ENTRETIEN AVEC PHILIPPE VASSET
Aurélie Adler : Je souhaiterais ouvrir cet entretien en évoquant tout d’abord le rapport complexe, contrarié, que vous entretenez avec le roman. Dans le collectif Devenirs du roman, vous écrivez en effet : « J’ai toujours écrit contre l’idée de roman
Devenirs du roman, Inculte / Naïve, Paris, 2007, p. 57. ». Vous expliquiez dans cet article que le roman vous paraissait un genre désormais épuisé, impropre à rendre compte d’un « réel plus anguleux ». Pourriez-vous revenir sur cette relation au genre romanesque ?
Philippe Vasset : La question du roman est une chose vraiment pas réglée avec laquelle je me débats depuis que j’ai commencé à écrire. Je me trouve dans une position paradoxale : j’essaie d’écrire quelque chose d’autre que le roman, j’ai envie de faire des textes plus larges, plus ambigus, or en même temps, ma culture est intégralement romanesque ; j’ai peu lu de théâtre, de poésie, de correspondance (j’essaie de me rattraper), j’ai principalement lu, et je continue à lire, du roman. C’est une situation un peu schizophrénique, j’en conviens : je suis lecteur de roman, mais j’ai le plus grand mal à en faire. Principalement pour raison de fabrication. Pour moi, le roman, c’est forcément une intrigue, des personnages, et c’est nécessairement l’écrivain souverain derrière son bureau, qui ne sort pas, qui invente des personnages, qui polit une intrigue, etc. Or moi j’écris pour qu’il m’arrive quelque chose : chaque projet de livre est une plateforme, une rampe de lancement qui doit me projeter. Cela n’aboutit pas toujours à un texte, mais le livre se fait toujours ailleurs qu’à ma table de travail. J’ai cette idée du romancier qui se retranche du monde pour le redoubler, alors que moi je cherche à m’immerger dans le monde pour me dépasser. Et cette pratique me gêne parce que c’est une pratique sans obstacle. Moi, si j’écris c’est pour sortir de moi : quand je parle d’« angle » ou de « réel anguleux », comme vous l’indiquez, je fais référence à des éléments qui accrochent, un détail, une figure, un lieu qui va me surprendre et me déposséder de moi-même. Et de cet accident surgira autre chose, des situations nouvelles auxquelles il va falloir que je trouve des solutions. J’ai essentiellement un désir pour le monde : ce sont des choses que j’ai mis longtemps à formuler et qui ne sont pas encore très claires pour moi, comme la suite de ce que je vais dire va le démontrer (!). Quand j’ai écrit le texte que vous citez, dans Devenirs du roman (à peu près à l’époque où je finissais Un livre blanc), je parlais du « réel » pour désigner un régime de vérité, qui me semblait plus intéressant parce que plus vrai ; or ce n’est pas vraiment cela ; c’est plus intéressant parce que cela résiste. Si l’on revient à la fabrication du roman : pour moi, le romancier est celui qui a tout pouvoir, qui est tout-puissant, qui crée des personnages ex nihilo. Or moi j’écris pour être impuissant. J’écris pour me trouver face à quelque chose qui résiste. Je n’ai pas envie d’être en chambre. Je n’ai pas envie d’être tout-puissant. Tous mes livres sont contraints, pas au sens oulipien du terme, mais simplement parce que je me mets toujours dans des positions minoritaires, en bas d’une pente. Pour répondre clairement à votre question, je suis un lecteur de roman frénétique mais, en tant qu’écrivain, j’ai du mal à pratiquer le genre.
Christophe Reffait : Nous sommes donc en train de parler d’éléments qui touchent déjà à la genèse, à la fabrication du roman dans la durée. Cela ne renvoie-t-il pas à l’idée d’une écriture fractionnée, qui avancerait section par section à l’intérieur d’un projet ? On a l’impression qu’une telle écriture n’est pas postérieure à une exploration, mais que l’exploration la guide.
Ph. V : Ce n’est pas forcément une écriture fractionnée, ce peut être continu. Mais c’est comme quelqu’un qui se ferait la courte échelle à lui-même. Au départ de tous mes livres, il y a un désir d’aller à un endroit, de faire l’expérience d’une société ou de m’immerger dans une situation. Cette idée me projette. Je le dis tout le temps – et suis étonné que ce ne soit pas une pratique plus partagée – il n’y a pas de meilleur alibi au monde qu’un livre. En disant qu’on fait un livre, on rentre partout, on parle à n’importe qui. Au départ, il y a donc un élan, une idée dont le livre est l’alibi. Je dirais que moins de la moitié de ces idées aboutissent à quelque chose, mais si ensuite l’idée me donne accès à une langue particulière ou m’ouvre des espaces que j’ai envie de creuser, à ce moment, oui, quelque chose se met en place. Mon écartèlement sur la question du romanesque est presque caricatural car non seulement je lis des romans, mais je lis la frange la plus romanesque de la fiction : je viens de la littérature populaire, du romanesque le plus échevelé : Fantômas, Arsène Lupin, Rocambole, les romans de Jules Verne… Mes références sont là, et ce sont des livres que je défends avec une parfaite mauvaise foi, mais avec une vraie sincérité… Ce qui est très étonnant, c’est que plus les livres étaient délirants, plus ils m’intéressaient et me faisaient rêver par leurs rares points d’attache avec le réel. Même dans Arsène Lupin, il y a de vraies adresses, de vrais lieux. Ces lieux, ces adresses, se trouvaient donc investis pour moi d’une aura romanesque. Voilà ce qui était le plus désirable. Et je pense qu’il y a une matrice, dans ces lectures, qui s’est mise en place chez moi : vraiment l’idée qu’il y a des lieux, des personnages, des accrocs dans le réel qui sont des pointes d’épingle émergées d’un sous-continent romanesque énorme. Mais ce qui m’intéressait était la pointe : je ne voulais pas inventer des personnages, je voulais en être un moi-même.
Ch. R : Du coup, comment définissez-vous le romanesque ?...
A. A. : …Sachant que c’est un terme qui apparaît dès l’incipit du Journal intime d’un marchand de canons (2009), lorsque le narrateur évoque le « degré de romanesque » de sa vie.
Ph. V. : Pour moi, le romanesque, c’est de la littérature d’invention, d’imagination, avec une intrigue et des personnages inventés. Ce n’est certainement pas une définition universitaire, c’est sans doute une définition très sommaire mais, spontanément, c’est la signification que je donne à ce mot.
A. A : En somme, vous rejetez une forme de récit avec intrigue, péripéties, où l’auteur est maître de sa construction, mais vous maintenez un degré de romanesque ?
Ph. V. : Oui, un spectre de romanesque. C’est quelque chose qui me fascine absolument. Non pas le romanesque en tant que tel – j’ai l’impression que l’on croule sous les personnages inventés – mais l’écho du romanesque dans le réel, le spectre du romanesque dans la vie, la mienne et celle des autres, voilà ce qui m’intéresse : il n’y a rien de plus touchant que quelqu’un qui se préoccupe du degré de romanesque de sa vie : c’est une attitude à la fois extraordinairement sincère et extraordinairement naïve. Et quand j’écrivais Marchand de canons, le livre a vraiment pris corps par rapport à cette idée. Les premiers marchands de canons que j’ai rencontrés, je les connaissais déjà en fait. J’avançais à petits pas. Je travaillais plus comme journaliste, ce que je suis par ailleurs. Jusqu’au moment où j’ai rencontré le troisième ou le quatrième, qui m’a dit : « C’est quand même génial que vous vous intéressiez au secteur ; il y a très peu de livres dessus alors que, tout de même, ce qu’on vit, c’est comme SAS. » Et là, je me suis dit : bien sûr ! C’est ça le sujet : comment quelqu’un dont la vie pas si excitante que ça la retouche pour qu’elle ressemble à SAS…
Ch. R. : Oui, cela vous le dites aussi dans l’Avertissement du Journal intime d’une prédatrice (2010) : ce qui vous intéresse est la façon dont les gens se racontent leur vie. Ce n’est d’ailleurs pas tellement ce que montre le Journal intime d’une prédatrice, mais cela correspond bien, rétrospectivement, au Journal intime d’un marchand de canons. Cependant, je ne suis pas parvenu à comprendre en lisant le Marchand de canons, si le romanesque se trouvait oui ou non superposé avec une certaine idée du stéréotype. Le romanesque, c’est le fait que miraculeusement parfois, la vie colle au stéréotype, la nature imite l’art, il peut y avoir des événements réels dans une vie de marchand de canons qui paraissent sur-scénarisés, ou tout est amplifié, parfaitement romanesque ?
Ph. V. : Je ne sais pas s’il y a quelque chose à comprendre, mais ce qui est sûr est que dans cet univers-là comme dans d’autres, lorsqu’une situation réelle colle au stéréotype, il y a une surexcitation des acteurs, qui ont l’impression de passer de l’autre côté, d’entrer dans les livres et les films qu’ils ont aimés, comme si la fiction redorait leur vie d’une sorte de lustre, comme si le romanesque venait racheter leurs existences.
Ch. R. : Moment que le narrateur de Marchand de canons semble craindre parfois, puisqu’il remarque que sa vie n’est que clichés…
A. A. : … et qu’il y a des moments où cela semble faire repoussoir.
Ph. V. : Oui, parce que le narrateur est un tout petit plus dépressif que les professionnels de l’armement !
Ch. R. : Il y a donc parfois une attente du stéréotype – quand le narrateur du Marchand de canons se réjouit que les portes qu’il pousse s’ouvrent « sur un salon tapageur occupé par des militaires ombrageux et des cheikhs ventripotents » plutôt que sur « une salle de réunion occupée par trois jeunes fonctionnaires en costume » – et ailleurs, dans un moment dépressif qui est peut-être le creux de la carrière que vous prêtez à ce narrateur, un moment où il déplore que sa vie ressemble à un « coaltar de clichés ».
A. A. : … et là c’est donc Philippe Vasset qui semble s’exprimer pour dénoncer cet engluement dans le cliché, les rebondissements, les intrigues toute faites. Il y a donc une tension.
Ph. V. : Mais cette tension est la mienne, pas celle de mes personnages, ou plutôt des vraies personnes dont je me suis inspiré. Le principe de cette série des « Journaux Intimes » est que tous les personnages sont vrais sauf le narrateur. Forcément, celui-ci s’exprime plus comme moi et se pose des questions que les personnages ne se poseraient pas forcément. Pour revenir à ce que vous disiez de La Prédatrice, le lien avec le cliché est peut-être moins évident, mais la principale référence de ce texte, ce sont en fait tous les romans coloniaux, qui sont très présents dans l’imaginaire des entrepreneurs britanniques, surtout dans le secteur des matières premières. Tous se vivent comme des Livingstone. Le chic, quand on est un pétrolier anglais, est d’être membre de ce club qui est décrit dans le roman et s’appelle l’Explorer’s Club. Pour en être membre, il faut non pas avoir découvert une terre, chose assez malaisée aujourd’hui, mais au moins avoir mené une expédition dans un endroit très rare comme le désert de Gobi, le pôle Nord…
Ch. R. : Vous écrivez sur des gens dont la vie est légitimée par la fiction.
Ph. V. : Plus exactement qui essaient de légitimer leur vie par la fiction.
Ch. R. : Ce sont des « victimes du livre », comme le dit Jules Vallès dans l’article du même nom paru en 1862, des imitateurs de Robinson ou de Jean Bart, des enthousiastes de Fenimore Cooper ou de Walter Scott…
Ph. V. : C’est un désir universel et pas forcément caricatural, encore très prégnant, de plus en plus, j’ai l’impression. Le phénomène des réseaux sociaux, à cet égard, me fascine : sur ces plates-formes, on a souvent le sentiment que les participants retouchent leurs vies comme on bêche un jardin et cherchent en permanence, comme dans les foires d’autrefois, à passer leur tête dans les visages évidés de personnages de fiction.
Ch. R. : Ainsi vos narrateurs sont dans une sorte de ressassement antiromanesque, dans une posture de méfiance par rapport à des personnages qui eux seraient gagnés par le romanesque ? Cela semble conforme à la méfiance envers le roman que vous avez affirmée au début de cet entretien avec cette image étrange de l’écrivain reclus dans sa chambre, image à laquelle nombre d’écrivains du XIXe siècle ne correspondent pas d’ailleurs. Zola invente et amplifie mais est aussi guidé par le réel et l’investigation.
Ph. V. : Ce qui me déprime chez Zola et fait que j’ai du mal à lire ses livres, à part quelques-uns, est la furie de maquettiste qui l’anime. Il reconstruit un réel parallèle exactement comme quelqu’un fait un chemin de fer dans sa cave. Cela ne me fait pas envie. Les Zola que j’aime, ce sont La Faute de l’abbé Mouret ou Le Rêve.
A. A. : Ça alors ! En fait, vous n’aimez pas le Zola qui fait peser une série de déterminismes sur les personnages, les fixe dans un milieu…
Ph. V. : Cela donne des personnages qui sont autant de figurines de plomb, cela ne m’intéresse pas…
A. A. : … dans la mesure où en effet tous vos personnages depuis Exemplaire de démonstration sont des personnages vides, évanescents, dépourvus d’attaches au réel, comparés parfois à des « ectoplasmes » dans La Conjuration.
Ph. V. : Je ne sais pas faire de personnages. Pour moi, ce ne se sont pas des corps ni des visages, seulement des yeux, et des voix.
Ch. R. : À partir de ce refus du romanesque, quelles sont les structures du romanesque que vous sentez néanmoins revenir chez vous ? On fait bien un roman avec quelque chose. Cette position de refus ne permet-elle pas de sentir revenir en soi quelque chose qui est de l’ordre d’un romanesque primitif, qui ferait retour structure par structure, figure par figure et qui finirait par s’imposer ? Il faut quand même faire de la page – même si je dis cela d’une manière choquante, comme s’il s’agissait de produire, comme dans Exemplaire de démonstration (2003). Au début de La Conjuration (2013), le narrateur se met en scène, explique qu’à partir du moment où il se met dans une posture de récit linéaire à prétention romanesque, il s’assèche assez rapidement, qu’il lui faut une sorte de pari pour écrire. Mais après ?
A. A. : Le sous-titre de vos deux premiers romans, Exemplaire de démonstration (2003) et Carte muette (2004) est « machine » justement…
Ph. V. : Exemplaire de démonstration, c’est une manière de poser le problème ; il est assez symptomatique que mon premier roman soit en fait un texte sur une espèce de tourniquet à clichés qui va tellement vite qu’au bout d’un moment tout est dématérialisé et plus rien n’existe. Il y a bien un désir d’aller au-delà de cela.
Ch. R. : Certes, mais on pourrait très bien dire que dans le Journal intime d’une prédatrice par exemple, le conflit entre A. et Elle est une façon de remettre une structure romanesque de premier degré dans le texte. Il y a retour du romanesque.
Ph. V. : Bien sûr. Cela revient. Et heureusement que ce n’est pas trop conscient et identifié, sinon cela me bloquerait. Des choses reviennent comme cela, mais elles sont assez simples et épurées. J’ai toujours l’impression que ce sont des formes assez spectrales, de même que mes personnages sont assez spectraux et dématérialisés. Le seul effort conscient que j’aie fait pour intégrer un élément plus ou moins romanesque, c’est l’histoire d’amour de mon dernier livre La Légende (2016). Cela me terrorisait. Mais en même temps j’avais envie de le faire, je ne sais pourquoi – et heureusement je ne le sais pas, sinon je ne l’aurais sans doute jamais fait. Il y a donc bien des choses qui reviennent, mais ce sont des échos du romanesque « primitif » que vous évoquez.
A. A. : J’avais une autre lecture de la progression de vos livres. J’avais plutôt l’impression qu’on passait d’un univers plutôt aride, dématérialisé, où il n’y a pas d’intrigue ou très peu, hanté par des personnages vides auxquels on ne peut s’identifier (comme dans Carte muette ou Bandes alternées), à une écriture plus romanesque, à partir de La Conjuration (mais cela est annoncé déjà dans les journaux intimes, d’un romanesque parfois plus assumé) et avec La Légende, qui développe une écriture beaucoup plus incarnée (il y a d’ailleurs des corps, une sexualité qui n’apparaissait pas auparavant). Même en termes de volume, on passe des minces plaquettes des premiers livres (Carte muette par exemple) à des volumes plus étoffés, avec un imaginaire romanesque bien plus débridé si l’on songe à La Légende…
Ph. V. : Oui, mais même dans La Légende, le romanesque est toujours un écho, une forme dégradée, comme brouillée, d’un romanesque originel, ici en l’occurrence les vies de saints. Le roman est adossé à cela. Il continue de jouer sur un effet de retour. Je ne saurai jamais faire du romanesque à partir de rien – et n’en ai pas envie, cela me bloquerait.
A. A. : Dans La Légende, il semble par exemple que le narrateur et Laure s’apprêtent à vivre, de façon complètement dégradée, l’histoire scandaleuse de l’abbé Joseph-Antoine Boullan et de sa protégée Adèle Chevalier.
Ph. V. : C’est pire que cela en fait, et c’est ce qui me plaît tant chez Boullan : il est exactement comme les personnages du Marchand de canons, c’est-à-dire qu’il veut vivre du romanesque, il veut vivre dans La Légende dorée, il construit toute sa vie pour évoluer parmi les mystiques et les saints, et mon narrateur se met à la remorque de cet être : nous sommes au deuxième ou au troisième degré. Il y a une espèce de signal affaibli, beaucoup plus diffus et brouillé. C’est cela qui m’intéresse en règle générale, l’effet deuxième ou troisième du romanesque. De même que dans la musique contemporaine, on compose à partir d’échos et d’interférences plutôt qu’à partir de sons clairs et proches de la source de l’instrument. Je pense à toutes ces musiques faites à partir de grésillements, de drones, etc. Je n’écoute que cela en écrivant. Cette idée d’une ruine du romanesque ou d’un spectre du romanesque est ce qui m’attire. C’est comme cela que le romanesque m’intéresse : non pas comme quelque chose dont je serais la source, mais comme quelque chose d’agissant dans la société, dont mes livres capteraient l’écho affaibli. Je n’ai jamais considéré que mes livres devaient produire du romanesque. Ils ont toujours été pris dans une chaîne de romanesque déjà très longue…
Ch. R. : C’est déjà beaucoup de suggérer que quelqu’un est marqué par des récits, que les identités se fondent sur des récits.
Ph. V. : C’est ce qui me passionne, c’est ce qui m’intéresse le plus.
Ch. R. : Mais tous les romanciers n’aiment-ils pas à montrer cela ?
Ph. V. : Flaubert oui, mais il n’y en pas tant que cela.
Ch. R. : Ce second degré du romanesque associé à une passion pour l’investigation, cela fait penser à Histoire des Treize – avec le film que Rivette en avait tiré, Out one : spectre…
Ph. V. : Film génial, et que j’adore. Et l’Histoire des Treize – je n’aime pas tout Balzac, mais cela, c’est démentiel. Ces romans sont extraordinaires.
Ch. R. : Du reste, Zola aussi aime à mettre en scène des rumeurs forgées à partir de motifs romanesques appartenant à la littérature populaire…
Ph. V. : Flaubert fait cela. Madame Bovary est un roman qui suffit à le montrer de manière géniale. Balzac le fait parfois, notamment dans l’Histoire des Treize. Je n’ai pas l’impression que ce soit vrai chez Zola. Inversement, j’adore mettre dans mes livres des éléments agissants, qui ont une action réelle. Par exemple, le Journal d’un marchand de canons est un livre qui a eu un effet ; certains des personnages se sont reconnus et ont très mal pris la chose ; dans ce roman, il y a aussi plusieurs documents classifiés, ce qui a eu aussi un effet très réel sur mon existence… Mais l’effet le plus réel, qui m’a procuré un plaisir infini, est intervenu après la publication d’Un livre blanc. Dans ce récit, il y a un lieu que je décris longuement, expliquant aussi comment y accéder. Or j’ignorais au moment de l’écriture que c’était un lieu classé Seveso. C’est la zone « d’atterrissage » (c’est l’expression consacrée) du gazoduc entre Le Havre et Paris. Quand le livre est paru, GDF, propriétaire du gazoduc, a trouvé cela moyennement drôle : il leur semblait irresponsable de décrire par le menu un endroit que n’importe qui pouvait faire sauter. Dans La Conjuration, il y a des descriptions de l’accès à la plaine ferroviaire de Saint-Denis, au-delà de la gare du Nord, et j’ai reçu des lettres de cheminots courroucés me rappelant la loi, qui punit de peines extrêmement lourdes les personnes qui marchent sur des voies de chemin de fer… Que le livre soit en prise sur le réel, qu’il y ait des prolongements et des effets de retour, me ravit. L’une des choses qui m’a le plus ébranlé dans ma vie d’écrivain, c’est de voir un de mes textes, Un livre blanc, changer de statut sans que je n’y sois pour rien. C’est un livre très descriptif, très ancré dans le réel, un texte écrit pour être une clé universelle, pour ouvrir des espaces, littéralement. Pendant quelques années, cela a fonctionné conformément à l’intention. Les gens qui l’ont lu sont allés dans les zones décrites, m’ont écrit en retour, etc. Cela jusqu’au jour où je me suis retrouvé à parler du livre dans une université d’architecture : deux élèves sont venus vers moi à la fin pour me dire qu’ils ne comprenaient pas pourquoi, sous Un livre blanc, il était écrit « récit » et non pas « roman ». J’ai répondu qu’il s’agissait d’un récit, que rien n’était inventé. Mais eux m’ont répondu que non, tout était inventé, puisqu’ils avaient été dans les lieux décrits et que plus rien ne correspondait au texte. Et effectivement, tout a été reconstruit, et le livre est chimiquement devenu un roman. Il n’a plus de contrepartie, de preuve à charge ou à décharge. Il a donc changé de structure moléculaire sans que j’intervienne. Aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’est ce livre.
A. A. : Cela repose la question du lecteur. Vous avez dit que vous écriviez pour vous déposséder de vous-même. Dans Devenirs du roman notamment, vous avez affirmé que vos livres ressemblaient à des installations, qu’on pouvait déambuler dans ces espaces et s’approprier ce qui était à disposition dans vos écrits. Il vous arrive aussi de comparer vos livres à des manuels, à des guides. Le narrateur adopte d’ailleurs la fonction du guide à la fin de La Conjuration, en imaginant le développement d’une communauté qui pourrait s’approprier des règles. Du coup, cette position que vous pouvez avoir par rapport au lecteur de roman, cette idée selon laquelle la fiction est un « viatique », comme cela est dit dans La Conjuration, serait-ce une façon de définir la fonction du livre ?
Ph. V. : Cela ne repose sur rien, mais j’ai toujours eu le rêve ou le désir que mes livres aient, pour ceux qui les lisent, le même effet qu’ils avaient eu pour moi, c’est-à-dire qu’ils les déportent. Certains de mes livres ont eu cet effet-là. Tous les lecteurs d’Un livre blanc, qui était vraiment écrit comme un guide, sont sortis de chez eux. Exemplaire de démonstration était écrit pour être un manuel, mais l’effet de retour a été inverse : quand il a été traduit, toutes ces questions d’algorithmes et de génération automatique du récit étaient devenues très réelles. Du coup, cela n’avait plus le même écho : ce n’était plus un propos utopique, et tout le livre était déporté. Je me suis investi dans la sortie de mon livre en anglais pour cette raison : cela me permettait de vivre quelque chose de totalement différent de la sortie en France, où mon propos avait plus été vu comme relevant de la science-fiction ; cinq ans plus tard, il n’en allait plus de même. J’aime aussi quand mes livres m’inventent. Quand Journal intime d’une prédatrice est sorti, c’était le tout début de la prise de conscience du potentiel commercial du pôle Nord, et je me suis retrouvé, comme c’est un livre sans genre, invité non pour parler de mon livre mais en qualité d’expert sur la transformation du pôle Nord, ce qui était absurde : j’ai le souvenir de m’être retrouvé dans des débats ou à la radio avec des spécialistes des Inuits depuis vingt ans ! J’étais un imposteur. Cela me plaisait. Mais cela ne peut pas durer trop longtemps… Enfin, si le livre a la gentillesse de me réinventer, je ne vais pas faire la fine bouche, je le laisse volontiers faire… La chose irrésolue qui court sous tout cela est que par ailleurs je suis journaliste et j’aime cela. Cela traverse toute ma production, bien que cela soit moyennement assumé – et heureusement, car si je savais exactement ce que je faisais, je ne ferais rien. Une partie de mon lectorat, par exemple, considère que je suis un journaliste qui écrit des proto-romans, et c’est cela qui l’intéresse. Quand ce n’est pas assez journalistique et trop romanesque, cela ennuie ces lecteurs ; et inversement.
Ch. R. : Avez-vous l’impression qu’avoir pris la forme plus ou moins libre du récit ou du roman – car les deux journaux intimes sont tout de même sous-titrés « roman » – vous a permis d’aller plus loin dans l’investigation que le journalisme, sous une forme de masque supplémentaire qui permettait encore plus de justesse, de pertinence, de divination ?
Ph. V. : Pas vraiment, car cela est plutôt l’argument de ceux qui écrivent des romans à clé. Je n’écris pas de romans à clé. Les vrais noms sont donnés. J’écris plutôt l’inverse des romans de trous de serrure. Donc, cela ne permet pas d’aller plus loin. En revanche, cela permet d’appréhender les motivations des acteurs, ce que l’on ne peut pas faire dans le journalisme.
Ch. R. : Donc y compris leurs motivations d’ordre classiquement romanesque…
Ph. V. : Absolument. Ce que l’on ne peut pas faire dans un article…
Ch. R. : Il arrive pourtant parfois que les journalistes scénarisent les comportements, rendent les scandales d’État lisibles et compréhensibles pour leur restituer leur part de récit, par exemple l’affaire Roland Dumas, Christine Deviers-Joncour.
Ph. V. : Oui mais moi ce n’est pas cela qui m’intéresse. Ce qui m’arrête, c’est leurs efforts, à Deviers-Joncour et à Dumas, pour égaler des personnages de romans. C’est d’autant plus savoureux, qu’on a l’impression que ce sont des personnalités extraordinairement libres, « hors du commun » selon l’expression consacrée, alors qu’en fait ce sont des midinettes à l’imaginaire extraordinairement contraint. En fait ils cochent des cases : pour Dumas, « être un personnage de roman », cela veut dire connaître une mère maquerelle, une chanteuse d’opéra, une oligarque moyenne-orientale séduisante. Et c’est ce qu’il s’applique à faire. Plus cliché, ce n’est pas possible et, en même temps, c’est ce qui le rend proche de nous. D’une certaine manière – je me risque sur des territoires que je ne maîtrise absolument pas – c’est ce qui me plait dans les romans bourgeois : être bourgeois, c’est paraître et, paraître, cela veut dire projeter une aura de fiction.
Ch. R. : Qu’est-ce que vous définissez comme le roman bourgeois ?
Ph. V. : Plutôt le roman XIXe début XXe…
Ch. R. : Le roman bourgeois, cela ne désigne-t-il pas quelque chose de très particulier ?… Henry Bordeaux, Abel Hermant, éventuellement…
Ph. V. : Par exemple, Henry Bordeaux c’est horriblement mal écrit, mais c’est assez touchant à lire, justement pour ça : il y a un travail du stéréotype qui est absolument génial…
Ch. R. : Et face à ce tropisme romanesque, il y aurait donc chez vous des formes de narrateurs impassibles et dépressifs, comme vous dites.
AA : Est-ce que ces narrateurs sont vraiment dépressifs ? Le narrateur de La Conjuration se débat : il faut qu’il échappe à l’espace normé de la ville. Dans les premiers livres, on a certes affaire à des personnages creux, des coquilles vides, mais avec le Journal intime du marchand de canons, La Prédatrice, les personnages développent des affects, manifestent une passion…
Ch. R. : Ce sont des personnages qui sont dans la jouissance de la situation…
Ph. V. : Oui très clairement.
Ch. R. : On a l’impression au départ qu’à partir d’une sorte de refus du romanesque, vous en êtes d’abord passé par un besoin de structure ou d’échafaudage pour construire vos récits. On a l’impression quand on lit Journal intime du marchand de canons que vous avez besoin de vous en remettre à une structure d’ensemble : une situation présente qui est celle de ce marchand de canons, bientôt inquiété par la justice et qui s’ingénie à détruire ses preuves et en contrepoint une série de flashbacks. Dans le Journal intime d’une prédatrice, il y a aussi un contrepoint entre la voix intérieure du factotum anonyme, les discours de Elle, avec de temps en temps, la citation de notes internes que vous inventez. On a l’impression que la méfiance à l’égard de l’intrigue rend nécessaire ces dispositifs, qui seraient là pour vous permettre d’écrire. On a aussi l’impression que vous vous libérez de cela aussi, que vous assumez plus la continuité ou la linéarité depuis La Conjuration.
Ph. V. : C’est très vrai, je ne l’aurais pas formulé comme ça, mais c’est bien vu. C’est d’autant plus vrai que le livre sur lequel je suis en train de travailler par exemple, est totalement dépourvu de dispositif. C’est un livre très linéaire, dont la structure n’est absolument pas construite à l’avance. Je ne sais pas où il va, alors qu’au début mes livres étaient très corsetés par des dispositifs. Pendant très longtemps, j’ai longtemps dit ça, mon modèle en termes de construction, c’était Beaubourg : un objet dont toute la structure était apparente et était à l’extérieur, donc très visible par le spectateur et celui qui y circulait. C’était le sens de ce sous-titre, « Machine », qui figure sous mes trois premiers livres et sur lequel vous m’interrogiez tout à l’heure. Maintenant je me suis libéré de cela. La Conjuration c’est quand même encore assez construit sauf à la fin. La rupture elle est à ce moment là. La Légende c’est pas tellement construit.
A. A. : Il y a quand même l’alternance entre les vies et le récit du narrateur…
Ph. V. : Ce n’est pas vraiment un dispositif… Pendant longtemps je ne voulais pas faire des intrigues, cela ne m’intéressait pas. J’avais une vraie méfiance vis-à-vis de cela. Les dispositifs étaient très apparents. C’était très important. Ces dispositifs ne sont jamais des jeux. Ce n’est pas gratuit : je voulais des structures très apparentes qui puissent tenir un texte sans intrigue. Je suis en train de me libérer de cela parce que je l’ai beaucoup pratiqué, trop peut-être, et que j’ai fini par développer une certaine aisance. Quand on est trop à l’aise, il faut arrêter. Au départ les dispositifs me déportaient, parce que, pour m’y conformer, j’étais contraint de me déplacer, de faire des choses auxquelles je n’avais pas pensé, etc. C’est très apparent dans Un livre blanc. Mais aujourd’hui j’ai le sentiment que ce type de construction ne suscite plus, chez moi, la déprise.
Ch. R. : Qu’est-ce qui vous semble tenir le texte aujourd’hui ?
Ph. V. : Eh bien je ne sais pas, le texte que je suis en train de faire je ne sais pas ce qui le tient. Enfin, si je sais, mais c’est un peu compliqué d’en parler comme cela… Je ne sais pas où je vais, mais je suis en train de m’éloigner du régime de dispositif.
Ch. R. : Il y a une structure sous-jacente peut-être encore plus profonde et plus importante qui recouvre votre rapport au réel. Dans Un livre blanc, le narrateur dit à des jeunes gens rencontrés dans une « zone blanche » que c’est quand même enthousiasmant tous ces « excès de réel ». Or dans Journal intime d’un marchand de canons, on voit très bien que cette interrogation sur le réel devient structurante. Il y a des phrases de loin en loin sur le rapport du narrateur à la réalité : « il suffisait que j’ajuste le réel à ma taille pour qu’il s’effiloche » (63) ; (sur le creux de sa carrière) : « J’étais dépourvu de prise sur un réel qui défilait à toute allure comme un paysage derrière une vitre » (85) ; « dense et anguleux comme une barrière de ronces, le réel refusait de s’ouvrir sur mon passage » (128). Comment comprendre cette réflexion en pointillés sur le réel, ces crises phénoménologiques du narrateur ?
A. A. : Ce serait l’infra-ordinaire de Perec ?
Ph. V. : C’est un questionnement qui court tout le temps, depuis le début. C’est dans tous les livres. Il y a une espèce de boucle circulaire là-dessus. Tout le poids de mon désir est à cet endroit-là, dans les endroits les plus saillants du réel, dans les lieux où je ne maîtrise plus rien. Le réel m’intéresse non pas au moment où il est infra mais où il est extra.
A. A. : C’est le débordement du réel ?
Ph. V. : Oui voilà, c’est le moment où je vais arriver à une apparition…
Ch. R. : Une épiphanie…
Ph. V. : Voilà, c’est ça qui me meut : le moment où le réel va être vécu comme une vision. J’ai l’impression que tout ce que je peux faire vise à me mettre dans ces situations comme ça, où brusquement tout est à portée de main.
A. A. : Tous vos personnages vont vers cette dissolution progressive dans le flux du réel. Déjà dans Bandes alternées, la communauté des artistes se dissout dans cette rumeur du monde. Dans La Conjuration, cette dissolution est justement une des règles qui permet à la communauté secrète des conjurés d’atteindre l’extase mystique. Est-ce que la thématique du secret va de pair avec cette recherche de l’imprévisible ?
Ph. V. : Le secret c’est ambigu, c’est la recherche de l’imprévisible mais le secret c’est aussi une fiction. C’est un moteur romanesque très important.
A. A. : Vous cherchez la fiction dans le réel ?
Ph. V. : Plutôt le réel dans le secret. S’il y a un endroit que je cherche, c’est ce moment-là.
Ch. R. : Des moments où cela déjoue toute forme fictionnelle ?
Ph. V. : Et souvent toute langue.
Ch. R. : Et souvent toute langue ? Vraiment ? Il y a des écrivains, comme Philippe Forest par exemple
Voir l’entretien entre Catherine Mariette-Clot et Philippe Forest dans Romanesques n°5, 2013., qui définissent précisément le réel comme ce qui résiste au langage. Mais on n’a pas l’impression que ce soit votre problème, on n’a pas l’impression que vous souffrez d’une insuffisance du langage par rapport au réel. Avez-vous l’impression de l’avoir ?
Ph. V. : Je l’ai de plus en plus.
Ch. R. : Comment cela se manifeste-t-il ?
Ph. V. : Cela se manifeste de plein de manières. Des gens comme Philippe Forest sont beaucoup plus méticuleux, ils ont une conscience plus aiguë des pouvoirs du langage que la mienne. Moi j’écris de manière assez brève et fragmentée. Pour moi, l’expansion et la rétraction, c’est la forme naturelle. Je ne vais pas essayer d’englober un élément du réel et d’y coller comme un bas à une jambe. À chaque fois les choses vont trop vite, tout le réel est vu d’un train, s’effilochant. D’une certaine manière, la vitesse est déjà dans le texte. Jusqu’à maintenant je me suis moins posé ces questions-là : ce sont des interrogations très pures, et en règle générale les choses qui m’intéressent sont un peu plus impures que cela. Pendant longtemps je n’ai pas été tenaillé par ces questions parce que je faisais des aller-retours sur des espaces plus vastes. Désormais, je me retrouve sur des objets ou des territoires beaucoup plus restreints, et ce type de problématique commence à affleurer. Mais ce ne sera jamais le questionnement central d’un livre. Ce ne sont pas des enjeux très désirables : la question de la puissance du langage, ça ne me donne pas tellement envie de sortir de chez moi.
A. A. : Est-ce que la poétique de la liste ne serait pas une réponse à cette difficulté d’englober le réel ? On trouve souvent dans vos textes des énumérations des bruits du monde, des images, des noms de vies réelles ou imaginaires qu’on pourrait tracer à l’infini…
Ph. V. : Je n’ai jamais vraiment le fantasme d’englober…
A. A. : En effet, la liste n’est jamais finie…
Ph. V. : Oui, j’ai souvent l’impression d’écrire entre deux miroirs et que quand j’esquisses des gestes, une infinité de formes se déploient. Mais cet infini de formes, j’ai souvent le sentiment qu’il est superflu de les incarner. Ce qui m’intéresse dans l’énumération c’est le point de fuite : faire des ronds dans l’eau et ensuite les regarder se déployer aussi loin que possible. Mais je me suis rendu compte dans La Légende que je faisais des phrases de plus en plus longues.
A. A. : On remarque en effet une expansion de vos phrases : c’est très net dans La Légende, cela devient même presque baroque.
Ph. V .: Cela allait bien avec le sujet et je pense que c’est cela qui m’a un peu libéré de ce point de vue-là, chose que j’avais du mal à faire avant.
A. A. : Si vous êtes si à l’aise dans La Légende, c’est parce que vous parvenez à concilier votre goût pour le document et votre goût du romanesque. Vous expliquez dans le texte à la fin du livre, « Sources et méthodes », qu’écrire des hagiographies, c’est à la fois collecter des témoignages plus ou moins vrais et en même temps toutes les légendes qu’on entend autour de ces figures. C’est une façon de rassembler vos deux objets de prédilection.
Ph. V. : Pour moi, c’était la forme parfaite. C’était de la fiction avec une méthode. J’aurais pu continuer toujours. Et en plus, il faut imaginer : je passais mes journées avec des gens dont c’était le métier, les fonctionnaires de la Congrégation pour la cause des Saints, qui ne se vivaient pas comme des créateurs de fiction, alors qu’ils travaillaient comme des scénaristes. C’était parfait : je ne pouvais pas imaginer mieux.
A. A. : On sent une vraie jubilation du narrateur de La Légende, qui lit les vies des martyrs comme autant d’aventures dignes de « super-héros » : on rit en lisant certaines pages…
Ph. V. : Oui, de fait, c’est vraiment cela. Il n’y a pas d’autre endroit où j’aurais pu trouver cela, car cette communauté de fonctionnaires est tout sauf cynique. J’ai toujours pensé qu’il y avait deux capitales de la fiction : le Vatican et Hollywood. Et, contrairement aux salariés d’Hollywood qui sont extraordinairement cyniques, les fonctionnaires du Vatican ont la foi, n’ont aucun recul. Je pouvais passer des heures et des heures avec eux. Ils usaient de procédés incroyablement méthodiques, manipulaient avec le plus grand sérieux des documents inestimables, tout cela pour arriver à des récits de décapitation complètement échevelés. Me revenait sans cesse en tête le souvenir de tous les fonctionnaires staliniens qui avaient passé des années et des années à défendre la réalité de légendes collectivistes : les inversions de cours des fleuves ou toute la théorie de Lyssenko, etc. La Congrégation pour la cause des Saints c’est pareil. Et mon livre était un projet parfait, parce que c’est le seul où j’aie réussi à faire coexister un projet de lecture et un projet d’écriture. Plus j’écrivais, plus je lisais des hagiographies : l’un nourrissait l’autre. L’hagiographie est le genre idéal : c’est le plus obscur du monde, à la fois contraint et sans aucune règle, anonyme puisque la plupart des hagiographies sont sans auteurs... Généralement je fais des choses avec peu de méthode, mais là j’en avais une. Quand le livre s’est terminé, j’ai continué à lire des hagiographies pendant au moins un an. J’ai mis du temps à arrêter, parce que j’avais récupéré plein de textes qui me faisaient encore envie.
Ch. R. : Vous dites que chaque publication de livre clôt un projet, mais en fait, on a plutôt l’impression d’une réflexion continuée. Ce qui est plutôt frappant dans votre production, c’est la direction. Dans La Conjuration apparaît la question du sacré, qui va devenir centrale dans La Légende. Et maintenant ? Que peut-il y avoir après cette question du sacré ? Barbey d’Aurevilly serait à notre place, il vous demanderait : « Alors la bouche du revolver ou les pieds de la croix ? »
Ph. V. : J’adorerais qu’il soit là pour me demander cela ! Et le texte [À Rebours] à propose duquel il a écrit cela est mon livre préféré au monde.
Ch. R. : C’est intéressant parce que c’est aussi un livre qui a une structure sérielle mais progressive.
Ph. V. : Huysmans, c’est vraiment mon écrivain préféré, j’y reviens tout le temps.
A. A. : Il est d’ailleurs cité en épigraphe de Bandes alternées, il hante les pages de La Conjuration et apparaît de façon plus directe dans La Légende en écrivain « subjugué » par Boullan…
Ch. R. : Pourquoi cette insistance sur Huysmans ? Parce qu’il est passé de l’investigation documentaire au sacré ?
Ph. V. : Tout à l’heure, on parlait de toutes ces questions de dispositif : À Rebours pour moi c’était ça. Mais plus fondamentalement, la raison pour laquelle je n’en ai pas fini avec Huysmans, c’est parce que le questionnement continu de son œuvre, la seule question qui l’anime, c’est « où habiter ? » : cela revient constamment. On peut lire sa conversion comme une recherche d’habitation. En devenant oblat, il a enfin un endroit réglé où habiter. Toutes ces questions d’habitation sont déjà présentes dans À rebours, quinze ans avant L’Oblat.
Ch. R. : Il vous semble reconnaître des échos de cela dans la littérature contemporaine ?
Ph. V. : Il y en a chez un écrivain que j’aime beaucoup et dont je me sens très proche, pas parce nous ferions fait la même chose, mais parce que je le sens explorant des questions qui m’intéressent. C’est Thomas Clerc. Il tourne autour de cette question de l’habitation constamment. Et chez Huysmans c’est à basse continue dans tous ses textes, même quand il est naturaliste. À vau-l’eau c’est une histoire d’habitation ratée. En ménage aussi. Même si on prend Là-bas, qui est un livre sur le satanisme, ce qui est au centre du livre, c’est l’appartement du narrateur et celui de Carhaix, le sonneur de cloches qui habite dans les tours de l’Église Saint-Sulpice.
Ch. R. : Et c’est votre question dans votre dernier opus ?
Ph. V. : J’ai l’impression que c’est une question qui traverse beaucoup de mes livres. Où habiter ? Où est ma place ? Trouver sa place.
Ch. R. : Ah mais la place, elle est quelque part dans le tablier du pont d’Orléans où se cachait enfant le narrateur de La Conjuration ... C’est la place du passager clandestin…
Ph. V. : Oui mais c’est une place limitée au temps du passage. L’idée serait d’être un passager clandestin éternel. Et c’est cela qu’il va falloir que j’affronte.
Ch. R. : Du coup pas beaucoup d’idéologies là-dedans… Dans Un livre blanc, le narrateur dit qu’il aurait pu faire un grand documentaire engagé, les Roms, les friches industrielles, et finalement non…
Ph. V. : Oui c’est une question que j’évite beaucoup pour plein de raisons : certaines bonnes, d’autres… Je n’ai que des choses banales et déceptives à dire là-dessus. Ce n’est pas quelque chose qui me meut beaucoup, même si c’est assez étonnant parce qu’il y a pas mal de lecteurs qui considèrent mes livres comme des livres engagés, notamment La Conjuration.
A. A. : On peut penser à toute la critique du Millénaire au début du livre, par exemple...
Ph. V. : Oui, mais même la fin, qui a été lue comme un projet anarchiste maximal.
A. A. : On attend de l’écrivain contemporain qu’il élabore un discours politique.
Ph. V. : C’est quelque chose qui m’angoisse énormément…J’écris des livres pour qu’il m’arrive quelque chose… Or défendre une position ou dérouler un discours, cela me cantonne à un espace, cela me fige. Il y a des gens à qui je ne peux plus parler. À partir du moment où je me ferme des portes, il ne m’arrivera plus rien. Je ne supporte pas cela. J’étais invité récemment dans une université où les étudiants et les profs m’ont mis en face de mes contradictions à ce sujet, parce qu’ils voyaient tous mes livres comme hyper-politiques. Ils trouvaient que je me défilais, ce que je concède volontiers : je suis un professionnel du défilement.
A. A. : Sans parler des interprétations au moment de la parution de La Légende où l’on a pu vous placer du côté des écrivains catholiques…
Ph. V. : Oui, cela par contre c’était une vraie joie, parce que c’était un livre fondamentalement ambigu et réversible. Pour la première fois, j’ai eu l’impression d’avoir été en adéquation avec moi-même. Beaucoup de gens qui aimaient mes livres ont eu un blocage quand je me suis emparé du matériau catholique. Inversement, des lecteurs qui ne me connaissaient pas ont lu le livre à cause du sujet, et ont été, euphémisme, un peu déçus…. C’était inattendu de me griller avec tout le monde à propos du même texte. Pour accompagner ce livre-là, j’ai fait un spectacle avec un groupe pop merveilleux, Le Colisée. J’avais monté un spectacle avec eux où je lisais La Légende dorée pendant qu’ils jouaient : c’était très baroque et assez outré mais, ce qui était formidable, c’est qu’il y a des catholiques qui sont venus voir ce spectacle et l’ont aimé, et des mécréants qui sont également venus et qui ont tout autant aimé. Les deux publics marchaient, c’était parfaitement réversible, cela pouvait être considéré comme une célébration illuminée ou au contraire comme réinterprétation ironique.
Ch. R. : C’est un peu comme le marchand de canons qui arrive à vendre à deux belligérants opposés. Un homme au-dessus de la morale, par-delà le bien et le mal.
Ph. V. : Oui, cela m’a mis vraiment en joie. On a fait ce spectacle plusieurs fois et à chaque fois il y avait le même retour !
Propos recueillis le 24 février 2017