Academia.eduAcademia.edu

L'Impartialité

On peut dire, entre autres, d'une personne, d'un point de vue, d'un choix, d'une justification ou d'une action qu'elles sont impartiales. Ces diverses formes d'impartialité pourraient toutefois être ramenées aux jugements impartiaux dont elles semblent univoquement dérivées.

Paru dans E. Tieffenbach & J. Deonna (éd.), Petit traité des valeurs (Ithaque, 2018) L’Impartialité François Jaquet On peut dire, entre autres, d’une personne, d’un point de vue, d’un choix, d’une justification ou d’une action qu’elles sont impartiales. Ces diverses formes d’impartialité pourraient toutefois être ramenées aux jugements impartiaux dont elles semblent univoquement dérivées. C’est pourquoi il sera exclusivement question de l’impartialité comme propriété des jugements. Selon une définition plausible [Rawls, 2009], un jugement est impartial si, et seulement si, son auteur y souscrirait même s’il n’occupait pas la position qu’il occupe actuellement. Par ‘sa position’ on entendra non seulement son identité, mais également ses intérêts et autres affects, les relations personnelles qu’il entretient avec d’autres sujets, etc. Ainsi, si Yvette approuve ce que fait Raimond parce qu’elle l’aime à la folie, le jugement d’Yvette n’est pas impartial. De même, si Célestin pense que les hommes devraient avoir un meilleur salaire que les femmes parce qu’il est un homme, le jugement de Célestin n’est pas impartial. Partialisme et impartialisme L’impartialité est institutionnellement requise par de nombreux rôles. Ainsi, à l’issu d’un procès, le juge est tenu d’émettre un jugement impartial : s’il juge l’accusé innocent parce que celui-ci appartient à son club de zumba, son jugement n’est pas recevable. Un arbitre de waterpolo, aussi, est tenu d’arbitrer impartialement : s’il accorde un coup franc à l’équipe des verts parce qu’il est l’amant de son sélectionneur ou parce qu’il a passé des vacances épatantes dans la ville dont elle arbore la couleur, son jugement est inacceptable. Il n’est pas aussi évident que l’impartialité soit requise par la morale. Deux camps s’opposent à ce sujet : les partialistes, selon lesquels un jugement moral peut être correct même s’il est partial, et les impartialistes, qui considèrent qu’un jugement moral peut être correct seulement s’il est impartial. Le point de vue moral est souvent identifié au point de vue impartial, si bien que l’impartialisme est à première vue très séduisant. Mais le partialisme n’est pas en reste. Supposons que la meilleure amie de Gédéon et une personne qui lui est parfaitement inconnue soient prises au piège dans un immeuble en feu dont Gédéon ne peut extraire qu’une personne. Intuitivement, il semble que Gédéon doive sauver son amie. Et, plus généralement, la place centrale qu’occupent dans nos vies les relations personnelles – qu’elles soient amicales, amoureuses ou familiales – semble justifier une certaine mesure de partialité. Tout 1 cela plaide apparemment contre l’impartialisme. Il est alors tentant de distinguer, comme le font certains auteurs [Cottingham, 1983], une morale publique, où l’impartialité serait de mise, d’une morale privée, régissant les relations personnelles et au sein de laquelle l’impartialité serait franchement malvenue. Parce que son jugement relève de la sphère publique, un juge a l’obligation morale de former un jugement impartial. A l’inverse, un père a l’obligation de favoriser ses enfants, et ce en vertu du caractère privé de leur relation. Il existe pourtant une raison de souscrire sans exception à l’impartialisme : ce dernier s’ensuit de l’universalisme, qui est vrai [Gert, 1998 ; Singer, 1997]. L’universalisme L’universalisme est la thèse selon laquelle les jugements moraux sont universalisables : ils « entrainent des jugements identiques pour tous les cas identiques quant à leurs propriétés [descriptives] universelles » [Hare, 1981 : 108]. Une propriété est descriptive à condition qu’on puisse l’attribuer au moyen d’un terme non évaluatif (c’est-à-dire d’un terme qui décrit son objet comme bon ou mauvais, obligatoire ou interdit, etc.). Une propriété est universelle à condition qu’on puisse l’attribuer au moyen d’un terme qui ne contient pas de désignateur, tel qu’un nom propre, une date, un pronom personnel, etc. Ainsi (à moins qu’elles puissent aussi être attribuées au moyen de prédicats non évaluatifs), les propriétés d’être le pire événement de l’histoire de l’univers, de résulter d’une bonne volonté ou d’avoir des conséquences catastrophiques ne sont pas descriptives, parce que les expressions ‘pire’, ‘bonne’ et ‘catastrophique’ sont évaluatives. Et avoir lieu le 30 mars 1968, être l’action d’Emmanuel Kant ou faire de la peine à ma maman ne sont pas des propriétés universelles, parce que leur attribution requiert l’emploi d’expressions telles que ‘le 30 mars 1968’, ‘Emmanuel Kant’ et ‘ma’, qui sont des désignateurs. En revanche, les prédicats ‘est un attentat’, ‘est l’action d’un philosophe fort connu’ et ‘fait de la peine à une maman’ étant descriptifs et ne contenant pas de désignateurs, les propriétés d’être un attentat, d’être l’action d’un philosophe fort connu et de faire de la peine à une maman sont à la fois descriptives et universelles. Selon l’universalisme, il est incohérent d’affirmer, de deux actions qui ne diffèrent pas quant à ce type de propriétés, que l’une est juste et l’autre injuste. La principale raison de souscrire à l’universalisme est simple. Supposons que Prosper affirme que (i) l’action de Yolande est juste, que (ii) celle d’Yvette est injuste, mais que (iii) ces deux actions ont exactement les mêmes propriétés descriptives universelles – i.e. elles ont les mêmes conséquences en termes de plaisir et de peine, ont lieu dans les mêmes circonstances, découlent de la même intention, etc. Elles ne diffèrent qu’en cela que l’action de Yolande est l’action de Yolande et qu’elle est bonne alors que l’action d’Yvette est l’action d’Yvette et qu’elle est mauvaise. Intuitivement, il semble que Prosper souffre de confusion conceptuelle : il ne comprend manifestement pas la signification du mot ‘juste’. 2 Sauf à douter de cette intuition, il s’ensuit que c’est une vérité conceptuelle que, de deux actions, l’une ne peut pas être juste et l’autre injuste sans que leurs propriétés descriptives universelles diffèrent également. L’universalisme soulève cependant des critiques. On lui objecte par exemple que des jugements moraux singuliers tels que « Le Christ devait mourir pour nos pêchés » seraient moraux sans être universalisables [Locke, 1968]. Après tout, le Christ était le seul à devoir mourir pour nos pêchés. L’auteur d’un tel jugement ne serait par conséquent pas engagé à juger que quiconque d’autre que le Christ doive mourir pout nos pêchés dans des circonstances similaires. Toutefois, si on l’interrogeait sur ses raisons d’y souscrire, il répondrait probablement que, si le Christ devait mourir pour nos pêchés, c’est parce qu’il était le fils du créateur de l’univers (ou quelque chose de similaire). Le prédicat ‘est le fils du créateur de l’univers’ étant descriptif et ne contenant pas de désignateurs, la propriété d’être le fils du créateur de l’univers est à la fois descriptive et universelle. A supposer que l’auteur du jugement réponde au contraire que c’est simplement parce qu’il était Jésus que Jésus devait mourir, il faudrait conclure qu’il est conceptuellement confus. L’universaliste se voit aussi souvent objecter que tout principe moral connaît des exceptions : pour tout type d’action X, le principe « Tous les X sont mauvais » est faux. Ainsi, puisque mentir pour sauver une vie est bon, le principe selon lequel tous les mensonges sont mauvais est faux ; puisque sauver la vie d’Hitler est mauvais, le principe selon lequel sauver une vie est toujours bon est faux ; et ainsi de suite. Pourtant, l’objection continue, certains jugements moraux sont vrais : bien des mensonges sont mauvais et, lorsque l’occasion se présente, il convient souvent de sauver une vie. C’est donc que les jugements moraux ne sont pas universalisables. En effet, le jugement vrai « Ce mensonge est mauvais » ne saurait entrainer le jugement faux « Tous les mensonges sont mauvais. » Cette objection confond cependant universalité et généralité. Le principe selon lequel tous les mensonges sont mauvais est certes universel, puisqu’il s’applique à toutes les actions qui ont la propriété descriptive et universelle d’être des mensonges. Mais il est également général : la propriété d’être un mensonge n’étant qu’une propriété parmi d’autres, ce principe est plus général que celui qui affirme que tous les mensonges qui ne permettent pas de sauver une vie sont mauvais, qui est pourtant tout aussi universel. Certains principes universels sont même extrêmement spécifiques. C’est le cas du principe « Toute action qui instancie toutes les propriétés descriptives universelles de ce mensonge est mauvaise. » Et c’est à ce type de principes que nous engage le jugement qu’un mensonge particulier est mauvais, selon l’universalisme. Bien qu’il soit plausible que les principes généraux soient tous faux, il est résolument douteux que ce soit le cas de principes universels à ce point spécifiques. Les exceptions auxquelles se heurtent les principes moraux généraux ne constituent donc pas un problème pour l’universalisme. 3 L’universalisme implique l’impartialisme Une manière courante de tester un jugement consiste à en examiner les implications : tant que celles-ci nous conviennent nous le conservons ; dans le cas contraire, nous l’abandonnons. Par exemple, le principe selon lequel tous les mensonges sont mauvais est faux, puisqu’il implique que même les mensonges qui sauvent des vies sont mauvais. Puisque les jugements moraux sont universalisables, il convient, afin de les tester, de chercher à les universaliser. D’où le critère suivant : un jugement moral est correct seulement si son auteur est prêt à l’universaliser. Soit A, une action juste accomplie par Gilbert, qui la juge juste. Son jugement étant correct, Gilbert est prêt à souscrire au jugement « Toute action qui aurait les mêmes propriétés descriptives universelles que A serait juste. » Il juge ainsi qu’une telle action serait bonne indépendamment de l’identité de ceux qu’elle affecterait et de celui qui l’accomplirait. Or, parmi les actions qui auraient les mêmes propriétés universelles que A, certaines seraient accomplies par d’autres que Gilbert et affecteraient des individus avec lesquels Gilbert n’entretient pas les relations qu’il entretient avec ceux qu’affecte A. Gilbert souscrirait donc à son jugement même s’il n’était pas celui qu’il est actuellement. Autrement dit, son jugement est impartial, puisque, pour rappel, un jugement est impartial si, et seulement si, son auteur y souscrirait même s’il n’occupait pas la position qu’il occupe actuellement. En somme, en admettant l’universalisme et à supposer que le jugement de Gilbert soit correct, il s’ensuit qu’il est impartial. L’universalisme implique donc l’impartialisme. On pourrait objecter que, contrairement à l’impartialisme, l’universalisme est compatible avec certaines formes de discrimination. Certes le sexiste qui juge qu’il convient de privilégier les hommes parce qu’il est un homme s’opposera à ce que, s’il était une femme, on privilégie les hommes. Par contre, le sexiste qui juge qu’il convient de privilégier les hommes parce qu’il considère que les hommes sont objectivement dignes d’une plus grande considération affirmera volontiers que, même s’il était une femme, les hommes devraient être privilégiés. Il sera prêt à universaliser son jugement. Cette objection n’est cependant pas convaincante. Pour commencer, cette forme de sexisme n’est pas incompatible avec l’impartialisme : celui qui considère qu’il doit privilégier les hommes parce qu’ils importent objectivement plus le penserait même s’il venait à changer de sexe. Son jugement ne dépend donc pas de la position qu’il occupe relativement à la frontière des sexes. Ce qui ne convient pas avec cette forme de sexisme, ce n’est pas qu’elle soit partiale ; c’est qu’il n’existe pas de bonne raison de souscrire à l’idée que les hommes importent objectivement plus que les femmes. Soit, en effet, le jugement : « Il faut privilégier celles et ceux qui ont bien agi par le passé parce qu’ils importent objectivement plus, » émis par Raymond, qui a bien agi à de nombreuses reprises. Rien n’indique qu’un tel jugement doive être partial : Raymond y souscrirait probablement même s’il n’avait pas bien agi par le 4 passé. Or, si le jugement sexiste était partial, ce jugement le serait également, puisqu’il est manifeste que ce qui les distingue n’a rien à voir avec l’impartialité – ce qui les distingue, c’est qu’il est plausible qu’avoir bien agi par le passé justifie certains privilèges, alors qu’être un homme plutôt qu’une femme ne justifie évidemment rien de tel. A supposer toutefois, pour les besoins de l’argument, que cette forme de sexisme soit incompatible avec l’impartialisme, le fait qu’elle ne soit pas exclue par l’universalisme ne saurait plaider contre l’impartialisme. L’universalisme n’entrainerait alors pas la vérité de l’impartialisme ; il entrainerait seulement que soit l’impartialisme soit le sexisme est vrai. Compte tenu du fait que le débat qui nous intéresse oppose l’impartialisme aux versions plausibles du partialisme, et sachant que l’idée que les hommes importent objectivement plus que les femmes est dénuée de toute plausibilité, il faudrait conclure que l’impartialisme est vrai. L’impartialisme et les relations personnelles Qu’en est-il alors des considérations qui semblaient plaider en faveur du partialisme ? L’impartialisme implique-t-il qu’à choisir entre son amie Marthe et une inconnue, Gédéon ne devrait pas sauver Marthe d’un immeuble en feu ? Il serait fâcheux que l’impartialisme ait de telles conséquences, mais ce n’est fort heureusement pas le cas. Soit le jugement de Gédéon: « Etant l’ami de Marthe, je dois la sauver. » Pour être correct, selon l’impartialisme, ce jugement doit être impartial. Et, pour rappel, un jugement est impartial si, et seulement si, son auteur y souscrirait même s’il n’occupait pas la position qu’il occupe actuellement. Le jugement de Gédéon est donc impartial à la condition que Gédéon le maintiendrait même s’il n’était pas l’ami de Marthe. Et c’est le cas : quand bien même il ne serait pas l’ami de Marthe, Gédéon jugerait que l’ami de Marthe doit la sauver. Son jugement est donc impartial. Il s’ensuit que l’impartialisme est compatible avec la dose de favoritisme nécessaire au développement des relations personnelles, ce qui le met à l’abri de la présente objection. On pourrait néanmoins penser que l’impartialisme implique d’entretenir, selon l’expression consacrée, ‘une pensée de trop’ pour être compatible avec la pérennité de ce type de relations [Williams, 1968]. Le jugement que Gédéon, en tant qu’il est l’ami de Marthe, doit la sauver est certes compatible avec l’impartialisme, puisque Gédéon le maintiendrait s’il n’était pas l’ami de Marthe. Mais l’amitié requiert, d’après la présente objection, non seulement que Gédéon juge qu’il doit sauver Marthe, mais aussi qu’il forme ce jugement sans envisager les choses d’une perspective impartiale. Il devrait penser qu’il est de son devoir de sauver son ami, et non, que c’est là son devoir étant donné qu’il souscrirait à un tel jugement même s’il n’était pas son ami. Que cette dernière pensée lui traverse seulement l’esprit et il serait un moins bon ami. L’amitié exige de Gédéon que, face au danger qu’encourt son amie, il juge immédiatement qu’il doit la sauver. 5 On peut considérer que cette objection manque sa cible. L’impartialisme ne dit pas que Gédéon doit (pour que son jugement soit correct) envisager les choses du point de vue de quelqu’un qui ne connaît pas Marthe. Il dit que son jugement est correct seulement s’il le maintiendrait même s’il faisait cela. En effet, l’impartialisme demande seulement que le jugement de Gédéon soit impartial. Il n’est pas nécessaire pour cela que Gédéon envisage les choses de manière impartiale. Il suffit au contraire que, s’il envisageait les choses d’une perspective impartiale, Gédéon maintiendrait son jugement. Jusqu’à preuve du contraire, l’impartialisme est donc compatible avec tout ce que requièrent les relations personnelles. Bien que l’impartialisme sanctionne certains privilèges, il ne les permet pas tous pour autant. Supposons que Gédéon doive choisir entre venir en aide à Marthe et porter secours à cent inconnus, qui se trouvent à un étage supérieur du même immeuble en feu. Et considérons le jugement de Gédéon: « Je dois sauver Marthe. » Parce que le privilège qu’il implique est trop important, ce jugement n’est pas impartial. En effet, le jugement de Gédéon n’est impartial que s’il le maintiendrait s’il n’était pas l’ami de Marthe. Ce qui n’est pas le cas, en l’occurrence : Gédéon ne jugerait pas que l’ami de Marthe doit la sauver plutôt que les cent autres victimes s’il n’était pas cet ami. D’une perspective impartiale, on admettra qu’il convient de privilégier sa meilleure amie lorsque ses intérêts sont en conflit avec les intérêts similaires d’une inconnue. Pour autant, on on acceptera difficilement le principe selon lequel il faut privilégier sa meilleure amie lorsque ses intérêts sont en conflit avec des intérêts beaucoup plus importants ou beaucoup plus nombreux. Parce que le jugement que Gédéon devrait sauver Marthe plutôt que les cent inconnus n’est pas impartial, l’impartialisme s’y oppose. Mais cette conséquence est plutôt bienvenue : intuitivement, certains privilèges nous paraissent moralement injustifiés, et l’impartialisme permet d’expliquer en quoi ils le sont en effet. Références : Cottingham, John (1983). Ethics and Impartiality. Philosophical Studies, 43, 83-99. Gert, Bernard (1998). Morality : Its Nature and Justification. Oxford : Oxford University Press. Hare, Richard M. (1981). Moral Thinking : Its Levels, Method, and Point. Oxford : Oxford University Press. Locke, Don (1968). The Trivializability of Universalizability. The Philosophical Review, 77, 25-44. Rawls, John (2009). Théorie de la justice. Paris : Points. Singer, Peter (1997). Questions d’éthique pratique. Paris : Bayard. Williams, Bernard (1968). Moral Luck. Cambridge : Cambridge University Press. 6