la Wallonie
au fil des siècles
sébastien dubois
Jean de Haynin,
Mémoires, 1466–1477
Il s’agit de la première
occurence connue du
mot Vallons (début de la
deuxième ligne).
bruxelles, bibliothèque royale de
belgique, ms. ii 2545, fo 68vo (détail)
Qu’est-ce que la « Wallonie » ? La question surprendra sans doute la plupart des lecteurs. Tant
la réponse leur paraît évidente. Le mot et la carte de la Wallonie sont aujourd’hui familiers à
tous les Wallons. La Région wallonne est une institution confortablement installée dans leur
quotidien. Et pourtant, le concept de Wallonie n’est clairement établi que depuis une époque
relativement récente.
Le mot WaLLonie
Parler de « Wallonie » pour désigner le territoire de l’actuelle Région wallonne en parlant d’une
époque antérieure au milieu du XIXe siècle constitue en un sens un anachronisme. La première
mention imprimée du mot Wallonie date en effet de 1844 seulement, comme le soulignera
également Philippe Raxhon : le terme est employé cette année-là dans la Revue de Liège, avec un
seul « l » et sans majuscule, par François-Joseph Grandgagnage, écrivain et magistrat d’origine
10
Histoire culturelle de la Wallonie
namuroise1. L’emploi du mot demeurera encore longtemps rare et réservé à une élite d’intellectuels, namurois et liégeois principalement, avant que le poète Albert Mockel n’en assure le
succès en baptisant La Wallonie la revue littéraire lancée à Liège en 1886. Le mot sort alors de
l’anonymat. Son orthographe est désormais figée.
Le mot Wallonie a toutefois une longue préhistoire, principalement latine. On rencontre
certes quelques occurrences – exceptionnelles – du mot en langue française antérieures à
1844, mais il s’agit de simples transpositions du latin. C’est encore le cas sous la plume d’Augustin Thierry, qui écrit dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, parue
en 1825, que les Germains, « réservant pour eux seuls le noble nom de Franks, s’obstinaient,
dès le onzième siècle, à ne plus voir de Franks dans la Gaule, qu’ils nommaient dédaigneusement Wallonie, terre des Wallons ou des Welsches »2.
Cet emploi relève du sens ancien du vocable « wallon », terme que l’on rencontre du XVe
au XVIIIe siècle, tant sous la forme d’un adjectif que d’un substantif. Le mot désigne un vaste
espace, sans limites précises, occupé par une population de langue romane vivant aux frontières du monde germanique, et pas uniquement dans la partie méridionale du territoire actuel
de la Belgique. Au fil des siècles, le sens s’est restreint pour désigner la partie méridionale de la
Belgique. Cette restriction est apparue progressivement dans le contexte des anciens Pays-Bas
puis du royaume de Belgique.
C’est l’indépendance de la Belgique en 1830 qui crée le cadre politique et culturel propice
à l’émergence de la Wallonie telle que nous la connaissons. Il est significatif que l’invention
et l’emploi du mot soient d’abord le fait de défenseurs de la cause wallonne. Il s’agit là d’une
étape décisive dans l’affirmation d’une identité. À la fin du XIXe siècle, dans la bouche et sous
la plume des militants du mouvement wallon, le sens du nouveau mot est du reste fluctuant :
il oscille entre une acception clairement territoriale (la Wallonie est identifiée aux « pays wallons », aux « provinces wallonnes », à une région géographique donc) et une acception communautaire (incluant les Wallons de Bruxelles mais aussi de Flandre !). Mieux encore à une
époque où le sens territorial du mot paraît s’imposer, la délimitation du territoire ainsi désigné
change selon les auteurs, voire d’un texte à l’autre du même auteur. Jules Destrée distingue de
la sorte en 1914 « la plus grande Wallonie », qui englobe le Grand-Duché de Luxembourg et certains territoires du nord-est de la France, et « la Wallonie belge ». Et si Destrée exclut Bruxelles
de cette Wallonie belge, il l’y avait pourtant incluse deux ans plus tôt, parce que le français y est
la langue usuelle3.
Alors que dans les années soixante, on parlait couramment des Wallons et des Flamands
de Bruxelles, des communautés wallonne et flamande, et même des Wallons de Flandre, seuls
les habitants de la Région wallonne portent aujourd’hui le nom de Wallons. Pour désigner l’ensemble des Belges s’exprimant en français, on parle de « francophones » et de « Communauté
française de Belgique, » mais aussi de « Communauté (française) Wallonie-Bruxelles », voire
désormais de « Fédération Wallonie-Bruxelles ». On notera cependant qu’en néerlandais, le
mot Walen est encore employé de nos jours pour désigner l’ensemble des francophones de
Belgique. En effet, les Flamands perçoivent plutôt les divisions de la société belge comme des
divisions communautaires plutôt que des divisions régionales : historiquement, la revendication communautaire fut d’abord le fait du mouvement flamand, et la revendication régionale,
d’abord le fait du mouvement wallon. Tandis que les autorités régionales et communautaires
flamandes se confondent, la communauté française, les régions wallonne et bruxelloise ont
leurs propres organes représentatifs et exécutifs !
La constitution, dans sa version de 1994, définit la Belgique, en son article premier, comme
« un état fédéral composé de communautés et de régions », l’expression « Région wallonne »
est officiellement consacrée pour désigner la partie méridionale du pays. Le mot « Wallonie »
demeure donc en retrait, officieux. Le 11 mars 2010, à l’occasion du trentième anniversaire de
la Région, le gouvernement wallon, désireux de promouvoir « une conscience collective wallonne décomplexée », décida d’y remédier et de promouvoir dans la communication de ses différentes instances politiques et administratives (ligne graphique, papeterie, signalétique, etc.)
le terme Wallonie en lieu et place de Région wallonne. Dans les actes officiels, l’appellation
Région wallonne continuera néanmoins d’être de rigueur, la législation prescrivant cet usage,
ainsi que l’analyseront Hélène Orban et Michel Pâques.
11
la Wallonie au fil des siècles
Le territoire de La WaLLonie
Si parler de Wallonie avant la fin du XIXe siècle constitue un anachronisme, encore faut-il
s’entendre sur la notion d’anachronisme. L’absence d’une appellation unique et reconnue pour
désigner une région suffit-elle pour décréter qu’elle n’en est pas une ? Si cette région est désignée d’une autre façon, l’idée de « région wallonne » ne constituerait dès lors pas un anachronisme pur et simple.
Les questions qu’il convient de résoudre sont donc celles-ci : cette région est-elle définie en
fonction de critères objectifs (comme la géographie physique) ou de critères subjectifs (comme
le sentiment d’appartenir à un même espace ou l’idée d’une identité particulière) ? Il importe
par conséquent de vérifier à partir de quand un espace géographique correspondant (à peu
près) aux limites de l’actuelle Wallonie a été présenté, décrit et « vécu » comme une région (ou,
si on préfère, un territoire) présentant un certain nombre de caractères distinctifs. Comment
déterminer, tout d’abord, les limites de la Wallonie ? Il y a plusieurs façons de répondre à cette
question. Tout dépend, en effet, de quelles limites on parle. S’agit-il des limites de la Région
wallonne ? La réponse est alors relativement simple. Retraçons-en brièvement l’histoire.
Les frontières des anciennes principautés médiévales ont subi diverses modifications
depuis leur rassemblement sous le sceptre des ducs de Bourgogne au XVe siècle. Au sud, le tracé
de la frontière franco-belge est le résultat des conquêtes faites par Louis XIV sur les possessions
espagnoles et des traités dits « des limites » signés avec la France par Marie-Thérèse d’Autriche
et le prince-évêque de Liège au XVIIIe siècle, qui règlent les contestations et échangent une
centaine d’enclaves. Trois d’entre elles seulement subsistèrent : Philippeville, Mariembourg
et Barbençon demeureront en effet sous souveraineté française jusqu’en 1815. À l’est, les
anciennes frontières sont devenues en 1795 les limites sinueuses des départements de l’Ourthe
et des Forêts, rabotés au profit de la Prusse en 1815 conformément aux accords conclus lors
du Congrès de Vienne. La Moselle devient alors la limite orientale du Luxembourg, érigé
en grand-duché. Un peu plus au nord, la Rhénanie prussienne augmente son territoire des
cantons de Cronenbourg et de Schleiden – toujours allemands aujourd’hui –, d’Eupen, de
Malmedy et de Saint-Vith, « rendus » à la Belgique en 1919. En 1839, le Luxembourg est partagé
en deux : c’est une des toutes premières fois dans l’histoire que le critère linguistique est utilisé
pour guider le tracé d’une frontière d’état. Au nord, la frontière dite linguistique est à la fois
la plus ancienne et la plus récente comme le montrera Alain Dierkens. Elle ne correspond pas
davantage au tracé d’une frontière politique antique ou moderne, qu’à une limite géographique
naturelle. Dans son acception strictement linguistique, cette frontière est assurément la plus
ancienne, sa formation étant le résultat d’un très long processus de romanisation survenu
entre le Ve et le XIIe siècle. Dans son acception politique et administrative, la frontière linguistique est aussi la plus récente puisqu’elle a été figée en 1963 par une des lois dites Gilson, du
nom du ministre de l’Intérieur de l’époque. La frontière, jusqu’alors mouvante et fluctuante, a
fait l’objet de multiples ajustements, nécessaires pour que la limite administrative corresponde
mieux à l’emploi des langues.
À l’intérieur de ces frontières, d’autres subsistent encore. L’espace wallon demeure, jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle, partagé entre plusieurs états : les principautés de Liège et de StavelotMalmedy, le duché de Bouillon dont Louis XIV s’était emparé et les Pays-Bas espagnols puis
autrichiens, eux-mêmes divisés en provinces jalouses de leur autonomie malgré le renforcement croissant de l’autorité d’un gouvernement central siégeant à Bruxelles depuis le
XVIe siècle. Si l’on parle dans le langage politique d’un « état belgique » ou d’un « état des PaysBas », les « provinces belgiques » ne sont, d’un point de vue strictement juridique, qu’autant de
principautés unies seulement par la personne d’un souverain commun, un nombre croissant
de dispositions de droit national et international garantissant l’intégrité de l’ensemble territorial. Aller de Namur à Liège, c’était donc aller à l’étranger : passeport et douanes étaient de
rigueur. En règle générale, à cette époque, les Liégeois ne sont d’ailleurs pas considérés comme
des Wallons, tout comme ils sont rarement compris parmi les Belges, c’est-à-dire les habitants
des Pays-Bas espagnols puis autrichiens. Dans les dictionnaires néerlandais, on rencontre
même, outre Walen, un mot spécifique, Luikerwalen, pour distinguer les Wallons de la principauté de Liège. « Wallon » s’applique avant tout aux habitants de la partie romane des Pays-Bas.
12
Histoire culturelle de la Wallonie
Pierre Grégoire chanlaire,
Carte itinéraire de la
République française
divisée en départements
comprenant l’ancien et le
nouveau Territoire de la
France, an xi, 1800–1801
bibliothèque ulysse capitaine de la
Ville de liège, fonds dejardin
13
L’identité de L’espace WaLLon
Si la Wallonie n’est pas une entité dotée de frontières « historiques » antiques, son identité
se fonde-t-elle sur d’autres critères : géographiques, linguistiques ou culturels ? La question
s’avère d’autant plus délicate que la réalité et sa perception brouillent les cartes. Le risque est
grand de classer les faits en fonction du résultat escompté, fût-ce inconsciemment.
La Wallonie se définit-elle par ses limites géographiques ? L’espace wallon ne dispose pas de
frontières « naturelles » prétendument évidentes. La géographie, priée d’esquisser en quelques
traits le portrait d’une région, décrit bien des paysages « typiques » de la Wallonie, tantôt gris,
tantôt verts. Deux images, deux stéréotypes géographiques pour ainsi dire antinomiques cohabitent sur les cartes postales mentales dans les esprits de l’opinion publique wallonne et extérieure : la Wallonie industrielle, d’une part ; la Wallonie rurale et agricole, mieux connue sous
l’appellation touristique de l’Ardenne, d’autre part. La Wallonie est donc plurielle, puisqu’on
peut y voir tant une terre de vieille tradition urbaine et industrielle autour des sillons de la
Haine, de la Sambre, de la Meuse et de la Vesdre, qu’un poumon vert au cœur de l’Europe.
Du point de vue strictement linguistique, les parlers de Wallonie se divisent en plusieurs
familles dialectales comme nous le montrera Martine Willems. Toutefois, dès la fin du
Moyen Âge, la situation particulière dans laquelle se trouvaient les Pays-Bas du point de vue
la Wallonie au fil des siècles
Gustave Marissiaux,
vue extraite de La
Houillère, 1904–1905
liège, musée de la Vie wallonne
14
linguistique n’échappe pas à certains observateurs. Et le paysage linguistique se trouve ramené
à une simple opposition entre langues germaniques et romanes. Tout au long des XIVe et
XVe siècles, le mot wale(s)c est employé aux frontières du monde germanique, de la Lorraine à la
Picardie. Ce mot est synonyme de ro(u)man et de franc(h)ois. Les doléances présentées en 1477
par les états généraux à Marie de Bourgogne distinguent, à l’échelle de l’état bourguignon tout
entier, le « pays walecque » et le « pays de thiois ».
La première occurrence connue du terme « Wallon » figure dans les Mémoires de Jean de
Haynin, rédigés entre 1466 et 1477. Le chroniqueur y oppose les « Vallons » aux Liégeois quand
il raconte une escarmouche survenue en 1465 entre les troupes du duc de Bourgogne et la
garnison liégeoise de Montenaken : « Les dis Liegeois crioite ‘Sain Denis et Sain Lambert’, les
Vallons et les Tiesons crioite ‘Mourregot’ ». À partir du XVIe siècle, le mot « Wallon » est d’usage
courant, mais il désigne des espaces aux limites toujours mal déterminées et variables selon
les auteurs. D’une manière générale, cependant, deux sens coexistent : le sens large et ancien,
servant à désigner la population romane frontalière du monde germanique du nord-ouest
de l’Europe et le sens restreint, dicté par la réalité politique de plus en plus prégnante qu’est
l’espace des Pays-Bas. Dès 1628, on trouve une description de « la Belge, dite Pays-Bas », ce
« grand pays entre la France, l’Allemagne et la mer Océane » que l’on divise ordinairement en
« deux régions presque esgalles, c’est à sçavoir en belge wallonne [dont Liège fait partie] et belge
allemande ou flamande »4. Une affirmation aussi nette d’une partition reste pourtant exceptionnelle et ce jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Avant le XIXe siècle, la géographie demeure ordinairement
conditionnée par les frontières politiques et administratives, quasi incapable de concevoir des
Histoire culturelle de la Wallonie
renée Prinz (1883–1973),
Les rochers de Freyr, s.d.
Huile sur toile,
75 x 95,5 cm
Patrimoine de la Ville de namur,
en dépôt au musée de la Vie
wallonne à liège
15
espaces (économiques, sociologiques, linguistiques ou culturels) transcendant ces frontières.
Cette dualité sur le plan des langues induit-elle des dénominations particulières pour les
« régions » qu’elles recouvrent ? C’est parfois le cas, y compris sur quelques rares documents
cartographiques, mais pas de façon uniforme et univoque. Les jésuites, dans la dénomination
de leurs provinces, comprenaient la principauté de Liège dans la Belgique. La géographie
ecclésiastique avait été calquée sur les divisions administratives de l’empire romain. En 1612,
les jésuites divisent leur province de Germanie inférieure en Belgium et Flandria, circonscriptions rebaptisées trois ans plus tard Gallo-Belgica et Flandro-Belgica, dont la ligne de séparation
épouse plus ou moins la frontière linguistique. Quelques années plus tard, les capucins font de
même, ce qui nous vaut quelques cartes de la « Wallonia » ou de la « Provincia Wallonia », édifiantes sans doute, mais que l’on se doit de considérer comme des exceptions, tout au plus un
premier frémissement d’une certaine forme d’identité culturelle. L’idée même d’une identité
culturelle ou linguistique paraît anachronique, voire difficilement concevable par les esprits de
ce temps. Dans une société où l’on se définit moins par sa langue, par une identité culturelle,
que par la sujétion à un prince, où le territoire est un édifice complexe hérité de la féodalité, la
chose n’a rien d’étonnant : faut-il rappeler que l’écrasante majorité de la population est analphabète et que seule une élite peut s’offrir le luxe de la lecture ?
À l’époque moderne, quand on parle des Wallons, on ne désigne du reste pas un peuple,
une nation, une ethnie ou une race, mais tout simplement les gens d’expression française. S’il
avait existé par le passé un cadre spatial politique ou administratif correspondant grosso modo à
la superficie de l’actuelle Wallonie, elle aurait eu un nom, peu importe lequel d’ailleurs. Et les
la Wallonie au fil des siècles
Le vocabLe waLLon
quantitativement, les emplois du vocable
« wallon » sont assez rares sous l’ancien
régime, ce qui n’est guère surprenant. ne
correspondant à aucune entité politique ou
administrative, l’adjectif « wallon » ne sert
qu’à désigner l’une ou l’autre partie d’entités
existantes. bref, si le mot « Wallonie » n’existe
pas, c’est parce que le besoin ne s’en fait pas
ressentir, une telle entité ne correspondant
pas à un espace politique. le culturel
demeure à l’arrière-plan.
il existe par contre des « provinces
wallonnes », des « pays wallons », et à l’intérieur
de ces provinces, des « quartiers » (c’est-à-dire
des districts ou des arrondissements, des
subdivisions administratives d’ancien régime)
et des villages « wallons », que l’on distingue
des « quartiers » et des villages flamands.
l’emploi le plus fréquent de cet adjectif sert
en effet à distinguer les francophones des
néerlandophones.
« Wallon » veut dire « de langue française ».
un cas particulièrement probant est celui de
la flandre wallonne, c’est-à-dire de la partie
du comté de flandre où la langue française
est en usage, qui passera à la france sous
louis xiv. « flandre wallonne » est synonyme
de « flandre gallicane » ou « gallicante » et de
« flandre française » (expression strictement
culturelle avant que cette région ne soit
conquise par louis xiv). cette flandre se
distingue par sa langue de la « flandre
flamande » ou « flamingante », expression rare
mais ô combien significative.
« Wallon » s’applique avant tout aux
habitants de la partie romane des Paysbas. l’emploi du vocable wallon constitue
par ailleurs une référence historique aux
provinces qui avaient fait au xvie siècle le
choix de se réconcilier avec le roi d’espagne.
cette référence subsiste d’ailleurs toujours
à la fin du xviiie siècle. ainsi un contemporain
de la révolution belgique de 1789–1790
note-t-il dans son journal, à l’annonce de
la capitulation de la province de namur :
« les personnes versées dans l’histoire
remarquèrent que du tems de Philippe ii roi
d’espagne, c’étaient les provinces wallonnes
qui les premières avaient renoncé à l’union
et avaient par là été cause que les autres
provinces catholiques n’avaient pu acquérir
leur liberté et que les états de namur
justifiaient un ancien proverbe : ‘qu’il ne faut
jamais se fier à un Wallon’ »5 .
Jean de Haynin,
Mémoires, 1466–1477
bruxelles, bibliothèque royale
de belgique, ms. ii 2545, fo 68vo
habitants de cet espace wallon se seraient prévalus de cette appartenance. Mais ce sont d’abord
les structures territoriales qui génèrent des identités.
La leçon vaut aussi pour le mot « Flandre ». Qui songerait, à cette époque, à comprendre
Hasselt et Saint-Trond, qui relèvent du prince de Liège, un prince étranger, sous le même
vocable que les habitants de Gand et de Bruges, sujets du comte de Flandre ? Et les habitants
du duché de Brabant auraient-ils pu se targuer du même nom que ceux qu’ils considéraient si
souvent comme des rivaux ? Quand c’est le cas, c’est la plupart du temps une géographie culturelle, humaniste, que d’aucuns ont appelé la « géographie des délices ». Plus tard, ce sera sous
l’influence de la doctrine révolutionnaire d’unité linguistique.
La géographie politique prime durant l’époque moderne, sur toute considération de géographie culturelle, économique ou sociale. La plupart du temps, on ne comprend pas sous le
nom de Wallons les Liégeois, qui ne font pas partie de la Belgique avant 1795, soit avant l’annexion par la France et le découpage en neuf départements, qui fait complètement disparaître
les contours déchiquetés de la principauté de Liège. Néanmoins, on emploie le mot « wallon » à Liège par opposition aux Liégeois de langue thioise. Les descriptions géographiques
et les récits de voyages ne parlent guère des Wallons. À l’époque moderne, les étrangers
16
Histoire culturelle de la Wallonie
confondaient généralement les Wallons parmi les Flamands, au point qu’au XVIIIe siècle, un
voyageur français, débarquant pour la première fois de sa vie dans nos régions, croit entendre
parler flamand à Mons ! Il est influencé par ses lectures, qui décrivent souvent la Belgique
comme un ensemble linguistiquement homogène : tout le monde y parle la même langue, la
lingua belgica, la « langue Belgique », le « belge », c’est-à-dire le flamand. C’est pour cette raison que Walter Scott, dans Quentin Durward (1823), roman dont l’action se situe au temps de
Louis XI, se figurant que le nom de Flandre s’étend aussi au pays de Liège, fait parler flamand
les habitants de la cité mosane.
La Wallonie n’existant pas en tant que telle avant le XIXe siècle, on ne trouve ni ouvrages ni
chapitres consacrés à sa description. À la diversité provinciale habituelle dans toute description d’un pays vient s’ajouter, principalement à l’extrême fin du XVIIIe et surtout au début du
XIXe siècle, une différenciation entre provinces wallonnes et provinces flamandes, entre Wallons
et Flamands. On peut assez légitimement y voir l’intervention dans les procédés descriptifs des
concepts de langue nationale et d’identité linguistique. Certes, la distinction de langue avait été
remarquée depuis longtemps, mais le découpage provincial traditionnel prévalait toujours sur
les remarques de ce type.
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, la perception des choses change. Alors que sous
l’Ancien Régime, les descriptions distinguaient fortement les peuples séparés par des limites
politiques ou administratives, on se prend à décrire les populations parlant une même langue
ou en tout cas un patois appartenant à la même sphère linguistique, comme des groupes ayant
des caractères communs.
Pour les fonctionnaires français, influencés par la doctrine de la langue nationale – selon
laquelle l’identité de langue caractérise la nation –, les Liégeois sont bien des Wallons puisqu’ils
parlent le même patois « wallon » ou « liégeois ». Ils parlent sur le même mode des « Allemands »
pour désigner les populations germanophones des départements belges. Le wallon est plutôt
considéré comme un français impur, abâtardi, que comme une langue originale. Le principe
de l’identité linguistique suscite inévitablement des rapprochements entre les Wallons et les
Français, que l’on considère volontiers comme les enfants de la même race gauloise6.
En 1830, pour désigner la région de langue flamande ou la région de langue française, il
n’existe aucun mot. Il faut toujours recourir à la pluralité en disant « les pays » ou « les provinces » wallonnes ou flamandes. Il n’existe pas encore de nom commun à toutes les provinces
wallonnes. Au tout début du XIXe siècle, on décrit certes « les parties wallonnes de la Belgique ».
Toutefois, le mot « wallon » ne s’impose pas : on préfère souvent énumérer les noms des provinces où l’on parle cette langue. Au début du XIXe siècle, ce mot est encore volontiers employé
« Les mœurs faciLes et La vivacité »
on peut par exemple lire, dans un ouvrage de
bellet de 1834 : « les belges, en général, font
peu de concessions aux choses superficielles
ou futiles. amis du calme et de la fixité, ils
sont habitués à ne tenir compte que du
positif ; aussi chez eux un esprit droit et une
grande rectitude de jugement remplacent-ils
le brillanté ou les saillies de l’esprit. il n’y a
rien d’absolu dans cette esquisse du caractère
17
la Wallonie au fil des siècles
belge, d’autant qu’il subit d’assez importantes
modifications suivant les provinces. c’est
ainsi, par exemple, que dans le brabant et
en descendant du nord au sud, le caractère
varie suivant que les habitants sont flamands
ou Wallons ; c’est ainsi que dans les provinces
wallonnes, le caractère et les habitudes ont
déjà plusieurs rapports avec les mœurs faciles
et la vivacité des français »7.
abraham de Bruyn,
Plebeius civis in walonia
parte Belgarum,
1581 ou 1610
Gravure représentant un
citoyen plébéien dans
la partie wallonne des
« Belgiques » [Pays-Bas].
bibliothèque de l’université
catholique de louvain,
réserve patrimoniale
carte Germania
des capucins (détail), 1654
La mention Provin. Valloniæ
figure en regard
de P. Flandriæ.
bibliothèque de l’université
catholique de louvain,
réserve patrimoniale
18
pour désigner la langue française. On parle de la langue « française ou wallonne ». « Wallon »
est synonyme de francophone, comme ce fut encore le cas jusque dans les années soixante. La
distinction entre Bruxellois francophones – qu’on appelle encore à cette époque les Wallons de
Bruxelles – et Wallons intervient plus tard, au gré d’une ultime évolution sémantique parallèle
à l’histoire politique et institutionnelle de la Belgique.
Le concept de Wallonie s’impose-t-il aujourd’hui ? À la différence d’époques anciennes,
où une grande partie de la population pouvait faire partie d’une entité « sans le savoir », le
fait paraît désormais certain. Du point de vue « sentimental », la géographie des identités collectives n’obéit cependant pas forcément aux articles de la loi. Il semble, par exemple, que la
plupart des germanophones ne situent pas leur communauté en Wallonie, alors qu’elle fait
pourtant bien partie du territoire de la Région wallonne. Mais la question se pose également à
propos des habitants du Brabant wallon et du Luxembourg, voire de l’ensemble de la population
wallonne qui, si l’on en croit les sondages d’opinion, se sentent et se disent d’abord Belges ou
Liégeois, Carolorégiens ou Namurois, avant de se déclarer Wallons.
En fait, le concept de « Wallonie » recouvre, selon les milieux, selon les points de vue (administratif ou psychologique) et, plus encore, selon les époques, des réalités très différentes. Les
catégories géopolitiques doivent être maniées avec prudence. Qu’un artiste né au XVIe siècle en
« Wallonie » soit aujourd’hui qualifié de « Flamand » et certains Wallons diront qu’on nous vole
notre passé ! Quel est le critère déterminant permettant de considérer qu’un artiste appartient
à l’histoire de la Wallonie ou non : son lieu de naissance ou de résidence ? Est-ce bien légitime
Histoire culturelle de la Wallonie
Provincia Valloniæ cum
confiniis, vers 1641
Carte de la province
wallonne des capucins.
liège, musée de la Vie wallonne
(copie)
19
alors que cet artiste n’avait pas forcément conscience d’être un Wallon ? Ou parce qu’il se défendait de revendiquer cette étiquette identitaire ?
La Wallonie présente-t-elle une forme d’unité culturelle « objective » ? Autrement dit, existet-il une « culture wallonne » spécifique ? La question reste ouverte, car elle suppose que des
critères clairs, précis, unanimes permettent de l’objectiver. Gageons que le présent ouvrage
apportera quelques éléments de réponse. L’Histoire culturelle de la Wallonie, comme n’importe
quelle histoire, projette dans le passé des limites actuelles. Il ne s’agit pas – comme ce fut si
souvent le cas autrefois – de faire œuvre de propagande, de vouloir fonder ex nihilo une histoire
et une identité wallonnes. Il paraît tout simplement légitime que les Wallons s’intéressent plus
particulièrement au patrimoine et au passé de leur région, plutôt qu’à ceux de contrées lointaines et exotiques, sans qu’il s’agisse d’introduire aucun jugement de valeur. En ce début de
XXIe siècle, il ne saurait être question de revendiquer haut et fort une histoire plus belle et plus
glorieuse qu’une autre à la manière d’un nationalisme désuet.
la Wallonie au fil des siècles