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Une décennie de croisade anti-genre en Espagne (2004-2014)

2015, Habemus gender ! Déconstruction d’une riposte religieuse

Cet article suit la chronologie des événements les plus importants dans la relation entre l’Eglise et l’Etat espagnol en matière de politiques de genre et de droits sexuels au cours des années 2004- 2014. Les données étudiées comprennent des informations statistiques provenant de diverses sources, des documents officiels de l’Eglise, des déclarations et des analyses des principaux médias espagnols, des textes juridiques émis par les différents gouvernements et des informations obtenues à partir des sites internet de groupes d’activistes catholiques (HazteOir, Foro de la Familia, Edificación Cristiana). Compte tenu des caractéristiques de la campagne anti-genre en Espagne durant la période analysée, nous n’avons pas procédé à une analyse des acteurs sociaux spécifiques ; nous nous sommes plutôt concentrés sur la séquence des épisodes de confrontation entre l’Eglise et l’Etat. A nos yeux, les étapes les plus importantes de cette séquence correspondent à un « processus de cadrage » mené par l’Eglise afin de subvertir le sens des politiques d’égalité et de les doter d’un caractère négatif, plus conforme aux valeurs qu’elle défend. Dans cet article, nous présentons d’abord quelques données socioculturelles et historiques, afin de décrire le contexte qui permet d’interpréter la croisade antigenre des dernières années. Nous retraçons ensuite la chronologie des principaux événements qui ont marqué cette confrontation entre l’Eglise et l’Etat avant de tirer quelques conclusions de l’analyse des données recueillies.

E D I T I O N S D E L’ U N I V E R SI T E D E B R U X E L L ES 2015 - 31 Habemus gender ! Déconstruction d’une riposte religieuse REVUE DE LA STRUCTURE DE RECHERCHE INTERDISCIPLINAIRE SUR LE GENRE, L’EGALITE ET LA SEXUALITE (STRIGES) Numéro coordonné par David Paternotte, Sophie van der Dussen, Valérie Piette PICHARDO J. Ignacio et CORNEJO Monica (2015) “Une décennie de croisade anti-genre en Espagne (2004-2014)” in VAN DER DUSSEN Sophie, PIETTE Valérie, PATERNOTTE David, « Habemus gender ! Déconstruction d’une riposte religieuse » in Sextant, Volume 31, Editions de l’Université de Bruxelles, 2015 Une décennie de croisade anti-genre en Espagne (2004-2014) José Ignacio Pichardo galán et Mónica corneJo valle Depuis quelques années, la Conférence épiscopale espagnole (cee) met en garde les catholiques contre ce qu’elle qualiie de « concept idéologique de genre » 1. L’Eglise (ou du moins ses représentants oficiels) entend par là « l’idéologie féministe », selon laquelle les femmes « prétendent se libérer » et « l’hétérosexualité, [qui] loin d’être obligatoire, ne signiierait plus qu’un cas de pratique sexuelle parmi d’autres » 2. A travers ce concept, la cee dénonce aussi l’alignement d’une partie de la société espagnole sur une ligne politique issue de « forums internationaux » et qui viserait à présenter « toute une série de nouveaux droits, qui, dans le fond, ne sont que le prétexte à une liberté sexuelle sans limites », y compris « le droit à la contraception, à la santé reproductive, à la conception de la sexualité libre, au choix du modèle familial, à l’institutionnalisation des unions homosexuelles, etc. » 3. L’arrivée à la tête du gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero en 2004 a conirmé certaines des craintes exprimées par la hiérarchie de l’Eglise catholique espagnole, dans la mesure où ce gouvernement a légiféré en faveur des droits des minorités sexuelles et des droits des femmes tout au long de son mandat (2004-2011). Toutefois, malgré le positionnement clair de la cee contre la reconnaissance des revendications liées au genre et à la sexualité, la société espagnole (dont 92% des cee, « La familia, santuario de la vida y esperanza de la sociedad », lxxvi Asamblea Plenaria. Instrucción Pastoral, Madrid, cee, 2001. 2 conseJo Pontificio Para la familia, Lexicón : términos ambiguos y discutidos sobre familia, vida y cuestiones éticas (Vol. 44), Madrid, Palabra, 2004, p. 518. 3 cee, op. cit., p. 33. 1 178 un enJeu international membres seraient baptisés selon l’Eglise) 4, a réagi avec indifférence à la croisade lancée contre ces politiques d’égalité. En outre, alors qu’en France et dans d’autres pays, les activistes catholiques ont acquis une grande importance médiatique et politique, en Espagne, les appels et discours anti-avortement et contre le mariage entre personnes de même sexe ont eu une portée très limitée. Ainsi, le 2 février 2014, suite à l’appel à participer à de grandes manifestations simultanées dans plusieurs villes européennes en soutien à « La Manif pour Tous » (et pour protester contre l’approbation par le Parlement européen du rapport Lunacek sur les droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels), la manifestation parisienne rassembla-t-elle quelque 80 000 personnes, alors que celle de Madrid parvenait à peine à en réunir 200 5. En outre, la presse nationale n’y a pas fait écho. A l’inverse, tous les journaux nationaux, y compris les plus conservateurs (comme abc et La Razón), ont couvert la manifestation féministe contre la loi sur l’avortement promue par le ministre Alberto Ruiz-Gallardon 6, qui avait réuni 20 000 personnes 7 dans les rues de Madrid la veille. Cette dynamique de manifestations et contre-manifestations autour des politiques de genre et des droits sexuels relète un conlit inégal et paradoxal dans lequel l’Eglise catholique (la cee et un petit groupe de laïcs catholiques très mobilisés) s’oppose aux gouvernements successifs, tandis que la majorité de la population, bien que catholique, ne s’intéresse en rien à ce conlit (voire prend le contrepied la position oficielle de l’Eglise). Cette situation nous conduit à poser les questions suivantes : quels sont les moments les plus importants de cette confrontation ? Quels changements se sont produits depuis que les conservateurs gouvernent en Espagne ? Comment expliquer l’émergence et les étapes de la croisade contre « le concept idéologique de genre » ? Surtout, pourquoi un pays qui compte autant de catholiques répond-il si peu aux slogans de la Conférence épiscopale nationale ? Pour apporter une réponse à ces questions, cet article suit la chronologie des événements les plus importants dans la relation entre l’Eglise et l’Etat espagnol en matière de politiques de genre et de droits sexuels au cours des années 20042014. Les données étudiées comprennent des informations statistiques provenant de diverses sources, des documents oficiels de l’Eglise, des déclarations et des analyses des principaux médias espagnols, des textes juridiques émis par les différents gouvernements et des informations obtenues à partir des sites internet de groupes 4 Communiqué de presse du Saint-Siège, 23 octobre 2010. Selon les données du pour 2013, le pourcentage de catholiques en Espagne est de 70% (http://infocatolica. com/?t=noticia&cod=7575, consulté le 17 juillet 2015). 5 Le nombre de participants peut être déduit des vidéos et photos des organisateurs : http:// hazteoir.org/evento/55311-marcha-matrimonio-y-infancia-madrid-y-europa-manif-pour-tous (consulté le 17 juillet 2015). 6 www.elmundo.es/espana/2014/02/01/52ed43f1268e3eb54f8b457c.html (consulté le 17 juillet 2015). 7 Selon les chiffres de Diario Público (www.publico.es/actualidad/miles-personasclaman-reforma-del.html, consulté le 17 juillet 2015). El País mentionne des « dizaines de milliers », www.sociedad.elpais.com/sociedad/2014/02/01/actualidad/1391248581_002084. html (consulté le 17 juillet 2015). cis une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 179 d’activistes catholiques (HazteOir, Foro de la Familia, Ediicación Cristiana). Compte tenu des caractéristiques de la campagne anti-genre en Espagne durant la période analysée, nous n’avons pas procédé à une analyse des acteurs sociaux spéciiques ; nous nous sommes plutôt concentrés sur la séquence des épisodes de confrontation entre l’Eglise et l’Etat. A nos yeux, les étapes les plus importantes de cette séquence correspondent à un « processus de cadrage » 8 mené par l’Eglise ain de subvertir le sens des politiques d’égalité et de les doter d’un caractère négatif, plus conforme aux valeurs qu’elle défend. Bien que d’autres auteurs aient analysé ce conlit en mettant l’accent sur les activistes, le clivage religieux et les alliances stratégiques de l’Eglise 9, nous soutenons que cette approche, bien qu’essentielle, ne donne qu’une image partielle du conlit pour deux raisons. D’une part, l’accent mis sur les acteurs ne révèle pas l’indifférence signiicative de l’opinion publique catholique espagnole (qui contraste fortement avec d’autres cas, celui de la France notamment). D’autre part, cet angle d’attaque ignore la guerre des signiications, alimentée par l’Eglise de manière stratégique. Selon nous, le faible impact de cette mobilisation s’explique par l’échec de l’effort de cadrage, qui renvoie lui-même à deux facteurs culturels caractéristiques de l’histoire religieuse espagnole : le découplage traditionnel entre le catholicisme oficiel (le clergé) et le catholicisme populaire (laïque, paroissial, parfois anticlérical), l’association historique (et sémantique) entre l’Eglise espagnole et la dictature franquiste. Dans cet article, nous présentons d’abord quelques données socioculturelles et historiques, ain de décrire le contexte qui permet d’interpréter la croisade antigenre des dernières années. Nous retraçons ensuite la chronologie des principaux événements qui ont marqué cette confrontation entre l’Eglise et l’Etat avant de tirer quelques conclusions de l’analyse des données recueillies. Contexte : genre et religion en Espagne On ne peut comprendre l’histoire récente de l’Espagne sans tenir compte de près de quatre décennies de dictature franquiste (1936-1975), durant lesquelles le nationalcatholicisme fut l’idéologie qui servit de base à la législation et aux politiques du régime 10. Dans ce contexte, le contrôle des normes de genre et de sexualité était central, à la fois pour l’Etat espagnol et pour l’Eglise catholique, qui agissaient conjointement 8 R. D. benford et D. A. snow, « Framing processes and social movements : An overview and assessment », Annual review of sociology, 2000, p. 611-639 ; George lakoff, Don’t think of an elephant ! : Progressive values and the framing wars, White River Junction (vt), Chelsea Green Publishing, 2004. 9 S. aguilar, « El movimiento antiabortista en la España del siglo xxi : el protagonismo de los grupos laicos cristianos y su alianza de facto con la Iglesia Católica », Revista de estudios políticos, 154, 2011, p. 11-39 ; id., « La jerarquía católica española en perspectiva comparada. La confrontación política entre la Iglesia y el Gobierno socialista a comienzos del siglo xxi », Revista Internacional de Sociología, 71/2, 2013, p. 309-334 ; id., « El activismo político de la Iglesia católica durante el Gobierno de Zapatero », Papers : Revista de Sociología, 95/4, 2010, p. 1129-1155. 10 St. G. Payne, Spanish Catholicism : A Historical Overview, Madison, University of Wisconsin Press, 1984. 180 un enJeu international et de manière concertée 11. Il était dificile d’accéder à des modèles culturels échappant aux conceptions catholiques et, de fait, tout ce qui n’était pas catholique (au sens ultraconservateur du terme) était considéré comme une trahison délictueuse. Ce contexte a évolué au il du temps. Le dictateur lui-même désigna Juan Carlos de Bourbon pour lui succéder et, avec l’approbation par référendum de la Constitution de 1978, le pays devint une monarchie constitutionnelle que ce dernier dirigea en tant que roi d’Espagne jusqu’en 2014. S’est ainsi produite la « transition espagnole », durant laquelle il n’y a pas eu de rupture radicale avec la dictature, mais une substitution progressive des lois au fur et à mesure que se produisaient des transformations sociales exigeant leur modiication. De cette façon, les changements sociologiques importants relatifs au genre et à la sexualité se sont progressivement relétés dans l’appareil juridique et les politiques publiques des deux dernières décennies du xxe siècle 12. Parallèlement, la perspective féministe et le concept de genre ont acquis une présence signiicative dans les milieux intellectuels et militants de toute l’Espagne. Cela a mené à l’apparition du concept de genre dans les médias, dans certains textes légaux et en particulier dans les universités, où sont apparus des cours, des programmes d’études (masters ou doctorats) et des instituts de recherche spéciiques. La résistance à ce concept n’a commencé à se manifester qu’à partir des années 2000. La transition politique a également marqué le paysage religieux, puisque, dès le début des années 1970, les Espagnols se sont éloignés peu à peu de la morale de la doctrine oficielle de l’Eglise catholique 13. En 1977, la Constitution déclare l’Espagne « pays non confessionnel » et la première loi sur la liberté de croyance et de culte apparaît en 1980. D’après les enquêtes du cis, 53,4% des Espagnols considèrent la religion comme peu ou pas importante dans leur vie 14, même si plus de 73% se disent croyants et plus de 70% se déclarent catholiques 15. Le Pew Research Center conirme que le pourcentage de catholiques en Espagne était de 75% en 2009 16. Malgré ces données, la grande majorité des Espagnols, y compris la plupart de ceux qui se déclarent catholiques, ignore la position de l’Eglise sur des thèmes tels que les relations sexuelles avant le mariage, l’homosexualité ou la contraception 17. Selon ces 11 J. roca, « Ni niños sin sexo, ni sexo sin niños : el modelo sexual hegemónico católico en versión española », in Ó. guasch et O. viñuales (éd.), Sexualidades. Diversidad y control social, Barcelone, Bellaterra, 2003, p. 149-172. 12 K. calvo et J. I. Pichardo, « Sexualities transformed ? Inside visions of sexual, social and political change in Spain », Sexualities, 14/5, 2011, p. 503-508. 13 Ó. guasch, La sociedad rosa, Barcelone, Anagrama, 1995. 14 C. bescansa et A. Jerez, II Encuesta sobre opiniones y actitudes de los españoles ante la dimensión cotidiana de la religiosidad y su gestión pública, Madrid, Observatorio del Pluralismo Religioso, 2013, p. 9. 15 cis, « Barómetro de Enero de 2013 », Madrid, cis, 2013. 16 Pew research center, Global Christianity, Washington (dc), 2009, p. 47. 17 R. flamini, « Zapatero accused of rejecting religion », Worldwide Religious News, 2004 (http://wwrn.org/articles/15453/?&place=spain-portugal&section=church-state, consulté le 12 décembre 2012). une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 181 mêmes enquêtes, 15% des catholiques espagnols assistent régulièrement 18 aux ofices religieux et l’Eurobaromètre de 2008 montre que seuls 3% des Espagnols considèrent la religion comme l’une des principales valeurs de la vie (la moyenne européenne étant de 7%) 19. Selon Toharia et al. 20, seuls 17% de la population se déclarent catholiques pratiquants, 33% catholiques peu pratiquants (célébrer Noël et assister à d’autres rituels religieux comme des mariages, des communions, des baptêmes et d’autres fêtes religieuses) et 15% catholiques non pratiquants. Se déinir comme catholique semble davantage lié à l’identité culturelle (on est catholique parce qu’on n’est pas musulman, juif ou bouddhiste) qu’à une croyance religieuse profondément enracinée dans l’individu 21. Dans ce contexte, les valeurs laïques sont largement acceptées et, suivant la tendance générale en Europe, la majorité de la population défend la laïcité de l’Etat, avec une distinction claire entre politique et religion, qui interdit aux chefs religieux d’inluencer les décisions des gouvernements 22. Cependant, si la religion ne semble pas occuper une place importante dans la vie quotidienne, l’Etat entretient une relation étroite avec l’Eglise. En 1979, le Royaume d’Espagne et le Saint-Siège ont signé un accord octroyant à l’Eglise catholique des privilèges en matière juridique, d’éducation et de culture, de inancement public, d’exonération d’impôts et de services de pastorale aux forces armées 23. Parmi les points importants de cet accord, soulignons l’engagement de l’Etat à garantir l’enseignement catholique dans les écoles publiques. C’est uniquement dans ce domaine que les mobilisations récentes ont obtenu quelques succès. Le gouvernement socialiste (2004-2011) Comme l’a noté Aguilar, depuis 2004, l’émergence et le développement de la mobilisation de la cee, de quelques évêques et de groupes de laïcs s’inscrivent dans une logique de confrontation directe avec les gouvernements socialistes. La chronologie des événements et des discours peut donc s’articuler autour des moments où les textes juridiques clé sont rendus publics. Il s’agit pour l’essentiel de réformes concernant l’égalité de genre et les droits sexuels. cee, « Datos generales de la iglesia en España », Madrid, 2012 (http://www. conferenciaepiscopal.es/index.php/la-iglesia-en-espana.html, consulté le 17 juillet 2015). 19 euroPean commission, « Values of Europeans », Eurobarometer 69, Bruxelles, 2008. 20 J. J. toharia (coord.), Pulso de España 2010. Un informe sociológico, Madrid, Biblioteca Nueva / Fundación José Ortega y Gasset-Gregorio Marañón, 2011, p. 191. 21 M. corneJo, J. I. Pichardo et A. henríquez, « Homosexualidad y religión ¿derechos irreconciliables? » Actas del xi Congreso Español de Sociología (Vol. iii), Madrid, Federación Española de Sociología, 2013, p. 563-573. Nous comprenons l’identité culturelle catholique en relation avec l’idée de « croire sans appartenir » développée par Grace Davie : Gr. davie, Religion in Britain Since 1945 : Believing without Belonging, Oxford, Blackwell, 1994. 22 G. Pickel, Religion Monitor. Understanding Common Ground. An International Comparison of Religious Belief, Gütersloh, Bertelsmann Stiftung, 2013, p. 11. 23 G. M. morán, « The Spanish System of Church and State », Brigham Young University Law Review, 1995, p. 535. 18 182 un enJeu international Contre le mariage homosexuel (2005) Dans son discours d’investiture de 2004, le nouveau Premier ministre annonça son intention de reconnaître le mariage entre personnes de même sexe. Cette annonce fut le principal catalyseur qui servit à organiser et mobiliser les réseaux de résistance catholique contre les changements relatifs au genre et à la sexualité. Avant que cette possibilité de réglementation du droit au mariage entre couples de même sexe ne fasse irruption dans le débat public et politique, les arguments contre une telle loi avaient déjà été développés de manière explicite par la doctrine catholique, en particulier dans la « Lettre aux évêques de l’Eglise catholique sur l’accompagnement pastoral des personnes homosexuelles » 24, la « Déclaration sur certaines questions d’éthique sexuelle » 25 ou les « Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles » 26. Avec cet arsenal, dans les mois précédant l’approbation du mariage homosexuel en Espagne, la cee est apparue comme la principale force d’opposition 27. En 2004, le porte-parole de la cee, Juan Antonio Martinez Camino, déclara à la télévision que le mariage égalitaire prévu par le gouvernement Zapatero équivalait à « introduire un virus dans la société » 28. De même, selon l’archevêque de Séville, Carlos Amigo, le gouvernement « persécutait » les croyants et la loi sur le mariage entre personnes de même sexe n’était qu’un écran empêchant de voir la conspiration qu’elle dissimulait 29. Le 20 avril 2005, la cee envoya une note aux médias où elle demandait au Parlement espagnol de ne pas modiier le statut juridique du mariage et d’afirmer 24 cPdf, « Carta a los Obispos de la iglesia católica sobre la atención pastoral a las personas homosexuales », Madrid, 1986 (http://goo.gl/WGXck, consulté le 17 juillet 2015). 25 cPdf, « Declaración acerca de ciertas cuestiones de ética sexual », Madrid, 1975 (http:// goo.gl/R5zay, consulté le 17 juillet 2015). 26 Nous pouvons lire dans les « Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles » : « le mariage n’existe qu’entre deux personnes de sexe différent (...) L’Eglise enseigne que le respect envers les personnes homosexuelles ne peut en aucune façon conduire à l’approbation du comportement homosexuel ou à la reconnaissance juridique des unions homosexuelles. (…) Reconnaître légalement les unions homosexuelles ou les assimiler au mariage, signiierait non seulement approuver un comportement déviant… ». cPdf, « Consideraciones acerca de los proyectos de reconocimiento legal de las uniones entre personas homosexuales », Madrid, 2003 (http://goo.gl/eHNfI, consulté le 17 juillet 2015). 27 Comme on peut le constater, par exemple, dans le journal El País dans ses éditions du 27 décembre 2002, 18 février, 27 mai, 19 juin, 21 juillet, 26 juillet et 23 décembre 2004, 2 avril, 23 avril, 17 juin et 19 juin 2005 ; abc du 16 mai 2005 ; El Mundo du 11 mai 2005 ou 20 minutos du 16 mai 2005. 28 http://www.abc.es/hemeroteca/historico-28-09-2004/abc/Sociedad/la-iglesia-caliicalos-matrimonios-homosexuales-de-virus-de-la-sociedad_9623876900364.html (consulté le 17 juillet 2015). 29 http://sevilla.abc.es/hemeroteca/historico-03-05-2005/sevilla/Home/monse%C3% B1or-amigo-el-matrimonio-homosexual-es-un-muro-que-nos-impide-ver-otras-cuestiones_ 202240040500.html (consulté le 17 juillet 2015). une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 183 la notion de « mariage » comme une réalité exclusivement hétérosexuelle 30. La note était signée aussi par les principaux représentants juifs, orthodoxes et évangéliques d’Espagne, ce qui témoigne d’une tentative d’organiser un front des chefs religieux. Cinq groupes évangéliques, quant à eux, achetèrent une pleine page de publicité dans le journal El País du 31 mars 2005 (le journal qui a le tirage et l’audience les plus importants en Espagne). Celle-ci commençait par les mots suivants : « Mariage et homosexualité : aucune relation ou mélange possible » 31. La hiérarchie catholique bénéiciait du soutien d’associations de laïcs, qui organisèrent des activités de lutte contre le mariage égalitaire. Le Foro Español de la Familia (Forum espagnol de la famille) 32 et l’association HazteOir (Fais-toi entendre) 33 se sont particulièrement illustrés par leur présence médiatique et sociale. Aux messages et aux messes de l’Eglise catholique, ces groupes ont ajouté des actions militantes comme la collecte de plus de 500 000 signatures contre la loi autorisant le mariage homosexuel ou la manifestation du 18 juin 2005, à Madrid, qui a rassemblé 180 000 personnes 34. A cette époque, cependant, les militants n’attaquaient pas la notion de « genre » en tant que telle et des expressions comme « idéologie de genre » n’étaient pas encore utilisées en Espagne 35. Quelques militants évangéliques employèrent toutefois 30 cee, « Las principales confesiones religiosas de España se unen para pedir al parlamento que no se modiique la regulación jurídica del matrimonio », Madrid, 20 avril 2005, http://www. conferenciaepiscopal.es/index.php/notas/2005/896-las-principales-confesiones-religiosas-deespana-se-unen-para-pedir-al-parlamento-que-no-se-modiique-la-regulacion-juridica-del-matrimonio.html (consulté le 17 juillet 2015). 31 http://www.edificacioncristiana.com/hemeroteca/ELPAIScomunicadoGays.pdf (consulté le 17 juillet 2015). 32 Cette association comprend diverses associations catholiques, anti-avortement, conservatrices et de défense de la famille traditionnelle et des familles nombreuses. 33 Une association catholique, anti-avortement et homophobe Hazte Oir est très active sur Internet et entretient de nombreuses connexions internationales, ce qui lui a valu la dénomination de « Tea Party espagnol », http://elpais.com/diario/2011/01/02/domingo/1293943954_850215. html (consulté le 17 juillet 2015). 34 http://elpais.com/diario/2005/06/19/sociedad/1119132001_850215.html (consulté le 17 juillet 2015). 35 Le concept de genre n’est pas cité dans les notes suivantes de la cee qui se réfèrent à la possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe : « Matrimonio, familia y uniones homosexuales », Note de la Commission permanente de la cee à l’occasion d’initiatives légales récentes, Madrid, 24 juin 1994 (http://www.conferenciaepiscopal.nom.es/documentos/ Conferencia/matrimonio_familia.htm, consulté le 17 juillet 2015) ; « En favor del verdadero matrimonio », Notes du Comité exécutif de la cee, Madrid, 15 juillet 2004 (http://www. conferenciaepiscopal.es/documentos/Conferencia/VerdaderoMatrimonio.htm, consulté le 17 juillet 2015) ; « Acerca de la objeción de conciencia ante una ley radicalmente injusta que corrompe la institución del matrimonio », Notes du Comité exécutif de la cee, Madrid, 5 mai 2005. http://www.conferenciaepiscopal.es/index.php/documentos-ejecutivo/900-acerca-de-laobjecion-de-conciencia-ante-una-ley-radicalmente-injusta-que-corrompe-la-institucion-delmatrimonio.html (consulté le 17 juillet 2015) ; « La familia sí importa », Notes du Comité exécutif de la cee, Madrid, 9 juin 2005 (http://www.conferenciaepiscopal.es/index.php/ documentos-ejecutivo/919-la-familia-si-importa.html, consulté le 17 juillet 2015). 184 un enJeu international ce terme pour afirmer que « [l]e genre n’aura plus de sens. La proposition des homosexuels ne peut pas tolérer l’idée qu’il existe des différences réelles, profondes et nécessaires entre les sexes. On enseignera aux enfants du futur que les différences sexuelles ne sont qu’un simple aspect de la personnalité » 36. Du côté catholique, seul le cardinal colombien et président du Conseil pontiical de la famille, Alfonso López Trujillo, utilisa l’expression « idéologie de genre » lors de l’ouverture du deuxième Congrès Education et famille, organisé à l’Université catholique San Antonio de Murcie en décembre 2004 37. Les médias espagnols insistèrent sur le discours alarmiste du cardinal, qui afirmait que l’approbation du mariage homosexuel en Espagne impliquait « la destruction du monde », « la destruction de l’avenir des enfants » et « la destruction de la famille, pierre par pierre » 38. Malgré ces critiques, le Parlement espagnol adopta la loi 13/2005 du 1er juillet, qui modiie le Code civil et permet à deux personnes de même sexe de se marier. Selon le porte-parole de la cee de l’époque, Martinez Camino, cet événement était « la pire chose qui soit arrivée à l’Eglise en deux mille ans » 39. La hiérarchie de l’Eglise catholique a poursuivi sa campagne contre cette loi, même si le Tribunal constitutionnel statua positivement sur la constitutionnalité de cet amendement au Code civil en novembre 2012 40. Depuis lors, même le Parti populaire (au pouvoir depuis in 2011) assume et accepte ce concept juridique et sa modiication n’est pas à l’ordre du jour. Contre la loi sur l’éducation (2006) Le 22 juillet 2005, soit immédiatement après l’adoption de la loi autorisant le mariage homosexuel, le gouvernement socialiste présenta le projet de loi organique d’éducation (loe) au Parlement. Dès le préambule, ce texte présentait la reconnaissance de la diversité sexuelle comme un objectif de l’éducation et l’article 23 rangeait la connaissance et la valorisation de la dimension humaine de la sexualité dans toute sa diversité parmi les objectifs de l’enseignement secondaire. Le débat principal portait cependant sur l’instauration du cours obligatoire d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains », qui mentionnait explicitement la nécessité de lutter contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et les préjugés homophobes. C’est contre cette réforme que la hiérarchie de l’Eglise catholique espagnole a introduit la notion d’« idéologie du genre ». Fin 2005, la cee publia une déclaration 36 https://www.aceprensa.com/articles/espa-a-los-protestantes-rechazan-el-matrimoniohom/ (consulté le 17 juillet 2015). 37 http://www.zenit.org/es/articles/no-habra-partida-de-defuncion-para-la-familiaasegura-el-cardenal-trujillo (consulté le 17 juillet 2015). 38 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2005/05/02/actualidad/1114984802_850215. html ; http://www.lavanguardia.mobi/slowdevice/noticia/51262808033/El-Vaticano-exhorta-a-losfuncionarios-a-negarse-a-celebrar-matrimonios-homosexuales.html (consulté le 17 juillet 2015). 39 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2012/07/04/actualidad/1341398401_186026.html (consulté le 17 juillet 2015). 40 On peut trouver de nombreux articles de presse à ce sujet : El País du 8 novembre 2008, 6 et 19 novembre 2012, 15 avril 2013 ; El Mundo des 6, 8 et 22 novembre 2012 ; abc du 8 novembre 2012. une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 185 contre ce projet de loi, où elle afirmait que « l’éducation ne doit pas devenir un moyen d’endoctrinement obligatoire à « l’idéologie du genre » 41. Elle lança une campagne féroce contre ce projet, et plus spécialement contre le cours d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains ». La loi sur l’éducation fut cependant adoptée en mai 2006. Les références à l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi qu’à la lutte contre l’homophobie furent maintenues et la Cour suprême espagnole jugea que l’objection de conscience ne pouvait s’appliquer aux cours d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains » 42. A partir de 2007, la contre-offensive s’organisa. Plusieurs évêques commencèrent à célébrer des messes dans des espaces publics lors de la fête de la Sainte-Famille (in décembre), auxquelles participèrent des dizaines de milliers de personnes 43. En février 2007, la Commission permanente de la cee publia une nouvelle déclaration qui s’opposait au « relativisme moral et [à] l’idéologie du genre ». Selon celle-ci, l’inclusion du concept d’« homophobie » dans le programme de base prévu dans les décrets d’application de la loi supposait « que le sexe, à savoir, l’identité de la personne en tant qu’homme ou femme, tend à être supplanté par le « genre » » 44. Cette déclaration appelait les catholiques à s’engager de manière responsable contre cette loi et invitait les parents à défendre avec tous les moyens légitimes une liberté religieuse qui serait menacée. Selon la hiérarchie catholique, la mise en œuvre de cette loi conduirait la société espagnole – pour reprendre les mots du cardinal Antonio Canizares, vice-président de la cee – « à une descente vers un régime totalitaire » 45. A nouveau, le Foro Espanola de la Familia et HazteOir secondèrent la hiérarchie ecclésiastique ; ces groupes lancèrent une nouvelle campagne incitant les parents à ne pas envoyer leurs enfants aux cours obligatoires d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains ». Malgré ces efforts, en 2009, seuls 114 élèves sur un total de 800 000 s’étaient opposés à cette matière 46. Contre la loi facilitant l’avortement (2010) Sous le gouvernement socialiste de Zapatero, d’autres lois furent approuvées, telles que la loi 14/2006 sur la procréation assistée, la loi organique 3/2007 pour 41 « Grave preocupación por la loe enmendada », Notes du Comité exécutif de la cee, Madrid, 15 décembre 2005, http://www.conferenciaepiscopal.es/documentos/Conferencia/ LOE.htm (consulté le 17 juillet 2015). 42 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2009/01/28/actualidad/1233097203_850215.html (consulté le 17 juillet 2015). 43 Voir, par exemple, http://www.europapress.es/sociedad/noticia-decenas-miles-personasdeienden-plaza-colon-familia-cristiana-20131229154935.html ou http://www.elmundo.es/ elmundo/2008/12/28/madrid/1230446240.html (consultés le 17 juillet 2015). 44 « La Ley Orgánica de Educación (loe), los reales decretos que la desarrollan y los derechos fundamentales de padres y escuelas ». Déclaration de la Commission permanente de la cee, Madrid, 28 février 2007, http://www.conferenciaepiscopal.es/documentos/Conferencia/ LOE2007.htm (consulté le 17 juillet 2015). 45 http://www.europapress.es/sociedad/noticia-monsenor-canizares-airma-educacionciudadania-llevaria-totalitarismo-20070422153754.html (consulté le 17 juillet 2015). 46 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2012/05/18/actualidad/1337372224_754584.html (consulté le 17 juillet 2015). 186 un enJeu international l’égalité réelle des femmes et des hommes et la loi 3/2007 régissant la rectiication de la mention relative au sexe des personnes dans les registres d’état civil. Toutes ces lois concernent le genre et les deux dernières mentionnent explicitement ce concept. Elles ne suscitèrent toutefois à aucun moment le même type d’opposition que la loi sur l’éducation. En 2010, un nouveau projet de loi, portant sur l’interruption volontaire de grossesse, mobilisa à nouveau les opposants catholiques. Ce texte avait pour objectif d’actualiser la loi sur l’avortement. En vigueur depuis 1985, cette loi, qui avait rencontré une résistance farouche de la part de l’Eglise catholique, dépénalisait l’avortement en cas de risques pour la santé physique ou mentale de la femme enceinte et en cas de viol ou de malformation fœtale. L’avortement n’était donc pas tout à fait dépénalisé, ce qu’envisageait ce nouveau projet de loi en rendant la pratique légale à condition qu’elle soit effectuée dans les quatorze premières semaines de grossesse et qu’il n’y ait pas d’intervention de tierces personnes dans la décision. Celle-ci souhaitait également permettre aux femmes de seize et dix-sept ans d’avorter sans le consentement parental. La déclaration oficielle de la cee contre ce projet de loi critiquait de manière explicite ce qu’elle considérait comme l’imposition d’une certaine éducation sexuelle et « de genre » 47 et afirmait que de telles politiques s’épanouissent « au sein d’une idéologie en contradiction avec la vérité de l’être humain et la dignité de la personne, comme l’est l’idéologie de genre » 48. L’exemple de l’évêque de Cordoue, Mgr Demetrio Fernandez, est illustratif. Dans un registre caractéristique des phénomènes de panique morale, celui-ci afirma à l’occasion de la journée catholique de la famille de décembre 2010 que « l’unesco a prévu dans les vingt prochaines années de rendre la moitié de la population mondiale homosexuelle. Pour cela, grâce à divers programmes, l’idéologie du genre sera mise en œuvre, elle est déjà présente dans nos écoles » 49. Il ajouta que l’onu est responsable de la disparition de la famille, de la baisse des taux de natalité et de la in de la vie humaine et conclut que « de cette façon, l’Espagne et les pays occidentaux si iers de leurs progrès se dirigent vers leur propre destruction ». Deux ans plus tard, cet évêque publia une lettre intitulée « L’idéologie de genre détruit la famille », dans laquelle il déclara, en se référant au genre : « Hérode est encore en vie, et il ne tue pas seulement des innocents dans le sein maternel, mais essaie en plus d’endoctriner nos enfants, adolescents et jeunes avec cette idéologie, voulant leur faire voir qu’il y a d’« autres » types de famille » 50. Les catholiques seraient à ses yeux victimes de persécutions politiques de la part de ceux qui défendent les politiques égalitaires, considérées 47 Entre guillemets dans le texte original. « Declaración sobre el Anteproyecto de « Ley del aborto » : Atentar contra la vida de los que van a nacer, convertido en « derecho » ». Notes de la Commission permanente de la cee, Madrid, 17 juin 2009, http://www.conferenciaepiscopal.es/documentos/Conferencia/ AnteproyectoLeyAborto.pdf (consulté le 17 juillet 2015). 49 http://estaticos.elmundo.es/documentos/2011/01/01/homilia.pdf (consulté le 17 juillet 2015). 50 http://www.diocesisdecordoba.com/noticias/la-ideologia-de-genero-rompe-la-familia/ (consulté le 17 juillet 2015). 48 une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 187 comme contraires à la liberté religieuse. Pour cette raison, « l’Eglise catholique est haïe par les promoteurs de l’idéologie du genre, précisément parce qu’elle s’y oppose fermement » 51. La loi organique 2/2010 sur la santé sexuelle et reproductive et sur l’interruption volontaire de grossesse fut approuvée par le Parlement espagnol en mars 2010. Elle conie aux pouvoirs publics le mandat de développer des politiques sanitaires, éducatives et sociales garantissant « l’éducation sanitaire intégrale et avec une perspective de genre sur la santé sexuelle et la santé reproductive » et exige que « la formation des professionnels de la santé soit abordée avec une perspective de genre ». Le gouvernement conservateur du Parti populaire (2011) La croisade contre la notion de genre se poursuivit malgré l’arrivée du Parti populaire au gouvernement, mais son style évolua. Les efforts de cadrage des discours s’accentuèrent, des initiatives universitaires contre le genre virent le jour et le rôle des laïcs se renforça. En février 2011, la première conférence internationale sur l’idéologie du genre se tint à l’Université de Navarre, dirigée par l’Opus Dei 52. La majorité des intervenants étaient issus d’universités catholiques et ceux-ci comprenaient des penseurs clé sur le sujet. Dans la même veine, le xvie congrès Catholiques et vie publique, organisé par l’Association catholique des propagandistes et l’Université catholique San Pablo-ceu à Madrid en novembre 2014, fut consacré au thème « La famille toujours : déis et espoirs » 53. La présidente de la « Manif pour tous », Ludovine Dutheil de la Rochère 54, en fut une des principales intervenantes. Certaines associations faisant déjà partie des réseaux internationaux de défense de la famille traditionnelle, telles que HazteOir, s’inspirent d’ailleurs aujourd’hui de la « Manif pour Tous ; elles organisèrent par exemple, le 2 février 2014, la « Marche pour le mariage et les enfants » à Madrid 55 qui, nous l’avons dit, attira peu de monde. Les principaux opposants aux politiques d’égalité de genre et en faveur des droits sexuels étaient toujours les membres du clergé, comme en témoigne la production documentaire de la cee. Coïncidant avec la célébration de la ierté lgbt à Madrid, la cee présenta, le 4 juillet 2012, un document de trente-deux pages intitulé « La vérité de l’amour humain. Des conseils sur l’amour conjugal, l’idéologie du genre et le droit de la famille ». Celui-ci résultait de trois réunions plénières des évêques et de nombreuses commissions 56. Introduisant l’idée selon laquelle la notion de genre 51 Ibid. http://www.unav.edu/congreso/ideologiadegenero/ (consulté le 17 juillet 2015). 53 http://www.congreso.ceu.es/XVI-congreso/XVI-congreso-catolicos-informacion.php (consulté le 17 juillet 2015). 54 http://politica.elpais.com/politica/2014/11/16/actualidad/1416135147_518446.html ; http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20141121.OBS5813/anti-ivg-et-opus-dei-la-manifpour-tous-s-exporte-en-espagne.html (consultés le 17 juillet 2015). 55 http://hazteoir.org/noticia/56117-este-domingo-marca-europa-otra-fecha-historicaactivismo-civico-stop-familiafobia (consulté le 17 juillet 2015). 56 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2012/07/04/actualidad/1341398401_186026.html (consulté le 17 juillet 2015). 52 188 un enJeu international s’inscrit dans le cadre de la « culture de la mort » (par. 70) 57, il traitait du genre, des théories queer, des théories cyborg, d’homosexualité, de contraception et de relations hors mariage. Il afirmait que « l’idéologie du genre » (promue par le féminisme radical), associée à la révolution sexuelle, à l’individualisme, au constructivisme et aux courants « freudomarxistes », était responsable des avortements, des séparations des couples mariés, des stérilisations, du déclin du mariage, du recul de l’âge du mariage, de la violence domestique et de l’addiction à la pornographie, aux drogues, à l’alcool, au jeu ou à Internet. Dans une des sections de ce document, la Conférence épiscopale explicitait ses stratégies discursives et linguistiques (par. 58) : elle critiquait l’utilisation du terme « genre » dans des expressions comme « violence de genre », lui préférant des expressions « plus précises », telles que la « violence domestique » ou la « violence dans la famille » 58. La simple mention du mot « genre » dans toute loi ou politique publique devint un anathème. Ce document soulignait enin le rôle de l’Espagne dans cette guerre lancée par le féminisme, le marxisme et le lobby gay, la propulsant à la tête de la destruction de la famille, de la sexualité et de l’amour. Ce triste record serait lié à l’inluence de l’idéologie du genre sur l’agenda législatif jusqu’en 2011 et à l’éloignement des principes doctrinaux de l’Eglise, comme ce fut le cas durant les quatre décennies de la dictature franquiste. Pour faire face à ce phénomène, la cee préconisa une « nouvelle évangélisation » de l’Espagne, dont le document fait lui-même partie : c’était l’une des actions phares du Plan pastoral pour les années 2011-2015 59. La réforme de la loi sur l’éducation (2013) En réponse à ces demandes de l’Eglise, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy élimina peu à peu le terme « genre » des documents oficiels, textes juridiques, appels à projets, politiques publiques, etc., pour le remplacer par d’autres comme « femmes » ou « égalité ». Le ministre de l’Education de l’époque, José Ignacio Wert, proposa aussi une réforme de l’éducation basée sur les principes de la « nouvelle évangélisation » proposés par l’Eglise catholique. Le point phare de cette réforme, qui comprenait le inancement public des écoles séparant garçons et illes dans des salles de classe différentes, consistait en la modiication du contenu du cours d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains » en éliminant les « questions sensibles et controversées de l’endoctrinement idéologique » que les activistes et les médias avaient identiiées comme les références au genre et à la diversité sexuelle 60. 57 Le document a été approuvé en avril de la même année, http://www.conferenciaepiscopal. es/index.php/documentos-plenaria/2843-la-verdad-del-amor-humano-orientaciones-sobre-elamor-conyugal-la-ideologia-de-genero-y-la-legislacion-familiar.html (consulté le 17 juillet 2015). 58 Voir le texte de Marylène Lapalus dans ce volume. 59 http://www.conferenciaepiscopal.es/images/stories/documentos/2012PlanPastoral 2011-2015.pdf (consulté le 17 juillet 2015). 60 http://www.elmundo.es/elmundo/2012/01/31/espana/1328013728.html (consulté le 17 juillet 2015). une décennie de croisade anti-genre en esPagne (2004-2014) 189 Ainsi, la loi sur l’éducation de 2006 fut-elle remplacée par la nouvelle loi organique 8/2013, qui it disparaitre le cours d’« Education à la citoyenneté et aux droits humains » tout en répondant aux demandes de l’Eglise d’offrir un enseignement de la religion dans toutes les écoles publiques avec validité académique complète, en vertu du Concordat de 1979 61. Le ministre de l’Education déclara à l’époque que la pleine reconnaissance académique de la religion à l’école était un choix politique du gouvernement auquel il appartenait 62. La réforme de la loi sur l’avortement (2014) L’autre grand cheval de bataille du gouvernement du Parti populaire, détenteur d’une majorité absolue au Parlement espagnol, était la réforme de la loi sur l’avortement de 2010. Il s’agissait, selon le ministre Alberto Ruiz-Gallardon, de revenir au modèle de 1985 : l’avortement ne serait dépénalisé que dans certains cas 63. En décembre 2013, le gouvernement présenta un projet de loi beaucoup plus dur et restrictif que la loi de 1985, puisque la malformation du fœtus n’était plus considérée comme un motif autorisant un avortement. En outre, ce texte portait atteinte à la possibilité d’avorter quand la grossesse constituait un danger grave pour la femme enceinte en exigeant le rapport de deux médecins extérieurs à la clinique. Le gouvernement postposa toutefois le traitement du projet de loi à de nombreuses reprises pendant plus de deux ans, malgré les pressions de la hiérarchie catholique et des groupes conservateurs 64. Ce projet était en effet condamné par l’opinion publique : 78% de la population estimait que cette réforme n’était pas nécessaire (50% chez les catholiques pratiquants, 77% chez les catholiques peu pratiquants, 82% chez les catholiques non pratiquants et 93% chez les non-croyants) 65. En janvier 2014, 86% des Espagnols estimaient en outre que toute femme enceinte devrait avoir le droit de décider librement de poursuivre ou non sa grossesse (60% chez les catholiques pratiquants, 89% chez les catholiques peu pratiquants, 89% chez les catholiques non pratiquants et 95% chez les non-croyants) 66. Par ailleurs, les groupes de femmes et féministes se mobilisèrent avec force pour dénoncer les pressions de l’Eglise catholique. Les membres du groupe Femen s’en prirent directement à l’archevêque de Madrid, Antonio Maria Rouco Varela 67. 61 Auparavant, les notes des étudiants qui optaient pour cette matière n’étaient pas intégrées à leur dossier scolaire. 62 http://sociedad.elpais.com/sociedad/2012/12/15/actualidad/1355600062_708665.html (consulté le 17 juillet 2015). 63 http://elpais.com/diario/2012/02/05/espana/1328396412_850215.html (consulté le 17 juillet 2015). 64 http://www.lamarea.com/2014/09/21/la-derecha-catolica-y-grupos-neonazis-semaniiestan-contra-el-aborto-en-madrid/ ; http://sociedad.elpais.com/sociedad/2014/03/23/ actualidad/1395596180_409477.html (consulté le 17 juillet 2015). 65 Ibid. 66 http://elpais.com/elpais/2014/01/11/media/1389453933_455931.html (consulté le 17 juillet 2015). 67 http://www.elmundo.es/espana/2014/02/02/52eea28c22601dec5e8b4578.html (consulté le 17 juillet 2015). 190 un enJeu international Suite aux controverses soulevées par ce projet de loi (y compris dans les rangs conservateurs du Parlement) et du niveau d’opposition dans les médias et dans la rue, le gouvernement décida en septembre 2014 de ne pas transmettre le texte au Parlement, entraînant la démission du ministre de la Justice. Depuis lors, l’Eglise catholique et les militants antiféministes n’ont cessé de faire pression sur le gouvernement Rajoy ain qu’il modiie la loi sur l’avortement de 2010. Conclusion : l’Eglise d’un côté, les catholiques de l’autre Bien que des laïcs catholiques se mobilisent aussi contre « l’idéologie du genre », la plupart des citoyens espagnols qui se déinissent comme catholiques ne partagent pas les idées de leurs évêques. En novembre 2012, la majorité des catholiques en Espagne se montrait favorable au mariage entre personnes de même sexe et considérait que l’orientation sexuelle n’est pas un facteur pertinent pour déterminer si une personne peut devenir parent ou adopter 68. Selon l’enquête menée par la chaîne étasunienne hispanophone Univision via des entretiens avec plus de 12 000 catholiques répartis dans douze pays sur quatre continents, les catholiques espagnols sont les plus éloignés de la position oficielle de l’Eglise 69. Ainsi, 64% des catholiques espagnols sont favorables au mariage entre personnes de même sexe et seuls 27% s’y opposent. 43% des catholiques espagnols pensent que l’Eglise devrait célébrer des mariages entre personnes de même sexe, contre 46% qui y sont hostiles. De larges majorités se dégagent en faveur d’autres questions, telles que le recours à la contraception (90% pour), le divorce (82% pour), le sacerdoce des femmes (78% pour) et l’avortement (88% pour : 24%, toujours et 64%, dans certains cas). On observe donc un écart important entre les catholiques espagnols et la hiérarchie de leur Eglise, un facteur clé pour comprendre l’échec de la croisade anti-genre en Espagne. En effet, malgré de nombreux efforts, cette stratégie n’a pas obtenu le succès escompté, ni dans l’opinion publique, ni auprès du Parti populaire. La plupart des lois promulguées par le gouvernement Zapatero sont d’ailleurs encore en vigueur aujourd’hui. En ce sens, le cas de l’Espagne contraste avec celui d’autres pays, dans lesquels ces mobilisations catholiques ont réussi à paralyser certaines réformes (France) ou à contraindre à organiser des référendums (Croatie, Slovaquie). Bien que les discours et les modes d’action (le lobbying politique, la présence dans les médias, les manifestations, l’utilisation d’Internet...) puissent être similaires dans différents pays, ces mobilisations contre « l’idéologie du genre » ne sont pas toujours couronnées de succès. Le cas espagnol montre que l’histoire religieuse récente d’une société et l’accès au pouvoir de gouvernements luttant pour l’égalité de genre sont des facteurs clé pour comprendre la réception et l’échec de cette stratégie transnationale. 68 Juan J. toharia, « El derecho de los niños », El País Digital, 2012, http://blogs.elpais. com/metroscopia/2012/12/el-derecho-de-los-niños.html (consulté le 17 juillet 2015). 69 http://www.univision.com/interactivos/openpage/2014-02-06/la-voz-del-pueblo-matriz (consulté le 17 juillet 2015).