et
la société Arianespace vit le jour officiellement le 16 mars 1980, Ariane
devenant une activité opérationnelle de l’ESA selon les termes de l’article
5.2 de la Convention. La mission de la nouvelle société était de financer, de
produire, de vendre et d’opérer le lanceur après la phase de promotion. En
tant qu’Etat de lancement, la France assurait la responsabilité en cas de
dommage, Arianespace remboursant au maximum 400 millions de francs.
A côté du comité de direction composé du CNES et des huit industriels
principaux, six censeurs de l’ESA siégeaient sans droit de vote.
A nouveau, cette naissance forcée est un élément qu’il faut prendre
en compte dans les débats récurrents qui ont entouré le financement
d’Arianespace et le soutien à l’exploitation du lanceur au fil des années
jusqu’à aujourd’hui. Le même soupçon de domination française s’est
retrouvé de manière parfois explicite dans les crises de confiance récentes
dont Arianespace a été l’enjeu, notamment pour le financement par l’ESA
908
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
du programme dit de « soutien à l’exploitation », souvent perçu comme
opaque. Ces versements annuels ont expliqué en réalité pour une grande
part la défiance croissante de nombre d’Etats vis-à-vis de la viabilité du
secteur européen des lancements spatiaux dans les années récentes.
Ce bref retour sur l’histoire de la mise en place du secteur des lancements
en Europe montre bien toute la difficulté d’accords politiques de fond, y
compris dans un domaine qui demeure très symbolique et qui doit avant
tout faire figure de vitrine politique pour une construction régionale
intergouvernementale restée unique à ce jour. En réalité, les oppositions
de souveraineté, liées pour l’essentiel à des différends fondamentaux sur
les modèles de développements économiques et sociaux nationaux, ont
empêché de faire du secteur spatial européen un champ de plein accord
supranational, même s’il reste l’un des domaines de la politique commune
les moins controversés.
2014 : l a
qu e S t i o n d u no u v e au l a nc e u r e u r op é e n
arIane 6
La persistance des facteurs historiques de crise
La Conférence ministérielle de l’ESA du 2 décembre 2014 a mis un
terme aux difficiles tractations interétatiques qui ont caractérisé le
débat sur la succession d’Ariane 5 ces dernières années. L’investissement
fortement médiatisé de la Secrétaire d’Etat à la Recherche, Geneviève
Fioraso, dans la résolution de cette crise, en dit long sur la profondeur
des différends. En réalité, la crise qui a opposé les principaux pays
contributeurs (Allemagne, France et Italie) depuis environ cinq ans puise
directement ses racines dans la persistance des différences politiques
historiques rappelées ci-dessus. En l’occurrence, l’un des principaux points
d’achoppement concernait à nouveau la nécessité du maintien d’un soutien
financier permanent à l’exploitation du lanceur Ariane 5. Alors que les
Etats membres s’étaient résolus en 2005 à financer environ 200 millions
d’euros par an pendant cinq ans pour soutenir le lanceur, ce dernier devait
être compétitif et autofinancé à l’issue de cette période. Les demandes
constantes d’Arianespace de financements supplémentaires pour équilibrer
ses comptes n’étaient donc plus acceptables pour plusieurs Etats membres,
les conduisant à mettre en cause l’organisation générale du secteur des
lancements en Europe. Dans ce contexte, la décision prise à Naples en
2012 de réfléchir à un nouveau programme de lanceur Ariane 6 pour faire
face à une concurrence internationale accrue ne pouvait alors qu’exacerber
les tensions.
Cette phase de débats intenses a mis au jour la grande complexité d’un
secteur issu d’une phase de construction finalement incomplète, dispersé
géographiquement et induisant une dilution des responsabilités entre
l’ESA, les agences spatiales nationales (au premier rang desquelles le
CNES) et l’industrie. Les règles de retour géographique évoquées plus haut
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
909
ont conduit au fil des années à une multitude de niveaux contractuels et de
sites, qui peuvent être propriété de l’industrie ou des agences nationales.
De surcroît, la spécificité des équipements des lanceurs et l’étroitesse du
marché ont finalement laissé très peu de place à la création de sources
multiples permettant d’instaurer une véritable concurrence, laissant dans
la plupart des cas le maître d’œuvre sans pouvoir de négociation.
Ce diagnostic n’est pas difficile à établir, tant il dérive directement des
conditions historiques qui ont présidé à la mise en place de l’activité. Il
a d’ailleurs été posé une première fois en 2002, ce qui a conduit à une
première réorganisation de la maîtrise d’œuvre de la production d’Ariane 5,
qui était une condition mise par l’ESA au soutien à l’exploitation après
l’échec de fin 2002. Cette première étape amenait à concevoir la société
Arianespace comme une agence d’exploitation assurant la maîtrise d’œuvre
de la production d’Ariane, sa commercialisation et les opérations de
lancement. Elle était dotée d’une direction industrielle pilotant l’activité
de production, au sein de laquelle des responsables de différents Etats
membres étaient intégrés. Par ailleurs, le rôle d’autorité de conception
d’Ariane 5 jusque-là assuré en grande partie par les ingénieurs de la
direction des lanceurs du CNES était transféré au groupe européen EADS
pour la production d’Ariane 5ECA et pour les nouveaux développements.
Dans la pratique, cette réorganisation s’est en fait traduite par une
quasi-disparition de la direction industrielle d’Arianespace, dont l’activité
s’est concentrée essentiellement sur la commercialisation et les opérations
de lancement. Elle a ainsi conduit au renforcement du poids de l’industrie,
en s’accompagnant d’ailleurs d’un transfert d’un nombre important
d’ingénieurs de la direction des lanceurs du CNES chez le nouveau maître
d’œuvre industriel. Incidemment, les responsabilités opérationnelles
de management d’Arianespace allaient se trouver concentrées sur des
personnels français, la société y perdant in fine en grande partie son
identité d’agence d’exploitation européenne et concentrant les critiques sur
la mainmise supposée de la France et du CNES sur les lanceurs. Certes, le
deuxième actionnaire d’Arianespace était une société fortement intégrée au
niveau européen, EADS, qui détenait 32,53% des parts (après le CNES, avec
34,68%). Même si la part française d’EADS n’est que de 16% (le reste étant
détenu par les sociétés allemande, espagnole et néerlandaise du groupe),
la société restait vue par les partenaires comme française, renforçant ce
sentiment d’hégémonie de la France dans le secteur du lancement (11).
Parallèlement, au fil des années, les lanceurs ont incontestablement
perdu de leur caractère de moteurs de la construction européenne. Les Etats
membres sont apparus de plus en plus réticents à prendre la responsabilité
d’un processus industriel, au-delà de l’acquisition de technologies qui
(11) Alors même que l’histoire des lanceurs reste fortement liée aux missiles balistiques, la France
ne cachait d’ailleurs pas que les lanceurs civils contribuaient à maintenir les compétences des ingénieurs
travaillant aussi aux programmes militaires. En d’autres termes, la France demeurait suspectée d’utiliser les
programmes européens pour soutenir son programme de force de frappe.
910
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
a toujours été leur intérêt premier. Et, de fait, la survie du secteur doit
beaucoup au volontarisme de la France et du CNES, notamment lors de sa
phase de construction, ce qui n’a fait que renforcer la défiance de certains.
Enfin, alors que les Etats membres avaient toujours refusé l’européanisation
du CSG, qui nécessitait de leur part un engagement financier conséquent,
une partie d’entre eux met régulièrement en cause un rôle de la France
jugé trop important dans les opérations de lancement, ce qui serait la
source de coûts trop élevés.
Un nouveau contexte institutionnel européen qui ajoute
à la complexité
Alors que les agences spatiales nationales ont un rôle très limité dans les
lanceurs, seul le CNES détient une place centrale, essentiellement en raison
de ses compétences historiques et de son rôle d’autorité de certification
pour l’Etat de lancement. Il jouit ainsi d’une influence particulière mais
contestée. Le rôle de l’ESA est d’ailleurs lui-même régulièrement remis en
cause dès lors qu’elle doit s’impliquer dans la gestion d’une infrastructure
spatiale opérationnelle. Ce type d’activités n’est habituellement pas
considéré comme faisant partie de ses prérogatives en tant qu’agence
de recherche. En revanche, depuis le Traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne signé en 2007 (ou Traité de Lisbonne), de nouvelles
compétences spatiales sont attribuées à l’Union européenne qui en font
aujourd’hui un acteur potentiel ayant théoriquement un rôle à jouer dans
ces activités d’exploitation. C’est une nouveauté dont le secteur n’a pas
encore appréhendé la portée. Cette question est d’autant plus importante
que les règles de fonctionnement de la Commission et de l’ESA sont
fondamentalement différentes. Seul véritable facteur de nouveauté dans
le paysage historique de l’activité spatiale européenne, ce rôle plus grand
que pourrait jouer la Commission européenne dans un avenir proche a fait
l’objet d’intenses discussions entre cette institution et l’ESA et a ajouté aux
luttes d’influence qui ont marqué le secteur ces dernières années.
Le retour du thème de la « concurrence internationale »
L’évolution du marché mondial des services de lancement ces dernières
années a constitué un autre élément alimentant les discours de crise
récents. D’un point de vue comptable, la somme de toutes les capacités de
lancement existant dans le monde ou potentiellement disponibles pour le
marché commercial conduit à conclure à une surcapacité très importante.
Ce constat est d’ailleurs régulièrement invoqué pour mettre en question
la nécessité pour l’Europe d’investir dans un lanceur spatial. Cependant,
l’Europe jouit d’une position en pointe dans le domaine commercial
(avec environ la moitié des lancements commerciaux mondiaux opérés
annuellement par Arianespace), ce qui limite aussi régulièrement la portée
de l’argument.
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
911
Désormais, il est vrai que même les plus grandes nations spatiales
souhaitent amortir leurs investissements publics en favorisant la vente de
lanceurs privés sur le marché commercial, dont chacun espère l’expansion.
Cette tendance s’affirme de plus en plus avec la modernisation des
flottes de lanceurs qui sont maintenant directement conçues pour se
positionner sur ce marché. Cette stratégie est celle des Etats-Unis, de la
Russie, voire de la Chine désormais. Ce dernier cas est particulièrement
intéressant, dans la mesure où il fait même apparaître une nouvelle forme
de concurrence. Seul Etat soumis à un embargo total de la part des EtatsUnis pour le lancement de satellites occidentaux sous prétexte de risque
de dissémination de technologies pouvant améliorer les missiles balistiques
chinois, la Chine a depuis fait un effort considérable de développement
de sa production de lanceurs, qui se montrent désormais fiables et bon
marché. Elle utilise aujourd’hui ses nouvelles compétences pour faire des
offres globales (satellite, lancement, assurance, financement et formation,
voire contre paiement en nature) à de nombreux pays du Sud peu sujets
aux pressions américaines. Les lanceurs chinois captent ainsi environ 15%
du marché.
Il faut également mentionner le cas spécifique de la société américaine
Space-X, qui se présente comme révolutionnant la manière de produire
des lanceurs et qui est maintenant érigée en paradigme par de nombreux
acteurs et observateurs. Dirigée par un milliardaire de l’Internet, Elon
Musk, la nouvelle société a su tirer parti de conditions institutionnelles
devenues favorables aux Etats-Unis pour développer un lanceur de capacité
moyenne en réutilisant des technologies mises au point dans les années
1980. Prônant une organisation entièrement nouvelle, très intégrée, Elon
Musk s’affiche aujourd’hui comme le champion des lancements spatiaux à
bas coût. Si cette percée reste encore à confirmer, force est de constater
qu’elle est souvent invoquée comme le principal facteur de changement
contemporain pour le secteur mondial des lancements. En Europe, cette
nouvelle concurrence est devenue le thème principal de discussion entre les
Etats qui s’en sont saisi en 2014 pour justifier la remise à plat de la filière
et faire état de leurs divergences politiques.
la
d é c i S i o n de d é c e m b r e
2014 :
l ’ a F F i r m at i o n de S c o n S ta n t e S de l a c o n S t ru c t i o n e u r op é e n n e
Sujet de discussions animées jusque dans les dernières heures, la
décision de faire face à cette nouvelle concurrence en construisant une
nouvelle fusée, Ariane 6, a finalement été prise par les Etats membres
de l’ESA le 2 décembre 2014. Cet accord réactualise avant tout l’accord
politique fondateur d’une Europe spatiale qui s’est toujours bâtie sur une
tradition de compromis politiques, de « package deals ». En l’occurrence,
la décision de décembre 2014 préserve les intérêts industriels des grands
pays leaders (l’Allemagne, la France et l’Italie) en offrant à ces pays les
912
X AV IER PASCO ET BERNARD PL ANAS
retours industriels espérés. Elle ménage aussi les intérêts institutionnels et
privés, en favorisant la réorganisation de l’industrie et celle d’Arianespace,
au nom d’une plus grande efficacité d’ensemble. Enfin, elle pérennise
le compromis historique entre la France et l’Allemagne en échangeant
le soutien allemand pour un nouveau lanceur contre l’assurance d’une
participation française substantielle au programme de coopération avec les
Etats-Unis où l’Allemagne joue les premiers rôles.
Il est frappant de constater une forme de parallélisme des situations
vécues tout au long de la construction des lanceurs européens, depuis la
fondation de l’ELDO jusqu’à la phase de préparation des programmes qu’on
connaît aujourd’hui.
En premier lieu, l’histoire montre que l’accord politique fondamental
pour favoriser l’effort spatial européen, jamais remis en cause lors des
crises successives, constitue sans doute la base la plus stable et la plus
protectrice pour les engagements de long terme que ce secteur exige.
Cependant, un tel accord se décline au plus haut niveau politique sans
nécessairement impliquer le partage des objectifs d’une politique spatiale
européenne ou, en l’occurrence, d’une politique des lanceurs.
A cet égard et c’est le second point, l’ESA a fait office jusqu’ici de
structure d’interface entre les décisions politiques de haut niveau et leur
traduction aux niveaux nationaux. Née d’un schéma idéalisé à sa création,
l’ESA a ensuite évolué pour s’adapter aux contraintes politiques de ses pays
membres, montrant dès l’échec de l’ELDO qu’elle était un agent central de
la mise en œuvre d’une véritable politique publique spatiale européenne.
Il est clair que la résolution de la crise récente a encore renforcé ce statut
dans la relation difficile que l’agence spatiale entretient aujourd’hui avec
l’Union européenne.
L’héritage des phases antérieures, la vision politique qui les sous-tendait,
les structures de gouvernances et d’exploitation qui en sont l’héritage,
comme les buts des coopérations européenne et internationale ont été mis
en question au fil des derniers mois. Pour autant, une forme de tradition
européenne, fondée sur une stabilité politique sur le long terme, sur une
capacité d’adaptation aux changements de contexte (qu’ils soient de nature
politique, économique, européenne ou internationale) et finalement sur
un accord profond qui privilégie l’intérêt de mutualiser les ressources et
les dépenses au profit de chacun des acteurs et des Etats-membres, s’est
établie au fil des crises.
Ainsi, le contenu même des décisions prises en décembre dernier révèle
un niveau d’engagement inédit des différents acteurs, publics et privés,
qui ont mesuré les risques créés par des dissensions trop vives entre Etats
membres. L’ensemble des initiatives prises (avec par exemple une prise de
risque plus importante de l’industrie vis-à-vis des risques du marché et
la contrepartie d’un engagement historique des Etats membres pour une
véritable garantie d’achat européenne de lancements, qui avait été jusque-là
toujours combattue par quelques pays-clefs) a d’abord visé à reconstruire
LES L ANCEURS SPATI AUX EN EUROPE
913
un consensus autour d’une politique d’ensemble cohérente. La pérennité
de ces engagements respectifs reste bien sûr à confirmer. La réaction à
une crise éventuelle qui nécessiterait, par exemple, d’augmenter une
nouvelle fois le financement de la filière Ariane vis-à-vis d’une concurrence
internationale qui pourrait encore s’intensifier ferait ici office de test
convaincant. Le maintien, dans ce cas, de l’équilibre entre l’autonomie plus
large désormais accordée au secteur privé et la volonté de contrôle des
Etats via l’Agence spatiale européenne signerait également une plus grande
maturité du secteur.
En tout cas, les débats intra-européens qui ont entouré les décisions
prises sur le nouveau lanceur Ariane 6 peuvent déjà être considérés comme
un signe positif de cette maturité nouvelle. S’ils ne préservent pas l’Europe
de crises similaires à venir, ils ont au moins montré toute l’actualité des
débats fondateurs et des engagements politiques qui les sous-tendaient.
En définitive, cette capacité à tenir des débats techniques aux niveaux
politiques les plus élevés, véritable marque de fabrique de la construction
européenne depuis ses débuts, représente sans doute la meilleure garantie
de la solidité de l’effort européen à venir. Sa principale vertu dans le cas
présent est de rassurer sur la solidité des engagements communs dans des
situations de crise et d’assurer ainsi, faute de mieux, une forme de stabilité
indispensable à des programmes de lanceurs qui engagent tous les acteurs
concernés pour les décennies à venir.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES
DE L’EAU DOUCE :
LE RISQUE D’UNE FUITE EN AVANT
L es
vuLnéraBiLités d ’ une gestion de L ’ eau
centrée sur L ’ offre
pa r
a l e x a n d r e TAI T HE ( * )
Première source de tensions sociales et politiques liées à l’eau, la rareté
crée mécaniquement une concurrence entre les usages de la ressource aux
échelles internes et régionales et incite les acteurs des politiques de l’eau
à sécuriser quantitativement les volumes dont leurs sociétés et collectivités
dépendent, voire à les accroître. Car la pression sur les ressources augmente
partout dans le monde et concerne les eaux de surface et souterraines. Cela
est dû mécaniquement – même si ce lien à des limites – à l’augmentation
de la population mondiale (1) et des usages qui y affèrent (eau domestique
et agricole essentiellement). Dans le même temps, la consommation d’eau
par habitant est en hausse, car elle accompagne l’amélioration du niveau
de vie ou même le simple raccordement à des réseaux (eau potable ou
irrigation) (2). Cette hausse de la demande en eau est aggravée par la
diminution de la disponibilité des ressources dans la plupart des grands
bassins, que ce soit à cause d’une dégradation qualitative (pollution…) ou
quantitative (changement climatique, surexploitation d’aquifères).
Qu’il s’agisse de pénuries en eau, de pollutions de la ressource, mais
également de crues et d’inondations, les solutions aux crises récurrentes de
l’eau seraient-elles infrastructurelles et technologiques ?
Plusieurs facteurs renforcent une vision infrastructurelle à la fois de
la représentation de ce qu’est une crise de l’eau (3), et des solutions qui
découlent de cette perception. Le premier est l’influence majeure des
(*) Chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS, France).
(1) La population mondiale est passée de 1,6 à 7,244 milliards d’individus entre 1900 et 2014. Cf. United
Nations, State of the World Population 2014, United Nations Population Fund, 2014, 136 p., disponible sur le
site Internet www.unfpa.org/swop.
(2) Ainsi, les prélèvements et la consommation d’eau par habitant ont doublé dans le monde entre 1900 et
1995. Cf. William J. c oSgrove / Frank R. riJSberman (pour le Conseil mondial de l’eau), World Water Vision.
Making Water Everybody’s Business, Earthscan, Londres, 2000, p. 8.
(3) Le choix des indicateurs de crise est ainsi loin d’être anodin. L’expression d’un ratio ressource/
habitant (le « stress hydrique ») privilégiera des réponses quantitatives et de la gestion par l’offre. Le taux
d’utilisation des ressources en fonction du potentiel de prélèvement soulignera les carences infrastructurelles
d’un pays et les investissements, publics et privés, qui y sont nécessaires.
916
ALEX ANDRE TAITHE
ingénieurs dans les politiques de l’eau depuis la fin du XIXe siècle, des
médecins et ingénieurs hygiénistes chargés de l’approvisionnement en eau
potable des populations, aux planificateurs et bâtisseurs de transferts d’eau
et réseaux de canaux, que ce soit par exemple dans les Indes anglaises, en
Californie, au Mexique ou en France. Ensuite, les politiques de l’eau sont
encore guidées, voire décidées, par de grands corps d’ingénieurs dans de
nombreux pays. En Chine, le recours très fréquent à l’infrastructure lourde
(grands barrages, endiguement des fleuves, transferts massifs d’eau…)
résulte directement de la domination d’une conception technique et
centralisée sur la politique de l’eau, elle-même éclatée entre neuf ministères.
Cette vison « ingénieuriale » (4) de la crise de l’eau et de ses solutions a
été infléchie par plusieurs rapports internationaux (5) qui, publiés à
l’occasion des éditions du Forum mondial de l’eau, requalifient les défis de
l’eau en une crise de la gouvernance de la ressource. Paradoxalement, ce
questionnement sur la capacité à agir des acteurs des politiques de l’eau
renforce également les visions infrastructurelles de la gestion de l’eau.
En effet, les décideurs publics sont confrontés dans le domaine de l’eau à
des blocages insurpassables : la fonction sociale de l’agriculture (premier
secteur consommateur d’eau dans le monde), des blocages internes
(tensions interprovinciales, poids des grands propriétaires agricoles sur la
vie politique, les déséquilibres sociopolitiques dont un inégal partage de
l’eau est le reflet…). Dès lors, agir sur les demandes en eau, c’est-à-dire
contrôler et réduire les usages actuels, s’avère particulièrement complexe
et la gestion par l’offre (augmenter la disponibilité de l’eau) s’impose par
défaut.
Or le développement des techniques, technologies et infrastructures pour
augmenter la disponibilité physique de l’eau a été considérable depuis le
milieu du XXe siècle et cet essor réactualise l’enjeu de la place des visions
« ingénieuriales » dans les politiques de l’eau. Cependant, ce large éventail
de solutions infrastructurelles, lorsqu’il sert une vision de la gestion
de l’eau centrée à l’excès sur l’offre, induit de nouvelles vulnérabilités
techniques, de gouvernance et de développement.
(4) Sur la prédominance d’une vision ingénieuriale des politiques de l’eau dans de nombreux pays,
cf. par exemple : Arnaud b uchS, « Observer, caractériser et comprendre la pénurie en eau : une approche
institutionnaliste de l’évolution du mode d’usage de l’eau en Espagne et au Maroc », Thèse de doctorat,
Sciences économiques, Université de Grenoble, 2012, 551 p. ; Jean-Pierre l e bourhiS , « La publicisation des
eaux. Rationalité et politique dans la gestion de l’eau en France (1964-2003) », Thèse de doctorat, Science
politique, Université Panthéon-Sorbonne–Paris I, 2004, 530 p. ; Edith K auFFer, « Le Mexique et l’eau : de la
disponibilité naturelle aux différents types de rareté », Géocarrefour, vol. LXXXI, n° 1, 2006, pp. 61-71. Sur
les questions d’irrigation, cf. Marcel Kuper, « Des destins croisés : regards sur 30 ans de recherches en grande
hydraulique », Cah Agric, vol. XX, n° 8 1-2, janv.-avr. 2011, pp. 16-23.
(5) Cf. par exemple : Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau, L’Eau pour les hommes,
l’eau pour la vie, UNESCO Publishing, Paris, 2003, 576 p. ; Programme mondial pour l’évaluation des
ressources en eau, Water, a Shared Responsability. The United Nations World Water Development Report 2,
UNESCO Publishing, Paris, 2006, 584 p. ; Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau,
Managing Water under Uncertainty and Risk, UNESCO Publishing, Paris, 2012, 404 p.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
le
917
d é v e l oppe m e n t de S t e c h no l o g i e S
e t i n F r a S t ru c t u r e S de l ’ e au d o u c e
L’essor du dessalement
Le dessalement est régulièrement présenté comme une solution durable
à la crise de l’eau. Toutefois, les coûts financiers et énergétiques du
dessalement réservent les deux tiers de son usage à l’approvisionnement
en eau potable des populations (et 30% à l’industrie, à la production
énergétique). L’agriculture, pour des usages à forte valeur ajoutée comme
la culture de légumes, est accessoirement un destinataire potentiel (1% de
l’eau dessalée produite).
L’émergence du marché du dessalement date du milieu des années 1960.
Une technologie, la distillation, supplante alors les autres pour représenter
90% des installations à cette période. La distillation, qui consiste à
chauffer l’eau salée pour la transformer en vapeur, exige un investissement
énergétique massif. La vapeur est ensuite condensée pour obtenir de l’eau
douce. L’énergie doit donc être abondante et bon marché, ce qui explique
que 50% de l’eau dessalée dans le monde est encore produite dans les Etats
pétrolifères et gaziers du Moyen-Orient (6).
L’osmose inverse (OI) consiste à filtrer de l’eau salée, par l’exercice
d’une pression de plusieurs dizaines de bars, à travers des membranes
micro-perméables qui retiennent le sel, les micro-algues ou les bactéries,
mais laissent passer les molécules d’eau. 80% des usines de dessalement
aux Etats-Unis fonctionnent sur ce principe. Depuis l’apparition d’une
nouvelle génération de membranes en 1995, le coût de l’osmose inverse
est devenu inférieur à celui de la distillation. La technologie de l’OI, qui
constitue 20% des unités au début des années 1980, s’impose aujourd’hui,
devant les procédés de distillation. Plus de 60% de la capacité installée de
désalinisation s’opère ainsi par osmose inverse.
(6) A la distillation à détentes étagées (Multi-Stage Flash Distillation ou MSF) a succédé le procédé de
distillation à multiples effets (Multi-Effect distillation ou MED), plus économe, mais à l’origine réservé à des
volumes de production plus restreints.
918
ALEX ANDRE TAITHE
Tableau n° 1 : Capacité mondiale de dessalement (production installée)
Capacité installée
(en millions de m3/j)
Part de l’Osmose inverse
Part de la distillation
thermique (MSF et MED)
1997
2008 7
20128
2013
2016
2020
18
51
74.8
80,9
1259
55%
63%
70%
45%
31%
30%
La multiplication des capacités de production d’eau dessalée (d’un
facteur 3 entre 1990 et 2000, d’un facteur 2 entre 2000 et 2008, et
probablement encore d’un facteur 2 entre 2008 et 2016) confirme l’essor
de ce secteur. En 2013, plus de 17 000 installations avaient un potentiel de
production de 81 millions de m 3 par jour.
L’eau traitée par des unités de dessalement est pour près de 60% de l’eau
de mer (10), tandis que 21% proviennent d’eau saumâtre. Les technologies
employées servent en effet également à rendre potable de l’eau douce (de
surface ou souterraine) ou à recycler des eaux usées.
En fonction des degrés de salinité et des procédés appliqués, le prix d’un
mètre cube d’eau dessalée oscille entre 0,4 et 0,82 dollar pour l’osmose
inverse et entre 0,75 et 1,8 dollar pour la distillation (le procédé MED
conduit à un coût de production situé entre 0,75 et 0,85 dollar/m 3 ). Ces
prix, couramment relayés, ne différencient cependant pas le dessalement
d’eau de mer (entre 35 et 70 g de sel par litre d’eau), de celui d’eau
saumâtre (2 à 10 g/l de sel). L’osmose inverse, extrêmement performante
avec des eaux faiblement salées, peut se révéler, si le taux de sel est trop
important, soit inadaptée, soit d’un coût similaire à la distillation. Le prix
du dessalement d’eau saumâtre en osmose inverse varie ainsi entre 0,2 et
0,4 dollar/m 3. La désalinisation est devenue un complément de ressource
en eau plus compétitif que les transferts massifs d’eau. L’Espagne, pourtant
friande d’infrastructures hydrauliques, a par exemple renoncé à des
dérivations de l’Ebre pour construire 20 stations de désalinisation à la fin
des années 2000. Le projet de transfert Rhône-Catalogne, quel que soit son
dimensionnement technique, était également plus cher que le dessalement.
(7) Sources : Degrémont, Aquasat (FAO), Veolia, et infographie Le Monde (15 mai 2008).
(8) Au 30 juin 2012, IDA, 25th Desal Data. IDA Worldwide Desalting Plant Inventory, IDA.
(9) Prévision Degrémont (2014) et Suez Environnement/Degrémont, Desalination. The Sustainable
Alternative, Degrémont Water Treatment Handbook Factsheets, 2012, 4 p.
(10) Global Water Intelligence, Global Water Market 2014. Meeting the World’s Water and Wastewater Needs
Until 2018, vol. I, GWI, 2013, 425 p.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
919
Les coûts énergétiques sont nettement en faveur de l’osmose inverse.
Ainsi, la distillation par MSF nécessite au moins 12 kWh/m 3, celle par
MED (11) au moins 6.5 kWh/m 3 et l’osmose inverse, 4 kWh/m 3 – la
récupération d’une partie de la pression lors du rejet des saumures permet
de diviser ce coût énergétique par deux lorsque l’eau est initialement peu
salée. Cependant, le recours au dessalement à grande échelle fait croître
la demande en électricité pour l’eau de manière considérable, au point de
menacer la sécurité énergétique d’Etats ne disposant pas d’abondantes
réserves d’hydrocarbures. Le modèle de gestion par l’offre appliqué par
les pays du Golfe persique semble ainsi non transposable à d’autres aires
géographiques.
Graphique n° 1 : Capacité de dessalement installée en 2012
en millions de m3/jour (12)
La réutilisation des eaux usées
Dans un contexte de pression croissante sur la ressource disponible,
le recyclage des eaux usées après traitement, le plus souvent pour un
usage agricole, est l’une des sources complémentaires d’eau parmi les
plus prometteuses. Son bilan global (coût financier, énergie, impact sur
l’environnement) s’avère bien meilleur que les autres types d’eau non
conventionnelle (dessalement, réutilisation, aquifères fossiles…).
(11) Une meilleure efficience de l’usage de la vapeur et le recours à une basse pression pour diminuer la
température d’évaporation, pourraient permettre dans les prochaines années de réduire le coût énergétique
du procédé MED entre 1 et 1,8 kWh/m 3, soit moins que celui de l’osmose inverse. Cf. Anthony b ennett,
« 50th anniversary: desalination - 50 years of progress (Part. 2) », Filtration + Separation, 29 juil. 2013, disponible
à la page www.filtsep.com/view/33597/50th-anniversary-desalination-50-years-of-progress-part-2/.
(12) Sources : Degrémont, Aquasat (FAO) et Veolia, et infographie Le Monde (15 mai 2008).
920
ALEX ANDRE TAITHE
Le prix, tout d’abord, s’avère 2 à 3 fois inférieur à celui du dessalement.
Cela étend ainsi l’éventail des usagers potentiels : 60% de l’eau recyclée
est consommée par l’agriculture. La technologie la plus compétitive,
l’osmose inverse, rend également compatible le recyclage avec des
usages qualitativement exigeants, comme l’industrie (électronique) ou les
services aux particuliers (arrosage et, très rarement, l’eau de boisson).
Les pays industrialisés, même quand l’eau ne manque pas, peuvent être
amenés à avoir recours à cette technologie pour des préoccupations
environnementales et/ou d’opinion publique. Le recyclage peut ainsi
incarner une volonté politique de diminuer l’empreinte écologique d’une
collectivité. Pour les pays en développement, le « reuse » permet d’augmenter
la ressource effectivement disponible à un coût inférieur (d’installation et
de fonctionnement) à celui du dessalement, mais il implique la collecte et
l’assainissement minimum des eaux usées, ce qui est loin d’être le cas dans
les pays en développement, a fortiori en dehors des mégalopoles. De ce fait,
le recours au recyclage est anecdotique en Amérique latine et en Afrique
(hormis le Maghreb, l’Afrique du Sud et la Namibie).
Les volumes d’eau réutilisée sont en 2013 estimés à environ 60 millions
de m 3 par jour (13), mais le potentiel de volumes réutilisables est immense à
l’échelle globale : « Moins du tiers des eaux usées industrielles et domestiques
sont collectées et un peu moins de la moitié des eaux collectées sont traitées,
soit 160 milliards de m 3 . Au final, moins de 4% des eaux dépolluées sont
aujourd’hui réutilisées » (14).
Les transferts massifs d’eau
La disponibilité de l’eau pouvant déjà être très variable (dans l’espace
et selon les saisons) au sein d’un même Etat, de nombreux pays ont mis
en place d’importants transferts d’eau entre des bassins hydrographiques
distincts, reliant ainsi physiquement et symboliquement différentes parties
de leur territoire. La mise en place de tels transferts, exigeant le recours à
des infrastructures lourdes (réseaux de canaux ou canalisations, réservoirs
et barrages, stations de relevage) est particulièrement importante en Inde,
au Pakistan, en Chine ou encore dans le Sud méditerranéen, en Espagne,
en Israël, en Libye ou en Arabie saoudite.
La Chine a initié une vaste opération de transvasement de ressources du
Yangtsé vers le Nord, via trois canaux dont la construction et la montée en
capacité devraient s’étendre jusqu’en 2050. Les premiers canaux (oriental
et central) sont respectivement devenus opérationnels en 2013 et 2014 et
leurs prélèvements s’élèveraient à 20 km 3 (deux fois la Seine à Paris). Pour
autant, l’absence de solidarité entre provinces s’illustre fréquemment dans
le domaine de l’eau en Chine. Certaines d’entre elles, comme le Jiangsu,
(13) Global Water Intelligence 2013, op. cit.
(14) AFD, La Réutilisation des eaux usées traitées (REUT). Eléments de méthodologie pour l’instruction de
projets, AFD, 26 sept. 2011, 29 p.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
921
rechignent à assumer les coûts énergétiques (pompage) des transferts d’eau
vers le Nord. D’autres, plus en amont, souhaitent une meilleure répartition
des bénéfices entraînés par les barrages, car elles en subissent l’essentiel
des désagréments.
Sur le canal oriental, 14 stations de relevage ont été installées. Les
autorités chinoises minimisent (15) pourtant le coût énergétique de ce
transport d’au moins une dizaine de milliards de m 3 sur plus de 1 000 km.
Forages, puits, pompage : le recours croissant aux eaux
souterraines
Les eaux souterraines constituent une ressource primordiale
pour l’homme. Elles représentent dans le monde environ 50% des
prélèvements (16) pour l’eau potable et 20% de l’eau utilisée pour
l’irrigation. En Inde, 65% de la production agricole dépend de l’eau
souterraine et 85% de l’eau potable pour les grandes villes. En zones arides
et semi-arides, 60% des prélèvements pour l’irrigation proviendraient de
nappes souterraines (17).
Si le creusement de puits est utilisé comme source d’eau depuis plus
de 10 000 ans, la diffusion de millions de pompes et des techniques de
forage, y compris dans des aquifères profonds, a contribué à une hausse
massive des prélèvements dans les eaux souterraines depuis le milieu du
XXe siècle. En Inde, la petite irrigation par pompage s’est développée
grâce à l’accessibilité financière de petites pompes diesel depuis les années
1960. C’est aujourd’hui près de 19 millions de pompes (18), électriques ou
diesel essentiellement, qui assurent quotidiennement le principal appoint
d’eau pour l’irrigation, bien loin devant les eaux de surface.
Cette agriculture atomisée ne résulte pas d’une politique publique
volontariste. C’est bien l’absence de capacité des autorités indiennes à
proposer de solutions à la demande en eau des communautés d’irrigants
qui a conduit ces dernières à s’affranchir des autorités fédérées et centrales
en matière de politique de l’eau, en s’équipant de millions de pompes.
Autre type de nappes existantes, la nappe fossile (19) (ou aquifère à eau
non renouvelable) est une particularité à la fois géologique et climatique.
(15) Entretiens réalisés à Pékin, Shanghai et Wuhan en novembre 2013.
(16) Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau, L’Eau pour les hommes, l’eau pour la
vie, UNESCO Publishing, 2003, p. 78.
(17) Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau, Water, a Shared Responsability. The
United Nations World Water Development Report 2, UNESCO Publishing, Paris, 2006, p. 128.
(18) Tushaar Shah , Taming the Anarchy. Groundwater Governance in South Asia, RFF Press/IWMI,
Washington, 2009, 310 p.
(19) La Commission de terminologie du Comité national français des sciences hydrologiques en propose
la définition suivante : « Eau présente dans un aquifère depuis une très longue durée (de l’ordre de plusieurs
siècles au moins, plus généralement plusieurs millénaires ou dizaines de millénaires), entrée souvent sous des
conditions climatiques et morphologiques différentes des conditions actuelles, hors du jeu du cycle de l’eau
contemporain ». Dictionnaire français d’hydrologie (essentiellement rédigé par Jean Margat), accessible sur le
site Internet www.cig.ensmp. fr/~hubert/glu/indexdic.htm.
922
ALEX ANDRE TAITHE
Elle désigne en fait un renouvellement particulièrement lent de l’aquifère
(de plusieurs siècles à des dizaines de milliers d’années).
Dès lors, toute forme d’utilisation de ressources non renouvelables
devient par définition une surexploitation, car elle conduit à la disparition
progressive de ces nappes. L’eau n’est alors plus assimilée à une ressource
renouvelable, mais à une ressource minière et la nappe à un gisement – on
parle alors d’exploitation minière. Une quinzaine de systèmes aquifères
fossiles est actuellement exploitée, principalement en Afrique du Nord,
en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient (20). En Libye et en Arabie
saoudite, plus de 50% des demandes totales en eau sont couvertes par
les nappes souterraines. Certains forages atteignent 2 500 mètres de
profondeur en Arabie saoudite (région de Tawil) (21), conduisant à des
coûts énergétiques d’exploitation considérables.
Les barrages
De multiples buts guident la construction des grands barrages. Ces
derniers servent à régulariser le flux des fleuves, prévenant les risques
d’inondations et constituant des réserves d’eau pour l’irrigation pour la
saison sèche. Ces stocks bénéficient également aux usages domestiques et
industriels, et à la production d’hydroélectricité. Au-delà de ces objectifs
rationnels et des multiples inconvénients qu’il induit (évaporation, impacts
sociaux, sanitaires et environnementaux notamment), le grand barrage
nourrit l’imaginaire et la symbolique de l’action politique, synonyme tout
à la fois d’une nature dominée par l’homme et expression de la puissance
de l’Etat sur ses administrés. L’immense vague de construction de ces
infrastructures après la Seconde Guerre mondiale n’est ainsi pas étrangère
à l’affirmation d’une autonomie énergétique et alimentaire par des pays qui
venaient d’acquérir leur indépendance.
40 000 grands barrages (22) sur les 45 000 existants aujourd’hui ont
été construits après 1949. La Chine, qui n’en dénombrait que 22 avant
cette date, dispose désormais de 22 000 grands barrages, soit 45% du parc
mondial (23). L’Espagne, avec près de 1 200 constructions (569 en France),
compte le plus grand nombre de barrages par habitant et par km 2.
(20) Cf. Alexandre taithe / Franck galland / Bruno tertraiS , Les Frontières invisibles de l’eau.
Géopolitique des eaux souterraines transfrontalières, Technip/Ophrys, Paris, 2015.
(21) Ministry of Water and Electricity (Kingdom of Saudi Arabia), Investigations for Updating the
Groundwater Mathematical Model(s) of the Saq and Overlying Aquifers, mars 2008, 128 p., disponible sur le
site Internet www.scribd.com/doc/16845648/Saq-Aquifer-Saudi-Arabia-2008.
(22) La Commission mondiale des barrages qualifie de « grand barrage » une construction dont la hauteur
est supérieure à 15 mètres ou si elle est comprise entre 5 et 15 mètres, avec un réservoir d’une capacité d’au
moins 5 millions de m3.
(23) World Commission on Dams, Dams and Development. A New Framework for Decision-Making,
Earthscan, Londres, 2000, 404 p.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
de
923
no u v e l l e S v u l n é r a b i l i t é S i n h é r e n t e S
a de S a ppr o c h e S e xc e S S i v e m e n t t e c h no l o g i qu e S
e t i n F r a S t ru c t u r e l l e S de l a g e S t i o n de l ’ e au
Une vulnérabilité à la sécurité énergétique d’Etats ?
Hormis les barrages, les solutions (cf. supra) visant à augmenter
la disponibilité de l’eau ont pour point commun d’être fortement
consommatrices en énergie, au risque de créer de profondes vulnérabilités
techniques, de gouvernance et de développement.
Les coûts énergétiques croissants de la mobilisation de l’eau agricole
et domestique représentent déjà un risque pour la sécurité énergétique de
plusieurs dizaines d’Etats dans le monde, qui peuvent se répertorier selon
deux profils.
La petite irrigation par pompage en Asie du Sud : une gestion lacunaire de
la demande en eau compensée par une gestion de l’offre atomisée
Une première catégorie englobe des pays ou régions où la petite irrigation
par pompage dans les systèmes aquifères est abondante, à l’image de
l’Asie du Sud ou des provinces du nord-est de la Chine. Les gigantesques
coupures d’électricité des 30 et 31 juillet 2012 dans la moitié nord de l’Inde
illustrent l’intensité du lien entre la mobilisation de l’eau souterraine et la
consommation d’énergie et la manière dont les gouvernements locaux et
nationaux ont accompagné à l’excès la transformation des zones rurales
par la petite irrigation par pompage.
En juin et juillet 2012 en Inde, après le semis du riz, les pluies de
mousson sont particulièrement basses dans le Pendjab, l’Haryana et
l’Uttar Pradesh. Les gouvernements de ces trois Etats fédérés, élus
six mois à un an auparavant, cèdent sous la pression des irrigants. Ils
autorisent ces derniers à dépasser leurs quotas d’électricité (6 à 8 heures
par jour) dédiés au pompage des eaux souterraines, à l’encontre des
recommandations du régulateur central de l’électricité. Cet appel de charge
de plusieurs millions de pompes, hors allocations planifiées d’électricité,
conduit alors à l’effondrement en chaîne des réseaux. Le 31 juillet 2012,
670 millions de personnes dans la moitié nord et nord-est de l’Inde sont
privées d’électricité (24) pendant près de 18 heures… Si la vétusté du
réseau électrique, une sous-production électrique chronique et un pic de
consommation en électricité à cause des fortes chaleurs (climatisation)
expliquent également la brutalité de ce gigantesque black out, ce dernier
découle directement de prélèvements en eau souterraine pour un usage
d’irrigation dans les trois Etats précités.
L’essor du pompage dans les eaux souterraines en Inde a créé une
révolution qui a plusieurs visages. Il a permis de s’affranchir de la
(24) Note de la Mission économique de l’ambassade de France à Dehli, 2 août 2012.
924
ALEX ANDRE TAITHE
disponibilité saisonnière et aléatoire de l’eau de surface et de cultiver des
champs toute l’année (plusieurs récoltes). Cette autonomie à l’égard des
réseaux de canaux d’eau de surface est devenue économique, politique et
sociale. Economique car la petite irrigation villageoise a apporté un moyen
de subsistance beaucoup plus régulier et parfois même une aisance relative
aux fermiers. Autonomie politique et sociale également vis-à-vis de ceux
qui contrôlent les canaux, qu’il s’agisse de grands propriétaires terriens ou
d’autorités administratives (corruption, influence des castes...).
Le corollaire négatif de cette indépendance nouvelle conquise par
les petits irrigants est qu’il n’y a pas de levier d’action pour gérer plus
globalement les prélèvements dans les aquifères et les coûts énergétiques
qui y affèrent… L’échelle de l’action publique devient tout au plus
celle des communautés d’irrigants, à convaincre – ou à contraindre –
individuellement.
Dans six Etats indiens, la part d’électricité pour l’irrigation par
pompage dans les eaux souterraines oscille de ce fait entre 35% et 45%
des consommations totales (Andhra Pradesh, Gujarat, Karnataka, Uttar
Pradesh, Pendjab et Haryana) (25) ! En prenant en compte les autres Etats
de l’Union indienne où les pompes fonctionnent majoritairement au diesel,
8,9% de l’énergie primaire et 30,5% de l’électricité seraient consommées
à l’échelle nationale pour la mobilisation – et la production – de l’eau
douce (26).
Cette situation résulte tout d’abord d’une gestion de l’offre en eau
inadaptée aux besoins des zones rurales et agricoles de l’Inde, qui
s’appuyait sur un large réseau de canaux d’eau de surface, développé sous
l’ère britannique. Ces coûts énergétiques colossaux de l’irrigation sont
aussi la conséquence d’une incapacité institutionnelle à gérer les demandes
en eau, c’est-à-dire en l’occurrence à réguler et contrôler les prélèvements
dans les eaux souterraines.
Les politiques à grande échelle de gestion de l’eau par l’offre exacerbent
les coûts énergétiques
La seconde catégorie illustrant l’importance des besoins en énergie
pour mobiliser et produire de l’eau recoupe les Etats qui ont recours
massivement à des ressources en eau non conventionnelles (dessalement,
réutilisation, exploitation d’eau souterraine fossile…) et à des transferts
interbassins massifs.
Pour l’agriculture, les prélèvements, les transferts et l’irrigation
elle-même nécessitent par exemple en moyenne 1 kWh/m 3. Et cette
(25) Asia Society, Asia’s Next Challenge: Securing the Region’s Water Future, Leadership Group on Water
Security in Asia, avr. 2009, 59 p.
(26) X. gooSSenS / J.-F. bonnet , « Etude de la matrice des interactions eau-énergie », in Commissariat
général du plan, Penser l’avenir pour agir aujourd’hui, Rapport 2001 du Club « Energie, prospective et débats »,
Paris, juin 2001, tome 2, pp. 789-897 ; S. cai / A. ayong -le -Kama / J.-F. b onnet , « Hydroelectricity and energywater nexus », World Energy Congress, Sydney, sept. 2004.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
925
consommation en énergie augmente si le pompage a lieu dans des eaux
souterraines, si l’eau a besoin d’être surélevée pour son transport et si
l’irrigation a lieu par canaux pressurisés, trois contraintes qu’on retrouve
dans la récente extension des surfaces irriguées en Egypte via le canal de
Touchka, à l’ouest du Nil. Des projets de ce type, en théorie performants
sur le plan de l’efficience hydrique, entraînent en revanche une dépense
énergétique supérieure à celles d’infrastructures d’irrigation plus classiques.
La réutilisation des eaux usées, plutôt destinée à l’agriculture, entraîne
de la même manière un surcoût énergétique de l’ordre de 1 kWh/m 3 (à
comparer, pour mémoire, aux coûts énergétiques du dessalement d’eau
saumâtre, d’1,5 kWh/m 3, et d’eau de mer, au mieux entre 2 et 4 kWh/m 3
pour l’osmose inverse). La réutilisation présente ainsi un bilan énergétique
plus compétitif que les transferts d’eau sur une distance supérieure (27) à
60 km (hors dénivelé très favorable).
Ces ordres de grandeur ayant été donnés, la mobilisation et la production
de l’eau (28) dans l’espace méditerranéen sont estimées à 0,4 kWh/m 3
en France et à 1,5 kwh/m 3 en Israël (qui a recours au dessalement, à la
réutilisation, à des transferts longue distance). Du fait du développement
du dessalement en particulier (que ce soit à partir de l’eau de mer ou de
l’eau saumâtre), le besoin énergétique par m 3 d’eau produit dans les pays
du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM) devrait passer de 0,2-0,4 kWh
en 2000 à 1 kWh en 2025, contre respectivement 0,4 à 0,7 kWh/m3 dans
les pays du nord de la Méditerranée (PNM) (29).
Ainsi, dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée, qui mettent
en œuvre l’ensemble de ces solutions techniques, la seule demande en
électricité pour la mobilisation et la production d’eau douce en 2025,
pourrait représenter 20% des consommations totales en électricité (30),
contre environ 10% aujourd’hui. Ces considérations sont à replacer dans
un contexte de tensions énergétiques internes à la plupart de ces pays,
où l’électricité constitue un levier essentiel du développement économique
dans tous les secteurs d’activité.
Certains Etats, qui disposent d’une énergie abondante et à bas coût,
recourent massivement à de l’eau non conventionnelle. L’Arabie saoudite
est par exemple le premier producteur mondial d’eau dessalée et dispose
également de la plus grande capacité de production. Comme l’indiquait le
(27) Gaëlle thivet, « Eau/énergie, Energie/eau et changement climatique en Méditerranée », in Plan Bleu,
Changement climatique et énergie en Méditerranée, juil. 2008, pp. 10-19, disponible sur le site Internet www.
planbleu.org/.
(28) Ibid.
(29) Plan bleu, « Des stratégies de gestion intégrée des ressources en eau et en énergie pour faire face au
changement climatique », Les Notes du Plan bleu, n° 9, nov. 2008, 4 p., disponible sur le site Internet www.
planbleu.org/.
(30) Intervention de Mohammed blinda , « Improving water and energy use efficiency in the
Mediterranean », in Eco-Cities Forum, Eco-Cities of the Mediterranean, UNIDO, 2011, 30 p.
926
ALEX ANDRE TAITHE
prince Turki Saud Mohammed al Saoud (31), vice-président de KAUST (32),
lors de l’Abu Dhabi International Water Summit de janvier 2013, la Saline
Water Corporation saoudienne a besoin de l’équivalent de 350 000 barils de
pétrole par jour pour le dessalement, qui lui sont de plus vendus à un prix
bien en deçà de ceux du marché international (il est question d’une division
par près de 100 !), ce qui représente un manque à gagner important pour
l’Etat saoudien.
Gérer exclusivement l’offre en eau au détriment d’actions sur la
demande : une vulnérabilité aux pénuries paradoxalement accrue
L’écueil pour un Etat ou un dirigeant politique consiste à privilégier à
l’extrême la gestion de l’offre, en cherchant à sécuriser quantitativement
ses usages actuels ou à augmenter la ressource mobilisable (eau souterraine
renouvelable ou fossile, recours massif au dessalement, recharge artificielle,
transferts massifs interbassins). Cela fait dépendre les sociétés humaines
de toujours plus d’eau, sans que cela ne soit accompagné de réflexions sur
les demandes, usages et arbitrages actuels. Des lectures trop mécaniques
des crises de l’eau, excessivement centrées sur des ratios entre disponibilité
de la ressource et population, conduisent alors logiquement à des solutions
quantitatives, basées sur l’offre.
Sans gestion de la demande, le recours à cet éventail de solutions
infrastructurelles et technologiques augmente la vulnérabilité des Etats
aux pénuries d’eau. En particulier, l’usage massif d’eau fossile ou d’eau
dessalée donne l’illusion d’une disponibilité en eau plus abondante
qu’elle ne l’est en réalité (les ressources renouvelables). Cela amplifie
les dépendances à des quantités d’eau toujours croissantes, dans un
contexte de raréfaction régionale de la ressource (désertification naturelle,
changements climatiques). Qu’adviendra-t-il par exemple de l’agriculture
saoudienne ou jordanienne dans les vingt ou trente prochaines années, très
dépendantes d’aquifères fossiles dont la durée d’exploitation est incertaine
à ces horizons ? Quel sera l’impact sur la stabilité politique et sociale de
ces pays ?
L’approvisionnement en eau potable de la plupart des Etats du MoyenOrient riches en hydrocarbures est, de plus exposé, à des risques physiques
sur les installations. Une marée noire dans le Golfe persique compromettrait
gravement le fonctionnement des centrales de dessalement sur le littoral,
dont dépendent par exemple Ryad, Abou Dhabi et Dubaï. Le sabotage des
canalisations (plus de 400 km) reliant la capitale saoudienne à ce réseau
d’unités de dessalement aurait également de graves conséquences. En effet,
l’approvisionnement en eau potable est presque à flux tendus dans ces
pays, faute de capacités de stockage : le Qatar et Bahreïn disposent de
(31) Cité par Franck galland in Alexandre taithe / Franck galland / Bruno tertraiS , op. cit.
(32) King Abdulaziz University for Science and Technology.
INFRASTRUCTURES ET TECHNOLOGIES DE L’EAU DOUCE
927
deux jours de réserve d’eau, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite de
trois et le Koweït de cinq (33).
Face à ces vulnérabilités, une vision stratégique des eaux souterraines se
développe actuellement dans le Golfe persique, à l’image des pratiques du
Qatar ou des Emirats arabes unis. Pour renforcer leur sécurité hydrique,
des aquifères sont rechargés artificiellement avec de l’eau dessalée. Ces
aquifères deviennent ainsi la pierre angulaire du « stockage stratégique »
de ces pays. Si la recharge artificielle est appelée à se développer, cette
vision de la sécurité hydrique demeurera probablement circonscrite
au Golfe persique, tant elle dépend de conditions régionales (contexte
hydrologique caractérisé par l’extrême rareté des ressources renouvelables,
coût financier et technologique pouvant être absorbé par le produit de la
vente des hydrocarbures…).
Dans certains cas, la grande hydraulique provoque des crises de
l’eau, qu’on va tenter de résoudre par la construction de nouvelles
infrastructures… Le cas le plus emblématique est le projet de canal devant
relier la mer Rouge à la mer Morte. Cette dernière a en effet perdu le tiers
de sa superficie depuis cinquante ans et est menacée de disparition. Or cette
baisse de niveau est directement liée au transfert d’eau, principalement à
des fins d’irrigation, depuis le lac de Tibériade jusqu’au désert du Néguev
par le Grand Aqueduc national israélien, opérationnel en 1964. Le Jourdain,
source essentielle de la mer Morte, peut ainsi être traversé à pied dans sa
basse vallée. Plutôt que d’agir sur la cause directe de l’assèchement de la
mer Morte, c’est-à-dire les usages agricoles israéliens du Jourdain, Israël
souhaite la construction d’un nouveau transfert d’eau depuis la mer Rouge
pour recharger la mer Morte. Le projet, soutenu par la Jordanie et dans
une moindre mesure par l’Autorité palestinienne, a fait l’objet d’un accord
formel en décembre 2013. Ce canal illustre tout d’abord la difficulté de
réformer le secteur agricole israélien, dont le poids symbolique (figure du
colon gagnant des terres sur le désert) est bien supérieur à sa contribution
au produit intérieur brut. Il est ensuite l’exemple des logiques d’action
des organisations internationales, à l’image de la Banque mondiale,
qui soutiennent ce projet non pas pour sa pertinence (coût colossal de
10 milliards de dollars, questionnement éthique, nombreux impacts
environnementaux…), mais parce qu’il fait agir ensemble plusieurs Etats ou
Autorités dont les rapports sont conflictuels.
Le dernier exemple de vulnérabilités provenant de l’usage de technologies
récentes dans le secteur de l’eau consiste dans les cyber-attaques. En effet,
(33) Asam almulla / Ahmad h amad / Mohamed g adalla , « Aquifer storage and recovery (ASR ): a
strategic cost-effective facility to balance water production and demand for Sharjah », Desalination, n° 174,
2005, pp. 193-204 ; Mohamed A. daWoud, « Strategic water reserve: new approach for old concept », in GCC
Countries, 2008, 7 p., article présenté en 2008 sur la plate-forme éléectronique de préparation du 5 e Forum
mondial de l’eau portal.worldwaterforum5.org/wwf5/en-us/worldregions/MENA%20Arab%20region/
Consultation %20Library/Strategic%20Groundwater%20Reserve.pdf.
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ALEX ANDRE TAITHE
l’informatique industrielle gérée à distance (SCADA (34)) est désormais
présente à tous les stades possibles de la chaîne « eau » (35) : prélèvement
de surface, barrage, forage, transfert longue distance de la ressource,
potabilisation, dessalement, contrôle des inondations, retraitement
et assainissement, réutilisation des eaux usées, comptage… Dans un
contexte de risque d’attentats plus tangibles, des cyber-attaques et cyberintrusions visant des systèmes SCADA peuvent menacer la continuité
de l’approvisionnement en eau potable de grandes collectivités. Bien
qu’aucune cyber-attaque n’ait jusqu’à présent affecté une infrastructure
d’importance vitale reposant sur un SCADA au point de mettre en péril
des vies humaines, un certain nombre d’attaques sur des SCADA ont été
menées ces dernières années, à l’instar de la société saoudienne Aramco
en 2012, qui fut victime d’une attaque informatique de grande ampleur,
rendant indisponibles 30 000 postes de travail.
**
*
Le recours à des solutions essentiellement infrastructurelles aux crises
de l’eau s’impose le plus souvent par défaut, pour pallier des carences de
gouvernance de la ressource (36). Si les technologies de l’eau et l’ingénierie
font à l’évidence partie des solutions, elles n’ont pas de légitimité
propre. En ce sens, le fait qu’un projet soit techniquement réalisable et
économiquement rentable n’en fait pas pour autant un « bon » projet.
Les choix d’ordre technique et opérationnel (37) ne s’affranchissent pas
de la détermination de « règles de choix collectifs » (38) qui découlent de
l’accord des différents groupes sociaux concernés pour la gestion d’une
ressource. Le décideur politique est alors confronté à un défi démesuré,
qui consiste ni plus ni moins à rebâtir un intérêt commun à l’échelle d’une
société politique, qu’il s’agisse de municipalités, de provinces, d’Etats ou
de bassins internationaux. L’enjeu réside ainsi dans le renforcement des
instruments de la gouvernance de la ressource et de la légitimité des
acteurs des politiques de l’eau.
(34) SCADA : système de contrôle et d’acquisition de données (Supervisory Control And Data Acquisition).
Système de télégestion, permettant le contrôle à distance d’installations techniques et industrielles.
(35) Par chaîne « Eau », il faut entendre la production d’eau potable, l’assainissement, mais aussi la
mobilisation de l’eau douce (prélèvement, transport, stockage) pour les usages énergétiques, agricoles et
domestiques (par exemple des barrages ou des systèmes de canaux d’irrigation télé-gérés).
(36) Cf. International Journal of Water Governance, vol. II, n° 02-03, sept. 2014.
(37) Cf. Philippe lavigne d elville , « Mise en perspective », in Sarah b otton (dir.), Les Multinationales de
l’eau et les marchés du sud : pourquoi Suez a-t-elle quitté Buenos Aires et La Paz ?, Gret, 2007, 84 p.
(38) Elinor o Strom, « Constituting social capital and collective action », in Robert K eohane / Elinor
oStrom (dir.), Local Commons and Global Interdependence, Heterogeneity and Cooperation in Two Domains,
Sage Publications, Londres, 1995, pp. 125-160.