Le principe de confiance mutuelle : une utopie malheureuse ?
Par Cecilia Rizcallah
Aspirante auprès du Fonds national de la recherche scientifique
(Université libre de Bruxelles – Université Saint-Louis Bruxelles). 1
Version Working Paper – Accepté pour publication dans la Revue trimestrielle des droits de
l’homme (2019)
Introduction
« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le monde de l’utopie n’y figure pas »,
considérait Oscar Wilde. Pour l’inventeur du mot, Thomas More, l’utopie désigne un monde
idéal, qui demeure néanmoins accessible2. Dans la carte du droit de l’Union que tracent les
traités, l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (ci-après T.U.E.) symbolise sans doute
pareil « idéal accessible » à l’échelle européenne. Selon cette disposition, « l'Union est fondée
sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État
de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes
appartenant à des minorités » et « ces valeurs sont communes aux États membres dans une
société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la
solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes »3.
Le partage et le respect de ces valeurs par l’ensemble des États membres s’apparentent, en
effet, davantage à un horizon politique vers lequel tend la construction européenne qu’à un
acquis établi et définitif dont elle peut hic et nunc se prévaloir4. Force est au demeurant de
constater que cet horizon se dérobe désormais peu à peu au rythme des évènements récents
qui témoignent du délitement croissant des valeurs fondatrices de l’Union européenne. Nul
n’ignore, en effet, que l’Union européenne est actuellement en proie à une « crise des
valeurs »5, qui révèle des divisions profondes parmi les États membres quant au sens de
l’intégration européenne et des valeurs qui la fondent6 et, en particulier, à celle de l’État de
droit7. Cette crise ne fait que s’intensifier, entre autres, depuis l’accès au pouvoir du parti
Fidesz en Hongrie en 2010, suivi par celle du PiS en Pologne en 20158. Son point d’orgue a
1
L’auteur remercie vivement le Pr. S. Van Drooghenbroeck, L. Triaille, A. De Spiegeleir et G. Haumont pour
leur relecture et suggestions.
2
Th. MORE, L’Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement, Paris, Flammarion, 2017.
3
Pour un examen récent de cette disposition, voy. l’étude de R. BARATTA, « La “communauté de valeurs” dans
l’ordre juridique de l’Union européene», Rev. aff. eur., 2018, pp. 81 – 91.
4
T. TRIDIMAS remarque en ce sens que « whether such idealism will survive the test of time remains to be seen »
(General Principle of EU Law, 2e édition, Oxford, OUP, 2005, p. 16); T. KONSTADINIDES qualifie, lui, le respect
de l’Etat de droit dans l’Union de « fausse prémisse » (The rule of law in the European Union: the internal
dimension, Oxford ; Portland, Oregon, Hart Publishing, 2017, p. 22).
5
La notion de « crise des valeurs » fait référence aux nombreux évènements récents qui témoignent d’une mise à
mal des valeurs fondatrices de l’Union par un nombre croissant d’Etats membres. Voy., à ce propos, notamment,
M. WAELBROECK et P. OLIVER, « La crise de l’État de droit dans l’Union européenne : que faire ? », Cah. dr.
eur., 2017, pp. 299 342; A. VON BOGDANDY et P. SONNEVEND (dir.), Constitutional crisis in the European
constitutional area: theory, law and politics in Hungary and Romania, Oxford, Hart Publishing, 2015; D.
KOCHENOV, « Europe’s Crisis of Values », Revista Catalana de Dret Públic, 2014, no 48, pp. 106–118.
6
M. WAELBROECK et P. OLIVER, op. cit., p. 300.
7
A. BAILLEUX et C. RIZCALLAH, « Les droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne »,
J.D.E., 2018, à paraître.
8
M. WAELBROECK et P. OLIVER, op. cit., p. 300.
1
certainement été atteint lors de l’activation, pour la première fois de son histoire, de la
procédure de l’article 7.1. du T.U.E visant à faire constater par le Conseil l’existence d’un
risque de violation grave des valeurs de l’article 2 du T.U.E. à l’encontre de la Pologne9 par la
Commission d’abord, et à l’encontre de la Hongrie par le Parlement européen10 ensuite.
Dans ce contexte, il y a lieu de s’interroger sur certains postulats de l’intégration européenne
et des conséquences qui en découlent.
Selon la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « Cour de justice ») le respect des
valeurs de l’Union par les États membres constitue un présupposé de l’intégration
européenne. A ses yeux, en effet, la construction juridique de l’Union européenne repose sur
la « prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres
États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes
sur lesquelles l’Union est fondée »11. C’est sur cette base qu’elle fonde le principe de
confiance mutuelle entre États membres12. Ce principe, « d’importance fondamentale »13 en
droit de l’Union, constitue un outil d’intégration en droit de l’Union européenne et, en
particulier, dans le domaine de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Il permet, en effet,
l’atténuation, voire la suppression, des frontières juridiques dans l’espace européen sans, pour
autant, faire disparaître les structures étatiques nationales et leurs singularités. Parce que les
États membres peuvent se faire confiance en raison de l’existence d’une communauté de
valeurs, ils peuvent coopérer de manière renforcée et, ce, malgré les disparités substantielles
et procédurales de leurs systèmes juridiques.
En dépit des remises en cause de plus en plus fréquentes et flagrantes des valeurs fondatrices
de l’Union européenne, la Cour de justice maintient l’obligation de confiance mutuelle. Le
choix de l’oxymore « utopie malheureuse » pour entamer notre réflexion sur le principe
confiance mutuelle part de ce constat. Un tel maintien nous semble, en effet, menacer l’idéal
axiologique européen.
Nous entamerons cette contribution par une analyse du principe de confiance mutuelle et du
lien qui l’unit avec les valeurs fondatrices de l’Union (I). Nous examinerons ensuite la tension
qui existe entre le principe de confiance mutuelle et ces valeurs (II). Finalement, nous
examinerons les difficultés qu’induit la préséance du principe de confiance mutuelle sur
l’impératif de protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne (III).
I.
Confiance mutuelle et valeurs : une relation circulaire au service
de l’intégration
La notion de confiance mutuelle entre États membres est apparue, dans le langage juridique
européen, à la fin des années soixante, en droit du marché intérieur. Initialement, elle fut
sollicitée afin de justifier une « présomption de régularité » de certificats de moralité dans le
9
Proposition de décision du Conseil relative à la constatation d'un risque clair de violation grave, par la
République de Pologne, de l'état de droit, COM(2017) 835 final.
10
Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2018 relatif à une proposition invitant le Conseil à
constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque
clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (2017/2131(INL)), P8_TAPROV(2018)0340.
11
C.J.U.E., avis 2/13 du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 191.
12
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 168.
13
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
2
cadre de la reconnaissance mutuelle des qualifications pour certaines professions
réglementées14 et de documents nationaux attestant la salubrité de marchandises circulant au
sein du marché intérieur15.
Le concept de confiance mutuelle fut ensuite introduit dans le champ de l’espace de liberté, de
sécurité et de justice. Il y est présenté comme constituant un principe qui sous-tend un certain
nombre d’instruments de coopération en matière judiciaire civile16 et en matière pénale17,
ainsi que, à certains égards, le régime européen commun d’asile18. Si ce principe emporte, ici
comme dans le marché intérieur, une présomption d’admissibilité des solutions qui se
dégagent des ordres juridiques nationaux, il y concerne des questions plus délicates relevant
de l’administration générale de la justice et de la protection des droits fondamentaux.
Nonobstant son succès – qui lui vaut d’ailleurs le qualificatif de « buzzword »19 – , le principe
de confiance mutuelle est absent des traités20 et ce n’est que récemment que sa définition fut
partiellement esquissée par la Cour de justice. Sa portée exacte ainsi que les limites qui lui
14
Voy. par ex., les propositions de directives fixant les modalités de la réalisation de la liberté d’établissement et
de la libre prestation des services pour les activités non salariées de la sage-femme, 5 décembre 1969, COM
(69), 152, final et celles fixant les modalités de la réalisation de la liberté d’établissement et de la libre prestation
des services pour les activités non salariées de la sage-femme, 5 décembre 1969, COM (69), 152, final.
15
C.J.U.E., arrêt du 25 janvier 1977, Bauhuis, aff. 34/76, EU:C:1977:6, point 38.
16
Voy., le règlement (UE) 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la
compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, J.O., L
351 du 20 décembre 2012 ; le règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015
relatif aux procédures d'insolvabilité, J.O., L 141 du 5 juin 2015; le règlement (CE) n°2201/2003 du Conseil du
27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière
matrimoniale et en matière de responsabilité parentale des enfants communs, J.O., L 338 du 23 décembre 2015.
17
Voy., la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de
remise entre États membres, J.O., L 190 du 18 juillet 2002 ; la décision–cadre 2006/783/JAI du Conseil du 6
octobre 2006 relative à l'application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions de confiscation, J.O.,
L 328 du 24 novembre 2006; la décision-cadre 2008/909/JAI du Conseil du 27 novembre 2008 concernant
l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements en matière pénale prononçant des peines ou
des mesures privatives de liberté́ aux fins de leur exécution dans l’Union européenne, J.O., L 327 du 15
décembre 2008; la décision-cadre 2008/947/JAI du Conseil du 27 novembre 2008 concernant l’application du
principe de reconnaissance mutuelle aux jugements et aux décisions de probation aux fins de la surveillance des
mesures de probation et des peines de substitution, J.O., L 337 du 16 décembre 2008; la décision-cadre
2009/829/JAI du Conseil du 23 octobre 2009 concernant l’application, entre les États membres de l’Union
européenne, du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions relatives à des mesures de contrôle en tant
qu’alternative à la détention provisoire, J.O., L 294 du 11 novembre 2009 ; la directive 2011/99/UE Parlement
européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la décision de protection européenne, J.O., L 338 du 21
décembre 2011 et la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant la
décision d'enquête européenne en matière pénale, J.O., L 130 du 1er mai 2014.
18
Considérant 22, règlement (UE) n °604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant
les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de
protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride
(refonte), J.O., L 180 du 29 juin 2013. Pour une critique de l’utilisation du principe de confiance mutuelle dans
le domaine de l’asile voy. H. LABAYLE, « Droit d’asile et confiance mutuelle : regard critique sur la
jurisprudence européenne », Cah. dr. eur., 2014, vol. 2014, no 3, pp. 501 535.
19
M. WELLER, « Mutual Trust : in search of the future of European Union Private International Law », Journal
of Private International Law, 2015, p. 4.
20
Soulignons néanmoins que le traité établissant une Constitution pour l’Europe en faisait mention, au titre
d’objectif, dans les « dispositions particulières relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice », à l’article
I-42. Cette référence ne fut pas reprise par le traité de Lisbonne.
3
sont assignées demeurent néanmoins relativement confuses21, et de nombreux auteurs
s’interrogent à ce propos22.
Afin de palier, autant que faire se peut, cette nébuleuse, nous analyserons les liens
qu’entretient le principe de confiance mutuelle d’une part, avec les valeurs fondatrices de
l’Union européenne (1.) et, d’autre part, avec l’impératif d’intégration (2.)
1. Le principe de confiance mutuelle et les valeurs communes : une relation
circulaire
L’avis 2/13 relatif au projet d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne
des droits de l’homme23 réduit, quoique partiellement, la nébuleuse qui entoure le principe de
confiance mutuelle. Selon cet avis, « ce principe impose, notamment en ce qui concerne
l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des
circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de
l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit »24 .
Elle y précise, par ailleurs, le lien consubstantiel que le principe de confiance mutuelle
entretient avec les valeurs fondatrices de l’Union, en énonçant que la confiance mutuelle est
« impliquée » et « justifiée » par « la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État
membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec
lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à
l’article 2 TUE »25. Cette prémisse s’enracine, quant à elle, dans divers éléments qui incluent,
outre le prétendu caractère performatif de l’article 2 du T.U.E., le fait que l’ensemble des
États membres soient parties à la Convention européenne des droits de l’homme et aient
honoré les conditions d’adhésion à l’Union qui comprennent, entre autres, le respect de ces
valeurs26.
21
R. TINIERE, « Confiance mutuelle et droits fondamentaux dans l’Union européenne », in Mélanges en
hommage au professeur Henri Oberdorff, Paris, LGDJ, 2015, p. 73.
22
Sans qu’il soit possible d’être exhaustif, voy., entre autres, : K. LENAERTS, « La vie après l’avis: Exploring the
principle of mutual (yet not blind) trust », C.M.L.R., 2017, pp. 805 840. ; E. BRIBOSIA et A. WEYEMBERGH,
« Confiance mutuelle et droits fondamentaux : « back to the future » », Cah. dr. eur., 2016, pp. 469 522. ; M.
SCHWARZ, « Let’s talk about trust, baby! Theorizing trust and mutual recognition in the EU’s area of freedom,
security and justice », European Law Journal, 2018, pp. 124 141; M. FARTUNOVA-MICHEL et C. MARZO, « La
notion de reconnaissance mutuelle : entre confiance et équivalence », in M. FARTUNOVA-MICHEL et C.
MARZO (dir.), Les dimensions de la reconnaissance mutuelle en droit de l’Union européenne, Bruxelles,
Bruylant, 2017, pp. 13 – 59 ; D. FLORE, « The Issue of Mutual Trust and the Needed Balance Between Diversity
and Unity », in A. WEYEMBERGH et C. BRIÈRE (dir.), The Needed Balances in EU Criminal Law : Past, Present,
Future, Oxford, Hart Publishing, 2017, pp. 157 164 ; F. GAZIN, « La jurisprudence post-Melloni concernant
l’exécution des mandats d’arrêt européens : une confiance mutuelle enfin (re)trouvée ? », Rev. trim. dr. h., 2017,
pp. 511 526. ; E. BROUWER et D. GÉRARD, Mapping mutual trust : understanding and framing the role of
mutual trust in EU law, Florence, MWP Working Papers, 2016; S. NEVEU, « Reconnaissance mutuelle et droits
fondamentaux : quelles limites à la coopération judiciaire pénale ? », cette Revue, 2016, pp. 119 160; V.
MITSILEGAS, « The Limits of Mutual Trust in Europe’s Area of Freedom, Security and Justice: From Automatic
Inter-State Cooperation to the Slow Emergence of the Individual », Yearbook of European Law, 2012, pp.
319 372; G. DE KERCHOVE et A. WEYEMBERGH (dir.), La confiance mutuelle dans l’espace pénal européen,
Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2005.
23
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
24
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
25
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
26
Voy. l’art. 49 du T.U.E., ainsi que les principes « de Copenhague », qui précisent les conditions d’adhésion à
l’Union européenne (DOC/93/3 du 22 juin 1993, http://europa.eu/rapid/press-release_DOC-93-3_fr.html).
4
Une relation circulaire se noue, ainsi, entre, d’une part, le principe de confiance mutuelle et,
d’autre part, la présomption de respect, par les États membres, des valeurs fondatrices de
l’Union. En effet, le principe de confiance mutuelle repose sur, en même temps qu’il impose,
une présomption de respect, par l’ensemble des États membres, de ces valeurs. En d’autres
mots, c’est parce que les ordres juridiques nationaux sont présumés respecter les valeurs de
l’article 2 du T.U.E. que les États sont tenus de se faire confiance ; mais c’est aussi parce que
les États doivent se témoigner une confiance mutuelle qu’ils sont tenus de présumer le respect
de ces valeurs par les ordres juridiques des autres États membres.
2. Le principe de confiance mutuelle : un outil d’intégration27
Comme le souligne la Cour de justice, le principe de confiance mutuelle revêt une
« importance fondamentale » en droit de l’Union, étant donné qu’il permet la « création et le
maintien d’un espace sans frontières intérieures »28, et ce sans faire disparaître les structures
étatiques en son sein. En effet, en décrétant que les États membres doivent se faire confiance,
malgré les disparités que présentent leurs ordres juridiques respectifs, le maintien de
structures étatiques demeure possible dans l’espace européen intégré. Ainsi, en matière de
coopération judiciaire, il permet la reconnaissance mutuelle quasi-automatique des jugements
nationaux dans de nombreux domaines en matière civile29 et pénale30. De manière analogue,
dans le régime européen d’asile commun, la confiance mutuelle entre les administrations
nationales rend superflue – à tout le moins théoriquement – l’éventuelle centralisation de
l’administration du droit de l’asile et permet une coopération renforcée entre les États
membres dans ce domaine. L’absence de volonté politique d’entrer dans une intégration
positive dans les matières qui relèvent de l’espace de liberté, de sécurité et de justice constitue
d’ailleurs l’une des explications du succès de la méthode d’intégration fondée sur la
confiance31. Le principe de confiance mutuelle participe de cette manière aux objectifs
intégrationnistes de l’Union, en décloisonnant, au profit d’une unité plus globale, les ordres
juridiques nationaux, tout en respectant leur diversité32. Selon certains auteurs, il instaure
27
Pour une analyse de la méthode d’intégration fondée sur la confiance voy. C. RIZCALLAH, « The Challenges to
Trust-Based Governance in the European Union: Assessing the Use of Mutual Trust as a Driver of EU
Integration », European Law Journal, 2018, à paraître.
28
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
29
Voy. les références citées à la note 11.
30
Voy. les références citées à la note 12.
31
Notons toutefois que l’intégration fondée sur le principe de confiance mutuelle est de plus en plus souvent
accompagnée par des mesures d’intégration positive afin de remédier, entre autres, au manque de confiance
effective entre les autorités nationales. Ainsi, en matière pénale, un certain nombre de mesures ont été adoptées
afin d’harmoniser de manière minimale les droits fondamentaux, voy. à ce propos, A. RIZZO et A.
WEYEMBERGH, « L’Union européenne, acteur incontournable en matière de garanties procédurales : derniers
développements législatifs, jurisprudentiels et leur mise en œuvre en droit belge », cette Revue, 2018, pp.
81 126. Une démarche similaire est adoptée dans le domaine de l’asile, voy. : directive 2013/33/UE du
Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes
demandant la protection internationale (refonte), J.O., L 180 du 29 juin 2013, pp. 96-116, ; directive 2013/32/UE
du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le
retrait de la protection internationale (refonte), J.O., L 180 du 29 juin 2013, pp. 60-95 et la directive 2011/95/UE
du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que
doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection
internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection
subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), J.O., L 337 du 20 décembre 2011, pp. 9-26.
32
E. DUBOUT, « Au carrefour des droits européens: La dialectique de la reconnaissance mutuelle et de la
protection des droits fondamentaux », in M. FARTUNOVA-MICHEL et C. MARZO (dir.), op. cit., pp. 85 116.
5
ainsi un « fédéralisme horizontal »33 en droit de l’Union, « fondé sur une solidarité construite
sur ces valeurs partagées »34.
II.
Confiance mutuelle et valeurs : une relation sous tension
Alors que le principe de confiance mutuelle repose sur la présomption du partage et le respect
des valeurs fondatrices de l’Union, il peut, dans certains cas, participer à leur érosion. Pour ce
qui concerne en particulier la protection des droits fondamentaux, la tension est double35.
Selon l’avis 2/13, en effet, le principe de confiance mutuelle restreint, de deux manières, les
prérogatives des États membres en matière de droits fondamentaux dans le cadre de leurs
relations interétatiques gouvernées par le droit de l’Union.
D’abord, il peut s’opposer à ce qu’un État membre exige un standard de protection plus élevé
que celui de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »)
de la part des autres États membres36. Les États peuvent, ainsi, être requis de mettre de côté
leurs standards nationaux, en ce compris constitutionnels, plus protecteurs que ceux de la
Charte, dans le cadre d’une coopération avec un autre État membre, au profit du standard de
protection moins élevé de ce dernier37. Fort logiquement, cette conséquence du principe de
confiance mutuelle est susceptible d’entraîner un nivellement par le bas de la protection des
droits fondamentaux dans l’Union, nivellement qui, à le supposer avéré, pourrait
prétendument se justifier par les impératifs d’effectivité et d’unité du droit de l’Union.
Si cette première conséquence du principe de confiance mutuelle fit l’objet de certaines
critiques38, la seconde est sans doute nettement plus dommageable pour la protection des
droits fondamentaux. En effet, la confiance mutuelle s’oppose, « sauf circonstances
exceptionnelles », à ce qu’un État membre vérifie le respect effectif des droits fondamentaux
par ses pairs39. Le principe de confiance mutuelle peut, dès lors, empêcher de prévenir une
violation future des droits fondamentaux ou obliger à un État membre à avaliser une violation
passée.
33
E. DUBOUT, « Une question de confiance : nature juridique de l’Union européenne et adhésion à la Convention
européenne des droits de l’homme », Cah. dr. eur., 2015, vol. 2015, p. 94.
34
J.P. JACQUÉ, « Pride and/or prejudice ? Les lectures possibles de l’avis 2/13 de la Cour de justice », Cah. dr.
eur., 2015, p. 33.
35
Voy., notamment, à ce propos, E. BRIBOSIA et A. WEYEMBERGH, « Confiance mutuelle et droits
fondamentaux : « back to the future » », op. cit., p. 300, V. MITSILEGAS, « The Symbiotic Relationship between
Mutual Trust and Fundamental Rights in Europe’s Area of Criminal Justice », New Journal of European
Criminal Law, 2015, p. 477 et R. TINIÈRE, « Confiance mutuelle et droits fondamentaux dans l’Union
européenne », op. cit., p. 71. Notons toutefois qu’une relation « vertueuse » peut se nouer à certaines occasions
entre le principe de confiance mutuelle et les droits fondamentaux. En témoigne le principe de ne bis in idem en
matière pénale qui a, en droit de l’Union, une portée transnationale précisément en raison du principe de
confiance mutuelle.
36
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 192 et C.J.U.E., arrêt du 26 février 2013, Melloni, C-399/11, EU:C:2013:107,
point 63.
37
Voy. à ce propos, C. RIZCALLAH, « La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne:
L’immuable poids des origines? Examen critique de l’existence et du fonctionnement d’un critère téléologique
dans la détermination de l’applicabilité de la protection européenne des droits fondamentaux », Cah. dr. eur.,
2015, pp. 399 427.
38
Voy., notamment, A. BAILLEUX, « Entre droits fondamentaux et intégration européenne, la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne face à son destin », Cah. dr. eur., 2014, pp. 215 237 ; E. DUBOUT, « Le
niveau de protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne : unitarisme constitutif versus pluralisme
constitutionnel - Réflexions autour de l’arrêt Melloni », Cah. dr. eur., 2013, pp. 293 317.
39
C.J.U.E., avis 2/13 précité, point 191.
6
Les circonstances exceptionnelles auxquelles il fait allusion jouent donc un rôle fondamental :
ce n’est que dans ces cas précis que peut être renversée la présomption du respect des droits
fondamentaux dans le cadre des relations interétatiques gouvernées par le droit de l’Union.
L’objet des lignes qui suivent est de tracer les contours du « bloc de jurisprudence »40
développé par la Cour de justice qui contribue à les définir41. Après une entreprise de
déconstruction de la jurisprudence de la Cour de justice relative à la notion de circonstances
exceptionnelles à travers les différents domaines de l’espace de liberté, de sécurité et de
justice (1.), nous proposerons une ébauche de reconstruction transversale de cette notion (2.).
1. La notion de « circonstances exceptionnelles » dans la jurisprudence de la Cour de
justice
1.1. Les « circonstances exceptionnelles » dans le régime commun d’asile
En matière d’asile, la première brèche au principe de confiance mutuelle remonte à l’arrêt
N.S.42, qui concerne le système dit « Dublin ». Celui-ci détermine l’État responsable du
traitement d’une demande d’asile introduite sur le territoire de l’Union43. En principe, le
premier État d’entrée sur le territoire de l’Union est l’État responsable du traitement de la
demande d’asile. Sur la base du règlement qui met ce système en place, les États membres
peuvent renvoyer les demandeurs d’asile présents sur leur territoire vers l’État membre
responsable. La question posée à la Cour de justice dans cette affaire concernait l’attitude que
doivent adopter les autorités nationales avant d’opérer un tel transfert : peuvent-elles procéder
de manière automatique ou doivent-elles, avant chaque renvoi, examiner s’il existe des
risques de violation des droits fondamentaux dans l’État responsable et, le cas échéant,
s’abstenir de renvoyer le demandeur d’asile si de tels risques existent ?
Ce renvoi préjudiciel n’était, à l’évidence, pas sans lien avec l’arrêt M.S.S.44 de la Cour
européenne des droits de l’homme qui condamna, quelques mois auparavant, la Belgique pour
avoir renvoyé en Grèce un demandeur d’asile sur la base du système Dublin, alors
qu’il risquait d’y subir des traitements inhumains ou dégradants contraires à l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’homme, en raison des conditions déplorables de
réception des demandeurs d’asile dans ce pays.
Ce nonobstant, la Cour de justice s’est appuyée, dans son arrêt N.S., sur le principe de
confiance mutuelle afin de préserver la possibilité de renvoi quasi-automatique d’un
demandeur d’asile vers l’État responsable en vertu de ce règlement et, donc, sans imposer un
contrôle approfondi des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans ce dernier. Elle
40
Cette notion est un outil conceptuel emprunté à B. BRUNESSEN, qui permet de saisir la jurisprudence de la
Cour de justice, à propos d'un sujet donnée, dont la portée est diluée à travers une série d'arrêts, voy. « Les blocs
de jurisprudence », Rev. trim. dr. eur., 2012, pp. 740 770.
41
Cette analyse ne prétend pas opérer un recensement exhaustif des arrêts de la Cour de justice qui illustrent la
tension entre le principe de confiance mutuelle et les droits fondamentaux. Une telle entreprise dépasserait
largement l’espace qui nous est alloué. L’objectif, plus restreint, est d’identifier les lignes de forces qui
ressortent de cette jurisprudence.
42
C.J.U.E., arrêt du 21 décembre 2011, N.S., aff. jointes C-411/10 et C-493/10, EU:C:2011:865.
43
Règlement (UE) n °604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et
mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection
internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte),
J.O., L 180, 29 juin 2013, pp. 31-59 (ci-après le règlement « Dublin »).
44
Cour eur. dr. h., Gde Ch., arrêt M. S. S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011.
7
souligna en ce sens qu’en vertu du principe de confiance mutuelle, « il doit être présumé que
le traitement réservé aux demandeurs d’asile dans chaque État membre est conforme aux
exigences de la charte, à la convention de Genève ainsi qu’à la CEDH ». En outre, il ne
pourrait être conclu que « toute violation d’un droit fondamental par l’État membre
responsable affecterait les obligations des autres États membres de respecter les dispositions
du règlement n° 343/2003 » (Dublin II)45.
La Cour de justice ouvrit néanmoins une première brèche en considérant qu’un transfert serait
prohibé dans l’hypothèse où l’accueil des demandeurs d’asile dans l’État responsable
présenterait des « défaillances systémiques », impliquant des risques sérieux de traitement
inhumain ou dégradant des demandeurs d’asile46.
Cette jurisprudence fut par la suite consolidée dans le règlement Dublin III47, en dépit des
critiques parfois virulentes à son égard tenant notamment au caractère « systémique » des
défaillances exigé pour faire exception à un transfert Dublin48.
Plus récemment, toutefois, la Cour de justice a consacré dans son arrêt CK49 l’obligation de
suspendre le transfert d’un demandeur d’asile lorsqu’il entraîne un risque de traitement
inhumain ou dégradant en raison de la situation particulière du demandeur d’asile et, ce,
indépendamment du fait qu’il y ait ou non des défaillances systémiques dans l’État
d’accueil50. Était en cause le transfert programmé d’un demandeur d’asile présentant une
affection mentale et dont le déplacement aurait pu mener à une grave aggravation de son état
de santé. Selon cet arrêt, l’État membre doit, avant de transférer un demandeur d’asile atteint
d’une maladie mentale ou physique prendre toutes les précautions pour éviter une violation de
l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Dans ce cadre, les deux États
membres concernés doivent coopérer « afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné
reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert »51. Si le risque de traitement
inhumain ou dégradant subsiste malgré ces précautions, le transfert doit être suspendu aussi
longtemps qu’il existe52. Et la Cour d’ajouter que « ladite interprétation respecte pleinement le
principe de confiance mutuelle dès lors que, loin d’affecter l’existence d’une présomption de
respect des droits fondamentaux dans chaque État membre, elle assure que les situations
exceptionnelles envisagées dans le présent arrêt sont dûment prises en compte par les États
membres »53. Si cet arrêt ne concerne pas directement le contrôle du respect des droits
fondamentaux par le système national en charge des demandeurs d’asile de l’État responsable,
il confirme qu’un transfert Dublin ne peut s’opérer en violation d’un droit fondamental
absolu.
45
C.J.U.E., arrêt N.S., précité, point 81 ; Pour une analyse critique de cette allégation, voy. H. LABAYLE, op cit.,
pp. 501 535.
46
C.J.U.E., arrêt N.S., précité, point 86.
47
Art. 3.2. du règlement « Dublin », précité.
48
Voy., entre autres, G. VICINI, « The Dublin Regulation between Strasbourg and Luxembourg : reshaping nonrefoulement in the name of mutual trust? », European Journal of Legal Studies, 2015, pp. 50 72 ; A. LUBBE,
« “Systemic Flaws” and Dublin Transfers: Incompatible Tests before the CJEU and the ECtHR? », International
Journal of Refugee Law, 2015, pp. 135 140 et C. COSTELLO et M. MOUZOURAKIS, « Reflections on Reading
Tarakhel: Is “How Bad is Bad Enough” Good Enough? », Asiel&Migrantenrecht, 2014, pp. 404 411.
49
C.J.U.E., arrêt du 16 février 2017, C.K., aff. C-578/16 PPU, 16 février 2017, EU:C:2017:127.
50
E. BRIBOSIA et C. RIZCALLAH, « Arrêt “C.K.” : transfert « Dublin » interdit en cas de risque de traitements
inhumains et dégradants tenant à la situation particulière d’un demandeur d’asile », J.D.E., 2017, pp. 181 183.
51
C.J.U.E., arrêt C.K., précité, point 80.
52
C.J.U.E., arrêt C.K., précité, point 85.
53
C.J.U.E., arrêt C.K., précité, point 95.
8
1.2. Les « circonstances exceptionnelles » en matière de coopération judiciaire civile
En matière de coopération judiciaire civile, le principe de confiance mutuelle également joue
un rôle important en justifiant la reconnaissance mutuelle des jugements nationaux dans
différents domaines. Il est notamment invoqué par la Cour de justice afin de limiter les
possibilités de refus de reconnaissance mutuelle des jugements nationaux.
Ainsi, dans son interprétation du règlement Bruxelles II bis54 qui porte, entre autres, sur les
cas d’enlèvement d’enfants, la Cour de justice s’est opposée, en règle, au contrôle du respect
des droits fondamentaux par le jugement national dont la reconnaissance est requise. Elle a,
en effet, considéré dans l’arrêt Zarraga55, que les autorités de l’État membre requis n’étaient
pas en droit de vérifier si la juridiction ayant rendu la décision exigeant le retour de l’enfant
avait respecté le droit de l’enfant à être entendu, prévu par le règlement56, étant donné que le
principe de confiance réciproque impose aux autorités nationales de considérer que « leurs
ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et
effective des droits fondamentaux, reconnus au niveau de l’Union, en particulier, dans la
Charte des droits fondamentaux »57. Dès lors, la question de la violation éventuelle de la
disposition qui consacre le droit à l’audition de l’enfant par le tribunal de l’État membre
d’origine « relève de la compétence des seules juridictions de cet État membre » 58. Le juge
compétent de l’État membre d’exécution ne peut donc s’opposer à la reconnaissance et à
l’exécution de ladite décision, en raison de l’éventuelle non-audition de l’enfant concerné. La
Cour de justice a également justifié cette approche par le fait que le droit à l’audition de
l’enfant n’était pas un droit absolu et qu’une marge de manœuvre était concédée aux autorités
nationales en la matière.
La Cour de justice a néanmoins reconnu des exceptions au principe de confiance mutuelle
tenant aux droits fondamentaux dans le cadre de son application des règlements Bruxelles I et
I bis59, qui concernent la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et
commerciale, et qui contiennent un motif de refus de reconnaissance tenant à l’ordre public.
Dans l’arrêt Krombach, la Cour de justice a ainsi considéré qu’une violation « manifeste » des
droits de la défense peut constituer une justification admissible d’un refus de
reconnaissance60. Un raisonnement similaire fut tenu dans l’arrêt Trade Agency, où la Cour
de justice souligna qu’un État membre ne peut refuser « au titre de la clause relative à l’ordre
public, l’exécution d’une décision judiciaire [si celle-ci] porte une atteinte manifeste et
démesurée au droit du défendeur à un procès équitable »61.
1.3. Les « circonstances exceptionnelles » dans le cadre du mandat d’arrêt européen
54
Règlement (CE) n°2201/2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en
matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale des enfants communs, précité.
55
C.J.U.E., 22 décembre 2010, Zarraga, C-491/10 PPU, EU:C:2010:828.
56
Art. 40, paragraphe 1, sous b)
57
C.J.U.E., arrêt Zarraga, précité, point 70.
58
C.J.U.E., arrêt Zarraga, précité, point 74.
59
Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la
reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, JO, L 012, p. 1, désormais
remplacé par le règlement 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des
décisions en matière civile et commerciale, précité.
60
C.J.U.E., 28 mars 2000, Krombach, C-7/98, EU:C:2000:164 , point 44.
61
C.J.U.E., 5 mars 2012, Trade agency, C-619/10, EU:C:2012:531, point 62.
9
En matière pénale, l’arrêt Aranyosi et Căldăraru62 fut l’occasion pour la Cour de justice de se
prononcer sur les exceptions au principe de la confiance mutuelle en relation avec le
mécanisme du mandat d’arrêt européen (ci-après MAE)63. Ce mécanisme instaure un système
simplifié de remise entre les États membres des personnes condamnées ou soupçonnées, aux
fins de l’exécution d’un jugement ou de poursuites en matière pénale. La décision-cadre
relative au MAE64 énumère de manière exhaustive les motifs de refus admissibles. Elle ne
prévoit pas, du moins explicitement, qu’un risque de violation des droits fondamentaux puisse
justifier un tel refus.
Dans son arrêt Aranyosi et Căldăraru, la Cour de justice a, néanmoins, admis que les États
membres peuvent être amenés à faire échec à la coopération en raison des mauvaises
conditions de détention dans l’État membre d’émission d’un MAE65. Par souci de préserver
l’efficacité de la coopération pénale et de limiter les risques d’impunité, la Cour de justice a
toutefois souligné qu’une telle mise en échec ne pouvait se produire que dans « des
circonstances très exceptionnelles » 66.
Selon cet arrêt, l’autorité d’exécution doit constater l’existence de « défaillances soit
systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes, soit encore certains
centres de détention en ce qui concerne les conditions de détention dans l’État membre
d’émission »67. Elle doit, en outre, constater qu’en cas de remise, la personne concernée
courra un risque réel et individualisé de traitement inhumain ou dégradant68. Afin de vérifier
l’existence d’un tel risque, l’autorité d’exécution doit au surplus entrer en contact avec
l’autorité d’émission et pour obtenir des informations précises relatives aux conditions dans
lesquelles il est envisagé de détenir la personne concernée69.
Cette jurisprudence fut affinée par l’arrêt ML70, où la Cour de justice a souligné que l’examen
requis « eu égard à son caractère concret et précis, ne saurait porter sur les conditions
générales de détention existant au sein de l’ensemble des établissements pénitentiaires de ce
dernier État membre dans lesquels la personne concernée pourrait être incarcérée »71. Selon la
Cour de justice, les « autorités sont uniquement tenues d’examiner les conditions de détention
dans les établissements pénitentiaires dans lesquels, selon les informations dont elles
disposent, il est concrètement envisagé que cette personne soit détenue, y compris à titre
62
C.J.U.E., arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C 404/15 et C 659/15 PPU, EU:C:2016:198.
E. BRIBOSIA et A. WEYEMBERGH, « Arrêt “Aranyosi et Caldararu” : imposition de certaines limites à la
confiance mutuelle dans la coopération judiciaire pénale », JDE, 2016, pp. 225 227.
64
Décision-cadre 2002/584/JAI relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États
membres, précitée.
65
Pour une application de cette jurisprudence au niveau national, voy. l’arrêt n°18/3340 du Tribunal
d’Amsterdam du 18 septembre 2018 qui consent à la remise d’une personne à la Belgique en raison de l’absence
de risque réel de traitement inhumain ou dégradant dans ses prisons, NL:RBAMS:2018:6716. Voy. également,
l’arrêt 2018/3439 de la cour d’appel de Bruxelles du 9 octobre 2018 qui refuse la remise d’une personne aux
autorités roumaines en raison des mauvaises conditions de détentions dans lesquelles il est envisagé de détenir la
personne, à paraître dans la Revue de droit pénal et de criminologie, com. : C. RIZCALLAH, « La protection des
droits fondamentaux dans le cadre du mandat d’arrêt européen : un impératif difficile à mettre en œuvre ».
66
F. GAZIN, « La jurisprudence post-Melloni concernant l’exécution des mandats d’arrêt européens : une
confiance mutuelle enfin (re)trouvée ? », op. cit., p. 515.
67
C.J.U.E., arrêt Aranyosi et Căldăraru, précité, point 89.
68
C.J.U.E., arrêt Aranyosi et Căldăraru, précité, point 94.
69
C.J.U.E., arrêt Aranyosi et Căldăraru, précité, point 95.
70
C.J.U.E., arrêt du 25 juillet 2018, ML, C-220/18 PPU, EU:C:2018:589.
71
C.J.U.E., arrêt ML, précité, point 78.
63
10
temporaire ou transitoire »72. Des défaillances systémiques dans les conditions de détention
dans l’État membre délivrant le MAE ne pourraient donc, à elles seules, justifier sa nonexécution73.
La Cour de justice s’est ensuite prononcée, dans son arrêt LM74, sur le sort à réserver à un
MAE émis par un pays dont le système judiciaire est en proie à des défaillances systémiques
de nature à porter atteinte à son indépendance et, par conséquent, au droit fondamental à un
procès équitable des justiciables75. N’était donc pas ici en cause l’interdiction absolue des
traitements inhumains et dégradants, mais le droit fondamental à un procès équitable. L’arrêt
procédait d’un renvoi préjudiciel opéré par High Court irlandaise76 qui s’interrogeait sur
l’attitude à adopter face à un MAE émis par la Pologne dont les violations généralisées des
principes de l’État de droit et de l’indépendance de la justice ont, entre autres, mené à
l’activation par la Commission, de la procédure prévue à l’article 7.1. du T.U.E.77. Pour
rappel, l’article 7.1. du T.U.E. prévoit une procédure dite « préventive », qui permet au
Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres de constater, sur
proposition motivée d’un tiers des Etats membres, du Parlement européen ou de la
Commission, l’existence d’un risque clair de violation grave par un Etat membre des valeurs
visées à l’article 2 du T.U.E. L’article 7.2. du T.U.E. prévoit, quant à lui, une procédure
« curative », qui permet cette fois au Conseil européen de constater, à l’unanimité, l’existence
d’une violation grave et persistante des valeurs de l’article 2 par un Etat membre. Lorsque
cette constatation a été faite, le Conseil peut ensuite prononcer des sanctions. L’aboutissement
de ces procédures se heurte néanmoins à des modalités procédurales très exigeantes. La
question posée par la Cour irlandaise était donc de savoir si des conséquences sur le principe
de confiance mutuelle pouvaient être tirées dès l’enclenchement de la procédure préventive.
Dans la droite ligne de sa jurisprudence, la Cour de justice a maintenu l’obligation de
confiance mutuelle entre les États membres en raison de la « prémisse » selon laquelle chaque
État membre partage et respecte les valeurs énoncées à l’article 2 du T.U.E., et ce en dépit de
l’enclenchement de la procédure de l’article 7.1. du T.U.E. à l’égard de cet État membre.
Prenant appui sur le préambule de la décision-cadre relative au MAE, la Cour de justice a, en
effet, considéré que son application « ne peut être suspendue qu’en cas de violation grave et
persistante par un des États membres des principes énoncés à l’article 2 T.U.E., constatée par
le Conseil européen en application de l’article 7, paragraphe 2, TUE, avec les conséquences
prévues au paragraphe 3 du même article »78, c’est-à-dire, en cas d’aboutissement de la
procédure « curative » prévue par cet article 7. L’enclenchement de la procédure préventive
visée par ce dernier par une des institutions de l’Union ne pourrait, donc, à lui seul, emporter
une telle conséquence79.
72
C.J.U.E., arrêt ML, précité, point 87.
E. BRIBOSIA et A. WEYEMBERGH, « Arrêt “Aranyosi et Caldararu” : imposition de certaines limites à la
confiance mutuelle dans la coopération judiciaire pénale », op. cit., p. 227.
74
C.J.U.E., arrêt du 25 juillet 2018, LM, C-216/18 PPU, EU:C:2018:586.
75
C. RIZCALLAH, « Arrêt “LM” : l’existence d’un risque réel et individualisé de violation du droit fondamental à
un tribunal indépendant s’oppose à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen », J.D.E., à paraître.
76
L’arrêt est disponible à l’adresse suivante http://www.europeanrights.eu/public/sentenze/Irlanda-High_Court12marzo2018-High_Court.pdf.
77
COM(2017) 835 final
78
C.J.U.E., arrêt LM, précité, point 70, voy. dans le même sens, C.J.U.E., arrêt du 30 mai 2013, Jeremy F, C168/13, EU:C:2013:358, point 49.
79
Considérant 10 de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen précitée. Notons toutefois que l’appui,
par la Cour de justice, sur le fait que seule est prévue par la décision-cadre la suspension du MAE au terme de la
procédure curative de l’article 7 du T.U.E. n’est pas convaincant. La procédure préventive fut, en effet, mise en
place par le traité de Nice qui entra en vigueur après la décision-cadre. Cette dernière ne pouvait donc pas faire
73
11
La Cour de justice a néanmoins considéré que l’existence d’un risque réel et individualisé de
violation du droit fondamental à un tribunal indépendant pouvait faire exception à l’obligation
d’exécution d’un MAE. Ainsi, lorsque la personne faisant l’objet d’un MAE invoque
l’existence de défaillances généralisées du système judiciaire de l’État d’émission, l’autorité
d’exécution est tenue d’évaluer la réalité de l’allégation, « sur le fondement d’éléments
objectifs, fiables, précis et dûment actualisés concernant le fonctionnement du système
judiciaire dans l’État membre d’émission »80. Dans le prolongement de la jurisprudence
Aranyosi et Căldăraru et ML, la Cour de justice a précisé que le refus d’exécution suppose
que ces défaillances soient, en outre, accompagnées d’un risque concret et précis de violation
du contenu essentiel du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 47 de la
Charte81. À cet égard, l’arrêt souligne que l’exigence d’indépendance des juges relève de ce
noyau dur82. À l’instar de ce qui prévaut en cas de risque de traitement inhumain ou dégradant
résultant des conditions de détention, l’autorité judiciaire d’exécution est invitée, pour évaluer
le risque concret, à solliciter dans ce cadre les informations nécessaires auprès de l’autorité
judiciaire d’émission83.
2. La notion de « circonstances exceptionnelles » : tentative de conceptualisation
Face à un tel patchwork jurisprudentiel, comment définir la notion de
« circonstances exceptionnelles » qui justifient d’écarter les obligations de coopération
induites par le principe de confiance mutuelle ? L’entreprise de conceptualisation qui nous
occupe se heurte, naturellement, à un obstacle majeur : le pragmatisme inhérent à la fonction
de juger84. Peu de repères généraux sont en effet énoncés par la Cour de justice, et c’est
davantage par à-coups que la portée du principe étudiée est définie. Les approches de la Cour
de justice divergent en outre, fort logiquement, en fonction de l’instrument de droit dérivé
appliqué.
Toutefois, si l’on amplifie les enseignements des arrêts ci-avant examinés, l’on peut faire les
constats suivants.
2.1. La suspension du principe de confiance mutuelle
référence à une règle qui n’était pas encore en vigueur, de sorte qu’on ne pourrait rien tirer à contrario du fait
qu’il ne soit pas fait allusion à la procédure préventive dans son préambule.
80
C.J.U.E., arrêt LM, précité, point 61.
81
C.J.U.E., arrêt LM, précité, point 60, voy., à propos de cette disposition, F. KRENC, « Article 47 », in F. PICOD
et S. VAN DROOGHENBROECK avec la collaboration de C. RIZCALLAH (dir.), La Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne. Commentaire article par article, Bruylant, Bruxelles, 2018, pp. 981 – 1007.
82
Sur la notion de contenu essentiel des droits fondamentaux dans la Charte, voy. S. VAN DROOGHENBROECK et
C. RIZCALLAH, « Article 52 - Limitations », in F. PICOD et S. VAN DROOGHENBROECK avec la collaboration de
C. RIZCALLAH (dir.), op. cit., p. 1088.
83
C.J.U.E., arrêt LM, précité, point 77. Pour une application de cette jurisprudence, voy. : Tribunal d’Amsterdam
arrêt n°RK 18/3804, du 4 octobre 2018, NL:RBAMS:2018 :7032. Le Tribunal d’Amsterdam y suspend
l’exécution d’un mandat d’arrêt européen en raison des défaillances systémiques qui menacent l’indépendance
du système judiciaire polonais. Suivant la méthode de l’arrêt LM, il y mobilise le mécanisme d’échanges
d’informations prévu par l’article 15 de la décision-cadre. Parmi les très nombreuses questions posées, le
tribunal s’interroge, notamment, sur les tribunaux compétents pour statuer sur l’affaire en cause, sur leur
composition et sur leur éventuelle récente recomposition, ainsi que sur les protections dont bénéficient les juges
pour garantir leur indépendance.
84
L. AZOULAI, « La fabrication de la jurisprudence communautaire », in P. MBONGO et A. VAUCHEZ (dir.), Dans
la fabrique du droit européen, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 154.
12
D’abord, il semble que le principe de confiance mutuelle ne puisse être suspendu de manière
complète, générale et abstraite qu’au terme du constat, de nature politique, opéré par le
Conseil européen à l’unanimité85, d’une violation grave et persistante par un des États
membres des valeurs énoncées à l’article 2 T.U.E., sur la base de l’article 7.2. du T.U.E.86.
2.2. Les exceptions au principe de confiance mutuelle
Ensuite, les circonstances exceptionnelles qui justifient de faire exception au principe de
confiance mutuelle impliquent l’existence d’un risque d’atteinte à un droit fondamental
absolu, telle l’interdiction des traitements inhumains et dégradants, ou au noyau dur intangible
d’un autre droit fondamental. À l’inverse, une violation isolée, passée ou future, d’un droit
fondamental non-absolu qui ne porte pas atteinte à son contenu essentiel ne semble pas
justifier de faire exception à la confiance. Ce constat se déduit explicitement de l’arrêt N.S.,
où la Cour de justice a souligné qu’une « simple violation d’un droit fondamental » ne
pouvait, à elle seule, s’opposer à l’exécution d’un transfert Dublin87. Soulignons à cet égard
qu’il est bien fait état de « violation » et non de « restriction » ; la violation supposant donc
une restriction qui ne respecte pas le prescrit de l’article 52.1 de la Charte qui définit les
conditions dans lesquelles les droits fondamentaux peuvent être validement limités88. Cette
considération peut également être déduite des arrêts Krombach, Trade agency et LM, où la
Cour de justice considéra que le risque « d’atteinte manifeste » ou de violation du « contenu
essentiel » du droit un procès équitable pouvait justifier de faire exception au principe de
confiance mutuelle89. A contrario, une « simple violation » des garanties « périphériques » de
ce droit ne semble emporter une telle conséquence90.
Pour ce qui est de l’appréciation de l’existence d’un risque, le contrôle que doivent opérer les
autorités nationales doit être, en tout hypothèse, marginal et concret.
D’une part, la démonstration de l’existence d’un risque concret et individualisé de violation
des droits fondamentaux absolus ou du contenu essentiel des autres droits fondamentaux
semble être de nature à écarter, en toute hypothèse, le principe de confiance mutuelle. Comme
le souligne l’arrêt CK, cet enseignement se déduit du caractère absolu de ces garanties et est
indépendant de l’existence de défaillances systémiques dans l’un ou l’autre État membre.
D’autre part, en présence de telles défaillances systémiques, les approches divergent selon le
domaine concerné.
Dans le cadre du système Dublin, le constat de l’existence de « défaillances systémiques de la
procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’État membre
85
A l’exception de l’Etat visé par la procédure, voy. art. 354 T.F.U.E.
C.J.U.E., arrêt LM, précité, point 70, voy. dans le même sens, C.J.U.E., arrêt Jeremy F, précité, point 49.
87
C.J.U.E., arrêt N.S., précité, point 82.
88
Voy., à propos des conditions de validité des limitations aux droits fondamentaux dans la Charte, S. VAN
DROOGHENBROECK et C. RIZCALLAH, « Article 52 - Limitations », in F. PICOD et S. VAN DROOGHENBROECK
avec la collaboration de C. RIZCALLAH (dir.), op. cit., pp. 1083 – 1113.
89
Reste à définir ce qui appartient au contenu essentiel de ces droits. Pour rappel, dans l’arrêt Zarraga, précité,
la C.J.U.E. n’a pas considéré que la violation du droit de l’enfant à être entendu soit de nature à justifier de faire
exception au principe de confiance mutuelle et, donc, à la reconnaissance de la décision de retour. On en déduit
que telle garantie ne fait pas partie du contenu essentiel de l’article 24 de la Charte qui consacre les droits de
l’enfant.
90
Voy., à propos de la notion de contenu essentiel des droits fondamentaux, S. VAN DROOGHENBROECK et C.
RIZCALLAH, « Article 52 - Limitations », op. cit., p. 1088.
86
13
responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la
Charte, des demandeurs d’asile transférés vers le territoire de cet État membre, ce transfert
serait incompatible avec ladite disposition »91 suffit à écarter le principe de confiance
mutuelle.
Dans le cadre de la coopération judiciaire pénale, en revanche, le seul constat de l’existence
de défaillances systémiques dans l’État d’émission ne suffit pas, à lui seul, à écarter
l’exécution d’un MAE. Ces éventuelles défaillances doivent être accompagnées par
l’existence d’un risque concret et individualisé de violation d’un droit fondamental absolu ou
du contenu essentiel d’un autre droit fondamental pour la personne concernée par le MAE.
L’examen de l’existence d’un risque in concreto pour l’individu concerné nécessite, par
ailleurs, une coopération entre les autorités nationales se traduisant par un échange
d’informations. Cette exigence supplémentaire se justifie par les spécificités de la coopération
pénale européenne dont la limitation peut aboutir à une situation d’impunité. En effet, à
l’inverse du système Dublin dans lequel un demandeur d’asile non-transféré pourrait être pris
en charge par un autre État membre, il y a de fortes chances que la personne condamnée ou
recherchée en matière pénale ne soit pas poursuivie dans un autre État membre que celui qui a
émis le MAE. Un refus d’exécution n’est donc pas sans conséquence pour les impératifs de
sécurité dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice.
Pour ce qui est de la coopération judiciaire civile, la Cour de justice ne s’est pas encore
prononcée, en tant que telle, sur les conséquences à tirer de l’existence de défaillances
systémiques dans le système judiciaire d’un Etat membre.
III.
La préséance du principe de confiance mutuelle sur la protection
des droits fondamentaux dans l’Union européenne : du « serpent
qui se mord la queue » au « colosse aux pieds d’argile »
Comment évaluer cette jurisprudence ? Si l’on peut se réjouir du fait que le principe de
confiance mutuelle n’impose pas une confiance « aveugle » et que des exceptions permettent
aux États membres de tirer des conséquences des risques de violations graves des droits
fondamentaux – en ce compris non-absolus –, la jurisprudence de la Cour de justice n’est pas
sans causer des difficultés d’ordre conceptuel (1.), pratique (2.) et fondamental (3.).
1. Une difficulté conceptuelle
Premièrement, la jurisprudence met en exergue la difficulté qu’entraîne la circularité du lien
qui unit le principe de confiance mutuelle et les valeurs fondatrices de l’Union. Pour rappel, le
principe de confiance mutuelle repose sur, en même temps qu’il impose, une présomption du
respect, par les États membres, des droits fondamentaux. Or, n’est-il pas paradoxal de
considérer que l’existence d’une violation d’un droit fondamental, parce que ponctuelle, n’est
pas toujours susceptible d’écarter son application ? Tel un serpent qui se mord la queue, le
principe de confiance mutuelle peut ainsi participer à l’érosion de ses fondements.
L’argument d’incompatibilité du projet d’adhésion à la Convention européenne des droits de
l’homme tiré du principe de confiance mutuelle dans l’avis 2/13 est, d’ailleurs,
symptomatique à cet égard. Cette incohérence est, au demeurant, attestée par plusieurs obter
dicta où la Cour de justice souligne, assez curieusement vu sa jurisprudence ci-avant
91
C.J.U.E., arrêt N.S., précité, point 86 et art. 3.2. du règlement « Dublin », précité.
14
examinée, que le principe de confiance mutuelle ne saurait porter atteinte « de quelque
manière que ce soit », aux droits fondamentaux92.
2. Des difficultés pratiques
La démarche à adopter par les autorités nationales pour évaluer l’existence d’un risque en
termes de droits fondamentaux pose également question. En effet, comme nous l’avons
souligné, faire exception à la confiance mutuelle requiert, dans certains cas, qu’un contact soit
préalablement établi entre les autorités des différents États membres concernés93. C’est
d’ailleurs notamment sur base des informations ainsi obtenues que l’éventuelle existence d’un
risque doit être appréciée. Cependant, l’adoption d’une telle démarche entraîne des difficultés
pratiques.
D’abord, dans le cadre d’une coopération administrative, impliquant par exemple
l’intervention des services nationaux en charge de l’asile ou des directeurs de prisons, il est
peu probable que soient fournies, par l’autorité concernée, des informations indiscutables
attestant la (non-)violation des droits fondamentaux par ses services94.
En outre, l’obtention d’informations complètes n’est pas toujours possible. Si l’on prend le
cas des risques tenant aux mauvaises conditions de détention dans les prisons, comme le
souligne la Cour de justice elle-même, « il n’est généralement pas possible, au stade de
l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, d’identifier tous les établissements pénitentiaires
dans lesquels une telle personne sera effectivement incarcérée, un transfert d’un établissement
à un autre pouvant se justifier par la survenance de circonstances imprévisibles, voire
extérieures à la personne concernée »95. Elle considère dès lors qu’un MAE doit être exécuté
pour autant que les conditions de détention du premier établissement où il est prévu
d’incarcérer – et, ce, même à titre tout à fait provisoire – la personne concernée soient
conformes à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Il suffirait, à suivre
ce raisonnement, pour l’Etat d’émission, de prévoir la détention temporaire de tout suspect ou
condamné remis par le mécanisme du MAE dans une prison qui respecte les standards
européens de protection des droits fondamentaux pour s’assurer qu’aucun refus d’exécution
d’un de ses MAE ne soit prononcé sur la base de la jurisprudence Aranyosi. S’il est, certes,
impossible de prévenir tout risque de violation future des droits fondamentaux, le caractère
cosmétique de l’exception ainsi reconnue nous semble poser problème, en particulier lorsqu’il
existe des défaillances systémiques dans le système carcéral de l’État membre concerné.
Dans le cadre d’une coopération judiciaire, l’étape procédurale du dialogue entre autorités
judiciaires apparaît d’autant plus problématique lorsqu’elle est préconisée en présence de
défaillances systémiques qui affectent l’indépendance du pouvoir judiciaire dans un État
membre. Pour rappel, dans l’arrêt LM, la Cour de justice a en effet considéré qu’outre le
constat de l’existence de telles défaillances systémiques, un examen individualisé des risques
92
C.J.U.E., arrêt du 16 juillet 2015, Lanigan, C-237/15 PPU, EU:C:2015:474, point 53 ; arrêt du 10 août 2017,
Tupikas, C-270/17 PPU, EU:C:2017:628, point 59 et arrêt C.K., C-578/16 PPU, précité, point 95.
93
C.J.U.E., arrêt Aranyosi et Căldăraru, précité, point 95 ; C.J.U.E., arrêt ML, précité, point 62, C.J.U.E. , arrêt
du 25 juillet 2018, LM, précité, point 77. Voy., dans un autre domaine, C.J.U.E., arrêt du 6 février 2018, Altun,
aff. C-359/16, EU:C:2018:63, point 55.
94
Le constat du manque de coopération des autorités nationales administrative a notamment été fait en matière
de reconnaissance mutuelle du permis de conduire, par M. KRISMANN, procureur général en Allemagne, voy.
« Driving Under the Influence of Psychoactive Substances in Europe and the Phenomenon of Driving Licence
Tourism », European Criminal Law Review, 2011, p. 261.
95
C.J.U.E., arrêt ML, précité, point 81.
15
encourus par la personne concernée devait être réalisé par l’autorité judiciaire d’exécution
avant de suspendre l’exécution d’un MAE. À l’instar de ce qui prévaut en matière de
conditions de détention, celle-ci est invitée à solliciter les informations nécessaires auprès de
l’autorité judiciaire d’émission pour évaluer le risque individuellement encouru par la
personne concernée. Or, il nous semble contradictoire de faire reposer la concrétisation
individuelle du péril sur le concours de l’autorité judiciaire directement affectée par les
dysfonctionnements systémiques préalablement établis. Les juges nationaux sont ainsi appelés
à évaluer la véracité des garanties présentées par une autorité judiciaire d’un État membre
dont l’indépendance est, pourtant, manifestement compromise.
3. Une difficulté fondamentale
Enfin, et surtout, l’approche adoptée par la Cour de justice nous semble problématique eu
égard à la crise des valeurs dont nous avons fait état au début de cette contribution. Comme
nous l’avons ci-avant souligné, la procédure prévue à l’article 7.1. du T.U.E. visant à faire
constater par le Conseil l’existence d’un risque clair de violation grave et persistante des
valeurs de l’article 2 du T.U.E. a été activée à l’encontre de la Pologne96 (à l’initiative de la
Commission) et de la Hongrie97 (à l’initiative du Parlement européen). L’aboutissement de
ces propositions se heurte néanmoins aux quorums de vote requis par cette procédure, qui
supposent d’atteindre une majorité des quatre cinquièmes au Conseil98. Par ailleurs,
l’éventuelle adoption de sanctions sur base de l’article 7.2. du T.U.E. apparaît, quant à elle,
totalement théorique compte tenu de l’unanimité requise au Conseil européen.
Il n’en demeure pas moins que l’existence de défaillances systémiques, dans certains États
membres, qui affectent de manière répétitive et sérieuse les valeurs fondatrices de l’Union est
avérée99. C’est, du reste, ce qui a poussé la Commission, plus récemment, à intenter un
recours en manquement à l’encontre de la Pologne en raison des mises à mal de
l’indépendance de son système judiciaire. De manière exceptionnelle, la vice-présidente de la
Cour de justice a d’ailleurs fait droit à la demande de mesures provisoires. Sans avoir
préalablement entendu les arguments du gouvernement polonais100, la Cour de justice a exigé
la suspension immédiate et rétroactive des dispositions consacrant l’abaissement de l’âge de
la retraite des juges de la Cour suprême en raison des risques qu’elles induisent pour
l’indépendance du système judiciaire polonais101.
On peine à ne pas conclure que ce délitement des valeurs fondatrices dans l’Union est de
nature à miner la confiance mutuelle entre les États membres102. Comment en effet soutenir
96
Proposition de décision du Conseil relative à la constatation d'un risque clair de violation grave, par la
République de Pologne, de l'état de droit, COM(2017) 835 final.
97
Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2018 relatif à une proposition invitant le Conseil à
constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque
clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (2017/2131(INL)), P8_TAPROV(2018)0340.
98
Sur les faiblesses de cette procédure, voy. R. BARATTA, op. cit., p. 83.
99
Pour un détail des faits qui attestent de la présence de telles défaillances systémiques, voy. M. WAELBROECK
et P. OLIVER, op. cit., 2017, pp. 299 342.
100
Cette ordonnance n’est pas sans rappeler celle rendue par la Cour de justice le 27 juillet 2017, également
inaudita altera parte à l’encontre de le Pologne qui exigeait que celle-ci arrête immédiatement ses opérations de
déforestations, en violation du droit de l’Union, d’une des dernières forêts primaires en Europe localisée sur le
site Natura 2000 : Białowieska, C-441/17 R, EU:C:2017:622.
101
C.J.U.E., ordonnance du 19 octobre 2018 de la Vice-Présidente de la Cour de justice dans l’affaire C-619/18
R, EU:C:2018:852.
102
M. WAELBROECK et P. OLIVER, op. cit., p. 301.
16
de manière crédible que la confiance, dont le fondement est le respect et le partage des valeurs
fondatrices de l’Union, est due à des États faisant l’objet d’une procédure basée sur l’article
7.1. du T.U.E. en raison du constat, par une ou plusieurs institutions européennes, de
l’existence d’un risque clair de violation grave et persistante de ces valeurs103 ?
À cet égard, l’existence de menaces systémiques qui pèsent sur le principe de l’État de droit
est d’autant plus problématique en raison de l’importance particulière que celui-ci revêt. Le
principe de l’État de droit constitue, en effet, la garantie des droits elle-même, qui est
inconcevable en présence d’une justice privée d’indépendance, ce que la Cour de justice n’a,
d’ailleurs, pas manqué de rappeler dans son récent arrêt Associação Sindical dos Juízes
Portugueses104. Curieusement, pourtant, la même Cour de justice n’a pas estimé que la mise à
mal structurelle de l’indépendance du pouvoir judiciaire en Pologne était de nature à écarter
l’application du principe de confiance mutuelle à l’égard de cet État membre. Tel un colosse
aux pieds d’argile, le principe de confiance mutuelle demeure donc, en dépit de la fragilité de
son socle.
Conclusion
Le principe de confiance mutuelle entre États membres revêt, nous l’avons vu,
une importance fondamentale en droit de l’Union. Il permet la constitution et le maintien d’un
espace européen sans frontières malgré la diversité des ordres juridiques nationaux qui le
composent. Il constitue, ainsi, un instrument d’intégration particulièrement séduisant, qui
traduit, en quelque sorte, l’ « in varietate concordia »105, cher au projet européen.
Il est néanmoins tributaire de l’existence d’une communauté de valeurs en droit de l’Union
européenne. L’intégration européenne fondée sur la confiance ne repose, en effet, pas
uniquement sur l’existence d’une communauté d’intérêts qui unit les États membres, mais,
surtout, sur l’existence d’une communauté de valeurs. Si les États membres sont tenus de se
faire confiance, en dépit des singularités de leurs systèmes juridiques nationaux, c’est
précisément parce qu’ils sont supposés partager et respecter un socle de valeurs communes,
au rang desquelles se trouve notamment le respect des droits fondamentaux et du principe de
l’État de droit.
L’existence de cette communauté de valeurs s’apparente néanmoins davantage à un idéal que
poursuit la construction européenne qu’à un acquis définitif dont elle peut se prévaloir. Les
récents évènements dont nous avons fait état témoignent, du reste, de l’éloignement croissant
de cet horizon dans un certain nombre d’États membres. Il n’en demeurerait pas moins que,
selon la Cour de justice, le principe de confiance mutuelle doit continuer à s’appliquer de
manière identique à l’égard de l’ensemble des États membres.
103
Selon certains auteurs prenant appui sur l’art. 2 du T.U.E., « tout État est dans l’obligation de ne pas assurer
la reconnaissance mutuelle des décisions en matière civile et pénale, ainsi que le système européen commun
d’asile, si l’un d’entre eux, singulièrement concerné, ne pouvait pas garantir, de manière concrète, dans son ordre
juridique interne, la prééminence du droit, la légalité, l’accès à la justice, l’indépendance des juges, puisqu’il
s’agit de principes qui sont à la racine du principe de la confiance mutuelle entre ordres juridiques nationaux »
(R. BARATTA, op. cit., p. 90).
104
C.J.U.E., arrêt du 27 février 2018, C-64/15, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, EU:2018:117,
points 30 à 35.
105
Il s’agit de la devise de l’Union européenne, que l’on peut traduire par la locution « unis dans la diversité ».
Initialement insérée dans le texte du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe (article I-8), elle
est désormais évoquée dans la déclaration n°52 incorporée au traité de Lisbonne adoptée par seize des vingt-sept
Etats membres.
17
Or, ainsi maintenu, le principe de confiance mutuelle constitue, à nos yeux, un danger pour la
construction européenne. Outre les risques concrets qu’il présente pour les droits
fondamentaux des individus dans l’Union, le principe de confiance mutuelle est susceptible
d’entraîner un effet de contagion du délitement des valeurs fondatrices à travers l’ensemble de
l’espace européen. La mise à mal des droits fondamentaux au sein d’un État membre peut, en
effet, s’exporter grâce à ce principe en dehors de ses frontières. Par exemple, la violation du
droit à un procès équitable dans un État membre verra, en raison du principe de confiance
mutuelle, ses effets s’étendre dans les autres ordres juridiques européens où il bénéficie d’une
reconnaissance.
À l’image d’une utopie malheureuse, le principe de confiance mutuelle est ainsi susceptible
de participer à l’affaissement structurel de l’idéal axiologique européen. Et les exceptions qui
lui sont actuellement reconnues ne semblent pas, à elles seules, être en mesure de pallier ces
difficultés.
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