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La Wallonie au fil des siècles

2012, Histoire culturelle de la Wallonie

Qu'est-ce que la « Wallonie » ? La question surprendra sans doute la plupart des lecteurs. Tant la réponse leur paraît évidente. Le mot et la carte de la Wallonie sont aujourd'hui familiers à tous les Wallons. La Région wallonne est une institution confortablement installée dans leur quotidien. Et pourtant, le concept de Wallonie n'est clairement établi que depuis une époque relativement récente.

la Wallonie au fil des siècles sébastien dubois Jean de Haynin, Mémoires, 1466–1477 Il s’agit de la première occurence connue du mot Vallons (début de la deuxième ligne). bruxelles, bibliothèque royale de belgique, ms. ii 2545, fo 68vo (détail) Qu’est-ce que la « Wallonie » ? La question surprendra sans doute la plupart des lecteurs. Tant la réponse leur paraît évidente. Le mot et la carte de la Wallonie sont aujourd’hui familiers à tous les Wallons. La Région wallonne est une institution confortablement installée dans leur quotidien. Et pourtant, le concept de Wallonie n’est clairement établi que depuis une époque relativement récente. Le mot WaLLonie Parler de « Wallonie » pour désigner le territoire de l’actuelle Région wallonne en parlant d’une époque antérieure au milieu du XIXe siècle constitue en un sens un anachronisme. La première mention imprimée du mot Wallonie date en effet de 1844 seulement, comme le soulignera également Philippe Raxhon : le terme est employé cette année-là dans la Revue de Liège, avec un seul « l » et sans majuscule, par François-Joseph Grandgagnage, écrivain et magistrat d’origine 10 Histoire culturelle de la Wallonie namuroise1. L’emploi du mot demeurera encore longtemps rare et réservé à une élite d’intellectuels, namurois et liégeois principalement, avant que le poète Albert Mockel n’en assure le succès en baptisant La Wallonie la revue littéraire lancée à Liège en 1886. Le mot sort alors de l’anonymat. Son orthographe est désormais figée. Le mot Wallonie a toutefois une longue préhistoire, principalement latine. On rencontre certes quelques occurrences – exceptionnelles – du mot en langue française antérieures à 1844, mais il s’agit de simples transpositions du latin. C’est encore le cas sous la plume d’Augustin Thierry, qui écrit dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, parue en 1825, que les Germains, « réservant pour eux seuls le noble nom de Franks, s’obstinaient, dès le onzième siècle, à ne plus voir de Franks dans la Gaule, qu’ils nommaient dédaigneusement Wallonie, terre des Wallons ou des Welsches »2. Cet emploi relève du sens ancien du vocable « wallon », terme que l’on rencontre du XVe au XVIIIe siècle, tant sous la forme d’un adjectif que d’un substantif. Le mot désigne un vaste espace, sans limites précises, occupé par une population de langue romane vivant aux frontières du monde germanique, et pas uniquement dans la partie méridionale du territoire actuel de la Belgique. Au fil des siècles, le sens s’est restreint pour désigner la partie méridionale de la Belgique. Cette restriction est apparue progressivement dans le contexte des anciens Pays-Bas puis du royaume de Belgique. C’est l’indépendance de la Belgique en 1830 qui crée le cadre politique et culturel propice à l’émergence de la Wallonie telle que nous la connaissons. Il est significatif que l’invention et l’emploi du mot soient d’abord le fait de défenseurs de la cause wallonne. Il s’agit là d’une étape décisive dans l’affirmation d’une identité. À la fin du XIXe siècle, dans la bouche et sous la plume des militants du mouvement wallon, le sens du nouveau mot est du reste fluctuant : il oscille entre une acception clairement territoriale (la Wallonie est identifiée aux « pays wallons », aux « provinces wallonnes », à une région géographique donc) et une acception communautaire (incluant les Wallons de Bruxelles mais aussi de Flandre !). Mieux encore à une époque où le sens territorial du mot paraît s’imposer, la délimitation du territoire ainsi désigné change selon les auteurs, voire d’un texte à l’autre du même auteur. Jules Destrée distingue de la sorte en 1914 « la plus grande Wallonie », qui englobe le Grand-Duché de Luxembourg et certains territoires du nord-est de la France, et « la Wallonie belge ». Et si Destrée exclut Bruxelles de cette Wallonie belge, il l’y avait pourtant incluse deux ans plus tôt, parce que le français y est la langue usuelle3. Alors que dans les années soixante, on parlait couramment des Wallons et des Flamands de Bruxelles, des communautés wallonne et flamande, et même des Wallons de Flandre, seuls les habitants de la Région wallonne portent aujourd’hui le nom de Wallons. Pour désigner l’ensemble des Belges s’exprimant en français, on parle de « francophones » et de « Communauté française de Belgique, » mais aussi de « Communauté (française) Wallonie-Bruxelles », voire désormais de « Fédération Wallonie-Bruxelles ». On notera cependant qu’en néerlandais, le mot Walen est encore employé de nos jours pour désigner l’ensemble des francophones de Belgique. En effet, les Flamands perçoivent plutôt les divisions de la société belge comme des divisions communautaires plutôt que des divisions régionales : historiquement, la revendication communautaire fut d’abord le fait du mouvement flamand, et la revendication régionale, d’abord le fait du mouvement wallon. Tandis que les autorités régionales et communautaires flamandes se confondent, la communauté française, les régions wallonne et bruxelloise ont leurs propres organes représentatifs et exécutifs ! La constitution, dans sa version de 1994, définit la Belgique, en son article premier, comme « un état fédéral composé de communautés et de régions », l’expression « Région wallonne » est officiellement consacrée pour désigner la partie méridionale du pays. Le mot « Wallonie » demeure donc en retrait, officieux. Le 11 mars 2010, à l’occasion du trentième anniversaire de la Région, le gouvernement wallon, désireux de promouvoir « une conscience collective wallonne décomplexée », décida d’y remédier et de promouvoir dans la communication de ses différentes instances politiques et administratives (ligne graphique, papeterie, signalétique, etc.) le terme Wallonie en lieu et place de Région wallonne. Dans les actes officiels, l’appellation Région wallonne continuera néanmoins d’être de rigueur, la législation prescrivant cet usage, ainsi que l’analyseront Hélène Orban et Michel Pâques. 11 la Wallonie au fil des siècles Le territoire de La WaLLonie Si parler de Wallonie avant la fin du XIXe siècle constitue un anachronisme, encore faut-il s’entendre sur la notion d’anachronisme. L’absence d’une appellation unique et reconnue pour désigner une région suffit-elle pour décréter qu’elle n’en est pas une ? Si cette région est désignée d’une autre façon, l’idée de « région wallonne » ne constituerait dès lors pas un anachronisme pur et simple. Les questions qu’il convient de résoudre sont donc celles-ci : cette région est-elle définie en fonction de critères objectifs (comme la géographie physique) ou de critères subjectifs (comme le sentiment d’appartenir à un même espace ou l’idée d’une identité particulière) ? Il importe par conséquent de vérifier à partir de quand un espace géographique correspondant (à peu près) aux limites de l’actuelle Wallonie a été présenté, décrit et « vécu » comme une région (ou, si on préfère, un territoire) présentant un certain nombre de caractères distinctifs. Comment déterminer, tout d’abord, les limites de la Wallonie ? Il y a plusieurs façons de répondre à cette question. Tout dépend, en effet, de quelles limites on parle. S’agit-il des limites de la Région wallonne ? La réponse est alors relativement simple. Retraçons-en brièvement l’histoire. Les frontières des anciennes principautés médiévales ont subi diverses modifications depuis leur rassemblement sous le sceptre des ducs de Bourgogne au XVe siècle. Au sud, le tracé de la frontière franco-belge est le résultat des conquêtes faites par Louis XIV sur les possessions espagnoles et des traités dits « des limites » signés avec la France par Marie-Thérèse d’Autriche et le prince-évêque de Liège au XVIIIe siècle, qui règlent les contestations et échangent une centaine d’enclaves. Trois d’entre elles seulement subsistèrent : Philippeville, Mariembourg et Barbençon demeureront en effet sous souveraineté française jusqu’en 1815. À l’est, les anciennes frontières sont devenues en 1795 les limites sinueuses des départements de l’Ourthe et des Forêts, rabotés au profit de la Prusse en 1815 conformément aux accords conclus lors du Congrès de Vienne. La Moselle devient alors la limite orientale du Luxembourg, érigé en grand-duché. Un peu plus au nord, la Rhénanie prussienne augmente son territoire des cantons de Cronenbourg et de Schleiden – toujours allemands aujourd’hui –, d’Eupen, de Malmedy et de Saint-Vith, « rendus » à la Belgique en 1919. En 1839, le Luxembourg est partagé en deux : c’est une des toutes premières fois dans l’histoire que le critère linguistique est utilisé pour guider le tracé d’une frontière d’état. Au nord, la frontière dite linguistique est à la fois la plus ancienne et la plus récente comme le montrera Alain Dierkens. Elle ne correspond pas davantage au tracé d’une frontière politique antique ou moderne, qu’à une limite géographique naturelle. Dans son acception strictement linguistique, cette frontière est assurément la plus ancienne, sa formation étant le résultat d’un très long processus de romanisation survenu entre le Ve et le XIIe siècle. Dans son acception politique et administrative, la frontière linguistique est aussi la plus récente puisqu’elle a été figée en 1963 par une des lois dites Gilson, du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque. La frontière, jusqu’alors mouvante et fluctuante, a fait l’objet de multiples ajustements, nécessaires pour que la limite administrative corresponde mieux à l’emploi des langues. À l’intérieur de ces frontières, d’autres subsistent encore. L’espace wallon demeure, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, partagé entre plusieurs états : les principautés de Liège et de StavelotMalmedy, le duché de Bouillon dont Louis XIV s’était emparé et les Pays-Bas espagnols puis autrichiens, eux-mêmes divisés en provinces jalouses de leur autonomie malgré le renforcement croissant de l’autorité d’un gouvernement central siégeant à Bruxelles depuis le XVIe siècle. Si l’on parle dans le langage politique d’un « état belgique » ou d’un « état des PaysBas », les « provinces belgiques » ne sont, d’un point de vue strictement juridique, qu’autant de principautés unies seulement par la personne d’un souverain commun, un nombre croissant de dispositions de droit national et international garantissant l’intégrité de l’ensemble territorial. Aller de Namur à Liège, c’était donc aller à l’étranger : passeport et douanes étaient de rigueur. En règle générale, à cette époque, les Liégeois ne sont d’ailleurs pas considérés comme des Wallons, tout comme ils sont rarement compris parmi les Belges, c’est-à-dire les habitants des Pays-Bas espagnols puis autrichiens. Dans les dictionnaires néerlandais, on rencontre même, outre Walen, un mot spécifique, Luikerwalen, pour distinguer les Wallons de la principauté de Liège. « Wallon » s’applique avant tout aux habitants de la partie romane des Pays-Bas. 12 Histoire culturelle de la Wallonie Pierre Grégoire chanlaire, Carte itinéraire de la République française divisée en départements comprenant l’ancien et le nouveau Territoire de la France, an xi, 1800–1801 bibliothèque ulysse capitaine de la Ville de liège, fonds dejardin 13 L’identité de L’espace WaLLon Si la Wallonie n’est pas une entité dotée de frontières « historiques » antiques, son identité se fonde-t-elle sur d’autres critères : géographiques, linguistiques ou culturels ? La question s’avère d’autant plus délicate que la réalité et sa perception brouillent les cartes. Le risque est grand de classer les faits en fonction du résultat escompté, fût-ce inconsciemment. La Wallonie se définit-elle par ses limites géographiques ? L’espace wallon ne dispose pas de frontières « naturelles » prétendument évidentes. La géographie, priée d’esquisser en quelques traits le portrait d’une région, décrit bien des paysages « typiques » de la Wallonie, tantôt gris, tantôt verts. Deux images, deux stéréotypes géographiques pour ainsi dire antinomiques cohabitent sur les cartes postales mentales dans les esprits de l’opinion publique wallonne et extérieure : la Wallonie industrielle, d’une part ; la Wallonie rurale et agricole, mieux connue sous l’appellation touristique de l’Ardenne, d’autre part. La Wallonie est donc plurielle, puisqu’on peut y voir tant une terre de vieille tradition urbaine et industrielle autour des sillons de la Haine, de la Sambre, de la Meuse et de la Vesdre, qu’un poumon vert au cœur de l’Europe. Du point de vue strictement linguistique, les parlers de Wallonie se divisent en plusieurs familles dialectales comme nous le montrera Martine Willems. Toutefois, dès la fin du Moyen Âge, la situation particulière dans laquelle se trouvaient les Pays-Bas du point de vue la Wallonie au fil des siècles Gustave Marissiaux, vue extraite de La Houillère, 1904–1905 liège, musée de la Vie wallonne 14 linguistique n’échappe pas à certains observateurs. Et le paysage linguistique se trouve ramené à une simple opposition entre langues germaniques et romanes. Tout au long des XIVe et XVe siècles, le mot wale(s)c est employé aux frontières du monde germanique, de la Lorraine à la Picardie. Ce mot est synonyme de ro(u)man et de franc(h)ois. Les doléances présentées en 1477 par les états généraux à Marie de Bourgogne distinguent, à l’échelle de l’état bourguignon tout entier, le « pays walecque » et le « pays de thiois ». La première occurrence connue du terme « Wallon » figure dans les Mémoires de Jean de Haynin, rédigés entre 1466 et 1477. Le chroniqueur y oppose les « Vallons » aux Liégeois quand il raconte une escarmouche survenue en 1465 entre les troupes du duc de Bourgogne et la garnison liégeoise de Montenaken : « Les dis Liegeois crioite ‘Sain Denis et Sain Lambert’, les Vallons et les Tiesons crioite ‘Mourregot’ ». À partir du XVIe siècle, le mot « Wallon » est d’usage courant, mais il désigne des espaces aux limites toujours mal déterminées et variables selon les auteurs. D’une manière générale, cependant, deux sens coexistent : le sens large et ancien, servant à désigner la population romane frontalière du monde germanique du nord-ouest de l’Europe et le sens restreint, dicté par la réalité politique de plus en plus prégnante qu’est l’espace des Pays-Bas. Dès 1628, on trouve une description de « la Belge, dite Pays-Bas », ce « grand pays entre la France, l’Allemagne et la mer Océane » que l’on divise ordinairement en « deux régions presque esgalles, c’est à sçavoir en belge wallonne [dont Liège fait partie] et belge allemande ou flamande »4. Une affirmation aussi nette d’une partition reste pourtant exceptionnelle et ce jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Avant le XIXe siècle, la géographie demeure ordinairement conditionnée par les frontières politiques et administratives, quasi incapable de concevoir des Histoire culturelle de la Wallonie renée Prinz (1883–1973), Les rochers de Freyr, s.d. Huile sur toile, 75 x 95,5 cm Patrimoine de la Ville de namur, en dépôt au musée de la Vie wallonne à liège 15 espaces (économiques, sociologiques, linguistiques ou culturels) transcendant ces frontières. Cette dualité sur le plan des langues induit-elle des dénominations particulières pour les « régions » qu’elles recouvrent ? C’est parfois le cas, y compris sur quelques rares documents cartographiques, mais pas de façon uniforme et univoque. Les jésuites, dans la dénomination de leurs provinces, comprenaient la principauté de Liège dans la Belgique. La géographie ecclésiastique avait été calquée sur les divisions administratives de l’empire romain. En 1612, les jésuites divisent leur province de Germanie inférieure en Belgium et Flandria, circonscriptions rebaptisées trois ans plus tard Gallo-Belgica et Flandro-Belgica, dont la ligne de séparation épouse plus ou moins la frontière linguistique. Quelques années plus tard, les capucins font de même, ce qui nous vaut quelques cartes de la « Wallonia » ou de la « Provincia Wallonia », édifiantes sans doute, mais que l’on se doit de considérer comme des exceptions, tout au plus un premier frémissement d’une certaine forme d’identité culturelle. L’idée même d’une identité culturelle ou linguistique paraît anachronique, voire difficilement concevable par les esprits de ce temps. Dans une société où l’on se définit moins par sa langue, par une identité culturelle, que par la sujétion à un prince, où le territoire est un édifice complexe hérité de la féodalité, la chose n’a rien d’étonnant : faut-il rappeler que l’écrasante majorité de la population est analphabète et que seule une élite peut s’offrir le luxe de la lecture ? À l’époque moderne, quand on parle des Wallons, on ne désigne du reste pas un peuple, une nation, une ethnie ou une race, mais tout simplement les gens d’expression française. S’il avait existé par le passé un cadre spatial politique ou administratif correspondant grosso modo à la superficie de l’actuelle Wallonie, elle aurait eu un nom, peu importe lequel d’ailleurs. Et les la Wallonie au fil des siècles Le vocabLe waLLon quantitativement, les emplois du vocable « wallon » sont assez rares sous l’ancien régime, ce qui n’est guère surprenant. ne correspondant à aucune entité politique ou administrative, l’adjectif « wallon » ne sert qu’à désigner l’une ou l’autre partie d’entités existantes. bref, si le mot « Wallonie » n’existe pas, c’est parce que le besoin ne s’en fait pas ressentir, une telle entité ne correspondant pas à un espace politique. le culturel demeure à l’arrière-plan. il existe par contre des « provinces wallonnes », des « pays wallons », et à l’intérieur de ces provinces, des « quartiers » (c’est-à-dire des districts ou des arrondissements, des subdivisions administratives d’ancien régime) et des villages « wallons », que l’on distingue des « quartiers » et des villages flamands. l’emploi le plus fréquent de cet adjectif sert en effet à distinguer les francophones des néerlandophones. « Wallon » veut dire « de langue française ». un cas particulièrement probant est celui de la flandre wallonne, c’est-à-dire de la partie du comté de flandre où la langue française est en usage, qui passera à la france sous louis xiv. « flandre wallonne » est synonyme de « flandre gallicane » ou « gallicante » et de « flandre française » (expression strictement culturelle avant que cette région ne soit conquise par louis xiv). cette flandre se distingue par sa langue de la « flandre flamande » ou « flamingante », expression rare mais ô combien significative. « Wallon » s’applique avant tout aux habitants de la partie romane des Paysbas. l’emploi du vocable wallon constitue par ailleurs une référence historique aux provinces qui avaient fait au xvie siècle le choix de se réconcilier avec le roi d’espagne. cette référence subsiste d’ailleurs toujours à la fin du xviiie siècle. ainsi un contemporain de la révolution belgique de 1789–1790 note-t-il dans son journal, à l’annonce de la capitulation de la province de namur : « les personnes versées dans l’histoire remarquèrent que du tems de Philippe ii roi d’espagne, c’étaient les provinces wallonnes qui les premières avaient renoncé à l’union et avaient par là été cause que les autres provinces catholiques n’avaient pu acquérir leur liberté et que les états de namur justifiaient un ancien proverbe : ‘qu’il ne faut jamais se fier à un Wallon’ »5 . Jean de Haynin, Mémoires, 1466–1477 bruxelles, bibliothèque royale de belgique, ms. ii 2545, fo 68vo habitants de cet espace wallon se seraient prévalus de cette appartenance. Mais ce sont d’abord les structures territoriales qui génèrent des identités. La leçon vaut aussi pour le mot « Flandre ». Qui songerait, à cette époque, à comprendre Hasselt et Saint-Trond, qui relèvent du prince de Liège, un prince étranger, sous le même vocable que les habitants de Gand et de Bruges, sujets du comte de Flandre ? Et les habitants du duché de Brabant auraient-ils pu se targuer du même nom que ceux qu’ils considéraient si souvent comme des rivaux ? Quand c’est le cas, c’est la plupart du temps une géographie culturelle, humaniste, que d’aucuns ont appelé la « géographie des délices ». Plus tard, ce sera sous l’influence de la doctrine révolutionnaire d’unité linguistique. La géographie politique prime durant l’époque moderne, sur toute considération de géographie culturelle, économique ou sociale. La plupart du temps, on ne comprend pas sous le nom de Wallons les Liégeois, qui ne font pas partie de la Belgique avant 1795, soit avant l’annexion par la France et le découpage en neuf départements, qui fait complètement disparaître les contours déchiquetés de la principauté de Liège. Néanmoins, on emploie le mot « wallon » à Liège par opposition aux Liégeois de langue thioise. Les descriptions géographiques et les récits de voyages ne parlent guère des Wallons. À l’époque moderne, les étrangers 16 Histoire culturelle de la Wallonie confondaient généralement les Wallons parmi les Flamands, au point qu’au XVIIIe siècle, un voyageur français, débarquant pour la première fois de sa vie dans nos régions, croit entendre parler flamand à Mons ! Il est influencé par ses lectures, qui décrivent souvent la Belgique comme un ensemble linguistiquement homogène : tout le monde y parle la même langue, la lingua belgica, la « langue Belgique », le « belge », c’est-à-dire le flamand. C’est pour cette raison que Walter Scott, dans Quentin Durward (1823), roman dont l’action se situe au temps de Louis XI, se figurant que le nom de Flandre s’étend aussi au pays de Liège, fait parler flamand les habitants de la cité mosane. La Wallonie n’existant pas en tant que telle avant le XIXe siècle, on ne trouve ni ouvrages ni chapitres consacrés à sa description. À la diversité provinciale habituelle dans toute description d’un pays vient s’ajouter, principalement à l’extrême fin du XVIIIe et surtout au début du XIXe siècle, une différenciation entre provinces wallonnes et provinces flamandes, entre Wallons et Flamands. On peut assez légitimement y voir l’intervention dans les procédés descriptifs des concepts de langue nationale et d’identité linguistique. Certes, la distinction de langue avait été remarquée depuis longtemps, mais le découpage provincial traditionnel prévalait toujours sur les remarques de ce type. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, la perception des choses change. Alors que sous l’Ancien Régime, les descriptions distinguaient fortement les peuples séparés par des limites politiques ou administratives, on se prend à décrire les populations parlant une même langue ou en tout cas un patois appartenant à la même sphère linguistique, comme des groupes ayant des caractères communs. Pour les fonctionnaires français, influencés par la doctrine de la langue nationale – selon laquelle l’identité de langue caractérise la nation –, les Liégeois sont bien des Wallons puisqu’ils parlent le même patois « wallon » ou « liégeois ». Ils parlent sur le même mode des « Allemands » pour désigner les populations germanophones des départements belges. Le wallon est plutôt considéré comme un français impur, abâtardi, que comme une langue originale. Le principe de l’identité linguistique suscite inévitablement des rapprochements entre les Wallons et les Français, que l’on considère volontiers comme les enfants de la même race gauloise6. En 1830, pour désigner la région de langue flamande ou la région de langue française, il n’existe aucun mot. Il faut toujours recourir à la pluralité en disant « les pays » ou « les provinces » wallonnes ou flamandes. Il n’existe pas encore de nom commun à toutes les provinces wallonnes. Au tout début du XIXe siècle, on décrit certes « les parties wallonnes de la Belgique ». Toutefois, le mot « wallon » ne s’impose pas : on préfère souvent énumérer les noms des provinces où l’on parle cette langue. Au début du XIXe siècle, ce mot est encore volontiers employé « Les mœurs faciLes et La vivacité » on peut par exemple lire, dans un ouvrage de bellet de 1834 : « les belges, en général, font peu de concessions aux choses superficielles ou futiles. amis du calme et de la fixité, ils sont habitués à ne tenir compte que du positif ; aussi chez eux un esprit droit et une grande rectitude de jugement remplacent-ils le brillanté ou les saillies de l’esprit. il n’y a rien d’absolu dans cette esquisse du caractère 17 la Wallonie au fil des siècles belge, d’autant qu’il subit d’assez importantes modifications suivant les provinces. c’est ainsi, par exemple, que dans le brabant et en descendant du nord au sud, le caractère varie suivant que les habitants sont flamands ou Wallons ; c’est ainsi que dans les provinces wallonnes, le caractère et les habitudes ont déjà plusieurs rapports avec les mœurs faciles et la vivacité des français »7. abraham de Bruyn, Plebeius civis in walonia parte Belgarum, 1581 ou 1610 Gravure représentant un citoyen plébéien dans la partie wallonne des « Belgiques » [Pays-Bas]. bibliothèque de l’université catholique de louvain, réserve patrimoniale carte Germania des capucins (détail), 1654 La mention Provin. Valloniæ figure en regard de P. Flandriæ. bibliothèque de l’université catholique de louvain, réserve patrimoniale 18 pour désigner la langue française. On parle de la langue « française ou wallonne ». « Wallon » est synonyme de francophone, comme ce fut encore le cas jusque dans les années soixante. La distinction entre Bruxellois francophones – qu’on appelle encore à cette époque les Wallons de Bruxelles – et Wallons intervient plus tard, au gré d’une ultime évolution sémantique parallèle à l’histoire politique et institutionnelle de la Belgique. Le concept de Wallonie s’impose-t-il aujourd’hui ? À la différence d’époques anciennes, où une grande partie de la population pouvait faire partie d’une entité « sans le savoir », le fait paraît désormais certain. Du point de vue « sentimental », la géographie des identités collectives n’obéit cependant pas forcément aux articles de la loi. Il semble, par exemple, que la plupart des germanophones ne situent pas leur communauté en Wallonie, alors qu’elle fait pourtant bien partie du territoire de la Région wallonne. Mais la question se pose également à propos des habitants du Brabant wallon et du Luxembourg, voire de l’ensemble de la population wallonne qui, si l’on en croit les sondages d’opinion, se sentent et se disent d’abord Belges ou Liégeois, Carolorégiens ou Namurois, avant de se déclarer Wallons. En fait, le concept de « Wallonie » recouvre, selon les milieux, selon les points de vue (administratif ou psychologique) et, plus encore, selon les époques, des réalités très différentes. Les catégories géopolitiques doivent être maniées avec prudence. Qu’un artiste né au XVIe siècle en « Wallonie » soit aujourd’hui qualifié de « Flamand » et certains Wallons diront qu’on nous vole notre passé ! Quel est le critère déterminant permettant de considérer qu’un artiste appartient à l’histoire de la Wallonie ou non : son lieu de naissance ou de résidence ? Est-ce bien légitime Histoire culturelle de la Wallonie Provincia Valloniæ cum confiniis, vers 1641 Carte de la province wallonne des capucins. liège, musée de la Vie wallonne (copie) 19 alors que cet artiste n’avait pas forcément conscience d’être un Wallon ? Ou parce qu’il se défendait de revendiquer cette étiquette identitaire ? La Wallonie présente-t-elle une forme d’unité culturelle « objective » ? Autrement dit, existet-il une « culture wallonne » spécifique ? La question reste ouverte, car elle suppose que des critères clairs, précis, unanimes permettent de l’objectiver. Gageons que le présent ouvrage apportera quelques éléments de réponse. L’Histoire culturelle de la Wallonie, comme n’importe quelle histoire, projette dans le passé des limites actuelles. Il ne s’agit pas – comme ce fut si souvent le cas autrefois – de faire œuvre de propagande, de vouloir fonder ex nihilo une histoire et une identité wallonnes. Il paraît tout simplement légitime que les Wallons s’intéressent plus particulièrement au patrimoine et au passé de leur région, plutôt qu’à ceux de contrées lointaines et exotiques, sans qu’il s’agisse d’introduire aucun jugement de valeur. En ce début de XXIe siècle, il ne saurait être question de revendiquer haut et fort une histoire plus belle et plus glorieuse qu’une autre à la manière d’un nationalisme désuet. la Wallonie au fil des siècles