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Le chant du coq: nation et
nationalisme en Wallonie
depuis 1880
Maarten Van Ginderachter
Gand, Academia Press, 2005
7
LISTE D'ABRÉVIATIONS
APC
EMW
FDF
NEVB
MF
MR
MW
PRL
UCL
Ulg
Annales parlementaires. Chambre des Représentants
Encyclopédie du Mouvement wallon
Front démocratique des Francophones
Nieuwe Encyclopedie van de Vlaamse beweging
Mouvement flamand
Mouvement réformateur
Mouvement wallon
Parti Réformateur Libéral
Université Catholique de Louvain
Université de Liège
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Visage officiel et face cachée de la nation wallonne1
"L
atine dans sa citoyenneté, la Wallonie a démontré sa
capacité d'intégration et de synthèse." Citoyenneté et
hospitalité, telles étaient les valeurs fondamentales
évoquées par le ministre-président wallon, Jean-Claude Van
Cauwenberghe, lors des Fêtes de Wallonie de 2003 (Van
Cauwenberghe, 2003). Ces principes démocratiques, prétendait-il,
fondent le choix de la Wallonie en faveur du vote des immigrés. Le
bon entendeur saisissait immédiatement, dans ce propos, la volonté de
Van Cau de marquer la distance de 'sa' Wallonie face à l'attitude
crispée du nord du pays. En effet, parmi les partis flamands, seul une
minorité était favorable à l'octroi du droit de vote aux étrangers
résidant en Belgique. Toutefois, la position de Van Cau était moins
tranchée que celle de Robert Collignon, son prédécesseur à la tête du
gouvernement wallon. En 1995, dans le contexte de la guerre de l'exYougoslavie, il affirmait que son projet pour la Wallonie n'était
entaché d'aucune forme de nationalisme. Il suffisait, à son avis, de
penser aux dégâts que d'autres avaient causés en s'y référant, et pas
uniquement en dehors des frontières de l'État belge (Destatte, 1999,
260).
On ne met, il est vrai, jamais assez en garde contre la politique du
Eigen volk eerst. Cependant, Collignon ne semblait pas viser
uniquement le Vlaams Blok/Belang ou le nationalisme flamand. Un
large consensus admet que la Belgique francophone, et
particulièrement la Wallonie, diffère fondamentalement de la Flandre
en tant que communauté imaginée (terme de Benedict Anderson).
D'une étude menée par Denise Van Dam, il ressort que, par exemple,
les dirigeants flamands ont une conception holistique de leur propre
identité: ils insistent sur les racines historiques, la langue, le territoire
inaliénable. Les dirigeants wallons ont un point de vue plus
individualiste et mettent l'accent sur la créativité et la tolérance (Van
Dam, 1996).
L'image dominante est donc celle d'une nation flamande fondée sur
des principes ethniques, tels la filiation et le droit du sang, qui ont, par
conséquent, donné naissance à un nationalisme extrémiste. La société
wallonne, par contre, est ouverte à tous et tient le principe de
1.
Traduction: Martine Paret.
9
citoyenneté en haute estime. Elle se veut citoyenne et volontariste: qui
le désire, peut par un libre choix en faveur de la démocratie, devenir
citoyen wallon. On y ajoute, en général, que le nationalisme wallon
n'existe pas. Le terme nationalisme provoque, en effet, la controverse,
car, d'une part, une petite minorité seulement ambitionne un État
wallon autonome et, d'autre part, l'antinationalisme correspond,
fondamentalement, à la représentation de soi des wallingants. Ceux-ci
se considèrent de préférence comme régionalistes et reculent même
devant l'usage du terme 'nation wallonne'. D'après Chantal Kesteloot,
ils préfèrent parler "d'identité post-nationale" (Kesteloot, 1997, 181).
En réalité, l'opposition entre une Flandre fermée et une Wallonie
ouverte n'est pas aussi absolue qu'on veut bien le dire. D'entrée de jeu,
le parallélisme entre les Mouvements flamand et wallon est patent.
L'un et l'autre ont tendance à s'ériger en uniques représentants de 'leur
peuple'. En même temps, ils ressentent l'autre groupe linguistique
comme un bloc homogène qui sort toujours gagnant, en vertu de son
unanimité. À l'occasion de la promulgation des lois linguistiques de
1963, André Genot, président du Mouvement populaire wallon écrit:
"Pour faire face à la communauté homogène flamande, il faut que les
Wallons soient unis" (cité par Delforge, 2000l, 336). Tandis que le
Mouvement flamand (MF) cherche querelle à l'État Belge sous la
férule francophone, leur pendant wallingant prend l'État belgo-flamand
dans son collimateur. Jean Duvieusart, président du Rassemblement
wallon de 1968 à 1972, entame la lutte, selon ses propres termes,
"contre tous les partis unitaires qui, sous le nom de Belgique nouvelle,
cachent la volonté de maintenir la Belgique sous tutelle flamande" (cité
par Delforge, 2001b, 1347). En 1999 encore, Philippe Destatte,
directeur de l'Institut Jules Destrée, attribue la faiblesse de l'identité
wallonne à l'exploitation du "peuple wallon" par la "classe dirigeante
belge". Celle-ci est "dominée depuis les années trente par des
Flamands et soutenue silencieusement par la classe moyenne
wallonne" (Destatte, 1999, 256).
Tout comme son équivalent flamand, le Mouvement wallon (MW)
s'est doté, très rapidement, d'une 'symbolique' nationale. En 1913
l'Assemblée wallonne, un parlement wallon officieux, choisit pour
emblème le coq wallon (le terme latin gallus signifie, non seulement,
coq, mais aussi, Gaulois). Ses devises sont Wallon toujours et Liberté.
Le jour de la Fête de la Wallonie est fixé au dernier dimanche de
septembre. Il commémore l'expulsion des 'Hollandais' du parc de
Bruxelles par des volontaires 'wallons'. L'unanimité de l'Assemblée sur
un chant commun est plus difficile à obtenir, vu les connotations
régionales des chants populaires, tels Valeureux liégeois et Pays de
10
Charleroi. Finalement, le Parlement wallon adopte, en 1998, Le chant
des Wallons, œuvre de Henri Delcourt (Delforge, 2000g, 255-258).
Le pèlerinage de l'Yser trouve, lui, son pendant à Waterloo et à
Jemappes. En premier lieu, les wallingants font mémoire, dès 1900 à
Waterloo, de la mort de leurs soldats qui avaient été enrôlés dans
l'armée napoléonienne. Quatre ans plus tard, un monument
commémoratif, l'Aigle blessé, y est érigé. Dès 1928, un pèlerinage
rattachiste wallon s'y déroule (Jaminon, 2001, 1663-1666). En second
lieu, on évoque le souvenir de la bataille de Jemappes. En 1792,
l'armée française y remporte la victoire sur les Autrichiens. Les PaysBas méridionaux sont alors intégrés à la République. En 1911, un
obélisque de granit de 16 m. de haut, surmonté d'un coq chantant, est
inauguré à Jemappes. Pendant l'Entre-deux-guerres, plusieurs
manifestations wallingantes s'y déroulent, mais elles n'atteindront
jamais le succès du pèlerinage de Waterloo (Colignon et Delforge,
2000, 868-870).
Le MW, tout comme le MF, s'est largement nourri de l'identité
nationale belge. L'un et l'autre sont nés, en effet, dans le cadre
nationaliste belge. Ils ont repris des classiques de l'histoire de Belgique
en les accommodant à la sauce flamande ou wallonne. Aux débuts de
la Belgique, par exemple, la bataille des éperons d'or est le mythe
belge par excellence. Le MF ne le revendiquera que plus tard pour la
seule Flandre (Tollebeek, 1996). De la même manière, le MW
s'approprie, entre autres, l'épisode des 600 Franchimontois (Rottiers,
1996, 67) et la fierté du développement industriel: l'acier wallon et le
charbon wallon sont les moteurs de la révolution industrielle en Europe
continentale. L'image des fabriques aux cheminées fumantes figure le
cliché typique du langage visuel du MW.
Les similitudes entre les Mouvements flamand et wallon peuvent, à
notre avis, encore être poussées plus loin, en ce sens que pour ériger
leur nation, wallingants et flamingants font usage de matériaux
identiques. Le présent essai a pour but de démontrer qu'il existe, à
l'intérieur du MW, un courant non négligeable qui a manié – et manie
encore – un discours ethnique, à peine différent de la rhétorique
nationaliste flamande. Il présente la Wallonie sous un jour que
d'aucuns associent, exclusivement, à la nation ethnique flamande.
Coller une étiquette nationaliste au MW n'est certainement pas notre
objectif. Il s'agit de démontrer qu'il n'existe pas de différence
fondamentale qui puisse se réduire à des opinions complètement
contradictoires, entre 'la nation ethnique flamande' et 'la société
citoyenne wallonne'. Faire une distinction terminologique entre deux
11
phénomènes – le nationalisme flamand et le régionalisme wallon –,
d'apparence identique sur les points essentiels, n'a pas de sens.
Quiconque, comme nous, part du principe que des nations purement
ethniques ou purement citoyennes n'existent pas, mais que les sociétés
sont hybrides, doit tout de même admettre des différences de degrés en
la matière. Certains mouvements nationaux sont soit plus ethniques,
soit plus citoyens que d'autres. Où se situent le MW et le MF sur cette
échelle? La réponse est malaisée, car les composants citoyens du MF
n'ont pas été suffisamment analysés et la terminologie reste, en outre,
fort normative. Nous plaidons pour que l'élément ethnique ne soit
perçu ni plus ni moins favorablement que le fait citoyen, et vice versa.
Le nationalisme ethnique n'est pas, en soi, xénophobe et
discriminatoire; le nationalisme citoyen ne défend pas toujours le
progrès et l'intégration des personnes. Citons l'exemple classique
d'Anthony D. Smith sur le traitement des Juifs sous la République
française. La France, pays citoyen par excellence, n'était pas prête à
leur concéder des droits particuliers.
"Civic nationalism's failure to endorse minority rights may be
consonant with liberal individualism and individual human rights, but
only by conveniently overlooking the group rights accorded to the
majority (host) nation. These rights or duties included the necessity for
citizens to learn and conduct affairs in the dominant (French) language,
to learn and recite the majority (French) history and literature, to
observe French customs, to recognize French political symbols and
institutions, and so on. For the Jews, this meant splitting their unitary
self-concept and their ethno-religious community into a religious
confession and an ethnic affiliation, stripping them of the latter, and
assimilating them into the host nation – a procedure applied by liberal
civic nationalism to minorities in many national states to this day.
Civic nationalism, then, is very far from accommodating the group
claims of different cultures" (Smith, 2001, 41).
Le MW ne sort des coulisses du théâtre politique belge qu'après la
Seconde Guerre mondiale. Il peut rarement exiger le rôle de prima
donna.2 Tant au nord qu'au sud de la frontière linguistique, on pense
2. Évoquer le MW ou le pouvoir wallon ne supprime aucunement la diversité des
wallingants. Le MW héberge des courants différents. Ceux-ci ont, au cours du temps,
formé des constellations de pouvoirs qui se trouvaient face à face. Il y a notamment les
groupes purement wallons, les rattachistes et les nationalistes belges francophiles qui
considèrent le lien entre Bruxelles et la Wallonie comme l'assurance vie de la
Belgique.
12
que le MW représente peu de chose dans le paysage politique
d'aujourd'hui. Le parti socialiste, porte-drapeau du wallingantisme dans
les années 1980, paraît avoir imposé le silence aux régionalistes à
l'instigation de son président, Elio di Rupo, souvent taxé de belgiciste.
Néanmoins, le bien-fondé de cet essai dépasse le MW en soi. Depuis la
formation des communautés et des régions, en 1980, et les transferts de
compétences qu'elle a impliqués, les Mouvements flamand et wallon
traditionnels semblent avoir réalisé leur programme et seraient donc
devenus inutiles. Leur 'tâche' est cependant reprise, en grande partie,
par l'appareil du pouvoir régional. Pour réaliser leur projet
communautaire et façonner leur identité, les autorités flamandes et
wallonnes s'inspirent, tout naturellement, des lieux communs et des
mythes des mouvements qui ont fondé leur existence. Des acteurs
politiques importants sont d'ailleurs conscients du lien qui demeure
entre le mouvement et le pouvoir. Jean-Claude Van Cauwenberghe le
déclare très clairement dans son allocution du 9 janvier 2001, lors de la
présentation du deuxième volume de l'Encyclopédie du Mouvement
wallon: "Maintenant que le pouvoir wallon existe – grâce au combat
mené sans relâche par le Mouvement wallon et ses acteurs –, il nous
appartient de rester fidèles à ceux qui ont souhaité son existence" (Van
Cauwenberghe, 2001).
Pour terminer l'introduction, relevons les sources qui fondent cette
étude. De nombreuses citations sont empruntées, dans la littérature
existante, aux acteurs du MW. L'Encyclopédie du Mouvement wallon
(EMW) constitue l'épine dorsale de l'exposé, parce qu'elle offre un
aperçu assez exhaustif d'un bon siècle d'existence de ce Mouvement.
Les trois volumes de l'EMW, parus entre 2000 et 2001, sont publiés
sous la direction de trois historiens, Philippe Destatte (directeur de
l'Institut Jules Destrée), Paul Delforge (directeur f.f. du Centre
d'histoire de la Wallonie et du MW, fondé en 1986 par le même
Institut, et conseiller de ce dernier) et Micheline Libon (professeur
émérite de l'UCL et vice-présidente du bureau de l'Institut).3
L'initiative de la publication revient à l'Institut Jules Destrée, principal
centre de recherche du MW. L'encadrement scientifique émane des
universités francophones de Belgique et l'appui financier provient de la
Région wallonne, de la Communauté française et des autorités
nationales. L'Encyclopédie de quelque mille huit cents pages comprend
environ 6000 notices allant de Abraham (Joseph) à Zumkir (André).
Toutes les personnes, associations et périodiques, auxquels un article
3. En 2003, un CD-Rom complète l'EMW imprimée, apportant une dimension
nouvelle avec, notamment, plusieurs témoignages oraux.
13
est consacré, ont contribué, entre 1880 et 1980, à "l'affirmation
politique de la Wallonie, de manière tangible, de près ou de loin". Paul
Delforge décrit ainsi le critère de sélection permettant de figurer dans
l'Encyclopédie (Delforge, 2000n, 11). Une soixantaine de
collaborateurs (des historiens, des journalistes et des militants) y ont
travaillé. Auteur d'environ 1730 articles, Delforge est le plus productif
d'entre eux. Également co-auteur de 138 notices, il intervient, donc,
pratiquement dans un tiers de l'ensemble des entrées.
Notre analyse se base, d'une part, sur les déclarations des acteurs
historiques de 'la lutte wallonne'; d'autre part, nous argumentons aussi
nos points de vue en citant la littérature scientifique qui traite du MW.
La ligne de séparation entre acteurs et chercheurs est parfois bien
ténue. Ne prenons que l'exemple de l'ambiguïté du profil de l'EMW.
C'est à la fois un ouvrage de référence scientifique et le reflet des idées
actuelles du MW. En effet, l'Institut Destrée est fier de se présenter
comme "le lieu de formation des cadres du Mouvement wallon"
(Destatte, 2000a, 854) et il garde un lien privilégié avec le pouvoir
wallon (Collignon, 1998, i-ii). Jean-Claude Van Cauwenberghe,
résume la chose: l'EMW ne doit pas seulement encourager la recherche
scientifique, mais aussi stimuler "la prise de conscience wallonne"
(Van Cauwenberghe, 2001). Des raisons similaires ont évidemment
joué lors de la subsidiation par les autorités flamandes de la Nieuwe
Encyclopedie van de Vlaamse beweging, parue en 1998. Il n'y a, en soi,
rien à reprocher à une historiographie engagée, mais l'opposition
exagérée entre la Wallonie citoyenne, éprise de liberté, et la Flandre
ethnique qu'évoque l'EMW pose question.
Avant de mettre le cap sur la Wallonie, jetons un regard sur la carte
de la recherche internationale concernant la nation et le nationalisme,
afin de mieux nous orienter.
14
1. Brève introduction théorique
1.1 Nations et communautés imaginées
Q
u'est-ce qu'une nation? Bien que de nombreuses définitions aient
cours, les auteurs des grands ouvrages de synthèse et les éditeurs
de recueils d'articles en vogue se rejoignent pour affirmer que le
subjectivisme et le constructivisme ont, momentanément, la cote dans
la littérature internationale (voir e.a. Smith, 1998; Özkirimli, 2000;
Eley et Suny, 1996). Pour les objectivistes, des éléments concrets, tels
la langue, la religion, les caractères de la physionomie, les mœurs, une
préhistoire commune, etc., constituent les facteurs déterminants dans le
processus de formation nationale. Les subjectivistes, par contre,
donnent la priorité au sentiment ou à la volonté de faire partie d'un
groupe. Si les gens croient ou veulent croire qu'ils forment une nation,
celle-ci existe, quelles que soient les différences réelles. Dans sa forme
ultime, le subjectivisme aboutit à une notion déconstructiviste
postmoderne. La nation devient alors une pure construction langagière,
sans aucun ancrage dans la réalité; la conviction d'une identité
nationale se base sur une prise de conscience erronée et n'a donc,
littéralement, aucun fondement.
Pour les constructivistes, les nations germent dans l'esprit humain;
elles sont le fruit d'actes et de pratiques discursives. À leurs yeux,
l'homme impose la nation à son environnement et non le contraire.
Pour les essentialistes, par contre, les nations forment une division
'naturelle' de la population mondiale, tandis que les primordialistes
considèrent les nations non comme un postulat, mais plutôt comme le
résultat d'une évolution séculaire.
Les discussions théoriques opposent souvent deux types de
chercheurs. D'une part, des constructivistes qui croient au caractère
moderne et subjectif des nations créées par les élites; d'autre part, des
primordialistes, pour qui le peuple est à l'origine du caractère objectif
et pré-moderne des nations. Dans la pratique de la recherche,
l'opposition de ces conceptions s'avère beaucoup moins évidente.
Ainsi, le politologue américain Alexandre Motyl remarque à juste titre:
"Only as monoliths must primordialism involve undifferentiated
notions of immutability, objectiveness, timelessness, and naturalness,
and constructivism, its polar opposite, must involve similarly
15
undifferentiated notions of mutability, subjectiveness, temporal
boundedness, and artificiality" (Motyl, 1999, 83).
Benedict Anderson, auteur de l'étude devenue classique Imagined
communities est incontestablement l'une des personnalités les plus
marquantes des tendances subjectiviste et constructiviste. Sa définition
anthropologique de la nation est bien connue: "an imagined political
community – and imagined as both inherently limited and sovereign".
Elle est imaginée parce que ses membres n'ont pas besoin de se
connaître pour avoir le sentiment d'en faire partie. En ceci, les nations
ressemblent à toutes les unités dépassant en taille les communautés
villageoises où tout le monde se connaît. Elles sont limitées en ce sens
que même les nations les plus étendues présentent des frontières,
quoique plus ou moins élastiques. En effet, aucune nation ne prétend
englober l'humanité entière. La nation se dit souveraine, car elle se
veut autonome, de préférence à l'intérieur de son propre état. Enfin, la
nation se perçoit comme une communauté constituée d'égaux, malgré
les différences objectives qui existent entre ses membres.
D'après Anderson, cette forme spécifique de communauté se
développe en Amérique Latine au 18e siècle, chez les "Creole
pioneers", au moment de la lutte nationale de libération contre le
colonisateur. Le phénomène s'étend à l'Amérique du Nord et traverse
l'Océan pour se propager en Europe.4 La naissance des nations y
apparaît comme l'ultime conséquence du développement du "printcapitalism", c'est-à-dire de l'imprimerie taillée sur le modèle
capitaliste. Cette dernière accroît, à terme, les moyens de
communication, la standardisation linguistique et l'avènement des
langues d'État, créant petit à petit les facteurs de l'émergence de la
nation (Anderson, 1994, 37-46).
Les mots 'imagined communities' ont prêté à confusion (Smith,
1998, 137). Imagined a au moins deux significations en anglais: 1) to
conceive of, 2) to form delusory ideas about, to invent.5 Selon la
première définition, les membres des 'imagined communities' n'ont
jamais dû se rencontrer pour croire au lien qui les unit. En français, il
s'agit de 'communautés imaginées'. La seconde signification vise des
communautés fictives (imaginary) qui n'existent pas dans la réalité.
Elles sont nées dans la tête des nationalistes afin de défendre leurs
4. Affirmer que la nation est issue du Nouveau Monde et non de la Vieille Europe est
une des originalités les plus importantes de l'analyse de Anderson.
5. New Webster's dictionary and thesaurus of the English language (Danbury, 1995
[1972]).
16
propres intérêts. En français, nous parlerions de 'communautés
imaginaires'.
Les chercheurs qui utilisent les 'imagined communities' dans la
seconde signification sont souvent accusés d'altérer la définition
d'Anderson. Bien que ce dernier s'oppose fermement, dans ce contexte,
à l'association du mot invention avec fabrication et falsity, mais est
favorable au lien avec imagining et creation, Brendan O'Leary l'accuse
en partie d'ambiguïté volontaire. D'après ce politologue à la London
School of Economics et biographe d'Ernst Gellner, Anderson savait
probablement que son concept allait mener une double existence.
'Imagined communities' serait donc un jeu de mot délibéré 'to have it
both ways'.6 D'une part, Anderson peut difficilement nier que des
grands groupes humains agissent au nom de la nation. D'autre part, sa
pensée reste fortement ancrée dans l'adage marxiste qui affirme que
l'identité nationale est créée par les capitalistes, afin de miner la
conscience de classe des ouvriers. Selon A.D. Smith, la confusion des
notions a pour résultat d'ébranler "the ontological status of the nation
as a real community grounded in the historical and social life of
cultural collectivities" (Smith, 1998, 42).
Bien que la définition d'Anderson tienne toujours la route, elle a subi,
au cours des vingt dernières années, des critiques pertinentes.
L'importance du territoire et le lien horizontal dans les nations
devraient être pris en considération.
L'idée de nation suppose des frontières rigoureuses entre des nations
clairement délimitées. Les sociétés pré-modernes se composent,
comme l'écrit Jan Penrose, géographe à l'Université d'Édimbourg, de
petits territoires et de populations réduites: groupes apparentés, clans,
villages, diocèses, gildes, villes, etc. Ces petites unités s'enracinent
dans des entités plus larges, mais le "membership in these larger units
was indirect because it was based on belonging to some lower-order
component of the hierarchy". La situation se modifie au passage à
l'époque contemporaine: "territory was transformed from a
geographical expression of cultural identity into the fundamental basis
for defining group and individual identities. Instead of expressing one
dimension of who a person was, territory became the primary and
overriding factor in defining the person" (Penrose, 2002b, 283). Au
cours du 18e siècle, chaque nation est irrévocablement attachée à un
6.
Brendan O'Leary argumente dans ce sens lors de l'International conference on
national identities and national movements in European history, à Louvain-Gand (1516 mars 2002).
17
territoire. L'intégrité et la souveraineté territoriales constituent
progressivement l'axe central de l'image de soi des nations. Terre et
nation forment, pour ainsi dire, une union mystique. La terre natale
offre des qualités immanentes qui, de tout temps, ont imprégné les
habitants du lieu, à savoir les membres de la nation. Les hommes
semblent sortir de la terre. Les caractères de la population se déduisent
directement de la géographie du pays: ainsi, les Écossais sont rudes,
revêches et réservés à l'image de leurs Highlands. Les frontières
territoriales sont considérées comme tellement évidentes qu'on ne peut
imaginer leur inexistence dans le passé. Les Britanniques, notamment,
croyaient que la forme géographique et le lieu de la Grande-Bretagne
sur la carte du monde avaient été ordonnés par Dieu. Or, le tracé des
frontières britanniques ne remonte qu'à 1707 (Colley, 1992, 18). Au
cours du 19e siècle, la langue s'ajoute au 'cocktail' territorial: le peuple,
la terre et la langue forment donc une unité indissociable.
Toutes ces caractéristiques propres au sol marquent clairement la
différence par rapport 'aux ethnies pré-modernes'. A.D. Smith est
d'accord avec l'idée que "a clearly delimited territory or 'homeland'" est
l'un des éléments déterminants qui distingue les nations modernes de
celles de l'Ancien Régime (Smith, 1998, 196). En France, par exemple,
la notion de souveraineté territoriale est faiblement développée jusque
loin dans le 18e siècle (Sahlins, 1990 cité par Colley, 1992, 17). Des
textes du bas Moyen Âge et du début des Temps modernes issus des
Pays-Bas font allusion à la terre natale (Tilmans, 1999, 39, 41), mais le
lien avec un territoire souverain, explicitement délimité, n'apparaît pas.
Ainsi, les contemporains ne s'entendent pas sur l'étendue précise des
XVII Provinces, rassemblées par Charles Quint. Dans certaines
énumérations, les villes d'Anvers et de Zutphen sont remplacées par
Lille, Tournai ou Valenciennes (Stengers, 2000, 78). Après la partition
des Pays-Bas, les cartographes continuent, sans complexe d'ailleurs, à
représenter les XVII Provinces jusqu'au 17e siècle (Ibid., 120). Sous
l'Ancien Régime, le lien entre le peuple et le territoire n'est certes pas
absolu. En effet, les changements de propriétaires, suite à des mariages
dynastiques, ne provoquent pas, dans la population, de crises d'identité
dignes de ce nom (Hall, 1998, 125). Il est, par contre, impensable
qu'aujourd'hui, l'Espagne et les Pays-Bas soient réunis en un seul État
par le mariage des successeurs au trône. Les deux nations
protesteraient.
Un second complément à la thèse d'Anderson vise la nation en tant
que communauté horizontale des individus, apparentés depuis des
temps immémoriaux. Contrairement à l'Ancien Régime, la nation
moderne suppose une loyauté traversant tous les états et toutes les
18
classes – du moins aux yeux des membres convaincus de son
existence. Des chercheurs, tel Adrien Hastings (1997), font l'objet de
critiques parce qu'ils établissent trop rapidement un rapport entre les
formes sociétales médiévales et les nations modernes. Jakob Vogel par
exemple relève "the restricted social scope of the pre-modern concept
of the nation. The pre-modern ideas of the nation involved only the
ruling class, excluding large sections of society from membership of
the nation". L'élite médiévale n'aurait jamais pu concevoir une
quelconque proximité avec le bas peuple. Le sentiment d'appartenance
à un état social distinct faisait obstacle à la notion harmonieuse de
nation (Vogel, 2000, 501-512, 503).
1.2 Nationalisme (banal)
Traditionnellement, le nationalisme se définit comme un 'mouvement
politique tendant à une identification de la nation à l'État'. Ceci
implique que le nationalisme disparaît lors de la formation de l'ÉtatNation, puisque le but est atteint, à savoir la 'congruence' entre Nation
et État. C'est pourquoi le terme vise, en général, les mouvements subétatiques qui sont stigmatisés de nationalistes avec les connotations
négatives que cela implique. Le philosophe et publiciste britannique,
Tom Nairn, compare le nationalisme à une maladie:
"'Nationalism' is the pathology of modern developmental history, as
inescapable as 'neurosis' in the individual, with much the same
essential ambiguity attaching to it, a similar built-in capacity for
descent into dementia, rooted in the dilemmas of helplessness thrust
upon most of the world (the equivalent of infantilism for societies) and
largely incurable" (Nairn, 1977, 359 cité par Anderson, 1994, 5).
Le dernier ouvrage du sociologue américain, l'influent Michael
Hechter, porte le titre éloquent de Containing nationalism – par
analogie avec containing an infectuous disease – dont la portée
négative est révélatrice. Le patriotisme n'a pas à être mis 'en
quarantaine', d'après Hechter, car "it is no form of nationalism at all". Il
estime le patriotisme innocent et il le considère, de manière assez
arbitraire, comme "the desire to raise the prestige and power of one's
own nation state relative to rivals in the international system" (Hechter,
2000, 17). La raison pour laquelle ce désir est qualifié de patriotique,
plutôt que de nationaliste, n'est pas claire. Il n'existe, en effet, pas de
19
distinction fondamentale entre les deux notions. La différence ne serait
que fonctionnelle: le patriotisme est une forme bien déterminée de
nationalisme, à savoir celui d'un État-Nation établi. L'euphémisme ne
modifie,
évidemment,
en
rien
l'essence
même
du
nationalisme/patriotisme. C'est un des fils conducteurs de l'ouvrage
Banal nationalism de Michael Billig. L'auteur démontre que dans le
vocabulaire, qu'il soit familier ou scientifique, le nationalisme renvoie
en général à des extrêmes. Le langage de tous les jours "always seems
to locate nationalism on the periphery" (Billig, 1995, 5). Les bandes
armées serbes sont nationalistes, mais pendant la guerre de Falkland,
les Britanniques sont des 'patriotes'. Les membres d'États-Nations
établis ont tendance à situer le nationalisme (aux relents négatifs) en
dehors de leur propre communauté. Cela ne signifie certainement pas
qu'ils en sont libérés. Dans les États-Nations établis, le nationalisme se
niche, selon Billig, dans les structures et dans les institutions de l'État
et y devient pratiquement imperceptible. Sa principale fonction
consiste à légitimer et à garantir idéologiquement la continuité de
l'État-Nation. Parce qu'il existe, effectivement, une sérieuse différence
entre le "hot nationalism" violent des bandes armées serbes, et
l'omniprésence du drapeau américain aux États-Unis, Billig introduit la
notion de 'banal nationalism'. Le nationalisme banal garantit la
reproduction de l'État-Nation au quotidien. Autrement dit, il s'agit de
"the ideology that creates and maintains nation-states" (Ibid., 19), qui
fait en sorte que l'existence des États-Nations apparaisse comme une
évidence, faisant partie intégrante de l'ordre des choses, sans que
personne ne se pose de questions. À notre avis, le concept de
'nationalisme banal' peut aussi s'appliquer aux mouvements qui ne
constituent pas (encore) un État-Nation, ou qui ne le souhaitent pas.
C'est le cas des Mouvements flamand et wallon.
1.3 Sociétés citoyennes face aux sociétés ethniques
Les auteurs qui interprètent le nationalisme, comme une force
purement destructrice, posent souvent le principe d'une discrimination
stricte et inconciliable, soit entre des formes ethniques et citoyennes de
nations/mouvements nationalistes, soit entre le nationalisme,
nécessairement ethnique, et des formes citoyennes de la vie sociale
(voir par ex. Ignatieff, 1993). Cette opposition est si forte qu'elle
devient souvent dichotomique: la nation ou le mouvement nationaliste
est soit l'un, soit l'autre. Il n'y a pas de juste milieu.
20
La distinction ethno-citoyenne présente un respectable pedigree
scientifique qui remonte, selon la majorité des observateurs, aux
Lumières et au romantisme. Des philosophes, tels Jean-Jacques
Rousseaux et John Stuart Mill, sont tenus pour les pionniers du
concept de la nation citoyenne, tandis que Herder et Fichte
apparaissent comme les théoriciens de la nation ethnique. Le
sociologue français, Alain Dieckhoff, signale, cependant, que cette
dichotomie ne trouve son origine que tard dans le 19e siècle. Dans les
années 1870, au cours du conflit franco-allemand pour la possession de
l'Alsace-Lorraine, les historiens allemands, notamment Théodore
Mommsen et David-Frederik Strauss, justifient l'annexion de la région
frontalière par des arguments historiques et culturels: les habitants de
l'Alsace-Lorraine participent depuis toujours à la culture allemande.
Selon leurs pendants français, Ernest Renan et Fustel de Coulanges, les
Alsaciens ont la volonté politique d'appartenir à la France (Dieckhoff,
1996b, 44). Dans son ouvrage, devenu classique, The idea of
nationalism, le politologue américain d'origine allemande, Hans Kohn,
élève, en 1944, cette division binaire ethno-citoyenne au rang de
l'orthodoxie. Il y distingue les formes 'occidentales', rationnelles,
volontaristes et les formes 'orientales', organiques et déterministes du
nationalisme. Des auteurs contemporains influents, comme Eric
Hobsbawm, ont emprunté des éléments essentiels à l'analyse de Kohn
(Smith, 1998, 121-122).
Ces dernières années, la dichotomie ethno-citoyenne a subi une
sévère critique. En 1996, Dieckhoff écrivait un article intéressant au
sujet de "l'introuvable opposition entre nationalisme politique et
nationalisme culturel". Il y déclare qu'il n'y a pas de distinction
irrévocable et fondamentale entre des nations politiques citoyennes
'bonnes' et des nations culturo-linguistiques 'mauvaises', ni entre les
mouvements nationalistes correspondants (Dieckhoff, 1996b). Des
études internationales récentes vont dans le même sens (Kuzio, 2002;
Nielsen, 1999; Shulman, 2002; Yack, 1999) et des chercheurs
reconnus, tel A.D. Smith, ont affirmé de manière convaincante que
cette dichotomie présente de "serious empirical limitations": "the civicterritorial and ethno-cultural ideas of the nation are closely interwoven;
thinkers, movements, periods may oscillate between them, or they may
be run together without much regard for logical consistency. [...] Nor
can we claim that civic and political forms of nationalism are
necessarily more open and tolerant than ethno-cultural forms" (Smith,
2000, 18).
21
La dichotomie entre nations ethniques et citoyennes possède de fortes
dimensions normatives. Jan Penrose a énuméré les caractéristiques
propres à chacun de ces types (Penrose, 2002a, 28-29). Nous les
traitons en détail parce que leur pertinence dans le débat
communautaire en Belgique est évident: ces caractéristiques
correspondent à la description, respectivement, du MW et du MF. Les
nations citoyennes sont des associations volontaires, politiques,
ouvertes aux étrangers, puisqu'elles se fondent sur des liens de
citoyenneté et sur le volontarisme (un choix démocratique libre se fait
pour la nation à laquelle on veut appartenir). Les nations ethniques, par
contre, sont des communautés naturelles basées sur l'origine, la culture
et/ou la langue communes; elles se méfient des 'étrangers'. De cette
distinction découlent cinq autres paires de propriétés. Les nations
citoyennes sont systématiquement liées aux notions d'intégration, de
rationalité/Lumières, de modernité, de progressivité, mais aussi au
concept d'artificialité (contrairement aux nations ethniques, les nations
citoyennes seraient des constructions modernes de l'esprit, pensées par
des élites). Les nations ethniques sont, elles, confrontées à l'exclusion,
l'irrationalité/romantisme, l'Ancien Régime, le conservatisme,
l'authenticité (contrairement aux nations citoyennes, ces dernières
seraient issues 'naturellement' du peuple depuis des siècles, voire des
millénaires). Deux autres paires de notions, au moins, peuvent y être
ajoutées. Les nations citoyennes sont, également, associées au
subjectivisme (il s'agit du sentiment d'appartenance) et à la défense des
droits de l'individu (droits du citoyen/droits de l'homme). Les nations
ethniques, par contre, sont déterministes par l'importance qu'elles
attachent aux propriétés objectives de la nation (l'appartenance à la
nation dépend de la naissance et des caractères objectifs qui y sont liés,
à savoir la langue et le sang). Elles donnent la priorité au droit du sol
ou au droit du sang (les droits de l'individu doivent céder le pas aux
droits collectifs et à ceux qui se fondent sur la naissance).
Dans la réalité, ces caractères ne se combinent pas logiquement; ils
ne s'excluent pas non plus. Il vaut donc mieux parler d'un modèle
théorique de nation ethnique, d'une part, et d'un modèle théorique de
nation citoyenne, d'autre part. Les nations réelles viennent s'inscrire
entre ces deux pôles et les différences entre elles sont dues à la
proportion réciproque des éléments ethniques et citoyens. Autrement
dit, une nation citoyenne qui, dans la logique annoncée, est
accueillante aux étrangers, défend les droits de l'homme, ne tente pas
de donner une définition objective d'elle-même, se considère
exclusivement comme un phénomène moderne datant des deux
derniers siècles, agit de manière rationnelle, progressiste et
22
volontariste, une telle nation n'existe pas. Elle n'existe pas plus qu'une
nation ethnique qui en toutes circonstances exclut les étrangers, se
projette dans les siècles passés, place 'le sang et le sol' au-dessus de
tout, agit de manière irrationnelle, déterministe et rétrograde.
23
2. Brève histoire du Mouvement wallon7
L
es historiens s'entendent pour dire que la Wallonie en tant que
communauté imaginée – tout comme la Flandre – n'apparaît
qu'après la fondation de la Belgique. En effet, la politique
linguistique belge engendre, d'abord, le MF qui, lui-même, suscite une
réaction sous la forme du MW.
Suite à l'institution de La Société liégeoise de Littérature wallonne,
en 1856, un mouvement littéraire et folklorique se développe en
Belgique méridionale. Il s'intéresse aux dialectes wallons. Les
premières lois linguistiques sont à l'origine de sa transformation, dans
les années 1880, en mouvement de défense wallonne et francophone
qui se bat pour le maintien du français en tant que langue officielle
unique de la Belgique. Le MW s'oppose au bilinguisme individuel, à la
contrainte linguistique et à l'introduction du néerlandais en Wallonie.
Pour les premiers militants wallons, la reconnaissance du néerlandais
équivaut à des pertes d'emploi, du gaspillage d'argent, l'infantilisation
de la culture et à une atteinte à l'unité nationale (Lothe, 1976a, 192). La
campagne menée contre la loi Coremans-Devriendt de 1898, appelée
'Gelijkheidswet' (loi d'Égalité), établissant le statut de langue juridique
du néerlandais, fait connaître le MW à un public plus large.
À l'origine, le MW – en tant que mouvement de défense
francophone – est surtout populaire en Flandre et à Bruxelles, dans des
cercles de fonctionnaires francophones. Ceux-ci voient, d'un mauvais
œil, l'introduction du néerlandais dans l'administration flamande.
Toutefois, le mouvement en question prend rapidement pied,
également en Wallonie, mais il reste une affaire de nantis et d'élite
intellectuelle, où les libéraux tiennent le haut du pavé. Le MF est tenu
pour une machination cléricale qui a pour dessein d'éloigner la Flandre
arriérée de l'esprit des Lumières et de l'enchaîner à la religion.
Au cours des premières années d'existence du MW, il n'est question
ni de séparatisme, ni de fédéralisme ou d'autonomie régionale. Le
Mouvement défend la Belgique à tout crin, remarque Kesteloot.
"Le Mouvement wallon naissant s'inscrit donc dans une perspective
belge telle qu'ont été définis les contours et surtout l'identité
7.
Cet aperçu se fonde sur Dumoulin et Kupper (2004); Hasquin (1989); Kesteloot
(1993, 1994-1995, 1998, 2001, 2004); Lothe (1976a et b); Pirotte (1997); Vagman
(1994); Van Alboom (1982).
24
linguistique de cet État en 1830. Il considère l'acquisition de la langue
française comme une forme d'adhésion à la Belgique et aux grands
principes de liberté dans la Constitution" (Kesteloot, 1993, 14).
Les choses se modifient à partir de 1905, et surtout dès 1910. D'une
part, un groupe important de socialistes adhère au Mouvement
(rappelons la célèbre Lettre au roi publiée par Jules Destrée en 1912).
D'autre part, les positions antiflamingantes génèrent des doléances
wallonnes stricto sensu. Les Wallons sont pratiquement écartés du
pouvoir central puisque, entre 1884 et 1902 un seul de leurs
représentants participe au gouvernement (Wils, 1992, 190). Ces faits,
et surtout la proposition de loi du 31 mars 1911 visant à 'flamandiser'
l'université de Gand, radicalisent les positions du MW. L'exigence du
maintien de la langue française en Flandre se combine avec l'irritation
due à la politique de défense du pays. En cas d'attaque allemande,
l'armée devrait se retirer à Anvers, abandonnant les Ardennes à leur
sort. S'y ajoute le fait que la Flandre profite de la richesse industrielle
wallonne. Le mécontentement au sujet de la politique hégémonique
flamande s'identifie alors à l'angoisse d'être relégué au second plan, à
cause du surnombre des Flamands. La hantise d'être minoritaires
s'avive, premièrement, suite à l'application du suffrage universel plural
pour les hommes à partir de 1893: les Flamands obtiennent ainsi la
majorité. Deuxièmement, la part wallonne dans la population belge
diminue.
Lors du Congrès national wallon de 1912, organisé par la Ligue
wallonne de Liège, un comité est institué ayant pour tâche d'analyser la
question de la scission du gouvernement. Il fonde un parlement wallon
officieux: l'Assemblée wallonne, qui devient un bureau permanent de
la propagande des affaires wallonnes. La pénible défaite des socialistes
et des libéraux wallons aux élections parlementaires de 1912 a fait
germer l'idée de scission. La tentative de briser la majorité cléricale,
après vingt-huit ans de gouvernement homogène catholique, a échoué.
Il ne faut cependant pas exagérer l'impact du séparatisme ou du
fédéralisme à ce moment-là. Plusieurs tendances existent dans
l'Assemblée: une délégation bruxelloise 'belgiciste', un petit groupe de
fédéralistes radicaux pour qui les Flamingants sont des alliés potentiels
et la majorité qui, pour l'instant, suit une stratégie ambivalente qui
dépend des circonstances (Van Velthoven et Witte, 1998, 82).
L'expérience de la Première Guerre mondiale pousse l'Assemblée
wallonne, porte-drapeau du MW jusqu'à la moitié des années 1920, à
adopter une attitude nationaliste belge. Elle rejette le fédéralisme
qu'elle associe à la Flamenpolitik allemande. Cette position conduit à
25
de violentes tensions avec les wallingants plus radicaux, tel Jules
Destrée. En 1923, il quitte l'Assemblée. La même année, la Ligue
d'action wallonne (de Liège) monte au firmament wallon. Elle prend
fait et cause pour le fédéralisme, à la mesure des exigences flamandes
de plus en plus revendicatrices. Organisatrice des Congrès de la
Concentration wallonne depuis 1930, la Ligue tente de regrouper les
associations qui luttent pour plus d'autonomie régionale.
L'unilinguisme en Wallonie et la liberté linguistique à Bruxelles sont à
l'ordre du jour. Les autres points de son programme concernent la
défense du territoire belge, un rapprochement avec la France, la
représentation wallonne au gouvernement, les intérêts économiques
wallons, le problème démographique, les droits linguistiques des
Wallons dans les instances officielles et les statuts de la frontière
linguistique et de Bruxelles (Lothe, 1976b, 320 et suiv.; Vagman,
1994, 8).
Jusqu'aux environs de 1930, le MW défend l'unilinguisme en
Wallonie et le bilinguisme en Flandre. Kesteloot y voit un paradoxe:
"D'une part, le Mouvement wallon s'exprime au nom de la Wallonie
prise dans sa totalité, d'autre part, il s'exprime au nom de
considérations linguistiques qui ne sont en rien limitées au seul
territoire wallon" (Kesteloot, 1993, 27-28). La radicalisation et la
combativité du MF – pour preuve l'élection de Borms et la victoire des
frontistes en 1929 – renversent la vapeur.8 Craignant l'établissement
d'îlots flamands en Wallonie, les politiciens wallingants sacrifient les
'fransquillons' de Flandre. L'angoisse d'être réduit à une minorité,
attisée par la reprise économique et l'avance démographique de la
Flandre, accélère ce processus. Les lois linguistiques de 1932
introduisent le principe de l'unilinguisme en Flandre et en Wallonie.
Toutefois, elles provoquent des tensions entre les ailes wallonne et
bruxelloise du MW.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux wallingants
se distinguent dans la résistance. Après la libération, les contacts entre
différents groupes pro-wallons aboutissent à la résolution de tenir un
congrès national wallon annuel. Lors du premier Congrès d'octobre
1945 on vote le futur statut de la Wallonie. Le vote dit 'sentimental' du
premier tour choque même les participants: 486 suffrages pour le
8.
En 1928, August Borms est élu à Anvers lors d'élections parlementaires
intermédiaires. Il avait été condamné à mort pour collaboration pendant la Première
Guerre mondiale. La sanction a été commuée en prison à perpétuité; il refuse
cependant une libération anticipée en 1921. L'emprisonnement n'empêche pas son
élection.
26
rattachement à la France, 391 pour le fédéralisme, 154 pour
l'indépendance wallonne et 17 seulement sont favorables à un État
belge unitaire décentralisé. Au second tour, le vote 'de la raison'
s'exprime, à 12 voix près, pour plus d'autonomie wallonne à l'intérieur
de la Belgique. Personne ne peut nier la radicalisation du Mouvement,
causée par le second conflit mondial. S'ajoute la Question royale qui
échauffe les esprits sur le plan communautaire. Toutefois, dans les
années 1950, l'élan wallingant piétine suite à un bref relèvement
économique et à la Guerre scolaire. Le Mouvement reprend vigueur, en
hiver 1960-1961, sous la direction du syndicaliste légendaire André
Renard, lors des grèves contre la loi unique. Pour la première fois de
son existence, le MW parvient à impliquer des ouvriers dans son
action. La création du Mouvement populaire wallon en est le
couronnement. L'évolution économique n'y est pas étrangère. À la
même époque, en effet, un basculement se produit dans l'État belge: la
prépondérance économique passe du sud au nord du pays. Tandis que
l'industrie traditionnelle décline en Wallonie, de nouvelles entreprises
s'installent en Flandre. Le MW veut fédéraliser l'État belge afin de
mettre la main sur les leviers stratégiques qu'il veut adapter aux
nécessités de la situation wallonne.
Entre 1961 et 1963, toute une série de lois linguistiques enracinent
le bilinguisme à Bruxelles, et l'unilinguisme en Flandre et en Wallonie.
La définition précise du tracé de la frontière linguistique, entre Flandre
et Wallonie, crée des tensions en 1962. Les communes des Fourons
passent de la province de Liège à celle du Limbourg; MouscronComines est transférée de la Flandre Occidentale au Hainaut. Des
facilités sont octroyées aux personnes qui ne parlent pas la langue de
leur nouvelle province. Des confrontations, parfois violentes, entre les
deux groupes linguistiques en seront le résultat, particulièrement dans
les Fourons.
La question du 'Walen buiten/Leuven Vlaams' (1965-1968)
traumatise la majorité des francophones en Belgique et accélère le
développement du MW. Pour la première fois, un parti politique prend
pour objectif principal, la défense des intérêts wallons. Le Parti wallon
devient le Rassemblement wallon qui, en 1974, participe au
gouvernement fédéral. Il éclate deux ans plus tard. Une partie de
l'arrière-ban fonde, en 1977, le Parti des Réformes et de la Liberté en
Wallonie – origine du PRL et du Mouvement réformateur (MR) actuel.
Une autre partie des membres s'affilie au Parti socialiste et contribue à
l'orientation de ce dernier dans la voie fédéraliste et wallonne.
L'adhésion, en 1984, de José Happart, défenseur des Fourons wallons,
contribue à durcir son profil wallingant.
27
Par ailleurs, les étapes essentielles de la transformation
constitutionnelle de la Belgique, d'État unitaire en État fédéral,
s'accomplissent en 1970 et 1980. Les révisions de la constitution de
1988 et de 1993 aboutissent enfin au partage de la Belgique en trois
régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles) et en trois communautés
(flamande, française et germanophone). Chacune des nouvelles
institutions profite de larges compétences et de l'élection directe d'un
Parlement.9 Actuellement, les politiciens wallons rechignent à accepter
de nouveaux transferts de compétences vers les régions et les
communautés. Ils craignent la pente glissante qui mènerait à la
séparation du pays.
Dans ces circonstances, la question se pose de savoir ce qu'il reste
encore à faire au MW, puisqu'il a enfin obtenu l'autonomie de ses
institutions. Chantal Kesteloot se demande si l'institutionnalisation de
la lutte menée par le MW, relayée par la Région wallonne ne sonne
pas, à terme, le glas de celui-ci (Kesteloot, 1998b, 3650). L'avenir nous
le dira.
9. En Flandre, région et communauté fusionnent de sorte qu'il n'existe qu'un seul
Parlement flamand.
28
3. La Wallonie: nation citoyenne ou nation ethnique?
B
ien que de nombreux auteurs aient soumis le discours des
Mouvements flamand et wallon à la critique (pensons aux
Blommaert et Detrez, 1994; Morelli, 1995), une analyse
systématique des rapports entre éléments citoyens et ethniques, dans
leur approche identitaire, n'a pas été prise en compte. Pour ce qui
concerne le MW, certains auteurs ont qualifié son régionalisme de
'nationaliste' (Morelli, 1995, 13), sans toutefois approfondir, par
exemple, la portée du sol natal dans la pensée wallingante, ni faire le
lien de l'image ethnique qu'elle se fait de la Flandre avec sa vision
identitaire citoyenne.
Dans la pratique de la recherche, la dichotomie citoyen-ethnique
exerce encore une grande influence sur les scientifiques belges, bien
qu'on avance que les deux pôles ne seraient que des modèles
théoriques. Souvent, les différences entre les types de sociétés
ethniques (le cas échéant, la communauté flamande) et citoyennes (les
communautés belge et wallonne) sont surexposées, sans que l'on ne
s'attarde aux formes mixtes. Ainsi, le sociologue de l'Ulg, Marco
Martiniello, distingue "deux espèces de nationalismes" en Belgique.
Entre "ces deux conceptions divergentes" il y a "une différence
fondamentale": "En Flandre, un nationalisme ethno-culturel s'est
progressivement installé alors qu'en Wallonie se construisait
laborieusement un nationalisme électif et citoyen" (Martiniello, 1996,
87-88, 91).
La manière dont certains historiens considèrent, non seulement, les
Wallons, mais tous les francophones belges comme gardiens de la
liberté (linguistique) et les flamingants comme partisans de la
contrainte (linguistique) constitue un exemple plus subtil de cette
antithèse. Dans son dernier ouvrage, Le grand siècle de la nationalité
belge de 1830 à 1918, Jean Stengers tendrait à minimaliser tous les
griefs des flamingants au 19e siècle, en indiquant, entre autres, qu'en
dehors de ceux-ci très peu de gens s'inquiétaient de la situation
linguistique.10 Le journal brugeois La Patrie affirme, en octobre 1875,
que le gouvernement a résolu les griefs flamands. Stengers écrit à ce
sujet: "Il paraît impensable qu'un journal paraissant à Bruges (même en
10.
Nous ne suggérons évidemment pas que Stengers avait quelque chose à voir avec
le MW. Cet exemple démontre seulement que la dichotomie ethno-citoyenne est
également une caractéristique d'un discours belgo-francophone plus large.
29
langue française) eût pu si grossièrement méconnaître l'humiliation
collective du peuple flamand". Des journaux conservateurs de l'époque
usent d'une argumentation similaire dans la question sociale: il n'y a
pas de problèmes; seuls quelques provocateurs socialistes isolés
abusent de la bonne foi du simple peuple. Pourtant, des historiens n'en
ont nullement conclu qu'en effet tout allait pour le mieux en Belgique.
L'absence de plaintes massives concernant la situation linguistique ne
peut être interprétée comme "une approbation tacite" de la masse
(Stengers et Gubin, 2002, 66-67).
Stengers croit que l'individu possède une liberté de choix absolue
dans le domaine linguistique. Il ne considère même pas l'existence
d'une pression comme une cause possible de la francisation de
Bruxelles; au contraire, il s'agit des choix individuels de personnes qui
souhaitent se hisser dans l'échelle sociale. "Le cas unique de Bruxelles,
s'il est dû essentiellement au désir d'ascension sociale des Flamands
eux-mêmes, est certes lié au milieu ambiant, mais ne peut être attribué,
comme certains flamingants l'ont prétendu par la suite, à la pression
officielle des autorités: c'est un mouvement qui s'est généré lui-même."
Si les écoles primaires bruxelloises enseignent en français, c'est, aux
dires de Stengers, parce que les parents le demandent (Ibid., 56-57). La
vision flamande d'une implacable contrainte linguistique exercée par
les autorités, comme seule explication de la francisation de Bruxelles,
relève, en effet, du mythe, mais l'interprétation francophone de la
sacro-sainte liberté linguistique en relève tout autant. Ce n'est pas le
lieu d'énumérer toutes les causes de cette francisation, mais un
historien – qu'il soit francophone ou néerlandophone – ne peut tout de
même pas se contenter d'une cause unique pour expliquer un
phénomène social aussi complexe. On ne peut exclure, a priori, la
pression sociale, ni la violence symbolique, en particulier, dans un
environnement comme Bruxelles au 19e siècle, où le pouvoir est
partagé de façon aussi inégale.
Ce long préambule nous mène à l'essentiel: un aperçu historique de
la 'construction' de la nation wallonne par le MW, depuis son origine,
dans les années 1880, jusqu'à nos jours.
30
4. Le visage citoyen du Mouvement wallon
4.1 Liberté et Démocratie
L
iberté et démocratie sont les valeurs fondamentales de notre
civilisation et de notre culture. Cette déclaration de Robert
Collignon, en 1994, est représentative du MW d'aujourd'hui
(cité par Destatte, 1999, 260). Pour les wallingants, la Wallonie est, par
excellence, une société ouverte et librement choisie par ses membres.
Elle porte au pinacle les valeurs démocratiques citoyennes, en
particulier les droits de l'homme. "La définition d'une identité
citoyenne distincte d'une identité nationale est une des affirmations
principales du Mouvement wallon", écrit Paul Delforge dans l'EMW
(Delforge, 2000u, 839). Seuls des principes 'citoyens' constituent la
base de la communauté wallonne, tandis que les fondements 'ethniques'
tels le sang, l'origine ou la nationalité sont expressément rejetés: "'Sont
de Wallonie tous ceux qui vivent, travaillent dans l'espace wallon'.
Cette définition du Wallon, qui ne s'arrête ni au sang, ni à la race, ni à
la religion, nous la proclamons depuis toujours". Le ministre-président
wallon Van Cauwenberghe paraphrase ainsi, lors des Fêtes de
Wallonie de 2003, la célèbre définition de 1983. Une dizaine
d'intellectuels l'avaient formulée, à l'époque, dans leur Manifeste pour
la culture wallonne (Van Cauwenberghe, 2003; Manifeste, 312).
Les autorités wallonnes tentent de diffuser cette image identitaire
démocratique au moyen de l'enseignement. En 1998, elles chargent
l'Institut Jules Destrée de développer le projet La Wallonie, toutes les
cartes en mains.11 Dans ce cahier pédagogique destiné aux enseignants,
Paul Delforge affirme que la lutte du MW a toujours été menée "sous
le signe de la démocratie, de la défense des droits de l'homme et du
libre droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" (Delforge, 1998, 23.
Affirmation de la Wallonie).
Afin d'obtenir une légitimité historique, des générations de
wallingants prétendent que la Liberté et la Démocratie dirigent, depuis
toujours, l'histoire de la Wallonie. À l'occasion du pèlerinage de
Waterloo en 1959, le journaliste et président régional de Wallonie
libre, Jean Fillée (1900-1975), affirme: "Les Wallons n'ont jamais failli
11. À consulter, in extenso, sur le site web du ministère de la Région wallonne:
http://mrw.wallonie.be/sg/dsg/dircom/walcartes/pages/win.htm
31
à l'humanisme qu'ils servent depuis tant de siècles: l'idéal de Liberté,
d'Égalité et de Fraternité" (cité par Delforge, 2000q, 635). Depuis la fin
du 19e siècle, le MW cite différents événements historiques prouvant
l'antique amour des Wallons pour la liberté. Il est révélateur que, par
exemple, la proposition de constitution wallonne, publiée en septembre
1997 par l'Institut Destrée, soit considérée comme le point culminant
d'une tradition qui se situe dans la ligne de la Charte de Huy (1066) et
de la Paix de Fexhe (1316) (Projet de constitution wallonne, 338). Les
wallingants ne cessent de 'redécouvrir' leur amour de la liberté dans des
épisodes oubliés de l'histoire. Dans La Wallonie, toutes les cartes en
mains, Paul Delforge renvoie de manière très classique à la Charte de
Huy et à la Paix de Fexhe (Delforge, 1998, 26. Symbolique wallonne),
mais les Wallons se retrouvent également autour du berceau de
'America, Land of the Free': "Dirigée par le bourgmestre wallon (16791688), Peter de Lanoy (ancêtre de Franklin Delano Roosevelt), New
York est nourrie de l'esprit de liberté transporté dans le monde par les
Wallons. N'est-ce d'ailleurs pas une œuvre d'Antoine Wiertz qui inspira
Frédéric Auguste Bartholdi lorsqu'il réalisa sa Miss Liberty (la statue
de la liberté)?" (Delforge, 1998, 12. Qualité wallonne).
4.2 Antinationalisme
Outre la liberté et la démocratie, l'opposition au nationalisme marque
fortement l'image de soi du MW. Les wallingants condamnent,
certainement depuis la Seconde Guerre mondiale, toute idéologie se
référant au sang et au sol; ils défendent des principes universels et
cosmopolites (Destatte, 1999, 253-254).
Walen buiten et Fourons wallons
L'image d'une Wallonie tolérante et celle d'une Flandre intolérante
orientent le discours du MW. Ceci ressort, par exemple, de la
description des différents épisodes de la lutte linguistique dans l'EMW.
Ainsi, nous retrouvons la notice concernant le dédoublement de
l'université de Louvain à la lettre W, sous l'article "Walen buiten".
L'auteur, Christian Laporte, évoque la hantise de l'épuration ethnique.
Il parle de "l'intense lobbying de Mouvements flamands en faveur
d'une ville de Louvain épurée de cette population francophone"
(Laporte, 2001, 1614-1615, mise en exergue personnelle). Que les
choses puissent être interprétées avec plus de réserve a déjà été
32
démontré, en 1999, par l'historien de l'UCL, Luc Courtois (1999, 265283).
Le conflit autour du Walen buiten a perdu sa valeur symbolique
depuis les années 1960. Le problème des Fourons, par contre, n'en est
pas encore là. Depuis le transfert, en 1962, des communes fouronnaises
de la province de Liège au Limbourg, le conflit communautaire est
souvent résumé de la manière suivante: le choc entre le droit du sol et
les droits universels de l'homme (Libon, 2001, 1396; Libon, 2000b,
954). Cette présentation des choses nous semble partiale. L'idée d'un
territoire wallon inviolable est, en effet, au moins aussi ancienne que
celle du 'sol sacré flamand'. Les politiciens wallons invoquent le droit
du sol depuis certainement aussi longtemps que les dirigeants
flamands, quoiqu'ils n'aient jamais énoncé cette revendication en de
tels termes (voir 6.1 Le facteur territorial: la terre wallonne).
'L'annexion' des Fourons prouve les tendances dictatoriales du nord
du pays. Le but de l'Association régionale pour la défense des libertés
(°1962) est par conséquent "de promouvoir un régime réellement
démocratique conforme aux vœux et désirs de la population, [de]
s'opposer à tout régime totalitaire ou de dictature d'où qu'elle vienne"
(Potelle, 2000a, 79). Un bon entendeur sait d'où vient le danger: de la
Flandre qui veut imposer sa volonté grâce à sa majorité numérique. La
même rhétorique est fortement présente dans l'EMW. L'entrée
'Fourons', rédigée par Pierre Verjans, décrit les francophones
fouronnais comme les champions du bilinguisme.
"Les 'francophones' de Fourons ont toujours demandé que le public en
contact avec l'administration puisse choisir la langue qu'il utilise; ce
trait est toujours resté une demande essentielle des 'francophones'
fouronnais. […] Une position aussi tolérante permet en effet à un
habitant se sentant Flamand de voter pour un représentant de la liste
[francophone] demandant le bilinguisme, tandis que l'inverse n'est pas
vrai, les militants ethniques flamands de Fourons exigent
l'unilinguisme néerlandais pur et simple" (Verjans, 2000, 663, mise en
exergue dans le texte original).
Le contraste entre les francophones tolérants et les Flamands ethniques
se marque clairement. Cependant, Verjans fait abstraction du rejet
assez généralisé du bilinguisme par les wallingants. Les Congrès
nationaux wallons d'après la Seconde Guerre mondiale insistent sur
l'unilinguisme et l'intégrité de la Wallonie (Van Assche, 2003, 59, 94,
104, 124); l'exhortation de l'Association wallonne de la Woluwe à ses
partisans, lors du recensement linguistique de 1947, en dit long: c'est la
33
tâche de tous les francophones d'"aider leurs concitoyens patoisants
flamands à répondre comme il convient, c'est-à-dire: oui à la question
n° 1 (Parlez-vous le français?), même s'ils ne connaissent que les
rudiments du français" (cité par Kesteloot, 2000a, 81). De même, dans
la région des Fourons et dans ses environs, les francophones
s'opposent, au moins depuis les années trente du 20e siècle, à
l'introduction de toute forme de bilinguisme. Quatre administrations
communales fouronnaises (Mouland/Moelingen, Remersdaal, Teuven
et Fouron-Saint-Pierre/Sint-Pieters-Voeren) organisent des pétitions ou
des manifestations contre les dispositions sur le bilinguisme dans les
lois linguistiques de 1932 (Delforge, 2000o, 559). Le Comité de
défense des libertés de Welkenraedt (institué au début des années
1960), comptant de nombreux Fouronnais, note comme point central
dans son programme: pas de facilités aux germanophones et aux
néerlandophones (Potelle, 2000b, 307). Suite à la fixation de la
frontière linguistique en 1962, une opposition à cette forme de
bilinguisme se manifeste, d'ailleurs, dans toutes les communes
wallonnes à facilités pour les néerlandophones (Delforge, 2000r, 643;
Duvosquel, 2000, 1008-1009; Pirotte, A. 2001b, 1609) – tout comme
dans les communes à facilités flamandes pour les francophones.
Soulignons aussi le contraste entre les déclarations sur les Fourons
et le discours wallingant à propos de Comines/Komen, transféré de la
Flandre occidentale au Hainaut, suite à l'établissement de la frontière
linguistique. Tandis que les Fourons sont annexés par la Flandre,
Comines est réunie à la Wallonie: "La région est rattachée à la
province de Hainaut […] ", note l'EMW (Pirotte, A. 2001b, 1609).
La Seconde Guerre mondiale
Jusqu'en 1940, la Révolution belge constitue le lieu de mémoire, par
excellence, du MW. Après la Seconde Guerre mondiale, la résistance
contre l'Allemagne nazie hérite de ce rôle. De même, la lutte wallonne
se réoriente vers les valeurs antifascistes (Kesteloot, 2001a, 601). La
différence par rapport aux voisins du Nord se révèle à nouveau.
L'image de la Wallonie combattante et celle de la Flandre de la
collaboration avec l'ennemi s'ancrent dans la mémoire collective du
MW (Kesteloot, 1998b, 3642).
Le passé de résistance du MW est, en effet, impressionnant: des
wallingants sont à l'origine – avec d'autres – d'organisations comme
Wallonie libre clandestine, Sambre-et-Meuse, le Groupe W et le Front
wallon pour la libération du pays. Toutefois, le MW a tendance à
revendiquer la paternité de tous les groupes de résistance qui ont été
34
actifs sur le territoire wallon. Ceci vaut même, selon Chantal
Kesteloot, pour la Région wallonne actuelle qui s'approprie les
engagements de la résistance, même si ceux-ci ont été contractés par
des patriotes belges (Ibid., 3651).
Les chercheurs – également flamands (voir par ex. Verhoeyen et
Wouters, 1998, 3292-3293) – sont d'accord pour dire que l'épicentre de
la résistance se situe chez les francophones, mais dans l'EMW, Paul
Delforge présente une antithèse trop contrastée entre la Flandre et la
Wallonie. Il commence son article Résistance par une remarque de
José Gotovitch, faite en 1976, relativisant les choses: "La Résistance
ne fut pas un phénomène spécifiquement wallon, ni la collaboration
exclusivement flamande. Ces deux clichés sont également faux" (cité
par Delforge, 2001c, 1400). Toutefois, les paroles de Gotovitch
perdent beaucoup de leur signification dans le reste du texte et,
particulièrement, à cause de la carte qui accompagne la notice. Elle
porte la légende: "Actes de sabotages commis entre le 1er janvier 1943
et le 3 septembre 1944, d'après les procès-verbaux de la gendarmerie
belge".12
Cette carte constitue un argument visuel très puissant en faveur de la
thèse 'Wallonie = résistance; Flandre = accommodation/collaboration',
12. Si nos vérifications sont exactes, la carte est publiée pour la première fois en 1994,
dans Le vent de la liberté, catalogue d'une exposition à Welkenraedt, édité par l'Institut
Destrée à l'occasion du 50e anniversaire de la Libération. Ici, elle semble se fonder "sur
la seule base des procès-verbaux allemands" (p. 118; mise en exergue personnelle).
35
d'autant que Delforge ne s'y réfère pas dans le reste de l'article.
L'auteur affirme lui-même qu'elle provient du cahier pédagogique La
Wallonie, toutes les cartes en mains. Dans ce cahier, la légende est la
suivante: "Différences de sensibilité" et on y lit qu'"elle montre aussi
de profondes divergences régionales d'attitude à l'égard de l'Occupant"
(Delforge, 1998, 24. Différences de sensibilité). Contrairement aux
apparences, la suggestion que la sympathie des Flamands à l'égard de
l'Allemagne nazie est plus grande que celle des Wallons ne se déduit
pas automatiquement de la carte. Des questions se posent: notamment,
celle du pourcentage conservé des procès-verbaux originaux établis par
la gendarmerie. Des archives ont-elles été détruites au moment de
l'effondrement de l'Allemagne nazie afin d'effacer les traces de
collaboration? Un nombre déficitaire de documents conservés peut-il
défigurer les résultats de l'enquête? Les archives de la gendarmerie
ont-elles, par exemple, été traitées avec plus de soin dans les
arrondissements wallons? Comment le sabotage se définit-il?
Comment qualifie-t-on l'incendie volontaire des moissons, la
mutilation des vaches (par ablation du pis), dont des fermiers sont
victimes dans certaines régions. Ces derniers sont taxés de
collaborateurs suite à leur implication (supposée ou non) dans la vente
au marché noir. Où se trouve la limite entre le sabotage permis et les
actions purement criminelles interprétées comme des actes de
résistance dans le contexte de l'occupation? Les différences pointées
sur la carte ne peuvent-elles être le reflet d'une politique d'occupation
distincte en Flandre et en Wallonie. Là où les nazis interviennent avec
plus de violence, la réaction de la résistance ne serait-elle pas plus
vive? En bref, l'insertion de cette carte dans l'EMW, sans mention d'un
cadre référentiel, pose plus de questions qu'elle n'en résout.
36
5. Amnésie dans le passé wallon:
la collaboration en Wallonie
L
e MW considère la liberté et la démocratie comme le fil rouge
de l'histoire wallonne. Des individus ou des groupes qui ne se
conforment pas à ces valeurs démocratiques posent problème,
puisque le MW se dit représenter toute la Wallonie.
La contribution de Philippe Destatte au volume Nationalisme in
België, l'ouvrage de synthèse le plus récent sur ce thème, livre un
exemple typique. Elle est intitulé: "À la recherche d'une identité
wallonne sans nationalisme wallon" (Destatte, 1999). L'auteur désire
démontrer que la Wallonie et la Région wallonne actuelles se fondent
sur une tradition historique de liberté et d'ouverture. Il n'y a jamais été
question, affirme-t-il, d'une mentalité qui défend son peuple avant tout:
Eigen volk eerst. Cependant Destatte tait ce qui ne correspond pas à
cette vision des choses, à savoir l'attitude parfois peu amène à l'égard
des voisins flamands et les sorties faites contre les étrangers.
L'antiflamingantisme traditionnel du MW se transforme parfois en
rejet, 'tout court', de la Flandre et des Flamands (voir à ce sujet
Kesteloot, 2003). Destatte ferme également les yeux sur la manière
dont les mineurs autochtones ont exigé la démission de leurs collègues
flamands et étrangers lors de l'éclatement de la crise économique en
1932. Cette exigence figure même dans le programme officiel des
syndicats wallons (Caestecker, 1997, 61). Nous trouvons des exemples
même après la Seconde Guerre mondiale. Le Rassemblement wallon,
l'expression politique par excellence du MW, exige en 1970 des
mesures compensatoires en matière de chômage et de service militaire
pour les jeunes Wallons, qui sont, en effet, "défavorisés au profit des
étrangers" (cité par Delforge, 2000u, 837).
Des contradictions entre l'image de soi du MW et la réalité émergent
surtout autour de l'épineux problème de la collaboration. Au sujet de
l'activisme wallon pendant la Première Guerre mondiale, Jean-Pierre
Delhaye fait une communication pondérée dans l'EMW (Delhaye,
2000, 25). Les articles consacrés à la Seconde Guerre mondiale, par
contre, ne révèlent la trace ni de Rex, ni de Léon Degrelle. L'entrée
'Collaboration et Mouvement wallon pendant la Seconde guerre
mondiale' de Paul Delforge ne couvre qu'une seule colonne et débute
comme suit: "L'attitude du Mouvement wallon durant la Seconde
Guerre mondiale ne souffre pas d'ambiguïtés". Notamment: "Les
37
représentants du Mouvement wallon d'avant-guerre rejetteront
systématiquement toute forme de collaboration avec le Reich. Les rares
militants wallons d'avant-guerre qui se compromettront avec l'ennemi
sont à la fois grugés par celui-ci et dénoncés par ceux-là" (Delforge,
2000h, 285-286). La moitié de l'article porte sur une explication
terminologique concernant la question de savoir quels organismes
collaborateurs font partie du MW. Delforge prend deux critères en
compte: 1) leurs membres doivent être actifs dans le MW avant la
guerre; 2) leur but ultime doit toujours viser l'émancipation politique
de la Wallonie. Toute une série d'organisations de collaboration sont
ainsi exclues: le Cercle wallon, la Légion Wallonie, la maison
Wallonne, le Mouvement National Populaire Wallon, les Amis du
grand Reich Allemand et le Mouvement Socialiste Wallon. Delforge
ne reconnaît que trois associations de collaboration 'vraiment
wallingantes' (qui disposent donc d'une entrée propre dans
l'Encyclopédie): le Comité national wallon, le Mouvement nationaliste
wallon et la Communauté culturelle wallonne. Rex ou Degrelle ne sont
même pas cités – Delforge ne dit, par exemple, pas que la Légion
Wallonie mentionnée est une organisation rexiste – et l'EMW ne leur
consacre pas de notice. La raison est indéniablement le fait que les
auteurs ne les englobent pas dans le MW. Ailleurs, Delforge écrit:
"L'hostilité générale du Mouvement wallon à l'égard du VNV, de Rex
et de Léon Degrelle en particulier est connue" (Delforge, 2000u, 834).
Trois arguments peuvent, toutefois, être opposés à cette conclusion.
Tout d'abord, Delforge n'applique pas les critères de manière
conséquente. Dans la partie méthodologique de l'introduction à
l'Encyclopédie, qui énonce les conditions d'insertion des items, il n'est,
en effet, pas question de la durée de l'engagement dans le MW. Nous
lisons: font partie du MW "tous ceux qui ont participé à l'affirmation
politique de la Wallonie, de manière tangible, de près ou de loin, dans
une organisation ou à titre individuel, par leurs discours, leurs écrits,
leurs engagements ou leurs fonctions" (Delforge, 2000n, 11). Il n'est
inscrit nulle part que ces individus doivent être actifs dans le
Mouvement, au moins durant quelques années. Cela n'entre d'ailleurs
pas en ligne de compte lors de la composition de l'Encyclopédie: nous
en voulons pour preuve la longue liste de petits militants – dont le
prénom est parfois ignoré – qui ont droit à une notice pour un unique
fait d'armes.13
13. Exemples: "Dams G. Melle, Secrétaire de la section Watermael-Boitsfort de
Wallonie libre (1945)"; "Legrand, Membre de la Fanfare wallonne et du Comité
38
Ensuite, plusieurs organisations qui n'appartiennent pas au MW (du
moins selon le critère d'insertion principal) se sont vu attribuer une
notice. L'Encyclopédie livre, entre autres, un article sur L'AntiFlamingant (1911-1913), revue francophile belgo-nationaliste, sur
L'éveil (1967-1968), périodique du FDF bruxellois et sur le journal 4
millions 4 (1974-1981), qui défend les intérêts de tous les
francophones en Belgique. En d'autres termes, les limites strictes, que
s'impose le EMW, ne doivent pas nécessairement conduire à l'absence
de certains épisodes de l'histoire wallonne et belge. Pourquoi la revue
du FDF est-elle reprise, et non Rex?14
Enfin, même si les critères de Delforge, définis dans l'article sur la
collaboration, sont appliqués, nous pouvons conclure que Degrelle et
Rex devraient avoir leur place dans l'Encyclopédie. En 1927-1928,
Degrelle est secrétaire de rédaction de la revue estudiantine
francophone de Louvain L'Avant-Garde. Or, l'Encyclopédie consacre
deux pages à cette dernière (Libon, 2000a, 100-101). Soit la revue
n'appartient pas au MW et ne peut être reprise, soit elle est bien
wallingante et Degrelle mérite un article puisqu'il a travaillé dans le
MW pendant un an au moins.
En outre, avant et après 1940, des partisans notoires du MW sont
affiliés à Rex ou à d'autres cercles de collaborateurs, et vice versa. Seul
un lecteur attentif, qui a le temps d'analyser l'EMW et ne s'arrête pas au
bref article sur la collaboration, apprend que, par exemple, Paul Collet,
membre de l'Assemblée wallonne depuis 1921, et Joseph Mignolet, un
écrivain patoisant wallon connu, ont été parlementaires rexistes dès
1936 (Delforge, 2000i, 293-294; Delforge, 2000x, 1104-1105).
Mignolet est, en outre, chef de Rex-Liège jusqu'en 1943. Dès ce
moment, il occupe le poste de censeur de la Propaganda Abteilung de
l'occupant. Paul Fourmarier (1877-1970), un des membres fondateurs
de la Société historique pour la défense et l'illustration de la Wallonie,
précédant l'Institut Jules Destrée, accède à la présidence du Conseil
culturel wallon, institution créée par les Allemands (Delforge, 2000s,
661). Chantal Kesteloot est la seule à signaler, dans l'EMW, que
l'Assemblée Wallonne n'éprouve pas de difficultés à l'égard du
caractère antidémocratique de Rex (Kesteloot, 2001b, 1311-1312).15
permanent du Congrès wallon en 1890"; "Robaye. Trésorier de la section Cheminots
de l'Association wallonne du personnel des Services publics".
14. Le FDF lui-même n'est pas repris dans l'EMW.
15. La thèse de doctorat de Kesteloot contient plusieurs exemples d'individus et
d'associations wallingants de Bruxelles qui supporteraient Rex avant la guerre
(Kesteloot, 2001a, 311, 314-315, 335-336).
39
L'EMW aurait, tout de même, pu s'intéresser au sens des relations entre
Rex et certains wallingants.
Voici donc comment la réalité contredit parfois le discours
démocratique du MW et son goût affiché pour la liberté, mais cette
rhétorique contient, elle-même, des contradictions. En effet, nous y
trouvons à la fois des données citoyennes et ethniques.
40
6. Les courants ethniques dans le Mouvement wallon
A
bordons, à présent, les éléments 'ethniques' qui participent à la
construction de la nation wallonne. L'image citoyenne à
laquelle s'identifie le MW et l'appui au moins tacite que lui
réserve, en général, son historiographie, seront davantage nuancés par
notre approche. Nos observations se basent sur des citations de
plusieurs acteurs du MW, puisées dans la littérature secondaire (surtout
l'EMW); elles se fondent également sur des sources primaires, telles les
Annales parlementaires.16 L'ampleur du corpus des 'citations ethniques'
décelées relativise l'interprétation dominante – implicite ou explicite –
de la citoyenneté comme une constante (indépendamment du contexte)
dans l'histoire wallonne. La force de notre interprétation est prouvée
par le fait que nombre d'auteurs citent des paroles ethniques d'acteurs
historiques sans s'y arrêter et sans modifier leur image exclusivement
citoyenne du MW.
Des recherches complémentaires s'avèrent nécessaires, d'une part,
pour déterminer la proportion exacte des éléments ethniques et
citoyens dans le MW, d'autre part, pour comparer ces données avec
celles du MF. Les deux questions dépassent l'ambition du présent essai
dont le seul but est de signaler l'existence de courants ethniques dans le
MW, négligés par l'historiographie. Puisque la littérature atteste
abondamment les éléments citoyens, comme l'engagement syndical,
nous n'insisterons pas sur cet aspect de la question.
Bien que beaucoup de wallingants qualifient, actuellement,
d'éléments fondateurs de l'unité de l'histoire wallonne, les valeurs
démocratiques, nombre d'entre eux se sont mis à la recherche des
caractéristiques ethniques et objectives du peuple wallon. Il est
frappant, en effet, de constater que plusieurs d'entre eux s'inspirent de
critères ethniques dès qu'ils traitent spontanément, sans réflexion
délibérée, de la nation wallonne. L'usage sans complexe des termes
ethnique et dénationalisation en est un indice. Ainsi, Joseph-Maurice
Remouchamps (1877-1939), successeur de Jules Destrée à la tête de
l'Assemblée wallonne, considère la frontière linguistique comme "une
frontière ethnographique" entre deux races distinctes (cité par
Godefroid, 2001, 1326). Le folkloriste, Roger Pinon (°1920), membre
16.
Pour éviter toute équivoque entre les arguments scientifiques de la littérature
secondaire et les citations de sources primaires, la locution 'cité par' signale des
citations de sources primaires contemporaines puisées dans la littérature secondaire.
41
connu de plusieurs associations wallingantes, déclare au Congrès
national wallon, tenu à Charleroi en 1957: "il y a une ethnie wallonne,
fondée sur des éléments linguistiques, culturels et moraux. Le peuple
wallon comme tous les autres peuples, doit pouvoir vivre dans le
respect de ses caractères" (cité par Delforge, 2001a, 1273). Maurice
Bologne (1900-1984), omniprésent dans le MW d'après-guerre, comme
membre du Conseil général du Mouvement populaire wallon et
parlementaire représentant le Rassemblement wallon, considère, en
1958, "l'autonomie des régions ethniques qui composent les États
modernes [comme] un gage de stabilité de ces États". Cette déclaration
vise la Flandre et la Wallonie (cité par Bouvy et Delforge, 2000, 578).
Le mot ethnique est aujourd'hui tombé en désuétude, mais le
concept de dénationalisation est toujours en vogue. Ce terme sousentend que chacun possède en lui 'un fond national' immuable.
Toutefois, ce dernier peut 's'oublier' en certaines circonstances, mais il
ne dépend donc ni d'un libre choix, ni d'une décision volontariste. Lors
du cinquième Congrès de la Concentration wallonne (Liège 15-16
décembre 1934), Henri Albert, président de la Ligue wallonne de
Schaarbeek, propose de déplacer en Wallonie le siège social
d'entreprises sis à Bruxelles. Cela remédierait à la "la dénationalisation
des fonctionnaires envoyés à Bruxelles par les rapports journaliers
avec les non-wallons" (cité par Kesteloot, 2001a, 296). L'homme de
théâtre André-Robert Émile (1902-1975), membre du Comité
permanent du Congrès national wallon entre 1947 et 1971, est alors
convaincu que Radio-Wallonie nécessite des "administrateurs vraiment
wallons: nous entendons par là que soient désignés des Liégeois, des
Hennuyers, des Namurois, des Luxembourgeois, des Brabançons, pris
dans les provinces de Liège, Namur, Hainaut, Luxembourg et Brabant
wallon. Des Wallons pensant wallon, vivant wallon, aimant wallon et
non pas des Wallons installés depuis 20 ans dans la capitale,
dénationalisés […]" (cité par Delforge, 2000a, 54, mise en exergue
personnelle).
Un bon Wallon doit donc garder un rapport direct avec sa terre natale.
Des Hennuyers, installés à Bruxelles, récusent leur qualité de Wallon.
L'influent pamphlétaire Charles-François Becquet, convaincu de
l'opposition ethnique germanique et romane, accuse en 1981 le
quotidien bruxellois Le Soir "de poursuivre sournoisement la
dénationalisation des Wallons en les persuadant de se dire
'francophones'" (cité par Delforge, 2000d, 137, mise en exergue
personnelle).
42
Le terme 'dénationalisation' apparaît fréquemment dans les débats
autour du lieu d'origine des artistes; cette polémique débute déjà à la
fin du 19e siècle et connaît un premier pic dans la Lettre au Roi,
rédigée en 1912, par Jules Destrée. L'auteur se plaint que les Flamands
annexent des artistes wallons tel Rogier de la/le Pasture – Rogier van
der Weyden. La revue Wallonie libre titre en 1965: "le travail de
dénationalisation entrepris autour du peintre tournaisien Roger de le
Pasture" (cité par Delforge, 2000b, 65). Récemment, en 1995, le
socialiste Jean-Maurice Dehousse, alors ministre de la politique
scientifique au gouvernement fédéral, refuse de prêter, pour une
exposition sur les peintres des Pays-Bas espagnols, des œuvres
conservées au Musée de l'Art wallon de Liège. Le ministre s'oppose, en
effet, à la présentation, au monde, d'artistes 'wallons' dans une
exposition dénommée: Fiamminghi a Roma (Delforge, 2000b, 62).
L'idée qu'aux 16e et 17e siècles, les artistes soient Wallons ou Flamands
– dans le sens actuel des termes – relève non seulement de
l'anachronisme, mais prouve aussi que les wallingants, tout comme les
flamingants d'ailleurs, projettent leur identité loin dans le passé, et ne
se fondent pas uniquement sur des principes de citoyenneté
volontariste. Ceci n'enlève rien au fait que la Communauté flamande
utilise Fiamminghi dans son propre projet identitaire. En effet,
l'exposition en question est officiellement présentée comme
"Ambassadrice culturelle de la Flandre".
Peu de chercheurs belges prêtent attention à la présence de ces
'marqueurs' ethniques dans le discours wallon. La plupart soulignent, à
l'excès, la différence entre la nation ethnique flamande et la nation
citoyenne wallonne:
"[…] les différentes formes de nationalisme flamand ont ce trait
fondamental de croire en l'existence objective d'un peuple, d'une nation
ou d'un groupe ethnique flamand reconnaissable par des
caractéristiques héritées du passé. Certains invoquent le sang, d'autres
la langue ou la culture, d'autres encore la mémoire collective de
l'oppression vécue par les ancêtres. […] En Wallonie, rares sont les
hommes politiques qui acceptent l'étiquette de 'nationalistes wallons',
même parmi les plus fervents régionalistes. La rhétorique officielle se
réfère volontiers au modèle idéologique français de citoyenneté et
d'identité nationale qui ne relève pas, d'après ses défenseurs, du
nationalisme. […] C'est donc le modèle de l'État-Nation qui est
proposé par la Wallonie. Cette conception d'une communauté wallonne
unie par la destinée, ouverte à tous ceux qui souscrivent au contrat
43
social wallon, quelle que soit leur origine nationale ou ethnique, s'est
implantée dans le discours officiel wallon" (Martiniello, 1996, 89-90).
Chaque élément, qualifié par Martiniello de nationalisme flamand, se
retrouve dans le discours du MW, notamment l'intégrité territoriale, la
race, le sang, l'origine commune, l'âme et l'expérience historique
partagée.
6.1 Le facteur territorial: la terre wallonne
La territorialité et le Mouvement wallon
Les chercheurs considèrent, en général, le territoire comme un facteur
non pertinent à l'intérieur du MW. Nous lisons, par exemple, dans les
recherches menées par les historiens de l'UCL, Luc Courtois et Jean
Pirotte: "Certes, et l'on ne peut que s'en réjouir, on n'a jamais vu
poindre et se fortifier en Wallonie une mystique du sol comparable à la
piété dont on entoure le Vlaamse grond" (Courtois et Pirotte, 1999b,
304, mise en exergue originale). Du côté wallon, le problème
linguistique belge est alors souvent compris comme le conflit entre le
droit du sol flamand et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Le fétichisme du territoire, attribué aux Flamands, luttant depuis
toujours pour une Flandre unilingue épurée des allophones, constitue
un malentendu tenace. Hervé Hasquin (°1942), éminent politicien
libéral et historien, écrit, en 1996, dans la troisième édition de son essai
Historiographie et politique que, dès 1860, le MF joue résolument la
carte d'"un unilinguisme absolu en Flandre et en Wallonie sans plus
aucune concession au bilinguisme" (Hasquin, 1996, 32). Paul Delforge
répète cette position dans l'EMW: c'est à partir de 1856 "que l'objectif
ultime [du Mouvement flamand] est de rendre la Flandre unilingue
flamande […] c'est-à-dire débarrassée du français" (Delforge, 2000c,
88). Des thèses concordantes sont également défendues par des auteurs
néerlandophones, critiquant les courants intolérants du MF. Ainsi,
Detrez et Blommaert imputent la disparition de la strate culturelle
supérieure francophone en Flandre, totalement et exclusivement, au
souci flamingant de l'homogénéité territoriale (Blommaert et Detrez,
1994, 14). Attribuer entièrement cette modification sociale à un seul
facteur d'explication constitue, à notre avis, une forme de
réductionnisme historique. On passe à côté des processus sociaux et
économiques qui accompagnent cette évolution. De plus, l'influence
44
des autres communautés sur les conceptions du MF ne sont pas prises
en compte. Contrairement à ce que semblent penser Detrez et
Blommaert, il n'est pas question d'un soi-disant déterminisme
nationaliste qui, dès le départ, aurait poussé le MF vers une Flandre
unilingue.
Le concept d'un territoire homogène unilingue n'est pas une
invention flamingante du 19e siècle. Les flamingants, dans leur
immense majorité, ne se sont pas battus au nom de la devise "1 terre-1
langue", mais ils ont consacré, à cette époque, leur énergie à la
réalisation d'une Flandre complètement bilingue. Avant la Première
Guerre mondiale, peu de choses changent en la matière. Il y a vingt
ans, déjà, Éliane Gubin notait qu'il manque au MF du 19e siècle "un
élément primordial pour être germe de nouveau nationalisme: l'élément
territorial. Au XIXe s., la présence non contestée des Francophones en
Flandre confère aux différences linguistiques un contenu
exclusivement social et nullement communautaire" (Gubin, 1982,
573). Dans sa thèse de doctorat Chantal Kesteloot démontre que vers
1905, à un moment où le MW s'oppose violemment à toute forme de
bilinguisme, il en va tout autrement du côté flamingant: "Pour des
raisons historiques, le bilinguisme n'y suscite à ce moment pas la
même hostilité". L'auteur impute, en grande partie, à l'attitude
wallingante, le fait que le MF envisage l'idée d'une Flandre unilingue
après la Première Guerre mondiale: "Par son rejet de toute forme de
bilinguisme, le Mouvement wallon contraint lui aussi le Mouvement
flamand à se transformer" (Kesteloot, 2001a, 35, 605).
Le droit du sol wallon
Nous trouvons l'idée d'un territoire inviolable aux frontières intangibles
tout aussi tôt chez les politiciens wallons que chez les politiciens
flamands.17 Les pionniers du MF politique – dans ce sens qu'ils tentent
d'obtenir, via le Parlement, la réalisation de leurs requêtes – militent,
dès 1860, pour une intervention dans la législation du régime
linguistique belge. Ils ne contestent pas le bilinguisme en Flandre, mais
bien le statut de monopole du français. Edward Coremans, notamment,
rejette explicitement le principe de territorialité au cours du débat
parlementaire sur la loi linguistique de 1873, dont il est le père
spirituel: "La première proposition, celle que j'ai formulée […] ne
tendait nullement à faire décider par exemple, que la langue du
17. Cela ressort e.a. d'une analyse des débats parlementaires, entre 1873 et 1963, au
sujet des lois linguistiques (Van Ginderachter, 1998).
45
territoire devait, en pays flamand, être toujours et dans tous les cas, la
langue de la justice répressive". Le député apparaît comme un partisan
du principe de personnalité: "Dès l'origine, nous avons demandé que
tout individu devant comparaître devant la justice répressive, même en
pays flamand, pût exiger qu'il fût fait usage, dans l'instruction et dans
le débat de la langue française, si cet idiome était préféré par lui".18
Lors de la discussion sur la loi linguistique de 1878 concernant
l'administration, l'initiateur de cette dernière, Jan De Laet, considère
l'idée qu'un fonctionnaire flamand ne doive pas connaître le français
comme "aussi absurde que de vouloir confier des fonctions de
comptable à un homme qui ne saurait pas les quatre règles de
l'arithmétique".19
À partir des années 1870, lorsque les premières lois linguistiques
sont analysées au Parlement et, donc, avant les débuts du MW
politique, d'influents politiciens libéraux wallons, tels Jules Bara et
Walthère Frère-Orban, utilisent des arguments qui seraient encore
invoqués par des wallingants. Ils plaident en faveur des possibilités de
carrière en Flandre pour des personnes qui ne maîtriseraient pas le
néerlandais; ils se plaignent du manque d'égards vis-à-vis des Wallons;
ils rejettent le bilinguisme obligatoire et craignent l'impérialisme
flamand (Van Ginderachter, 1998, 60, 85-86, 130-131). Ce
'wallingantisme' n'est pas encore arrivé à maturité. Il s'agit
provisoirement d'une tactique d'opposition. Les libéraux expriment
ainsi leur mécontentement face aux lois linguistiques 'cléricales'.
Celles-ci confortent la position de force des catholiques et favorisent
l'exclusion des libéraux. La longue cure des libéraux dans l'opposition
– les catholiques sont au pouvoir, sans interruption, de 1884 à 1914 –
engendre une frustration telle, qu'elle constitue le terreau où va germer
le MW.
Vers 1900, le MF exige une entière égalité linguistique avec la
Wallonie (Van Velthoven, 1981, 254; voir aussi, Vos, 1989, 211). Il
n'est pas établi que l'on vise par là, à l'époque, le bilinguisme dans
toute la Belgique ou l'emploi d'une seule langue en Flandre. Vers 1910,
cette dernière option obtient la victoire (Willemsen, 1976, 158; Wils,
1977, 196). Le principe de réciprocité fait surgir, aux yeux des
politiciens wallons, le spectre d'îlots de langue flamande en Wallonie.
Leur crainte du néerlandais n'est pas seulement le rejet d'un dialecte
arriéré à leurs yeux, mais elle s'inspire aussi de l'aversion anticléricale
pour le gouvernement catholique, qui doit son hégémonie au réservoir
18.
19.
Coremans APC, 11 juillet 1873, p. 1491 (mise en exergue personnelle).
De Laet APC, 8 mai 1878, p. 823.
46
électoral de la Flandre. Afin d'empêcher l'usage obligatoire du
néerlandais et l'enracinement du cléricalisme au sud de la frontière
linguistique, ils présentent leur territoire comme homogène et
unilingue face à la Flandre hétérogène et bilingue. En effet, le
néerlandais est considéré comme une arme de conquête du MF qui doit
être combattue "dans ses tendances envahissantes en Wallonie". Telle
est la vision de la Ligue nationale antiflamingante fondée en 1911 (cité
par Delforge, 2000v, 1000).
Progressivement, le territoire wallon devient une vérité immanente,
une valeur an sich avec ses propres droits à respecter. Jules Destrée
approuve, de la sorte, la loi d'Égalité (1898): "je ne croirais pas trahir
la ferveur profonde que je garde à ma terre wallonne en mêlant mon
suffrage à ceux des cléricaux de Flandre" (cité par Quairiaux, 1982,
141, mise en exergue personnelle). Dans son essai L'originalité
wallonne (1906), le poète Jules Sottiaux cherche dans la nature "les
causes principales où les âmes ont puisé leur tempérament"; une
pensée qu'il résume dans l'adage "le terroir est bien le miroir de l'âme"
(cité par Pirotte, A. 1999, 118). L'antique lien entre le peuple et sa terre
fait sont entrée dans la pensée wallingante. La Ligue wallonne de
Verviers célèbre en 1913 "la ferme volonté qu'ont les Verviétois de
défendre l'intégrité racique de la Wallonie, […] cette bonne terre
wallonne, avec ses libertés ancestrales, son caractère propre, ses
qualités ethniques et son ambiance gauloise, qui font sa valeur et sa
force" (cité par Potelle, 2000c, 1026). Le territoire est couplé ici, de
manière évidente, aux qualités immanentes de la nation.20
Après la Première Guerre mondiale, les points de vue wallingants
concernant le territoire se radicalisent, suite e.a. aux exigences toujours
plus nombreuses du MF et à l'apparition sur la scène politique du
nationalisme flamand radical et antibelge. L'émergence, à cette
période, d'un rituel de la terre wallonne n'est pas due au hasard. Depuis
1924, en effet, des militants wallons organisent à Bruxelles un
hommage à la terre wallonne, une cérémonie autour d'une urne
contenant de la terre provenant des champs de bataille wallons et
français de la Première Guerre mondiale (Delforge, 2000p, 629).
Les îlots linguistiques
L'attachement à l'inviolabilité de la terre wallonne a pour conséquence
logique l'angoisse d'une atteinte à son homogénéité. Impressionné par
20. D'autres exemples concernant l'association 'peuple wallon-terroir wallon' chez les
wallingants, dans Pirotte, A. (1999: 115-120).
47
la présence massive 'd'étrangers' en Wallonie, peu après l'Armistice, le
journaliste wallingant Jean Fillée (1900-1975) considère "la
constitution d'îlots étrangers en Wallonie comme un péril mortel". Il
appelle les instituteurs et les prêtres "à contribuer à l'assimilation et à
l'absorption rapide" de ces personnes (cité par Delforge, 2000q, 634).
Lors des débats sur les lois linguistiques, dans l'Entre-deux-guerres,
les membres wallingants de la Chambre ne laissent subsister aucun
doute sur le fait que des facilités en faveur des immigrants flamands
seraient inadmissibles. Elles auraient, en effet, pour résultat "[qu'] on
introduise chez nous les querelles linguistiques, que l'on crée en
Wallonie des îlots flamands, qu'on introduise le flamingantisme". Telle
est l'argumentation, en 1930, du socialiste wallon Eugène Van
Walleghem (1882-1964). Dès son arrivée en Wallonie, l'ouvrier
flamand est certain de trouver un ecclésiastique sur le pas de sa porte
pour le convaincre de "rester chrétien et Flamand et se tenir à l'écart de
l'ensemble du peuple wallon".21 Le libéral, François Bovesse (18901944), un des grands noms du MW de l'Entre-deux-guerres, ne tolère
pas de "foyers de pénétration, de foyers de résistance contre la culture
de la région. Nous avons lutté contre la formation de ce que […] nous
avons nommé les îlots".22 Il n'est pas question de discuter de
l'homogénéité linguistique en Wallonie; selon Jules Destrée, elle doit
être "scrupuleusement" respectée.23 Le chef de file libéral wallingant,
Émile Jennissen (1882-1949) affirme, pour sa part, que la Wallonie
exige "le respect de son unilinguisme séculaire".24 Pour le socialiste
Louis Piérard, la pratique d'une seule langue pendant des siècles
distingue le cas de la Wallonie de celui de la Flandre. Membre de
l'Assemblée wallonne et plus tard de la Ligue d'Action wallonne, il
déclare en 1921: "[L]a Wallonie est […] un pays où l'unité de langue
existe de façon parfaite, la région flamande, d'autre part, est un pays où
co-existent deux langues".25 Notons que les wallingants négligent
souvent la présence d'ouvriers flamands dans leur région. Yves
Quairiaux estime pourtant leur nombre, en 1910, à 6,4% de la
population de l'arrondissement de Charleroi et entre 5 et 12% dans le
Centre. Dans la commune de Châtelineau, la présence flamande atteint
même 26,97% (Quairiaux, 1984; 1996).
21.
Van Walleghem APC, 19 février 1930, p. 639.
Bovesse APC, 2 juin 1932, p. 1872 (mise en exergue personnelle).
23. Destrée APC, 12 février 1930, p. 530.
24. Jennissen APC, 20 janvier 1932, p. 492.
25. Piérard APC, 4 août 1920, p. 2311.
22.
48
S'il existe déjà des minorités linguistiques en Wallonie, elles ne sont
pas comparables aux francophones flamands, déclare, en 1930, le
socialiste Jules Mathieu (1887-1943): "Il y a des émigrés épisodiques,
sans traditions, en Wallonie; nos amis flamands admettent que nous les
assimilions".26 Le droit du sol l'emporte clairement sur le droit du
citoyen; les immigrants n'ont pas seulement à s'intégrer, mais doivent
complètement s'identifier à la société wallonne. La distinction entre les
soi-disant minorités linguistiques autochtones séculaires en Flandre et
des îlots linguistiques allochtones éphémères est une arme importante
de l'arsenal argumentaire du MW. L'Assemblée wallonne fait savoir,
par la bouche de Joseph-Maurice Remouchamps, que la Wallonie est
"exclusivement et intégralement française" et qu'"aucune minorité
linguistique n'entre en ligne de compte" (Libon, 2000b, 945). Élie
Baussart (1887-1965), chef de file du MW catholique, y ajoute la
même année, que la situation linguistique des deux régions du pays
n'est pas comparable: "il s'agit là-bas [c'est-à-dire en Flandre]
d'autochtones, ici d'immigrés" (cité par Delforge, 2000u, 832).
Remouchamps et Baussart sous-entendent, donc, que les minorités
linguistiques autochtones peuvent obtenir des droits. La présence d'un
lien historiquement fondé avec le territoire du domicile implique des
droits sur le plan de la langue; l'absence de lien, par contre, signifie
qu'il n'y a aucun droit à faire valoir.
L'impérialisme flamand
L'introduction du bilinguisme dans les services centraux de
l'administration de l'État et la diffusion du néerlandais en Wallonie
sont associés aux plans de conquête des flamingants, et décrits en
termes d'"impérialisme flamand"27 et d'"emprise germanique".28 Le
socialiste Léon Troclet (1872-1946), fédéraliste convaincu, fulmine, en
1921 contre l'"affreux bilinguisme […] qui ferait du peuple wallon un
peuple inféodé à l'autre partie du pays".29 En 1930, Van Walleghem
déclare: "[N]os collègues flamands ont perdu de vue qu'en ces
dernières années nous avons assisté à l'avance triomphante du
bilinguisme en Belgique et que ces conquêtes du bilinguisme
blessaient profondément les sentiments de la Wallonie".30 René
26.
Mathieu APC, 13 février 1930, p. 1930, p. 552 (mise en exergue personnelle).
Troclet (1872-1946) APC, 28 juillet 1921, p. 2381.
28. Le septième Congrès de la Ligue d'Action wallonne de Liège en 1930 (cité par
Jaminon et Delforge, 2000b, 992).
29. Troclet APC, 28 juillet 1921, p. 2377 (mise en exergue personnelle).
30. Van Walleghem APC, 20 février 1930, p. 652 (mise en exergue personnelle).
27.
49
Branquart (1871-1936), socialiste et membre de l'Assemblée wallonne,
va le plus loin. Il exècre les dispositions bilingues de la loi linguistique
de 1921, car "une invasion de rats flamingants menace nos bureaux".31
Après la Première Guerre mondiale, les Flamands sont souvent
associés aux Allemands belliqueux.32 Ainsi, Branquart compare la loi
linguistique de 1921 à la néerlandisation de l'université Gand par le
gouverneur-général allemand, Moritz von Bissing: "[L'article 1]
reproduit les principales dispositions de l'arrêté boche de 1917".33 La
loi en question oblige l'administration à utiliser le néerlandais en
Flandre sans, toutefois, supprimer l'usage du français. Pour Van
Walleghem, les Wallons et les déportés de 1914-1918 présentent des
traits communs: "Ces malheureux, que l'on parquait dans des wagons
de chemin de fer comme des bestiaux, savaient qu'on les déportait,
mais on pouvait leur demander: Vers quelle destination vous dirige-ton? Ils répondaient tous indistinctement: Nous savons que nous
partons, mais nous ignorons où nous allons".34
Après la Seconde Guerre mondiale, l'idée de l'inviolabilité du territoire
wallon passe dans l'usage courant, ce qui explique les problèmes
autour de l'affaire des Fourons. La lutte pour les Fourons est révélatrice
d'un conflit entre deux idéologies, partant du principe d'un territoire
homogène unilingue plutôt que d'une confrontation entre liberté et
contrainte linguistique. L'intervention du ministre-président wallon,
Jean-Claude Van Cauwenberghe, lors de la présentation de l'EMW, en
dit long: il esquisse les frontières de la Wallonie "de Fourons à
Mouscron, de Nivelles à Arlon" (Van Cauwenberghe, 2001). Les
Fourons, petite commune rurale, détonnent quelque peu face aux villes
de Mouscron, Nivelles et Arlon. En négligeant Liège et Verviers,
comme lieux situés aux confins est de la Wallonie, Van Cauwenberghe
montre que les Fourons font partie intégrante de l'image de soi du MW.
En 2002, il marque, une fois de plus, son attachement à l'inviolabilité
du territoire wallon. En effet, dans Le Soir, il s'oppose formellement à
l'idée émise par le ministre-président de la Communauté
germanophone, Karl-Heinz Lambertz, d'organiser un referendum dans
les Cantons de l'Est: les germanophones auraient dû s'y exprimer sur le
31.
Branquart APC, 1920-1921, 27 juillet 1921, p. 2339.
L'association des termes 'flamingant, flamand' avec les mots 'allemand,
germanique' date d'avant la Première Guerre mondiale. En 1908, la revue L'Action
wallonne se donne pour but, de lutter contre "le pangermanisme menaçant l'intégrité
nationale" (cité par Pirotte, A. 2000, 20).
33. Branquart APC, 27 juillet 1921, p. 2339.
34. Van Walleghem APC, 20 février 1930, p. 653.
32.
50
choix d'une région séparée de la Wallonie. Selon Van Cauwenberghe,
une région autonome comptant 71.000 habitants n'est pas viable et, de
plus, les germanophones sont des Wallons: "Tout simplement, pour
moi, il y a des Wallons de langue allemande comme il y en a de langue
française, de langue étrangère. Ma définition reste celle-ci: Est Wallon
tout habitant de Wallonie".35 Le principe de la citoyenneté est mis sens
dessus-dessous, puisque l'individu ne décide pas de son appartenance à
telle ou telle communauté, mais c'est le domicile qui détermine la
nationalité.
Le territoire ne constitue pas le seul élément important de l'idéologie
wallingante; la nature wallonne, clairement définissable et objective,
participe également du canon ethnique du MW.
6.2 Le caractère national de la Wallonie: une donnée objective
Selon Jean Pirotte, toute communauté a le droit de rechercher son
patrimoine et ses racines, même dans un passé où elle n'avait pas
encore acquis sa dénomination actuelle (Pirotte, J. 1994, 26). Que les
ancêtres des Wallons actuels aient occupé le territoire de la Région
wallonne avant le 19e siècle et, parfois, sous le même pouvoir est
indéniable. Cependant, la plupart des historiens sont d'accord pour dire
que le concept 'Wallonie', dans le sens politique du terme, – tout
comme celui de 'Flandre' – ne se forme qu'au lendemain de la création
de la Belgique. La politique linguistique belge entraîne l'éclosion du
MF qui, lui-même, provoque la formation du MW. Toutefois, les
wallingants n'hésitent pas à revendiquer des origines bien plus
lointaines. Pourquoi projette-t-on les origines de la Wallonie dans les
temps immémoriaux?
Lors de sa création, le MW ne se profile pas exclusivement en tant
qu'avant-garde d'une communauté citoyenne, mais aussi comme celle
d'une nation ethnique. La chose n'étonne pas à cette époque-là. Au 19e
siècle, l'idée d'un peuple très ancien, naturel, au destin presque voulu
par Dieu, qui a son sang, sa culture et sa langue en partage, attire les
défenseurs des jeunes nations. Il s'agit, en effet, de rendre l'existence
de la nation incontestable afin de légitimer les exigences du 'peuple',
ou du moins de son 'avant-garde'. Il n'y a rien de mieux qu'une solide
tradition historique enracinée dans la nuit des temps. Cela revient à
dire que 'ancien = respectable'.
35.
Van Cau menace, Hasquin inquiet, in: Le Soir, 16 août 2002, p. 3.
51
En lui procurant un fondement légitime, l'historiographie joue un
rôle considérable. L'historien louvaniste, Jo Tollebeek, démontre que la
tendance nationaliste de l'historiographie se retrouve même dans les
pays qui se définissent explicitement comme 'modernes'. La Belgique
est dans ce cas. En effet, la Révolution belge se présente sous la forme
d'une opposition progressive aux séquelles de l'Ancien Régime.
Néanmoins, les révolutionnaires attachent une importance primordiale
au fondement historique de leur nation, afin d'effacer leur image de
rebelles turbulents. Ils veulent prouver que la Belgique n'est pas un
jeune État 'parvenu'. Les racines ethniques de la nation belge,
profondément plongées dans un passé lointain, en sont les garantes
(Tollebeek, 1998, 330 (citation), 334-335).
Le Zeitgeist donne donc la priorité aux communautés ethniques. Le
MW en subit également l'influence. Ainsi, outre le concept de
citoyenneté, la langue, le sang, la race, la filiation, l'âme et le passé
commun servent à former la nation wallonne. Ils mettent hors jeu le
libre choix de l'individu, puisque ce dernier n'a pas de prise sur ces
éléments. L'origine détermine donc l'appartenance à telle ou telle
nation. Nous nous éloignons ainsi de la nation idéalement volontariste,
subjective et citoyenne. Si le sang et la race constituent, en 1900, les
principaux caractères de la nation ethnique, le passé commun vécu par
un peuple s'y substitue aujourd'hui: au moment où des éléments
constituants de la nation tels le sang et la race perdent de leur
crédibilité, la filiation s'y substitue; lorsque celle-ci se démode, le
caractère national la remplace, etc.
La langue
En 1923, Jules Destrée considère la langue comme, probablement,
l'expression la plus claire d'une race. La langue prouve l'originalité du
groupe qui la pratique. Sa spécificité non seulement conditionne, mais
justifie le droit à une existence autonome (Kesteloot, 1999, 162).
Destrée se fait ainsi l'interprète d'une opinion largement répandue
parmi les membres du MW. "La langue est la pierre de touche de la
nationalité" écrit, en 1934, le dialectologue et folkloriste, Arille Carlier
(1887-1963) (cité par Delforge, 2000f, 231). Dans le Petit catéchisme
wallon, brochure rattachiste publiée en 1936, on peut lire: "Quel est le
miroir fidèle du caractère et de l'âme d'un peuple? C'est la langue parce
qu'elle est l'héritage de toute la race qui l'a façonnée, de génération en
génération […]". Un enfant wallon, obligé, dès l'enfance, d'apprendre
une langue étrangère – à savoir le néerlandais – devient "inapte à
communier avec l'âme de son peuple" (cité par Godefroid, 2001,
52
1326). Le rapport explicite entre la langue et le caractère national
perdure après la Seconde Guerre mondiale. Une affiche rattachiste de
1992 tient, entre autres, la langue pour principe formateur de la nation:
"Même origine, même langue, même sensibilité, même culture: tous
ces traits essentiels d'une nation montrent que nous sommes une
branche du peuple français séparée du tronc par des accidents de
l'histoire" (cité par Delforge, 2001d, 1414).
Les concepts 'francité' ou 'romanité' sont largement répandus dans le
milieu du MW d'aujourd'hui. Ils visent une communauté linguistique
romane à laquelle les Wallons auraient 'toujours' appartenu, c'est-à-dire
depuis la période gallo-romaine. Il est frappant, dans ce contexte, que
les wallingants n'aient jamais lutté pour la reconnaissance du wallon
comme langage standard. En effet, certainement depuis le 19e siècle,
les nations doivent disposer, non seulement, d'un territoire propre, mais
aussi, d'un langage unifié prestigieux. Un dialecte taxé de variante
linguistique ne suffit pas. Le prestige du français présentait donc un
avantage certain dans la lutte contre le MF.
Non seulement, les wallingants estiment parler, depuis des siècles,
une langue culturelle respectable, mais lui prêtent, également, des
qualités intrinsèques d'émancipation. D'après Maurice-Aurélien
Arnould (°1914), le plus beau présent des Wallons à la Belgique est
"celui de leur langue, support de leurs idées, véhicule d'une des
cultures les plus humaines qui soient: celle de la France" (Piérard,
2000, 60). L'amour du français des Lumières s'accompagne de dédain à
l'égard du flamand, perçu littéralement comme un langage obscur. Le
député wallingant libéral Émile Buisset (1869-1925) en donne la
définition suivante: "une langue secondaire dépourvue de tout
rayonnement".36 Son collègue socialiste Branquart résume le contraste
entre les deux langues dans une métaphore réussie: "[L]a langue
flamande me fait l'effet d'un carrousel de chevaux de bois […]; tout
tourne autour de son poteau, pour toujours revenir à la même place. Le
français, au contraire, c'est une grande gare de chemins de fer qui
conduit son homme au bout du monde, et présente à ses yeux les plus
beaux paysages de l'univers".37 Onze ans plus tard, Branquart qualifie
le 'flamand' tout simplement de "broebelage".38 Il n'est pas le seul à
tenir des propos peu complaisants. Dans le prolongement de la
Première Guerre mondiale, la revue wallingante radicale, Le Clairon
Hardy, écrit ceci au sujet du flamand: "Ce n'est qu'un patois dont la
36.
Buisset APC, 26 juillet 1921, p. 2313.
Branquart APC, 27 juillet 1921, p. 2337.
38. Branquart APC, 11 mai 1932, p. 1726.
37.
53
langue véhiculaire est le néerlandais, qui lui-même, n'est qu'un patois
boche" (Clara et Pirotte, 2000a, 273). En 1946, Olympe Gilbart (18741958), dialectologue wallon, publiciste et sénateur libéral s'écrie: "nous
refusons le principe de l'égalité des langues, parce que nous estimons
que lorsqu'on aligne le français sur le front du flamand, on se moque
de nous" (Delforge, 2000t, 717). Chantal Kesteloot détecte cette
répulsion tout au long de l'histoire du MW. À son avis, l'opinion des
militants du MW sur le 'flamand' s'inscrit indéniablement dans la
continuité. Le mépris de cette langue n'a pas fondamentalement changé
au siècle dernier. Certes, un langage standardisé a remplacé les
dialectes du Nord, mais il est encore perçu comme une langue de
seconde zone (Kesteloot, 1998b, 3650).
Le sang et la race
Lors de la formation du MW, le discours de la race est largement
répandu, mais il n'a pas encore la sinistre connotation d'aujourd'hui.
Ainsi les termes race, culture et peuple sont souvent pris l'un pour
l'autre (De Rooy, 1998, 21). De toute manière la race – soit dans son
acception ancienne, plus large, soit dans sa signification moderne, plus
étroite – est un terme déterministe et objectiviste qui fonde une
conception ethnique de la nation.
Dès les débuts du MW, des wallingants interprètent les querelles
linguistiques comme un conflit de races, ce qui est argumenté
'scientifiquement' par le paléontologue Julien Fraipont (1857-1910),
célèbre pour sa description de l'Homme de Spy. En 1895, il affirme
dans son article Les Origines des Wallons et des Flamands: "Parmi
toutes les races qui se sont fixées sur notre sol, il en est deux qui ont eu
une prépondérance marquée: les brachycéphales néolithiques belges et
le type germanique ou de Hallstadt". Le type brachycéphale est
l'ancêtre des Wallons, le type germanique celui des Flamands. Fraipont
y ajoute: "Cette dualité d'origine, qui se reflète non seulement sur les
propriétés physiques, mais encore sur le caractère, sur le tempérament
et dans la langue, est la vraie cause de cette sorte d'antagonisme allant
souvent jusqu'à l'hostilité entre les Wallons et les Flamands" (cité par
Colignon, 2000b, 668). Mais en 1905, il fait une spectaculaire volteface au Congrès wallon de Liège. Il nie alors l'existence d'une race
wallonne ou flamande: les Belges sont des sang-mêlé sur tous les plans
(Godefroid, 1998, 136).
Toutefois, la conversion de Fraipont n'y change rien: la différence
raciale entre Flamands et Wallons est en bonne place dans l'idéologie
wallingante. Albert du Bois (1872-1940), fondateur du rattachisme
54
dans le MW, fait le lien entre la race et le sang dans son Catéchisme du
Wallon, daté de 1902: "Une race, c'est une famille. Les membres de
cette grande famille, qu'on appelle une nation, ont dans les veines le
même sang" (cité par Godefroid, 2001, 1326). En 1912, la Ligue des
étudiants wallons souhaite – selon ses propres dires – former une
génération d'intellectuels "conscients du génie et de la force de leur
race" et se fixe pour but "de réveiller et d'affirmer les caractères
raciques de la Wallonie, de les défendre contre les dangereuses
manœuvres des fanatiques flamingants" (cité par Jaminon, 2000, 997).
Richard Dupierreux (1891-1957), chargé par l'Assemblée wallonne de
faire un rapport sur le choix d'un symbole wallon, écrit, en 1913, que le
Wallon est fier "d'être un Gaulois, dont le sang fut pénétré de l'ardeur
latine; il s'enorgueillit d'être par la race, frère des Français de France"
(cité par Godefroid, 2001, 1326).
Dans sa contribution à l'EMW, 'Race wallonne et Mouvement
wallon', Corinne Godefroid déclare que la notion de race perd de plus
en plus de terrain dans l'Entre-deux-guerres. L'absence pratiquement
complète du concept dans les résolutions du Congrès de la
Concentration wallonne en témoigne (Godefroid, 2001, 1326). À notre
avis, des preuves du rôle joué par la notion de race dans le MW sont
encore patentes après 1918. Le vote bilatéral et le bilatéralisme,
brochure datée de 1919 et publiée par Joseph-Maurice Remouchamps
est représentative de l'ambiguïté 'raciale' pratiquée par certains
wallingants. Godefroid apprécie la définition claire et non raciale que
Remouchamps y donne de la race. Pour ce dernier, c'est "une même
manière de sentir, de penser et de vouloir, en un mot une 'âme'
commune". L'influence d'Ernest Renan y est évidente. Godefroid ne
prend, cependant, pas en compte le fait que Remouchamps se
contredise dans la suite de son analyse. Ainsi qualifie-t-il la frontière
linguistique de "frontière ethnographique", non seulement, à cause de
la différence de langue, mais aussi, de "l'aspect du sol, l'anatomie des
habitants, la vie économique, intellectuelle, morale et sociale" (cité par
Godefroid, 2001, 1326, mise en exergue personnelle). Celui qui parle
de différence anatomique entre les peuples ne manie tout de même pas
uniquement le concept de race 'renanien'.
Dans l'Entre-deux-guerres, des politiciens wallingants prononcent
tout naturellement le mot 'race' au Parlement – et rarement dans le sens
d'une communauté d'individus qui adhèrent volontairement à un même
idéal.39 Le libéral Buisset, par exemple, vitupère contre les dispositions
39. Cela ressort d'une analyse des débats parlementaires au sujet des lois linguistiques
(Van Ginderachter, 1998).
55
bilingues de la loi de 1921, sur l'emploi des langues administratives.
Les travailleurs wallons, dit-il, sont chassés des établissements publics
à la faveur des Flamands "qui ne seront pas de notre race et qui
prétendront absorber et opprimer complètement notre activité".40 Lors
des débats sur la loi Nolf (introduisant un régime bilingue à l'université
de Gand en 1923), le socialiste Louis Piérard (1886-1951), membre de
l'Assemblée wallonne et plus tard de la Ligue d'Action wallonne, élève
la voix: "nous ne voulons pas de cette monstruosité qu'est votre culture
bilingue. Nous voulons une solution franche et loyale. […] Nous
voulons poursuivre la persistance et la pureté de nos races et nous
répudions le barbouillage".41 L'idée de pureté de la race est, à notre
avis, difficile à concilier avec une interprétation volontariste.
À l'extérieur du Parlement, le discours wallingant évoque, aussi, la
race dans un sens ambigu. En 1928, le cinquième Congrès de la Ligue
d'Action wallonne (de Liège), successeur de l'Assemblée wallonne à la
direction du MW, entérine une résolution qui souhaite "donner
satisfaction aux deux races" en Belgique (cité par Jaminon et Delforge,
2000b, 992). Même après la Seconde Guerre mondiale, alors que le
discours racial a perdu tout crédit suite aux atrocités nazies, celui-ci
ressurgit parfois. La Wallonie libre, un des groupes de pression
wallingants les plus importants – à l'origine, des résistants à
l'occupation nazie – fait, sans ironie, la démonstration suivante en se
référant à la dimension des crânes:
"On sait que la population wallonne est le résultat du mélange de trois
éléments principaux: un élément méditerranéen, très sensible dans
certaines de nos contrées, un élément alpin, auquel la plupart des
Wallons doivent la configuration brachycéphale de leur crâne, et un
élément nordique, plus récent, produit des invasions gauloises et
germaniques. Ce mélange est resté stable, jusqu'en ces derniers temps,
aboutissant à la création d'un type wallon".
Suite à l'afflux de Flamands au cours du 19e siècle et de la première
moitié du 20e, "un surcroît de gènes nordiques" se produit. Raison pour
laquelle, selon La Wallonie libre, l'immigration des Italiens est la
bienvenue. Les gènes latines de type méditerranéen servent ainsi de
contrepoids au "middelmatisme bruxellois" et restaurent "les
proportions du mélange séculaire". Les Wallons sont, il est vrai,
accueillants et antiracistes, poursuit le texte, "nous avons la faiblesse
40.
41.
Buisset APC, 26 juillet 1921, p. 2315.
Piérard APC, 27 juillet 1923, p. 2464.
56
de tenir à nos caractères somatiques, tels qu'un long passé nous a
faits…". Bien que les ouvriers immigrés flamands, néerlandais et
polonais soient de bons travailleurs "on n'en découvrira pas qui
présentent pour nous les avantages qu'offrent les Italiens" (cité par
Delforge, 2000u, 835). Paul Delforge cite ces propos ethniques, sans
commentaire, dans l'article sur l'immigration inséré dans l'EMW.
L'hospitalité et le problème de la natalité en Wallonie
Le souhait d'une origine 'ethnique' précise des immigrants est de nature
à clarifier l'un des éléments fondamentaux de la perception de soi des
wallingants, à savoir l'hospitalité et l'accueil aux autres cultures. Dans
son allocution lors de la Fête wallonne de 2003, le ministre-président
Van Cauwenberghe présente cette qualité comme une valeur ancienne:
"l'ouverture de la Wallonie est une véritable tradition; une tradition
forgée à travers des millénaires de passages et d'échanges incessants;
une tradition renforcée à l'époque où notre puissance industrielle
précoce a fait de nous une terre d'immigration européenne et
méditerranéenne" (Van Cauwenberghe, 2003). Cette ouverture relèvet-elle vraiment d'une tradition ancienne, inspirée par une démarche
désintéressée à l'égard de l'Autre?
Après la Seconde Guerre mondiale, une des préoccupations
principales de la politique d'immigration wallingante est d'attirer des
travailleurs étrangers d'origine 'latine'. Au quatrième Congrès de
l'organe catholique Rénovation wallonne, Joseph Bercy (1921-1966),
l'un de ses chefs, plaide pour la création d'une "Agence wallonne
d'immigration" qui devrait se concentrer sur le recrutement de
travailleurs de culture latine (Delforge, 2000u, 836). En 1964, la revue
socialiste du Mouvement populaire wallon, Combat, fait un plaidoyer
dans le même sens: "Combien de fois faudra-t-il répéter que, du point
de vue wallon, il vaut cent fois mieux recruter des travailleurs italiens
ou latins que d'autres?" (cité par Delforge, 2000u, 835-836).
L'italophilie et, à notre avis, plus généralement, l'ouverture à l'égard
des immigrés sont étroitement liées au 'dépeuplement' de la Wallonie.
Depuis sa création, le MW est obsédé par la natalité plus élevée dans
les provinces flamandes. Vers 1900, 33 enfants sur 1000 habitants
naissent en Flandre contre 20 en Wallonie; vers 1930, les coefficients
de natalité baissent respectivement de 18‰ et de 13‰; vers 1965, la
Wallonie remonte à 15‰, tandis que les chiffres restent stables en
Flandre (Vandenbroecke, 1998, 907). À mesure que le MF obtient
satisfaction, dans l'Entre-deux-guerres, pour un nombre d'exigences
toujours plus élevé, les wallingants ont le sentiment que la supériorité
57
numérique des Flamands les condamne à une position d'infériorité
perpétuelle. La poussée démographique donne aux Flamands le
pouvoir d'imposer leur volonté. Le député socialiste François Van
Belle (1881-1966) exprime le malaise général dans le MW, lorsqu'en
1930, il place les 88 représentants flamands de la Chambre face au 73
wallons: "la majorité des députés […] pourra constamment imposer sa
volonté à la Wallonie". "Dans l'avenir comme dans le passé [la]
politique anticléricale et démocratique sera toujours mise en minorité
vis-à-vis de la mentalité réactionnaire et catholique".42 François
Bovesse ne mâche pas ses mots: "Nous faisons moins d'enfants que les
Flamands […]".43 Après la Seconde Guerre mondiale, l'angoisse
s'accentue suite au déclin de l'industrie wallonne. Le refus du
recensement linguistique par 500 bourgmestres flamands en 1956, les
marches flamandes sur Bruxelles en 1961 et 1962, le clichage, la
même année, de la frontière linguistique par une majorité
parlementaire flamande, le transfert de l'université catholique
francophone à Louvain-la-Neuve nourrissent l'angoisse d'être
infériorisés chez les wallingants.44
En 1960 seulement, le lien entre le déficit démographique,
l'immigration et les problèmes économiques wallons est clairement
explicité. Le rapport intitulé Le problème de l'économie et la
population en Wallonie rédigé, en 1962, par le démographe français,
Alfred Sauvy (1898-1990), atteint le MW comme une onde de choc. Il
établit un lien direct entre démographie et économie: le déclin
industriel est dû au vieillissement de la population. Selon l'auteur, une
politique favorisant la natalité ne suffira pas à enrayer le recul
démographique: il faudra une politique active de l'immigration. Dans
le sillage de Sauvy, Albert Delpérée (1912-1984) plaide pour une
immigration plus forte, afin de revitaliser l'économie wallonne
(Capron, Debuisson et Eggerickx, 2000, 463). La grande majorité du
MW fait siennes les propositions de Sauvy et de Delpérée. Lors d'un
Congrès du Parti socialiste en 1976, Guy Spitaels présente ainsi son
rapport sur la démographie: "Nous avons commencé à mourir
collectivement. La situation serait plus grave encore sans la présence
de la population étrangère qui s'avère essentielle pour une politique de
population en Wallonie" (cité par Delforge, 2001f, 1495).
42.
Van Belle APC, 26 février 1930, p. 727.
Bovesse APC, 20 février 1930, p. 670.
44. La loi est approuvée par 130 voix pour, 56 voix contre et 12 abstentions. 91
Flamands, 20 Wallons (dont 12 socialistes sur 35 et 8 démocrates-chrétiens sur 19) et
19 Bruxellois votent en faveur de la loi. Les libéraux, alors dans l'opposition, votent
collectivement contre le projet (Kesteloot, 1998a, 3534).
43.
58
Bien sûr, l'hospitalité est un thème ancien dans le discours
identitaire belge du 19e siècle et le MW en subit rapidement
l'influence. Mais le recul démographique et économique après la
Seconde Guerre mondiale lui donne un contenu nouveau et incisif.
Puisqu'il n'existe pas d'études scientifiques consacrées au degré
d'importance des thèmes de l'image de soi du MW, le sujet mériterait
d'être approfondi. L'hypothèse que les concepts d'hospitalité et de
citoyenneté se soient manifestés dans le MW, au moment où l'angoisse
d'une infériorisation de la Wallonie est la plus prégnante, c'est-à-dire
dans les années soixante du vingtième siècle, devrait être examinée.
L'immigration massive en Wallonie, après la Seconde Guerre
mondiale, offre une solution au déclin démographique et économique.
Toutefois, les travailleurs immigrés jouent, également, un rôle dans le
conflit communautaire: ils contribuent à un meilleur équilibre entre les
communautés. Les politiciens et les syndicalistes wallons en sont bien
conscients. En 1969, la Fédération générale du travail de Belgique et la
Confédération des syndicats chrétiens organisent, en front commun,
une manifestation à l'intention des immigrés, dans le but de les
sensibiliser aux exigences du Mouvement populaire wallon (Delforge,
2000u, 837). De même, le Rassemblement wallon reprend, dans son
programme électoral de 1974, un passage sur le rôle positif des
immigrés contre l'infériorisation démographique et politique de la
Wallonie (Ibid., 838).
La descendance
Nous ne trouvons aujourd'hui que très peu d'allusions à des caractères
physionomiques de la nation comme le sang et la race. Il est d'autant
plus fait appel à une filiation gauloise ou latine: les Wallons sont
qualifiés de "Latins fidèles".45 En 1965, l'historien wallingant Félix
Rousseau (1887-1981) écrit: "Depuis des siècles, les Wallons se
trouvent aux avant-postes de la Latinité. Ils sont les descendants des
Gallo-Romains du nord de la Gaule" (Rousseau, 1965, cité par
Delforge, 1998, 4. La position culturelle des Wallons).
45. Joseph Remy (1891-1962), un des membres du Congrès national wallon, en 1951
(cité par Delforge et Potelle, 2001, 1378). En effet, certains folkloristes et
dialectologues wallingants ont prétendu que l'origine du peuple wallon était
germanique. Cette idée disparaît complètement au cours du vingtième siècle –
exception faite d'une brève résurgence, via Léon Degrelle, pendant la Seconde Guerre
mondiale – à mesure que le MF, se réclamant de sa germanité, devient la grande
némésis (Beyen, 2003).
59
L'amour de la liberté constitue l'héritage principal de l'origine latine
du peuple wallon. Le socialiste Branquart résume la chose au
Parlement en 1921: "Instinctivement, les gens d'origine germanique
vont vers des solutions d'autorité; instinctivement les gens d'origine
latine vont vers des solutions de liberté".46 Nous voyons ici comment
un élément citoyen reçoit un contenu ethnique: l'amour de la liberté
appartient à l'âme populaire latine, car il s'agit d'une réaction
instinctive qui s'enracine, au commencement des temps, dans une
communauté de même origine. La sentence de Branquart subit
indéniablement l'impact des expériences de guerre; la Seconde Guerre
mondiale renforce également les wallingants dans leur opinion. En
1954, par exemple, Pierre Sasserath (1910-1979), membre socialiste du
Conseil communal de Namur argumente: "Notre caractère latin ne
donne pas aux revendications wallonnes l'âpreté des revendications
germaniques, ni leur caractère d'unité disciplinée" (cité par Delforge,
2001e, 1459).
À la question 'qui est Wallon?', les wallingants n'affirment, en effet,
pas uniquement 'tous ceux qui font le choix de la Wallonie, quelle que
soit l'origine de leurs ancêtres'. Afin d'immortaliser des artistes, de
grands penseurs ou des personnages célèbres comme 'Wallons', ils se
réfèrent bien au principe de l'ascendance ou au lieu de naissance. En
1962, la présidente de l'Institut Destrée, Aimée Lemaire, définit les
critères d'appartenance des auteurs à la littérature wallonne: "1° le lieu
de naissance: il faut être né en Wallonie. 2° la nationalité des parents:
on peut être né n'importe où de parents wallons. 3° l'opinion: si l'une de
ces conditions n'est pas remplie, on doit dès lors se déclarer wallon
expressément". Notons que le critère de citoyenneté n'entre en ligne de
compte, que lorsque les critères ethniques de naissance sont
inapplicables. De plus, Lemaire limite la portée de 'l'opinion'. Celui qui
opte pour la Wallonie, raisonne-t-elle, n'a plus le droit de se réclamer
d'une autre nation: "Celui qui est né d'une alliance entre un(e)
Flamand(e) et un(e) Wallon(ne) doit choisir l'une ou l'autre civilisation
et pas seulement la langue" (cité par Destatte, 2000a, 846). Nous
constatons ici les effets de la pensée unique des nationalistes, affirmant
que personne ne peut appartenir à deux nations à la fois, chose qui se
produit pourtant dans la réalité.
De même, lorsque l'Institut Jules Destrée organise l'exposition Cent
Wallons du Siècle qui fait le tour de la Wallonie en 1992 et 1996, le
principe de la descendance sert également de principal fil conducteur.
Dans la note méthodologique du catalogue, Paul Delforge évoque les
46.
Branquart APC, 27 juillet 1921, p. 2337 (mise en exergue personnelle).
60
trois critères, pris en compte, pour la sélection des personnages à
retenir: "être né en Wallonie; avoir vécu ou vivre en Wallonie; avoir
œuvré ou œuvrer en Wallonie" (Delforge, 1995). Nous remarquons
immédiatement que l'idéal du libre choix pour la citoyenneté wallonne
est totalement négligé au profit du seul rapport avec le territoire
wallon. Raison pour laquelle nous décelons parmi les cent Wallons
retenus, à côté de Wallons convaincus tels André Renard, José Happart
et Élie Baussart, des personnes dont on peut se demander si elles se
sentent vraiment wallonnes, voire si elles ont fait le choix de la
Wallonie. Citons, parmi d'autres, les peintres Paul Delvaux et René
Magritte, les historiens Godefroid Kurth et Henri Pirenne, Ernest
Solvay, l'écrivain Georges Simenon et le cardinal Désiré Mercier.47
Ces Belges éminents sont seulement nés en Wallonie ou y ont
uniquement habité. Toutefois, leur sympathie n'allait guère à la
Wallonie. Pour preuve: aucun d'entre eux n'est repris dans
l'Encyclopédie du Mouvement wallon. Il n'y a, certes, pas de mal à les
qualifier de Wallons parce qu'ils ont un lien avec le territoire du même
nom. Mais il faut admettre que le principe de la citoyenneté n'entre pas
en ligne de compte dans ce raisonnement.
L'âme wallonne et l'histoire partagée
Étroitement liée à l'idée d'une origine gallo-romaine, la croyance dans
une nature wallonne, fait son chemin depuis bien longtemps. Au
tournant du siècle, les wallingants se rebellent contre le concept d'une
âme belge. Le Congrès wallon de 1905 prend le contre-pied de cette
idéologie. Les participants tentent de définir l'âme wallonne en se
fondant sur l'ethnologie, l'histoire de l'art, la littérature, la philologie et
le folklore (Lothe, 1976a, 196). Dans le sillage de l'âme wallonne,
émerge le mythe nationaliste de la Belle au bois dormant. Le
raisonnement est le suivant: la nation existe depuis des siècles, mais
suite à certaines circonstances historiques, le peuple n'a pas pris
conscience de son identité. Il incombe à une avant-garde – le MF en
Flandre, et le MW en Wallonie – de réveiller la fierté nationale. Ainsi,
Albert Mockel évoque, en 1937, le but du programme du jeune MW
qui devait "mettre en lumière les caractères particuliers de l'âme
wallonne – car on ne paraissait pas encore en avoir conscience autour
de nous" (cité par Hiernaux, 2001, 1630). La Belle au bois dormant –
47. Dans sa préface à la première édition de Cent Wallons du Siècle, Jean-Maurice
Dehousse intègre les deux artistes (Paul Delvaux et René Magritte) à "l'art wallon".
61
c'est-à-dire le peuple wallon – attend le baiser de son prince charmant
– le MW – pour sortir de sa léthargie.
La croyance dans un caractère national ou une âme nationale se
transmet jusqu'à nos jours. En 1976, Jean Duvieusart affirme
l'impossibilité de mener une politique sociale en Wallonie "sans
défendre l'originalité de la population, je dirais son âme" (cité par
Duvieusart, 2000, 538). Au moment où le socialiste wallingant Jacques
Hoyaux dévoile, en 1978, le monument érigé, à Tournai, en l'honneur
de Rogier de la Pasture, il dit: "elle [cette pierre] constitue […] le
paradigme éclatant de la constance d'un peuple, à redécouvrir son
histoire et à l'enseigner à ses enfants […] Dévoiler la pierre
commémorative de Rogier de la Pasture, c'est affirmer la permanence
de notre patrie, c'est rendre témoignage à notre dignité" (cité par
Destatte, 2000a, 852, mise en exergue personnelle). L'idée d'une nation
séculaire, qui transcende le temps sans en modifier l'essence, apparaît
très clairement. Récemment encore, Philippe Destatte a rappelé
l'histoire de la princesse endormie pour marquer son accord avec le
publiciste wallon, Michel Quévit (°1939). Ce dernier prétend que
pendant des centaines d'années, les Wallons n'ont eu qu'un vague
sentiment de leur identité; ce n'est qu'au 19e siècle qu'ils semblent s'être
réveillés (Destatte, 1999, 257).
La dernière caractéristique objective de la nation consiste en
l'histoire partagée, la communauté née du sort commun des Wallons,
qui a enfin formé un peuple clairement identifiable. L'Institut Destrée
s'attache, dès sa création en 1938, – il se nommait alors La Société
historique pour la Défense et l'Illustration de la Wallonie – à
documenter cette histoire commune. Devant l'assemblée fondatrice,
l'abbé Jules Mahieu qualifie la communauté de sorte de pierre de
touche de la nation: "vivre les mêmes faits, dans un même état d'âme et
d'esprit, c'est là à notre sens, un critère extrêmement précieux et
infaillible d'une même nationalité" (cité par Destatte, 2000a, 843). La
même année, il définit le but de la société historique dans les termes
suivants: "fai[re] connaître l'Histoire du Peuple wallon, ses luttes
héroïques, ses réactions psychologiques, sa contribution remarquable à
l'épanouissement des arts et son évolution sociale et économique, qui
en font un des premiers peuples civilisés" (Ibid., 843). S'il s'agit d'un
des premiers peuples civilisés, il faut au moins remonter au début de
notre ère.
Qu'aujourd'hui, la Région wallonne se présente, sur son site web,
comme une nation millénaire n'a donc rien de surprenant. En se
cramponnant à l'amour de la liberté, les Wallons ont survécu à leur
'marche' à travers l'histoire: "Malgré les vicissitudes de l'Histoire, ils
62
restèrent toujours farouchement attachés à leurs valeurs, résistant par la
révolte à toutes les tentatives d'amalgame".48
La Belle au bois dormant s'est bel et bien réveillée.
48.
www.wallonie.be/Html/M1_Wallonie/fr_histo2.htm
63
Conclusion
L
e projet communautaire, élaboré aujourd'hui, par le MW et les
autorités wallonnes tourne autour des notions de liberté, de
démocratie, de citoyenneté et d'antinationalisme. Selon le
discours officiel, chaque individu en Wallonie est libre d'adhérer à
cette nation, quelle que soit son origine, pour autant qu'il respecte les
principes qu'elle défend. Cet idéal de société, purement citoyen, ne
révèle pas toute l'histoire. En premier lieu, nous avons formulé
l'hypothèse que des notions telles l'hospitalité, bien que déjà présentes
avant la Seconde Guerre, ne pénètrent vraiment le fondement de
l'image de soi wallonne qu'après 1960. À ce moment-là, le MW se met
à craindre que le déclin démographique dans le sud du pays ne serve
d'éteignoir à l'économie et que la Wallonie ne soit à la merci de la
Flandre numériquement supérieure. Au début des années soixante, tout
le monde est appelé sur le pont. Quelques rapports retentissants font
comprendre que, seule, une politique active de natalité et
d'immigration est à même de combattre le 'dépeuplement' de la
Wallonie. L'idée d'une nation citoyenne n'est donc pas la conséquence
logique d'un amour inné de la liberté, ni d'une force émancipatrice
inhérente à la langue française. Des réflexions économiques et de
politique intérieure incitent, aussi, le MW à accueillir des immigrés
dans la nation wallonne. Nous constatons, d'ailleurs, une évolution
similaire à Bruxelles, où les autorités flamandes et les partis flamands
se tournent expressément vers les immigrés afin de renforcer la
position du néerlandais dans la capitale.
En second lieu, les wallingants définissent leur 'peuple', non
seulement, par des critères citoyens. Ils reprennent aussi,
involontairement (quand ils ne réfléchissent pas consciemment au
concept de nation), des principes ethniques, comme la terre natale
wallonne, la langue, le sang et la race, la filiation ou le sort historique
commun. Nous pouvons conclure que le concept 'nation', défini par
Anderson, s'applique clairement à la Wallonie. Il s'agit, donc, d'une
communauté imaginée revendiquant une certaine autonomie politique
au nom d'un peuple ancestral apparenté, qui s'est identifié au sol
wallon.
Le MW a donc pris fait et cause pour les droits de la nation wallonne,
mais peut-on le qualifier de nationaliste? Cela pose un problème, si
64
nous nous référons à la définition classique du nationalisme: il se
comprend, alors, comme la tendance à l'adéquation entre nation et État.
Il est vrai que les wallingants qui luttent pour un État indépendant ou
pour le rattachement à la France ont toujours été minoritaires. La
majorité du MW s'est plutôt concentrée sur l'acquisition de pouvoir à
l'intérieur de l'État belge, par l'intermédiaire des institutions fédérales
qui doivent lui garantir l'autonomie nécessaire. Cependant, la
définition classique du nationalisme est réductrice. Elle néglige, en
effet, la correspondance réelle qui existe entre la manière dont la nation
est construite, soit par des États-Nations établis, soit par des
mouvements nationalistes qui exigent un État propre, ou par des
mouvements nationaux qui ne l'exigent pas. Faire la distinction entre
ces trois éléments, pour autant qu'ils usent des mêmes mécanismes, a
peu de sens. De ce qui précède, nous pouvons déduire que la
construction de la nation wallonne est identique à celle d'autres
mouvements nationalistes en Europe, en ce compris le MF. Malgré les
concordances, le MW refuse l'étiquette nationaliste parce qu'elle
s'oppose au nationalisme 'ethnique', 'étroit' du MF. En situant,
simultanément, le nationalisme à l'extérieur de sa communauté, mais
en faisant, malgré tout, usage de la rhétorique et des rituels propres aux
mouvements nationalistes, le MW se classe dans la catégorie du
'nationalisme banal'. Michael Billig vise, en ces termes, le nationalisme
des États-Nations établis, qui ne perçoivent plus du tout comment – au
moyen de toutes sortes de pratiques discursives – ils sont arrivés à se
présenter comme un fait appartenant à 'l'ordre des choses'. Le champ
d'application de cette notion dépasse, à notre avis, celui des ÉtatsNations établis et peut-être étendu aux mouvements nationalistes subétatiques comme le MF et le MW.
Bref, il n'y a pas de différence fondamentale qui puisse se réduire à
des opinions complètement contradictoires sur la communauté entre le
Mouvement flamand et le Mouvement wallon. Chaque construction de
nation se fonde sur des éléments citoyens volontaristes et sur des
données ethniques et culturelles; l'existence d'une cloison étanche entre
les deux est inadmissible. Comme l'affirme Dieckhoff: "L'interaction
du politique et du culturel est essentielle à tous les nationalismes
modernes" (Dieckhoff, 1996b, 46). Comment cette interaction se
développe-t-elle dans la pratique? Quelle est la proportion exacte des
éléments ethniques et citoyens dans le MW? Comment comparer ce
rapport avec les données du MF? Voici des questions que la recherche
historique devrait envisager.
65
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